Georges Bernanos, extrait de Les Grands cimetières sous la lune

Transcription

Georges Bernanos, extrait de Les Grands cimetières sous la lune
Lycée Ampère Année 2014-2015
Cours de M. Pascal FILIU-DERLETH
Premières
Georges Bernanos, extrait de Les Grands cimetières sous la lune (1938), Manuel Le Robert,
204-205
Corrigé de devoir de commentaire de texte à la maison
Plan détaillé
Introduction
1. Contexte :
Georges Bernanos (1888-1948) publie en 1938 Les Grands cimetières sous la lune, au moment où il est forcé de
quitter l’Espagne pour le Brésil, du fait de son opposition croissante à Franco. Cette œuvre représente un
tournant idéologique dans l’existence de l’auteur. Plus jeune, il était monarchiste de l’Action française. La
violence de la guerre civile espagnole puis la honte de la défaite française de 1940 face à l’Allemagne (racontée
dans Les Enfants humiliés, journal de cette époque), le conduiront sur la voie d’une véritable conversion
politique, qui se caractérisera par le choix de la Résistance, de la droite modérée et du Gaullisme.
2. Problématique :
• quel est le genre exact de l’extrait étudié : un pamphlet mais plus polémique que satirique ? Un essai
mais d’une rare violence ? Un réquisitoire en tout cas, mais dont la littérarité est pleinement
perceptible. S’il s’agit d’un texte d’argumentation directe, il est également traversé par un univers
d’images et de symboles d’une grande puissance.
Si ce réquisitoire est littéraire, quels sont donc les procédés qui le portent ?
• Quelle est la position relative de l’auteur par rapport à la guerre civile et comment s’exprime-t-elle
dans le texte ?
• Par ailleurs, s’agit-il d’un texte historique ou bien peut-on déceler à travers les images utilisées de
putréfaction et de sorcellerie une toute autre dimension ?
3. Annonce du plan :
Nous montrerons que cet extrait constitue un réquisitoire contre la guerre civile espagnole dont la littérarité
explique toute la puissance. Que l’auteur n’est jamais neutre mais au contraire profondément impliqué dans
son argumentation. Enfin, que le texte exprime la position de l’auteur à travers la thématique chrétienne du
mal, qui dépasse la simple dimension historique et politique des événements.
I. Un réquisitoire contre la guerre civile espagnole dont la littérarité explique toute la puissance.
La littérarité de ce texte repose d’une part sur un ensemble de procédés rhétoriques diversifiés et d’autre part
sur deux images fondamentales.
A. La littérarité de ce texte repose d’une part sur un ensemble de procédés rhétoriques diversifiés.
1. Des procédés littéraires classiques dans les textes argumentatifs
a) Répétitions et gradations :
• « tragédie », « charnier », « cloaque », « hommes », « guerre », « patrie », « vous verrez », etc.,
« pauvres », avec anaphore « Qu’importent ».
• l’accumulation à travers les champs sémantiques de la maladie, de la putréfaction et de la mort
• gradation : « des hommes vivants souffrent, luttent et meurent ».
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b) Antithèses : « familiers »/ « méconnaissables », une fois avec chiasme (« bonnes » intentions), « camps
ennemis », « s’opposent », « mais » fascistes ou antifascistes, cléricaux et anticléricaux… »
c) Questions rhétoriques énumérer les trois.
d) Généralisation :
• le pluriel
• adjectif de quantité « toutes », adverbe de quantité « beaucoup », l’adverbe comparatif « plus », les
noms « totalité », « nombre », « monde »
• le présent de vérité générale : « La Tragédie espagnole est un charnier », « La guerre d’Espagne est un
charnier » (avec répétition).
2. La qualité poétique du texte
a) Le travail sur les sonorités : « pourrissoirs plus puants » : allitération
b) Une sorte de refrain :
« La Tragédie espagnole est un charnier.// La guerre d’Espagne est un charnier. »
Transition vers la dimension symbolique du texte B. Les deux images fondamentales
1. La personnification allégorique de l’Europe comme un corps malade ainsi qu’en putréfaction
a) L’allégorie de l’Europe apparaît dès le début comme un personnage de tragédie : « Toutes les erreurs dont
l’Europe achève de mourir et qu’elle essaie de dégorger (…) viennent y pourrir ensemble. » Cette
personnification est relayée ensuite par celle des intentions des deux camps, qui « se dévorent ».
b) Les registres sémantiques de la mort, de la maladie et de la putréfaction s’entrecroisent.
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mort : « charnier, cadavres, meurent, guerre, tueries… »
maladie : « dégorger, convulsions, septicémie, désinfecter, morve, typhus », avec la déshumanisation
que suppose la référence à la morve, maladie animale : la guerre est une épidémie (cercle vicieux de la
violence)
putréfaction : « pus, cloaque, fermentation, pourrissoirs puants, boue »
lié à la liquéfaction des solides : « dégorger, pus, coulent, cire, morve, sang, boue, soupe », registre
rappelé par l’antiphrase, qui joue également sur l’insanité physique et morale de la guerre : « À votre
santé ! » : liquéfaction comme métaphore de la liquidation.
2. La parabole de l’anthropophagie
Un registre sémantique très explicite : « charnier » qui vient de « chair », « se dévorent, cuit, soupe, marmite,
piquant de la fourchette, morceau ». Les hommes sont accroupis comme à l’âge des cavernes : primitivité.
L’image de la marmite est préparée par l’expression : « On voit monter tour à tour à la surface du pus
bouillonnant des visages jadis, hélas ! familiers, à présent méconnaissables… »
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II. L’implication de l’auteur dans l’argumentation
1. Un témoin concerné
a) Les marqueurs de la personne et de son temps d’énonciation
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La première personne du singulier (« je », « me »).
L’interpellation de ses contemporains par le « vous ».
Le présent de narration, temps du témoignage.
b) Les autres indices de sa subjectivité
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Les modalisateurs : « je crois », « sincèrement », « je regrette ».
L’ironie et l’humour noir : antiphrases : « fameuse guerre du Droit », « À votre santé !»,
« Qu’importent les hommes si leur sacrifice est vain. »
L’expression de la colère : caractère hyperbolique général du texte et hyperboles (pus « bouillonnant »
par exemple, généralisations, allitération relevée), insultes, assorties d’exclamations, qualificatifs
comme « effroyables ».
La déploration : adverbe devenu interjection+exclamation « hélas ! »
Donc une description émotionnelle : une hypotypose.
2. La représentation implicite de son corps dans un texte sur la destruction physique
a) La thématique de la vue : « voie, visages familiers / méconnaissables, regard, vous verrez, spectacle ».
b) Les autres sens concernés :
• l’odeur : registre sémantique de la putréfaction, l’adjectif « puants »
• le goût : la métaphore culinaire et anthropophage
• l’audition (moindre) : la référence à l’indignation des bien-pensants en 1914-1918, les exclamations
« hélas ! » et « À votre santé ! », qui insèrent la voix de l’auteur dans le texte.
c) Le toucher : la tentative repoussée d’un geste salvateur de la main : « « je ne crois pas utile de tirer de là
aucun de ces cadavres » : il faut agir sur les causes de la violence (de la « fermentation »), sinon le cycle de la
violence se renouvellera dans l’histoire humaine.
Lien entre la présence corporelle de l’auteur et la personnification de l’Europe, dont le corps subit les
atteintes de la guerre. Un texte très physiologique.
III. L’engagement de Bernanos s’exprime surtout à travers la thématique chrétienne du mal, qui dépasse la
simple dimension historique et politique des événements.
1. La thématique chrétienne
a) Le registre sémantique religieux :
• « sacrilège » (il utilise ce terme pour l’accusation de discours antipatriotiques, avec un sous-entendu :
ce n’est pas l’opposition à la guerre qui est un sacrilège (politique), mais la guerre qui est un sacrilège
du point de vue moral et religieux ;
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même procédé pour « La patrie est une idée sainte ».
Dans ce même registre sémantique : « sacrifice, valeurs spirituelles ».
b) Les valeurs de compassion :
• le terme lui-même
• les expressions « ces malheureux », « pauvres gens, pauvres diables », l’évocation des «hommes
vivants » qui « souffrent, luttent et meurent », ainsi que de cette « vieille terre (…) accablée» : ces
éléments produisent la tonalité pathétique du texte.
• La déshumanisation évoquée par la comparaison des victimes humaines avec des statues de cire.
c) Il faut réinterpréter la représentation de l’Europe par un corps qui souffre, l’image de l’anthropophagie et les
images de liquéfaction en les mettant en relation inverse avec la primauté de l’individu dans le christianisme
(personnalisme chrétien) : la destruction des corps est un crime contre la Création, d’où la référence au chaos :
implicitement pour Bernanos, Dieu a voulu l’incarnation de l’Homme, et non sa sa liquidation, pas le meurtre
de l’homme par l’homme, qui est un signe de primitivité et de criminalité.
2. Le texte dépasse la simple dimension historique et politique des événements.
a) La primauté de la morale et de la religion sur les autres univers :
• le refus chrétien de la notion de guerre juste (« la fameuse guerre du Droit »)
• le renvoi des fascistes espagnols et des républicains dos à dos au nom de l’Homme.
b) La dimension prophétique :
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la capacité prophétique trouve sa source dans la mémoire des guerres du passé, avec une forte
insistance sur la temporalité, qui confère donc un aspect éternel et par là même fatal à la violence
humaine : le sens du verbe « achever » dans « achève de mourir », la notion de « causes »,
l’expression « vieille terre (…) accablée d’histoire», la référence à 1914-1918 ;
elle repose également sur la comparaison entre le passé, le présent et l’avenir : par la phrase
comparative « les tueries qui se préparent ne sont pas d’une autre espèce », les comparatifs « un plus
grand nombre (…) des valeurs spirituelles », « plus dégoûtant encore », « leurs pourrissoirs plus
puants ».
Le futur et le futur antérieur
« vous verrez » répété une fois
l’expression « image de ce que sera demain le monde ».
c) La vision du Mal
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la description de la guerre comme image du chaos, du pandémonium humain, la Tragédie de la
violence (avec un grand « T », donc immémoriale, éternelle), une sorte d’apocalypse ;
« marmite à sorcière » : réminiscence probable de Macbeth (1606) de Shakespeare : les sorcières
prédisent à Macbeth qu’il sera roi mais il le sera par le régicide ; les sorcières symbolisent donc un
destin négatif, elles sont également liées chez Shakespeare à la puanteur, qui naît de la dénaturation
des éléments et de leur lien avec la mort.
Elles sont les servantes du Diable : il apparaît également en filigrane à travers cette image de la
marmite où l’on pique les damnés, représentation classique des peintures médiévales, et la puanteur
du champ de bataille n’est pas sans rappeler la puanteur du diable (le soufre).
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La guerre est la négation de la création, entendue comme incarnation, de même que le Diable est le
négateur de l’œuvre divine, d’où la liquéfaction des choses, représentée ici.
Conclusion
1. A cœur de cet essai que sont Les Grands Cimetières sous la lune, un réquisitoire reposant sur une
argumentation directe mais d’une grande force littéraire, notamment par l’utilisation de l’allégorie et d’autres
images. Plus que le réalisme, c’est le symbolisme qui caractérise ce texte.
2. Au-delà des procédés, ce réquisitoire est en effet puissant parce qu’il est hanté : la guerre civile apparaît
comme une anti-création, une fermentation, non de la vie, mais de la mort et l’auteur ne peut la contempler
d’un point de vue abstrait et neutre.
Chez Georges Bernanos, la présence du surnaturel et du mal est essentielle, c’est vrai en particulier pour le
roman Sous le Soleil de Satan (1926).
3. Enfin, on constate une remarquable ressemblance de cette description terrible de la guerre d’Espagne avec
certaines peintures ou fresques anciennes. C’est implicite mais affleure à travers les descriptions et par la
thématique de la vue. On pourrait d’ailleurs faire une analyse des couleurs représentées dans le texte : le rouge
du sang, le jaune et le noir de la putréfaction.
Cet extrait de Bernanos ne peut être compris qu’en prenant en compte tout un arrière-plan de réminiscences
culturelles et la notion même d’imitation de la peinture dans la littérature.
On peut en effet penser au Triomphe de la Mort de Bruegel l'Ancien (1562) ou encore à l’ensemble des
représentations de damnés piqués par des démons dans les marmites qui parsèment l’Enfer. La vue du témoin
qu’est Georges Bernanos est également influencée par ces visions mystiques.
4. Le point de vue critique est celui de l’humanisme chrétien : au-dessus des principes et des enjeux politiques
qui prétendent justifier l’extermination, il existe l’Homme, créature (pour lui) de Dieu.
Si on le souhaite, on peut terminer par une allusion à Guernica de Picasso, au roman de Lydie Salvayre Pas
pleurer, qui a reçu le prix Goncourt 2014 et qui reprend la thématique et même le personnage de Bernanos, ou
bien, plus habilement encore, au roman contemporain des Grands cimetières : à L’Espoir d’André Malraux
(1937), qui ne se place pas du point de vue de la religion, mais du combat politique, et ce, en faveur des
républicains.
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Sorcières de Macbeth, images médiévales de guerre, de peste et de marmites en enfer
Triomphe de la Mort de Bruegel l'Ancien (1562), voir les représentations ici combinées de l’armée et de la
peste, et la mort portant une faux sur son cheval.
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(Lyon, Moyen-âge)
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