espagne, pays de migrations

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espagne, pays de migrations
ESPAGNE,
PAYS DE MIGRATIONS
1
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
2
Migrance
34, rue de Citeaux
75012 Paris
Téléphone : 01 49 28 57 75
5
Télécopie : 01 49 28 09 30
Courrier électronique :
Immigration et présence espagnoles
en Afrique du Nord (XIXe et XXe siècles)
Juan Bautista Vilar
[email protected]
http://www.generiques.org
10
Numéro de commission
paritaire : 73784
L’émigration espagnole en Amérique latine
(1880-1975)
Salvador Palazón Ferrando
Les Andalous en Europe :
de la survie
à l’insertion sociale
Emma Martín et Fernando
C. Ruiz Morales
Directeur de la publication :
28
Saïd Bouziri
Comité de rédaction :
Mustapha Belbah,
Marc Bernardot, Hassan
Bousetta, André Costes,
44
Yvan Gastaut, Alec Hargreaves,
Smaïn Laacher, Anne Morelli,
L’émigration espagnole
durant la période
franquiste
Geneviève Dreyfus-Armand
Nouria Ouali, Benjamin Stora,
Jalila Sbaï, Patrick Veglia,
Djamal Oubechou
60
Coordination éditoriale :
L’âge de la retraite :
les émigrés espagnols en France
face au risque d’exclusion sociale
Marie-Claude Muñoz
Driss El Yazami
Secrétariat de rédaction :
70
Les émigrants espagnols
en France :
“associationnisme”
et identité culturelle
José Babiano
Laurence Canal, Delphine Folliet
Ont participé à ce numéro :
José Babiano,
Juan Bautista Vilar,
Collectif IOE, Rafael Crespo,
80
Geneviève Dreyfus-Armand,
Ana Fernández-Asperilla,
Émigration et retour :
la première génération
d’émigrants espagnols
en Europe
Ana Fernández Asperilla
Ana-Maria García-Cano,
Javier García-Castaño,
Antolín Granados-Martinez,
Mohamed Khachani,
92
Ana López Sala,
Javier de Lucas, Emma Martín,
L’immigration étrangère en Espagne
Collectif IOE
Gema Martín-Muñoz,
106
3
Marie-Claude Muñoz,
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
SOMMAIRE
Avant-propos :
L’importance des migrations
dans l’histoire de l’Espagne
contemporaine
par Gema Martín-Muñoz
SOMMAIRE
L’immigration
non communautaire
féminine vers l’Espagne
Ana María García-Cano
Salvador Palazón Ferrando,
Fernando C. Ruiz Morales.
116
Coordination du numéro :
Gema Martín-Muñoz
La transition migratoire
espagnole
et sa politique
Ana López Sala
Traduction :
Marie-Anne Dubosc,
132
Estelle Cartier-Guitz,
Andrès Ros, Sara Barceló,
Une réponse juridique
virtuelle :
le cadre légal de l’immigration
en Espagne
Javier de Lucas
Marie-Pierre Dégéa,
Edgardo Honores
Crédits photos :
140
AIDDA, Gamma, AFP,
FACEEF,
La question migratoire
dans les relations
entre le Maroc et l’Espagne
Mohammed Khachani
Les Espagnols, l’islam
et les immigrés :
perceptions et imaginaires
Gema Martín-Muñoz
Fundación 1° de Mayo/CDEE,
D.R..
156
Maquette : Antonio Bellavita
Imprimerie :
174
Ce numéro a été réalisé avec la
contribution de la FACEEF.
Immigration, éducation
et interculturalité
Javier García Castaño
et Antolín Granados-Martínez
Migrance est publié avec
le concours du Fonds d’Action
182
Sociale et du ministère
de l’Emploi et de la Solidarité.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Émigrants
et nouveaux
immigrants.
De l’éloignement
au dialogue
Rafael Crespo
200
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ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Dans l’histoire de l’Espagne des XIXe et XXe
siècles, les migrations ont joué un rôle capital dans
la vie sociale, économique mais aussi politique du
pays. Qui plus est, le phénomène migratoire a été le
témoin du destin historique d’une Espagne que l’on
pouvait qualifier jusqu’en 1950, d’agraire et de pays
d’émigrants et qui, tel un symbole des transformations socio-économiques expérimentées au fil du
temps, est devenue une terre d’accueil pour les immigrés après avoir été un pays d’émigration.
Cette première route migratoire est passée complètement inaperçue, la meilleure preuve en étant le
fait qu’elle n’ait laissé aucune trace dans la littérature nationale, contrairement aux personnages plus
tardifs du “Galicien” et de “l’Indien” de l’émigration
vers l’Amérique. Pourtant, ce cycle espagnol vers
l’Afrique du Nord, associé au processus de colonisation français, constitue le point de départ et, en grande partie, l’explication de l’orientation future des
Espagnols du sud-est de la péninsule vers l’Europe
(surtout la France) et qui atteindra son apogée entre
1943 et 1973, période qui verra plus de 2,5 millions
d’Espagnols se répartir entre la France, l’Allemagne
et la Suisse. En 1890, il y avait 160 000 Espagnols en
Algérie, provenant essentiellement de l’Est de
l’Espagne et des Baléares et il ne fait aucun doute
que leur influence sur le paysage social et le mode de
vie de l’Oranais (région historiquement liée à
l’Espagne) se soit avérée déterminante. À la suite de
l’indépendance algérienne, quelque 30 000 pieds-noirs
s’installèrent dans la région d’Alicante, laissant une
empreinte durable dans cette partie de l’est du pays.
L’accroissement démographique espagnol, ainsi
qu’une infrastructure impuissante à absorber la
population active, a poussé de nombreux Espagnols
à prendre le chemin de l’émigration dès 1830 et les
responsables politiques du pays à trouver dans cette émigration une échappatoire à l’instabilité sociale et économique. C’est sans doute l’émigration
vers l’Amérique Latine et l’Europe qui a été la plus
représentative, la plus reconnue et la plus étudiée ;
mais, bien avant 1830, un important flux migratoire avait commencé à se développer en direction de
l’Afrique du Nord (et plus particulièrement, l’Algérie) précédant ainsi les grandes vagues vers l’Amérique et ce, jusqu’en 1962, année de l’indépendance
algérienne.
Autour de 1850, commencèrent les grands flux
migratoires vers l’Amérique Latine et, en 1950, on
comptait 3,5 millions d’Espagnols ayant émigré vers
5
L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS ...
AVANT-PROPOS
L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS
DANS L’HISTOIRE
DE L’ESPAGNE CONTEMPORAINE
Le sud profond de
l’Europe : comment
les Africains sont
rejetés sur la côte,
vivant dans des
conditions sordides
dans des fermes
espagnoles. 1992.
Photo Gamma.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Picone Jack/Sponer.
cette fois. Pour des raisons de sympathie envers la
République espagnole, les deux principales terres
d’accueil des exilés et réfugiés espagnols seront le
Mexique et le Chili.
le continent américain. Le déclencheur de la première grande vague d’émigration fut clairement économique, fruit d’une économie espagnole très en
retard, incapable d’absorber une population active
aussi nombreuse, ainsi que du besoin impérieux
qu’avaient les pays américains de se peupler et de
moderniser leur grand potentiel économique.
L’Argentine et Cuba allaient être les deux grands
pays d’accueil, de même que Galiciens et Andalous
allaient représenter la moitié de l’émigration à destination de l’Amérique. Après la fin de la guerre
civile espagnole, alors que l’émigration économique
vers l’Amérique s’était déjà ralentie (pour ne cesser cependant que dans les années 1970) – conséquences des obstacles grandissants imposés par la
politique d’immigration des pays latino-américains
après le krach économique de 1929 – il y eut une
nouvelle arrivée d’Espagnols, émigrés politiques
Depuis 1956, l’émigration espagnole à destination de l’Europe a énormément augmenté, jusqu’à
dépasser les deux millions de personnes, leurs envois
d’argent au pays représentant 3% du PIB et 15% de
la formation brute de capital au début des années
1970, à tel point que pour certaines régions, comme
l’Andalousie, l’émigration a influé de manière déterminante sur les réalités sociales et économiques.
Dans le même temps, l’Espagne expérimentait,
depuis la fin des années 1950, un intense processus
de transformation qui mettait un point final à son
autarcie économique. Les accords signés avec les
États-Unis, les remises des émigrants, l’augmenta-
6
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
La transition vers la démocratie s’est accompagnée d’une profonde reconversion de l’infrastructure de production – avec l’obtention d’importants
indices de développement – ainsi que d’une progression significative de l’État-Providence. L’entrée
de l’Espagne, en 1986, dans ce qui était encore la
Communauté Économique Européenne, a définitivement signé le passage d’une Espagne, terre d’émigrants, à une Espagne développée, accueillant de
plus en plus d’immigrés, et ce, alors que son taux de
natalité baissait de manière alarmante au point de
figurer parmi les plus bas du monde.
On peut donc dire que l’immigration s’est consolidée en Espagne en tant que moteur de développement économique tout en faisant partie intégrante
de l’Espagne démocratique et moderne mais qu’elle
suscite parallèlement de multiples interrogations à
caractère social, religieux ou culturel, ou même tout
simplement des peurs et des préjugés, accompagnés
parfois, selon les circonstances, de comportements
xénophobes. C’est la raison pour laquelle cette question figure au centre de l’agenda national et qu’elle
constitue, dans toutes les enquêtes d’opinion, un des
thèmes qui suscitent le plus de préoccupations chez
les Espagnols.
Dans la moitié des années 1980, l’immigration
augmente de façon continue et présente en outre –
du fait de son décalage historique, de sa composition et de son type d’insertion économique – de
grandes différences avec l’expérience des autres
pays européens en la matière. Parallèlement, le
brusque passage d’un statut de pays pourvoyeur
d’émigrés à celui de pays d’accueil ne s’est pas fait,
bien entendu, sans soubresauts. Que ce soit du fait
de la nouveauté du phénomène ou du fait de l’émergence d’une société multiculturelle extrêmement
diversifiée (Marocains, Equatoriens, Dominicains,
Sénégalais, Gambiens, Roumains, Bulgares, Algériens, Pakistanais, Chinois…), sans expérience historique préalable, et s’étant constituée en très peu
de temps ou encore du fait de l’improvisation institutionnelle face à ce nouveau phénomène, on a assisté à l’apparition de toutes sortes de peurs au sein
de l’opinion publique mais aussi à celle d’un débat
social et politique fortement polémique.
À ceci s’ajoute le fait que la question migratoire
s’est internationalisée à partir des années 1980, prenant place dans l’agenda de la politique extérieure
ou intérieure des États de l’Union européenne qui
souhaitent “harmoniser” la politique européenne en
la matière. Les immigrants “sans papiers” (les “illégaux” comme on les appelle fréquemment) ont alors
acquis une sur-représentation médiatique et politique alors que l’émigration irrégulière a toujours
existé, même si elle était sous-estimée.
Le fait est que la contention des flux génère “un
commerce de l’immigration” avec des réseaux de
trafic illégal tirant profit des difficultés qu’impliquent aujourd’hui l’entrée dans les pays récepteurs
et la situation désespérée d’appauvrissement des
En l’espace de deux décennies, la société espagnole a vu se modifier son paysage urbain ainsi que
7
L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS ...
la composition de ses établissements scolaires,
s’effondrer son homogénéité religieuse catholique
et doit, à présent, partager son État-Providence
imparfait avec de nouveaux groupes… La peur et
les différentes réactions face à tous ces changements
tendent à l’emporter au sein d’une opinion publique
espagnole influencée par la grande résonance médiatique qu’ont eu ces questions et par l’ampleur disproportionnée des mesures policières et sécuritaires
face à une bonne partie de la représentation politique et médiatique de l’immigration, de sorte qu’il
en découle une forte perception de l’immigration
comme source de conflit et de déstabilisation.
tion du tourisme et tout un processus d’urbanisation et d’industrialisation (favorable aux régions de
non-émigration : la Catalogne, le Pays Basque et
Madrid) ont favorisé la mise en place d’un processus de changements sociaux et économiques qui
atteindra son apogée en 1975 avec le lancement d’un
nouveau cycle politique et socio-économique.
deux catégories, les étrangers et les immigrés dans
les statistiques de la délinquance est une tromperie
de l’opinion publique. Beaucoup d’étrangers détenus
ne sont pas des migrants mais des mafieux qui arrivent dans notre pays pour commettre des délits, ce
qui est particulièrement général dans les grands pays
touristiques, comme l’Espagne. De même, beaucoup
de détenus ne le sont pas pour délits mais simplement pour ne pas avoir de papiers en règle. Enfin, il
faut prendre en compte le fait que les situations
d’exclusion sociale et d’exploitation que subissent
beaucoup d’émigrants dans les différentes régions
espagnoles sont un ferment du recours au vol comme moyen de subsistance. Bien entendu, s’ajoutent
à tout ceci les immigrants ayant des intentions délictueuses étrangères à ces circonstances ; mais en
aucun cas ils ne sont les acteurs et la cause principale de l’augmentation des indices d’insécurité urbaine, comme le présente souvent le discours officiel.
Qui plus est, si nous considérons les pourcentages
d’augmentation de la délinquance par région autonome entre 2001 et 2002, on observe qu’elle n’a pas
augmenté, voire même dans certains cas s’est réduite, dans nombre des régions de grande concentration d’émigrants (Catalogne, Andalousie, Murcie,
Canaries, Ceuta, Melilla), tandis qu’elle a augmenté
de 49,6 %2 aux Baléares, par exemple, région touristique par excellence.
pays sous-développés. Et que les États essaient de
réduire les flux en établissant des contrôles sévères
aux frontières, ce qui est légitime, mais ne peut nullement répondre à une dynamique migratoire qui
dépend d’autres facteurs internationaux, qui engagent en bonne partie la responsabilité des pays du
Nord eux-mêmes.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
L’actuelle accélération des mouvements migratoires est en étroite relation avec l’ordre économique
et politique promu par un processus de globalisation caractérisé par l’inégalité économique croissante des différentes régions économiques de la planète1, et par l’abandon progressif du respect des
droits humains (les intérêts économiques et stratégiques prédominent ouvertement sur la réforme politique démocratique). À ceci s’ajoute le fait que
l’extension des conflits, entraîné par les bouleversements de l’ordre mondial, est en train de générer
beaucoup de migrations forcées de populations qui
fuient la situation tragique de leurs pays (épurations
ethniques, persécutions, bombardements, embargos et sanctions internationales…). Par conséquent,
la question des émigrants ne se réduit pas seulement à cette réalité qui apparaît une fois qu’ils approchent ou entrent dans nos pays, mais est aussi liée
à ces stratégies politiques et économiques globales
commandées par les plus puissants. Tant que ceci
ne sera pas modifié, la solution aux flux migratoires
non désirés ne sera pas obtenue en se limitant aux
contrôles des frontières.
En réalité, le climat hostile qui s’est créé un
envers l’immigration contredit les besoins démographiques et économiques de l’Espagne. Les peurs
sociales dont tendent à profiter aujourd’hui les mouvements d’extrême droite n’ont pas surgi spontanément, mais ont été alimentées pendant des années
par la présentation à notre société de l’immigration
en tant que problème. Se lever aujourd’hui contre
l’émigration rapporte des voix parce qu’on a préparé nos sociétés pour qu’elles la perçoivent comme
une menace à sa sécurité et à son identité nationale. Ce second aspect a lui aussi eu une importance
clé : au lieu de sensibiliser les populations autochtones à la compréhension du fait que le besoin de
main-d’œuvre s’accompagne de l’arrivée de per-
Il ne faut pas non plus oublier que l’offre réelle
de travail qui existe dans les pays européens se dirige assez facilement vers l’emploi irrégulier, et par
conséquent les politiques officielles contre les “illégaux” sont en réalité quelque peu hypocrites. Quelque
chose de semblable se passe avec la tendance récurrente des responsables gouvernementaux à présenter l’immigration comme un thème crucial de sécurité, liant immigration et délinquance. Les chiffres
servent parfois à faire des lectures biaisées qui permettent de culpabiliser l’étranger et d’exonérer les
échecs des politiques nationales. La confusion entre
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ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Les principaux flux de l’immigration vers
l’Espagne viennent d’Afrique du Nord (pays musulmans), d’Amérique Latine et d’Europe de l’Est. Mais
la question de leur intégration est essentiellement
focalisée sur les premiers. Les Latino-Américains et
les Européens de l’Est sont considérés comme culturellement plus proches (les deux sont catholiques ;
les Latino-Américains partagent la même langue et
les Européens de l’Est le même espace européen).
En conséquence, le discours espagnol majoritaire
s’est articulé autour de la conception que “les musulmans ne sont pas capables de s’intégrer” et qu’ils
représentent donc un conflit potentiel pour notre
société, ses valeurs et son identité. Sans doute, les
événements du 11 septembre ont renforcé cette
considération et le sentiment de rejet envers les
immigrants musulmans. Depuis, on observe une dynamique sociale et institutionnelle en faveur de l’immigration latino-américaine et de l’Europe de l’Est au
détriment de l’immigration nord-africaine. De fait,
si pendant des années l’immigration marocaine a
été majoritaire dans toute l’Espagne, les Latino-Américains (Equatoriens et Colombiens principalement)
dépassent actuellement en nombre cette immigration dans toutes les Communautés Autonomes.
En raison du manque de perspectives dans leur
pays d’origine, où les crises socioéconomiques et
politiques ne se sont pas seulement intensifiées mais
où rien ne fait penser qu’elles puissent se redresser
à moyen terme, l’idée du “retour” ne fait plus partie
aujourd’hui de l’univers mental de l’immense majorité des immigrants comme cela arrivait autrefois.
En conséquence, cette situation exige de notre
société qu’elle assume le fait qu’il ne s’agit pas
d’une main-d’œuvre temporaire qui pratique une
culture de la discrétion, propre à ceux qui se
voyaient dans une situation provisoire et de transit en pays étranger, mais bien d’individus qui vont
faire partie intégrante de notre société comme nouveaux citoyens. Mais ceci a fait émerger dans la
société d’accueil de grandes contradictions entre
les exigences sociales et économiques, les principes éthiques et la pratique politique.
À toutes ces altérations s’ajoute un facteur à forte connotation idéologique, la diversité culturelle,
qui monopolise en Espagne l’attention sur “l’intégration”, si bien que l’intégration juridico-légale, de
travail, scolaire, sanitaire… sont aussi des facteurs
déterminants de celle-ci. Le concept d’intégration,
Gema Martin-Muñoz
Professeur de Sociologie du Monde Arabe
et Islamique. Université Autonome de Madrid.
9
L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS ...
complexe et pas toujours utilisé en fonction d’une
réflexion et de fondements clairs, n’a pas été compris, et par conséquent n’a pas été transmis à notre
société comme un “processus d’adaptation réciproque entre les immigrants et la majorité”3. Il existe une tendance manifeste à croire que l’effort
d’intégration est unilatéral, seulement de la part
de l’immigrant, confondant de fait celle-ci avec
l’assimilation, quand il s’agit en réalité d’un processus d’adéquation mutuelle dans laquelle la majorité ou la population autochtone doit aussi mener
à bien certains changements (en termes normatifs, institutionnels et idéologiques). C’est un processus dynamique et bilatéral.
sonnes qui ont des droits sociaux et culturels, et que
tout ceci exige un effort mutuel d’adaptation, on les
a présentées comme une menace à notre prétendue
homogénéité culturelle. Dans le processus migratoire, de nombreux facteurs entrent en compte et
nous ne pouvons pas considérer uniquement la partie qui nous intéresse, l’économique, et ignorer les
autres dimensions qui composent l’être humain sous
prétexte que celles-ci nous demandent un effort
d’accommodation, de modification de notre paysage habituel et même parfois de discrimination positive. Non seulement nous acceptons une maind’œuvre mais nous devons aussi assumer la responsabilité des autres facteurs qui modifient notre réalité. Ceci est particulièrement important puisque
l’on voit que le phénomène migratoire actuel se
caractérise en grande partie par l’installation permanente sur notre sol des populations immigrées.
IMMIGRATION
ET PRÉSENCE ESPAGNOLES
EN AFRIQUE DU NORD
(XIXe ET XXe SIÈCLES)
a été, jusqu’à sa tardive décolonisation en 1962, le
siège d’une des communautés espagnoles à l’étranger les plus nombreuses et les plus dynamiques
(tableaux I-a et I-b).
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
De toutes les migrations espagnoles, les flux en
direction de l’Afrique du Nord sont, sans aucun
doute, les moins connus. Alors que les mouvements
migratoires vers l’Amérique et l’Europe ont été
l’objet (et le sont encore) de nombreuses études,
générant ainsi une imposante bibliographie, il n’en
a pas été de même pour ceux tournés vers les pays
de l’autre côté de la Méditerranée.
Ce n’est qu’à partir des années 1970 que se
manifeste un certain intérêt pour les émigrations
française, espagnole, italienne et maltaise (dans
cet ordre d’importance) vers le Maroc et l’Algérie,
et dans une moindre mesure, vers la Tunisie et la
Libye. On commence alors à percevoir l’ampleur
des effets démographiques, sociaux et économiques
de ces flux sur les régions d’émigration (Valence,
Murcie, l’Andalousie et les Baléares en Espagne)
et, d’autre part, leur importante contribution au
processus de modernisation dans les pays de destination.
Il convient d’attribuer le silence qui les entoure
à leur singularité même. Ils puisent leur origine, en
milieu de siècle, dans les grands flux qui se sont mis
en marche dans l’hémisphère occidental, et plus
précisément à partir de 1830, quand commence la
conquête française de l’Algérie ; les moments d’intensité maximale se situent entre cette année et 1882,
avant même les premiers recensements effectués
en Espagne (la période la plus floue). Courant migratoire fondamentalement périodique, et dans tous les
cas, temporaire, il n’a pas généré une grande attention de la part des pouvoirs publics, qui le considéraient, à tort, comme un mouvement n’impliquant
pas une perte définitive de population. Et pourtant,
les chiffres officiels eux-mêmes prouvent le contraire, étant donné que dans les années 1870, l’Afrique
du Nord, et plus exactement l’Algérie sous domination française, était la principale destination de
l’émigration espagnole, et que jusqu’en 1914, elle
reste un des principaux lieux de réception. Ce pays
Connaître le cycle migratoire espagnol vers
l’Afrique du Nord est nécessaire pour comprendre
correctement les origines et le décollage des migrations vers l’Europe, et plus précisément vers la
France, puissance dominante dans le cadre nordafricain. Le remarquable courant migratoire qui,
au XXe siècle, part de l’Espagne vers d’autre pays
européens, commence en 1914 ; conséquence de
la forte demande de main-d’œuvre venant de pays
neutres pour compenser le déficit provoqué par la
mobilisation, la France se substitue à l’Algérie dans
10
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
À partir de ce moment, la réalité algérienne a
commencé à être perçue en elle-même, distincte de
la France. Ce n’est qu’alors que l’on a pu mesurer
l’ampleur de la contribution espagnole au processus général de modernisation du pays dans sa période coloniale, même si celui-ci s’est fondé sur l’exploitation, pas toujours rationnelle, des ressources algériennes, et, en général, au profit d’une minorité d’origine étrangère. Pépinière de main-d’œuvre remplaçant les autochtones, les immigrants espagnols ont
été à la fois les victimes et les instruments de la colonisation française. Leur présence est perçue
aujourd’hui encore négativement par les Algériens
et en général par l’historiographie récente, même
si elle est ressentie moins durement que d’autres
manifestations du colonialisme européen.
L’importance de l’Algérie
Les émigrations espagnoles contemporaines en
Afrique du Nord peuvent pratiquement se résumer
à celles vers l’Algérie coloniale et ceci pour deux
raisons :
a) Les départs vers ce pays sont démographiquement les plus importants et les plus continus.
Ils s’étendent de 1830 à 1962, soit toute la période de l’occupation française de ce pays.
b) Ce sont les émigrations plus importantes numériquement : en 1900, il y a 160 000 Espagnols en
Algérie. Le Maroc, deuxième pays récepteur de
l’immigration espagnole, représente un poids
bien moindre : 1 000 immigrants annuels entre
1861 et 1900 ; 2 000 entre 1901 et 1912, et moins
de 3 000 jusqu’à la décolonisation en 1956, avec
des soldes négatifs en raison de l’importance
des retours, et sans que la communauté espagnole ne dépasse jamais les 50 000 personnes
au XIX e siècle et les 138 000 au moment de
l’indépendance. Quand elle les atteint, c’est
pour diminuer aussitôt. Les flux migratoires
espagnols vers les autres pays nord-africains
sont insignifiants.
Certaines réalités de l’Algérie sous occupation
française ont été peu étudiées par l’historiographie
européenne avant la décolonisation. La dynamique
proprement algérienne a été invariablement considérée comme un prolongement plus ou moins lointain de la France métropolitaine, faisant des trois
Jusqu’en 1975 (J. B. Vilar), le mouvement migratoire hispano-algérien n’a pas été abordé dans son
ensemble et dans sa durée, alors qu’il se passait à
nos portes, et malgré son rôle central dans la colonisation d’un pays africain voisin et en dépit de ses
répercussions démographiques et économiques
dans les régions d’émigration, perceptibles encore aujourd’hui sur un secteur étendu de la région
méditerranéenne espagnole.
L’occultation de ce courant migratoire doit être
attribuée à sa singularité même dans le cadre des
migrations espagnoles contemporaines. Il précède
non seulement de deux décennies les plus
anciennes migrations vers les nouveaux États américains, mais il renoue, à partir de l’occupation
française d’Alger en 1830, avec une présence hispanique en Algérie qui ne s’était pas interrompue
en 1791 avec l’abandon de l’Espagne, de ses
enclaves séculaires d’Oran et Mazalquivir, espa-
11
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
départements (Alger, Oran et Constantine) un sujet
que l’on pouvait traiter de façon secondaire, un
domaine marginal réservé à quelques spécialistes.
Cette perspective a fort heureusement changé dès
la fin de la Seconde Guerre mondiale, et encore
plus radicalement à l’indépendance en 1962.
les préférences de l’émigrant du sud-est péninsulaire. Ce courant culmine entre 1946 et 1973, période où 2 600 000 travailleurs espagnols se dispersent
en Europe (France, République Fédérale d’Allemagne et Suisse en priorité), les quatre cinquièmes
(soit deux millions de personnes), à partir de 1960.
Ce courant migratoire se profile comme une alternative au cycle migratoire américain, alors en baisse, et permet aux migrations espagnoles, auparavant dirigées vers les pays du Maghreb sous contrôle français, de se poursuivre, cette fois vers la
France.
l’Andalousie et de l’Estrémadure au XIXe siècle ont
rarement dépassé les flancs occidentaux d’Almeria et de Murcie, et n’ont pas concerné non plus
les provinces d’Alicante, de Valence et les Baléares.
Même si l’on relativise de plus en plus les effets
socio-économiques des flux migratoires sur les
régions de départ, il ne fait cependant pas de doute que le départ vers l’Algérie de l’excédent de main
d’œuvre des régions de Valence, du sud-est et des
Baléares et le réinvestissement de leur épargne
dans les régions d’origine, impliquaient un double
effet bénéfique : d’une part, la promotion des secteurs prolétaires urbains plus ou moins importants,
et de l’autre, la domination croissante dans les campagnes de la petite et moyenne propriété.
gnoles depuis 1504 et 1509. L’administration ottomane avait en effet autorisé les communautés hispaniques à rester pendant les quarante ans qui
séparent le départ des Espagnols et l’arrivée des
Français (Vilar, 1989, 33-38; Vilar y Lourido, 1994,
156-180).
Cependant, l’émigration espagnole dans l’Algérie coloniale n’est pas la simple survie d’une tradition migratoire antérieure. Il n’est même pas juste
d’affirmer que ce phénomène a obéi en priorité à
des réminiscences du passé, aussi présent soit-il
dans la mémoire historique des populations du sudest et de l’archipel des Baléares. Il ne faut pas
oublier que l’Oranie n’a jamais été colonisée par
l’Espagne (excepté, bien entendu, Oran et son hinterland immédiat), ce qui relativise la portée de
cette tradition historique, si toutefois elle existe.
Conquise par les Turcs et récupérée par les Français, elle ne peut même pas être considérée au XIXe
siècle comme une ancienne région espagnole. En
réalité, cette idée a été forgée a posteriori pendant
le premier franquisme (1936-1953) pour légitimer
les illusions impériales du régime au Maghreb.
Les cercles gouvernementaux n’ont pas été les
seuls à être indifférents à cette émigration. Dans
la littérature, qui reflète d’habitude les inquiétudes
sociales, l’émigrant en Algérie brille par son absence bien après le début du XXe siècle, tandis qu’elle
s’empare, dès 1880, de la figure de l’Espagnol qui
part en Amérique latine. Le
personnage de l’indiano1, 1)- L’indiano est l’Espagnol qui revient
en-dehors du fait qu’il est enrichi d’Amérique (N.d.T.).
chanté dans la poésie et qu’il
est bien souvent un thème de théâtre, a inspiré beaucoup de romanciers (“Clarín”, Pereda, Palacio Valdés,
Pardo Bazán, ...), alors que l’émigrant en Algérie passe inaperçu dans la littérature du sud-est espagnol,
des régions de Valence et des Baléares, pourtant
si prolifiques quand il s’agit du problème social
(“Azorín”, Vicente Medina ou Gabriel Miró). Il n’a
même pas intéressé l’auteur de romans de mœurs
Antonio Flores ; Blasco Ibáñez s’y réfère de façon
allusive et il n’apparaît même pas une fois dans les
récits de mœurs des levantins2 Arniches et Cantó.
2)- On appelle ainsi les habitants des
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
L’émigration en Algérie s’étant établie dans des
temps où la problématique migratoire n’était pas
encore une préoccupation, elle passera plus tard
inaperçue ou, plus précisément, elle n’attirera l’attention ni des pouvoirs publics ni des médias, ni même
des cercles africanistes naissants en Espagne. Ceuxci se sont exclusivement penchés sur l’émigration
définitive du XIXe siècle. Par conséquent, le départ
d’une population éparpillée, qui n’était pas considérée comme perdue, ne les intéressait pas. L’éloignement périodique de cette population était un
soulagement dans les moments de famine et de crise de l’emploi, et constituait, grâce aux remises des
émigrants, un renfort économique.
quatres provinces côtières de Castellón
Le manijero* du sud-est
et le franceso* de Valence et
des Baléares, personnages
qui en rien ne déméritent de
l’indiano du nord et du ján-
Cette émigration a-t-elle évité au sud-est et au
Levant de la Péninsule les redoutables explosions
sociales qui ont caractérisé le secteur agricole andalou ? Les agitations et l’instabilité endémique de
12
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
de la Plana, de valence, d’Alicante et de
Murcie. (Ndlr)
* Appellations familières des habitants
de ces deux régions respectives (N.d.T.)
habitants d’Andalousie (N.d.T.).
L’émigration espagnole en Algérie était pour
l’essentiel saisonnière. Une fois les semailles d’automne effectuées, le journalier méditerranéen partait
dans le pays africain voisin pour échapper au chômage saisonner. Il revenait dans la Péninsule en juin,
au moment de la moisson. Dans les années de sécheresse, d’épidémies ou d’inondations, la paralysie des
travaux agricoles conférait à l’exode des proportions
énormes. La proximité de l’Algérie, ses similitudes
de climat et de paysage avec les régions d’émigration, la rapidité et le bas prix du voyage, la facilité
du retour, la certitude de rencontrer des compatriotes et des amis, l’assurance de trouver une occupation et le souvenir de bénéfiques expériences antérieures constituaient des attraits irrésistibles pour
le travailleur miséreux. En deux mois, les travailleurs
économisaient entre 100 et 130 francs, somme qui,
convertie en pesetas était 30 à 50% supérieure, et
représentait à peu près la moitié de leur salaire
annuel dans la Péninsule, une fois déduits les mois
de chômage.
En 1841, l’émigration espagnole spontanée a fait
monter à 9 748 le nombre de ces colons en Algérie,
contre 11 322 Français, attirés par tous les moyens
possibles et imaginables. Deux ans plus tard, toujours selon les statistiques coloniales, 6 025 Espagnols et 1 741 citoyens français vivaient à Oran. La
pénétration hispanique s’est poursuivie à un rythme accéléré. Sur les 181 000 résidents étrangers
d’Algérie en 1881, 114 320 étaient espagnols, nombre
qui s’est accru de 30 000 les cinq années suivantes.
Malgré l’assimilation officiellement établie par la
législation franco-algérienne, en particulier depuis
la Loi de naturalisation automatique de 1889, la
colonie espagnole a atteint en 1900 les 160 000 personnes. Les progrès de l’assimilation française et le
déclin migratoire au siècle suivant ont drastiquement réduit ces effectifs (Vilar, 1975, 1989, 1999b).
C’est ainsi qu’a pris fin ce qui avait été appelé, dans
certains milieux coloniaux, “la menace espagnole”
de l’avenir français du territoire.
En revanche, ils ne revenaient pas tous. Une fois
finis les travaux des champs, ceux qui avaient été
engagés et qui réussissaient à s’assurer une garantie d’emploi durable restaient dans le pays. Ils appelaient alors leurs familles pour le leur dire, et l’émigration saisonnière devenait temporaire, premier
pas vers une installation définitive. C’est ainsi que
cette population fluctuante n’a pas tardé à se stabiliser puis s’enraciner, de sorte que la collectivité
espagnole a fini par être la communauté étrangère
la plus nombreuse de la colonie, allant même jusqu’à dépasser les Français en Algérie occidentale,
l’Oranie ou Oranesado (tableau II).
Comme nous pouvons l’observer dans le tableau
II, dès les années 1920, les résidents espagnols en
Algérie dépassaient largement 100 000, mais en
chiffres absolus, ils étaient déjà entrés dans un processus de récession irrépressible, du fait de l’amélioration des conditions de vie et d’emploi dans le
pays d’origine, de la compétitivité croissante dans
le pays de destination (crises agricoles cycliques,
intégration de la population autochtone dans le
marché du travail, immigration marocaine et tunisienne) et de l’attraction de la France métropolitaine sur les émigrants potentiels. Entre 1926 et
Pour montrer l’importance de l’apport ibérique,
il suffit de rappeler que, tandis que la France hési-
13
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
tait quant au régime à appliquer en Algérie, les
immigrants espagnols, arrivant du Levant, des
Baléares et, en particulier des trois régions du sudest (Alicante, Almeria et Murcie) colonisaient, de
leur propre initiative et sans aucune aide officielle, de grands secteurs algériens. Quand, sous
l’impulsion de l’État, l’émigration française s’est
accélérée, nos compatriotes méditerranéens, et,
dans une moindre mesure, des Italiens et des Maltais, étaient déjà fermement installés en Algérie.
dalo** andalou, et qui ont
eu une si forte résonance
dans la littérature française
– L. Bertrand, A. Camus, G. Franco – sont encore en
Espagne des personnages en quête d’auteur.
** Ce terme désigne communément les
Au commencement de la révolution nationaliste algérienne en 1954, et au cours des années
sanglantes de la guerre d’indépendance qui a suivi, les résidents espagnols (quelque 54 000 personnes) ont, en général, soutenu les Français, parce qu’ils assimilaient leurs intérêts propres à ceux
de la puissance colonisatrice. Seuls quelques-uns
ont soutenu le Front de Libération Nationale
(FLN). Ils feront partie des 50 000 Européens qui
resteront en Algérie après l’indépendance de 1962,
soit qu’ils aient été des pro-nationalistes actifs,
soit qu’ils ne se soient pas impliqués politiquement dans la situation coloniale. Les autres,
1 050 000 personnes, ont dû abandonner précipitamment le pays, laissant derrière eux tout ce qu’ils
possédaient (souvent le fruit des efforts de plusieurs générations), et un paysage de mort (pas
moins de 500 000 Algériens musulmans tués sur
une population totale de 9 millions) et de désolation (stratégie de la terre
brûlée de l’“Organisation de 3)- En français dans le texte (N.d.T.)
l’Armée Secrète”3, l’O.A.S.).
Certains trouvèrent refuge 4)- En français dans le texte (N.d.T.)
en Espagne, directement ou
via la France. Des quelques 60 000 pieds-noirs4,
la moitié s’est installée à Alicante et dans sa région,
en général patrie de leurs ancêtres (Palacio, 1968 ;
Seva Llinares, 1968 ; Jordi, 1993 ; Sempere Souvannavong, 1997), la majorité travaillant dans le
secteur hôtelier.
1931, la communauté espagnole en Algérie a reculé de 18,67%, cette diminution atteignant son maximum dans le département d’Oran (20,16%) et son
minimum dans celui d’Alger (16,05%). Constantine a connu une augmentation de 17,02% de sa population espagnole, bien que dans une proportion peu
significative (232 individus supplémentaires). Les
autres chiffres, correspondant aux Territoires algériens du Sud, ne sont guère significatifs.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Le recul notable du contingent espagnol dans la
possession française est le fait du déclin irrépressible de l’émigration en Algérie dans les dernières
années (soldes toujours négatifs), mais surtout du
changement de nationalité. Il suffit de dire que sur
549 146 résidents français en Algérie en 1926,
108 495 avaient été naturalisés (60% d’origine espagnole et 40% d’Italiens, de Maltais ou autres), naturalisations qui n’ont cessé d’augmenter dans les
années suivantes. Bien que l’on note une forte propension italienne et maltaise à acquérir la nationalité française en Afrique du Nord, relativement
plus intense que dans la communauté espagnole,
le changement de nationalité reste plus important
en Amérique latine chez les émigrants espagnols
que chez les Italiens.
En 1931, l’élément hispanique domine le panorama de la communauté européenne en Algérie.
Parmi les résidents nés en Europe, on comptait
137 759 Espagnols contre 133 128 Français, 53 608
Italiens et 14 393 Maltais (Vilar, 1993, 100). Quant
aux 524 248 Européens nés sur le territoire algérien, on estimait que 40% étaient, complètement
ou en partie, d’origine espagnole. Ces chiffres, renforcés par une immigration politique nourrie, pendant et après la Guerre Civile de 1936-1939 (dans
les dernières semaines du conflit, l’Algérie a reçu
25 000 Espagnols, Rubio, 1974, 1977), donnent une
idée du poids de la communauté espagnole dans le
pays, poids qu’elle partage, presque jusqu’au
moment de l’indépendance du pays en 1962, avec
les Français originaires de la métropole dans la composition de la communauté européenne d’Algérie.
Le rapatriement de l’Algérie est certainement
le plus important de tous ceux issus du processus
de décolonisation en Afrique et en Asie. Il est quantitativement beaucoup plus notable que celui des
Italiens de Libye, d’Erythrée et de Somalie, ou des
Belges du Congo. Le rapatriement des Portugais
quittant l’Angola, le Mozambique est aussi bien
moindre, de même que celui des Français au départ
de leurs autres colonies. Il peut seulement être
comparé, bien qu’il soit supérieur en chiffres absolus, à celui des Britanniques rapatriés des possessions afro-asiatiques. Cet exode a été le plus
intense par sa concentration dans le temps et par
14
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
25% des mariages des Français entre 1838 et 1870,
et 23% entre 1871 et 1889.
Insertion des Espagnols
dans l’Algérie coloniale
Parmi les Européens d’Algérie, l’Espagnol est
le colon rural par excellence. Sobre, résistant, et
laborieux, il est le vecteur et le symbole de la colonisation dans la région d’Oran. Habitué dans la
Péninsule à un travail dur pour un salaire journalier de misère sous un soleil implacable, il s’est
facilement adapté aux conditions rigoureuses de
la campagne algérienne. Accoutumé à un habitat
fait de terre, de claie et de branchages comme le
sont les barracas (baraques) de Valence et de Murcie, et les cabañas (cabanes) du charbonnier et du
berger d’Almería, il se construit en Algérie un gurbi, une cabane provisoire. Il porte les mêmes vêtements que dans son pays d’origine : chemise,
zaragüelles5, ceinture, espadrilles, foulard sur la
tête, grand chapeau de feutre et couverture en bandoulière. Il économisait jusqu’au dernier franc et,
après plusieurs années de privations, il réussissait
à réunir la somme nécessaire pour s’assurer une
situation, bien que modeste, dans sa patrie adoptive, ou pour s’acheter, dans son village d’origine,
une maison et suffisamment de terres pour subvenir aux besoins de sa famille.
Pendant la conquête et jusqu’au début du XIXe
siècle, la réticence massive de la population autochtone à collaborer avec l’occupant européen a rendu indispensable le recours à une main d’œuvre
importée. C’est en ce sens que l’intervention espagnole dans la genèse et le développement de la vie
algérienne, urbaine et rurale, à l’aube de la colonisation de 1830, a été déterminante. Les ressortissants des Baléares, appelés communément les
mahoneses car ils partaient principalement du port
de Mahón, les cultivateurs de Valence dans l’Algérois et particulièrement les émigrants d’Alicante,
d’Almería et de Murcie en Oranie, ont assumé
l’essentiel des activités du secteur productif européen dès le débarquement français. Leur influence sur les modes de vie en Oranie a été décisive.
“Sobres et laborieux ces pauvres Andalous travaillent toute la semaine”, rapporte à la fin du XIXe
siècle un observateur français à propos de ces émigrants d’Alger et de leur entourage (Cf. Vilar, 1993,
107), “mais, quand arrive le dimanche, ils se livrent
aux manifestations les plus bruyantes, avec une
joie pleinement méridionale. Au milieu des cris,
des chants et des disputes, les carrioles désarticulées amènent les familles en habits des jours de fête
à la plage ; et au bord de la mer, ils mangent, chantent et dansent jusqu’à l’épuisement”.
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
sa charge dramatique exceptionnelle, due au déracinement multi-générationnel qu’il a entraîné.
“Le paysan espagnol, auquel est accordée une pension”, relate F. Zavala, (cf. Vilar, 1993, 111), “commence par se faire un gurbi pour se mettre à l’abri, 5)- Les zaragüelles sont des culottes boufavec sa famille et ses ani- fantes et plissées typiques de l’habillemaux de travail. Puis il ment paysan du sud de l’Espagne (N.d.T.).
nettoie le terrain et, de ces
broussailles fait du bois de chauffage, du charbon, de l’écorce, et il vit du produit de cette terre.
Quand la famille est nombreuse et que la terre ne
produit pas suffisamment pour tous, il travaille
comme journalier pour le grand propriétaire voisin, dont il laboure le champ ou cultive un autre
terrain. Quand il a recueilli quelques économies,
il ne pense plus qu’à construire sa maison ; il vit
de pain, de riz, de légumes, de bacalao (morue),
de peu ou pas de vin, et le seul luxe qu’il se per-
Même si les Français ne voyaient pas toujours
ces Espagnols certes travailleurs, mais un peu trop
indisciplinés, et incontestablement bruyants et
tapageurs, d’un très bon œil, ils préféraient les
femmes espagnoles, défendues par leur père et
leurs frères à la pointe du couteau, aux autres Européennes, pourtant réputées plus libérales. C’est
particulièrement visible en Oranie, où, selon R.
Huertas (1951, 50), haut dignitaire de la région, les
unions avec les femmes espagnoles représentaient
15
met est le café. Plus tard, quand le produit de son
terrain le lui permet, il accède à plus de commodités. La majorité des propriétaires de Bel-Abbés,
et ils sont nombreux, ont débuté ainsi, car nous
tous, ou presque, n’avions à notre arrivée d’autre
capital que le travail.”
toujours avec des cartes espa- 7)- Le mus, le tute et la brisca sont trois
gnoles. Le loisir préféré des jeux de cartes très populaires en Espagne
émigrants d’Almería était de (N.d.T.).
jouer de la guitare, tandis que
ceux d’Alicante et de Murcie, joyeux, ingénieux et
très amateurs de musique, préféraient danser.
Où que l’on aille, on rencontre ces familles
d’immigrants entassées dans des baraques d’une
seule pièce, dont le ménage n’est ni plus compliqué ni plus luxueux que celui des classes musulmanes les plus pauvres. Le meuble principal est le
grand lit métallique situé au centre de la pièce, où
le chef de famille se repose et procrée. Autour, dort
l’abondante progéniture, les parents et le reste de
la famille. Ils travaillent tous, et avec tellement de
ténacité qu’ils finissent par prospérer ; “ce sont
indubitablement”, reconnaîtra vers 1856 un voyageur français, “les meilleurs ouvriers agricoles
de notre colonie”. Favrod, un siècle plus tard, verra dans ces immigrants résistants et rigoureux l’âme
et le nerf de l’entité européenne en Algérie.
Ils célébraient les saints en famille, ainsi que
les baptêmes, les communions, et surtout les noces,
pour lesquelles, selon l’expression populaire, “ils
jetaient l’argent par les fenêtres”. Les funérailles
aussi étaient très animées, particulièrement si le
défunt était un enfant, avec un repas, des chants
et des danses, qui s’apparentaient à la tradition
levantine des “mortichuelos”. Pendant les fiançailles, les vieilles coutumes d’Espagne étaient
conservées : faire la cour (“mocear”), discuter
(“hablar”), entrer dans la maison de la fiancée et
se concerter avec les parents sur le déroulement
des noces. C’est à cette occasion que sont choisis
les témoins qui amèneront les mariés jusqu’à l’autel.
Cet Espagnol frugal et travailleur, considéré à
juste titre comme un des piliers de la colonisation,
n’en était pas moins un individu un peu primitif et
presque toujours inculte. Le niveau d’éducation de
la population espagnole figurait parmi les plus bas
de la collectivité européenne. Deux raisons expliquent cette caractéristique : d’une part, ces émigrants étaient issus de milieux sociaux très
modestes et, d’autre part, ils provenaient des
régions les plus défavorisées, retardées et illettrées
d’Espagne : les provinces du sud-est de la Péninsule et les îles Baléares. On compte, par exemple
(Bonmatí, 1992, 210-11), qu’au milieu du XIXe siècle,
dans la province d’Alicante, seuls 29,2% des garçons entre six et quinze ans et 28,6% des filles du
même âge étaient scolarisés. Quant aux adultes,
leur niveau d’analphabétisme était atterrant, toujours supérieur aux moyennes espagnoles : moins
de 31% des hommes et moins de 60% des femmes
savaient lire et écrire.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Ils conservaient avec amour les traditions et
coutumes d’Espagne. Leurs plats préférés étaient
le potage, la paella et le gazpacho. Le poisson frit, les
6)- Le pimentón est un piment rouge
salaisons, le pimentón 6
moulu (N.d.T.)
occupaient une place d’honneur dans leur cuisine. Ils se montraient courtois,
hospitaliers et très ouverts avec les étrangers. Ils
étaient très sensibles à la présentation des repas,
n’hésitant pas à gaspiller leur argent à cette fin,
car leur réputation en dépendait. Ils étaient
orgueilleux, et en certaines occasions, susceptibles,
vindicatifs et brutaux.
Leurs passe-temps étaient simples. Ils aimaient
parler de leur terre d’origine, des femmes et du travail ; ils accompagnaient leurs conversations, sur le
pas de la porte ou au bistrot, de café et de cigares,
et parfois même de tournées de vin et d’eau-de-vie.
Les jours fériés, après le repas, ils faisaient une partie de cartes avec les amis, de mus, brisca et tute7,
Ces chiffres sont le fidèle reflet de la réalité
16
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
L’intérêt croissant des colons hispaniques pour
leur langue et leur culture d’origine a été renforcé, d’une part, par leur accès aux droits politiques
(en particulier à travers la naturalisation automatique de 1889 et leur conquête du pouvoir municipal dans d’assez nombreuses localités) et, d’autre
part, par leur promotion sociale et culturelle. Ces
facteurs ont naturellement favorisé l’apparition
d’un nombre important de lecteurs potentiels, auxquels viennent s’ajouter les élites immigrées qui
ne cessent d’arriver de la Péninsule et les juifs séfarades hispanophones de la région côtière, en majorité originaires du Nord du Maroc (Vilar, 1985).
C’est face à cette nouvelle demande qu’est née toute une presse en espagnol et parfois également en
langue valencienne.
“Les rares émigrants qui restent encore de ce que
l’on pourrait appeler la première époque”, note
le consul d’Espagne à Oran dans un discours de
1925, “ont réussi, en grande majorité, à s’assurer
une situation plus sûre, et bien souvent, à réunir
une fortune conséquente. Toutefois, étant exclusivement soucieux de leur travail, peu d’entre eux
sont parvenus à se défaire de leur ignorance, et à
s’instruire suffisamment pour conseiller leurs
compatriotes et leur permettre de progresser socialement. Les émigrants, pauvres et analphabètes,
ont formé une masse ouvrière à l’instruction quasiment nulle... Leurs enfants, en général restés à
l’écart des écoles publiques, élèves dans de très
rares cas, grandissent et s’épanouissent sous
l’influence exclusive de l’atmosphère dans laquelle se déroule leur vie, ou de la seule instruction
française qui, logiquement, leur apprend à estimer la nation dans laquelle ils habitent…, mais
qui infiltre dans leurs jeunes cerveaux une idée
très mesquine de leur véritable patrie d’origine....”.
Il est difficile de quantifier précisément cette
presse : même si nous disposons d’informations
indirectes sur ces publications par quelques sources
contemporaines, plusieurs d’entre elles ne sont pas
arrivées jusqu’à nous. En revanche, d’autres journaux sont mieux connus, bien que l’on ne conserve de séries complètes que pour très peu d’entre
eux. Dans la période fondamentale de 1880 à 1931,
vingt-neuf publications différentes ont pu être localisées (journaux, quotidiens et magazines), presque
toutes en espagnol et, exceptionnellement, en
langue valencienne. La presse espagnole connaît
sa première éclosion dans les années 1880. Elle
décline légèrement dans la phase suivante puis réapparaît avec force dans les années précédant la Première Guerre mondiale. Plus tard, elle connaîtra à
Les émigrants étaient, par conséquent, très peu
perméables à des influences extérieures, non seulement à cause de leur faible niveau d’éducation,
mais aussi du fait de leur concentration spatiale
dans des zones bien délimitées, de leur nombre,
de leur renouvellement permanent, de l’homogénéité interne de leur communauté, et des liens
étroits qu’ils maintenaient avec le pays d’origine.
Seule la scolarisation massive des enfants d’immigrants à partir des années 1880, dans le cadre de
17
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
la politique “assimilationniste” de la III e République, a nuancé cette réalité : la langue française
a gagné du terrain et le bilinguisme s’est généralisé chez les colons d’ascendance espagnole. Ce
bilinguisme est même devenu trilinguisme chez les
émigrants originaires des Baléares, d’Alicante et
de Valence, qui employaient déjà, au quotidien, différentes variantes du catalan. Le patuet, mélange
de toutes les langues et dialectes concentrés dans
le littoral algérien, était aussi utilisé.
migratoire. On comprend alors pourquoi, entre 1877
et 1889, le taux d’analphabétisme des effectifs militaires en Algérie était d’à peine 12 % chez les Français, et oscillait chez les Espagnols entre 38% et
50%, stagnant autour de 2 % jusqu’en 1900 (Jordi,
1986). C’est pourquoi J. Rubio estime (1976), à juste titre, que la présence d’un important contingent
espagnol n’est pas étrangère au fait que le département d’Oran comprenne dans les années trente
le taux d’analphabétisme le plus élevé de tous les
Européens d’Algérie.
La presse espagnole en Algérie (1880-1931)
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
nouveau un affaiblissement, avant de montrer
quelques signes de réactivation jusqu’à la dernière décennie de la colonisation (à partir de 1952).
Ces évolutions sont le fruit d’un cumul de facteurs
algériens, espagnols et internationaux difficiles à
résumer brièvement, dans le cadre de cet article.
Nature
Presse d’information
Presse culturelle
Presse politique
Presse politico-satirique
Presse professionnelle
Presse sportive
Total
Nombre de publications
11
6
5
5
1
1
29
La presse d’information, pas toujours indépendante, prédomine. Parallèlement, une presse proprement politique (journaux de combat), parfois
expressément satirique, s’affirme, ainsi qu’une presse culturelle, professionnelle et sportive, chaque
publication ayant, presque systématiquement, une
durée de vie éphémère. Exception notable, el Correo de Orán [Le Courrier d’Oran], journal de cette localité, est sorti sans interruption pendant quarante-cinq ans, de 1880 à 1925, année où il cède sa
place à El Correo de España [Le Courrier
d’Espagne], qui disparaît lui-même en 1931. Ces
journaux et tout le reste de la presse espagnole,
publiés dans leur majorité à Oran, Sidi Bel-Abbès
et Alger, sont une source inestimable pour reconstituer la société franco-algérienne de l’époque.
Rival de Don Juan, Pépète et Balthasar, La Concession de madame Petitgrand, etc., parmi lesquels
il faut distinguer particulièrement deux romans, La
Cina et Pépète le bien-aimé. Tous ces ouvrages font
l’objet d’innombrables rééditions. Quant à leur qualité littéraire, il suffit de dire qu’ils ont valu à leur
auteur d’entrer à l’Académie française.
Il en va de même de la littérature qui reflète
généralement la société où elle se développe. Il
semble donc logique que les romanciers nous aient
transmis une image représentative des ambiances
algériennes à forte imprégnation hispanique. Ainsi El jardín de Juan [Le Jardin de Juan], roman
de Guy Franco, est un hymne à l’agriculteur péninsulaire en Algérie. Son auteur y décrit les mille tribulations et travaux d’une famille jusqu’à ce qu’elle
réussisse à disposer de son propre jardin. Pour sa
part, Albert Camus, descendant de mahoneses du
côté maternel, maîtrisant parfaitement l’espagnol
et le catalan, créateur dans ses œuvres de personnages espagnols notables et traducteur d’auteurs
espagnols, se remémore son Oran natal du début
du siècle dans des œuvres aussi universelles que La
Peste ou Le Minotaure. Mais ce sera Louis Bertrand
qui restituera le plus exactement la société espagnole de la colonie. Le Sang des races est le plus
réussi de toute une série de récits romancés : Le
En résumé, jusqu’à très en avant dans la période coloniale, ce sont les problèmes de survie qui
priment parmi les immigrés espagnols en Algérie.
Les préoccupations culturelles, politiques et même
d’identité ne sont apparues qu’une fois le XXe siècle
bien entamé. Jusqu’à ce moment subsistera chez
l’Espagnol d’Algérie sa mentalité originelle, son
échelle de valeurs, ses croyances religieuses…,
sans cesse renouvelées par les nouveaux émigrants
arrivés d’Espagne et par les fréquents contacts avec
la Péninsule. Mais cette évolution sera de plus en
plus nuancée par le passage par l’école française,
l’influence du milieu, l’enracinement dans le pays
et la promotion sociale. Cependant, des valeurs
éthiques, sociales et culturelles persistent, qui laisseront dans la société européenne de l’Algérie une
empreinte espagnole, et contribueront clairement
à la constitution d’un nouveau peuple aux racines
méditerranéennes, le piednoir8, l’Européen d’Algérie, 8)- En français dans le texte (N.d.T.)
Source : J. B. Vilar : “La presse Espagnole en Algérie (1880-1931)”,
in J. Déjeux et D. Pegeaux (sous la dir.), L’Espagne et l’Algérie
au XXe siècle. Contacts culturels et création littéraire, Paris,
1985, pp. 53-65.
18
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Durant le Protectorat, le courant migratoire
s’intensifie clairement, dans les premières années,
entre 1912 et 1916, puis, dans les années vingt et
le début des années trente, mais cela ne s’est pas
traduit par une croissance importante de la colonie espagnole, étant donné que les retours ont
continué à être nombreux. En 1927, la soumission
du chef nationaliste Abd el Krim El Khattabi et de
sa République du Rif est suivie de la “pacification”
de la totalité du territoire de la zone nord du Maroc
confiée à la protection de l’Espagne par les traités
internationaux. Un an après, les sources disponibles
parlent de 70 000 Espagnols établis dans cette zone,
parmi lesquels 65% dans la capitale (Tétouan) et
sa région, 15% dans l’axe atlantique (Larache, Ksar
El Kébir-Assilah), les 20% restants étant disséminés dans le reste du territoire.
Le Maroc et les autres pays
d’immigration
d’Afrique du Nord
À l’exception de l’Algérie, les autres pays du
Maghreb et par extension du continent africain,
ont rarement attiré l’émigrant espagnol. Bien que
le Maroc ait été à un moment le point de mire de
ces émigrants, tant par sa proximité géographique
que par la présence politique de l’Espagne dans ce
pays, en aucun cas ces flux n’ont réussi à remplacer ceux dirigés vers l’Algérie dans le panorama
des migrations espagnoles à l’étranger.
Avant 1940, la présence espagnole était faible.
Le fait que la plus grande partie du territoire, la
plus riche, ait été administrée par une autre puissance européenne, la disparité de langue et de culture et la forte concurrence de la main-d’œuvre
autochtone pour le travailleur espagnol non-qualifié, ont découragé l’émigration depuis l’Espagne.
Bien que les professionnels spécialisés et les entrepreneurs y avaient des chances de réussir, le gros
des immigrants espagnols, à l’époque, était formé
de travailleurs agricoles et de journaliers urbains.
Le déséquilibre entre le poids démographique
du Maroc, dès le XIXe siècle (quelque 3 500 000
habitants en 1900) et ses ressources économiques
limitées n’est pas étranger à cette situation. Ce
pays aurait pu, en un sens, devenir un territoire au
peuplement européen, malgré sa faible population
relative (8 hab/km2 en 1917). Il n’y a que le mensonge pittoresque des africanistes de Madrid, aussi tenace qu’infondé, qui s’est évertué à présenter
le Maroc comme une terre promise.
Entre 1860, année où l’Espagne acquiert une
situation préférentielle dans le pays (Traité de
Tétouan), et 1900, les flux migratoires entre
l’Espagne et le Maroc s’élèvent à un millier de personnes par an dans les deux directions, et enregistrent des soldes variant entre 150 et 437 (maximum atteint en 1887) personnes restant au Maroc.
Entre 1900 et 1912, époque pendant laquelle les
flux migratoires s’intensifient dans toutes les directions, le mouvement dans les deux sens entre la
Péninsule et son voisin méridional a oscillé entre
mille et quatre mille émigrants annuels, mais les
Les entrées depuis l’Espagne pendant la Seconde Guerre mondiale furent plus celles d’Européens
déplacés par le conflit, qui ont cherché refuge à
Tanger ou dans d’autres villes, que celles de travailleurs espagnols. La première moitié des années
cinquante a, à l’inverse, connu une intensification
des retours dans le cadre des rapatriements qui
ont précédé et accompagné l’indépendance du pays
en 1956. Ces chiffres n’incluent cependant pas
moins de 5 000 juifs séfarades aux passeports espagnols, ou en droit de l’acquérir (Vilar, 1978, 120),
19
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
soldes nets d’émigration ont continué à être bas,
les retours étant relativement intenses.
évoluant à la fois en parallèle et indépendamment
de l’Européen de la métropole. Ses similitudes avec
celui-ci ont été la base de son identité, et son idiosyncrasie et ses intérêts spécifiques (différents
pendant un temps de ceux de la France et des
musulmans algériens), l’origine de sa tragédie au
moment de la décolonisation.
tectorat espagnol, et le reste dans l’ancienne zone
française, à commencer par Casablanca (29,6%),
principal centre industriel et commercial du pays
(Bonmatí, 1992). Dans les années qui ont suivi, la
colonie espagnole s’est maintenue, bien qu’avec
une tendance à la baisse, lente mais soutenue :
7 281 résidents en 1995, 6 257 en 1998 et 5 924 en
1999 (Vilar, 1999b ; Anuario, 2000).
qui ont choisi l’Espagne comme lieu de résidence.
À la veille de l’indépendance, les Européens du
Maroc dépassaient le demi-million, dont 90 000
dans le Protectorat espagnol, 50 000 dans la zone
internationale de Tanger, et le reste dans le secteur français. Les neuf dixièmes des Européens de
la zone nord étaient espagnols, tout comme 40 %
de ceux de Tanger, alors que dans la zone française, ils étaient seulement 26 000. Le nombre total
de résidents espagnols au Maroc s’élevait à 138 000
(Gozálvez Pérez, 1994).
En ce qui concerne les autres pays d’Afrique du
Nord, l’immigration espagnole n’est pas significative dans le cas de la Tunisie et presque inexistante
pour les autres. En général, les recensements officiels ne prennent même pas en compte ces flux,
qui sont automatiquement classés sous la rubrique
“Autres”. Ceux de 1921 et de 1926 apportent
quelques informations précises : 664 Espagnols en
Tunisie pour la première année mentionnée et 517
pour la seconde, pour un total respectivement de
156 115 et 173 281 Européens. C’est-à-dire 0,6% et
0,3% du total, groupe symbolique, décroissant, et
constitué en majorité d’enfants d’Espagnols nés
dans le pays d’adoption, et qui se consacrent, dans
l’ordre au commerce, à l’industrie, aux transports
et à l’agriculture, comme entrepreneurs ou travailleurs indépendants. La communauté européenne du pays est dominée par les émigrants originaires d’Italie, de France et de Malte, alors qu’en
Libye, ce sont les Italiens et en Égypte les Grecs,
les Italiens et les Britanniques qui sont majoritaires.
Les Espagnols y étaient majoritairement d’origine andalouse (provinces de Cadix et de Malaga en
particulier), suivis de ceux en provenance des Canaries. La plupart étaient installés à Tanger (au statut
international mais d’aspect et de caractère très hispaniques), dans les villes de la zone espagnole (à
commencer par Tétouan, la capitale), et dans les
villes et les campagnes de la région française sur le
littoral atlantique (Casablanca et sa province surtout). Dans la région d’Oujda, frontalière de l’Algérie, il existait également une communauté espagnole
d’une certaine importance, émigrée d’Oranie.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Si, parmi les immigrants espagnols en territoire algérien, les actifs du secteur primaire ont toujours prédominé, au Maroc, la majorité était liée
au secteur tertiaire (commerçants, transporteurs,
hôteliers, etc.). Les agriculteurs (journaliers, fermiers et propriétaires) ont seulement représenté
une certaine quantité dans les plaines fertiles entre
l’embouchure du Sebou et le port d’El Jadida, dans
la zone française.
En 1999, 12 937 Espagnols résidaient en Afrique,
soit un recul de 2 205 personnes par rapport à
l’année précédente, dont la moitié au Maroc (5 924
soit 333 personnes de moins qu’en 1998). Loin derrière se trouve la République Sud-Africaine (1 530)
et la Guinée équatoriale (758), dans les deux cas
aussi avec une tendance à la baisse (perte respectivement de 53 et de 41 résidents espagnols cette
même année). Les autres pays ne comportent pas
de chiffres significatifs : toujours moins de 500 personnes, avec un maximum pour les pays avec lesquels des relations économiques d’une certaine
Après l’indépendance, la présence espagnole a
considérablement décliné. En 1983, elle s’élevait
à 8 460 personnes sur un total de 61 935 étrangers
non-africains, soit 13,6%. Bien qu’elle constitue la
deuxième communauté du pays, elle reste loin derrière la communauté française (40 000 soit 64,6%).
31,7% des Espagnols résident dans la province de
Tanger, 22,6% dans l’ancienne zone nord du pro-
20
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
De l’exode à l’exil: Rapatriés et Pieds-noirs en France,
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21
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
intensité sont maintenues (à commencer par la
Tunisie et l’Égypte avec 462 et 409 personnes, la
Libye, avec 150 et une perte de 97 personnes par
rapport à l’année précédente) ou qui bénéficient
des activités de l’Agence Espagnole de Coopération
Internationale (Mozambique, Cameroun, Angola,
Namibie, Zaïre) –Anuario, 2000–.
L’Algérie, en d’autres temps le principal pays
d’immigration espagnole en Afrique méditerranéenne, comptait à peine dans l’année de référence
une communauté de 273 Espagnols, 64 de plus que
l’année précédente, presque sans exception des
techniciens, des conseillers ou des religieux arrivés depuis l’indépendance.
Juan Bautista VILAR
Université de Murcie (Espagne)
TABLEAUX
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Tableau I-a. MIGRATIONS ESPAGNOLES EN AFRIQUE
(COMPARÉES AVEC CELLES VERS L’EUROPE ET L’AMÉRIQUE). ANNÉES 1882-1959
ANNÉES
1882
1883
1884
1885
1886
1887
1888
1889
1890
1891
1892
1893
1894
1895
1896
1897
1898
1899
1900
1901
1902
1903
1904
1905
1906
1907
1908
1909
1910
1911
1912
1913
1914
1915
1916
1917
1918
1919
1920
Émigr.
..
..
..
..
..
1.389
1.174
1.179
871
676
892
1.309
13.161
612
1.136
1.285
964
1.372
2.500
1.856
1.453
1.273
1.896
2.124
2.120
2.488
1.793
2.238
3.299
2.731
9.217
8.140
6.449
6.912
6.852
166
153
2.463
1.865
EUROPE
Retours
..
..
..
..
..
4.016
3.944
3.668
3.297
4.137
2.300
3.192
10.078
3.024
4.304
4.045
3.869
3.393
4.007
3.274
3.365
2.924
2.635
3.637
3.286
3.138
3.510
4.493
4.108
3.757
5.869
9.460
14.873
5.086
3.777
1.977
976
2.515
3.127
Solde
..
..
..
..
-2.627
-2.770
-2.489
-2.426
-3.461
-1.408
-1.883
3.083
-2.412
-3.168
-2.760
-2.905
-2.021
-1.507
-1.418
-1.912
-1.651
-739
-1.513
-1.166
-650
-1.717
-2.255
-809
-1.026
3.348
-1.320
-8.424
1.826
3.075
-1.811
-823
-52
-1.262
Émigr.
32.780
30.576
24.777
18.680
31.580
40.943
48.962
97.567
43.368
43.517
41.992
51.994
44.546
100.702
118.637
47.325
41.648
31.226
38.003
33.622
23.211
32.218
57.167
90.692
95.533
98.697
124.901
114.007
153.796
138.773
203.542
165.010
81.094
61.284
73.369
53.632
26.994
83.609
16.346
22
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
AMÉRIQUE
Retours
14.963
21.714
14.958
15.383
19.243
20.429
16.998
18.710
25.759
31.745
25.705
24.194
26.919
29.144
37.233
48.434
10.572
77.838
22.398
22.759
24.322
22.065
22.292
24.200
34.880
42.583
50.397
52.242
60.440
65.869
70.189
85.395
111.508
75.578
63.663
51.866
37.945
61.337
68.692
Solde
17.817
8.862
9.819
3.297
12.337
20.514
31.964
78.857
17.609
11.772
16.287
27.800
17.627
71.558
81.404
-1.109
31.076
-46.612
15.605
10.863
-1.111
10.153
34.875
66.492
60.653
56.114
74.504
61.765
93.356
72.904
133.353
79.615
-30.414
-14.294
9.706
1.766
-10.951
22.272
-52.346
Émigr.
13.178
12.826
10.110
15.843
23.351
19.265
19.001
20.661
15.742
19.485
17.608
16.589
18.852
14.728
18.141
17.011
13.048
15.755
17.345
15.085
20.712
16.520
21.032
26.778
22.330
19.342
24.700
18.055
25.632
24.563
32.111
32.783
25.167
18.426
11.017
4.752
4.293
8.191
11.758
AFRIQUE
Retours
10.981
12.991
6.083
13.682
23.550
18.328
19.234
19.554
16.048
18.296
18.564
21.075
21.119
15.994
17.170
16.110
15.461
15.490
16.627
17.568
20.893
19.253
21.712
23.069
25.021
20.696
22.331
22.421
22.492
22.688
29.437
35.766
44.936
23.627
15.436
7.758
5.431
8.702
12.780
Solde
2.197
-165
4.027
2.161
-199
937
-233
1.107
-306
1.189
-956
-4.486
-2.267
-1.266
971
901
-2.413
265
718
-2.483
-181
-2.733
-680
3.709
-2.691
-1.354
2.369
-4.366
3.140
1.875
2.674
-2.983
-19.769
-5.201
-4.419
-3.006
-1.138
-511
-1.022
1921
1922
1923
1924
1925
1926
1927
1928
1929
1930
1931
1932
1933
1934
1935
1936
1937
1938
1939
1940
1941
1942
1943
1944
1945
1946
1947
1948
1949
1950
1951
1952
1953
1954
1955
1956
1957
1958
1959
Émigr.
1.322
1.065
1.726
1.515
2.538
1.340
1.538
1.793
1.918
1.739
1.450
2.067
2.883
2.468
2.388
2.460
1.072
778
567
333
4
6
632
18
684
2.571
429
590
3.183
651
887
1.236
1.915
2.205
2.263
2.314
2.685
3.260
EUROPE
Retours
3.380
2.192
2.465
2.575
2.915
2.935
2.947
2.048
1.913
1.613
1.996
2.458
2.675
2.491
2.607
1.788
1.850
679
2.400
686
23
32
8
26
22
1.106
2.587
706
398
2.820
626
761
1.027
1.407
2.237
2.315
2.239
1.904
2.454
Solde
-2.058
-1.127
-739
-1.060
-377
-1.595
-1.409
-255
5
126
-546
-391
208
-23
-219
672
-778
99
-1.833
-353
-19
-26
-8
606
-4
-422
-16
-277
192
363
25
126
209
508
-32
-52
75
781
806
Émigr.
74.639
72.697
102.350
97.901
68.921
58.138
58.610
62.506
67.118
56.353
27.616
22.730
18.064
19.208
20.946
13.240
265
44
891
4.076
5.941
2.359
1.961
2.401
3.378
5.575
13.532
19.156
41.910
55.314
56.907
56.648
44.572
52.418
62.237
53.082
57.900
47.179
34.648
AMÉRIQUE
Retours
98.878
59.174
40.840
45.694
67.237
51.460
52.489
48.278
45.656
50.184
61.939
52.872
35.382
23.650
18.652
11.607
17
64
1.979
2.578
1.804
698
1.146
1.854
2.537
4.076
4.696
4.690
5.394
6.911
8.937
13.964
15.299
14.633
14.868
14.863
18.613
22.888
19.100
Solde
-24.239
13.523
61.510
52.207
1.684
6.678
6.121
14.228
21.462
6.169
-34.323
-30.142
-17.318
-4.442
2.294
1.633
248
-20
-1.088
1.498
4.137
1.661
815
547
841
1.499
8.836
14.466
36.516
48.403
47.970
42.684
29.273
37.785
47.369
38.219
39.287
24.291
15.548
Émigr.
10.378
12.290
11.705
11.916
11.759
10.842
10.585
10.229
14.543
18.054
20.234
18.166
19.499
18.594
15.417
7.856
242
55
145
940
5.254
7.466
11.115
9.069
16.638
7.090
11.023
9.005
10.918
9.866
12.748
21.241
22.557
35.396
7.274
3.143
3.542
201
258
AFRIQUE
Retours
12.968
13.827
13.104
12.230
11.286
10.225
9.395
8.774
11.911
16.717
19.863
20.774
19.477
19.294
18.932
12.755
158
139
471
1.030
6.239
7.912
22.851
9.360
8.803
4.363
5.454
6.043
7.322
6.404
8.653
15.094
18.981
22.565
5.728
4.297
3.999
300
286
Solde
-2.590
-1.537
-1.399
-314
473
617
1.190
1.455
2.632
1.337
371
-2.608
22
-700
-3.515
-4.899
84
-84
-326
-90
-985
-446
-11.736
-291
7.835
2.727
5.569
2.962
3.596
3.462
4.095
6.147
3.576
12.831
1.546
-1.154
-457
-99
-28
Source : Memorias Anuales. Datos sobre Migraciones. 1979-1989, Madrid : Ministère du Travail, Direction Générale de l’I.E.E., 1980-1990 ; J.B.
VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española a Europa en el siglo XX, Madrid, Arco-Libros, 1999 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África (1830-1999), Madrid, Arco-Libros, 1999.
23
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
ANNÉES
TABLEAUX
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Tableau I-b MIGRATIONS ESPAGNOLES ENTRE L’EUROPE ET L’AFRIQUE
(COMPARÉES AVEC CELLES EN DIRECTION DES AUTRES CONTINENTS).
ANNÉES 1960-1999
ANNÉES
1960 *
1961
1962
1963
1964
1965
1966
1967
1968
1969
1970
1971
1972
1973
1974
1975
1976
1977
1978
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
Émigration
19.610
59.243
65.335
83.449
102.098
74.507
56.373
25.907
66.699
100.821
97.655
113.696
104.134
96.077
50.695
20.618
12.124
11.336
11.993
13.019
14.065
15.063
16.144
19.282
17.603
17.089
15.996
15.343
14.603
13.959
11.255
8.368
4.071
2.297
1.874
1.795
1.219
810
EUROPE
Retours
12.200
8.300
46.300
52.700
99.000
120.700
131.700
99.900
106.000
95.600
66.200
88.100
80.200
73.900
88.000
110.200
73.900
64.500
52.000
35.900
19.242
14.299
15.067
14.715
14.263
13.420
14.265
13.953
14.484
14.751
14.363
15.328
22.467
13.418
13.487
12.918
16.613
16.297
Solde
7.410
50.943
19.035
30.749
3.098
-46.193
-75.327
-73.993
-39.301
5.221
31.455
25.596
23.934
22.177
-37.305
-89.582
-61.776
-53.164
-40.007
-22.881
-5.177
764
1.077
4.567
3.340
3.669
1.731
1.390
119
-792
-3.108
-6.960
-18.396
-11.158
-11.663
-11.181
-15.502
-15.487
24
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
AFRIQUE
Émigration
4.609
928
1
229
48
32
38
22
4
34
4
14
—
11
42
—
—
—
—
—
1.525
2.572
4.263
4.052
5.111
2.153
1.011
690
386
373
-408
-467
-363
-437
-575
-443
-593
-1.011
AMÉRIQUE
Émigration
33.529
35.658
31.951
24.416
23.915
9.505
10.832
10.108
10.467
10.129
6.921
6.042
5.213
3.759
3.151
3.332
3.014
2.841
2.152
1.985
1.372
1.716
1.524
1.220
1.097
979
884
865
927
697
-13.071
-7.844
-6.655
-5.466
-5.444
-6.189
-8.302
-8.777
ASIE-OCÉ.
Émigration
799
837
4.230
1.436
342
557
660
367
880
1.165
886
1.127
687
1.059
1.122
177
146
116
33
23
451
1.449
1.538
1.294
1.256
590
464
363
220
116
-493
-864
-727
-489
-521
-638
-711
-1.036
AUTRES
Émigration
—
—
—
—
—
159
60
48
72
56
72
105
109
238
271
360
212
229
1.443
2.172
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
—
1998
1999
Émigration
660
645
EUROPE
Retours
17.615
20.201
AFRIQUE
Émigration
-1.228
-1.308
Solde
-16.995
-19.556
AMÉRIQUE
Émigration
-9.818
-12.327
ASIE-OCÉ.
Émigration
-1.200
-1.379
AUTRES
Émigration
—
—
Source : Memoria Anual. 1989. Datos sobre Migraciones, Madrid : Ministère du Travail et de la Sécurité Sociale, 1990; Anuario de Migraciones.
2000, Madrid : Ministère du Travail et des Affaires Sociales, 2001 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española a Europa en el siglo XX, Madrid
Arco-Libros, 1999 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África (1830-1999), Madrid, Arco-Libros, 1999.
* Depuis 1960, il n’existe plus de données distinctes entre les retours d’Afrique, d’Amérique et d’Asie-Océanie.
Tableau II. DYNAMIQUE DÉMOGRAPHIQUE
DES GROUPES FRANÇAIS ET ESPAGNOL EN ALGÉRIE (1833-1931)
ANNÉE
1833
1834
1835
1836
1837
1838
1839
1840
1841
1842
1843
1844
1845
1846
1847
1848
1849
1850
1851
1852
1853
1854
1855
1856
1857
.......
ALGER
Français Espagnols
2.731
3.185
3.205
3.625
4.262
5.392
6.861
7.548
9.963
12.287
13.260
20.676
34.553
34.234
32.986
33.846
30.897
27.880
28.548
.....
.....
38.546
41.444
45.228
51.231
.....
981
1.164
1.418
3.255
3.346
4.311
4.735
5.076
7.027
8.845
8.164
11.004
17.052
20.930
16.702
16.826
17.456
19.995
19.816
.....
.....
19.842
20.552
20.916
23.365
.....
ORAN
Français Espagnols
340
477
729
980
1.211
1.396
1.432
1.602
1.865
.....
.....
.....
5.695
8.260
11.297
16.974
15.959
19.757
21.535
.....
.....
22.894
26.150
26.821
29.277
.....
CONSTANTINE
Français Espagnols
266
455
743
1.148
1.602
2.139
2.446
2.316
3.347
.....
.....
.....
7.795
10.218
11.737
13.585
15.562
20.164
20.412
.....
.....
17.802
20.346
19.841
21.342
.....
412
687
954
880
1.119
1.246
1.238
3.043
3.669
.....
.....
.....
6.091
4.690
9.413
13.196
11.149
14.407
20.967
.....
.....
18.137
19.375
20.641
26.422
.....
25
44
190
233
189
241
244
212
373
422
.....
.....
.....
488
385
611
613
641
1.366
1.522
.....
.....
1.695
1.671
1.461
1.558
.....
TOTAL des trois départements
Français Espagnols
Total
Européens
3.483
4.349
4.888
5.485
6.592
8.034
9.526
12.193
15.597
.....
28.163
37.701
46.339
47.274
53.696
54.006
58.005
62.044
66.050
.....
77.558
79.577
86.969
92.738
106.930
.....
1.291
1.809
2.394
4.592
5.189
6.694
7.393
7.765
10.796
.....
.....
.....
25.335
31.528
29.050
31.024
33.659
41.525
41.750
.....
36.615
39.339
42.569
41.237
46.245
.....
7.812
9.750
11.221
14.561
16.770
20.078
25.000
27.865
37.374
.....
59.186
75.420
96.119
109.400
103.863
115.101
112.607
125.963
131.283
.....
136.194
151.172
163.950
159.282
180.472
.....
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
ANNÉES
TABLEAUX
Tableau II. DYNAMIQUE DÉMOGRAPHIQUE
DES GROUPES FRANÇAIS ET ESPAGNOL EN ALGÉRIE (1833-1931)
ANNÉE
ALGER
Français Espagnols
1861
.......
1866
.......
1872
.......
1876
.......
1882
.......
1886
.......
1891
.......
1896
.......
1901
1906
1911
1926
1931
49.731
.....
51.840
.....
55.831
.....
82.973
.....
98.807
.....
23.105
.....
27.205
.....
30.605
.....
34.660
.....
42.043
.....
.....
ORAN
Français Espagnols
CONSTANTINE
Français Espagnols
24.835
.....
28.455
.....
37.658
.....
55.877
.....
68.383
.....
93.262
.....
30.443
.....
34.582
.....
36.659
.....
59.333
.....
64.555
.....
2.081
.....
2.850
.....
3.103
.....
3.501
.....
3.894
.....
.....
32.055
.....
35.697
.....
37.111
.....
56.486
.....
70.575
.....
64.715
.....
.....
.....
.....
.....
.....
.....
.....
.....
.....
152.568
.....
.....
.....
.....
.....
50.017
.....
.....
36.294
30.710
.....
131.343
.....
.....
.....
.....
.....
102.689
.....
.....
96.869
77.333
.....
90.346
.....
.....
.....
.....
.....
2.559
.....
.....
1.363
1.595
TOTAL des trois départements
Français Espagnols
Total
Européens
112.229
.....
122.119
.....
129.601
.....
156.365
.....
195.418
.....
219.071
.....
267.672
.....
318.137
.....
364.257
449.420
492.660
657.641
733.242
48.145
.....
58.510
.....
71.366
.....
92.510
.....
114.320
.....
144.530
.....
151.859
.....
157.560
.....
155.265
117.475
135.150
135.032
109.821
220.843
.....
251.942
.....
279.691
.....
344.749
.....
412.435
.....
487.715
.....
548.300
.....
595.929
.....
667.242
710.902
781.293
870.370
920.788
Sources : J. RUBIO, Emigración española a Francia, Barcelona, Ariel, 1974 ; J.B. VILAR, Los españoles en la Argelia francesa (1830-1914), Madrid,
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
C.S.I.C. 1989 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África, 1830-1999, Madrid, Arco-Libros, 1999.
26
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
1991
33.608
333
8.035
25.240
1992
14.478
57
4.014
10.407
1993
7.384
2.297
5.087
1994
6.232
24
1.850
4.358
1995
7.813
11
1.784
6.018
1996
7.837
10
1.209
6.618
1997
8.440
7
803
7.630
1998
5.614
3
657
4.954
1999
6.286
1
644
5.641
VERS D’AUTRES CONTINENTS
AFRIQUE
781
AMÉRIQUE
572
ASIE
39
OCEANIE
1
297
1.581
71
11
173
875
64
26
59
263
26
2
122
194
25
-
93
131
55
-
49
207
70
-
11
163
130
6
18
143
43
3
3.975
20.413
4.418
12.940
5.528
12.110
6.273
14.427
6.353
14.469
7.530
16.296
8.021
13.945
8.655
15.148
VERS L’EUROPE
Permanente
Temporaire
Saisonnière
MARINS
TOTAL.....
4.671
39.672
Source : Estadística de Emigración Asistida. Ministère du Travail et des Affaires Sociales, Madrid, 1998; Anuario de Migraciones, 2000, Ministère du Travail et des Affaires Sociales, Madrid, 2001.
27
IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD
Tableau III. ÉMIGRATION ESPAGNOLE (1991-1999)
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE
EN AMÉRIQUE LATINE (1880-1975)
L’émigration de masse :
1880-1930
Entre 1880 et 1975, deux millions d’habitants
ont quitté l’Espagne pour émigrer de l’autre côté
de l’Atlantique. Une telle saignée démographique
doit être expliquée et caractérisée : il est nécessaire de comprendre quelles ont été les causes de
cet exode, comment cette émigration a évolué au
cours d’une si longue période, quelles sont les
origines régionales des émigrants, leurs caractéristiques démographiques et leurs destinations
principales en Amérique latine.
L’ESPAGNE COMME PAYS
D’ÉMIGRATION
Pendant cette première étape, le principal
déterminant de l’émigration des Espagnols à
l’étranger est l’énorme déséquilibre entre la forte croissance démographique de l’Espagne et une
structure économique incapable d’absorber l’excédent démographique.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Selon les chiffres fournis par les organismes
officiels espagnols chargés du contrôle de l’émigration, deux étapes peuvent être distinguées : la
première, entre 1880 et 1930, et la deuxième, entre
la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années
soixante. Entre les deux, une période de quinze
ans, durant laquelle l’émigration espagnole connaît
une brusque interruption et change de nature :
d’économique, elle devient politique.
La transition démographique ayant permis de
démultiplier le taux naturel de croissance, la population recensée en Espagne a augmenté de 5 millions d’habitants entre 1900 et 1930, croissance qui,
sans l’émigration à l’étranger, aurait été encore plus
importante. Cette augmentation est, en seulement
30 ans, deux fois supérieure à celle de toute la
deuxième moitié du XXe siècle, alors qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une structure économique à
peine modernisée, à bien des égards similaire à
celle de l’Ancien Régime. Ainsi, en 1900, presque
la moitié du PIB national et 70% de la population
28
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Cette importante dépendance de l’économie
agraire souligne que, si l’on veut comprendre les
raisons de l’émigration, on ne peut manquer d’évoquer une série de facteurs qui incitent, à l’époque,
à quitter le milieu rural. Ces facteurs ont freiné la
modernisation des campagnes et ont contribué,
indépendamment ou en chaîne, à créer un fort exode démographique.
c) Le manque d’entités financières. Devant
l’absence d’organismes de crédit, notamment
agricoles, le petit ou moyen paysan devait supporter, pour réaliser quelque amélioration et payer la
location et/ou les impôts dans les périodes de mauvaises récoltes, des prêts très défavorables concédés par des usuriers locaux qui s’enrichissaient aux
dépens de ces petits propriétaires.
a) Les formes d’héritage de la terre. Le système de majorat et la division de la propriété entre
tous les enfants a provoqué l’émigration d’une partie de la population : dans le premier cas, l’émigration des enfants qui n’héritaient pas, et dans le
deuxième, celle de presque tous les héritiers quand
l’exploitation familiale, à la suite de subdivisions
successives, finissait par ne plus être viable économiquement.
d) La pression fiscale. L’imposition rurale se
fondait de façon excessive sur le produit agricole
net : les agriculteurs les plus défavorisés étaient,
d’une part, les petits paysans qui produisaient toujours quelque chose même si cela leur suffisait à
peine pour subsister et, d’autre part, les journaliers qui vivaient dans des zones de grandes propriétés foncières, les propriétaires sous-exploitant
leurs terres et réduisant ainsi la capacité d’emploi
dans ces régions pour éviter de payer trop d’impôts.
b) Les régimes d’exploitation et la taille des
exploitations agricoles. Les plus défavorisés en
cas de perte de la récolte ou de destruction des cultures, étaient les exploitations de petite taille cultivées directement par le propriétaire ou en régimes
de fermage ou de métayage ; les premières parce
que l’agriculteur était ruiné, les deuxièmes parce
que l’agriculteur ne pouvait pas assurer le paiement de la part qui revenait au propriétaire dans
Conjointement à l’importance du secteur pri-
29
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE
le cas d’une location, et devait, par conséquent,
abandonner les terres qu’il avait travaillées jusquelà. De plus, dans certaines zones du pays, l’existence
d’un système d’exploitation en petites propriétés
était peu propice à l’emploi d’une abondante maind’œuvre pendant toute l’année. Dans d’autres, le
système de grandes propriétés prédominant générait un chômage agricole pendant de longues
périodes, en raison des cultures mêmes ; au début
du siècle, en effet, à l’exception de la Cantabrie,
la Catalogne et la région de Valence, plus des deux
tiers des superficies agricoles régionales étaient
destinées à la culture des céréales. Même les systèmes de petites et grandes propriétés en général
n’ont pas effectué la modernisation nécessaire
quand le capitalisme a pénétré dans l’agriculture.
Dans certains cas parce que les petits propriétaires
manquaient de ressources, et dans d’autres, parce
que les propriétaires fonciers n’investissaient pas
dans la mécanisation de leurs propriétés, puisqu’ils
disposaient d’une main-d’œuvre journalière abondante et bon marché.
active dépendaient du secteur primaire. Il est évident que dans les premières décennies de ce siècle,
le pays a connu une modernisation économique qui
a amoindri le poids du secteur primaire dans le PIB
(35% seulement en 1930) ; cependant, la proportion de la population active employée dans ce secteur (47%) a largement empêché que le processus
d’industrialisation et d’urbanisation espagnol ne
s’apparente à celui de pays plus avancés d’Europe
occidentale. Pire, si l’on analyse la situation au
niveau régional, force est de constater qu’en 1900,
le secteur primaire représentait la moitié ou plus
du PIB dans treize régions espagnoles. En 1930, le
secteur primaire se maintient à ce niveau dans huit
régions, et reste majoritaire dans onze.
qu’on leur racontait. Comme ces agents percevaient
en général une prime par émigrant, ils exagéraient
souvent les chances de trouver un emploi et la facilité de s’enrichir dans le pays récepteur, essayant
par-là d’augmenter, dans la mesure du possible, le
nombre de leurs “victimes”. De plus, dans la plupart des cas, les recruteurs fournissaient également à l’émigrant les papiers nécessaires à l’embarquement, au voyage et même un contrat de travail,
favorisant ainsi dans bien des cas, l’émigration clandestine par un embarquement au long cours ou
dans des ports étrangers (Gibraltar, Bordeaux, Marseille, Lisbonne, etc.) ou par la falsification des
papiers d’identité.
maire dans l’économie espagnole, la faible industrialisation du pays est un aspect notable. En effet,
les zones industrielles se limitaient pratiquement
aux régions de Barcelone, Madrid et Biscaye ou à
des localités très précises dans d’autres régions.
Dans les deux cas, la demande de main-d’œuvre,
tant pour l’industrie que pour la construction ou
les services qui nécessitaient préalablement un
processus d’urbanisation, a été incapable d’absorber l’exode provenant des régions rurales.
En plus de ces causes à caractère économique,
il faut en considérer trois autres, de nature sociale, qui sont : la chaîne migratoire, l’action des
agents recruteurs d’émigrants et la volonté d’échapper au service militaire.
La troisième cause (échapper au service militaire), s’explique par les difficultés rencontrées
pour se faire exempter du service, la longue période d’incorporation sous les drapeaux, et le danger
de ne pas revenir ou de revenir handicapé des
guerres coloniales (Maroc et Cuba). Ce désir de
fuir les obligations militaires de la part de certains
jeunes gens et, comme nous le verrons plus loin,
les restrictions légales à leur émigration, expliquent que ce fut particulièrement ce groupe qui a
grossi les rangs de l’émigration clandestine et qui
a été le plus enclin à tomber dans les réseaux des
recruteurs ou des agences qui fournissaient les faux
papiers et le billet nécessaire pour quitter le pays.
C’est pour les mêmes raisons que certaines familles
ont avancé l’âge de départ de leurs fils : la proportion de garçons dans l’ensemble de l’émigration a
été, par conséquent, plus élevée que la normale
dans un courant de type individuel comme celui
qui nous intéresse.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
La chaîne migratoire trouve son origine dans
les lettres des émigrants qui, depuis l’étranger, incitaient d’autres personnes (familles, amis...) à les
rejoindre, en enjolivant souvent leurs conditions
de vie dans leur nouveau pays et en promettant de
fournir un logement, un travail, voire même le billet.
Cette chaîne pouvait provenir également de l’effet
psychologique du retour de l’émigrant enrichi
(appelé “indiano”) sur des habitants aux faibles
ressources, tentés d’imiter cette destinée. Il est
difficile de quantifier le nombre d’Espagnols qui
ont émigré pour cette raison, mais on peut par
contre affirmer que la chaîne migratoire a eu plus
de répercussions dans les zones d’émigration importante (plus grand nombre d’habitants donc plus
grand nombre de “lettres d’appel”), ce qui explique
le dépeuplement de lieux précis ou l’émigration
d’habitants d’un même village ou d’une même
région vers une destination identique.
Nous ne pouvons pas ne pas mentionner ici deux
autres facteurs qui sont également déterminants
pour expliquer l’émigration significative des Espagnols à l’étranger pendant cette période : d’un côté
une législation permissive avec l’émigration et, de
l’autre, les progrès dans les transports maritimes
de passagers.
L’action des agents recruteurs d’émigrants
(appelés aussi “ganchos”), a également eu beaucoup d’effets. En effet, les informations et les conditions de vie et de travail qu’ils promettaient, bien
souvent verbalement, ont convaincu quelques émigrants potentiels au faible niveau d’instruction qui
ne remettaient pas en question la véracité de ce
30
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
En revanche, malgré l’importance de l’exode
espagnol, toutes les régions n’ont pas contribué
au courant migratoire dans les mêmes proportions. Bien au contraire, la répartition géographique a été hautement inégale puisque selon les
chiffres officiels, ce n’est que de sept régions (Galice, Andalousie, Catalogne, région de Valence, Asturies, Canaries et Castille-Léon) qu’est partie
l’immense majorité de l’émigration et, entre ces
régions, la Galice et l’Andalousie ont fourni la moitié des flux.
L’AMÉRIQUE LATINE
COMME DESTINATION
Des 3,5 millions de départs enregistrés dans les
ports d’embarquement espagnols pendant cette
période, le gros de l’émigration s’est dirigé vers deux
pays, l’Argentine (46 %) et Cuba (39 %), tandis que
le reste s’est réparti entre le Brésil, l’Uruguay et,
dans une moindre mesure, les autres républiques
latino-américaines.
Quant aux progrès des transports maritimes,
qui ont un rôle dans la (re)configuration des flux
migratoires, il faut signaler : a) l’augmentation
de la rapidité et de la capacité des navires transatlantiques de voyageurs ; b) les prix tout à fait
accessibles de certains billets ; c) l’abondance de
compagnies de navigation et de ports d’embarquement ; d) un calendrier régulier de départs tout
au long de l’année. C’est dire qu’il était relativement facile de partir et, qu’en plus, un navire pouvait transporter à chaque voyage plus de passagers
et faire plus de voyages chaque année. Cependant,
et bien que les prix des billets aient à peine augmenté, si l’on considère la faible capacité d’épargne
de l’agriculteur espagnol, on peut en déduire que
la plus grande partie des émigrants était composée de trois groupes. Tout d’abord, les petits agriculteurs qui étaient obligés d’hypothéquer ou de
vendre leurs terres pour payer leur billet ; ensuite, les journaliers auxquels les autorités du pays
récepteur payaient une partie ou la totalité du billet
aller ; enfin, les émigrants saisonniers qui, grâce à
En général, la demande latino-américaine
d’immigrants espagnols visait à obtenir l’apport
démographique nécessaire pour peupler et moderniser économiquement les pays de cette zone. La
plupart de ces pays ont donc adopté plusieurs
mesures législatives afin d’encourager l’immigration, et certains États ont recouru à l’installation
de Bureaux d’Immigration en Espagne, à la publication de guides ou de feuillets vantant les avantages que l’immigrant rencontrerait dans son nouveau foyer, et à l’envoi d’agents de recrutement.
Les résultats de toutes ces mesures ont plus dépendu des possibilités de réussite de l’émigrant dans
le pays de destination que des conditions climatiques et/ou sanitaires existantes. De plus, dans
tous les cas, les oligarchies dirigeantes ont dû
31
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE
l’articulation des marchés du travail espagnol et
latino-américains, et à ce qu’ils gagnaient d’un côté
et de l’autre de l’Atlantique, pouvaient financer
leurs allers et retours et conserver en plus quelques
économies.
Depuis la promulgation en 1853 de la première loi de régulation de l’émigration, la législation
espagnole se caractérise par sa permissivité : elle
ne limite que les départs des jeunes en âge de faire leur service militaire, des accusés et des
condamnés par la justice, des femmes sans permis paternel ou conjugal et des personnes n’ayant
pas les papiers adéquats pour quitter le pays. La
raison en est simple : le gouvernement espagnol
avait peur que l’émigration ne provoque un déficit dans les troupes, qu’elle permette d’échapper
à l’action de la justice ou qu’elle ne favorise la
traite des blanches. Une législation aussi permissive s’explique par l’intérêt du gouvernement
espagnol à éliminer les causes de mécontentement social et à obtenir des bénéfices aussi bien
économiques (croissance des exportations et injection de capitaux provenant de l’étranger, les envois
de fonds) que politiques (augmentation de
l’influence de l’Espagne en Amérique latine à travers les émigrants).
latino-américain et espagnol, de telle sorte qu’une
fois terminées les récoltes en Amérique latine,
l’émigrant rentrait en Espagne pour exécuter des
travaux agricoles similaires, initiant ensuite un
nouveau cycle migratoire une fois les récoltes espagnoles terminées. Tant l’émigration saisonnière
que l’émigration temporaire aboutissaient souvent
à une émigration permanente, certains Espagnols
s’installant définitivement dans les pays récepteurs.
accepter l’arrivée d’une immigration espagnole,
portugaise et italienne nombreuse, alors qu’ils
avaient exprimé leur prédilection pour des immigrants provenant d’Europe occidentale et septentrionale : l’Europe méridionale était la seule
zone capable de générer une abondante maind’œuvre bon marché et disposée à émigrer en
Amérique latine.
L’utilisation de l’excédent démographique espagnol par les États latino-américains, selon leurs
besoins précis, a donné lieu à trois types temporels
de courants migratoires. Le premier est un courant
de type permanent, composé de colons agricoles
désirant mettre en culture les terres vierges ou
exploiter celles déjà occupées, et d’ouvriers pour
réaliser le processus d’industrialisation et pour
compenser le manque de main-d’œuvre dans les
secteurs qui allaient connaître un décollage, suite
de la croissance démographique issue de l’immigration massive (construction, commerces, transport, services financiers et à caractère privé, etc.)
Conformément à la demande transocéanique,
l’émigration espagnole à l’étranger s’est caractérisée durant cette étape par la prédominance d’émigrants adultes (plus des trois quarts des émigrants
ont plus de 14 ans), de sexe masculin (la sex ratio
dépassait toujours l’indice 200), actifs (plus de 60%
des émigrants déclaraient une profession à l’embarquement), et d’origine rurale (plus des deux tiers
des émigrants actifs se déclaraient agriculteurs ou
journaliers).
L’évolution suivie par la population espagnole
recensée en Amérique peut également servir d’indicateur des destinations prioritaires de cette émigration et de la durée du séjour. On peut ainsi
constater que de 170 000 Espagnols résidant de
l’autre côté de l’Atlantique, on passe à un demi million jusqu’en 1900, et à un million et demi jusqu’en
1920. Les destinations préférées des émigrants
espagnols sont à l’époque l’Argentine et Cuba, suivies du Brésil et, dans une moindre mesure, de
l’Uruguay, du Mexique et du Chili.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
La deuxième est un courant de type temporaire,
composé d’émigrants qui se destinaient uniquement
à la réalisation des infrastructures nécessaires à
l’augmentation des exportations et qui s’en allaient
une fois celles-ci achevées, comme cela a été le cas
pour le canal de Panama, les lignes ferroviaires et
les réseaux de circulation d’Argentine, du Brésil,
de la Colombie, de Cuba, ou de l’Uruguay, et l’agrandissement des principaux ports d’Amérique latine
(Buenos Aires, Monte-video, La Havane, Santos ou
Rio de Janeiro).
L’affermissement de l’Argentine comme un des
principaux fournisseurs mondiaux de céréales dans
les dernières décennies du XIXe siècle a impliqué
une forte extension des superficies cultivées et la
modernisation de l’économie nationale. Ces développements, encouragés par les investissements
étrangers, exigeaient une abondante force de travail pour réaliser le défrichement et l’exploitation
des nouvelles terres, ramasser les récoltes, construire les nouveaux embranchements ferroviaires et
les infrastructures urbaines, et pour répondre aux
Le troisième est un courant de type saisonnier,
lié à l’agriculture d’exportation de certains pays
d’Amérique latine qui ne nécessitait une abondante
force de travail journalier que durant les mois de
récoltes, comme à Cuba pour la récolte de la canne à sucre ou en Argentine pour la moisson des
céréales. Ce type d’émigration était facilité par les
dates de germination différentes d’une zone à
l’autre, et donc par une articulation des marchés
32
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
C’est en Argentine que se trouve la colonie
espagnole la plus importante numériquement : en
1914, un peu plus de 840 000 Espagnols résident
dans ce pays. La colonie espagnole est alors la première colonie étrangère en Argentine après l’italienne. Elle concerne un habitant sur dix et un
tiers des étrangers. Ce sont les possibilités
d’emploi, plus nombreuses, dans l’industrie et
dans les services, et la présence de services
sociaux essentiels comme le logement, la santé
publique et l’éducation qui ont déterminé l’installation de la grande majorité des émigrants espagnols dans les villes du littoral septentrional et
particulièrement à Buenos Aires. De facto, plus
des deux tiers de la colonie espagnole résidant en
Argentine se trouvent à l’époque dans la capitale fédérale et dans sa province.
Le besoin de force de travail immigrée se fait
donc sentir de façon impérieuse, prenant différentes formes dans les campagnes et dans les villes.
En milieu rural, les besoins étaient essentiellement
orientés vers le recrutement de fermiers d’une part,
et de journaliers pour la récolte des céréales,
d’autre part. Dans le premier cas, parce que les
propriétaires fonciers argentins avaient besoin de
louer leurs terres afin d’augmenter leur productivité et leur valeur ; dans le deuxième cas, parce
que l’extension de la superficie cultivée, le manque
de mécanisation, et la nécessité d’approvisionner
les marchés internationaux avant l’Amérique du
Nord, obligeaient les propriétaires à offrir des
salaires journaliers susceptibles d’attirer périodiquement des manœuvres européens.
Dans le cas de Cuba, l’immigration espagnole est favorisée même avant l’indépendance, les
propriétaires fonciers devant impérativement rentabiliser leurs terres. L’ouverture du processus
d’abolition de l’esclavage, décrété en novembre
1879, et la nécessité de réduire les coûts de production et d’augmenter les bénéfices, ont amené
les propriétaires des grandes haciendas à préférer
la main-d’œuvre libre aux esclaves affranchis, pour
des raisons économiques. En principe, tout laisse
à penser que la main-d’œuvre libre venant de
l’étranger serait revenue plus chère aux propriétaires que les esclaves affranchis, mais en réalité,
le recours à l’immigration des travailleurs d’Espagne
et des Canaries par la classe dirigeante lui a permis, sous prétexte d’un (faux) manque de force de
travail dans l’île, de geler les salaires des affranchis et des nouveaux venus. C’est dans les planta-
En milieu urbain, cette force de travail était
également nécessaire, pour compenser le manque
d’autochtones et maintenir les indices de croissance. C’est ainsi que les transports, la construction et surtout le commerce et l’industrialisation
croissante ont accaparé une grande partie de
33
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE
l’immigration. De plus, si l’Argentine dépendait de
l’immigration pour consolider son modèle économique, elle en avait aussi besoin pour diminuer le
pouvoir du mouvement ouvrier qui, prenait depuis
1900 de plus en plus d’ampleur, par l’arrivée d’une
main-d’œuvre étrangère docile et adaptable aux
besoins du marché du travail.
demandes des secteurs industriel, commercial et
des services naissants. C’est de là qu’est venu le
fort intérêt des autorités argentines à stimuler
l’immigration, spécialement lorsqu’elle a eu à faire face à l’énorme besoin de force de travail généré par l’expansion économique du début du XXe
siècle, principalement fondée sur quatre piliers :
1º) la croissance de la superficie agricole cultivée,
conséquence de l’augmentation en valeur des exportations, surtout les céréales ; 2º) la croissance de
l’industrie liée à la demande interne d’articles de
consommation peu sophistiqués ou à la proximité
du marché et des matières premières ; 3°) l’essor
de la construction du fait de la demande de logement issue de la croissance démographique et la
nécessité d’améliorer les infrastructures urbaines ;
et 4°) l’augmentation et la diversification du secteur des services, dont le commerce, selon la croissance de la population du pays et des besoins qui
en découlent.
la plaçait au premier rang des colonies étrangères,
de telle sorte qu’1% des habitants de l’île et 70%
des résidents étrangers étaient espagnols. La répartition de la colonie espagnole dans le pays est corollaire au processus d’expansion économique lié à la
canne à sucre : quatre Espagnols sur dix sont installés dans la florissante province de La Havane et
la même proportion se répartit entre les provinces
sucrières des villes d’Oriente et de Camagüey. Alors
que l’Argentine et Cuba accueillent le même
nombre d’immigrants, la seule différence qui existe entre leurs communautés espagnoles respectives
réside dans le fait que, dans le cas de Cuba, le courant saisonnier est bien plus important.
tions de sucre que l’emploi de main-d’œuvre étrangère a été le plus nécessaire lors de l’abolition de
l’esclavage, car c’est là que travaillait la majorité
de la population esclave de l’île.
Après l’indépendance, la demande cubaine de
main-d’œuvre extérieure a augmenté du fait de la
conjonction de plusieurs évolutions : premièrement,
Cuba entame le siècle avec d’importantes pertes
démographiques, conséquences de la guerre
d’indépendance ; deuxièmement, la politique de
concentration menée par le général Weyler pendant la guerre a abouti au refus d’une partie de
la population rurale regroupée de retourner à la
campagne, laissant celle-ci dépourvue d’une partie de la force de travail nécessaire à la reconstruction des plantations détruites durant le
conflit ; troisièmement, des travaux de construction de lignes ferroviaires sont menés afin de relier
les zones occidentale et orientale de l’île. Enfin,
l’expansion sucrière commence dans des zones
pratiquement désertes, dans les provinces de
Camagüey et Oriente.
Au Brésil, c’est l’État de Sao Paulo qui a attiré la majorité de l’immigration. Déjà au milieu
des années 1880, la nécessité d’étendre la superficie cultivée de champs de café et de remplacer les
esclaves quand le système de production esclavagiste est entré en crise, a accru le besoin de force
de travail immigrée dans la région de Sao Paulo. Les
fazendeiros (grands propriétaires terriens de cultures extensives du café) ont appliqué une discrimination au niveau de la demande de maind’œuvre, car, malgré une offre interne plus ou
moins importante, ils ont préféré recourir à la
main-d’œuvre européenne. Nous pouvons pensons
que, comme dans le cas de Cuba, les fazeideiros
et l’oligarchie brésilienne ont privilégié l’immigration blanche, convaincus que celle-ci était
essentielle à “l’amélioration de la race”, qu’elle
avait une capacité de travail bien supérieure à la
main-d’œuvre noire et surtout qu’elle permettait
de maintenir à la baisse les salaires agricoles. Ainsi, l’émigration espagnole au Brésil pendant les
vingt premières années du XXe siècle a été fortement liée à la demande de la région de Sao Paulo et à l’immigration subventionnée. De plus, il
ne faut pas oublier que la force de travail espagnole s’est substituée à l’immigration italienne
qui se tarit exactement à cette époque, à cause
des mauvaises conditions de vie imposées par les
fazendeiros.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Néanmoins, si toutes ces raisons sont importantes, elles n’excluent pas pour autant les effets
majeurs de la législation cubaine qui, en interdisant
l’immigration des non-blancs et l’immigration subventionnée ou employée depuis l’étranger, favorise clairement l’immigration espagnole : en plus de
réduire la concurrence possible d’immigrants
d’autres nationalités, elle permet aux Espagnols
d’entrer librement à Cuba.
Si pendant les deux premières décennies du XXe
siècle l’immigration espagnole, surtout celle de
type saisonnier, a été très importante, à partir de
1920, la crise économique généralisée, qui touche
le pays du fait de la baisse du prix du sucre sur les
marchés internationaux, a entraîné une chute irréversible du nombre d’immigrants espagnols.
En 1919, la colonie espagnole recensée à Cuba
représentait à peu près 250 000 personnes, ce qui
34
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
TARISSEMENT
DES MIGRATIONS
ÉCONOMIQUES
ET EXIL POLITIQUE
(1931-1945)
Pendant cette période, l’émigration espagnole
à caractère économique vers l’Amérique latine a
connu une brusque interruption, pour deux raisons
principales : le durcissement de la politique d’immigration en Amérique et les changements survenus
dans la situation politique espagnole.
L’Uruguay, avec presque 55 000 Espagnols recensés en 1908, est le quatrième pays d’accueil de l’émigration espagnole. Les Espagnols représentent alors
la deuxième colonie étrangère du pays, après les
Italiens, un tiers des étrangers et 5% de la population totale. Tout comme dans les cas vus précédemment, la colonie espagnole a tendance à se
concentrer, à Montevideo en l’occurrence, où vivent
les deux tiers de cette colonie. À l’image de Buenos Aires, la capitale offrait de bonnes possibilités
d’emplois urbains et, par voie de fait, d’ascension
sociale.
En Espagne, trois périodes peuvent être distinguées durant cette étape. Dans la première, qui
correspond au quinquennat républicain, 1931-1935,
l’émigration espagnole garde les caractéristiques
de la période antérieure au crack boursier de 1929,
bien que dans une mesure tout à fait moindre : la
forte crise économique a réduit la capacité d’attraction américaine. Durant la deuxième période, soit
les années de la guerre civile, 1936-1939, l’émigration est quasiment nulle et se limite à quelques
convois de réfugiés, principalement des enfants.
Pendant la troisième période, 1940-1945, soit les
premières années du régime dictatorial du général Franco, les difficultés imposées à l’émigration
vont maintenir un flux migratoire à la baisse, d’une
part, et l’exil de milliers de républicains, depuis la
France essentiellement, va transformer un courant
migratoire typiquement économique en un autre
strictement politique, d’autre part.
Au Mexique, les Espagnols recensés en 1921
étaient 26 000, représentant ainsi la première colonie étrangère du pays, un quart des étrangers et
deux habitants sur 1 000. La communauté espagnole se concentre durant cette période dans le
District Fédéral, où se trouve plus de la moitié des
Espagnols, pour des raisons similaires à Buenos
Aires, la Havane et Montevideo.
Lors du recensement de 1920, la colonie espagnole du Chili atteignait également les 27 000.
Première colonie européenne, elle concerne un
étranger sur cinq et sept habitants sur 1 000. Comme dans les autres cas, et pour des raisons iden-
En outre, on ne peut occulter le fait que la
Deuxième Guerre mondiale a également rendu difficiles les déplacements de l’autre côté de l’Atlantique, une bonne partie des bateaux des pays bel-
35
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE
tiques, les Espagnols s’installent de préférence
dans la région métropolitaine : de fait, c’est à Santiago du Chili et dans ses alentours que réside la
moitié de la colonie espagnole du pays.
En 1920, les Espagnols recensés au Brésil
étaient plus de 200 000, ce qui place cette colonie
en troisième position, après l’italienne et la portugaise. Pourtant, bien qu’un peu plus d’un étranger sur 100 soit espagnol, l’imposante ampleur
numérique de la population du pays, empêche ces
immigrants de représenter au Brésil un poids aussi important qu’à Cuba ou en Argentine : seulement
0,7% des habitants sont espagnols. Même si des
Espagnols sont recensés dans presque tous les États
brésiliens, ils se concentrent pour les trois quarts
dans l’État de Sao Paulo. Cela est dû au fait que,
comme nous l’avons vu précédemment, Sao Paulo
a été le seul État à pouvoir réellement financer,
recevoir et maintenir une immigration massive
d’Espagnols.
Déjà, bien avant la guerre, les relations entre
le gouvernement républicain espagnol et le gouvernement mexicain étaient bonnes : c’est pourquoi le président mexicain Lázaro Cárdenas a offert
son pays comme refuge aux républicains espagnols
si la lutte armée s’avérait être défavorable à leur
camp. Au total, leur nombre au Mexique a été de
21 750 : c’est donc le pays d’Amérique latine qui a
accueilli le plus important contingent d’émigration
espagnole forcée.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
ligérants qui étaient auparavant destinés au transport de passagers servant désormais à l’envoi de
troupes. Parallèlement, l’extension de la guerre
sous-marine aux deux hémisphères a rendu les traversées maritimes dangereuses, même si celles-ci
avaient comme points de départ et d’arrivée des
pays non-belligérants.
Quant à l’Amérique latine, l’accroissement du
chômage ouvrier ajouté au ralentissement de la croissance économique après le crack boursier de 1929
a imposé une restriction légale de l’entrée d’immigrants étrangers, variables selon les différents intérêts nationaux. Dans cette atmosphère générale de
méfiance, l’exil espagnol en Amérique s’est heurté
à deux difficultés majeures. La première provient
directement des réticences des pays traditionnels
de destination traditionnels de l’émigration espagnole –comme l’Argentine, Cuba, le Brésil ou l’Uruguay–, à accepter l’arrivée de réfugiés, en prenant
comme alibi les problèmes d’emploi que celle-ci pouvait générer, alors qu’il s’agissait en réalité de la
peur que ces immigrants, considérés comme “dangereux” politiquement, n’altèrent la “paix sociale”
ambiante. La deuxième difficulté découle directement de la limitation des fonds destinés aux organismes d’aide aux réfugiés créés en France par le
Gouvernement républicain en exil (le SERE et la
JARE), le transfert et l’installation de ces réfugiés
en Amérique latine s’effectuant presque exclusivement grâce à ce mode de financement. Ainsi, une
fois ceux-ci épuisés, il n’y eut quasiment plus d’émigration politique, au moment même où les troupes
nazies envahissent la France et persécutent les réfugiés restés dans ce pays. Les réfugiés espagnols qui
ont pu se rendre de l’autre côté de l’Atlantique entre
1936 et 1945, estimés à environ 24 000, ont eu à choisir entre des pays aux gouvernements proches de la
cause républicaine, entre autres le Chili et le
Mexique, qui ont accueilli la majorité d’entre eux,
et des pays ayant un intérêt certain à recevoir des
exilés espagnols, comme la République dominicaine et l’Équateur.
Il en a été de même au Chili, où la connivence
politique avec la République espagnole a amené le
gouvernement à accepter d’accueillir des réfugiés
après la déroute finale de 1939, bien que sous certaines conditions restrictives et sélectives. Au total,
les réfugiés admis n’ont pas dépassé les 3 000,
nombre égal à celui des contingents accueillis respectivement en République dominicaine et en
Équateur.
La chute de l’émigration espagnole à partir de
1930, tout comme la mortalité due au vieillissement des Espagnols arrivés pendant la deuxième
moitié du XIXe siècle, a eu pour conséquence directe la baisse de la population espagnole installée en
Amérique latine : en 1950, on recense 1 125 000
Espagnols dans ce continent, soit 300 000 de moins
qu’en à 1920. Parmi les pays à la plus forte présence espagnole, l’Argentine, Cuba et le Brésil ont
connu la plus grande perte : l’Argentine compte
environ 750 000 Espagnols en 1947, Cuba 75 000 en
1953, et le Brésil 132 000 en 1950. Seuls le Mexique
et le Chili ont respectivement connu une augmentation et une stagnation de leur nombre de résidents espagnols, grâce à l’arrivée et l’installation
de réfugiés républicains.
36
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
suffisantes pour absorber la force de travail excédentaire de la campagne sont restées quasiment
les mêmes qu’au début du siècle (la Catalogne, le
Pays basque et Madrid), et même quand la croissance de l’appareil industriel a permis d’accroître
la capacité d’emploi, celle-ci n’a pas été suffisante pour absorber la totalité des transferts démographiques venus du milieu rural.
De même que dans l’étape antérieure à 1930,
le déséquilibre entre une population qui augmente trop rapidement et une structure économique à
peine modernisée a été à nouveau le principal motif
qui a poussé les Espagnols à émigrer et à essayer
de trouver à l’étranger ce que leur propre pays ne
pouvait leur offrir.
Cette situation intérieure défavorable a amené
le régime franquiste à encourager promptement
l’émigration extérieure, particulièrement à partir
du moment où celui-ci reconnaît officiellement que
le pays souffre d’une forte pression démographique
et que l’émigration ne représente aucun danger
quant à de possibles “infiltrations idéologiques”,
mais qu’au contraire, elle permet de réduire le
mécontentement social et, par conséquent, les mouvements potentiels qui menaceraient la stabilité
du régime dictatorial. Une politique migratoire libérale est donc mise en place, favorisée par la consolidation du régime franquiste sur la scène internationale. Cette politique s’est concrétisée par plusieurs mesures destinées à faciliter l’émigration.
Entre ces différentes décisions, on peut distinguer :
des facilités concédées pour obtenir un passeport
et la libre-sortie de devises du pays à partir de 1948 ;
la signature de plusieurs conventions bilatérales
avec des pays latino-américains et européens ; la
création en 1956 de l’Institut Espagnol d’Émigration, institution destinée à planifier, orienter et
contrôler l’émigration espagnole ; et enfin, l’adhésion cette même année au Comité Intergouvernemental des Migrations Européennes (CIME), qui
assure aux émigrants le transport, l’accueil, le logement initial et l’installation dans les pays américains membres de ce comité.
Malgré les effets négatifs de la guerre civile
(augmentation du nombre de morts et d’exilés), la
population espagnole a continué à croître à un rythme très soutenu, corollaire au processus de transition démographique. En 1950, il y avait en
Espagne quatre millions d’habitants de plus qu’en
1930, entre 1950-1960, deux millions et demi d’habitants supplémentaires et en 1970, la population
espagnole atteignait les 33,5 millions. Ainsi en
quatre décennies, l’Espagne a vu sa population augmenter de dix millions, sans compter que l’émigration a représenté à cette époque une perte estimée à plus d’un million et demi de personnes.
Pour bien rendre compte du manque de modernisation de l’économie espagnole il suffit de considérer qu’en 1960, 46% du PIB national dépend
encore du secteur primaire et 42% de la population active travaille dans ce secteur. La place du
secteur primaire est également significative au
niveau régional : il représente, dans neuf régions,
un tiers du PIB et, dans la majorité des régions
espagnoles, le principal secteur d’occupation. On
comprend alors que ce soit la campagne qui reste
le principal foyer d’émigration. Aux facteurs qui
auparavant faisaient fuir le monde rural, il faut
alors ajouter d’autres éléments qui favorisent l’exode : le processus de mécanisation agricole, l’attrait
des salaires plus élevés de l’industrie et l’échec de
la politique de colonisation entreprise par l’Etat.
De plus, les régions industrialisées aux capacités
De plus, à partir de 1960, le gouvernement espagnol s’est vu obligé de favoriser encore plus l’émigration afin d’éviter les conséquences négatives du
plan de stabilisation de 1959 et de l’accroissement
de l’exode rural, et d’utiliser les envois de fonds
des émigrants pour contrebalancer le déficit de la
37
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE
APRÈS LA DEUXIÈME
GUERRE MONDIALE
(1946-1975)
700 000 Espagnols étaient recensés dans ce pays.
balance commerciale. Le plan de stabilisation a
provoqué une augmentation du chômage et une
importante diminution des ressources de la population ouvrière, les heures supplémentaires, les
primes et le pluri-emploi étant interdits. Le fort
exode est non seulement dû à l’attrait des salaires
de l’industrie, bien plus élevés que les soldes agricoles, et du mode de vie urbain, mais aussi à la suppression d’emplois ruraux du fait de la mécanisation de l’agriculture. Enfin, les envois et transferts
de fonds des émigrants pouvaient représenter une
entrée massive de devises compensant les pertes
générées dans la balance commerciale par les
importations.
La prospérité économique argentine, principal
moteur de l’immigration étrangère, s’est fondée
sur l’augmentation des exportations agricoles pendant les années quarante et le début des années
cinquante. Les devises obtenues ont permis au gouvernement péroniste d’accentuer son contrôle de
l’économie, de nationaliser les services de base
(trains, téléphone, gaz et transports urbains), et
d’investir dans l’expansion de l’industrie légère. Le
pays a ainsi réussi à atteindre le plein emploi, et
l’exode rural a été absorbé par l’industrie en développement. Cette conjoncture a attiré des ouvriers
pour l’industrie, des techniciens spécialisés pour
diriger les entreprises et réaliser les infrastructures nécessaires, et des colons agricoles afin de
peupler les zones les moins habitées du pays et
celles où l’exode rural rendait difficile le maintien
de la production agricole.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Au cours de cette étape, la chaîne migratoire a
de nouveau joué un rôle important pour faciliter le
départ de certains Espagnols, spécialement dans
les pays où une lettre d’appel d’un émigrant déjà
installé était exigée pour pouvoir entrer comme
immigrant. L’exil politique pour fuir la répression
du régime dictatorial a aussi été un des facteurs
d’émigration, même si la majorité de ce courant se
dirige vers la France.
À partir de 1946, la demande latino-américaine de force de travail extérieur fait rapidement
augmenter les chiffres de l’émigration espagnole
de l’autre côté de l’Atlantique. Au total, entre 1946
et 1970, un peu plus d’un million d’Espagnols ont
émigré dans cette région, mais avec une répartition régionale très inégale, presque la moitié de
ces émigrants provenant de Galice (43%), les Canaries, deuxième région en volume, ne représentant
qu’un septième de la totalité.
Pourtant, la splendeur économique argentine
allait bientôt connaître une crise grave. Trois causes
expliquent ce déclin, qui a provoqué un déficit de
la balance des paiements, une dévaluation du peso
et une augmentation progressive du coût de la vie
à partir de 1952 : 1) la chute des exportations destinées à la reconstruction de l’Europe, qui peut désormais se passer de l’Argentine comme fournisseur ;
2) l’échec de la politique péroniste d’industrialisation, fondée sur l’industrie légère, l’industrie lourde dont elle dépend n’ayant pas été développée en
même temps ; 3) la diminution de la superficie cultivée à cause de la baisse des prix agricoles par le
gouvernement, qui détient le monopole des achats.
Dans les lieux de destination aussi les émigrants
sont concentrés géographiquement : l’Argentine et
le Venezuela sont devenus, dans une même proportion, les principaux pays récepteurs, absorbant
à eux deux 60%, du fait de leur expansion économique et de leur besoin croissant de travailleurs.
Dans le cas argentin, la chaîne migratoire a également joué un rôle significatif : en 1946, plus de
En plus de la détérioration de la situation économique, deux autres facteurs peuvent servir à
comprendre la baisse de l’émigration en Argentine à partir de 1953 : a) la déviation du courant vers
le Venezuela qui intensifie à ce moment sa demande de main-d’œuvre immigrée et qui donne l’impression à l’émigrant d’offrir d’excellentes perspectives,
du moins meilleures qu’en Argentine ; b) la mise
38
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Ces modifications ont amené une nouvelle croissance du nombre d’Espagnols présents en Amérique latine, de telle sorte que jusqu’en 1960, ils
étaient approximativement 1 270 000. En Argentine, l’importante émigration espagnole n’a pas suffi à compenser la mortalité due au vieillissement
des Espagnols arrivés avant 1914 : en 1960, on en
recense 35 000 de moins qu’en 1947.
Au Venezuela, la croissance économique rapide due à l’augmentation de la production de pétrole (accroissement de la demande extérieure) a
nécessité le recours à l’immigration. Cela n’a pas
seulement permis d’augmenter les ressources fiscales aux mains de l’Etat, mais également
d’accroître les investissements dans l’industrie
pétrolière et dans la construction de nouvelles raffineries (le traitement du pétrole brut s’effectuant
directement dans le pays), tout en stimulant
l’expansion de l’industrie et d’activités parallèles,
comme les industries légères dont la production
était destinée au marché intérieur ou de la
construction.
Au Venezuela au contraire, le très fort afflux
d’immigrés pendant les années cinquante a fait
quadrupler la population espagnole en l’espace de
onze ans (1950-1961). La colonie espagnole représente alors 166 000 personnes, ce qui la place au
premier rang des colonies étrangères, devant l’italienne et la colombienne.
Dans les autres pays, la situation générale tend
vers une croissance du nombre des résidents espagnols grâce à l’émigration. Ainsi, au Brésil, cette
immigration a légèrement compensé les effets de
la mortalité d’un groupe toujours vieillissant : en
1960, il y a 130 000 Espagnols de plus qu’en 1950
qui vivent dans ce pays. En Uruguay, l’apport migratoire est tel qu’en 1963, la population espagnole
atteint les 72 000. Et au Mexique, l’émigration,
venant d’Espagne ou d’autres pays d’Amérique latine où la situation socio-économique se détériore
(comme Cuba), a représenté, en 1960, une augmentation de 13 000 Espagnols par rapport à 1950.
À l’inverse, le Chili et Cuba sont les seuls pays où
le nombre des résidents espagnols stagne, l’immigration restant faible.
Toutefois, à la fin des années cinquante, la détérioration de la situation économique du pays et la
croissance du chômage ont obligé le gouvernement
vénézuélien à fermer temporairement ses portes à
l’immigration, sauf pour les familles proches des
immigrants déjà établis. Ces restrictions expliquent
le déclin de l’émigration espagnole à partir de cette époque.
Le Brésil et l’Uruguay sont les deuxièmes destinations, ce qui s’explique autant par la chaîne
migratoire que par l’attrait de ces pays pour l’émigrant espagnol : leurs économies sont florissantes
depuis la Deuxième Guerre mondiale. La perte
d’importance de pays comme Cuba, le Mexique ou
le Chili en tant que pays de destination du courant
Conséquence des besoins de main-d’œuvre des
pays d’Amérique latine, le mouvement migratoire
espagnol se caractérise à cette époque par la prédominance d’adultes, ou du moins de jeunes en âge
39
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE
migratoire espagnol a été provoquée par la présence d’une force de travail local suffisante pour
répondre à la demande, par une croissance économique plus faible, ainsi que par de moindres
chances de succès pour l’émigrant.
en marche du deuxième plan quinquennal péroniste (1953-1957), avec un intérêt certain pour la
colonisation agricole, élément indispensable pour
permettre d’une part d’accroître la production agricole d’élevage destinée à la population urbaine et,
d’autre part, d’étendre la base de consommation
de produits manufacturés, ce qui nécessite une
augmentation du contrôle et de l’orientation des
contingents d’immigrants, en restreignant au maximum l’immigration vers Buenos Aires et en l’orientant vers le milieu rural ou vers les villes de Rosario
et Bahía Blanca.
deuxièmement, la crise économique qu’a connue
la majorité des pays latino-américains à la fin de
la période faste, du fait de la chute de valeur de
leurs exportations, essentiellement agricoles, et
de politiques erronées d’investissement industriel ; troisièmement, une politique migratoire qui
favorise toujours une immigration sélective de
personnel qualifié (ouvriers industriels, techniciens, colons agricoles, etc.) et/ou le “regroupement familial”, deux aspects qui apparaissent dans
les Conventions d’Emigration que l’Espagne signe
avec l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Paraguay.
La conjonction de tous ces facteurs a abouti à un
déclin progressif de l’émigration vers l’Amérique
latine, jusqu’à ce qu’elle devienne un courant résiduel à partir de 1970.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
d’être incorporés dans le marché du travail (les
émigrants entre 15 et 55 ans représentent plus des
deux tiers du total de l’immigration), et de sexe
masculin, bien que l’augmentation de l’émigration
féminine, résultat du regroupement familial, ait
atténué les différences entre les deux sexes jusqu’à ce qu’ils soient pratiquement à nombre égal
en 1975. De même, la répartition des émigrants
par secteurs d’activité montre que ceux-ci sont
majoritairement ouvriers industriels et agriculteurs, répercussion de l’exode rural espagnol vers
l’étranger et de l’important besoin d’ouvriers et de
techniciens des pays latino-américains pour fortifier leurs processus d’industrialisation.
À partir de la fin des années cinquante, la destination de l’émigration espagnole à l’étranger
change, la majorité se dirigeant désormais vers
l’Europe occidentale. Cette évolution est déterminée, d’une part, par des atouts internes à la nouvelle destination : la possibilité d’obtenir un emploi
sûr, bien rétribué, un coût de déplacement bien
moindre et un marché du travail moins sélectif
qu’en Amérique latine. En outre, ceux qui émigrent
en Europe envoient une partie de leurs économies
en Espagne, ce qui permet à leurs familles de survivre dans leurs lieux d’origine, évitant ainsi un
exode encore plus important. C’est ce qui se passe avec l’émigration temporaire en France pour les
vendanges, l’argent amassé par les émigrants en
un mois de travail, ajouté aux quelques revenus de
sous-emplois agricoles en Espagne, leur permettant de continuer à vivre dans leurs provinces d’origine sans avoir à émigrer définitivement. D’autre
part, en Amérique latine, trois facteurs endogènes
ont favorisé son remplacement par l’Europe occidentale : premièrement, la forte croissance démographique dans les pays latino-américains depuis
la fin de la Deuxième Guerre mondiale les a dotés
d’une abondante main-d’œuvre pas ou peu qualifiée qui, en accédant au marché du travail, a empêché, entre autres, l’immigration d’Espagnols venant
de milieux ruraux pour occuper des emplois urbains
ou agricoles à très bas niveau de spécialisation ;
La chute de l’émigration, l’augmentation des
retours, les conséquences de la mortalité sur une
colonie toujours plus vieille, provoquent une diminution de la population espagnole résidant de
l’autre côté de l’Atlantique. Au total, cette population estimée à 1 125 000 en 1960 passe à 650 000
en 1980. La diminution diffère d’un pays à l’autre
selon l’ampleur qu’ont pris les différentes causes
exposées précédemment ; ainsi, si le nombre de
résidents espagnols en Argentine, en Uruguay et
au Chili avait diminué de moitié en 1980 par rapport à 1960, le Brésil et le Mexique comptaient
eux, une perte d’un tiers de cette colonie alors
que Cuba et le Venezuela connaissaient une perte inférieure à 20%.
Le déclin de la colonie espagnole a eu pour
conséquence la diminution de son poids relatif dans
l’ensemble de la population étrangère ; de fait, si
en 1960 les Espagnols représentaient trois dixièmes
des étrangers installés au Venezuela et en Argentine, vingt ans plus tard ils ne concernaient plus
qu’un étranger sur cinq en Argentine et un sur huit
au Venezuela. Entre les colonies étrangères et par
rapport à 1960, la population espagnole maintient
sa deuxième position en Argentine (après l’italienne), passe de la première à la deuxième au
40
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Une des caractéristiques communes des Espagnols qui ont émigré en Amérique latine après la
Deuxième Guerre mondiale a été à nouveau, comme dans l’étape antérieure à 1930, son fort degré
de concentration spatiale : la majorité de ceux-ci
s’installent dans des régions très précises qui coïncident avec celles au plus fort développement socioéconomique et à une forte présence espagnole déjà
ancienne. Ainsi, la colonie espagnole s’est concentrée en Argentine dans la capitale fédérale, sa périphérie (le “Gran Buenos Aires”) et le reste de la
province de Buenos Aires ; au Brésil, dans l’État
de Sao Paulo ; au Venezuela dans le District Fédéral et à Miranda ; au Chili, dans la région Métropolitaine ; et au Mexique, dans le District Fédéral.
Salvador Palazón Ferrando
Département de Géographie Humaine
Université d’Alicante
CONCLUSION
En résumé, si l’émigration espagnole en Amérique latine entre 1880 et 1975 a été d’une très
grande importance, tant par son volume que par
ses conséquences démographiques et économiques
en Espagne et dans les pays récepteurs, nous ne
pouvons pas manquer de remarquer que, d’une part,
toutes les régions espagnoles n’ont pas également
contribué au courant migratoire et que, d’autre
part, tous les pays latino-américains n’ont pas bénéficié similairement de cet apport. Ainsi, avant 1930,
la Galice et l’Andalousie ont été les régions qui ont
fourni le plus grand nombre d’émigrants, et l’Argentine, Cuba et le Brésil, les pays qui ont reçu le plus
d’Espagnols. Après la Deuxième Guerre mondiale,
la Galice et les Canaries allaient être les régions
dont partiraient la majorité des émigrants, et
l’Argentine et le Venezuela, les pays en accueillant
le plus. Il est également important de comprendre
que les pays d’Amérique latine n’ont jamais appliqué de politiques de portes ouvertes sans aucune
discrimination à leurs frontières : ils ont toujours
sélectionné l’immigration espagnole en fonction
41
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE
de leurs besoins précis et ils ont même restreint
les entrées d’immigrants aux moments les plus critiques. En outre, à l’exception de la période d’entredeux-guerres, l’émigration espagnole en Amérique
latine a revêtu un caractère essentiellement économique, à cause de déterminants internes à
l’Espagne et des besoins extérieurs ; cela n’implique
pas que les réseaux sociaux établis entre les immigrants espagnols installés en Amérique et leurs
familles et amis qui étaient restés en Espagne,
n’aient pas joué un rôle décisif : dans bien des cas,
ces réseaux ont été déterminants au moment de
prendre la décision d’émigrer de l’autre côté de
l’Atlantique.
Venezuela (après la colombienne) et reste la quatrième au Brésil (après la portugaise, la japonaise
et l’italienne).
POPULATION NÉE EN ESPAGNE
ET RECENSÉE EN AMÉRIQUE LATINE
(1870-1980)
Argentine
Bolivie
Brésil
Chili
Colombie
Costa Rica
Cuba
Equateur
El Salvador
Guatemala
Mexique
Nicaragua
Panama
Paraguay
Pérou
Porto Rico
R. Dominicaine
Uruguay
Venezuela
Total approx.
1870
34.080
*
620
*
*
*
117.114
*
*
*
*
*
*
*
*
*
*
19.064
*
175.000
1900
198.685
420
60.000
8.489
831
129.240
*
*
*
16.302
756
*
*
7.690
*
57.865
11.544
500.000
1920
841.149
219.142
25.962
2.549
245.644
*
*
*
26.675
*
*
*
*
4.794
3.000
54.885
5.796
1.450.000
1940
749.392
1.250
160.557
23.323
900
2.000
157.527
700
500
1.000
29.544
*
1.618
1.000
2.478
2.532
*
50.000
6.959
1.200.000
1960
715.685
1.000
144.080
21.777
7.424
1.334
74.000
750
489
1.000
49.637
473
2.292
*
5.406
2.424
4.060
72.754
166.660
1.275.000
1980
373.984
1.394
98.515
12.290
3.000
1.546
60.000
2.591
500
1.407
32.240
475
2.706
1.160
4.723
4.500
2.000
31.546
144.505
780.000
Source : Recensements nationaux de population. Élaboration personnelle.
* Pas de données. Il s’agit des chiffres officiels du recensement le plus proche de chaque date. Les chiffres arrondis sont, par manque de don-
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
nées, des estimations.
42
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
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mieux, à la lecture des dossiers de police et de
sûreté, le traitement au long cours réservé aux
étrangers, population dangereuse parce que
laborieuse et mobile, source d’anarchisme ou
ferment d’indépendantisme.
Laurent Canat
Différences
LES ANDALOUS EN EUROPE :
DE LA SURVIE
À L’INSERTION SOCIALE
Introduction :
l’émigration andalouse
en chiffres
Au cours de ces trois décennies, près de 370 000
Andalous émigrent vers l’Europe, avec des variantes
selon les différents points de destination. Ainsi, dès
les années soixante, plus de la moitié d’entre eux se
rend en Allemagne ; dans les années soixante-dix,
alors que la politique migratoire allemande se durcit, limitant le nombre et imposant des restrictions
quant au type de permis, la destination principale
devient la Suisse, qui concentre à elle seule environ la moitié des nouveaux arrivés. Au cours des
années quatre-vingt, l’émigration se tourne quasi
exclusivement vers la Suisse et la France.
L’émigration est un des phénomènes contemporains qui ont défini et façonné le plus radicalement la réalité andalouse dans la deuxième moitié du siècle qui vient de s’écouler. Bien que la
majorité des émigrants ait comme destination
d’autres régions de l’État espagnol et, plus particulièrement, la Catalogne (Martin, 1992 ; Jimenez et Martin, 2001), il ne faut pas négliger le
nombre d’Andalous ayant entrepris d’émigrer à
l’étranger, principalement au cours des années
soixante. Concrètement, l’émigration andalouse
a évolué comme suit de 1960 à 1990 :
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
PAYS
Allemagne
Suisse
France
Hollande
Belgique
Royaume-Uni
Autres
TOTAL
1960-1970
108.013
30.210
60.190
7.498
2.100
763
474
209.248
D’après l’Institut Espagnol de Statistiques qui
met en relief le manque de données fiables, il y
avait, vers la moitié des années quatre-vingt, 407 000
NOMBRE D’ÉMIGRANTS PAR PÉRIODE
1971-1980
1981-1990
27.967
27
62.777
17.291
15.905
31.289
3.843
9
9
2
133
62
117
51
126.135
33.347
Source : Annuaire des Migrations, 1997. Tableau élaboré par l’auteur.
44
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
TOTAL
136.007
110.278
107.384
11.350
2.111
958
642
368.730
Ces dernières années, le nombre des retours
dépasse celui des départs. D’un autre côté, ces nouveaux émigrants répondent à un profil social et de
travail bien distinct de celui qui caractérisait le
gros de l’émigration andalouse, tant en Espagne
que vers l’étranger. Ces données indiquent sans
équivoque que l’émigration andalouse, en tant que
processus spécifique et différencié, est terminée.
Cependant, les conséquences de ce processus –en
Andalousie comme au-dehors– sont toujours bien
là : conséquences démographiques, économiques,
culturelles et politiques. En dépit de la difficulté
de fournir un nombre exact d’émigrants résidant
en Europe, nous l’estimons à près de 200 000 personnes, réparties de la manière suivante : 88 000
en France, 35 000 en Allemagne, 18 000 en Suisse,
13 000 au Royaume-Uni, 9 000 en Hollande, 6 000
en Belgique et le reste dans différents autres pays.
Les causes de l’émigration
andalouse
Derrière l’exode massif qui, de 1956 à 1973, a
provoqué le départ d’environ deux millions d’Andalous, figurent les transformations subies par l’économie andalouse des années soixante à nos jours.
Comme le souligne M. Delgado (1981), l’Andalou-
45
LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE
sie du début des années soixante a fait l’objet d’un
changement important d’orientation économique,
conséquence de la politique de développement mise
en place par l’État. Si, jusqu’à cette période, la
région avait joué un rôle de fournisseur de matières
premières et de financement du développement
industriel d’autres endroits du pays, elle commence,
à partir de ces années-là, à bénéficier d’injections
de capitaux visant à développer, sur son territoire,
un marché de consommateurs, à accueillir les
industries les plus polluantes et dangereuses ainsi qu’à mécaniser son agriculture. Ce processus de
modernisation, tout en impliquant la mécanisation du travail agricole –source principale d’emploi
jusqu’alors dans le milieu rural andalou– entraîne
la mise en chômage technique d’une grande quantité de journaliers, qui se retrouvent dans l’impossibilité de trouver du travail en Andalousie. De plus,
la mécanisation suppose la baisse des coûts de production, favorisant l’apparition sur le marché de
produits moins coûteux que les petites propriétés
ne peuvent pas concurrencer, ce qui aboutit à la
crise des petites exploitations. Dans cette conjoncture, l’émigration, encouragée par l’Etat espagnol
lui-même, devient alors l’alternative la plus viable
pour les journaliers, désormais “en trop”, ainsi que
pour les paysans ruinés. Dans les années soixante,
et jusqu’au milieu des années soixante-dix, les Andalous s’intègrent, à l’intérieur comme à l’extérieur
du pays, dans ce que Portes (1985) appelle le “marché du travail secondaire”. Cette émigration, bien
qu’ayant entraîné le dépeuplement des zones les
plus marginalisées de l’Andalousie –surtout les
zones montagneuses–, n’a pas eu de grandes répercussions sur la démographie des zones de plaine.
Elle a cependant bien contribué –au moins par le
biais de moyens aussi efficaces que la répression–
à éviter les tensions sociales que n’auraient pas
manqué d’entraîner de telles transformations. Par
ailleurs, les dépôts bancaires des immigrés, d’une
importance capitale pour l’équilibre de la balance
des paiements de l’État espagnol, ont été consacrés principalement au développement des régions
les plus industrialisées (la Catalogne, le Pays
Andalous vivant à l’étranger. Ce chiffre représente plus de 27% du nombre total d’Espagnols émigrés à l’étranger, ce qui est très significatif, si l’on
prend en compte le fait que les Andalous représentaient à l’époque 17% de la population espagnole. Cependant, bien que les migrations calquées
sur le “modèle fordiste” se caractérisent par leur
régularisation, il ne faut pas négliger le nombre
d’immigrés “sans papiers”, même s’il est certain
que beaucoup d’entre eux ont pu accéder à la régularisation plus rapidement et dans de bien
meilleures conditions qu’actuellement. D’un autre
côté, il nous faut relever la discordance des chiffres
entre différentes sources statistiques et d’autres
travaux consultés.
habitués à vivre seuls et des femmes ayant totalement assumé leur rôle de chefs de famille. Nous
devons prendre en compte le fait que la ségrégation envers les femmes dans les lieux publics, très
présente dans le milieu rural andalou, reste soulignée lors du retour du mari avec, comme conséquence pour les femmes, le retour à un état de
dépendance et de minorisation dont elles s’étaient
libérées en prenant en charge des fonctions traditionnellement réservées aux hommes.
Basque, Madrid), contribuant ainsi à la reproduction du sous-développement andalou.
L’émigration andalouse est donc une émigration essentiellement économique. Ainsi, la plupart
des émigrants ont centré leur intérêt sur le travail
dur et les économies extrêmes destinées à l’achat
d’un logement dans leur lieu d’origine. Il en a découlé un style de vie frugal, frisant la simple subsistance. L’objectif prioritaire, à part le logement, était
de rentrer avec un capital qui leur apporterait l’assurance d’un équilibre familial, afin de s’établir, si
possible, de façon indépendante, en investissant
dans leur propre commerce. L’intégration est ainsi à peine perçue comme une possibilité : le lieu
de destination est celui qui offre les conditions d’un
travail inexistant dans le lieu d’origine, et non point
celui d’un nouveau projet de vie. Mais pour pouvoir
accepter ces conditions de vie extrêmement dures,
en en atténuant le coût psychologique, les réseaux
ethniques prennent une importance capitale :
regroupant des familles et des compatriotes en premier lieu, ils s’étendent à ceux qui partagent les
mêmes signes d’identité, parmi lesquels se détache
la langue comme élément central de l’intercommunication.
D’autre part, on assiste également à un retour
significatif de femmes revenant avec leurs enfants,
en laissant leur mari dans le pays d’immigration.
La cause en est, dans ce cas, le désir de voir leurs
enfants grandir dans le lieu d’origine, de peur qu’un
enracinement culturel dans les sociétés d’accueil
ne finisse par transformer le retour en une situation de conflit entre la première et la deuxième
génération. Très peu allèguent que le retour ait un
lien avec la crise économique, même si nous pensons que le fait que les inconvénients de devoir rester sur le lieu de destination soient aujourd’hui de
plus en plus réels, se trouve en lien direct avec un
endurcissement des politiques migratoires des pays
d’accueil. Cependant, il ne faut pas négliger le
nombre de personnes qui rentrent, considérant
avoir atteint leurs objectifs initiaux (disposer d’économies leur permettant de mener une vie digne de
ce nom dans leurs localités d’origine), ni celui de
ceux qui reviennent afin de pouvoir profiter des
prestations sociales, fruit de leurs efforts dans les
lieux de destination.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Le retour
Bien que le retour vers les localités d’origine
commence à se dérouler à des dates aussi précoces
que 1965, le point culminant de celui-ci a lieu sur
la période 1975-1979, qui coïncide avec la crise économique de 1973, qui a entraîné la fermeture des
frontières et le déclin du modèle migratoire fordiste. Parmi les raisons motivant le retour, on trouve une différence importante entre ceux qui ont
émigré seuls et ceux qui l’ont fait accompagnés de
leurs familles. Dans le premier cas, la cause principale avancée est le désir de revenir vivre auprès
des êtres chers, bien qu’il faille préciser que, parfois, l’adaptation à la vie familiale s’est avérée être
un processus plein de décalages entre des hommes
Pour nombre de ceux qui sont revenus au pays
tout en étant encore à l’âge actif, le retour au travail a supposé leur réinsertion dans le cadre des
réseaux d’assistance présents dans le milieu rural
andalou et ce, afin de pallier le chômage existant
dans ce dernier. Le fait de passer d’une activité
professionnelle industrielle à l’exécution de tâches
ponctuelles dans le domaine de l’agriculture ou de
la construction –tâches facilitant l’accès aux allocations chômage– n’a pas été facile pour beaucoup
46
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
j
En accédant clandestinement et par leurs
propres moyens aux pays d’immigration. Contrairement à ce qui se passe de nos jours, cette méthode était assez peu fréquente dans les processus
migratoires du modèle fordiste.
L’insertion dans les pays
de résidence
Compte tenu du type d’émigration, nous pouvons établir trois modèles différents :
j
Les mécanismes utilisés pour l’émigration peuvent être classifiés de cinq manières différentes :
Émigration temporaire, c’est-à-dire celle de
ceux qui, tout en vivant au village, demeuraient,
sur une période oscillant généralement entre six
et neuf mois, dans d’autres pays, y effectuant du
travail temporaire : travaux agricoles en France,
bâtiment en Allemagne et hôtellerie en Suisse et
en Angleterre. Les protagonistes de ce modèle
considèrent leur lieu d’origine comme leur lieu de
vie, et leur lieu de destination comme celui de leur
travail, ce qui entraîne une dissociation entre les
différents domaines de la vie sociale, rendant ainsi impossible la pleine intégration dans les deux
endroits.
j Par le biais de l’Institut Espagnol de l’Émi-
gration, organisme d’État, chargé de canaliser et
de régulariser les flux migratoires vers les pays
européens demandeurs d’une main-d’œuvre bon
marché et sans qualification.
j
Par le biais de techniciens étrangers, présents physiquement sur les lieux, leur fonction étant
de recruter la main-d’œuvre indispensable aux
entreprises. Ce mécanisme s’est avéré être le plus
fréquent dans le cas des entreprises françaises.
j
j
Au travers du recrutement basé sur les
connaissances personnelles, effectué sur place par
un émigré et qui rentrait au pays avec pour mission, de la part des entreprises, de revenir avec de
la main-d’œuvre. C’était le mécanisme de prédilection des entreprises allemandes du bâtiment,
mécanisme basé sur des contrats temporaires.
L’émigration “du retour”, définitif ou périodique, qui serait le modèle de ceux qui, tout en
résidant de manière stable à l’étranger, ne perdent pas contact avec leur lieu d’origine, revenant
au moment des vacances et s’attachant, pour beaucoup, à maintenir sur place leur famille. Certains
rentrent de manière définitive au bout de quelques
années et essaient de refaire leur vie sur place.
Mais, à partir du milieu des années soixante-dix,
devant l’impossibilité de trouver un emploi dans
leurs villes ou villages d’origine, ils s’installent de
plus en plus nombreux dans les zones industrialisées, tentant ainsi de rentabiliser l’expérience professionnelle acquise à l’étranger, ce qui entraîne
un changement du modèle migratoire : de l’émigration extérieure vers l’émigration intérieure
j Au travers des réseaux familiaux et de com-
patriotes déjà installés à l’étranger (émigration
à effet d’entraînement), qui ont donné lieu à la
constitution de chaînes migratoires basées sur
ces réseaux qui fournissaient hospitalité et soutien aux immigrés récents et ce jusqu’à ce qu’ils
puissent trouver du travail. Ce modèle, majoritaire au sein de l’émigration intérieure, se retrou-
47
LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE
ve également au niveau de l’émigration vers
l’étranger au fur et à mesure du raffermissement
des réseaux ethniques des émigrants andalous
dans les lieux de destination.
d’hommes habitués, certes, à travailler durement
mais aussi à percevoir des salaires dignes de ce
nom pour le travail fourni. D’un autre côté, aucun
d’entre eux n’a ressenti comme une charge la réinsertion au milieu socio-culturel d’origine du fait
– entre autres facteurs – de l’inexistence d’une
intégration réelle dans le milieu socio-culturel des
sociétés d’accueil.
aussi où ils commencent à développer une
conscience politique et de classe clairement définie, c’est à ce moment précis que cette immigration est freinée et repoussée (cf. Cazorla, 1990).
(Pascuals, 1969). D’autres, cependant, prennent
leur mal en patience dans les lieux de destination,
dans l’attente de la retraite. Leur localité devient
ainsi le lieu où ils profiteront des dernières années
de leur existence après avoir été un lieu symbole
de lutte pour la vie.
j L’émigration définitive, c’est-à-dire celle de
Le mouvement associatif
andalou dans l’émigration
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
ceux qui abandonnent définitivement leur lieu
d’origine, quitte à y retourner sporadiquement. Ce
modèle est beaucoup plus fréquent au niveau de
l’émigration intérieure qu’au niveau de celle à destination de l’étranger, bien que, comme nous
l’avons vu, il existe un nombre non négligeable
d’Andalous ayant transformé leur lieu de destination en cadre permanent de développement de
leurs projets de vie.
Depuis le début des années soixante, les Missions catholiques ont joué un rôle essentiel, celui
de “premiers secours” sociaux, regroupant les émigrants espagnols et les aidant à résoudre leurs problèmes. C’est ainsi qu’est né un premier projet de
vie associative, sous l’égide de l’Église catholique
mais aussi grâce à l’État espagnol. Les “foyers espagnols” ont ainsi été créés.
En ce qui concerne l’insertion professionnelle, l’industrie est le secteur économique d’insertion prédominant, suivi de près par le bâtiment.
L’agriculture et l’hôtellerie occupent la deuxième
place, suivies par le service domestique et, dans
une moindre mesure, le commerce. Le secteur
minier fut également important. Plus la durée du
séjour se prolonge et plus l’instabilité professionnelle diminue ainsi que le nombre de femmes se
consacrant au service domestique, tandis qu’augmente le nombre de ceux qui travaillent dans le
commerce, ce qui semble indiquer une certaine
promotion. De toute façon, les émigrants andalous
occupent généralement les dernières positions
dans les activités professionnelles exercées, surtout au cours des premières années de leur séjour.
Cette situation est la conséquence de la demande
d’une main-d’œuvre soumise et flexible devant
s’adapter de la manière la plus fonctionnelle possible aux urgentes nécessités économiques de la
reconstruction européenne, et pouvant être remplacée. Ainsi, une fois atteint un haut niveau de
bien-être, et au moment où beaucoup d’émigrants
commencent à avoir besoin de cet État providence (qu’ils ont pourtant contribué à construire), au
moment également où leur rentabilité baisse mais
À partir de ce moment, une série de facteurs
politiques et sociologiques favoriseront l’important
développement du mouvement associatif des émigrants.
La présence des enfants. Une fois le regroupement familial autorisé, un second noyau allait
constituer la colonne vertébrale des associations,
supplantant les “foyers espagnols” ou constituant,
parfois, une solution alternative à ces derniers : les
associations de parents, explicitement concernés
par l’attention portée à leurs enfants dans les
classes de “langue et culture espagnoles”, bien que
leurs fonctions réelles soient plus larges. De fait
(et ceci peut être généralisé à toutes les associations), on souhaitait également, entre autres, y
trouver des espaces, à titre individuel ou familial,
qui offriraient prestige et gestion de ressources.
Ces associations allaient s’implanter partout. Au
travers de cet exemple ainsi que du précédent, nous
retrouvons l’absence d’intérêt déjà mentionnée
envers l’intégration et ce, de la part de tous (émigrants, chefs d’entreprises et travailleurs locaux,
État espagnol et pays d’accueil). Il s’agit d’une vie
associative s’appuyant sur une inégalité de fait mais
surtout, de droit, étant donné le statut juridique
48
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Dans les années soixante-dix, le changement
de régime politique en Espagne, de même que le
mouvement ouvrier dans les pays de résidence,
deviennent des centres d’intérêt pour les émigrants.
Se créent alors des associations et des groupes à
forte teneur politique, souvent avec des membres
de partis politiques de gauche ou de syndicats.
De plus, la vie associative andalouse répond également au besoin d’affirmation de sa propre identité culturelle. Le type de sociabilité, l’organisation des associations ainsi que le modèle d’activités réalisées tendent à satisfaire cette exigence.
La présence des enfants allait avoir plus de
conséquences. Au fur et à mesure qu’ils atteignent
leur majorité, à 18 ans, et qu’ils cessent de suivre
les cours sus-mentionnés, faire partie des associations de parents n’a plus beaucoup de sens à
leurs yeux, et ils se mettent alors à la recherche
d’autres voies associatives. Par ailleurs, les représentants de la nouvelle génération vivent de façon
particulièrement dramatique leur identité, recherchant leur développement personnel dans l’intégration au pays de résidence mais subissant également leur condition d’étrangers, d’“autres”, dans
la mesure où leurs projets, contrairement à ceux
de leurs aînés, n’incluent pas nécessairement le
retour au pays.
En 1999, il y avait 30 associations reconnues
par le gouvernement autonome d’Andalousie : 10
en France, 7 en Suisse (dont 4 dans la partie germanophone), 7 en Belgique (dont 3 dans la partie flamande), incluant une fédération, 3 en Hollande, et une en Allemagne, au Royaume-Uni et
en Andorre. À ces dernières, il conviendrait d’ajouter les 13 associations déjà dissoutes ou en passe
de l’être : 4 en France, 4 en Suisse (dont une fédération déjà éteinte), 2 au Royaume-Uni et une en
Allemagne, en Belgique et au Danemark. D’autres,
situées dans des endroits différents, n’ont pas
obtenu d’être reconnues par le gouvernement
autonome ou, plus généralement, n’ont pas cherché à le demander. Finalement, aucune autre association n’a été reconnue depuis lors.
Les mouvements et revendications ethno-nationalistes en Espagne jouent aussi un rôle important. Si, auparavant, la situation de classe était,
avec le fait d’être espagnol, ce qui caractérisait le
monde associatif des émigrants, se créent, en
dehors de ces mouvements, des associations avec
des critères basés sur l’attribution ethnique. Elles
sont lancées, la plupart du temps, par les Galiciens, suivis par les Asturiens, puis par les Andalous, etc. La construction de l’État des autonomies
sera fondamentale dans ce sens puisque la majorité des associations andalouses en Europe apparaissent sous cette forme au début et au milieu
des années quatre-vingt.
49
LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE
Parallèlement à ces facteurs, l”hypothèse du
retour disparaît progressivement à mesure que passent les années et ce en raison du manque de perspectives de travail suffisamment attractives en
Andalousie. Ce phénomène s’accentue en ce qui
concerne les familles vivant ensemble dans le pays
où elles ont émigré. On recherche alors des voies
de médiation avec la société d’origine ainsi qu’avec
les institutions andalouses et ce, afin de réussir à
être accepté en tant que groupe. L’intégration
devient alors un élément prioritaire, face à l’assimilation et face à l’exclusion.
des émigrants, autrement dit des étrangers ayant
moins de droits que les “nationaux”. C’est donc une
forme de vie associative défensive qui, de plus, place quasiment tous ses efforts dans le but d’établir
les bases nécessaires au retour de la famille.
Fête
culturelle
organisée
par la
FACEEF.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Caractérisation des
pratiques associatives
des émigrants andalous
en Europe
toute une gamme d’activités différentes, qui va de
celles qu’on pourrait qualifier d’“internes”, destinées exclusivement aux membres et pratiquées
normalement dans les propres locaux de l’association, aux activités “externes” qui supposent
l’occupation de plusieurs espaces urbains ou périurbains ainsi que la participation de personnes
extérieures à l’association. Plusieurs facteurs – sur
lesquels nous ne nous attarderons pas – déterminent le caractère de chaque association ainsi que
la prédominance de l’orientation interne ou externe donnée aux activités réalisées1. Les activités plus
“internes” définissent le cap quotidien, réactualisent les liens entre adhérents, contribuent au renou- 1)- Le travail de Ruiz Morales (2001)
vellement des grandes lignes rend compte, entre autres thèmes, de
culturelles et de l’auto-iden- chaque association, de manière assez
tification qu’elles entraî- détaillée.
Bien qu’elles aient des bases communes, les
associations varient selon leur composition, le taux
de participation, le type d’activités privilégiées,
etc. Dans certaines d’entre elles, les membres le
sont à titre individuel, tandis que dans d’autres,
cela se passe à titre familial. Les membres sont,
généralement, des Andalous plutôt ouvriers, même
si dans certaines de ces associations, il y a une forte présence de natifs (particulièrement en France)
ou d’autres Espagnols (cas de la Suisse), mais aussi de gens issus de secteurs des classes moyennes
et aisées (cas de certaines associations en France
ou en Belgique). Ils développent en permanence
50
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
organisée
par la
FACEEF.
Bruxelles) et, surtout, pèlerinages (l’un des plus
importants étant celui de Vilvoorde).
nent, et précisent les différents “nous” cohabitant
au sein de l’association en fonction de l’âge, du sexe,
de l’activité professionnelle, du lieu d’origine… De
leur côté, les activités plus “externes” sont fondamentales dans la mesure où elles permettent d’établir des traits d’union avec la société, tout en constituant, en même temps, des emblèmes de l’identité
de chacun, ceci représentant des moments “forts”
d’affirmation identitaire.
j
Activités “purement culturelles” : musique
(folklore andalou et flamenco, essentiellement) et,
parfois, débats, expositions, etc.
j
Festivals, journées et cycles culturels, avec
une ambition et une portée plus importantes que
par le passé (surtout en France).
j
On trouve, principalement, les types d’activités
suivants :
j
Classes, cours et ateliers… de danse, avant
tout (folklore et flamenco), au programme de toutes
les associations, mais aussi de plusieurs matières
(travaux manuels, informatique, etc.).
j
Fêtes des membres de l’association (incluant
les célébrations à l’occasion de départs et de rencontres, d’hommages – aux mères, par exemple –,
les excursions, les concours, les compétitions sportives – avec, par le passé, la constitution d’équipes
de football –, ainsi que d’autres activités de divertissement).
Commémorations : la Journée de l’Andalousie, surtout, et le jour anniversaire de l’association. Certaines associations fêtent la Journée
hispanique et se joignent parfois à des commémorations de la localité ou du pays de résidence.
j
Célébrations festives annuelles : fêtes de
Noël (organisées par toutes les associations), carnavals (parfois avec les gens du pays), croix de Mai,
foires (la plus connue étant celle de Koekelberg, à
51
LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE
Fête
culturelle
j
Une autre valeur essentielle est l’indépendance
de l’association par rapport aux différentes institutions, ainsi que son caractère particulier par rapport à d’autres associations. Ces deux éléments sont
plus idéaux que réels mais constituent des représentations qui fonctionnent et sur la base desquelles
s’articule la vie associative. Cette particularité n’est
en rien contradictoire avec l’importance accordée
aux relations avec les différentes autorités politiques.
À l’inverse, l’association y voit non seulement des
avantages possibles mais également quelque chose
de plus significatif : la reconnaissance, l’affirmation
de son existence et de son importance.
Participation à diverses structures et à des
cérémonies.
Parmi les caractéristiques principales nous permettant d’identifier ces associations d’un point de
vue culturel, le rôle de la famille s’avère déterminant, central au point qu’il s’entremêle de manière
décisive avec la vie associative. La famille constitue
la référence principale de la vie de l’individu ; c’est
en termes de parenté que les relations sociales les
plus importantes se tissent et prennent toute leur
valeur de même que l’ensemble de droits et de
devoirs. L’association occupe une grande partie des
moments de loisir et, au sein de ce cercle familial
élargi, se développe une multitude de relations
sociales et de fonctions culturelles et économiques.
La famille s’intègre à la vie de l’association, au point
de la transformer en un prolongement des relations
considérées comme familiales. Elle devient alors un
condensé des relations existant au sein de l’association, et détermine ainsi les stratégies de participation et ses centres d’intérêt.
Bien que l’exclusion d’activités à caractère religieux ou politique figure au niveau des statuts, la
réalité est toute autre, sans que cela n’entraîne
aucun type de contradiction aux yeux des adhérents.
Plusieurs éléments du patrimoine culturel andalou
se trouvent être en relation directe avec le domaine de la religion, même s’ils le dépassent et, dans
cette mesure, occupent une place centrale dans les
associations, se manifestant au travers d’activités
(messes, par exemple) et dans d’autres aspects comme la décoration des locaux. D’un autre côté, les
associations constituent une véritable arène favorable à la confrontation et à l’investissement de
l’espace politique, incluant, à ce sujet, l’intervention partisane du gouvernement autonome d’Andalousie lui-même. Ceci ne doit cependant pas
remettre en cause les principes de convivialité et
d’égalitarisme.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Trois autres modèles culturels se sont avérés
décisifs pour les associations andalouses : le poids
des références locales ; la centralité des fêtes et
des célébrations telles que les pèlerinages, les fêtes
de Noël, les fêtes patronales ou les foires des localités d’origine, en plus de certains rites de passage (baptêmes et mariages, surtout) ; et, enfin, une
répartition très nette des fonctions entre les
hommes et les femmes. Ces modèles se sont transmis aux associations, leur offrant certaines de leurs
caractéristiques les plus notables.
Associations
et identité ethnique
Il existe, par ailleurs, toute une série de valeurs
qui, d’après les membres des associations, ne peuvent être remises en question et qui se convertissent ainsi en principes idéaux pour l’organisation
de la vie associative. Le plus important d’entre eux
est le “respect”, qui consiste à maintenir un comportement qui ne soit humiliant pour personne, basé
sur un principe d’égalitarisme sur lequel repose la
légitimité de toute action au sein de l’association.
L’élément principal, en ce qui concerne l’identité, consiste dans l’établissement de contrastes
avec les “autres”. Dans le cadre de cette relation,
toute une série de facteurs indiquant la spécificité propre sont utilisés, jouant ainsi le rôle de marqueurs identitaires du “nous”. Les associations
jouent un rôle capital tout au long de ce processus.
52
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Les relations humaines constituent également
une différence fondamentale. Dans ce domaine, les
associations permettent de vérifier le contraste
existant avec les autochtones, comme le résume
cette affirmation d’un émigrant : “l’important pour
nous, c’est la famille ; les Suisses mettent d’autres
valeurs au-dessus de la famille, sur ce point, ils
sont moins unis que nous”. Certains rites de passage, mentionnés précédemment et souvent célébrés au sein des associations, de même que certains aspects comme celui des horaires, qui changent les jours de fête en liaison directe avec la vie
associative (“ici, nous avons les horaires espagnols”) font également partie intégrante des modes
de relation sociale dont le développement est favorisé par l’existence des associations.
À ces indications principales par rapport aux
autochtones, il faudrait en ajouter une autre, pour
laquelle les associations jouent également un rôle
important : les normes légales concernant les
espaces et leurs capacités d’accueil, le bruit, les
horaires, etc., ainsi que les réactions des autochtones face à tout cela, ce qui constitue un autre
grand élément de contraste.
Un autre signe identitaire face aux autochtones
est représenté par le “goût”, qui implique toute une
trame à très forte teneur symbolique, qui caractérise de manière consciente l’ensemble du collectif : la nourriture, les couleurs, la décoration, les
styles, etc., marquant une distinction, sont préférés par “nous”. Parallèlement, les formes d’expression artistique, particulièrement la musique, constituent des signes d’identité au sein de la société
d’origine. Ainsi, le flamenco et les sévillanes se
transforment en symboles de tout ce qui est espagnol et ce, même s’il est généralement clair dans
l’esprit des émigrants qu’il s’agit là de complexes
culturels andalous. Actuellement, ces formes
d’expression représentent un des moyens principaux d’intégration dans la société d’accueil, étant
donné qu’elles y sont très appréciées ; les autochtones les identifient à l’Espagne, conformément au
stéréotype susmentionné. En ce sens, elles représentent une forme d’adaptation aux expectatives
locales tout en renforçant leurs propres caractéristiques diacritiques. En ce qui concerne ces
En dehors des contrastes susmentionnés, il en
est un, essentiel, constitué par les émigrants noncommunautaires, c’est-à-dire, principalement, les
Maghrébins. Face à ce groupe, s’établissent des
frontières qui légitiment un “nous” dans les deux
sens du terme : en tant qu’Espagnols, à l’instar de
ce qui s’est produit en Espagne (cf. Stallaert, 1998)
mais également, et avec un impact croissant, en
tant que citoyens communautaires, cherchant à se
rapprocher des autochtones du fait qu’ils partagent avec ces derniers le même rejet symbolique
envers les “Maures”, ceux-ci étant considérés comme des contre-exemples. Cette attitude marque à
nouveau les limites de l’insertion sociale et de tra-
53
LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE
aspects (“goût” et formes d’expression), le rôle des
associations est décisif, puisqu’elles jouent généralement un rôle moteur dans leur mise en valeur.
Le premier facteur identitaire utilisé est la
langue (l’espagnol) à partir de laquelle se distinguent les premières frontières symboliques. Ces
dernières s’établissent pourtant avec les natifs,
entraînant ainsi une première ligne de démarcation : Allemands-Espagnols, Hollandais-Espagnols,
etc. Au travers de la langue, d’autres éléments sont
utilisés et remarqués, poursuivant leur contribution à la construction d’un “nous” espagnol face
aux autochtones. On peut mentionner, parmi ces
éléments, les célébrations festives, qui rendent
visibles et compréhensibles les relations interethniques, puisque les “autres” ne les célèbrent
pas ou alors, d’une autre façon. Si, dans le premier
aspect, les associations jouent un rôle évident –bien
qu’assez peu actif– (dans la plupart d’entre elles,
on a l’habitude de parler en principe et, parfois,
par principe, l’espagnol), elles remplissent, dans
le second cas, un rôle fondamental, puisqu’elles
offrent la base sans laquelle la plupart de ces célébrations ne pourraient probablement pas avoir lieu.
leurs contacts avec les Espagnols. Les nuances
s’accentuent dans ce cas, de sorte que, par exemple,
les détails décoratifs, le vocabulaire, la façon de
parler, les goûts, les différentes façons de se divertir ou la gastronomie acquièrent des dimensions
fondamentales. Le rôle des associations s’avère
dans ce cas à nouveau capital, y compris en ce qui
concerne le contraste par rapport aux autochtones.
vail et des perspectives dans un contexte de concurrence, ainsi que les limites culturelles et ethniques,
en plus des limites politiques.
Les schémas utilisés ici sont différents de ceux
mis en jeu devant les autochtones. Ils concernent
le statut social et le comportement public, et sont
perçus au travers du type de travail, de la catégorie dans laquelle se range ce dernier, au travers de
la concentration démographique dans les quartiers
défavorisés (problème soi-disant “historiquement”
dépassé), au travers de l’apparence physique
(tenues vestimentaires et modes d’habillement)
mais aussi de l’attribution de problèmes afin de se
comporter “comme il se doit”. On a principalement
recours, ainsi, à l’apparence physique, à la manière de se tenir et à des valeurs idéologiques sur l’Histoire, la morale et le développement. Tout ceci les
rapproche davantage, au moins dans l’idéal, des
autochtones mais avant tout, dans la pratique, des
autres émigrants communautaires, les Italiens, surtout, mais aussi les Grecs et les Portugais.
La conjoncture actuelle
Le nombre et la densité d’émigrants, leur situation sociale et professionnelle, les conditions de
l’endroit où ils se trouvent, etc., sont des variables
qui ont une influence décisive sur les associations,
donnant lieu à une certaine diversité, même dans
le cadre de leur similitude structurelle. Une de ces
variables est le cadre politique dans lequel elles
s’insèrent. Tout d’abord, il existe pour toutes ces
associations un cadre politique de référence agissant comme un important catalyseur et un élément
d’unification : la communauté autonome andalouse, avec laquelle elles maintiennent des relations
régulières, relations qui consistent en des subventions, envoi de matériel, présence éventuelle de
représentants du gouvernement autonome dans le
cadre de certains actes officiels, et communication
en général, bien que celle-ci s’avère très peu fluide
dans la plupart des cas. Mais, en dehors de l’importance de ces éléments, c’est l’existence même de la
communauté autonome qui constitue un des éléments déclencheurs de la vie associative andalouse
en Europe, exception faite de certains cas d’associations créées antérieurement.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Sur ce point, le rôle des associations est beaucoup
moins évident, du fait qu’elles n’opèrent généralement
pas en interaction avec les émigrants maghrébins.
Elles peuvent, par contre, apporter une nuance, dans
un certain sens, aux schémas signalés.
Enfin, le troisième ensemble principal formé
par “les autres” est constitué par le reste des émigrants espagnols, qui sont considérés comme communs en vertu des frontières qui s’établissent entre
les autochtones et les autres émigrants Mais ils
constituent également des groupes de contraste,
au contact desquels divers schémas sont utilisés,
signalant le “nous”, cette fois en tant qu’Andalous.
Ce que nous avons mentionné au sujet des formes
de relations et de sociabilité, des fêtes, de la
musique et du goût, peut s’appliquer ici également.
Nous voyons donc le caractère polysémique et situationnel de ces schémas : schémas qui définissent
ce qui est espagnol par rapport aux autochtones,
mais également les signes distinctifs andalous dans
De plus, les conditions et le contexte politique
des pays de résidence s’avèrent décisifs (cf. Bolzman, 1999). En un pôle, nous avons la Suisse et l’Allemagne, avec une émigration dont l’objectif était
(comme de la part du pays d’accueil) le retour au
pays, ce qui a entraîné des limitations ainsi qu’un
plus faible degré d’intégration, renforcé par la seule reconnaissance d’un statut de travailleurs mais
54
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Dans le pôle opposé, on trouve les cas du
Royaume-Uni, de la Hollande et de la Belgique qui
accordent une plus grande attention aux droits
culturels collectifs bien qu’étant souvent situés
dans un contexte d’“inter-culturalité” qui, de fait,
occulte les inégalités réelles en ce qui concerne
l’accès aux différents recours possibles.
La France, de son côté, applique traditionnellement une politique d’assimilation et de négation
des identités culturelles collectives, d’où l’importance de l’accès à la citoyenneté comme droit individuel.
Ainsi, les cultures non-dominantes ne peuvent se
manifester que sur la base de leur folklore.
D’une part, le maintien et l’accent mis sur les
éléments de la culture andalouse présents dans les
associations, ainsi que leur caractère central. Il s’agit
là du noyau constituant l’ossature même des associations. Ceci n’est aucunement en contradiction
avec la recherche de nouvelles orientations comme,
par exemple, les stages, les échanges universitaires
ou autres initiatives professionnelles, etc.
Si l’on observe enfin la problématique actuelle
ainsi que les perspectives concernant l’avenir des
associations, nous pouvons rendre compte d’autres
clés de compréhension des associations et de l’identité ethnique. L’avenir des associations constitue justement un des plus grands thèmes de préoccupation
de leurs membres. Beaucoup d’entre eux se posent
la question du retour, une fois la retraite obtenue ;
en attendant, les associations maintiennent les liens
entre les émigrants et leur fournissent des repères
culturels visant à les aider à l’heure du retour. Leur
situation est, en effet, complexe : ils sont “d’ailleurs”
à l’étranger, mais le sont également, dans une large
mesure, quand ils rentrent au pays. La possibilité,
donnée par les associations, de se familiariser avec
les manifestations culturelles de leur propre pays
offre des arguments favorables à une meilleure adaptation dans le cas d’un retour éventuel.
D’autre part, le processus actuel de globalisation-localisation, qui entraîne l’accentuation des
traits diacritiques de l’identité des peuples. Au fur
et à mesure que la facette de ce processus prend
de l’ampleur (l’affirmation, dans un contexte pluriel, de sa propre identité face à l’uniformisation),
les associations peuvent atteindre des dimensions
extraordinaires, surtout si elles parviennent à se
renforcer en tant que plates-formes de participation du groupe dans la vie locale.
Mais ce dernier est freiné par le fait que leurs
descendants conçoivent généralement leur vie dans
le pays de résidence ; ils y sont souvent nés, se sont
formés dans ses écoles et y inscrivent dans la foulée leur vie sociale et familiale. En ce qui concerne ces générations (qui, souvent, ne sont déjà plus
Les associations représentent un recours pour
la mise en scène, la reproduction et le développement de l’identité ethnique des groupes qui les
composent. Mais elles sont aussi un instrument
d’intégration dans la société d’accueil. En ce sens,
l’identité ethnique devient un recours et l’asso-
55
LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE
issues de la “seconde génération” mais des suivantes), les associations jouent un rôle essentiel en
tant que complément de la famille, celui de l’appartenance culturelle en tant qu’Andalous ou descendants d’Andalous. Enfants, ils fréquentent les associations, pour s’en éloigner à l’adolescence, précisément au moment où se façonne leur espace personnel au sein du milieu local. Au bout de quelques
années, ils reviennent vers les associations, parfois
après avoir fondé leur propre famille. Ce processus
explique le fait qu’il y ait peu de jeunes dans les
associations. Certains considèrent ce phénomène
comme dramatique puisque, pour eux, l’avenir des
associations est en danger. Pourtant, nous considérons qu’il n’en est rien, au moins à moyen terme,
surtout dans la mesure où se produisent deux conditions et processus de première importance.
accompagné de limitations en ce qui concerne leur
participation à la vie culturelle comme à celui
d’autres domaines de la vie sociale.
communs de citoyenneté – dont la libre circulation
et, bien que comportant d’importantes restrictions
dans la pratique, celui au travail dans n’importe quel
pays de l’Union –, s’est répercutée de manière positive sur l’intégration des immigrés originaires de
l’Europe méditerranéenne. Le problème est que,
parallèlement à cette intégration, on a assisté à la
fermeture progressive des frontières ainsi qu’au durcissement des politiques migratoires en une ligne
allant des accords de Schengen à ceux de Tampere,
et renforçant ainsi les nouvelles frontières entre le
“nous” communautaire et le “ils” extra-communautaire. Dans le paragraphe consacré à la vie associative, nous avons vu comment, tout en misant sur la
reproduction de l’identité ethnique, les Andalous
renforcent également leurs liens avec le reste des
émigrants espagnols, certes, mais aussi avec les
“Européens”, ce qui se traduit par une mise à l’écart
de l’immigration d’origine non-européenne, en dépit
du fait que beaucoup de ces immigrés vivent depuis
très longtemps dans les pays de destination et soient
passés par des situations très proches de celles expérimentées par les immigrés espagnols ou italiens et
ce, alors que tous avaient en commun la difficulté
d’accès à la citoyenneté, du fait de l’identification
existant entre cette dernière et la nationalité.
ciation constitue sa voie de canalisation, dans la
mesure où elle permet et favorise son expression
et où elle fournit des espaces favorables à sa projection dans le tissu social local. Les associations
peuvent, et sont parfois, des espaces de médiation
avec les représentants de la société locale et peuvent aussi finalement être des espaces permettant
de réclamer et d’exercer des droits collectifs.
En guise de conclusion :
l’émigration andalouse
dans l’Europe
communautaire
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Comme le précise Claudio Bolzman : “La production identitaire n’est pas étrangère aux objectifs pratiques poursuivis, dans ce cas précis, l’acceptation des immigrés en tant que groupe et non plus
seulement en tant qu’individus. Au travers de la
nouvelle identité élaborée, les immigrés cherchent
à être reconnus comme des acteurs légitimes du
contexte de résidence, en premier lieu l’espace local
de la cité. Il s’agit en dernière instance de la revendication de la pleine citoyenneté, indépendamment
de l’appartenance nationale” (1997: 93). Cette stratégie est tout à fait cohérente avec le processus
actuel de globalisation (cf.Beck, 1998). Il serait
donc question d’articuler une identité culturelle particulariste autour de la revendication universaliste
de l’égalité des droits. Il est évident que tous les
droits se concrétisent dans un cadre territorial spécifique et que, de ce fait, toutes les réponses doivent
passer par une définition de la question de l’intégration : c’est-à-dire le passage de l’assimilation à
la citoyenneté culturelle différenciée.
Davantage qu’une fissure dans le milieu de
l’immigration, ce qui se produit actuellement est
la sanction légale de l’inégalité hiérarchique existant entre les différents groupes d’immigrés. Les
facteurs contribuant à ce contexte sont divers et
variés. Il ne faut tout d’abord pas négliger le fait
que l’émigration communautaire est un phénomène quantitativement peu significatif à l’heure
actuelle et que, de plus, les tendances ont changé.
De l’émigration économique, on est passé à une
émigration “à la recherche du soleil” qui est en
train de transformer certains espaces européens
en refuges d’importantes colonies de “touristes”
qui y passent une bonne partie de l’année, avec de
gigantesques répercussions sur la vie sociale ainsi que sur les politiques dynamiques des localités
respectives. Il faut ajouter à ce fait que les anciens
Dans cet éventail de réponses, beaucoup plus
large dans la pratique que dans la théorie, les sujets
sociaux définissent leurs règles du jeu au fur et à
mesure que se dessinent les cadres de la négociation. En ce sens, il est évident que la constitution
d’un espace social européen qui octroie à ses
membres communautaires toute une série de droits
56
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Stallaert (1999) nous démontre clairement comment, à Bruxelles, les immigrés d’origine européenne sont victimes d’une discrimination “positive” de la part des écoles flamandes dans le cadre
de leur stratégie visant à augmenter le nombre
d’élèves parlant cette langue. En général, toute une
série de données nous indique que les anciens
immigrés du nord de la Méditerranée, considérés
dans les années soixante comme étant non-assimilables, expérimentent un processus d’ascension
sociale dans les pays de résidence auquel ne sont
pas étrangères, dans l’absolu, les politiques migratoires actuelles au sein de la Communauté.
Autre facteur ayant une influence positive sur
une meilleure intégration des immigrés espagnols
et andalous, le travail des femmes : dans un contexte de vieillissement de la population, les soins
apportés aux personnes âgées ont connu une hausse du prestige social parallèlement à la forte augmentation de la demande portant sur ces activités.
En ce sens, le facteur ethnique est un élément décisif dans le degré de confiance s’établissant dans
les relations employées/employeurs. Cela ne veut
pas dire qu’un travail aussi important pour nos
sociétés soit apprécié à sa juste valeur ; ici, le facteur du sexe reste déterminant au moment de valoriser le prestige social de ce travail. D’autre part,
la hiérarchisation ethnique qui accompagne la segmentation du marché du travail demeure une arme
à double tranchant : si, d’un côté, elle bénéficie à
certains groupes, ce bénéfice ne s’effectue pas en
termes de comparaison au niveau social mais s’avère, à l’inverse, préjudiciable aux autres groupes
ethniques.
Il convient d’ajouter à tout cela les difficultés
rencontrées en vue de la construction d’une identité culturelle européenne provenant d’éléments
communs d’identification pour des pays dont l’Histoire foisonne de rivalités conflictuelles. Si, comme
le dit Renan (réed. 1987), la nation se compose
d’oublis partagés, il est indubitable que pour pouvoir partager ces oublis, une série d’indicateurs sont
nécessaires, leur rôle étant de souligner l’appartenance à la communauté. Comme l’a préalablement
souligné Barth en 1969, il est plus facile de définir
le groupe en ce qu’il a de différent qu’en ce qu’il a
57
LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE
en commun, puisque seule importe l’utilisation des
diacritiques culturels dans la construction des frontières. En ce sens, comme le signale Shore (1994),
se mettent actuellement en place les bases pour la
construction d’une Europe blanche et chrétienne
agissant à la fois comme indicateur identitaire et
comme obstacle face à la “nouvelle immigration”
d’origine non-européenne.
pays d’émigration sont eux-mêmes devenus des
pays accueillant une “nouvelle immigration”
(Pugliese, 1992). D’un autre côté, la peur d’une
invasion massive d’émigrants en provenance de
pays du Tiers-Monde a amené les États de l’Union
européenne à serrer les rangs autour de politiques
migratoires qui tiennent davantage de mesures
policières que sociales. La difficulté de reproduire un certain niveau de bien-être social compte
tenu des tendances démographiques qui caractérisent la population européenne déterminera un
haut niveau de dépendance de l’apport humain
extérieur, qu’il faudra réguler dans les années à
venir, sans que la stigmatisation subie par certains
groupes de personnes apparaisse comme étant la
voie la plus favorable au succès de l’intégration.
Dernier point, mais d’une égale importance, l’élargissement progressif de l’UE aux pays de l’Est
constitue un point de conflit important aussi bien
dans le cadre de la redéfinition des politiques
d’équilibre économique entre les différents pays
qu’en ce qui concerne le domaine culturel. Tous
ces facteurs contribuent à créer des cadres de négociation s’avérant, au final, clairement défavorables
à certains groupes de personnes. Même dans les
pays européens non-communautaires comme la
Suisse, ce qu’on appelle la “politique des trois
cercles” –qui sélectionne les candidats à l’émigration en fonction de leurs origines– établit une nette différence en ce qui concerne l’accès des immigrés au permis de travail.
Des facteurs comme la religion, ou certains traits
phénotypiques, sont utilisés dans cette hiérarchisation. Bien que le phénomène soit loin d’être nouveau, il atteint par contre des proportions alarmantes
dans un contexte d’augmentation de la segmentation et de la dérégulation du marché du travail, qui
caractérise les sociétés globalisées. C’est aux immigrés andalous, comme en général à l’ensemble des
immigrés originaires de l’Europe méditerranéenne et aux citoyens des pays de destination, que
revient la responsabilité de tirer profit de cette
nouvelle situation privilégiée ou, au contraire, de
dénoncer les intérêts économiques et politiques
qui se dissimulent derrière la vision d’une différence inégalement construite. L’avenir d’une Europe réellement plurielle doit être l’œuvre de tous et
l’expérience de la discrimination doit désormais
appartenir à une mémoire historique permettant
d’éloigner les fantasmes de la xénophobie et de
dénoncer les cas de racisme qui font, malheureusement, partie intégrante de la vie quotidienne de
tant de localités en Europe.
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Emma Martin Diaz
Fernando C. Ruiz Morales
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MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
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58
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
272
hiver
2002/2003
Migrations et frontières
En France, 1974 marque la "fermeture des frontières". Depuis, les migrations se cherchent de
nouveaux territoires. L’Europe des quinze, bientôt des vingt-cinq, sera-t-elle une citadelle
redoutée autant qu’enviée ? Peut-être pas, car les itinéraires de migrations internationales,
sans les ignorer, se jouent finalement des frontières.
Penser globalement les migrations
Motivations et attentes des migrants
Diasporas au pluriel :
GILDAS SIMON
CATHERINE WIHTOL DE WENDEN
Les Turcs entre Méditerranée et Europe
Les Marocains dans le monde
Les Soninké venus du fleuve
STÉPHANE DE TAPIA
DRISS EL YAZAMI
PHILIPPE DEWITTE
Retours imposés, retours rêvés des Mexicains
Le va et vient des Portugais en Europe
Migrations internationales et développement
L’épreuve du temps
Sangatte et les zones de transit
Dans l’espace européen
ACTUALITÉ
EMMANUELLE LE TEXIER
ALBANO CORDEIRO
JEAN-PIERRE GUENGANT
CHRISTOPHE DAADOUCH
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L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE
DURANT LA PÉRIODE FRANQUISTE
l’Espagne depuis le début du XIXe siècle, le changement notable des flux migratoires espagnols de
la période franquiste réside dans les nouvelles directions empruntées par les migrants : l’émigration
vers les pays européens supplante définitivement
l’émigration vers les pays latino-américains.
Pays d’ancienne tradition migratoire, l’Espagne
connaît au XXe siècle des phases contrastées d’émigration de ses ressortissants. Phases différenciées
tant par l’importance des flux migratoires que par
les pays de destination privilégiés par les émigrants.
Les temps forts de l’émigration espagnole à l’époque
contemporaine se situent entre les deux dernières
décennies du XIXe siècle et les deux premières du
XXe siècle puis, ultérieurement, sous le régime franquiste.
L’exil républicain
L’installation du franquisme coïncide avec l’exode le plus considérable que l’Espagne ait connu.
Pourtant, depuis le début du XIXe siècle, de nombreux Espagnols ont quitté leur pays pour des raisons politiques, cherchant bien souvent refuge sur
le territoire français. Soit de manière groupée à l’occasion d’événements politiques précis –quelques milliers chaque fois– comme les partisans de Joseph
Bonaparte, les libéraux, les carlistes, les républicains ou les anarchistes. Soit individuellement,
pour des raisons où le “politique” et l’“économique”
se mêlent bien souvent, sans que l’on puisse déterminer avec certitude la part de l’un et de l’autre,
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Après ce que des historiens nomment, non sans
ironie, “l’âge d’or” de l’émigration espagnole, situé
au tournant du XIXe et du XXe
1)- Jacques Maurice, Carlos Serrano,
siècle, la période de la dicL’Espagne au XX e siècle, Hachette,
tature franquiste pourrait
1992, pp. 115-116.
représenter “l’âge d’argent”
des phénomènes migratoires
espagnols1. Comme précédemment, mais avec des
caractéristiques propres, s’y mêlent émigrations
politiques et émigrations économiques. Si l’exil
politique consécutif à la Guerre civile est le plus
massif de tous ceux, multiples et divers, qu’a connus
60
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE
Janvier
1939,
dans les
Pyrénées,
des
réfugiés
espagnols
passent la
frontière.
Photo D.R.
61
Si les exodes provoqués au cours de la Guerre
civile sont une succession de flux et de reflux de
réfugiés, la fin des combats provoque un raz-demarée d’ampleur exceptionnelle. La France est
encore le principal lieu de destination. En janvier
et février 1939, lors de la conquête de la Catalogne
par les troupes franquistes, près d’un demi million
de réfugiés se pressent à la frontière pyrénéenne.
Ce grand exode, la Retirada, se produit dans le
contexte particulier d’une terre d’asile qui se referme sur elle-même et développe depuis avril 1938
une législation restrictive par rapport aux étrangers. Certes, la France est prise au dépourvu par
le nombre colossal de réfugiés que même les prévisions les plus élevées du gouvernement républicain étaient bien loin d’atteindre, mais rien n’est
prévu pour l’accueil, hormis des mesures destinées
à garantir l’ordre et la sécurité. Des camps d’internement –appelés alors camps de concentration pour
les distinguer, dit-on, de lieux
pénitentiaires2– s’improvi- 2)- Voir la déclaration du ministre de
sent pour les militaires sur l’Intérieur Albert Sarraut début février
les plages du Roussillon, à 1939 : “Le camp d’Argelès-sur-Mer ne
Argelès-sur-Mer et à Saint- sera pas un lieu pénitentiaire mais un
Cyprien, tandis que la majo- camp de concentration. Ce n’est pas la
rité des civils et des familles même chose”.
sont dirigés vers des centres
d’hébergement répartis dans de nombreux départements. Passé le chaos des premières semaines
où des centaines de milliers de réfugiés sont rassemblés dans des conditions extrêmement précaires dans des espaces délimités par des barbelés, d’autres camps sont ouverts : au Barcarès, non
loin des deux premiers, puis à Bram, dans l’Aude, à
Agde, dans l’Hérault, à Rivesaltes, dans les PyrénéesOrientales, à Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne et
à Gurs, dans les Basses-Pyrénées. Ce dernier camp
est particulièrement destiné aux anciens volontaires des Brigades internationales, tandis que celui
du Vernet d’Ariège est rapidement conçu comme
un camp disciplinaire.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
comme pour se soustraire aux mobilisations décrétées lors de la guerre du Maroc ou pour échapper
à la fois à la pauvreté et à un régime honni. Avant
la Guerre civile, les derniers exodes politiques sont
provoqués en 1923 par le coup d’État du général
Primo de Rivera et, en 1934, par la dure répression
qui suit l’insurrection des Asturies. Jamais, cependant, un nombre aussi important de réfugiés n’a
quitté l’Espagne qu’à la fin de la Guerre civile. En
comparaison des départs collectifs qui se sont succédé tout au long du XIXe siècle et dans le premier
tiers du XXe siècle, le caractère sans précédent de
l’exil consécutif à la fin de la Guerre civile tient à
la fois à son ampleur et à sa durée. L’exil dû à la
guerre d’Espagne initie le changement d’orientation géographique des expatriations : ce sont vers
les pays voisins de l’Espagne, et au tout premier
chef la France, que les exilés se dirigent.
Au cours de la Guerre civile, la violence des
combats militaires, l’évolution des fronts et la peur
des représailles exercées par les vainqueurs provoquent différentes vagues d’exode de réfugiés.
Près de 200 000 personnes quittent l’Espagne pour
chercher refuge dans d’autres pays, principalement
en France. Parfois organisés par les autorités républicaines soucieuses de mettre les populations
civiles à l’abri des hostilités, souvent spontanés,
causés par une peur panique de cette guerre sans
merci, ces exodes voient arriver en France des
femmes, des enfants, des vieillards mais aussi des
militaires vaincus sur le dernier front enfoncé par
les rebelles. Exodes souvent de courte durée
–notamment pour les hommes en âge de porter les
armes– car les réfugiés regagnent plus ou moins
rapidement la zone de leur choix, du côté républicain ou du côté nationaliste. Les pouvoirs publics
français tentent d’organiser rationnellement la
répartition géographique des réfugiés, avec des
conditions d’hébergement très disparates, tout en
s’employant à inciter au rapatriement ceux qui
demeurent à leur charge, à l’exception des enfants,
des malades et des blessés.
Une dernière vague de réfugiés de la Guerre
civile correspond à l’évacuation par les républi-
62
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE
tée rétroactive permet en effet de poursuivre devant
des tribunaux d’exception ceux qui, depuis octobre
1934, ont participé à la vie politique républicaine
ou qui, depuis février 1936, se sont opposés au “Mouvement national”, c’est-à-dire au camp franquiste,
“par actes concrets ou passivité grave”.
cains de la zone Sud-Est, en mars et avril 1939 ; cet
exode est dirigé quasi exclusivement vers les territoires français d’Afrique du Nord, où vit depuis
le début du siècle une importante colonie d’origine espagnole. De Carthagène, Valence, Almería, et
Alicante, de dix à douze mille réfugiés peuvent
s’embarquer à temps avant l’arrivée des troupes
italiennes dans cette dernière ville. L’absence de
préparatifs, mais surtout les fortes réticences des
autorités déléguées d’Algérie à les accueillir,
contraignent les passagers des cargos à demeurer
à bord pendant près d’un mois, dans des conditions
sanitaires extrêmement précaires. En Afrique du
Nord, des centres d’hébergement pour les familles
sont également aménagés à la hâte : Molière et
Carnot, près d’Orléansville, et le centre de Cherchell ; des camps d’internement aux installations
très déficientes sont prévus pour les combattants,
notamment à Boghari (camp Morand) et Boghar
(camp Suzzoni), près d’Alger.
À l’été 1939, la plupart des réfugiés susceptibles
de rentrer en Espagne l’ont déjà fait. Le nombre
des rapatriements diminue significativement durant
les derniers mois de 1939 ; mais cela préoccupe
moins la France car, avec la déclaration de guerre, le gouvernement ne souhaite plus à présent que
le départ des seuls réfugiés “non susceptibles
d’apporter un travail utile à l’économie française”3.
La France sert aussi de lieu de transit pour d’autres
émigrations, à destination essentiellement de
l’Amérique latine. Mais cette réémigration ne
touche vraisemblablement qu’un peu plus de 15 000
personnes en 1939 et en 1940, avec une prédominance de réfugiés provenant du secteur tertiaire
et, plus généralement, d’intellectuels ; réémigration sélective aussi d’un point de vue politique, du
fait du contrôle important exercé par le Servicio
de evacuación de los republicanos españoles, le
SERE. Le Mexique de Lazaro Cárdenas, qui offre dès 3)- Circulaire du ministère de l’Intérieur,
février 1939 une hospitalité 19 septembre 1939, reproduite par Javier
généreuse aux républicains Rubio, La Emigración de la guerra civil
espagnols, accueille le plus de 1936-1939. Historia del éxodo que se
important contingent de produce con el fin de la República
réfugiés, environ 7 500 au española, Madrid, editorial San Martín,
cours de l’année 1939.
1977, p. 886.
Lorsque Franco proclame, le 1er avril 1939, que
“la guerre est finie”, la situation des réfugiés espagnols en France est extrêmement compliquée et
promise à de nombreuses évolutions. Elle se caractérise par une extrême dispersion sur le territoire
français, par la séparation des familles –souvent
destinée à se prolonger pendant des années– et
par une multiplicité de mouvements divers, à l’intérieur de l’Hexagone, vers l’Espagne ou d’autres
terres de réémigration. Parmi ces mouvements, les
plus importants sont sans nul doute les rapatriements. Depuis 1936, et plus encore en 1939 avec la
grande vague déferlante de la Retirada, la préoccupation première du gouvernement français, désireux de se dégager de la charge financière qui lui
échoit aussi brusquement, est d’encourager les
réfugiés à rentrer en Espagne. Ces rapatriements
sont le fait de réfugiés amenés à fuir leur pays à
cause des combats et pour qui le retour semble possible, ceux en tout état de cause qui ne pensent
pas être concernés –lorsqu’ils en connaissent l’existence– par la loi des “Responsabilités politiques”
promulguée par Franco le 9 février. Cette loi à por-
Pendant la Seconde Guerre mondiale, à la suite de l’accord franco-mexicain du 23 août 1940 et
jusqu’à la rupture des relations entre l’État français et le Mexique en décembre 1942, de nouveaux
départs s’effectueront, tant le gouvernement de
Vichy est désireux de voir partir les Espagnols qu’il
juge “indésirables” : 2 000 en 1940, 1 900 en 1941
et 3 000 en 1942. Le Chili et la République dominicaine recevront respectivement 2 300 et 3 100
réfugiés ; d’autres pays latino-américains (Argen-
63
à un peu plus de 260 000 personnes adultes. Dans
de nombreux départements de l’Ouest ou du Centre,
qui ne sont pas les zones traditionnelles de l’immigration hispanique, les Espagnols constituent la
nationalité étrangère prépondérante. Le grand SudOuest voit aussi sa population espagnole s’accroître
d’un tiers et l’aire d’implantation y est plus vaste
qu’auparavant.
tine, Venezuela, Colombie et Cuba) accueilleront
un total d’environ 2 000 Espagnols. Les autres pays
européens n’en admettront que quelques milliers ;
quant à l’URSS, si l’on excepte les Espagnols qui
se trouvaient déjà dans ce pays pour des motifs
divers avant la fin de la Guerre civile, elle en
accueillera moins d’un millier.
Avec les rapatriements et les réémigrations, on
peut estimer en définitive qu’à la fin de l’année
1939 près des deux tiers des réfugiés de la Retirada ont quitté la France, soit plus de 300 000. Ces
départs permettent au ministre de l’Intérieur,
Albert Sarraut, de déclarer à la Chambre des députés, le 14 décembre 1939, qu’il ne reste plus que
140 000 réfugiés espagnols, dont 40 000 femmes et
enfants ; estimation sans doute minorée de
quelques dizaines de milliers de personnes dans le
but évident de montrer l’efficacité de la politique
gouvernementale et d’éviter les reproches des parlementaires peu favorables aux républicains espagnols. L’exil politique espagnol se constitue alors
véritablement. Il est formé des hommes et des
femmes qui n’ont d’autre choix que celui de rester
hors d’Espagne. A la fin de l’année 1939, ces nouveaux arrivés représentent dès lors autour de 40 %
de la colonie espagnole de France, estimée à plus
de 400 000 personnes si l’on
tient compte des immigrés
4)- Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil
venus au cours des décendes républicains espagnols en France.
nies précédentes pour des
De la Guerre civile à la mort de Franraisons économiques4.
co, Paris, Albin Michel, 1999.
L’attribution du statut de réfugiés politiques,
en mars 1945, permet enfin aux Espagnols venus
en France à la suite de la victoire franquiste de
“normaliser” leur situation ; leur garantie juridique
assurée, ils peuvent trouver librement du travail
et s’installer dans la région de leur choix. Une “normalité” s’instaure ainsi dans le déracinement de
l’exil ; les premières années d’après-guerre, cette
situation est cependant vécue comme provisoire,
tant l’espoir est grand de repartir vite en Espagne
et beaucoup refusent de s’“installer”, persuadés
d’être l’année suivante de retour à Madrid ou Barcelone. Lors du recensement de population de 1946,
la nouvelle colonie espagnole apparaît encore assez
dispersée dans l’Hexagone ; la tendance au regroupement dans les zones traditionnelles d’implantation hispanique a cependant commencé, même si
de nombreux réfugiés finissent par s’installer dans
les régions où le hasard de la géographie imposée
par les autorités françaises les a placés. Bien que
ce recensement ne différencie pas les réfugiés de
la Guerre civile des immigrants plus anciens, l’on
peut constater que cinq départements rassemblent
alors chacun plus de 20 000 Espagnols : l’Hérault,
les Pyrénées-Orientales, l’Aude, la Gironde et la
région parisienne. Et trois départements ont entre
14 000 et 19 000 Espagnols : la Haute-Garonne, les
Bouches-du-Rhône et les Basses-Pyrénées. En dépit
d’une plus grande dispersion des Espagnols sur le
territoire français qu’avant la guerre mondiale, la
tendance affirmée à l’afflux des réfugiés dans les
régions habituelles de l’immigration espagnole se
poursuivra dans les années suivantes et s’explique
par la recherche de réseaux de solidarité, familiaux, régionaux ou idéologiques ; elle s’explique
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale
La présence des réfugiés de la Guerre civile reste considérable au lendemain de la guerre mondiale. Selon le recensement effectué en 1945 auprès
des étrangers de plus de quinze ans (et de ceux de
moins de quinze ans exerçant une profession), plus
de 103 000 Espagnols déclarent être arrivés entre
1936 et 1945, soit toujours autour de 40% de
l’ensemble de la colonie espagnole, estimée alors
64
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE
En haut :
Janvier
1939,
l’exode des
réfugiés
espagnols
vers la
France.
Photo : D.R.
Camp
d’internement
pour les
Espagnols
dans le
sud-ouest
de la
France.
Photo : D.R.
65
l’afflux d’immigrés. De 1950 à 1952, bien que les
entrées clandestines aient beaucoup diminué, les
refoulements en concernent plus de la moitié 5 . 5)- David Wingeate Pike, “L’immigraC’est en 1949 et en 1950 tion espagnole en France (1945-1952)”,
que l’émigration politique in Revue d’histoire moderne et contemespagnole en France atteint poraine, avril-juin 1977, pp. 286-300.
très probablement son
chiffre le plus élevé de l’après-guerre, soit 125 000
personnes environ selon l’INSEE pour cette première date 6 . Les réfugiés
espagnols constituent le 6)- En 1950, selon le ministère de l’Intéplus important contingent rieur qui pratique d’autres modes de calde réfugiés politiques pré- cul, les exilés représentent environ 34%
sents sur le sol français, de la colonie espagnole.
bien avant les réfugiés en
provenance d’Europe centrale et orientale ; et ils
le resteront jusqu’au début des années 1960.
aussi par le désir de se rapprocher de l’Espagne
afin d’être prêts à y repartir et, pour les anciens
guérilleros, prêts à y intervenir.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
L’exode lié à la Guerre civile espagnole ne se
borne pas aux flux migratoires déclenchés au cours
des événements eux-mêmes et dans les dernières
semaines du conflit ; il reprend au contraire après
la Seconde Guerre mondiale, dans des proportions
certes moins massives mais toutefois importantes
qu’il convient de ne pas négliger. Les relations
entre le pouvoir franquiste et les gouvernements
français issus de la Résistance sont très tendues
et la frontière est fermée pendant une période de
deux ans, entre le 1 er mars 1946 et le 10 février
1948, à la suite de l’exécution en Espagne de Cristino García et de onze autres antifranquistes, pour
la plupart anciens résistants en France. Mais cela
n’empêche pas nombre de clandestins espagnols
de passer la frontière : les fugitifs sont souvent
des prisonniers politiques en fuite, des opposants
au nouveau régime ou des proches parents de réfugiés déjà présents en France ; il est certain aussi
que, devant la situation de précarité économique
que connaît l’Espagne, la proportion de réfugiés
économiquement faibles augmente notablement,
ce qui place les autorités françaises devant la
question, souvent insoluble, de différencier les
authentiques réfugiés politiques des autres. Le
gouvernement républicain en exil, alors reconstitué, reconnaît tous les clandestins comme siens
car il les estime poussés hors d’Espagne par la
répression ou la misère, engendrées pareillement
par le franquisme.
A l’aube des années cinquante, le centre de gravité de la colonie espagnole est à nouveau situé nettement dans le Sud-Ouest. Près de la moitié des
Espagnols y résident et ils constituent plus de la
moitié de la population étrangère de la région. Il
est cependant à remarquer que, dès la libération
de Paris, à laquelle des Espagnols participent activement, des réfugiés espagnols se dirigent vers la
capitale qui leur était interdite jusque-là7. Une enquê- 7)- Andrée Bachoud, Geneviève Dreyte officielle effectuée en fus-Armand, “Des Espagnols aussi divers
1950 met en évidence à la que nombreux”, Paris 1945-1975 ”, in Le
fois la prépondérance du Paris des étrangers depuis 1945, sous
Sud-Ouest et l’importance la direction de Antoine Marès et Pierre
de la région parisienne dans Milza, Paris, Publications de la Sorbonl’implantation des exilés ne, 1994, pp. 55-76.
espagnols 8. On constate que
la population espagnole, 8)- “Les Espagnols en France”, rapport
toutes catégories confon- de la direction des Renseignements
dues, est implantée de façon généraux, août 1952 (AMI, 89/31 Mi 6,
majoritaire dans la Seine, les liasse 4).
départements du Sud-Ouest
et la région marseillaise. Les huit départements où
les Espagnols sont les plus nombreux sont, par ordre
décroissant : la Seine, la Gironde, l’Hérault, les Pyré-
On assiste à une entrée massive de clandestins
espagnols, environ 10 000 par an de 1947 à 1949.
Les pouvoirs publics français sont alors généralement favorables à ce que l’Office international pour
les réfugiés (OIR) accorde assez libéralement à ces
fugitifs le statut de réfugiés politiques. Aussi les
refoulements n’excèdent-ils pas 25% dans les années
1946-1949. Dès 1948 cependant, le ministère de
l’Intérieur prend des dispositions pour limiter
66
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
La nouvelle émigration
Si l’émigration politique conserve une place
notable au sein de la colonie espagnole pendant les
années 1950, la tendance se modifie progressivement par la suite. Avec le début des années 1960 et
l’afflux considérable d’immigrés économiques, la
place de l’exil s’amenuise pour ne représenter à peine qu’un cinquième de la colonie espagnole en 1962,
puis chuter en dessous de 10% et diminuer ensuite
régulièrement. Pourtant, les réémigrations vers
l’Amérique latine, facilitées par l’OIR entre 1947 et
1951, ne sont pas vraiment en cause, car elles ne
concernent guère que 9 000 réfugiés environ entre
ces deux dates. Pas plus que les naturalisations, longtemps peu nombreuses chez les républicains espagnols, n’expliquent fondamentalement cette moindre
place. C’est qu’une autre immigration espagnole arrive alors en France.
L’émigration espagnole de cette deuxième moitié du XXe siècle présente des caractères nouveaux.
Les émigrés ne se dirigent plus vers l’Amérique
latine mais vers l’Europe, non plus vers les régions
agricoles mais vers les zones industrielles en pleine extension et demandeuses de main-d’œuvre. Les
restrictions apportées à l’immigration par les pays
latino-américains se conjuguent ainsi à l’attrait
exercé par l’économie florissante des pays d’Europe occidentale. Dans les années 1949-1959 il y a
encore un courant migratoire américain, mais son
point culminant se situe en 1955 avec 62 000 sor-
A partir du milieu des années 1950, du fait de la
réorientation de la politique française en matière
67
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE
d’immigration et des difficultés économiques propres
à l’Espagne qui conduisent celle-ci à développer
une émigration après l’avoir longtemps limitée, une
énorme vague de travailleurs espagnols commence
à arriver en France. La nécessité pour la France de
recruter de la main-d’œuvre pour assurer la reconstruction du pays puis pour répondre aux besoins
générés par la prospérité des “Trente glorieuses”
l’amène à se tourner vers l’Espagne ; l’immigration
italienne s’est en effet pratiquement tarie du fait
du développement économique des provinces du
nord de l’Italie qui attire à présent les paysans
pauvres du Sud. Quant à l’Espagne, l’échec de la
politique d’autarcie menée pendant les premières
années du franquisme, le sous-emploi endémique
dans les villes comme dans les campagnes, la précarité sociale dans le sud de la péninsule et les tensions nées de l’application d’un “plan de stabilisation” très sévère, la contraignent à encourager l’émigration. D’autant que les envois de fonds effectués
par les émigrés constituent des rentrées de devises
dont leur pays d’origine a un besoin vital. En 1956,
le gouvernement espagnol autorise l’Office national d’immigration à installer une mission à Barcelone puis à Irún. En 1961, un accord est signé entre
la France et l’Espagne sur les transferts de maind’œuvre. Les émigrants qui, dans les périodes précédentes, provenaient essentiellement des provinces
du Levant (Castellón, Murcie, Valence et Alicante),
viennent de régions plus diverses où l’Andalousie
et la Galice sont fortement représentées.
nées-Orientales, les Bouches-du-Rhône, la HauteGaronne, l’Aude et le Rhône ; la Seine a définitivement supplanté l’Hérault dans sa place de premier
département espagnol de France, encore occupée
par lui dans l’immédiat après-guerre. Les réfugiés
statutaires sont alors les plus nombreux dans quasiment les mêmes départements, dont la HauteGaronne, les Pyrénées-Orientales, la Seine, la Gironde et l’Ariège. Géographiquement, les réfugiés se
sont ainsi regroupés prioritairement –région parisienne mise à part– dans les départements à dominante espagnole. Socialement, nombre de réfugiés
mènent également une vie souvent semblable à celle
de leurs compatriotes ; 95% d’entre eux sont salariés, et nombreux sont ceux qui occupent des
métiers manuels parfois pénibles dans l’agriculture (18 à 20%), la métallurgie
(12%), les mines (8%), les
9)- Jacques Vernant, Les Réfugiés dans
travaux publics ou les
l’après-guerre, Monaco, éditions du
constructions de barrages9.
Rocher, 1953, p. 301.
sement de 1975 indique déjà une diminution des
effectifs, due à des retours et à l’orientation des flux
migratoires espagnols vers des pays à monnaie forte comme l’Allemagne et la Suisse. Issus d’une autre
génération que les réfugiés de la Guerre civile ou
ceux des années d’après-guerre, provenant en grand
nombre des provinces du sud de l’Espagne pour travailler dans la construction, les services domestiques
ties pour décliner irrémédiablement ensuite10. La
France n’attire plus à elle
seule tous les migrants espagnols. Dès 1960, l’Allemagne attire davantage d’émigrés espagnols que la
France, respectivement 26 700 et 21 400. En 1965,
65 100 Espagnols se rendent dans la République
fédérale et 49 800 dans l’Hexagone. En 1970, les émigrés préfèrent aussi la Suisse à la France.
En dépit de cette diversification des destinations, la France demeure pourtant un pivot
des flux migratoires espagnols, compte tenu
de l’ancienneté de la colonie espagnole de
France, de la présence des exilés républicains et de la venue régulière, traditionnelle depuis des décennies, de travailleurs saisonniers pour aider aux vendanges dans les
départements viticoles du Sud-Ouest. Alors
que la famille n’accompagne guère l’émigrant en Allemagne, elle le rejoint lorsque
celui-ci s’installe en France, signe d’une installation plus durable.
10)- Jacques Maurice, Carlos Serrano,
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
L’Espagne au XXe siècle, Op. cit., p. 116.
En France, les réfugiés se trouvent noyés
par la nouvelle migration. La vague migratoire espagnole ne cesse d’augmenter à partir de 1956 et connaît une accélération de
1961 à 1964, avec des entrées qui dépassent
les 60 000 travailleurs permanents en 1962
et en 1964. Cette nouvelle immigration se
dirige vers les régions industrielles et l’Ilede-France. Aussi, en 1962, cette dernière
rassemble-t-elle près de 90 000 Espagnols,
dont la moitié résident à Paris même. La
colonie espagnole de la région parisienne
ne cesse de s’amplifier pour dépasser en
1968 les 130 000 personnes, sommet de cet
accroissement. De 1965 à 1971, l’émigration
espagnole vers la France diminue progressivement ; les naturalisations, qui connaissent une forte hausse avec les émigrés économiques, ainsi que le vieillissement de la
population et les retours ne sont pas compensés par des apports nouveaux. Le recen-
68
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Si la place des réfugiés politiques espagnols
diminue en France, cela ne signifie pas qu’il n’y ait
plus d’arrivées d’exilés politiques en provenance
d’Espagne dans les années soixante, mais un cer-
La fin de la période franquiste coïncide avec le tarissement de l’émigration espagnole, dû à la fois à l’irruption de la crise économique dans les
pays européens et aux transformations
politiques qui suivent en Espagne la
mort de Franco. C’est ainsi le terme
d’un siècle de flux migratoires motivés
par des considérations diverses, où le
“politique” et l’“économique” se mêlent
bien souvent. C’est sous la dictature
franquiste que l’exil politique le plus
considérable a quitté l’Espagne et s’est
implanté durablement dans d’autres
pays, tout particulièrement en France.
C’est au cours de la même période que
les autres migrants ont abandonné les
routes classiques de l’exil américain
pour aller travailler dans des pays européens, préparant ainsi à leur insu
l’émergence d’une conscience européenne contemporaine.
Geneviève Dreyfus-Armand
Directrice de la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) et
du Musée d’histoire contemporaine
Conservateur général des bibliothèques
PAGES 68 ET 69 : Janvier 1939, l’exode des réfugiés espagnols vers la
France. Photos : D.R.
69
L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE
tain nombre d’opposants profitent du flot d’émigration économique vers la France pour s’y fondre
sans demander ensuite le statut de réfugié politique. Par ailleurs, la seconde génération issue de
l’exil de la Guerre civile, née en France, acquiert
tout naturellement la nationalité française selon
les modalités du Code de la nationalité de 1945 et
ne se distingue plus des Français du même âge. Au
moment où la démocratie se rétablit
au-delà des Pyrénées, environ 49 000
Espagnols ont encore, selon l’OFPRA,
le statut de réfugiés politiques.
Lorsque le statut de réfugiés sera supprimé pour les Espagnols en 1981, certains demanderont leur naturalisation.
ou la sidérurgie, ces migrants économiques font en
1968 de la colonie espagnole le groupe étranger le
plus nombreux en France.
L’ÂGE DE LA RETRAITE :
LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS
EN FRANCE FACE AUX RISQUES
D’EXCLUSION SOCIALE
fin à l’autarcie économique imposée de l’intérieur
par les idéologies dominantes des années 1940 en
Espagne et de l’extérieur par l’isolement du régime franquiste à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les années 1950 marquent l’ouverture de
l’Espagne aux relations internationales et parallèlement aux relations économiques internationales
– politique économique capitaliste, industrialisation et développement des services, intervention
du capital étranger (aide économique américaine). On passe du dirigisme et de l’autarcie des
années d’après-guerre au libéralisme. L’exode rural
massif des années 1950 vers les zones urbaines
industrialisées – Barcelone, Bilbao, Madrid –
s’intensifie. Une partie de la main-d’œuvre agricole est absorbée par l’industrie et les services, l’autre
par l’économie des pays européens industrialisés,
en pleine croissance dans les
années 1960 (Martinez 1)- L. A. Martinez Cachero, La emiCachero)1. L’émigration est gración española ante el desarollo
réglementée et assistée : economico y social, Madrid, 1965, Nuel’Institut Espagnol d’Émi- vo horizonte.
gration est créé en 1956, la
loi sur l’émigration promulguée en 1962. Ces mouvements de population s’accompagnent d’une aggravation des différences régionales : le Sud-Ouest et
Une émigration
à la fois politique
et économique
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Depuis le XIXe siècle, l’émigration espagnole
vers la France, liée aux histoires nationales des
deux pays, est une émigration à la fois politique et
économique : émigration politique des guerres
civiles et des guerres carlistes au XIXe, émigration
politique sous la dictature de Primo de Rivera et
de la Guerre civile de 1936-1939 au XXe siècle ; émigration économique pendant la Première Guerre
mondiale pour assurer la production agricole de la
France, suivie d’une émigration saisonnière qui se
poursuit jusqu’à la guerre civile. Pendant la période d’autarcie économique de l’après-guerre l’émigration est pratiquement interdite : l’émigration
clandestine à dominante politique se développe
vers la France.
Dans l’histoire de l’émigration espagnole
contemporaine, l’année 1959 est une année charnière : elle ouvre le courant massif d’émigration
vers les pays européens et ferme celui à destination de l’Amérique latine. C’est l’année du “plan
de stabilisation” de Ullastre, plan destiné à mettre
70
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE
Les émigrants espagnols participent à Marseille à la manifestation du 1er mai en portant des pancartes de soutien au mouvement ouvrier et contre la
repression en Espagne. 1967. CDEE. Fondo General.
71
En 1956, une mission de recrutement de l’Office
National d’Immigration français (ONI) s’installe
en Espagne. Dans les années 1961-1970 on enregistre une montée en flèche de l’immigration espagnole entre 1961 et 1963, en remplacement de
l’immigration italienne. À partir de 1963, près de
90% des travailleurs saisonniers sont des Espagnols ; cette émigration temporaire est encadrée
par les syndicats verticaux espagnols. À partir de
1965, l’immigration espagnole est à son tour dépassée par l’immigration portugaise. L’immigration
familiale s’accélère. Au recensement de 1968 on
dénombre 607 000 Espagnols, soit près du quart de
la population étrangère.
le Nord-Ouest se dépeuplent ; à partir de 1961 le
Levant devient un pôle d’attraction. Avec l’instauration, après la mort de Franco en l975, d’une
démocratie dont le régime est une monarchie parlementaire qui s’articule
sur l’“État des Autono2)- J. Bonnels, L’Espagne, Paris, Flammies” (Bonnels)2, l’Espagne
marion, 1998, p.134.
a accompli une véritable
révolution politique et socioculturelle. L’entrée
dans le marché commun en 1986, et la libre circulation des personnes au 1er janvier 1993 marquent son intégration dans l’espace économique
et politique européen. La croissance et le développement économique des trente dernières
années, ont fait de l’Espagne, pays d’émigration,
une terre d’immigration.
Les Espagnols ont une place prépondérante
dans le bâtiment et les travaux publics (BTP), puis
dans l’industrie, les services domestiques et l’agriculture. On enregistre un déplacement des courants migratoires du Sud-Ouest vers le Sud-Est de
la France où ils remplacent les Italiens dans le bâtiment et l’agriculture. L’Ile-de-France et la région
Rhône-Alpes demeurent des pôles d’attraction. Les
secteurs d’emploi des Espagnols y sont ceux de
l’industrie (industrie automobile dans la région
parisienne) et du bâtiment. Les régions industrielles du Nord et de l’Est où les Espagnols étaient
absents, reçoivent les immigrés recrutés par l’ONI.
On observe avec la vague d’émigration économique
des années 1960, un glissement des emplois de la
France agricole vers la France industrielle et une
implantation régionale plus
large. Les immigrés écono- 3)- G. Hermet, Les Espagnols en France,
miques constituent l’élé- Paris, Ed. Ouvrières, 1967, p.91-101.
ment principal de la population espagnole en France (Hermet)3.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Répondre aux besoins
économiques
et démographiques
de la France
Pendant la guerre de 1914-1918, une majorité
d’ouvriers agricoles viennent pallier les besoins de
main-d’œuvre en Provence et dans la vallée du Rhône. Au recensement de 1921, la colonie espagnole
compte 255 000 personnes soit 16% de la population étrangère. La crise économique de l’entre-deuxguerres amène une diminution de l’immigration
espagnole qui tombe à 12% de la population étrangère. La Guerre civile espagnole (1936-1939) provoque un afflux de réfugiés (fin 1938-début 1939).
En février 1939, on compte plus de 500 000 réfugiés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les réfugiés participent activement à la Résistance française : 12 000 meurent dans les camps de concentration allemands. Beaucoup sont rapatriés de force après l’occupation de la zone libre. En 1951, on
dénombre seulement 165 000 réfugiés du fait des
départs pour le Mexique, des retours forcés en
Espagne, des décès et des naturalisations. Dans
l’immédiat après-guerre l’émigration clandestine
à caractère politique se développe vers la France :
la majorité des clandestins proviennent des villes,
la migration interne ayant précédé l’expatriation.
Des années 1971 à la fin des années 1980, on enregistre une diminution continue de la population espagnole avec 497 480 personnes au recensement de
1975, soit 14,5% de la population étrangère, et 327 156
personnes au recensement de 1982, soit 8,8% des
étrangers résidant en France. Cette diminution résulte d’une conjonction de facteurs : l’arrêt par la France
72
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
D’après les résultats du sondage de l’INSEE5, les
étrangers de nationalité espagnole et les Espagnols
naturalisés français sont 518 223. Les Espagnols
–étrangers au sens juridique, nés hors de France
ou nés en France, de nationalité espagnole– sont
216 047 et représentent 6% de la population étrangère. Ils se répartissent comme suit par âge :
Immigration de travail temporaire au début des
années 1960, l’immigration espagnole est devenue
une immigration de peuplement fixée en France. La dimiÉtrangers : Espagnols, par âge et sexe
nution des envois de devises
en Espagne, l’amélioration des
Âge
Ensemble
%
Sexe masculin
Sexe féminin
conditions matérielles en
0-19 ans
23 528
11%
12 144
11 384
France, le taux élevé d’acqui20-64 ans
136 463
63%
73 247
63 216
sition de la nationalité fran65 ans ou plus
56 056
26%
26 948
29 108
çaise et les mariages francoTotal
216 047
100%
112 339
103 708
espagnols sont autant d’indiSource : INSEE, recensement de la population, 1990
cateurs de ce processus. L’évolution de l’immigration –caractère familial, qualifiLes personnes de 65 ans ou plus sont 56 056
cation professionnelle, vieillissement etc– s’accom(26 948 hommes et 29 108 femmes) et représenpagne d’une évolution des besoins et d’un réajustetent 26% de la population. Soit 11 points de plus
ment des attentes et des aspirations.
que la moyenne nationale : les 65 ans ou plus
représentaient 15% de l’ensemble de la populaDans les années 1990, les effectifs des Espagnols
tion française au recensement de 1990. Compte
continuent à diminuer : les tranches d’âge les plus
tenu de l’ancienneté du courant migratoire espajeunes s’affaiblissent tandis que celles des plus âgés
gnol, la pyramide des âges est inversée par rapaugmentent, phénomènes qui traduisent le nonport à celle de l’ensemble des nationalités des
renouvellement de l’immigration espagnole et son
immigrés. Le courant migratoire s’est tari et touvieillissement.
te la population est appelée à vieillir. Entre 60 et
90 ans ou plus, on observe une distribution par
Le vieillissement
genre comme suit :
de la population
Au recensement de 1999, les Espagnols sont
161 762 et représentent 5 % des étrangers. Les Espagnols naturalisés français sont 274 0664. Les données détaillées par nationalité du recensement de
1999 n’étant pas encore disponibles, ce sont celles
du précédent recensement –de 1990– auxquelles
4)- A. Lebon, Immigration et présence étrangère en France en 1999,
Premiers enseignements du recensement, Paris, la Documentation
française, 2001.
5)- INSEE, Résultats du recensement de la population de 1990. Nationalités, résultats du sondage au quart, 1992
73
L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE
nous avons eu recours. Pour l’ensemble des étrangers, on dénombre 282 000 personnes de plus de
65 ans sur un total de 3 600 000 personnes. Les originaires des pays de la Communauté européenne
représentent 64% de l’ensemble des étrangers de
plus de 65 ans.
de l’immigration de travailleurs en 1974 ; la mise en
place du dispositif d’aide au retour entre 1977 et
1981, que les Espagnols ont largement utilisé ; la
mort de Franco en 1975, suivie d’une amnistie générale en 1977 qui permet le retour des exilés ; le développement économique espagnol qui favorise les
retours spontanés (d’après les données consulaires,
les retours spontanés ont été très nombreux dans la
décennie 1980) ; le faible taux de fécondité des
femmes espagnoles résidant en France ; les acquisitions de la nationalité française ; les décès.
Espagnols âgés de 60 à 90 ans
ou plus
Espagnols naturalisés Français
âgés de 60 à 90 ans ou plus en 1990
Âge
Ensemble
Sexe masculin
Sexe féminin
20 276
10 840
9 436
60-64
65-69
15 336
7 968
7 368
70-74
11 988
6 256
5 732
75-79
11 956
5 824
6 132
80-84
9 264
4 128
5 136
85-89
5 184
2 056
3 128
90 o más
2 328
716
1 612
Source : INSEE, recensement de la population, 1990
Âge
Sexe
Sexe
féminin
masculin
60-64
30 128
13 276
16 852
65-69
26 604
11 976
14 628
70-74
22 468
10 404
12 064
75-79
18 264
8 092
10 172
80-84
10 492
4 328
6 164
85-89
4 772
1 544
3 228
90 o más
1 564
433
1 132
Source : INSEE, recensement de la population, 1990
Au-delà de 75 ans, les effectifs féminins sont
plus élevés que les effectifs masculins. Rappelons
qu’au niveau national l’espérance de vie est de 74
ans pour les hommes et de 82 ans pour les femmes,
et qu’il existe des inégalités persistantes en fonction de la catégorie socioprofessionnelle et de la
zone de résidence.
ralement observée d’un taux de naturalisation plus
fort chez les femmes.
Nous avons affaire à des populations vieillissantes (étrangers ou naturalisés français) où les
femmes sont majoritaires et la pyramide des âges
est inversée par rapport à celle de l’ensemble des
nationalités des immigrés compte tenu du fait que
les Espagnols appartiennent à l’un des courants
migratoires les plus anciens. La structure par âge
des immigrés découle d’abord de l’ancienneté du
courant migratoire : lorsque le courant migratoire se tarit, toute la population est appelée à vieillir.
D’après l’indicateur de vieillissement de la population de l’INSEE (nombre des personnes de 60
ans ou plus, rapporté à celui des 25 à 59 ans en
pourcentage), les Espagnols arrivent en troisième position derrière les Italiens et les Polonais,
avec 76,2% pour les hommes et 78,3% pour les
femmes.
D’après les résultats du sondage de l’INSEE, les
Espagnols naturalisés français se répartissent comme suit :
Français par acquisition dont la nationalité antérieure
était espagnole
Âge
Ensemble
% Sexe masculin Sexe féminin
0-19 ans
9 210
3%
4 722
4 488
20-64 ans
208 802
69%
91 104
117 698
65 ans ou plus
84 164
28%
36 776
47 388
Total
302 176 100%
132 602
169 574
Source : INSEE, recensement de la population, 1990
Les étrangers originaires des pays de la Communauté européenne –majoritairement d’Europe
du Sud– qui représentent en 1990, 64% des plus
de 65 ans sont pratiquement absents des rares
études, articles, publications et colloques consacrés au vieillissement des immigrés. Le compte
rendu dans le journal Le Monde du 3 juin 1999,
du colloque organisé à Aix-en-Provence par la
“Flamboyance” avec le soutien du Fonds d’Action
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Dans la population française d’origine espagnole, les personnes de 65 ans et plus représentent
28% des effectifs, soit 13 points de plus que la
moyenne nationale. Ils se distribuent comme suit
par genre entre 60 et 90 ans ou plus :
On observe une sur-représentation des femmes
dans toutes les tranches d’âge à partir de 20 ans et
plus. Ce qui va dans le sens de la tendance géné-
74
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Ensemble
8)- L’étude comparative intitulée : “les situations d’exclusion des
immigrés espagnols âgés en Europe” (Allemagne, Belgique, Espagne,
France, Hollande, Luxembourg), coordonnée par la Fédération d’Associations et Centres d’Espagnols émigrés en France (FACEEF) a été
réalisée dans le cadre du Programme “Situations de marginalisation
et d’exclusion sociale dans la Communauté Européenne” de la DG.V
de la Commission Européenne. Elle a fait l’objet d’une publication en
espagnol :
U. Martínez Veiga, (dir.) “Situaciones de exclusión de los emigrantes
españoles ancianos en Europa”. Paris, FACEEF, Fondation du 1er
mai, (colab. de la DGV de la Comisión Europea y de la Dirección General de Ordenación de las Migraciones del Ministerio de Trabajo y Asun-
Trajectoires migratoires
tos Sociales de España), 2000.
Le mouvement associatif espagnol, au plus près
des besoins de ses membres, prend la mesure des
difficultés auxquelles se trouvent confrontés
aujourd’hui les émigrés âgés. La Fédération d’associations et centres d’Espagnols émigrés en France
9)- M-C. Muñoz, “Les immigrés espagnols retraités en France : entre
intégration et vulnérabilité sociale”, Ch.II, p. 33-81, in U. Martinez
Viega, M-C. Muñoz, A-I Fernandez Asperilla, “Situations d’exclusion
des immigrés espagnols âgés en Europe”, Paris, FACEEF, 2001.
75
L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE
(FACEEF) est à l’origine d’une étude comparative
européenne8 dont nous présentons ici les grandes
lignes de la contribution française : “les immigrés
espagnols retraités en France : entre intégration
et vulnérabilité sociale”9. Celle-ci a pour objet l’étude des facteurs qui peuvent conduire à la désaffiliation, du fait de la cessation de l’activité professionnelle et de l’isolement social qui en résulte. Elle
comporte deux volets : le premier, relatif à la baisse des revenus suite à la cessation d’activité, aggravée par les difficultés des travailleurs immigrés à
reconstituer leur carrière en raison de leur instabilité professionnelle et géographique dans certains
secteurs d’activité, de l’impossibilité de valider les
années travaillées au pays d’origine et de la méconnaissance de leurs droits en matière d’aide sociale ;
le second, relatif aux risques de marginalisation
sociale, du fait que ces retraités, qui ont connu les
conditions de travail les plus pénibles et les emplois
les moins biens rémunérés, ne disposent pas des ressources physiques, financières et culturelles suffisantes pour bien vivre leur retraite. Risques accrus
quand les supports sociaux (famille, amis, voisinage, réseau associatif, syndicats, partis politiques ...)
font ou viennent à faire défaut.
Sociale sur “Vieillesse et Immigration” est tout à
fait symptomatique de cet état de fait. Philippe
Bernard écrit : “les Espagnols et les Italiens se
sont fondus dans le paysage français et nombre
de Portugais choisissent de passer leurs vieux
jours au pays...”. En effet, ces populations,
aujourd’hui non problématiques qui appartiennent à des vagues migratoires anciennes, sont
considérées comme intégrées par les pouvoirs
publics. L’entrée en 1986 de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté européenne a modifié
leur statut juridique et pour le FAS les ressortissants des pays membres “ne pourront plus être
considérés comme de véritables immigrés” (Noiriel, 1992 : 5) 6 . Or, le
6)- G. Noiriel (Resp. scientifique), Le
vieillissement de la population s’accompagne de
vieillissement des immigrés en région
parisienne, Rapport final, Etude pour le
risques d’exclusion d’une
partie des personnes
Fonds d’Action Sociale, 1992.
âgées, du fait de leurs
faibles revenus, de leur non participation sociale et de leur situation d’isolement et ce a fortiori pour les immigrés qui vieillissent en France.
Ces retraités du “troisième âge” et bientôt du
“grand âge”, du fait de leur
histoire migratoire peuvent
7)- A. Sayad, “La vacance comme pathoavoir des besoins spécilogie de la condition d’immigré : le cas
fiques, et sont en droit
de la retraite et de la préretraite”, in
d’attendre une reconnaisGérontologie, “La vieillesse des immisance de leur présence,
grés en France”, n°60, oct. 1986, pp. 37même si comme l’a si sou55.
vent répété Abdelmalek
A. Sayad, La double absence, Des illuSayad7, seul le travail pousions de l’émigré aux souffrances de
vait donner une légitimité
l’immigré, Paris, Seuil, 1999.
à la présence des immigrés
dans le pays de résidence ou à son absence dans
le pays de départ.
années 1960. Ils ont quitté l’Espagne pour des
motifs d’ordre économique ou familial (réalisation du regroupement familial) et une minorité,
10%, pour fuir la répression franquiste. Pratiquement tous ont souffert de la Guerre civile et des
difficultés de l’après-guerre. Près de la moitié
avait migré vers les centres industriels des régions
développées d’Espagne avant de s’expatrier.
L’enquête comprend une approche qualitative
avec des entretiens en profondeur réalisés auprès
de retraités espagnols de la région parisienne et
de la région lyonnaise et auprès d’informateurs privilégiés du mouvement syndical, des services
sociaux français et espagnols et du mouvement caritatif espagnol ; elle comprend aussi une approche
quantitative à l’aide d’un questionnaire auprès de
124 personnes retraitées, espagnoles et d’origine
espagnole. Les personnes enquêtées ont été sélectionnées à partir des fichiers
de l’IMSERSO10 et du réseau
10)- L’IMSERSO (Institut des Migraassociatif national de la
tions et des Services Sociaux) est un
FACEEF. Un petit nombre
organisme qui dépend du ministère des
d’enquêtés sont des utilisaAffaires Sociales.
teurs des services sociaux de
l’Ambassade et du dispen11)- Œuvre de l’Ordre des filles de la
saire San Fernando 11 de
Charité de Saint-Vincent-de-Paul, fondée en 1892.
Neuilly. Les enquêtes par
questionnaire ont été réalisées en Ile-de-France, en région Rhône-Alpes et
dans l’Est de la France, en Lorraine. Dans ces trois
zones géographiques, l’implantation des Espagnols
est forte et correspond à l’émigration économique
des années 1960.
Leur niveau d’études est faible : les trois quarts
déclarent un niveau inférieur ou égal au cycle
complet des études primaires et 5% sont analphabètes. La non-scolarisation ou l’interruption
des études primaires sont à mettre en relation
avec l’origine rurale des migrants : les infrastructures scolaires étaient peu développées et
parfois difficilement accessibles, les enfants travaillaient très tôt. La Guerre civile est venue perturber la scolarité des enquêtés qui avaient en
moyenne 6 ans en 1936. Ce faible niveau de scolarisation ou son absence ont constitué un obstacle à l’apprentissage du français. Après 30 à 40
ans de vie en France, plus de la moitié déclare
une connaissance moyenne ou mauvaise du français. Or, nous savons combien la maîtrise de la
langue du pays de résidence est un élément clef
de la participation et de l’intégration sociale des
immigrés.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
La population de l’enquête est composée de
48 femmes et de 76 hommes. Les trois quarts des
enquêtés se déclarent de nationalité espagnole.
L’âge moyen des enquêtés est de 70 ans. 70% sont
mariés, 17% sont veufs, les autres sont célibataires
ou vivent en couple. 71% déclarent un conjoint
espagnol. Quant aux mariages avec un conjoint
français, ils sont plus élevés chez les hommes que
chez les femmes. 92% ont des enfants et le nombre
moyen d’enfants est de 3. On enregistre une très
forte proximité résidentielle entre parents et
enfants : 76% ont des enfants qui résident dans la
même localité. 96% des enquêtés vivent chez eux
et 3% au domicile d’un enfant.
L’insertion sur le marché du travail dans des
emplois peu qualifiés est en relation avec le niveau
de formation. Dans le dernier emploi occupé, 82%
des hommes travaillaient dans le secteur secondaire, à égalité dans l’industrie et dans le bâtiment. Tandis que 80% des femmes étaient
employées dans le tertiaire : dans les services
domestiques aux particuliers, les services hôteliers et les services administratifs. La situation
professionnelle des femmes était plus défavorable,
elles occupaient des emplois non qualifiés tandis
que les hommes se trouvaient à des postes semiqualifiés ou qualifiés. Plus des trois quarts de la
population étaient salariés. 38% des enquêtés ont
connu, au cours de leur vie active, des périodes
Seuls 7% des enquêtés sont des combattants
et réfugiés de la Guerre civile. La majorité fait
partie de la vague d’émigration économique des
76
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Les périodes de chômage, les accidents, les
années non cotisées, le travail non déclaré (le travail des femmes dans les services aux particuliers
notamment), la mise à la retraite anticipée auront
bien sûr une incidence sur le montant des pensions et le niveau de vie des retraités. Si l’on considère que 75% des ménages comptent deux personnes ou plus, les revenus mensuels des enquêtés sont relativement faibles : 61% des foyers ont
des revenus mensuels inférieurs à 1 220 euros,
21% ont entre 610 et 915 euros, 8% de l’échantillon
a moins de 610 euros de revenus mensuels. Le passage à la condition de retraité signifie une diminution des revenus et du niveau de vie qui les
conduisent à réduire leurs dépenses pour l’alimentation, l’habillement et les loisirs. La capacité d’épargne est très faible seulement 4% des
enquêtés déclarent de l’épargne. Un quart
emprunte de l’argent et 10% travaillent ou cherchent du travail. L’accès à la propriété, au prix de
lourds sacrifices et d’économies forcées, en France
pour la moitié d’entre eux mais également en
Espagne pour un certain nombre, contribue à leur
sécurité matérielle et à leur qualité de vie. Dans
leur majorité, ils se déclarent satisfaits de leur
situation matérielle.
Retraite
et paupérisation
Leur vie active a été très longue puisqu’elle
a commencé précocement en Espagne, mais elle
ne leur assure pas pour autant une retraite
confortable. L’âge moyen d’entrée sur le marché
du travail est de 14 ans et celui de l’émigration
de 28 ans. Seulement la moitié d’entre eux touche
une pension en provenance d’Espagne. Pour
l’autre moitié, les années travaillées en Espagne
n’ont pas été reconnues. Ces retraités, nés autour
des années 1930, ont travaillé à la fin des années
1940 et dans les années 1950 en Espagne, dans
des secteurs de l’économie où les travailleurs
n’étaient pour la plupart pas déclarés : dans
l’agriculture, les petites entreprises, le bâtiment
ou les services domestiques. En Espagne, les
droits sociaux associés au travail étaient quasi
inexistants dans ces secteurs jusque dans les
années 1960. Ce n’est qu’en 1967 que l’assurance sociale obligatoire et universelle a été instaurée. Seuls ceux qui ont un minimum de 1 800
jours travaillés déclarés sur la période 1940-1967
ont droit à une pension du S.O.V.I. (Seguro Obligatorio de Vejez e Invalidez : Assurance obligatoire de vieillesse et d’invalidité) qui est un forfait de 40 000 pesetas équivalant à 244 euros,
Des retraités
entre intégration
et vulnérabilité
sociale
La variable relationnelle est une des composantes de l’intégration des individus. Concernant
la sociabilité des enquêtés, soulignons l’intensité des liens familiaux –avec la famille de création
77
L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE
tandis que ceux qui sont en dessous des 1 800
jours n’ont droit qu’à 5 000 pesetas soit 30 euros
mensuels. La non-reconnaissance des années
travaillées en Espagne fait l’objet de revendications et s’accompagne d’un fort ressentiment
envers les autorités espagnoles et envers les politiques. Cette demande de reconnaissance est
relayée par le mouvement associatif.
de chômage d’une durée moyenne de 6 ans. Ces
travailleurs appartiennent aux catégories sociales
les plus affectées par le chômage dans l’ensemble
de la population active : les ouvriers et les
employés. Dans les années 1980, les entreprises
sidérurgiques de Lorraine et l’industrie textile de
la région lyonnaise ont été très touchées par les
restructurations industrielles. 37% ont été victimes d’un accident du travail, les hommes représentant 61% des accidentés. Ils occupaient des
emplois dans les secteurs d’activité les plus à
risques : le bâtiment et l’industrie. Au moment de
prendre leur retraite un tiers des enquêtés ne travaillait pas : ils étaient soit au chômage, soit en
arrêt maladie ou d’accident du travail, soit en préretraite.
Castel 12 appelle la zone 12)- R. Castel, Les métamorphoses de
d’intégration : ils disposent la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
de ressources matérielles
suffisantes et des relations (familiales, amicales,
associatives ou locales) fortes. Près des trois
quarts vivent en couple, et les revenus du foyer
proviennent de la pension propre à laquelle s’ajoute dans près de la moitié des cas la pension ou le
salaire du conjoint. La moitié s’est constitué un
patrimoine immobilier en France et/ou en
Espagne. Les liens familiaux sont étroits, la solidarité inter générations est effective ; le rôle de
grands-parents est fortement investi : il constitue, tant pour les femmes que pour les hommes,
une nouvelle dimension positive de leur identité.
Parmi les pratiques sociales, l’affiliation syndicale témoigne de leur engagement passé au cours
de leur vie active, et leur participation à la vie
associative tournée vers les associations espagnoles atteste de leur intégration sociale dans un
collectif protecteur.
en France et avec la famille d’origine en Espagne.
Le non-retour en Espagne est lié à des motifs
essentiellement familiaux : la majorité a ses
enfants installés en France et seulement 10% a
ses propres parents encore vivant en Espagne. Il
existe une forte solidarité intergénérationnelle.
Il y a eu maintien des valeurs centrales que sont
la famille et les formes de solidarité traditionnelles de la société d’origine à dominante rurale
qu’ils ont quittée dans les années 1960. C’est à
elles qu’ils ont recours et ils répugnent à faire
appel à celles des organismes spécialisés de l’État.
Le non-recours à des aides publiques, auxquelles
certains pourraient prétendre, traduit ce refus de
l’assujettissement que constitue l’assistance et
de l’humiliation que représentent, au terme d’une
vie de travail, les démarches à faire pour en bénéficier. La quasi-totalité maintient des liens avec
l’Espagne. La propriété d’une maison ou d’un
appartement en Espagne et la présence de la
parenté favorisent le va-et-vient entre la France
et l’Espagne même si aujourd’hui ils sont amenés
à en réduire la fréquence.
On peut néanmoins estimer qu’environ un
quart de la population se situe dans les zones de
vulnérabilité et de désaffilation : dans la première, ils disposent de faibles revenus et sont dans
une situation de fragilité relationnelle ; dans la
seconde ils ont de très faibles revenus et sont dans
une situation d’isolement social. Ces retraités
vivent seuls, ils sont célibataires, veufs, séparés
ou divorcés, ils ont une petite retraite ou une pension de réversion (veuvage, etc.) insuffisante,
proches du seuil de pauvreté. Le manque de
moyens matériels place les individus dans une
situation de survie, limite leur vie sociale et menace leur intégrité physique. Ils sont dans une position critique. Leur santé est précaire et s’accompagne d’un état de dépendance dans les gestes
quotidiens. Leur couverture sociale est insuffisante, ils n’ont pas d’assurance complémentaire.
La faiblesse des revenus limite leur accès à des
prestations médicales, peu prises en charge par
la Sécurité sociale, telles que l’appareillage auditif, dentaire ou oculaire, ce qui aura pour effet
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
La sociabilité des enquêtés ne se limite pas à
la sphère familiale ou amicale. Ils sont, dans des
proportions importantes, affiliés à des collectifs
(association culturelle ou sportive, paroissiale,
club du 3e âge, syndicat) au sein desquels ils exercent des responsabilités ou participent à des activités. En retour, ils en reçoivent une reconnaissance sociale. Parmi ceux qui sont affiliés au mouvement associatif, 90% le sont à une association
espagnole. Le faible niveau de compétence en
français est un obstacle à la participation aux
organisations de la société civile, à l’exception
des syndicats.
Globalement, la population de l’enquête, dont
l’âge moyen est de 70 ans, jouit d’un état de santé et de conditions matérielles qui assurent son
autonomie. Elle se caractérise par un réseau de
relations dense et une forte participation sociale. Ces indicateurs la situent dans ce que Robert
78
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Marie-Claude Muñoz
École des Hautes Études en Sciences
Sociales, Paris
Les associations espagnoles constituent un
pôle de sociabilité et de référence pour les immigrés à la retraite autour d’espaces qui s’ouvrent
dans les associations pour les accueillir ou dans
les associations de retraités qui se créent. L’émergence de ces dernières est symptomatique des
besoins existants. Les associations jouent un rôle
social considérable d’information et de service.
Elles sont à l’interface de la société française et
des services consulaires. Elles informent les émigrés sur leurs droits, sur les évolutions de la législation, elles les aident ou les orientent dans leurs
démarches administratives, et viennent relayer
leurs revendications auprès des instances concernées. Du côté de la société de résidence, on peut
déplorer le manque d’ouverture, que ce soit au
niveau des relations de voisinage ou de l’accueil
dans les services administratifs. Il est fait état
notamment des réticences de ces derniers à informer les étrangers sur leurs droits et à les appli-
79
L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE
quer, comme du caractère vexatoire de quelques
enquêtes de l’aide sociale. Quant aux offres en
direction des personnes âgées, elles ne sont pas
forcément adaptées aux attentes et aux moyens
des retraités immigrés. C’est donc, en partie, grâce aux ressources identitaires qu’ils trouvent dans
leur environnement que les retraités espagnols et
d’origine espagnole que nous avons rencontrés se
situent dans la zone d’intégration de la société
française.
secondaire de réduire leur sociabilité. D’ores et
déjà, on peut faire l’hypothèse que, lorsque les
états de dépendance liés au grand âge vont
s’amplifier, les situations d’exclusion vont s’aggraver. La désintégration progressive des liens sociaux
(relations familiales et relations sociales) est une
des causes majeures de l’exclusion sociale chez
les personnes âgées. Les personnes les plus exposées sont celles qui n’ont plus de protection de la
famille en l’absence de parents en France, ou de
protection du voisinage du fait de l’anonymat des
grandes métropoles, ou encore des collectifs que
sont les associations, les syndicats ou les partis
politiques, du fait qu’ils n’y sont pas affiliés. Le
retrait de la vie sociale peut conduire à une situation génératrice d’ennui, de perte de sens de l’existence et d’estime de soi en raison d’un sentiment
d’inutilité sociale. Nous avons alors des individus
désaffiliés en grande souffrance. Ils sont dans un
isolement social dramatique et le seul lien qui
subsiste est celui de l’assistance qu’ils reçoivent
des services sociaux municipaux ou des œuvres
caritatives espagnoles.
LES ÉMIGRANTS ESPAGNOLS
EN FRANCE :
“ ASSOCIATIONNISME ”
ET IDENTITÉ CULTURELLE
chaque pays. Ainsi, l’accord hispano-français d’émigration de 1961 stipulait à l’article 12, que “le gouvernement français favorisera l’admission en
France du conjoint et des enfants mineurs (…) des
travailleurs espagnols en France”, et poursuivait
plus loin : “Les frais de visite médicale dans l’un
des bureaux de la Mission de l’Office Français
d’Immigration en Espagne, les frais de transports,
d’hébergement, de subsistance et d’accueil à partir de la frontière franco-espagnole jusqu’au lieu
de la résidence en France, seront pris en charge
par l’Office Français d’Immigration. Les frais de
transports des bagages pourront être acquittés aux
familles espagnoles dans les
limites fixées par les autori- 2)- Cf. ministère des Affaires étrantés françaises compétentes”2. gères, “Francia. Acuerdos relativos a
Quand les Espagnols émigrent en masse à partir de la deuxième moitié des années 1950 vers
diverses destinations européennes –essentiellement l’Allemagne, la Suisse et la France, qui est
le cas qui nous intéresse ici– le projet migratoire le plus courant consiste en un bref séjour de
quelques années, pendant lequel on économise
la plus grande quantité d’argent possible dans
l’idée de rentrer en Espagne et d’investir ces économies dans une maison ou un petit commerce
de type familial, tel un bar ou un taxi. Il ne s’agissait donc pas, du moins à l’origine, d’une émigration définitive.
Le problème a résidé dans le fait que ce projet
migratoire s’est modifié au
cours du temps car les éco1)- À propos des projets migratoires et
nomies accumulées étaient
de leur modification, voir Ana Fernánplus faibles que prévu.
dez Asperilla, “Estrategias migratorias.
trabajadores permanentes y de tem-
Ainsi, tant la modification porada”, Annexe II, art. 6, BOE, 28
du projet migratoire initial février 1961.
que les politiques migratoires
elles-mêmes –de la France comme pays d’accueil
et de l’État franquiste comme pays de départ–
seront fondamentales pour comprendre la configuration de l’identité culturelle (entendue au sens
anthropologique) des Espagnols qui s’installèrent
en France à partir de la deuxième moitié des années
1950. Nous allons donc tenter d’analyser ces deux
dimensions que nous pensons fondamentales dans
la formation de l’identité des émigrants.
Notas a partir del proceso de la emi-
De ce fait, le séjour s’est
prolongé au-delà du temps
souhaité et devait produire
le regroupement familial dans le pays de résidence,
ce qui, du fait de l’accès des enfants à l’école dudit
pays, allongeait encore le temps de séjour1. Et ce
d’autant plus qu’en France, ce regroupement fût
beaucoup plus facile qu’en Allemagne, en raison des
différentes politiques d’immigration existant dans
gración española a Europa 1959-2000”,
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Migraciones & Exilios, 1, 2000, 67-94.
80
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
cela se produisit-il avec les Valenciens et non avec
les travailleurs saisonniers andalous ou castillans qui
se déplacent aussi ?
Simplement parce que dans la zone agricole du
Midi français existe une colonie ayant émigré de la
région du Levant au premier tiers du siècle5. Cela
permet aux nouveaux émigrants de voyager en marge du système officiel, puisque leurs parents ou compatriotes établis antérieurement sont capables de
leur trouver des contrats.
ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ...
Une stratégie migratoire orientée vers un retour
rapide avec un maximum d’économies suppose de
prolonger le plus possible la journée de travail, ce
qui induit, à son tour, plusieurs conséquences. La
plus élémentaire est que le temps libre étant très
réduit, les possibilités de socialisation le sont aussi.
Dans ce contexte, le lieu de travail est le principal
espace de cohabitation entre les Espagnols et les
Français. De plus, pensant rentrer dans un délai plus
ou moins bref, il n’y a pas de stimulation à s’intégrer
dans la société française. Ainsi l’apprentissage de la
langue, au-delà de la simple compréhension dans les
relations de travail ou les tâches les plus élémentaires, comme les courses ou à l’accès aux services
essentiels, ne sera pas une priorité. De surcroît, les
longues journées de travail ne laissaient guère de
temps pour cela et il y avait toujours la possibilité de
“s’arranger” (pour reprendre le terme de Burawoy3),
étant donné qu’en France, au contraire de l’Allemagne et de la Suisse, une importante communauté
espagnole s’était installée avant que ne commence
l’émigration massive de la
deuxième moitié des années
3)- Voir Michael Burawoy, El consen1950. Naturellement, cette
timiento en la producción, Madrid,
colonie a permis l’existence
ministère du Travail et de la Sécurité
d’un réseau migratoire qui
sociale, 1989.
facilitait les problèmes
d’accueil, entre autres celui de la communication
orale. Cette question de réseau migratoire et de son
rôle d’accueil peut être observé très clairement dans
le cas des Valenciens. En effet, lorsque durant la
deuxième moitié des années 1950, commencent à
s’établir de manière régulée par les deux administrations, les flux de travailleurs temporaires espagnols pour les vendanges ou d’autres campagnes agricoles (le riz et la betterave surtout), les autorités
espagnoles se rendent compte que la majorité des
Valenciens qui participent à
ces campagnes le font de
4)- Voir Despacho Especial. Sobre
manière irrégulière ; c’est-àcontratación clandestina de trabajodire qu’ils se déplacent sans
dores españoles para la vendimia en
avoir de contrat de travail au
Francia, Paris, 4 décembre 1957, p. 1,
préalable et en dehors des
Archive Générale de l’Administration,
contrôles officiels4. Pourquoi
Section Syndicats (AGA, SS), R 17.202.
Un autre exemple nous montre le rôle que peut
jouer le réseau migratoire dans la résolution des problèmes d’accueil dans un pays dont on ne connaît
ni la langue ni les mécanismes d’accès à l’emploi :
il s’agit du terminus des autobus à la Porte Maillot,
à Paris. En effet, durant les années 1960 et au début
de la décennie suivante, il existe une ligne d’autobus qui part de la ville de Valence et arrive à Paris,
Porte Maillot. Le dimanche, ce lieu se transforme
en un espace de rencontre où viennent d’autres Espagnols que les seuls Valenciens attendant un parent
ou une connaissance. Cet espace remplit plusieurs
fonctions. En premier lieu, il facilite l’accueil des
nouveaux arrivants, puisqu’à cet endroit même ils
établissent des contacts qui leur permettent de trouver un premier logement et parfois un emploi, éludant dès le départ la pratique du français. En plus
de faciliter l’accueil, cet espace de socialisation en
pleine rue rend possible la transmission de nouvelles
depuis Valence et l’échange d’informations entre les
Valenciens résidant à Paris
sur les nouvelles possibilités 5)- Pour la présence espagnole dans la
de travail ou de résidence6. zone viticole du sud de la France, nous
nous en remettons au numéro spécial
L’idée d’un retour plus
ou moins proche en
Espagne ne motivait pas
non plus la participation
aux organisations de la
société civile majoritairement françaises ou qui
étaient perçues comme
81
sur “ Itinéraires migratoires en Languedoc et ailleurs ”, in Hommes et
Migrations, n°1184, 1995.
6)- Selon les témoignages de Gabriel
Gasó, Entretien, Paris, 24 novembre
1997, et J. Antonio Navarro, Entretien,
Paris, 25 novembre 1997.
le terrain, en raison de la répartition très inégale
tant sur le plan sectoriel que territorial, nous ne
pensons pas que le taux d’affiliation parmi la maind’œuvre espagnole dépasse 5 à 10%.
telles par les Espagnols. Le cas le plus significatif
est celui des syndicats. En France, comme dans
n’importe quel pays démocratique, les syndicats
sont un instrument central de médiation dans les
relations de travail. En outre, les syndicats français avaient pris position en faveur de l’égalité des
droits et des conditions salariales et de travail
entre travailleurs étrangers et autochtones, à la
fois pour des raisons de solidarité et pour essayer
d’éviter la concurrence d’une main-d’œuvre moins
chère7. De ce point de vue, les Espagnols, en tant
que travailleurs, auraient pu
7)- Voir “XXVI Congrès de la CGT. Docuêtre intéressés par l’affiliation à un syndicat, étant
ment préparatoire” et “Résolution”,
donné que leur accueil et
Paris, 1946 (reproduit dans CGT, La
leur intégration dans la
main-d’œuvre immigrée dans les
société française ne se faicongrès, 1946-1985, Montreuil, pp. 3-6).
sait pas de manière abstraite, mais en tant que
8)- Comme l’a souligné Maryse Tripier,
figures sociales spécifiques
L’immigration dans la classe ouvrière
dans les milieux ouvriers8.
en France, Paris, L’Harmattan, 1990.
Parallèlement, la participation des Espagnols
aux protestations ouvrières s’est avérée dispersée
et minoritaire, du moins jusqu’à la grève générale
de 196810. Il est vrai que, très
fréquemment, les syndica- 10)- Voir J. Babiano, “El vinculo del tralistes espagnols orientaient bajo : los emigrantes españoles en la Franplutôt leur énergie vers la cia de los treinta gloriosos”, in Migrasolidarité avec la lutte anti- ciones &Exilios, n°2, (sous presse).
franquiste clandestine, que
vers l’action et l’organisation 11)- Voir à ce sujet “Jornada nacional
strictement syndicale de de estudio sobre los problemas de la
leurs compatriotes résidant enmigración española”, Unidad, n°34,
en France11. Ce phénomène janvier 1971.
n’était rien de plus qu’une
projection, sur le plan politique, d’un projet migratoire basé sur un retour plus ou moins rapide.
Au-delà des projets des migrants eux-mêmes, les
politiques migratoires des gouvernements français
et espagnol eurent pour conséquence décisive de
rendre ces projets plus adéquats et de tracer des
stratégies d’adaptation capables de répondre à la
réalité d’une présence dans l’Hexagone qui se prolongeait souvent plus que prévu initialement. Voyons
cela en détail.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
De surcroît, les syndicats français offraient un
ensemble de services spécialement destinés aux travailleurs espagnols. Ainsi, par exemple, ils éditaient
des journaux en espagnol dans lesquels, en plus
d’exprimer un ensemble de revendications de la maind’œuvre immigrée, ils donnaient des informations
utiles sur les conventions collectives et le droit du
travail dans les secteurs d’activité connaissant une
présence espagnole importante, comme l’agriculture, la construction, les services domestiques ou le
métier de concierge. De même, ils disposaient de
permanences pour le conseil
juridique et social dans les
9)- Nous nous en remettons aux colleclocaux syndicaux, ou dans
tions des bulletins édités par la CGT,
les Bourses du Travail des
Defensa Obrera et Unidad, tous deux disdépartements où l’implanponibles dans les archives de l’Institut
tation des travailleurs espaCGT d’histoire sociale (Montreuil, France).
gnols était importante9.
L’État franquiste a ouvert les portes à l’émigration durant les années 1950 ; c’est-à-dire juste au
moment où il abandonnait la politique d’autarcie et
commençait à s’insérer dans
un circuit international de 12)- L’insertion des migrations dans un
relations économiques et flux de relations économiques et polipolitiques. L’émigration fai- tiques plus large a été argumentée par
sait partie de ce circuit12. Saskia SASSEN, La movilidad del traDans le cas de la France, dès bajo y del capital, Madrid, ministère du
que furent rétablies les rela- Travail, 1993.
tions diplomatiques, les flux
de travailleurs temporaires commencèrent à s’organiser de manière bilatérale, et les accords de sécu-
Malgré tout cela, l’affiliation syndicale des Espagnols reste très faible durant les années 1960. Bien
qu’il soit très difficile d’effectuer des calculs sur
82
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
devaient entretenir la stratégie du retour, aussi
lointain fut-il, parce que dans le cas contraire, les
économies seraient investies en France ou dans
n’importe quel autre pays d’accueil. Et c’est sur
ce point que l’administration franquiste a insisté au travers de la propagande et d’un ensemble
de mesures concrètes, dans l’objectif de voir les
émigrants maintenir une relation vivante avec
leur patrie d’origine15. Nous devons souligner qu’il
ne s’agissait pas de faciliter les retours le plus tôt
possible, retours qui auraient fait décroître les
flux de devises.
Cet accord a lieu dans un contexte plus large de
protocoles bilatéraux établis dans ce domaine au
début des années 1960 et qui permet au gouvernement franquiste de fournir aussi de la main-d’œuvre
espagnole à l’Allemagne, la Suisse, la Belgique et
la Hollande13.
Il est évident que la signature de tels accords
manifeste l’intérêt du régime de Franco à encourager l’émigration. Il avait deux raisons principales pour cela. Tout d’abord, cela permettait de
soulager les tensions d’un marché du travail incapable d’absorber tout l’excédent de main-d’œuvre
agricole14. Ensuite, l’émigration constituait une
source fondamentale de captation des devises grâce aux remises des émigrants. Ainsi, pour que ces
derniers continuent à faire de tels transferts, ils
De fait, aucune mesure de réinsertion nécessaire au marché du travail espagnol ne fut prise,
aucune politique active d’emploi ne fut organisée. Il s’agissait plutôt d’insister sur le retour comme un horizon, presque comme un mythe. À cet
effet, pour prendre un exemple, l’Institut Espagnol d’Emigration organisait, de manière très symbolique des vacances en Espagne pour les enfants
d’émigrés résidant en France. De la même manière, les dotations budgétaires pour les bourses
d’études ont toujours été plus importantes lorsque
les études étaient suivies en Espagne et non en
France16.
13)- L’accord bilatéral avec la Belgique, un peu antérieur, date de 1956.
Celui concernant l’Allemagne date de 1960 et ceux avec la Suisse et avec la
Hollande, comme avec la France, de 1961 (voir A. Fernández Asperilla, “La
La politique française d’immigration, de son
côté, avait un autre sens. Au départ, il s’agissait,
comme dans les autres pays européens importateurs de main-d’œuvre, d’ajuster l’immigration
aux nécessités du marché du travail.
emigración como exportación de mano de obra : el fenómeno migratorio a
Europa durante el franquismo”, Historia social, n°30, 1998, pp. 70 et suiv.
14)- Pour autant que Ródenas (Carmen Ródenas, Emigración y economía
en España, Madrid, Cívitas, 1994) et plus récemment Vilar (Juan Bautista
ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ...
rité sociale furent réactualisés pendant la deuxième moitié des années 1950. Ensuite, comme nous
l’avons déjà indiqué, l’accord hispano-français de
main-d’oeuvre fut signé en 1961.
Vilar, “Las emigraciones españolas a Europa en el siglo XX : algunas cues-
Cependant, l’administration française conciliera cet objectif avec des préoccupations d’ordre démographique qui la rendra
très différente du cas suisse et surtout du cas allemand. En effet, le gouvernement allemand ne considèrera pas les immigrés
comme tels, mais comme
tiones a debatir”, Migraciones & Exilios, n°1, 2000, pp. 150-151) aient tenté de contredire cet argument, leurs preuves empiriques ont été très faibles.
En prenant les données de main-d’œuvre étrangère en France, Allemagne
et Suisse, le taux de chômage en 1968 en Espagne, sans l’émigration, aurait
été supérieur à 5,3%, c’est-à-dire un taux qui n’est pas apparu avant 1976,
alors en pleine crise économique, et qui est trois fois supérieur à celui calculé par Ródenas pour cette même année 1968 (voir José Babiano “El Mundo que quedó atrás : el contexto de la sociedad de partida en el proceso de
la inmigración española a Australia”, I. García et A. Maraver, eds., Memories of Migration. Seminar Procedings, ACT Australie, The Spanish Heritage Foundation, 1999, pp. 80-81.
83
15)- Voir “Ley de Ordenación de la emigración”, BOE, 15 mai 1962, et Carta de
España, n°148, avril 1972.
16)- Cela peut être vérifié dans, Institut espagnol d’émigration, Datos básicos de la emigración española, 1975,
Madrid, pp. 60. Pour ce qui concerne les
vacances en Espagne, nous nous en
remettons à Carta de España, n°152,
août 1972.
tique différente de l’attitude allemande ? Nous
avons dit plus haut que cela répond à une idéologie nataliste. Avant d’en donner l’explication, nous
devons signaler une autre raison non moins importante. La permissivité aux frontières et la facilité
de prolonger le séjour des immigrés est un moyen
d’attirer une main-d’œuvre étrangère face à la
concurrence que représentent les offres allemandes ou suisses où les salaires sont plus élevés.
“travailleurs invités” (en allemand gastarbeiter).
Ces travailleurs invités seront temporairement sur
le sol allemand, limitant leur présence aux seuls
moments où l’exige la demande de force de travail
sur le marché du travail. Jamais n’est conçue l’idée
de résidence permanente, et l’on stimule la rotation comme mécanisme d’ajustement à ce marché.
Ainsi, on décourage le
regroupement familial et
17)- La politique allemande d’immil’on privilégie l’éducation
gration et étrangère peut être suivie
des enfants d’immigrés dans
dans W. R. Brubaker, Citizenship and
la langue maternelle plutôt
Nationhood in France and Germany,
que l’éducation dans le sysHarvard, University Press, 1993.
tème allemand, étant donné
qu’il est prévu qu’ils retournent dans les sociétés
d’origine de leurs parents17.
D’autant plus que, les dévaluations du franc
dans cette période de l’après guerre en ont fait
une devise moins attractive que le mark allemand
ou le franc suisse.
L’idéologie nataliste, que nous avons déjà mentionnée procède d’une volonté d’endiguer le déficit de population dû au conflit entre 1939 et 1945.
Mais par ailleurs, elle prend sa source dans un
ensemble de phénomènes historiques qui remontent à l’époque de la révolution de 1789. Ainsi, il
convient de mentionner les pratiques malthusiennes précoces des paysans français en réaction aux lois égalitaires successorales perçues
comme un facteur de morcellement de la propriété
foncière. De plus, cette idéologie avait tenté de
donner une réponse au déficit démographique visà-vis de l’Allemagne, pays représenté comme
menaçant depuis la guerre franco-prussienne.
Face à cette menace, il était nécessaire d’organiser une armée nombreuse qui, si elle ne provenait pas des paysans et des couches urbaines populaires françaises, devait compter sur les enfants
des immigrés. Cette volonté de l’administration
française exigeait également, dans la période qui
nous intéresse ici, le type d’immigration le plus
assimilable possible. La pratique de l’Office National de l’Immigration (ONI), l’agence étatique chargée, à partir de 1945, de recruter la main-d’œuvre
à l’étranger indique qu’il existe bien des préférences ethniques, même si ce n’est pas formulé
de manière explicite.
Au contraire, la politique française en matière
d’immigration et de statut des étrangers, à partir
de la fin de la Seconde Guerre mondiale, prévoit un
18)- Il est très difficile de calculer le
séjour durable et facilite à
nombre d’espagnols qui sont rentrés
la fois le regroupement famiillégalement dans l’Hexagone. L’offilial et les naturalisations.
ce du travail à Paris a estimé qu’en
Plus encore, à partir des
1966, 76% de ceux qui passèrent la
années 1950, elle permettra
frontière, le firent sans contrat de tral’entrée irrégulière d’étranvail, sans compter les travailleurs temgers, qui seront régularisés
poraires des vendanges et d’autres
ultérieurement, une fois inscampagnes agricoles (selon La importallés dans l’Hexagone, à la
tancia y caracteristicas del moviseule condition d’avoir un
miento de mano de obra en Francia
contrat de travail. La majoen el año 1967, Paris, 10 février 1967,
rité des Espagnols et de
p. 4, AGA, SS R 17202). La donnée,
leurs familles qui ont trabien qu’isolée, est cohérente avec les
versé la frontière depuis la
calculs effectués pour l’ensemble des
fin des années 1950 jusqu’au
étrangers (voir R. Schor, Histoire de
début des années 1970, le
l’immigration en France. De la fin du
e
firent de cette façon18.
XIX siècle à nos jours, Paris, Armand
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Colin, 1996, p. 210).
En même temps, on favorise l’accès des enfants d’immigrés au système éducatif français privilégiant la formation professionnelle et l’assimilation de la langue, des valeurs
et des programmes français. À quoi tient cette poli-
Comme dans les années 1950 et 1960, les
84
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
La création d’associations propres n’était pas
une invention des émigrés espagnols en France
durant les années 1960. Dans l’Hexagone,
aujourd’hui encore, perdurent des centres espagnols qui datent de la fin du XIXe siècle, et du premier tiers du XXe siècle comme la colonie espagnole de Béziers ou le Foyer des Espagnols de
Saint-Denis21. En Amérique latine aussi (Argentine, Uruguay et Brésil par exemple), nous pouvons rencontrer des associations espagnoles, tant
à la fin du XIXe siècle que durant le premier tiers
du XXe siècle. Or, “l’associationnisme” des années
1960 aura une nature un peu différente des précédents français et latino-américains. En effet,
dans la mesure où la convention bilatérale d’immigration de 1961 prévoyait l’accès des Espagnols
au système de sécurité sociale français, la fonction de secours et d’assistance, du type des sociétés de secours mutuels qu’eurent les premières
associations d’Espagnols en France et dans les
pays latino-américains perdait toute sa pertinence22. De fait, les vieux centres espagnols comme
la colonie espagnole de Béziers déjà citée ou le
Foyer des Espagnols de Saint-Denis, aux alentours
en termes patriotiques, tellement au
Ainsi, le scénario dans
lequel évoluent les Espagnols en France à la fin des
me del viaje ficial a Francia realizaannées 1950 et 1960 est
do por una delegación del servicio,
partagé entre la pression
Madrid, août 1961, pp. 11 et 17, AGA.
de l’État franquiste pour
SS. R. 17.202).
qu’ils maintiennent leurs
liens avec l’Espagne, et
20)- Sur la politique de l’immigration
l’incitation de la part de
et étrangère en France, on peut voir
l’administration française
W. R. Brubaker, op. cit. et P. Weil, La
pour qu’ils prolongent leur
France et ses étrangers, Paris, Calséjour, du moins jusqu’en
mann-Levy, 1991, entre autres.
1973, année où commencera la fermeture des frontières aux nouvelles immigrations et l’encouragement au retour. Comme
nous avons déjà dit que le projet migratoire initial des Espagnols se résume en un espoir de
retour prochain qui les pousse à refuser de participer aux organisations de la société civile perçues comme françaises, il suffirait d’imaginer que
la vie de ces émigrés se réduisait à travailler de
longues journées et à accumuler l’argent économisé. Dès lors, cet article devrait se terminer ici.
goût du régime franquiste (voir Délégation nationale de syndicats, Infor-
21)- La Colonie espagnole de Béziers a été fondée est 1889 (voir La
colonía española de Béziers en son centenaire (1889-1989), Mémoire, Centre de documentation de l’émigration espagnole –CDEE–, Fondation du 1er Mai). Le foyer des Espagnols de Saint-Denis date de 1922,
selon Memoria de la Comisión Episcopal de Emigración, Madrid, 31
Cependant, cette situation d’anomie sociale
ne s’est pas produite. Même si c’était de manière limitée, en tant qu’acteurs sociaux, les émigrés
avaient des possibilités de choix quant à la stratégie personnelle et à l’action collective. Ainsi
que nous l’avons déjà suggéré, le projet migratoi-
mars 1962, CDEE, Fondation du 1er mai.
22)- Il est certain que dans les pays du sous-continent américain, en
raison de l’inexistence d’un système d’Etat providence similaire au
système européen, ces fonctions se sont prolongées au-delà du premier tiers du XXe siècle dans bien des cas.
85
ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ...
re initial s’est modifié dans la mesure où il fallut
retarder le retour pour réunir les économies
recherchées. À partir de cette évolution, ils mirent
en marche des stratégies pour essayer de s’adapter à une nouvelle situation. Un élément central
de cette stratégie a été la création d’associations
et de centres d’émigrés.
Belges, Allemands ou Hollandais, qui sont considérés culturellement plus proches, n’émigrent
pas, on préfère les Slaves,
Italiens, Espagnols ou Por19)- De plus, les Espagnols et les Portugais (les trois derniers
tugais en âge de travailler qui émigrent
blancs et catholiques),
durant les années 1960, se sont sociadans cet ordre 19 . Au
lisés dans un contexte de dictatures,
contraire, on évitera les
ce qui supposait une main-d’œuvre
Asiatiques et les Maghréplus docile que les Italiens, auxquels
bins, considérés comme
ils se sont progressivement substitués.
non assimilables, du point
Les autorités espagnoles se sont rende vue ethnique, culturel
dues compte rapidement de cette subet religieux20.
stitution, mais elles l’ont interprétée
23)- Ainsi, à la fin des années 1950 et au
début des années 1970, le Foyer des Espa-
s’agit d’une re-création. Pour deux raisons. En
premier lieu, parce qu’il est assez difficile de
déterminer de manière exacte quels éléments
configurent cette culture, puisque pour commencer nous nous référons à la culture d’un pays
plurilingue. En deuxième lieu, parce que l’Espagne
des années 1960 connaissait un changement social
et culturel rapide auquel les émigrés restaient
étrangers dans la mesure où ils étaient établis en
France. En tout cas, cette re-création culturelle
se réalisait à travers une large gamme d’activités
que l’on retrouve systématiquement dans les programmes des associations et des centres espagnols. Ces activités incluent des danses sur de la
musique espagnole (qui représentait également
une occasion pour établir des relations visant au
mariage entre Espagnols) ; l’organisation de
concours de poésie ; le montage d’œuvres de
théâtre amateur ; les projections de cinéma (grâce aux films cédés par l’Institut espagnol d’émigration, IEE) ou les concours de “Miss Espagne”
dans les différentes villes. Ne manquaient pas non
plus les rendez-vous gastronomiques à base de
plats et de produits espagnols. L’organisation
d’équipes et de tournois de
sports collectifs, principa- 26)- Ces activités sont très bien doculement le football, peut mentées dans El Archivo de la Federaêtre citée comme une autre ción des Asociaciones de Emigrantes
de ces pratiques26.
Españoles en Francia – Archives de la
de Paris, durent s’adapter
aux nouveaux temps23.
gnols a programmé un plan de développement qui incluait l’organisation d’activités culturelles et récréatives, en plus
de l’ouverture d’un bar et d’un service
d’orientation aux adhérents. Voir à ce
sujet, Junta directiva del Hogar de los
españoles, Acta de la reunión celebrada…, 9 novembre 1958 au 20 novembre
1961, CDEE, Fondation du 1er mai.
24)- Entretien avec Juan Sampedro,
Paris 22 novembre 1997.
Les associations étaient fréquemment une
création des réseaux
migratoires eux-mêmes,
autour des liens familiaux,
d’amitié ou d’appartenance au même lieu d’origine.
C’était clairement le cas
de la Casa de Valencia à
Paris, constituée à partir
de liens de voisinage24.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Cependant, il ne s’agissait pas exactement des
mêmes réseaux, mais d’organismes nouveaux vu
que le rôle qu’ils jouaient était distinct de celui
qu’ils avaient dans le lieu d’origine. Ainsi, comme
nous le verrons plus loin, les associations qui
avaient des orientations idéologiques très différentes ont toujours servi de lieu de rencontre pour
les jours de fêtes, où l’on conversait, buvait un verre de vin et jouait aux cartes. Naturellement, en
Espagne, une association n’était pas nécessaire
puisqu’il existait la taverne. Cependant, en France
l’association d’émigrés était de plus en plus le lieu
où ils pouvaient discuter dans leur propre langue
en dehors du milieu familial et où s’échangeaient
des informations utiles liées à l’emploi, le logement, ou d’autres problèmes quotidiens auxquels
il fallait faire face. Ce rôle d’espace de socialisation élémentaire était indispensable pour que
n’importe quelle association
d’émigrés prospère et de
25)- Selon les données sur divers centres
fait, la majorité d’entre elles
en France qui apparaissent dans Memocomptaient aussi un salon
rias de la Comisión Episcopal de Emirécréatif ou un bar25.
gración, loc.cit.
FAEEF, CDEE, Fondation du 1er mai. A
Un autre aspect fonda- titre d’exemple, nous citerons les dosmental pour les émigrés siers 3/1, 3/2, 54/2 et 54/3.
espagnols très attachés au
maintien de leur identité culturelle a été l’enseignement de la “langue et de la culture espagnoles”
pour leurs enfants résidant en France. La question a été mise en relief, non pas à l’amorce du
processus migratoire mais bien au début des
années 1970, à mesure que se produisaient les
regroupements familiaux et que les enfants d’émigrants atteignaient l’âge scolaire. Les classes de
langue et de culture espagnoles étaient complémentaires du système éducatif français et dispensées par des professeurs recrutés par l’admi-
Un deuxième ingrédient commun à toutes les
associations était l’organisation d’activités dans
lesquelles était “recréée” la culture espagnole et
de manière plus précise la culture populaire. Nous
devons insister sur le fait que, effectivement, il
86
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
En plus de constituer des espaces de sociabilité et de préservation de “l’identité espagnole”,
les centres assuraient, selon leurs possibilités,
une fonction de conseil social. Dans les cas où ils
dépendaient de l’Eglise catholique, cette dernière comptait généralement des assistantes sociales.
La délégation au Travail fournissait, dans la mesure où elle disposait de professionnels, des heures
de consultation dans les locaux des centres.
D’autres fois, c’était parmi les adhérents les plus
impliqués, et ayant des compétences, que se recrutait celui qui avait la meilleure connaissance de
la langue française pour assurer des permanences
bénévoles dans les locaux, afin d’aider et d’informer ses compatriotes sur les démarches à effectuer face à l’administration française ou aux entreprises30. Ainsi, pour les émigrés, les associations
se présentaient, tout autant, comme un instrument, étant donné qu’elles pouvaient les aider à
résoudre des questions comme les cartes de séjour,
les indemnisations pour accident, les retards dans
le paiement des salaires et toutes sortes de vicissitudes qu’ils affrontaient en tant que travailleurs
étrangers. Un grand nombre de ces activités de
conseil étaient similaires à celles que fournissaient les syndicats français eux-mêmes.
seurs en France, selon G. Díaz-Plaja, La
Bien sûr, ces activités culturelles, récréatives et
sportives servaient à renforcer l’identité d’origine
des Espagnols et à homogénéiser “l’entre-soi”, tant
face à la société française que face à d’autres minorités ethniques. De fait, il est difficile de rencontrer
durant ces années des activités organisées par les
associations et centres espagnols qui soient dirigées
ou auxquelles participe un public non espagnol.
L’administration franquiste était très intéressée
par la promotion de ce type d’activité et a soutenu
financièrement ces centres qui les organisaient dès
qu’ils ne les considéraient pas comme des ennemis
politiques.
Dans ce sens, la délégation au Travail de l’ambassa29)- Dans le Memoria anual de la
de d’Espagne à Paris ne
Consejería Laboral 1967, p. 21, Archis’occupait pas seulement de
ve de la délégation du travail de
résoudre des problèmes
l’ambassade d’Espagne à Paris, on
d’accueil ou des difficultés
signale : Actuellement, ils existent
d’ordre social et de travail,
(les centres de réunion, foyers et
mais, suivant les indications
clubs), en lien et contact direct avec
de la loi de Bases de l’Émicette délégation ou avec messieurs
gration déjà citée, patronnait
les consuls des circonscriptions resles activités culturelles des
pectives. Il existe de plus d’autres
centres qu’elle considérait
foyers et clubs politisés, ou qui vivent
comme n’étant pas politiquegrâce aux organisations syndicales
ment hostiles29.
françaises.
D’un autre côté, la diversité des prestations
de conseil social fournies par les centres et associations à leurs adhérents, nous indique aussi une
pluralité quant à leur inspiration idéologique.
30)- Les assistantes sociales des centres liés à l’Eglise catholique
sont citées dans Memorias de la Comisión Episcopal de Emigración, Op. cit. À propos des tâches d’assistance dispensées dans les
centres par les adhérents eux-mêmes ou par les assistantes mises
à disposition par les autorités espagnoles, il suffit de signaler
que la FAEEF a transmis un total de 800 dossiers de conseil gratuit à ses adhérents durant ses deux premières années d’existence. Les dossiers ont été transmis tant par l’assistante sociale envoyée par la délégation au travail, que par les dirigeants
mêmes de la Fédération (voir “Historial-Estudio-Manifiesto de
la FAEEF”, Paris, 1 er novembre 1970, Archivo de la FAEEF, 3/2,
CDEE, Fondation du 1 er mai).
87
ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ...
nistration espagnole à partir de 197127. Lorsque la
condición emigrante. Los trabajadores
demande a commencé à
croître et que les ressources
españoles en Europa, Madrid, Cadres
destinées à la satisfaire se
pour le dialogue, 1974, pp. 303-304.
sont montrées insuffisantes,
des associations espagnoles ont commencé à surgir avec l’intention de revendiquer précisément
l’éducation de leurs enfants en langue maternelle.
Ces centres se dénommaient, de manière significative, Association des Pères de Familles d’Emigrants Espagnols en France
(APFEFF), instaurant une
28)- La première de ces associations s’est
fédération à l’échelle du terconstituée à Paris en 1974, selon le témoiritoire français28.
gnage de G. Gasó, Entretien, Op. cit.
27)- En 1972, il y avait 90 de ces profes-
sa part, la FAEEF diffusait parmi ses centres associés les informations et la propagande de l’administration espagnole, comme les offres de places
pour des vacances en Espagne destinées aux
enfants, les demandes de bourses d’étude, etc.
De ce point de vue, nous pouvons dire qu’il y a
eu trois catégories d’organismes, bien que cette
classification, comme nous le verrons, ne soit pas
aussi simple qu’elle le semble à première vue.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
En premier lieu, il existait les centres et les
clubs dépendant de l’Église catholique. L’Église
espagnole avait conçu son rôle au sein de l’émigration comme un travail “missionnaire”, pour
reprendre son propre langage. Mais devant la problématique que représentait l’accueil sur le sol
français, elle a toujours combiné le prosélytisme
religieux avec des devoirs d’assistance et de fonctions socioculturelles. Cette stratégie avait été mise
en marche avant la Guerre civile, mais à partir des
années 1950 et 1960, elle a renforcé l’infrastructure –en termes de locaux et d’installations annexes
aux paroisses– et a augmenté la présence de personnel religieux en France.
De toute manière, nous ne pouvons entendre la
FAEEF comme un simple bras exécutif de la politique franquiste d’émigration. Les relations avec la
délégation au Travail étaient plus un échange et ne
furent pas exemptes de frictions. Ainsi, à partir de
1973, une série de centres fédérés ont dénoncé
l’inefficacité de l’Institut Espagnol d’Émigration
pour résoudre les demandes exprimées par euxmêmes, ou répondre aux
nécessités de la commu- 31)- Selon la FAEEF (“Carta a F. Carrinauté31. En outre, dans de lero”, Paris, 25 avril 1973, Archivo de la
nombreux clubs fédérés, les FAEEF, cit. 16/1. Voir, de plus, “Expomilitants anti-franquistes sición y peticiones de los centros de la
ont commencé à agir en región parisina al IEE”, Paris, 8 février
prenant des responsabili- 1975, Archivo de la FAEEF, cit. 38/5.
tés dans les équipes de
direction. Ceci fit qu’une fois Franco mort, le type
de relations qu’avait entretenues la FAEEF avec
l’administration espagnole prend un tournant définitif, la FAEEF devenant la fédération la plus
revendicative.
En second lieu, comme nous l’avons noté plus
haut, l’administration franquiste elle-même, a
appuyé le mouvement associatif à travers la délégation au Travail à Paris et les consulats. Jusqu’en
1973, quand les autorités espagnoles ont prétendu
centraliser tous les centres et clubs de la région
de Paris dans un seul lieu, l’action de la délégation
au Travail dans ce domaine a consisté plutôt à fournir les ressources aux associations et fédérations
d’associations qui n’étaient pas hostiles au régime,
en échange d’un contrôle politique. C’est ce qu’il
s’est produit avec la Fédération d’Associations
d’Emigrants Espagnols en France (FAEEF), constituée en 1968. La délégation au Travail leur fournissait les financements (bien qu’insuffisants,
d’après la Fédération elle-même) et quelques ressources pour ses activités (prêt de films, recrutement de groupes folkloriques, prix pour l’organisation de concours ou, comme nous l’avons déjà
dit, recrutement d’assistantes sociales pour assurer des permanences dans les locaux de la Fédération). L’attaché au Travail ou d’autres représentants de l’Ambassade, assuraient la présidence de
nombreuses activités organisées par la FAEEF. Pour
Les frictions entre la FAEEF et la délégation au
Travail, tout comme son revirement ultérieur, illustrent le fait que les lignes de démarcation entre un
type d’association et un autre, ne sont pas délimitées par des frontières nettes. En fait, quelque chose de similaire se passe avec la gauche. Bien que
quelques-uns de ses militants entrèrent dans des
centres gravitant autour de la FAEEF, d’autres créèrent des associations indépendantes de l’Eglise et
en marge de l’influence de l’administration espagnole. Ces associations, en plus d’organiser des
activités dont le but principal était de maintenir
les liens culturels avec l’Espagne, d’effectuer des
démarches et de conseiller leurs membres, furent
beaucoup plus revendicatives. Elles exigèrent des
droits pour les émigrés sur le sol français et déve-
88
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Le poids fondamental de cet activisme de gauche
dans l’émigration échut au Parti Communiste. Le
PCE était pratiquement l’unique groupe de l’exil
qui entreprit de nouvelles formes d’action et d’organisation collective, autant dans le pays qu’à l’extérieur. De même qu’en Espagne, les communistes ne
firent pas d’objections pour entrer dans l’Organisation Syndicale, dans l’émigration ils manquèrent
de jugement lorsqu’ils essayèrent d’organiser des
émigrés, comme ceux qui se dirigeaient vers la
France dans les années soixante qui manquaient
de tradition politique. Au-delà des communistes, il
est difficile d’élucider le rôle joué par les groupes
de l’exil de 1939 établis dans l’Hexagone, tant dans
l’accueil des émigrés économiques que dans leur
32) Ce préjugé est assez documenté. Guy
implication dans des formes
Hermet fait écho au témoignage d’un
de sociabilité et d’auto-orgaexilé qui se référait aux émigrés écononisation. Il s’agit d’une quesmiques des années 1960 disant que : “ils
tion toujours non étudiée.
nous ont tant trompé que nous avons
Nonobstant, je crois, encore
abandonné” (cf. G. Hermet, Los
dans le domaine des hypoespañoles en Francia, Madrid, Guadiathèses, que nous ne pouvons
na, 1969, p. 197). Les témoignages oraux
penser à une attitude homoque nous avons recueillis posent aussi
gène. D’un côté, quand il
la question de façon similaire (Gabriel
existait des liens régionaux
Gasó, Entretien, op. cit., et Francisca
ou familiaux entre exilés et
Merchán, Entretien, Paris, le 21
émigrés, les réseaux migranovembre 1997). Dans la même lignée,
toires se réactivaient. Mais
bien que dans ce cas, il ne s’agisse pas
quand cela ne se passait pas,
d’un exilé résident en France mais au
nos informations nous indiMexique, on peut voir dans le texte
quent que les vieux républiinédit, datant de 1948, de Carlos Esplá,
cains rejetaient l’action mili“Sur l’appellation immigration politique
tante auprès des émigrés,
espagnole”, reproduit dans Migraciones
qu’ils considéraient comme
& Exilios, 1, 2000, 211-214.
dépourvus d’idéaux démocratiques et intéressés seulement par le travail32.
Cette participation à la vie associative faisait
partie des stratégies des émigrés pour s’adapter à
un environnement qui leur était hostile. Le résultat de cette participation fut la formation d’une
identité culturelle spécifique forgée à travers une
série d’activités et de rituels qui recréaient la culture populaire d’origine. La vie associative donna
lieu aussi à une identité en tant que travailleurs,
de telle manière que cette expérience se traduisît
par un caractère chaque fois plus revendicatif des
associations, indépendamment du fait qu’elles aient
été initialement influencées par la gauche, l’Eglise ou l’administration franquiste. En fait, une fois
Franco mort, le gouvernement de Adolfo Suárez
retarda la célébration du Premier Congrès Démocratique de l’Emigration jusqu’en juin 1982, parce
qu’il pensait que l’émigration en France et plus
généralement en Europe était de gauche.34
Depuis, le mouvement
associatif a été l’acteur d’un
processus unitaire qui culmina dans la fusion de la
FAEEF avec l’APFEEF au
début du mois de novembre
1991, donnant naissance à
la FACEEF (Fédération des
Ce point de vue a perduré au-delà de l’exil de
1939 et a même été présent dans notre historio-
89
ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ...
graphie, qui a mis beaucoup de temps à avancer
dans l’investigation au-delà de la recherche démographique et économique. Cependant, il est certain
que la participation des émigrés espagnols en
France à la vie associative, bien qu’à des degrés
d’implication différents, a été très soutenue. Dans
son travail sur les Espagnols en France, environ
47% des personnes interrogées par Guy Hermet au
milieu des années 1970 faisaient partie d’un centre
ou d’une association espagnole. En 1978, l’attaché
culturel de l’ambassade espagnole à Paris faisait
référence à la prospérité des associations d’émigrés et ajoutait que “les Espagnols continuent à
se réunir entre eux pour discuter de leurs problèmes, pour des actions culturelles que l’on retrouve dans pratiquement tous les centres”33.
loppèrent des activités de solidarité avec la lutte
antifranquiste en Espagne (protestations, recueil
de fonds, etc).
33) Cf. F. Parra Luna, La emigración
española a Francia en el período 19601977, Madrid, Institut Espagnol de l’Emigration, 1981, p. 210. Tiré de G. Hermet,
Op. cit., p. 141.
34) Selon la propre revue de l’IEE, Carta de España, 272, juin 1982.
Associations et des Centres
d’Emigrés
Espagnols
en
35
France) . La FACEEF développe
toujours une intense activité,
regroupant un total de 174
centres et associations socioculturelles espagnols sur le territoire français. Bien que le contexte
historique ait évolué depuis la
période d’affluence massive de
l’immigration espagnole en
France, le nombre d’Espagnols
dans l’Hexagone s’élève à 161 762,
auxquels il faut ajouter 274 066
autres qui ont pris la nationalité
française (INSEE, 1999).36
La FACEEF garde ses objectifs de préservation de l’identité
des Espagnols en France, promouvant la culture et la langue
d’origine et réclamant une intégration dans la société française
qui soit respectueuse du patrimoine culturel et linguistique de
la communauté espagnole. Étant
donné que, au-delà des aspects
culturels et identitaires, l’associationnisme a acquis rapidement
une conscience sociale de la
condition émigrée, la FACEEF
essaye de défendre les droits des
Espagnols en tant qu’émigrés et
préconise, en même temps, le
rejet du racisme et la nécessité
d’une citoyenneté européenne
donnant une égalité de droits à
la population communautaire et
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
35) Renseignements fournis par la FACEEF.
36) Les renseignements consulaires de l’Administration espagnole augmentent sensiblement ces chiffres.
90
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
La FACEEF affronte de nouveaux défis, comme le fait que
les individus de toute une génération ayant émigré depuis plus
de trente ans et n’ayant pas vu
se réaliser leur projet de retour
doivent faire face aux problèmes
de vieillissement, du point de vue
de leur double statut de personnes du troisième âge et d’émigrés, ce qui augmente les risques
de vulnérabilité sociale.
Au début du nouveau siècle,
l’activité des centres et des associations d’Espagnols, comme
celle de leur Fédération, représente dans son ensemble une lutte contre “l’invisibilité” de la
colonie. Cette invisibilité est le
fruit d’un assimilationnisme qui
rend compte en effet qu’une intégration complète, contournant
les anciennes et les nouvelles
questions dérivées d’un processus migratoire, s’est réalisée.
José Babiano
Centre de documentation
de l’émigration espagnole,
Fondation du 1er Mai
Vie associative. FAEEF.
Francès Dal Chèle/AIDDA.
37) Selon la FACEEF, Estatutos, Paris, 1998.
91
ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ...
aux immigrés indépendamment
de leur origine.37
ÉMIGRATION ET RETOUR :
LA PREMIÈRE GÉNÉRATION
D’ÉMIGRANTS ESPAGNOLS
EN EUROPE
Les émigrants espagnols de la première génération en Europe sont aujourd’hui des personnes
du troisième âge. Dans les années cinquante et
soixante, ils sont partis travailler dans des pays d’Europe occidentale. Certains allaient s’installer définitivement dans les pays de travail et d’autres allaient
rentrer en Espagne. Ces derniers ont réussi à réaliser un projet commun à tous, qui ne se fondait pas
sur une installation permanente à l’étranger, mais
bien sur un retour en Espagne avec les économies
suffisantes pour s’acheter un logement.
Le projet migratoire :
épargne, achat
d’un logement et retour
rapide en Espagne
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Le point de départ de cet article est d’envisager le retour dans leur pays
des Espagnols ayant émigré
1)- Une partie des données statistiques
en Europe comme l’abouauxquelles nous nous référons dans cet
tissement d’un projet de vie,
article provient de la recherche sur
sans cesse modifié pour
l’exclusion sociale des émigrants espas’adapter aux circonstances
gnols du troisième âge, dirigée par Ubalet régulièrement reporté
do Martínez Veiga, ainsi que du travail
dans le temps afin
de terrain que nous avons effectué en
d’attendre que les condi1999 et qui fait partie de cette étude.
tions soient favorables. CetCes données peuvent être consultées
te hypothèse de travail nous
dans Situaciones de exclusión social
permettra d’éclairer, entre
de los emigrantes españoles ancianos
autres, le niveau d’intégraen Europa (2000), Paris, FACEEF, Foner
tion des émigrants dans les
dation du 1 Mai, FAEEH, CFMA,
pays de travail et leurs
MAEEB, FAEEL et AGER.
conditions de vie. Nous traiterons donc ici des émigrés espagnols de la première génération, revenus en Espagne pour prendre
leur retraite. Mais il n’est pas possible de parler de
retour sans parler d’émigration et vice versa1.
Pour ces derniers, la stratégie migratoire s’est
conclue de façon positive : ils sont devenus propriétaires d’un logement et sont revenus dans leur
pays d’origine, mais différents facteurs ont retardé leur retour, modifiant substantiellement leur
plan initial.
Certains de ces facteurs provenaient directement des pays de travail : la capacité d’épargne
inférieure à celle prévue initialement ou la naissance d’enfants et leur scolarisation dans le pays
d’accueil, par exemple. Certains autres faits ayant
retardé le retour étaient liés au pays d’origine, comme les difficultés pour se réinsérer dans le marché
92
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Ces motifs ont empêché le retour de beaucoup
d’émigrants avant leur retraite, mais le contact régulier avec l’Espagne, au moins pendant les vacances
d’été, alimentait le rêve de retour. Par contre, les
longues distances, ont réduit les contacts des Espagnols (comme en Australie et en Amérique) avec
leur pays d’origine, ce qui a bien souvent dissuadé
ces émigrants de revenir. Le contact avec l’Espagne
ravivait le désir de revenir et a, d’une certaine façon,
empêché une participation massive des Espagnols
dans les sociétés européennes d’accueil.
ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ...
A. López Blasco, 1982). La vague de retours des
années soixante-dix s’est déroulée en trois
périodes : la première de 1960 à 1969, avec 2% des
retours ; la deuxième, de 1970 à 1974, avec 35% des
retours, et la troisième, de 1975 à 1978, avec 33%
des retours. (Castillo Castillo, 1980 : 69).
du travail (J. Castillo Castillo, 1980, pp. 69-93 ; A.
Fernández Asperilla et C. Lomas Lara, 2001).
Selon le ministère du Travail et des Affaires
Sociales, et d’après les données de 1996, la catégorie la plus nombreuse à la fin des années quatrevingt et dans les années quatre-vingt-dix est celle
des émigrés revenus ayant entre 25 et 64 ans ; viennent ensuite ceux de moins de seize ans, puis ceux
qui ont entre 25 et 34 ans et enfin ceux de plus de
65 ans (ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales,
1999, p. 94). Quant aux zones géographiques, entre
1992 et 1996, sept Communautés Autonomes (Galice, Andalousie, Catalogne, Valence, Madrid, les Asturies et la Castilla-León) concentraient jusqu’à 80 %
des retours du groupe d’âge qui nous intéresse. Des
territoires desquels est partie une immigration massive dans les années cinquante et soixante, seules
la Galice, l’Andalousie et la Castilla-León sont des
zones de retour. Il n’en va pas de même pour l’Estrémadure ou la Castilla-la-Mancha (R. Nicolau, 1989).
En même temps, la Catalogne, Madrid et Valence
qui ont été des territoires à soldes migratoires
positifs entre 1950 et 1970 (R. Nicolau, 1989) sont
choisies comme zones de retour par les émigrants
du troisième âge. Dans la décennie des années
quatre-vingt-dix, près de 64% des émigrés de retour
venaient d’Europe, spécialement de Suisse, d’Alle- 2)- Les tableaux statistiques sur le retour
magne, de France et de peuvent être consultés dans U. Martínez
Grande-Bretagne2.
Veiga, 2000, pp. 224-227
Leur désir incessant de retourner le plus rapidement possible en Espagne a inhibé toutes relation sociale entre les Espagnols émigrés et les populations autochtones, en dehors du contexte professionnel. Le temps des loisirs était sacrifié au travail,
afin de gagner plus d’argent et, ainsi, d’avancer le
retour, ce qui a favorisé la non-communication ou la
claustration sociale des émigrés dans les pays
d’accueil. (J.A. Garmendia, 1981 ; U. Martínez Veiga, 2000).
Dans les années soixante-dix, beaucoup d’émigrants espagnols en Europe sont rentrés. La fermeture des frontières, les entraves imposées au
regroupement familial et l’encouragement au retour
de la part des pays d’accueil, ajoutés aux espoirs
face au changement politique en Espagne à partir
de 1975, expliquent le retour massif des émigrants.
Le profil moyen de ceux qui sont revenus, selon
une enquête réalisée sur 1500 personnes, était le
suivant : 70% avaient entre 30 et 50 ans. Ils revenaient en majorité d’Allemagne (37%), de France
(29%) et de Suisse (19%). Ils travaillaient dans les
services (52%), dans l’industrie (41%) et dans le
secteur primaire (4%). Les principaux problèmes
rencontrés ont été leur réinsertion dans le marché
du travail, car, à leur retour, ils étaient encore en
âge de travailler, et l’adaptation de leurs enfants
au système scolaire espagnol (A. López López et
Les caractéristiques
sociologiques
de la première génération
Les retraités revenus d’Europe appartiennent
à une génération sur laquelle des évènements comme la Guerre Civile et la dictature du général Franco ont eu beaucoup d’influence (G. Rodríguez
93
taine organisation sociale. De plus, les émigrants
vivaient dans des sociétés démocratiques, mais euxmêmes étaient exclus de la citoyenneté. Ils se sont
donc regroupés, en réaction à cette exclusion, pour
maintenir vivace leur projet de retour. Afin de
s’adapter à un monde qui leur était hostile et pour
canaliser leurs intérêts, ils se sont organisés en
associations (J. Babiano et A. Fernández, 1998).
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Cabrero, 1997). Les privations matérielles, l’absence d’un système éducatif obligatoire et universel et
la suppression de droits politiques et sociaux, après
la Deuxième Guerre mondiale, ont laissé des traces
chez les membres de cette génération. Pour toutes
ces raisons, ils ont des bas niveaux de formation et
de qualification, puisqu’ils ont commencé à travailler très jeunes (la moyenne d’âge est de 13,1
ans). Plus des trois quarts ont débuté à 14 ans ou
avant, sans terminer le collège et 37,8% dans leur
plus tendre enfance (avant leurs dix ans). Le temps
dédié au travail a été un temps volé à l’étude, à la
formation et au jeu. Résultat de ces facteurs : 11,6%
de ceux qui reviennent sont complètement analphabètes ; 25,6% n’ont pas été à l’école, mais ont
appris à écrire et à lire, et sont, en majorité, des
analphabètes fonctionnels ; 62,8% ont ponctuellement été à l’école. Parmi ces derniers, 60,5% n’ont
pas fini le collège, 30,3% ont uniquement terminé
le collège, soit l’éducation élémentaire ; 2,6% ont
effectué une formation professionnelle d’un an et
2,6% de deux ans. 1,3% ont le baccalauréat. Il s’agit
d’une génération peu formée, et, contrairement à
ce que l’on pourrait penser, les émigrants ont un
niveau supérieur à ceux qui n’émigrent pas. C’està-dire que ce ne sont pas les plus pauvres de la société qui ont émigré, mais ceux qui, pouvant compter
sur certaines ressources sociales et économiques,
avaient des espoirs d’amélioration.
D’autre part, le fait d’avoir connu des sociétés
plus développées, où les administrations sont plus
efficaces, a aiguisé leur esprit critique quant au
fonctionnement des institutions espagnoles. À tout
ceci s’ajoute le fait qu’ils ont idéalisé l’Espagne
qu’ils ont abandonnée et qui a peu à voir avec le
pays dans lequel ils reviennent. Au moment du
retour, leur confusion est telle que l’on peut alors
parler d’une deuxième émigration, puisqu’ils souffrent réellement de problèmes d’identité. Leurs voisins, leurs amis, leurs connaissances les appellent
“les Français”, “les Allemands”, “les Belges”, “les
Suisses”, etc., ce qui provoque chez eux un profond
mal-être car ils se sentent à nouveau étiquetés
“étrangers”, cette fois dans leur propre pays. Dans
certains cas, ils essaient d’équilibrer cette situation en participant très activement à la société espagnole, mais dans d’autres cas, surtout ceux des
femmes seules et citadines, ils vivent de façon très
traumatisante le processus de réadaptation. Ils traversent des situations graves d’isolement et, à l’inverse, se mettent à idéaliser le pays de travail, ses
modes de vie, ses services sociaux, etc.
Mais indubitablement, et cela n’aurait pas pu
en être autrement, l’expérience migratoire les a
influencés. Par rapport à la démobilisation politique et au manque de participation sociale auxquels leur génération a été soumise en Espagne,
les émigrants ont acquis à l’étranger une culture
politique où, traditionnellement, la participation
est bien plus importante. Même si l’émigration économique était très dépolitisée, l’échange avec des
exilés républicains a eu un certain impact sur celleci, et l’a imprégné de culture démocratique. De ce
fait, lorsque les émigrants rentrent en Espagne à
la retraite, beaucoup gardent des habitudes de participation à la vie politique qui sont liées à une cer-
Conditions de vie
et de travail
de la première génération
Les émigrants de la première génération ont
eu, tout au long de leur vie professionnelle, des
emplois peu qualifiés, principalement dans l’industrie (39,6%), la construction (14,4%) et les services
(17,1%).
La condition d’immigrant limitait leurs espoirs
non seulement de promotion de travail, mais aussi
94
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
Les emplois exercés par la première génération
d’émigrants étaient dangereux, insalubres et
pénibles. Ils consistaient en des tâches répétitives
et forfaitaires, en équipes tournantes, et qui les
mettaient en contact avec des substances très
toxiques. Il est facile de s’imaginer tous les dommages sanitaires que cette combinaison engendre.
Les tâches réalisées les exposaient à être fréquemment victimes d’accidents du travail. De fait,
49,1% de ces émigrants ont eu un accident du travail au cours de leur vie active.
Après une longue période en usine, certains
émigrants changèrent de secteur d’activité, ce qui
a représenté une petite amélioration dans leur trajectoire professionnelle. Ils passèrent, par exemple,
de l’industrie aux services (transports, administration publique), où ils continuaient à réaliser des
tâches subalternes comme conduire des autobus
ou des tramways en ville, effectuer des travaux de
maintenance, etc. Cela se traduisit par une amélioration de leurs conditions de travail et de leurs
pensions de retraite.
Le stress lié à l’immigration (à cause de l’insécurité, de la précarité, de l’isolement et de la
méconnaissance de la langue4), associé aux mauvaises conditions de travail, a détérioré la santé
des émigrants, faisant proliférer les déclarations
d’incapacité et, par conséquent, réduire leurs pensions de retraite.
Ces changements d’activité, après de longues
périodes dans l’industrie, ont été possibles grâce
à la création de réseaux dans la société d’accueil.
Cela a été particulièrement vrai dans les processus migratoires longs, dans lesquels presque toute la vie active s’effectuait à l’étranger, mais pratiquement pas dans les migrations courtes ou intermédiaires.
ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ...
les heures supplémentaires, effectuées soit dans
l’emploi principal soit dans d’autres emplois dans
l’économie informelle (ménage, service domestique, jardinage, bâtiment, récolte des tomates,
etc.). Cet effort supplémentaire a empêché l’intégration sociale et altéré la santé de ces émigrants
espagnols, sans pour autant améliorer leur pension
de retraite : travaillant au noir, ils ne cotisaient pas
à la Sécurité sociale, ce qui a eu des effets très pervers, notamment pour les femmes.
d’augmentation des salaires et des droits dont ils
disposaient par rapport aux travailleurs autochtones (quelque 40% des émigrants considéraient
que leur situation économique dans le pays
d’accueil était moins bonne que dans le pays d’origine). La situation était encore plus grave pour les femmes
3) La méconnaissance de la langue,
qui souffraient d’une double
l’absence de formation professiondiscrimination, en tant
nelle et de réseaux dans la société
qu’émigrantes et en tant que
d’accueil leur ôtaient toute possibilifemmes3.
té de promotion.
Beaucoup d’émigrants 4)- 78,1% des émigrants ne connaissaient
de la première génération pas bien la langue du pays d’accueil.
se sont vus mettre en préretraite et ont été victimes de processus de reconversion industrielle. De fait, au moment de la retraite, 62,8% de ces personnes ne travaillaient déjà
plus. Parmi eux, 10,5% étaient en préretraite, 31,6%
étaient sans emploi, probablement à cause de
quelque plan de reconversion industrielle, et 25%
étaient en arrêt de travail.
Il existe des différences entre les professions
exercées par les hommes et par les femmes. Les
premiers travaillaient dans l’industrie, la
construction et l’agriculture. Les femmes se trouvaient plutôt dans le service domestique, suivi de
l’industrie, l’agriculture et l’hôtellerie. Ces différences ont eu des conséquences sur la retraite, le
travail féminin faisant plus souvent partie de l’économie informelle que le travail masculin.
Les États importateurs de main-d’œuvre n’ont
pas facilité l’intégration des immigrants, bien au
Les journées de travail étaient prolongées par
95
Les périodes de cotisations nulles peuvent aller
jusqu’à 18 ou 20 ans, et incluent des travaux publics
de forestage et de maintenance des voies ferrées
ou d’exploitation minière, c’est-à-dire des secteurs
d’activité très liés au développement économique
de l’État franquiste. Au moment de la retraite, ils
ne peuvent alors toucher le SOVI (Seguro Obrero
de Vejez e Invalidez : Assurance Ouvrière de Vieillesse et d’Invalidité) pour lequel il est exigé d’avoir
cotisé 1800 jours entre 1940 et 1966.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
contraire. Quelques pays ont considéré l’immigration comme le moyen de compter sur une maind’œuvre jeune, se substituant à la main-d’œuvre
nationale dans certains secteurs d’emploi, et moins
chère, puisqu’elle ne requérait pas de dépenses
préalables d’éducation ou de formation. La maind’œuvre immigrée était plus compétitive parce
qu’elle ne consommait pas de ressources sociales
–santé, pensions de retraite, éducation pour les
enfants. En effet, on prévoyait que cette population
ne vieillirait pas dans le pays d’accueil, et si cela se
produisait, on leur payerait les pensions correspondantes : quoiqu’il arrive, les gouvernements ne
s’inquiétaient pas puisque les émigrants rentreraient de toutes façons dans leur pays d’origine lorsqu’ils seraient vieux (N. Fuch et M.A. Millan, 1998).
Ce phénomène a des incidences plus importantes sur le cas des femmes. Cela est dû au fait
que leur vie active s’est plus fréquemment déroulée dans l’économie informelle que pour les
hommes. Tout d’abord parce que, dans les stratégies migratoires familiales, le travail masculin était
l’élément central et le travail de la femme était
relégué au deuxième plan, économique et domestique. Cette dévalorisation du travail féminin a eu
pour conséquence que, même quand la femme pouvait sortir de l’économie souterraine, c’était les
intérêts familiaux généraux qui prévalaient sur
ceux de la femme, c’est-à-dire revenir le plus rapidement possible, et pour cela épargner le plus
d’argent possible. Cela a été le cas, par exemple,
d’émigrantes employées dans le service domestique en Belgique (elles faisaient le ménage dans
les bureaux). Quand on leur a offert d’être déclarées, il a été choisi de rester dans l’économie informelle, à cause de l’augmentation de la pression
fiscale que cela impliquait pour la famille et parce que, par conséquent, cela diminuerait l’épargne
et retarderait donc le retour en Espagne. En
France, beaucoup d’Espagnoles ne se sont pas inscrites à la Sécurité sociale par manque d’information, parce qu’elles pensaient que, si elles le
faisaient, elles perdraient leurs prestations familiales ou parce que, simplement, travaillant comme domestiques elles n’étaient pas déclarées par
leurs patrons.
L’incorporation très précoce des émigrants au
marché du travail a donné lieu à une vie active
longue, avec en moyenne 43 ans travaillés. 40,5%
de ceux qui sont revenus ont entre 41 et 50 ans
effectifs de vie active. Mais, dans la majorité des
cas il n’y a pas de trace officielle de toutes ces
années travaillées. Les déficiences dans le fonctionnement de l’administration ont eu des répercussions très négatives pour les émigrants de la
première génération. En effet, l’administration ne
gardait pas les documents de la vie active des
citoyens et du paiement par les employeurs des
cotisations aux assurances sociales, du fait de la
faible coercition que l’administration franquiste
exerçait sur les chefs d’entreprise espagnols sur
ce point en particulier (B. Gonzalo González, 1999,
p. 37 ; Justicia Democrática, 1978, p. 140). Par
exemple l’idée que la pension de retraite servirait
à compléter les revenus pendant la retraite, s’est
révélée être une illusion, du fait des motifs exposés ci-dessus, ce qui a généré une grande frustration chez les personnes qui avaient compté dessus.
À Murcie, Alicante ou dans les Asturies, les émigrants cotisaient simultanément à la Sécurité sociale du pays de résidence et au régime agraire ou
d’employés de maison d’Espagne (T. López González, 1999, p. 58).
En général, le manque d’information, du fait de
la méconnaissance de la langue, de l’absence d’une
96
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
D’autre part, dans certains cas, l’émigration
s’est présentée comme la seule solution pour échapper au cycle infernal de l’économie souterraine et
aux conditions d’exploitation que les futurs émigrants subissaient dans leur travail en Espagne.
Les femmes, en particulier, avaient beaucoup de
difficultés à faire assumer les coûts sociaux par
leurs employeurs espagnols. De plus, en milieu
rural, les abus dont elles étaient l’objet au travail,
pendant des périodes allant jusqu’à vingt ans,
démontrent bien la dureté extrême des relations
de travail. Le travail continu dans l’entreprise privée (secteur bancaire) ou même dans l’administration centrale (écoles publiques) ou locale (mairie) n’a pas non plus garanti une cotisation aux
assurances sociales. Pour beaucoup de femmes, le
moment de prendre leur retraite a été néfaste car
elles se sont vues déposséder des quelques revenus qui leur auraient permis, sur le moment, de
profiter d’une situation économique plus favorable
et de se protéger de la pauvreté relative dont elles
souffraient.
Si l’on compare les pensions de retraite espagnoles du tableau 1 au 1er juillet 1999 avec celles
des retraités émigrants du tableau 2, on observe
que dans les catégories qui ont des revenus très
modestes (jusqu’à 100 000 pesetas, soit 609,8 €),
la deuxième catégorie de personnes est légèrement
favorisée. Les non-émigrants qui ont une pension
allant jusqu’à 100 000 pesetas représentent 73,61%
de la population totale, tandis que chez les émigrants rentrés en Espagne, ils représentent 72,9% ;
la différence est d’à peine un point au-dessous,
mais elle indique néanmoins qu’un grand pourcentage bénéficie de revenus plus importants. Ce
petit avantage se répète pour le groupe de personnes qui disposent d’une pension inférieure à
45 000 pesetas (274,4 €). Là, les différences sont
plus conséquentes. Le nombre d’émigrés retournés en Espagne qui touchent une pension aussi
Tableau 1. Pensions de retraite
en Espagne (en vigueur 1er juillet 1999)
Catégorie de revenus
Tableau 2. Revenus par pension principale
des émigrés rentrés en Espagne (juillet 1999)
%
Catégorie de revenus
%
Jusqu’à 45 000 pesetas (274,4 €)
14,24
Jusqu’à 45 000 pesetas (274,4 €)
de 45 001 à 75 000 pesetas (457,3 €)
50,26
de 45 001 à 75 000 pesetas (457,35 €)
39,8
9,1
de 75 001 à 100 000 pesetas (609,8 €)
28
de 75 001 à 100 000 pesetas (609,8 €)
97
5,1
ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ...
L’insertion des émigrantes au monde du travail
à l’étranger, plus massive qu’en Espagne, peut expliquer que, parmi les retraités revenus au pays, le
pourcentage de ceux qui touchaient une pension de
retraite était de 18,7 points supérieur à celui de ceux
qui n’avaient pas émigré. Ce même fait explique que
le pourcentage de pensions de veuvage soit supérieur chez les non-émigrants que chez ceux qui sont
revenus (quasiment le double, 12,8 points).
formation de départ, de l’émigration clandestine
(car beaucoup d’émigrants se sont retrouvés en
marge de la légalité), l’objectif de retour rapide et,
surtout, la sous-valorisation du travail et de la vie
des femmes, ont créé un mal-être économique,
après une longue trajectoire de travail en Espagne
et dans le pays d’accueil.
Les paramètres subjectifs pour apprécier la pauvreté et l’exclusion sociale viennent confirmer les
données objectives, avec toutefois des petites variations à la hausse. Un peu moins de la moitié des
personnes rencontrées (48,4%) considèrent qu’elles
vivent dans l’embarras ou ont besoin d’une aide
économique pour “terminer le mois”, ce qui atteste d’une proportion très élevée de pauvreté relative. Les difficultés économiques sont confirmées
lorsque 43,1% des personnes interrogées affirment
que depuis qu’elles sont retraitées elles ont diminué leurs dépenses de base, alimentaires et vestimentaires par exemple ; 22,4% ont eu à renoncer
à quelque chose de nécessaire et 12,1% ont dû
demander de l’argent. Quant à la perception subjective de leur situation économique, les résultats
semblent plus optimistes : 24,5% de ces émigrés
considèrent qu’ils sont dans une situation économique plus favorable que les non-émigrants, 62%
dans une situation comparable à celle du reste des
retraités et 13,3% dans une situation pire que celle
des retraités non-émigrants.
réduite est de 9,14 points en moins que chez les
retraités non-émigrants. L’avantage relatif se répète si l’on compare les pourcentages correspondant
à des revenus quelque peu supérieurs (entre 75 001
et 100 001 pesetas, soit entre 457,3 et 609,8 €) :
les retraités rentrés en Espagne qui disposent de
ces revenus supérieurs sont plus nombreux
(presque 19 points) que les non-émigrants. C’està-dire que les revenus dont disposent les retraités
qui sont de retour les placent dans une position
légèrement plus avantageuse que celle des nonémigrants.
Malgré cela, presque 40% des retraités revenus
vivent en situation de précarité matérielle et de
risque d’exclusion sociale. Ainsi, lors de l’enquête
de terrain, la santé de cette population n’était pas
excessivement détériorée, mais bientôt, dans un
futur assez proche, elle risque de devenir une source de dépenses à laquelle ils ne pourront faire face
avec leurs seules ressources. Dans ce groupe, 14,2 %
vivent avec des revenus entre 45 000 et 75 000 pese-
Ce sont les émigrées revenues, divorcées, célibataires ou veuves, qui connaissent la plus grande
précarité sociale : en général, elles ne disposent
pas de ressources suffisantes et sont souvent obligées de continuer à travailler, même après leurs
65 ans, comme employées de maison ou de soin aux
personnes âgées, ce qui montre bien les relations
entre migrations et troisième âge, assez liées en
Europe occidentale. Dans certains cas, elles sont
le chef d’une famille où cohabitent jusqu’à trois
générations de femmes et leurs apports économiques sont fondamentaux pour entretenir le foyer,
puisqu’ils constituent la seule rentrée régulière
d’argent. Parfois c’est lorsque leur mari meurt ou
qu’elles ont été maltraitées qu’elles décident de
rentrer en Espagne ; le retour est alors la seule possibilité d’échapper à la solitude à laquelle elles doivent faire face. En Espagne, elles élèvent leurs
enfants toutes seules, se trouvant alors à nouveau
en situation d’auto-exploitation, alors même
qu’elles souffrent déjà des très mauvaises condi-
tas (entre 274,4 et 457,3 € ). Ces chiffres comprennent également les personnes qui ne reçoivent
pas de revenus de l’État car il n’y a pas de trace
officielle de leur vie active. Les 25,8% de personnes
qui disposent d’entre 75 001 et 100 000 pesetas
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
(457,35 € et 609,8 €) se trouvent dans une situation un peu plus aisée mais présentant aussi des
cas de grande fragilité.
Ces données montrent que 40% des émigrants
revenus vivent en situation de pauvreté, la catégorie des 14,2% étant spécialement dans la détresse. Très peu reçoivent une pension non contributive. Les émigrants les plus pauvres sont pénalisés,
puisque ce type de prestations n’est pas exportable,
ce qui les oblige à renoncer à retourner en Espagne
où les pré-requis exigés les empêchent aussi d’accéder à des prestations de cette nature.
98
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
gné suffisamment d’argent pour acheter une maison. La vie à l’étranger étant systématiquement considérée comme provisoire, les mauvaises conditions
de logement étaient de rigueur, dans certains cas,
jusqu’à la retraite.
Autres conséquences
sociales de l’émigration
et du retour
Toutefois, certains émigrés revenus ne sont pas
propriétaires de leur logement, mais habitent dans
des maisons fournies par la famille, vivent en régime de location dépendant d’organismes d’État, ont
besoin de l’aide des enfants pour payer les loyers
ou vivent avec leurs enfants (5,8%). Dans ces caslà, les logements présentent des déficiences importantes quant à l’espace disponible, leur équipement
et leur état en général. Il en va ainsi, par exemple,
pour un couple d’émigrés en Hollande, rentré à
Madrid et qui est en conflit permanent pour la propriété de la maison dans laquelle il réside, son existence se déroulant alors dans une atmosphère
d’insécurité et de stress permanent. Leur situation
est très compliquée car leurs ressources ne leur
permettent ni d’acquérir un logement ni de payer
un loyer, mais on ne leur fournit pas non plus un
appartement de l’IVIMA5. On a également observé
de tels problèmes en Galice. Dans tous les cas, il
s’agit de couples dans lesquels au moins un des
deux membres, si ce n’est les deux, a de sérieux
problèmes de santé. La maladie leur enlève des
ressources matérielles et il ne reste pas d’autres
alternatives que de faire appel à une aide externe.
Les tâches d’entretien des logements sont donc
reléguées au deuxième plan
autant par manque de 5)- Instituto de la Vivienda de Madrid,
moyens que de conditions l’Institut de Logement de Madrid, plus
physiques.
ou moins équivalent à l’Office des HLM
Au début de cet article, nous affirmions que
l’acquisition d’un logement en Espagne représentait en partie l’aboutissement du projet migratoire de beaucoup d’émigrants. Nous allons ici analyser d’autres aspects concernant ce point.
87,6% des émigrants rentrés d’Europe sont propriétaires d’un logement en Espagne. Vu sous cet
angle, le processus migratoire doit être considéré
comme un succès, puisqu’il a permis d’acquérir un
patrimoine immobilier auquel ils n’auraient certainement pas pu accéder autrement. Mais si l’on
analyse la situation des retraités espagnols nonémigrants, l’émigration n’a en réalité présenté aucun
avantage : l’immense majorité de cette population
retraitée est propriétaire de son logement, l’État
espagnol n’ayant jamais encouragé la location.
L’acquisition d’un patrimoine en Espagne s’est
faite au prix de lourds sacrifices matériels, allant
jusqu’à renoncer à de meilleures conditions d’habitat dans le pays d’émigration, pour acquérir un logement dans leur pays d’origine. À Paris, par exemple,
les Espagnols s’engageaient comme concierges parce que cet emploi leur garantissait un logement. Les
dépendances réservées aux concierges n’avaient pas
toujours de baignoire ou étaient très petits, souvent
un deux pièces, où vivait la famille pendant de nombreuses années. L’apparente irrationalité d’une telle stratégie (ils auraient pu acheter un logement à
l’étranger et le vendre ensuite pour en acheter un
en Espagne) acquiert une certaine logique si on la
considère dans la perspective du projet migratoire
originel : le but était de revenir en Espagne le plus
rapidement possible, une fois que l’on aurait épar-
de Paris. (N.d.T.)
Dans des villes comme
Madrid, même si les émigrants qui sont rentrés
sont propriétaires de leur logement, leurs nouvelles
habitations sont loin d’être idéales, notamment du
fait de l’entassement et du manque d’espace (jusqu’à trois générations peuvent y cohabiter). Elles
ne sont pas non plus adaptées aux problèmes de
santé des retraités : elles se trouvent souvent au
cinquième ou au quatrième étage sans ascenseur,
99
ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ...
tions de travail du service domestique et de l’économie informelle. De ces cas de figure, on peut
aisément déduire l’ampleur qu’a prise, chez les
émigrants à la retraite revenus en Espagne, le phénomène de la féminisation de la pauvreté.
du Nord de l’Europe, le soin à domicile ou le “soin
communautaire” est bien plus courant que dans les
pays du Sud, entre autres l’Espagne, où la famille est
le principal fournisseur de ces soins, principalement
les femmes en activité.
les personnes âgées ayant généralement des difficultés à marcher, cela limite grandement leurs sorties et leurs contacts sociaux.
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
Par rapport au manque d’espace et à l’entassement de plusieurs générations dans de petits logements (22,2% des maisons font 80 m2 ou moins), que
connaissent les émigrants qui retournent en milieu
urbain, les conditions générales de logement des émigrés revenus dans les zones rurales sont meilleures.
Ce sont de grandes maisons, avec beaucoup d’espace, car dans les villages le prix du foncier est moins
élevé ; parfois même, les nouveaux “revenus” ont
construit sur des terrains dont ils ont hérité, ce qui
représente pour eux une économie substantielle. Certains logements conservent les structures des
anciennes maisons rurales, avec des murs épais,
construits dans les années soixante-dix ou quatrevingts, avec l’argent de l’émigration, parfois par les
émigrants eux-mêmes, car beaucoup ont travaillé
comme ouvriers saisonniers dans le bâtiment en Suisse et en France. Les maisons rurales ont plusieurs
étages, où habitent le couple des émigrants retraités revenus et la famille des enfants. Au rez-de-chaussée vit le couple de retraités et
aux étages supérieurs, l(es)’
6)- Il faut prendre en compte le fait
enfant(s) et leur(s) famille(s).
qu’en Espagne le problème de la
L’épargne accumulée dans
rareté et de la cherté des logements
l’émigration a servi à résoudre
est pratiquement chronique pendant
les problèmes de logement de
la deuxième moitié du siècle.
la première génération d’émigrants et à garantir des conditions de logement
décentes à leurs descendants6. Cette organisation
permet de pallier l’insuffisance des services sociaux
sur deux aspects : l’absence d’une politique d’accès
au logement pour les jeunes et les populations aux
ressources les plus faibles et le manque de protection sociale pour le troisième âge. Diverses fonctions
sociales sont ainsi remplies : les revenus sont transmis d’une génération à une autre, en facilitant, pour
les enfants, l’accès à des logements que l’État ne fournit pas. D’autre part, le contact et la proximité des
enfants garantissent des soins aux personnes âgées
que les services sociaux n’assurent pas. Dans les pays
En analysant la structuration des maisons de
ceux qui sont revenus en zone rurale, on peut donc
constater que c’est d’elle que dérive une série de
facteurs qui permettent de limiter la pauvreté et
l’exclusion sociale. La cohabitation de plusieurs
générations dans le même bâtiment est très importante dans des localités sans infrastructures spécialisées dans le soin des personnes âgées (maisons
de retraite) et aux routes en mauvais état qui font
obstacle à l’accès aux services et au transfert rapide des retraités malades, surtout dans les Communautés Autonomes les plus pauvres comme la
Galice, la Castilla-la-Mancha ou l’Andalousie.
En ce qui concerne les équipements des logements ruraux où vit une seule famille, le fait que ce
soient de grandes maisons ne les dote pas pour
autant systématiquement des commodités optimales. Dans la plupart de ces habitations, il n’y a
pas le chauffage dans toutes les chambres, mais
d’autres systèmes plus traditionnels comme des
radiateurs individuels, des braseros, des cheminées. La chaleur est concentrée dans une seule pièce de la maison, le salon ou la salle à manger, où
se passe une grande partie des activités quotidiennes. Les espaces personnels sont donc grandement limités, ce qui devient vite une source de
conflit. Seuls 10,5% des maisons ont le chauffage
central. Elles ne disposent pas non plus de lavevaisselle dans 98,3% des cas, même si elles disposent presque toujours d’un téléviseur (98,3%), élément fondamental autour duquel s’organise le temps
des loisirs. Les foyers des émigrés revenus semblent
bien équipés en lave-linge (96,7%) ou en frigidaires
(99,2%). Le téléphone est un service habituel
(93,2%), mais uniquement parce qu’il est lié aux
besoins d’assistance sanitaire d’urgence : dans les
localités rurales, le téléphone n’est pas utilisé, comme dans les grandes villes, pour faciliter les contacts
100
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ...
sociaux, même avec la famille, puisque la proximité permet des contacts directs. Les émigrants retraités restreignent son usage car ils trouvent les tarifs
bien trop élevés pour leurs économies, où le budget est limité. Le téléphone est un élément qui rassure pour les cas d’urgence, mais il n’est jamais
l’objet d’un usage quotidien. Les restrictions ne se
limitent pas à l’usage du téléphone : elles sont présentes de façon permanente dans les aspects les
plus divers de la vie quotidienne. Les expériences
Emigrants espagnols travaillant dans la vigne. 1972. CDEE. Fondo
Secretaría de Migraciones de CCOO.
vécues de la Guerre civile et de l’après-guerre, ainsi que de l’émigration rendue nécessaire par les restrictions, ont généré des habitudes de consommation d’une extrême austérité, qui touchent surtout
l’habillement, les activités ludiques et récréatives
et tout ce qui n’est pas étroitement lié à la survie,
au sens le plus matériel du terme.
101
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
revenus.
En plus de la configuration de la maison, il est
nécessaire de se pencher sur l’existence de services
et d’infrastructures générales dans les localités où
résident la majorité des émigrants revenus. Beaucoup de ces localités sont de petits centres ruraux
situés en Castilla-la-Mancha et en Galice. Ce sont
des zones dont l’accès est difficile et où les communications sont très mauvaises. Les routes, comme dans le cas de quelques villages de la Sierra
del Segura, sont mauvaises, étroites, avec beaucoup de virages dangereux. Ces caractéristiques
physiques déterminent l’isolement et l’exclusion
sociale de ces lieux. Ainsi, l’accès à des biens et
des services comme la santé, l’éducation, la culture, et les loisirs est rendu difficile. Plus d’un tiers
des émigrants retraités vivent loin d’un Centre du
Troisième Age et presque un quart ne résident pas
à proximité d’un dispensaire, fait particulièrement
grave dans la mesure où ce sont les services sanitaires les plus utilisés par les personnes âgées. À
ce sujet, il faut signaler une certaine inégalité dans
la distribution de services non seulement entre
les localités, mais également entre les Communautés Autonomes (CES, 1999, pp. 553). Les quartiers d’émigrants revenus dans des grandes villes
comme Barcelone ou Madrid ont des caractéristiques bien précises : ce sont des quartiers périphériques, où le prix au mètre carré est moins cher,
et qui sont, par rapport à d’autres zones, relativement dépourvus de services (c’est le cas de Las
Musas, Villaverde ou San Blas à Madrid). Dans ces
quartiers, les niveaux de chômage, d’échec scolaire, de population marginale et autres indicateurs similaires sont supérieurs au reste de la ville, ce qui dessine à nouveau un contexte géographique excluant (U. Martínez Veiga, 1999). Il ne
faut pas pour autant en conclure que le fait de
vivre dans ces quartiers conduit nécessairement
à l’exclusion, même si c’est un facteur qui permet
de mieux relativiser le succès de la population étudiée. Ceci nous place, de plus, devant un phénomène urbain curieux : la cohabitation dans les
mêmes quartiers des immigrants et des émigrants
Indépendamment de la dotation de services
dont bénéficie la Communauté Autonome ou la
localité dans laquelle résident les émigrés revenus,
le mode de vie urbain ou rural peut en grande partie déterminer l’exclusion sociale. Ainsi, si l’on
revient à une grande ville comme Madrid ou Barcelone, la méconnaissance des voisins, l’anonymat
ou la difficulté à établir de nouvelles amitiés et à
créer des réseaux sociaux, sont des obstacles à
l’insertion que l’on ne rencontre pas si l’on retourne dans une ville plus petite comme Albacète ou
Grenade, ou si l’on rentre vivre dans un village.
Dans ces cas-là, en général, les contacts personnels semblent bien plus fluides, moins compliqués ;
il est plus facile alors de reconstruire des réseaux
de relations, comme autant d’ancrages dans la
société permettant de participer et d’accéder à des
ressources comme l’information, l’affection, un soutien économique, etc. Le milieu rural protège les
personnes tandis que l’urbain les isole plus (García
Sanz, 1997, pp. 128-130). En général, les émigrés
qui reviennent dans une grande ville connaissent
plus de difficultés à s’insérer et à participer à la
vie sociale.
Comme nous allons le voir, les processus
migratoires ont des répercussions sur la vie et
les relations familiales.
Une grande partie des retraités revenus connaissent des problèmes familiaux aigus. Ils n’ont pas,
en général, de relations très étroites avec leur famille. Cela peut sembler paradoxal eu égard à leur
envoi régulier d’argent pour couvrir les besoins de
leurs parents qui sont restés. L’éloignement, pendant de nombreuses années, a refroidi les affections et a créé, chez les émigrants, une indépendance plus conforme aux modèles relationnels des
pays d’immigration qu’aux modèles familiaux des
pays méditerranéens. Même lorsque les relations
ne sont pas conflictuelles, les émigrés revenus ne
manifestent pas leur affection à leurs parents avec
102
ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
toire ne s’est pas accompagné, et a même empêché, les échanges avec la société de travail.
À leur retour, baucoup d’émigrés revenus sont
déçus par leurs relations familiales. Ils voient moins
leur famille que lorsqu’ils étaient loin, ils leur reprochent leur manque de soutien, surtout dans les
démarches administratives, et, plus généralement,
dans le processus d’adaptation. La société leur apparaît complètement changée, ils découvrent que les
modèles relationnels se sont transformés. Les habitudes se sont modifiées du fait des changements
qu’a connu la société espagnole. Quand ils sont partis à l’étranger, ils étaient jeunes (en moyenne 33
ans) et leurs intérêts étaient, d’une certaine manière, liés à ceux de la cellule familiale. En pleine
retraite, les intérêts sont soudain dispersés et
diversifiés : ils sont passés d’une à plusieurs cellules familiales. De plus, des épisodes conflictuels
de leurs vies ont parfois altéré les relations fraternelles, comme par exemple la répartition d’un
héritage ou la gestion partagée des soins aux
parents.
La plupart ont des enfants (87,6%). Quand ils
sont petits, les enfants constituent une source de
dépenses et un obstacle à l’intégration des femmes
au marché du travail. En revanche, pendant la
retraite, soit ils représentent une charge économique pour les parents soit, au contraire, ils sont
un élément d’insertion dans la société et une ressource face à l’exclusion.
Beaucoup de stratégies migratoires sont planifiées de telle façon à répartir le travail entre les
différents membres de la famille. Ainsi, le retour
de beaucoup d’émigrants est provoqué par la nécessité de s’occuper des personnes âgées de leur famille. Cet élément constitue une caractéristique de la
culture des pays méditerranéens : les services
sociaux manquant, c’est la famille qui doit pallier
leur absence. Ces stratégies supposent une répartition des responsabilités dans la famille. La femme prenait soin des enfants, et des parents ou
beaux-parents, tandis que le mari partait (67,5%
de ceux qui reviennent ont émigré seuls, sans aucun
membre de la famille).
Dans quelques cas, les relations se détériorent
au plus haut point, transformant la famille en une
source de conflit plus qu’en une ressource en cas
d’exclusion. C’est particulièrement vrai quand il
s’agit de personnes seules (hommes ou femmes
célibataires et sans enfants). L’affaiblissement des
relations familiales les met en danger d’exclusion
sociale. Si l’on compare avec les retraités non-émigrants, la proximité leur a permis de ne pas rompre
les liens familiaux de façon aussi brutale, et n’a
pas généré comme dans le cas des premiers, des
situations aussi conflictuelles entre les individus.
ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ...
une grande intensité, bien que le retour en Espagne
ait été incité par les référents familiaux.
En Espagne, le risque d’impotence des personnes âgées n’est pas couvert. Le seul recours possible est donc la famille : les enfants sont ceux qui
doivent garantir le futur bien-être de leurs parents.
À ce sujet, les émigrants
revenus sont clairement 7)- 28,9% des personnes interrogées au
désavantagés par rapport au cours de l’enquête ne peuvent pas compreste des retraités émi- ter sur des enfants qui résideraient dans
grants, du fait de nombreux la même localité qu’eux.
facteurs : tout d’abord, parce que les enfants ne sont pas toujours en Espagne,
mais restent parfois dans le pays dans lequel leurs
parents ont émigré7. Quand les enfants résident en
Espagne, la précarité du marché du travail est telle que les parents sont indispensables pour faire
vivre la deuxième et la troisième génération. Ainsi, deux personnes revenues de Suisse assurent les
En ce qui concerne les caractéristiques familiales des émigrés revenus, il faut signaler que les
personnes mariées prédominent (75,2%), suivies
des veuves (16,5%) et des célibataires (5,8%). La
proportion de séparés et divorcés (1,6%) est pratiquement insignifiante. Les couples mixtes sont
rares, ce qui démontre bien que le projet migra-
103
années d’émigration, non seulement parce qu’ils
manquaient d’argent, mais également parce qu’ils
envoyaient une partie de cet argent à leur famille
en Espagne pour pallier les conditions de vie extrêmement dures du pays8. Leurs enfants aussi ont
souffert de maladies comme la tuberculose, étroitement liée à la mauvaise situation matérielle, très
commune en Espagne dans la période d’après-guerre, et que les émigrants rencontrèrent également
dans l’émigration, du fait des mauvaises conditions
de logement et de la misère des premières années.
Beaucoup de femmes, spécialement dans des petits
hameaux espagnols, présentent des symptômes de
dépression, liés à la vie qu’elles ont menée. À la
charge de travail qu’elles ont assumée en solitaire, entretenant la maison, s’occupant des enfants,
cultivant les parcelles familiales, prenant en charge les animaux, s’ajoutent la solitude et l’isolement
des zones dans lesquelles elles vivent et, en particulier, les relations qu’elles entretiennent avec leur
conjoint : elles ont été séparées de celui-ci la plus
grande partie de leur vie et ne commencent avec
lui une vie de couple normale qu’à l’âge de la retraite, quand il revient de l’émigration, parfois après
trente ans. Leurs relations sont froides et distantes,
car ils n’ont pratiquement jamais vécu ensemble
et doivent soudain cohabiter. L’émigration laisse
des traces dans le corps et dans les âmes. Elle met
en marche un processus qui parfois aboutit à des
troubles psychologiques importants. En plus des
profondes dépressions dont souffre une partie des
femmes, des traces de déséquilibres mentaux sont
aussi visibles chez certains hommes.
frais d’entretien, d’éducation, etc. de leur petitefille dont ils s’occupent, pendant que la mère vit
en Suisse. Il en va de même pour la situation d’un
émigrant revenu de Hollande : il a à charge une
partie de ses petits-enfants, qui ne vivent pas avec
leurs parents séparés. À l’inverse, certaines personnes âgées vivent grâce à l’aide de leurs enfants,
soit que ceux-ci leur procurent la maison dans
laquelle ils résident soit qu’ils les aident à payer
le loyer ou des frais comme le téléphone, dont ils
devraient se séparer s’ils ne pouvaient compter sur
cet apport financier.
En cas de problèmes de santé, les émigrants
revenus sont directement menacés d’exclusion
sociale. En effet, si aujourd’hui leur état sanitaire
n’est pas mauvais, ils peuvent avoir des problèmes
très graves dans un futur proche. Or, l’Espagne
manque de services sociaux qui pourraient garantir les soins lorsque les ressources familiales ne
peuvent assumer la situation de dépendance des
personnes âgées. L’Espagne est à 5,7 points en dessous de la moyenne européenne pour les frais de
protection sociale. Quant à la dépense par habitant, au sein de l’Union européenne, seuls le Portugal et la Grèce ont un montant inférieur à celui
de l’Espagne (CES, 1999, p. 526).
MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002
La santé de ceux qui sont revenus est étroitement liée au processus de vieillissement qui touche
de manière générale toute la population, mais elle
est également déterminée par l’expérience migratoire. Des emplois très physiques, comme par
exemple les travaux de
chargement et de déchar8)- Une magnifique source pour connaître
gement, leur ont causé des
la réalité de cet aspect est la littérature
lésions dorsales, à la suite
même, à laquelle le professeur Rodríguez
desquelles, dans certains
Richart (1998) fait référence.
cas, ils ont été déclarés
inaptes au travail. Plus d’un tiers des émigrants
revenus sont dans cette situation. Aux facteurs qui
tiennent à la nature des emplois exercés s’ajoutent
les privations alimentaires et les carences dues aux
jeûnes qu’ils ont connus, surtout dans les premières
Ana Fernández Asperilla.
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ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS
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