fortune critique - Jean

Transcription

fortune critique - Jean
JEAN-CLAUDE
BÉLÉGOU :
FORTUNE
CRITIQUE
www.belegou.org
Jean-Claude Bélégou
FORTUNE CRITIQUE
© Jean-Claude Bélégou pour les photographies, leurs auteurs pour les textes cités
Jean-Claude Bélégou, Primitives 1969
www.belegou.org
Jean-Claude Bélégou : Empreintes 1978
Jean-Claude Bélégou : Empreintes 1978
Jean-Claude Bélégou : Traces 1978
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 8
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 9
1980/84 EMPREINTES/TRACES/LIEUX
Christian Caujolle, Libération 10/6/80 :
« Des personnages qui se meuvent dans une ambiance tendue, contrastée et compliquée qui accroche,
comme un monde inconnu à contempler dans sa somptuosité de matières, de feuillages, d’ombres, et de
contrastes.»
Ginette Bléry, Jean-Claude Bélégou : Combat contre l’illusion
photographique, Le Photographe n°4, 1981 :
Oui, au prix d’une distorsion dont Jean-Claude Bélégou a relevé le fonctionnement dans un de ses écrits
qui accompagnent ses expositions avec l’avalanche de questions qui accompagnent l’image : C’est où?
C’est quoi?...C’est où?... C’est quoi?...
Ces perpétuelles interrogations, ces besoins de rattacher à des faits, des lieux, des gens connus, ces
besoins de faire découler l’image de ce que nous avons coutume d’appeler réalité n’expriment-ils pas la
panique devant l’objet photographique en lui-même? Impossible de se taire, impossible d’accepter la réalité
du morceau de papier qui se suffit à elle-même, qui ne suppose aucun rattachement à aucune réalité. JeanClaude Bélégou apporte d’ailleurs aussi la réponse si rarement perçue :
<< C’est sur une photo, du bromure d’argent noirci à la lumière...
Des traits qui convergent, se croisent, une perspective de fuite...
De la lumière, de la brillance, quelque chose qui pend...>>
La photographie en elle-même, pour elle-même et non asservie à une représentation. La photographie
pure qui est à la photographie habituelle, ce que l’abstraction et toutes les recherches formelles qui suivirent,
furent à la peinture figurative. A propos de ce passage à la peinture pure que représente l’abstraction, LéviStrauss écrivait que l’oeuvre était réalisée non parce qu’elle était <<bonne à voir>> mais <<parce qu’elle était
bonne à penser>>.
C’est à une réflexion sur le processus photographique lui-même que nous entraîne Jean-Claude Bélégou.
«Déconcertantes, ces images? Au premier regard, elles le seront pour beaucoup. Des flous, des traces,
des cadrages contre les règles, à peine des photographies <<Quand j’obtiens une telle image, je la jette>>
diront quelques-uns et dans une certaine mesure chacun a fait un jour ce type d’image. Ce qui caractérise ce
travail c’est la volonté d’explorer en profondeur ce bord de la photographie, cette marge, souvent abordée mais
vite oubliée. Cette sélection avait-elle sa place dans un journal préoccupé des métiers de la photographie?
Il est aisé de tourner la page et de rejeter une telle démarche. Pourtant, il me semble essentiel que tous
ceux qui pratiquent l’image acceptent de s’y arrêter un moment. L’image vit encore dans l’enfance. Qu’est-ce
qu’un siècle et demi pour un art?
Le travail de Jean-Claude Bélégou oblige à une interrogation sur la photographie, rappelle que tout n’est
pas aussi simple qu’il y paraît. D’autres voies de création existent, encore peu explorées, qui pourraient
bien tenir une place importante dans la photographie de demain. Jean-Claude Bélégou mène depuis dix
ans une réflexion sur la photographie, réflexion qui s’exprime à la fois par des textes et par des images.
Le point commun des diverses voies qu’il a déjà prospectées me paraît être un combat contre l’illusion
photographique. L’illusion photographique c’est, entre autre, de croire que la photographie se borne aux
images vues tous les jours. Images de représentation d’un monde existant. Images naturalistes comme les
appelle Jean-Claude Bélégou. Bien sûr l’image photographique joue un rôle primordial dans le souvenir,
dans l’attestation de l’existence et Barthes a amplement développé cet aspect dans <<La chambre claire>> :
<<Elle peut mentir sur le sens de la chose, étant par nature tendancieuse, jamais sur son existence>>. La
photo de famille, la photo de reportage, la photo documentaire appartiennent à cette catégorie. Ce serait
s’enliser dans l’illusion photographique que de croire que ces catégories d’images constituent l’essence de la
photographie, elles n’en sont que l’utilisation première, pratique ; immédiatement perçue par les scientifiques
qui ont cru qu’ils inventaient un mode de reproduction de la réalité. Alors que c’était tout autre chose, qu’à
leur insu, ils ont donné à l’artiste.
Une autre forme de l’illusion photographique que combat Jean-Claude Bélégou consiste à faire semblant
de croire que la photographie est un art populaire. Serait ce parce que chaque Français moyen a un stylo
à bille que la littérature est devenue art populaire? Il semble que le public soit plus nombreux à certaines
expositions de photographie qu’à certaines expositions de peinture. Certes. Mais ce qui est perçu alors
n’est-ce pas que le comble de l’illusion photographique, c’est-à-dire l’anecdote. Ce qui fait si bien monter la
cote des photographies anciennes, c’est qu’on y reconnaît tel écrivain ou tel vieux quartier d’une ville. La
photo n’est pas perçue en tant que photo avec un mode d’expression qui lui est propre, mais en tant que
représentation. On a plaisir à la retrouver car à travers elle chacun reconstruit le passé dont il a besoin.
La photographie art populaire?
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 10
L’ensemble de son travail comprend 160 photographies groupées en trois ensembles <<Empreintes>> et
<<Traces>> mis au point en 1980, suivis d’un autre volet <<Vifs?>>.
La sélection partiale présentée ici emprunte essentiellement à <<Traces>> et <<Vifs?>>. <<Traces>> allie
pour moi le bonheur de la réussite formelle et le goût de la quête sur les limites de l’objet photographique.
Tout un jeu du mouvement, tel que seul l’enregistre l’appareil photographique, et qui échappe à notre oeil,
des gammes de blanc sur blanc, des négations de stéréotypes, telle la femme au bain qui, au lieu de
l’habituel instant de charme, nous plonge dans un monde de corps mutilés... La vitre, la lumière, le reflet, tout
un univers de passage, de transition, tout un univers d’incertitude, un inter-monde en quelque sorte, où la
photographie et le photographe s’accomplissent. <<Empreintes>> va plus loin peut-être dans le constat de
l’inexistence de la réalité, du néant de l’être.
Le sujet présent sur l’image, représentés comme nous y sommes accoutumés, a pourtant perdu tout son
poids d’existence, il appartient à un autre monde uniquement photographique. Et si la transubstantation de
l’objet en lignes photographiques m’enchante, le même traitement appliqué à l’être humain me glace. Peutêtre parle-t-il trop fort d’une négation, peut-être parle-t-il de la menace d’une destruction, d’une mort, qu’un
appétit de vivre m’a empêché de retenir...»
Alain Dister, Le Nouvel Observateur, 15/8/81 :
« Jean-Claude Bélégou expose ses images, jeu de cache-cache avec la réalité. Bel exemple de talent qui
mûrit loin du parisianisme.»
Jean-Claude Bélégou, auto entretien, Nordeste, N°1, Déc. 1982 :
«-L’ensemble de ces photographies présente une indéniable unité de démarche, de climat, et, en même
temps une mise en oeuvre diversifiée de moyens de directions de travail. Comment conçois-tu cette unité
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 11
plurale?
- A l’origine de mon travail, il y a un parti pris qui s’imposait pour moi comme une mesure globale : celui de
la construction des photographies ; et ceci en fonction d’un refus de la vogue <<naturaliste>> des années 70,
à mon opposition au culte mystifiant du << naturel>>, du spontané, du vivant, et tous les discours sur le rôle
du photographe, réduit à ce qu’il donnerait à voir ce que les autres ne trouveraient pas le temps de dénoter.
Ou si l’on veut mon refus de l’anecdotisme.
Dans le même mouvement, je voulais que mes images s’imposent en tant qu’images, et que, comme
telles elles résistent à une lecture de type référentiel. Cet ensemble s’accompagnait enfin d’un rejet de
l’image à sensation, - ma vision sur des visions de quotidienneté.
Il ne s’agit pas d’une position qui serait arbitraire, mais d’un parti pris lié à une réflexion sur l’idéologie
et ses mécanismes. L’idéologie vise, en effet, toujours à faire passer pour naturel, ce qui relève d’un
fonctionnement social ; ce qui est vrai non seulement de ce qui est représenté (le référent) mais aussi de
l’image photographique elle-même, de son processus, qui est alors vécue comme objective, fidèle, etc. Il me
fallait que la trahison apparaisse.
Implicitement je cherchais donc à élaborer une image qui aille dans le sens d’une conscientisation, mais
tout en me méfiant de ce qui deviendrait un art didactique, c’est-à-dire d’un terrorisme de la pensée sur le
côté sensible (le matériau, l’élaboration esthétique, le figuré, etc.) de cette expression plastique.
Je crois qu’il n’est pas vain de rappeler que ce travail a été mené sur six années, de 1974 à 80, et que,
nécessairement, au fil du temps, se transformaient à la fois ma pratique photographique, à la fois ma réflexion
théorique sur cette technique d’image.
J’ajouterai qu’il faut prendre en considération l’extrême souplesse de la photographie qui est une technique
qui permet rapidement d’explorer des directions différentes. Cette pluralité d’investigations me semble non
seulement légitime, mais encore nécessaire au travail de l’artiste, constitutive de la photographie. (...)
Enfin, errer me paraît un cheminement à certains moments indispensable.
- Ainsi, il y a encore dans certaines de tes photographies une dimension onirique...
- Oui, explicitement quelquefois, c’est-à-dire quasi fantasmatique, peut-être implicitement dans toutes.
C’est toujours une façon de fiction.
- Cette question de l’articulation entre la théorie et une pratique plastique (ici, d’images photographiques)
me paraît primordiale. Ce choix que tu as fait de mener cette pratique en même temps qu’une recherche
théorique (philosophie) - tout en ne les liant d’abord que de façon discrète - aurait pu mener à des impasses,
des blocages...
-  Il y a peu de recherche théorique sur la photographie. En 1975, lorsque j’ai mené mon travail universitaire sur
<<Photographie, art et idéologie>>, nous n’avions guère que Bourdieu et Gisèle Freund. Aujourd’hui (Sontag,
Barthes, mais aussi Denis Roche) la situation a évolué parce que la position globale de la photographie est
à un point de rupture qualitative : elle entre dans la sphère des légitimités (La Chambre Claire de Barthes est
à ce propos un ouvrage révélateur. Non seulement car ainsi Barthes accompagnait une reconnaissance de
la photographie, dans une intelligentsia traditionnellement réactionnaire à l’égard de ce mode de production
d’images, mais surtout parce que Barthes, tout en prenant le train en marche et donnant ses lettres de
noblesse à la photographie, a totalement abandonné son analyse sémiologique, mécaniste et référentielle,
de la photographie - celle des Mythologies - pour épouser une approche lyrique, voire franchement affective,
de cette image. C’est-à-dire qu’il y a aussi de la régression dans la Chambre Claire) en tendant à émerger
de son emprisonnement au sein de des fonctions sociales pragmatiques originelles.
Il s’agissait alors pour moi de mettre en oeuvre une praxis, au sens d’une liaison dialectique théorie/
pratique. Il me semblait impensable d’agir autrement dans la mesure où ceci aurait été inéluctablement suivre
<<la pente naturelle>> de l’idéologie dominante... Bien sûr il peut y avoir des transgressions impensées d’un
côté, et l’on ne rompt jamais totalement avec l’idéologie de l’autre.
Enfin qui peut croire encore en la spontanéité de la production artistique?
- On ne peut précisément comprendre ton travail que par référence à une analyse des fonctions sociales
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 12
Jean-Claude Bélégou : Empreintes 1979
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 13
de la photographie...
- Absolument. Outre ce que j’ai indiqué tout à l’heure comme refus de la redondance de cette photographie
anecdotique (dont l’essor fut lié à un nouveau type de consommation de masse de la photo : en même temps
que se répandait l’usage du 24 x 36 et qu’un marché était à surgir, qu’il fallait faire consommer de la pellicule
aux amateurs, on glorifiait le <<faire vivant>>!) L’ensemble de mes photographies est à voir en référence à la
fonction de solennisation de la photographie. Ce caractère figé, solennel, voire hiératique et ostensiblement
artificiel, de mes images désire rappeler que toute photographie s’appuie sur une fonction commémorative
et que ce rôle de commémoration et de mise en valeur a été déterminant dès 1840 (Nadar, Nègre, Hill, mais
aussi plus tard Atget). En cela la photographie perpétuait la grande tradition du portrait peint, telle qu’elle
avait émergé chez Van Eyck ou Holbein, et s’était modifiée jusqu’au dix-neuvième siècle (Ingres). Mais elle
la renouvelait et la renforçait de par sa spécificité : d’être nécessairement image empreinte de quelque chose
qui a effectivement existé, de nouer un nouveau lien de l’image au réel.
- Ce caractère hiératique de tes photographies, valable aussi bien pour les <<portraits>> de femmes que
les images de lieux, comporte en permanence un caractère mortuaire...
- Toute photographie est à sa façon un monument. Mes images ne cherchent nullement à procurer l’illusion
de l’existence effective (vivante) de ce qui est figuré, mais à marquer l’extinction de vie qui se joue dans la
photographie, laquelle est par définition cette empreinte de ce qui n’est plus, n’a d’ailleurs jamais été de cette
sorte... Mes photographies se présentent alors comme le point ultime d’un vide. Une sorte de momification.
- Ce qui fait souvent dire que tes images sont tristes ou sombres...
- Oui mais ce n’est pas intéressant de dire cela parce que c’est voir les choses d’un point de vue
psychologiste (<<tristes>> <<intimistes>>) ou formaliste (<<sombres>>). Or il n’y a nulle psychologie dans
ces images de femmes par exemple. Ou alors c’est l’histoire vue du côté du valet de chambre comme écrivait
Hegel.
Ce qui est essentiel, c’est ce tissu de références dans une utilisation de la photographie qui est une volonté
réfléchie de renvoyer constamment à ses spécificités d’image photographique, à son caractère d’image
fixe, partiale, à ce qu’elle est un lieu privilégié de fixations. Simplement on peut encore dire qu’il y a un jeu
mélancolique, de deuil (Barthes écrit son livre au moment de la mort de sa mère. John Berger dans l’Air des
Choses des études à la photographie après la mort de son père, etc.) sur lequel je travaille.
En effet il faut encore parler de cette dialectique de la présence et de l’absence dans la photographie. C’est
le point nodal de cette problématique de l’illusion que produit l’image photographique. C’est extrêmement
ambigu : on ne peut parler, ainsi qu’on l’a fait pour le cinéma, d’une impression de réalité ; le support est
toujours présent avec les délimitations qu’il impose et l’image est fixe. Ce serait plutôt une impression
d’actualité - en face de laquelle je cherche dans mes photographies un contre-pied de distanciation : c’est là
mais ce n’est plus là, la noirceur de l’image doit résister... Son arbitraire, sa trahison explicite fonctionnent de
même, tout comme l’immobilité ou les gestes suspendus des personnages...
- Pourtant ces photographies floues (la série du <<voyage à Paris>>, ou les flous de mouvement, ou
encore les reflets altérés de cette femme au bain...) nient cette représentation figée et claire. Ici le monument
est brouillé...
- Ceci m’est une autre façon d’aborder cette corrélation de la photographie au réel dans sa spécificité
d’empreinte d’un côté, de l’autre dans son inscription au sein de fonctions sociales déterminées. Nous
sommes dans une autre mise en forme de l’absence, mise en forme qui joue également différemment sur
le problème du temps. Autre figuration de l’insaisissable. Le mouvement est toujours entravé, ici par le
caractère figé, là parce qu’il dissout les formes, se dissout.
En quelque sorte mettre en images la fugacité de l’impression photographique en usant des mécanismes
spécifiques à cette technique d’image - dans le flou notamment.
C’est ma tentative de mettre en oeuvre cette double dialectique : présence/absence - conservation (clarté)/
oubli (perturbation, altération).
C’est enfin une manière d’insistance sur le caractère dérisoire de toute photographie : elle ne sauve de
rien, pas même de l’oubli...
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 14
Dans la présentation de la série Traces, j’écris :
<< Traces, photographies qui présentent, par delà le désir d’une image claire du passé, quelque chose
qui les apparente au dérisoire. Il s’agit de vestiges ou de marques davantage que d’une impression
gardée entière et intacte. Ces traces que laissent un passage de lumière sur la surface sensible renvoient
constamment à une inaccessibilité, à une altération : ce qu’il reste d’une rencontre avec le réel, demeure
incertain, bouleversé, doublement absent.
Nous sommes en ce lieu où la photographie refuse à satisfaire à l’exigence sociale, se dérobe à remplir
le rôle qui lui fut assigné au dix-neuvième siècle : rôle de précision, de clarté, de lisibilité, de mémoire
fidèle, voire d’objectivité. Nous sommes sur le chemin des empreintes impossible, de l’impossibilité même
de l’appréhension de ce que l’image offre à voir. Nous sommes sur le chemin des perturbations, images
aussi troubles que le souvenir le devient et appelle à le devenir, qu’il y a désir de le troubler, le dissoudre,
d’atteindre l’oubli.>>
- Mais encore, quelquefois tu parles d’une <<irritation>> par rapport aux habitudes de perception de
l’image photographique?
- Effectivement, on ne sait pas encore regarder une photographie, les commentaires ne parlent le plus
souvent que de ce que l’on peut reconstituer (ou imaginer, voire délirer) de ce qui a été photographié (C’est
où? C’est quoi? C’est qui?). Ceci est bien sûr un problème de culture photographique et se trouve aussi lié
à la fonction sociale dominante de la photographie (référentielle, documentaire, anecdotique) et aux usages
sociaux particuliers qui en ont découlé : le scoop par exemple, ou, à l’inverse, la photo familiale. Mais c’est
vraisemblablement bien davantage : le caractère d’empreinte précisément.
En réalité, cette <<irritation>>, cette interrogation, inquiétude, ne se jouait pas seulement par rapport
à la façon dont les autres pouvaient recevoir, lire, une photographie, mais également était consécutive à
mon propre vécu de la photographie, c’est-à-dire ma propre impossibilité d’oublier le référent parce qu’il
a fait partie de mon expérience. En cela cette volonté de ne donner à voir (et de ne conserver pour moimême) que des vues altérées est une façon de provoquer l’oubli en même temps que de provoquer le jeu
nécessaire à une reconstitution du manque. C’est une certaine organisation de la frustration. Il s’agit de
forcer le spectateur à se rendre compte qu’il n’a à voir que cette image, et que, celle-ci bien loin de lui faciliter
sa vision vient s’interposer en tant que telle avec ses spécificités et sa force entre lui-même et la réalité qu’il
voudrait bien avoir à reconnaître.
Par ailleurs ces images, celles du voyage à Paris surtout, peuvent quelquefois avoir été assimilées à des
<<photos ratées>>, elles ont effectivement un air de familiarité avec ces dernières. Prises au travers d’une
vitre un peu sale, et affectée d’une multitude de reflets, à une vitesse d’obturation suffisamment lente pour
obtenir des flous, elles présentent aussi des anamorphoses et un manque de <<définition>>. En définitive
si on peut les comparer à des photos ratées, c’est parce qu’elles ne sont pas des images claires du réel.
Qu’elles trahissent explicitement.
Il y a là tout un travail par rapport à la photographie d’amateur, laquelle est vraisemblablement l’application
la plus désespérée de la photo. Je parle de ces photos <<mal cadrées>> dans laquelle les têtes sont coupées
par exemple, ou toujours affectées d’un flou dû au bougé de l’opérateur ou la mauvaise qualité de l’optique...
Je trouve cela très séduisant, c’est le pathos social moderne! Là encore ces photographies sont à considérer
en relation à cette analyse des fonctions sociales. Mais ce jeu de références s’effectue également à travers
celles qui sont faites à l’histoire de la photo, et des arts plastiques plus généralement. Ici on pourra reconnaître
un clin d’oeil à Kertesz, là un hommage à <<L’impression soleil levant>> de Monet...
- Le travail que tu as mené sur les flous dont nous parlions plus haut mais aussi les reflets (brouillés
par la matière, l’eau, le sable...) se place ainsi que tu l’as dit dans une volonté de se déjouer de la fonction
référentielle de la photographie, donc de ses usages sociaux dominants, peux-tu encore préciser de quel
point de vue tu te places dans cette utilisation de la photographie, lorsque tu parles de dérision : comme
photographe ou non-photographe (Je pense au narrative-art)?
- Absolument et d’emblée comme photographe. Mon travail est un travail sur la photographie et non contre
elle. Il ne s’agit pas de la nier en elle-même, contrairement à ceux qui l’utilisent en fait comme une anti-image,
ou au moins une anti-peinture, ou prétendent au non art... C’est pour cette raison que mes images veulent
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 15
toujours être parachevées, et que les altérations de la représentation, lorsqu’il y en a, sont produites par la
photographie elle-même (au niveau de l’empreinte) et non par une destruction de la photographie, ou des
photographies <<négligées>>.
élaboration commune de l’image. Cette volonté se place donc dans une remise en cause des rapports
de domination qui opèrent habituellement entre photographe et photographié(e) dans la photographie
professionnelle comme d’ailleurs souvent dans la photo familiale.
Par ailleurs cet achèvement esthétique, joue aussi comme moyen de distanciation ; ce qui n’empêche pas
une éventuelle séduction. Cette dialectique aussi est constitutive...
C’est-à-dire que je refuse cette notion de modèle, conçue à la fois selon l’assujettissement du
photographié(e) en un objet (que précisément l’on modèle) et que l’on cherche à imiter, avec tous les types
sociaux qui s’y investissent alors : domination de celui qui possède les outils de production, dominations
hommes / femmes, etc.
- Quel type de relation entretiens-tu alors avec le réalisme?
-  La photographie, pas davantage que d’autres modes de production d’images, n’est nécessairement
réaliste et il est navrant de le voir aussi souvent confondu avec l’anecdotisme ou le <<faire vivant>>... Le
réalisme est toujours un parti pris social, souvent explicitement politique, mais il ne peut opérer que par des
artifices. Refuser l’esthétique parce qu’on refuse l’académisme désuet (vide de sens) est profondément
alogique. Le réalisme s’effectue dans une mise à jour du sens. En cela mes photographies sont réalistes et
pourtant elles sont toujours construites, il ne s’agit ni d’accident, ni d’une quête de hasards ou de rencontres.
Elles sont toujours faites à un moment où je suis là / où nous sommes là pour faire de la photographie. C’està-dire de l’artifice, de la fiction.
Dans la série <<le voyage à Paris>>, photographies prises depuis l’express, le long de la ligne de chemin
de fer, ou dans le miroir au bain, cette vision procède d’une autre ambiguïté. On pourrait en effet l’assimiler
à une vision réaliste, plus réaliste que si elle donnait à voir des images nettes, parce qu’il y a reconstitution
d’une impossibilité à fixer son regard sur quelque chose, d’un réalisme visuel. Pourtant ces images déréalisent
précisément parce qu’elles fixent cette mouvance. Il y a également la réalité temps, l’éphémère.
Enfin, quant à statuer sur leur nature sociale, elles sont sociales dans la mesure où elles sont un travail
sur la photographie comme mode social d’une part, et que d’autre part, elles visent à donner une certaine
image du déchirement...
La grande naïveté de quelques uns a été de croire qu’en photographie, ou ailleurs mais particulièrement
en photographie, faire du social avait pour critère le référent. D’où le misérabilisme...
- Comment est-ce que dans ce contexte, rends-tu compte du fait de photographier des femmes - et de la
façon dont tu les photographies?
- La question essentielle par rapport à la photographie me paraît ici de savoir dans quelle mesure,
contemporaine des nouveaux rapports sociaux issus de la révolution bourgeoise, elle coïncide ou non avec
la tendance à la réification des rapports sociaux, c’est-à-dire des relations aliénées dans lesquelles l’un
devient un objet pour l’autre, mais aussi où ces relations d’aliénation deviennent en quelque sorte plus
subtiles, moins apparentes...
La photographie de <<scoop>> par exemple, images dans lesquelles la tragédie et le combat humains
sont réduits à un spectacle, à une image à sensation, s’intègre parfaitement sur ce schéma des <<apparences
réifiées>>.
C’est la majeure partie de l’utilisation de la photographie dans les médias... Et c’est encore ainsi que
procède la photographie de mode, de publicité, et non seulement le reportage, dans cette réduction de la
femme à un objet.
Mais ceci n’est pas constitutif de la photographie. Cependant, toujours parce qu’elle est empreinte, le
problème du rapport au <<photographié>> est tout autre que dans la peinture par exemple. La façon dont
on faisait poser les modèles dans les ateliers d’Académies au XVIIème siècle n’est pas immédiatement
pertinente dans la lecture des tableaux ; il n’en est pas de même dans la photographie parce qu’elle implique
directement l’autre par son image. Et aussi parce qu’il y a davantage tendance (inhérente à l’outil même) à
travailler à son insu...
Ainsi même lorsque je travaille en <<reportage>> (ce qui m’arrive quelquefois) j’agis toujours en sorte que
ma présence soit ostensible, que ceux qui sont photographiés le sachent et adaptent leur comportement en
conséquence, et, si faire se peut, que l’on sache sur l’image qu’ils se savaient photographier, qu’ils étaient
en représentation...
Dans mes images construites, les <<portraits>> cela va encore plus loin puisqu’il s’agit de tendre à une
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 16
En photographie ceci aboutit toujours à une image choséfiée de la personne photographiée, telle qu’on la
rencontre inévitablement dans les médias, la publicité, la mode, l’académisme.
Au niveau de ma démarche, mes photographies sont donc l’aboutissement d’une part d’un projet conçu
et discuté avec la personne photographiée, d’autre part d’une latitude totale de <<mouvance>> à l’intérieur
du cadre que nous nous sommes alors fixé. Cela suppose bien sûr une multitude de <<correspondances>>
entre les femmes avec qui je travaille et moi-même.
Mais aussi comme je le dis par ailleurs, une multitude de trahisons mutuelles...
- L’image que tu donnes des femmes?
-  Il y a une grande passivité gestuelle et de grands vides (ce qui est vrai aussi par rapport aux cadrages  - les
décentrements les ouvertures, fenêtres, etc. fonctionnent davantage comme appels de lumière que comme
ouverture sur l’extérieur ; à l’intégration aux <<décors>>) voire des vues parcellaires (les photographies vues
de dos par exemple) et aussi beaucoup de choses comme en suspension dans ces images de femmes. Ce
ne sont pas des images d’activisme ou de triomphes...
Ce sont des femmes-consciences. Le moment du retour en soi de la dialectique.
- Si je reviens sur le problème de l’absence, en ce qui concerne les photographies de lieux...
- C’est une troisième représentation de l’absence dans mon travail. D’ailleurs ce sont toujours des lieux
dans lesquels je retourne pour y faire des photographies après que j’y ai vécu quelque chose. (Si ce ne sont
les chambres d’hôtels, parce que ce sont par excellence des lieux vides de vie, les lieux du provisoire et du
contingent). Là encore, c’est un aspect commémoratif de la photographie. Ces lieux sont déserts, j’ai dit un
jour << comme si il y avait eu la guerre>>, c’est-à-dire des lieux soudainement abandonnés.
Mais en même temps ils se donnent (en analogie avec ce qu’au cinéma on nomme photographies de
repérage) comme des lieux dans lesquels il pourrait se passer quelque chose, ou encore, si l’on veut, tout
comme les images de femmes renvoient à des présences qui sont en même temps des absences, ces lieux
déserts sont des absences affectées de présence en filigrane.
Les statues emplissent un peu ce rôle aussi...
Toujours jouer des ambiguïtés de la représentation photographique.
Jean-Claude Lemagny, La matière, l’ombre et la fiction :
l’épaisseur du temps, La Recherche Photographique n°4 :
«(...) En dehors de toute théâtralisation subsiste une photographie créative qui continue de surprendre,
dans la réalité, des moments poétiques. On sait qu’il ne s’agit plus seulement de faire la chasse à d’heureux
concours de circonstances.(...) Pour Jean-Claude Bélégou, l’important n’est plus évidemment de collectionner
les photos réussies. Leurs images commencent par mettre le spectateur au défi de dire pourquoi elles
seraient réussies. Elles sont affirmation de vérité, mais d’une vérité qui concerne autant le monde intérieur du
photographe que le monde extérieur. C’est leur modernité. La différence avec une photographie traditionnelle
pleine de <<sentiment personnel>> peut sembler mince. Elle est en fait considérable. Car il n’y a pas là
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 17
une <<nature vue à travers un tempérament>> qui s’y ajouterait ou la précéderait, mais la nature et le
tempérament qui surgissent indissociables comme les deux faces d’une même photographie. Dans l’instant
de la prise de vue nul ne peut faire la part du réellement perçu et de l’involontairement imaginé. Plus elle
est spontanée et, en un sens, objective, plus l’image laisse s’engouffrer de décisions inconscientes quant à
l’angle, l’instant et la lumière»
JC Bélégou, Notes pour un manifeste, l’Affiche Culturelle, octobre
1983 :
Régis Durand, sols/murs Art Press n°83, 1984 :
«Le thème choisi, l’ampleur de l’exposition (une trentaine d’artistes dans 7 lieux différents) pouvaient
conduire au pire : l’accumulation éclectique, factice comme dans l’exécrable exposition Sols du Centre
National des Arts Graphiques. Or, c’est tout le contraire ici : un travail réfléchi, rigoureux. Une homogénéité
facilitée certes par l’unité du médium photographique. (...)
Jean-Claude Bélégou par le jeu des multiples, des variations d’exposition, des inversions, construit des
espaces sans référent, sans précédent...»
«Ne pas partir de la photographie mais de l’état du monde.
La photographie est un moment, un lieu, un phénomène dans l’état du monde. Cet état du monde peut
se résumer dans cette formule : il est vacuité, état de ce qui est inanité, vide, nu. Partant tout ce que nous
y ajoutons ne peut s’apparenter qu’à la dérision, à une volonté dérisoire de combler la béance radicale de
l’être. L’art en général, et les images, participent de ce dérisoire.
La pensée est nécessairement vouée à l’errance.
La justification de l’activité créatrice ne peut résider que dans ce qu’elle est méditation sensible de cet état
lacunaire et catégorique.
En aucun cas elle ne peut, sous peine de redondance et de futilité, sous peine d’en rajouter à la vacuité, se
satisfaire de reproduire le monde, ou se complaire à s’adonner au truculent, à l’anecdotique ou l’événementiel.
La spécificité et l’intérêt de la photographie résident dans le corps à corps tragique avec le réel qui est
l’essence même de la photographie en tant que processus de captation. De là sa réalité captivante en tant
que vouée à un état de choc permanent entre les contingences du monde et l’accomplissement de la pensée
créatrice de sens.
Par la photographie notre pensée se confronte physiquement aux choses, au hasard, au temps, aux
apparences dont alors elle s’empare. La photographie est le pathos moderne qui sans cesse renvoie à
l’absence.
L’activité créatrice indissociable de l’activité critique, n’est plus vouée à produire du sens mais à signifier
le non-sens ontologique et la tragédie de l’humanisme, les grands antagonismes et les grands fossés
dialectiquement irrémédiables : la déréliction.
Jean-Claude Bélégou : Variations (exposition sol/Mur)1980/1982
La réalité de l’image ne peut être que la réalité de la pensée, et non la réalité du réel : nous n’apprécions
pas une photographie parce qu’il s’y passerait quelque chose qu’elle dénote dans le réel, mais parce qu’elle
met au premier plan sa réalité illusoire d’image, la vacuité du monde, et les conflits de l’humanité dans son
rapport au monde, l’activité de la conscience, les contradictions essentielles entre nature, histoire, désir, mort,
etc. Et ce, parce qu’elle est capable d’organiser esthétiquement sa réalité d’image, de rendre la plénitude à
son organisation formelle de création plastique, de nous poindre de son pathos.»
Catherine Grout, Sol/Mur, Flash Art International n°4, 1984 :
«(...)Jean-Claude Bélégou déploie lentement l’éventail de raies de lumières dans des lieux qu’il connaît seul.
Ses répétitions d’images en juxtaposition ou inversées nous ramènent à l’espace fictif de la photographie..»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 18
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 19
Jean-Claude Lemagny, Récents Enrichissements de la
Bibliothèque Nationale, Photographies n°7, 1985 :
«Jean-Claude Bélégou a beaucoup réfléchi et écrit sur la théorie de la photographie, ses rapports avec
la société, son rôle dans les idéologies de notre époque. Il fait lui-même des photographies depuis 1970.
Images très pensées qui ont leur vie propre en-dehors de toute démonstration appliquée, et expriment les
inquiétudes instinctives de la jeune photographie d’aujourd’hui.’
1985/89 LES VOILES, LES DOUCHES, LE CORPS A CORPS,
LA TERRE, LES VIERGES.
Roger Balavoine, Paris-Normandie 22/7/87 :
«Ces photographies de femmes drapées dans un tissu qui donne au corps la trame de la gravure, ont
l’air de revenir au passé et sont très actuelles. Bélégou retrouve dans ses photographies ‘empreinte de
la renaissance, le geste d’un sculpteur gothique mais il met en plus un élan créateur. mise en cause du
corps passe par une dramaturgie théâtrale - par une chorégraphie parfois. Bélégou joue du voile comme le
comédien du masque et passe de la vie, de la fois, de la pulsation vitale du corps à la mise au tombeau, à
la méditation, à quelque Annonciation imaginaire, à quelque Tiepolo sans couleur. Le jeu force le respect
tant ce travail traduit de ferveur et de plaisir, tant il y a dans ces images de volonté de déplacer l’objectif de
la photographie.
Retrouvant l’aspect de la gravure en passant par la vision d’un sculpteur, Bélégou mêle les pistes et
réussit son acte théâtral.»
Paris-Normandie :
«A mi-chemin entre la culture, l’imagerie du <<bondage>>, et la statuaire de la grande époque
moyenâgeuse, on ne sait si cette oeuvre puise sa genèse dans l’enfer soufré d’une poésie <<gothique>> et
profondément baroque ou si elle fait appel à un sentiment mystique d’une grande pureté. L’atmosphère du
caveau galerie souligne s’il en était besoin le contenu fantasque de cette photographie <<habitée>> dont les
ambiances baignent dans une lumière distillant un climat angoissé insoutenable.»
Paul Jay, Conservateur du Musée Niepce, catalogue du Musée
Niepce, 1988 :
«Chez Jean-Claude Bélégou», c’est la mort qui, par un effort inhumain une sorte d’étirement insoutenable,
s’essaie à l’éternité.
Cela se fait encore par le matériau, mais cette fois grâce à une tentative de sculpture. La pétrification
provient du voile qui pourtant en est le contraire tant il est mouvance et jeu, toujours entre l’opacité et la
transparence. Mais le voile photographié se raidit, s’empèse et aboutit à la pierre. Le mouvement du tissu
devient le pli de la statue.
Toute statue évoque en elle-même, depuis l’aventure curieuse d’Orphée et d’Eurydice, le retour de la mort
et des enfers On devient statue par impatience d’éternité.
Bélégou comme Orphée revient des enfers.
Bélégou tente une renaissance... Une tentative dans l’inhumation.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 20
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 21
Jean-Claude Bélégou : les voiles 1985/86
Jean-Claude Bélégou : l’eau-les douches 1985/86
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 22
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 23
Jean-Claude Bélégou :la terre-la mort 1988/89
Jean-Claude Bélégou : les vierges- la mort 1988/89
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 24
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 25
L’inhumain de l’inhumation!
On voit, dans ces images, à travers les codes de notre culture occidentale, une succession de <<Descente
de croix>> et de <<Mise au Tombeau>> qui aboutit carrément à la tradition romane : l’étirement des plis et de
certains corps provient des tympans de nos cathédrales.
Bélégou affronte la proximité de la vie... À tel point même que ses visages deviennent subtilement la
texture même de la photographie. Le voile devient trame, c’est-à-dire composante même, intime, de l’image.
Le mot «impression» reprend toute sa vigueur.
Bélégou veut dire que l’éternité, si elle existe, peut être une impression.
Jean-Claude Lemagny, La matière, l’ombre et la fiction : Le
feuillage et la chair, La Recherche photographique n.°4 :
«Autre convergence, celle du nu, ou , plus exactement de la chair. On se rappelle les agacements d’Edward
Weston devant les interprétations sexuelles de ses oeuvres vouées à la pureté plastique. La perpétuelle
distance, aujourd’hui plus nécessaire que jamais, que la création doit maintenir envers la pornographie,
ne doit pas nous cacher que, dans le domaine de l’art, la situation s’est renversée. Les meilleurs nus de
notre temps n’établissent pas leur statut artistique en contournant la sensualité mais en la dépassant par
son exaltation, son exagération, même. C’est dans l’extrême intimité de la chair, très concrètement, que
la photographie transcende l’érotisme vulgaire. (...) Nous en prenons pour témoin le travail tout récent de
Jean-Claude Bélégou, des nus sous la douche où les éclaboussures de la lumière enrobent et redoublent
les éclats de la chair.»
Dominique Baqué, Rituels De Chair Et De Mort :
«On ne sait pas ce que peut le corps». Instituant le corps en modèle de sa philosophie, Spinoza mettait
ainsi l’idéalisme métaphysique au défi : parler de la conscience et de ses choix, de la volonté et de ses
décrets, questionner, comme le fait un Descartes, le mystère existentiel de l’union de l’âme et du corps, n’est
que l’aveu d’une ignorance principielle, d’un masquage aveugle. Celui du corps et de ses infinies potentialités.
A ceux qui s’étonnent devant la conscience, Nietzsche, en cela spinoziste, rétorquera : «ce qui est
surprenant, c’est bien plutôt le corps».
Se laisser étonner par le corps, et de cet étonnement prendre l’exacte mesure. Se laisser captiver,
subjuguer. Du corps dévoiler l’existence intime, de la chair consacrer la mise à nu. Mais deviner aussi que,
jusque dans l’espace privé se dit le lien à l’Autre, et s’énonce quelque chose du tragique de la chair. Corps
intime et corps immédiatement dépassé, transcendé. Corps sacré qui, dans sa solitude nue ou dans le corps
à corps avec l’Autre, dans le rapport aux éléments ou dans le devenir-cadavre, avoue sa vérité, — d’être
toujours infiniment plus que la res extensa cartésienne ou la matière des pauvres positivismes.
Et lorsqu’on est homme, se demander de la femme quel est donc le corps. De cette chair ouverte
peut-être conjurer la menace. En apprivoiser les courbes et les creux, en épier les gestes, en maîtriser,
parfois, les postures et les élans. De la vierge à la morte, traquer le secret.
Au début était le corps. Vierge, c’est-à-dire naïf, intact à l’homme et au monde. Les torses et les
membres sont fragiles encore, les chairs diaphanes, complices, ne parlent qu’entre elles. Comme en miroir,
mon corps est le tien, ton corps est le mien. Aucune main d’homme ne vient les séparer. Rêve d’autarcie : il
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 26
n’est de monde que celui que nous inventons, au creux des draps. A ton regard, je puis m’abandonner, car
ton regard ne porte pas la menace du désir. Auprès de toi je puis dormir, car notre couche est intimité indivise.
Mais ces draps de satin sombre, aux lourds plis qui ceignent les hanches, dérobent le sexe, ne sontils pas déjà linceuls ? Et le clair sommeil de ces vierges ne préfigure-t-il pas la mort qui, déjà, vient hanter
visages lisses et seins à peine esquissés ? Si la vierge est tout à la fois mystère et menace, c’est que pour
n’avoir pas connu l’ouverture dionysiaque, sa chair tout apollinienne se fait marbre, pierre, et son regard qui
ne sait pas a l’éclat coupant du métal.
La vierge initie le cycle, ou l’achève, — c’est tout un. La femme à sa toilette semble en constituer le
moment heureux.
Parce que dans la tradition picturale, le peintre y est, plus qu’ailleurs, complice d’un modèle qui a
consenti à rendre public le rite privé de la toilette, qui fait don de son corps et de son abandon. Contrat
implicite entre peintre et femme qui promet une peinture heureuse.
Parce qu’ici, dans cette série photographique intitulée «L’eau», la vierge solitaire a laissé place à une
femme dont les seins lourds, les hanches arrondies et le sexe sereinement montré attestent une féminité
accomplie. Le bonheur serait-il possible, entre le regard de l’homme et ce corps qui s’adonne au rituel
quotidien et tranquille de l’eau ? Comme une trêve dans la coupure du masculin et du féminin, comme un
secret enfin levé, — vois, le mystère de mon corps, ce n’est rien d’autre que mes cheveux trempés, mes yeux
plissés sous le jet, mes mains qui jouent avec l’eau...
Mais très vite la paisible scène de genre se voit inquiétée, déstabilisée. Car l’eau, saisie dans le
martèlement des gouttelettes de la douche, devient jet de pierre ou glue poisseuse. Soudain agressive, elle
semble miner une cuisse, faire ployer une nuque, décomposer la belle harmonie d’un visage. Le rituel intime
de la toilette se fait drame, combat, le corps apprivoisé retourne à son originelle sauvagerie. Ce sont des
ravines d’eau qui désormais attaquent un paysage en proie au brutal déchaînement des éléments. Traversé
de forces cosmiques et primitives, le corps de la femme de nouveau échappe, se réfugie, déjà, dans une
menaçante altérité. L’eau est pluie, orage, inondation, torrent qui dévale le long des pentes, grêle de coups.
Et cette noirceur qui vient ronger les formes, redessiner le corps, en inventer d’autres territoires,
d’autres menaçantes figures : noire la chevelure rassemblée en lourdes mèches collées, gluantes, Méduse
serpentine, noire la ligne des sourcils devenus broussailles, noire la bouche plaie sanglante de rouge à
lèvres carmin. Noire la forêt du sexe.
Du bout des doigts, du menton, des seins, des gouttes d’eau semblent pousser, sortes d’excroissances
monstrueuses, mi-animales, mi-minérales. Jusqu’à ce visage de face, contracté, criblé de pluie en bataille,
maculé de taches de rousseur, à la carnassière bouche d’ombre. Ou cet autre, encore, vaincu, yeux baissés,
encagé de filets d’eau devenus tiges métalliques, barreaux.
Derrière la prison de l’eau, le corps s’est retiré. Derrière le voile, il s’offre et recule, promet et refuse.
Si la femme à la toilette semblait donner, la femme voilée énonce que rien ne sera donné, sinon la promesse
— toujours différée — du dévoilement. Sous le voile de la nonne, de la musulmane ou de la veuve, se devine
ce que nul homme ne saurait regarder en face.
Reste alors la possibilité de la ruse : le regard de biais, le regard qui traverse, le regard qui joue
comme le voile lui-même joue avec le corps, tantôt le façonnant, tantôt le masquant, tantôt, en un éclair
d’impudeur, le révélant.
Erotique-voilée, la femme subjugue par le don, soudain si violent, d’un sein deviné, d’un sexe dessiné
par les plis de l’étoffe, d’un ventre dont la blancheur fugitivement éblouit. Mais, parce qu’imaginaire et jamais
effectif, ce don est cruel. Il dit une jouissance solitaire, à laquelle l’homme ne saurait être invité : visage
révulsé, bouche entrouverte, membres écartelés sous le voile, et cependant toujours intouchable, préservée
comme la vierge, percée des flèches incandescentes de l’extase mystique, comme la Sainte Thérèse du
Bernin, impériale et solitaire, la femme clame une muette jouissance dont à tout jamais l’homme est séparé.
Démoniaque et perverse, elle réinvente pour lui les figures sacrées de la Mater dolorosa ou du Christ crucifié
: mais sous le voile le blasphème éclate, qui arque les reins, fait saillir la croupe, dilate l’entrejambes.
Vierge ou hétaïre, sainte extatique ou condamnée jouissant du martyre, tel le Chinois supplicié des
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 27
Cent Morceaux qui fascina tant Bataille, la femme naît au dionysiaque, s’ouvre au vertige du dieu des abîmes
et des noires fulgurances, consent à être chair de Passion, — Christ en croix, Dionysos écartelé, lacéré,
épars.
Mais elle est aussi la veuve noire, celle qui fait du voile la caresse perdue, la main défunte, celle qui
commémore le rite amoureux, et sans cesse le réactive dans la mémoire de sa peau. Ou encore, la morte qui
s’est perdue dans les plis et replis, noyée dans la fange d’un voile devenu boue, marécage. Ultime linceul.
C’est que, du corps à corps amoureux au dernier corps à corps, — celui que livre le cadavre avec la
poussière, avec l’humus, il n’y a point rupture.
Bataille : «Puis au-delà de l’ivresse ouverte à la vie juvénile, le pouvoir nous est donné d’aborder
la mort en face, et d’y voir enfin l’ouverture à la continuité inintelligible, inconnaissable, qui est le secret de
l’érotisme, et dont seul l’érotisme apporte le secret.»
Le corps à corps délivre le corps féminin de sa solitude. S’il promeut la guerre des sexes, il en appelle
aussi à l’horizon d’une possible réconciliation. S’ouvrir à l’Autre, c’est se faire l’écrin de sa tumultueuse
violence. C’est consentir au don de la jouissance, jusqu’au point où les forces défaillent, jusqu’au point où le
coeur vient à manquer. Dans l’exil de toute conscience, dans le renoncement à toute maîtrise, jouir c’est se
perdre, au creux le plus intime, le plus obscur de soi. On ne fait jamais l’amour que pour s’égarer. Pour enfin
à soi être l’étranger, l’étrangère, choc des chairs, emboîtement des torses, mains moites, qui sans cesse se
cherchent, se prennent et se refusent, yeux ravagés, sexes voraces.
Comme en ces images obliques qui disent l’avant ou l’après : lorsque les corps s’apprivoisent, lorsque
la main de l’homme caresse le visage, presse un sein, enserre les hanches, — tendresse ou prédation.
Lorsque la main de la femme rejoint le geste de l’Autre, retient un cri, consent, s’abandonne. Et parfois ce
filet de sueur qui, scintillant sur la surface lisse du buste, trahit la crispation du désir.
La nuit, déjà, dévorait les chairs du corps à corps, happant de noirceur joues, ventres, creux des
reins. Comme si la mort, déjà, était à l’oeuvre, officiant au plus intime des corps amoureux.
Dans la série «La terre», telle qu’en elle-même la mort se découvre : fin dernière de nos désirs, de
nos plaisirs. Cela qui hantait le corps à corps, la chair mouillée de la femme au bain, cela qui se disait dans
les replis opaques du voile noir, cela qui condamnait l’intacte blancheur de la vierge.
Pour Bataille la splendeur de la fleur doit s’enraciner dans le terreau putride, et il n’est de beauté que
née de la pourriture, comme il n’est pas d’amour qui ne soit transi de mort. La sublimité est bassesse et se
transcrit dans l’informe.
Informe, ce corps de femme enlisé dans l’humus, dans la grasse terre de nos ultimes destinées.
Corps cadavre ou corps jouissance, c’est tout un.
Jean-Claude Bélégou :le coirps à corps 1985/86
Le visage a disparu, enfoui, subjugué, le ventre est maculé de boue — «inter faeces et urinam
nascimur» — , les cuisses sont largement écartées et condamnent le regard à affronter, enfin, le sexe
féminin dans sa vérité : origine du monde, blessure à jamais tatouée au coeur de la chair, organe de toutes
les jouissances et de tous les enfantements, ouvert aux assauts de la terre, de la pourriture, de la poussière
originelle.
Regard renversé, à jamais inaccessible, chevelure devenue torrent de boue, comme ces cadavres
des faits divers que l’on découvre, mi-corps mi-terre, dans les forêts de l’agonie.
Lorsque le corps a déposé armes et bouclier, c’est à la terre qu’il se rend. Lorsqu’il n’est plus besoin
de combattre, lorsque c’en est fini du désir, à la couche des amants succède le lit ultime, le cercueil des
voluptés. Ni transfiguration ni transcendance : la terre reprend sa victime comme, après une longue guerre,
un bien qui lui serait dû.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 28
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 29
1987 NOIR LIMITE 1er Manifeste.
Le Berry républicain, 18/1/87 :
«Corps froissés, peau voilée, membres étrangement emmêlés, le groupe Noir Limite s’expose à corps et
à cris à la Maison de la Culture. Une exposition étonnante, intimiste, et pourtant terriblement exhibitionniste.
Un exposition aux limites du corps humain.
Pour les trois photographes du groupe Noir Limite <<La photographie est affaire de surface, d’apparence,
de donné à voir, là où l’oeil dérive sur les formes. Ce qui est douloureux dans la proximité, c’est la distance
qui demeure.>>
L’énoncé de ce Manifeste n’est pas franchement simple, mais s’explique lorsqu’on regarde les 75
photographies de l’exposition. Le regard du photographe s’est exercé comme venant de l’intérieur de luimême, en une vision parfois déformée, ou volontairement torturée, partiellement cacher pour mieux dénuder
le corps humain.
G.L.S., Noir Limite : Clichés anatomiques, Le Courrier Français
24/1/87 :
«Trois excellents photographes et pas conventionnels pour un sou...
L’intention de Florence Chevallier est de donner des représentations inédites, originales de notre corps,
par des jeux d’ombres et de lumières, des distorsions et des glissements. Elle désire créer un corps d’une
nouvelle dimension.
Yves Trémorin paraît soucieux de la même réalisation. Il torture les formes et triture les images afin de
perdre l’identité des corps et les dépersonnaliser, cela - personne ne s’en étonnera - dans un sentiment
d’angoisse. Pierre Bohran a écrit que la violence de ses images <<trahit la couleur de leur auteur qui nomme
ici ses démons>>. On en frémit.
Jean-Claude Bélégou a astucieusement choisi d’habiller son modèle de voiles fins dont la disposition et
les plis constituent comme une seconde peau qui fabrique ou fait deviner une autre anatomie, une autre
identité et, même, constitue une autre nature. On pense à quelque gravure qui représentaient l’enfer peuplé
de créatures étranges, anormales, inquiétantes.
Des photographies exclusivement en noir et blanc pour accentuer le contraste des courbes, nimber le
modèle de mystère, où le visage n’apparaît presque jamais ou bien à demi-voilé.
On ne peut s’étonner de rien de ce photographe qui, dans ses <<Ecrits sur la Photographie>> se lance
sans prendre le temps de respirer, à définir l’extase <<comme existence, comme moment de sublime, d’acmé,
de dépassement de soi de révélation de transcendance de transfiguration.
Florence Chevallier n’a d’autre modèle qu’elle même, ses <<nus autoportraits>> elle les réalise grâce
à une jeu de miroirs. A partir d’un corps familier, le sien, elle crée un corps d’une autre dimension par les
distorsions des volumes : << Je ne cherche pas à faire une photographie de moi, dit Florence Chevallier,
mais à faire de moi un multiple. L’autoportrait m’enchaîne à la photographie».
C’est que la mode est aux propos qui échappent à toute analyse, y compris à l’analyse grammaticale,
et l’introduction de la notice explicative, leur manifeste, en est un exemple remarquable! Nous y avons
toutefois une jolie pensé : <<Ce qui est douloureux dans la proximité, c’est la distance qui demeure>>. Mais
le sentiment et le prière rapprochent, il aurait fallu l’ajouter pour rassurer les inquiets et les insatisfaits.»
Travail plus tourmenté que celui d’Yves Trémorin. Il sculpte véritablement ses photos, torturant l’image des
corps. Pour lui la sensualité, l’importance du toucher sont indispensables. Pour obtenir cette vision blessée,
il plie, plisse, froisse l’image encore humide, jusqu’à une sorte d’expression de la douleur et de l’angoisse.
Les photographies de Jean-Claude Bélégou sont incontestablement les plus poétiques. Un hymne à
la beauté plastique, au travers d’un voile noir et ténu. <<J’applique, forme, déforme, plisse le voile le long
du corps. Le voile est comme une seconde peau triturée, que j’applique sur la peau à nu>>. Le voile est la
véritable révélation du corps.»
La Nouvelle république, 28/1/87 :
«Noir Limite, une exposition en trio, une rencontre proposée par trois artistes : Florence Chevallier <<Nus
autoportraits>> ; Yves Trémorin <<Nus froissés>> ; Jean-Claude Bélégou <<Voiles>>.
Une présentation difficile à appréhender tant il est vrai que le corps est et reste heureusement unique.
Les trois photographes <<unis>> ont préfacé leur exposition en un manifeste <<Remuer notre chair, le seul
monde, seul réel des corps, crever la surface des corps, crever la surface, crever le corps.>>
Une volonté qui nous semble sans limite. Il demeure que la chorégraphie des images est présente et
essentielle. En 75 photos les <<narrateurs>> de cette exposition ne cachent pas quelques fantasmes, une
démarche vers l’extase, une violence, un froissement, une déchirure, un travail au corps révélé.
Peut-être manque-t-il le corps à corps de l’amour? Ceux qui continuent à admirer les <<plantureuses
inspiratrices>> de Boucher seront selon toute vraisemblance interloqués.»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 30
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 31
1989 NOIR LIMITE : LE CORPS A CORPS
Le Berry républicain, Noir Limite passe la limite, 27 Novembre
1987 :
«NOIR LIMITE passe la limite... Il n’est pas question de pudibonderie dit Henri Massadau, directeur de la
Maison de la Culture, mais je ne peux pas exposer de telles photos à tous les yeux et risquer de choquer des
enfants qui visitent la Maison, ou des personnes plus âgées... Il aurait fallu une salle fermée.»
Jacques Henric, Art Press, Janvier 1988 :
« Thème de l’exposition : le corps à corps amoureux. Quand on programme ça, on doit quand même
s’attendre à ce que dépassent, par-ci, par-là, quelques tétons, roudoudous, et poils d’aisselles ou de pubis...»
Jacques Clayssen, Zoom, Février 1988 :
« La direction s’est retranchée derrière <<la prudence devant le réalisme de certaines photographies>>. On
reste stupéfait devant tant de feinte naïveté qui consisterait à invoquer un irréel pour l’image photographique.
Le thème : corps à corps amoureux laissant peu de doutes sur les images produites, on ne peut que
s’interroger, comme le firent les trois photographes, sur la révélation soudaine de la nature des rapports
physiques dans un couple à une direction ainsi déniaisée...»
Jean-Claude Bélégou :le coirps à corps 1985/86
Christian Gattinoni, Le Généraliste du 22/1/88 :
« Le corps à corps et son image restent scandaleux, pour peu qu’ils diffèrent du stéréotype. Florence
Chevallier, Jean-Claude Bélégou & Yves Trémorin, réunis dans le groupe Noir Limite, viennent d’en
expérimenter l’actualité... Lorsqu’il se fait oeuvre, et collective, le désir le corps baroque, le corps critique,
se trouvent effectivement hors ou au-delà de cette petite scène des médias qui montre le corps pour mieux
démontrer le produit...»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 32
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 33
Pierre Bastin, La censure frappe à Bourges, Solidarité avec Noir
Limite, la Wallonie 11/12/87 :
«Trois photographes Florence Chevallier, Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou regroupés dans <<Noir
Limite>> devaient exposer du 25 Novembre au 10 Janvier à la Maison de la Culture de Bourges et présenter
une recherche photographique sur le corps amoureux.
Cette exposition a été annulée par la direction de cette Maison de la Culture, direction qui, invoquant
la crainte du scandale, exigeait des trois artistes le retrait de 23 des 60 photographies qui devaient être
exposées.
Nous tenons ces trois artistes pour essentiels et nous avons brièvement présenté leur démarche commune
dans notre chronique du 9 Novembre dernier, à l’occasion d’une page spéciale consacrée à l’exposition
<<Aspects de la Photographie Actuelle en France>>....
Nous protestons contre l’interdiction qui frappe cette exposition et nous nous élevons contre l’arbitraire
d’une décision, dont la motivation, en plus, est suspecte d’en cacher une autre. En effet si l’exposition devait
constituer un attentat aux bonnes moeurs, c’est au Parquet d’exercer des poursuites, et c’est aux exposants
de présenter leur défense.
Il suffit donc d’un fonctionnaire obscur pour, à lui tout seul, décider de la sanctionner, de les condamner
sans recours. Mais ce censeur est-il seul dans cette décision répressive? Ou bien la France de M. Chirac
est-elle déjà à Bourges, la France de M. Le Pen et de son <<ordre moral>> qui est l’apanage des états
totalitaires?
Cet acte qui est un outrage à l’intelligence, va à l’encontre des libertés fondamentales d’expression et de
création artistique. Il nous concerne nous. En ce jeudi 10 Décembre, jour anniversaire de l’adoption de la
déclaration des droits de l’Homme, la preuve est une nouvelle fois faite que la conquête de la liberté, même
dans un pays qui se présente en exemple comme pays démocratique, n’est jamais acquise, définitivement.
Florence Chevallier, Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou donnent une conférence de presse ce
Vendredi à Paris. Qu’ils soient déjà assurés de notre soutien le plus déterminé et le plus chaleureux. C’est
certain tout ne fait que commencer.»
Pierre Bastin, Noir Limite censurée à Bourges, Corps à corps
amoureux si la beauté est dans nos yeux, la Wallonie du 18
Décembre 1987 :
«Le Prix Nobel de la Paix, Andrei D. Sakharov, a qualifié de <<bien suprême>> la liberté intellectuelle. On
pourrait croire, avec naïveté, que dans les pays réputés démocratiques, au moins la cause est entendue.
Il y a lieu de se tromper. La liberté intellectuelle, qu’elle relève de la recherche scientifique ou de la liberté
d’imagination, de création artistique, reste, même chez nous, une liberté surveillée et, trop souvent, sous
condition normative.
Par ailleurs, qui pourrait encore nier, à l’heure d’aujourd’hui, que la conquête des libertés amoureuses est
aussi importante que celle des libertés politiques, sociales et syndicales. Cela suppose l’acquisition d’une
éthique fondée sur une compréhension élargie de la légitimité amoureuse.
Il appartient à tous d’affranchir cette légitimité des préjugés bourgeois, des conventions amoindrissantes,
des confusions idéologiques et religieuses. Comme le remarque très justement Alexandrian dans son livre
<<Les libérateurs de l’amour>> : <<l’amour n’est pas seulement un sentiment, c’est aussi et surtout un état
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 34
de conscience, un produit de l’imagination créatrice des individus>>. ici encore, ce serait un leurre de croire
que tout est acquis.
Combien n’a-t-on déjà pas commis de crimes contre la liberté d’expression au nom du fallacieux prétexte
des <<bonnes moeurs>>? Cette hypocrisie a toujours cours et a pour nom censure. Trois artistes viennent
encore d’en faire les frais en voyant leur travail photographique sur le corps à corps amoureux, censuré par
la Maison de la Culture de Bourges. Il s’agit de florence Chevallier, Jean-Claude Bélégou et d’Yves Trémorin.
Dans notre chronique du Vendredi 11 Décembre, nous avons avec brièveté mais avec force dénoncé
l’arbitraire de cette décision. Notre propos, cette fois, est moins de continuer à récuser cette censure que de
susciter un certain nombre de réflexions.
Mais avant tout pour bien comprendre les tenants et les aboutissants, nous croyons essentiel de laisser
aux artistes la possibilité de s’exprimer eux-mêmes dans la mesure déjà où ils ne peuvent le faire ailleurs.
Vendredi dernier ils ont donné une conférence de presse à Paris et ont montré leurs oeuvres aux journalistes.
Voici le texte de base qui a servi à cette conférence de presse.
<<Vendredi 27 Novembre nous devions inaugurer à la Maison de la Culture de Bourges l’exposition «
Corps à corps « dont vous voyez les pièces ici rassemblées. Cette exposition n’a pas lieu, annulée la veille
par la direction, solidaire dans son ensemble, de la Maison de la Culture de Bourges avec laquelle, pourtant,
un accord pour cette présentation avait été conclu il y a onze mois. Cette exposition a été censurée.
Censurée au nom de «la prudence devant le réalisme de certaines photographies». Censurée au nom
de la crainte de «choquer des enfants et des personnes âgées». Censurée avec <<libéralité>> puisque
l’on nous demandait, ni plus ni moins, d’enlever 25 des 60 photographies présentes... Censurée dans une
des douze Maisons de la Culture sensées mener une politique pilote de création, une politique audacieuse,
ouverte, prestigieuse, libre.
«Prudence devant le réalisme de certaines photographies»... Peut-on après Baudelaire, après Bourdieu,
après Barthes parler sans mauvaise foi un langage aussi naïf ? Invoquer mille raisons pour censurer, et sa
libéralité personnelle en même temps... La censure ne s’est-elle pas toujours abritée derrière la prudence,
le souci de protection? Ne se fait-elle pas toujours au nom des autres? Ce n’est pas là la moindre de ses
hypocrisies.
Aujourd’hui où le préjudice est porté à nos oeuvres, à nous-mêmes bien sûr, mais aussi à ceux qui
sont associés avec nous dans cette opération : Photographies And Co, La Direction Régionale des Affaires
Culturelles de Haute-Normandie, la Ville du Havre, le Centre d’Action Culturelle de Montbéliard. Au public
enfin. Nous oublions : la Direction de la Maison de la Culture de Bourges a aussi évoqué, pas très longtemps
d’ailleurs, pour nous la possibilité d’une salle close voire de photographies enfermées dans le bureau du
directeur. Voici les faits.
Nous voici qui devons faire vivre ces oeuvres contre la censure, qui devons informer, réagir, empêcher
que le silence n’accompagne l’interdiction, qui devons par-delà le choc continuer à créer et communiquer.
Nous voici qui nous interrogeons sur ce qui peut faire dans une société permissive que l’oeuvre d’art
puisse choquer au point d’être refoulée. Sur ce qui a pu faire écrire au quotidien local (le Berry républicain)
«Noir Limite passe la limite.»
Or leurs limites, faut-il le dire, ne sont pas nôtres.
Noir Limite est le noir de la matière photographique, cet attachement à la réalité de la photographie,
le noir d’une certaine vision du monde, un retour à l’homme, la souffrance, la jouissance, le tragique, à
la subjectivité, à une tradition esthétique. Le retour au corps au-dedans à l’intérieur. La simultanéité de
profondeur de la surface de la peau et de celle de la photographie. Une surface, une matière à vif, à nu, une
surface qui dise ses entrailles.
Noir Limite est le refus de la naïveté moderniste et le dépassement de la déconstruction conceptuelle.
Limite n’est pour nous que tangente, risque, fil tendu vers la construction d’une oeuvre.
Ce qui sépare n’est pas ce qui ferme.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 35
Noir Limite est donc, pour parler franc, un concept intellectuel et artistique qui vit au travers de nous trois,
notre confrontation, notre affection, nos manifestations.
Les limites dont nous parlons sont fragiles, en crise, en désir.
Elles ne sont pas des frontières.
Ce travail sur le « Corps à corps amoureux « qui a été censuré nous le menions ensemble depuis deux
ans, depuis la création du groupe et son manifeste. Ce sujet, cette matière, se sont imposés à nous comme
continuation de nos travaux antérieurs sur le corps tels que nous l’avons évoqué tout à l’heure. Comme sujet
limite, puisque transcendant ; comme rapport à la photographie même, corps à corps avec le réel, le monde,
la durée, l’autre ; comme rapport au désir, aux conflits primitifs de l’homme là où il se met le plus en péril :
dans son rapport à l’autre, son rapport amoureux, sensuel.
Noir Limite n’est pas un groupe d’Avant-garde car les Avant-Gardes sont d’hier, de la modernité. Noir
Limite n’est donc pas un groupe totalitaire et à l’intérieur de cette sensibilité commune nous avons chacun
construit notre oeuvre en continuité de nos originalités, nos histoires.
Florence Chevallier a continué de questionner l’autoportrait en y faisant entrer l’autre, en demandant
comment passer de soi à l’autre, cet autre qui précisément est évacué par définition de l’autoportrait.
Comment photographier soi et l’autre, c’est à dire où s’arrête pour l’artiste soi? Androgynie brouillée, maculée,
métaphore intemporelle et impureté du mélange.
Yves Trémorin a photographié un couple dans le rapport sexuel, dans l’objet du désir, formalisant toutes
ces images imprécises et interdites de l’inconscient collectif. Retour obligé à une animalité constitutive de
l’homme. Travail sur l’acte, acte photographique en coupes instantanées, précises.
Jean-Claude Bélégou a travaillé dans une intériorité à ce corps à corps, parlant du désir. S’incluant dans
l’image au-delà même de ce qu’il est convenu d’appeler «camera subjective», questionnant le rapport au
modèle, l’acte de création dans son déroulement et la relation à l’autre dans son intériorité.
A travers ses expositions ( Noir Limite en 1986, le SITI en 1987, cette création) ses performances (Chambre
Noire à Mont Saint-Aignan en 1986 ; les 30x40 à Paris) ses publications (Manifeste, Caméra International
cette année) Noir Limite s’est bâti une histoire originale dans un milieu, la photographie, où l’on n’est guère
habitués aux groupes d’artistes.
La construction d’une oeuvre est de toute évidence et de façon incontournable au centre de nos
préoccupations. Une oeuvre est une radicalité, une pensée, une construction, une réalisation, une cohérence.
Vous comprendrez cette foi, cette blessure que nous avons ressentie par cette interdiction, notre volonté
que malgré la censure cette oeuvre vive.>>
On l’aura remarqué, ce texte traduit autant la ferveur, la sincérité que la consternation, le désarroi, la
douleur des ces trois artistes dont les oeuvres, faut-il le dire, ont toutes les qualités esthétiques des oeuvres
d’art, en plus de relever du discours amoureux, tout aussi radical que sublimé.
Cette censure est extrêmement grave et préjudiciable et d’autant plus scandaleuse qu’elle s’exerce sur
de jeunes photographes. De deux choses l’une. Ou à Bourges ont vit toujours à l’heure du Moyen age
et de l’inquisition ou on expose tout et tout le monde avec les mêmes droits. Si par exemple on expose
à Bourges les photographies de Pierre Molinier et de Hans Bellmer qui ont été présentées à Beaubourg,
sans restriction, il ne se trouvera personne à Bourges pour s’attaquer à des valeurs bien établies, malgré le
contenu audacieux de leurs oeuvres.
Cette attitude traduit bien le refus de certains d’accorder à la photographie le statut qui lui revient, celui
d’oeuvre d’art à part entière.
Cela dit, les photographies de Florence Chevallier, de Jean-Claude Bélégou et d’Yves Trémorin sont-elles
d’une audace insupportable? Evidement non. La beauté du travail est là pour en témoigner, tout comme sa
démarche. Il s’agit d’une interrogation simultanée sur le corps et sur la photographie. Et dans leurs oeuvres,
le corps et la photographie se fondent pour devenir un seul et même lieu de communication.
Et puisque nous avons cité Bellmer, on peut en revenir à lui. <<Un objet, dit-il, un pied féminin, par
exemple, n’est réel que si le désir ne le prend pas fatalement pour un pied...>> Si nous ne voyons dans
un sexe qu’un sexe, nous ne voyons rien que quelques centimètres de peau et de muqueuses. Si nous ne
voyons dans un visage qu’un visage, nous ne voyons pas la vie, la volonté qui l’anime, l’ordonne et le met en
avant de lui-même. La réalité porte en elle-même tout ce qui la change.
Réel, regard, désir. Le réel n’est pas en cause, mais bien le regard, comme nous l’indique magistralement
le grand poète français Bernard Noël dans son introduction à l’ouvrage <<Le nu>> : <<La beauté n’est
pas dans les choses, elle est dans nos yeux...>> Le nu habille le regard du photographe et le nu dans sa
photographie est le toucher de son regard.
La beauté est dans nos yeux, elle n’est pas dans les yeux des censeurs. La beauté est dans nos yeux,
et c’est là la raison pour laquelle cette expositions sur <<le corps à corps amoureux>> doit vivre et doit être
montrée au grand jour. Le comprendre, c’est être adulte, ni plus, ni moins.
La beauté sera dans nos yeux selon la réponse que nous ferons à la question que posait André Breton à la
fin de son <<Second Manifeste>> de 1930 : <<Veut-on, oui ou non, tout risquer pour la seule joie d’apercevoir
au loin, tout au fond du creuset où nous proposons de jeter nos pauvres commodités, ce qui nous reste de
bonne réputation et nos doutes, pêle-mêle avec la jolie verrerie sensible, l’idée radicale d’impuissance et la
niaiserie de nos prétendus devoirs, la lumière qui cessera d’être défaillante?>>
La beauté sera dans nos yeux ou ne sera pas.»
Pierre Borhan, Clichés n°45 :
«Si Noir Limite passe la limite, ce n’est pas celle de l’indécence, c’est celle d’une conception aseptisée de
la photographie.»
Jean-Claude Lemagny, Noirs et Mythes, Clichés n°45. Texte repris
avec son préambule dans le livre L’Ombre et le temps, Editions
Nathan :
Autre constatation : cette mesure frappe l’art photographique lui-même. Pour en revenir à la citation
d’Alexandrian, si l’amour est aussi << produit de l’imagination créatrice des individus>>, le discours amoureux
est déjà en soi, une oeuvre d’art, et tous les supports, tous les moyens d’expression lui conviennent. L’art
et l’érotisme sont liés en quelque sorte par un pacte de naissance. Il en est ainsi depuis que l’homme a
commencé à s’exprimer et a jalonné son histoire d’oeuvres érotiques.
« Parlant du groupe des XV, j’ai dit plus haut que le temps des groupes était terminé. Le Groupe Noir
Limite m’a fait mentir. Groupe exemplaire qui sait unir la réflexion au travail et maintient le juste équilibre
entre le projet commun et les talents individuels. Il doit batailler pour se ménager des espaces d’exposition ;
car il a toujours voulu se placer par rapport à la vie des formes et non à celle des milieux de l’art, dont il n’a
que faire et moi non plus.
On accepte qu’une peinture, une sculpture, une gravure soit érotique, au pire, obscène ou scabreuse, peu
importe son contenu. C’est ce qu’on refuse obstinément à la photographie qui, pour un même contenu, sera
immanquablement désignée comme pornographique, donc inacceptable.
Sans leur faire de peine, je voudrais dire à Bélégou, Chevallier et Trémorin que les scandales dont ils ont
parfois pâtis étaient de vrais scandales. Bien sûr cette pudibonderie est hypocrite et ridicule, et les intentions
de Noir Limite sont pures. Mais au fond, le problème est réel : devant certaines personnes et dans certaines
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 36
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 37
circonstances, certaines images peuvent choquer au point de gommer toute approche artistique.
Je n’étais pas tout à fait sincère lorsque je prenais ma plume pour défendre le groupe au nom de mes
devoirs d’intellectuel solidaire. Mais c’est cela qui est admirable : un scandale encore authentique alors qu’il
n’y en a plus que des faux car réservés à ceux qui sont prêts à tout accepter et qui ne choisissant plus rien,
réduisent l’art à néant.
Depuis un an je m’interroge. Il faut toujours s’interroger. Mais là je le fais de façon redoublée. Je m’interroge
sur ma propre interrogation.
Dans la mesure où le métier de conservateur ne se confond pas totalement avec celui de manutentionnaire,
il suppose un engagement en faveur des oeuvres. En l’occurrence il s’agit de participer à la défense de l’art
photographique dont chacun connaît le statut incertain et menacé. Et l’habileté est alors de retourner la
situation : justement parce qu’elle n’est pas encore un art reconnu, établi, accepté par tous, la photographie
est un merveilleux champ d’expérience sur les limites et les renouvellements possibles de l’art. L’incertitude
de son statut devient son plus grand trésor ; sa fragilité fait sa force et une dialectique toujours en réserve
permet de faire de cet art en retard (bien plus que le cinéma son cadet) le modèle des conduites d’avantgarde. C’était paradoxal, brillant et, par dessus le marché, juste, donc commode. Trop commode.
Le constant ridicule du critique est qu’au moment où il pense enfin avoir élaboré un système de pensée
pour convaincre les béotiens, la création s’en va ailleurs et le contredit. Le critique n’a plus qu’à planter là sa
théorie et courir après l’art tel qu’il se fait. L’art, comme le réel, est ce qui toujours déborde.
En résumant énormément les choses, disons que la création photographique contemporaine se trouvait
tendue entre deux pôles. Pour coller de plus près aux oeuvres, appelons-les Robert Franck et William Klein.
Le pôle Franck est celui de la solitude de l’instant vécu, le pôle Klein est celui du surgissement des formes
saisies. Pour reprendre les termes définis par Gilles Mora, Franck est plutôt tourné vers le photographié : la
vie est ainsi, et Klein vers le photographique : les images en sont ainsi. Mais ce qui unit profondément les
deux c’est que l’esprit est lié au temps, à l’instant. Jusque-là, la conscience n’en avait pas été parfaitement
prise. Le monde du cinquantième de seconde n’est pas celui de notre durée. La réalité y bascule dans
l’énigme et les formes dans un système d’ombre et de lumière plus ou moins reconnaissable. A part ce point,
l’instant, la photographie partage beaucoup de problèmes communs avec les autres arts du visuel.
Il fallait en arriver jusqu’à ce seuil : la photographie authentique s’avoue comme empreinte lumineuse
en l’instant. Elle n’est que cela. Le moment est venu pour elle, comme pour la peinture avec Cézanne, de
se contenter humblement de n’être que ce qu’elle est, d’accepter de se réduire à sa pauvreté objective. La
peinture n’est rien que des touches de couleurs posées par un pinceau, la photographie n’est rien d’autre que
l’enregistrement de variations de luminosités. La voici nue.
Mais ce seuil s’ouvre vers autre chose. Il est fin et commencement. La photographie n’est pas restée coincée
et condamnée, par une trop étroite définition d’elle-même, à des expériences toujours recommencées sur les
hasards des rencontres. Parallèlement cheminait une tendance bizarre, à première vue un peu perverse : la
mise en scène. Tout était renversé et sens dessus dessous : la photographie n’était plus le jaillissement d’un
éclair préservé par sa brièveté même mais le résultat d’une élaboration intérieure en vue d’un long regard
rêveur. Le moment du déclic n’était qu’un passage technique obligé, mais d’un intérêt infinitésimal, entre
deux méditations visuelles : de l’ordre de l’imaginaire plus que de l’ordre du contemplatif. L’accent était de
moins en moins sur la particularité d’un instant du réel, de plus en plus sur la nécessité de durer dans l’esprit.
Comme toujours en photographie, et même comme souvent en peinture, avait lieu une mise en suspens
du temps. Mais alors ce n’était plus la coupe mais le prolongement qui devenait essentiel, et parfois très
ennuyeux.
Il fallut subir des fabrications glacées, qu’aggravaient encore des explications écrites plus ou moins
énigmatiques car, évidemment (et c’est l’un des dogmes de l’époque), <<elles ne devaient pas avoir de
rapport direct avec l’image>>. Du jailli au figé, le progrès n’était pas évident.
Mais autre chose cheminait encore la sensualité. L’envie d’y toucher, disons le, et même si c’est défendu
par le gardien du musée. L’envie de palper celle qui, après tout, fait qu’une nature morte de Chardin est
meilleure que n’importe quelle bonne nature morte de son temps, celle qui est indétachable de l’art entier
de la sculpture. La matière dont sont faites les photos, malgré sa minceur, malgré son lisse, devenait tactile.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 38
De la conjonction entre mise en scène et sensualité des surfaces, une photographie autre vient de faire
irruption. Une photographie du mythe, une photographie dont les pouvoirs de donner illusion ne sont utilisés
ni pour tromper (ça c’est toujours mauvais) ni pour remettre en question notre vision paresseuse, mais pour
incarner nos rêves. Voici le mot, un peu grandiloquent mais inévitable : incarnation. Tout art n’existe que dans
une incarnation. Jusque là, la photographie cherchait la sienne, de-ci, de-là, un peu en douce et sans trop
oser avouer si grave lacune. Le bout de chemin fait auprès de l’art conceptuel lui avait permis de se mieux
faire connaître tout en éludant la question. Mais il fallut en venir là, car le rêve appelle la chair et la chair
appelle le rêve.
Dans les oeuvres du groupe Noir Limite, il s’agit bien du sens le plus précis du mot incarnation : la mise en
chair. Plus que la pierre ou le bois, qui sont aussi matières et lieux possibles d’incarnation, la chair l’est par
excellence car elle est en continuité avec l’esprit, inextricablement mêlée. Que nous ne sommes rien d’autre
que de la chair fait que, d’un différent point de vue, nous ne sommes aussi, et de part en part, qu’esprit. Mais
voilà : la photographie n’est pas de la viande. Tout au plus du jus de viande, de la gélatine, et des grains
d’argent. Et les grains d’argent pour notre oeil, ça fait du noir. Le rapport fondamental est ici entre la chair et
le noir.
Dans la photographie comme dans la réalité, l’ombre et la lumière n’existent pas l’une sans l’autre.
Cependant, dans la réalité, c’est la lumière qui, bien qu’impalpable, est matérielle : sa vitesse, son intensité
se mesurent. Alors que l’ombre n’est qu’une absence de lumière, négativité absolue. Mais en photographie,
c’est le contraire. L’ombre ne peut y exister sans la lumière mais, l’image faite, c’est d’abord elle qui la
constitue, qui est première, qui définit les formes. Certes, par rapport au dessin, il est en photographie une
sorte d’égalité en équilibre instable entre ombre et lumière, ce que confirme l’effet négatif-positif. Le dessin
peut dire les volumes par l’ombre sans se soucier de l’incidence de la lumière. Ainsi longtemps jusqu’à
la Renaissance. Que la lumière et l’ombre bougent ensemble et dépendent strictement l’une de l’autre
constitue un système qui, depuis le Quattrocento, présage la photographie autant que le fit la perspective
de Brunelleschi. Reste qu’aujourd’hui le mouvement profond de la photographie, du photographique, est de
reconnaître l’antériorité ontologique de l’ombre dans l’image. La photographie disait Raoul Hausmann, est
mélanographie : l’art de constituer des formes avec du noir.
Et si la photographie se trouve enfin un corps, et une chair, c’est dans le noir de l’ombre qu’elle pourra
la trouver. Seul ce noir possède l’intime vibration qui est le propre de toute chair, et même si cette vibration
ne peut avoir lieu sans le voisinage et l’intrusion de la lumière. Le réalisme de la photographie provient en
somme de ce que les rapports de priorité entre ombre et lumière y sont inversés.
Nous y revoilà donc, dans ce dialogue originel : la chair et le noir. Rencontre de ce qui est le plus sensuel,
objet et moyen de la sensualité, la chair, et de ce qui est le plus sévère, le plus austère, ce qui retient tout et
ne rend rien : le noir. Et une fois de plus, il nous faut remonter à la renaissance. Ce n’est nullement par hasard
que les peintres multiplieront alors les nus. Il serait puéril d’y voir l’effet d’une émancipation des moeurs,
d’ailleurs quasiment impossible à évaluer. La raison profonde est que le nu offre une sorte d’exagération
du volume. Avant la Renaissance, avant la perspective, avant le dessin par les ombres et les lumières liées
entre elles, l’art avait très bien su faire sentir les volumes. Dans les mosaïques byzantines les volumes sont
d’une force restée inégalée. Mais l’art n’avait jamais abordé ce problème que le nu est un super-volume.
Même s’il en montrait, ce n’étaient que des nus graphiques ou frileux. Souvent plus près d’ailleurs de la
vérité de nos pauvres corps que des chairs opulentes de l’art classique. Mais l’immense apport de Léonard
de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, fut de se mettre en face de la chair comme volume. Car elle n’est pas un
volume comme les autres ; elle rayonne ; elle est enrobée d’une aura, elle est en même temps elle-même et
au-delà d’elle-même. Parce qu’elle est en continuité avec l’esprit, la chair n’est pas une étendue ordinaire.
Parmi nos rapports aux formes, notre rapport au nu occupe une place à part et irréductible. Pour nous, ses
volumes sont à la fois eux-mêmes et au-delà d’eux-mêmes, tant la relation que nous y avons est, et d’une
façon incontournable, particulière.
En photographie, l’expérience de Steichen, mettant rigoureusement au point les fruits qu’il laisse respirer
un jour et une nuit sous son objectif ouvert, fut peut-être une lointaine préfiguration de ce qui se passe
aujourd’hui.
La présence envahissante, le poids, la chaleur, le tremblement imperceptible mais profond des chairs,
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 39
furent donc un défi exceptionnel jeté à l’art. Et ce n’est pas par hasard si les artistes de la Renaissance, et
des âges classiques l’exprimèrent par les ombres. L’absence, la négation, la bascule dans le néant, au bord
extérieur de la lumière, devint le moyen idéal pour faire sentir le débordement originel de toute viande gonflée
de vie, à la fois pour l’exprimer et le contenir.
Car au coeur de la relation de l’esprit et la chair, nous trouvons bien sûr, la sexualité. Or, l’art concerne les
formes en tant que formes, non nos impulsions ni nos besoins. C’est insulter l’art que d’en faire un moyen
de libération ou de répression des moeurs. Sa question n’est pas là. Mais par ailleurs, il n’est guère facile
d’empêcher un intérêt vital d’envahir un territoire où il n’a rien à faire. Conscient de l’écueil, les artistes de
la renaissance inventèrent le nu idéal, le nu synthétique, arrangé, objet de contemplation culturelle sans
trop être moyen d’assouvissement. A l’époque néoclassique, ce nu à la fois réaliste et stylisé atteignit des
sommets de la froideur. D’où l’écroulement moral de Canova devant les marbres du Parthénon soudain
révélés : toute sa vie il s’était trompé : les Grecs, eux, <<savaient regarder la nature>>.
La photographie ne sait rien faire d’autre. Repartant des rencontres de la chair et de l’ombre, elle se
retrouve devant les mêmes problèmes que ceux de la Renaissance. Mais elle va devoir les résoudre
autrement, car l’idéalisation ne lui est guère permise (même si le mythe lui est ouvert, nous y reviendrons)
et le mieux est pour elle d’avouer, de dire la vérité, toute la vérité. Si la photographie, comme art, n’a pas
plus que les autres arts à se mettre au service de l’assouvissement, elle doit légitimement par nature, ne pas
contourner la charge de sensualité inhérente à la réalité de la chair. Il ne s’agit pas de s’arrêter avant, mais
d’aller au-delà. Il s’agit d’assumer la brutalité du fait pour atteindre à la force des formes. Grand est le danger
de manquer d’élan et de s’arrêter en route. Les exemples de situations intermédiaires complaisantes ne
manquent malheureusement pas. Mais l’un des grands projets du groupe Noir Limite est d’accepter la totale
vérité de la chair pour la transmuer en la plus intense présence des formes dans l’image photographique.
Jean-Claude Bélégou l’exprime magnifiquement : << La simultanéité de la profondeur de la surface de
la peau et de celle de la photographie. Une surface, une matière à vif, à nu, une surface qui dise ses
entrailles.>> Une fois de plus, c’est le <<rien n’est plus profond que la peau>> de Nietzsche qui se révèle le
maître mot de la photographie. L’excitation des épidermes est pleinement acceptée parce qu’elle est aussitôt
transcendée dans les balancements profonds des volumes. La photographie rejoint la sculpture, placée à
l’autre bout des arts, parce qu’elle connaît elle aussi l’ascétisme du toucher.
Mais chacun a son chemin. Chez Bélégou, tout s’ordonne autour d’une grande courbe tendue, dans un
effort douloureux pour s’arracher à soi-même. Tels sont les esclaves de Michel-Ange. Avec en contrepoint
ces mains qui s’agrippent, comme cherchant en vain le violent flux qui arque les masses. Chez florence
Chevallier, le mouvement essentiel est plus secret. Ce ne sont plus des grandes lignes qui dessinent des
profils, mais une éclosion venue du noir ambiant. Par l’effet du miroir, ses figurent semblent naître de la
profondeur des eaux. Au dessin nerveux, par le contour, de Bélégou s’opposent ses volumes par tâches de
lumière s’irradiant de leur sommet. Ce n’est plus Michel-Ange, c’est le Tintoret. Mais Trémorin s’oppose à son
tour par la continuité de ses volumes modelés comme ceux d’un bas relief, modulés dans la matière du gris,
continuant absolument son précédent travail sur les photographies froissées et rephotographiées. Tous ces
défoncements qui pourtant ne violent pas la masse : c’est Rodin.
Que l’évocation de ces grands noms ne fasse pas sourire. Je n’ai aucune prétention à forcer les jugements
de l’histoire. Mais j’évoque plutôt une inquiétude : est-il normal que des oeuvres si récentes renvoient à des
exemples si lointains? La question ne manquera pas d’être posée. Ce n’est pas seulement une même
recherche plastique mais une certaine atmosphère poétique qui relie ces trois auteurs, par-delà leurs
différences. De l’ombre ont resurgi les aventures des Dieux, des combats des Titans, des enlèvements des
Sabines (Chez Florence Chevallier notamment). Pourtant ces images ne renvoient pas directement à des
textes de la légende ou de la mythologie, comme le faisaient les tableaux anciens. Le charme littéraire est
resté collé au passé, mais un art ressuscite, qui évoque des fictions. Liée à ce violent retour de l’incarnation,
que favorise le réalisme photographique, se révèle une étrange aptitude à illustrer un monde imaginaire.
Comme les Arcadies et les Olympes des vieux maîtres, elle relie secrètement des visions et des styles
particuliers. Le jeu des formes n’est pas seulement une démonstration expérimentale, comme si souvent
dans l’art moderne. Comme dans l’art classique, il convoque un univers fictif et poétique commun. Même
sans se nommer, le mythe est de retour.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 40
Ainsi chaque artiste ne serait plus claquemuré dans sa propre recherche, à la fois désespérément et
complaisamment solitaire. Le retour des groupes, comme Noir Limite, en serait un signe. La photographie, à
force d’être en retard, est peut-être en train de réapprendre aux artistes à explorer des territoires communs
de l’imaginaire. Elle ne peut le faire que parce qu’elle atteint elle-même sa maturité. De là mon inquiétude :
va-t-il falloir abandonner l’argument commode de la photographie comme pur espace d’expérimentation?
Bien d’autres exemples convergent vers ce même univers fictif qui doublerait celui-ci, chacun à sa façon. Ce
qui me frappe, c’est que des oeuvres qui tournent résolument le dos au questionnement incessant, répétitif
et systématique de l’art conceptuel soient d’elles-mêmes si puissamment questionnantes.»
D. Tréton, Artension n°4, Juin 88 :
«... Des tirages somptueux qui évitent le double écueil du banal érotisme et de la vulgaire pornographie,
et nous imposent brutalement, dans des corps statufiés par le déclic, l’évidence d’une équivalence, celle du
désir et de la mort.»
André Rouillé, La Recherche Photographique Nov. 1988 :
«La photographie érotique est aujourd’hui objet de consommation courante. Il est dans ces conditions
difficiles de construire une oeuvre photographique à partir du corps dans toute son étendue sensuelle.(...)
C’est pourtant cette voie qu’a choisi le groupe Noir Limite.
Les corps ne sont pas pour eux des objets à offrir en pâture à des regards avides, ils sont inséparables
d’une recherche esthétique, c’est-à-dire d’une aventure périlleuse mettant conjointement en jeu les corps et
la photographie : une tentative impérieuse et désespérée d’atteindre aux confins de la photographie, et au
plus secret des corps.»
Michel Lequenne, Politis spécial été 1989 :
«Que le bicentenaire n’éclipse pas les cent cinquante ans de la photographie. A l’autre bout du Havre,
au Prieuré de Graville, le Corps à corps du groupe Noir Limite. Enfin une vision qui sort des stéréotypes.
Les trois photographes transmettent là leur émotion, leur passion : chair mise à nu, mise en amour ; corps
mélangés jusqu’aux limites, juste avant l’inesthétique, mais pourtant <<jusqu’au bout>>, au-delà du très
codé, exhibitionniste ou esthétisant et souvent phallocentrique. Les deux hommes du groupe contournent
largement l’imaginaire culturel des hommes sur les femmes, tandis que Florence Chevallier s’implique
totalement en se mettant elle-même en scène dans ses rapports amoureux.
C’est sans doute pour cela que cette exposition a été censurée auparavant : le corps et son image restent
scandaleux dès lors qu’on ne peut plus l’appréhender de manière connue et rassurante. Si leur travail reste
inséparable d’une recherche esthétique sur la lumière, ici sur le versant du sombre, du noir - choix délibéré
de tirages très denses - il la dépasse par l’intensité et l’engagement. On sent l’urgence d’aller au fond des
choses, et c’est bouleversant car il s’agit du corps dans ce qu’il a de plus proche et de plus intime.»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 41
Bernard Lamarche-Vadel, Corps c’est noir, Septembre 1989 :
« Noir Limite est certes le vocable sous lequel se sont regroupés trois jeunes photographes : Jean-Claude
Bélégou, Florence Chevallier et Yves Trémorin ; mais ce pourrait être aussi l’objet idéel de leur commune
démarche. Photographier, ce qui suppose le matériau lumineux mais pour y être au centre de la nuit la pire,
celle de l’interdiction de voir. Travail d’approche pour une nuit en deux parties qui coïncident comme le baiser
de deux obscurité complémentaires ou les deux versants d’une même noirceur. Les photographies réunies
sous le titre «corps à corps» représentent l’approche qui seule est figurable de ce qui n’a pas de figure : le
lien sexuel. Mais peut-être parce que ces oeuvres embrassent vraiment leur objet : ce qui ne peut être vu,
elles subissent une translation logique d’une certaine manière sous l’ordre de ce qui ne doit pas être vu.
La jouissance embrasse la loi, l’infigurable dans les bras de l’anonyme, l’innommable joint à l’interdit, le
plaisir dans les tenailles de la censure. Ces oeuvres n’ont jamais pu être vues publiquement, je ne ferai pas
l’histoire somme toute dérisoire de leur interdiction de paraître ; depuis la censure du livre de Pierre Guyotat,
l’expression de l’interdiction n’empreinte plus le chemin du décret qui débouche sur la place du ridicule, le
chemin est désormais plus sûr, plus ombragé et plus vicieux ; chacun, et il s’en est trouvé plusieurs, pour
manifester que cette oeuvre méritait un décret, cela suffit pour dire le rôle éthique assumé par ces images et
de ceux qui ont le mérite très grand de leur offrir un lieu pour être vues. Ceci étant, la censure est une grande,
belle et précieuse manifestation puisqu’elle est en réalité l’horizon interne de toute oeuvre d’art réussie et les
fonctionnaires de la culture méritent d’être embrassés pour avoir su discerner ce noir revers constituant cet
effort vers la limite du visible dans les oeuvres en cause.
Pourquoi cette trilogie, puisqu’il s’agit d’une oeuvre de la coïncidence de trois points de vue, fut-elle ainsi
ressentie comme subversive. A mon avis deux raisons au moins lui ouvrent la voie du purgatoire, sinon de
l’enfer. D’abord la pratique intensive du morcellement du sujet, des sujets ; la brutalité d’un rapiècement
d’organes et de membres, de lieux et de fonctions du corps sans plus de hiérarchisation. La photographie
dite pornographique peut figurer toutes les contorsions imaginables mais pour conserver sa signification
(d’agent d’identification), elle protège et souligne d’abord une vison rationnelle de la topographie corporelle
autour de la représentation de l’acte sexuel. Dans ce domaine il s’agit toujours de faire valoir l’illusion d’une
performance de la visibilité qui encadre en priorité la bonne distance entre la scène et celui qui regarde.
L’oeuvre du groupe Noir Limite frappe trop souvent la représentation d’inintelligibilité des rapports
topographiques pour pouvoir figurer dans le domaine pornographique classique, mais ce faisant elle
compromet le regard du spectateur dans l’intimité du délire des corps, et recherche des équivalents visuels
non des représentations mais des sensations de l’étreinte sexuelle. Telle est à la fois son innovation et la
raison de sa malédiction. Mais aussi une oeuvre vaut autant par elle-même que par son titre et sa signature.
Que le nom d’une femme soit compromis entre celui de deux hommes dans une oeuvre qui montre ça,
dominant en le signant ce lien auquel il ne lui est encore permis que de se soumettre est toujours très mal vu,
au point qu’il se pourrait bien que ce soit cette maîtrise irruptive qui ait rendu si longtemps ce corps à corps
invisible.
vocable sous lequel ils se sont regroupés en 1986 fut peut-être prémonitoire, car plusieurs institutions ont
jugé que leurs photographies dépassaient la limite du montrable et les ont censurées. Une bonne raison sans
doute pour Bernard Lamarche-Vadel de proposer leur exposition à La Base et de lever ainsi une censure
incompréhensible de nos jours.
L’érotisme de ces photographies, où des corps de couples hétérosexuels mettent à nu leur désir, est
pourtant voilé de toutes les subtilités des jeux de lumière du noir et blanc. La pornographie crue des magazines
serait-elle plus acceptable dans la mesure où elle concerne toujours un autre que soi? Ici l’identification
est probable, ou, du moins, concevable. Que ce soit dans la tendresse des jeux de mains pétrissant les
formes féminines des photos de Bélégou, ou que ce soit dans les images plus violentes, parce que plus
exhibitionnistes, des gestes sexuels soumis à notre regard par Trémorin. Ou encore dans la description plus
distanciée de l’acte amoureux par Chevallier, car les scènes sont prises dans un miroir recouvert de gouttes
d’eau, écran qui poétise et sculpte les corps. La connexion du désir avec le mental est alors plus explicite - le
sexe comme l’art n’est-il pas surtout cosa mentale? Là se tient peut-être la faille de la photographie concernant
la représentation de l’ineffable attaché au rapport amoureux, alors que celle-ci peut être merveilleusement
rendue par la peinture.»
Dominique Baqué, Le vide, et le noir, et le nu, La Recherche
Photographique n° 11, Décembre 1991 :
«(...) Le groupe Noir Limite met en scène une imagerie paroxystique de la sexualité, détruisant ainsi
une autre mythologie : celle de la fusion amoureuse. Ni tendresse, ni caresse : l’acte sexuel est violence,
choc des corps, duel à mort des amants. Chez Jean-Claude Bélégou, des mains masculines s’accrochent
aux ventres féminins, masquent les yeux, pressent durement les seins. Une bouche retient un cri, un cou
se tend à se rompre, une sueur de douleur autant que de plaisir, nappe un corps révulsé dans le noir. Plus
brutal encore est le corps à corps dans les photographies de Florence Chevallier : à travers l’écran brumeux
de vitres pluvieuses, les corps s’enlacent pour mieux s’attaquer, se prennent et se désarticulent. Ici, point
de visages : des torses crispés, arc-boutés, des chairs emboîtées, des sexes érigés. (...) Il est un point sur
lequel il convient de s’interroger  : la perte du visage. Chez le groupe Noir Limite, c’est l’ombre noire qui
happe les corps, dévore les formes, enténèbre la figure humaine...»
Enfin dans cette persévération sérielle d’un même sujet sans doute ce qui est particulièrement troublant
demeurent les trois temps distincts dénotant des points différents. Violence de Trémorin, picturalité de
Chevallier, tendresse subtile de Bélégou, trois manières de prononcer la dérive d’un sujet inqualifiable pour
et dans la lisière qui le constitue par approche autant que par désagrégation.»
Anne Dagbert, Noir Limite à la Base, Art Press n°141 :
« << S’attacher à cette matière du corps, là où nous ne pensons plus au-dedans de nous>>, c’est ce
que tentaient d’exprimer les trois jeunes photographes Jean-Claude Bélégou, Florence Chevallier, Yves
Trémorin dans leur très belle série de photos noir et blanc <<Le corps à corps amoureux>>. Noir Limite, le
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 42
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 43
1991 NOIR LIMITE : LA MORT
Bernard Lamarche-Vadel, texte paru dans le catalogue Noir Limite/
La mort :
«Ces gestes qui consistèrent, ici ou là, à soustraire de la vue de tous ces images ou quelques-unes
d’entre elles; ces gestes de censure je les veux croire appartenir au passé. Gestes inappropriés de protection
des hommes de leur Inéluctable’ devenir, de leur irréductible condition Que la mort nous ronge aujourd’hui
et chaque jour, et que blessés nous le soyons tous plus ou moins, c’est le signe de l’homme que de le savoir
autant que de vouloir l’ignorer.
Les années 90, je le suppose et je le souhaite, vont être des années de réinvention des proximités de
l’homme. Le discrédit impressionnant qui est le sort de l’ensemble de la classe politique le dit ouvertement
: nous ne voulons plus de ceux qui nous ont intérieurement civilisés contre nous-mêmes, nous rejetons
ceux qui nous ont éloignés de ce que nous sommes; tous ces hommes forts et très abstraits qui confisquent
journellement notre vie, notre mort, nos blessures, nos souffrances, la misère, sous des déclarations de
gestion ou des gesticulations cosmétiques, c’est simple et c’est ferme, nous nous en détournons pour aller
par le chemin qui mène à nos vrais alentours, â nos proximités quotidiennes grosses de la mort aussi qui
à force de n’avoir plus de logement dans des images est devenue l’image de trop de vies Que la mort soit
encore la vie et non que la vie soit déjà la mort, voilà le devenir auquel nous sommes, et c’est heureux, d’une
certaine manière condamnés.
Le Groupe Noir Limite s’est donné pour mission de constituer son oeuvre sur la lisière de ce qui est
figurable. Que la censure sous sa forme instrumentale et brutale l’ait atteint est regrettable certes, mais rien
n ‘est censurable aujourd’hui que parce que tout le reste est déjà censuré : l’homme, séparé de lui-même, de
son espèce et de sa fin par la puissance active contre lui des chiffres. Que cette oeuvre manifeste au présent
l’abolition virtuelle inéluctable de chacun, que la mort soit par le génie propre de la photographie notre passé,
notre présent et notre devenir, voilà vérité difficile à soutenir qui méritait aux yeux de certains l’interdiction.
Mais cette interdiction, promontoire du désir de soustraire et d’effacer, outre qu’elle révèle l’efficacité de ce
qui est révélé, révèle aussi que l’espèce entendait encore se défendre de sa condition; signe instructif pour
chacun que l’espèce allait à sa perte en se niant quant à son destin, en niant l’image de ce dernier.
Jean-Claude Lemagny, conservateur en chef au Cabinet des
Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque Nationale, , texte
paru dans le catalogue Noir Limite/La mort :
«On a souvent dit que la photographie entretenait un rapport profond avec la mort.
Photographier quelqu’un c’est le figer sur place, le pétrifier en image tel qu’il a été et ne sera plus jamais.
André Bazin y a vu une momification et les reporters savent bien que leur geste décisif s’apparente à celui
de tirer.
Le temps du photographe - nous a dit Jean-François Chevrier - est le futur antérieur. La pensée de celui
qui appuie sur le bouton est fondamentalement un « cela aura été » culbutant l’être visé à la fois dans la
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 44
Jean-Claude Bélégou :la terre-la mort 1988/89
Préparons ensemble la bonne mort de chacun, c’est aussi affaire d’images acceptées, défendues,
supportées par tous.»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 45
mort et dans le souvenir. Et Walker Evans a écrit «le photographe est impliqué dans ce à quoi n ‘importe quel
moment du présent ressemblera, lorsqu’il deviendra du passé ».
Car, et à l’inverse de ce que nous croyons souvent, la mort n’est pas devant nous à nous attendre. Elle est
derrière nous, à nous rattraper. Tout ce qui est dans le passé lui appartient et notamment toutes les photos.
La mort nous suit et gagne chaque jour un peu plus de terrain, jusqu’au jour où elle nous mettra la main sur
l’épaule...
Si on ne peut, pas plus que le soleil, « regarder la mort en face » c’est qu’elle est derrière. Et chaque
photographie, conservant un instant du passé, est une petite fenêtre soudain ouverte sur le royaume immense
de la mort. Chaque photographie est au fond un objet insoutenable puisqu’il nous fait voir ce qui n’est plus,
qu’il nous permet de contempler tranquillement ce qui est, en vérité, devenu invisible. Dans notre univers de
consommation et d’aliénation, la photographie, si vulgarisée et prostituée soit-elle, continue de faire rôder
l’inquiétude d’un au-delà.
est là qui rôde, l’incroyable odeur aigre-doux de la mort » (Céline)
Dans ce « dit des trois morts et des trois vifs», Noir Limite pose une fois de plus l’éternelle question : «
Mort, où est ta victoire ?» Et ce qui est opposé ici à la mort n’est ni une hypothétique survie, ni même la
fécondité qui passe par le retour du grain à la terre. C’est une sensualité profonde et robuste qui assure les
aspects les plus terribles de la mort comme elle est capable d’assumer les aspects les plus rudes de la vie.
Nietzsche a dit « le sens du tragique augmente et diminue avec la sensualité». Ce qui réunit la mort et
la vie en les dépassant c’est la splendeur des formes matérielles qui nous entourent et qui vont toujours
se transformant de l’une en l’autre. Par sa nature temporelle la photographie nous rappelle l’universelle
présence de la mort, par sa nature sensuelle elle nous fait sentir que la mort n’est qu’une péripétie de la vie
qui la déborde et l’emporte à son rythme.
Le groupe Noir Limite ne nous parle pas ici de cette mort dans le temps, liée à l’instantané photographique.
Il nous parle de la mort comme forme et matière lorsqu’elle se dit à travers les formes et la matière des
photographies. Il ne s’agit plus de la mort comme idée abstraite mais de la mort comme apparence concrète.
Jacques Henric, texte paru dans le catalogue Noir Limite/La mort :
La chair de la mort c’est la décomposition. Dans son beau livre « l’Automne du Moyen-Age » l’historien
Huizinga a montré comment cette époque qui ne s’est pas vue naître (le Moyen-Age s’est très longtemps
pensé lui-même comme un prolongement de l’Antiquité) s’est vue mourir. En témoignent les sculptures et les
peintures de « transis» rongés de vers dans lesquels le temps des cathédrales s’est regardé pourrir.
«LE TRIO INFERNAL
Pensons que cette mort comme horreur absolue ne pouvait être ressentie que dans un monde de
chrétienté. Le christianisme a, entre presque toutes les religions, ce caractère très particulier et, au fond, très
étrange, que Dieu y est du côté de la vie et contre la mort. Dieu n ‘y prend pas la responsabilité de la mort,
il la combat et s’y débat, comme chacun d’entre-nous. Le Christ était un être parfait mais - nous dit Saint
Thomas d’Aquin - lorsque son cadavre resta un jour et deux nuits dans la tombe l’imperfection était en lui.
Dans la plupart des religions l’axe de la divinité n ‘est pas placé du côté de la vie mais à la jonction de la
vie et de la mort. Comme si les hommes ne s’étaient aperçus que tardivement qu’il fallait choisir.
Le couple vie-mort apparaît originel et indéfaisable. En effet, le propre du vivant est de devoir mourir et
le propre du mort est de permettre la vie. Les Aztèques sculptaient des masques squelettiques d’un côté,
joufflus et souriants de l’autre. Leurs statues hérissées de crânes et de tibias, qui nous effraient et nous font
parler « d’images de la mort» étaient aussi bien l’image d’une divinité bienveillante et protectrice, maternelle,
la Terre source de toute fécondité.
C’est dans cet axe de I’ambiguïté de la mort comme matière que se sont placés les photographes de Noir
Limite. Ils nous parlent de la mort au contact de la vie, juste après ou juste avant, ou mêlée à la vie par la
force des symboles.
Yves Trémorin, par un regard d’une précision extrême, nous montre ces pieds, ces mains, ces membres
et ce visage figés, gonflés par la mort récente et rendus à une plénitude sculpturale avant que le grouillement
des vers ne viennent s’en emparer. Comme si le temps s’était réellement un moment arrêté pour eux, les
figeant selon les purs volumes dans l’espace qu’ils ont toujours été mais que l’écoulement dé la vie et du
mouvement nous faisait oublier.
Jean-Claude Bélégou ose affronter les épousailles de la chair et de la terre, leur étroite intimité. Ce n’est
pourtant pas une horreur négative qui se dégage de ces images évidemment difficiles C’est l’impression
d’une fécondité déjà là présente et irrésistible et la noire pureté des limons et de tous les humus.
« Lorsque se lèveront dans les champs d’épandage
Tant de martyrs jetés dans les égouts de Rome »
Charles Péguy
La mort parfumée et coquette de Florence Chevallier, cette mort fardée et fleurie, est ici la plus effrayante
et la plus ambiguë. C’est une mort baroque et perverse où les jolies couleurs ne sont là que pour nous
rappeler que les chairs sont en train de devenir verdâtres et où les guirlandes de roses nous disent « qu’elle
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 46
« De nos jours l’abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra ».
Georges Bataille
Voilà, il a encore sévi ! Le lieu du crime : entre « abattoirs » et « cathédrale ». Plus exactement en plein «
abattoirs », en pleine «cathédrale ». Côté enfers, et côté Paradis, mais en même temps, dans le même geste,
dans le bref coup de feu du même déclic, au sein du même passage en rafales de la même nuit.
Pouvait-il, le diabolique trio, rêver meilleur espace ? Le lieu où les corps tombent confondu avec le
lieu où les corps ascensionnent; où les corps de pourriture se transmuent en corps de gloire, en corps de
résurrection. Abattoirs, cathédrale : le « noir saint Paul», comme l’appelait Nietzsche, entre une harangue à
Ephèse, un coup de gueule à Millet, une prophétie à Rome, a dû, de nuit, traîner ses sandales dans les docks
et les entrepôts du Havre, préparant ainsi le terrain à ce trio de sataniques voltigeurs qui, depuis quelques
années, se portent, toujours vers les points les plus sensibles, les plus menacés, les plus dangereux du front.
Car c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, d’une guerre un peu spéciale, certes, mais une guerre, puisque en
celte ligne de front où canardent mes trois fantassins d’élite - j’ai nommé Florence Chevallier, Yves Trémorin,
Jean-Claude Bélégou -, des corps doivent chuter avant de se mesurer à une possible éternité. Dans la
cathédrale-abattoirs, il est question, je le rappelle, de rien de moins que la mort
C’est une histoire très ancienne. Dès Lascaux, dès les premiers admirables vagissements de l’art, les
clichés pris par l’homme parlent de ça, que de ça : les corps, l’érotisme, la mort. Des sexes de femmes, des
hommes qui bandent, des animaux et des humains qui se vident de leurs entrailles. D’entrée, le programme
est annoncé. Relire Bataille sur cette question : «L’humanité entière a vécu dans le sentiment d’un inintelligible
lien de la volupté et de la mort », « Nous le savions pourtant, le secret de la mort est l’excessive jouissance
de la chair (…) ; le bonheur de la mort jouit». Si vous en doutez, regardez sans plus tarder le visage souillé
ou le corps arqué, sexe en premier plan, de cette femme photographiée par Jean-Claude Bélégou ; laissezvous glisser dans ce puits de douceur terrible, sans fond, que vous ouvrent les photos d’Yves Trémorin, et où
vous pourrez caresser la dure peau de ces mains pacifiées, l’orteil de ce très vieux pied de cadavérisé; voyez
Mère Florence Chevallier, Sainte Chevallier Florence, voyez la vierge et archi-femme, la fleurie, la mariée, la
future gravide, l’ancienne accouchée, la bénite, la couronnée, la voilée ou dévoilée, l’intacte et la meurtrie,
la pure et obscène et profanée (de pro-fanum : mise au devant de l’enceinte sacrée, en l’occurrence la mort)
et sauvée entre toutes Florence Chevallier qui elle, parce qu’elle est femme, se veut (et se peut) aussi bien
derrière que devant la lentille de son objectif s’installe en corps des deux côtés du miroir, en exposante et
exposée, offerte et offrante, toute en représentation, fardée, peinturlurée, décorée, mise en scène, opaque
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 47
simulacre jouant la mort et jouissant muettement de ce jeu.
douloureux dans la proximité, c’est la distance qui demeure.>>
L ‘érotisme, la mort : comment, par un geste d’art ou d’écriture, rester au plus près de la « diabolique
coïncidence » (Bataille) de ces deux sombres planètes ? Je dirai que c’est ce qui décide de la valeur d’une
oeuvre, artistique ou littéraire. Les premiers travaux de Florence Chevallier, d’Yves Trémorin, et de Jean
-Claude Bélégou sont éloquents : le corps humain, et sans délais, sans détours. Le corps, c’est l’âme
mise en forme, incarnée, affirment les premiers Pères de L’Église. Pourquoi tergiverser, perdre du temps,
photographier des clairs de lune, des massifs de rhododendrons, le flou d’un ciel... Tout de suite à l’essentiel.
Normal que s’étant rencontrés, les trois casse-cou (car c’est casse-cou de se pointer ainsi sur un terrain où
la lave en ébullition est toute proche), se soient reconnus, compris et groupés. Deux hommes, une femme...
Efficace trinité.
Yves Trémorin a choisi de fixer par des fragments d’anatomie (pieds et mains) les signes de la désincarnation
physique. Illuminés de l’intérieur, ces membres inertes, posés sur une couverture, sont enfouis dans la
pénombre. Les plis, commissures et stries des moignons écornés accréditent l’idée que la mort est plus forte
que la vie. Le dialogue de l’ombre et de la peau ridée, tannée, érodée, est l’objet de ce travail rigoureux qui
a pour enjeu le sens des formes. En cadrant la beauté des mains, agrippées ou détendues, ou cet oeil blanc
rivé sur l’éternité, Yves Trémorin témoigne d’une tendresse retenue, à rapprocher de celle qui émanait des
émouvants portraits nus de sa grand-mère.
D’autant qu’en accord sur l’essentiel, aucun des trois ne ressemble aux deux autres. Chaque oeil a ses
fossés, ses abîmes. Ils peuvent exposer ensemble parce qu’ils se sont préalablement exposés, par corps
interposés, dans la plus douloureuse et la plus jouissive des solitudes.
Yves Trémorin. La mort ne se lit qu’aux extrémités. Un pied, une main, le blanc d’un oeil tourné vers son
dedans, une peau ridée, tannée, un ongle mal incarné dans ce qui fut verbe bien incarné et qui retourne, en
beauté, à ses origines soufflées. Il y a une lumière spécifique de la mort et des extrémités. Une lumière qui
vient de l’intérieur et que capte Trémorin, comme ferait à la fois le plus intuitif et le plus savant des sourciers
Jean-Claude Bélégou. Et poussière tu retourneras poussière. Mais, dans sa sagesse, l’Ecclésiaste n’a
pas prévu qu’avant la sèche poussière, il y aurait l’humide, l’humus, la terre, le charbon gras, la boue, et
l’accouplement érotique de ce corps de femme avec les mille éléments décomposés Tout ce qu il y a de
pénétrable, de velu, de tendre, par la terre et la mort sera attendri et pénétré Le ventre est pris la chevelure,
un sein, I’entour de la bouche, la raie des fesses ; les jambes s’écartent, accueillantes, généreuses à la
terre, ô la nuit, à la mort, la vulve est entrouverte, tout le corps appareille pour un dernier Cythère. C’est
du Rodin à l’envers. Le nu réembarque pour une glaise dont il n’est pas sorti Ce n’est pas une fin c’est un
commencement Pas une mort. Un acte d’amour.
Florence Chevallier. Je suis ce vrai corps - là, et ce corps -là, et ce corps - là, vrai vivant et faux mort dans
une vraie mort jouée d’en deçà et d’au delà la mort. Je me déguise comme tous les morts qui pour faire la
fête se font la tête effondrée, les mains croisées, les bras relâchés, les yeux fermés ou renversés, les lèvres
ouvertes de tous les morts qui miment et trompent la mort. Je mime avec outrance car la mort c’est kitsch.
Fleurs, fourrures, bougies, bijoux, fards, voiles, tentures... Vous pensiez que ces seins là, ces hanches là,
cette toison là ne faisaient pas partie du tableau stéréotypé de la mort? Allons, allons !... Eduquez-vous
jeunes gens! Elle se dévoue, Florence Chevallier. Faut-il tout leur expliquer à ces gamins!
Florence Chevallier, entourée d’accessoires rudimentaires (fleurs, bijoux, bougies) compose un petit
théâtre dont elle joue tous les rôles fardée, peinte, maquillée, couverte d’un linceul, elle s’exhibe sans pudeur
à travers une série de personnages (madone, princesse, putain ou fée).
Sincérité et dérision se mêlent dans ces scènes imaginaires et poétiques liées à l’enfance. L’iconographie
de ces tableaux funéraires parodie les stéréotypes de la mort figurés dans les images saintes. Par ce jeu
de miroirs avec son double, Florence Chevallier accomplit une sorte de voyage exotique et initiatique dans
l’au-delà. Ses coloris suaves et aigre-doux rompent pour la première fois avec le langage du noir et blanc
spécifique de Noir Limite.
Suite du travail opéré sur le <<corps à corps amoureux>>, ces soixante-quinze oeuvres développent les
interrogations esthétiques sur la substance même de la photographie menée marginalement par le groupe
Noir Limite depuis sa création en 1986.»
Nathalie Luyer, Vis à Vis International n°9 :
«Le groupe Noir Limite qui depuis cinq ans se distingue par la rigueur de ses travaux expose aux Anciens
Abattoirs du Havre sa troisième création. Florence Chevallier, Yves Trémorin, Jean-Claude Bélégou, ont pris
le parti de la provocation et de la séduction. Les avis les concernant seront donc tranchés. Insoutenables ou
fortes, les images de Noir Limite méritent l’attention, elles parlent sans voyeurisme de notre devenir que l’on
soustrait souvent  : la mort.»
Voilà une image sainte, et elle veille sur nous. Amen.
Trio infernal? Oui, mais en étape ici au Havre, dans cet abattoir-cathédrale, pour un prochain reportage
photographique sur, qui sait... la vie au Paradis...
Pierre Bastin, La Wallonie, 12/4/91, Noir Limite aux abattoirs :
Patrick Roegiers, Le Monde du 5/4/91 Jouez avec la mort. :
<<Le Groupe Noir Limite s’est donné pour mission de constituer son oeuvre sur la lisière de ce qui est
figurable. Que la censure sous sa forme brutale l’ait atteint est regrettable certes, mais rien n’est censurable
aujourd’hui que parce que tout le reste est déjà censuré : l’homme séparé de lui-même, de son espèce et de
sa fin par la puissance active contre lui des chiffres.
« Dans un ancien abattoir fermé depuis cinq ans où les tirages sont accrochés sur des filins d’acier reliés
à des pylônes de béton gris, le groupe Noir Limite expose sa deuxième création sur un sujet commun : la
représentation de la mort.
Que cette oeuvre manifeste au présent l’abolition virtuelle inéluctable de chacun, que la mort soit par
le génie propre de la photographie notre passé, notre présent et notre devenir. Mais cette interdiction
promontoire du désir de soustraire et d’effacer, outre qu’elle révèle l’efficacité de ce qui est révélé, révèle
aussi que l’espèce entendait encore se défendre de sa condition ; signe instructif pour chacun que l’espèce
allait à sa perte en se niant quant à son destin, en niant l’image de ce dernier.
Jean-Claude Bélégou saisit la mort comme un acte d’amour. Enfouie dans l’obscurité, la chair en
décomposition, couverte de sable et de suie, est littéralement avalée par la terre. La matérialité de la lumière
autant que l’identité de la mort constituent le sujet de cette vision tourmentée. Pour Bélégou, la prise de vues
est un rituel violent où l’histoire individuelle et l’histoire collective se rejoignent. La substance, le poids du
corps putrescent, cadrés sans pudeur sous tous ses angles, illustre le manifeste Noir Limite : <<Ce qui est
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 48
Préparons ensemble la bonne mort de chacun, c’est aussi affaire d’images acceptées, défendues,
supportées par tous>>
1
Rien mieux que cet extrait du critique d’art Bernard Lamarche-Vadel, repris dans le catalogue1, ne pouvait
[ Note de JCB : nous ne reproduisons pas dans ces extraits de presse les six pages des textes signés
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 49
introduire notre présentation de ce qu’il est convenu d’appeler un événement artistique de tout premier ordre
(...)
Rappelons que le groupe Noir Limite réunit trois jeunes artistes : Jean-Claude Bélégou, Florence Chevallier
et Yves Trémorin. Tous trois se sont rencontrés à Arles en Juillet 1984. De la convergence de leurs travaux
et préoccupations est né en Janvier 1986 le groupe Noir Limite.
«Noir Limite, selon son manifeste, est le noir de la matière photographique, cet attachement à la réalité
de la photographie, le noir d’une certaine vision du monde, un retour à l’homme, la souffrance, la jouissance,
le tragique, à la subjectivité, à une jouissance esthétique. Le retour au corps au-dedans, à l’extérieur. La
simultanéité de la profondeur de la surface de la peau et celle de la photographie. Une surface, une matière
à vif, à nu, une surface qui dise ses entrailles...»
Cette troisième création Noir Limite nous remet en mémoire les difficultés que la précédente, travail sur le
corps à corps amoureux, avait et continue de rencontrer, notamment censurée à Bourges et près de Milan. A
n’en pas douter cette étape au Havre, dans cet abattoir-cathédrale, va encore faire hurler l’enfer des «bonnes
intentions.»
Difficile d’imaginer cette exposition, son environnement : un haut lieu de boucherie de 1500 m2 construit
après guerre sur le port ; son contenu : soixante-quinze photographies de grand format (80*120 cm); son
thème : ce dont personne ne veut entendre parler, c’est-à-dire le tabou qui pèse sur la représentation de la
mort ; sa séduction et sa provocation : sa mise en images exigeant du spectateur << un rôle actif par une
«mise en danger» de son regard et de ses émotions.>>
Avec Jean-Claude Bélégou, nous assistons au retour à la terre, au repos, à la mort. Mais dans cet
environnement de terre le corps n’est pas un décor, ni un lieu exotique, c’est aussi un terrain d’argile (berceau,
labour, racine, sève) et biologique, physiologique. L’artiste prend en compte la terre comme étant encore lieu
des forces intérieures, lieu d’intimité, lieu de bouillonnement des sèves, de maternité, de pénétration. C’est
l’étreinte terre chair qui permet encore l’échappée sensuelle. Selon un proverbe maori, la terre est une mère
qui ne meurt jamais.
Pour reprendre l’expression de Jacques Henric, autre préfacier et co-invitant à l’exposition, <<Le nu
réembarque pour une glaise dont il n’est pas sorti. Ce n’est pas une fin, c’est un commencement. Pas une
mort. Un acte d’amour.>>
Yves Trémorin traduit la mort en posant son regard sur les centres de perception du corps, de mobilité, sur
ce qui ont permis au corps d’être dans l’action, d’exprimer ses vouloirs et ses pouvoirs, ce qui le rendait être
unique dans ses facultés propres. C’est la fin du mouvement, du geste, de l’action. De ces gisants anonymes
il ne montre que des extrémités : pieds, mains, oeil, parties de chair usées, entamées, érodées par la vie,
toujours baignés d’une espèce d’aura de vie.
La série de Florence Chevallier surprend d’abord par la couleur et la propre mise en représentation de
l’artiste. Elle comporte aussi deux volets. Le premier réunit les photographies réalisées au départ de la série.
Le travail sur la couleur est encore proche du noir et blanc et conserve une part d’ombre et de mystère, ce
qui sera abandonné par la suite.
C’est sans doute la part la plus séduisante parce que romantique. (...)
un résultat physique, une affirmation d’existence charnelle.
Noir Limite renforce la radicalité du corps, lieu élémentaire de vécu (sexe et mort) et lieu combinatoire
(sexe-vie et mort), vide de toute rhétorique idéaliste au nom de laquelle on a l’hypocrisie de la nier.
Nous sommes en présence d’une immense provocation. C’est certain. La vie, l’amour, la mort sont à ce
prix. <<Qui laisse une trace laisse une plaie>> a écrit Henri Michaux. Que cette sublime provocation reste
en nous comme une trace, et plus qu’une trace photographique. Que subsiste en nous la plaie salutaire.»
Patrick Roegiers, France Culture 25/5/91 :
« C’est dans les docks, c’est dans un lieu complètement exilé, dans un ancien abattoir raclé jusqu’à l’os,
aux carreaux crevés, où seule persiste l’ossature de béton gris, c’est là que sont accrochés sur des filins
d’acier les 75 tirages du groupe. Il y a chez eux une forme de ténacité à part.
Brigitte Ollier, Libération, 4&5/5/91 :
«Que du brut, du béton de l’extra, aujourd’hui, ça déménage.... <<Préparons ensemble la bonne mort de
chacun, c’est aussi affaire d’images acceptées, défendues, supportées par tous>> écrit Bernard LamarcheVadel, critique d’art et l’un des supporters connus (avec Jean-Claude Lemagny et Jacques Henric) du groupe
Noir Limite, créé en Janvier 1986,. Soit Florence Chevallier, Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou, <<Trio
infernal>> prompt à dégainer des images incendiaires et des réactions itou : parfois, censure! Thème de leur
dernière stupéfaction, La mort. Corps défigurés par la terre (Bélégou) mouillé de fougères ou vampirisé par
le néant (Chevallier) stigmatisé en morceaux choisis, la mort n’est pas facile à encaisser, encore moins à
choisir.»
Pascal Colé, Les Infos. :
« A l’évidence, l’endroit tient du religieux. On y respire un abandon qui réclame le drame et la passion. Audessus de nos têtes des centaines de petites vitres forment un vitrail désespérant. Elles se sont brisées sous
l’assaut d’anges armés de frondes. Des brèches par où s’engouffrent le vent et le bleu du ciel.
Le second volet ne flatte plus l’oeil. C’est une véritable provocation, un sacrilège baroque, une mise en
scène du dérisoire, un long ricanement soigneusement ponctué de fleurs, des «jeux interdits» lucidement
exaltés. (....)
<<De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort>> a prévenu
Georges Bataille. Noir Limite nous entraîne sur ce chemin de croix périlleux. Les visiteurs claudiquent, un
pas dans la vie, l’autre dans la mort. Un pas dans le divin, l’autre en enfer...
Florence Chevallier met en scène les image de la mort, de sa mort. A leur tour elle donne l’imagination de
la mort. Un tel réalisme empêche tout essor poétique, toute échappée, fut-elle lyrique ou érotique. (...)
Jean-Claude Bélégou a surpris une femme ensevelie. Le corps nu du cadavre est des plus accueillants.
Cuisses ouvertes. Le sexe semble huilé (saintes huiles!) comme pour un ultime désir. La terre obscurcit le
ventre, les seins, le visage et les cheveux de la morte à la manière d’un suaire délicat. La chair est fraîche.
La mort douce. En écho nous revient un passage du récit du père Gracian après l’exhumation de Thérèse
d’Avila. Aucun cheveu ne manquait. Le corps était charnu des pieds à la tête, le ventre et les seins <<Tels
que s’ils n’eussent point été faits de choses corruptibles>>. Nous aimons imaginer Thérèse belle comme
cette morte à la peau encore frissonnante.»
Avec son exposition «Corps à corps», puis avec celle sur la mort, Noir Limite confirme son refus de
prendre le corps comme lieu mental. Il entreprend ce corps comme un terrain à risque, un lieu géographique
où il y a lieu de prendre tous les risques, y compris celui de s’y dissoudre. La photographie du corps doit être
Bernard Lamarche-Vadel, Jacques Henric et Jean-Claude Lemagny contenues dans le second catalogue
NOIR LIMITE/LA MORT.]
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 50
La mort vue par Florence Chevallier est d’un kitsch extra. On songe au luxe de pacotille exhibé dans
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 51
certaines régions d’Italie, d’Espagne ou du Mexique en de pareilles circonstances. Toc et religieux font
bon ménage. Sexe et sacré aussi. La démonstration fut faite de nombreuses fois. Madone enguirlandée,
Bienheureuse fleurie, Florence Chevallier met en scène la mort dans une débauche d’étoffes colorées. Un
diadème posé délicatement sur sa tête, elle nous fait penser aussi enveloppée de fourrure sombre, aux
derniers moments d’une reine. Mais une reine offre-t-elle ses seins, ses hanches, sa toison à la postérité?
Hélas non. Mais la mort ainsi fardée, presque coquette, ne peut faire oublier que la pourriture guette. Une
partie de cache-cache perdue d’avance par les mortels.
La camarde, c’est aux extrémités du corps que Yves Trémorin l’attend. C’est par là que le froid arrive.
Gros plan sur ce pied qu’autrefois le croque-mort mordait pour s’assurer du décès de son client. Arrêt sur la
main, paume ouverte sur le ciel. Main qui fut caressante et travailleuse. Yves Trémorin creuse chaque ride,
chaque pli. Nos membres se fanent vite. Profitant de leur immobilité, il saisit ce que le mouvement - la vie dissimulait. La mort n’a rien à cacher...
en passant par quelques amuse-gueules pétillants autour du sexe. Dans ce dernier registre, la palme va au
tandem sulfureux Yan Morvan (pour les photos) et Jean-Marc Barbieux (textes), qui proposent Mondosex,
un reportage pointu dans le monde de la pornographie gagné par la silicone. Il faudra un jour expliquer ce
malaise qui a gagné la photographie contemporaine, se demander ce que signifie l’avalanche d’images
morbides sur les cimaises quand le genre a longtemps été réservé au photojournalisme (guerres, famines,
épidémies, charniers). Il faudra dire comment les ravages du sida ont influencé entre autres l’oeuvre de Peter
Hujar, Nicholas Nixon, Nan Goldin, Cindy Sherman, Robert Mapplethorpe, comment les guerres ont poussé
des artistes à décrire les corps meurtris (Sophie Ristelhueber, Gilles Peress, Jeff Wall). Tous montrent ce que
l’on refuse de voir. Il est vrai que le public possède pour unique référence les images harmonieuses et bien
composées d’Henri Cartier-Bresson. Alors le choc est trop fort, la fracture trop béante entre deux esthétiques
opposées. Surtout quand on a l’impression qu’aucune nécessité, aucune urgence ne portent l’inacceptable.
Michel Guerrin, Comment les images morbides ont envahi la
photographie contemporaine article paru dans l’édition du 21 juin
1995 :
Pour fêter le vingtième anniversaire de sa galerie, Agathe Gaillard présente des oeuvres sur le thème de la
beauté. C’est surtout une réponse au développement d’images difficiles, sur le thème du corps notamment,
qui ont foisonné dans les années 80 Avec ses convictions qui échappent à tout discours officiel, des choix
parfois contestables mais portés par des mots bien à elle, Agathe Gaillard tient, depuis vingt ans, la barre
de sa galerie de photographies, où le visiteur est accueilli par des pivoines blanches avant d’être invité à
reporter ses impressions sur un livre d’or. Quand l’idée même de vendre de la photographie passait pour
incongrue, « Agathe », comme on l’appelle, était là. Elle défend et vend les grands classiques comme André
Kertész, Henri Cartier-Bresson, Bill Brandt, Manuel Alvarez Bravo, Mario Giacomelli, Edouard Boubat, Gisèle
Freund, Jean-Philippe Charbonnier... Cette galerie accompagne également l’oeuvre de Ralph Gibson, a vu
naître les couleurs parfumées d’enfance de Bernard Faucon, le journal autobiographique d’Hervé Guibert,
les images magiques de Hughes de Wurstemberger. Tous ces photographes, on les retrouve dans cette
exposition-anniversaire, sensible et émouvante, sur le thème de la beauté. Elle est à la fois un manifeste
de ses choix et une critique d’une certaine photographie dite plasticienne qui, dans les années 80, a envahi
les circuits de l’art contemporain centres d’art, galeries, fonds national et régionaux d’art contemporains,
foires... Il y a évidemment à boire et à manger, du remarquable et du quelconque, dans cette tendance
aux ingrédients multiples : refus radical du reportage et de l’appareil comme simple enregistrement de la
réalité, grands formats proches du tableau, mises en scène millimétrées débouchant sur des fictions, travail
autour du flou, du détail, de la matière. C’est bien une autre façon de saisir l’insaisissable, une autre façon
de voir ce qui est proposé. Il y a surtout une présence trop accentuée pour être fortuite du thème du corps.
Le sujet est vieux comme la photographie, mais, dans les années 80, ont fleuri des images d’un corps
meurtri, douloureux, morbide, malade, maltraité, lacéré, déformé, voire décomposé. A la Biennale de Venise
par exemple, Jean Clair a exposé les atteintes portées au corps, depuis les actionnistes viennois jusqu’à
Nancy Burson en passant par les portraits à la morgue d’Andres Serrano (lire page 34 l’article de Geneviève
Breerette). Citons aussi le travail du Canadien Donigan Cumming sur le corps nu et décharné d’une vieille
dame, dont l’affiche a été récemment censurée dans une exposition à Nancy. Ou encore l’actuelle exposition
de Joel-Peter Witkin, à la galerie Baudoin-Lebon, qui met en scène des corps décapités, portés par une
chair en voie de décomposition. L’exposition « A corps perdus », présentée au printemps à Arles, était un
bon état des lieux qui ne nous cachait rien de l’épiderme gluant, du grain de la peau, des poils écoeurants,
de la graisse qui se mêle au muscle, de la chair vieillissante de John Coplans... En 1991, le groupe Noir
Limite (Jean-Claude Bélégou, Yves Trémorin, Florence Chevalier) montrait au Havre un corps putrescent
ou embaumé. Aux prochaines Rencontres d’Arles, en juillet, les festivaliers risquent d’être secoués par des
images perturbantes, du corps ficelé par Araki au corps dégénéré de SudAfricains blancs par Roger Ballen,
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 52
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 53
1992 VISAGES SUIVI DES AMANTS, LES DESHABILLAGES.
Gilles Mora, Mise en Péril, Les Cahiers de la Photographie n° 26 :
«Quelque part dans leur manifeste, les trois membres du groupe Noir Limite (dont fait partie Jean-Claude
Bélégou) s’emploient à définir leur projet, qui est l’exposition photographique du corps, de sa surface, et bien
sûr des enjeux y afférent :
<< S’attacher à la surface des choses - la peau à fleur, dénudée, à vif... S’attacher à cette matière du
corps, là où nous ne pensons plus au dedans de nous, limites du dehors et du dedans, de la peau et des
entrailles, là où elle se met en péril.>>
Après les corps voilés, emmêlés, Bélégou se fixe, ici, sur des visages. Le sien d’abord, et celui d’une
amante, laquelle, on le verra, est son exact faire-valoir photographique.
Car l’autoportrait, en photographie, figure bien l’égoïsme à l’état pur. Ce que la littérature cache, lorsque
dans l’autobiographie, elle prétend prendre l’écrivain pour sujet, devient ici messe de sa propre célébration
comme présence physique au monde. : <<Là où nous ne pensons plus au dedans de nous.>> La grande
rupture de Bélégou, et des gens de Noir Limite, s’opère sans doute avec l’introspection. L’autoportrait
photographique n’est même plus un alibi esthétique ou moral ; il ne reste au photographe (mais ce résidu
devient l’essentiel), qu’une configuration de renseignements sur la surface : de son visage, de son corps,
celle que, justement, avait éliminée la littérature.
Dans l’autoportrait photographique, <<je>> n’est jamais un autre, mais toujours soi-même sa gueule, <<là
où elle se met en péril>>. Car, pour le photographe, il y a bien une gueule, la sienne, rendue par l’image
photographique, et des visages (les portraits qu’on prend des autres). Le rapport à sa gueule n’est pas le
même qu’on a au visage de l’autre. Il est plus agité et problématique : comment faire pour que sa gueule,
traînée souvent comme une fatalité, devienne un visage? Gueule (Bélégou) / Visage (femme). Un oxymoron
de plus dans la liste déjà longue, fournie par la série <<Visages>>, et de façon plus subtilement différente,
par <<Les Amants>> , en voici d’autres, en vrac, comme autant de structures : blanc/noir, clair/obscur,
lumière/ombre, flou/défini, relâché/tendu, soft/hard, photo/cinéma, femelle/mâle, modèle/acteur, actrice...
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 54
Jean-Claude Bélégou : Les amants 1989
L’égoïsme des <<Visages>> est, ici, double : non seulement le portrait de Bélégou, mais encore son
portrait réfracté par la femme (aimée dans ces deux séries, où l’on semble parler d’amour comme dans un
roman-photo). Dans <<Visages>>, tout les sépare : vis-à-vis de la mise en page, le fait qu’il n’apparaissent
jamais ensemble sur la même image. Ou encore, tout les redouble : chaque portrait de l’un est un miroir de
l’autre ; Bélégou tire à lui sa compagne, ne la définit - photographiquement - que par rapport à lui, par renvois
d’éclairages, symétries de poses ou de modelés, arsenal résolument expressionniste visant, avant tout, à
réunir ces visages plutôt qu’à les disjoindre, par l’élaboration d’une narration naissante que fournit la suite
d’images.
Dans cette double série, règne le seul point de vue masculin. Chaque visage de Bélégou absorbe celui
de sa compagne, le laisse ensuite repartir comme un écho relié au son d’origine. Mais l’alchimie partage ses
effets : creux, méplats, allongement osseux de ce visage masculin à la Pitoëff, étrangement se féminisent
dans <<Les Amants>>, finissent par se confondre dans la vision asexuée des corps.
Peut-être touche-t-on ici au pari photographique de Bélégou, aux raisons de cet égoïsme. Ainsi en
exposant son corps et son visage, les rend-il acceptable à lui-même. Douloureusement complaisante la
démarche de l’autoportrait lui devient soudain nécessaire, bien loin d’une tentation pictorialiste. A travers les
flous, la profusion de ces montées de premiers plans, dans cet écrasement, ce creusement des surfaces
épidermiques, dans ce renvoi narcissique de soi à soi, par-dessus l’autre et la scénarisation habile de l’histoire
d’amour, dans cette mise en péril, le photographe se réconcilie avec sa gueule et se trouve un visage.»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 55
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 57
Jean-Claude Bélégou : Viosages 1989/90
Jean-Claude Bélégou : Viosages 1989/90
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 56
Pierre Bastin, Abîme et plénitude, la Wallonie, Bruxelles :
« On ne sort jamais indemne de l’oeuvre de Jean-Claude Bélégou qui s’investit tout entier dans l’insoutenable
précarité de l’être et du temps. Ce photographe tragique (<<Il y a un tragique quotidien>> disait Maeterlinck)
propose un parcours douloureux mais chaleureux dans la texture même de l’intense, entre les lèvres mises
à nu (blessure) du vivant. Photographier pour atteindre, telle est sa démarche. Un acte d’amour aussi bien.
Et c’est ce qui nous le rend d’emblée si fragile et si fort à la fois.
Il nous a été donné d’écrire quelques mots sur Jean-Claude Bélégou à l’occasion de nos interventions sur
le groupe NOIR LIMITE dans lequel on retrouve à ses côtés Florence Chevallier et Yves Trémorin.
C’est de la convergence de leurs travaux et préoccupations qu’est né en 1986 NOIR LIMITE (le noir
de la matière photographique, cet attachement à la réalité de la photographie, le noir d’une certaine vision
du monde, un retour à l’homme, la souffrance, la jouissance, le tragique, à la subjectivité, à une tradition
esthétique, le retour au corps, au dedans, à l’extérieur. La simultanéité de la profondeur, de la surface de la
peau et celle de la photographie. Une surface, une matière à vif, à nu, une surface qui dise ses entrailles).
Le travail de Jean-Claude Bélégou est surtout connu comme un travail sur le corps et l’existence : corps
habité, transcendé, à la fois métaphysique (porteur d’une âme et d’une interrogation sur l’être) et matériel
sensuel (porteur d’une corporéïté, d’un trouble) inscrit dans des espaces intimes ou confrontés aux matières.
On trouve le corps inscrit dans des espaces intimes (Empreintes 1980, Visions 1984), le corps confronté
aux matières primitives (Les voiles, l’eau 1986, le Corps à corps 1987, La Terre 1989) le corps dissout dans
l’image photographique (Trace 1980, Mouvements 1985).
Par intervalle régulier, <<à la fois, dit-il, comme nécessaire cassure et fruit de cassures, à la fois comme
la recherche d’une austérité aveugle>>, Bélégou a aussi entrepris un travail sur des paysages industriels
qui n’a cessé de le hanter et de jalonner l’oeuvre, ouvrant dans les corps la brèche de néants : les lieux ont
toujours été des lieux déserts, absents.
En 1989 son oeuvre se resserre autour d’une <<interrogation sur l’existence dans ses modalités
fondamentales : la solitude, l’autre aimée, l’espace quotidien, le temps comme durée de vie>>.
Comme l’écrit Angelo Schwarz (Fotopratica Giugno 1988) : << On peut saisir dans ses photographies
quelques éléments porteurs de sa poétique  : photographies porteuses d’une sensualité tragique et amoureuse,
photographies où le désir de l’autre va toujours de pair avec le mystère de l’autre et dans lesquelles est
entrevu le temps de la mort.>>
d’en saisir la mobilité, l’éternel retour, le perpétuel renouvellement afin d’en happer l’inépuisable essence, la
constante mobilité dans les lieux, les lumières, les jours, les rires, les pleurs.
Images de proximité et d’écart à l’autre où l’atteindre dans la profondeur de sa peau, de sa chair, de ses
veines, de sa respiration, photographiée des jours durant du matin au soir tel un effleurement interminable du
regard...>> (Les cahiers de la Photographie n°26) Et puis ces auto visages travaillés à bout de bras
<<Visages, Les Amants, dit encore Bélégou, oeuvres voulues au corps à corps avec l’existence, avec
l’humain, avec le mental et la chair, traversé de cette volonté d’atteindre au plus profond, au plus intérieur, à
ce point originaire de confusion de l’animal et du divin, du subjectif et de l’objectif, de l’autre et de moi, à cette
lisière de l’humain, au plus extrême ancrage de l’oeuvre dans l’existence, à l’ultime puissance d’incarnation
que possède seule la photographie pour appréhender le monde phénoménal, le révéler.>>
(...)
Son prochain projet (Erres/Vers le Grand Nord) s’inscrit parfaitement dans la logique de son interrogation
incessante sur le médium photographique et ses limites les moins certaines.
Du doute, avec son cycle consacré aux espaces, il est passé au stade la foi (cycle des éléments) pour
gravir celle de la passion avec ses séries Visages, Les Amants, les Déshabillages, réunies sous le cycle de
l’existence.
Et toujours pour répondre au même besoin : fouiller, approfondir, développer, inventer, donc photographier.
Photographier, c’est-à-dire, pour Bélégou, rechercher les traces de soi, du vivant de soi. Extirper l’être du
doute (le corps) et enfin se nommer pour être aux autres»
Léa Zardlavie, Télérama n°2198 le 26/2/92 :
« Membre du groupe Noir Limite, Jean-Claude Bélégou a d’abord exploré les corps voilés, emmêlés,
enterrés. Il y a deux ans il décide d’approcher son propre visage. Démarche violente, heurtée. Des ombres
tatouent la figure, renvoient le regard au néant, phagocytent la moitié du portrait, bâillonnent la bouche.
En cours de travail, Jean-Claude rencontre Jade, la bien-aimée. En voyage il l’emmène. En parallèle il
photographie son visage à elle. Gitane, actrice, madone, mannequin, garçonne, : ses mythes à lui. Et voilà
aujourd’hui le roman des amants, exposés en tête à tête.»
Voilà qui introduit l’exposition que Jean-Claude Bélégou présente à la Galerie Contrejour à Paris sous lek
titre <<Les amants - les déshabillages>> et celle qu’il propose au Centre Photographique d’Ile de France.
Ces deux séries ont été réalisées simultanément : <<Même femme obsessionnellement photographiée,
même homme s’auto-photographiant seul ou avec elle de l’été à l’hiver 90/91. Elle fut mon amante.>>.
Comme l’explique Jean-Claude Bélégou, les autoportraits en couple réunis dans <<les Amants>> ont été
créés dans le flux des étreintes et des abandons, de l’insolence du secret dévoilé et la pudeur des âmes
mises à nu, l’appareil photo télécommandé en rafales.
<<Images de l’intime, baroques, angéliques ou diaboliques, rires, élans, extases, sereines ou tendues, qui
demeureront à la limite du représentable et de l’implication de l’artiste, à jamais inappropriables.
C’est de cette même limite de l’intime et de la représentation du <<nu>> que se situent les Déshabillages
noirs et peau de la mise à nu, dit-il. L’existence au plus près, heureuse, cruelle, qui palpite de chair et d’âme,
la vie et la mort, le noir et le blanc. Tragique toujours, nue, lyrique, émotive, proche, transcendante : la vie.
Marie-Ange Poyet, Face à face, Le Figaro :
«Avec <<Visages>>, une série d’autoportraits et de portraits de l’<<autre>> (Jade, la femme aimée), le
photographe Jean-Claude Bélégou nous confie un incroyable et émouvant voyage à travers lui-même. Le
cheminement n’est jamais complaisant, jamais égoïste. C’est une mise à nu totale et généreuse, écrite par
son visage mis en péril face à celui, sublimé et impérieux, de la femme. Les lieux mêmes - Naples, Capri, Le
Havre ou Dinard - sont révolutionnés et dévorés par ces visages. Tous les désirs, toutes les interrogations
ou les vertiges s’inscrivent entre chairs et paysages, entre regards et pierres. Le monde entier est dans ce
face à face. (...)»
Ce que c’est d’exister. Soi, l’autre, tourbillon vital, grâce, la proximité, la distance, face à face avec la vie.
L’amour dedans, le bonheur frôlé. Abîme et plénitude.
La série <<Visages>> note encore Bélégou, << s’ouvre à l’unique visage de l’amante, à son existence
singulière avec la volonté possessive de le laisser venir, surgir, d’être à son écoute, à ses états d’être, et
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 58
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 59
Le Quotidien de Paris du 13/2/92 :
Brigitte Ollier, La vendetta de l’ego, Libération 4/3/92 :
<<En aucun cas il ne s’agit d’un travail de portrait>> prévient l’auteur. Ainsi Jean-Claude Bélégou n’a
pas voulu à travers tous ces visages photographiés depuis deux ans, rendre compte de personnalités, mais
simplement jouer avec eux comme on joue avec des volumes, des matières, la lumière ; jouer des contrastes
ou des rappels entre ces visages et les évocations de paysages dans lesquels ils se sont trouvés. Et à ce
jeu Jean-Claude Bélégou s’est laissé prendre. Un ou deux visages, celui d’une femme, Jade, et le sien lui
suffisaient pour montrer le nombre infini de facettes que chaque visage peut offrir.»
«Avant d’être la radiographie méticuleuse d’un face-à-face entre un homme (Jean-Claude Bélégou) et
une femme (Jade) , Visages fut d’abord une suite d’autoportraits entamés au creux de l’été 89. Ce n’est
qu’après coup, presque par accident, que Jade brisa le miroir à sens unique et s’installa à son tour devant
l’objectif de Bélégou comme si, de fait, elle n’attendait que lui. En fut-il surpris? Il décida simplement qu’en
plus de lui, il y aurait donc elle. Jade n’avait pas grand-chose à faire, seulement se laisser photographier.
Pour Bélégou, la tâche devint double. D’abord venir à bout de lui avant d’en finir avec elle. Ensuite mener à
bon port cet étrange radeau d’un amour à facettes (lui + elle + elle et lui), en tenant compte de l’arrivée de
cette passagère clandestine qui serait bientôt son <<amante>>.
Catherine Goffaux, Visages - Les amants, Photographie Magazine
Mai 1992 :
Membre du groupe Noir Limite, Jean-Claude Bélégou, ici mis en scène, aborde la quintessence de l’acte
photographique : le désir de s’exposer, à travers soi ou à travers l’autre. Dans cette double série d’images :
portraits serrés de visages, champs élargis quand ces visages deviennent des corps, une femme et un
homme se répondent. La femme semble interroger davantage. Elle pourrait s’adresser à un autre avec ce
regard inquiet, en quête de réponse de soi. C’est sobre, intense, comme une lecture de l’intérieur. Leurs âmes
mises à nu, cet homme et cette femme véhiculent les craintes et les espoirs d’un quotidien éternellement
mi-ombre mi-lumière.
Jean-Claude Bélégou, Le Parvis, Tarbes, Février 1992 :
<< Atteindre le visage.
Atteindre dans le visage l’âme le corps l’être en entier.
Que tout transpire dans le visage.
Ne pas chercher à tirer le portrait.
Atteindre le visage de l’être.
Le photographier régulièrement, toujours, plus en dedans, toujours plus près, dans son cadre
Ou étant le cadre à lui seul.
Pouvoir s’y perdre.
Travail lent obstiné obsessionnel.
365 Jours.
Le visage de l’autre ou le mien.
Un seul visage varié à l’infini.
Renaître par le plus immédiat
le plus lointain le seul visage.>>
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 60
A Naples et aux alentours, à Dinard et au Havre. Bélégou entreprit donc de se photographier <<A bout
de bras comme au jeu de la roulette russe>> et en plein air, sans que les autres - d’éventuels spectateurs - 
ne le gênent. <<Moi je ne voyage jamais et, même à Naples - en plus je ne parle pas italien - je me sentais
en exil. Un exil mental. Les autres me semblaient être des touristes ou, du moins bénéficiaient d’un confort
physique apparent que je ne possédais pas.>>. Il faut donc imaginer Bélégou errant dans Herculanum et
Pompéi, dans des lieux minés par les cartes postales et ruinés par l’histoire et que lui-même va aussitôt
masquer par un <<regard aveugle sur soi>>. A part une ou deux images, le décor a disparu (<<le paysage
est sacrifié, il est passé sous silence>>), qu’importe alors les cendres puisque seul compte le rapt de la
lumière sur son visage entêtant, <<le soleil au zénith, les yeux escamotés par l’ombre>>. Bélégou ne voit
rien << hormis le reflet dans l’objectif et je ne développais rien avant que d’en avoir fini, m’astreignant à un
délire imaginatif, une élucubration purement mentale, dans un dispositif fixe et contraignant>>. Bélégou ne
montre rien, si ce n’est ce qu’il appelle <<une situation mentale. Cet état mental dans lequel on est à moment
donné>>. Bélégou ne veut rien, qu’on ne lui parle pas de <<rapport d’identification>> alors qu’il n’est <<qu’un
baromètre>> qui se photographiait <<par morale, par instinct de survie>>.
Il y aura ainsi des milliers d’autoportraits (5000 peut-être 10000 avant la sélection) aussi répétitifs que les
panneaux d’une campagne électorale. Tous chargés de délivrer - en des heures et des lieux différents - non
un slogan d’adhésion mais un <<questionnement sur l’existence>>. Anxieux, cadavérique, trouble, détaché,
en forme, heureux.... On peut suivre au jour le jour la petite vie spontanée de cet homme de quarante ans en
proie à la vendetta de l’ego. Doutes et satisfactions, sans qu’il soit possible de savoir de quel côté penche
la balance, peut-être Jade le saurait-elle. Elle qu’il emprisonna <<par désir>> en Italie, sur le lac Léman,
Via Crispi. Sans Jade, Visages ne serait que la courbe aride d’un électrocardiogramme. Avec Jade, Visages
gagne de l’humanité, présence qui allège du délire monomaniaque et les propulse tous deux vers un duo
courtois où le corps à corps peut enfin naître. Tout bêtement. Elle est belle et Bélégou ne s’en prive pas. Elle
s’offre à lui comme s’ils étaient seuls ; à nous comme si demain n’existait plus. <<Je ne sais pas quelle image
d’elle je préfère, dit Bélégou, peut-être ce portrait si simple, quand son visage est si transparent et que l’on
voit l’esprit derrière le front.>>
Habiter la photographie, voilà ce que souhaite Jean-Claude Bélégou et, avec lui, Florence Chevallier et
Yves Trémorin avec lesquels il créa en 1986 Noir Limite. <<En tant qu’artistes, notre responsabilité n’est pas
de faire simplement des images, mais de faire vivre l’oeuvre>> Visages confirme aujourd’hui que Bélégou,
le Bel-Ami de la photographie, a des choses à dire. Bel-Ami, le vrai héros de Guy de Maupassant prenait
hier <<,congé de son image(...)avec cérémonie, comme on salue les grands personnages>>, et lui, Bélégou,
arrive-t-il à se quitter? <<J’ai commencé l’an dernier à photographier la maison où je vis et mon jardin. Une
sorte de micro paysage où je me sens très loin du coeur de l’agitation quotidienne. Je voudrais que les lieux
s’inscrivent davantage dans mon travail.>>
Dernier désir pour un photographe qui a commencé tôt (en Mai 68, mais montre seulement depuis dix
ans) et qui ne semble pas mécontent de ses recherches. Lui qui n’avoue aimer aucun autre photographe <<à
part Chevallier et Trémorin>>. Puis de se raviser et de lancer deux noms, mais de choix : <<Il y en a deux
que je peux encore regarder Eugène Smith et Weegee. Ce sont des travaux où le contenu humain et formel
est complètement abouti.>>»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 61
Michel Guerrin, La lumière et la Peau, le Monde du 19/2/92 :
« En 1986 surgissait sur la scène photographique le groupe Noir Limite - Florence Chevallier, Yves
Trémorin et Jean-Claude Bélégou - dont le manifeste fixait la démarche : <<La photographie est affaire de
surface, d’apparence, de donné à voir. S’attacher à la surface des choses - la peau à fleur, dénudée, tendue,
à vif. S’attacher à cette matière du corps....>>
Six ans plus tard, après quelques expositions en France, le bon accueil des institutions (Bibliothèque
Nationale, Fond National d’art Contemporain, Ville du Havre) et une réputation sulfureuse liée à une recherche
sur le corps, l’amour et la mort, le trio, basé au Havre, continue son chemin à la marge. Noir Limite revient
avec une exposition de Jean-Claude Bélégou consacrée aux <<visages>>. Le sien et celui d’une femme,
mais toujours pris séparément, accumulés et déclinés dans des formats verticaux dans le lieu élégant du
Centre photographique d’Ile-de-France.
Deux visages? Plutôt une soixantaine, tant les attitudes et la lumière créent des standards distincts, qui
vont de la douleur au bonheur. Mais suivant le manifeste Noir Limite Bélégou s’intéresse d’abord à la matière
du corps : << En aucun cas il ne s’agit d’un travail de portrait, écrit le photographe, le visage étant matière et
volume, lumière et peau, au même titre que le corps dans mes travaux antérieurs.>> Pour mieux cerner cette
matière, Bélégou s’appuie sur les jeux de cadre : net, flou, utilisation du fond, ombres, couches de lumière,
plans serrés, <<au contact>>. Aussi sur le regard, la bouche, le décor et le vêtement.
Le photographe opère un tel balayage des expressions humaines qu’il mène le spectateur sur une autre
terrain, celui des références. Ici on pense aux lumières de Ralph Gibson, à l’atmosphère de Bruce Weber ; là
à une starlette Harcourt ou à une banale photo de charme ; ailleurs à un film néoréaliste italien, à un voyage
de Bernard Plosssu, aux autoportraits de Cindy Sherman.
<<Jamais il n’y a d’histoire mais seulement des images juxtaposées et isolées>> soutient Bélégou. Difficile
pourtant de ne pas imaginer la relation de l’homme et la femme à travers les sentiments qu’ils expriment. On
comprend ce qui a séduit Gilles Mora dans ce travail qu’il a publié aux Cahiers de la Photographie. Bélégou
se place dans une autre tradition, plus formelle, plus plastique, mais la force émotionnelle du genre - le
portrait - le ramène, malgré lui, sur un terrain narratif.»
Anne-Marie Morice, Représentations Limites, Révolution, n°627,
5/3/92
«.... Est-ce pour cela que le photographe Jean-Claude Bélégou a choisi de s’en tenir à son périmètre
intérieur? Là où il vit, dans un petit village de la côte normande, il ne transpire rien des tumultes du monde. Les
seules affaires vraiment intéressantes sont les histoires d’amour, c’est le thème de Bélégou dans l’exposition
<<Visages>>.
Sa démarche incubatrice est beaucoup moins facile qu’elle n’en a l’air puisqu’il s’agit de montrer ce qui
se refuse à la présentation : l’expression de la passion dans la vie diurne, le tourment intime de deux êtres
très pudiques, amants romantiques qui voyagent côte à côte, face à face, mais ne se touchent pas. On
ne trouvera là aucune image sensationnelle, comme chez Lary Clark, mais une patiente recherche pour
exprimer le rendu épidermique d’une liaison qui se déplace de la Normandie à l’Italie. Bélégou dit vouloir
<<S’attacher à la surface des choses - la peau, à fleur, dénudée, tendue, vive, à vif... S’attacher à cette
matière du corps, là où nous ne pensons plus au dedans de nous, limites du dehors et du dedans, de la peau
et des entrailles, là où elle se met en péril.>> Le spectateur blasé pourra bien se demander quel péril une
histoire d’amour peut bien nous faire courir aujourd’hui? S’exposer pourrait répondre Bélégou, c’est peutêtre déjà une bonne raison d’être prudents. Car cette histoire-là n’est pas simple pour ceux qui la vivent, les
tumultes, les ravages se devinent dans les yeux fiévreux de Jade, dans les traits tendus de Jean-Claude. A
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 62
nous d’interpréter les signes.
Le dispositif consiste en de grands tirages, portraits sur dimensionnés, rapprochant sans les confondre, le
visage de Jade et le visage de Bélégou lui-même. Interfaces intrigantes puisque leurs sentiments et pensées
réels nous sont dissimulés, ces portraits s’imposent par une présence très forte, noir sur noir, ton sur ton.
L’accrochage suggère qu’on circule pour embrasser le tout dans une continuité non dialoguée. Quelques
indices créent une narration propre : une lettre, des enveloppes glissées sous une porte avec des timbres
italiens, le train. Magnifique autoportrait dans le train. Il ne s’agit pas d’admirer la beauté du modèle, Bélégou
n’est pas beau au sens classique du terme. Il s’agit d’une rencontre voulue par le cadrage entre une moitié
de visage et un morceau de paysage. Un collage naturel qui attire l’attention sur la limite floue entre l’humain
et son environnement, malgré l’incompatibilité des mouvements : déplacement dynamique de la machine, et
immobilité du voyageur. Cette image forte exprime bien l’intensité de cette union qui frôle la rupture.
Jean-Claude Bélégou fait parler de lui depuis dix ans. Après avoir enseigné la philosophie, il a créé un
groupe photographique qui s’appelle Noir Limite avec Florence Chevallier et Yves Trémorin. Une de leurs
expositions <<Corps à corps>> a fait scandale. C’était en 1987. On retrouve le versant exhibitionniste de son
inspiration dans la série <<Les Amants>> qui figure dans les cahiers de la Photographie.»
Jean-Jacques Keusch, Visages, La Vie Ouvrière n° 2478 :
«... Travail sur le corps et l’existence. Son oeil capte un éclairage, un regard, une ombre, soulignant un
trait. Son objectif nous mitraille d’émotions. Visages. Figures hiératiques de la gravité, bouleversante douleur
de l’inquiétude ou ravissement du sourire qui subjugue : une éblouissante exposition....»
Michel Ehrsam, Le tête-à-tête de Jean-Claude Bélégou, La Croix,
25/2/92 :
« Depuis les origines de la photo, le portrait a été sans conteste l’un des genres les plus pratiqués.
De même pour le corps. Mais a-t-on jamais vraiment considéré le visage, objet du portrait, comme une
composante du corps et, à ce titre susceptible d’une investigation comparable a celle qu’a connue ce dernier,
dans le nu en particulier?
C’est justement à cette restitution du visage au corps que s’est attaché deux années durant, Jean-Claude
Bélégou. Voué jusque-là comme membre du groupe Noir Limite à l’expression photographique du corps il
présente aujourd’hui <<Visages>>.
Variations en noir, blanc et gris sur deux têtes - celle de Jade sa compagne et la sienne - la recherche
plastique de Bélégou nous invite, nous force à partager l’intimité de ces deux objets-sujets, changeante au
gré de la lumière, du décor environnant : matière, paysage, objets familiers.
Travaillant méplats, angles, fossettes, grain de la peau, jouant du flou avec audace, révélant en tout cela
par un admirable savoir-faire de tireur, Bélégou renoue avec le geste créateur du sculpteur dégageant la
beauté de la pierre brute.
Recherche obsédée et obsédante sur l’idée du renouvellement, de la mobilité, cette démarche doit sa
force peu commune à ce qu’elle ne s’avère jamais ni impudique, ni complaisante, ni surtout monotone.
Bien au contraire, de cette somme de regards de lui sur elle, de lui sur lui, filtre une émotion constamment
enrichie, une douce sérénité qui emporte l’adhésion devant un vrai projet et son bel accomplissement.»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 63
Alain Laframboise, Imaginaires, La Recherche Photographique
n°13 :
«(....)Jean-Claude Bélégou scrute visages et corps pour y chercher des correspondances. Ils ne livrent
rien. On ne croit certes plus aujourd’hui à ce que peut révéler l’observation d’un visage, on ne juge plus sur la
physionomie. On cultive au contraire l’écart entre l’intime et l’extérieur. Il n’existe plus, hormis pour une vision
romantique attardée, aucune croyance en une quelconque authenticité de l’expression. (....)»
Alain Buisine, La recherche Photographique n°14, Le temps des
visages :
« (...) Et quand Jean-Claude Bélégou déclare <<s’attacher à la surface des choses - la peau, à fleur,
dénudée, tendue, vive, à vif. S’attacher à cette matière du corps, là où nous ne pensons plus au-dedans
de nous, limites du dehors et du dedans, de la peau et des entrailles, là où elle se met en péril>>, lui aussi
refuse de <<rendre compte d’une personnalité anecdotique, psychologique ou sociale>>. En rester au pur
monde phénoménal car en vérité, on serait bien en peine de déterminer quels sont les sentiments des sujets.
En évitant le double écueil de l’esthétisation vide des visages-surfaces et de la profondeur des visagespassions, notre modernité photographique tente ainsi d’explorer une troisième voie, qui serait celle d’une
suspensive neutralisation.»
1994 ERRES/VERS LE GRAND NORD.
Sylvie Zavatta, Directrice du FRAC Basse Normandie :
« Jean-Claude Bélégou a longtemps rêvé et préparé son errance vers ces contrées obscures et
mystérieuses du Grand Nord : plaines sombres, rudes, terres ingrates et volcaniques, immenses étendues
d’eaux glaciales et angoissantes.
Avant même de monter dans son premier train, avant même le premier pas de sa déambulation solitaire
sur ces étendues désertées, dans ce temps dilaté, il était parti pour un premier voyage, celui suscité par les
mots  Københvn, flåm, Bjorli, Ålesund, Tromsø.... Que d’images improbables en attente de concrétisation.
Quand on voyage en somme, on fait toujours un double voyage, un rêve de voyage d’abord, des images
inventées et irrémédiablement gommées par la réalité.
Le voyage inventé serait toujours une erreur, la cristallisation fantasque de projections infondées vouées
à la perte et à l’oubli.
Comme l’imaginaire amoureux qu’il a exploré dans un autre travail (Les Amants) ; le voyage selon Bélégou
est un corps à corps, une même tentation de prendre possession et de se fondre... Désir de fusion absolue
avec le paysage, fusion à la fois vécue et distanciée, puisqu’il s’agit, au bout d’un chemin, de garder la trace
de cette étreinte là, non pas objectivement, non pas dans le style froid du constat mais sur le mode singulier
de l’autobiographie qui en littérature s’évoque mieux en italique.
La trace, garder la trace photographique de cette aventure là, dans un journal intime, la trace ou «l’erre»,
ce mot désignant à la fois les traces d’un animal et une manière d’avancer de marcher.
Cette histoire est donc celle d’une perte des images initiales abandonnées au gré des points de vue et de
celle du photographe lui-même qui dans un immense don de soi tente d’embrasser l’Univers.»
Dominique Baqué, Art Press n°188, février 1994, Voyages de
l’ombre :
« C’est d’ombre et d’errance, et de solitude qu’il est aussi question dans ERRES, Vers le grand Nord.
Le voyage ici n’est pas exploration enthousiaste, déambulation euphorique, mais <<nihilisme nomade>>,
expérience d’une perte à soi et au monde qu’amorçaient déjà les autoportraits effectués lors d’une résidence
solitaire à Naples (1990) et les <<micro paysages>> - plantes et fleurs du jardin, petits animaux, allées
et puits - commencés dans l’ancien presbytère de Sausseuzemare, lieu de vie de l’artiste (1991). Erres
entrelace ainsi en une même <<épreuve>>, voyage, paysage, et autoportrait, le voyage fonctionnant comme
métaphore d’une impossible conquête de soi, et le paysage comme analogon d’un affect, d’une passion,
d’une désespérance. Mais choisissant l’âpreté du nord contre la séduction latine du Sud, le dépouillement
contre l’exotisme, Bélégou endosse une position éthique : celle d’un dénuement, - de la chair comme de
l’esprit -, d’une solitude principielle et définitive. De l’interminable jour du soleil de minuit à la noirceur sans
lueur de la nuit polaire, l’expérience menée par Bélégou, une fois encore, est celle d’un passage à la limite.
Lorsque de gare en gare, de ville en ville, l’esprit s’étourdit, se défait, lorsqu’au contact de la roche dure, du
torrent glacé, de la neige et de la pluie, le corps vient à s’abandonner, se dissoudre, et, exténué, n’en plus
pouvoir. Non pour demander grâce - il n’est point de grâce dans l’errance - mais pour comprendre, enfin, ce
que c’est que vivre, et accepter ce peu, cette ingratitude de soi, des autres, du monde. Comprendre, une
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 64
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 65
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 67
Jean-Claude Bélégou :Erres/Vers le grand nord, diptyque 1992/94
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 66
nouvelle fois, si besoin était, qu’il n’est point de sens : ni à la route, ni à soi, ni à l’existence. Et de ce deuil
du sens, se faire le témoin. Accepter en sa chair l’épuisement sans l’apaisement, en son esprit l’expérience
pascalienne de l’ennui et de l’extase, mais sans la Rédemption. Proposer << en somme, un carnet d’errance,
un chapitre d’existence >> qui se clôt sur une maxime aux accents stoïciens : << le monde, il faut faire
avec >>.
Le voyage de Bélégou en terre nordique est erratique et désespéré.»
Brigitte Ollier, Libération, Coucou, c’est Bélégou, 5&6 Février 1994
:
« Depuis deux ans, aucune nouvelle de Bélégou. Et puis coucou, le revoilà en vedette solitaire dans
le dernier numéro des Cahiers de la photographie. Que ceux qui s’attendaient à le voir resurgir en pleine
forme, telle une marionnette euphorique dopée par l’exil mental et amoureux, changent de trottoir. Il est
encore plus désespéré. Plus fantomatique. Peut-être même un peu plus fou.<<Il suffit de peu pour s’exclure
des hommes>> écrit-il ainsi quelque part dans les fjords, perdu entre deux trains qui lui <<servent aussi
d’ultime refuge>>. Court-circuit? Comme son titre l’indique ERRES vers le grand Nord n’est pas un voyage
balsamique. Plutôt un chemin de croix, dont notre héros ne sortira ni vainqueur, ni vaincu, puisque déjà
convaincu, avant le départ, qu’il va afin de se confronter <<aux délices du pire et du plus juste : à la vérité
du vide>> Implosion? En un sens, c’est le mot qui semble le plus juste à cette souffrance exaltée qui le
taraude, et il marche, et il n’en peut plus, le froid, la glace, l’angoisse. Et il continue à se plaindre, à avancer,
tantôt grisé par la banquise et la lumière, tantôt désolé, se jugeant même <<ridicule>> alors qu’il est malade
comme un chien (la grippe),au fin fond de la Finlande. Ce qui ne l’empêche pas de tenter encore l’impossible,
retourner l’objectif sur lui, comme un revolver sur la tempe, après l’avoir éprouvé impulsivement sur le
paysage <<morne et désert>>
<<Je me photographie et je ne me sens plus exister>> Si Jean-Claude Bélégou était moins enclin à
décliner ses états d’âme, on pourrait le croire satisfait de cet enfer quotidien, et donc contempler chacun
de ses autoportraits avec une tristesse mêlée d’envie. Mais ce nomade <<nihiliste>> a la foi d’un pèlerin,
doublée de cette attirance éperdue qu’ont certains photographes face à leur miroir rédempteur. Ne croyez
pas pourtant qu’il fait le beau, Bélégou, c’est même le contraire. Se défigure en se dédoublant. S’épanche
sans s’épargner. Se venge de ceux, qui, croit-il, ne croient plus à rien. << Comme si rien n’était de la mort, de
la maladie, de la violence et de la haine en nous, de nos incapacités à aimer, au bonheur, au contentement,
bref, à la paix.>>
Alors, qu’imagine-t-il pour nous sauver du néant (et de notre ignorance), ce fauteur de troubles? Rien.
Si ce n’est mimer jusqu’à l’extrême, en son camp retranché, la lente absorption des corps et le déluge des
esprits, s’obstinant artistiquement <<à chercher encore le plein>> là où il n’y a pas <<d’illusion de progrès>>.
Saint Bélégou?»
Gilles Mora, Les Cahiers de la Photographie n° 29 :
« Du projet d’un artiste, il conviendrait aussi bien de saluer la part de rupture, que celle accordée à la
continuité. Chez Jean-Claude Bélégou, celle-ci réside dans l’obstination à inscrire sa personne physique à
l’intérieur d’aires particulières. Visages, parlait de la mise à l’épreuve du couple et du corps par la photographie.
Aire, cette fois-là sentimentale, plutôt prétexte autorisant la confrontation des surfaces : celles du visage et
de son image.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 68
D’une certaine façon, Vers le Grand Nord, les erres d’un Bélégou septentrional, propose une rupture ;
d’abord par sa géographie même, par l’aire dans laquelle s’inscrit ce qui se présente clairement comme un
voyage photographique. Première rupture, et qui me plaît. Loin des <<méditerranées>> dont se nourrissent les
photographies humanistes moribondes (comme si dans cet espace culturellement concassé, la photographie
européenne avait mission à s’épanouir, comme si la lumière du Sud justifiait les niaiseries argentiques, par le
seul miracle de sa thématique solaire. Et puis quoi de plus réactionnaire que cette internationale du Bassin
méditerranéen évocatrice des plus mauvais nationalismes culturels?) Bélégou, lui, choisit le Grand Nord
avec lequel a priori, nous n’avons que peu d’affinités. Partir vers le Nord sonne toujours comme un voyage
à rebrousse-poil, une décision dont les conséquences promettent à la longue, un dissolution du corps, de
la volonté de l’esprit, dans les <<effrois de la glace et des ténèbres>> selon l’admirable titre que Christophe
Ransmayr donne à l’un de ses romans. Et dans le Frankenstein de Mary Shelley, autre oeuvre forte s’il en
est, à propos des transformations désastreuses du corps, le dénouement final se joue sur les glaces du Pôle.
Autant qu’un absolu magnétique, le Nord est une aire de fusion, où se résolvent à hautes cristallisations, les
conflits les plus irréductibles.
Sans doute, lorsqu’il dépose son projet photographique dans le cadre d’une bourse <<Villa-Médicis-HorsLes-Murs>>, Bélégou a-t-il en tête cette mise à l’épreuve du corps, de la volonté, que va lui imposer un
parcours dont a priori, il ne sait rien, sinon, justement, qu’il finira par une preuve d’épreuve, inscription
physique et photographique de son corps dans une aire nouvelle. Promesse d’une ère nouvelle, pour lui et
sa photographie? Confronter le corps aux éléments d’une nature que la latitude septentrionale épure, être
attentif à ne pas se perdre, jusqu’à la dissolution, dans le minéral, le végétal et l’aquatique ; accepter pourtant
de s’y fondre... Ces enjeux de la marche photographique, on les connaît, on les a déjà rencontrés : sous
forme de performance avec Hamisch Fulton ; ou encore en France dans la perspective d’un recensement
de l’imaginaire culturel. Mais avec Bélégou, le propos est autre, il dégage une perspective plus simple, plus
vitale aussi, presque primitive Ou si l’on veut, romantique : vrai rêve de communion avec la nature, dans
lequel pour une fois, libérés des contraintes et des codes sociaux (en particulier du regard des autres), le
corps, le visage, la portée de l’effort, s’inscrivent de façon tonique au coeur d’un environnement globalement
cosmique. Terre, eau, glace, feu, végétal, minéral, révélés souvent par un coup de flash dans la nuit polaire,
s’ouvrent devant Bélégou, plus qu’ils ne lui font obstacle.
Ici le rêve panthéiste s’exprime par un cadrage au ras de la matière, qu’il contient à peine, comme si
l’eau, la neige, l’herbe et la pierre venaient buter contre le seul rempart de l’objectif, agités ou mus par leur
force élémentaire, interdisant à l’image, toute immobilité. Plus le livre -  ou le voyage - s’avance, plus la
photographie récuse la certitude des formes, s’évapore dans son sujet même. A ce moment-là, le voyage de
Bélégou prend son sens, trouve sa quête : la force du monde, vient ruiner, chez l’artiste, l’idée même de la
finalité de son art. Le Nord magnétique vient le déboussoler, l’arracher à son aire. Cet anéantissement des
voyages en hiver, il faut l’avoir connu pour mieux en renaître.»
Jean-Claude Bélégou pour Arts Présence n° 8, Février 1994,
illustré de sept diptyques :
«Erres a son origine d’un côté dans le travail auto visages « à bout de bras « commencé en 1990 lors
d’une résidence solitaire à Naples (inclus dans l’exposition «Visages» créée en janvier 1992) . C’est cette
expérience de confrontation dépouillée à soi dans un ailleurs que je désirais reprendre, approfondir, exacerber.
D’un autre côté dans un travail de micro paysage effectué l’été 1991 dans l’ancien presbytère de
Sausseuzemare, mon lieu de vie photographiant plantes et fleurs du jardin, petits animaux, allées et puits
; et au plus près de là, à Etretat prenant des photographies en nageant droit vers l’horizon, immergé dans
cette mer voisine.
A cette expérience du lieu je souhaitais donner une autre dimension, vaste et abrupte, froide et immense
en gagnant ces paysages où je retrouverais les matières que j’avais tellement confrontées au corps et à la
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 69
peau : pierre, terre, eau, mais aussi glace, restes volcaniques, imbrication ultime du continent et de l’océan.
L’exil est pour l’artiste la condition vraisemblable de toute création, de tout imaginaire, en ce que construire
et faire vivre l’oeuvre renvoie toujours à une part maudite, à une exclusion. Les itinéraires de l’oeuvre sont
un dédale.
La situation de voyageur est celle d’un exilé, volontaire, ou malencontreux... En tous les cas à la recherche
d’un choc sourd ou vivace : celui d’une conscience à jamais close en son for intérieur et de nouvelles donnes
qui la creusent ou l’exacerbent.
Si la photographie est corps à corps avec le monde, et l’acmé de la prise de vue la rencontre bouleversée
d’une image intérieure et d’une réalité, d’une matérialité soudain suscitées et réalisées, le dépouillement
essentiel du voyage créateur se veut la culture savante de ces ondes de choc.
Arpenter un territoire, s’y dérouler, s’y frotter, le nomadisme des déserts est un travail au corps, au paysage,
à l’être. On ne voyage pas pour se retrouver mais pour se perdre, se dissoudre.
Travailler sur la durée, sur des anachronismes, des déplacements mesurés et des itinéraires choisis pour
interroger le peu de différence d’un point à un autre, les subtiles clivages du monde.
Retrouver dans le paysage l’empreinte des corps qui l’ont travaillé et qui l’habitent, confronter le travail
créateur, obsessionnel, acharné en sa marche, à ce travail du sol et de ses matières transmuées, la matière
du corps et la matière minérale. L’intimité essentielle de l’un et de l’autre.
Le voyage est lent, ne me déplaçant qu’à pieds ou en train et en bateau, parfois sédentaire en des
haltes prolongées parfois insulaires, au rythme lent et long d’une osmose avec les lieux appréhendés. Il est
progressif : cheminement du sud vers le Grand Nord à jamais fascinant. Il est initiatique, païen, sur la terre
des sagas vikings.
Le chemin à parcourir consiste en un obstiné déroulement du film autour de soi et du paysage : l’autoportrait
inséré au paysage et le paysage interrogé en lui-même comme autoportrait analogique.
Il a débuté au Printemps et fini à l’Hiver, traversé lieux et temps : jour incessant et nuit sans fin.
Comme le voyage nietzschéen il est un éternel retour du plus cultivé au plus sauvage.
Il est solitude et abandon à l’univers.
Travailler sur la lumière encore, ses limites extrêmes du jour interminable du Soleil de Minuit au noir clos
de la Nuit Polaire, de la claire transparence de l’été lapon à la blancheur dense de l’hiver finlandais.
La perspective est souvent dissoute, attaquée par le flou, la contre-plongée, le ras du sol pour ne retenir
qu’un microcosme de fragments seulement quelquefois confrontés à des points de vue panoramiques.
La pluie, le brouillard, l’ombre, la nuit, mais aussi le soleil de printemps habitent ces images saisies
quelque soient les conditions par tous temps.
En somme, un carnet d’errance, un chapitre d’existence.»
Luis Porquet, L’Affiche n°147, Bélégou, Voyage vers le Grand Nord
:
«Épouse et n’épouse pas ta maison», recommande René Char, comme pour mieux déjouer l’illusion qu’il
habitait lui-même un site et pouvait se confondre avec lui. Ce conseil est teinté de sagesse et de gravité. Ainsi
passer du territoire intime (le jardin, le corps, le visage de l’autre) aux vastes étendues sauvages (des landes
danoises aux lacs postglaciaires de Suède, des îles Lofotens à la toundra polaire lapone), abandonner ses
repères pour retrouver un monde abrupt, c’est affronter l’épreuve silencieuse de la solitude et cette lente
dépossession qu’a ressenti tout voyageur.
Marcher, cheminer vers le Nord - le Grand Nord - pérégriner vers l’inconnu, non pour engranger des
images à quelque fin documentaire, mais pour apprendre à se défaire de la pesanteur d’une culture. Partir
pour revenir à soi. Se découvrir. Surprendre sur son propre visage, l’empreinte des terres traversées, des
eaux grondantes, des dérives du ciel. Le paysage alors redevient métaphore de l’être. Il en exprime tout à la
fois la flamme et le vertige, la mouvance et l’intensité.
Photographe, Jean-Claude Bélégou a voulu s’immerger dans ces grands espaces scandinaves afin
d’en exprimer la sensation si fugitive. De ses itinéraires en cours nous avons extraits des images qui sont
présentées en triptyques. Aucune des cent photographies destinées à être exposées ne sera d’ailleurs isolée
dans le propos de Jean-Claude Bélégou. Elles traduisent en effet le passage, la dérive et la perte d’identité
liés à l’expérience même de l’itinérant.
Jean-Claude Bélégou a fait de la photographie un acte poétique à part entière. Son domaine est celui de
l’être dont il essaie d’élucider les relations avec le monde.»
Les images réalisées confrontent et entrecroisent trois approches :
Le paysage, photographié désert, bien qu’habité très ostensiblement de la présence de mon regard qui
le traverse et l’occupe. Paysage pris sans repérage préalable, sur l’émotion de la rencontre, dans le souci
d’en rendre une équivalence sensitive au moins autant que visuelle : l’équivalence d’une découverte, d’un
frottement, d’une relation forte à la nature jamais complètement en harmonie ni en abandon, mais toujours
dans une confrontation ardue, découvrant un rapport davantage puissant à celle-ci que je ne l’avais jamais
imaginé.
L’autoportrait, tantôt poursuivi dans l’approche unique d’un visage abstrait de tout contexte, dont l’identité
se dissout dans le voyage incessant, dans la poursuite renouvelée des lieux, des campements ou des
chambres, des chemins ou des routes ; tantôt en des images incluant le corps entier immergé dans les
herbes, feuillages, l’eau, la neige, terre, boue, les rochers, la mer, les lacs, torrents ou arpentant chemins et
cairns.
Le voyage, itinérance et errance, pourvoyeur d’images magiques captées dans le mouvement, en
marchant, voguant, roulant, incluant des autoportraits captés de trains en bivouacs, et des saisies couleurs
du paysage filé par la fenêtre des wagons. A lui seul le voyage est tout entier la composante autobiographique
du travail, toute entière inséparable de la vision à l’extrême subjective du paysage et de soi, bien que toute
composante chronologique se perde dans la présentation finale des oeuvres, et que toute narration soit au
demeurant cul-de-sac et faillite.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 70
Jean-Claude Lemagny, La photographie est-elle un art?, Le
Journal des expositions :
«... On voudrait ramener l’art au discours intellectuel ou à l’échange mercantile. Et ensuite chacun pourrait
dormir tranquille dans la solitude des zombies. Par sa matière mince mais irréductible, et par son témoignage
que la réalité se moque bien de nous et de nos petites idées. La photographie offre un dernier barrage. Elle
nous réveille. Shiroka, Wachill, Kerszemblat, Barraco, Bélégou, Feyt, sont les grands artistes de notre temps.
Encore faut-il le savoir. Alors, oui, c’est un combat et, comme dans tout combat, il n’y a qu’une règle : taper
dur et longtemps.»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 71
Danièle Méaux, Dérives intérieures, (à propos d’un recueil de
photographies de voyage de Jean-Claude Bélégou, 1994) :
« En 1994, Jean-Claude Bélégou part vers le Grand-Nord ; des clichés qu’il rapporte, il fait un album intitulé
Erres2. Cet ouvrage s’inscrit dans une tradition, celle du « Voyage Photographique », tout en la renouvelant
profondément. Le projet se situe à contre-courant de bien des expériences antérieures, qui se déroulèrent en
d’autres contrées (Grand Tour, traversée des Etats-Unis…) A ce changement de cap géographique s’associe
une démarche originale : l’attention ne se focalise pas sur les territoires parcourus ; privilège est donné à
la dérive intérieure ; les matières minérales et les textures végétales font écho aux autoportraits sombres
et confus. Cette dialectique dépouillée renvoie à l’expérience d’une confrontation intime avec la nature, qui
n’est pas sans renouer avec un certain « romantisme ». La traversée des espaces du dehors coïncide avec
une exploration de l’espace du dedans.
1. LE LIVRE ET L’EXPÉRIENCE DU VOYAGE
L’ouvrage comprend 68 photographies noir et blanc, cernées d’une marge importante, et 22 pages de
texte. Disséminés parmi les clichés, les blocs verbaux scindent la suite des images en séquences qui vont de
1 à 10 photographies (pour tourner autour d’une moyenne de 4,5). Cette distribution rythme l’appréhension
de l’ouvrage. Si des épreuves qui figurent un même motif ou un même site parfois s’enchaînent, l’ensemble
des clichés réunis dans le livre a une grande cohésion en raison des sujets élus comme des choix esthétiques
effectués : les représentations du corps répondent aux empreintes d’une nature vierge ; les vues privilégient
l’ombre dense, le flou et confinent parfois à l’illisibilité.
Une solidarité importante existe aussi entre les mots et les images. Les styles de l’écriture et de la prise
de vue sonnent à l’unisson. Des associations sont constamment possibles entre notations verbales et sujets
mis en image ; par delà la disparité des modes d’expression, des isotopies se dégagent : celle de l’eau, des
végétaux, de la fatigue, du corps, de la solitude… En fait, il y a peu de correspondances terme à terme ; dans
ce cas de figure, les relations s’établissent à plusieurs pages d’écart : une brève relation de la traversée en
bateau (25) rappelle une vue de la mer inscrite dans le cadre d’un hublot (15). Mais les échos de ce type
restent rares, le livre est plutôt habité d’un ensemble de références aux mêmes objets ou mêmes thèmes ;
ces récurrences, dans le flux des mots comme dans la suite des images, assurent la cohésion de l’ouvrage et
renvoient à l’unicité de l’instance auctoriale. Elles déterminent aussi un mode de lecture de type « réticulaire »,
au sens où il suit la logique du réseau, fonctionne par le biais de rappels et de ricochets multiples. Le « sens
unique » de la lecture ordinaire se trouve mis à mal - comme il l’est, semble-t-il, dans le poème.
Mais l’objet-livre, tel qu’il se donne à voir et à lire, reste puissamment lié à l’expérience dont il est, somme
toute, la concrétion. Il a fallu ce voyage vers le Grand Nord pour que l’album soit ; l’artiste a même entrepris
le déplacement dans l’intention de faire l’ouvrage (30). Dépeignant les sentiments qui le poignent en chemin,
il écrit : « La solitude est un tel désert, un tel ravage. La pensée alors ratiocine et le langage se perd. La
création est un tel désarroi […] » (43). L’auteur, qui amalgame processus créatif et expérience itinérante, met
en évidence combien l’œuvre s’origine dans le vécu même du voyage. A cet égard, la démarche de Bélégou
n’est pas sans rappeler les recherches d’Hamish Fulton - ou éventuellement de Richard Long - pour lesquels
la pratique de la marche constitue l’œuvre même. Le trajet vers le Nord est présenté comme une expérience
en devenir : les verbes conjugués au présent alternent avec les phrases nominales ; les photographies
semblent actualiser dans l’espace du livre les perceptions visuelles ou les émotions, telles qu’elles ont été
vécues sur le moment… Le sous-titre enfin, Vers le Grand Nord, traduit la dynamique d’un déplacement
en cours. Le vécu effectif et lent d’une progression à travers le territoire est éprouvé par le lecteur ; il paraît
consubstantiel au livre.
Il n’en reste que, pour l’auteur de Erres, davantage que la trace ou le dépôt de l’expérience itinérante,
l’album en est l’aboutissement. A l’inverse de Fulton qui, déclinant l’appellation de photographe, écrit : « My
2
. Jean-Claude Bélégou, Erres - Vers le Grand Nord, Les Cahiers de la Photographie, 1994. (Les chiffres indiqués entre parenthèses sont des références à cet ouvrage.)
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 72
artform is the short journey. Made by walking into the landscape. »3, Bélégou affirme : « Je ne suis pas
un voyageur » (19) : l’expérience viatique est nécessaire car elle est propice à l’exploration du moi ; elle
convient à la dynamique créative d’un photographe impliqué dans une investigation de l’intime. Mais le livre,
qui a somme toute le dernier mot, constitue un tout, fini, puissamment évocateur d’un vécu qu’il présente
au lecteur. De fait, le dispositif matériel de l’album se montre particulièrement apte à transcrire l’expérience
viatique. Le défilement des images, au fil des pages feuilletées, ne renvoie pas à une stricte chronologie,
mais contribue à inscrire les perceptions visuelles dans le temps d’un parcours. Les mots créent peu ou prou
une solution de continuité entre les vues fragmentaires ; ils insèrent les images dans une consécution - même
si le lecteur ne parcourt pas linéairement le livre. En outre, dans toute photographie, l’organisation spatiale
correspond à la saisie d’un instant précis ; espace et temps se trouvent inextricablement liés - comme ils le
sont dans l’expérience itinérante -, si bien que la succession des vues évoque aisément l’enchaînement des
perceptions du voyageur (sans renvoyer pour autant à une chronologie).
La nature physico-chimique de la photographie contribue à poser un label d’authenticité sur les images, qui
s’offrent comme les résultats d’un face à face effectif de l’opérateur avec les sites ; l’artiste a dû se rendre sur
les lieux pour que les épreuves existent ; les vues certifient l’existence des paysages donnés à voir, comme
l’authenticité du déplacement. Le médium semble donc réaffirmer le contrat inaugurant bien des récits de
voyage, qui garantit qu’auteur et voyageur sont une seule et même personne. Le dispositif photographique
en lui-même suggère la bonne foi de l’auteur-voyageur ; il est en outre relayé, dans les clichés, par une forme
de « rhétorique de la sincérité » : les images sont souvent peu lisibles ; cadrées de manière oblique, bougées
ou noyées dans l’ombre, apparemment exemptes d’apprêt, elles paraissent s’enraciner dans un vécu effectif,
traduire les percepts immédiats et subjectifs qui ont accompagné le parcours.
Certains motifs renvoient enfin à l’idée du déplacement ; c’est le cas des voies de communication ou des
moyens de locomotion. La vue frontale d’une route qui pénètre dans la profondeur du champ (51) suggère
la présence du photographe, à la lisière de l’espace photographié ; les deux lignes puissantes tracées par
les limites de la chaussée circonscrivent une trajectoire, suggèrent une pénétration ultérieure du territoire.
Plusieurs fois, le paysage est donné à voir à travers l’encadrement sombre de la fenêtre d’un train ou d’un
bateau (13, 15, 67) ; une telle configuration se fait aisément métaphore de la perception du voyageur, image
de la vision intérieure d’un espace extérieur aperçu au cours d’un déplacement  ; elle n’est pas sans renvoyer
non plus à l’expérience visuelle permise par l’appareil photographique, circonscrite dans un cadre et douée
de mobilité. Le retour de tels motifs rythme l’ouvrage et rappelle la réalité d’un parcours.
2. LA CONFRONTATION DU « MOI » ET DE LA NATURE
Au milieu du dix-neuvième siècle, c’est la reconnaissance de l’aptitude documentaire de la photographie
qui légitime son utilisation massive par les voyageurs. Les pionniers ramènent de leurs expéditions des
images susceptibles d’instruire et de faire rêver leurs contemporains. A une volonté d’archivage des sites
succèdent bientôt des desseins d’investigation ethnologique. Les touristes, de plus en plus nombreux, fixent
sur sels d’argent l’apparence des lieux visités. Les grands reporters des temps modernes sont également
des voyageurs qui parcourent l’étendue de la planète pour saisir les temps forts de l’actualité. Mais au milieu
du vingtième siècle, se dessine un tournant important dans l’évolution de ce que l’on pourrait appeler le
« Voyage Photographique », qui se transforme, se fait plus intime et suggère la subjectivité de l’opérateur.
Cette tendance s’affirme dans des albums tels que Les Américains4 de Robert Frank ou Le Voyage Mexicain5
de Bernard Plossu : les vues réunies semblent traduire les perceptions d’un sujet itinérant ; des écarts par
rapport au registre habituel du « photographiable », comme par rapport aux normes esthétiques, font affleurer
un regard individuel, décalé, ressenti dans sa singularité et son isolement. De tels travaux photographiques
paraissent se rapprocher de la tradition du voyage initiatique ou autobiographique…
Dans l’ouvrage de Bélégou, cette pente tend encore à s’accentuer : le « moi » du photographe-voyageur
occupe dans l’album une place tout à fait centrale. Le texte glose la manière dont l’expérience viatique
autorise un délestage des pensées quotidiennes, permet au sujet de s’éprouver dans sa nudité, sa vacuité.
3 . Hamish Fulton, One Hundred Walks, Gemeentemuseum, Haags, 1991.
4
. Robert Frank, Les Américains, Delpire, Paris, 1958.
5
. Bernard Plossu, Le Voyage mexicain, Contrejour, Paris, 1979.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 73
Cette quête intérieure s’affiche comme l’objectif du déplacement : « Je ne quitte mon jardin que pour atteindre
à l’acuité de cette perception âpre : être un étranger. Que pour ressentir au plus près cette vérité de notre
exclusion et de notre solitude, de notre rejet, de notre place introuvable près des autres et des roches. De
notre place introuvable au monde » (24). Les phrases nominales, la syntaxe rudimentaire où domine la
parataxe, introduisent dans le champ des émotions fugitives et des impressions intimes, livrées sans apprêt.
L’artiste aspire à traduire des états où « le langage se perd » (43). Il cherche à s’approcher du « silence,
le pesant bourdonnant silence, le juste silence de la pensée muette et stagnante, le juste silence hors du
bruit des fureurs de pouvoirs et de barbaries, de génocides et de libérations » (49). Abondent les notations
physiques, les détails concernant la nourriture, le sommeil, la fatigue corporelle. Le biologique prend une
place primordiale, dans une quête quasi religieuse qui vise à « accepter l’humble, le précaire le fragile » (49).
Au centrage du texte sur le sujet « acculé à la pauvreté de soi » (49) répond le nombre conséquent des
vues qui représentent l’auteur ; il s’agit parfois de sa main écartant le rideau d’une fenêtre (13) ou de son
corps au bain (17) ; mais revient surtout près de 14 fois le visage du photographe, en gros plan ; la figure
du voyageur est livrée dans tous ses états : floue, nette, mouillée, avec ou sans lunettes, ébouriffée par le
vent, marquée par la fatigue… Ces autoportraits forment, au fil du livre, une sorte de série qui rappelle la
subjectivité de l’expérience. Les modifications physiques renvoient au désordre éprouvé par l’âme tourmentée
du voyageur. La peau est palimpseste où s’inscrivent les émotions intimes ; l’enveloppe corporelle occupe
une place importante dans le travail de Bélégou puisqu’elle est tout à la fois zone de contact avec le monde
et surface à même de projeter son ombre sur la pellicule photographique.6 L’abondance de ces autoportraits
s’inscrit à l’opposé de la conception traditionnelle d’un « Voyage Photographique », tourné vers le monde
extérieur. Le livre relate l’aventure d’un sujet, dont le rapport spéculaire avec le réel se trouve traduit par
l’alternance des autoportraits et des clichés de la nature.
Par ailleurs, le style très affirmé des photographies renvoie à la partialité, la subjectivité du regard porté
sur le réel. Le mode de figuration des sites s’écarte des pratiques habituelles des voyageurs : les paysages
sont faiblement reconnaissables, les éléments végétaux ou minéraux, pris de très près, apparaissent flous
ou noyés dans l’ombre. Ces traits formels qui nuisent à la lisibilité de la représentation et rompent avec la
transparence présumée du médium, semblent entraver la possibilité d’un contact du lecteur avec le monde
; ils fonctionnent sur le mode d’un empêchement. Le spectateur bute sur l’opacité de l’épreuve ; il ne peut
atteindre le réel car la matérialité du cliché s’interpose, suggérant ainsi le filtre des perceptions intimes du
praticien. C’est à travers le corps physique des images que la présence du photographe, affleurant au réel
figuré, est donnée à sentir. L’ombre dense et charbonneuse qui envahit les clichés de Bélégou renvoie
en outre au registre de l’intime. Elle introduit peu ou prou le spectateur dans une camera obscura, qui est
l’univers mental du photographe ; c’est ce que suggèrent certaines vues bougées, qui sont cernées de noir
comme si elles avaient été réalisées depuis l’intérieur d’une concavité (80, 81, 82, 83).
La matérialité des clichés répond à la corporéité de l’artiste-voyageur, comme à la densité physique des
organismes végétaux ou minéraux mis en image. Ce sont des herbes, des mousses, des roches dont la
texture concrète est donnée à voir. Le noir et blanc, les plans rapprochés, les cadrages au ras du sol mettent
en valeur la matière des éléments naturels. L’album manifeste un désir de rencontre directe avec une nature
vierge et brute, voisin de celui que l’on peut trouver à partir des années 60 - sous des formes diverses chez des artistes tels que Jochen Gerz, Nils Udo, Jan Dibbets, Hamish Fulton ou Richard Long… Sur les
vues de Bélégou, très rares sont les traces de la civilisation humaine (les moyens de locomotion constituent
sans doute une exception). Le livre rend sensible la confrontation du corps de l’opérateur et d’un territoire
proche de la virginité. Cette immersion physique, qui oscille entre épreuve et ressourcement, qui amène
en tout cas le sujet au plus près de son existence organique, place indubitablement l’ouvrage dans une
filiation romantique. L’auteur-voyageur-personnage paraît engagé dans la quête d’une forme de communion
originelle avec la nature.
Inutile sans doute d’insister sur le fait que le médium photographique se prête bien à l’entreprise. Le
dispositif de la prise de vue présuppose un face-à-face physique entre l’opérateur et le monde. Par son
6
. Jean-Claude Bélégou a fait partie, avec Florence Chevallier et Yves Tremorin, du groupe Noir
Limite (1986-1993) dont le projet est centré sur l’exposition photographique du corps, de sa surface. Le
rapport que l’on entretient avec son propre visage a par exemple été exploré par Jean-Claude Bélégou dans
Visages suivi de Les Amants, Cahiers de la Photographie, 1992.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 74
immédiateté, l’empreinte semble permettre l’accès à des sensations antérieures à toute mise en mots. L’image
argentique paraît éloignée de savoir-faire étayés par la culture ; automatique, elle fait avec la physique et la
chimie, obéit à l’action presque naturelle des rayons lumineux sur un support nappé de sels d’argent. André
Bazin écrivait que la photographie « agit sur nous en tant que phénomène « naturel », comme une fleur
ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques »7. Le procédé
semble ainsi s’accorder au réel brut élu par Bélégou.
3. LA FICTION D’UNE DISSOLUTION
Erres relate une « dérive », au sens étymologique du terme : le voyageur a quitté la rive sécurisante
des habitudes quotidiennes, de la civilisation ; en outre, l’expérience vécue par le photographe itinérant
s’accompagne d’une certaine perte de contrôle. A un moment, il note : « Rebroussé chemin, trop de neige,
crevasses d’eau, plus de repères visibles, pas de carte » (39) ; plus tard : « Je ne sais où je vais, ni si j’ai
raison d’y aller, mais je marche » (49). Le texte comporte très peu de localisations géographiques ; les
clichés, centrés sur le corps du photographe ou sur les matériaux d’une nature vierge, restent rétifs à toute
tentative de situation précise. Seule demeure une orientation quasi-magnétique vers le Nord, vers le froid et
le néant : « … je vais ailleurs, et de préférence là où il n’y a plus que la réalité d’une fin, qu’une extrémité du
monde et de l’humain » (19). « On ne voyage pas pour se retrouver mais pour se perdre » (43).
C’est le Nord qui aimante également la trajectoire du journaliste Frost, personnage principal de Missing8
de Claude Ollier ; c’est en direction du septentrion que le vieil homme choisit de s’évanouir à jamais. Les
destinations élues ne sont pas indépendantes des types d’expériences viatiques mises en intrigue. Le voyage
de Bélégou se situe à l’opposé du périple d’Ulysse, tendu vers un retour à la maison, un retour à soi. C’est
que l’Odyssée s’inscrit dans le bassin circulaire de la Méditerranée, au sein de contrées densément balisées
par la culture. Tout autre est le territoire où pénètre Bélégou : la nature intacte et froide incarne aisément
l’univers chaotique d’avant l’homme, l’ailleurs dans lequel le sujet se perd.
Le livre traduit la confrontation du voyageur à une pureté originelle, au contact de laquelle se dissout
d’abord la croûte superficielle déposée par la civilisation, puis risque ensuite de se déliter l’être lui-même.
Les quatre éléments sont représentés. Cependant, l’eau revient dans les clichés avec insistance, et sous
des formes variées : eau de mer sur laquelle file le bateau, eau douce dans laquelle le voyageur plonge ou
fait des ablutions, flaques stagnant dans le creux des chemins, brumes opaques sur le paysage… C’est
dans un univers humide, liquide que pénètre Bélégou. L’eau - souvent claire et froide - renvoie à l’idée d’une
purification (17, 28); elle nettoie des scories du quotidien pour laisser l’être nu. Régénératrice, elle suggère
un passage dans le milieu prénatal et promet un nouvel avènement. Mais l’élément liquide est ambivalent :
il renvoie aussi à la mort, à la noyade ; l’eau évoque la dissolution de l’être, sa dispersion. Cette impression
est renforcée par l’ambiance nocturne qui baigne bon nombre des images. L’obscurité réelle dans laquelle
pénètre le voyageur est renforcée par la densité charbonneuse des vues. C’est au royaume des ombres que
chemine Bélégou.
Dans certains clichés réalisés de nuit, des lumières artificielles sont utilisées (74, 75, 76, 77, 92…) : de
l’opposition tranchée de la clarté et des ténèbres naît un certain tragique ; de fait, l’entreprise du photographe
paraît liée à des enjeux existentiels forts. Romantique, mais aussi singulièrement moderne semble cette
perte de tous points d’attache, cette faillite des certitudes, cette lente déconstruction de l’être au contact des
éléments bruts… Si l’évocation est chevillée sur une expérience vécue, elle fait incontestablement, dans le
livre, l’objet d’une forme de dramatisation.
Sur la couverture de l’album, un cliché - également reproduit page 37 - montre un petit animal mort,
dont les restes desséchés semblent en train de lentement s’agréger au sol. La forme de la bête est encore
reconnaissable, mais bientôt elle ne le sera plus ; elle se sera délitée, dissoute dans la terre. Le cliché
montre ce phénomène d’absorption en cours, ce processus de retour d’un corps à la nature, selon une
loi biologique. L’image, placée en exergue de l’album, possède une valeur emblématique : elle suggère
l’instabilité fondamentale des êtres, labiles, pris dans un continuel devenir ; elle renvoie à l’enchaînement de
7
8
. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, Paris, 1975, p.14.
. Claude Ollier, Missing, P.O.L., Paris, 1998.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 75
la mort et de la naissance, dans un cycle infiniment recommencé. Le sujet, poussé au fil de son voyage très
près de son existence biologique, est soumis aux mêmes lois. Il n’est pas indifférent que l’image présente
l’animal en passe de s’anéantir, juste avant sa disparition : la vue suggère la posture de l’artiste-voyageur,
qui semble être au seuil d’un processus de dissolution.
De fait, le texte se clôt sur ces phrases : « Nausées. Perdu un long moment le balisage des cairns sous la
neige, marché longtemps à la boussole. Eau de toute part. La traversée du torrent entre deux câbles. Failli y
rester. Depuis, je n’ai guère bougé, mon seul déplacement ayant été pour trouver de l’eau » (102).9 Plus bas, la
signature de l’auteur et la mention « Ile de Noirmoutiers, 19 septembre 1993 » indiquent que le photographevoyageur est bien revenu « à la maison ». Mais, plus haut, rien ne le précise ; le texte s’achèverait plutôt sur
l’idée d’une perte, d’une dissolution.
Le moment est donc venu de s’interroger sur le statut singulier d’un ouvrage qui oscille entre relation
d’une expérience et construction fictionnelle. De fait, le texte et les images sont intrinsèquement liés à un
vécu qu’ils rendent sensible ; toute une rhétorique (verbale et photographique) signe d’ailleurs l’authenticité
des faits et des perceptions rapportées. Il n’en reste que la relation dévie du strict rapport, pour revêtir une
portée allégorique. Le livre met en scène un rapport fusionnel à une nature originelle qui induit la perte du
sujet. Erres est un produit hybride, qui se situe à mi-chemin entre relation autobiographique et fiction d’une
disparition, l’une n’étant d’ailleurs sans l’autre possible…
L’album n’a pu prendre corps que si l’auteur-voyageur-personnage, loin de se perdre en ces terres
septentrionales, a gardé une maîtrise de l’expérience, un recul nécessaire à la création - et ce tout au long
du voyage. Le « je », tel qu’il apparaît dans le texte, auquel les images font écho, semble donc se dédoubler
entre un personnage, présenté dans un processus proche de la dissolution, et un auteur itinérant à même
de faire œuvre. Dans le même temps, ce « je », qui est en communion avec la nature, possède une certaine
généralité : le lecteur est appelé à se projeter dans cette expérience qui met en jeu le moi. Le « je » - qui
accueille l’autre (le lecteur) - décolle de l’expérience pour acquérir une existence interne à l’ouvrage. Sans
cesse figuré dans les clichés, ce « je » connaît un destin symbolique dessiné par les contours de l’œuvre.
Ce sujet central, scindé en instances multiples, coexistant les unes avec les autres, semble peu ou prou
répondre à la définition du sujet lyrique telle qu’elle est posée par Yves Vadé10. La première personne ne
renvoie pas uniquement à un artiste réel, photographe et voyageur à ses heures ; elle s’intègre aussi à une
fiction bâtie par le livre ; prise dans un rapport fusionnel à la nature, elle possède une valeur générale et
implique le lecteur-spectateur. Le moi, subtilement mis en intrigue dans Erres, possède une force évocatrice
qui lui vient d’un renvoi à l’expérience, mais aussi d’une inscription dans la tradition lyrique – ce qui ne
l’empêche pas, bien au contraire, de traduire une problématique tout à fait contemporaine…
1994 DICTIONNAIRE MONDIAL DES PHOTOGRAPHES DES
ORIGINES A NOS JOURS
Editions Larousse, article Noir Limite, André Rouillé :
Jean-Claude Bélégou, Yves Trémorin et Florence Chevallier se rencontrent à Arles en juillet 1984. Constatant
d’un côté la spécificité et la marginalité de leurs travaux, tant par rapport au milieu de la photographie que celui
des arts plastiques ; et de l’autre la convergence de leurs oeuvres, marquées par une approche exacerbée
du corps et de l’existence, ils se réunissent en Janvier 1986 sous un même manifeste. « La photographie
est affaire de surface, d’apparence, de donné à voir. S’attacher à la surface des choses - la peau, à fleur,
dénudée, tendue, vive, à vif. S’attacher à cette matière du corps, là où s’offre la fragilité de ses limites ‑ limites
du dehors et du dedans, de la peau et des entrailles, là où elle se met en péril et met notre extériorité en
crise, en désir. Crever la surface. Crever le corps. « Ce manifeste accompagne leur première exposition (Nus
voilés, Nus froissés, Nus autoportraits). Et dès lors ils mènent ensemble leurs projets, réalisant leurs prises
de vues séparément, mais dans une confrontation intellectuelle et morale incessante.
Le groupe, associant dans son titre pessimisme et esthétique, revendique un travail sur les limites du
photographiable (l’intimité, l’intériorité, la sensation, l’interdit, le sacré) comme du photographique (la noirceur,
le flou, la coupure, l’illisibilité, le très gros plan) ainsi qu’une prise en compte par l’artiste du tragique humain.
1987 voit la création du «Corps à Corps», exposition «scandaleuse» immédiatement censurée, qui ne
pourra être montrée qu’en 1989, notamment à Paris grâce au soutien de Bernard Lamarche-Vadel. JeanClaude Lemagny et Pierre Borhan dans la revue «Clichés», mais aussi Pierre Bastin et de nombreux autres
critiques prendront parti aux côtés de Noir Limite.
En 1989 c’est l’importante performance Noir Limite au Prieuré de Graville, au cours de laquelle sont tirées
en public, pendant deux nuits, sur quarante mètres de papier photographique déroulés aux murs du chœur
de l’église, une trentaine d’images, en un cérémonial ritualisé qui n’a cessé de faire également partie des
préoccupations des artistes. Les images, entrecoupées de graffitis, sont développées au pulvérisateur et à
l’éponge .
1990 voit la naissance de deux expositions composites réunissant la somme des nombreux travaux
réalisés par les trois artistes depuis leur regroupement (Série des Femmes : Grand’mère, Mère, Épouse de
Trémorin ; Corps Sacré : l’Eau, les Vierges, de Bélégou ; . Visages et Nus de Naples de Chevallier ). Cette
exposition sera censurée en Italie.
Cette année là, Noir Limite est également présent dans les deux expositions internationales créées à
l’occasion du cent-cinquentenaire de la photographie : «La Photographie Française en Liberté» à l’initiative
de l’Association Française d’Action Artistique et sous le choix de Jean-Claude Lemagny d’une part et «20
Ans de Photographie Créative en France» à l’initiative de Gilles Mora.
En 1991, est créée, dans le lieu symboliquement choisi des Anciens Abattoirs du Havre, l’exposition «La
Mort». Les oeuvres de grand format sont accrochées sur des câbles d’acier tendus entre les piliers de béton.
Le catalogue de cette exposition réunit des textes de Jean-Claude Lemagny, Bernard Lamarche-Vadel et
Jacques Henric qui baptise le groupe «Le Trio infernal de la photographie française».
9
. C’est moi qui souligne.
10
. Yves Vadé, « L’émergence du sujet lyrique à l’époque du romantisme » dans Figures du sujet lyrique, dir. Dominique Rabaté, PUF, « Perspectives littéraires, Paris, 1996, p. 11 à 37.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 76
Sans clore, après le Corps à corps amoureux et La mort, le troisième volet de son projet autour de
l’existence, le groupe Noir Limite se dissout en Avril 1993. Cette décision, inscrite dans le projet même
du groupe, prend acte de la particularisation des parcours esthétiques de chacun, ainsi que de l’ampleur
grandissante des projets individuels (Publications en 1992 de Bélégou : «Visages» , en 1993 de Trémorin :
«Catherine» ; de Chevallier : «Le Bonheur»). L’association Photographies And Co, créée par Jean-Claude
Bélégou dès 1982, a été pendant les sept années d’existence du groupe, le support des activités de Noir
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 77
Limite.
Editions Larousse, article Jean-Claude Bélégou, André Rouillé :
«Né au Havre en 1952. Formation classique en Philosophie et Histoire de l’art à la Sorbonne. Photographe
et théoricien de la photographie, son travail plastique entamé en 1980 est jalonné de nombreux écrits et
manifestes, articles, cycles d’enseignement. En 1982 il fonde l’association Photographies And Co et à ce
titre organise expositions, conférences, rencontres, éditions. Son oeuvre photographique est un travail sériel,
pensé et conceptualisé dans lequel l’artiste s’investit totalement psychiquement et physiquement, dans des
images sombres et difficiles.
Un choix de l’oeuvre rassemble trois cents tirages noir et blanc de différents formats, souvent associées
en triptyques ou polyptyques, en une vingtaine de séries regroupées en trois cycles :
Le cycle des Espaces, mené de 1980 à 85 : paysages urbains (Lieux) et industriels (Variations) déserts et
décrépits; corps intimes inscrits dans des espaces clos (Empreintes, Visions, La Cave) corps brouillés, dissous
dans leurs traces et pertes (Traces, Mouvements). L’artiste y explore les limites de l’objet photographique par
un traitement de la prise de vues contre les règles, appliqué aussi bien aux choses qu’à l’être humain menant
un constat de la vacuité de la réalité, de l’illusion de la représentation, du néant de l’être, où pèse la menace
d’une destruction, d’une mort.
En 1986 Bélégou, Trémorin et Chevallier fondent le groupe Noir Limite {voir ce nom} qui jusque en
1992 sera un lieu de confrontation et de réflexion intellectuelles permanentes d’où émaneront expositions,
performances et publications communes. C’est pour Bélégou de 1985 à 89 le cycle des Éléments où le corps
de la femme est confronté aux matières primitives et au toucher : les Voiles, l’Eau, Le Corps à Corps, La
Terre, Les Vierges. Travail sur l’indifférenciation du physique et du mental, de l’élan sensuel et de la pensée,
ces corps sont habités; vecteurs d’un mental, d’une interrogation sur l’être, d’une grâce au sens pascalien,
transcendés. Ils sont aussi matériels sensuels comme chair, porteurs d’un éros, d’un trouble, voire d’une
morbidité.
Le cycle de l’Existence de 1989 à 1994 questionne l’expérience humaine dans sa subjectivité fondamentale
et son intériorité : la solitude et la relation à l’autre (Visages et Les Amants, où apparaissent les premiers
autoportraits) l’espace quotidien, intime (Le Territoire) le voyage, l’immersion dans la nature (La Mer, Erres/
Vers le Grand Nord) le cercle des proches (Présents).
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 78
Jean-Claude Bélégou : le Territoire 1991
Par un combat permanent pour la vie de l’oeuvre, souvent en marge des courants dominants, parfois
contre une censure directe ou insidieuse, Jean-Claude Bélégou a réalisé de nombreuses expositions en
France et à l’étranger et publié des ouvrages de référence que sont les deux catalogues Noir Limite (Le
Corps à Corps, La Mort) et les numéros 26 et 29, qui lui sont entièrement consacrés, des Cahiers de la
Photographie. En 1992 il a reçu le Prix Villa Médicis Hors Les Murs. La Bibliothèque Nationale et le Musée
Niepce abritent d’importantes collections de ses photographies.»
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 79
1996 EXISTENCES : LE TERRITOIRE. AIMA. LA MER.
Jean-Claude Lemagny, Mai 1996 :
«La solitude est constitutive de l’esprit» Jean-Claude Bélégou.
«Je ne suis même pas sûr que Jean-Claude Bélégou ait voulu nous suggérer une continuité entre ces
trois séries mais à mes yeux elles n’en font qu’une.
Par-delà cette métaphore du paysage ondulé et mouvant, qui relie la série des nus à celle de la mer, et
par-delà même l’idée du voyage, qui englobe aussi le parcours dans le jardin, il est un sentiment poétique qui
baigne tout l’ensemble : celui de la distance infranchissable et de la présence inaccessible.
Un instant Bélégou évoque Zénon d’Elée, et ce n’est pas sans raison. L’agaçant sophiste ne doit plus être
considéré ici dans son contexte logique mais évoqué dans une transposition poétique.
Peut-être faut-il, pour ceci comprendre, refaire le chemin à reculons? A hauteur d’oeil, au ras de l’eau,
l’immensité de la mer n’offre à la vue qu’une courte distance et cependant l’étendue y fait sentir sa présence
infinie. Le nageur perdu en sait la mortelle évidence. Sur le corps allongé, amoureusement offert, tout peut
tenir dans la caresse d’un seul regard ; cependant ce corps est pour l’amant l’objet d’une exploration sans fin,
dans la quête impossible d’une fusion parfaite entre l’âme et la chair. Du sexe au visage, et retour, le chemin
est toujours à recommencer. Quant au jardin, paisible endroit autour de la maison, quelques pas suffisent à
le parcourir, mais il recèle tant de choses magnifiques que notre regard émerveillé, à chaque instant captivé,
pourrait ne jamais en parvenir à en voir la fin.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 80
Jean-Claude Bélégou : le Territoire 1991
J’imagine l’ensemble de ces images comme une méditation sur un des caractères fondamentaux de la
photographie : exprimer le là-bas inaccessible de toute chose. Nous savions déjà que la photographie est
grande métaphysicienne puisqu’elle affirme le «ça est» ou «ça a été», autrement dit le statut d’existence
de ce qu’elle donne à voir, tout en laissant en suspens, tout en contournant avec précision, le statut de
l’essence, à savoir : ce que c’est. Merveilleuse photographie qui toujours nous rappelle que l’essence ne peut
que manquer et diminuer l’existence! Et je sais bien des cervelles embuées qui n’ont jamais pu réaliser la
différence entre la chose opaque et sa définition ajoutée. Métaphysicienne aussi, la photographie, lorsqu’elle
fait tout tenir dans l’intercession d’une seule réalité : la lumière, rendant ainsi réel ce rêve de la philosophie
médiévale que la <<lumière>> de la vérité spirituelle puisse coïncider avec la lumière physique ici-bas. L’art
des vitraux, dans sa splendeur, voulait faire passer l’universalité des choses et des êtres au travers de la
lumière unificatrice et purificatrice. C’est une aventure comparable qui a recommencé avec la photographie,
mais au pôle opposé : celui de la contingence du monde et de la mort de Dieu.
Maîtresse de philosophie, la photographie nous apporte aussi un enseignement dont nous parlons moins,
car plus discret et plus sévère : elle nous rappelle à ce qu’il y a d’irrémédiablement inaccessible en chaque
chose ici-bas. Lorsqu’elle fut inventée elle put nous donner le fol espoir qu’enfin nous pourrions connaître
les choses-mêmes, d’elles-mêmes, en soi, les noumènes, sans intermédiaire. Mais ce ne pouvait être que
l’illusion d’un instant car une photo nous dit tout de suite c’est que ce qu’elle montre est là-bas. Non seulement
ce n’est plus, ou ce n’est plus tel que ça a été, non seulement on ne peut plus ni sentir ni toucher, mais c’est
ailleurs, dans une sorte d’autre monde, visible celui-là mais seulement apercevable sans être visitable. Un
là-bas proche ou lointain mais irréductible, car nul ne peut faire de photographie à bout portant. La lumière
fidèle a besoin de distance pour se manifester, et ne peut donc montrer que ce dont son trajet nous sépare. La
chose est là à condition de ne plus être à portée. Chaque photo nous rappelle à notre «solitude constitutive»
et, en bonne maîtresse de philosophie, que le réel même est rigoureusement inaccessible.
Ces trois enseignements : attester l’existence irréfutable, unifier tout au monde au sein d’un seul médium
(la lumière) et nous remettre dans la distance infranchissable, n’en font qu’un et sont inséparables. Les
voyages du professeur Bélégou autour de son jardin, au long des courbes de sa belle, puis emporté par les
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 81
vagues, sont des trajets à la fois matériels et spirituels, comparables à l’Odyssée ou à la Divine Comédie, où
chacun peut retrouver des vérités enfouies en sa vie intérieure, et peut-être antérieure.
Ainsi toute l’histoire a commencé ce jour ensoleillé où le professeur Bélégou, à sa table de travail, la vit
soudain briller comme une mer de lumière. Sans se douter de la terrible aventure où cela allait l’entraîner, il
leva les yeux et constata que la lumière venait de là-bas, du jardin. Abandonnant ses études et ses livres il
est allé là-bas, dans le jardin et s’y est promené tout comme il y a bien longtemps - nous dit-on - le Bon Dieu,
le soir où il surprit la désobéissance d’Adam et Eve. Il a regardé ses fleurs et ses légumes et a vu que, tout
proches et familiers qu’ils fussent, ils étaient néanmoins là-bas, mystérieux, séparés de lui par leur beauté
même, graves et distants dans leur solitude baignée de lumière. La noblesse de leur port, la découpure
hautaine mais un peu folle des tiges et des feuilles, leur façon de se dresser sur le fond indistinct du horschamp, faisait de ces espèces potagères autant d’Adam et Eve séparés de la communion avec Dieu et
cependant devenus pour lui fraternels, puisqu’il connaissaient désormais eux-aussi le seul problème qu’un
Dieu parfait peut avoir : la solitude.
Sur ce le professeur rentra dans sa maison. Et conformément aussi à l’Écriture, qui nous dit «qu’il n’est
pas bien que l’homme soit seul», une présence féminine l’y attendait. Amoureux le professeur aurait voulu
tenir à la fois ce corps et cette âme dans le creux de sa main ; mais il ne pouvait faire l’économie d’un
parcours de ce qui devenait, pour son regard proche, un pays.
<< Les grands pays muets longuement s’étendront >> Vigny.
Un pays de monts et de vallées, de boqueteaux touffus et de gorges ombreuses, un pays de lointains
indistincts et d’horizons endormis.
Et voici que, bercé par les ondulations douces du paysage, le professeur Bélégou s’est assoupi sur
le sein de sa bien-aimée. Et là un rêve étrange l’a visité : les douces collines étaient devenues tantôt les
vagues lourdes et mouvantes de la mer, tantôt les dunes sans fin d’un Sahara crépusculaire. Houles d’eau
sombre et monts de sable noir. Parfois une vapeur d’écume s’élevait sur l’horizon, mais n’était-ce pas la
fumée du campement de quelques lointains nomades? Et ces lumières aussitôt disparues : des reflets de
soleil couchant, ou bien les braises des feux de camp qui s’éteignent? Mais au moment où le philosophe se
croyait à jamais perdu, emporté par les aveugles remous de l’univers et par l’éternel ruissellement du temps
vers la mort, seul et désemparé, il vit surgir là-bas, au-dessus de l’horizon, à la fois très loin et très proche, le
visage de sa bien-aimée (ou celui du Bon Dieu, ou celui du grand Pan) qui lui souriait par-delà l’océan infini
et l’accueillerait tout de suite ou un jour.
C’est ainsi que se termine le grand roman visionnaire d’Edgar Poe : Les Voyages extraordinaires d’Arthur
Gordon Pym. Au bout d’incroyables et terribles aventures le navigateur Arthur Gordon Pym, de Nantucket,
voit se dresser un visage immense sur le ciel, à l’extrémité des mers, là-bas.
Caroline Napheygi, Le journal des expositions n°39, Jean-Claude
Bélégou :
«Existences». Jean-Claude Bélégou présente trois expositions successives rassemblées sous le vocable
«Existences». Le lien entre les photographies présentées et le titre de l’exposition ne semble pas a priori
évident. On suppose néanmoins que chacun des thèmes abordés constitue un renvoi autobiographique.
Selon l’artiste, «exister est être défini dans une solitude spatiale, autant que temporelle, enfermé dans
une finitude». Cette solitude n’est autre que l’espace clos qui l’entoure, cet univers extérieur de proximité
représenté par le «Territoire», l’être aimé (ou tout au moins le corps de celle qu’il «Aima»), et la «Mer».
«Territoire». On entend habituellement par territoire une étendue de surface terrestre sur laquelle vit
un groupe humain. Cette étendue est ici réduite au petit monde fermé que constitue son jardin. Conçu et
réalisé sur les bases d’un champ à vaches, Bélégou considère ce jardin comme une projection matérielle
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 82
de son esprit : «si j’avais étalé ma cervelle par terre, cela ressemblerait à ça», confie-t-il spontanément. A
supposer que le tracé de ce jardin soit une topographie mentale, sa sinuosité l’équivalent des méandres de
sa pensée, la photographie n’en retransmet ici qu’une vision parcellaire : des bribes de nature, quelques
brindilles végétales, le départ d’un chemin, un fragment perçu à travers l’ouverture d’une porte ou d’une
fenêtre... Tout comme «la conscience est close, sans issue, impénétrable aux autres et à soi-même», le
Territoire est «ceint» semblable à «la figure antique du labyrinthe, impasse dont on ne sort plus».
«Aima». Avec la complicité de Florence Chevallier et Yves Trémorin, dans cette expérience partagée qu’a
représentée Noir Limite, les trois photographes ont entrepris une introspection de la surface des choses.
Trois ans après leur séparation, Bélégou poursuit cette observation minutieuse de la surface, à travers
notamment celle du corps de la femme. «Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau», affirmait
Paul Valéry. Ce grain dont Bélégou rend compte dans ses moindres détails, le moelleux des plans successifs
de la chair, saisis en raccourci. pareil au jardin, le corps apparaît rarement dans son intégralité. révélé sans
pudeur aucune, le corps se contourne, s’offre au regard et au désir qu’il cherche à susciter : pose des mains,
sexe largement ouvert, yeux mi-clos comme surpris par le sommeil, le photographe semble pris au jeu de
sa propre mise en scène. Toute une dialectique qui confère aux images une dimension expressionniste où il
n’est plus tant question de sensualité : le contraste des ombres et des lumières, l’absence de profondeur de
champ où se joue par opposition la netteté et les zones de flou. Il écrit : «S’abandonne à sa propre turpitude,
mais sans jamais la nommer sienne, parle de celle des autres».
«Mer». Troisième et dernière étape du cycle, l’immersion du photographe dans la masse sombre et
profonde de l’océan. En réponse à la sensation d’étouffement induite par le jardin clos, une sensation
d’engloutissement : les vagues profondes, l’ «horizon sans bornes» mais aussi une «immense et radieuse
liberté».
Après avoir exalté les limites du noir, voire du morbide avec Noir Limite, Jean-Claude Bélégou poursuit
sa quête de l’obscurité à travers le cycle des «Existences». L’interruption de sa pratique photographique
pendant deux ans au profit de l’écriture ne lui a pas donné, en apparence du moins, une conception plus
optimiste de l’existence, si l’on en croit cette dernière série.
Dominique Baqué, Art Press n° 219, territoires du corps :
« S’il est ici question, pour reprendre un vocable dix-septièmiste, de l’union de l’âme et du corps, et des
destinées de l’âme après la mort, c’est l’être-corps qui assurément soutient la recherche de Jean-Claude
Bélégou, depuis les premiers travaux du groupe Noir Limite jusqu’au cycle Existences, récemment présenté
à l’espace photographique franco-chinois La Laverie, et comprenant trois accrochages successifs : vingt
photographies réalisées sur le lieu de vie de l’artiste, le jardin ayant lui-même été entièrement créé par
lui avant la prise photographique ; vingt photographies traitant du corps comme un paysage ; vingt autres
photographies, enfin, prises en nageant sur les côtes normandes.
Photographiant l’apparente banalité quiète d’un jardin quelconque, Bélégou détourne l’ordinaire en
jouant sur un double registre : réinvestir la figure mythique du dédale, du labyrinthe , constituer une sorte
d’inventaire à la Georges Perec : <<1727 m2 , 12 pièces, couloir et escalier, 5 chats et 11 parterres de fleurs,
2 poteaux électriques, 32 arbres et des milliers de brins d’herbe, des millions de racines, des centaines
d’oiseaux, limaces et taupes>> etc. Recensement à la fois maniaque et impossible du lieu de vie ou, pour
se situer dans le lignage de Perec, de la vie mode d’emploi. Illusion sans cesse réactivée, parce que vitale,
d’une possible maîtrise du territoire personnel, alors même que ce territoire échappe sans cesse - arbres
touffus, végétation proliférante, insectes... Le travail de Bélégou oscille ainsi entre une <<morale par
provision>> - plus voltairienne que cartésienne, puisqu’il s’agit de <<cultiver son jardin>> - et la menace,
tout aussi bien la tentation, de la perte, de l’engloutissement. Comme dans la dernière série, la Mer, où le
corps ne semble nager, émerger des flots, que pour échapper à une noyade qu’il sait cependant irrévocable.
Houle sombre, opaque, sans écume, tel un linceul dans lequel le corps suffocant, happé, se roule et se fond.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 83
Et entre les deux, entre le territoire cultivé et la mer désespérante, l’entre-deux des corps : Aima, la chair
infiniment douce de l’amante, le fantasme d’une possible continuité entre des sujets discontinus, l’imaginaire
de la caresse et de la fusion.
1999 RETROSPECTIVE JEAN-CLAUDE BELEGOU
1974/1994
Chez Bélégou le corps est nu ou immergé dans la nature.»
Michel Dieuzaide, Histoires d’une vie, Préface du catalogue de
l’exposition Galerie Municipale du Château d’Eau, Toulouse :
« Il n’y a pas de bruit dans les images de Jean-Claude Bélégou. Rien qui vienne rompre le silence et le
temps qui les emplit. Pourtant nul ange ne passe. Seul un regard s’attarde sur le quotidien de l’autre, ou le
sien propre avec cette émotion soutenue qui touche l’intime.
Man Ray disait souvent : «Je peins ce que je ne peux pas photographier et inversement».
Jean-Claude Bélégou écrit ce qu’il ne peut photographier et inversement. Car appuyer sur le déclencheur
est aussi une façon d’écrire. Et les mots sont pour les images l’articulation nouvelle qui sourd au-delà de leur
limite.
Depuis les débuts une constante recherche de son propre rapport au monde sous-tend cette oeuvre.
Elle se décline en même temps qu’une volonté, inconsciente ou non, de créer des balises pour le regard
en arrière. Celui que l’on jette quand la marche vers demain devient hésitante. Celui qui permet de ne pas
rompre l’avancement.
«Quand tu ne sais plus où tu vas, regarde d’où tu viens». Proverbe bantou
Mais si ce travail doit se faire avec le temps comme allié, il n’en reste pas moins une oeuvre compartimentée
à l’image des différentes périodes de la vie. La continuité en est donnée par l’enchaînement de «séries»
d’images, inscrites dans des temporalités successives, rattachées à une femme, un changement d’activité,
à la prise de conscience d’un nouveau centre d’intérêt...
Repaires - Rituels - Visages, les Amants - Existences - Erres, sont les titres des séries qui sur ces vingt
années, balisent cette oeuvre intime et silencieuse.
Je reviens au silence. Ce moment qui suspend le temps et surprend l’être dans l’absence brève et soudaine
de sa présence au monde. Le sens est dans ce silence, avant et après, à l’instar de ce que Rilke nommait en
poésie : «l’aventure silencieuse des entre espaces».
Chaque image vient de ce qui fut dit ou fait, avant d’être l’espace de réflexion de celle qui viendra ensuite.
Comme dans l’écriture où le mot ne sait rien de celui qui va le suivre, mais dont il est en attente, qui
l’incante et dont il recevra son sens...
L’aboutissement vient avec la décision de clore une série, suivie plus tard de la relecture de ce qui est
terminé, pour engendrer une nouvelle réflexion créatrice et une autre série encore.
Ainsi se bâtit la vie d’une histoire en même temps que l’histoire d’une vie.
Sans doute à cause de la charge de quotidien existentiel qu’elle peut signifier, la photographie était-elle
un moyen adéquat pour entreprendre cette narration intime. Le parti pris de la mise en scène ajouté à une
élaboration extrême font de cette démarche un engagement juste dans sa forme et dans son propos.
Mêler ainsi l’oeuvre et la vie rend plus crédible encore le chemin du créateur vers sa dernière image ou
son dernier mot...
S’il fallait insister sur le besoin de Jean-Claude Bélégou de continuer à imager son temps de vie, avec
rigueur et opiniâtreté, sachez que la série actuellement en cours de réalisation s’appelle «... De tous les
jours».
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 84
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 85
Olivier Gau, Jean-Claude Bélégou : intime conviction, L’Opinion
Indépendante, Toulouse, 22/1/99.
«Si l’on en croit les plaquettes éditées sur l’exposition de Jean-Claude Bélégou, son art serait celui du
quotidien, une sorte de témoignage sur la vie de tous les jours. Or lorsque l’on regarde ses oeuvres de plus
près, on serait tenté d’approfondir la notion. Plus que la banalité du quotidien, l’intimité serait plus juste.
L’intimité du corps dans sa nudité. L’intimité de l’individu dans une posture impudique. L’intimité de l’espace
habité, gardien des secrets. La vérité des sentiments prime sur la réalité de l’existence. L’intimité, c’est la
conscience d’être seul avec soi même (ou avec ses pairs). Cet ordinaire du quotidien domestique est d’autant
plus impudique qu’il n’appartient qu’à celui qui le vit. En rendant publique l’intimité des motifs photographiés,
Jean-Claude Bélégou révèle un peu de sa propre humanité. Comme si son intimité était dévoilée au travers
des obsessions mises en relief dans ses photos. Il imprime dans ses oeuvres quelque chose de strictement
personnel. Une impulsion vers des thèmes récurrents : le corps, le sexe, le temps, le regard, les éléments
naturels. Comment dire que ses photos captent l’ordinaire de la vie alors que l’artiste affine ses compositions,
organise les motifs, met en scène le corps? Il ne travaille jamais sur le vif mais construit soigneusement.
La chair essentiellement féminine, est mise en valeur. Qu’elle soit prise dans sa totalité ou bien par
fragments (un ventre, un cou, une jambe, un sexe, un visage). Le photographe se met parfois en scène,
glissant dans le champ de l’objectif une main agissante, comme pour exorciser le désir tactile du spectateur.
Par ailleurs le regard est très présent. Il est le plus souvent censuré par l’artiste qui appose une main sur les
yeux du motif. Il livre le «modèle» à l’entière disposition du spectateur sans que celui-ci n’éprouve de gêne. Il
se retrouve alors en relation intime avec la personne photographiée. L’espace, le lieu sont aussi essentiels.
Bélégou montre la nudité où qu’elle soit : dans une chambre, en extérieurs, sur une plage, et quelque soient
les «Rituels» (une douche, en dormant, l’acte d’amour). L’intimité n’est pas propre à un lieu mais à un état.
La volonté de jouer avec l’appareil photographique est aussi évidente. La profondeur de champ n’existe
quasiment pas. Des obstacles à la netteté interviennent constamment : ombres, flous, décadrages, premiers
plans parasites (jet d’eau, volutes de fume, fragments de végétaux, objets divers). On sent également chez
Jean-Claude Bélégou une certaine claustrophobie, une envie de s’extraire de l’espace ordinaire et de vivre
d’errances. Les éléments naturels sont récurrents, l’espace habité souvent morbide et insalubre, le regard
souvent tourné vers le hors champ et le jeu des ombres et des lumières favorisant le passage vers l’extérieur.
1999 DE TOUS LES JOURS
Dominique Baqué, Art Press n° 247, architectures intimes :
« Le vrai lieu tout au contraire, qui se nourrit des mythologies fondatrices de l’axis mundi sans se réduire
pour autant à un enracinement dans le sol dont on connaît les dérives idéologiques, est ce lieu d’élection
dont un corps fait son territoire, où, jour après jour, il conforte son identité. C’est en ce sens que le dernier
cycle photographique de Jean-Claude Bélégou, De tous les jours, se veut une méditation heureuse sur le fait
d’exister là, chaque jour, patiemment. Humainement. Mais s’il s’agit bien ici d’un <<livre d’heures>> tenu au
plus près du quotidien, le banal n’est jamais livré brutalement, dans son atonie et son intrinsèque pauvreté :
c’est un banal rédimé, transfiguré, chaque objet, chaque geste se voyant pourvu d’un sens qui vient éclairer
l’entêtante opacité des choses. Davantage encore : tout ici fait sens autour de l’Autre, la femme, dont les
gestes scandent le quotidien, et dont tout ce qui advient par elle, jusqu’au plus humble - repassage, toilette,
lecture, jardinage, etc. - conquiert une intime nécessité.
A l’inverse de ce qui se joue chez ceux qu’on a pu nommer les photographes du banal, la sublimation du
quotidien est ici certes difficile, mais elle est encore possible, encore espérée. Du même coup, le nihilisme
de la banalité se voit relevé par la quête, infime et cependant obstinée, chaque jour réactivée du sens. De
tous les jours énonce ainsi comment survivre à la lourde, lente répétition des jours et des gestes, des us et
des saisons. Comment enfin inventer un lieu où vivre.»
Jean-Paul Gavard-Perret, nécessaire défaut de la réalité ou la lettre
d’amour qui ne s’écrit pas, préface au livre De tous les jours :
De 1996 à 1999 Jean-Claude Bélégou constitue, dans une obstination compulsive, dix-sept séries de
photographies, répertoriant les gestes quotidiens d’une femme dans chacune des pièces de la maison qu’elle
habite. Ces images ne sont pas arrachées à l’improviste : il s’agit là de mises en scène et de recompositions
en fonction d’exigences esthétiques ouvrant sur une intentionnalité bien différente que la prétendue - et fort
à la mode - prise sur le vif, prise du quotidien.
Liée à la magie de la mise en scène, la saisie en abrupt nous permet de suivre au plus près l’itinéraire
quasi initiatique de la femme égérie en ses actes journaliers.
Pas plus que la littérature, la photographie ne doit prétendre à raconter le réel, le penser, feindre une
symbiose et conclure à son sujet. Sans quoi l’une et l’autre ne seraient rien sinon ce «mensonge énorme
autant qu’éphémère» dont parle Giorgio Manganelli. Bélégou l’a compris : il le sait presque instinctivement.
Malgré le titre «De tous les jours», le réalisme dont beaucoup de photographes se gargarisent n’est pas son
fait. Car ce qui l’intéresse ce ne sont pas les leurres d’une re-présentation mais le théâtre photographique
où la femme représente un identificateur sans identité. Ce qu’elle accomplit et qui est retenu dans l’instant
photographique reste nimbé d’incertitude comme si nous entrions dans une sorte de fiction zéro. Le voyeur
en conséquence sera pris dans ce que Beckett appelait un fiasco, car rien ne sera donné du corps que sa
fuite ou plutôt son effacement.
C’est pourtant à travers l’effacement que soudain l’émotion la plus forte apparaît. En cette lumière qui
meurt, dans cette lumière constamment à la lisière du nocturne, quelque chose remonte de notre stupéfaction
et de notre incompréhension. C’est pourquoi la photo de Bélégou séduit mais de manière étrange : elle ne
flatte pas la mimesis, elle joue plutôt comme un mur. La femme renvoie celui qui regarde à sa solitude. Cette
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 86
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 87
Jean-Claude Bélégou : De tous les jours 1996/1999, extrait d’un triptyque
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 88
Jean-Claude Bélégou : De tous les jours 1996/1999, extrait d’un triptyque
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 89
intimité montrée, évoquée, ne peut être de partage. Comme si par cette expérience de rupture entre intimité
et solitude, le photographe «déclivait» l’image de ses effets habituels. Aussi, ce qui est affirmé-présenté
demeure à l’état d’énigme.
D’autant que la femme joue - puisque d’une certaine manière c’est le pacte du projet - une comédie.
Pourtant l’enjeu de celle-ci vient prendre à revers les standards à la mode du temps dans la saisie de l’intimité.
La prise à laquelle se soumet le modèle n’a rien à voir avec les pseudos-jeux de la vérité qu’incarnent
désormais divers avatars de l’émission planétaire Big-Brother, émission dans laquelle une série de caméras
«invisibles» traquent les candidats à l’effraction de l’intime, en une mascarade, une «couverture» qu’ils
proposent à eux-mêmes et à un public plus voyeur que jamais. A l’inverse, derrière la falsification de ses
mises en scène Bélégou ne recouvre rien : il dévoile à tous les sens du terme mais pas forcément comme
l’oeil désirerait que ce dévoilement ait lieu. Nous sommes dans cette extinction des effets de miroirs car
quelque chose résiste : la photographie signifie par l’interrogation qu’elle propose, et non par ce qui est
donné à voir. On comprend mieux ce qu’on ne comprend pas, ce qui nous échappe : cette part de l’autre à
jamais inaltérable et qu’il faut laisser comme telle, qu’il faut laisser intacte. La solennité apparente qui préside
aux poses n’a plus ici de rapport avec la simple valorisation du corps. Certes la photographie chez Bélégou
ressemble par certains aspects à une image pieuse, votive, «icônée» : chez lui ce que la femme accomplit
même dans ses gestes les plus simples et répétitifs tient du cérémonial. Mais surgit un décalage : des actes
rien n’est véritablement donné à voir et la photographie crée, par ce cérémonial sans fin, un abîme entre la
situation que la photographie tente de capturer et celle où elle est insérée.
Dans le nouveau théâtre du photographe il n’existe plus de décor : un rayon de lumière, la femme en
suspens, en sustentation dans ce rayon suffisent pour signifier ce que Bélégou veut faire surgir. Un monde
du presque sourd et du quasi muet s’ouvre. C’est pourquoi chez l’artiste les «portraits», les «instantanés»
peuvent être lus comme des natures mortes. Bélégou cherche en son modèle la magie, cette magie auquel
l’artiste ne peut donner de réponse, de conclusion : il ne peut que la suggérer. Demeure cette insurrection
magique du corps qui ne se limite pas à «l’insurrection des organes» dont parlait Bataille. Ce que cherche en
effet Bélégou tient sans doute de l’ordre de la déconnexion du corps de tout référent symbolique. Le corps
doit être rendu à cette opacité qui nous permet de mesurer l’écart entre lui et celui qui le regarde.
Le photographe crée une trajectoire inhabituelle du regard vers le corps. La série «De tous les jours» le
décale, l’estompe. Le regarder revient à ne presque rien voir. Le mystère n’est pas éclairé. Simplement il
est présenté en un état de perception d’intensité exceptionnelle, et l’image déploie une rythmique étrange,
sensorielle afin de faire sentir un vide, une perte de repères, un manque. Restent un dénuement extrême, une
attente, un éloignement des apparences car l’image, chez Bélégou, possède une nécessaire inconsistance,
la spectralité à peine visible empêche d’y plonger pour nous noyer dans un leurre de représentation.
Dès lors la fonction théâtrale de la représentation photographique ne consiste plus à montrer en quoi
consiste le fait d’être là au moment où la femme, au bord de la disparition, devient, pour reprendre la formule
du Mal vu mal dit de Beckett, «moindre, toujours moindre, sans disparaître». Quelque chose est à voir,
encore à voir mais sous la photographie au moment où celle-ci n’est plus prétexte à une ornementation, à
une dramaturgie, ou à un effet de réel. La femme apparaît tel le nécessaire spectre qui limite le champ visuel
de celui qui regarde comme de celui qui la capte à travers la camera oscura à un espace scénique réduit au
minimum, laissant la majeure partie de la scène dans le noir. Ne restent que ce silence, que cette dernière
musique susceptible de «montrer» moindrement, a minima.
Dans la série «De tous les jours» l’art se situe en un point limite : au plus près de l’intime, il ne tombe jamais
dedans. Il y a perfection pure et déception pure. La fracture proposée n’est pas celle que la photographie feint
le plus souvent de présenter : elle déplace le spectateur, le dérange et change son point de vue, ses points
de repères. Et si apparemment il n’existe plus de frontières entre l’art et le quotidien, toute une interrogation
est proposée sur la relation de l’oeuvre à ce quotidien. Ce qui en est restitué n’a rien à voir avec un fantasme
de réalité. C’est pourquoi sans doute, sans cette feinte, sans non plus que la photographie nous fasse
une douceur, une partie de notre image nous est restituée. Les photographies de Bélégou sont donc des
murmures insidieux, elles montrent par la présence une absence, au moment où ce qui se ferme sur le
visible, en s’abrasant sans cesse par le quotidien, retrouve une issue. La photographie au coeur même de
la proximité, par ce trop de proximité, est un ailleurs : on n’est plus dans un croire, un croire entrevoir. La
photographie n’est plus «cette algue où se perd le réel» (Bernard Noël). Et s’il suffisait d’un rien pour que ce
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 90
visage qu’on regarde fasse partie de notre propre quotidien, que le regard du photographe soit le nôtre, ce
rien crée une distance irréductible. Aussi la photographie n’est plus cette mauvaise fée, celle qui fait de nous
la victime d’un sort. Par son saut suspendu (dans le vide) peut s’identifier un parcours. En cela l’image, chez
Bélégou, n’est pas réductrice de tête et de rêve. Il ne faut donc pas la chasser mais revenir à elle pour revenir
à nous. Humaine trop humaine.
Jean-Claude Bélégou n’est pas - il ne l’a jamais été - débiteur du quotidien. Son but n’est pas de chercher
à entériner le réel - un défi ou un leurre que ne peut soutenir la photographie sinon pour un naïf. Pour
Bélégou, la prise photographique met l’accent sur le lien, sur le regard que porte le photographe sur son
modèle, mais aussi sur le lien et le regard que porte la femme-modèle sur celui qui tente de la capter.
Dès lors, la question que pose ce cycle est la suivante : ne faudrait-il pas regarder «De tous les jours»
comme une fiction qui, par une poussée insistante de l’imaginaire du photographe, et derrière le réel, travaille
le fantasme du corps (puisque c’est de lui en premier qu’il s’agit) pour produire une autre issue, une histoire
bien différente de celle que le réel capté pourrait donner l’impression de lire ? On sent en effet que c’est le lien
invisible unissant le modèle et le photographe qui avive les images. Les corps, celui que l’on voit, mais aussi
celui qu’on ne voit pas - celui qui photographie - y passent pour les nourrir. Ce face à face du photographe
et de son modèle crée ainsi une tension qui n’a rien de psychologique mais demeure esthétique, tension
créée par l’attention que le photographe porte à son «sujet» et que le sujet porte au projet du photographe,
un genre d’apparition d’images à l’encontre de tout code admis dans une telle prise.
Mais il y a plus : par l’effet de tension ne serait-ce pas une lettre d’amour qui ne s’écrit pas qui apparaît?
Dans la littéralité hors-sexuelle de l’image (il n’y a pas ici de rapports amoureux), par le regard porté par
Bélégou sur son modèle la photographie se fait enclencheur d’amour. Intimiste la photographie ne sera donc
jamais intime, on ne peut à travers elle percer le mur de l’altérité. Dans cette proximité captée - mais dont
l’effet captivant est comme rejeté en second plan - se crée ainsi à la fois un éloignement pour le regardeur et
une demande chez le photographe.
Surgit ainsi un double mouvement suffisamment rare pour être souligné. A l’esquive du sexe répond un
désir d’autant plus coruscant qu’il s’étend dans le temps (les trois années de la série) mais un désir que le
regardeur ne percevra jamais ici que par un vide. D’une certaine manière il ne retiendra qu’une absence dont
il ne saura rien, dont il est exclu. Existe ainsi non seulement, à travers ce quotidien et par la nature de ses
dispositifs et de ses mises en scènes, une dérive de l’effet de réel mais aussi une dérive du corps au seuil
de sa proximité. On est en conséquence saisi - et le jeu des séries n’y est pas pour rien - par ces creux et
ces vides qui habitent (habillent) la photographie et ses montages. Car si la femme est là omniprésente, en
plans rapprochés (pour faire simple) n’est-elle pas tout compte fait avant tout la figure du manque? N’est-elle
pas l’impossible atteinte tant pour le spectateur bien sûr que pour le photographe qui demeurera à jamais
étranger à son mystère, qui butte sur quelque chose qu’il tente de capter mais que la femme, même si elle
se prête au jeu de la capture, retiendra nécessairement.
De la sorte l’intrigue photographique et son maillage sériel échouent - superbement - à dire ce mystère.
Mais ils font mieux : ils le retiennent sans pouvoir en dire plus. Ainsi on est devant, et non dedans, à la
charnière entre l’oeil du photographe et un corps qui parfois nous regarde comme il regarde le photographe.
Mais nous demeurons tiers à leur histoire, histoire à la fois verrouillée, à la fois ouverte, dans une mise
en scène qui marque l’aire d’un jeu. Un double rapport se joue sur deux modes peut-être antagonistes
liés cependant à un même fil insécable : celui qui unit l’ensemble de ces photographies où le modèle se
cramponne à son propre corps et où le photographe tente d’en esquisser les limites, même s’il ne peut que
désespérément tourner autour de l’énigme de ce corps habité au moment où dans ce face à face, où dans
cette recherche, le spectateur débouche sur la béance d’un réel qui, au lieu d’être donné pour solde de
tout compte, «s’indécide». La photographie ne laisse alors d’autre issue que le vide là où sont réunis non
tous les appendices du réel, mais tous les interstices d’un possible qui reste, au sein de la banalité saisie,
une énigme. Ce vide «De tous les jours» en est aussi bien retour que capture, il est autant fermeture sur le
fantasme qu’ouverture sur une image léthéenne du monde.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 91
Yue Szeto, Dialogue de la photographie, Hong-Kong :
(...) «Le photographe français Jean-Claude Bélégou a cherché à photographier dans «De tous les jours», la
réalité et l’existence d’une femme dans la vie quotidienne, approchant une vie, dévoilant la valeur d’existence
celée dans cette réalité. L’artiste traverse le quotidien, fait retour vers sa banalité tout en la dépassant pour
révéler le sens d’une existence.
Combinant la photographie et l’écriture, qui à la fois se complètent et demeurent autonomes, il a d’un côté
poussé à l’extrême les images photographiques, de l’autre, par l’écriture, révélé en arrière-plan la culture et
l’histoire des ces espaces existentiels que sont les lieux habités. Cette confrontation est difficile tant il est
nécessaire de maîtriser les rapports entre les deux éléments pour que chacun puisse être développé à son
maximum, sans que les images deviennent des illustrations de l’écriture ou l’écriture une explication des
photographies, l’une comme l’autre dans ce cas, devenant impure. Bélégou a su mener à bien cet édifice.
La représentation de l’authenticité d’une vie ne peut être que complexe, Bélégou a développé une série
de dialectiques (par exemple : image floue/image nette, état de plénitude/vacuité, intérieur/extérieur, corps/
objets) parvenant à mettre à jour ce caractère polytonal. On peut y retrouver la dialectique de Yin et Yang,
mais il a avec des éléments proprement photographiques dépassé l’opposition traditionnelle des deux, il n’y
a plus ici antithèse entre le vide et le plein, c’est une synthèse des abstractions de tous les éléments ouvrant
à une polysémie, une complétude harmonieuse de l’univers et de la vie.
La quête métaphysique est présente à travers les matières les plus concrètes et les plus sensuelles,
produisant une extraordinaire vitalité. Ses oeuvres contiennent des qualités de sensibilité, de subtilité et de
poétique, mêlant le mystérieux au spirituel, à l’indicible.»
puisqu’elle fut presbytère et qu’elle abrita, dit-on, en 1789, un important centre contre-révolutionnaire... Cette
maison qu’il s’est appropriée depuis une quinzaine d’années, Bélégou lui a offert une histoire de plus, une
histoire intime et partagée sous la forme d’une déambulation poétique et photographique. La maison d’Etretat
est grande. On sait même qu’elle compte dix-sept espaces différents puisque Jean-Claude Bélégou a décliné,
trois années durant, son travail en autant de séries d’images (elles-mêmes assemblées en séquences ou
en... états d’âme) qui recensent donc le jardin ou la lingerie, la chambre ou la bibliothèque, le verger ou la
cave, le salon ou le bureau... A la villa Steinbach à Mulhouse, Bélégou n’a pu présenter la totalité de « De
tous les jours », retenant dix séries représentant néanmoins 140 tirages mais le photographe se félicite du
cadre : « le lieu est idéal parce que c’est une vraie maison!» Ayant, par le passé, déjà beaucoup travaillé
sur le corps, Bélégou confronte, ici, le corps et son inscription dans le quotidien, captant des gestes simples
comme lire un journal, boire un bol de lait, beurrer une tartine, écrire une lettre, s’abandonner, se déshabiller,
rêver au jardin... Mieux encore, il superpose ce travail sur le corps et le geste à l’histoire du lieu. Pourtant,
on ne saurait, en se promenant du côté d’Etretat, reconnaître la maison car les espaces sont atomisés,
isolés. En fait, Bélégou a élaboré une suite de petits scénarios débouchant sur des mises en scène. « Je
ne crois pas que la photographie serve à apprendre à regarder. Elle sert à faire des images, à produire de
l’imaginaire, de la fiction.» Ces mises en scène, où Bélégou évoque aussi largement la relation de l’artiste au
modèle -ici, Magali, sa compagne-, jouent sur l’intime, la proximité (« Je trouve qu’on photographie toujours
de trop loin »), la sacralisation ou du moins la ritualisation des gestes. Mais « De tous les jours » n’est pas
une suite répétitive. Du jardin à la bibliothèque ou de la salle à manger à la chambre, les lumières, sourdes
ou solaires, changent, les lieux distillent de fines variations graves ou limpides et surtout Bélégou vogue du
précieux mystère des vides à l’intense sensualité des pleins. Attaché au noir et blanc parce que « c’est la
déréalisation extrême », attentif aux matières, proposant aussi une autre approche par le texte, quêtant le
proche, l’humble, le territoire, cherchant la dignité contenues dans ces choses immédiates, Bélégou se garde
bien de photographier ou de raconter sa vie même si l’artiste fait parfois irruption dans le cadre. La question
qu’il pose est aussi simple qu’insondable : qu’est-ce que vivre ? « De tous les jours » à la villa Steinbach Musée des Beaux-Arts à Mulhouse (place Guillaume Tell) jusqu’au 4 janvier 2000. Tous les jours, sauf mardi,
10 - 12 h et 14 - 17 h, le jeudi, 10 - 17 h. Entrée libre pour l’espace contemporain. Jean-Claude Bélégou et
Magali à la villa Steinbach.
Jean-Claude Schenkel, Villa Steinbach Mulhouse, Octobre 1999 :
J.D. Mad, Bruxelles 22 Mars 2000 :
«C’est comme un aveu qui clôt le court texte de Jean-Claude Bélégou évoquant «La salle de bain»,
un texte dont l’apparente froideur dissimule mal la tendresse, mais aussi l’ironie... «Il s’abandonnait à ses
gestes amoureux». Voilà dite, avec une simplicité, une pudeur, une économie extrême, une vérité essentielle
de cet hommage (au sens amoureux encore...) au «quotidien». C’est bien d’abandon qu’il s’agit, non pas
renoncement, ni déliquescence mais attention extrême à l’autre, à ses gestes, à ses respiration, aux frissons
imperceptibles sur sa peau. La description d’un état, l’inventaire de ses métamorphoses, l’espace et la
lumière dans lesquels le corps de l’autre est vivant, existe jour après jour. Nous sommes loin des «intimités»
racoleuses, obscène à force de mièvreries. C’est un travail de longue haleine, minutieux et patient qui révèle
de la «vérité intime», heureusement, ce qu’il veut bien consentir à faire voir.
Pierre-Louis Cereja, L’Alsace :
En nous présentant ses clichés <<de tous les jours>>, Jean-Claude Bélégou accomplit une réelle
célébration du quotidien. Il met en exergue dans une maison habitée, hospitalière, les gestes, les moments
dits insignifiants qui nourrissent un séjour silencieux. Bélégou choisit un modèle féminin qui n’a jamais posé,
qu’il modèle patiemment au gré des séances de prises de vues. C’est donc à un corps-à-corps pacifique
qu’on assiste. Car les cadrages sont très serrés, les gros plans abondent et le visage du modèle est souvent
absent. La gageure du propos s’affirme tranquillement en refusant toute condescendance, tout misérabilisme,
en révélant plutôt une intimité charnelle consentie. Ainsi 17 séries se suivent sous forme de triptyques, de
polyptyques qui organisent une complémentarité des images. Sous la douche se multiplient les raccourcis...
ruissellement d’eau sur le pli fessier, pubis cerné par deux mains détendues. Dans la buanderie se plissent
les draps recueillant la magie d’une ombre chinoise. Au jardin le farniente se love dans les herbes, à l’ombre
du chat, de la chèvre. Ce film saccadé, non animé, de Jean-Claude Bélégou possède sa force intrinsèque, il
met en scène une dignité calme, feutrée qui tranche avec les hideurs modistes.
Entre le salon et la chambre, la bibliothèque et le jardin, jean-claude bélégou imagine, avec « de tous
les jours », une aventure intime, sensuelle et photographique. quelque part du côté d’Etretat, Jean-Claude
Bélégou possède une maison... Une grande demeure du XVIIIe siècle avec une histoire, voire des histoires
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 92
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 93
Claude Nori, PhotoNouvelles n°11, Mars-Avril 2001 La rencontre :
Jean-Claude Bélégou :
- De tous les jours a donc commencé sur un fond de crise créatrice mais aussi personnelle...
- Début 1996 je décide, ou plutôt le besoin de nouveau s’impose, de photographier de nouveau.
Mes préoccupations s’orientent vers le corps au quotidien, les gestes, le rapport aux objets, aux activités
banales de la vie quotidienne. Je cherche pour cette série pendant trois mois un modèle, jusqu’à ce qu’au
cours d’un vernissage je la rencontre, qui bien sûr n’avait jamais posé, et après avoir ensemble parlé du
projet elle accepte et nous commençons. Toute la série s’est faite avec ce seul modèle d’où l’importance que chacun a remarqué, qui a vu De tous les jours - qui n’est plus celle d’un modèle anonyme mais celle de
la personne, présente.
- Ce devait être une petite série rapide, légère...
- En effet après Erres je ne voulais plus me retrouver dans des productions lourdes à gérer. Mais
commençaient par dévers moi avec De tous les jours trois ans et demi de travail puisque je viens seulement
d’achever les derniers tirages : 240 images dans la version complète du travail.
- Série sur le corps, l’existence, l’être-au-monde, quels furent les nouveaux axes de travail?
- J’avais quelquefois, dans les années 80, choisi de passer des journées entières chez des
amis à les photographier sur le vif dans leur vie quotidienne tels qu’ils choisissaient de se montrer ; c’est du
souvenir de ces expériences qu’est né De tous les jours, mais en mettant soigneusement tout en scène et en
photographiant chez moi, à la manière dont on tourne un film en quelque sorte. Nous avons donc démarré
avec des grilles de situations dans différentes pièces de la maison : l’éveil dans la chambre, la lecture dans
la bibliothèque, le petit déjeuner dans le jardin, etc. Pour chaque situation je la dirigeais précisément tout en
demeurant attentif à ce qui spontanément advenait d’elle-même. Sachant aussi que dans une telle situation
où l’on rejoue le réel toute spontanéité est on ne peut plus relative. Ce choix d’images composées m’est venu
à la fois de choix techniques (mises au point précises, faibles profondeurs de champ, lumières découpées,
cadres isolant les poses, choix soigneux des vêtements, des objets, des gestes... toutes choses qui ne
s’improvisent pas) à la fois par le dessein d’images essentielles, épurées, denses, irrévocables, nécessaires,
et non point hasardeuses, contingentes ou anecdotiques. Nous avons ensuite retravaillé chaque situation,
au vu des premiers résultats, jusqu’à obtenir la série d’images souhaitée. Nous travaillions des journées
entières et consécutives de prises de vues chaque mois, entre les deux je développais, tirais les épreuves
et précisais le projet.
- Quelle image du quotidien voulais-tu offrir?
- Celle d’un quotidien digne, chaque acte se déroule comme un cérémonial. Je préfère la grandeur
des rituels à la bassesse de l’habitude et je ne pensé pas que le quotidien soit nécessairement voué à être
le lieu d’une imagerie condescendante, misérabiliste, exotique. J’ai donc adopté la recherche d’un point de
vue qui élève, ce qui est présent dans les gestes, les objets, la légère gravité des choses et du visage mais
aussi bien sûr l’esthétique même des images.
- Pourquoi cette défiance à l’égard d’une imagerie sociale?
- Ce n’est pas une défiance à l’égard du social mais bien à l’égard d’une imagerie pseudo-sociologiste assez
complaisante. Je ne prétends pas ériger ma vie en modèle et pas davantage travailler sur une autobiographie,
mais simplement utiliser des bribes retravaillées de ma vie comme matériau d’un questionnement sur ce
qu’est exister, vivre. Je ne suis ni apolitique ni candide, mais je crois que l’essentiel est dans ce que nous
vivons réellement et non dans ce que les médias interposent de voile entre le monde et nous. Quant au
politique, Freud dans Malaise dans la Civilisation me semble plus lucide sur les rapports entre l’humain et le
politique que Marx dans le Manifeste... L’art, contrairement aux prétentions de la religion ou de la politique,
ne sauve de rien, et n’a à prétendre sauver personne ni rien résoudre. La justification de l’activité créatrice ne
peut résider que dans ce qu’elle est méditation sensible. Donner à penser l’humain, plutôt que de s’assujettir
à le nier en demeurant dans le calque des phénomènes idéologiques et institutionnels qui le nient malgré lui,
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 94
doit être le destin d’un art à la fois matérialiste, athée et présent.
- Il y a donc dans ton travail un souci de l’immédiat, de l’humble, du simple, du récurrent humain, mais
aussi de la subjectivité?
- Lorsque je lis dans les discours de certains critiques que la prouesse de tel artiste a été d’évacuer de
son oeuvre toute subjectivité ou toute émotion, je m’esclaffe. D’une part parce que je suis atterré des dégâts
que la vieille idéologie structuraliste et néopositiviste puisse encore faire - comme quoi nous ne sommes pas
encore à l’abri de tous les totalitarismes! - et d’autre part parce qu’on est dans l’illusion et dans le fantasme
pur et simple du «monstre froid». Le problème n’étant même pas de savoir si subjectivité et émotion sont
bienvenues, mais seulement qu’elles sont des composantes inéluctables de l’existence et de l’humain, et
ceci même dans les discours des critiques en apparence les plus froids et les plus théoriques. L’émotion et
la subjectivité sont les vrais refoulés de l’art en notre époque comme si l’art n’était pas que subjectivité et
comme si l’homme ne vivait que de concepts et de soi-disant constats. Toute oeuvre ne s’affirme que dans
l’expression de la plus extrême subjectivité, la plus extrême solitude, la totale assomption du destin du sujet :
l’intériorité.
- La construction de tes images prend donc en compte une certaine intersubjectivité?
- Dans De tous les jours singulièrement j’ai cherché à ce que l’on sache que cette femme se trouvait
regardée et face au regard était deux fois en scène. C’est une femme regardée par un homme, non un vase
photographié par une machine. Ainsi à plusieurs reprises j’apparais dans les photographies, je fais irruption
dans l’image : ma main sur le corps du modèle, le livre que je tiens dans mes mains au 1er plan de l’image, la
flûte de champagne lorsque je trinque avec elle, le bol de Pyrex au travers du quel je la vois... Ceci équivaut
à ce qu’au cinéma on appelle caméra subjective. Toutes les scènes sont vues de mon point de vue. Jamais
on ne peut définitivement décider si cette femme est seule ou non. Jamais on ne peut sous-estimer le horschamp. C’est aussi une prise en compte de la question de la relation de l’artiste au modèle (apparue dès
1986 dans ma série Noir Limite du Corps à corps.) de la vue au toucher. Le modèle est traditionnellement
ce que l’on tient à distance dans une seule contemplation intellectuelle et le tableau cette fameuse fenêtre
ouverte de la Renaissance sur ce qui est au-dehors. C’est cette distance qui est franchie puisque ce corps,
outre que c’est précisément moi qui le modèle, se livre à une prise. Toute photographie est ainsi un corps à
corps avec le monde.
- Dans les textes qui accompagnent chacune des 17 séries qui composent de façon architectonique De
tous les jours l’histoire de la relation au modèle point encore par brèves touches...
- Dès la première prise de vues, la relation a basculé passant de la seule relation artiste-modèle au
moment où le modèle s’est installé pour de bon dans le lieu et dans ma vie. Je m’étais toujours interdit un tel
passage. Le modèle est à mon sens un médium, son rôle est d’incarner le projet mental, abstrait, de l’artiste.
Chacun des textes qui accompagne les 17 lieux, pièces ou abords (jardin, verger...) de la maison met donc
en parallèle deux narrations d’occupation des lieux : celle du lieu par l’artiste quinze ans auparavant, celle du
modèle qui à son tour se l’approprie en débordant du cadre qui était initialement prévu.
- Pourquoi ces 17 séries dans la série De tous les jours?
- Assez vite après les premières prises de vue, qui furent aussi des prises de vies, le choix des situations
s’est organisé par pièce de la maison. Nous avons donc ensuite travaillé pièce par pièce méthodiquement,
à la fois dans un choix de situations, d’actions (ou d’inactions) de lumières... La salle de bain, la cuisine,
la lingerie sont au flash, dans des coupes fragmentées ; la bibliothèque, la chambre nord sont en lumières
du jour diffuses, couvertes, grises, quelquefois pesantes ; le bureau, la salon, la salle à manger dans les
lumières précieuses du soleil ; la chambre tantôt dans une nuit de lumière artificielle tantôt dans l’extrême
sensualité des découpes du soleil.
- Cadrages fragmentés, serrés au plus près du corps jusqu’à le toucher, mises au point sur un seul plan,
parties entières de l’image plongées dans l’ombre profonde, on ne voit pourtant jamais l’espace...
- Cadrage, mises au point, profondeurs de champ... servent à sélectionner, à ne garder dans l’image que
l’essentiel et mettre de côté ce qui ne ferait pas sens. Éliminer et choisir par la perspective, en creusant ou
en ramenant au plan, sans craindre de frôler l’illisibilité immédiate : le temps de la lecture sera au moins
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 95
pour le spectateur celui de la pensée ; la perspective ne doit pas davantage que le cadre, la lumière, la
mise au point être subie. Ne pas oublier qu’une image n’est toujours au fond qu’un plan, c’est aussi par le
plan de mise au point, les hautes lumières, le cadre que l’on construit la perspective et pas seulement par
l’optique. Mais aussi ces procédés photographiques servent à produire l’effet de proximité et de respiration
du corps, son extrême présence sensuelle, comme si matériellement il s’extrayait de l’image, il l’excédait. Ils
accroissent aussi le sentiment de focalisation , de fascination qu’offre le corps. Un corps vivant, humain, ça
respire, ça sent, ça pense! L’espace des pièces n’est présent que dans la façon dont il façonne le corps, dont
il l’oblige à l’habiter et dont il l’habite, dont ils se pénètrent mutuellement. L’espace se reflète dans le corps,
le visage, les gestes. En contrepoint la description des pièces n’intervient que dans les textes accompagnés
par deux petites photographies des lieux vides (le lieu du crime!) à 15 ans d’intervalle, ce qui est susceptible
de documenter le regard et le travail du spectateur, mais peut tout autant le dérouter en lui fournissant le point
de départ d’autres fictions en contrepoint de celle qui est présente dans les mises en scène photographiées.
Il serait naïf d’y voir la confrontation en face à face de la réalité et de la fiction. Tout est fiction, et l’écheveau
n’en devient que plus complexe à démêler entre celle des images et celle du texte. Mais aussi bien tout est
réel puisque tout se donne à voir., puisque la fiction même existe bel et bien en tant que fiction et s’incarne.
- Tout comme on est dans une circularité temporelle on est dans une clôture spatiale, le lieu du quotidien est
celui de l’intime, de la captation captive. Même les instruments de la modernité (téléphone, ordinateur, Minitel)
présents dans les photographies semblent n’ouvrir sur rien. Il doit se dégager de toute ces photographies
une grande sensation de silence.
- Enfermement pessimiste?
- Ou simplement une recherche renouvelée de l’intime, du plus-intérieur, du lieu habité d’une vie, d’un
corps habité d’un langage, et livré dans un frottement au monde et au regard de l’autre. L’attention à une
vie. Sans que jamais pourtant ce corps, même lorsqu’il se dénude sans réserve, ne se donne, c’est-à-dire
ne puisse sortir de sa propre discontinuité, de sa propre étrangeté, de sa propre inscription dans un espace
délimité. Bref de son image, de son être-pour-l’image. sa trace sur l’image. Je crois que jamais pourtant
je n’ai fait une série aussi sereine, non point hors d’une inquiétude ou d’une tension, mais comme si cette
tension entre l’autre et soi, entre le vide de l’existence et ses pleins, entre la solitude la dérive et la présence
trouvaient un point d’extrême équilibre.
- Ces partis pris dans ton travail rendent de nouveau les matières extrêmement présentes...
- Je cherche à travailler non pas dans la surface des choses mais dans leur profondeur ; de ne pas
m’intéresser qu’aux formes et aux couleurs, mais aussi à ce qui constitue les choses, leur chair, émerge de
leur intériorité physique : leurs matières. C’est à partir de cette intériorité physique qu’émergera sur l’image
l’autre intériorité : mentale. Bachelard définissait la sensualité comme appartenant à la poétique même de
la matière (le feu, l’air, la terre, les eaux...) de sa physique. C’est la matière spécifique du corps, la chair,
qui irradie et transporte, transcende, les gestes les plus banals, les objets les plus froids - ceux en plastique
blanc de la cuisine par exemple!. Ce sont les matières auxquelles la chair se mêle : buée, eaux, poussière,
savon, pâte à tarte, viande, herbes, feuillages, laines, tissus, papiers, fards, aliments, boissons, épluchures,
feu, glace, paille, poudres, etc. mais ce ne sont plus comme dans les séries Noir Limite de 85/89 un corps et
des matières dans un parti pris d’abstraction. Nous sommes cette fois au monde!
- Outre cette structuration par pièces, lieux de l’habitat, qui fait de cette série à la fois un travail sur le corps
à la fois un travail sur l’architecture et l’archéologie du lieu, chacune des 17 séries se compose elle-même de
plusieurs images assemblées...
- A partir du travail sur les planches contacts j’ai tiré un choix d’épreuves puis chaque photographie a été
choisie isolément d’abord, pour sa seule réalité intrinsèque, sans considération dans ce premier temps de sa
capacité à former sens avec une autre, à s’assembler, à s’insérer. Ceci pour éviter toute complaisance toute
facilité à l’égard d’une image. Mais en même temps le choix de la composition en triptyques s’est imposé dès
les résultats de la première prise de vues - Erres était déjà composé entièrement en diptyques, triptyques,
polyptyques - pour former des scènes composées pas tant de façon séquentielle que le plus souvent comme
des variations - quasi musicales - des points de vues ou des moments sur une même situation. Mais aussi
les associations se sont faites à partir des lumières, des matières, des compositions des images. De nouveau
ceci pourrait rapprocher ce travail d’une écriture cinématographique, d’autant lorsque les photographies sont
superposées les unes aux autres ainsi que sur des fragments d’une bobine film de cinéma. Pourtant il n’y a
nulle linéarité comme dans l’écriture ou le film où chaque image vient l’une après l’autre, seulement lorsque
la précédente a disparu. Ici toutes les images sont données d’un coup et fonctionnent comme ensembles.
Chaque pièce (de l’oeuvre ou de la maison) est donc un univers autonome mais aussi solidaire.
- En même temps puisque les prises de vues se sont étalées sur deux années une dimension temporelle
semble encore s’être installée par ce biais?
- Ceci est éminemment vrai de certains triptyques du Verger qui jouent sur la succession des saisons,
ou celui du Pré (tout en hiver), ou ceux de la Mer (tout en été) si on les rapporte à celui du pré... Mais la
temporalité de la série De tous les jours est essentiellement circulaire, statique, suspendue, voire hors du
temps. Le temps du quotidien est répétitif, il n’est pas vectoriel ou historique (ou alors dans une micro-histoire
lente, intime).
- Intimité, sensualité, mais aussi clôture?
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 96
Armelle Canitrot, Pour «Voir» n°12, Mai 2001 :
Humecter le bord salé d’une enveloppe, glisser la semelle du fer à repasser sur l’étoffe de coton, musarder
un moment avec le chat dans un rayon de soleil, descendre une pile de livres au rez-de-chaussée, attraper
la pelle et la balayette, décortiquer une crevette, presser un fruit, rincer la passoire, se laisser couler sous
la douche, passer le peigne dans ses cheveux, étaler de la confiture sur une tartine, cueillir une pomme au
jardin... du salon à la bibliothèque, du corridor à la chambre, de l’escalier à la salle à manger, la cuisine, la
lingerie, la cave, sous l’objectif attentif de Jean-Claude Bélégou, la <<femme modèle>> revisite les différents
lieux de la maison respectant leurs rituels propres, comme s’il s’agissait là des chapelles successives d’un
même sanctuaire. Ainsi, en dix-sept séries de polyptyques s’élabore un vocabulaire, une rythmique, une
sorte de liturgie du quotidien élevé au rand de cérémonial.
Avec <<De tous les jours>>, Bélégou est alors bien loin de la banalité du quotidien dont se repaissent,
jusqu’à l’écoeurement, les tenants d’une esthétique de l’ordinaire, souvent eux-mêmes pris au piège de leur
propre banalité. Bien loin donc de cette <<trivialité malsaine mise en avant par un exotisme petit bourgeois>>,
bien loin aussi des démêlés burlesques du couple Anna et Bernhard Blume aux prises avec l’anormalité du
quotidien. Au contraire, lorsque Bélégou prête une attention minutieuse aux petits gestes de tous les jours,
c’est pour en découvrir la beauté, la sensualité, l’intelligence. Guidé d’une pièce à l’autre par le parcours
même du soleil, le photographe se rend disponible à cette initiation, totalement soumis à la domination de la
lumière.
Ses images construites un peu comme on tourne un film, résultent ainsi d’un syncrétisme entre l’âme d’un
lieu - un presbytère normand du dix-huitième siècle - et la façon dont l’artiste s’est mis à l’habiter, tout autant
que celle dont il s’est trouvé peu à peu habité par lui. Et c’est jusqu’au modèle qui finit par totalement incarner
son personnage et par se couler en cet espace comme un bijou en son écrin. Médium entre l’imagination
de l’artiste et le réel, alors que sa prestation devait à l’origine se limiter à mimer les gestes quotidiens d’une
femme fantasmée, le modèle s’est trouvé peu à peu dépossédé de son statut, soudain femme bien vivante,
saisie, habitée elle aussi par l’esprit des lieux. Cette ultime transgression de l’interdit, qui fit voler en éclats la
relation artiste modèle, acheva de libérer l’écriture du photographe, jusqu’à lui permettre d’atteindre à cette
légèreté, à cette transparence, à cette transcendance présente dans les images.
Il est ainsi, possible de mesurer le chemin parcouru depuis <<Corps à corps>> (1986) ou depuis <<La
mort>> (1991) premiers travaux réalisés alors au sein du groupe Noir Limite avec Florence Chevallier et Yves
Trémorin et <<dissout pour divergences esthétiques>> en Avril 1993. Un parcours artistique vécu comme
une longue introspection imposant d’incessants aller et retours entre soi et le monde. Avec cette méfiance à
l’égard des tentatives de la photographie sociale qui prétend à l’objectivité alors que Jean-Claude Bélégou
lui, ne voit là qu’idéologie. Avec cette subjectivité donc revendiquée dès l’origine. Avec la nécessité intérieure
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 97
pour seul guide, chaque série posant une nouvelle question. Ainsi l’épreuve récurrente de l’autoportrait qui
jalonne la route. Ainsi la confrontation à l’autre, timide dans <<Visages>>, radicale dans <<Les Amants>>
(1989/90). Ainsi l’exploration du jardin comme projection de soi-même (Le Territoire 1991/92), et le très
accablant voyage d’<<Erres/Vers le grand nord>> en 1992 et 1993, au cours duquel l’artiste se laissa dériver,
pour le meilleur, une confrontation physique avec la nature, et pour le pire, une fascination telle, qu’il a pu
craindre un moment <<d’y rester>>.
<<De tous les jours>> apparaît donc comme un retour jubilatoire à la maison, un retour symbolique à
soi-même après les années d’errance nécessaires à la quête d’identité, un retour à l’altérité aussi après les
rudes épreuves de l’autoportrait. Une façon d’affirmer que même lorsque tout s’est retiré, le quotidien reste
cette part irréductible de notre richesse, dernier espace-temps où exercer notre dignité. Une lente méditation.
Une façon de dire comme Candide <<cultivons notre jardin>>.
Dominique Baqué, La photographie plasticienne, l’extrême
contemporain, Éditions du regard, 2004 :
jardin » - et la menace, tout aussi bien la tentation, de la perte de l’engloutissement.
Ce n’est qu’avec De tous les jours (1996-1998) que cette tentation de la perte semble s’éloigner pour
laisser enfin place à un rapport pacifié aux lieux, aux êtres et au monde. À ce que l’on pourrait appeler le
Vrai Lieu : nourri des mythologues fondatrices de l’axis mundi sans se réduire pour autant à un enracinement
dans le sol dont on connaît les dérives idéologiques, il est ce lieu d’élection dont un corps fait son territoire,
où, jour après jour, il conforte son identité. C’est en ce sens que De tous les jours, se veut une méditation
heureuse sur le fait d’exister là, chaque jour, patiemment, humainement. Mais s’il s’agit bien ici d’un <<livre
d’heures>> tenu au plus près du quotidien, le banal n’est jamais livré brutalement, dans son atonie et son
intrinsèque pauvreté : c’est un banal rédimé, transfiguré, chaque objet, chaque geste se voyant pourvu
d’un sens qui vient éclairer l’entêtante opacité des choses. Davantage encore : tout ici fait sens autour de
l’Autre, la femme, dont les gestes scandent le quotidien, et dont tout ce qui advient par elle, jusqu’au plus
humble - repassage, toilette, lecture, jardinage, etc. - conquiert une intime nécessité.
A l’inverse de ce qui se joue chez ceux qu’on a pu nommer les photographes du banal, la sublimation du
quotidien est ici certes difficile, mais elle est encore possible, encore espérée. Du même coup, le nihilisme
de la banalité se voit relevé par la quête, infime et cependant obstinée, chaque jour réactivée du sens. De
tous les jours énonce ainsi comment survivre à la lourde, lente répétition des jours et des gestes, des us et
des saisons. Comment enfin inventer un lieu où vivre.
Chez Jean-Claude Bélégou, le lieu où vivre s’élabore dans et par l’intimité d’un couple»
« C’est d’abord d’ombre et d’errance qu’il fut question dans l’œuvre de Jean-Claude Bélégou, avant
que peu à peu la lumière consente à s’apprivoiser et le quotidien se laisse enchanter. Avec Erres, Vers le
grand Nord (1994), le voyage n’est pas exploration enthousiaste, déambulation euphorique, mais « nihilisme
nomade », expérience d’une perte à soi et au monde qu’amorçaient déjà les autoportraits effectués lors d’une
résidence solitaire à Naples (1990) et les « micropaysages » - plantes et fleurs du jardin, petits animaux,
allées et puits – commencés dans l’ancien presbytère de Sausseuzemare, lieu de vie de l’artiste (1991). Erres
entrelace ainsi, en une même « épreuve », voyage, paysage et autoportrait, le voyage fonctionnant comme
métaphore d’une impossible conquête de soi, et le paysage comme analogon d’un affect, d’une passion,
d’une désespérance. Mais, choisissant l’âpreté du Nord contre la séduction latine du Sud, le dépouillement
contre l’exotisme, Bélégou endosse une position éthique : celle d’un dénuement, d’une solitude principielle
et définitive. De l’interminable jour du soleil de minuit à la noirceur sans lueur de la nuit polaire, l’expérience
menée par Bélégou, une fois encore est celle d’un passage à la limite. Lorsque de gare en gare, de ville
en ville, l’esprit s’étourdit, se défait, lorsqu’au contact de la roche dure, du torrent glacé, de la neige et de la
pluie, le corps vient à s’abandonner, se dissoudre et, exténué, n’en plus pouvoir. Non pour demander grâce
– il n’est pas de grâce dans l’errance – mais pour comprendre, enfin, ce que c’est que vivre, et accepter ce
jeu, cette ingratitude, de soi, des autres, du monde. Comprendre, une nouvelle fois, si besoin était, qu’il n’est
point de sens : ni à la route, ni à soi, ni à l’existence. Et de ce deuil du sens se faire témoin. Accepter en sa
chair l’apaisement sans l’épuisement, en son esprit l’alternance pascalienne de l’ennui et de l’extase, mais
sans la rédemption. Proposer « en somme, un carnet d’errance, un chapitre d’existence », qui se clôt sur une
maxime aux accents stoïciens : « le monde, il faut faire avec ».
« Faire avec », mais dans une pacification de plus en plus affirmée, conquise, pourrait-on dire : ce dont
témoigne la suite de l’œuvre, notamment avec le cycle Existences (1996) et la série De tous les jours (1999).
Existences, soit trois séries successives : Le Territoire, vingt photographies réalisées sur le lieu de vie de
l’artiste, le jardin ayant lui-même été créé par lui avant la prise photographique ; Aima, vingt photographies
traitant du corps comme d’un paysage ; La Mer, vingt autres photographies, enfin, prises en nageant sur les
côtes normandes. Photographiant l’apparente banalité quiète d’un jardin quelconque, Bélégou détourne ici
l’ordinaire en jouant sur un double registre : réinvestir la figure mythique du dédale, du labyrinthe ; constituer
une sorte d’inventaire à la Georges Perec : « 1727 m2, 12 pièces, couloir et escalier, 5 chats et onze parterres
de fleurs, 2 poteaux électriques, 32 arbres et des milliers de brins d’herbe, des millions de racines, des
centaines d’oiseaux, limaces et taupes », etc., recensement à la fois maniaque et impossible du lieu de vie
ou, toujours pour se situer dans la lignée de Perec, de la vie mode d’emploi. Illusion sans cesse réactivée,
parce que vitale, d’une possible maîtrise du territoire personnel, alors même que ce territoire échappe sans
cesse – arbres touffus, végétation proliférante, insectes… Le travail de Bélégou oscille ainsi entre une
« morale par provision » - plus voltairienne que cartésienne, au demeurant, puisqu’il s’agit de « cultiver son
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 98
Danièle Méaux Un monde clos (à propos d’un livre du photographe
Jean-Claude Bélégou) CIEREC, Université de Saint-Étienne :
Lauréat en 1992 du « Prix Villa Médicis Hors les Murs », Jean-Claude Bélégou part pendant
huit mois en Scandinavie pour un séjour de création. Les images qu’il réalise alors ont été exposées en grand
format ; elles paraissent également accompagnées d’un texte dans un livre intitulé Erres. Vers le Grand Nord.
Plus qu’une relation de voyage, cet ouvrage constitue un récit initiatique qui évoque une expérience de la
dérive, de la perte et de la dissolution en des terres sauvages et inhospitalières. Les photographies et les
mots conjugués engendrent une fiction. La fable révèle toutefois la difficulté effective d’un vécu : Bélégou
restera, à la suite de ce travail, trois années sans réaliser aucune prise de vue.
Lorsqu’en 1996 il revient à la photographie, c’est avec le désir de s’intéresser au corps et aux gestes
du quotidien, au sein même de la demeure où il habite, un presbytère normand du dix-huitième siècle qu’il
a acquis quelques années plus tôt. Le bâtiment, en fort mauvais état, a été progressivement restauré par
Bélégou. Le projet photographique, initialement prévu pour être bref, durera trois ans et demi (jusqu’en 1999)
: 240 tirages sont réalisés. Une partie d’entre eux est exposée et un livre, intitulé De tous les jours , est
publié en 2001. Il se tient aux antipodes de Erres : à l’immensité lointaine s’oppose la clôture d’une maison
; l’ouverture sur l’infini est délaissée pour une forme fermée qui circonscrit le travail, intervient comme une
contrainte productive, une matrice qui préside à la réalisation de l’œuvre.
Logiques du bâti
L’ouvrage, qui s’ouvre sur une brève préface de Jean-Paul Gavard-Perret, conjugue des mots et des
clichés en noir et blanc, qui se complètent en un ensemble cohérent et structuré. Le livre est divisé en
trois parties, chacune d’entre elles correspondant à une portion du domaine habité, présentée par un plan.
Le schéma du premier étage ouvre ainsi le « chapitre » consacré à ce niveau : chacune des pièces qui le
compose fait l’objet d’un texte d’une ou deux pages, au sein duquel sont insérés deux clichés de petit format
la montrant dans l’état où Bélégou l’a trouvée, puis telle qu’elle a été ensuite aménagée ; viennent ensuite
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 99
Jean-Claude Bélégou : De Tous les Jours 1996-1998
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 100
Jean-Claude Bélégou : De Tous les Jours 1996-1998
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 101
des photographies centrées sur une femme (toujours la même), montrée en plan rapproché, absorbée dans
des gestes quotidiens qui sont accomplis dans chacune de ces pièces (douze clichés ont pour cadre la
bibliothèque, quinze le bureau, un le corridor, un la chambre noire, douze la chambre nord et un l’escalier).
La configuration du « chapitre » suivant, consacré au rez-de-chaussée, est similaire (dix-huit vues sont prises
dans la salle à manger, vingt-deux dans la cuisine, treize dans le salon, seize dans la chambre, trente dans
la salle de bain, neuf dans la lingerie, une dans la cave). Enfin, une dernière partie concerne, selon une
organisation comparable, l’espace environnant l’habitation (dix-huit vues du jardin, treize du verger, trois du
pré et six de la mer).
Le sujet féminin est omniprésent, attelé à des activités simples et prosaïques (boire, manger, dormir, se
doucher, repasser, prendre un médicament, couper des légumes…), tandis que le texte dit la disposition et
l’ameublement des lieux ; c’est aux mots que revient également le soin de raconter l’acquisition du presbytère,
les travaux réalisés, la rencontre du modèle, qui très vite devient amante et s’installe à demeure. Excepté les
deux images incluses dans le texte, qui sont en plan moyen, les vues sont généralement resserrées sur les
gestes de la personne qui loge là ; elles ne montrent de l’environnement que les objets ou les meubles que la
jeune femme touche immédiatement. L’attention ne porte donc pas sur le presbytère en lui-même, mais sur
la manière dont il structure et conditionne les gestes de celle qui l’habite.
Dans le même temps, l’organisation du livre renvoie à la manière dont la série a été réalisée. Si le bâti
conditionne un mode de vie, la disposition et la spécialisation des pièces (auxquelles des occupations sont
attachées) a dicté la conception des images et le déroulement des séances de pauses. Bélégou confie plus
précisément que, décidé à s’attacher aux gestes du quotidien, il a commencé par effectuer quelques prises
de vue, avant que l’idée lui vienne de se couler pour ainsi dire dans l’architecture intérieure du presbytère et
de faire du bâti la matrice structurante de son œuvre. Les photographies sont pensées à l’avance ; chaque
mois, le photographe et son modèle travaillent une ou deux journées consécutives, sans nécessairement
d’ailleurs procéder pièce par pièce, mais en se calquant sur les actions effectuées en chaque endroit de la
maison ; d’une session de prises de vue à l’autre, Bélégou tire les épreuves, affine le projet des images à
venir.
Le choix de faire de l’organisation du bâti (et de son usage) une contrainte qui féconde l’élaboration de
l’œuvre est clairement formulé dans certains textes d’escorte. L’explicitation de la règle adoptée signe une
certaine contingence du processus de création : le travail ne semble pas se développer ex nihilo, mais s’établir
à partir d’un dispositif physique (sur lequel s’articule un vécu). La réalisation ne paraît pas autonome, mais
assise sur des données extérieures qui la déterminent ; elle progresse en s’appuyant sur des procédures
explicitées. Ces traits écartent De tous les jours d’une conception romantique de l’œuvre, organiquement
close sur elle-même et se développant selon un processus quasiment naturel. Ici, la méthode et l’artifice
se trouvent revendiqués.
Le texte relie les clichés au vécu du photographe : ce dernier a cherché un modèle pour « jouer » les
gestes ordinaires d’une femme imaginaire, censée habiter la maison ; c’est ainsi qu’il a rencontré Magali,
dont il est - après quelques prises de vue - devenu l’amant ; peu après, elle est venue loger dans la demeure
(où il la photographie). Les prises de vue sont donc, pour ainsi dire, revêtues d’une valeur performative : le
rôle attribué a contaminé celle qui l’incarnait. Rien là de très original… Mais la part biographique n’annule
pas pour autant le caractère fictif du vécu donné à imaginer au lecteur-spectateur, puisque « l’exercice du
quotidien » se trouve bel et bien transfiguré, sublimé, et la relation amoureuse du modèle et du photographe
véritablement exaltée (il n’est vraisemblablement pas indifférent que le sujet féminin, sur certaines épreuves,
lise Tristan et Yseult…)
La mise en évidence de la contrainte choisie tend à transformer l’expérience évoquée en un jeu vécu à
deux ; la « règle » proposée par le photographe paraît en effet acceptée par le modèle, dont l’intimité est
manifeste avec celui dont elle prend en compte le projet. Parfois, une main de l’opérateur (tenant un livre ou
une flûte de champagne) fait intrusion dans l’image ; son ombre portée sur le corps du modèle peut révéler
sa présence hors champ ; le sexe offert de la jeune femme suppose un partenaire qui lui fait face… Les vues
sont peu ou prou faites en « caméra subjective », du « point de vue » de l’opérateur (non pas seulement au
sens technique du terme, mais au sens que cette expression revêt en narratologie). Ces images - centrées
sur une femme dont elles morcellent le corps - suggèrent en fait un huis clos à deux personnages : la
demeure se fait l’aire d’un jeu amoureux.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 102
Pourtant, le regard de Magali ne rencontre presque jamais l’objectif. Souvent même, son corps est privé
de visage. L’attention se porte sur les plis de sa chair, le grain de sa peau. « La photographie est affaire
de surface, d’apparence […]. S’attacher à la surface des choses – la peau à fleur, dénudée, tendue, à vif.
S’attacher à cette matière du corps […] » , peut-on lire dans le Manifeste du groupe « Noir Limite » dont
Bélégou fut membre - avec Florence Chevallier et Yves Trémorin - de 1986 à 1993. En écho à la clôture du
presbytère, le corps de l’amante est également clos sur lui-même. Photographié sous toutes les coutures, le
modèle féminin paraît toujours refuser une part de lui-même qui reste hors d’atteinte. La chair opaque voisine
et touche les objets ; l’enveloppe corporelle répète l’enveloppe de la demeure. Pour Gilbert Durand, « […]
la maison constitue, entre le microcosme du corps humain et le cosmos […] un moyen terme. » Mais à la
surface de la peau répond encore la surface de la photographie, dont la matière est rendue sensible.
Le corps de la jeune femme paraît habité d’une intériorité. Les poses traduisent une forme de recueillement,
une intensité inaccoutumée de l’attention portée à soi et à l’autre. La conscience du sujet est rendue perceptible,
de sorte que la série renvoie au mystère même de l’incarnation, à l’énigme existentielle de l’union de l’âme
et du corps. À l’intensité de la présence physique du modèle répond l’impression que ses pensées toujours
échappent : « Ce qui est douloureux dans la proximité, c’est la distance qui demeure », trouvait-on déjà dans
le Manifeste du groupe « Noir Limite ». Les vues renvoient ainsi au désir du photographe.
Entre la clôture du bâti et la clôture du dispositif livresque , il est une relative homologie - surtout lorsque
l’un et l’autre partagent la même structure. La première initiative que prit Bélégou après l’achat du presbytère
fut d’entourer son territoire d’un mur ; il écrit avoir voulu « […] le protéger des vents et des pluies du plateau
crayeux à niveau de la falaise, mais surtout du monde […] » (85). Lorsque, quelques années plus tard, il
publie De tous les jours, il enserre symboliquement - une seconde fois - ce territoire entre les parois du livre,
et il y enclôt la femme aimée. Le photographe confie avoir consacré beaucoup de temps à la plantation et
à l’entretien de son jardin ; dans ce locus amoenus coupé des tracas mondains, le calme et le plaisir sont
associés à l’épanouissement de la nature. Sur certaines vues, le modèle endormi ou assoupi au soleil paraît
d’ailleurs abandonné à une vie quasi végétative.
Le continuel retour des jours
Un attrait pour le quotidien - tout à la fois extrêmement commun et particulier à chacun - s’est développé
en France, au fil de la seconde moitié du vingtième siècle. Dès 1947, Henri Lefebvre tend à revaloriser les
activités banales qui sont à la base de la vie individuelle et collective. Roland Barthes, Michel de Certeau ou
Georges Perec ont également contribué à un déport de l’attention vers la vie de tous les jours. De nombreux
photographes contemporains se sont détournés du sensationnel pour figurer l’ordinaire. Mais l’ouvrage de
Bélégou ne s’en tient pas à l’observation des occupations simples, il opère bel et bien une « transfiguration
du banal » : les gestes prosaïques s’y trouvent sacralisés, mués en rituels que célèbrent les prises de vue.
Toutes les images ont fait l’objet d’une mise en scène minutieuse. Une attention extrême a été portée
au choix des vêtements, des objets, des postures. Bélégou se démarque ainsi des usages « moyens »
de la photographie : loin d’une esthétique du naturel et du « pris sur le vif », il opte pour une théâtralité,
une artificialité ostensibles : « Ce caractère figé, solennel […] de mes images désire rappeler que toute
photographie s’appuie sur une fonction commémorative […] » . De fait, si la pose s’inspire du vécu, elle le
transfigure et l’élève au rang d’une cérémonie. L’image argentique autorise tout à la fois une accroche au
monde et sa métamorphose en une vision intérieure. Le banal se trouve ainsi sublimé. L’artificialité de la pose,
la composition concertée du cliché décollent le geste représenté d’une effectuation précise, à un moment
déterminé, pour retenir quasiment son essence ; il apparaît dès lors comme la somme d’actions répétées,
que l’image emblématise en une manifestation unique, qui paraît filtrée par le travail de la mémoire.
La plupart du temps, les vues sont agencées en ensembles de trois, quatre ou six clichés ; elles forment
ainsi des séquences douées d’une unité de lieu et, le plus souvent, d’action ; parfois ces suites fonctionnent
presque à la manière des chronophotographies de Jules-Étienne Marey et ceci ne peut que contribuer à
détacher les gestes d’un instant d’effectuation précis pour les inscrire dans la durée d’un quotidien mythique,
qui se donne comme le socle, le fondement même de l’existence.
L’organisation même de l’ouvrage - selon la structure de la demeure habitée - contribue à construire une
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 103
image de la vie de tous les jours, qui se trouve sublimée par le travail de l’imaginaire et de la mémoire pour
atteindre une relative atemporalité. Déjà, dans l’antiquité, « l’art de la mémoire » (qui était une partie de la
rhétorique) faisait appel à des structures architecturales dont l’organisation était connue de l’orateur : ce
dernier était invité à se souvenir de l’agencement des pièces d’un édifice, auxquelles il associait des images
susceptibles de lui rappeler les étapes de son propos ; lors de son discours, il parcourait en imagination
ces différents loci afin de raviver sa mémoire. Le procédé s’appuie sur la prégnance de la structure du bâti,
comme sur la prévalence du sens de la vue. L’ouvrage de Bélégou, qui relie à chaque pièce du presbytère
des actions censées s’y répéter, tend ainsi à faire revivre les gestes quotidiens indépendamment de l’instant
qui passe. L’organisation des images (et des textes) selon l’organisation architecturale, s’ajoute à la mise en
scène ostensible des images pour conférer aux agissements ordinaires une forme de pérennité.
La photographie est empreinte du flux photonique sur une émulsion chimique ; l’éclairage, la circulation de
la lumière sont mis en évidence dans les vues de Bélégou : des ombres portées violentes strient le corps du
modèle endormi ; les rayons du soleil viennent tacher de blanc son visage absorbé. L’importance accordée
à la clarté du jour signe une forme de soumission au tempo de la nature : « […] les angélus rythmaient la
mesure des jours, et les cérémonies la cadence de saisons […] » (93), peut-on également lire. Le quotidien
est organisé par le bâti, mais aussi par la régularité d’un temps cyclique ; la lumière semble faire advenir les
gestes, sur le mode d’une actualité renouvelée : elle les fait toujours resurgir – comme au commencement.
De tous les jours construit la fiction d’un quotidien fermé sur lui-même. En ce sens, l’ouvrage tranche
complètement avec le livre précédent réalisé par Bélégou, qui était fondé sur une mythologie de l’ouverture,
de la fuite et de la disparition. De tous les jours est placé sous le signe de la clôture : l’espace compartimenté
du presbytère a régi son élaboration ; le choix de faire un livre enferme la série dans un nouvel espace clos ;
le quotidien évoqué est circonscrit dans l’enceinte de la propriété, il est rythmé par le retour des jours, et donc
par une temporalité circulaire. Le corps du modèle, placé sous le regard du photographe, se donne comme
une intériorité enserrée dans une enveloppe charnelle mate, qui la met hors de portée.
L’ouvrage de Bélégou amène à réfléchir sur l’importance des gestes les plus simples, sur les relations
essentielles que chacun noue avec les objets et l’espace qui l’environnent. « Habiter » correspond sans
doute à un besoin fondamental de l’être et De tous les jours rend sensible la relation intense qui lie chaque
personne à ce qui lui sert de « maison ». Mais l’espace du presbytère, tel qu’il est présenté ici, paraît presque
hermétiquement fermé sur lui-même : les rumeurs de l’actualité arrive par le biais de la presse (sur un
cliché, Magali lit Le Monde) ; seule, la mer - où l’on peut se noyer - constitue une échappée. Cette clôture du
quotidien n’est pas sans ambivalence.
Elle est certainement empreinte de pessimisme. Seul, le retrait semble pouvoir apporter la paix ; il permet
de goûter aux plaisirs simples et élémentaires, à la volupté de la chair. Mais ce repli signe une coupure
profonde avec le monde et renvoie à la tragique solitude de l’être. À propos de son domaine, Bélégou écrit
: « […] si le jardin […] se pensait, s’il se dessinait […] s’il se projetait en esprit […] il croyait y reconnaître
quelquefois les méandres de sa cervelle […] » (85). Semblablement cernés par une enveloppe, le plan du
lieu et la structure mentale de l’auteur paraissent pouvoir se correspondre dans un même enfermement
mortifère.
Cependant la maison est également cocon protecteur, enveloppe maternelle où l’auteur retrouve l’envie
de photographier et la volupté de la relation amoureuse, après la crise (symbolisée par la descente aux
enfers relatée dans Erres). La demeure, associée aux activités les plus simples, aux gestes indispensables
à la vie, se présente comme un espace de ressourcement et de convalescence où renaît le goût de vivre.
Bélégou compare son territoire à une « terre élue », à un « jardin d’Eden » (94). Ce cadre sécurisant, où il se
retranche, lui permettra en tout cas de construire, à compter de la réalisation de De tous les jours, une œuvre
abondante. En même temps que cet espace clos, Bélégou choisit la photographie argentique en couleurs
numérisée. Tous ses travaux ultérieurs seront pareillement réalisés dans le presbytère et son jardin.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 104
Jean-Paul Gavard Perret, Le grain de la peau, De tous les jours de
Jean-Claude Bélégou , 27 novembre 2012 :
À l’idée de la photographie comme prise objective sur la réalité, a succédé, depuis une vingtaine d’années,
l’idée d’une photographie essentiellement soumise à son contexte. Elle ne serait que signe vide, muet, un
signe existentiel qui ne dit rien, mais atteste seulement de la présence d’un référent. Dès lors, c’est aux
discours qu’il conviendrait de parler devant les photographies, à une parole qu’elles légitiment, précisément
parce qu’elles ne parlent pas. La photographie rejoindrait alors la grande famille des images, de ces choses
qui n’ont ni être ni sens par elles-mêmes, mais qui, par conséquent, sont prêtes à recevoir tout ce que l’on
voudra en dire, témoins sans état d’âme des guerres du langage. Les rapports du corps aux photographies
se partagent finalement entre des discours sur le corps photographié et des discours sur l’usage des
photographies du corps. Tantôt, l’image est oubliée au nom de son référent, tantôt le corps est oublié au nom
des fonctions de l’image. On parlera du corps vu, comme si le fait de la photographie n’était qu’un supplément
; on parlera de l’image en général, comme si le corps n’était qu’un objet parmi d’autres. On supposera, sans
même penser à le justifier, que la photographie est réaliste, qu’elle laisse donc place au réel ; ou bien qu’elle
sert les ambitions pragmatiques, qu’elle laisse place aux pouvoirs de dire ce qu’est le réel. Elle sera indice
ou symptôme, mais elle sera le signe d’une réalité dont elle dépend. Plus précisément, il faudra voir les
signes de l’identité du corps ou les signes du pouvoir sur les corps ; les formes d’une femme anorexique
ou l’emblème du regard mâle qui force à la maigreur, le tatouage d’un homme perdu ou le symbole de la
tribalisation planétaire, le sourire d’une enfant polonaise ou le fantasme sacré de l’adolescence fragile. Quoi
qu’il en soit, il faudra voir l’image comme un ensemble de signes, de traits signifiants, reconnaissables par
leur dessin comme ersatz d’une réalité qui se tient ailleurs. Dans ce sens, s’intéresser aux rapports de la
photographie au corps ne peut relever que d‘une attention particulière, d’une étude locale, comme si l’image
et le corps ne se rencontraient qu’occasionnellement.
Pourtant, lorsque les photographies sont confiées à un photographe l’ordre de préséance s’inverse, les liens
des photographies au corps se révèlent essentiels : alors s’affirme la réalité du corps photographique. Cette
réalité n’est plus celle qui a été photographiée. Elle n’est pas, non plus, l’idée de la réalité que se disputent
les discours. À vrai dire, elle concerne bien davantage le regardeur que l’objet photographié ou l’image en
général, comme si sa subjectivité, et son rapport à l’objectivité, se trouvaient mis en question et refondés.
C’est alors le corps du regard, et sa manière d’habiter le monde qui naissent de l’aventure photographique.
De telle manière que les rapports de l’image au corps se resserrent, deviennent l’occasion d’une expérience
esthétique originelle. La série de photographies intitulée De tous les jours permet l’expérience d’un tel
renversement. Durant 3 ans et demi, de 1996 à 2000, Jean-Claude Bélégou a photographié une femme
dans sa maison de Normandie. Il ne s’agissait pas d’un modèle. Elle n’avait jamais posé. Il l’a photographiée
dans des attitudes et des gestes quotidiens, de tous les jours : en train de lire dans la bibliothèque, de faire
la vaisselle dans la cuisine, de prendre le soleil dans le salon. Chaque lieu, les pièces de la maison, les
abords aussi, tels le jardin ou le verger, devenait ainsi l’occasion d’une série de triptyques en noir et blanc.
Les images de Bélégou ne montrent souvent qu’une part du corps de la femme : un genou avec un livre
ouvert, un avant-bras et dans l’ombre la main qui tient le livre ; le visage qui occupe tout le cadre au moment
de la toilette ; les mains sur la ceinture du peignoir, visage et genoux hors-champ. Parfois une main du
photographe apparaît, et la visée est toujours subjective, si bien que nul ne peut ignorer sa présence. Sur
d’autres images, le corps est entier, ou le cadrage plus traditionnel. Plans italiens, plans américains, plans
poi-trine font entrer les triptyques dans un imaginaire de la narration, du cinéma ou du roman-photo, sans
pour autant qu’aucune histoire ne puisse être racontée.
Chaque photographie prise à part pourrait donner à penser à un reportage de l’intime, comme si le photographe avait saisi les gestes, le corps de la femme dans leur réalité immédiate. Comme si le regardeur devait
se complaire dans le voyeurisme, prendre plaisir à franchir l’interdit qui protège nos mondes privés. Mais
cette idée de l’image comme tableau autosuffisant, comme unité comptable que l’on devrait collectionner
pièce par pièce et référer à un arrière monde réel, ne sied pas à la série De tous les jours. Les photographies
de Bélégou parlent entre elles, elles tissent un canevas de poses, de jeux d’ombres et de lumières, une
constellation du corps bien plus riche que n’aurait jamais pu l’être une série prise sur le vif ou l’idée d’un
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 105
portait d’identité. De leur jeu, de l’entre-image, se dégage quelque chose comme un quotidien onirique, non
pas rêvé selon l’imagerie morte des archétypes de la femme, du foyer, mais un dépassement du réalisme
objectif, une aventure, une étoffe de possibles qui, somme toute, mérite d’être vécue. Celui qui regarde ces
images ne ressent ni la perversité ni le scandale du voyeur, mais le trouble d’une proposition, d’une réalité
plus digne et plus hospitalière que ce que les traits signifiants – la courbe des hanches, la ceinture qui va se
dénouer – peuvent invoquer d’images mentales ou de clichés éculés, de visions objectives ou de discours
sur l’érotique et ses enjeux dans le marché des corps. Ce nouveau réalisme est tout entier photographique
et bien plus puissant que n’importe quelle idée du corps ; il est la critique des a priori du regard et l’aventure
de sa découverte.
De tous les jours est certainement un quotidien rêvé, une fiction, pour celui qui croit savoir ce qu’est et
ce que peut le corps. Jean-Claude Bélégou a en effet soigneusement mis en scène toutes les images et
l’ensemble de la série. Ce n’est pas le quotidien qui surgit et que la photographie saisit, mais, à l’inverse, le
photographe qui commande, dirige sa construction, méticuleusement, pierre par pierre, pièce par pièce. La
photographie vient avant le geste, elle le crée. Elle est d’abord un projet de photographe, une architecture
complexe où se mêlent les souvenirs de travaux antérieurs, de gestes saisis chez des amis, d’errances
passées aussi, sombres, avec lesquelles le photographe veut rompre. À ce titre, De tous les jours est bien
une fiction, l’image d’une pré-vision. Mais elle est aussi bien davantage. Car Magali, la femme photographiée,
n’est pas un modèle. « Le modèle, dit Bélégou, est à mon sens un médium, son rôle est d’incarner le projet
mental, abstrait de l’artiste. » Or, dès la première prise de vues, le modèle s’est installé pour de bon dans
la maison de l’artiste et dans sa vie. La femme a débordé « le cadre qui était initialement prévu ». De tous
les jours est alors une histoire bien réelle, celle d’un amour peut-être. Cependant son intérêt n’est pas là, et
les sentiments de l’homme et de la femme restent inaccessibles au re-gardeur. Car, si Magali a débordé le
projet de l’artiste, ce n’est pas pour imposer sa réalité, son caractère, ses humeurs, sa séduction, mais pour
dépasser la photo-graphie par la photographie. Elle s’est appropriée son corps photographique. Avec Bélégou
elle a travaillé au choix des situations, des actions ou inactions, des lumières. Ensemble, ils ont décidé que
la salle de bain, la cuisine, la lingerie seraient au flash, dans des coupes fragmentées ; la bibliothèque, la
chambre nord, en lumière du jour diffuses, couvertes, grises, quelquefois pesantes ; le bureau, le salon, la
salle à manger dans les lumières précieuses du soleil ; la chambre tantôt dans une nuit de lumière artificielle
tantôt dans l’extrême sensualité des découpes du soleil. Dès lors l’intelligence du projet devient commune,
mais plus encore, elle se fait chair de la femme qui se photographie elle-même, non pas par autoportrait,
mais par sublimation photographique de son corps.
Grâce à Magali, la fiction se dépasse en une réalité seulement photographique. L’intime ne se confond
plus avec le privé, mais se déploie comme un sens du regard, une texture de l’image que rien ne laissait prévoir. « Toute photographie est un corps à corps avec le monde », dit Bélégou. Sans doute faudrait-il dire, plus
prudemment, qu’il n’y a de sens photographique qu’à l’occasion d’une rencontre avec Magali, avec un corps
qui parvient à se penser en image. Alors l’image ne témoigne plus du corps, comme par enregistrement,
comme si nous savions ce qu’est le corps. Elle le construit, le façonne. Et ce corps n’est pas seulement celui
de la femme, ou celui du photographe. Il est le corps du regard photographique, celui de la femme, celui du
photographe, celui du regardeur en général. Car au croisement des acteurs de l’image, se tient la texture
commune de leur regard et que l’on peut appeler la peau photographique, la peau des images.
En effet, le corps à corps photographique n’est certainement pas à l’œuvre dans toutes les photographies de corps, et l’œuvre de Bélégou est en cela précieuse. Elle n’est pas unique, heureusement.
D’autres photographes ont su rendre aux images leur valeur et leur sens, leur pouvoir de penser le monde,
et, toujours, ce sens est advenu par des choix techniques. Jean-Claude Bélégou le dit : « Cadrage, mises
au point, profondeurs de champ … servent à sélectionner, à ne garder dans l’image que l’essentiel et mettre
de côté ce qui ne ferait pas sens. » Et ces procédés techniques « servent à produire l’effet de proximité et
de respiration du corps, son extrême présence sensuelle, comme si matériellement il s’extrayait de l’image,
il l’excédait. » Et cet effet n’est pas un leurre, ou un trucage, car réellement « un corps vivant, humain, ça
respire, ça sent, ça pense ! » Avec De tous les jours le corps devient photographique et la photographie
est sa pensée, sa respiration, sa sensation. C’est que les images du photographe obéissent à un choix
technique : il restreint le plus possible la profondeur de champ. Cette contrainte resserre l’espace du geste
dans les strictes limites de son sens. Les mains, les genoux, le visage, les yeux même, ne sont plus des
membres, des organes ou des parties d’un corps figuré, d’un dessin au trait dans un espace neutre et vide.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 106
Les repères perdent leur valeur absolue pour se ré former à chaque image, pour se décentrer entre les
images et souvent même dans chaque image. L’espace des objets devient totalement relatif au corps, et le
corps n’est plus un objet, mais une dispersion, un principe de décomposition et de recomposition qui habite
le monde. Les mains, les lèvres, un pied, le ventre, un genou ne concentrent pas le contexte sémantique
des objets du monde, mais au contraire, l’irradient, le hiérarchisent, le distribuent. La lumière de la chambre
n’éclaire pas le modèle, elle est posée à distance de sa peau ; le noir d’un tee-shirt autant que le blanc des
pages d’un livre ne révèlent pas la teinte du visage, ils en prolongent les ombres et les clartés ; les arrêtes
des murs et des portes n’encadrent pas le corps, elles miment les bras tombants et les facettes du visage.
La plastique du corps ordonne les photographies et leur monde. Elle se contracte lorsque les mains posent
la confiture sur une tartine beurrée, se relâche lorsque la femme prend le soleil, se repose à l’occasion d’un
dos nu ou d’un visage, lorsqu’elle fume. Les objets ne forment plus le contexte des gestes, ils tissent leur
tonalité, leur gris, autour, non pas des lignes du corps, mais de la peau de la femme. C’est cette peau qui
devient le référent du monde, à partir duquel tous les gris gagnent leur objectivité relative, une objectivité
seulement photographique. Et il ne s’agit pas seulement de tons de gris, mais de textures, de différentiels de
grain, entre la peau et le bois d’un meuble, la croûte d’un pain, la laine d’un manteau, ou le coton d’un drap.
Elle n’est pas la couche superficielle, l’épiderme d’un objet vivant, mais le déploiement d’une corporéité du
quotidien. Elle l’incarne, par la richesse de ses nuances, par l’aventure de sa texture photographique, par
rapport auxquelles les objets cessent d’être des choses et deviennent des êtres habités. Les photographies
De tous les jours ne sont donc pas les enregistrements d’un quotidien qui se serait établi par lui-même,
autosuffisant, par rapport auquel elles seraient des suppléments ; elles ne construisent pas non plus une
fiction, un autre quotidien que le réel. Le projet que l’artiste avait imaginé a été dépassé par le modèle qui
devait l’incarner. Et pourtant, son corps n’est pas sorti de la photographie. De tous les jours peut donc nous
apprendre beaucoup sur le corps en photographie, et peut-être sur le corps lui-même.
Nous apprenons d’abord que ce corps est construit par la photographie, il est advenu comme corps photographique. L’intimité privée de la vie quotidienne est ici hors-jeu, elle s’arrête à l’orée des photographies,
et si l’on peut supposer, par ce que nous en a dit Jean-Claude Bélégou, qu’une histoire d’amour est née,
celle-ci reste totalement inimaginable. Ou, pour le dire autrement, si ces photographies témoignent d’un
amour, celui-ci est seulement photographique. De tous les jours sépare donc clairement l’intimité et la vie
privée, et montre que l’intime n’est pas un dévoilement du secret, mais une construction du corps. De cette
construction l’on peut encore dire qu’elle est politique plutôt que publique, en ce qu’elle ne se joue pas devant
les regards, aux yeux de tous, mais par le regard. Jean-Claude Bélégou et Magali ne donnent pas à voir
publiquement leur aventure, après coup ; celle-ci intègre sa visibilité photographique dès le commen-cement,
sous la forme d’un livre à publier. Elle participe dès l’origine du visible commun, comme acte citoyen d’une
République photographique, d’une République du regard, et finalement d’une République du corps.
Du corps privé, organique, de Magali, les photographies De tous les jours ne gardent donc aucune trace.
Sa réalité est, elle aussi, hors-jeu. Ici, il faut s’arrêter un instant sur deux observations.
D’une part, cette mise hors-jeu du corps privé n’aurait pas été possible sans la construction méthodique
du corpus des photographies. Le terme « série » est, dans ce sens, impropre pour désigner ce corpus dans
la mesure où les images ne se succèdent pas comme des occurrences d’un modèle. La photographe Rineke
Dijkstra, par exemple, fait des séries lorsqu’elle photo-graphie des adolescents en suivant systématiquement
le même protocole : ils doivent poser debout sur une plage, la mer en guise de fond, le cadrage est identique,
l’éclairage systématique. Ces portraits dessinent alors l’image d’un sens transcendant : l’idée de l’adolescence
conçue par Rineke Dijkstra, et c’est ce sens qui justifie leur mise en série. À l’inverse, les photographies De
tous les jours ne relèvent jamais du procédé. Elles tissent entre elles des redondances, des variations, des
dispersions, des oppositions qui n’ont besoin d’aucune idée pour faire sens. En conséquence, l’idée d’un
corps réel, au-delà des images, est rendue inutile et impensable. Les photographies se suffisent à ellesmêmes et par là-même rendent caduque tout appel à un arrière monde et aux messages qui pourraient en
provenir. Elles font sens sans avoir à faire signe.
D’autre part, la mise hors-jeu photographique ne concerne que le corps ; ou plutôt, elle ne concerne
les objets qu’en ce qu’ils sont habités par le corps. En photographie les objets restent les référents de
l’image, hors l’image : la photographie d’une chaussure, par exemple, ne devient pas une chaussure photographique. Magali, elle, est devenue un corps photographique. C’est là un fait troublant, que nous aurons
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 107
à expliquer, mais qui permet de situer l’œuvre de Bélégou, et d’autres corps photographiques, tels ceux de
Virginia O’Keeffe, de Man Ray, de Claude Cahun ou de Cindy Sherman. Car si le corps photographique
habite dans ces œuvres le monde des objets, à l’inverse, il en subit bien souvent l’objectivité. Il devient alors
lui-même un objet et reçoit les choses du monde comme autant de marques, d’insignes lui attribuant une
place et une fonction dans un espace a priori vide et insignifiant. L’étrange adéquation de la photographie au
corps est ensevelie sous une double sémantique économique : sémantique photographique d’un côté, avec
une codification de la « bonne image » ; sémantique du corps avec ses stigmates, ses implants, ses rictus et
ses signes identitaires. Pour la plu-part, les photo-graphies des corps suivent cette voie : elles imposent au
regard les normes de l’image et celles de l’objet de l’image. La photographie rejoint alors la grande famille
des suppléments au réel, pendant que ce-lui-ci prend la forme des clichés les plus utiles. Et l’on peut même
dire que les usages et les pouvoirs qui les commandent ordonnent d’autant mieux le monde des corps qu’ils
anéantissent l’étrangeté photographique, en lui substituant un leurre.
est une chose qui occupe un lieu d’espace neutre, sorte d’éther sans qualité et sans force. Car dans cet
espace indifférent, les choses ne peuvent qu’être proches ou lointaines, et le mouvement ne peut-être qu’un
déplacement entre deux points distants. Voir revient alors à suivre la ligne des choses, à synthétiser la distance des points extrêmes en une forme, à comparer les formes dans une illusion d’isochronie absolue. Le
temps du mouvement étant réduit à néant par la figure et sa position, le regard peut se croire au spectacle,
se raconter les fables de l’objectivité des choses qu’il a lui-même schématisées. Or, précisément, l’espace de
la peau photographique est toujours seulement local, et le regard, pris dans son lieu, ne peut en dessiner le
schème. Car le regard qui se pose sur le grain photographique entre en tremblement, en vibration entre des
forces de directions divergentes, vers des grains à distances diverses. L’espoir de saisir le trait de la chose,
et la chose avec lui, s’effondre avec la perte des repères absolus et des positions qu’ils norment. Aussi ce
regard préfèrera-t-il peut-être reprendre pied et tête en cherchant les stigmates et les signes d’un corps bien
identifié, rapidement, avant de tourner la page, pour éviter de s’enfoncer dans ce grain de folie.
En regard, les photographies De tous les jours ne permettent plus de distinguer le corps photographié
du corps photographique. Magali y joue une présence visuelle qui n’a plus rien à voir avec la personne
ainsi dé-nommée, identifiée et encore moins avec un corps qui serait objectivé. En cela ces photographies
sont rares et précieuses, parce qu’elles inaugurent un autre monde, un autre espace, habités par un autre
corps, photographiques. Pour préciser cette ouverture, une distinction de voca-bulaire peut être utile, et
nous dirons qu’en photo-graphie les objets subissent une métamorphose, alors que le corps s’anamorphose.
La métamorphose, en effet, suppose un tiers transcendant, une logique générale dont les formes, au
commencement et à la fin de la métamorphose, sont des cas particuliers. Ainsi, Narcisse est le nom générique
du jeune homme et de la fleur, leur nomos. Dans ce sens, le passage de l’objet à l’objet photographié est
une transformation au cours de laquelle se conserve, et même se manifeste, la loi de l’objet. L’anamorphose,
est, quant à elle, une transformation par laquelle rien ne subsiste de l’état antérieur. Ainsi, pour passer du
corps à son anamorphose photographiée, il y a bien un principe de mutation, mais ce principe réside dans le
corps même autant que dans la photographie même. Autrement dit, alors que la métamorphose maintient les
objets et leurs images dans le même monde, côte à côte, comme le réel et son supplément, l’anamorphose
déplace le corps d’un monde à l’autre, referme les portes de l’un, ouvre les portes de l’autre. Dans ce sens,
la personne de Magali s’est anamorphosée en un corps photographique.
Pourtant, la vibration du regard a sa cohérence et cette cohérence est temporelle avant d’être spatiale.
Quelque chose ordonne qu’elle se termine, quelque chose l’amène à saturation, l’invite à décrocher. La dynamique même du lieu lui impose une fin. Car chaque déplacement d’un grain à l’autre est aussi une perte, la
crainte d’un regret de n’avoir pas pu saisir la divergence des forces, une sensation d’inachèvement inéluctable. Et cet inachèvement s’accumule tout au long du voyage du regard, jusqu’à en saturer la nécessité.
Vient un moment où l’étoffe de la peau décourage le regard, où le sensible se fissure, où le senti excède le
sentant. Mais ce moment de la fin du regard était toujours déjà à l’œuvre, dans la plastique même des grains.
Il en dessine la nécessité temporelle. Car à chaque grain s’énonce, avec une insistance croissante, la réalité
inépuisable de la surface photographique. Tout regard photographique est en ce sens saisi par sa propre fin,
dans son origine même. Il se sait toujours déjà passé, regard immédiatement révulsé vers sa propre histoire,
vers le désir du temps perdu.
Le lieu précis de ce passage en lequel naît donc le corps photographié, est la peau, ou la pellicule, et
plus précisément encore, le grain de la peau et de la pellicule. Il s’agit en effet d’un lieu, ou d’une manière
étrange de faire espace. Car la peau, comme la photographie, nous emmènent vers une spatialité sans
commune mesure avec l’éther vide dans lequel nous projetons les choses. Leurs grains ne connaissent pas
de coordonnées. Ils ne sont pas des points, mais des contractions de surface, des nœuds d’un réseau de tensions qui les tiennent à distance les uns des autres. Un grain ne vaut jamais dans l’absolu, mais relativement
aux distances qui le séparent des grains alentour. Il n’a aucun maintien par lui-même. Il n’est qu’en tant qu’il
est maintenu par d’autres grains, et, par conséquent, selon les tensions de surface qui les relient. Ainsi, la
peau ou la pellicule, qui forme le grain, n’est pas la face d’un objet situé dans l’espace, le dessin d’un volume.
Elle ne se laisse pas saisir comme une forme ni délimiter par une ligne, mais seulement appréhender comme
une modalité de dispersion. Son espace est toujours local et relatif, pris entre les tensions granu-laires. À vrai
dire, la peau est un lieu plutôt qu’un espace ; sa topologie est un différentiel local sans jamais être un espace
vide ou normé. Entre le grain de la peau et le grain photographique se joue alors quelque chose comme
une congruence plastique, une homothétie granulaire. La manière qu’a la peau de faire lieu se maintient
dans l’image, même si leur matière est, évidemment, bien différente. De telle sorte que l’image de la peau
est encore une peau, non pas une peau prise en photographie, mais prise par la photographie : une peau
photographique par rapport à laquelle toute autre peau est maintenant hors-jeu.
S’il ne cède pas aux sirènes du temps synchrone, qui l’emmèneront vers les chimères du corps objet, le
regard n’a plus qu’à s’enfoncer dans la durée de cette perte, de cette peau, pour y découvrir son fil d’Ariane.
C’est alors toujours vers le passé que se construit l’espace du regard, vers sa mémoire photographique.
C’est en retrouvant les motifs de sa perdition, ses accélérations, lorsque le grain se condense vers les noirs,
ses ralentissements, lorsqu’il s’espace vers le blanc, ses plages de régularités plus ou moins prononcées,
en prolongeant leur dessin temporel, qu’il perpétuera son désir d’achèvement. C’est ainsi que Jean-Claude
Bélégou retrouve dans les gestes de Magali les journées passées, quelques vingt ans auparavant, chez
des amis, à les photographier dans leur vie quotidienne, « tels qu’ils choisissaient de se montrer », en
photographie. C’est ainsi que De tous les jours continue l’œuvre du photographe depuis « noir limite »,
précisément en dépassant à rebours cette limite. C’est ainsi que le regardeur trouve dans ces photographies
l’occasion d’une expérience originelle qui trace en même temps la texture de la peau de son regard et les
perspectives de sa mémoire.
De tous les jours s’ouvre alors vers d’autres photographies, d’autres photographes, comme vers une
constel-lation d’images dérivées des motifs du corps photographique de Magali, attachées à lui comme
autant de grains perdus. L’expérience esthétique de la peau des images construit ainsi son labyrinthe dans
les archives photographiques ; elle devient la condition historique de toute expérience possible du regard.
Le grain est donc le lieu de la peau photographiée. Certes, il nous ferme les portes souveraines du monde
des choses et de leur figure, de l’espace universel et indifférent qui les reçoit, en lequel elles se dessinent.
Celui qui s’attarde à regarder le grain des images doit perdre toute ambition impériale. Pour autant, il y gagne
peut être davantage. Car c’est par la photographie que la peau révèle sa singularité et se fait visible. Sans
elle le corps obéit au concept, ou aux schèmes de l’imagination, ou aux pouvoirs qui les modèlent, comme
tout objet du monde. Avec la photographie, il devient une expérience esthétique singulière.
Cette expérience de la peau photographique est d’abord une hallucination, si l’on veut croire que le corps
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 108
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 109
Jean-Claude Bélégou : l’Évidence du corps, 2000/2002
Jean-Claude Bélégou : Les paradis perdus, 2000/2005
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 110
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 111
2002 L’ÉVIDENCE DU CORPS – LES PARADIS PERDUS
Zaha Redman, La Gazette de l’Hôtel Drouot, 2 mai 2002 n°17 :
« L’effleurement et le contact permettent à Jean-Claude Bélégou de parler tantôt du corps et de ses
émotions, tantôt de l’intimité. Il a exploré de la manière la plus obsessionnelle qui soit les relations qu’une
femme peut établir avec son univers quotidien, à travers les objets, les matières et les recoins de sa maison. Il
a essayé de la suivre à la trace et de répertorier des gestes qui échappent à tout, sauf peut-être à la littérature
et, en leur donnant une existence photographique, il a construit un univers troublant et narcissique. Dans
les grands formats en couleurs proposés ici, il poursuit son exploration en s’appuyant sur les échappées et
les ouvertures apportées par le plein air. La fascination du corps, la mise à nu, la pudeur et l’impudeur, la
sensualité sont au coeur d’une série, où l’évidence des images tient à la force du désir qui les habite. »
Galerie Duchamp, propos recueillis par Thierry Heynen, le
mercredi 4 février 2004 :
« Comment situez-vous les deux séries qui sont exposées dans la Galerie Duchamp – L’évidence du
corps et Les Paradis perdus – par rapport au reste de votre travail et notamment à la série De tous les jours ?
Le projet De tous les jours, au début, s’appelait Le corps au quotidien et me permettait de continuer le
travail sur le corps mais dans un rapport aux objets ou aux situations quotidiennes – situations qui peuvent
être triviales comme, par exemple, faire la vaisselle. Cette direction n’a pas été poursuivie dans L’évidence
du corps où ce qui m’intéressait était un rapport frontal au corps, cependant, dans certaines images, il y a
encore des scènes qui se passent – je pense par exemple à une photographie où elle se met du lait solaire
sur l’épaule. D’autre part, si L’évidence du corps a ont été faite dans la continuité de De tous les jours, la
grande rupture formelle est le passage à la couleur, au format carré et à l’hyperfocale, c’est-à-dire à une
netteté du premier plan jusqu’au fond alors que les photographies de De tous les jours se jouaient plutôt sur
des plans de mise au point extrêmement restreints. Il y a une dimension narrative dans De tous les jours qui
est à mon sens abandonnée dans L’évidence du corps où l’enjeu est d’explorer le caractère physique de la
couleur. Jusqu’où peut-on tirer la couleur vers l’illusion de la présence ou l’illusion réaliste, jusqu’où peut-on
en faire de la chair ? Jusqu’où peut-on le mettre en abîme dans l’image. Le noir et blanc est évidemment plus
mental, plus abstrait, c’est le dessin...
J’ai le sentiment que la présence du photographe, dans la série L’évidence du corps, n’est pas neutre, qu’il
y a un jeu de séduction entre le modèle et le photographe, ce que je ne ressens pas dans De tous les jours.
Ces deux séries sont mises en scène de façon assez directive. J’ai demandé pour chaque image, au
modèle de prendre telle pose, tel vêtement, à tel endroit et de faire telle action. De tous les jours n’est pas du
tout fait sur le vif, ni aucune série que j’ai pu faire. Dans De tous les jours, il y a aussi, de temps en temps,
des signes ostensibles de ma présence sous la forme, par exemple, de ma main. J’aime qu’il y ait des signes
de la présence du photographe et du jeu entre le photographe et le modèle. Dans De tous les jours, il s’agit
de “scènettes”, on jouait, par exemple, la scène de la lecture. Le modèle est alors absorbé dans sa tâche et
n’est pas dans une relation frontale avec l’appareil. Dans L’évidence du corps, il ne fait rien, il ne se passe
rien, il est là, il est présent. Il est dans une relation frontale avec l’appareil photographique. Parfois, il y a mon
ombre projetée. Cela peut peut-être donner l’illusion d’un jeu de séduction?
N’y en a-t-il pas un ? Il me semble voir dans L’évidence du corps la mise en scène d’un rapport de
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 112
séduction.
Mise en scène du rapport de l’offrande, peut-être, mais tout comme De tous les jours n’est pas la réalité
du quotidien mais peut-être l’image idéale, mythique, du quotidien tel que j’aurais pu l’imaginer. L’évidence
du corps est peut-être l’image du présent du corps tel qu’il peut être pensé. Dans De tous les jours, la nudité
apparaît dans une activité quotidienne où la nudité n’est pas en soi un enjeu charnel ou sensuel. Dans
L’évidence du corps, c’est un corps qui affirme sa présence au regard. Si on évoque l’opposition entre le nu
et la nudité, on est peut-être plus du côté du nu dans L’évidence du corps, alors qu’on était peut-être plus du
côté de la nudité avec De tous les jours.
Le visage est assez peu présent dans cette série. Pourquoi ?
Dans De tous les jours, il y a une dimension narrative qui apparaît dans les images, dans l’assemblage
des images en triptyques ou en polyptyques, dans l’assemblage des séries en chapitres par pièces de la
maison. C’est ce qui m’intéresse dans le livre. Il me permet de jouer sur l’ambiguïté entre l’objet narratif
et l’objet plastique. Dans la série L’évidence du corps, cette dimension narrative est plus absente, cette
série est issue de différentes questions. Comment encore représenter le corps aujourd’hui ? Comment
représenter le désir ? Comment représenter la sexualité ? Comment le faire à une époque où tant d’images
obscènes circulent dans les média, à la télévision (jeux, journal télévisé, etc. la télévision dans sa totalité est
obscène), sur Internet, etc. Pour moi, c’est un véritable enjeu car j’ai toujours pensé que la fonction de l’art
est d’atteindre l’essentiel. Je parle des choses dont on cherche à se distraire, comme l’écrivait Pascal, c’està-dire les passions, la mort… On peut chercher à s’en distraire soit en s’interdisant en parler, soit en faisant
autre chose, soit en en parlant de façon vulgaire. Comment parler des enjeux existentiels fondamentaux, la
sexualité et la mort, l’angoisse et le plaisir, dans des images, c’est-à-dire dans des choses qui ne sont pas
des discours mais qui sont là pour faire penser, pour faire méditer, à une époque où il y a autant d’images ?
Comment ne pas pécher par pudibonderie, par hypocrisie, mais affronter les choses crûment ? Un corps est
sexué. La relation au corps n’est jamais neutre. La relation à la chair n’est pas comparable à la relation à un
objet inerte. Comment rendre compte de la brutalité et de la difficulté de cela ? Contrairement à l’image qui
peut en résulter au final, cela a été une série très difficile au niveau de la prise de vue, ne s’est pas du tout
déroulé dans une espèce d’harmonie ou dans un rapport de séduction, mais cela a été vécu, des deux côtés,
de façon assez difficile. C’est un rapport frontal avec ses oppositions.
Dans ce type de travail, n’y a-t-il pas le risque que le sujet ne devienne objet, voire objet sexuel ?
Il y a des risques effectivement et j’espère que chaque série que j’ai faite a été l’occasion d’en prendre de
nouveaux dans une société qui n’aime pas les risques. Jusqu’à présent les réactions de rejet ou de censure
sont toujours venues pour des questions idéologiques, disons politiques (de tous côtés qu’il s’agisse de
l’extrême droite, de catholiques, de communistes ou d’autres). J’essaie de présenter un corps qui n’est pas
désincarné, pas déshumanisé, qui n’est pas, justement, un objet. Je souhaite qu’on sente que cette chair est
habitée par une conscience, par une volonté, et qu’on est effectivement dans une intersubjectivité. Je suis
matérialiste et je tente de rendre compte de l’intériorité, ceci peut sembler paradoxal. On oublie toujours,
quand on parle d’intimité que l’intime, ce n’est pas l’intimité sexuelle ou l’intimité de la vie privée, c’est ce qu’il
y a de plus intérieur, c’est l’âme, le mental. On ne photographie a priori que des apparences, de l’extériorité,
ce qui se donne à voir, on photographie de la lumière. Je pense que cette intimité-là, on peut en rendre
compte en allant au plus loin dans le physique. Je me suis toujours défendu, par exemple, de faire du portrait,
de rendre compte de la psychologie particulière de telle ou telle personne. J’essaie, en général, lorsque je
construis des séries avec des modèles, de créer un équilibre qui comporte une multitude de risques, et qui
est très précaire. On a à faire à une personne, avec sa personnalité, avec des choses qu’elle peut ou ne peut
pas faire, qu’elle a envie ou pas de faire, et en même temps, ce n’est pas l’individu qui m’intéresse, c’est ce
qu’il y a d’universel que chacun peut porter en soi.
Dans l’exposition sont mêlées deux séries : L’évidence du corps et Les Paradis perdus. Ces deux titres
nous emmènent dans la Genèse, au jardin d’Eden. Voulez-vous faire de votre modèle une nouvelle Ève ?
Matérialiste et athée il n’y a aucun arrière-plan mythologique. Mon lieu de vie, de travail, je l’ai rebâti, ce
jardin n’existait pas quand je suis arrivé et je l’ai donc créé entièrement. En 1991, j’avais fait un premier travail
intitulé Le territoire où j’avais commencé à photographier le jardin et la maison vides mais dans une approche
complètement différente. Le territoire, travail sur la solitude et le délaissement, faisait partie d’une série plus
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 113
vaste qui s’appelait Existences – à l’origine, le troisième projet de Noir Limite1. Les Paradis perdus est donc
un retour sur le même lieu, une exploration de ce lieu fragile, précaire, en voie de disparition, anachronique,
à l’envers de la réalité, peut-être un peu autistique, clos. C’est un jardin que j’ai fait, que j’ai dessiné, que j’ai
planté, même si la nature nous dépasse car elle a sa propre logique qui nous échappe souvent. C’est donc
une projection de mon univers et c’est peut-être le monde tel qu’il serait idyllique, tel qu’il serait paradisiaque.
Ce n’est qu’une illusion. Les Paradis perdus aurait pu s’appeler Les illusions perdues. J’ai souvent pensé à
Candide de Voltaire : “Il faut cultiver notre jardin”. Nietzsche écrivait qu’il y avait un paradoxe extraordinaire
entre la vie des artistes et leur œuvre, que c’était sur l’immondice la plus totale que naissaient les œuvres. Il
y a un peu de cela dans Les Paradis perdus et peut-être dans L’évidence du corps. Comment effectivement,
dans une pensée extrêmement pessimiste – le matérialisme athée et pessimiste ne croit ni au progrès
humain, ni au progrès moral, mais constate l’écroulement des grandes idéologies du progrès et de l’histoire
– peut-on arriver à la clôture, à l’enfermement et à reconstruire un monde impossible et improbable dont on
sait qu’il est dérisoire, éphémère, un monde tel qu’on a pu en avoir l’illusion ?
En arrêtant le monde par pessimisme, vous le recréez à l’image du mythe premier qui est celui de l’Eden ?
Oui, parce que les mythes, en général, – si on les aborde, comme moi, avec un regard extérieur et non
une foi intérieure – parlent de la tragédie humaine. Cette tragédie, elle est là, elle est inscrite dans notre
existence, elle n’est pas individuelle, elle n’est pas psychologique, elle n’est pas sociale, elle n’est pas
historique, elle est ontologique et elle est irréductible. Et je me sens plus près de Pascal que de Marx.
Dans Les Paradis perdus vous nous montrez votre jardin, et dans L’évidence du corps le modèle n’est pas
n’importe lequel, c’est la personne avec laquelle vous viviez. Avec ces deux séries nous sommes finalement
dans un univers très clos et très “intime”. Auriez-vous pu prendre ces mêmes photographies avec quelqu’un
d’autre et dans un autre jardin ?
Je n’en sais rien. Oui si j’avais réussi à m’approprier mentalement l’autre jardin. Si j’avais réussi à
m’installer seul à Giverny assez longtemps, peut-être. La question ne se pose pas dans mon travail puisque
depuis les années après Noir Limite, depuis 1991, mon travail a une dimension autobiographique. Visages
est une confrontation à une histoire, Erres est une vraie perte, etc. Dans De tous les jours, il y a aussi une
dimension autobiographique. Cela me fait plaisir intellectuellement de dire et d’affirmer que ce n’est pas la
peine de sortir de chez soi. Il n’est pas nécessaire, pour faire des photographies, de partir ailleurs. Tout se
joue dans notre existence à chacun, sans notre condition, et d’une certaine façon, l’existence de chacun
rejoue la même chose et comporte les mêmes problèmes. Cependant, ce travail n’a pas de dimension
d’introspection, “moi” ne m’intéresse pas, même si je fais parfois des autoportraits. Ce qui m’intéresse c’est
le rapport qu’un homme – un homme “universel” – peut avoir à lui-même et au monde. Qu’est-ce que la
subjectivité ? Comment vivre son rapport à soi ? Donc il y a un rapport au lieu que j’occupe, à ce que je vis,
à l’autobiographie, parce que je suis naturellement là et que je ne vois pas l’intérêt d’aller voir vers quelque
chose qui me serait étranger. J’ai besoin d’être impliqué dans ce que je photographie, d’une façon ou d’une
autre, et j’ai besoin de prendre des risques, des risques par rapport à ma propre existence.
Le rapport au corps de l’autre n’est-il pas une mise en scène de votre propre désir ?
C’est une mise en scène du désir, ou plutôt une mise en scène de l’offrande. C’est une mise en scène de
l’offrande telle qu’elle pourrait être désirée.
L’offrande de qui, et pour qui ?
Le modèle offre son corps à l’art.
Il l’offre d’abord au photographe.
Non, pas au photographe parce qu’on est effectivement dans une situation d’artifice, de mise en scène.
Je fais des photos comme on fait du cinéma. D’une certaine façon, la réalité du personnage “modèle” et la
réalité du personnage “photographe” sont absentes au moment de la prise de vue. On n’est pas dans la
réalité, on est, à ce moment-là, dans l’imaginaire comme lorsqu’on tourne un film. C’est pour cela aussi que
beaucoup de choses sont permises qui ne seraient pas possibles dans la réalité. Ce n’est pas quelque chose
qui se joue entre deux individus, mais entre deux genres génériques qui sont “l’artiste” et “le modèle” ou peutêtre dans ce qui est une relation de don contre don. Le modèle donne son corps à l’art, après tout, cela vaut
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 114
mieux que de le donner à la science. L’artiste transcende du singulier en universel, du réel en image. Tous
deux sont des médiums. Le modèle est là comme médium entre la pensée et l’incarnation de la réalité, le
caractère physique de la prise photographique et la cosa mentale de l’image..
Lorsque je vois les deux séries ensemble – L’évidence du corps et Les Paradis perdus –, je vois une forme
de narration. Il y a une luminosité – ces photographies ont certainement été prises en été. J’ai l’impression
d’une longue journée d’été dans le jardin, la femme apporte des boissons fraîches, elle prend un bain de
soleil, il fait chaud, le désir naît et le photographe se retrouve avec elle dans la chambre. J’y vois donc une
sorte de flux distendu qui crée une forme de narration et qui pourrait être la suite de De tous les jours en étant
moins découpé en chapitres.
Peut-être faudrait-il parler de narration flottante, comme on dit en psychanalyse «attention flottante» et
libre association, dilatée. La narration vient de la façon dont on bâtit l’assemblage des images. La dimension
narrative s’accentue lorsqu’on met les deux séries ensemble et qu’on les entrecroise. Elle est certainement
moins présente si on regarde les deux séries séparément. Mon choix, dans le projet d’exposition et dans le
projet de livre, est d’entrecroiser les deux séries parce qu’il y a une unité de lieu, une unité de temps, une
unité de lumière, une unité de façon de photographier et une unité qui est ce rapport à l’intime. Ce jardin est,
pour moi, aussi intime que ce corps. Le jardin est une figure de l’intimité.
Quelle serait pour vous l’attitude du spectateur idéal ?
Ce serait un spectateur qui serait dans une émotion plastique d’abord – parce qu’il s’agit de lumière aussi
bien dans L’évidence du corps et Les Paradis perdus que dans la série Zones ; plus je photographie, plus
je ressens que ce qui fait la photographie c’est la lumière – et une émotion existentielle en même temps.
L’œuvre est aussi, pour moi, un espace de contemplation et de méditation. Elle n’est pas là pour imposer un
discours ou une vision du monde, mais pour faire penser.
Quels types de questions existentielles pourraient surgir chez ce spectateur idéal ?
Pourquoi il est là ? Qu’est-ce qu’il en fait, lui, de cet être-au-monde? Comment y est-il? C’est la question
du sens et du non-sens. Ce qui est fabuleux dans les images, et dans les œuvres d’art en général, c’est que
le monde et les choses, quels qu’ils soient, et même dans les images les plus chaotiques – que ce soit le
Radeau de la “Méduse” de Géricault ou la Fontaine de Duchamp –, d’un coup ont du sens. Ce ne sont pas
simplement des choses qui sont là, ce sont des choses qui ont une raison d’être. C’est peut-être la grande
illusion de l’art que de donner à croire que les choses ont du sens. Je suis convaincu au fond qu’elles n’en
ont pas. Je suis convaincu que les œuvres d’art sont une tentative désespérée de donner du sens à quelque
chose qui n’en a pas et que, d’une certaine façon, elles-mêmes sont vouées à tomber dans le non-sens.
C’est une tentative complètement absurde. Je crois, après coup, avoir refait le cheminement de Sartre entre
La Nausée et Les Mots. Au début je pensais que l’art, c’était ce qui pouvait donner du sens à la vie et sauver
la vie – l’image de la Rédemption –, et plus ça va, plus je me dis que c’est aussi dérisoire que le reste. Il n’y
a aucune rédemption possible.
Nous retournons au dix-septième siècle avec les “Vanités”.
Tout à fait, on est dans la “Vanité”. Comme je ne suis pas un artiste conceptuel, je ne me sens pas le
devoir de placer une tête de mort à chaque coin de mes photographies, les gens peuvent la mettre euxmêmes. C’est une méditation sur le sens et en fait sur le non-sens des choses. Ce corps est là, il est présent,
il est vivant, il respire, il ressent, il pense, il a toutes les qualités de l’humanité et en même temps il a une
contingence. Il pourrait ne pas être là, il aurait pu ne jamais arriver à la vie, il aurait pu déjà disparaître, il va
disparaître. Il n’y a pas de nécessité intrinsèque à ce qu’il soit là. Et de cette chair, ou de ce lieu, il y a une
image aussi précaire, aussi fragile, aussi vaine, quoique étant comme image un absolu - ou cherchant à
l’être.
Le vêtement est très présent dans L’évidence du corps. Cela va de la robe à fleurs aux sous-vêtements
en dentelle. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le vêtement ?
C’est avant tout un intérêt plastique, un intérêt pour la couleur, la matière. Je ne souhaite pas qu’il soit “à la
mode”, qu’il soit inscrit dans un rapport éphémère à la consommation, mais toutefois qu’il soit contemporain.
Le jeu entre le vêtement et le corps est toujours celui de “montrer/cacher”. Le vêtement n’a pas qu’une fonction
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 115
pratique mais aussi une fonction esthétique et de mise en scène du corps qui peut être une érotisation ou
autre chose. Il est une autre peau. Si on regarde le Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, on ne peut plus être
choqué par ce tableau comme les contemporains de Manet par la façon d’être habillés de ces hommes dont
nous avons perdu la conscience de la modernité. Le vêtement introduit toujours une dimension temporelle.
Comment cela vieillira-t-il ? Comment notre regard changera-t-il ? Mais cela, on peut le dire aussi du corps.
Le corps n’est pas quelque chose de naturel mais quelque chose qui se cultive. Il suffit, pour s’en persuader,
de regarder les photographies de nus de la fin du dix-neuvième siècle. Ces corps nous paraissent aussi
anachroniques et aussi antiques que les vêtements du dix-neuvième siècle.
Sophie Bernard, Images Magazine, n° 4, mai-juin 2004 :
«  Jean-Claude Bélégou expose quasi simultanément à la Galerie Duchamp à Yvetot et à la Galerie Photo
du Pôle Image à Rouen. Deux lieux d’exposition pour deux séries radicalement opposées ? peut-être pas.
La première au titre très évocateur – l’Évidence du corps – décrit la féminité à travers l’intimité du corps d’une
seule femme, tandis que la seconde, Zones, renvoie à des paysages portuaires. L’intimité voire le privé d’une
part et les lieux publics d’autre part sont deux espaces qu’il privilégie.
Ces séries sont en couleurs et en numérique, une nouveauté pour Jean-Claude Bélégou qui photographie
en noir et blanc depuis vingt ans.L’autre point commun est le format carré, dans lequel l’artiste intègre
courbes et rondeurs du corps avec des cadrages plutôt rapprochés pour l’une, et avec lesquels il joue avec
les lignes dans des plans larges pour l’autre. Comme il le dit lui-même dans les deux cas : »j ne photographie
que la lumière ».
Paul Ardenne : « Jean-Claude Bélégou, la forme est la vie même »
texte pour le portfolio l’Évidence du corps, décembre 2005 :
« Commencée durant l’été 2000 à S., lieu de résidence de Jean-Claude Bélégou, la série photographique
L’évidence du corps comprend une vingtaine de clichés. Le thème y est le plus resserré – et aussi le plus
classique – qui soit : le corps féminin. Les deux photographies publiées dans ce portfolio en sont extraites.
L’une d’elle montre une femme vêtue d’une robe d’été assise dans l’herbe jambes à l’air, à l’ombre, le visage
dissimulé par ses cheveux. L’autre, une femme en robe claire sur une bicyclette, vue de dos, cadrée en plan
moyen et en contre-plongée.
Incarnation et visibilité
Le dispositif photographique propre à L’évidence du corps se signale par sa sobriété assumée, ainsi
que par sa relative liberté. Un corps féminin unique – le modèle y est toujours le même – est capturé
par l’oculus photographique dans des occupations ordinaires conditionnant des poses multiples : au lit,
paressant ou dormant ; en train de lire, de servir des verres de grenadine ou de se dorer au soleil... Cette
variété des postures tient à distance le principe du genre (nu, portrait, instantané réaliste…). Elle accentue
aussi l’impression d’une relation élective au modèle, un modèle que nous voyons vivre, qui semble moins
poser que mener sa vie pour soi, dont la présence se fait peu ou prou familière, plus proche que platement
démonstratrice ou séductrice. Jean-Claude Bélégou photographe, de son propre aveu, a soin de toujours
privilégier la « soustraction ». Faire le vide autour du modèle, se concentrer sur celui-ci, oublier le monde
environnant, pour un temps. Pas question de multiplier adjuvants et figures collatérales. L’objectif, c’est
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 116
l’incarnation, qui commande que l’on aille droit au sujet, sans dévier, en faisant l’économie des fioritures.
Concernant de manière spécifique L’évidence du corps, le souci de l’incarnation est d’abord décelable
dans la récurrence des plans rapprochés, évacuant tout environnement ou maintenant ce dernier dans la
sphère de l’allusion (la croisée d’une fenêtre dont l’ombre se porte sur le modèle, l’arbre sous lequel se tient
celui-ci, etc.). Le corps du modèle, de même, sera serré de près par le photographe, comme « surfocalisé »
par celui-ci. L’effet d’incarnation, enfin, est rendu par la fréquence des vues mettant en valeur la chair à nu.
De manière indifférenciée, la pudeur va le disputer ici à l’impudeur, ouvertement affichée ou plus sobrement
suggérée. Les chairs peuvent être couvertes, en partie découvertes ou, au contraire, offertes en plénitude,
en toute crudité. « Il ne s’agit pas du corps mais de la chair », précise à ce propos Jean-Claude Bélégou.
Qui ajoute : « Ce ne sont pas les corps au sens cartésien, les corps-machines mais la chair qui vit, palpite,
respire, frémit, balancée entre deux extrêmes : la souffrance et la jouissance (…). C’est une chair qui a
conscience d’elle-même qui donne à sentir et qui sent. Qui sent, parle, bouge, veut, désire, résiste, qui émeut
et qui s’émeut. Bref qui est animée, si on veut bien ôter à ce mot toute prétention métaphysique. »
Le principe d’incarnation cher au photographe, en filigrane, résulte de la position de ce dernier, une position
autoritaire sans doute – c’est lui le Dichter, le maître de l’image – mais cependant soumise à l’ordre particulier
de ce qu’il voit et entend bien mettre en boite – ce modèle présent devant lui, livré à la fabrique de l’image
mais aussi, pour partie du moins, autonome dans ses gestes et ses initiatives propres. De ce dispositif à la
fois contraignant et libertaire émane cette « évidence » du corps photographié que Jean-Claude Bélégou,
en se souvenant de l’étymologie, recycle dans l’intitulé même désignant en bout de course toute la série
photographique. Le terme « évidence », dit le dictionnaire, vient du latin videre, « voir ». Ce qu’on voit bien,
toujours, c’est ce que l’œil capture. C’est de même, à l’identique, ce qui irradie par soi.
Une poétique de la complicité
Pas de rapport au modèle, le plus clair du temps, qui n’en passe par un pacte photographique, un accord
tacite ou implicite de connivence. On peut certes geler ce pacte, en enjoignant au modèle de ne pas « exister »
à proprement parler. Ce n’est pas là l’option prise par Bélégou. Celui-ci, au contraire, a soin de favoriser le
rapport vécu, la séance « vive ». Non, s’entend, pour s’approprier son modèle ou lui voler son âme. Làdessus, on sourira des naïvetés du prétendu « portrait vérité » dont Gisèle Freund a pu se prétendre naguère
l’ordonnatrice inspirée. Au juste, il n’y a jamais de vérité dans l’apparence des êtres que l’on photographie.
Il y a plutôt, engageant à l’égal modèle et photographe, circulation, mélange de stratégies et d’attentes,
commerce peu ou prou pervers avec l’autre. Le modèle tel que le considère Jean-Claude Bélégou se doit de
rester un opérateur vivant, en aucun cas une chair neutralisée destinée à l’exposition réifiée. Quelque chose
n’attend que de (se) passer entre le photographe et le modèle, de l’ordre de la négociation narcissique. J’ai
une image, tu as un apparaître, dit le photographe. J’ai ma présence et tu as ton attente de ma présence, dit
le modèle.
Ce jeu transnarcissique, analogiquement, assimile la photographie de Jean-Claude Bélégou à un érotisme,
mais alors complexe, tissé de sous-entendus, de négociations, d’offres jamais tout à fait gratuites et de
dons qui n’en sont pas exactement, appelant ou réclamant le contre-don. Diverses séries photographiques
ultérieures de Bélégou, si besoin était, confirmeront cette option du « transitif » comme préalable à l’acte
d’imager, et comme accompagnement de celui-ci. Le déjeuner sur l’herbe, notamment. Le photographe,
avec la complicité de plusieurs modèles féminins offrant leurs charmes et se livrant dans la nature à des jeux
légers, y revisite les thèmes, mythologique, de l’Arcadie, érotique, du saphisme et du voyeurisme, sensualiste,
du bonheur sensible. Ou, de même, la série Artiste et modèles. Jean-Claude Bélégou s’y autoportraiture en
compagnie de jeunes femmes jamais évaporées, fort réactives à ses avances photographiques, des avances
parfois commuées en avances sexuelles, sur le mode du raccourci. Le photographe, pour l’occasion, revêt
les traits et la fonction d’un moderne Pygmalion. Il se fait le maître de cérémonie d’une imagerie qui n’est
pas d’abord occasion de contemplation mais, plutôt, l’acte de projection d’un corps actif admettant sa propre
sexuation, balançant par-dessus le bord toute prévention, toute délicatesse et toute hypocrisie. Le modèle ?,
se convainc le photographe – mais enfin, il est ma proie autant que je suis la sienne.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 117
Figer le regard dans le temps du désir
Une jeune femme qui paresse au soleil. Qui, endormie peut-être, tend ses fesses rondes et pleines
au photographe. Qui, tout en sommeillant, a repoussé le linge couvrant sa pudeur de manière à frayer un
passage – et à donner un espoir de victoire – à la curiosité photographique. Ou qui demeure là, pensive,
dans la pénombre, sur le modèle énigmatique et immémorial du « À quoi rêvent les jeunes femmes ? » La
paix, dans L’évidence du corps, n’est pas exactement la paix. Plutôt, la forme passive d’une guerre secrète,
développée en coulisses, interlope, intense pourtant.
Au regardeur pressé, L’évidence du corps offre à l’envi des dehors calmes, reposés, verlainiens – le
Verlaine de Parallèlement, ce recueil poétique de la paix intérieure momentanément retrouvée. Que le
regardeur prenne son temps, toutefois, voilà que cette même série photographique s’offre de lui montrer
autrement plus : en l’occurrence, toute la grammaire d’une prédation à laquelle aurait droit chacun des deux
protagonistes de la fabrique de l’image, le photographe (c’est courant) mais le modèle aussi bien (c’est moins
ordinaire). Chez Bélégou le modèle, toujours, prend la pose. Insistons sur le verbe « prendre », compris
dans le sens de ce que l‘on s’accapare. Ce faisant, le modèle outrepasse la demande du photographe, ou
l’anticipe, il sollicite que l’image soit aussi, pour partie, sa propre création, le résultat de son volontarisme.
Dans l’instant de la prise photographique telle que Jean-Claude Bélégou la scénographie, modèle comme
photographe ont des idées en tête, non forcément relatives à l’esthétique seulement. Des idées de rapt, de
possession, de domination, d’essence sado-masochiste mais contenues, ne se portant jamais jusqu’aux
limites sans retour possible de la consommation charnelle (le fantasme réalisé) ou de la mort infligée à l’autre
(l’absolu du fantasme). Le modèle qui entrouvre ses cuisses nues sous la robe, son sexe proche d’être livré
à la vue, ne peut ainsi ignorer qu’il amplifie le désir d’être regardé – confer la règle que Barthes, dans ses
Fragments d’un discours amoureux, a codifiée comme suit : le plus excitant, c’est toujours là où le vêtement
baille. Quant au photographe qui « cadre » sur les fesses de son modèle moulées dans une robe légère que
tend leur appui sur l’étroite et phallique selle d’une bicyclette, peut-être le fait-il en se souvenant à vif ou de
façon subliminale d’une scène fameuse d’Histoire de l’oeil, roman de Georges Bataille où l’une des héroïnes
à vélo, Simone, n’en pouvant plus de sentir la pointe de la selle branler sa vulve, se laisse choir dans le
fossé, et jouit. Mais rien n’advient, la suspension triomphe, éternise une action arrêtée net dans sa course,
restant de l’ordre de la promesse. Ainsi le désir continue-t-il, maintenu dans le moment parfait de la stratégie
attendant de passer à l’acte.
Rematérialiser
Jean-Claude Bélégou ou le fluide vital introjecté dans l’image, claquemurée en celle-ci, logé là de manière
carcérale, pour l’éternité du regard. Une telle image plaît au désir ? Tant mieux. Notons cependant qu’elle
épouse la sensation sans expressionnisme, sans nul effet d’appel, sans souscription à la logique du cri, du
débraillé ou du racolage pur et simple. Subtilité que celle, à tout le moins, du traitement de l‘image du corps
chez Bélégou. Subtilité efficace, opératoire, devant pour la circonstance à la capacité à rematérialiser.
Tout entière et sans équivoque, L’évidence du corps se présente comme une série photographique dédiée
à la densité charnelle. Les corps y sont pleins, resplendissants, ils rayonnent, abonnés à la grâce. On rêve
d’en franchir l’épiderme, de se vautrer dans leur dedans gorgé de matière. Pas de mots pour expliquer cette
impression d’une vitalité incoercible, sinon cette impression, dans nos yeux comme dans nos têtes et nos
hormones de spectateurs : le parti est ici celui de la vie, de l’expansion, non de la mort ou de la diminution.
Le parti, aussi, de la matérialisation, de la recharge de matière dense, une recharge obtenue pour l’occasion
sans en passer par un dispositif complexe. Nulle originalité à tout crin chez Bélégou, nul subterfuge et nul
simulacre non plus. La manière de Jean-Claude Bélégou photographe est tout ce qu’il y a d’ordinaire : refus
de la mise en scène outrée, du travail en studio, de la tricherie par manipulation. Refus aussi, insistons-y,
de la retouche après coup, cette actuelle plaie de la photographie numérique, qui rend la retouche plus
facile que jamais. Sur ce dernier point, on aura soin de relever chez Bélégou la chance laissée au détail,
serait-il fâcheux, toujours subtilement présent dans les images. Détail « où Dieu se cache », comme le
prétendait le grand historien de l’art Aby Warburg. Détail qui, s’agissant du corps tel que le photographe
le met en scène, se donnera cours de manière naturelle, parce qu’ainsi le veulent la nature et notre réalité
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 118
biologique, à travers l’offre visuelle inopinée de ces contredits à la forme physique pure que sont grains de
beauté, tâches cutanées ou encore petits boutons. Choses négligeables de notre être ? Autant d’emblèmes,
pourtant, de la corporéité vraie, où se décline l’humanité concrète. Attentat insidieux mais efficace contre les
représentations fantasmatiques du corps parfait, celui dont l’idéologie « post-humaine », notamment, se fait
forte de véhiculer urbi et orbi l’image surfaite et pasteurisée (culte des top models, correction de l’apparence
par la plastie chirurgicale, valorisation de la sophistication plastique, etc.).
Il n’est certes pas innocent, aujourd’hui, de pointer la spécificité du type de rapport au réel du corps –
rapport frontal, charnel – dont Bélégou a fait son code d’honneur. Un type de rapport au corps, paraîtrait-il
aller de soi, prenant pourtant en cette heure de dévotion au virtuel des airs de dissidence. L’image dominante
du corps, à ce jour, va volontiers à l’extrême purification de l’apparence, dont la publicité est le meilleur agent.
Quant aux thèses dominantes, c’est à l’envi que celles-ci valorisent « l’adieu au corps », pour reprendre les
termes d’un David Le Breton. Pour ces dernières, l’intensification d’une culture de l’information saturée de
réseaux, un type de culture où le signe, tant et plus, se fait chair à la place de la chair elle-même, en nous
précipitant irréversiblement vers l’immatérialité des rapports humains : crépuscule du geste de proximité, fin
programmée de l’échange physique direct. Avec cette conséquence fatale, stigmatisée par Bruce Benderson
sous la forme dégradée de la « solitude numérique » : tous reliés, tous membres peut-être de la Web Republic
mais tous seuls néanmoins, plus isolés que jamais derrière l’écran de nos ordinateurs domestiques. Contre
ce dispositif mental dépressif empreint de négativité, les images de Jean-Claude Bélégou opposent du moins
ce service minimal : l’invocation au retour à un échange vrai, à une approche carnée et curieuse de la matière
même, aussi proche que possible de cette exposition de la viande humaine n’ayant de cesse de faire naître
en nous l’inavouable désir de la possession.
Maîtrise et passion
Invitation, autrement dit, à la prédation, la traque du corps via son image s’assimilerait-elle dans ce cas
précis à une promenade vibrante au ras d’un corps féminin jamais brusqué, violé pourtant dans sa secrète
intimité. Car le viol ici se passe en douce, à l’instar de chez Marivaux, nulle grandiloquence dans l’action mais
on a tout compris, à seulement regarder les images : la matière humaine est fusible, matière vouée à voir
ses innombrables atomes fondus, précipités les uns contre les autres en une danse de vie où le dionysiaque
règle le ballet, serait-il caressé dans le sens du poil et tempéré. On sent ce même type de fusion dans
une œuvre cinématographique telle qu’Une partie de campagne, chef-d’œuvre « impressionniste » de Jean
Renoir au regard duquel L’évidence du corps sonne comme un analogon photographique, sur le mode de la
convergence et de la fraternisation. Au vrai, rien ne tourne et ne se mélange jamais mieux dans l’air chaud
de l’été que les atomes d’amour.
Jean-Claude Bélégou, en forme de conclusion légitime : « Je cherche à ne pas travailler dans la surface
des choses mais dans leur profondeur, à ne pas m’intéresser qu’aux formes et aux couleurs mais aussi à
ce qui constitue les choses, leur chair, ce qui émerge de leur intériorité physique : leurs matières. Il faut être
physiquement au plus près de son sujet jusqu’à être immergé dedans ou le toucher. La photographie ne
doit pas être seulement affaire de regard. Il me semble qu’il faut travailler avec l’intelligence mais aussi avec
l’émotion, ce qui anime et fait bouger, ce qui se meut devant la sensualité de la matière. » Creusement des
surfaces, apologie de la matière, quête réfléchie de la sensation. Tout est dit : la forme est ici la vie même,
vécue entre maîtrise et intensité. »
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 119
2003 ZONES
Le Monde 22 Septembre 2003 :
« Jean-Claude Belegou est connu pour ses photographies au scalpel sur le corps humain dans un univers
clos, presque claustrophobique. Il développe aussi, depuis les années 1980, un travail sur le territoire et les
lieux industriels abandonnés. Ainsi, ce photographe qui réside en Normandie et qui a poussé loin les limites
du noir et blanc s’est mis, en 2000, à la couleur, pour photographier, au format carré du 6 x 6, ce qu’il appelle
des « zones ». Il expose ses paysages industriels, en grand format, à Sallaumines (Pas-de-Calais). Il n’y a
pas chez lui une quelconque dramatisation sociale, notamment par le biais du portrait et du travail. Les lieux
deviennent paysages, les couleurs sont vives, les lumières dures, les ciels uniformément bleus comme un
monochrome pictural. Ces paysages vides, sans anecdote, réalisés notamment dans la zone portuaire du
Havre, deviennent un théâtre spectaculaire et sans échelle dont on aurait oublié l’usage. «
Richard Turco, Les cahiers de la Galerie Photo, Rouen, Pôle Image
mai 2004 :
« Le traitement artistique de l’imaginaire portuaire nous ramène généralement au mouvement : voyages,
départs et arrivées de bateaux, vie laborieuse du port, chargements, déchargements, circulation des biens
et personnes, tous débuts et finalités intimement liés aux déplacements. Mais rarement aura-t-on vu cet
imaginaire traité par la statique des lieux, où bateaux et hommes sont tout à la fois absents des images et
présents de façon implicite dans la fonction naturelle de ces Zones choisies par Jean-Claude Bélégou. La
vie envahit alors ces clichés par un biais des plus étranges, une poésie qui appréhende la fonction du lieu,
hors cadre et moment, hors de cet instant de « saisissement » voulu par un auteur qui nous conduit dans le
paradoxe absolu de l’immobilité d’un port. »
Welcome Home , mardi 27 juin 2006, par Michelle DEBAT, www.
lacritique.org:
« Cette année, l’idée plus ouverte de «l’habité» rassemble des oeuvres qui offrent moins la vision d’un
vide urbain que de son envers où l’humain rode toujours malgré l’absence de sa figuration. Ce sont en
effet des vues (photographiques) mais aussi des visions (notamment sculpturales ou littéraires, parfois
cinématographiques ou architecturales) qui égrènent l’exposition d’oeuvres ouvertes moins au documentaire
qu’ à une poésie critique de ce que l’on habite ou plutôt de ce qui nous habite, bien souvent malgré nous.
Ainsi le travail photographique de Jean-Claude Bélégou autour de ces territoires mi-urbains, mi-paysagers
que l’urbaniste a baptisé «zones» n’est-il pas si éloigné tout compte fait de celui que Karin Apollonia Muller
effectue à Los Angeles, ville mythique et tentaculaire qui fabrique aussi bien le rêve américain que son
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 120
Jean-Claude Bélégou :Zones, 2000/2002
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 121
envers désertique ou plutôt laissé à l’abandon de ses rares «habitants» laissés eux pour tout compte. C’est
aussi à Sophie Ristelhuber que l’on peut faire référence grâce à ces «autoportraits» archéologiques d’où
l’humain ne dit sa trace que de manière ténue et désincarnée. Mais le constat photographique aussi efficace
soit-il n’est pas si critique que lorsqu’il laisse se superposer texte et image dans le travail si juste de Pierre
Creton qui paraphe les clichés de pavillons de banlieue de noms d’écrivains ou de philosophes comme pour
mieux marteler la sentence littéraire d’Emmanuel Lévinas : «la vraie vie est absente». Absente comme elle
l’est aussi dans les architectures fictionnelles des photographies de la série «Novomond» de Nicolas Moulin.
Alors peut-être lui restera t-il la solution de conquérir l’espace industriel des maquettes de Stephen Craig ou
de choisir celui plus «Le corbusien» de la bouteille miniature de Denis Mercier, mais pourra -t- il aussi décider
de se perdre dans le décoratif des signes urbains de Heidi Wood avant de s’envoler sur le ballon blanc de
l’utopique «Echappée» de Marc Hamandjian. Ironie et poésie pour contrebalancer l’engagement de Claude
Levêque biffant d’un «prêt à crever» l’une de ces affiches offrant au rêve de tout un chacun sa petite maison
de lotissement. A charge alors de se laisser envoûter par le film entre intimisme et documentaire, «La maison
neuve», visionné d’ailleurs ce printemps sur Arte, et qu ’ Ariane Doublet a si justement monté entre présence
et archive. C’est à ce double passage, entre dehors (des autres) et dedans (de soi), passé et présent,
envers et endroit que l’habité ou ce qui n’est pas ou n’est plus habitable, nous amène ici à réfléchir quitte à
chausser les pantoufles en peau d’hérisson que Cécile Poulain a judicieusement confectionné dès l’entrée
de l’exposition. Au delà des clichés socio-documentaires que l’information nous martèle quotidiennement et
qui ne touche plus vraiment personne, laissons les oeuvres une fois de plus. «
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 122
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 123
2001 / 2004 LE DÉJEUNER SUR L’HERBE
Guillermo, photographeroftheweek.blogspot.com/2008/12 :
Jean-Claude Bélégou is a «theory guy». He’s been into photography since almost 40 years now, and his work involves a huge number of pictures, organized in series tracking his successive investiguations and experimentations
on photography. Alone or inside a group of artists (like «Noir Limite» 1986-1993), he focused mainly on the following
concepts : the human body and the notion of limit or border (between the fabric and the flesh, between the hair and
the skin, between sleep and consciouness, between inside or outside, life and death, between real and unreal).
Being an adept of the photography as an intelectuallized and organized art (versus spontaneity), his «world» often
has an «unreal» or «dream-like» feeling to it. Indeed, it mimicks daily situation, but in a very artificial and scenarised way. Women being an obvious magnet for him and his art : it’s obvious that he has a particular tenderness
for young thin women with long brown hair :) Even if his website is a bit «dense» and disorienting, it’s worth having a look at his different periods, especially «Premiers Visages», «Empreintes», «Les Vierges» or his most recent
colour series. The website displays diptycs in an original manner : the image flickers into another as you pass the
mouse on it. After a huge exploration of black and white technique, he recently switched to color photographs: Among
his latter works, the serie called «Les Choses» is showing another facet of his work, away from the body, and yet
not so far : even absent the body is evoked, by the juxtaposition of 2 pictures. This is typical, since his bodies of
work are mostly sub-divided into diptycs, triptycs... like the two above. I’m not going to mention the numerous selfportraits, since every artist has to deal with his own image, and his aging too, but it’s clearly not my favourite part.
Jean-Paul Gavard-Perret www.artpointfrance.info :
Jean-Claude Bélégou :Le Déjeuner sur l’Herbe 2001/2004
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 124
Les photographies de Bélégou m’ont toujours fasciné tant par leur écriture que leur sujet. Celles
d’hier comme celles d’aujourd’hui. Créant un pont entre ses anciennes séries cérémonielles et
celles plus récentes du quotidien, avec «Le déjeuner sur l’herbe» l’artiste instaure une autre jonction : avec la peinture et le cinéma. On pense à Giorgione revu par Manet et lui-même revisité par
Picasso. On pense aussi aux baigneuses de Cézanne et de Renoir (Auguste) mais aussi à «Une
partie de Campagne» de son fils Jean ou au film russe «Printemps tardif». Toutefois la photographie
n’est ni la peinture ni même le cinéma. Et la «choséïté» naturaliste de la modalité esthétique choisie
par Bélégou donne au bonheur, à la jouissance - à la fois pudique et parfois très impudique de la
chair jouant avec elle même - quelque chose qui touche à une mythologie à la Botticelli. Toutefois
Apollon et Dionysos, s’ils sont présents, n’»apparaissent» que hors-champ à travers le regard que
le photographe porte sur trois femmes aussi lascives qu’aériennes. Devant l’objectif, elles s’abandonnent à la tendre indifférence du monde et se livrent à l’ivresse de la chaleur et du ciel bleu. Pas
de jeux dangereux (ou presque - si ce n’est monde et se livrent à l’ivresse de la chaleur et du ciel
bleu. Pas de jeux dangereux (ou presque - si ce n’est quelques vagues allusions saphiques), pas
d’érotisation au premier degré juste le jeu des corps et de leurs formes sur le vert de la prairie normande, sous le bleu du ciel et dans les effets d’ombres et de lumière. Les femmes émergent de
leurs bains (d’ombre, de soleil ou de source), vivantes, bien vivantes, devant et avant l’homme que
la moindre crue asphyxie et que la pauvre jouissance paralyse. Le regard du seul mâle présent - le
photographe - ne pétrifie en rien leur monde. Il le contemple, le saisit, en embrasse la mesure ou
la démesure comme s’il laissait les femmes s’ébrouer devant lui, à son insu au moment où elles
s’inventent une suite d’événements merveilleux, lumineux. L’artiste en recueille les contours et les
jets lumineux en une feinte d’objectivité et comme sans y toucher mais au sein de chorégraphies
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 125
et de pauses qu’il a sans doute initié. Parfois une fente bâille et salive et semble dire “ Regarde
”. C’est non une permission mais une obligation et Bélégou (qui ne pourra comme le voyeur qu’il
convoque en faire plus) se souvient alors d’un conte arabe où le héros lorsqu’il tombe (le verbe est
édifiant) amoureux s’écrie : «Image va sous mes paupières, entre dans le sang de mon corps».
Bélégou lui même se livre à une chorégraphie. Il se lève, ou s’accroupit pour saisir ce que ses
femmes dans le bonheur d’être en l’instant et en leur nudité éprouvent en restant éloignées de la
souffrance et de l’ennui. Si de telles photographies choquent c’est uniquement parce qu’on n’est
plus habitué à une vision d’un Eden, à une telle félicité. On ne peut que le regretter. Ici, il s’agit pour
l’être de sortir de sa nuit et de revoir le jour dans ce qu’il a de quotidien (quelques herbes restent
collées sur les fesses d’une femme) et de métamorphique. Au moment où trop de photographes
magnifient des corps exsangues qui ne sont que des cintres, l’artiste redonne à la femme une
ampleur et une amplitude qu’on a oubliées. S’élevant contre ce que Renoir nommait «le soupçon
de nature», il l’affiche à travers les nudités sculpturales et parfois à peine cachée comme s’il était
au pouvoir du sexe féminin non d’aiguiser l’excitation mais d’incarner une force vitale à travers une
histoire de peau, de peaurnographie mais aussi de chair initiatique en une mythologie contemporaine. Loin du naturisme d’une part et de la fantasmagorie de l’autre, surgit une approche neuve
d’un cops. On ne rêve plus de mettre la main dessus car le regard a mieux à faire qu’à se satisfaire
à coup d’ersatz. Et si celui qui regarde «dévore» des yeux la femme, paradoxalement, dans son
indifférence à la prise, c’est elle qui le dévore en se délivrant de lui et en appelant implicitement
de ses voeux une société «amazone». Fidèle à la vie et au plaisir, Bélégou extrait tout ce qu’il y a
de morbide dans l’art pour exposer une liberté de vie par un formidable travail de prise de vues.
Celle-ci se dégage de toutes les techniques et manières que les photographes portent habituellement sur la femme en la réduisant le plus souvent du sujet en objet. L’artiste normand entame une
procédure inverse et qui en fait le prix dans ce qui pourtant pourrait sembler tenir d’une iconographie «de genre». Mais s’il y a de la jouissance dans de telles photographies c’est non sur les désirs
vicaires qu’elles pourraient susciter mais uniquement par l’idée de bonheur et de plénitude qu’elles
font lever. En un tel dévoilement surgit la palpitation du vivant au sein même de poses qui n’ont rien
d’orthodoxes et d’attendus. D’autant que le jeu des trois femmes n’est qu’un acte gratuit, de célébration my(s)t(h)ique au moment où le corps en devenant « la non-nubilité de l’âme» trouve dans la
langue de Bélégou les formules qui ne font plus seulement du corps féminin un lieu mais un verdict.
Photoicon News: Jean-Claude Bélégou - The Luncheon on the
Grass :
This will be the last week to catch Jean-Claude Bélégou’s fantastic seriesentitled «Le Dejeuner Sur
L’Herbe» or «The Luncheon on the Grass», a seriesabout happiness and the sensuality of flesh, light, heat
and grass. You cancheck out his exhibition at the Pierre Brullé Gallery in Paris until the 20th ofJune, 2009.
Somewhere between Le Déjeuner sur l’Herbe(Giorgone, revisited by Manet, himself revisited
byPicasso etc...) and Les Grandes Baigneuses (Cézanne,Auguste Renoir) or Jean Renoir’s Partie de Campagne,Jean-Claude Bélégou’s series explores a great traditionof the history of Art:
the diversion of a work receivedas an artistic heritage. But photography is not paintingand JeanClaude Bélégou’s interest in painting isjustified by his search for materiality and naturalism.This
series is also the opportunity to confront himselfto compositions of pictures with several models.
Jean-Claude Bélégou :Le Déjeuner sur l’Herbe 2001/2004
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 126
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 127
Photoculteur, Galerie Pierre Brullé – Jean-Claude, Bélégou, 21 juin
2009 :
La Galerie Pierre Brullé (25 rue de Tournon, et nulle part ailleurs faute de site web) présente
jusqu’au 28 juin “Le déjeuner sur l’herbe” par Jean-Claude Bélégou. Sous le prétexte d’un déjeuner sur l’herbe, que l’on croit une référence picturale au tableau éponyme, comme en témoigne
par exemple le travail de Philippe Mazaud (cf. billet ici ) il nous est donné à voir des nymphettes.
Certes, de-ci de-là, les jeunes filles sont en présence de fruits, pommes pour l’essentiel et raisins mais, de déjeuner, il ne nous sera rien montré. Par contre, jeunes seins, fraîches fesses et
cheveux mouillés dans la verdure abondent. On connaissait le flou romantique de David Hamilton ou l’obsession des naturistes nourrie par Jock Sturges, maintenant on découvre Jean-Claude
Bélégou qui, a 57 ans, apprécie de photographier des jeunes filles dans les jardins fruitiers. Je
n’ignore pas que ce photographe sera exposé prochainement à Arles et au Château d’Eau à
Toulouse, deux signes de reconnaissance de son travail, mais pour moi il s’inscrit avec ce travail dans une veine photographique dont les motivations m’apparaissent pour le moins discutables (illustration ci-dessous tirée du site du photographe, ici), d’ailleurs, quelles sont-elles ?
La Dépêche du Midi 04/07/2009 Jean-Marc Le Scouarnec Toulouse.
Jean-Claude Bélégou déshabille les Femmes :
Jean-Claude Bélégou est un mono maniaque polygame. Depuis 40 ans, il creuse le sillon de l’érotisme, en compagnie de femmes jeunes aux seins lourds. En 1999, Michel Dieuzaide l’avait exposé
une première fois au Château d’Eau. Son univers intime s’affichait en noir et blanc dans des mises
en scène simples et charnelles. Dix ans plus tard, tout est pareil… et tout a changé avec l’arrivée
de la couleur ; de l’Ektachrome des familles imprimé numériquement par la grâce du jet d’encre.
« C’est pour moi une redécouverte de la photo, avoue Jean-Claude Bélégou, avec de nouvelles
compositions, d’autres harmonies ». L’artiste aime travailler à domicile, en l’occurrence dans l’ancien presbytère qu’il habite en Normandie depuis 15 ans. « Je connais les lumières mais j’essaye
d’approfondir. Je suis tous les jours surpris. La vie n’est jamais figée ». Sur les cimaises du Château d’Eau, on apprécie ce jeu des formes et des couleurs ; le doux visage des belles endormies,
leur grain de peau révélé par le soleil, quelques brins d’herbe collés sur les fesses. Par contre,
l’exposition donne à voir trop de clichés éculés sur les femmes offertes, jambes écartées ou sous
la douche ou une grappe de raisin à la main. Parfois, elles sont trois, allongées au milieu des
pommes, et c’est bien sûr le fruit défendu. Passons… et gardons le souvenir de tendres moments
à la campagne. Comme un été rythmé par les siestes crapuleuses et les orangeades bien fraîches.
Cet article haineux a fait l’objet d’une réponse de JCB :
Je retrouve dans l’article signé Le Scouarnec qui fait référence à une de mes séries exposées au
Château d’Eau dans le cycle La revanche de la chair : Le déjeuner sur l’herbe les mêmes réactions outrancières et outrageuses que, au dix-neuvième siècle, celles des critiques et du public
mondain des salons face au tableau célèbre de Manet dans lequel un public, peu fait aux choses
de l’art, ne voyait que le scandale ou la gaudriole d’une femme nue au milieu de deux hommes. Si
mon travail a toujours été un travail sur l’intime c’est au sens étymologique du mot intimus, super-
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 128
latif qui désigne ce qu’il y a de plus intérieur c’est-à-dire l’esprit. Le dénuement des corps n’est
qu’un écho à cette préoccupation et à une tradition artistique occidentale qui depuis les Grecs
de l’antiquité constitue un des fondements de notre culture. Que cette tradition du nu soit revisitée dans des approches contemporaines est le moins que je doive. Elle l’est dans cette série
qui fait écho à une mythologie et à un souci de l’humain. Que certains n’y voient qu’une manifestation érotique d’une imagerie vulgaire constitue donc un contre-sens qui ne peut être dû qu’à
leur aveuglement culturel. En outre mon travail est depuis toujours un travail d’artiste dans lequel
les préoccupations formelles de couleurs, compositions, espaces tiennent au moins une importance aussi grande que le choix des « sujets ». Mon œuvre depuis 40 ans comporte aussi bien
des paysages, des natures mortes, des autoportraits etc. J’y suis engagé et ce travail est un travail. Toute allégation sur ma personne et ma vie privée constitue donc un débordement offensant.
Annick Colonna-Césari, publié le 03/06/2010 :
Les impressionnistes influencent encore Les impressionnistes peuvent encore séduire les artistes
d’aujourd’hui. Mais chacun tire de leurs oeuvres leur propre fil d’Ariane. «Je n’aime pas le côté gentillet des champs de coquelicots, reconnaît le photographe Jean-Claude Bélégou. Mais je me sens
proche de ces peintres dans leur quête de réalisme et de lumière, dans leur façon de travailler en
série.» Durant quatre étés, Jean- Claude Bélégou, amoureux du corps féminin, a réalisé dans son
jardin normand une série de 150 clichés, intitulée Le Déjeuner sur l’herbe. Comme le tableau de
Manet, ils évoquent les plaisirs de la chair et traînent dans leur sillage un parfum de fruit défendu.
L’Humanité, Le déjeuner sur l’herbe :
Il fallait bien, comme pour contrarier les contempteurs de l’art actuel, que ce soit un fonds régional d’art
contemporain, en l’occurrence celui de Haute-Normandie à Sotteville-lès-Rouen, qui, de toutes les
impressions de ce festival, nous offre la plus sensuelle, la plus charnelle. Les douze photos de JeanClaude Bélégou, en hommage donc à Manet et à Monet, sont à la fleur de la peau de ses modèles
féminins aux formes rondes. Entres pommes et herbe grasse, on sent perler la sueur de la sieste.
Photoicon News: Jean-Claude Bélégou - The Revenge of the
Flesh:
back to the colour squared photographs of his beginnings. Since 2000, he has continued his colour
work realized on films, which are then digitalized. His colour works aren’t as concerned with the
lessons of the history of Photography, but with the lessons of the history of painting. His work is
characterized by its sensuality and influenced in its form by a realistic approach. In 1969, JeanClaude Bélégou began to practice photography on a regular basis, and from 1970 onwards, devoted
himself to creation. At the same time, he pursues his degree of philosophy and history of Art and
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 129
Archeology at Sorbonne University. He specializes in Aesthetic and dedicates his master dissertation on photography in 1976. Standing aside from his generation very much influenced by American
photography, Bélégou refuses the neo-positivist experience of documentary style as much as the
legacy of humanist photography. The German photography of the twenties (Bauhaus, Neue Sehen,
Neue Sachlickheit, August Sander) had a strong artistical impact on him. The first exhibitions of
his work were in 1980. He was immediately acknowledged by Claude Nori, Edouard Boubat, and
Christian Caujolle. While continuing his photographic work, he created the association Photographies & Co in May 1982 within which he organized exhibitions, talks, seminars, training seminars,
writings on other photographs, always willing to combine theoretical research to his work of creation.
Damien Truchot Les couleurs de la chair :
À la galerie Pierre Brullé, Jean-Claude Bélégou nous convie à un « déjeuner sur l’herbe ». L’occasion
de découvrir l’une de ses dernières séries en couleurs, initialement présentée au Fotografisk Center
de Copenhague, et surtout de pointer la grande cohérence d’une oeuvre. Dans la note d’intention
qui accompagne ce travail réalisé entre 2001 et 2004, Jean-Claude Bélégou aborde la manière dont
son exposition pourrait être envisagée. Il évoque un agencement reposant sur une image de très
grande taille - une composition de groupe - autour de laquelle seraient placées plusieurs photographies de format moyen, chacune étant susceptible de faire écho à la scène centrale. Il dévoile également les deux axes de la série : d’une part, une référence explicite à l’histoire de l’art (de Botticelli
à Renoir, de Giorgione à Manet et Picasso) ; d’autre part, la confrontation de son thème de prédilection - le corps mis à nu et mis en scène - avec ce mode d’exposition, choisi précisément parce
qu’il permet de porter un regard inédit sur un sujet classique. Pourtant, en visitant l’exposition, on
cherche en vain cette image centrale. Il y a bien ici trois femmes se rafraîchissant sous un jet d’eau
puissant, là deux ou trois belles endormies dont la pose rappelle le Sommeil de Courbet, mais un
format unique pour toute la série. En définitive, Bélégou a soigneusement évité de représenter cette
partie de campagne dans sa globalité. Sur le plan du temps, tout d’abord, la série isole plusieurs
moments de la scène champêtre : pique-nique, jeux d’eau, bains de soleil, siestes, etc. Au mur de
la galerie, ces activités sont redistribuées en alternant les plaisirs, sans se préoccuper d’une quelconque chronologie. Rien n’empêche de reconstituer l’ensemble : à mi-parcours, le sommeil suit le
repas - ou l’amour. Sur le plan de l’espace ensuite, Bélégou se trouve au coeur de la scène qu’il a
mise en place : la parcourant, il en retient quelques détails, prêtant une vive attention à la façon dont
l’ombre et la lumière jouent avec la chair et la matière pour révéler la jouissance des corps. Parmi
ces détails, les plus frappants sont ceux qui prolongent les travaux en noir et blanc du photographe,
notamment le « Cycle des éléments » : de nouveau, la chair y est appréhendée comme une surface
sensible réagissant au contact des éléments naturels, comme à celui du vêtement qui enserre et
dont on préfère se libérer. Mais c’est bien par l’entremise de cette fragmentation imposée à la scène
qu’il est possible de recomposer mentalement l’image centrale imaginée par Bélégou dans sa note
d’intention. Davantage qu’une synthèse des oeuvres picturales citées explicitement, il s’agirait d’une
image originale qui ne laisserait rien au hasard et revisiterait la peinture pour mieux s’en détacher.
Pour Bélégou en effet, seule la photographie est à même de rendre compte de ce qui naît de cette
confrontation des corps avec l’eau, l’herbe et le soleil : une harmonie, une sensualité particulière,
ou plus précisément encore, la conscience troublante de l’infinie variété des couleurs de la chair.
Jean-Claude Bélégou : passagères 2004
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 130
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 131
Le petit interview intempestif de : Jean-Claude Bélégou
par Jean-Paul Gavard-Perret :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La lumière, les chats qui réclament leurs croquettes, le désir absurde de poursuivre l’oeuvre.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je faisais surtout des cauchemars. Si on prend rêve au sens métaphorique, très tôt je me suis
renfermé dans l’imaginaire et la solitude et ne pouvais concevoir autre chose que d’ être artiste.
D’une certaine façon j’ai poursuivi ces obsessions. Il n’y a que de la liberté dont j’ai dû faire mon
deuil comme tout le monde.
A quoi avez-vous renoncé ?
A vivre, à flâner au soleil dans le jardin, à bouquiner, à partir en villégiature !. A me tenir dans une
vie strictement contemplative ce qui aurait été profondément l’autre pôle de mes désirs : ne rien
faire, ne pas prendre part au monde, le mépriser, peut-être même me faire moine, non par foi,
je suis parfaitement athée, mais pour me retirer du monde. C’est une vie de sacrifice qu’une vie
dédiée à la création puisque d’action c’est-à-dire d’immersion dans des tas de problèmes quotidiens pratiques ( le temps, l’argent, les moyens de créer par exemple, la marche des ordinateurs)
et d’une action tournée vers une seule fin, exclusive donc.
D’où venez-vous ?
D’ailleurs. Socialement parlant, historiquement parlant, culturellement parlant.
Qu’avez-vous laissé tomber ?
La révolution.
soir, de la musique dite classique, lyrique, contemporaine, du jazz, de la chanson parfois aussi.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
La poésie a longtemps été pour moi la seule lecture. Elle demeure la quintessence de toute littérature et peut-être même de l’art tout entier. Si à quinze ans je n’avais pas découvert la poésie, je
serais mort d’ennui dans ce monde gris, opprimant, et désenchanté. Aussi je relis volontiers les
poètes : Apollinaire, Guillevic, et même ce vieil imbécile d’Aragon par exemple.
Quelles taches ménagères vous rebutent le plus ?
Les tâches répétitives comme la vaisselle, je ne déteste pas par contre les gros ménages spectaculaires : les vitres, les lessivages, etc.
Quels sont les artistes (peintres, photographes) dont vous vous sentez le plus proche ?
Ceux qui ont fait des tableaux qui sont autant d’espace de méditation, de contemplation et non
d’illustration. Dans la peinture il y en a tant ! En photographie il y en a si peu : pêle-mêle me
viennent les noms de Legray, JM Cameron, Weegee, Drtikol, Lartigue, Weston, Moholy-Nagy,
Lewis Carroll, Stieglitz, Brassaï, Rodtchenko, Pierre Boucher… et Sylvaine Branellec bien sûr.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un grand Prix avec une très grosse dotation.
Que défendez-vous ?
Il n’y a plus rien à défendre de ce monde. Tout au plus peut-on essayer de résister des deux fers,
traîner les pieds le plus qu’on peut pour être moins vite emporté vers le pire.
Que vous inspire la phrase de Lacan : «L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à
quelqu’un qui n’en veut pas»?
Elle me fait penser à un livre de François Georges, satire féroce dans les années 70 du dit Lacan,
qui s’appelait l’effet tuyau de poêle je crois.
Et celle de W. Allen : «La réponse est oui mais quelle était la question ?». Il ne faut jamais répondre à une question sans en connaître la teneur, on s’expose alors à tous les périls.
janvier 2011
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Peut-être d’être intempestif, indifférent aux modes et aux goûts de mon époque. De n’en faire qu’à
ma tête, de mépriser l’instrumentalisation actuelle de la culture (ce mot fourre tout asphyxiant). De
vouloir peut-être encore faire une oeuvre intérieure. De poursuivre mes obsessions.
Où travaillez vous et comment?
Essentiellement chez moi, si on fait exception de quelques créations faites dans le Grand Nord ou
en Italie. C’est ce que j’ appelle la clôture, le territoire. Des prises de vues aux tirages d’exposition
tout est fait dans cette vielle bâtisse habitée plus que toute autre. Je travaille toute la journée, tous
les jours que la vie me laisse, sans pauses .
Quelles musiques écoutez-vous en travaillant ?
Je n’écoute jamais de musique en travaillant. Je travaille, concentré, dans le silence total d’une
encore (relative) campagne. Et puis la musique n’est pas faite pour se distraire, elle mérite l’attention et une autre concentration !Mais nous écoutons, avec ma compagne, de la musique chaque
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 132
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 133
2004/2005 ARTISTE & MODÈLE(S)
jean-paul gavard-perret, portrait de l’artiste en assassin/le
photographe et son modèle , lelitteraire.com :
Reprenant un travail d’autoportraits entamé avec les séries «Visages» et «Erres» (années 1990) et le
croisant avec une autre série des années 1980, «Corps à corps» où il s’interrogeait sur la relation au modèle,
Jean-Claude Bélégou aborde avec «Artistes et modèle(s)» l’un des fondements de l’histoire non seulement
de la photographie mais de la tradition picturale. Le modèle est à la fois celui que l’on imite
(analogon) mais aussi celui que le photographe (dans son cas) façonne et re-crée (poesis). Mais le travail
de l’artiste «tire» ici le problème moins du côté de l’imitation (portrait psychologique ou social) que du côté
de la création. Ce qui anime le travail d’un tel artiste demeure surtout (même si le «reste» n’est pas exclu)
ce qu’engage la mise en scène d’un modèle selon son imaginaire dans un travail mixte (couleurs ou noir et
blanc) au sein de cet étrange couple que Bélégou entretient d’une part avec la femme, d’autre part avec sa
propre histoire existentielle et esthétique.
Pour un tel créateur la femme (sujet et parfois objet pour certaines
séries) est un élément majeur de la fascination et parfois d’un certain tragique. Cependant dans un tel
face à face et même si celui qui est derrière l’objectif semble le maître, on peut se demander qui du maître
ou du serviteur est l’esclave ou si l’on veut qui est sujet et qui est objet. D’autant que tout modèle (qu’importe
le sens où l’on prend ce
terme) agit forcément comme repoussoir au sein même de la fascination qu’il opère De victime potentielle
le modèle en effet dans son abandon n’est-il pas celle ou celui qui vient sauver les meubles de l’imaginaire
de l’artiste ? Bélégou a toujours tenté de pousser vers les plus extrêmes conséquences ce qui fait spectacle
dans ce face à face. Faut-il alors le préciser : celui-ci n’est en aucun cas le fonds de commerce de l’artiste
mais le «prétexte» majeur afin de percer les rouages les plus exacerbés de la machine humaine dans sa
relation à l’Autre.
Certes dans chaque prise il existe un crime. Il n’y a donc presque jamais contradiction entre crime et
esthétique mais connivence, parfois abusive mais parfois nécessaire. C’est donc généralement un ferment
de l’art qui ne s’en prive pas en reprenant les grandes poses mythiques, historiques, religieuses dont l’histoire
de l’art regorge. Ainsi, tandis que la société repose (toujours et quoiqu’on dise) sur le tabou du sexe et les
interdits fondamentaux qui assurent à l’édifice social sa stabilité, Bélégou en fait le centre de sa quête au sein
d’un système qui n’est pas seulement cathartique. Depuis toujours la femme le fascine dans sa dimension
«esthétique». Et la montrer, c’est pour Bélégou un moyen de se montrer dans une sorte traité de «philosophie
dans le boudoir» ou dans le jardin en poussant le bouchon très loin et en évacuant toute pornographie (cet
érotisme des autres). Dès lors Bélégou pourrait faire sienne la phrase de Sade dans le livre dont le titre a été
emprunté un peu plus haut : «Aucune action quelque singulière que vous puissiez la supposer est vraiment
criminelle ou vertueuse. Les vertus d’un autre hémisphère pourraient bien être des crimes pour nous».
C’est pourquoi Bélégou, s’il fait de son esthétique quelque chose d’éminemment existentiel, il se refuse
à toute intrusion de moralisme.
D’autant qu’à qui connaît l’artiste sait qu’il n’existe chez lui face à son modèle aucun désir même caché
de manipulation perverse. Ses modèles ne sont pas de simples modèles. Leur apport est le fruit d’une
transaction gagnant-gagnant dont l’enjeu est fixé par les deux parties en présence.
Jean-Claude Bélégou : Artiste et Modèle(s) 2004
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 134
Rien de plus «naturel» donc que la sophistication, la mise en scène des œuvres d’un artiste pour lequel
le modèle pictural n’est jamais projeté sur ses prises mais contenu dans son esprit. Bélégou est donc un
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 135
des rares où citer des illustres ancêtres (peintres ou photographe) ne représenterait qu’une commodité de la
conver(sat)ion critique. Et l’effet paroxysmique de son travail sur «Artistes et modèles» où les deux sont pour
une fois à l’image tient à cette évidence relative patente dans laquelle les deux protagonistes (se) fascinent
parce que les extrêmes fascinent et que soudain l’on comprend mieux ce que sous-entend l’art de la prise
de vue. On a ainsi parfois l’impression que l’épreuve photographique change de camp. L’activité mimétique
du photographe captant dans la femme non ce qu’elle est, mais ce qu’il peut ou veut en voir donner à penser
comme captivé par sa propre image dans laquelle se confondent les visages de la «victime» et du «bourreau
«
(sic). Au modèle passif fait place une femme qui dans l’abandon lascif s’active dans un mouvement autant
de retrait que d’exhibition à devenir le langage lui-même de l’artiste (à son insu) au sein de la pose sacrificielle
que celui-ci demande à la première.
Bélégou n’a cesse dans cette série de mettre à jour ce transfert qui d’une manière bien différente fut déjà
mis en scène dès 1842 dans le «
Portrait ovale « de Poe. Dans ce texte, la vie passe intégralement de la réalité à l’art, du modèle à la toile
en laissant celle-là pour morte.
Elle devient donc victime malgré elle comme le peintre se transforme en assassin malgré lui. La nouvelle
s’achève sur ce transfert accompli et «
réussi «. Reste le coût de celui-ci au moment où Poe conclut : « En vérité c’est la Vie elle-même ! il (le
peintre) se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée - elle était morte «. Poe offre ainsi cette «
ouverture « qui s’oppose à un autre texte sur la peinture de la même époque « Le chef d’œuvre inconnu « de
Balzac où le romancier propose le trajet inverse qui tend à la magnificence et l’étendue infinie de la vie par
l’art. Mais chez Bélégou la victimisation du modèle est ainsi retournée même si dans certain de ses clichés
l’artiste qui «arme» son appareil et la femme étendue sur un lit en arrière-plan ne sont pas sans rappeler
ironiquement des scènes de meurtre selon des clichés qui rappellent ceux de la vieille revue défunte «
Détective «. Des figures d’assassins et de victimes y étaient mêlées en des montages anonymes au sein
desquels la différenciation n’est presque plus possible entre les uns et les autres.
Chez Bélégou, il s’agit bien sûr d’un meurtre métaphorique (et la métaphore, elle, cicatrise) mais aussi dans
le même esprit d’un suicide artistique, sorte de vérité de la criminalisation au cours de laquelle l’»assassin»
devient son propre meurtrier (ce qui ne serait pas sans satisfaire un Michel Journiac par exemple). Nous
assistons peut-être (en extrapolant quelque peu) à une nouvelle religion (athée) de l’art qui laisse l’artiste en
position de victime d’un genre très particulier :
celui de bourreau dandy, grand prêtre sacrificateur et victime sacrifiée. Mais dans son rapport avec le
crime qu’il s’autorise, Bélégou montre combien l’artiste possède une place douteuse. Même si en menant
le jeu il affirme sa «distinction « - pour parler comme Bourdieu - , ou sa « différance « - pour parler comme
Derrida - puisqu’il jouit d’une place de choix au sein de la société qui le reconnaît peu ou prou comme
«artiste». Certes Bélégou n’a pas besoin d’aller jusqu’au bout de la logique que souligna Pierre Molinier : «
lorsque l’artiste est incapable d’assumer son rôle et que son œuvre barre la route à cet autre qui n’est que
lui-même l’alternative reste le meurtre-suicide «. Chez le photographe en effet l’œuvre ne barre pas la route
à l’autre : elle l’ouvre au contraire en évacuant ou en soulignant bien des équivoques.
Jean-Claude Bélégou : Artistes et Modèle(s) 2004/2005
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 136
Le couple artiste-modèle (criminel-victime) lorsqu’il s’agit de l’art n’est pas aussi simple qu’il y paraît car
l’un est le produit de l’autre en un mouvement conscient et inconscient . Plus que «meurtrier» de son modèle,
l’artiste en demeure ainsi l’esclave dans une suite d’»incartades» que Bélégou met en scène afin de faire
éclater de manière conséquente son propre langage. Si «crime» il y a chez un tel photographe, c’est pour
partir à la recherche d’un monde perdu. Son voyage et son «crime» initiatique permettent non seulement
de prendre le bas pour le haut, l’obscurité pour la lumière mais offrent la possibilité d’aller à la racine de ce
rapport . En ce sens le photographe est proche d’Artaud lorsqu’il explique dans une lettre à Henri Parisot :
«ce n’est pas Jésus-Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus
dont je n’avais que faire». Surgit l’espoir d’un hymne à la joie, à l’extase métaphysique mais aussi quasiment
physique d’une liberté reconquise du modèle comme du créateur.
Mettre à l’image celui qui la fomente ne revient pas à détruire la magie de l’art mais à la retrouver. Une
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 137
telle transgression plastique ouvre l’art plus qu’il ne lui offre un démenti. La photographie ne se contente pas
de retourner ses armes contre elle-même elle reste le lieu du mouvement, le lieu où les choses mutent. C’est
un des enjeux forts de la photographie qui doit toujours se confronter à l’ébranlement et au dépassement
brutal de ses limites. Capter une image c’est à la fois ne plus sortir de soi et ne plus y être. En montrant
comment cela se fomente, l’artiste - en mettant en scène victime et bourreau - avance face à un corps qu’il
invente et qui l’invente. La photographie est quelque chose qui nous échappe et où l’on se perd, c’est une
image arrachée à une image. La photographie demeure chez Bélégou ainsi toujours ce qu’elle est pour lui
: tentation de vie, comme attraction terrestre. C’est aussi exprimer à travers elles leur contraire, prendre le
parti ni du mal ni du bien mais renoncer à la douleur, au malheur, au sacrifice, au supplice, au renoncement
et à la privation. Contre le sommeil de l’homme englué dans les apparences il n’y a que des artistes éveillés
qui - en révélant le rapport qu’ils entretiennent avec leur modèle- puissent réveiller le voyeur, lui donner le
goût de la vie par ce qu’on osera appeler la beauté.
Jean-Paul Gavard-Perret, 2008
2004 PASSAGÈRES
Gunther Wald, décembre 2015, Passagèes:
« La lumière elle-même est une amie de la maison. »
Élie Faure, Histoire de l’art moderne.
C’est comme si le photographe était lui-aussi au repos. Il aurait invité cette jeune femme à rentrer dans
la maison, à s’installer dans les pièces pour une lecture, une sieste, un bain. L’idée ne me quitte pas qu’ils
ne se seraient pas parlés, n’en ayant ni l’un ni l’autre le désir ni le besoin, et que le silence lui-même serait
devenu la matière de cette entente, le fluide imprégnant les photographies de son mystère aérien et au sein
duquel la jeune femme osa s’abandonner.
Il y avait eu la passion - la brûlure - d’Artiste et modèle(s), la puissante sensualité du Sexe des anges, le
jaillissement jouissif et dionysiaque du Déjeuner sur l’herbe. Avec Passagères on dirait que l’été se termine.
Il l’a invitée, ils ne se sont qu’à peine parlés. Et sa sveltesse élancée est aussitôt devenue l’incarnation juste
de ce silence, l’image juste de cette présence momentanée, dont on sait déjà et dont il savait lui-même,
qu’elle ne serait que fugitive. Comme si après les déchirements du rouge et du noir il s’était mis en quête
d’harmonie. Et, naturellement, l’harmonie prit corps dans une recherche de couleurs et d’espace.
Cet été là il peignit nombre de pièces, plus que jamais attentif aux « variations des verts et des jaunes, aux
contrastes de vert et de rouge, de jaune et de bleu. » Pour guider ses choix, il avait posé « sur le buffet deux
livres ouverts sur des reproductions de Marcella de Kirchner, de Vermeer, et parfois de Mondrian. »
Vermeer, surtout, qui « peignait jusqu’au silence rayonnant qui émane des choses amies, jusqu’à l’accueil
qu’elles vous font »*. Le modèle éthéré de Passagères se fond à cette muse de toujours qu’est la lumière. «
Si une autre qu’elle était là, la lumière qui entre par cette fenêtre près de laquelle elle se place pour lire ou
travailler, ne s’apaiserait pas en traversant le verre, elle ne caresserait pas avec tant d’amour la main, le front
penché, elle ne se mêlerait pas aux fils d’or de la chevelure. »*
La lumière emplit l’espace, enveloppe la femme, nuance la muraille nue. Les femmes du Sexe des anges
sont irradiées d’un soleil puissant qui rougit les carnations et ouvre littéralement les corps offerts. Lorsque
la passagère est couchée sur le ventre, écrivant une lettre dans une équerre de lumière aussi haute que
l’obscurité qui la jouxte est profonde, le noir de la robe se réfugie dans l’ombre dont elle ne se distingue qu’à
peine. La jeune femme ne semble pas atteinte par les flammes, comme si à elle seule la feuille de papier
absorbait tous les rayons, en même temps que les regards et les pensées de la nymphe.
Ici elle le regarde, lui tend un livre. L’image du livre est très floue, comme une grève humide et brumeuse,
comme ces bandes de sables qui sont le territoire des marées, là ou la mer s’avance et se retire, comme si
la zone de contact entre l’artiste et son modèle était une terre sacrée, et dans Passagères, plus que jamais
indécise, rêveuse, émue peut-être.
Elle ruisselle au soleil, couchée dans l’herbe les yeux clos. Il l’effleure comme un songe, comme un animal
timide et curieux qui guette depuis son univers secret les mouvements de cette réalité fine et belle à qui il a
fait place, à qui il a ouvert les portes de sa maison. Il la respire, la contemple, et s’il la frôle ça n’est jamais
qu’en silence, toujours à demi retiré dans ses profondeurs. Son ombre s’avance près d’elle, vient cerner les
contours de son apparition lumineuse comme dans un nid, comme pour retenir sa forme dans le creux de
sa main ou de son oeil. Elle écrit par terre, s’évanouit, se retire dans un discours imaginaire, se défait dans
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 138
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 139
la pensée et la contemplation d’un livre. Elle regarde les sourcils froncés le dehors inondé de lumière, les
feuillages, la nature juteuse et épaisse. Ses cheveux dégoulinant sont noirs, une goutte dévale la pente de
son visage, contourne ses lèvres et s’arrête, immobile au creux d’un val.
Il trace une ligne bleue qui traverse la pièce, c’est elle, elle est la lumière apprivoisée. Elle porte des
robes. Il a enlevé des meubles pour qu’il n’y ait qu’elle seule au dedans des couleurs, et qu’elle y assouvisse
toute sa langueur, son ennui, ses sommeils, ses rêveries, ses lectures, ses goûters. Et lui se tait. Disparaît,
s’approche, avance un plateau, lui désigne un livre, lui tend une main. Elle embrasse une gerbe de fleur et
se perd dans le chatoiement jaune. Un bouquet posé sur la table basse les dérobe l’un à l’autre. Il l’avait à
dessein fait asseoir au plus près des corolles pour mêler leurs deux apparitions entres elles, et la faire éclore
au milieu des boutons éclatants, entre les murs orange de la pièce.
Puis achevant sa lente circulation dans les pièces jaunes, vertes ou bleues, dans les draps, les fauteuils,
elle glissa le long des murs, disparut par toutes les fenêtres ensemble, avant de répandre ses dernières
effluves rousses sur l’herbe hautes, les fleurs en buissons et les fruits déjà mûrs.
Günter Wald
*Élie Faure, Histoire de l’art moderne. Tome 1
Jean-Claude Bélégou : Passagères (2004)
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 140
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 141
2008/2010 LES DEUX AMIES
Jean-Paul Gavard-Perret, Jean-Claude Bélégou, «Projets
abandonnés », Les Deux Amies, Le salon littéraire :
Pour cette exposition Jean-Claude Bélégou présente des pièces abandonnées de son théâtre plastique
et de son cheminement amoureux.
La prise érotique en dresse une cartographie substantielle. Elle fait de la femme le lieu allégorique,
imaginaire tout autant que réel du royaume de l’amour. Le photographe en coagule des poses dont les
différents tracés coulissent entre eux. Tête, dos, bras, jambes sans oublier poitrine, ventre et sexe, rien ne
manque. Mais rien ne bave. Tout « s’inscrit » entre sévérité et douceur. Et ce au nom du « pacte » passé avec
chaque égérie. Bélégou en saisit les circonvolutions et les involutions. Tout y est soupçonné. Le noir pousse
le blanc et le blanc le noir et de la couleur émerge l’entier bénéfice du trouble. Le photographe cherche
toujours un état particulier afin de saisir ce qui lui échappe : il se dépossède de lui-même pour tirer du sujet
de la prise de nouvelles perfections. Au delà de l’impression esthétique érotique qu’elles suscitent les prises
deviennent objet de méditation et de recueillement. Des doux secrets et des fêtes du cœur on ne saura
pourtant rien sinon un pèlerinage à Cythère par effet de transfert. Mais l’île mythique n’est pas transformée
en un simple parc d’attractions dont l’érotisme ne serait que le pittoresque. Il s’agit de redécouvrir un origo
et de troquer l’histoire pour l’Utopie. La femme y est convoquée dans l’exploration que l’artiste en propose
sans jamais l’exploiter.
Jean-Claude Bélégou : Les Deux Amies 2008/2013
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 142
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 143
2011-2013 ÉTUDES / HUMANITÉS
Jean-Paul Gavard-Perret, septembre 2011, le feu secret du silence,
jean-claude bélégou : du visage au portrait :
Jean-Claude Bélégou donne à ses portraits photographiques une puissance particulière. Ils permettent
d’atteindre une vérité qui n’est pas d’apparence mais d’incorporation temporelle. Dans leur diversité ils
proposent par effet de série un déplacement de la fonction d’instantané, d’encoche définitive, de marque
fixe. La série prouve que le temps ne s’arrête pas. Mais elle dépasse l’ordre de la mélancolie, de l’instant. Elle
cristallise tout en ne cessant de la déplacer la tonalité physiologique et phénoménologique de l’étanchéité
d’un instant.
La série prophétise. Elle devient le visage du destin, le porte empreinte de ce qui a déjà eu lieu ou de ce
qui va devenir. Pour autant le photographe ne présente pas ses portraits de manière chronologique ou dans
un déploiement linéaire. L’ensemble crée un centre de gravité, un foyer. Il dégage le dominante du temps
humain pris entre deux marges : la presque enfance et le presque quatrième âge dont l’artiste expose divers
intervalles.
Chaque visage persiste dans le mélange. Chaque photo apporte son flux d’opacité qui se recompose
avec les autres. Loin de toute « sfumato » ou de simple effet d’icône. Comme Man Ray Bélégou pourrait
affirmer qu’il «photographie ce qui ne peut pas se peindre : à savoir le visage». Ce dernier s’insère dans
et non à l’image.
Ne l’apprêtant pas le photographe le démasque. La «visagéité» plus que le visage l’intéresse. Mais
uniquement celle des femmes. Elles semblent ni craindre ni désirer la prise et ne cherchent pas à ruser avec
l’objectif. Pas plus que Bélégou ruse avec lui et avec elles.
Et si l’apparence du visage reste forcément un leurre, à travers lui le photographe se met en quête
d’identité temporelle et psychologique. Chaque cliché plonge « simplement » vers l’opacité de l’énigme
féminine. Restent la trace et l’ajour d’existences offertes par l’éclat diffracté de la lumière sur la peau.
De telles photographies portent forcément le visage (et le besoin) de l’altérité puisque pour un photographe
hétéro la figure féminine en est le vecteur. Vacantes, absentes les femmes fixent l’objectif sans intentionnalité
particulière. Elles n’ont aucune obligation de « présentation ». Elles sont à l’image. Émancipées et absentes.
C’est tout. Elles deviennent le signal muet plus qu’image à proprement parler. Hypothèses et interrogations
si l’on préfère. « Bonnes qu’à ça » aurait dit Beckett. Mais ce « que » n’est pas rien.
L’artiste ne cherche pas à travers elles une féminité primordiale. Reste la seule volonté d’une inscription
au sein d’une vague communauté hétéroclite. Tout le travail est donc centré sur la figure mais aussi la
distance qui nous en sépare afin de situer en suspens, en position d’étrangeté.
La photo donne autant une image qu’un signe. Un faux air relationnel semble sortir de cet assemblage (ou
cette dissémination). La personne intime certes est livrée au regard mais elle déplie d’autres questions sur
l’identité. Il y a personne à l’image et en même temps tout le monde.
D’autant que l’univers photographique des portraits de l’artiste (à la différence souvent de ses corps,
plus ou moins dévêtus - et souvent plus que moins) reste aussi composite que rare. Femmes d’âge mûre et
nymphettes s’y croisent dans le silence de leur regard. Il devient vibration parce que sa trace recèle à la fois
une sorte d’indifférence mais aussi d’intensité.
Le portrait n’engendre pas le monde de l’hypnose mais de la gestation. La féminité semble s’appuyer
sur l’éclat des couleurs étouffées et sans reliefs volontairement accentués. Bélégou prouve combien, par
la prise photographique et au sein même d’une forme de classicisme, le visage à la fois «s’envisage» et se
«dévisage». Peu à peu il transforme ses épreuves en «tableaux». Non sans une certaine froideur ou plutôt
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 144
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 145
une présence brute. Elle perturbe notre regard et ses habitudes de reconnaissance.
Amasseur de visages, l’artiste est capable de souligner les gouffres sous la présence et de faire surgir des
abîmes en lieu au sein de féeries presque glacées. Le voyeur passe de l’endroit où tout (croit-il) se laisse
voir vers un espace où tout se perd. Soudain est offert par vue de face un profil particulier au temps. Un
temps pulsé qui se dégage du temps non pulsé, de temps fixé, ce «un peu de temps à l’état pur» (Proust)
que propose toute prise.
Ni métaphore, ni reproduction le portrait est avant tout la spécification de féminin. Pour autant la femme
ne représente ni une simple thématique, ni une allégorie. Chaque photographie trahit le feu secret du silence.
Et même si demeurent ignorer les secrets d’alcôve qu’à sa manière Bélégou suggère - avec autant de
délicatesse que d’impertinence - un dehors s’incruste dans la chair et un dedans rebondit sur la peau en de
longues vibrations de lumière.
Chacune des femmes présentées ne cherche pas à satisfaire le regard et ses fantasmes. Chaque
visage devient une murailles d’indices indicibles, des filons d’absence, des reflets de l’insaisissable. Surgit
une douceur étrange. Reste sur des dents invisible la saveur d’un fruit partagé dans la sieste d’été d’un
aujourd’hui ou d’un jadis. Demeure un front buté contre le temps. Mais chaque portrait est avant tout l’effigie
d’une solitude. Peut-être partagée. Mais solitude tout de même.
Elle sollicite mais écrase. C’est un miroir inversé.
Comment savoir qui se cache derrière?
NI VUE NI CONNUES
Les photographies de Bélégou portent forcément le visage (et le besoin) de l’altérité puisque la figure
féminines en est le vecteur. Vacantes, absentes les femmes fixent l’objectif sans intentionnalité particulière.
Elles n’ont aucune obligation de « présentation ». Elles sont à l’image. Émancipées et absentes. C’est tout.
Elles deviennent le signal muet de l’image. Hypothèses et interrogations. « Bonnes qu’à ça » aurait dit
Beckett. Mais ce « que » n’est pas rien.
L’artiste ne cherche pas une féminité primordiale. Reste la seule volonté d’une inscription au sein d’une
vague communauté hétéroclite. Tout le travail est centré à la fois sur la figure et la distance qui nous en
sépare. L’artiste met le mâle à distance, en suspens, en position d’étrangeté. Et cela plus que la féminité
permet d’explorer le plus profond de soi-même.
La photo donne autant une image qu’un signe. Un faux air relationnel semble sortir de cet assemblage (ou
cette dissémination). La personne intime certes est livré au regard de l’autre mais déplie d’autres questions
sur l’identité. Il y a personne à l’image et en même temps tout le monde.
Il existe donc une impérieuse nécessité de telles prises. Elles dépassent l’entendement et l’émotion. Il y
a de la part de Bélégou ni viol, ni agressivité. Même si une «pénétration» a eu lieu tant est nécessaire une
communion avec le modèle pour qu’il se prête à un tel abandon sous forme de fragments d’un discours
amoureux.
Dans cet entretien infini mais pas épisodes entre le modèle et le photographe, le féminin bat en brèche
le masculin. Même si les deux se répondent et se répandent dans une conflagration communicante - ne
serait-ce que parce que chacun recèle du féminin et du masculin. C’est pourquoi la permutation implicite est
importante. Elle fait perdre pied au «voyeur» qui ne peut être rassuré, comme s’il ne pouvait épuiser ce que
l’artiste fait remonter à la surface des visages dans ses face à face.
En cette dynamique la morphologie physique et une forme d’»abstraction» (faute de mieux) se rejoignent.
Émergent un règne biologique et sexué, une poésie au sein même de ce que tout portrait par « nature » fige.
Mais avec Bélégou la photographie ramène vers une véritable pensée temporelle (donc vivante) du visage
et de ce qu’il engendre.
Le portrait permet l’approche d’un élément à la fois dur mais «malléable» pour cerner le problème de
l’existence, la structure de la vie et celle du temps. Le visage devient la plage poreuse de ses secrets et
de ses châteaux en Espagne. Finies les mascarades. Le langage photographique touche à l’essentiel sans
jouer du charme ou de la caresse de l’ornemental. Il convient de le sentir, de l’éprouver tel qu’il est dans son
ampleur et sa déshérence, en ses terres reculées ou plus récentes.
La prise laisse des empreintes captives du pur désir de vivre. De vivre et de durer. Même si rien ne sera
sauvé. Sinon la photographie elle-même. On voit dedans. La vie. Sa fiction. Sa narration. Ses gouffres et ses
innommables. C’est à celui qui regarde et non au photographe de leur donner un nom. Même si – et pour
cause - il ne sait rien de ces femmes et s’il ignore leur abîme, leur faille. Au fond de l’absence, l’absence ellemême est donnée comme présence absolue. Le mot absolu est ici à sa place puisqu’il signale la séparation
éprouvée dans toute sa rigueur (l’absolument séparé). Plus de besoin, ni de but, pas de justification.
Les femmes de Bélégou ne ressemblent ni aux Tahitiennes de Gauguin qui engourdissaient le peintre
dans un académisme, ni les femmes de Matisse qui réveillaient en lui une inquiétude métaphysique.
Reste à l’horizon de l’image la promesse de Paradis. Peut-être. C’est pourquoi le photographe continue une
progression comme une certitude sans chemin. D’où cette nécessaire perte de repères à travers ses images
d’aveux en exquise pudeur. Il en élargit le mystère. Celui du corps plus bas où se cachent les secrets en une
sensualité étrange, imaginé naissante ou étouffée.
Restent des spectres qui sans relâche mettent notre mémoire en mouvement. Émergent des vies secrètes,
séparées dont il demeure impossible de surmonter l’écart et leurs obscurs songes. Rien pour les dissoudre.
La perte d’équilibre est dans chaque visage - pourtant si bien cadré. Mais la photographie n’est plus un miroir.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 146
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 147
Jean-Paul Gavard Perret : Etudes / Humanités , La grande oeuvre
de jean-Claude Bélégou :
Avec Etudes / Humanités, le photographe Jean-Claude Bélégou crée sa Comédie Humaine. A l’inverse de
celle de Balzac, elle se passe de tout décor et l’artiste la définit ainsi : « Toujours cette obsessionnelle quête
de la vérité des corps et des visages, des peaux, des êtres. Vérité impénétrable et revêche, qui se défile
sans cesse comme elles se dérobent, et qui pour¬tant affleure de courts moments privilégiés. Les plaquer
là contre un mur gris, une chaise, un lit, le parquet et attendre espérer la splendeur de la chair. » Fasciné
par ses modèles, Bélégou retrouve une saisie du quotidien. Mais le temps est fini où il photographiait la
femme aimée dans l’ancien presbytère devenu sa maison ou à l’extérieur dans un jardin à demi sauvage.
Sa nouvelle recherche de l’humain s’inscrit en une galerie de portraits naturalistes, graves et bienveillants.
Les photographies, aussi léchées que simples, donnent aux corps et aux visages une puissance particulière.
Elles per¬mettent d’atteindre une vérité qui n’est pas d’apparence mais d’incorporation temporelle. Dans leur
diversité, les portraits proposent une série de déplacements de la fonction d’instantané, d’encoche définitive,
de marque fixe qui dépasse l’ordre de la mélancolie.
Ce travail sur le nu ou le semi-nu devient le visage du destin, le porte-empreinte du temps. Le photographe
ne présente pas ses portraits de manière chronologique ou dans un déploiement linéaire. L’ensemble crée
un centre de gravité, un foyer. I dégage la dominante du temps humain pris entre deux marges : la presque
enfance et le presque quatrième âge. L’artiste en expose les bouts comme les intervalles. Chaque sujet
apporte son flux d’opacité. Loin de tout « sfumato » ou de simple effet d’icône, le corps se dévoile dans une
lumière sans concession au moment même où parfois les modèles se déshabillent. Conscients des séances
de prises, ils n’éprouvent aucune obligation de « présentation ». Chacun d’eux ne semble ni craindre ni
désirer la prise : il l’accepte sans cherche à ruser avec l’objectif. Pas plus que Bélégou ne ruse avec ses
modèles.
Un tel ensemble plonge vers l’énigme de l’être. Un faux air relationnel semble sortir de cet assemblage
— ou cette dissémination. La persona est livrée au regard pour déplier un secret mais il ne sera pas éventé.
D’une certaine manière, il n’y a personne à l’image et en même temps tout le monde Hommes ou femmes
d’âge affirmé ou nymphettes parfois aimablement grassouillettes s’y croisent dans le silence de leur regard
dont la trace recèle à la fois une sorte d’indifférence mais aussi d’intensité. Les corps à la fois “s’envisagent”
et se “dévisagent” en une présence brute. Chacun d’eux devient une muraille d’indices indicibles, un filon
d’absence, un reflet de l’insaisissable. Surgit aussi une douceur étrange mais sans condescendance. Il y a
ni viol, ni agressivité, juste un regard attentif pour des modèles qui acceptent son « deal ». D’où la question
centrale : de quoi les photographies portent-elles la trace ? D’amours, de blessures et de joies ? Le tout sans
doute. Femmes ou hommes sont saisies avec une certaine froideur jusque dans l’intimité la plus sensuelle.
Demeure aussi la gravité d’une portance cérémonielle de la photographie qui se refuse à l’effet de miroir où
le fantasme cherche à s’abreuver.
Jean-Claude Bélégou : Études / Humanités 2010/2013
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 148
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 149
Yesterday as Today
Ragazine NYC - By Jean-Paul Gavard-Perret : Jean-Claude
Bélégou :1969 Primitives – 2013 “Studies / HumanitésFotoforum,
Innsbruck, From May 29 thru July 9, 2015.
In 1968, after fifteen years in a Youth House, the artist discovers the mysteries of the darkroom. He
forgets the time, all is forgotten, and leaves out through an emergency exit, walks more than ten kilometers
to his relatives’ house. He leaves high school to attend a school for fine arts and continues to photograph. He
participates in the reflection group on film at the cinema unit of the House of Culture of Le Havre. There he
makes a short 16 mm film and an alternative picture story. He militates in the leftist movement in post May
’68 period, while resuming studies in philosophy. He uses a 6 x 6 Semflex camera to make his first “primitive”
photographs: snapshots from life, studio portraits (in which he scrolls school friends), and home portraits (the
artist carries his equipment on his bike).
Faced with the neo-positivist American documentary photography, against the legacy “leftist” neo
humanistic photography, the photographer finds himself, as he writes, making photos that combine “the
frozen primitivism” of photography in the Nineteenth Century, and the German photography of the ’20s.” With
“Studies/Humanities,” the artist returns to fundamentals, such as the “procession of models of Wednesday
afternoon in the ’70s.” He cites the influence of philosophers, writers and filmmakers, including: Apollinaire,
Nerval, Hegel, Freud and Jen-Luc Godard, among others.
He finds shady and melancholic shades that break with the bright and sunny colors, “With this kind
of tragic-dionysiaco enjoyment and sometimes lyricality” of his previous color series in a kind of earthly
Norman paradise. The color becomes an almost monochrome chiaroscuro of the gray days of northern light,
capturing some sadness in the world.
There is a realistic dimension, even verismo, here, but subtly symbolist. More or less clothed or unclothed,
suitable nude portrait of the female body at rest, seized as the result of a thought, more than a feeling. The
creator confronts the naked or undressed as sublimation language. Lighting effects sculpt the body, as if to
grasp the rainbow sky after the storm. The photographer never allows
pure fantasy: he shifts angles without falling into specious speculation or pretentious rants where mysticism
obscures the subject. The woman remains herself, rather than becoming an evanescent idol.
The body becomes more charming as it moves away from the effects. The woman no longer has anything
it: it is what it is, poetry in the most simple abandonment. Each print seems impervious to the passage of time
even if the artist seized the models in the seasons. Far from the artificial indifference of living statues, they
plunge the viewer into an area where thinking is only spendthrift.
Shadow nuclei are combined. They are sometimes on the verge of revealing the most delicious dangers.
Shadowy folds persist, paths paved by degrees – sometimes almost to the pubis. Threshholds that remain to
cross. Great words of Love do not offer great remedies when these limits are exceeded, says Jean-Claude
Bélégou. The artist takes delight, but remains on the reservation. Thus remains a diffuse disorder. Yesterday
as today.
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 150
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 151
AUSSTELLUNG JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU HUMANITIES /
PRIMITIVES INNSBRUCK 2015
1969/1972 PRIMITIVES
1968, im Alter von 16 Jahren, entdeckte ich meine Begeisterung für die Dunkelkammer. Dort bin ich
allein, ich vergesse die Zeit, und die Leute vergessen, dass ich hier bin, es ist nach Mitternacht, ich gehe
bei einem Notausgang hinaus, in meiner Tasche eine Flasche Entwickler und Fixiermittel, es sind mehr als
10 Kilometer zu Fuß bis nach Hause zu meinen Eltern, die natürlich außer sich vor Sorge waren.Von da
an verliere ich völlig das Interesse an der Schule, dazu kommen mein widerspenstiges Temperament und
mein jugendliches Revoltieren, und so treffe ich mich mit Studenten der Kunstakademie. 1969 richte ich im
elterlichen Bad meine erste Dunkelkammer ein.
Von 1970 an fotografiere ich sehr intensiv. 1971 gehöre ich der Groupe de réflexion de cinéma der Unité
cinéma de la Maison de la Culture in Le Havre an und realisiere einen 16mm Kurzfilm sowie einen alternativen
Fotoroman.
unterschiedlichstem Aussehen. Die Serie hat eine realistische, ja eine gleichsam veristische Dimension, aber
ohne Zweifel auch eine symbolistische. Es gibt mehr oder weniger Bekleidete, völlig Entkleidete und so sind
dies gleichsam Aktportraits, wenn man unter dem Begriff Portrait den Körper in seiner Ganzheit versteht oder
wenn man, wie ich, die Dichotomie Körper / Gesicht ablehnt...Was die Aufnahmen anlangt so brauche ich in
meinem Studio im allgemeinen zwei lange und schweigsame Tage pro Modell, bei Tageslicht, am liebsten
bei eher grauen Lichtverhältnissen: eine Wand, ein Bett, ein Stuhl, der Holzboden, es ist ein eher karges und
spärliches Dispositiv. Handelte es sich um Maler, so wären es Rembrandt, Karl Hubbuch und Lucian Freud,
Hammershøi...Bei Fotografen wären es die wenigen Aktaufnahmen, die uns von Le Gray und E.J.Bellocq
erhalten sind.
Zurück zum Portrait also, Kargheit des Dekors, immer dieselbe Wand, dieselben Posen oder der immer
gleiche Hintergrund der Abläufe der Aufnahmen, Entblößung der Menschen, immer auf der Suche einer
gewissen Gnade, im Pascalschen Sinne, eine gewisse Sparsamkeit der Mittel.Zufällig ausgewählte Modelle,
platziert vor einer grauen Wand, auf einem Sessel, einem Bett, auf dem Holzboden, warten und hoffen auf
den Glanz des Fleisches, die Gnade.
Übersetzung : Dr.phil. Gaby Gappmayr
Zur gleichen Zeit bin ich in der Linksbewegung nach dem Mai 68 aktiv – es ist die Zeit der politischen
Illusionen – und widme mich parallel dazu dem Philosophiestudium.Die Fotos Primitives, die ich mit einer 6
x 6 Semflex Kamera in Schwarz-Weiß und auch in Farbe realisierte, sind die Jahre meiner Anfänge in der
Fotografie. Schnappschuss – Flucht nach Cotentin, Abende mit Studenten der Kunstakademie, Schülerpartys
– Studioportraits, für die ich Schulfreundinnen posieren ließ oder Portraits zu Hause – mit meinem Fahrrad
transportiere ich meine Aufnahmen und die Beleuchtung – Landschaften und lange Tage am Hafen, für die
ich die Schule schwänze. Ich forsche und verschlinge die Fotobände in den Bibliotheken.
Anders als meine Generation, die von der amerikanischen Fotografie beeinflusst war, den
neopositivistischen Avatar des Dokumentarstils sowie auch das linksgerichtete Erbe der neohumanistischen
Fotografie ablehnend, strebte ich mehr nach Dauerhaftigkeit als nach dem „entscheidenden Augenblick“,
und so muss man meine ersten fotografischen Schockerlebnisse eher in den Standbildern der „Primitiven“
der Fotografie des 19. Jahrhunderts und der deutschen Fotografie der 20er Jahre (Bauhaus, Neues Sehen,
aber auch Neue Sachlichkeit und August Sander) suchen. Aber ich war ebenso von der Malerei, der Dichtung
und Literatur beeinflusst: Verlaine, Rimbaud, Prévert, Apollinaire, Nerval, Sartre und Nizan, Hegel, Freud und
Marx. Nicht zu vergessen auch die Musik: Berlioz, Beethoven und Tschaikowsky. Und Jean-Luc Godard.
2011/2013 Études/Humanités
Ohne Zweifel sind das Leben und das Werk Kreise aus Kreisen, die man durchzieht und man endet
dort, wo man begonnen hat. Für mich war dies das Portrait, und es gibt sicherlich Aspekte in den Études/
les modèles Études/Humanités, die an das Vorbeiziehen der Modelle der Mittwochnachmittage in den
1970er Jahren anknüpfen, in den Studios mit den Fresnel Linsen ausgestatteten Projektoren oder den
Konvexlinsen von meiner begeisterten Entdeckung der Fotografie mit 16 Jahren, von jenen Bildern, die ich
Primitives nenne. Der schattenreiche und melancholische Farbton steht in starkem Kontrast zu den kräftigen
und strahlenden Farben jener dionysisch-tragischen und zuweilen lyrischen Erregtheit vorangegangener
Farbserien, wie etwa jene der La revanche de la chair oder der Éloge de l’amour. Hier ist die Farbe sparsam
eingesetzt, fast monochrom, das Licht der grauen und regnerischen Tage wird hell-dunkel. Hier das Licht
des Nordens, Nüchternheit, Spuren der Zeit, wiederkehrende Posen und knappe Inszenierung, die Modelle,
die ich nicht bewusst auswähle, ich nehme sie, wie sie kommen, nicht zu viel Gefühl. Weshalb? Ich kann
dies kaum erklären, vielleicht der Zeitgeist, der vollendete Lauf des Bildes und wohl auch des Lebens. Eine
gewisse Traurigkeit der Welt. Aber immer jene obsessive Suche nach der Wahrhaftigkeit der Körper und
Gesichter, der Haut, des Menschen. Undurchdringliche und mürrische Wahrheit, die sich unablässig in dem
Maße entfaltet, wie die Modelle sich entkleiden und die dennoch kurze positive Augenblicke enthüllt. Das
Projekt entstand aus Fotografien der Serie Études/Les modèles: eine gewisse Wahrhaftigkeit der Personen
zu erreichen, indem man sie so fotografiert, wie sie sind, Männer und Frauen jeglichen Alters und mit
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 152
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 153
Table des matières
1980/84 EMPREINTES/TRACES/LIEUX...................................................................................10
Christian Caujolle, Libération 10/6/80 :................................................................. 10
Ginette Bléry, Jean-Claude Bélégou : Combat contre l’illusion photographique, Le
Photographe n°4, 1981 :.................................................................................... 10
Alain Dister, Le Nouvel Observateur, 15/8/81 :..................................................... 11
Jean-Claude Bélégou, auto entretien, Nordeste, N°1, Déc. 1982 :...................... 11
Jean-Claude Lemagny, La matière, l’ombre et la fiction : l’épaisseur du temps, La
Recherche Photographique n°4 :....................................................................... 17
JC Bélégou, Notes pour un manifeste, l’Affiche Culturelle, octobre 1983 :......... 18
Régis Durand, sols/murs Art Press n°83, 1984 :.................................................. 19
Jean-Claude Lemagny, Récents Enrichissements de la Bibliothèque Nationale,
Photographies n°7, 1985 :................................................................................. 20
1985/89 LES VOILES, LES DOUCHES, LE CORPS A CORPS, LA TERRE, LES VIERGES.21
Roger Balavoine, Paris-Normandie 22/7/87 :....................................................... 21
Paris-Normandie :................................................................................................. 21
Paul Jay, Conservateur du Musée Niepce, catalogue du Musée Niepce, 1988 :.21
Jean-Claude Lemagny, La matière, l’ombre et la fiction : Le feuillage et la chair, La
Recherche photographique n.°4 :..................................................................... 26
Dominique Baqué, Rituels De Chair Et De Mort :................................................. 26
1987 NOIR LIMITE 1er Manifeste.............................................................................................30
Le Berry républicain, 18/1/87 :.............................................................................. 30
La Nouvelle république, 28/1/87 :......................................................................... 30
G.L.S., Noir Limite : Clichés anatomiques, Le Courrier Français 24/1/87 :......... 31
1989 NOIR LIMITE : LE CORPS A CORPS..............................................................................33
André Rouillé, La Recherche Photographique Nov. 1988 :................................. 41
Michel Lequenne, Politis spécial été 1989 :......................................................... 41
Bernard Lamarche-Vadel, Corps c’est noir, Septembre 1989 :............................ 42
Anne Dagbert, Noir Limite à la Base, Art Press n°141 :....................................... 42
Dominique Baqué, Le vide, et le noir, et le nu, La Recherche Photographique n°
11, Décembre 1991 :.......................................................................................... 43
1991 NOIR LIMITE : LA MORT.................................................................................................44
Bernard Lamarche-Vadel, texte paru dans le catalogue Noir Limite/La mort :..... 44
Jean-Claude Lemagny, conservateur en chef au Cabinet des Estampes et de la
Photographie de la Bibliothèque Nationale, , texte paru dans le catalogue Noir
Limite/La mort :.................................................................................................. 44
Jacques Henric, texte paru dans le catalogue Noir Limite/La mort :.................... 47
Patrick Roegiers, Le Monde du 5/4/91 Jouez avec la mort. :.............................. 48
Nathalie Luyer, Vis à Vis International n°9 :.......................................................... 49
Pierre Bastin, La Wallonie, 12/4/91, Noir Limite aux abattoirs :............................ 49
Patrick Roegiers, France Culture 25/5/91 :........................................................... 51
Brigitte Ollier, Libération, 4&5/5/91 :..................................................................... 51
Pascal Colé, Les Infos. :....................................................................................... 51
Michel Guerrin, Comment les images morbides ont envahi la photographie
contemporaine article paru dans l’édition du 21 juin 1995 :............................... 52
1992 VISAGES SUIVI DES AMANTS, LES DESHABILLAGES...............................................55
Gilles Mora, Mise en Péril, Les Cahiers de la Photographie n° 26 :..................... 55
Pierre Bastin, Abîme et plénitude, la Wallonie, Bruxelles :................................... 58
Léa Zardlavie, Télérama n°2198 le 26/2/92 :........................................................ 59
Marie-Ange Poyet, Face à face, Le Figaro :......................................................... 59
Le Quotidien de Paris du 13/2/92 :....................................................................... 60
Catherine Goffaux, Visages - Les amants, Photographie Magazine Mai 1992 :.. 60
Le Berry républicain, Noir Limite passe la limite, 27 Novembre 1987 :................ 33
Jean-Claude Bélégou, Le Parvis, Tarbes, Février 1992 :..................................... 60
Jacques Henric, Art Press, Janvier 1988 :............................................................ 33
Brigitte Ollier, La vendetta de l’ego, Libération 4/3/92 :....................................... 61
Jacques Clayssen, Zoom, Février 1988 :............................................................. 33
Michel Guerrin, La lumière et la Peau, le Monde du 19/2/92 :............................. 62
Christian Gattinoni, Le Généraliste du 22/1/88 :................................................... 33
Anne-Marie Morice, Représentations Limites, Révolution, n°627, 5/3/92 .......... 62
Pierre Bastin, La censure frappe à Bourges, Solidarité avec Noir Limite, la
Wallonie 11/12/87 :............................................................................................. 34
Jean-Jacques Keusch, Visages, La Vie Ouvrière n° 2478 :................................. 63
Pierre Bastin, Noir Limite censurée à Bourges, Corps à corps amoureux si la
beauté est dans nos yeux, la Wallonie du 18 Décembre 1987 :........................ 34
Pierre Borhan, Clichés n°45 :............................................................................... 37
Jean-Claude Lemagny, Noirs et Mythes, Clichés n°45. Texte repris avec son
préambule dans le livre L’Ombre et le temps, Editions Nathan :....................... 37
D. Tréton, Artension n°4, Juin 88 :........................................................................ 41
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 154
Michel Ehrsam, Le tête-à-tête de Jean-Claude Bélégou, La Croix, 25/2/92 :...... 63
Alain Laframboise, Imaginaires, La Recherche Photographique n°13 :............... 64
Alain Buisine, La recherche Photographique n°14, Le temps des visages :........ 64
1994 ERRES/VERS LE GRAND NORD....................................................................................65
Sylvie Zavatta, Directrice du FRAC Basse Normandie :....................................... 65
Dominique Baqué, Art Press n°188, février 1994, Voyages de l’ombre :............. 65
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 155
Brigitte Ollier, Libération, Coucou, c’est Bélégou, 5&6 Février 1994 :.................. 68
Gilles Mora, Les Cahiers de la Photographie n° 29 :............................................ 68
Jean-Claude Bélégou pour Arts Présence n° 8, Février 1994, illustré de sept
diptyques :.......................................................................................................... 69
2002 L’ÉVIDENCE DU CORPS – LES PARADIS PERDUS ....................................................112
Zaha Redman, La Gazette de l’Hôtel Drouot, 2 mai 2002 n°17 : ........................
112
Luis Porquet, L’Affiche n°147, Bélégou, Voyage vers le Grand Nord :................. 71
Galerie Duchamp, propos recueillis par Thierry Heynen, le mercredi 4 février
2004 :.................................................................................................................
112
Jean-Claude Lemagny, La photographie est-elle un art?, Le Journal des
expositions :....................................................................................................... 71
Sophie Bernard, Images Magazine, n° 4, mai-juin 2004 :....................................
116
Danièle Méaux, Dérives intérieures, (à propos d’un recueil de photographies de
voyage de Jean-Claude Bélégou, 1994) :.......................................................... 72
Paul Ardenne : « Jean-Claude Bélégou, la forme est la vie même » texte pour le
portfolio l’Évidence du corps, décembre 2005 :.................................................
116
1994 D
ICTIONNAIRE MONDIAL DES PHOTOGRAPHES DES ORIGINES A NOS JOURS..77
Editions Larousse, article Noir Limite, André Rouillé :.......................................... 77
Editions Larousse, article Jean-Claude Bélégou, André Rouillé :........................ 79
1996 EXISTENCES : LE TERRITOIRE. AIMA. LA MER..........................................................81
Jean-Claude Lemagny, Mai 1996 :....................................................................... 81
Caroline Napheygi, Le journal des expositions n°39, Jean-Claude Bélégou :..... 82
Dominique Baqué, Art Press n° 219, territoires du corps :................................... 83
1999 RETROSPECTIVE JEAN-CLAUDE BELEGOU 1974/1994............................................85
2003 ZONES..............................................................................................................................120
Le Monde 22 Septembre 2003 :.......................................................
120
Richard Turco, Les cahiers de la Galerie Photo, Rouen, Pôle Image mai 2004 :.
120
Welcome Home , mardi 27 juin 2006, par Michelle DEBAT, www.lacritique.org:..
120
2001 / 2004 LE DÉJEUNER SUR L’HERBE.............................................................................125
Michel Dieuzaide, Histoires d’une vie, Préface du catalogue de l’exposition
Galerie Municipale du Château d’Eau, Toulouse :............................................. 85
Guillermo, photographeroftheweek.blogspot.com/2008/12 :................................
125
Olivier Gau, Jean-Claude Bélégou : intime conviction, L’Opinion Indépendante,
Toulouse, 22/1/99............................................................................................... 86
Jean-Paul Gavard-Perret www.artpointfrance.info :.............................................
125
1999 DE TOUS LES JOURS.....................................................................................................87
Dominique Baqué, Art Press n° 247, architectures intimes :................................ 87
Jean-Paul Gavard-Perret, nécessaire défaut de la réalité ou la lettre d’amour qui
ne s’écrit pas, préface au livre De tous les jours :............................................. 87
Yue Szeto, Dialogue de la photographie, Hong-Kong :........................................ 92
Jean-Claude Schenkel, Villa Steinbach Mulhouse, Octobre 1999 :..................... 92
Pierre-Louis Cereja, L’Alsace :............................................................................. 92
J.D. Mad, Bruxelles 22 Mars 2000 :...................................................................... 93
Claude Nori, PhotoNouvelles n°11, Mars-Avril 2001 La rencontre : Jean-Claude
Bélégou :............................................................................................................ 94
Armelle Canitrot, Pour «Voir» n°12, Mai 2001 :.................................................... 97
Dominique Baqué, La photographie plasticienne, l’extrême contemporain,
Éditions du regard, 2004 :.................................................................................. 98
Danièle Méaux Un monde clos (à propos d’un livre du photographe Jean-Claude
Bélégou) CIEREC, Université de Saint-Étienne :.............................................. 99
Jean-Paul Gavard Perret, Le grain de la peau, De tous les jours de Jean-Claude
Bélégou , 27 novembre 2012 :..........................................................................
105
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 156
Photoicon News: Jean-Claude Bélégou - The Luncheon on the Grass :.............
127
Photoculteur, Galerie Pierre Brullé – Jean-Claude, Bélégou, 21 juin 2009 :........
128
La Dépêche du Midi 04/07/2009 Jean-Marc Le Scouarnec Toulouse. Jean-Claude
Bélégou déshabille les Femmes :......................................................................
128
Annick Colonna-Césari, publié le 03/06/2010 : ...................................................
129
L’Humanité, Le déjeuner sur l’herbe :...................................................................
129
Photoicon News: Jean-Claude Bélégou - The Revenge of the Flesh: .................
129
Damien Truchot Les couleurs de la chair :...........................................................
130
Le petit interview intempestif de : Jean-Claude Bélégou par Jean-Paul Gavard-Perret :132
2004/2005 ARTISTE & MODÈLE(S).........................................................................................135
jean-paul gavard-perret, portrait de l’artiste en assassin/le photographe et son
modèle , lelitteraire.com :...................................................................................
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 157
135
2004 PASSAGÈRES..................................................................................................................139
Gunther Wald, décembre 2015, Passagèes:........................................................
139
2008/2010 LES DEUX AMIES...................................................................................................142
Jean-Paul Gavard-Perret, Jean-Claude Bélégou, «Projets abandonnés », Les
Deux Amies, Le salon littéraire : .......................................................................
142
2011-2013 ÉTUDES / HUMANITÉS...........................................................................................144
Jean-Paul Gavard-Perret, septembre 2011, le feu secret du silence, jean-claude
bélégou : du visage au portrait :.........................................................................
144
Jean-Paul Gavard Perret : Etudes / Humanités , La grande oeuvre de jean-Claude
Bélégou : ...........................................................................................................
149
Ragazine NYC - By Jean-Paul Gavard-Perret : Jean-Claude Bélégou :1969
Primitives – 2013 “Studies / HumanitésFotoforum, Innsbruck, From May 29 thru
July 9, 2015........................................................................................................
150
AUSSTELLUNG JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU HUMANITIES / PRIMITIVES
INNSBRUCK 2015.............................................................................................
152
Jean-Claude Bélégou : le Sexe des anges
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU,FORTUNE CRITIQUE / 158
JEAN-CLAUDE BÉLÉGOU, FORTUNE CRITIQUE / 159