Le GPS, sa localisation dans l`univers juridique québécois et canadien
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Le GPS, sa localisation dans l`univers juridique québécois et canadien
L’encadrement constitutionnel de la rémunération des juges Luc Huppé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 453 Le harcèlement entre locateur et locataire en matière de bail immobilier commercial Laurence Burton, Nathalie Faubert et Jacques S. Darche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493 Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien Katherine Plante et Marc Gervais . . . . . . . . . . . . 531 Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? – Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure Harith Al-Dabbagh et Jeffrey A. Talpis . . . . . . . . . 555 La reconnaissance juridique de la nature sensible de l’animal : du gradualisme français à l’inertie québécoise Martine Lachance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 579 Revue du Barreau/Tome 72/2013 I CHRONIQUE Droit municipal. L’affaire Terrebonne (Ville de) c. Bibeau : l’absence de permis fait-elle obstacle à l’existence de droits acquis ? La Cour d’appel fait le point sur un débat vieux de plus de 30 ans Myriam Asselin et Gabriel Chassé . . . . . . . . . . . . 601 Liste des mémoires de maîtrise et thèses de doctorat acceptés en 2013. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 609 Index des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621 Index analytique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 623 Table de la jurisprudence commentée . . . . . . . . . . . . 631 Table de la législation commentée . . . . . . . . . . . . . . 633 II Revue du Barreau/Tome 72/2013 L’encadrement constitutionnel de la rémunération des juges Luc HUPPÉ Résumé L’encadrement de la rémunération des juges a connu d’importants développements depuis l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982. Afin de protéger la sécurité financière des membres de la magistrature, la Cour suprême du Canada s’est fondée sur une conception renouvelée de l’indépendance judiciaire pour imposer à tous les gouvernements du pays l’obligation constitutionnelle d’établir des commissions de rémunération indépendantes chargées d’analyser la question à intervalles réguliers. Le traitement des juges ne peut désormais être haussé, bloqué ou réduit sans que ce processus obligatoire n’ait été préalablement suivi. L’application de ce mécanisme a suscité de nombreux litiges dans l’ensemble du Canada, aucune province n’ayant échappé aux conflits. Le présent texte relate l’évolution de cette jurisprudence en soulignant les enjeux des principes élaborés par la Cour suprême du Canada à ce sujet. Revue du Barreau/Tome 72/2013 453 L’encadrement constitutionnel de la rémunération des juges Luc HUPPÉ* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457 1. Imprécision des garanties . . . . . . . . . . . . . . . . . 459 2. Création d’un mécanisme commun . . . . . . . . . . . . 467 3. Mise à l’épreuve du modèle . . . . . . . . . . . . . . . . 473 4. Reformulation des principes . . . . . . . . . . . . . . . 480 5. Persistance des conflits . . . . . . . . . . . . . . . . . . 484 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 490 * LL.D., avocat. Revue du Barreau/Tome 72/2013 455 Introduction Ce n’est qu’en termes très généraux que la Loi constitutionnelle de 18671 aborde le sujet de la rémunération des juges. L’article 100 de cette Loi attribue au Parlement fédéral la responsabilité de fixer et de payer les salaires, allocations et pensions des juges des cours supérieures2, mais sans encadrer l’exercice de ce pouvoir. Quant aux autres membres de la magistrature, les textes constitutionnels ne traitent pas des modalités financières de leur charge. Sans autre contrainte d’ordre constitutionnel, les assemblées législatives et les gouvernements jouissent ainsi, pendant la plus grande partie de l’histoire du Canada, d’une discrétion presque illimitée pour établir la rémunération des juges au niveau et selon la méthode qui leur paraissent appropriés. Au cours de l’entre-deux-guerres, à l’occasion d’un renvoi du gouvernement de la Saskatchewan visant à déterminer si les salaires des juges de nomination fédérale peuvent être soumis à un impôt provincial sur le revenu, le Comité judiciaire du Conseil privé énonce de façon lapidaire qu’un impôt traitant le revenu des juges de la même manière que celui de leurs concitoyens n’affecte ni l’indépendance judiciaire, ni aucun autre attribut de la fonction judiciaire3. Le contexte ne semble guère favorable à des revendications à propos de mesures susceptibles de garantir la sécurité financière des membres de la magistrature. Peu avant l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 19824, la Cour fédérale relève ainsi qu’« en raison de la réticence naturelle des juges d’aller en justice quand leur traitement ou autres droits sont affectés, il existe très peu de jurisprudence en la matière » 5. 1. Loi constitutionnelle de 1867, (1867) 30-31 Vict., c. 3 (R.-U.), L.R.C. (1985), App. II, no 5. 2. « The Salaries, Allowances, and Pensions of the Judges of the Superior, District, and County Courts (except the Courts of Probate in Nova Scotia and New Brunswick), and of the Admiralty Courts in Cases where the Judges thereof are for the Time being paid by Salary, shall be fixed and provided by the Parliament of Canada. » 3. Judges v. Attorney-General of Saskatchewan, [1937] 2 D.L.R. 209 (C.J.C.P.), p. 213. La Cour d’appel de la Saskatchewan en était arrivée à la même conclusion, en prenant appui sur la jurisprudence d’autres pays : Re the Constitutional Questions Act, Re the Income Tax Act, 1932, [1936] 4 D.L.R. 134 (Sask. C.A.), p. 138-139. 4. Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982 c. 11 (R.-U.), L.R.C. (1985), App. II, no 44. 5. Beauregard c. La Reine, [1981] 2 C.F. 543 (1re inst.), p. 580. Revue du Barreau/Tome 72/2013 457 Cette époque est désormais révolue. La Cour d’appel de Terre-Neuve en fait explicitement le constat en l’an 2000 : The spectacle of judges, the dispensers of justice, having to appear in the well of the courtroom to seek what they claim as justice for themselves, may be seen by some as unseemly. Yet, it has become a common sight in Canada in recent years [...]6 Au cours des deux dernières décennies, la rémunération des juges est devenue un enjeu majeur des relations entre la magistrature et les autres institutions de l’État. Des dizaines de jugements, rendus dans l’ensemble du pays, composent maintenant une jurisprudence élaborée et complexe en cette matière. Le présent texte vise à relater les différentes étapes du développement de cette jurisprudence. Au plan constitutionnel, le sujet de la rémunération des juges présente foncièrement trois facettes. Il faut d’abord déterminer le type de rapport que la Constitution établit entre la magistrature et les institutions législatives et exécutives à cet égard. Dans la perspective fournie par un tel cadre, il y a ensuite lieu de définir la marge d’action de chacune des parties à ce rapport : d’une part, en fixant des limites au pouvoir des autorités gouvernementales, de manière à préserver la capacité des institutions judiciaires de remplir leur mission par l’intermédiaire de juges adéquatement payés ; d’autre part, en modérant les garanties constitutionnelles accordées aux juges, afin qu’elles demeurent socialement acceptables. Enfin, il convient d’identifier la nature des réparations disponibles pour redresser une situation non conforme au droit. En l’absence d’indications précises fournies par la Constitution écrite, l’élaboration des principes fondamentaux encadrant la rémunération des juges a représenté un exercice laborieux pour les tribunaux canadiens. Après que l’imprécision des garanties constitutionnelles eut été mise en lumière par plusieurs jugements (section 1), la Cour suprême du Canada impose l’exigence d’un même mécanisme pour tous les juges (section 2). La mise en œuvre de ce modèle ouvre un tout nouveau champ de débats entre la magistrature et les autres institutions de l’État dans plusieurs provinces (section 3). Bien que réinterprétés par la Cour suprême 6. Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (2000) 191 D.L.R. (4th) 225 (Nfd. C.A.), p. 235 (par. 3). 458 Revue du Barreau/Tome 72/2013 du Canada (section 4), les principes élaborés à propos de ce mécanisme ne parviennent pas à mettre complètement fin aux conflits (section 5). 1. Imprécision des garanties Au milieu des années 1980, deux dossiers fournissent à la Cour suprême du Canada l’occasion d’analyser pour une première fois la situation constitutionnelle des juges relativement à leur rémunération. L’arrêt Valente7 lui permet d’identifier les conditions minimales de l’indépendance judiciaire – dont la sécurité financière constitue l’une des composantes – aux fins de l’article 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés8. Moins d’un an plus tard, dans l’arrêt Beauregard9, elle doit apprécier la portée de la compétence accordée au Parlement fédéral par l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, dans le contexte d’une loi rétroactive imposant aux juges de nomination fédérale l’obligation de contribuer à leur fonds de pension. L’accent est alors mis sur les différences de statut que la Constitution établit au sein de la magistrature canadienne. Dans l’arrêt Valente, la Cour insiste ainsi sur le fait que l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 représente « le plus haut degré de garantie constitutionnelle » de sécurité de traitement et de pension pour les juges10. Le statut constitutionnel de ceux qui ne bénéficient pas de cette disposition est différent. Il comporte deux volets11 : en premier lieu, le juge doit être assuré de recevoir une rémunération et, le cas échéant, une pension ; en second lieu, le droit à ces bénéfices doit être prévu par la loi et ne pas être sujet aux ingérences arbitraires de l’Exécutif d’une manière qui pourrait affecter l’indépendance judiciaire. Pour ces juges, il n’est pas requis que des dispositions législatives indiquent précisément le montant de leur rémunération, le gouvernement pouvant la déterminer conformément à une autorisation législative générale. 7. Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673 (appelé « l’arrêt Valente » dans le présent texte). 8. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, précitée, note 4. Cette disposition garantit à tout inculpé le droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial. 9. La Reine c. Beauregard, [1986] 2 R.C.S. 56 (appelé « l’arrêt Beauregard » dans le présent texte). 10. Précité, note 7, p. 693. 11. Ibid., p. 704-706. Revue du Barreau/Tome 72/2013 459 La Cour laisse pourtant entendre dans cet arrêt que l’indépendance judiciaire n’est pas nécessairement mieux assurée lorsque la loi fixe la rémunération des juges12. Dans une perspective historique, c’est une affirmation plutôt étonnante puisqu’elle déprécie la garantie accordée aux juges des cours supérieures par l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 : à l’instar du droit britannique, l’objectif de cette garantie était précisément de retirer à l’Exécutif le contrôle de la rémunération des juges13. En outre, l’arrêt Valente écarte l’idée que le gouvernement soit tenu d’obtenir les recommandations d’un organisme indépendant avant de déterminer le traitement des juges, tout en soulignant l’utilité de ce mécanisme14. À cette époque, il existait déjà de tels organismes au niveau fédéral15 et dans certaines provinces16. Les différentes étapes de l’affaire Beauregard donnent un aperçu des multiples possibilités d’interprétation fournies par le texte ouvert de l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867. En première instance, la Cour fédérale analyse la portée de cette disposition en fonction de la situation spécifique de chaque juge. Bien qu’elle reconnaisse l’autorité du Parlement de diminuer le traitement des membres de la magistrature, elle se fonde sur un « principe constitutionnel implicite »17 pour affirmer que la rémunération d’un juge ne peut être réduite pendant la durée de ses fonctions. Au plan individuel, le juge obtiendrait ainsi la garantie 12. « De plus, il est loin d’être clair que l’obligation de soumettre au corps législatif les projets de hausses de traitement des juges soit plus souhaitable du point de vue de l’indépendance judiciaire et, d’ailleurs, de celui d’un traitement adéquat, que de laisser à l’exécutif le soin de régler la question seul, conformément à une autorisation législative générale » : ibid., p. 706. 13. René PEPIN, « Droit constitutionnel – Indépendance du pouvoir judiciaire – Salaire des juges –Jusqu’où va la souveraineté du parlement ? », (1982) 60 R. du B. can. 699, 705-706. 14. Elle considère que le rôle attribué au comité établi à cette fin en Ontario, où l’affaire avait pris naissance, « donne l’assurance qu’on veillera dûment à ce que les traitements des juges soient suffisants » : supra, note 7, p. 706. La Cour d’appel de l’Ontario avait aussi tenu compte de l’existence de ce comité avant d’en arriver à la conclusion que l’indépendance des juges était préservée par un système laissant à l’Exécutif le soin de déterminer leur traitement par règlement : R. c. Valente (No. 2), (1983) 145 D.L.R. (3d) 452 (Ont. C.A.), p. 477. 15. Loi modifiant la Loi sur les juges et apportant à d’autres lois des modifications connexes, (1980-81-82-83) 29-30-31-32 Éliz. II c. 50 (Can.), art. 12, introduisant l’article 19.3 de la Loi sur les juges. 16. À ce sujet, voir Luc HUPPÉ, Histoire des institutions judiciaires du Canada, Montréal, Wilson & Lafleur, 2007, p. 725-726. 17. Précité, note 5, p. 586-588. Le tribunal prend appui sur les dispositions des constitutions américaine et sud-africaine, qui incorporent explicitement ce principe. Pour un commentaire de ce jugement, voir René PEPIN, précité, note 13. 460 Revue du Barreau/Tome 72/2013 d’une rémunération minimale, établie au niveau du traitement qui lui est versé au moment de sa nomination. Une loi qui abaisserait cette rémunération sans son consentement serait ultra vires en ce qui le concerne 18. Aucun des trois juges de la Cour d’appel fédérale qui se prononcent dans ce dossier n’adhère à un tel point de vue. Chacun donne à l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 une portée différente. L’un d’eux reconnaît l’autorité du Parlement fédéral de fixer le traitement des juges au niveau qu’il souhaite, en autant qu’il agisse « de bonne foi et non pour un motif spécieux ou inavoué ». La restriction qu’il pose au pouvoir du législateur concerne plutôt l’usage que fait le juge de son traitement : le Parlement ne peut lui dicter la façon de l’utiliser, notamment en l’obligeant à contribuer à un fonds de pension19. Un autre membre de la Cour considère que l’indépendance judiciaire n’exige pas que les juges soient exemptés de toute participation à leur régime de pension et affirme même que l’article 100 « ne crée aucun droit en faveur des juges »20. Le troisième interprète cette disposition comme signifiant que le Parlement a le devoir d’assumer la totalité du coût des pensions des juges21. En appel de cet arrêt, la Cour suprême du Canada considère que l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 contient « une affirmation constitutionnelle que les juges des cours supérieures, de district et de comté recevront au moins un certain salaire et des prestations de retraite »22. C’est un constat plutôt modeste quant à 18. Ibid., p. 590-591. L’article 115 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T-16 garantissait aussi que la rémunération des juges de la Cour du Québec ne serait pas réduite pendant la durée de leurs fonctions. Cette disposition a été invoquée par la Cour supérieure comme l’une des raisons interdisant au gouvernement du Québec de faire assumer par ces juges le plein montant du coût de stationnement de leur voiture dans les palais de justice de la province : Bisson c. Procureur général du Québec, [1993] R.J.Q. 2581 (C.S.), p. 2600. Cette garantie a été abrogée dans le cadre d’une réforme en profondeur du processus de détermination du traitement des juges : Loi concernant la rémunération des juges, L.Q. 1997, c. 84, art. 1. 19. Beauregard c. La Reine, [1984] 1 C.F. 1010 (C.A.F.), p. 1022-1024. Un argument semblable est repris quelques années plus tard par la Cour supérieure du Québec à propos de l’obligation faite aux juges d’assumer le plein montant du coût de stationnement de leur voiture dans les palais de justice de la province : Bisson c. Procureur général du Québec, précité, note 18, p. 2599. 20. Ibid., p. 1030. 21. Ibid., p. 1040. 22. Précité, note 9, p. 68. Elle ajoute que cette disposition ne comporte pas clairement « une restriction constitutionnelle applicable au genre, au régime ou même au montant » des traitements des juges qui en bénéficient : ibid., p. 82. Revue du Barreau/Tome 72/2013 461 la portée de cette garantie, puisque les juges concernés n’y trouvent aucune assurance de recevoir une rémunération adaptée à la nature des fonctions qu’ils exercent. La Cour s’abstient donc de donner à cette disposition un contenu concret qui concorderait avec l’importance symbolique qui lui était reconnue de longue date dans la protection de l’indépendance judiciaire. La Cour réitère plutôt le principe établi cinquante ans auparavant par le Comité judiciaire du Conseil privé, soit que les juges n’échappent pas aux obligations imposées à l’ensemble des contribuables, comme le paiement des taxes ou une contribution obligatoire à un régime de pension23. En s’appuyant notamment sur des déclarations de principes internationales relatives à l’indépendance judiciaire, elle affirme par ailleurs que ni le législateur, ni l’Exécutif, ne peuvent porter atteinte à la sécurité financière des juges24. Une loi fédérale adoptée « dans un but malhonnête ou spécieux », ou qui traiterait les juges d’une manière discriminatoire par rapport aux autres citoyens, pourrait donc être déclarée invalide25. Procédant à une analyse collective de la situation des juges visés par la loi fédérale examinée dans cette affaire, plutôt que par un examen de la situation particulière du juge qui la contestait, la Cour conclut à sa validité. Ce premier exercice de réflexion par la Cour suprême du Canada consacre donc, au plan formel, une différence entre le régime des juges des cours supérieures et celui des autres membres de la magistrature en ce qui a trait à l’encadrement constitutionnel de leur rémunération26. Pourtant, plusieurs éléments communs émergent des arrêts Valente et Beauregard. Ils donnent à penser que la différence de statut entre les diverses catégories de juges n’est pas aussi accentuée qu’il n’y paraît à ce sujet. La voie est ainsi ouverte, quoique de manière implicite, pour le rapprochement qui se produira par la suite. 23. Ibid., p. 76-77. La Cour d’appel fédérale établira ultérieurement que le report d’impôt procuré par la contribution d’un juge à un régime enregistré d’épargneretraite n’entre pas dans la garantie accordée par l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 : Trussler v. Canada, (1999) 242 N.R. 176 (C.A.F.), p. 178 (par. 4) ; autorisation de pourvoi refusée : [2000] 1 R.C.S. xxi. 24. Ibid., p. 74-76. 25. Ibid., p. 77. 26. Dans un arrêt subséquent traitant des tribunaux militaires, la Cour confirme d’ailleurs que divers régimes de rémunération des juges « peuvent satisfaire également à l’exigence de sécurité financière » : R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, 285-286. 462 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Le modèle retenu dans ces deux arrêts est celui d’un assujettissement des membres de la magistrature au pouvoir législatif en ce qui a trait à leur rémunération. C’est au législateur qu’il revient d’en fixer le montant (pour les juges des cours supérieures) ou d’établir le droit des juges à un traitement et la manière de le déterminer (pour les juges des autres tribunaux). Favorablement appréciée dans l’arrêt Valente, la mise en place d’un organisme indépendant chargé de faire des recommandations à ce sujet demeure néanmoins facultative. L’existence d’un tel organisme au niveau fédéral n’est pas même mentionnée dans l’arrêt Beauregard, bien que la commission fédérale constituée à cette fin avait déjà produit un premier rapport27. En outre, la discrétion attribuée au législateur ou au gouvernement pour fixer la rémunération des juges n’est que vaguement limitée pour l’une comme pour l’autre catégorie de juges. Les membres de la magistrature sont simplement assurés de recevoir un certain traitement, sans que ne soit déterminé l’ordre de grandeur ou le seuil minimal requis pour leur procurer un revenu convenable. La protection constitutionnelle dont ils bénéficient est exprimée par des formules ambiguës, peu susceptibles de guider les institutions concernées : alors qu’on place les juges des cours supérieures à l’abri des lois éventuellement adoptées « dans un but malhonnête ou spécieux », on prémunit les autres juges contre les « ingérences arbitraires de l’exécutif susceptibles d’affecter l’indépendance judiciaire ». Tout au plus, ces formules servent-elles à marquer la volonté de la Cour suprême du Canada de réserver une certaine marge d’intervention aux tribunaux en cette matière, sans en définir plus amplement l’étendue. Les contestations initiées dans les affaires Valente et Beauregard découlaient d’initiatives individuelles. À compter du milieu des années 1990, les membres de la magistrature font plutôt valoir leurs intérêts au moyen de démarches collectives, par l’intermédiaire d’associations de juges. La précarité de leur situation est particulièrement mise en évidence par la conjoncture économique qui prévaut alors au Canada et qui conduit plusieurs gouvernements à réduire la rémunération des juges, dans le cadre d’une compression générale des dépenses publiques. Des recours judiciaires sont intentés par la magistrature de nomination pro27. Ce premier rapport date de 1983 : Peter H. RUSSELL, The Judiciary in Canada: The Third Branch of Government, Toronto, McGraw-Hill Ryerson Limited, 1987, p. 152. Revue du Barreau/Tome 72/2013 463 vinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, de l’Alberta et du Manitoba pour contester ces réductions. En Saskatchewan, les juges de nomination provinciale s’en prennent au défaut du gouvernement de respecter un accord qu’ils ont conclu avec le ministre de la Justice, qui prévoyait la mise en place d’un processus d’arbitrage pour déterminer leur rémunération et comportait un engagement du ministre de prendre toutes les mesures nécessaires pour sa mise en œuvre28. Des jugements prononcés presque simultanément par les tribunaux supérieurs de ces provinces montrent combien les principes développés par la Cour suprême du Canada demeurent imprécis. Si l’on ne considère pas indispensable d’assurer aux juges de nomination provinciale une rémunération semblable à celle des juges des tribunaux supérieurs29, ni même de garantir une parité entre les juges d’un même tribunal30, en revanche la Cour du banc de la reine de l’Alberta est d’avis qu’il existe un devoir constitutionnel, pour les autorités gouvernementales, d’accroître la rémunération des juges afin de couvrir l’augmentation du coût de la vie31. Abordée dans l’affaire Beaure28. Ce dossier est ponctué de nombreux incidents procéduraux : demande de précisions : Saskatchewan Provincial Court Judges Association v. Saskatchewan (Minister of Justice), [1994] 9 W.W.R. 293 (Sask. Q.B.) ; demande de rejet du volet de la poursuite dirigé contre le ministre de la Justice en sa qualité personnelle : Provincial Court Judges Association (Saskatchewan) v. Saskatchewan (Minister of Justice), [1995] 6 W.W.R. 626 (Sask. Q.B.), renversé en appel : [1996] 2 W.W.R. 129 (Sask. C.A.) ; demande d’interrogatoires au préalable : Provincial Court Judges Association (Saskatchewan) v. Saskatchewan (Minister of Justice), [1996] 8 W.W.R. 16 (Sask. Q.B.). Un auteur largement favorable à la perspective des juges explique le contexte ayant mené à ces litiges : W.H. MCCONNELL, The Sacrifice of Judicial Independence in Saskatchewan: The Case of Mr. Mitchell and the Provincial Court, (1994) 58 Sask. L.R. 63. 29. Reference re : Provincial Court Act and Public Sector Pay Reduction Act (P.E.I.), (1995) 124 D.L.R. (4th) 528 (P.E.I. C.A.), p. 552. 30. R. v. Campbell, [1995] 2 W.W.R. 469 (Alb. Q.B.), p. 555 (par. 143). La Cour d’appel a considéré qu’il n’y avait pas de droit d’appel à l’encontre de ce jugement : R. v. Campbell, [1995] 8 W.W.R. 747 (Alb. C.A.). Pour un commentaire de ce jugement, voir Wayne RENKE, Invoking independence : Judicial Independence as a No-cut Wage Guarantee, Centre d’études constitutionnelles, Point de vue numéro 5, 1994. Dans l’arrêt mentionné à la note précédente, la Cour d’appel de l’Île-duPrince-Édouard avait exprimé l’avis qu’il est peu souhaitable que les juges d’un même tribunal reçoivent des traitements différents, étant donné que la collégialité du tribunal pourrait en être affectée (p. 549). 31. Ibid., p. 517 et 535-536 (par. 53 et 90). Un auteur commente ce point de vue en affirmant que « pareille conclusion n’a guère de fondement constitutionnel » : Martin L. FRIEDLAND, Une place à part : l’indépendance et la responsabilité de la magistrature au Canada, Conseil canadien de la magistrature, 1995, p. 70. La Cour d’appel du Québec considérera néanmoins, dans le même esprit, que lorsqu’un juge est nommé durant bonne conduite, il est implicite que, sauf cir- 464 Revue du Barreau/Tome 72/2013 gard32, la possibilité d’une diminution du traitement des juges fait aussi l’objet d’un nouvel examen, cette fois en ce qui a trait aux juges de nomination provinciale. La Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard est d’avis qu’une telle réduction est permise dans le cadre d’une mesure économique globale, applicable à tous les détenteurs de charges publiques, pourvu que la sécurité financière des juges n’en soit pas fondamentalement affectée33. En prenant notamment appui sur la Déclaration universelle sur l’indépendance de la justice adoptée à Montréal en 198334, les tribunaux de première instance en Alberta35 et au Manitoba36 affirment au contraire qu’en principe, les traitements des juges ne peuvent pas être réduits. Ils considèrent que seule une mesure comme l’impôt sur le revenu, qui est applicable à la population en général et non seulement aux personnes payées par l’État, pourrait avoir cet effet. La Cour du banc de la Reine du Manitoba propose un moyen terme : elle traite la réduction de la rémunération des juges comme une suspension temporaire du paiement du montant ainsi réduit, le gouvernement devant rétroactivement le rembourser lorsque prend fin la situation économique qui justifie cette mesure37. La Cour d’appel rejette toutefois une telle solution 38. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. constances très graves, son pouvoir d’achat sera protégé à la même hauteur que celui des autres contribuables et que, le cas échéant, il sera accru lors de l’accroissement de la richesse collective : La Conférence des juges du Québec c. Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 2803 (C.A.), p. 2812 (par. 48). La Cour d’appel fédérale avait reconnu au législateur le pouvoir de réduire le traitement des juges des cours supérieures : Beauregard c. La Reine, [1984] 1 C.F. 1010 (C.A.F.), p. 1025, 1033 et 1046. Reference re : Public Sector Pay Reduction Act (P.E.I.), s. 10, (1995) 120 D.L.R. (4th) 449 (P.E.I. C.A.), p. 453-456 : Reference re : Provincial Court Act and Public Sector Pay Reduction Act (P.E.I.), (1995) 124 D.L.R. (4th) 528 (P.E.I. C.A.), p. 549 et 551-552. À ce sujet, voir aussi Macdonald v. Her Majesty the Queen, 1995 CanLII 2083 (P.E. S.C.T.D.). Reproduite dans Shimon SHETREET et Jules DESCHÊNES (dir.), Judicial Independence: The Contemporary Debate, Dordrecht, Martinus Nijhoff Publishers, 1985, p. 462. L’article 2.21c) de cette Déclaration énonce que « le traitement des juges ne peut être réduit au cours de leur mandat, sauf dans le cadre de mesures économiques touchant l’ensemble des citoyens ». R. v. Campbell, [1995] 2 W.W.R. 469 (Alb. Q.B.), p. 513-515, 517 et 536-537 (par. 48-50, 53 et 93-95). Judges of the Provincial Court (Manitoba) v. Manitoba, (1995) 98 Man. R. (2d) 67 (Man. Q.B.), p. 70, 76 et 80 (par. 6, 26 et 43). La Cour d’appel exprime cependant un avis contraire : Manitoba Provincial Judges Association v. Manitoba (Minister of justice), (1995) 125 D.L.R. (4th) 149 (Man. C.A.), p. 161 et 166. Ibid., p. 77 (par. 28-29). Manitoba Provincial Judges Association v. Manitoba (Minister of justice), (1995) 125 D.L.R. (4th) 149 (Man. C.A.), p. 156. Revue du Barreau/Tome 72/2013 465 Les tribunaux se divisent aussi à propos de la possibilité que les juges puissent négocier collectivement leur rémunération avec le gouvernement. La Cour du banc de la Reine d’Alberta ne considère pas problématiques de telles négociations, même lorsqu’elles se déroulent secrètement39. À l’opposé, la Cour suprême de l’Îledu-Prince-Édouard les estime incompatibles avec l’indépendance judiciaire, puisqu’elles peuvent donner au public l’impression que le gouvernement est ainsi susceptible d’exercer une pression sur les tribunaux afin d’influencer leurs décisions et, inversement, que ces derniers peuvent être tentés d’orienter leurs jugements de façon à se procurer des avantages dans le cadre de ces négociations40. Commentant l’entente conclue entre la magistrature de nomination provinciale et le ministre de la Justice, la Cour du Banc de la Reine de Saskatchewan y voit un simple consensus politique et ne lui reconnaît aucun caractère contraignant 41. Tant dans l’Île-du-Prince-Édouard42, qu’au Manitoba43 et en Alberta44, les tribunaux expriment unanimement l’avis qu’il n’est pas requis, au plan constitutionnel, d’établir des organismes externes chargés de présenter au gouvernement des recommandations concernant la rémunération des juges. La Cour du banc de la Reine d’Alberta adopte une approche critique à l’égard du mécanisme de commissions de rémunération établi au niveau fédéral, étant donné le caractère non contraignant de leurs recommandations45. Pourtant, les juges fondent de grands espoirs dans ce mécanisme. Évoquant l’existence de « relations malsaines » entre le pouvoir politique et la magistrature, l’Association canadienne des juges des cours provinciales publie en 1996 une étude aux 39. R. v. Campbell, [1995] 2 W.W.R. 469 (Alb. Q.B.), p. 545 (par. 111-112). 40. Lowther v. Prince Edward Island, (1995) 118 D.L.R. (4th) 665 (P.E.I. S.C.), p. 677-679 ; jugement renversé en appel, pour le motif que la Cour d’appel considère que les dispositions législatives prévoyant la possibilité d’une négociation ne s’appliquaient pas aux juges : Lowther v. Prince Edward Island, (1995) 129 Nfld & PEIR 267 (P.E.I. C.A.), p. 269 (par. 3). Dans un arrêt antérieur, la Cour d’appel avait d’ailleurs noté qu’une modification législative subséquente au jugement de première instance dans l’affaire Lowther avait rendu expressément inapplicable aux juges le mécanisme de négociations régissant la fonction publique : Reference re : Public Sector Pay Reduction Act (P.E.I.), s. 10, (1995) 120 D.L.R. (4th) 449 (P.E.I. C.A.), p. 452. 41. Provincial Court Judges Association (Saskatchewan) v. Saskatchewan (Minister of Justice), [1995] 6 W.W.R. 626 (Sask. Q.B.), p. 639 (par. 43). 42. R. v. Avery (M.G.), (1996) 135 Nfld & PEIR 195 (P.E.I. S.C.), p. 199 (par. 17). 43. Judges of the Provincial Court (Manitoba) v. Manitoba, (1995) 98 Man. R. (2d) 67 (Man. Q.B.), p. 72-73 (par. 14-15) ; Manitoba Provincial Judges Association v. Manitoba (Minister of justice), (1995) 125 D.L.R. (4th) 149 (Man. C.A.), p. 167. 44. R. v. Campbell, [1995] 2 W.W.R. 469 (Alb. Q.B.), p. 543-544 (par. 108). 45. Ibid., p. 549-554 (par. 125-137). 466 Revue du Barreau/Tome 72/2013 conclusions catégoriques. Elle souligne « avec toute la vigueur possible que, partout au Canada, les juges des cours provinciales ne croient plus que leur gouvernement est en mesure de traiter avec eux de façon équitable » et réclame la mise en place de commissions de rémunération dont les recommandations seraient exécutoires46. 2. Création d’un mécanisme commun La situation sans précédent créée par cet ensemble de litiges conduit la Cour suprême du Canada à revoir entièrement l’encadrement constitutionnel de la rémunération des membres de la magistrature, dans un arrêt longuement motivé47 et abondamment commenté48, le Renvoi de 1997. Qualifiant les juges d’ « officiers de la Constitution », elle considère que leur rémunération doit jouir d’un statut constitutionnel49. L’ensemble de son raisonnement repose sur un renouvellement des assises de l’indépendance judiciaire en droit canadien. Elle en fait un principe constitutionnel non écrit, dont les dispositions écrites de la Constitution – comme l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 et l’article 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés – ne 46. Douglas A. SCHMEISER et Howard McCONNELL, « L’indépendance des juges des cours provinciales : un gage commun », (1996) 20(2) Journal des juges provinciaux 1, 20. 47. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-duPrince-Édouard ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ; R. c. Campbell ; R. c. Ekmecic ; R. c. Wickman ; Manitoba Provincial Judges Association c. Manitoba (Ministre de la justice), [1997] 3 R.C.S. 3 (appelé le « Renvoi de 1997 » dans le présent texte). 48. En ce qui concerne plus particulièrement les aspects de cet arrêt concernant le mécanisme de commissions de rémunération, voir Gerald T.G. SENIUK, « Judicial Independence and the Supreme Court of Canada », (1998) 77 R. du B. can. 381 ; Jean LECLAIR et Yves-Marie MORISSETTE, « L’indépendance judiciaire et la Cour suprême : reconstruction historique douteuse et théorie constitutionnelle de complaisance », (1998) 36 Osgoode Hall L.J. 485 ; Robert G. RICHARDS, « Provincial Court Judges Decision – Case Comment », (1998) 61 Sask. L.R. 575 ; Jacob S. ZIEGEL, « The Supreme Court radicalizes judicial compensation », (1998) 9(2) Forum constitutionnel 31 ; COMMISSION DU DROIT DU CANADA, Établir la rémunération des juges – Perspectives multidisciplinaires, 1998 ; Graeme G. MITCHELL, « Developments in Constitutional Law: The 1997-98 Term – Activism and Accountability », (1999) 10 Sup. Ct. L.R. (2d) 83, 92 et s. ; Tsvi KAHANA, « The Constitution as a Collective Agreement: Remuneration of Provincial Court Judges in Canada », (2003-2004) 29 Queen’s L.J. 445 ; Ed RATUSHNY et Daphne GILBERT, « The Lamer Legacy for Judicial Independence », (2009) 46 Sup. Ct. L.R. (2d) 29 ; Peter W. HOGG, « The Bad Idea of Unwritten Constitutional Principles: Protecting Judicial Salaries », dans Adam DODEK et Lorne SOSSIN, Judicial Independence in Context, Toronto, Irwin Law Inc., 2010, p. 25. 49. Précité, note 47, p. 117 (par. 196). Revue du Barreau/Tome 72/2013 467 représentent que des applications particulières50. Cette conception de l’indépendance judiciaire lui donne toute latitude pour définir elle-même la portée concrète de la notion, sans s’arrêter à ce que prévoient expressément ces textes. Elle en étend le bénéfice à l’ensemble des membres de la magistrature puisque, selon elle, l’indépendance judiciaire représente une limitation implicite aux compétences législatives attribuées par la Constitution51. La Cour déduit les éléments constitutifs de la sécurité financière des juges de ce qu’elle appelle un « impératif constitutionnel », soit que les rapports entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs de l’État soient autant que possible dépolitisés52. Selon la Cour, cet impératif exige de protéger la magistrature contre l’ingérence politique que les autres pouvoirs pourraient exercer par le biais de la « manipulation financière ». Quoique ce risque soit évoqué à de nombreuses reprises dans le Renvoi de 1997, la Cour ne fournit cependant aucune illustration d’une telle manipulation dans l’histoire récente ou passée du pays. En outre, un tel postulat tranche avec la position exprimée dans l’arrêt Valente, où elle affirmait plutôt qu’en pratique, « il est impossible que le corps législatif refuse de voter l’affectation de crédit annuelle dans le but de tenter d’exercer un contrôle ou d’influer sur une catégorie de juges dans son ensemble »53. On ne peut donc savoir avec certitude si le modèle qu’elle impose dorénavant sur la base de ce postulat est fondé sur une hypothèse théorique ou, au contraire, sur une appréhension découlant de faits concrets, non divulgués dans son jugement54. 50. Ibid., p. 63-64 (par. 83), 75 (par. 104) et 77-78 (par. 109). Le juge dissident considère que cette position a pour effet de « subvertir le fondement démocratique du contrôle judiciaire » : ibid., p. 184 (par. 319). 51. Ibid., p. 76-77 (par. 106 et 108). 52. Ibid., p. 87-88 (par. 131). Selon la Cour, ces différents éléments sont inhérents à la séparation des pouvoirs : ibid., p. 90 (par 138). 53. Précité, note 7, p. 706. Un auteur souligne également qu’en Grande-Bretagne, avant que l’Act of Settlement ne réserve au Parlement la responsabilité de déterminer la rémunération des juges des tribunaux supérieurs, il ne semble pas que des pressions financières étaient exercées contre eux afin de tenter de les contrôler : W.R. LEDERMAN, « The Independence of the Judiciary », (1956) 34 R. du B. can. 769 et 1139, à la p. 790. 54. À titre d’exemple, la Cour mentionne qu’une réduction de traitement applicable uniquement aux juges des cours supérieures pourrait être perçue comme une punition qui leur serait imposée par le Parlement fédéral parce qu’ils auraient tranché des litiges d’une certaine façon (p. 99, par. 156). Une telle éventualité paraît bien peu réaliste. Plus de mille juges occupent des postes dans les tribunaux supérieurs du pays. Ces juges prononcent de très nombreux jugements chaque année, dans une grande variété de domaines. Est-il vraisemblable de supposer qu’en fixant la rémunération de l’ensemble de ces juges, le Parlement 468 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Contredisant aussi la position préalablement adoptée dans l’arrêt Valente, la Cour établit le principe que la Constitution requiert la création d’organismes indépendants chargés de fixer ou de recommander les niveaux de rémunération des juges55. Tous les gouvernements au Canada sont désormais tenus de recourir à ce processus pour déterminer la rémunération des juges qu’ils nomment, sauf en cas de crise financière exceptionnellement grave provoquée par des circonstances extraordinaires, telles que le déclenchement d’une guerre ou une faillite imminente. La fonction de ces organismes – ou commissions – consiste à remettre à l’Exécutif et à la législature, à intervalles réguliers, un rapport portant sur les traitements et les autres avantages accordés aux juges, à partir des propositions faites par le gouvernement à ce sujet. Elles doivent se réunir si une période déterminée – entre trois et cinq ans – s’est écoulée depuis leur dernier rapport 56. Ces commissions doivent présenter trois caractéristiques minimales57 : il faut qu’elles soient indépendantes, objectives et efficaces. Leurs membres doivent bénéficier d’une certaine inamovibilité, c’est-à-dire occuper leurs fonctions pendant une période déterminée. Aucune restriction n’est posée quant à la composition des commissions, en autant qu’elles soient constituées de membres nommés par le pouvoir judiciaire, d’une part, et de membres nommés par les pouvoirs législatif et exécutif, d’autre part. Leurs recommandations doivent s’appuyer sur des critères objectifs et non sur des raisons d’opportunité politique, le but poursuivi étant de présenter une série de recommandations objectives et équitables, dictées par l’intérêt public. La rémunération des juges ne peut être modifiée avant que le gouvernement n’ait reçu leur rapport qui, sans posséder de caractère contraignant, doit avoir un « effet concret sur la détermination des traitements des juges ». L’institution investie du pouvoir de fixer cette rémunération est tenue de répondre formellement au contenu de ce rapport dans un délai spécifié. Elle doit justifier par un motif pourrait chercher à punir certains d’entre eux à propos de jugements qui lui auraient déplu ? Le Parlement ne risquerait-il pas ainsi de punir également les juges dont il approuve les décisions ? 55. Renvoi de 1997, précité, note 47, p. 88 (par. 133). La Cour limite les développements de l’arrêt Valente consacrés à la sécurité financière des juges à la dimension individuelle de l’indépendance judiciaire, alors que l’exercice auquel elle se livre dans le Renvoi de 1997 concernerait plutôt sa dimension collective : ibid., p. 83 (par. 121). 56. Ibid., p. 94 (par. 147). 57. Ibid., p. 103-111 (par. 167-184). Revue du Barreau/Tome 72/2013 469 légitime et selon une norme de simple rationalité – au besoin devant une cour de justice – sa décision de rejeter les recommandations formulées par la commission. En ce qui concerne plus particulièrement la réduction du traitement des juges, la Cour se fonde sur l’arrêt Beauregard pour conclure qu’elle est possible à l’égard des membres des cours supérieures, même si elle découle d’une mesure visant seulement les personnes rémunérées à même les fonds publics58. La situation des autres juges est semblable, bien qu’ils ne soient pas visés par l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 : leur rémunération peut être haussée, bloquée ou réduite en suivant le processus obligatoire que la Cour impose59. Invoquant les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature adoptés par l’ONU en 1985, la Cour précise cependant qu’il existe un seuil minimal sous lequel la rémunération des juges ne peut être abaissée ; elle se limite toutefois à le définir comme étant « le minimum requis par la charge de juge »60. L’objectif de dépolitisation des rapports entre la magistrature et les autres institutions étatiques interdit aussi, selon la Cour, toute négociation entre les juges ou leurs représentants et ceux de l’Exécutif ou de la législature à propos des conditions financières de leur charge61. Leur participation aux travaux de la commission de rémunération remplace de telles négociations. Une telle interdiction n’empêche toutefois pas les juges en chef des tribunaux, de même que les organisations représentant les juges, de soumettre des observations au gouvernement, entre autres pour faire part de leurs préoccupations. Elle ne fait pas non plus obstacle aux négociations concernant la forme que doit prendre la commission de rémunération 62. 58. Ibid., p. 95-100 (par. 150-158). 59. Ibid., p. 101-102 (par. 162-164). 60. Ibid., p. 89-90 (par. 135) et 115-116 (par. 192-194). Les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature ont été adoptés par la résolution 40/32 du 29 novembre 1985 et la résolution 40/146 du 13 décembre 1985. L’article 11 de ces Principes fondamentaux n’est pas aussi explicite. Il se lit ainsi : « La durée du mandat des juges, leur indépendance, leur sécurité, leur rémunération appropriée, leurs conditions de service, leurs pensions et l’âge de leur retraite sont garantis par la loi ». 61. Ibid., p. 89 (par. 134) et 112-115 (par. 186-191). 62. Pour un exemple d’une telle convention existant en Ontario à l’époque du Renvoi de 1997, voir la Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et apportant des modifications corrélatives à la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.O. 1994, c. 12, art. 16. 470 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Dans les mois qui suivent le Renvoi de 1997, trois arrêts additionnels en précisent la portée immédiate. La doctrine de la nécessité est utilisée par la Cour pour maintenir la validité des jugements prononcés par les juges qui, selon la nouvelle définition qu’elle en donne, ne bénéficiaient pas d’une sécurité financière suffisante pour garantir leur indépendance au moment où ils ont exercé leurs pouvoirs63. Afin de permettre la mise en place de commissions de rémunération dans les provinces où il n’en existait pas encore, la Cour suspend pour une période d’un an64, puis de deux mois supplémentaires65, tous les aspects de l’exigence constitutionnelle concernant ce mécanisme. Elle refuse aussi de décider si le gouvernement est tenu de payer les frais engagés par les juges pour participer aux travaux d’une commission de rémunération ou aux procédures judiciaires au cours desquelles il est appelé à justifier sa réponse aux recommandations de la commission 66. Le modèle développé dans le Renvoi de 1997 repose donc sur un dialogue entre les autorités gouvernementales et la magistrature, qui s’articule en deux étapes. En premier lieu, le mécanisme prévoit une phase d’échanges. Les mesures que les institutions exécutives ou législatives se proposent d’adopter quant à la rémunération des juges font l’objet d’un examen dans le cadre d’un forum où les divers intérêts en jeu peuvent être exprimés, ce qui favorise une discussion large à ce sujet. En second lieu, le mécanisme comporte une phase de justification. La commission de 63. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-duPrince-Édouard ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ; R. c. Campbell ; R. c. Ekmecic ; R. c. Wickman ; Manitoba Provincial Judges Association c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1998] 1 R.C.S. 3, 11-14 (par. 4-8). À propos de cet arrêt et, de manière générale, de la doctrine de la nécessité, voir Luc HUPPÉ, « Les conflits d’intérêts institutionnels au sein de la magistrature », (2007-2008) 38 R.D.U.S. 127. 64. Ibid., p. 19-20 (par. 18). 65. Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-duPrince-Édouard ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ; R. c. Campbell ; R. c. Ekmecic ; R. c. Wickman ; Manitoba Provincial Judges Association c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1998] 2 R.C.S. 443. 66. Elle affirme que la solution retenue à cet égard dans chaque dossier particulier devrait être « juste, équitable et raisonnable » : R. c. Campbell, [1999] 2 R.C.S. 956, 960 (par. 5). Une demande de directives adressée par la Conférence des juges du Québec à un juge unique de la Cour avait préalablement été rejetée pour défaut de compétence : Dans l’affaire du renvoi présenté par le lieutenant-gouverneur en conseil, en vertu de l’article 18 de la Supreme Court Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S-10, relativement à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-duPrince-Édouard, REJB 1998-09318 (C.S.C.). Revue du Barreau/Tome 72/2013 471 rémunération doit motiver ses recommandations. En retour, les institutions exécutives ou législatives doivent expliquer par des motifs rationnels leur décision de ne pas y adhérer entièrement, le cas échéant. Le centre de gravité de ce mécanisme se situe au sein de la commission de rémunération. Même si la décision finale concernant le traitement des juges incombe aux représentants élus de la population, ces derniers doivent obligatoirement tenir compte de l’opinion que se forment, dans le cadre d’un forum extra-parlementaire, les quelques personnes qui composent la commission. En dépit du fait que leurs recommandations doivent produire un effet concret à propos d’une question « intrinsèquement politique »67, le rôle attribué aux commissions de rémunération par la Cour suprême du Canada n’est cependant contrebalancé par aucune mesure d’imputabilité de leurs membres. Par rapport à la situation antérieure, le Renvoi de 1997 réduit donc considérablement la discrétion dont le gouvernement ou le législateur disposent en ce qui a trait aux traitements des juges. Le processus qui conduit aux recommandations des commissions de rémunération se substitue en partie aux délibérations qui, auparavant, précédaient l’adoption des dispositions législatives ou des décrets gouvernementaux fixant la rémunération des juges. Le Renvoi de 1997 relègue ainsi à un rang secondaire la garantie constitutionnelle consacrée à l’article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867, une évolution que les arrêts Valente et Beauregard laissaient déjà entrevoir. Le modèle retenu dans cet arrêt ouvre aussi aux juges la possibilité de forcer les autorités gouvernementales à justifier devant un tribunal le rejet partiel ou total des recommandations formulées par les commissions de rémunération. Un certain déséquilibre est ainsi créé en faveur des membres de la magistrature puisque, par ailleurs, le Renvoi de 1997 n’impose aucune limitation à ceux-ci dans l’application du mécanisme de commission de rémunération. 67. La Cour affirme dans le Renvoi de 1997 que « la rémunération des personnes payées sur les fonds publics est une question intrinsèquement politique, en ce sens qu’elle met en jeu des politiques générales d’intérêt public » : précité, note 47, p. 92 (par. 142). 472 Revue du Barreau/Tome 72/2013 3. Mise à l’épreuve du modèle Privés d’une partie de leur pouvoir sans qu’aucun texte constitutionnel ne l’exige, certains gouvernements tentent de minimiser l’effet des rapports que leur remettent les commissions de rémunération. À l’inverse, forte de la garantie que lui procure maintenant le processus obligatoire par lequel la rémunération des juges est fixée, la magistrature en accentue la portée contraignante. Le conflit entre les autorités gouvernementales et la magistrature commencé au milieu des années 1990 se poursuit donc après le Renvoi de 1997 et donne lieu, à la première occasion, à de nombreux recours judiciaires. Si la Cour suprême du Canada souhaitait, au moyen des principes mis de l’avant dans cet arrêt, atténuer les affrontements qui l’avaient convaincue d’intervenir en cette matière, c’est de toute évidence un échec. À l’époque du Renvoi de 1997, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique était déjà saisie d’un dossier concernant le mécanisme de commission de rémunération établi dans cette province68. Peu après l’arrêt de la Cour suprême du Canada, d’autres litiges surgissent à l’égard des juges des cours provinciales en Alberta69, au Manitoba70, au Québec71 et à Terre68. Le jugement de première instance avait été rendu avant le Renvoi de 1997 : Re British Columbia (Judicial Compensation Committee), (1997) 139 D.L.R. (4th) 325 (B.C. S.C.). La Cour d’appel se prononce après le Renvoi de 1997 : Re British Columbia Legislative Assembly Resolution on Judicial Compensation, (1998) 160 D.L.R. (4th) 477 (B.C. C.A.) ; demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée : [1999] 1 R.C.S. xii. Un autre jugement avait été rendu en première instance avant le Renvoi de 1997 et le tribunal s’était considéré lié par son jugement antérieur : British Columbia (Provincial Court Judge) v. British Columbia, [1998] 3 W.W.R. 417 (B.C. S.C.), p. 483-485 (par. 234-243). 69. Provincial Judges’ Association (Alberta) v. Alberta, [1999] 10 W.W.R. 356 (Alb. Q.B.) ; Alberta Provincial Judges’ Association v. Alberta, (1999) 177 D.L.R. (4th) 418 (Alb. C.A.), motifs additionnels quant aux dépens : Alberta v. Alberta Provincial Judges’ Association, 1999 ABCA 349 (CanLII) ; demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée : [2000] 1 R.C.S. xviii. La Cour d’appel a refusé de suspendre le jugement de première instance pendant l’appel : Alberta Provincial Judges’ Association v. Alberta, 1999 ABCA 156 (CanLII). Pour un commentaire de l’arrêt de la Cour d’appel, voir Michael PLAXTON, « Alberta Provincial Judges’ Association v. Alberta: Trust and rationality », (2000) 38 Alb. L.R. 903. Un autre dossier avait préalablement été suspendu pendant que la Cour suprême du Canada était saisie du Renvoi de 1997 : Alberta Court of Queen’s Bench Provincial Judges’ Association v. Alberta, [1996] 6 W.W.R. 738 (AB Q.B.). 70. Manitoba Provincial Judges’ Association v. Manitoba, (2001) 202 D.L.R. (4th) 698 (Man. Q.B.). 71. La Conférence des juges du Québec c. Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 744 (C.S.) ; La Conférence des juges du Québec c. Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 2803 (C.A.). Ces contestations ont été considérées suffisamment importantes pour accorder aux juges le droit de réclamer du gouvernement une Revue du Barreau/Tome 72/2013 473 Neuve72. Ils mettent parfois au jour, chez les gouvernements, une manière déplorable de traiter les membres de la magistrature, qui peut permettre de comprendre le mouvement de revendication amorcé quelques années auparavant ainsi que la réceptivité de la Cour suprême du Canada à l’égard d’un processus comportant une certaine dose de contrainte à l’endroit des autorités gouvernementales. De manière générale, les tribunaux saisis de ces litiges appliquent largement le mécanisme de commissions de rémunération. Son champ d’application est précisé en y incluant la rémunération versée aux juges de paix73, ainsi que celle des juges municipaux, même lorsqu’ils exercent leur fonction à temps partiel74. De plus, dans les provinces où il existait déjà des commissions de rémunération, la jurisprudence apprécie à la lumière du Renvoi de 1997 la façon dont, avant que cet arrêt ne soit rendu, les assemblées législatives avaient traité les rapports remis par ces commissions75. Une telle perspective, qui conduit parfois les tribunaux à remonter jusqu’au début des années 1990, confère une portée rétroactive aux principes énoncés dans le Renvoi de 1997. Plusieurs aspects de ce mécanisme suscitent alors des interrogations ; à titre d’exemples : l’obligation du gouvernement de 72. 73. 74. 75. 474 portion substantielle des honoraires qu’ils y avaient encourus : Cain Lamarre Casgrain Wells, avocats s.e.n.c. c. La Procureure générale du Québec, REJB 2000-19727 (C.S.) ; Langlois Gaudreau s.e.n.c. c. Le Procureur général du Québec, REJB 2001-24787 (C.S.) ; La Conférence des juges du Québec c. Le Procureur général du Québec, REJB 2001-24471 (C.A.). Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (1998) 160 D.L.R. (4th) 337 (Nfd S.C.) ; Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (2000) 191 D.L.R. (4th) 225 (Nfd. C.A.). En Colombie-Britannique : Re Independence of the Provincial Court of British Columbia Justices of the Peace, (2001) 81 B.C.L.R. (3d) 164 (B.C. S.C.) p. 185 (par. 73) ; dans le même sens, voir aussi R. v. Do, 2001 BCSC 1088 (CanLII), par. 41-44 ; R. v. Kier, 2002 BCPC 34 (CanLII). En Ontario : Ontario Federation of Justices of the Peace Associoation v. Ontario, (1999) 171 D.L.R. (4th) 337 (Ont.C. G.D.D.C.), p. 360 et 372. La Conférence des juges municipaux du Québec c. La Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 505 (C.S.), p. 518-519 (par. 51-52). Ce jugement constatait notamment que la résolution gouvernementale écartant l’une des recommandations de la commission de rémunération n’assurait pas aux juges municipaux le traitement minimum requis par leur fonction : p. 524 (par. 86). Re British Columbia Legislative Assembly Resolution on Judicial Compensation, (1998) 160 D.L.R. (4th) 477 (B.C. C.A.) ; Ontario Federation of Justices of the Peace Association v. Ontario, (1999) 171 D.L.R. (4th) 337 (Ont.C. G.D.D.C.) ; Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (2000) 191 D.L.R. (4th) 225 (Nfd. C.A.). En sens contraire : La Conférence des juges du Québec c. Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 2803 (C.A.), p. 2814 (par. 65). Revue du Barreau/Tome 72/2013 soumettre des propositions à la commission de rémunération ; la possibilité que le gouvernement prenne conseil auprès de tiers avant de répondre aux recommandations de la commission, sans en informer les membres de la magistrature ; les ressources mises à la disposition de la commission ; le droit des associations de juges d’obtenir un dédommagement à l’égard des frais encourus pour faire leurs représentations ; l’étendue de la preuve recevable devant le tribunal qui révise la décision gouvernementale de rejeter des recommandations de la commission. Attentifs à l’application qui en est faite ailleurs au Canada, les tribunaux des provinces concernées par ces litiges ne parviennent pas toujours à une même analyse du fonctionnement du mécanisme. Le point le plus délicat concerne la marge de discrétion laissée aux autorités gouvernementales pour justifier leur position à l’égard des recommandations qui leur sont faites. À l’aide d’une série détaillée de critères, la Cour d’appel d’Alberta suggère à ce propos un parallèle avec l’obligation des tribunaux de motiver leurs jugements76. Elle refuse aussi que le gouvernement rejette une recommandation pour le motif qu’il préfère d’autres mesures, même aussi satisfaisantes que celles proposées par la commission, sa réponse devant plutôt être fondée sur une option meilleure que celle qui lui est recommandée77. La Cour d’appel du Québec aborde la question autrement. Considérant que la commission de rémunération « fait en quelque sorte office d’arbitre entre l’Assemblée nationale et la magistrature »78, elle impose au gouvernement une retenue assez semblable à celle attendue d’un tribunal d’appel : un motif légitime de refuser une recommandation doit avoir trait à sa valeur intrinsèque – une erreur déterminante de droit, une erreur palpable de faits ou un abus du pouvoir d’appréciation – ou résulter d’un fait important survenu depuis le dépôt du rapport de la commission79. Selon la Cour d’appel de Terre-Neuve, au contraire, la commission ne remplit pas la fonction d’arbitre d’un différend et ne rend pas de décisions, mais fait simplement des recommandations80. Le gou76. Alberta Provincial Judges’ Association v. Alberta, (1999) 177 D.L.R. (4th) 418 (Alb. C.A.), p. 441 (par. 63). 77. Ibid., p. 435 (par. 40). 78. La Conférence des juges du Québec c. Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 2803 (C.A.), p. 2811 (par. 46). 79. Ibid., p. 2810 (par. 41). 80. Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (2000) 191 D.L.R. (4th) 225 (Nfd. C.A.), p. 311 (par. 242). Revue du Barreau/Tome 72/2013 475 vernement n’a donc pas à démontrer que la position de la commission est erronée, irrationnelle ou déraisonnable. Il doit plutôt faire valoir la rationalité de sa propre décision de s’écarter de ses recommandations81. À des degrés divers, ces jugements accordent un poids considérable à l’appréciation de la commission de rémunération quant à ce que devrait être le traitement des juges. Il en résulte un fardeau non négligeable pour le gouvernement ou l’assemblée législative lorsqu’ils tiennent à faire prévaloir leur point de vue. De plus, lorsque la réponse des autorités gouvernementales est considérée inadéquate, les tribunaux choisissent, sauf exception82, de rendre contraignantes les recommandations de la commission de rémunération, tout comme si on n’y avait pas répondu83. La Cour de l’Ontario ordonne même une indexation de la rémunération des juges de paix pendant la période nécessaire pour la mise en place d’une commission de rémunération conforme aux principes du Renvoi de 199784. Une position encore plus coercitive est adoptée au Québec. En 2001, la Cour supérieure ordonne au gouvernement de la province de faire adopter une loi dans un délai imparti afin de mettre en œuvre les recommandations d’un comité de rémunération relativement aux pensions des juges. Bien que la Cour d’appel casse cette ordonnance, qui contrevient au principe de la séparation des pouvoirs, elle reconnaît néanmoins aux tribunaux le pouvoir d’ordonner au gouvernement de déposer un projet de loi devant l’Assemblée nationale afin de se conformer aux dispositions de la 81. Ibid., p. 262 (par. 94). 82. Ayant déclaré que la réponse de l’assemblée législative – qui avait rejeté l’ensemble des recommandations de la commission de rémunération – n’était pas conforme aux standards applicables, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique lui renvoie la question pour reconsidération : Re British Columbia Legislative Assembly Resolution on Judicial Compensation, (1998) 160 D.L.R. (4th) 477 (B.C. C.A.), p. 497 (par. 33). 83. Alberta Provincial Judges’ Association v. Alberta, (1999) 177 D.L.R. (4th) 418 (Alb. C.A.), p. 457 (par. 130) ; Manitoba Provincial Judges’ Association v. Manitoba, (2001) 202 D.L.R. (4th) 698 (Man. Q.B.), p. 735 (par. 90) ; La Conférence des juges municipaux du Québec c. La Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 505 (C.S.), p. 524 (par. 87-88) ; La Conférence des juges du Québec c. Procureure générale du Québec, [2000] R.J.Q. 2803 (C.A.), p. 2813 (par. 61) ; Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (2000) 191 D.L.R. (4th) 225 (Nfd. C.A.), p. 265-266 et 308 (par. 102, 104 et 232). 84. Ontario Federation of Justices of the Peace Association v. Ontario, (1999) 171 D.L.R. (4th) 337 (Ont. G.D.D.C.), p. 375-376. 476 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Loi sur les tribunaux judiciaires traitant de la rémunération des juges85. Elle exercera d’ailleurs elle-même ce pouvoir peu après86. Malgré l’ampleur de ces conflits, la Cour suprême du Canada refuse deux fois de se saisir à nouveau de la question, en rejetant les demandes de permission d’en appeler présentées à l’encontre des arrêts rendus par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique et la Cour d’appel d’Alberta87. Elle utilise plutôt l’occasion que lui fournit un dossier concernant la fonction de juge surnuméraire pour élargir le champ d’application des principes établis auparavant. Dans l’arrêt Mackin, la Cour invalide ainsi une loi éliminant ce statut sans que le mécanisme de commission de rémunération n’ait été préalablement appliqué88. Elle en arrive à cette conclusion en dépit du fait que la loi en cause était antérieure au Renvoi de 1997, argumentant qu’il serait « injuste » de ne pas permettre aux deux juges qui en contestaient la constitutionnalité de profiter des conclusions de son arrêt, rendu alors que leurs procédures étaient pendantes devant un tribunal89. Une nouvelle série de litiges surviennent bientôt en Alberta90, en Ontario91, au Nouveau-Brunswick92, au Québec93 et 85. Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2003] R.J.Q. 2057 (C.A.), p. 2061 (par. 17). 86. Minc c. Procureur général du Québec, [2004] R.J.Q. 1475 (C.A.), p. 1482 (par. 54). Dans le même sens, voir aussi Conférence des juges du Québec c. Procureur général du Québec, [2007] R.J.Q. 1556 (C.S.), p. 1580 (par. 151). 87. Supra, notes 68 et 69. 88. Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances) ; Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1 R.C.S. 405, p. 432-434, 436 et 437-438 (par. 54-60, 67 et 69) (appelé « l’arrêt Mackin » dans le présent texte). 89. Ibid., p. 440-441 (par. 74-76). 90. Bodner v. Alberta, [2001] 10 W.W.R. 444 (Alb. Q.B.), motifs additionnels publiés à [2002] 8 W.W.R. 152 ; Bodner v. Alberta, (2003) 222 D.L.R. (4th) 284 (Alb. C.A.). Un sursis d’exécution est accordé pendant l’appel auprès de la Cour d’appel : Bodner v. Alberta, (2002) 299 A.R. 150 (Alb. C.A.). La Cour d’appel refuse cependant de se prononcer à l’égard d’une demande de sursis pendant l’appel à la Cour suprême du Canada : Bodner v. Alberta, (2003) 327 A.R. 77 (Alb. C.A.). 91. Ontario Judges’ Association v. Ontario (Management Board), (2002) 58 O.R. (3d) 186 (Ont. S.C.J.D.C.) ; Ontario Judges’ Association v. Ontario (Management Board), (2004) 233 D.L.R. (4th) 711 (Ont. C.A.). 92. Provincial Court Judges’ Association of New Brunswick v. New Brunswick (Minister of Justice), (2002) 213 D.L.R. (4th) 329 (N.B. Q.B.) ; Provincial Court Judges’ Association of New Brunswick v. New Brunswick (Minister of Justice), (2004) 231 D.L.R. (4th) 38 (N.B. C.A.). Une version bilingue de l’arrêt de la Cour d’appel est publiée à (2003) 260 N.B.R. (2d) 201. 93. Conférence des juges du Québec c. Procureur général du Québec, [2003] R.J.Q. 1488 (C.S.) ; Minc c. Procureur général du Québec, [2003] R.J.Q. 1510 (C.S.) ; Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2004] R.J.Q. 1450 (C.A.) ; Minc c. Procureur général du Québec, [2004] R.J.Q. 1475 (C.A.). La Cour Revue du Barreau/Tome 72/2013 477 à Terre-Neuve94. Des divergences majeures surgissent entre les cours d’appel, particulièrement en ce qui a trait à l’appréciation – plus ou moins sévère – des motifs donnés par les autorités gouvernementales pour écarter les recommandations des commissions de rémunération95. Dans l’application du test de rationalité simple énoncé dans le Renvoi de 1997, la Cour d’appel d’Alberta utilise un standard de justification élevé et considère que le gouvernement doit démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles96. La Cour d’appel de l’Ontario considère plutôt que la révision judiciaire de la réponse du gouvernement doit être « a cautious and modest review »97. Atténuant la portée d’un précédent arrêt, la Cour d’appel du Québec exprime l’avis que la norme de justification à laquelle le gouvernement est tenu « ne doit pas avoir pour effet de transformer le processus constitutionnel en une forme d’arbitrage obligatoire, ce qu’il n’est pas »98. Les nombreux litiges qui se sont rapidement développés après le Renvoi de 1997 dévoilent une conséquence vraisemblablement inattendue de cet arrêt : il crée les conditions d’un affrontement récurrent entre la magistrature et les autres institutions de l’État. À intervalles réguliers, le dialogue souhaité par la Cour suprême du Canada force les parties à ce mécanisme à prendre position, à confronter leurs points de vue et à décider si son application a produit un résultat dont elles peuvent se satisfaire. De façon cyclique, les divergences de vue et les antagonismes pouvant exister entre les parties sont ainsi mis en lumière, voire exacerbés. Ces litiges illustrent aussi la difficulté de définir concrètement le niveau d’autorité des commissions de rémunération par 94. 95. 96. 97. 98. 478 d’appel refuse l’exécution provisoire de l’un des jugements de première instance : Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, 2003 CanLII 25736 (QC C.A.). Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland and Labrador, (2003) 229 Nfld & PEIR 109 (Nfd. S.C.T.D.). Pour un sommaire de cette jurisprudence, voir C. Michael MITCHELL et Vanessa PAYNE, Judicial Independence and the Standard of Simple Rationality, (2004) 17 R.N.D.C. 305. Bodner v. Alberta, (2003) 222 D.L.R. (4th) 284 (Alb. C.A.), p. 315 (par. 111) et 319 (par. 130). Ce test sera repris par la suite : Alberta Provincial Judges’ Association v. Alberta, [2005] 11 W.W.R. 504 (Alb. Q.B.), p. 526 (par. 118). Ontario Judges’ Association v. Ontario (Management Board), (2004) 233 D.L.R. (4th) 711 (Ont. C.A.), p. 733 (par. 65.). Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2004] R.J.Q. 1450 (C.A.), p. 1458 (par. 32). Pour la position exprimée antérieurement à ce sujet, voir supra, note 78. Revue du Barreau/Tome 72/2013 rapport à la législature et au gouvernement. Au plan démocratique, cet enjeu est capital. Il concerne le degré de contrôle que la société est en mesure de conserver, par l’intermédiaire de ses représentants élus, à l’égard de la rémunération des juges. Si la jurisprudence accorde un trop grand poids aux recommandations des commissions de rémunération, il existe une possibilité réelle que les institutions représentatives de la population perdent une partie de leur souveraineté99. De plus, le recours rendu disponible aux juges par ce mécanisme conduit leurs associations à se placer en opposition à ces institutions afin de faire prévaloir les recommandations des commissions de rémunération, une démarche susceptible de miner la crédibilité de la magistrature auprès des justiciables si elle n’est pas exercée dans des conditions favorables. Au sein même de la magistrature, les principes du Renvoi de 1997 suscitent des réserves. Le juge ayant exprimé une dissidence dans cet arrêt considère que les commissions de rémunération imposées par la majorité « équivalent pratiquement à un quatrième organe du gouvernement pour surveiller l’interaction entre les organes politiques et le pouvoir judiciaire »100. De même, les juges dissidents dans l’arrêt Mackin lancent la mise en garde suivante : à moins que les principes relatifs à la sécurité financière des juges « ne soient interprétés en fonction des intérêts d’ordre public qu’ils visent à servir, il y a danger que leur application compromette la confiance du public dans les tribunaux, au lieu de l’accroître »101. Dès l’an 2000, en s’appuyant sur le principe de la séparation des pouvoirs et le respect des valeurs démocratiques, un juge de la Cour d’appel de Terre-Neuve avait aussi invité la Cour suprême du Canada à reconsidérer les principes du Renvoi de 1997102. 99. 100. 101. 102. C’est d’ailleurs ainsi que l’effet du mécanisme est ultérieurement présenté par la Cour supérieure du Québec. Celle-ci mentionne que l’attitude du gouvernement du Québec à l’égard des rapports des comités de rémunération « fait ressortir une profonde difficulté de sa part à consentir à céder une partie de sa souveraineté, dont son pouvoir de décider unilatéralement du traitement des juges » : Conférence des juges du Québec c. Procureur général du Québec, [2007] R.J.Q. 1556 (C.S.), p. 1575 (par. 102). Précité, note 47, p. 196 (par. 344). Précité, note 88, p. 453 (par. 116). Sans remettre en question la solution adoptée dans le Renvoi de 1997, les juges dissidents portent leur attention sur « les limites de ce que l’on peut qualifier équitablement de questions touchant la garantie de sécurité financière » : ibid., p. 455 (par. 121). Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (2000) 191 D.L.R. (4th) 225 (Nfd. C.A.), p. 480-482 (par. 741-747). Revue du Barreau/Tome 72/2013 479 4. Reformulation des principes C’est dans ce contexte mouvementé que la Cour suprême du Canada procède, en 2005, à un réexamen du mécanisme de commission de rémunération, dans l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick103. Déplorant que les principes développés dans son arrêt de 1997 n’aient pas mis fin aux conflits, elle introduit son analyse par une remarque inhabituellement sévère : « Loin de diminuer, les frictions entre les juges et les gouvernements se sont envenimées. Il n’y a plus de négociations directes, celles-ci ayant été remplacées par des litiges. Ces événements regrettables donnent une piètre image de ceux qui y sont associés »104. Pour autant, la Cour ne remet pas en cause la voie qu’elle a choisie. Sans même faire état des nombreuses critiques formulées par la doctrine à l’égard du Renvoi de 1997, ni mentionner les réserves exprimées par certains membres de la magistrature, elle confirme que les principes établis dans cet arrêt demeurent valables105 et entreprend de les reformuler. Elle se penche plus particulièrement sur trois aspects du mécanisme : la nature et le rôle des commissions de rémunération106 ; la discrétion dont les gouvernements disposent pour répondre à leurs recommandations107 ; l’ampleur du contrôle judiciaire pouvant être exercé à l’égard de la réponse gouvernementale 108. Bien que la Cour précise que les commissions de rémunération n’agissent pas à titre d’arbitre de différends, ni à titre de tri103. 105. 106. 107. 108. Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (ministre de la Justice) ; Association des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion) ; Bodner c. Alberta ; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général) ; Minc c. Québec (Procureur général), [2005] 2 R.C.S. 286 (appelé « l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick » dans le présent texte). Aucun des membres de la Cour ayant concouru à cet arrêt unanime n’avait participé au Renvoi de 1997. Pour un commentaire de cet arrêt, voir Lori STERLING et Sean HANLEY, Judicial Independence Revisited, (2006) 34 Sup. Ct. L.R. (2nd) 57. Ibid., p. 303 (par. 12). Quelques années auparavant, la Cour d’appel de TerreNeuve constatait elle aussi que le Renvoi de 1997 avait pour résultat que « [...] litigation, as a means of resolving some of the issues relating to financial matters as they affect judicial independence, has become constitutionalized » : Newfoundland Association of Provincial Court Judges v. Newfoundland, (2000) 191 D.L.R. (4th) 225 (Nfd. C.A.), p. 235 (par. 3). Ibid., p. 303 (par. 13). Ibid., p. 303 à 305 (par. 14 à 21). Ibid., p. 306-307 (par. 22 à 27). Ibid., p. 307 à 311 (par. 28 à 41). 480 Revue du Barreau/Tome 72/2013 104. bunal judiciaire, elle définit néanmoins leur fonction au moyen d’attributs semblables à ceux d’un processus judiciaire menant à une décision. Devant la commission, le gouvernement est une « partie », dont les « arguments » sont « examinés » et qui a droit à une « audience équitable et objective ». Ce que la commission justifie et explique dans son rapport, c’est « sa position », qu’elle doit adéquatement motiver. De toute évidence, le rôle attribué par la Cour aux commissions de rémunération repose sur l’idée qu’elles constituent, aux plans juridique, social et politique, des organismes plus adéquats que les autorités gouvernementales pour déterminer le niveau de rémunération approprié pour les juges. Mais, pas plus que dans le Renvoi de 1997, la validité de cette prémisse de base ne fait-elle l’objet d’une démonstration. La discrétion dont les autorités gouvernementales disposent pour répondre aux recommandations d’une commission de rémunération demeure bien fermement encadrée par la Cour. Elle affirme que le pouvoir du gouvernement de déterminer la rémunération des juges n’est pas absolu et qu’il lui faut accorder du poids aux recommandations de la commission. Sa réponse doit porter sur les recommandations elles-mêmes plutôt que sur les positions exposées auprès de la commission et que celle-ci a déjà abordées : « à cette étape, ce sont les recommandations qui importent »109. Les motifs que le gouvernement donne pour s’en écarter doivent révéler que les recommandations ont été prises en compte de façon concrète. Il ne peut se contenter de les rejeter ou de les désapprouver, sans plus. Tout comme dans le Renvoi de 1997, la position de la Cour est fondée sur une certaine méfiance à l’endroit du gouvernement, à qui on rappelle son obligation « d’agir honorablement » et de bonne foi, sans donner à penser qu’il cherche « à manipuler la magistrature ». L’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick traite dans une nouvelle perspective le contrôle judiciaire de la réponse gouvernementale aux recommandations de la commission. Puisqu’il n’appartient pas aux tribunaux de décider si la rémunération des juges est suffisante ou adéquate, ces derniers exercent une « forme limitée » de contrôle judiciaire à ce sujet. Ils doivent être guidés par un principe de retenue, qui reconnaît « l’expertise accumulée du gouvernement et sa responsabilité constitutionnelle en matière de gestion des finances » et 109. Ibid., p. 306 (par. 23). Revue du Barreau/Tome 72/2013 481 qui tient compte du fait que les recommandations de la commission n’ont pas de caractère obligatoire. L’analyse se concentre alors sur trois questions : la légitimité des motifs pour lesquels le gouvernement s’écarte des recommandations de la commission ; le fondement factuel de ces motifs ; l’atteinte des objectifs poursuivis par le mécanisme, soit la préservation de l’indépendance judiciaire et la dépolitisation de la rémunération des juges. Le troisième volet exige de considérer la réponse du gouvernement de façon globale afin de déterminer s’il « s’est engagé concrètement dans le recours à une commission » et si, dans son ensemble, sa réponse « comporte des lacunes inacceptables ». Au stade du contrôle judiciaire, la Cour suprême du Canada aborde donc de manière significativement différente la position du gouvernement. Celui-ci n’est plus considéré comme une « partie » qui fait valoir des « arguments », mais comme une instance décisionnelle dont l’opinion doit prévaloir s’il agit rationnellement. Cependant, cette retenue est assortie d’une condition : dans la phase préalable du processus, le gouvernement doit considérer avec toute l’attention requise les recommandations de la commission et prendre ses décisions par rapport à la perspective de cette dernière quant au niveau approprié de la rémunération des juges. La Cour termine sa reformulation des principes élaborés dans le Renvoi de 1997 en abordant brièvement l’éventail des réparations disponibles lorsque le tribunal conclut à l’insuffisance de la réponse gouvernementale110. Elle invite les tribunaux à n’empiéter ni sur le rôle de la commission de rémunération, ni sur celui du législateur. La réparation appropriée consiste généralement à renvoyer l’affaire au gouvernement pour réexamen, ou à la renvoyer à la commission si les difficultés éprouvées lui sont attribuables. À moins que des dispositions législatives ne le prévoient, les tribunaux doivent s’abstenir de forcer la mise en œuvre des recommandations de la commission. De manière incidente, la Cour confirme implicitement – puisqu’elle n’aborde pas directement la question – que le contrôle judiciaire peut être exercé non seulement à l’égard de la réponse gouvernementale, mais aussi à l’égard du rapport de la commission de rémunération 111. 110. 111. Ibid., p. 312 (par. 42 à 44). Ibid., p. 361-363 (par. 166 à 168). L’appel concernait notamment des procédures intentées par un groupe de juges municipaux du Québec, qui contestaient la recommandation formulée par une commission de rémunération – et acceptée 482 Revue du Barreau/Tome 72/2013 La reformulation du mécanisme de commission de rémunération par l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick aboutit donc à un résultat mitigé. En dépit du fait qu’elle maintient le caractère primordial de la fonction exercée par la commission de rémunération, la Cour suprême du Canada ne prévoit qu’une intervention réduite des tribunaux à l’étape du contrôle judiciaire de la réponse gouvernementale. Est ainsi écartée la solution largement utilisée par les tribunaux à compter du Renvoi de 1997, qui consistait à ordonner eux-mêmes la mise en œuvre des recommandations des commissions de rémunération. Une conséquence importante découle de cette position : en principe, c’est uniquement par l’entremise des autorités gouvernementales que les juges peuvent obtenir une bonification de leur rémunération. Ils ne peuvent passer outre à leur autorité à ce sujet en s’adressant aux tribunaux. En réduisant la portée du recours mis à la disposition des juges pour contester le rejet des recommandations de la commission, la Cour raffermit donc leur assujettissement envers les institutions représentatives de la population à cet égard. Si les réparations disponibles donnent la mesure du droit conféré, il faut conclure que la Cour a voulu, par cet arrêt, réduire les attentes de la magistrature et rééquilibrer le mécanisme en faveur des autorités gouvernementales. Ainsi pourrait s’expliquer son refus, dans le cadre d’une requête ultérieure présentée par des membres de la magistrature québécoise, de revoir certains paragraphes de son arrêt traitant précisément des réparations disponibles lors du contrôle judiciaire de la réponse gouvernementale112. L’objectif déclaré de la Cour est que « grâce aux indications 112. par le gouvernement – de mettre fin à la parité de leur traitement avec celui des juges de la Cour du Québec. Le tribunal de première instance ne s’était pas non plus prononcé à propos de la compétence des tribunaux pour réviser les recommandations d’une commission de rémunération : Minc c. Procureur général du Québec, [2003] R.J.Q. 1510 (C.S.). La Cour d’appel avait annulé la recommandation du comité de rémunération sans discuter de la recevabilité du recours des juges : Minc c. Procureur général du Québec, [2004] R.J.Q. 1475 (C.A.), p. 1481 (par. 48-49). De son côté, la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick avait auparavant décidé qu’une recommandation défavorable aux juges, et acceptée par le gouvernement, ne pouvait faire l’objet de révision judiciaire, sauf en des circonstances exceptionnelles : Provincial Court Judges’ Association of New Brunswick v. New Brunswick (Minister of Justice), (2004) 231 D.L.R. (4th) 38 (N.B. C.A.), p. 68 (par. 73). Par ailleurs, la Cour divisionnaire de l’Ontario avait exprimé l’avis que les recommandations de la commission (qui avaient force obligatoire dans cette province) sont sujettes à révision judiciaire Ontario Conference of Judges v. Ontario (Chair, Management Board), (2005) 71 O.R. (3d) 528 (Ont. S.C.J.D.C.), p. 539 (par. 41-43). Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général), [2005] 3 R.C.S. 41. Revue du Barreau/Tome 72/2013 483 données dans les présents motifs, les tribunaux seront rarement appelés à intervenir »113. 5. Persistance des conflits Que ce soit en raison des admonestations de la Cour suprême du Canada, de sa reformulation des principes relatifs à la sécurité financière des juges, ou simplement par lassitude à l’égard des conflits, on constate une diminution substantielle des litiges relatifs à l’application du mécanisme de commission de rémunération après l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick114. D’autres groupes de juges ou de décideurs font reconnaître par les tribunaux que ce mécanisme leur est applicable : des juges exerçant leurs fonctions à temps partiel à l’égard des petites créances115, des juges de paix à temps partiel116, des protonotaires117, des masters118. Une telle extension tend à démontrer que, même rééquilibré en faveur des autorités gouvernementales, le mécanisme est de nature à procurer de meilleures conditions financières à ceux qui en bénéficient. Des décideurs administratifs échouent cependant à obtenir cet avantage119. 113. 114. 115. 116. 117. 118. 119. 484 Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, précité, note 103, p. 307-308 (par. 28). Elle avait aussi affirmé, dans le Renvoi de 1997, que « le fait de porter une affaire en justice [...] est la solution de dernier recours des parties qui ne peuvent s’entendre sur leurs droits et responsabilités juridiques » : précité, note 47, p. 33 (par. 7). Pour un état de la situation à la suite de cet arrêt, voir Lori STERLING et Sean HANLEY, The Case for Dialogue in the Judicial Remuneration Process, dans Adam DODEK et Lorne SOSSIN, Judicial Independence in Context, Toronto, Irwin Law Inc., 2010, p. 37 ; Lorne SOSSIN, Between the Judiciary and the Executive: The Elusive Search for a Credible and Effective Dispute Resolution Mechanism, ibid., p. 63. Ontario Deputy Judges Association v. Ontario, (2006) 78 O.R. (3d) 504 (Ont. S.C.J.), p. 519-520 (par. 59) ; Ontario Deputy Judges Association v. Ontario, (2006) 268 D.L.R. (4th) 86 (Ont. C.A.), p. 94 (par. 28) ; par la suite, ces juges contestent sans succès le premier rapport de la commission de rémunération établie en conséquence de cet arrêt : Ontario Deputy Judges Association v. Ontario, (2009) 251 O.A.C. 241 (Ont. S.C.J.D.C.). Nova Scotia Presiding Justices of the Peace Association v. Nova Scotia (Attorney General), 2013 NSSC 40 (CanLII). Aalto c. Canada (Procureur général), [2010] 3 R.C.F. 312 (C.F.), p. 319 (par. 7) ; Aalto v. Canada (Attorney General), (2010) 405 N.R. 225 (C.A.F.), p. 227 (par. 7), autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée : [2011] 1 R.C.S. v. Masters’ Association of Ontario v. Ontario, (2010) 322 D.L.R. (4th) 76 (Ont. S.C.J.) ; Masters’ Association of Ontario v. Ontario, (2011) 333 D.L.R. (4th) 160 (Ont. C.A.). Association des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles c. Procureur général du Québec, [2011] R.J.Q. 774 (C.S.), p. 794 (par. 224-225) ; Association des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles c. Procureur général du Québec, 2013 QCCA 1690 (CanLII), Revue du Barreau/Tome 72/2013 Mais les litiges persistent néanmoins à propos de la rémunération des juges de nomination provinciale au Québec, au Nouveau-Brunswick, au Manitoba, en Colombie-Britannique et en Ontario. Ils donnent lieu à l’expression d’un désenchantement de la part des tribunaux appelés à en décider, la conduite des parties dans la mise en œuvre du mécanisme faisant l’objet de commentaires peu flatteurs. La jurisprudence de cette période contient aussi certaines constatations qui montrent, au plan pratique, la fragilité des postulats sur lesquels repose le Renvoi de 1997. Après plus d’une décennie de réflexion et d’expérimentation, l’application du mécanisme de commission de rémunération demeure problématique. Au Québec, la Cour supérieure relève ainsi qu’« après plus de 20 ans de commissions indépendantes, jamais le gouvernement n’a voulu appliquer les recommandations faites » et qu’il semble « que le mécanisme indépendant mis sur pied n’atteint pas ses objectifs »120. Elle fait aussi état que depuis le Renvoi de 1997, les contestations judiciaires de la part de la magistrature « constituent la règle plutôt que l’exception »121. La Cour d’appel considère même la situation comme « extrêmement préoccupante » et fait le constat que « loin d’avoir dépolitisé la question de la rémunération des juges, la procédure mise en place en 1997, telle qu’elle a été utilisée par les parties, a fait le contraire »122. Elle souligne aussi que « plutôt que de prévenir des litiges sur la rémunération des juges, il semble que le recours à des comités les ait alimentés »123. Il en est de même au Nouveau-Brunswick, où la Cour du banc de la Reine en arrive à la conclusion que le processus mis en place pour établir la rémunération des juges a favorisé les inconduites, les commentaires regrettables ainsi que l’antagonisme entre les 120. 121. 122. 123. par. 136 à 140. Une demande d’ordonnance de sauvegarde avait été rejetée préalablement au jugement de la Cour supérieure : Association des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles c. Procureur général du Québec, 2010 QCCS 3357 (CanLII) ; dans le même sens, voir Association des régisseurs de la Régie du logement c. Procureur général du Québec, 2011 QCCS 6187 (CanLII). Conférence des juges du Québec c. Procureur général du Québec, [2007] R.J.Q. 1556 (C.S.), p. 1574 (par. 95). Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2006] R.J.Q. 2733 (C.S.), p. 2749 (par. 111) ; Procureur général du Québec c. Conférence des juges municipaux du Québec, 2006 QCCS 5297 (CanLII), par. 117. Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2007] R.J.Q. 2295 (C.A.), p. 2307 (par. 73). Ibid., p. 2306 (par. 69). Revue du Barreau/Tome 72/2013 485 parties124. Plus grave encore est l’appréciation de la Cour du banc de la Reine du Manitoba, qui qualifie d’abject le défaut du gouvernement de respecter le mécanisme de commission de rémunération125. En Colombie-Britannique, la Cour suprême de la province évoque le manque de transparence du gouvernement provincial126 ; afin de tester sa bonne foi, les tribunaux lui avaient d’ailleurs ordonné de fournir certains documents soumis au cabinet pour la préparation de sa réponse aux recommandations de la commission de rémunération127. Peut-être en raison de telles appréciations, les tribunaux mettent fréquemment de côté le principe énoncé dans l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick quant à la réparation applicable lorsque la réponse du gouvernement ne satisfait pas au critère de rationalité. Au Québec, l’affaire est parfois renvoyée au gouvernement128, conformément aux 124. 125. 126. 127. 128. 486 New Brunswick Provincial Court Judges’ Association v. New Brunswick (Minister of Justice and Consumer Affairs), (2009) 335 N.B.R. (2d) 169 (N.B. Q.B.), p. 181 (par. 29). « [...] the government failed, in an abject manner, to respect the process for resolving issues pertaining to judicial salaries and benefits with the result that the neither of the purposes of the process was achieved » : Manitoba Provincial Judges Association v. Manitoba, [2012] 8 W.W.R. 340 (Man. Q.B.), p. 379-380 (par. 155). Dans ce dossier, le tribunal a aussi ordonné au gouvernement de rembourser les honoraires judiciaires encourus par les juges : Judges of the Provincial Court of Manitoba v. Her Majesty the Queen, 2012 MBQB 153 (CanLII). Tout en confirmant le jugement de première instance, la Cour d’appel apprécie néanmoins la conduite du gouvernement de façon moins incisive : Judges of the Provincial Court (Man.) v. Manitoba, 2013 MBCA 74 (CanLII), par. 72, 155 et 189. « The Cabinet briefing document, signed by the Attorney General, evidenced, at best, a lack of good faith commitment to the constitutional process. At worst, it is a deliberate information shell game » : Provincial Court Judges’ Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2012 BCSC 1022 (CanLII), par. 81. Dans ce dossier, le tribunal a tenu compte de la conduite du gouvernement dans la détermination des dépens payables aux juges : Provincial Court Judges’ Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), [2013] 1 W.W.R. 369 (B.C. S.C.). Provincial Court Judges’ Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2012 BCCA 157 (CanLII). Le tribunal de première instance en était arrivé à la même conclusion : Provincial Court Judges’ Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2012 BCSC 244 (CanLII). Un sursis d’exécution a été accordé pendant l’appel : Provincial Court Judges’ Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2012 BCCA 136. Conférence des juges du Québec c. Procureur général du Québec, [2006] R.J.Q. 1072 (C.S.) ; Conférence des juges municipaux du Québec c. Procureur général du Québec, 2006 QCCS 1358 (CanLII). Les déclarations d’inconstitutionnalité prononcées dans ces dossiers ont fait l’objet d’une suspension temporaire : Conférence des juges du Québec c. Procureur général du Québec, 2006 QCCS 1357 (CanLII) ; Conférence des juges municipaux du Québec c. Procureur général du Québec, 2006 QCCS 4003 (CanLII). Revue du Barreau/Tome 72/2013 directives données par la Cour suprême du Canada, quitte à ce que les recommandations de la commission de rémunération deviennent obligatoires si le gouvernement n’y répond pas dans un délai imparti129. Par contre, des tribunaux du Québec130, du Nouveau-Brunswick131 et du Manitoba132 ordonnent plutôt la mise en œuvre des recommandations sans que le gouvernement n’ait à se prononcer à nouveau. En Colombie-Britannique133, le renvoi du dossier au gouvernement entraîne une contestation de la seconde réponse gouvernementale par la magistrature134, comme cela s’était auparavant produit au Québec. Par ailleurs, la Cour d’appel de l’Ontario précise que c’est par la voie d’une demande de révision judiciaire, et non d’une demande de jugement déclaratoire, que la réponse du gouvernement peut être contestée135. Le mécanisme mis en place par le Renvoi de 1997 avait pour but d’éviter les négociations entre la magistrature et les autorités gouvernementales à propos de la rémunération des juges. La jurisprudence subséquente à l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick révèle pourtant que la volonté de négocier subsiste. Selon l’appréciation de la Cour d’appel du Québec, le gouvernement de la province aurait traité 129. 130. 131. 132. 133. 134. 135. Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2007] R.J.Q. 2295 (C.A.) ; Procureur général du Québec c. Conférence des juges municipaux du Québec, 2007 QCCA 1251 (CanLII). Dans ces dossiers, le tribunal de première instance avait plutôt ordonné la mise en œuvre des recommandations : Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2006] R.J.Q. 2733 (C.S.), p. 2751 (par. 129-130) ; Procureur général du Québec c. Conférence des juges municipaux du Québec, 2006 QCCS 5297, par. 146-147. Conférence des juges du Québec c. Procureur général du Québec, [2007] R.J.Q. 1556 (C.S.) ; ce jugement n’a pas été porté en appel et le gouvernement s’y est conformé, tel que le relate la Cour d’appel dans un arrêt subséquent : Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2007] R.J.Q. 2295 (C.A.), p. 2305 (par. 55). Voir aussi Conférence des juges municipaux du Québec c. Procureur général du Québec, 2007 QCCS 2673 (CanLII). Les procureurs des juges ont obtenu un honoraire spécial pour ces dossiers : Langlois Kronström Desjardins c. Procureur général du Québec, EYB 2007-126722 (C.S.). New Brunswick Provincial Court Judges’ Association v. New Brunswick (Minister of Justice and Consumer Affairs), (2009) 347 N.B.R. (2d) 296 (N.B. C.A.), p. 349-351 (par. 46 à 48). Judges of the Provincial Court (Man.) v. Manitoba, 2013 MBCA 74 (CanLII), par. 158 à 162. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2012 BCSC 1022 (CanLII), par. 110 à 112. Le gouvernement a tenté en vain de faire rejeter cette contestation à un stade préliminaire : Provincial Court Judge’s Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2013 BCSC 1302 (CanLII). Association of Justices of the Peace of Ontario v. Her Majesty the Queen in Right of the Province of Ontario, 2013 ONCA 532 (CanLII), par. 12. Revue du Barreau/Tome 72/2013 487 les rapports des comités de rémunération comme une offre de son vis-à-vis dans le cadre d’une négociation collective, à laquelle il pouvait répondre par une contre-offre136. Même constat par la Cour du banc de la Reine de l’Alberta, qui en vient à la conclusion que le gouvernement provincial négocie par l’intermédiaire de la commission de rémunération : en présentant d’abord une offre délibérément basse puis, dans le cadre de sa réponse au rapport de la commission, en se servant d’une bonification de son offre initiale comme justification pour écarter ses recommandations 137. Une préoccupation fondamentale du Renvoi de 1997 consistait à empêcher la manipulation financière de la magistrature par les autorités gouvernementales. En dépit des litiges continuels concernant la rémunération des juges de nomination provinciale au Québec – et c’est ici qu’ils ont été les plus nombreux – la Cour d’appel de la province fait néanmoins une constatation de première importance à ce sujet en 2007. Elle considère qu’il n’est pas vraisemblable que les conflits découlant du mécanisme de commission de rémunération aient eu pour source une volonté gouvernementale d’influencer le déroulement et l’issue des litiges portés devant les tribunaux de compétence provinciale, ou encore que le gouvernement se soit livré à de l’ingérence politique par le biais de la manipulation financière138. Cette constatation montre que le refus du gouvernement d’entériner les recommandations d’une commission de rémunération n’est pas forcément fondé sur des motifs illégitimes du seul fait qu’il ne cadre pas avec les principes développés par la Cour suprême du Canada et qu’il est, pour cette raison, jugé invalide. Le système mis en place par le Renvoi de 1997 crée, en quelque sorte, une présomption que les recommandations de la commission de rémunération sont appropriées, puisqu’il appar136. 137. 138. 488 Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2007] R.J.Q. 2295 (C.A.), p. 2307 (par. 74). Alberta Provincial Judges’ Association v. Alberta, (2005) 11 W.W.R. 504 (Alb. Q.B.), p. 518 (par. 61). Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2007] R.J.Q. 2295 (C.A.), p. 2307 (par. 72). La Cour supérieure en est par la suite venue à la même conclusion à l’égard des juges de paix : Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Procureur général du Québec, [2012] R.J.Q. 729 (C.S.), p. 761 (par. 168). Dans un litige concernant ses protonotaires, la Cour fédérale a aussi considéré que la réponse du gouvernement, bien que ne satisfaisant pas au critère de rationalité, ne révélait aucun objectif politique inapproprié, ni aucune intention de manipuler ou d’influencer les fonctionnaires judiciaires concernés : Aalto c. Canada (Procureur général), [2010] 3 R.C.F. 312 (C.F.), p. 342 (par. 55). Revue du Barreau/Tome 72/2013 tient aux autorités gouvernementales de justifier adéquatement leur décision de s’en écarter. Mais une telle présomption est-elle fondée ? Dans un jugement de 2012, la Cour suprême de la Colombie-Britannique rapporte l’avis suivant, émis par une commission de rémunération dont le gouvernement avait partiellement écarté les recommandations : « judicial compensation forms such a small part of Government expenditure that increases in that compensation will always be affordable »139. Un tel point de vue ne peut que créer des attentes élevées chez les juges, susciter la résistance du gouvernement et, par voie de conséquence, alimenter les conflits entre eux. Il est indéniable que la perspective dans laquelle les commissions de rémunération abordent la question du traitement des juges est différente de celle des gouvernements, qui doivent pondérer de manière cohérente un ensemble de politiques et de dépenses publiques, en défendre le mérite et le coût auprès de la population et identifier des sources de financement adéquates. Centrées exclusivement sur les conditions monétaires de la charge de juge, ces commissions opèrent nécessairement en marge d’une vision globale des affaires de l’État. Il existe donc un risque structurel que les mesures qu’elles recommandent à propos de la rémunération des juges fassent abstraction des autres missions qui incombent à l’État au sein de la société. Certes, la jurisprudence peut inviter le gouvernement à recevoir et à traiter ces recommandations « comme une première évaluation motivée, nuancée et désintéressée, de ce que devrait être, pour une période donnée, un traitement approprié pour les membres de la magistrature », selon l’élégante formule de la Cour d’appel du Québec140. Il n’en demeure pas moins que les commissions de rémunération ne sont jamais appelées à répondre publiquement de la rigueur et de la pertinence du travail effectué pour réaliser leur mission, non plus qu’à défendre la valeur de leurs recommandations ou des considérations qui les inspirent. 139. 140. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2012 BCSC 1022 (CanLII), par. 81. Dans cette affaire, il est significatif de constater qu’après que la réponse gouvernementale eut été jugée insatisfaisante et que le dossier lui eut été retourné, le gouvernement a adopté une seconde réponse à toutes fins utiles semblable à la première : Provincial Court Judge’s Association of British Columbia v. British Columbia (Attorney General), 2013 BCSC 1032 (CanLII), par. 12. Procureur général du Québec c. Conférence des juges du Québec, [2007] R.J.Q. 2295 (C.A.), p. 2302-2303 (par. 41). Revue du Barreau/Tome 72/2013 489 Conclusion Lors d’une conférence prononcée quelque temps avant qu’il rédige les motifs majoritaires du Renvoi de 1997, le juge en chef du Canada affirmait ce qui suit à propos du mécanisme de commission de rémunération établi au niveau fédéral141 : An example of one such mechanism is the Federal Triennial Commission process established by the Judges Act. Its objective is to keep judicial compensation and benefits out of the political arena while preserving proper political accountability for the expenditure of public funds. It looks good on paper, but it has one problem : it just does not work. Why ? Because the Executive and Parliament have never given it a fair chance. While I favour giving a fair chance – and the process will be repeated in 1995, so there will be an opportunity soon to make it work – maybe over the long term there are some other models that could be studied, and indeed this is an area where the Bar could be of great help. We need a mechanism that would have the confidence of the legislature, the judiciary and the public. It must be capable of meeting the legitimate and important expectations of each. This would be a tremendous achievement in the practical application of judicial independence to the day-to-day work of the judiciary. Au moyen du Renvoi de 1997, la Cour suprême du Canada avait vraisemblablement pour objectif de donner « a fair chance » au mécanisme de commission de rémunération. Pour l’instant, les résultats obtenus paraissent inégaux en ce qui a trait à la confiance qu’il devait inspirer. En ce qui a trait à la magistrature, il est significatif de constater que les juges remettent rarement en question devant les tribunaux les recommandations des commissions de rémunération. Au Nouveau-Brunswick, la Cour d’appel a néanmoins lancé la mise en garde que « le puits de la confiance des juges dans ce mécanisme d’examen est loin d’être sans fond »142. Les décisions fréquentes des autorités gouvernementales d’écarter les recommandations qui leur sont faites donnent la mesure de leur confiance envers ce mécanisme, tel qu’il a été confi141. 142. 490 Rapport du juge en chef du Canada, dans Annuaire 1994 de l’Association du Barreau canadien et procès-verbal de sa soixante-seizième assemblée annuelle tenue à Toronto (Ontario) du 21 au 24 août 1994, Association du Barreau canadien, 1994, p. 6, 10 (soulignés ajoutés). New Brunswick Provincial Court Judges’ Association v. New Brunswick (Minister of Justice and Consumer Affairs), (2009) 347 N.B.R. (2d) 296 (N.B. C.A.), p. 299 (par. 2). Revue du Barreau/Tome 72/2013 guré par la Cour suprême du Canada. Il faut cependant tenir compte que la jurisprudence générée par le Renvoi de 1997 masque tous ces rapports de commissions de rémunération qui n’ont donné lieu à aucune contestation judiciaire. Dans l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, la Cour suprême du Canada constatait d’ailleurs que « dans certaines provinces et au niveau fédéral, les commissions judiciaires semblent jusqu’à maintenant fonctionner de façon satisfaisante »143. Il est plus difficile d’évaluer si l’existence de commissions de rémunération suscite la confiance des justiciables ou si, du moins, elle contribue à la préservation de leur confiance dans les institutions judiciaires. Étant absents des conflits qui opposent les gouvernements et les juges à propos du traitement de ces derniers, l’effectivité du mécanisme de commission de rémunération à leur égard est peut-être indémontrable. À tout le moins, les justiciables ont intérêt au développement de règles de droit qui minimisent les risques de conflits entre les diverses institutions de l’État. Au moment de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la société canadienne a considéré, sur la foi de l’exemple britannique, que la plus haute protection pouvant être accordée aux juges quant à leur rémunération était de confier aux assemblées législatives la responsabilité de la déterminer et de pourvoir à son paiement. En rupture avec cette conception du bien public, le Renvoi de 1997 repose sur un refus d’accepter la pleine souveraineté des représentants élus de la population à ce sujet : pour la Cour suprême du Canada, « en 1997, il est devenu clair qu’il ne suffisait plus de laisser au corps législatif le soin de fixer le salaire des juges »144. Cette perte de confiance révèle une fracture au sein des institutions de l’État, largement mise en évidence par une vingtaine d’années de litiges. La Cour suprême du Canada a fait prévaloir sa conception de l’indépendance judiciaire pour forcer la création de commissions 143. 144. Précité, note 103, p. 303 (par. 12). Pour une analyse des effets concrets produits par le mécanisme de commission de rémunération, voir Graeme BOWBRICK, Judicial Compensation in Canada: An Examination of the Judicial Compensation Experience in Selected Canadian Jurisdictions 1990-2010, Thèse pour l’obtention du grade de maîtrise en droit, University of British Columbia, mars 2013. Ibid., p. 300 (par. 3). Revue du Barreau/Tome 72/2013 491 de rémunération, un mécanisme comportant ses propres facteurs de risque pour le développement de conflits. Son point de vue s’est imposé, en raison de l’autorité qui s’attache à ses arrêts. Mais a-t-il réussi à convaincre les gouvernements et les législatures ? Les nombreux litiges survenus après le Renvoi de 1997, et qui persistent depuis l’arrêt Association des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, donnent à penser qu’il existe un décalage entre le poids juridique des principes établis par la Cour suprême du Canada et leur légitimité au plan politique. 492 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Le harcèlement entre locateur et locataire en matière de bail immobilier commercial Laurence BURTON, Nathalie FAUBERT et Jacques S. DARCHE Résumé Le harcèlement dans le contexte d’un bail immobilier commercial existe-t-il ? Une personne morale peut-elle être victime de harcèlement de la part de son locateur, ou vice-versa ? Le cas échéant, quel est l’état du droit au Québec en ce domaine ? Au cours des dernières années, le phénomène du harcèlement a progressivement été mis en relief et dénoncé sous ses multiples manifestations. Qu’il s’agisse de discrimination, de harcèlement psychologique au travail ou encore de harcèlement criminel, ce comportement est sanctionné par diverses lois. Au Québec, en matière de bail commercial, contrairement au bail d’un logement résidentiel, il n’existe aucune disposition prohibant expressément le harcèlement. Par contre, la jurisprudence récente laisse entrevoir que le harcèlement en ce domaine existe et qu’il est préoccupant. À l’occasion, devant les conséquences néfastes qu’il entraîne pour les victimes, les tribunaux n’hésitent pas à sanctionner ce comportement en imposant par exemple d’importants dommages-intérêts punitifs. Le présent article a comme objectif de mettre en lumière ce phénomène, encore peu exploré par la doctrine québécoise. Revue du Barreau/Tome 72/2013 493 Le harcèlement entre locateur et locataire en matière de bail immobilier commercial Laurence BURTON, Nathalie FAUBERT et Jacques S. DARCHE* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 497 1. Le contexte législatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 498 1.1 La législation applicable au harcèlement en matière commerciale . . . . . . . . . . . . . . . . 499 1.2 La législation en matière de bail d’un logement . . 502 2. Le harcèlement dans le cadre du bail résidentiel . . . . 503 2.1 L’objectif de l’article 1902 C.c.Q. . . . . . . . . . . 503 2.2 La définition du harcèlement et le fardeau de la preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 505 3. Le harcèlement dans le cadre du bail commercial . . . . 506 3.1 La définition et les types de harcèlement . . . . . 507 3.2 La jurisprudence . . . . . . . . . . . . . . . . . . 510 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 524 Table de la législation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 528 * Les auteurs sont respectivement stagiaire en droit, parajuriste et avocat-associé au sein du cabinet Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L. et ils souhaitent remercier pour son travail de révision Me Christine LeBrun, avocate auprès du même cabinet. Revue du Barreau/Tome 72/2013 495 Table de la jurisprudence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 528 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 529 496 Revue du Barreau/Tome 72/2013 INTRODUCTION Le harcèlement dans le contexte d’un bail immobilier commercial1 existe-t-il ? Une personne morale peut-elle être victime de harcèlement de la part de son locateur, ou vice-versa ? Le cas échéant, quel est l’état du droit au Québec en ce domaine ? Au cours des dernières années, le phénomène du harcèlement a progressivement été mis en relief et dénoncé sous ses multiples manifestations2. Qu’il s’agisse de discrimination, de harcèlement psychologique au travail ou encore de harcèlement criminel, ce comportement est sanctionné par diverses lois. Au Québec, en matière de bail commercial, contrairement au bail d’un logement résidentiel3, il n’existe aucune disposition prohibant expressément le harcèlement. Par contre, la jurisprudence récente laisse entrevoir que le harcèlement en ce domaine existe et qu’il est préoccupant. À l’occasion, devant les conséquences néfastes qu’il entraîne pour les victimes, les tribunaux n’hésitent pas à sanctionner ce comportement en imposant par exemple d’importants dommages-intérêts punitifs. Le présent article a comme objectif de mettre en lumière ce phénomène, encore peu exploré par la doctrine québécoise. Dans une première partie, il y aura lieu de se familiariser avec le contexte législatif et la notion de harcèlement, notamment en matière de bail d’un logement. Ensuite, en nous fondant sur l’état de la jurisprudence québécoise, nous tenterons de définir plus précisément le harcèlement dans le contexte du bail commercial, et d’évaluer quels sont les recours disponibles pour ceux qui en sont victimes et quels types de dommages peuvent être accordés. Finalement, à la lumière de cette analyse, nous examinerons la nécessité de légiférer sur ce genre de harcèlement. 1. Par souci de concision, les auteurs réfèreront parfois au bail immobilier commercial en utilisant l’expression « bail commercial ». 2. Pierre GAGNON, « Chronique – La notion de préjudice moral et son application en droit du logement », dans Repères, novembre 2009, La référence Droit civil, EYB2009REP870, p. 12. 3. Art. 1902 C.c.Q. Revue du Barreau/Tome 72/2013 497 1. Le contexte législatif Si aucune disposition législative québécoise ne vient encadrer le harcèlement dans le cadre du bail commercial, ce phénomène est toutefois sanctionné par le législateur dans plusieurs domaines. En matière criminelle par exemple, le Code criminel4 prévoit à l’article 264 qu’il est interdit, sauf autorisation légitime, d’agir à l’égard d’une personne sachant qu’elle se sent harcelée ou sans se soucier de ce qu’elle se sente harcelée si l’acte en question a pour effet de lui faire raisonnablement craindre pour sa sécurité ou celle d’une de ses connaissances. Constitue notamment un acte interdit le fait de suivre cette personne de façon répétée, de communiquer avec elle de manière répétitive, même indirectement, de cerner ou surveiller sa maison d’habitation ou le lieu où cette personne travaille, ou encore de se comporter d’une manière menaçante à l’égard de cette personne ou d’un membre de sa famille. En droit du travail, l’article 81.19 de la Loi sur les normes du travail5 (« LNT ») prévoit que tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique. L’employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir ce harcèlement et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser. L’article 81.18 de la LNT définit le « harcèlement psychologique » comme une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. De plus, une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié. Ajoutons que, si la Commission des relations du travail juge que le salarié a été victime de harcèlement psychologique et que l’employeur a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l’article 81.19 de la LNT, elle peut ordonner à l’employeur de verser au salarié des dommages punitifs 6. 4. L.R.C. (1985), ch. C-46. 5. RLRQ, c. N-1.1. 6. Ibid., art. 123.15, par. 4. 498 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Ces quelques exemples de dispositions législatives laissent entrevoir que pour le législateur, le harcèlement, sous quelque forme que ce soit, est inadmissible dans notre société et qu’il peut notamment être sanctionné par des pénalités ou des dommages punitifs. Qu’en est-il en matière de bail ? 1.1 La législation applicable au harcèlement en matière commerciale En droit civil québécois, les règles concernant le contrat de louage se divisent en deux grandes catégories : celles applicables au louage (aussi appelé bail) en général7, et celles particulières au bail d’un logement8. Les premières sont des dispositions générales qui sont communes à toutes les formes de louage, qu’il soit mobilier, immobilier, commercial ou résidentiel, alors que les secondes s’appliquent exclusivement au bail d’un logement, tel que défini à l’article 1892 C.c.Q., et sont impératives9. Contrairement au bail d’un logement, aucune disposition législative n’interdit spécifiquement le harcèlement en matière de bail commercial. Certaines dispositions générales peuvent toutefois être invoquées par les parties au bail commercial victimes de harcèlement. Il est intéressant de noter que ce sont ces règles générales qu’invoquaient déjà les locataires d’un bail résidentiel se croyant victimes de harcèlement avant l’entrée en vigueur de l’article 1902 C.c.Q.10 en 1994, article que nous verrons en détail plus loin. Le locataire d’un bail commercial, victime de harcèlement de la part de son locateur, peut donc fonder son recours contre ce dernier sur la base des principes généraux édictés par l’article 1854 C.c.Q. qui prévoit que tout locateur doit procurer à son locataire la jouissance paisible des lieux loués : 1854. Le locateur est tenu de délivrer au locataire le bien loué en bon état de réparation de toute espèce et de lui en procurer la jouissance paisible pendant toute la durée du bail. 7. 8. 9. 10. Art. 1851 à 1891 C.c.Q. Art. 1892 à 2000 C.c.Q. Art. 1892 et 1893 C.c.Q. Voir à cet effet : Gauthier c. Larson, [1993] J.L. 58 (R.L.) (règlement hors cour : no 500-02-020710-898, 11 décembre 1989) ; Makariak Boyko c. Johnson (R.D.L., 1991-02-06), SOQUIJ AZ-93061022, [1993] J.L. 77. Revue du Barreau/Tome 72/2013 499 Il est aussi tenu de garantir au locataire que le bien peut servir à l’usage pour lequel il est loué, et de l’entretenir à cette fin pendant toute la durée du bail. D’autres dispositions législatives peuvent aussi être invoquées, à la fois par le locataire et le locateur victime de harcèlement. Ils peuvent, le cas échéant, fonder leur recours sur les articles 5, 6, 10 et 10.1 de la Charte des droits et libertés de la personne11 (la « Charte ») qui prévoient : 5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée. 6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi. [...] 10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. 10.1. Nul ne doit harceler une personne en raison de l’un des motifs visés dans l’article 10. Bien entendu, certaines de ces dispositions ne s’appliqueront pas nécessairement dans le cas où la victime est une personne morale. L’article 49 de la Charte prévoit que lorsqu’une atteinte illicite et intentionnelle à un droit garanti par la Charte – tel la jouissance paisible d’un bien12 ou encore le respect de sa vie privée et de sa réputation13 – est démontrée, des dommages punitifs peuvent être demandés : 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation 11. RLRQ, c. C-12. 12. Art. 6 de la Charte. 13. Art. 5 de la Charte. 500 Revue du Barreau/Tome 72/2013 de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. Le locataire pourrait aussi recourir aux protections plus générales en matière de louage ou concernant la bonne foi, soit les articles 6, 7, 1375, 1457 et 1458 C.c.Q., selon lesquels toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi, et ne peut exercer ses droits en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable. 6. Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi. 7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi. [...] 1375. La bonne foi doit gouverner la conduite des parties, tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction. [...] 1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel. Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde. 1458. Toute personne a le devoir d’honorer les engagements qu’elle a contractés. Elle est, lorsqu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice, corporel, moral ou matériel, qu’elle cause à son cocontractant et Revue du Barreau/Tome 72/2013 501 tenue de réparer ce préjudice ; ni elle ni le cocontractant ne peuvent alors se soustraire à l’application des règles du régime contractuel de responsabilité pour opter en faveur de règles qui leur seraient plus profitables. Toute partie (locateur ou locataire) à un bail immobilier commercial doit ainsi, pour faire valoir ses droits en cas de harcèlement, s’en remettre aux dispositions générales précitées. Le locataire d’un bail résidentiel jouit, toutefois, de protections législatives additionnelles, comme on le verra ci-après. 1.2 La législation en matière de bail d’un logement La seule disposition du Code civil du Québec qui traite spécifiquement de harcèlement entre locateur et locataire est l’article 1902 C.c.Q. qui se situe dans la section des règles particulières au bail d’un logement. Cet article permet au locataire victime de harcèlement d’obtenir des dommages-intérêts punitifs lorsque le harcèlement porte atteinte à sa jouissance paisible des lieux ou vise à obtenir qu’il quitte le logement : 1902. Le locateur ou toute autre personne ne peut user de harcèlement envers un locataire de manière à restreindre son droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir qu’il quitte le logement. Le locataire, s’il est harcelé, peut demander que le locateur ou toute autre personne qui a usé de harcèlement soit condamné à des dommages-intérêts punitifs. En matière de louage résidentiel, le législateur énonce clairement à l’article 1968 C.c.Q., le droit du locataire à des dommages-intérêts en cas de reprise ou d’éviction de mauvaise foi : 1968. Le locataire peut recouvrer les dommages-intérêts résultant d’une reprise ou d’une éviction obtenue de mauvaise foi, qu’il ait consenti ou non à cette reprise ou éviction. Il peut aussi demander que celui qui a ainsi obtenu la reprise ou l’éviction soit condamné à des dommages-intérêts punitifs. L’octroi de dommages punitifs pour violation de l’article 1902 C.c.Q., sera par ailleurs soumis aux critères généraux d’évaluation énumérés à l’article 1621 C.c.Q., qui se lit ainsi : 502 Revue du Barreau/Tome 72/2013 1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive. Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. Il faut aussi mentionner l’article 112.1 de la Loi sur la régie du logement14 qui s’applique dans les cas de harcèlement causant la perte de jouissance paisible des lieux loués, en matière de louage résidentiel. Cet article prévoit que toute personne qui use de harcèlement à l’endroit d’un locataire commet une infraction passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 28 975 $ et se lit comme suit : 112.1. Quiconque, en vue de convertir un immeuble locatif en copropriété divise ou d’évincer un locataire de son logement, use de harcèlement envers celui-ci de manière à restreindre son droit à la jouissance paisible du logement commet une infraction et est passible d’une amende d’au moins 5 800 $ et d’au plus 28 975 $. 2. Le harcèlement dans le cadre du bail résidentiel Avant de traiter du harcèlement dans le contexte du bail commercial, il y a d’abord lieu de se familiariser avec l’article 1902 C.c.Q. puisque certaines notions relatives à cet article seront utiles pour la compréhension de notre étude. 2.1 L’objectif de l’article 1902 C.c.Q. L’article 1902 C.c.Q. prohibe tout harcèlement envers un locataire de manière à restreindre son droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir qu’il quitte le logement15. Il permet au locataire de demander que la personne qui a usé de harcèlement soit condamnée à des dommages punitifs16. Cette personne peut 14. RLRQ, c. R-8.1. 15. Gervais c. Chagnon, 2004 CanLII 28366 (C.Q.), par.10. 16. MINISTÈRE DE LA JUSTICE, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Québec, Les Publications du Québec, 1993, art. 1902. Revue du Barreau/Tome 72/2013 503 tout aussi bien être le locateur, le représentant du locateur ou encore un autre locataire de l’immeuble17. Cet article de droit nouveau a été adopté lors de la réforme du Code civil du Québec de 199118 et est entré en vigueur le 1er janvier 1994. Cette réforme a permis d’éclaircir des difficultés d’interprétation ou d’application de l’ancien droit en matière de louage immobilier19. À l’époque, le but visé par l’article 1902 C.c.Q. a été décrit par le ministre de la Justice comme suit : Cet article est de droit nouveau. Il vise à empêcher qu’un locataire ne soit victime de harcèlement dans le but de restreindre son droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir qu’il quitte le logement. Cet article veut, d’une part, améliorer la situation des locataires et, d’autre part, décourager le locateur ou ses représentants de faire indûment pression sur les locataires pour que ceux-ci quittent leur logement. Il est complété par l’article 1968 et s’inscrit dans la ligne de pensée de l’article 112.1 de la Loi sur la Régie du logement, qui fut ajouté en 1987 dans le cadre de la nouvelle législation sur la conversion des immeubles locatifs en copropriété, rend passible d’une amende quiconque use de harcèlement envers le locataire de manière à restreindre son droit à la jouissance paisible du logement, en vue de convertir un immeuble locatif en copropriété divise ou d’évincer un locataire de son logement. On notera que l’article 1621 établit une règle générale sur l’attribution de dommagesintérêts punitifs.20 Selon la Cour d’appel, les débats parlementaires qui ont eu cours lors de l’adoption de l’article 1902 C.c.Q. démontrent que le législateur, en prévoyant expressément l’octroi de dommages punitifs à l’article 1902 C.c.Q., a cherché, par cette mesure, à adopter le pendant civil au recours pénal contre le locateur prévu à l’article 112.1 de la Loi sur la Régie du logement précité. Le nouvel article 1902 C.c.Q. permettait de plus au locataire d’obtenir des dommages punitifs sans avoir à invoquer la violation d’un droit protégé par la Charte21. 17. Me Pierre PRATTE, « Le harcèlement envers les locataires et l’article 1902 du Code civil du Québec », (1996) 56 R. du B. 3, EYB1996RDB31. 18. Ibid. 19. Bernard LAROCHELLE, « Le louage immobilier non résidentiel 10 ans après », (2003) 105 R. du N. 533, par.1. 20. Supra, note 16. 21. Investissements Historia inc. c. Gervais Harding et associés Design inc., 2006 QCCA 560, par. 19. 504 Revue du Barreau/Tome 72/2013 En somme, l’article 1902 C.c.Q. visait donc à empêcher qu’un locataire ne soit victime de harcèlement de manière à restreindre son droit à la jouissance paisible des lieux ou à obtenir qu’il quitte le logement. Le législateur voulait, d’une part, améliorer la situation des locataires et, d’autre part, décourager le locateur ou ses représentants de faire indûment pression sur les locataires pour que ceux-ci quittent leur logement. 2.2 La définition du harcèlement et le fardeau de la preuve Lorsque le législateur a introduit le nouvel article 1902 C.c.Q. il n’a fourni aucune définition des mots « harcèlement » ou « harceler ». L’auteur Denis Lamy, dans son ouvrage sur le harcèlement entre locataires et propriétaires dans le cadre du bail résidentiel22, concluait que, selon les règles d’interprétation des lois, l’article 1902 C.c.Q. était réputé avoir été rédigé selon les règles de la langue d’usage de l’époque23. Au fil du temps, la doctrine et la jurisprudence sont venues proposer diverses définitions du harcèlement dans le contexte d’un bail résidentiel24. La définition majoritairement retenue par la jurisprudence est celle de la Cour supérieure dans l’affaire Huot c. Martineau25 : Le harcèlement peut se définir de la façon suivante : comportement volontaire et généralement répété et continu d’une personne se manifestant entre autres par des paroles, des actes ou des gestes à caractère vexatoire ou méprisant à l’égard d’une autre personne, dirigée contre cette personne, ses proches ou ses biens. Dans l’affaire Campeau c. Bass26, la Cour du Québec, après avoir autorisé l’appel d’une décision de la Régie du logement, rappelait par ailleurs que le harcèlement en droit québécois peut résulter d’un seul acte, s’il entraîne un effet nocif continu. 22. Denis LAMY, Le Harcèlement entre locataire et propriétaire, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, eDoctrine, CAIJ. 23. Ibid., p. 1. 24. En doctrine, voir supra, note 22, p. 6 ; supra, note 17. 25. Huot c. Martineau, REJB 2004-80132 (C.S.), par. 71 ; voir aussi Doyon c. Goulet, 2011 QCCS 6223, par. 77 ; Poissant c. Messier, R.L. Granby, no 24-990608-005 G, 25 mai 2000, (Me D. Laflamme) ; Durocher c. Gestion immobilière Solitec, [2002] J.J. 87 (R.L.). 26. C.Q.M., no 500-02-069285-984, 9 septembre 1998 (j. Rouleau). Revue du Barreau/Tome 72/2013 505 En vertu de l’article 1902 C.c.Q., le locataire harcelé pourra obtenir des dommages-intérêts punitifs27. Le fardeau de la preuve repose alors sur les épaules du locataire28. Puisque c’est ce dernier qui réclame des dommages punitifs et prétend que son locateur a usé de harcèlement à son égard, il lui appartient d’en faire la preuve et de démontrer, par prépondérance de preuve, que ce harcèlement a restreint son droit à la jouissance paisible des lieux ou encore l’a conduit à quitter son logement29. Comme il sera possible de le constater dans la prochaine section, certaines notions tirées de la jurisprudence en matière de bail résidentiel ont été appliquées par nos tribunaux en matière de harcèlement dans le contexte d’un bail commercial. 3. Le harcèlement dans le cadre du bail commercial La jurisprudence québécoise concernant le harcèlement dans le cadre du bail commercial est peu abondante. Une revue de cette jurisprudence récente laisse toutefois entrevoir que les tribunaux reconnaissent que le harcèlement en ce domaine existe et qu’il est préoccupant. À l’occasion, devant les conséquences néfastes qu’il entraîne pour les victimes, les tribunaux n’hésitent pas à sanctionner ce comportement en imposant d’importants dommages-intérêts punitifs. À partir de l’analyse de la jurisprudence québécoise actuelle, nous tenterons ici de dégager certains principes concernant le harcèlement en matière de bail commercial, et plus particulièrement : la définition du harcèlement, les différents recours invoqués de même que les types de dommages accordés. Précisons d’emblée que la jurisprudence répertoriée ne concerne que des cas où le locataire est victime de harcèlement de la part de son locateur. Nous sommes toutefois d’avis qu’il n’est pas exclu qu’un locateur en matière de bail commercial puisse aussi être victime de harcèlement de la part de son locataire. 27. Supra, note 15, par. 11 et 12. 28. Art. 2803 et 2804 C.c.Q. 29. Supra, note 22 ; voir aussi Bélisle c. Gauvreau, [1998] J.L. 136 (R.L.) (Me D. Dumont), SOQUIJ AZ-98061057. 506 Revue du Barreau/Tome 72/2013 3.1 La définition et les types de harcèlement C’est la Cour supérieure qui, en 2008, définit la notion de harcèlement et les différents types de harcèlement en matière de bail commercial dans l’affaire Productions Jean-Jacques Sheitoyan c. Brodeur30. Il est intéressant de constater que ce jugement s’inspire grandement de la doctrine et de la jurisprudence en matière de bail d’un logement et que les types de harcèlement identifiés par la Cour dans cette décision sont présents dans d’autres causes en matière de bail commercial. Dans cette affaire, les locateurs intentent une requête en résiliation de bail et en réclamation de loyers impayés (134 323 $), laquelle est accueillie en partie. Le locataire présente quant à lui une demande reconventionnelle en dommages-intérêts fondée sur le comportement abusif des locateurs, plus particulièrement de leur gestionnaire. Le locataire fait notamment valoir qu’il aurait été victime de harcèlement. Il invoque de nombreuses difficultés concernant l’interprétation du bail entre les parties, et, plus particulièrement, le comportement rustre du gestionnaire. Selon le locataire, le harcèlement provient du comportement général de la partie adverse, et notamment de l’envoi de procédures judiciaires et mises en demeure qu’il a reçues31. Dans son analyse des prétentions du locataire, la Cour définit le harcèlement et répertorie les types de harcèlement existants. À cette fin, elle reprend textuellement la définition énoncée dans la décision de la Cour supérieure en matière de bail résidentiel dont nous avons traité précédemment, soit Huot c. Martineau32, et l’applique au contexte du bail commercial. La Cour énumère de plus les types de harcèlement existants dans le cadre d’une relation locateur-locataire, en faisant référence à l’ouvrage de Denis Lamy intitulé « Le Harcèlement entre locataire et propriétaire »33. Bien que cet ouvrage soit consacré exclusivement au harcèlement dans le cadre du bail d’un logement, la Cour reprend l’inventaire qui y est fait des types de harcèlement retenus par la jurisprudence et s’en inspire dans son analyse en matière de bail commercial34. 30. EYB 2008-146608, 2008 QCCS 3885 (CanLII) (appel rejeté sur requête, C.A. Montréal, nos 500-09-019069, 500-17-023927-059, 01-02-2008). 31. Productions Jean-Jacques Sheitoyan c. Brodeur, 2008 QCCS 3885, par. 46 et 47. 32. Supra, note 25. 33. Supra, note 22 à la p. 8. 34. Supra note 31, par. 224. Revue du Barreau/Tome 72/2013 507 L’auteur Denis Lamy, dans son ouvrage, divise les types de harcèlement en deux catégories : les stratégies dirigées contre le locataire et celles dirigées contre le logement35. Nous présentons ci-après ces stratégies sous forme de tableau, avec référence lorsque nous avons répertorié de telles stratégies dans la jurisprudence sur le harcèlement en matière de bail commercial : Stratégies dirigées contre le locataire • Harcèlement sexuel • Bousculade et/ou voies de fait et/ou intimidation36 • Attitude envahissante et/ou contrôlante du locateur37 • Langage abusif et/ou vulgaire et/ou vexatoire et/ou discriminant, notamment lorsque le locateur menace le locataire sans droit de le dénoncer pour des infractions fausses et qu’il sait fausses Stratégies dirigées contre le logement • Violation de domicile et/ou violation de la vie privée et/ou intrusion • Coupure de services38 • Procédures judiciaires abusives, frivoles ou non fondées39 • Plaideur abusif et vexatoire • Reprise de possession faite de mauvaise foi, lorsque par exemple le locateur n’obtempère pas aux termes d’une injonction lui ordonnant de permettre au locataire de réintégrer les lieux 35. Supra, note 22, p. 26 et 27. 36. Pour un exemple de harcèlement sous forme d’intimidation dans le contexte d’un bail commercial, voir Immeubles H.T.H. c. Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc., 2012 QCCS 6097 (requête pour permission de présenter une nouvelle preuve rejetée, C.A., no 500-09-023197-122, 07-10-2013 ; requête en rejet d’appel rejetée, C.A., no 500-09-023197-122, 08-04-2013, EYB 2013-220547 ; requête en sursis d’exécution rejetée, C.A., no 500-09-023197-122, 21-12-2012). 37. Pour un exemple de ce type de harcèlement dans le contexte d’un bail commercial, nous vous invitons à voir Gestion S.A.G.G. c. Hudon, REJB 1999-10577 (C.S.) ; voir aussi Immeubles H.T.H., ibid. 38. Pour un exemple de ce type de harcèlement dans le contexte d’un bail commercial, nous vous invitons à voir : Gestion S.A.G.G., ibid. Dans cette décision, le locataire doit obtenir une injonction pour forcer la locatrice à procéder à la climatisation et au chauffage des locaux. 39. Pour un exemple de ce type de harcèlement dans le contexte d’un bail commercial, nous vous invitons à voir : Gestion S.A.G.G., supra, note 37. Dans cette décision, la Cour a conclu que les procédures judiciaires auxquelles la locatrice avait eu recours étaient abusives, et a accordé 10 674 $ au locataire pour ses honoraires extrajudiciaires ; voir aussi Immeubles H.T.H., supra, note 36, dans laquelle la Cour accorde 31 370 $ au locataire pour ses honoraires extrajudiciaires. 508 Revue du Barreau/Tome 72/2013 • Envoi par le locateur de nombreux courriers • Note visible apposée par le locateur sur la porte du locataire • Meubles ou effets mobiliers saisis, et/ou retirés du logement sans préavis • Négligence du locateur à réa- • Appels téléphoniques chez le gir aux diverses plaintes du locataire locataire et/ou à son lieu de travail • Retrait abusif et/ou refus locataire pour réclamer le loyer qu’il sait ne pas être en retard du locateur de donner accès sans motif à des accessoires prévus au bail ou consentis en cours de bail • Invitation du locateur à mettre • Hausse de loyer exagérée ou • Présences fréquentes chez le fin au bail sous de faux prétextes sans fondement et/ou modification abusive des conditions du bail • Le locateur et/ou son préposé prend des photos, filme le locataire et/ou le logement et/ou il enregistre des conversations téléphoniques ou autres avec son ou sa locataire. Sur la base de ces critères, la Cour conclut dans Productions Jean-Jacques Sheitoyan40 qu’il n’y a pas eu en l’espèce de harcèlement de la part des propriétaires de l’immeuble ou encore du gestionnaire. Selon la Cour, les reproches faits par le locataire sont plutôt la conséquence d’une mauvaise relation entre ce dernier et le gestionnaire, laquelle ne peut toutefois donner lieu à la reconnaissance d’une faute civile41. Autrement dit, « conflit n’est pas synonyme de harcèlement ». En conséquence, la Cour rejette la réclamation du locataire. Les prochaines décisions répertoriées permettront de mieux connaître quels sont les recours et les dommages pouvant être réclamés en cas de harcèlement en matière de bail commercial. Puisque ces décisions reconnaissent qu’il y a eu harcèlement, sans 40. Supra, note 30. 41. Supra, note 31, par. 225. Revue du Barreau/Tome 72/2013 509 définir le terme, il sera intéressant de constater dans quelle mesure les types de harcèlement répertoriés ci-dessus y sont présents, et ce, bien que les tribunaux ne les identifient pas toujours expressément. 3.2 La jurisprudence Comme nous l’avons déjà expliqué, en cas de harcèlement, il est possible d’intenter un recours fondé sur les dispositions générales du Code civil du Québec accordant au locataire le droit à la jouissance paisible des lieux loués (art. 1854 C.c.Q.), en dommagesintérêts compensatoires sur la base des articles 6, 7 et 1457 ou 1458 C.c.Q., et, selon les circonstances et la personnalité juridique de la victime, pour atteinte illicite à un droit garanti par la Charte dans le cadre des articles 5, 6, 10, 10.1 et 49, précités. Si les actes reprochés ont porté atteinte à un droit garanti par la Charte dont dispose la victime et que l’atteinte était illicite et intentionnelle, la victime pourrait également posséder un recours en dommagesintérêts punitifs en vertu du deuxième alinéa de l’article 49. Par exemple, le harcèlement pourra donner lieu à des dommages punitifs pour atteinte illicite et intentionnelle à la jouissance paisible des lieux loués en vertu des articles 6 et 49 de la Charte42, ou encore, pour atteinte illicite et intentionnelle à la vie privée et à la réputation en vertu des articles 5 et 49 de la Charte, lorsque le harcèlement prend une telle forme 43. Il est essentiel de noter qu’autant le particulier qui exploite une entreprise que la personne morale peuvent être victimes de harcèlement et se voir accorder des dommages punitifs, ou encore être eux-mêmes à l’origine du harcèlement. La jurisprudence démontre en effet qu’une compagnie locataire peut être victime de harcèlement de la part de sa locatrice, elle-même une compagnie44. – L’arrêt Investissements Historia inc. c. Gervais Harding et associés Design inc. La décision québécoise la plus importante en matière de harcèlement dans le cadre d’un bail commercial est sans aucun doute 42. 43. 44. 45. 510 Supra, note 21. Supra, note 36. Historia, supra, note 21 ; Immeubles H.T.H., supra, note 36. Supra, note 21. Revue du Barreau/Tome 72/2013 l’arrêt Historia45 de la Cour d’appel. Dans cet arrêt, la Cour d’appel maintient le jugement rendu en 2005 par la Cour supérieure46. Ce jugement accueillait l’action en dommages-intérêts de la locataire, une compagnie. La Cour supérieure y concluait qu’il y avait clairement eu harcèlement de la part de la locatrice dans le contexte d’un bail commercial, et qu’en vertu des articles 6 et 49 de la Charte, la locataire avait droit à un montant de 100 000 $ à titre de dommages exemplaires. La Cour d’appel a confirmé cette partie du jugement, accueillant l’appel aux seules fins d’exclure du dispositif l’indemnité additionnelle sur les frais d’expert. Il est donc utile de présenter ici un résumé de la décision de la Cour supérieure. Le jugement de première instance 47 La locataire louait des locaux dans un immeuble du VieuxMontréal en vertu d’un bail commercial d’une durée de 20 ans lorsque la locatrice48 a acquis cet immeuble en novembre 2000. Peu de temps après, la locatrice tente de résilier le bail de la locataire en vertu de l’article 1887 C.c.Q.49. Le bail ayant été dûment publié avant la vente de l’immeuble, la locataire fait valoir que le bail doit être respecté, ce à quoi s’engage la locatrice. Par la suite, comme le souligne la Cour supérieure, la locatrice tentera d’intimider la locataire afin d’obtenir qu’elle quitte les lieux sans indemnité. Ainsi, dès décembre 2000, elle utilisera diverses manœuvres pour arriver à ses fins, notamment : a) la locatrice fait des travaux importants dans l’immeuble et offre de reloger la locataire dans un autre immeuble lui appartenant moyennant une augmentation de loyer de 366 000 $ annuellement, ce que la locataire refuse ; b) la locatrice modifie unilatéralement le contrat d’entretien ménager pour les bureaux de la locataire afin de le réduire de 46. Gervais Harding et Associés Design inc. c. Placements St-Mathieu inc., 2005 CanLII 26251 (C.S.), EYB 2005-93203. 47. Ibid. 48. Qui devient par la suite « Investissement Historia inc. & al. ». 49. L’article 1887 C.c.Q. se lit ainsi : « L’acquéreur ou celui qui bénéficie de l’extinction du titre peut résilier le bail à durée indéterminée en suivant les règles ordinaires de résiliation prévues à la présente section. S’il s’agit d’un bail immobilier à durée fixe et qu’il reste à courir plus de 12 mois à compter de l’aliénation ou de l’extinction du titre, il peut le résilier à l’expiration de ces 12 mois en donnant par écrit un préavis de six mois au locataire. Si le bail a été inscrit au bureau de la publicité des droits avant que l’ait été l’acte d’aliénation ou l’acte à l’origine de l’extinction du titre, il ne peut résilier le bail. [...] ». Revue du Barreau/Tome 72/2013 511 cinq à deux jours par semaine, et ce, sans aviser l’intéressée et en contravention des obligations prévues au bail ; c) Pendant les travaux entrepris par la locatrice, qui s’échelonnent sur plusieurs mois, la locataire est victime de vandalisme et éprouve plusieurs troubles de jouissance dont elle informe la locatrice, notamment des problèmes de climatisation et l’impossibilité d’utiliser les ascenseurs et les toilettes, mais la locatrice ne prend aucune mesure afin de pallier ces troubles ; d) En avril 2002, des travaux majeurs dans les lieux loués obligent la locataire à se reloger temporairement. La locatrice en profite alors pour demander le changement de destination des lieux loués, d’un usage commercial à un usage résidentiel, et obtient à cet effet un permis de la Ville de Montréal en octobre 2002 ; e) La locataire, ne pouvant réintégrer les lieux loués qui ont changé de destination, est finalement contrainte d’emménager pour de bon dans des locaux qui appartiennent à un tiers. La locataire intente alors une action dans laquelle elle réclame 2 338 514 $ à titre de dommages-intérêts pour atteinte à sa jouissance paisible des lieux et changement illégal de destination de l’immeuble abritant ses locaux loués, l’empêchant ainsi de réintégrer ceux-ci après les travaux. Elle réclame aussi 100 000 $ à titre de dommages exemplaires en vertu des articles 6 et 49 de la Charte, alléguant qu’il y a eu atteinte illicite et intentionnelle à sa jouissance paisible des lieux loués. Quant à la locatrice, elle plaide qu’elle n’a pas eu le choix d’effectuer les travaux qu’elle jugeait nécessaires et urgents et que les dommages réclamés par la locataire sont grossièrement exagérés. Toutefois, elle admet et consigne une somme de 41 869 $ pour équivaloir à la diminution des services pendant le bail. La Cour supérieure rappelle que la principale obligation du locateur est de procurer la jouissance paisible du bien loué en vertu de l’article 1854 C.c.Q. L’article 1865 C.c.Q. prévoit toutefois une exception à cette obligation dans le cas de réparations urgentes et nécessaires pour assurer la conservation ou la jouissance du bien loué. Le locateur peut alors exiger l’évacuation temporaire du locataire, mais il doit, s’il ne s’agit pas de réparations urgentes, obtenir l’autorisation préalable du tribunal, lequel fixe alors les 512 Revue du Barreau/Tome 72/2013 conditions requises pour la protection des droits du locataire. En l’espèce, les travaux n’étaient pas urgents. La locatrice a ainsi violé les dispositions de l’article 1865 C.c.Q. en n’obtenant pas l’autorisation préalable du tribunal pour évacuer temporairement sa locataire et en changeant la destination des lieux loués, ce qui empêcha la locataire de revenir dans les lieux loués une fois que les travaux ont été terminés. Si la locatrice désirait reprendre les lieux loués, elle aurait dû obtenir le consentement de sa locataire ou racheter ses droits, ce qu’elle n’a pas fait. À propos du harcèlement et de l’octroi des dommages punitifs, la Cour conclut à une atteinte illicite et intentionnelle, au sens de l’arrêt St-Ferdinand50 de la Cour suprême du Canada, au droit de la locataire à la jouissance paisible des lieux loués en vertu du bail commercial. Selon cet arrêt, il y a « atteinte illicite et intentionnelle » lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences reliées à sa conduite fautive ou encore, s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. En l’espèce, la Cour est d’avis qu’en raison de la mauvaise foi de la locatrice et de l’humiliation et du harcèlement qu’elle a fait subir à sa locataire, cette dernière a droit à des dommages exemplaires de l’ordre de 100 000 $51 : [219] [...] Il s’impose qu’il y ait un effet dissuasif et préventif à tout propriétaire qui veut se débarrasser sauvagement de son locataire dans le but de changer la destination des lieux et qui prend tous les moyens pour harceler le bénéficiaire d’un bail à long terme. [220] Ici, les moyens ont dépassé l’entendement et le harcèlement injustifié exercé par Historia doit être réprimé et dénoncé vigoureusement. [221] Historia fait partie d’un conglomérat de compagnies [...] elle bénéfice des services d’un avocat dans son entreprise. Sa puissance financière ne l’a cependant pas investie du pouvoir d’exproprier sans compensation, ni de pouvoir imposer ses vues à l’égard des plus petits sans dédommagement. Son comportement fautif doit être dénoncé. 50. Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital StFerdinand, [1996] 3 R.C.S. 211. 51. Supra, note 46. Revue du Barreau/Tome 72/2013 513 [222] Historia doit payer des dommages exemplaires pour sa mauvaise foi évidente et pour l’humiliation et le harcèlement qu’elle a fait subir à Gervais et à son personnel. [223] Au surplus, la durée des gestes et la gradation des troubles de jouissance permettent de conclure à une persistance dans l’acharnement et dans la gravité des gestes posés par l’intimée. Depuis l’acquisition de l’immeuble, elle a tenté d’intimider le locataire au point où il quitte les lieux, sans indemnité : but ultime de ses actions. [224] Il s’impose donc un effet dissuasif à Historia et à tout propriétaire qui voudrait agir de la sorte [...]. Une somme de 100 000 $ est donc accordée à ce chapitre. Un montant inférieur ne ferait qu’encourager de tels agissements de promoteurs bénéficiant d’un pouvoir économique important qui se croient au-dessus de tout système et qui se croient autorisés à tout acheter à peu de frais, même leurs gestes illégaux. [nos soulignements] [références omises] Finalement, en ce qui a trait aux dommages-intérêts compensatoires, la Cour condamne la locatrice à verser à la locataire divers montants, notamment pour les frais de déménagement et de relogement, pour la différence dans le coût du loyer et pour la diminution du loyer pendant les travaux. De plus, la locatrice devra verser une somme de 129 331 $ à la locataire pour les frais d’expertise. La Cour ajoute qu’elle devra aussi lui verser 125 957 $ en remboursement d’honoraires extrajudiciaires. La Cour conclut en effet que cet octroi est nécessaire pour condamner la persistance et l’entêtement de la locatrice, qui a refusé de reconnaître ses obligations envers sa locataire et qui a usé de manœuvres déloyales en procédant au changement de destination des lieux loués, empêchant ainsi sa locataire de retourner dans ses locaux par suite des travaux. L’arrêt en Cour d’appel La Cour d’appel du Québec n’accueille l’appel qu’aux seules fins d’exclure du dispositif du jugement de première instance l’indemnité additionnelle accordée sur les frais d’expert, confirmant ainsi la partie du jugement concernant le harcèlement de la locatrice et l’obtention de dommages punitifs en vertu des articles 6 et 49 de la Charte. Selon la Cour d’appel, le premier juge a estimé avec raison que depuis le début, la locatrice a tout fait pour inciter la locataire à quitter les lieux. La locatrice a été malveillante et a continuellement harcelé la locataire, rendant son occupation des 514 Revue du Barreau/Tome 72/2013 lieux invivable. Les gestes posés par la locatrice pour arriver à ses fins étaient volontaires, délibérés et empreints de mauvaise foi. Selon la Cour, c’est donc à bon droit que la Cour supérieure a sévèrement blâmé la locatrice et estimé que les manœuvres de celle-ci étaient non seulement illégales et abusives, mais empreintes d’hostilité et d’agressivité. De plus, la Cour conclut qu’en prévoyant l’attribution de dommages punitifs à l’article 1902 C.c.Q. dans la section du Code civil du Québec qui porte sur le bail résidentiel, le législateur n’a pas pour autant voulu exclure le recours à la Charte pour l’attribution de ce type de dommages, par la combinaison des articles 6 et 49 de la Charte en matière de bail commercial. En effet, comme l’écrit la Cour d’appel52 : [21] En prévoyant l’octroi de dommages punitifs dans la section du Code civil portant sur les Règles particulières au bail d’un logement, le législateur n’a pas pour autant voulu exclure le recours à la Charte québécoise pour l’octroi de ce type de dommages par la combinaison des articles 6 et 49 de la Charte québécoise en matière de contrat de louage, y compris pour le bail commercial. La maxime latine Inclusio unius est exclusio alterius ne trouve pas application ici. En appel, l’appelante plaidait également que la Charte s’applique uniquement aux biens dont la personne physique ou morale est propriétaire et non aux biens qu’elle possède à d’autres titres. À cet effet, la Cour rappelle que le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition protégé par l’article 6 de la Charte réfère tant aux biens dont la personne physique ou morale est propriétaire qu’à ceux dont elle peut revendiquer la possession légale ou un droit d’usage53. Elle ajoute : [24] La personne privée par une autre de la jouissance paisible d’un bien sur lequel elle possède un droit, à titre de propriétaire, de locataire ou à un autre titre, par une conduite qui démontre chez l’auteur de la faute une intention de nuire ou de la mauvaise foi est en droit de réclamer des dommages punitifs en invoquant l’application des articles 6 et 49 de la Charte québécoise. Tel est le cas en l’espèce.54 [référence omise] La Cour confirme donc la décision du juge de première instance quant à l’octroi de dommages punitifs à la locataire pour le 52. Supra, note 21. 53. Supra, note 21. 54. Supra, note 21. Revue du Barreau/Tome 72/2013 515 harcèlement dont elle a été victime. Suite à l’arrêt Historia, quelques décisions ont traité du harcèlement dans le cadre de baux commerciaux, dont la plus importante est présentée ci-après. – La décision Immeubles H.T.H. c. Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc. Plus récemment, dans l’affaire Immeubles H.T.H. c. Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc.55 (ci-après « Immeubles H.T.H. »), la Cour supérieure condamne la compagnie locatrice à payer 50 000 $ à la compagnie locataire pour ennuis, inconvénients et harcèlement, 75 000 $ à titre de dommages exemplaires ainsi que 31 370 $ à titre de compensation pour les honoraires extrajudiciaires. Dans cette affaire, la locatrice est propriétaire d’un terrain qu’elle loue à la locataire en vertu d’un bail commercial. Cette dernière exploite une concession d’automobiles General Motors (« GM »). Par ailleurs, une personne liée à la locatrice est Parkway Pontiac Buick inc. (« Parkway »). Parkway exploite aussi une concession d’automobiles GM et est donc une compétitrice directe de la locataire. Lorsque la locatrice intente son action contre la locataire, elle demande initialement au tribunal de résilier le bail qui la lie à la locataire, alléguant essentiellement que celle-ci n’a pas respecté son bail en vendant sur son terrain des véhicules de marque Honda et en enfreignant les lois et règlements sur l’environnement. Peu avant l’audition, la locatrice retire toutefois ses allégations portant sur le non-respect des lois sur l’environnement. En demande reconventionnelle, la locataire réclame 250 000 $ à titre de dommages-intérêts, 200 000 $ à titre de dommages punitifs et 31 370 $ représentant ses honoraires extrajudiciaires. Analysant la demande de la locatrice, la Cour conclut que la requête de cette dernière fait état de ventes de plusieurs véhicules de marque Honda, alors qu’une grande partie de la preuve n’a porté que sur la soi-disant vente d’un seul véhicule de cette marque sur l’emplacement de la locataire. Or, il appert qu’il s’agissait en réalité non pas d’une vente, mais d’un contrat de location d’un véhicule de marque Honda, par un des membres de la famille actionnaire de la locatrice. La Cour conclut « qu’il s’agit d’un coup monté par la famille Hoy avec la complicité de leur neveu, le tout dans le but non avoué de fabriquer un prétexte pour 55. Supra, note 36. 516 Revue du Barreau/Tome 72/2013 obtenir la résiliation du bail »56. La demande de résiliation n’a donc aucun fondement légal et doit être rejetée. Concernant la demande reconventionnelle de la locataire, la Cour lui accorde 50 000 $ à titre de dommages moraux, pour ennuis, inconvénients et harcèlement. La requête de la locatrice est non seulement mal fondée, mais a été intentée dans le seul but de miner la crédibilité et la réputation de la locataire aux yeux de GM, afin que Parkway puisse l’éliminer à titre de compétitrice et devenir par la suite le concessionnaire de tous les modèles GM vendus par la locataire57. En effet, à l’époque, suite à de graves ennuis financiers à compter de 2008, GM avait décidé de fermer la concession de Parkway et de confier à Plaza la vente de tous ses modèles58. De l’avis de la Cour, les représentants de la locatrice, afin d’éviter d’avoir à débourser quelques millions de dollars pour acheter l’entreprise de la locataire, ont usé de diverses manœuvres pour essayer de mettre fin au commerce de cette dernière. Notamment, la locatrice a tenté de résilier le bail de la locataire afin que cette dernière n’ait plus aucun emplacement pour exploiter son commerce, espérant ainsi convaincre GM de confier à Parkway la vente de tous les produits vendus par la locataire59. La Cour conclut que même si la locataire n’a pas prouvé que les agissements de sa locatrice lui ont causé des dommages matériels directs sous forme de perte financière, les agissements répétés de la locatrice entre 2008 et 2012 à l’endroit de la locataire lui ont causé, de même qu’à ses principaux dirigeants, des inconvénients et des ennuis60. La Cour évoque les divers types de harcèlement et d’intimidation dont a usé la locatrice à cette époque : mises en demeure exigeant un paiement exagéré ou injustifié61, installation de blocs de béton réduisant l’espace de stationnement pour les clients de la locataire et installation d’immenses panneaux publicitaires inutiles faisant face au service technique de la locataire, ou encore envoi d’une lettre à un représentant de GM visant à discréditer la locataire en laissant sous-entendre que cette dernière ne respecte pas ses obligations financières envers la locatrice62. De l’avis de la Cour, si chacun de ces actes, pris iso56. 57. 58. 59. 60. 61. 62. Supra, note 36, par. 12. Supra, note 36, par. 20. Supra, note 36, par. 21-22. Supra, note 36, par. 24. Supra, note 36, par. 28. Supra, note 36, par. 30. Supra, note 36, par. 38. Revue du Barreau/Tome 72/2013 517 lément, peut sembler peu important, lorsqu’on les analyse dans leur ensemble, ils constituent un abus du droit de propriété du locateur et une atteinte à la jouissance paisible à laquelle un locataire a le droit de s’attendre, le tout apprécié en fonction des articles 6, 7, 1375 et 1457 C.c.Q. La locataire a donc eu droit à 50 000 $ à titre de dommages moraux pour les ennuis, inconvénients et harcèlement de la locatrice à son endroit depuis les quatre ou cinq dernières années63. En ce qui concerne les dommages punitifs, et tel que mentionné précédemment, l’arrêt clé en la matière est l’arrêt Historia64. En l’espèce et selon la Cour, la locatrice, à titre d’alter ego de Parkway et complice de cette dernière, a intentionnellement nui à la locataire dans le but non avoué de lui faire perdre sa concession de GM, et ceci, au profit de Parkway. La locatrice, par l’entremise de ses représentants, a entrepris une campagne de dénigrement à l’endroit de la locataire, l’accusant faussement de vendre des véhicules de marque Honda et d’enfreindre les lois sur l’environnement, et faisant de fausses insinuations relativement à d’éventuelles difficultés financières de la locataire. L’ensemble de ces agissements constitue de l’acharnement ainsi qu’une atteinte intentionnelle à la vie privée et à la réputation de la locataire dans l’unique but de lui nuire. La Cour est d’avis que le montant qui doit être accordé pour sanctionner un tel comportement doit être beaucoup plus que symbolique. Il doit être suffisamment substantiel pour qu’il serve d’exemple et enlève aux représentants de la locatrice toute velléité de récidiver. En tenant compte de tous les critères retenus par la jurisprudence pour déterminer le montant qui doit être accordé sous forme de dommages punitifs ou exemplaires, la Cour évalue ce montant à 75 000 $. Finalement, concernant les honoraires extrajudiciaires, la Cour accorde à la locataire 31 370 $ en vertu des articles 54.1 et suivants C.p.c. Elle rappelle qu’à peine trois jours avant le début de l’audience, la locatrice, par amendement autorisé par le tribunal, a retiré tous les paragraphes de sa requête introductive d’instance traitant du prétendu non-respect des lois et des règlements sur l’environnement par la locataire. Pendant des années, les procureurs de cette dernière ont dû préparer une défense en vue du procès en ce qui concerne la question de l’environnement et 63. Supra, note 36, par. 40 et 41. 64. Supra, notes 21 et 46. 518 Revue du Barreau/Tome 72/2013 ont consacré à ce point beaucoup de temps et d’énergie. La Cour conclut que dans les circonstances, la demande de la locatrice était abusive, mal fondée et frivole. – La décision Pitre c. Fortier Dans cette affaire, la demanderesse (la « sous-locataire ») sous-loue de la locataire principale un local appartenant aux défendeurs (les « locateurs ») afin d’y exploiter un salon d’esthétique. Au début de l’année 2004, la locataire principale informe les locateurs qu’elle entend quitter les lieux loués en août. En avril, les locateurs rencontrent alors la sous-locataire. Ils ne souhaitent pas qu’elle quitte les lieux loués, mais discutent de la possibilité pour la sous-locataire d’occuper un espace plus restreint et d’accepter de travailler avec deux autres locataires offrant des services d’esthétique, de massothérapie et de coiffure, ce que la sous-locataire refuse. Par la suite, la sous-locataire et la locataire principale conviennent qu’il serait plus avantageux pour la sous-locataire de se voir céder le bail, afin de choisir elle-même les personnes avec qui elle travaillera et les conditions qui s’appliqueront. Ainsi, un avis de cession du bail au profit de la sous-locataire est alors signifié aux locateurs, confirmant que la cession prendra effet en juin 2004. Suite à cet avis, les locateurs envoient une lettre aux parties à la cession du bail, dans laquelle ils prennent acte de l’avis de cession de bail, en soulignant toutefois que certaines ententes conclues auparavant relativement à la tolérance d’un certain recoupement de services (notamment massothérapie et épilation) ne tiennent plus. Dans les mois qui suivent, les sujets de mésentente entre les parties se multiplient. Finalement, la sous-locataire, devenue locataire en vertu de la cession de bail, quitte les lieux. Elle intente alors une action à l’encontre des locateurs, leur réclamant 69 999 $ à titre de dommages punitifs (art. 1621 C.c.Q.) (objectif de dissuasion et de punition). Elle prétend que les agissements des défendeurs, notamment le fait qu’ils intervenaient et lui faisaient des reproches quasi quotidiennement65, se traduisent essentiellement par du harcèlement continu et délibéré66. Ces agissements ont fait en sorte de ne pas lui procurer la jouissance 65. Pitre c. Fortier, 2007 QCCQ 320, par. 56. 66. Ibid., par. 2. Revue du Barreau/Tome 72/2013 519 paisible des lieux et l’ont empêchée d’exercer librement son commerce et d’y maintenir l’achalandage requis. Elle réclame aussi des dommages moraux et exemplaires pour diffamation et atteinte à sa réputation, prétendant que les locateurs ont répandu la fausse rumeur qu’elle faisait des massages érotiques. Les locateurs nient que la demanderesse ait quitté leur immeuble en raison d’un quelconque harcèlement. Ils prétendent que c’est plutôt le comportement non respectueux de cette dernière qui a causé des désagréments aux autres locataires et a même entraîné le départ de certains. Ils conviennent qu’ils ont adressé plusieurs reproches à la demanderesse, mais que ceux-ci étaient bien fondés. Ils lui réclament 30 597 $ à titre de dommages-intérêts. Dans son analyse relative aux allégations de harcèlement et d’atteinte à la jouissance paisible des lieux, la Cour énonce qu’il est clair que l’attitude des locateurs en a été une de harcèlement continu et que cela a rendu l’opération du commerce de la locataire impossible : [127] Plutôt que de lui signifier clairement leur refus de sous-location, vu la non-acceptation des conditions proposées, Mme Fortier et M. Trottier ont joué sur deux tableaux : celui de l’acceptation tacite de son maintien dans les lieux avec l’espoir qu’elle se conforme aux conditions énoncées et celui de lui rendre, en fait, la pratique commerciale impossible de telle façon qu’elle finisse par quitter elle-même les lieux. Il est très clair que l’attitude de Mme Fortier et M. Trottier à l’égard de Mme Pitre en a été une d’harcèlement continu. [...] [129] Une conduite malveillante à l’égard de Mme Pitre et de son commerce, leurs reproches non fondés, leurs avertissements incessants, le jeu des affiches et leur harcèlement continu rendaient l’opération du commerce de Mme Pitre impossible.67 [nos soulignés] La Cour conclut que les locateurs ont manqué à leur obligation de procurer la jouissance paisible des lieux à la locataire en la harcelant et qu’ils ont délibérément contribué à faire fermer le commerce de la locataire. Toutefois, la Cour n’accorde aucun dommage à ce titre à la locataire, estimant que cette dernière n’a pas été de bonne foi en ne respectant pas divers engagements prévus 67. Supra, note 65. 520 Revue du Barreau/Tome 72/2013 lors de l’acceptation de la sous-location. De l’avis de la Cour, la locataire assume une responsabilité importante dans la détérioration de la relation entre les parties. Compte tenu de la mauvaise foi des deux parties, les articles 1699 et 1705 C.c.Q. permettent de limiter les modalités de la restitution entre les parties afin qu’aucune des deux n’obtienne d’avantages indus, et que chacune soit responsable des dommages reliés aux troubles et inconvénients qu’elle a elle-même causés. Toutefois, la Cour estime que c’est bel et bien en raison du harcèlement des locateurs que la locataire a quitté les lieux. En conséquence, la locataire était tout de même bien fondée de déposer son recours étant donné l’inexécution de l’obligation des locateurs de lui procurer la jouissance paisible des lieux68. Ainsi, les dommages réclamés par les locateurs pour perte de revenus de loyers correspondant à la période pour laquelle ils n’ont pu relouer le local commercial suite au départ de la locataire ne peuvent leur être accordés. La Cour conclut finalement que la locataire a droit à 9 000 $ à titre de dommages moraux pour atteinte à sa réputation et à 3 000 $ à titre de dommages exemplaires69. Selon elle, les propos tenus par les locateurs à l’endroit de la locataire concernant des présumés massages érotiques sont, sans l’ombre d’un doute, de nature diffamatoire et visaient à porter atteinte à sa dignité. Quant aux dommages exemplaires, la Cour conclut que les propos diffamatoires constituaient une atteinte illicite et intentionnelle à la réputation de la locataire, dans un contexte où la locatrice souhaitait se faire justice et mettre fin à une relation d’affaires. – La décision Gestion S.A.G.G. c. Hudon70 Enfin, nous présentons une décision qui date de 1999 et qui a donc été rendue avant l’arrêt Historia71, et ce, pour deux raisons : premièrement, la Cour accorde 3 000 $ à un locataire exploitant une entreprise, à titre de dommages moraux pour harcèlement et stress causé par la locatrice ; deuxièmement, la Cour constate que le harcèlement de la locatrice a forcé le locataire à faire maintes démarches et à recourir aux services de son avocat, et elle accorde des honoraires extrajudiciaires au locataire à ce titre. 68. 69. 70. 71. Supra, note 65, par. 131. Supra, note 65, par. 133. Gestion S.A.G.G., supra, note 37. Supra, note 21. Revue du Barreau/Tome 72/2013 521 Dans cette affaire, la locatrice et le locataire conviennent d’un projet de bail, lequel est signé par le locataire, afin qu’il exploite une boucherie dans un local du centre commercial de la locatrice. Dès le lendemain de cette signature, le locataire entreprend des travaux de rénovation. Or, seulement deux jours plus tard, la locatrice l’informe que le bail ne pourra pas être signé étant donné que le bail d’une épicerie, située dans le même centre commercial, comporte une clause d’exclusivité quant à la boucherie. Elle refuse alors l’accès au local au locataire et à ses ouvriers. Le locataire est forcé d’obtenir une injonction provisoire de la Cour supérieure, ordonnant à la locatrice le respect du contrat intervenu entre les parties. La Cour ordonne alors à la locatrice de ne poser aucun geste de nature à nuire aux opérations du locataire, soit en lui refusant l’accès au local ou en nuisant à l’affluence de sa clientèle, soit en utilisant tout autre moyen. À la suite de cette injonction, les relations entre les parties deviennent tendues. La locatrice avise notamment le locataire qu’à l’avenir, toute négociation et demande d’information devront se faire par écrit. De plus, le locataire devra faire approuver au préalable toute modification au local. Après que ce dernier eut repris possession du local loué et poursuivi ses travaux, il s’ensuit une volumineuse correspondance entre les parties et leurs procureurs, dans laquelle la locatrice exige le respect intégral de diverses clauses du bail. Peu après, elle demande d’ailleurs une injonction afin qu’il soit ordonné au locataire de suspendre tous ses travaux jusqu’à ce qu’il se soit conformé à toutes les obligations prévues au bail. Constatant que le locataire s’est conformé à ses obligations, la Cour supérieure refuse la demande d’injonction provisoire déposée par la locatrice. Cette dernière continue tout de même à maintenir des exigences très strictes envers le locataire. L’exploitation du commerce débute finalement après quelques mois de retard. Toutefois, un mois après l’ouverture, le locataire est de nouveau contraint de s’adresser aux tribunaux pour obliger la locatrice à procéder à la climatisation et au chauffage du local. Finalement, la locatrice intente le présent recours en résiliation du bail et en dommages-intérêts, demandant 32 784 $. Elle reproche au locataire plusieurs contraventions au bail ainsi que des manquements aux lois et règlements. Ce dernier se porte demandeur reconventionnel et réclame divers dommages matériels occasionnés par la locatrice, des dommages pour troubles et 522 Revue du Barreau/Tome 72/2013 inconvénients, des dommages punitifs ainsi que ses honoraires extrajudiciaires, pour un total de 61 384 $. Dans son analyse, la Cour conclut que le locataire a respecté les clauses du bail et qu’aucun des reproches adressés par la locatrice n’en justifie la résiliation. La locatrice était de mauvaise foi et certains des reproches adressés au locataire ne font que confirmer l’attitude de cette dernière, laquelle cherche, par tout moyen, à faire obstacle à l’exercice des droits du locataire. La locatrice a commis une erreur en louant au locataire un local pour sa boucherie, alors que le bail d’un autre commerce comportait une clause d’exclusivité à cet égard. Devant le refus du locataire de partir, elle a voulu compenser cette erreur en causant maintes difficultés au locataire72, notamment en posant des exigences exagérées dans le but de le décourager de s’établir dans le local en cause. Après que sa propre demande d’injonction eut été refusée, la locatrice a tout de même continué la guérilla et soutenu des exigences déraisonnables, pour finalement demander la résiliation du bail. Le locataire a même dû déposer une autre demande d’injonction pour obtenir la climatisation et le chauffage des lieux. Ainsi, et malgré l’ordonnance du tribunal de ne pas utiliser de moyen qui nuirait aux opérations du locataire, la locatrice a abusé de ses droits. La Cour accorde donc divers montants au locataire pour des dommages matériels relatifs à des frais d’électricien et des pertes attribuables au manque de chauffage, ainsi que 10 000 $ pour la perte de profits subie suite à l’ouverture tardive de son commerce. Quant aux honoraires extrajudiciaires, elle est d’avis que c’est en raison de l’attitude injustifiée de la locatrice que le locataire a dû avoir recours aux interventions de son avocat à maintes reprises. Malgré une première injonction à son égard, la locatrice a fait une interprétation outrancière de différentes clauses du bail pour causer toutes sortes de difficultés au locataire dans le but de l’empêcher de s’établir dans les lieux. Ce faisant, elle a conféré un caractère abusif à ses procédures. Le locataire a donc droit à 10 674 $ pour les honoraires extrajudiciaires payés. La Cour accorde aussi 1 000 $ au locataire à titre de dommages punitifs, conformément aux articles 6 et 7 C.c.Q., ce qui est toutefois étonnant, car il est reconnu que ces articles ne peuvent fonder à eux seuls une réclamation pour dommages punitifs. Finalement, 72. Gestion S.A.G.G., supra, note 37, par. 13. Revue du Barreau/Tome 72/2013 523 la Cour octroie au locataire 3 000 $ pour le harcèlement dont il a été victime et le stress constant qu’il a vécu. La Cour conclut que la locatrice, par ses représentants, a harcelé le défendeur en lui imposant des demandes vexatoires et en l’importunant à tout propos. Il a dû, pour y répondre, faire maintes démarches et recourir à son avocat73. La Cour accorde ainsi des dommages moraux au locataire à ce titre. Quoique la Cour n’en fasse pas mention expressément lorsqu’elle accorde les honoraires extrajudiciaires au locataire, il nous semble que cette décision est un bel exemple de cas où le harcèlement du locateur prend la forme d’abus d’ester en justice, ce que d’aucuns appellent parfois le harcèlement judiciaire. Dans cette décision, le harcèlement du locateur s’est poursuivi sous la forme de procédures abusives, lesquelles ont forcé le locataire à avoir recours aux interventions de son avocat à maintes reprises. Comme nous avons pu le constater à quelques reprises, les tribunaux n’hésitent plus dans de telles situations à accorder les honoraires extrajudiciaires à la personne ainsi harcelée. CONCLUSION Bien qu’au Québec aucune disposition législative particulière n’interdise le harcèlement entre locateur et locataire dans le cadre d’un bail immobilier commercial, l’ensemble des décisions présentées dans cette étude démontre que les tribunaux reconnaissent maintenant que ce phénomène existe et qu’il est préoccupant. Tant la personne physique exploitant une entreprise que la personne morale peuvent être victimes de harcèlement, ou encore en être elles-mêmes à l’origine. Le harcèlement est alors considéré comme une atteinte à la jouissance paisible des lieux loués et bien souvent comme un abus du droit de propriété du locateur. Les principes tirés de notre analyse de la législation et de la jurisprudence québécoises nous permettent d’établir que le harcèlement en matière de bail immobilier commercial donne lieu à un recours en vertu de l’article 1854 C.c.Q. pour atteinte à la jouissance paisible des lieux loués, à un recours en vertu des articles 6, 73. Gestion S.A.G.G., supra, note 37, par. 68. 524 Revue du Barreau/Tome 72/2013 7 et 1375 C.c.Q. pour abus de propriété du locateur74, ou les deux à la fois75. Quant aux dommages accordés dans de telles circonstances, outre les dommages matériels, le cas échéant, la compensation pour harcèlement sera souvent accordée sous la forme de dommages moraux pour « troubles, inconvénients et harcèlement »76. Dans certains cas, lorsque le locateur use de harcèlement envers son locataire et que ce harcèlement se poursuit au point d’intenter des procédures abusives, frivoles ou mal fondées77, le locataire sera justifié de demander le paiement des honoraires extrajudiciaires qu’il a dû verser pour se défendre. D’ailleurs, ce harcèlement sous forme d’abus du droit d’ester en justice a parfois été qualifié de « harcèlement judiciaire » par la jurisprudence78. L’état de la jurisprudence en matière de harcèlement locatif commercial laisse entrevoir que les tribunaux accordent le paiement d’honoraires extrajudiciaires lorsque les actes injustifiés et abusifs du harceleur étaient tels qu’ils ont forcé la personne harcelée à avoir recours aux services d’un avocat pour protéger ses droits79. De son côté, la Cour d’appel a maintenant reconnu qu’en prévoyant l’octroi de dommages punitifs en cas de harcèlement de la part du locateur envers un locataire seulement en matière de bail d’habitation, le législateur n’a pas pour autant voulu exclure le recours à la Charte pour l’octroi de ce type de dommages en matière de bail commercial. Ainsi, lorsque le harcèlement constitue une atteinte illicite et intentionnelle à des droits garantis par la Charte tel que la jouissance paisible des lieux loués en vertu d’un bail commercial, la victime de harcèlement pourra obtenir des dommages punitifs. En outre, il nous semble que la présence de harcèlement dans un tel contexte devrait faciliter la preuve du caractère intentionnel de l’atteinte. En effet, le harcèlement vise généralement un 74. Gestion S.A.G.G., supra, note 37. 75. Voir Immeubles H.T.H., supra, note 36 pour un exemple où le harcèlement du locateur a été considéré à la fois comme une atteinte à la jouissance paisible des lieux loués et un abus du droit de propriété par le locateur. Rappelons qu’en vertu de l’article 2803 C.c.Q., il revient au locataire de prouver les faits qui soutiennent ses allégations. 76. Supra, note 36, par. 42. 77. Voir, par exemple, Immeubles H.T.H., supra, note 36. 78. V.D. c. G.De., 2008 QCCS 3694 (CanLII), par. 91. 79. Voir Gervais Harding, supra, note 46 ; Gestion S.A.G.G., supra, note 37. Revue du Barreau/Tome 72/2013 525 but ultime, bien souvent celui d’obtenir que le locataire quitte les lieux. Dans le jugement de première instance rendu dans l’affaire Historia, la Cour supérieure concluait de la sorte au sujet de la locatrice : « Depuis l’acquisition de l’immeuble, elle a tenté d’intimider le locataire au point où il quitte les lieux, sans indemnité : but ultime de ses actions »80. En présence de harcèlement, l’auteur de l’atteinte veut donc généralement causer les effets néfastes reliés à sa conduite fautive. Dans l’affaire Historia, la Cour supérieure n’a pas hésité à condamner la locatrice à payer des dommages punitifs, affirmant que « le harcèlement injustifié exercé par Historia doit être réprimé et dénoncé vigoureusement »81. La Cour d’appel a confirmé cette conclusion, jugeant que la locatrice avait continuellement harcelé la locataire et que c’était à bon droit que la Cour supérieure l’avait sévèrement blâmée82. Est-il possible d’affirmer que cet arrêt a créé en jurisprudence un éveil quant au phénomène du harcèlement en matière de bail commercial ? Il semble qu’il soit encore trop tôt pour faire une telle affirmation, étant donné le peu de jurisprudence à cet effet. Ce qui semble toutefois certain, c’est que le harcèlement, sous quelque forme que ce soit, est inadmissible aux yeux du législateur et des tribunaux. De même, dans un contexte de relations contractuelles commerciales, le harcèlement s’oppose assurément au principe fondamental selon lequel la bonne foi doit gouverner la conduite des parties, tant au moment de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son extinction. Comment alors prévenir le harcèlement en matière de bail commercial ? Une nouvelle disposition législative similaire à l’article 1902 C.c.Q. serait-elle nécessaire, afin de proposer un recours clair et de faciliter l’obtention de dommages punitifs pour les victimes de harcèlement ? Bien que la réponse à cette question dépasse le cadre de notre article, nous pensons que le législateur devrait saisir l’occasion qui lui est offerte pour se pencher sur le sujet et nous espérons que le présent ouvrage l’encouragera à aller dans ce sens. 80. Supra, note 46, par. 219 et s. 81. Supra, note 46, par. 219 et s. 82. Supra, note 21, par. 11. 526 Revue du Barreau/Tome 72/2013 D’ici là, la meilleure solution réside certainement dans le développement des connaissances dans le milieu juridique, notamment par l’entremise de nouvelles études et d’un suivi de l’évolution de la jurisprudence dans les prochaines années. Nous espérons que cet article aura permis de mettre en lumière le phénomène du harcèlement dans le contexte du bail commercial. Surtout, nous espérons qu’il aura suscité l’intérêt des auteurs de doctrine car, comme le lecteur a été à même de le constater, l’étude de ce phénomène n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Revue du Barreau/Tome 72/2013 527 TABLE DE LA LÉGISLATION Textes québécois Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12. Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64 Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1. Loi sur la régie du logement, RLRQ, c. R-8.1. Tarif des honoraires judiciaires des avocats, RLRQ, c. B-1, r. 22. Textes fédéraux Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 264. TABLE DE LA JURISPRUDENCE Jurisprudence québécoise Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211. Bélisle c. Gauvreau, [1998] J.L. 136 (R.L.), Me Danielle Dumont, SOQUIJ AZ-98061057. Campeau c. Bass, C.Q.M., no 500-02-069285-984, 9 septembre 1998 (j. Rouleau). Doyon c. Goulet, 2011 QCCS 6223. Durocher c. Gestion immobilière Solitec, [2002] J.J. 87 (R.L.). Gestion S.A.G.G. c. Hudon, REJB 1999-10577, [1999] R.D.I. 99, J.E. 99-473 (C.S.). Gauthier c. Larson, [1993] J.L. 58 (R.L.) (règlement hors cour : no 500-02-020710-898, 11-12-1989). Gervais c. Chagnon, 2004 CanLII 28366 (QC C.Q.). Gervais Harding et Associés Design inc. c. Placements St-Mathieu inc, 2005 CanLII 26251 (QC C.S.), EYB 2005-93203. Huot c. Martineau, REJB 2004-80132 (C.S.). Investissements Historia inc. c. Gervais Harding et associés Design inc., 2006 QCCA 560, EYB 2006-104247 (C.A.). 528 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Immeubles H.T.H. inc. c. Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc., 2012 QCCS 6097, EYB 2012-214924 (C.S.) (requête en rejet d’appel rejetée, C.A. Montréal, no 500-09-023197-122, 8 avril 2013, EYB 2013-220547 ; requête en sursis d’exécution rejetée, C.A. Montréal, no 500-09-023197-122, 21 décembre 2012). Makariak Boyko c. Johnson, (R.D.L., 1991-02-06), AZ-93061022, [1993] J.L. 77. Pitre c. Fortier, 2007 QCCQ 320, EYB 2007-113664 (C.Q.). Poissant c. Messier, R.L. Granby, no 24-990608-005 G, 25 mai 2000, Me Daniel Laflamme. Productions Jean-Jacques Sheitoyan c. Brodeur, 2008 QCCS 3885, EYB 2008-146608 (C.S.) (appel rejeté sur requête, C.A. Montréal, no 500-09-019069-087, 1er décembre 2008, EYB 2008-151592). V.D. c. G.De., 2008 QCCS 3694 (CanLII). Viel c. Entreprises Immobilières du Terroir ltée, [2002] R.J.Q. 1262 (C.A.). BIBLIOGRAPHIE Monographies et ouvrages collectifs DALLAIRE, C., La mise en œuvre des dommages exemplaires sous le régime des Chartes, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2003. LAMY, D., Le bail résidentiel, la Charte québécoise et les dommages exemplaires, Montréal, Wilson & Lafleur, 2008. LAMY, D., Le harcèlement entre locataires et propriétaires, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004. LAROCHELLE, B., Le louage immobilier non résidentiel, 2e éd., Collection Bleue, Série répertoire de droit, Montréal, Wilson & Lafleur/Chambre des notaires du Québec, 2007. Articles de revues et étude d’ouvrages collectifs CHOQUETTE, P., « Les affaires A.D.M et Historia – L’obligation de fournir la jouissance paisible de 1854 C.c.Q. : obligation de Revue du Barreau/Tome 72/2013 529 résultat et garantie de profit du locataire ? », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, vol. 253, Développements récents en droit immobilier et commercial (2006), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2006, EYB2006DEV1217 (article consulté mais non cité). DALLAIRE, C., « L’évolution des dommages exemplaires depuis les décisions de la Cour suprême en 1996 : dix ans de cheminement », dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, Développements récents en droit administratif et constitutionnel, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2006. GAGNON, P., « Chronique – La notion de préjudice moral et son application en droit du logement », dans Repères, novembre 2009, La référence Droit civil, EYB2009REP870. GUÉVREMONT, S., « Les règles particulières au bail d’un logement », dans Collection de droit 2012-2013, École du Barreau du Québec, vol. 5, Obligations et Contrats, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, EYB2012CDD145. LACROIX, M., « Chronique – Actualités en matière de dommages-intérêts punitifs », dans Repères, janvier 2013, La référence Droit civil, EYB2013REP1245. LAROCHELLE, B., « Le louage immobilier non résidentiel 10 ans après », (2003) 105 R. du N. 533. PRATTE, P., « Le harcèlement envers les locataires et l’article 1902 du Code civil du Québec », (1996) 56 R. du B. 3, EYB1996RDB31. Documents gouvernementaux MINISTÈRE DE LA JUSTICE, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Québec, Les Publications du Québec, 1993, article 1902. 530 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien Katherine PLANTE et Marc GERVAIS Résumé Le Global Positioning System (GPS) est un outil de géolocalisation bien connu et abondamment utilisé. Le récepteur GPS capte des signaux satellites et permet de localiser un objet ou une personne sur terre, sur mer, dans les airs et dans l’espace au voisinage proche de la terre. Le GPS peut être un instrument précieux en certaines circonstances, mais il n’est pas sans risque pour les utilisateurs qui lui témoignent une confiance démesurée. La localisation par GPS n’est jamais parfaite et de multiples erreurs peuvent survenir. D’ailleurs, de nombreux incidents dus au GPS ont été répertoriés et ont généralement fait sensation dans les médias. La popularité du GPS et sa pénétration croissante sur le marché n’ont pas épargné les tribunaux. Cet article vise à dresser un état de la situation du GPS en droit canadien et québécois. Il aborde successivement l’usage du GPS comme élément de preuve, moyen de défense ou argument d’exonération en droit criminel et pénal ainsi qu’en droit civil et administratif. En droit criminel et pénal, l’inventaire de la jurisprudence pertinente démontre, premièrement, que les données fournies par un GPS sont admissibles en preuve lorsqu’elles s’inscrivent dans le cours d’une enquête. Deuxièmement, il peut difficilement à lui seul établir une preuve contraire à d’autres éléments de preuve comme, par exemple, un cinémomètre. Troisièmement, les erreurs résultant d’un mauvais fonctionnement d’un GPS peu- Revue du Barreau/Tome 72/2013 531 vent être difficilement retenues par les tribunaux comme motif d’exonération. En droit civil et administratif, la situation n’est guère différente. D’abord, le GPS est aussi admissible en preuve lorsqu’il est utilisé comme moyen de surveillance, de localisation ou d’enquête, et ce, nonobstant la protection offerte par la Charte des droits et libertés de la personne. Ensuite, il semble plus hasardeux d’utiliser le GPS comme motif d’exonération de responsabilité dans le cadre d’une poursuite, particulièrement pour les personnes physiques ou morales qui l’utilisent dans le cadre de leurs activités professionnelles. 532 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien Katherine PLANTE* et Marc GERVAIS** INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 535 1. LE GPS COMME ÉLÉMENT DE PREUVE OU MOYEN DE DÉFENSE EN DROIT CRIMINEL ET PÉNAL . . . 537 a) Le GPS comme élément de preuve . . . . . . . . . . 537 b) Le GPS comme moyen de défense par un citoyen ordinaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 540 c) Le GPS comme moyen de défense par un utilisateur professionnel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 543 2. LE GPS COMME ÉLÉMENT DE PREUVE OU MOYEN DE DÉFENSE EN DROIT CIVIL ET ADMINISTRATIF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 546 a) Le GPS comme élément de preuve . . . . . . . . . . 546 b) Le GPS comme moyen de défense . . . . . . . . . . 548 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 550 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 553 * LL.B, J.D., LL.M., avocate, Directrice du Service du Secrétariat Général des Archives et des Communications, Commission Scolaire de Val-des-Cerfs. ** Ph.D., arpenteur-géomètre, professeur titulaire au Département des sciences géomatiques de l’Université Laval. Revue du Barreau/Tome 72/2013 533 « L’homme et sa sécurité doivent constituer la première pré-occupation de toute aventure technologique » – Albert Einstein INTRODUCTION Le Global Positioning System, que l’on appelle communément GPS, est un outil de géolocalisation bien connu et abondamment utilisé. Le récepteur GPS capte des signaux satellites et permet ainsi de localiser un objet ou une personne sur terre, sur mer, dans les airs et dans l’espace au voisinage proche de la terre, le tout avec une précision moyenne de 5 à 15 mètres. Au cours des deux dernières décennies, le GPS a fait son entrée sur le marché au grand bonheur des consommateurs si on se fie à l’accroissement constant des ventes au détail des systèmes de navigation GPS1. Désormais, pratiquement toutes les grandes surfaces et les boutiques spécialisées en électronique vendent de tels systèmes. Les plus connus sont utilisés dans les voitures comme outil de navigation et de positionnement. Depuis quelques années, la plupart des fabricants d’automobiles incluent dans les nouvelles voitures un GPS intégré au tableau de bord. Mais, il est également possible de l’acquérir séparément et de l’installer au pare-brise de n’importe quelle voiture. Toutefois, il n’y a pas que dans les automobiles que l’on retrouve ces instruments. Le GPS est utilisé sur les bateaux, sur les terrains de golf, pour le plein-air, est intégré dans des montres de sport pour la randonnée ou le jogging, dans des appareils photo ou caméscopes, etc. Le GPS est un outil qui fournit des données généralement fiables, de précision variable, mais comporte cependant un risque d’erreur. Le nombre insuffisant de satellites disponibles, les 1. M. ETINGER, The Present and the Future of GPS Devices, en ligne : [Ref. 19-02-2013] <http://ezinearticles.com/?The-Present-and-Future-of-GPS-Devices& id=1858530>. Revue du Barreau/Tome 72/2013 535 dérives des horloges des satellites, les erreurs d’horloge des récepteurs, la faiblesse du signal satellite, les conditions atmosphériques et les obstacles physiques sont des facteurs qui peuvent affecter la précision de la localisation. D’autres erreurs, n’ayant aucun lien avec le milieu de prise de mesure ni la nature atmosphérique, peuvent aussi être présentes, notamment les décalages orbitaux des satellites ou un système de navigation mal calibré. À tout cela, il faut ajouter l’utilisation de base de données géographiques parfois non à jour et pouvant faire resurgir des incohérences dans les résultats présentés à l’utilisateur. Ces risques d’erreur influent directement sur l’utilisation qui est faite du GPS. De nombreux incidents dus au GPS sont répertoriés et font généralement sensation dans les médias lors de leur survenance2. Le GPS est aussi utilisé ou admis comme élément de preuve ou moyen de défense par nos tribunaux. Toutefois, peut-être en raison du caractère récent de sa pénétration dans le marché de consommation de masse, il y a peu de cas judiciarisés impliquant un GPS, et ce, malgré l’abondance des systèmes de localisation vendus et utilisés actuellement partout au Québec et au Canada. Dans la première partie de cet article, nous aborderons l’usage du GPS comme élément de preuve, moyen de défense ou 2. Parmi ces incidents ou accidents se trouvent les conducteurs de camions lourds qui suivent les indications données par leur GPS et dont le véhicule se retrouve coincé (<http://www.radio-canada.ca/regions/Quebec/2011/12/15/003-camion-maisonbeauport.shtml> ; <http://www.wvnstv.com/story/18711458/gps-sends-truckerto-narrow-wva-road-rig-wrecks> ; <http://www.engadget.com/2007/11/12/welshvillage-under-attack-by-gps-blind-drivers> ; <http://www.ctvnews.ca/driverblames-gps-for-truck-wedged-under-n-b-bridge-1.832044>) ou, encore, des automobilistes qui suivent aveuglément les indications données par leur GPS et qui se retrouvent dans une situation problématique (<http://www.engadget.com/2007/ 03/27/faith-in-gps-sends-mercedes-downstream> ; <http://www.ladepeche.fr/ article/2008/10/24/484070-trop-confiant-dans-son-gps-un-conducteur-polo nais-finit-au-fond-d-un-lac.html> ; <http://www.engadget.com/2007/07/21/driverfollows-gps-onto-pedestrian-walkway-into-cherry-tree> ; <http://www.dslreports. com/forum/r19738907-Driver-cited-in-Bedford-train-car-crash-caused-by-GPSmishap> ; <http://techno.lapresse.ca/nouvelles/produits-electroniques/ 201010/06/01-4330124-elle-suit-son-gps-et-tombe-dans-un-marecage.php>, <http://www.wired.com/gadgetlab/2012/12/apple-maps-dangerous-down-under>, <http://www.capacadie.com/canada/2010/12/1/un-canadien-trompe-par-songps-est-arrete-au-maine-avec-des-stupefiants>. Dans certains cas, même si le GPS n’est pas la cause directe de la mort, son utilisation pourrait être considérée comme un facteur y ayant contribué (<http://www.theglobeandmail.com/news/britishcolumbia/seven-weeks-in-wilderness-rita-chretien-recalls-her-nightmare/article 556079> ; <http://news.cnet.com/8301-17852_3-57566488-71/man-allegedly-followsgps-directions-to-wrong-house-shot-dead>). 536 Revue du Barreau/Tome 72/2013 argument d’exonération en droit criminel et pénal. Dans la seconde partie, nous aborderons l’usage du GPS comme élément de preuve, moyen de défense ou argument d’exonération en droit civil et administratif. Malgré le faible nombre de cas de jurisprudence en la matière, le bref inventaire des incidents qui peuvent résulter de l’utilisation du GPS ainsi que des circonstances entourant ces incidents nous permettra d’identifier les tendances retenues par les tribunaux et de cibler l’évolution à prévoir pour les prochaines décennies. 1. LE GPS COMME ÉLÉMENT DE PREUVE OU MOYEN DE DÉFENSE EN DROIT CRIMINEL ET PÉNAL Le GPS peut être utilisé de diverses façons. Parfois, il sert à prouver un fait, notamment un déplacement ou une localisation précise et parfois, il sert à l’argumentaire comme moyen de défense ou de disculpation. a) Le GPS comme élément de preuve Dans certaines circonstances, le GPS est utilisé comme moyen de surveillance, de localisation ou d’enquête. Les données recueillies seront alors admissibles en preuve devant un tribunal pour établir l’accomplissement d’une infraction ou le bris d’une probation. L’article 492.1 du Code criminel3 se lit comme suit : Le juge de paix qui est convaincu, à la suite d’une dénonciation par écrit faite sous serment, qu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’une infraction à la présente loi ou à toute autre loi fédérale a été ou sera commise et que des renseignements utiles à cet égard, notamment sur le lieu où peut se trouver une personne, peuvent être obtenus au moyen d’un dispositif de localisation peut décerner un mandat autorisant un agent de la paix [...] : a) à installer un dispositif de localisation dans ou sur toute chose, notamment une chose transportée, utilisée ou portée par une personne, à l’entretenir et à l’enlever ; 3. Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 492.1. Revue du Barreau/Tome 72/2013 537 b) à surveiller ou faire surveiller ce dispositif. (2) Le mandat est valide pour la période, d’au plus soixante jours, qui y est indiquée [...] (4) Pour l’application du présent article, « dispositif de localisation » s’entend d’un dispositif qui, lorsqu’il est placé dans ou sur une chose, peut servir à localiser une chose ou une personne par des moyens électroniques ou autres [...] Cet article permet à un agent de la paix, muni d’un mandat, d’installer un dispositif de localisation sur une chose, notamment un GPS, dans le but d’obtenir des renseignements utiles sur les déplacements d’un individu. Il est donc possible avec ce dispositif de suivre les allées et venues d’un véhicule automobile ou de localiser une personne au moyen d’une chose qu’elle transporte habituellement avec elle, par exemple un téléphone cellulaire. Les données issues de l’utilisation de cette technologie peuvent aider grandement à l’enquête et sont susceptibles d’apporter des éléments de preuve admissibles en cour. Toutefois, le fait d’utiliser un GPS à des fins de surveillance, de localisation et d’enquête entraîne immanquablement une atteinte à la liberté et à la vie privée des individus. L’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés établit que certains éléments de preuve peuvent être exclus : (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances. (2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.4 (nos soulignés) La Cour suprême, dans l’arrêt Therens, a établi les deux conditions cumulatives selon lesquelles un élément de preuve 4. Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, reproduite dans L.R.C. (1985), app. II, no 44. 538 Revue du Barreau/Tome 72/2013 pouvait être exclu en vertu de l’article 24 : « la preuve doit avoir été obtenue dans des conditions qui violent la Charte et son utilisation doit être susceptible, compte tenu des circonstances, de déconsidérer l’administration de la justice »5. Ce principe a ensuite été repris par le juge Lamer dans l’arrêt Collins6. Dans cette affaire, la Cour décrit la marche à suivre afin de déterminer si l’utilisation d’un élément de preuve est de nature à déconsidérer l’administration de la justice. Le juge Lamer explique : Les rédacteurs de la Charte ont par contre décidé de s’attaquer à l’utilisation de la preuve dans l’instance et le but du par. 24(2) est d’empêcher que cette utilisation ne déconsidère encore plus l’administration de la justice. Cette déconsidération additionnelle découlera de l’utilisation des éléments de preuve qui priveraient l’accusé d’un procès équitable ou de l’absolution judiciaire d’une conduite inacceptable de la part des organismes enquêteurs ou de la poursuite.7 (nos soulignés) L’article 24 et le principe d’exclusion de la preuve ont été invoqués à quelques reprises dans le but de faire exclure les données de localisation. En 2006, les données issues d’un GPS pour la localisation d’une plantation de cannabis ont été admises comme complément de preuve par la Cour d’appel du Québec. La Cour a statué que ces éléments ne devaient pas être exclus sous l’article 24(1) de la Charte canadienne. En l’espèce, l’utilisation en preuve des données GPS recueillies [...] n’a pu affecter l’équité du procès. En effet, ces éléments ne servaient qu’à ajouter des précisions techniques à une preuve de localisation dont la nature était nécessairement connue. Ils ne répondent à aucun des critères d’exclusion reconnus par la jurisprudence. 8 Par ailleurs, dans la décision Griffin c. R., rendue en 2008, la Cour d’appel a décidé que la chronologie de la localisation par les données émanant d’un cellulaire était visée par l’article 492.2(2) du Code criminel et qu’elle était recevable en preuve. Dans cette 5. 6. 7. 8. R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, 648. R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265. Ibid., par. 31. R. c. Boissonneault, 2006 QCCA 629, par. 20. Revue du Barreau/Tome 72/2013 539 affaire, l’article 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés avait été invoqué et l’avocat de la défense soutenait que les éléments de localisation violaient le droit à la vie privée de son client et donc devaient être exclus. Le juge Doyon a refusé cet argument : The tracing of the cell phone and its user forms an integral part of such an investigation, especially when subsection 492.2 (4) Cr.C. provides that “number recorder” means “any device that can be used to record or identify the telephone number or location of the telephone from which a telephone call originates, or at which it is received or is intended to be received”. Under these circumstances, such a seizure cannot be characterized as abusive.9 Ainsi, jusqu’à maintenant, les données de localisation issues au moyen d’un GPS, téléphone cellulaire ou autres sont admissibles en preuve lorsqu’elles s’inscrivent dans le cours d’une enquête. b) Le GPS comme moyen de défense par un citoyen ordinaire Le GPS a été fréquemment utilisé comme moyen de défense, notamment pour les infractions d’excès de vitesse. Le récepteur, qui indique la vitesse du véhicule, a parfois permis de soulever un doute raisonnable sur la fiabilité du cinémomètre (radar) des Services de police. En 2008, dans l’affaire Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, la Cour du Québec a procédé à l’acquittement d’un individu soupçonné d’avoir circulé à 125 km/h dans une zone de 90 km/h. Le juge en vient aux conclusions suivantes : En l’espèce, il ressort du témoignage rendu par le défendeur qu’il roule à une vitesse de 100 km/h, à plus ou moins 1 km/h près, lorsqu’il constate la présence du radariste, stationnaire, à sa gauche. Précisément, ce témoignage est basé sur une lecture de l’indicateur de vitesse, dont la valeur est confirmée par un système de positionnement par satellite (GPS) en fonction, au moment où le radariste opère un cinémomètre ayant une portée de 150 mètres. 9. Griffin c. R., 2008 QCCA 824, par. 94 (CanLII). 540 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Dans ces circonstances, une telle affirmation est suffisante afin de contrer la preuve de la vitesse présumée. Par conséquent, en regard de l’ensemble de la preuve présentée, le témoignage du défendeur soulève un doute raisonnable quant à la justesse de la lecture du cinémomètre.10 (nos soulignés) La lecture de l’odomètre combinée au GPS a permis d’établir un doute suffisant, un doute raisonnable, quant à la vitesse de circulation du véhicule et a constitué une preuve contraire à la lecture qu’a faite le policier de la vitesse indiquée sur son radar. En 2010, la Cour du Québec a réitéré ce fait. « La lecture d’une mesure par le biais d’un indicateur de vitesse d’une voiture, alliée à une seconde lecture d’un appareil GPS, peut constituer une preuve contraire à la vitesse captée par un radar, qu’il faut cependant considérer dans l’ensemble de la preuve soumise devant le Tribunal. »11 Cependant, bien que la combinaison de la lecture du GPS et de l’odomètre puisse constituer une preuve contraire à la lecture du radar, il n’en demeure pas moins que cette preuve ne fonctionne pas automatiquement. Il est nécessaire que l’ensemble des faits étaye la preuve de la vitesse. Il ne faut pas oublier que, contrairement au cinémomètre, le GPS et l’odomètre ne sont pas vérifiés et calibrés régulièrement12. De plus, il existe une présomption de fiabilité du cinémomètre qu’il faut renverser. « La preuve contraire doit être suffisamment détaillée et reposer sur des faits exacts et non sur des simples hypothèses ou probabilités non vérifiables. »13 Il est donc nécessaire pour que le GPS soit reconnu comme étant fiable d’avoir une preuve de son bon fonctionnement. La Cour supérieure a maintenu : Il soulève également que la vitesse indiquée par l’odomètre de sa voiture étant confirmée par le GPS Garmin, le tribunal devrait accorder une plus grande importance à ces deux instruments qu’au 10. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, 2008 QCCQ 3981, par. 19 et 20. 11. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Allard, 2010 QCCQ 11956, par. 17 ; Mont-Tremblant (Ville de) c. Gagnon, 2010 CanLII 47266, par. 31 (QC C.M.). 12. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, 2009 QCCQ 3570, par. 39. 13. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, 2009 QCCS 5916, par. 19. Revue du Barreau/Tome 72/2013 541 cinémomètre de la policière [...] Or, le premier juge, faisant remarquer que l’appelant n’avait aucun expert pour prouver la fiabilité de son appareil GPS Garmin, permet un ajournement afin que celui-ci en trouve un [...] Dans le cas sous étude, l’appelant n’a pas relevé son fardeau en démontrant que l’appareil cinémomètre ne fonctionnait pas bien et, en ne présentant pas une preuve contraire fiable et vérifiable, n’a donc pas soulevé un doute raisonnable. C’est donc à bon droit que le premier juge n’a pas retenu les prétentions de l’appelant.14 (nos soulignés) En 2011, la Cour du Québec s’est de nouveau penchée sur la fiabilité du GPS et son admissibilité comme contre-preuve au cinémomètre : [Le GPS] est d’abord et avant tout un système de géolocalisation. Une personne munie d’un tel système peut ainsi se localiser et s’orienter sur les routes [...] Dans les exemples donnés par la Cour d’appel, une montre est effectivement conçue pour indiquer le temps, une règle, pour mesurer la distance et un indicateur de vitesse, pour mesurer la vitesse d’un véhicule. La fonction première d’un GPS, toutefois, n’est pas d’établir la vitesse d’un véhicule.15 (nos soulignés) L’argument invoqué par le Tribunal quant à la fonction première de l’appareil GPS demeure discutable. La mesure de la vitesse du véhicule est issue d’une simple opération arithmétique. Si l’appareil GPS permet une localisation précise, la vitesse calculée le sera tout autant. Le tribunal remet aussi en perspective non seulement la fiabilité du GPS, mais également sa nature et sa raison d’être. La Cour poursuit : La fiabilité du GPS du défendeur, en tant que mesure de vitesse, de même que son bon fonctionnement, n’ont pas été mis en preuve. Dans ce contexte, on peut difficilement conclure que la seule lecture d’une vitesse apparaissant sur un GPS peut constituer une preuve contraire pouvant soulever un doute raisonnable. 16 Ce deuxième argument invoqué par la Cour nous apparaît beaucoup plus approprié. En effet, compte tenu que les radars des services de police doivent rigoureusement être calibrés et vérifiés, 14. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, 2009 QCCS 5916, par. 14, 16, 20 à 22. 15. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Antonacci, 2011 QCCQ 12420, par. 28 et 30. 16. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Antonacci, 2011 QCCQ 12420, par. 33. 542 Revue du Barreau/Tome 72/2013 il serait impensable d’octroyer une force probante élevée à un instrument, sans preuve de fiabilité et d’exactitude. En somme, à l’heure actuelle, il semble que le GPS puisse difficilement à lui seul établir une preuve contraire au cinémomètre en l’absence de calibration et de démonstration de sa fiabilité au moment de la lecture. Cette tendance est tout à fait logique. Pour constituer un moyen de défense efficace, le GPS doit être combiné à d’autres instruments et l’ensemble des faits doit corroborer la preuve. c) Le GPS comme moyen de défense par un utilisateur professionnel Dans certains cas, le GPS est utilisé comme moyen de défense par des professionnels ou des individus qui se spécialisent dans une activité particulière. Contrairement aux citoyens ordinaires, ces personnes font un usage fréquent du GPS et sont censés posséder des connaissances spécifiques eu égard à leur domaine d’expertise. C’est le cas notamment des pêcheurs commerciaux. En 2000, dans l’affaire R c. Truong, le prévenu est accusé d’avoir pêché à l’extérieur des limites des eaux territoriales canadiennes. M. Truong allègue qu’il avait utilisé son GPS afin de s’assurer qu’il ne franchissait pas la frontière maritime. Il soutient également qu’il faisait usage quotidiennement de son GPS dans le but de localiser les cages conçues pour la pêche au crabe. Toutefois, pour le tribunal, le type de GPS utilisé et surtout l’usage qui en est fait sont des facteurs de grande importance. Le juge mentionne : I find that it was reasonable for crab fishers to use an ordinary GPS rather than a differential one before May 1,2000. But fishers would be required to familiarize themselves with the operation of their units, including its margin of error [...] I am satisfied that due diligence would require a fisher using GPS to be familiar with its margin of error, and to allow for that margin when determining where he can fish.17 (nos soulignés) Le juge soulève que l’accusé aurait dû se référer au manuel d’instructions qui exposait la marge d’erreur du GPS et qui recom17. R. v. Truong [2000] B.C.J. No. 2770, par. 47. Revue du Barreau/Tome 72/2013 543 mandait aux utilisateurs de comparer les données issues du GPS avec d’autres aides à la navigation. N’ayant pas pris ces précautions, l’accusé n’a pas fait preuve de diligence raisonnable. En 2002, dans une autre affaire, R c. Gavin18, les prévenus sont accusés d’avoir pratiqué la pêche à l’intérieur d’une zone interdite. Ces derniers allèguent qu’ils avaient fait preuve d’une diligence raisonnable lors de l’utilisation du GPS et qu’ils étaient convaincus qu’ils pêchaient à l’intérieur de la zone permise tout en étant toutefois près de la frontière maritime. À juste titre, le Tribunal a soulevé que la précision de la localisation de l’appareil GPS était de première importance dans la présente cause. Il mentionne que si ce type d’instrument fournissait une localisation exacte, il serait alors facile de déterminer de quel côté de la frontière on se situe. Mais le problème est que ces appareils ne sont pas toujours totalement précis. Le juge Thompson explique : Assuming that the instrument being used is accurate then, it is not difficult to determine if a position is on one side or the other of a fixed line. Problems arise, however, because all of the navigational instruments involved are less than totally accurate.19 Le juge se base sur le témoignage de l’expert qu’il résume ainsi : The GPS or Global Positioning System relies on a network of satellites which transmit signals to a GPS receiver which in turn computes the position of the receiver from the known position of the satellites. Mr. Gray testified that since May of 2000, GPS instruments have had a positioning accuracy of 10 meters to 20 meters. Because the instrument only changes its readout every one hundredth of a nautical mile there could be a further inaccuracy of up to 18.52 meters in the instrument for a maximum inaccuracy of 38.52 meters. With the advent of DGPS, GPS instruments were able, from a known point, to calculate their range to a satellite and thereby increase its positioning accuracy to three meters to five meters. With all inaccuracies calculated in, the maximum inaccuracy for a DGPS is 27.5 meters.20 18. R. v. Gavin [2002] P.E.I.J. No. 35 (Q.L.). 19. Ibid., par. 13. 20. Ibid., par. 18. 544 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Il poursuit en soulignant que les prévenus n’avaient donné aucune indication quant à leur connaissance des possibles inexactitudes pouvant affecter les positions obtenues à partir de l’appareil GPS. Pour le Tribunal, la norme de diligence d’un participant à une activité règlementée, en l’occurrence la pêche commerciale, n’est pas la même que l’on peut exiger d’un citoyen ordinaire. Il conclut alors que les prévenus n’avaient pas utilisé tous les moyens raisonnables afin d’éviter de se retrouver piégés au sein d’une zone interdite. Finalement, en 2003, dans la cause R. c. Bailey21, il était reproché au prévenu d’avoir pratiqué la pêche au flétan du Groenland à l’intérieur d’une zone réservée pour la pêche au crabe. Le prévenu a avoué posséder une connaissance limitée du fonctionnement de l’appareil GPS qu’il utilisait et ne pas savoir comment le configurer. Encore pire, il a avoué candidement avoir de la difficulté à utiliser les systèmes de navigation disponibles à bord de son navire. Un expert, ayant témoigné dans cette cause, a soulevé que, même s’il n’avait jamais vu un dysfonctionnement d’un appareil GPS, ce dernier devait tout de même être vérifié avec d’autres équipements de navigation disponibles. Il estimait que l’utilisation d’une carte de navigation demeurait absolument essentielle. Finalement, il a déclaré que, sans carte, tout ce dont dispose le navigateur à l’aide de son appareil GPS n’est qu’une série de chiffres qui ne vous indiquent pas où vous êtes. Le Tribunal, compatissant avec le prévenu qu’il considérait comme étant un honnête homme, a mentionné que ce dernier n’avait malheureusement pas les connaissances et les compétences requises pour pratiquer la pêche commerciale, que ses agissements étaient potentiellement dangereux pour lui-même, son navire et son équipage et qu’il était incapable d’utiliser convenablement les systèmes de navigation mis à sa disposition en raison d’une connaissance très rudimentaire de l’appareil GPS. Pour ces motifs, il ne lui était pas possible d’invoquer la diligence raisonnable. Ces décisions témoignent d’une tendance voulant que l’argument basé sur un mauvais fonctionnement d’un appareil GPS soit difficilement retenu par les tribunaux comme un motif d’exonération d’une infraction par un utilisateur menant une activité 21. R. v. Bailey, [2003] N.J. No. 347. Revue du Barreau/Tome 72/2013 545 commerciale ou professionnelle. Il reviendrait aux individus de maîtriser le fonctionnement de l’appareil GPS et de s’enquérir des possibles inexactitudes pouvant affecter les positions obtenues. Ainsi, ils devraient prendre tous les moyens raisonnables afin d’éviter de se retrouver dans des zones interdites et de s’assurer, par d’autres moyens, qu’ils sont bel et bien localisés au bon endroit. 2. LE GPS COMME ÉLÉMENT DE PREUVE OU MOYEN DE DÉFENSE EN DROIT CIVIL ET ADMINISTRATIF a) Le GPS comme élément de preuve Tout comme en droit criminel et pénal, il arrive que le GPS soit utilisé comme moyen de surveillance, de localisation et d’enquête en droit civil et professionnel. C’est notamment le cas d’employeurs qui, dans le but d’assurer l’efficacité de la répartition des tâches des employés devant se déplacer dans le cadre de leurs fonctions et de vérifier si les employés effectuent le travail qui leur a été confié, munissent les véhicules de GPS. Ils peuvent alors localiser aisément la position de leurs employés. Le GPS est parfois utilisé également pour établir des déplacements et évaluer la concordance des faits avec un accident de travail22. L’employeur peut effectuer une surveillance en cas de vol, vandalisme, surveillance des installations et sécurité, doutes quant au comportement des employés et à la qualité du travail fourni, doutes quant à la véracité des allégations d’un employé quant à l’existence d’une lésion professionnelle et protection des intérêts commerciaux et économiques 23. Bien entendu, la surveillance d’employés peut porter atteinte à leur vie privée24 et contrevenir à l’article 46 de la Charte québécoise qui stipule que tout employé a droit à des conditions de 22. Allards & Émond Inc. c. Kiriakos Karras, 2013 QCCLP 1830 (CanLII). 23. F. POIRIER et S. LALANDE, Le système GPS : le retour de Big Brother ?, Publication CCH Bulletin municipal et droit public, 17 septembre 2010, en ligne : [Ref. 05-05-2013] <http://www.cchmunicipal.com/2010/09/le-systeme-gps-le-retourde-big-brother.html>. 24. Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64, art. 35 ; Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 5. 546 Revue du Barreau/Tome 72/2013 travail justes et raisonnables25. Toutefois, « [e]n matière de surveillance durant les heures de travail, il faut concilier le droit de gérance de l’employeur en vertu duquel il peut exercer un certain contrôle sur ses employés, et le droit des salariés à la vie privée et à des conditions de travail justes et raisonnables »26. Ainsi, même s’il y a atteinte à leurs droits fondamentaux, les éléments de preuve recueillis pourront être admissibles en cour si le tribunal juge que leur exclusion aurait pour effet de déconsidérer l’administration de la justice conformément à l’article 2858 C.c.Q. La force probante du GPS a été commentée dans le jugement Wilgosh, rendu par la Cour d’appel en 2007. Le juge conclut que l’utilisation répandue du GPS lui apporte une force probante accrue devant les tribunaux : The next ground of appeal concerns the number of acres charged for by the appellant. The agreement did not specify a means of measurement of the acres serviced by the appellant. The appellant measured the acres by readings from meters mounted on his seeding and spraying equipment. The respondents had the acres measured using the Global Positioning System. The appellant says that the trial judge erred in accepting the GPS report in that proof of the accuracy of the GPS report required expert evidence, which the respondents did not provide. Alternatively, the appellant said the judge should have treated it as inadmissible as hearsay since the witness through whom it was introduced did not give evidence as to exactly how he arrived at his figures by use of the GPS. In our view, if expert evidence was required to verify the GPS report, it was also required to verify the measurements calculated from the readings from the meters on the machinery. Evidence would have been necessary to show that the meters worked accurately, exactly what they measured, and the calculations used to arrive at the number of acres serviced. Both the meters and GPS systems are now so widely used and accepted, that it was open to the trial judge to admit them as cogent evidence in this case without the support of expert witnesses. It was also open to him to prefer one system over the other for accuracy. Our conclusion is reinforced in this case by the fact that there was no other available evidence to establish the number of acres worked by the appellant. The judge made no error.27 (nos soulignés) 25. Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12, a. 46. 26. F. POIRIER et S. LALANDE, « Le système GPS : le retour de Big Brother ? », dans Bulletin CCH municipal et droit public, 17 septembre 2010, en ligne : [Ref. 05-05-2013] <http://www.cchmunicipal.com/2010/09/le-systeme-gps-le-retourde-big-brother.html>. 27. Wilgosh v. Good Spirit Acres Ltd., [2007] S.J. No. 159, par. 6. Revue du Barreau/Tome 72/2013 547 Cette conclusion a été reprise dans le jugement Dorgan and Gavin de la Cour supérieure de l’Île-du-Prince-Édouard28 rendu en 2008. Le GPS a donc une certaine force probante. Dans l’affaire Syndicat des chauffeurs d’autobus de la société de transport de la ville de Laval c. Société de transport de la ville de Laval, rendue en 2004, l’arbitre mentionne : Compte tenu de ce qui précède, j’estime que le système de G.P.S. est fiable et permet de collecter des informations reflétant la réalité vécue sur le terrain et donne un portrait juste des temps de parcours.29 Il est donc possible d’utiliser le GPS en cour pour établir une mesure, une localisation et un déplacement. L’outil technologique devient alors un élément de preuve acceptable. b) Le GPS comme moyen de défense Tout comme en droit criminel et pénal, il est plus ardu d’utiliser le GPS comme moyen de s’exonérer de sa responsabilité dans le cadre d’une poursuite. Dans l’affaire Neveu, l’erreur dans les coordonnées GPS n’a pas été prise en compte pour exonérer la compagnie. En effet, la responsabilité du défendeur a été engendrée par l’erreur du préposé dans la maîtrise et la manipulation du GPS en vertu de l’article 1463 du Code civil du Québec. La juge Lemoine conclut : La coupe devait être effectuée sur le lot voisin et en raison d’une erreur sur les données (GPS), de même qu’une mauvaise information concernant la limite des lots voisins, les arbres ont été coupés sur la propriété du demandeur. Il s’agit là d’une faute des préposés de la défenderesse, Service Exploration Enr., ayant entraîné des dommages à la propriété du demandeur.30 Il importe donc que le GPS soit manipulé de façon adéquate et que son utilisation soit maîtrisée. Dans le cas contraire, 28. Dorgan and Gavin v. R., 2008 PESCTD 37, par. 23. 29. Syndicat des chauffeurs d’autobus de la société de transport de la ville de Laval c. Société de transport de la ville de Laval, 2004 CanLII 39949 (QC SAT), par. 94. 30. Neveu c. 100924 Canada ltée (Service Exploration enr.), 2006 QCCQ 15837, par. 10. 548 Revue du Barreau/Tome 72/2013 l’individu peut être tenu responsable des dommages qui en découlent. On peut y voir là une cohérence avec les décisions impliquant des utilisateurs professionnels accusés d’infractions en droit criminel et pénal. Dans l’affaire A. Hébert & Fils inc. c. Aéropro, la Commission des lésions professionnelles se penche sur l’imputabilité d’un tiers quant à un accident de travail et ainsi commente l’utilisation inappropriée du GPS. Pour la Commission, le pilote est un professionnel et se doit d’agir conformément : [...] le pilote d’Aéropro était un professionnel, la sécurité des passagers était sous sa responsabilité et ils étaient en droit de s’attendre à ce qu’il prenne tous les moyens pour la protéger, notamment en faisant preuve d’une grande prudence, de jugement et du respect intégral de toutes les règles de l’art en la matière.31 (nos soulignés) Or, « le pilote a effectué une approche aux instruments improvisée qui suggère l’utilisation du système de positionnement mondial (GPS) alors que ni le pilote ni l’appareil n’étaient certifiés pour une telle approche »32. Pour le professionnel, l’utilisation inadéquate ou improvisée d’un GPS n’est pas conforme aux règles de l’art. Et il en est de même pour l’utilisateur inexpérimenté ou imprudent. La Commission résume ainsi : Compte tenu de l’instrumentation à bord de l’appareil, l’approche NDB A (GPS) était la seule approche aux instruments autorisée. Cependant, une fois rendu à la verticale de l’aérodrome, le pilote n’effectue pas la procédure d’approche aux instruments publiée (voir annexe A). Il suit plutôt une trajectoire improvisée en direction du point de cheminement d’approche finale [...] Il y avait deux systèmes de positionnement mondial (GPS) à bord. L’avion était équipé d’un GPS Garmin 155XL et le pilote possédait un GPS Garmin 111 Pilot. Toutefois, le GPS Garmin 155XL n’était pas certifié pour effectuer des approches aux instruments et sa base de données n’était pas à jour. Ce modèle de GPS ne conserve pas en mémoire l’historique des trajectoires après sa mise hors tension. Par ailleurs, l’examen du GPS Garmin 111 appartenant au pilote et 31. A. Hébert & Fils inc. c. Aéropro, 2010 QCCLP 7203 (CanLII), par. 62. 32. Ibid., par. 15. Revue du Barreau/Tome 72/2013 549 retrouvé à bord de l’épave a permis de reconstituer la trajectoire de l’avion à partir de 37 milles marins (nm) au sud de l’aérodrome de Port-Menier jusqu’à l’endroit de l’impact. Toutefois, ce modèle de GPS n’enregistre pas l’altitude de l’appareil [...] Par conséquent, afin d’atterrir à Rocher-Percé, le pilote devait effectuer une approche aux instruments selon la procédure NDB A. Toutefois, le pilote a suivi une trajectoire improvisée qui suggère l’utilisation du GPS pour guider l’appareil. En dérogeant aux procédures d’approche approuvées dans des conditions de vol aux instruments présentes et en se fiant à des références extérieures minimales, le pilote a diminué la marge de sécurité requise pour le vol.33 (nos soulignés) Le pilote s’est servi de son GPS personnel pour atterrir plutôt que de faire une approche aux instruments selon une procédure préétablie. Il n’a pas agi en professionnel et n’a pas respecté les règles de l’art. L’avion a atterri à côté de la piste, a culbuté et a blessé sérieusement les passagers. L’accident de travail est imputable à la conduite imprudente du pilote. Cependant, il est tout de même parfois possible d’utiliser le GPS comme moyen de s’exonérer de sa responsabilité. On peut, par exemple, prouver la défaillance de l’instrument. Toutefois, il ne suffit pas de se fier aveuglément au GPS. Et pour le professionnel, le fardeau est encore plus important. Le GPS doit être manipulé de façon adéquate et son utilisation doit être maîtrisée. On s’attend du professionnel qu’il soit apte à utiliser correctement ses instruments, à les calibrer et à s’assurer de leur fiabilité. Il est beaucoup plus ardu pour le professionnel d’invoquer comme moyen de défense le GPS puisque son aptitude à l’utiliser sera scrutée par la cour. CONCLUSION Le développement et l’arrivée des nouvelles technologies dans notre vie quotidienne peuvent provoquer potentiellement une certaine forme de dépendance chez les utilisateurs. Les faits démontrent que ces derniers portent fréquemment une confiance aveugle aux outils technologiques. « [...] an increasing number of people are setting aside rational thought and putting all of their 33. Ibid. 550 Revue du Barreau/Tome 72/2013 faith and trust into sophisticated machines. »34 Le GPS ne fait pas exception. Les utilisateurs se fient à leur GPS et en oublient de vérifier l’exactitude des données et du trajet proposé. « A careful navigator never relies on only one method to obtain position information [...] When a GPS unit is used in a vehicle, the vehicle operator is solely responsible for operating the vehicle in a safe manner. »35 L’usage d’un instrument technologique ne peut et ne doit pas se substituer au bon sens et à la logique des utilisateurs. Cependant, ces derniers obéissent parfois aveuglément aux indications données par le GPS. Il en résulte des incidents qui sont susceptibles d’entraîner une responsabilité civile. [...] in today’s age of highly sophisticated and evolving technological devices it has become commonplace for people to follow their Global Positioning System (“GPS”) navigational device’s instructions into dangerous situations.36 La judiciarisation des incidents dus au GPS est cependant extrêmement rare, voire inexistante. La raison en est simple. L’arrivée du GPS sur le marché et l’accessibilité aux consommateurs est récente. As a recent product, the GPS navigational device has been flying off the shelves. In fact, over 1.2 million GPS devices were purchased by consumers in the second quarter of 2005. This number doubled in the second quarter of 2006 as consumers purchased an incredible 2.4 million GPS units. According to a recent report, the number of GPS handsets with navigational capabilities expanded to 20 million in 2008.37 Tout porte à croire qu’avec le temps, les litiges impliquant la responsabilité du fabricant du GPS se multiplieront. 34. M.J. SAULEN, « “The Machine Knows!”: What Legal Implications Arise for GPS Device Manufacturers When Drivers Following Their GPS Device Instructions Cause an Accident? », (2010) 44 New England Law Review 159. 35. Site Internet de Lowrance, iWay100m, en ligne : [Ref. 05-05-2013] <http:// www.lowrance.ca/upload/Lowrance/Documents/Manuals/iWAY100_0148-651_ 121604.pdf>. 36. M.J. SAULEN, « “The Machine Knows!”: What Legal Implications Arise for GPS Device Manufacturers When Drivers Following Their GPS Device Instructions Cause an Accident? », (2010) 44 New England Law Review 159, 161. 37. Ibid., p. 164. Revue du Barreau/Tome 72/2013 551 Toutefois, il n’est pas aisé de déterminer la responsabilité applicable. Le GPS ne ressemble en rien aux autres produits et services sur le marché. Dans quelle mesure le fabricant du GPS doit-il être responsable de l’exactitude des données et des directions indiquées ? Et dans quelle mesure l’utilisateur qui offre une confiance sans borne à son instrument est responsable de sa propre naïveté ou de son manque de prudence ? Si le GPS luimême, c’est-à-dire l’instrument, présente un vice de conception, la responsabilité du fait du produit et le défaut de sécurité peuvent s’appliquer. L’auteur John E. Woodward explique : Although products liability law covers a broad range of different theories, the best route for recovery for a defect in a GPS receiver is strict products liability. Several reasons exist for this. First, strict products liability works best for mass produced products sold to a great number of people where a defect in the product can result in serious injury. Second, strict products liability is used when there is a disparity in knowledge between the manufacturer and the end-user. GPS receivers are mass produced, sold to an ever increasing number of people, and represent a new and complicated technology. Therefore, GPS is the ideal subject matter for a products liability lawsuit. Proving that a GPS manufacturer was negligent might be very difficult, especially when the negligence occurred in coding the mapping software located inside the GPS receiver. Strict products liability removes the onus of proving manufacturer negligence and is the best cause of action for a plaintiff injured when a GPS receiver malfunctions.38 Le fabricant du GPS pourrait être tenu responsable des incidents découlant du vice de conception en vertu notamment des articles 1459 et 1460 du Code civil du Québec. Toutefois, si l’appareil fonctionne bien, mais que ce sont les données qui sont inexactes, c’est une toute autre histoire. Pour l’instant, on constate que les tribunaux acceptent plus aisément le GPS comme élément de preuve que comme moyen de défense. Toutefois, on accorde une certaine fiabilité à l’instrument, fiabilité surtout due à son usage fréquent. Le GPS étant si populaire auprès des consommateurs, il est à prévoir que les incidents relatifs à son utilisation se multiplieront et, ainsi, davantage de litiges seront portés devant les tribunaux. 38. J.E. WOODWARD, « Oops, My GPS Made Me Do It!: GPS Manufacturer Liability Under a Strict Products Liability Paradigm When GPS Fails to Give Accurate Directions to GPS End-Users », (2009) 34 Dayton L. Rev. 429 (Q.L.), p. 452. 552 Revue du Barreau/Tome 72/2013 BIBLIOGRAPHIE Législation Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, reproduite dans L.R.C. (1985), App. II, no 44. Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12. Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64. Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Jurisprudence A. Hébert & Fils inc. c. Aéropro, 2010 QCCLP 7203 (CanLII). Allards & Émond Inc. et Kiriakos Karras, 2013 QCCLP 1830 (CanLII). Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Allard, 2010 QCCQ 11956. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Antonacci, 2011 QCCQ 12420. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, 2009 QCCS 5916. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, 2009 QCCQ 3570. Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Landry, 2008 QCCQ 3981. Dorgan and Gavin v. R., 2008 PESCTD 37. Griffin c. R., 2008 QCCA 824 (CanLII). Mont-Tremblant (Ville de) c. Gagnon, 2010 CanLII 47266 (QC C.M.). Neveu c. 100924 Canada ltéé (Service Exploration enr.), 2006 QCCQ 15837. R. v. Bailey, [2003] N.J. No. 347. R. c. Boissonneault, 2006 QCCA 629. Revue du Barreau/Tome 72/2013 553 R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265. R. v. Gavin, [2002] P.E.I.J. No. 35. R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613. R. v. Truong [2000] B.C.J. No. 2770. Syndicat des chauffeurs d’autobus de la société de transport de la ville de Laval c. Société de transport de la ville de Laval, 2004 CanLII 39949 (QC SAT). Wilgosh v. Good Spirit Acres Ltd., [2007] S.J. No. 159. Doctrine ETINGER, M., The Present and the Future of GPS Devices, en ligne : [Ref. 19-02-2013] <http://ezinearticles.com/?ThePresent-and-Future-of-GPS-Devices&id=1858530>. LOWRANCE, iWay100m, en ligne : [Ref. 05-05-2013] <http:// www.lowrance.ca/upload/Lowrance/Documents/Manuals/ iWAY100_0148-651_121604.pdf>. POIRIER, F. et S. LALANDE, « Le système GPS : le retour de Big Brother ? », dans Bulletin CCH municipal et droit public, 17 septembre 2010, en ligne : [Ref. 05-05-2013] <http://www. cchmunicipal.com/2010/09/le-systeme-gps-le-retour-de-bigbrother.html>. SAULEN, M.J., « “The Machine Knows!”: What Legal Implications Arise for GPS Device Manufacturers When Drivers Following Their GPS Device Instructions Cause an Accident ? », (2010) 44 New England Law Review 159. WOODWARD, J.E., « Oops, My GPS Made Me Do It!: GPS Manufacturer Liability Under a Strict Products Liability Paradigm When GPS Fails to Give Accurate Directions to GPS EndUsers », (2009) 34 Dayton L. Rev. 429 (Q.L.). 554 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure Harith AL-DABBAGH et Jeffrey A. TALPIS Résumé À travers une analyse critique de la décision de la Cour supérieure dans l’affaire Jannesar c. Yousuf, les auteurs mettent l’accent sur la nécessité pour le juge québécois d’exercer un contrôle rigoureux avant de donner effet aux jugements rendus par défaut à l’étranger. Il est notamment question du fardeau de la preuve incombant au demandeur en vertu du premier alinéa de l’article 3156 C.c.Q. Contrairement à l’opinion du juge, les auteurs sont d’avis que l’exigence de prouver la régularité de la signification de l’acte introductif d’instance effectuée à l’étranger ne peut être satisfaite sur le fondement d’une mention tirée du jugement même objet de l’exequatur. Affirmer le contraire serait méconnaître l’intention du législateur visant à protéger les personnes résidant au Québec contre les actions intentées à l’étranger à leur insu. Revue du Barreau/Tome 72/2013 555 Abstract In their critical analysis of the Superior Court decision Jannesar v. Yousuf, the authors insist upon the need for the judge to exercise a rigorous control before giving effect to a foreign default judgment, in particular with regard to the burden of proof imposed on the plaintiff in virtue of the first paragraph of article 3156 C.C.Q. Contrary to the opinion of the judge, the authors believe that the requirement of proving the regularity of service of the introductory proceeding cannot be satisfied on the basis of a mention on the decision whose recognition and enforcement is requested. To state otherwise would be to disregard the legislator’s intent to protect defendants from foreign default judgments. 556 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure Harith AL-DABBAGH* et Jeffrey A. TALPIS** Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 559 I. La preuve de la teneur de la loi étrangère en matière de signification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 561 II. La preuve de la régularité de la signification selon la loi étrangère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 566 III. Le respect du principe audi alteram partem . . . . . . 572 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 577 * Professeur adjoint, Faculté de droit, Université de Montréal. ** Professeur titulaire, Faculté de droit, Université de Montréal. Revue du Barreau/Tome 72/2013 557 INTRODUCTION Avec le développement des moyens de transport et la mobilité croissante des personnes, il arrive fréquemment que les tribunaux nationaux soient appelés à se prononcer sur la reconnaissance et l’exécution des jugements rendus par défaut à l’étranger1. Ce phénomène revêt, dans un contexte migratoire, une importance particulière. Les nouveaux arrivants qui s’installent au Québec peuvent se retrouver confrontés à des décisions rendues par défaut à l’étranger, souvent dans leur pays d’origine, dont on demande par la suite la reconnaissance et l’exécution aux autorités québécoises. Un jugement récemment rendu par la Cour supérieure du Québec nous fournit une belle illustration des difficultés soulevées par ce cas de figure2. Les faits à l’origine de cette affaire sont d’une grande banalité. Il s’agit d’une prétendue dette constatée par un jugement rendu par défaut par un tribunal étranger, dont le créancier demande l’exécution contre le débiteur résidant au Québec. Pour les fins de l’analyse, un bref rappel des faits de l’espèce ne sera pas toutefois dépourvu de toute utilité. Devant le tribunal koweïtien, monsieur J. prétend être entré en partenariat en 1989 avec madame Y., en vue d’exploiter un fonds de commerce. Ce dernier fut endommagé et pillé suite aux évènements provoqués par l’occupation du Koweït par l’Irak en 1991 et madame obtint, quelques années plus tard, une indemnisation de la Commission d’indemnisation des Nations Unies pour les dommages subis. Monsieur J. soutient que madame aurait touché la totalité des montants alloués, sans lui verser la part qui lui revenait en tant qu’associé, soit la moitié de l’indemnité perçue. En 2008, il saisit le tribunal de première instance du Koweït d’une action visant à réclamer la somme de 42 130, 645 dinars koweitiens. Les faits de l’espèce révèlent que le procès s’est déroulé en l’absence de 1. On entend par ce terme lato sensu tout jugement rendu au terme d’une instance dans laquelle l’une des parties n’ayant pas comparu, a fait défaut. Plus spécifiquement, le jugement sera qualifié par défaut si l’assignation n’a pas été délivrée en main propre au défendeur. Gérard CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8e éd., Paris, P.U.F., 2007, vo Jugement. 2. Jannesar c. Yousuf, 2012 QCCS 6227. Inscription en appel le 4 janvier 2013. Requête en rejet d’appel rejetée le 8 avril 2013 : 2013 QCCA 636, EYB 2013-220551. La cause était toujours pendante devant la Cour d’appel au moment de la remise du manuscrit final à l’éditeur. Revue du Barreau/Tome 72/2013 559 madame. Celle-ci n’était ni présente ni représentée, puisqu’elle aurait quitté le Koweït pour s’installer au Québec dès 2001. Finalement, le jugement par défaut rendu par le tribunal koweïtien le 14 avril 2011 condamne madame Y. à payer à monsieur J. les montants réclamés. C’est ce jugement qui fait à présent l’objet d’une demande de reconnaissance et d’exécution auprès des autorités québécoises. Il convient de préciser d’emblée que le Code civil du Québec adopte une position relativement libérale quant aux effets des jugements étrangers3. Toute décision rendue hors du Québec est reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire par l’autorité du Québec, à moins que l’une des six exceptions qu’énonce l’article 3155 C.c.Q. trouve application4. Toutefois, eu égard aux effets des jugements rendus par défaut à l’étranger, une disposition spécifique doit être mise en œuvre. Il s’agit de l’article 3156 C.c.Q. qui subordonne la reconnaissance de ces jugements au fait que le demandeur prouve que l’acte introductif d’instance ait été régulièrement signifié à la partie défaillante, selon la loi du lieu où le jugement a été rendu. De plus, la reconnaissance ou l’exécution pourra être refusée « si la partie défaillante prouve que, compte tenu des circonstances, elle n’a pu prendre connaissance de l’acte introductif d’instance ou n’a pu disposer d’un délai suffisant pour présenter sa défense ». Dans une perspective plus large, l’alinéa 3 de l’article 3155 conditionne la reconnaissance du jugement étranger au respect des principes essentiels de la procédure. Par un jugement rendu le 13 décembre 2012, le juge Thomas M. Davis de la Cour supérieure, reconnaît le jugement koweïtien et ordonne son exécution au Québec. Il condamne, par conséquent, madame Y. à payer la somme de 152 526.39 dollars canadiens, avec intérêts au taux légal5. Le juge estime que le demandeur a satisfait à l’obligation découlant de l’article 3156 C.c.Q., soit de prouver que l’acte introductif d’instance avait été dûment signifié à la défenderesse. Pour arriver à cette conclusion, le juge se fonde d’une part sur une pièce au dossier portant 3. Jeffrey TALPIS, « If am from Grand-Mère, Why Am I Being Sued in Texas ? », Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Québec – United States Crossborder Litigation, Coll. « CDACI », Montréal, Thémis, 2001, p. 101-102. Voir également QUÉBEC (Ministère de la Justice), Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Québec, Publications du Québec, 1993, p. 2013-2015. 4. Iraq (State of) c. Heerema Zwijndrecht, b.v., 2013 QCCA 1112. 5. Le juge convertit, conformément à l’article 3161 C.c.Q., la somme exprimée en dinars koweïtiens en dollars canadiens au taux de change en vigueur à la date où le jugement est devenu exécutoire au Koweït. 560 Revue du Barreau/Tome 72/2013 l’intitulé « rapport de signification », dont la nature est toutefois contestée par la défenderesse, et d’autre part sur une mention figurant dans la copie du jugement koweïtien aux termes de laquelle la requête a été « régulièrement signifiée à la défenderesse selon la loi ». Les faits de l’espèce soulèvent la délicate question de la portée du contrôle que doivent exercer les tribunaux québécois avant de donner effet aux jugements rendus par défaut à l’étranger. Il appartient, en effet, au tribunal saisi d’une demande de reconnaissance d’examiner la preuve soumise pour s’assurer de la réunion des conditions exigées par la loi. Ce contrôle comporte trois aspects que présupposent les articles 3155(3) et 3156 C.c.Q. : d’abord, la preuve de la teneur de la loi étrangère en matière de signification (I.), ensuite, la preuve de la régularité de la signification effectuée selon la loi étrangère (II.) et enfin, le respect des droits de la défense exprimés par le principe audi alteram partem devant le tribunal étranger (III.). Il conviendra, dès lors, d’examiner successivement ces trois dimensions de contrôle, en vue d’apprécier la solution rapportée en l’espèce. I. La preuve de la teneur de la loi étrangère en matière de signification Pour qu’une décision rendue par défaut à l’étranger puisse se voir reconnue et exécutée au Québec, l’article 3156 C.c.Q. impose au demandeur de prouver que « l’acte introductif d’instance a été régulièrement signifié à la partie défaillante, selon la loi du lieu où elle a été rendue ». Ce texte établit un régime plus exigeant que celui prévalant en matière des jugements contradictoires, inspiré de la Convention de La Haye de 1971 sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile et commerciale. Il en découle la nécessité de prendre connaissance chaque fois des exigences de la loi étrangère en matière de significations. Le fardeau de la preuve pèse sur le demandeur, autrement dit sur la partie qui présente au Québec la requête en reconnaissance et exécution du jugement étranger. Il lui incombe de démontrer la régularité de la signification de l’action à l’étranger « conformément aux formalités prescrites par le droit de l’État d’origine de la décision étrangère »6. Ces dispositions riment avec celles prévues par l’alinéa 2 de l’article 786 C.p.c. qui enjoignent 6. Voir QUÉBEC (Ministère de la Justice), précité, note 3, p. 2017. Revue du Barreau/Tome 72/2013 561 au demandeur, lorsque la décision a été rendue par défaut, de joindre à sa demande « une copie certifiée des documents permettant d’établir que l’acte introductif d’instance a été régulièrement signifié à la partie défaillante ». Ainsi, afin de démontrer la régularité de la signification de l’acte introductif d’instance, le demandeur devra au préalable rapporter la preuve de la teneur de la loi étrangère en la matière. Il s’agit ici de l’un des rares cas en droit international privé québécois où le juge est appelé à soulever d’office l’élément d’extranéité et à exiger que la preuve de la loi étrangère soit faite. Les dispositions de l’article 3156 obligent, en effet, le tribunal à prendre connaissance, de quelque manière que ce soit, du droit étranger en vertu duquel la signification a été effectuée. L’obligation de prendre connaissance de la loi étrangère constitue, en l’occurrence, une exception au principe selon lequel le juge applique la loi québécoise si les parties négligent d’alléguer la loi étrangère ou préfèrent ne pas le faire7. Il s’ensuit que la preuve de la loi étrangère s’impose chaque fois que le juge est saisi d’une demande visant à reconnaître un jugement étranger rendu par défaut, nonobstant le fait qu’elle n’ait pas été alléguée. Il incombe au requérant qui demande la reconnaissance et l’exécution de ce jugement de prouver la teneur de la loi étrangère en la matière. En vertu de l’article 2809 C.c.Q., la preuve de la loi étrangère est habituellement faite par le témoignage d’un expert ou par la production d’un certificat établi par un jurisconsulte. En l’espèce, pour soutenir que l’acte introductif d’instance a été régulièrement signifié à madame Y., le demandeur s’est contenté de produire une traduction partielle du Code de procédure civile et commerciale koweïtien8, faisant valoir que le jugement étranger lui-même constate cette régularité. Pour empêcher que ce jugement soit déclaré exécutoire au Québec, la défenderesse a tenté de contester la régularité de la signification en s’appuyant sur le témoi7. À ce titre, la loi étrangère est prouvée comme un fait. Celui qui l’invoque doit l’alléguer et, lorsque le tribunal l’exige, il doit en faire la preuve. Gérald GOLDSTEIN et Ethel GROFFIER, Droit international privé, t. I, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 232-233 ; Claude EMANUELLI, Droit international privé québécois, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2011, p. 270 et 278-279. Pour les autres exceptions à l’obligation d’alléguer le droit étranger, notamment en matière d’adoption, voir Sylvie SCHERRER, « La loi étrangère devant le tribunal québécois », dans JurisClasseur Québec, Coll. « droit civil », Droit international privé, fasc. 7, Montréal, LexisNexis, 2012, par. 7. 8. Exhibit R-7 : a translation of certain articles of the Kuwaiti Code of Civil and Commercial Procedure. 562 Revue du Barreau/Tome 72/2013 gnage d’un expert, professeur de droit comparé dans une université québécoise, spécialisé en droits des pays arabes. Le demandeur s’est opposé à cette qualification en tant qu’expert en droit koweïtien et le juge a fini par maintenir cette objection en rejetant la preuve testimoniale et le rapport d’expertise. Le juge n’explique pas dans son jugement les raisons pour lesquelles il a refusé d’entendre le témoin-expert9. Selon ce mode de preuve, issu de la tradition orale de common law, la loi étrangère est établie grâce au témoignage d’un expert compétent qui vient déclarer oralement devant la Cour ce en quoi consiste cette loi. Le procédé a le mérite de permettre le contre-interrogatoire du témoin-expert, meilleure façon de découvrir la teneur véritable du droit applicable. Sur ce terrain, les tribunaux québécois adoptent habituellement une position assez libérale : toute personne possédant une connaissance suffisante du droit externe peut agir comme expert. Il n’est absolument pas nécessaire qu’il soit un avocat ou un juriste en exercice dans le pays concerné10. Toute personne qui, par sa profession, est amenée à connaître la loi étrangère, devrait, à la discrétion du tribunal, être qualifiée comme témoin-expert11. Les professeurs de droit comparé qui font des lois étrangères un domaine de spécialisation sont particulièrement habilités à agir à ce titre : [a] person called to give evidence on foreign law must be “suitably qualified to do so on account of his knowledge or experience”. It is not necessary for him to be a practising lawyer in the country concerned. He may be resident in England, perhaps practising law or in an academic position, or he may be resident in the foreign country. Thus, for example, a professor of law from London University’s School of Oriental and African Studies might give evidence on the law of Ghana ...12 Quoi qu’il advienne, après avoir écarté cette preuve, le juge décide tout de même de prendre connaissance du contenu du droit koweïtien en s’appuyant sur les extraits communiqués par le 9. Le paragraphe 18 du jugement commenté renvoie sur ce point à l’audience orale. 10. Gold v. Reinblatt and Kert, [1929] S.C.R. 74, [1929] 1 D.L.R 959, conf. (1928), 45 B.R. 136. Voir également les jugements cités par : G. GOLDSTEIN et E. GROFFIER, préc., note 7, p. 238. 11. Jean-Gabriel CASTEL, Droit international privé québécois, Toronto, Butterworths, 1980, p. 808. 12. Trevor C. HARTLEY, « Pleading and Proof of foreign Law: the major European systems compared », (1996) 45 Int’l & Comp. L.Q. 271, 283-284. Voir dans le même sens en droit canadien : Jean-Gabriel CASTEL, Canadian Conflict of Laws, 4th ed., Toronto, Butterworths, 1997, p. 150-153. Revue du Barreau/Tome 72/2013 563 demandeur. Cette pratique est admise puisque les deux modes de preuve cités à l’article 2809 ne sont pas énumérés de manière limitative13. Curieusement, le juge déclare se prévaloir de la faculté que lui confère l’article 2809 C.c.Q. de prendre connaissance d’office du droit koweïtien dans la mesure où celui-ci a été allégué14. Or, il ne s’agit guère en l’occurrence d’une connaissance acquise d’office, puisque celle-ci repose sur une information transmise par les parties, du moins l’une d’entre elles. La connaissance du juge se fonde plutôt sur une preuve littérale, dans la mesure où nos tribunaux admettent que la preuve du droit étranger puisse être faite par le simple dépôt au dossier d’une copie d’une loi de l’État concerné15. Cependant, l’admissibilité de ce mode de preuve connaît, nous semble-t-il, deux limites : d’une part, il est loin d’être certain que la seule production d’une copie de la loi étrangère suffise à prouver le contenu exact de cette loi16. Il faut encore, comme l’a décidé la Cour suprême dans l’affaire Lacombe c. Legault17, que celle-ci soit identifiée comme étant la loi actuellement en vigueur dans ce pays. Le document faisant état de la loi étrangère devrait ainsi émaner d’un officier public étranger compétent, ou être certifié par un officier public étranger qui en est dépositaire18, ce qui ne semble pas être le cas en l’espèce. Cette solution peut être déduite d’un raisonnement par analogie avec l’article 2812 C.c.Q qui subordonne la force probatoire des copies de lois des autres provinces canadiennes au fait qu’elles soient « attestées par un officier public compétent ou publiées par un éditeur autorisé ». Cette exigence devrait a fortiori être remplie pour les lois canadiennes. 13. L’emploi de l’adverbe « entre autres » par l’article 2809 montre que l’énumération légale n’est pas limitative. 14. Par. 19 du jugement commenté. 15. Droit de la famille – 2054, J.E. 95-2152 (C.S.). 16. Certains auteurs, comme Claude Emanuelli, semblent même exclure cette possibilité s’agissant des lois non canadiennes. Voir C. EMANUELLI, préc., note 7, p. 274. Pour Léo Ducharme, la loi étrangère doit être considérée comme une science devant par conséquent être prouvée par le recours au témoignage d’un expert ou, exceptionnellement, le certificat d’un jurisconsulte, à l’exclusion de tout autre mode de preuve. Léo DUCHARME, Précis de la preuve, 6e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2011, par. 62-66. 17. (1938), 76 C.S. 11, à la p. 12. 18. Dans le même sens : Jean-Claude ROYER et Sophie LAVALLÉE, La preuve civile, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, par. 115. C’est le cas également en France où la preuve s’effectue le plus souvent grâce à des certificats de coutume délivrés par les autorités compétentes. Pierre MAYER, « Les procédés de preuve de la loi étrangère », dans Études offertes à Jacques Ghestin : Le contrat au début du XXIe siècle, Paris, L.G.D.J., 2001, p. 617 et s. 564 Revue du Barreau/Tome 72/2013 D’autre part, une telle production n’en fera preuve que si la teneur de la loi étrangère peut être établie de manière claire et précise19, faute de quoi le recours à l’expertise devient nécessaire. C’est notamment le cas lorsque les textes étrangers soulèvent une difficulté d’interprétation ou lorsque ceux-ci sont fragmentaires, comme c’est le cas en l’espèce. En effet, seuls des extraits du code koweïtien ont été produits au dossier. Cela étant, on ne voit pas comment le juge pourrait alors en interpréter correctement le sens et avoir une vision globale, sans avoir recours à un expert. Rappelons que dans l’arrêt Montana c. Développements du Saguenay20, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Pigeon, avait reproché au premier juge qui, estimant l’affaire assez claire, avait déclaré suffisante la preuve de la loi étrangère faite devant lui par la production d’une copie qui n’était pas le code entier : « tous les articles d’une loi s’interprètent les uns par les autres en donnant à chacun le sens qui résulte de l’ensemble, interpréter un article isolément en y sous-entendant ce qui n’y est pas écrit est fort discutable »21. En l’espèce, force est d’admettre que le juge n’a pas fait l’effort nécessaire d’examiner la loi étrangère dans sa globalité. Il s’agit, comme nous l’avons indiqué, du Code de procédure civile et commerciale koweïtien de 1980. Le juge se contente de consulter une pièce libellée « [a] translation of certain articles of the Kuwaiti Code Of Civil And Commercial Procedure » produite par le demandeur22. Or, à bien y regarder, ce code renferme en effet une disposition particulière – non versée au dossier – relative à l’assignation des personnes résidant en dehors du Koweït (art. 11)23. D’après ce texte, la signification doit être effectuée à l’étranger par voie diplomatique. Or, le demandeur n’a pas suivi ce procédé et a opté pour une signification faite à une adresse au Koweït. L’existence d’un procédé spécifique consacré à l’assignation des personnes résidant hors l’État du Koweït aurait été de nature à interpeller le tribunal. Monsieur J. s’empresse à signifier madame Y. de l’assignation à une adresse au Koweït, alors que, selon les consta19. 20. 21. 22. G. GOLDSTEIN et E. GROFFIER, préc., note 7, p. 241-242. [1977] 1 R.C.S. 32. Ibid., p. 36. Pièce R-7 intitulée Copie de la Loi du Koweït (Code de procédure civile) et traduction. 23. Selon lequel « [l]orsque la personne à signifier a un domicile connu à l’étranger, le dossier doit être remis au Ministère public qui doit le transmettre au ministère des Affaires étrangères pour être acheminé par voie diplomatique [...] ». Revue du Barreau/Tome 72/2013 565 tations mêmes du jugement québécois24, cette dernière n’y habite plus depuis 2001, date à laquelle elle aurait élu domicile au Québec. Ainsi, même en prenant pour acquis que la signification aurait bien été faite selon le procédé utilisé, il n’est pas certain que ce dernier respecte la distinction établie par le droit koweïtien entre signification interne et signification internationale. Le juge aurait dû exiger de la partie qui a produit la copie de la loi étrangère de fournir les informations requises. Le témoignage de l’expert aurait pu également éclairer le tribunal sur ces éléments de fond du droit étranger dans la mesure où ce point faisait vraisemblablement partie du rapport produit par celui-ci. Un rapport que le juge a choisi d’écarter, préférant s’informer autrement sur les dispositions matérielles de la loi étrangère régissant la question. Si rien n’interdit au juge de procéder de la sorte, il aurait encore fallu considérer la loi étrangère dans sa globalité plutôt que de se limiter à certains de ses articles, afin de vérifier si la partie défaillante s’est vue régulièrement citée devant le tribunal étranger. L’admission de la production partielle de la loi a fait perdre au juge l’occasion d’exercer son contrôle sur ce point. Reste à savoir si la signification telle qu’effectuée remplit les exigences de la loi koweïtienne. II. La preuve de la régularité de la signification selon la loi étrangère Une fois établie la teneur de la loi étrangère, il s’agit par la suite pour le demandeur de prouver que les exigences dictées par cette loi ont été respectées. Les exigences du droit koweïtien en matière de significations sont explicitées à l’article 9 du Code de procédure civile et commerciale no 38-1980. Cet article précise, rappelons-le, le procédé à suivre par l’huissier pour signifier les personnes domiciliées au Koweït. Il en résulte que la signification doit être effectuée au domicile de la personne à signifier ou à son lieu de travail. En cas d’absence du destinataire et de toute personne habilitée à recevoir l’acte25, « celui-ci sera déposé le jour même auprès du chef du poste de police dans la circonscription où se trouve le domicile ou le lieu du travail du destinataire ». Le texte ajoute que, lorsque la signification est faite au commissariat de police, 24. Par. 4 du jugement commenté. 25. Par exemple toute personne travaillant au service du destinataire ou habitant chez lui en tant qu’époux ou membre de la famille. 566 Revue du Barreau/Tome 72/2013 l’huissier de justice doit adresser au destinataire, dans un délai de vingt-quatre heures, une lettre recommandée avec accusé de réception à laquelle est jointe une copie de l’acte objet de la signification, à son domicile réel, son lieu de travail ou à son domicile élu, l’informant du fait que l’acte de signification est livré au poste de police [...]. Les procédures seront déclarées nulles en cas d’inobservation des dispositions du présent article. En l’espèce, les pièces versées au dossier attestent d’une remise faite au commissariat de police, en raison de l’absence de la défenderesse. Ainsi, la démonstration à laquelle devait se livrer le demandeur selon la loi koweïtienne consiste en la production des documents permettant d’établir que l’acte introductif d’instance a été régulièrement notifié. Il s’agit d’une part d’une copie du procès-verbal de signification de l’acte remis au commissariat de police, et d’autre part d’une preuve attestant de l’envoi de la lettre recommandée, visée à l’article 9. Monsieur J. s’est contenté de joindre une pièce (R-6) intitulée « requête introductive d’instance et rapport de signification », dont la nature a aussitôt été contestée par la défenderesse faisant remarquer qu’il s’agissait plutôt d’une requête visant à mandater « un expert pour fixer l’indemnisation payable au demandeur », que de la signification requise. Par ailleurs, aucune preuve ne fut rapportée quant à l’expédition de la lettre recommandée ayant pour objet d’aviser la défenderesse de la remise de l’assignation au commissariat de police. À notre sens, la production du récépissé de dépôt d’un envoi recommandé à madame aurait été nécessaire pour établir la régularité de la signification selon le procédé suivi. En dépit de cette carence, le juge conclut que le demandeur a satisfait à son obligation de prouver que l’acte introductif avait été régulièrement signifié à madame conformément au droit koweïtien. Il s’appuie principalement sur les énonciations du jugement même, objet de l’exequatur26, d’après lesquelles madame avait été dûment citée : [30] Therefore, the only possible conclusion for the Court when it reads in the Foreign Judgement that the proceeding was “legally announced to the respondent by virtue of the law” is that the service was valid under Kuwaiti law. 26. L’exequatur désigne l’ordonnance par laquelle un tribunal confère la force exécutoire à un jugement étranger. La procédure par laquelle on demande l’exécution d’un tel jugement peut être appelée « requête en exequatur ». L’utilisation du terme « exemplification » est à éviter. Voir le site du ministère de la Justice, <www.justice. gouv.qc.ca/francais/publications/generale/termes/exequatur.htm>. Revue du Barreau/Tome 72/2013 567 En effet, selon le juge, le jugement étranger est présumé faire preuve de son contenu à l’égard de tous, en vertu de l’article 2822 C.c.Q.27. Il reprend à son compte les conclusions de la juge Claudine Roy dans Nateus c. Canadian Forest Navigation Company Ltd.28, selon lesquelles « le jugement étranger constitue un acte semi-authentique faisant preuve prima facie de son contenu et ce, tant quant à la nature du jugement rendu, qu’à ses motifs et à la cause de l’action ». Le juge poursuit en affirmant que : [w]hile the Kuwaiti Code of Civil and Commercial procedure requires that a registered letter be sent to a defendant where service has been made at the police station, the Court is unable to conclude that such a letter was not sent. The reason is simple. The judgment of the Kuwaiti court states that Ms. [Y.] was validly served, which is prima facie evidence that all requirements of service, including the registered letter, were met.29 Il en ressort que, d’après le juge, le jugement koweïtien opère un renversement de la charge de preuve en établissant une présomption en faveur du demandeur selon laquelle la signification a été dument effectuée. C’est à la défenderesse (madame Y.) de renverser cette présomption par une preuve appropriée, ce qu’elle n’a pas fait30. Une délicate question se pose alors, celle de savoir si le juge peut se contenter de la mention relative à la signification figurant dans le jugement étranger ou s’il doit chercher, indépendamment du jugement, la validité de la signification conformément aux prescriptions de la loi étrangère ? En d’autres termes, est-ce qu’on peut tirer du jugement dont on demande la reconnaissance, une preuve de la régularité de la signification de la requête introductive ayant conduit à ce jugement ? À notre sens, la preuve d’une signification valide ne saurait résulter des énonciations contenues dans le jugement, objet de l’exequatur, mais découle nécessairement de la réunion des conditions exigées par la loi étrangère. La preuve du respect des formalités du droit étranger doit être faite par la production des documents pertinents. Bien que l’article 3156 C.c.Q. demeure silencieux sur le point de savoir comment se fait la preuve de la 27. 28. 29. 30. 568 Par. 26 du jugement commenté. 2009 QCCS 2867 (CanLII), par. 76. Par. 32 du jugement commenté. Par. 28 du jugement commenté. Revue du Barreau/Tome 72/2013 signification, cette exigence semble découler de l’article 786 C.p.c. Ce texte, rappelons-le, impose au demandeur de produire les documents permettant d’établir que l’acte introductif d’instance a été régulièrement signifié à la partie défaillante. De plus, l’article 13 de la Convention de La Haye, qui a inspiré le législateur québécois en la matière, prévoit une disposition semblable ayant trait aux jugements par défaut, celle de produire « l’original ou une copie certifiée conforme des documents de nature à établir que l’acte introductif d’instance a été régulièrement notifié ou signifié à la partie défaillante ». Ainsi, en l’absence de texte clair et devant une jurisprudence rare et d’une interprétation controversée, il ne paraît erroné de soutenir que le jugement étranger, constatant lui-même la validité de la signification, établit cette preuve31. Nous croyons que la preuve d’une signification régulière ne saurait découler du jugement dont on demande la reconnaissance, car l’administration de la preuve est en l’occurrence règlementée par le législateur. Celui-ci a défini un mode de preuve spécifique quant à la signification : afin qu’une décision rendue par défaut puisse produire pleinement ses effets au Québec, le demandeur devra prouver que l’acte introductif d’instance a été régulièrement signifié à la partie défaillante, selon la loi du lieu où elle a été rendue32. Cette démonstration devra dès lors porter sur l’accomplissement des procédures exigées par loi étrangère. Le demandeur est tenu de prouver que les formalités de la loi étrangère relatives à la signification ont été observées et cela par la production des documents pertinents33. On peut en déduire que la preuve requise par l’article 3156 C.c.Q. ne peut être recherchée dans le jugement même, un jugement n’ayant pas encore reçu force exécutoire au Québec. Se fonder sur les constatations figurant dans le jugement revient à reconnaître a priori le jugement dont on demande la reconnaissance. En utilisant ce qui doit être démontré pour effectuer la démonstration, il y a là, manisfestement une petitio principii34. 31. En ce sens : Sylvette GUILLEMARD, « Commentaire sur la décision Jannesar v. Yousuf – Le contrôle du respect de la règle audi alteram partem à l’étranger », dans Repères, avril 2013, La référence Droit civil, EYB2013REP1334. 32. Art. 3156 C.c.Q. 33. Notiplex Sécurité incendie inc. c. Honeywell International Inc., 2010 QCCA 1028. 34. Pétition de principe : expression qui désigne le processus par lequel on tente de prouver une chose par la chose elle-même. Wallace SCHWAB et Roch PAGÉ, Les locutions latines et le droit positif québécois, Québec, Conseil de la langue française, Service des communications, 1986, p. 181. Revue du Barreau/Tome 72/2013 569 C’est au Code de procédure civile du Koweït qu’il fallait se référer pour déterminer les documents attestant de la validité de l’assignation et il serait extrêmement hasardeux de chercher dans les énonciations du juge étranger une quelconque preuve de l’existence d’une signification valide. En outre, l’article 2822 C.c.Q. ne saurait non plus entraîner un renversement de la charge de preuve, comme le laisse entendre le jugement de la Cour supérieure35. Cet argument ne paraît guère convaincant. Si un jugement étranger peut certes être considéré comme un acte semi-authentique, sa force probante ne vaut néanmoins que quant à la nature du jugement, ses motifs et la cause de l’action. Il n’en va pas de même pour la signification qui est un élément extérieur au jugement consistant en l’exécution d’un acte matériel. La présomption d’authenticité tirée de l’article 2822 ne couvre pas, à notre sens, cet élément. Ce raisonnement semble avoir été retenu dans LS 1990 06 01 ApS c. Ultimate Technographics Inc.36, où le juge refuse à bon droit de tenir compte des énonciations du jugement étranger indiquant que le défendeur a été « “lawfully summoned” and was “absent without a legally acceptable reason” »37, pour conclure que le demandeur a succombé à son obligation d’établir que l’acte introductif a été valablement notifié selon le droit danois38. En réalité, dans le jugement objet de notre analyse, il incombait au demandeur de prouver que la défenderesse a été valablement citée selon les lois du Koweït39. La preuve de signification doit être administrée selon les conditions fixées par la loi. Les dispositions du Code civil sur ce point doivent être complétées par celle du Code de procédure civile. En effet, l’article 786, al. 2 C.p.c. exige de joindre une copie certifiée des documents – autres que le jugement – permettant d’établir que l’acte introductif d’instance a été régulièrement signifié à la partie défaillante. Cette obligation pèse à la charge de « la partie qui invoque la reconnaissance ou qui demande l’exécution d’une décision étrangère »40. On ne voit pas comment on pourrait renverser la charge de preuve en demandant au défendeur de prouver l’absence de signification alors que 35. Par. 28 et 29 du jugement commenté. 36. Voir LS 1990 06 01 ApS c. Ultimate Technographics Inc., 2003 CanLII 19762 (QC C.S.). 37. Ibid., par. 5. 38. Ibid., par. 7. 39. Voir Canadian Imperial Bank of Commerce c. N.P., 2007 QCCQ 4635. 40. Art. 786 al. 1er C.p.c. 570 Revue du Barreau/Tome 72/2013 celle-ci se prouve par la production des documents. Il s’agit d’une preuve négative pratiquement impossible à établir. Cependant, la jurisprudence récente ne semble pas toujours faire sienne cette solution. Il est ainsi regrettable d’observer que dans le cas où le juge étranger fait allusion à une signification régulière, les juges québécois sont enclins à prêter foi à cette énonciation41. Par exemple, il n’était pas question en l’espèce de mettre en doute les propos du juge du Koweït sur la validité de la signification. Le juge Davis semble convaincu que son homologue koweïtien avait, avant de procéder à l’audition de la cause par défaut, vérifié la réunion des conditions requises pour s’assurer de la régularité de la citation. Or, ceci n’est pas toujours le cas. En effet, dans les systèmes juridiques imprégnés par la tradition romano-germanique, tel que celui du Koweït, l’irrégularité de la signification, étant une exception de procédure42, ne peut être soulevée par le juge. Ce moyen doit, sous peine d’irrecevabilité, être soulevé in limine litis par le plaideur simultanément et avant toute défense au fond43. Ainsi, d’après la Cour de cassation koweitienne, La nullité qui résulte de la violation des dispositions de l’article 9 C.p.c.c., est une nullité relative et ne relève pas de l’ordre public. Dès lors, le plaideur doit l’invoquer devant le premier juge et avant tout examen au fond, sous peine d’irrecevabilité. L’exception ne peut pas être soulevée pour la première fois devant la Cour de cassation.44 Il en résulte que le juge koweïtien ne procède pas d’office aux vérifications nécessaires, à moins que l’irrégularité de la signification ne soit soulevée devant lui par le plaideur qui l’invoque. Des vices tels que l’inexactitude de l’adresse indiquée, la présence ou l’absence sur le territoire de la personne à signifier, ou le défaut d’une mention obligatoire, peuvent ainsi passer inaperçus. Le juge n’exerce pas de contrôle à moins qu’une irrégularité ne soit 41. Voir par exemple : B. (M. V. D.) c. G. (C.), REJB 2001-25484 (C.S.), par. 11 et 12. 42. On entend par exception de procédure, tout moyen de défense qui tend, avant tout examen au fond, à faire déclarer la procédure irrégulière ou éteinte, telle que l’exception d’incompétence. G. CORNU, préc., note 1, vo Exception. 43. Voir : art. 77 du Code de procédure civile et commerciale de 1980. 44. Cour de cassation 27 janvier 1996, pourvoi 70/1995 cité par M. TOUËJARI, Th. MARJAN, Traité de procédure civile et commerciale en droit koweïtien, les droits des États du Conseil de Coopération du Golfe et de la République arabe d’Égypte [en arabe], t. I, Éditions dar al-nadha al-arabyia, Le Caire, 2010, p. 443-444. Revue du Barreau/Tome 72/2013 571 soulevée par le défendeur. Or, dans les jugements par défaut, cette partie est, par définition, absente ou n’ayant pas comparu. C’est la raison pour laquelle en droit koweïtien, comme dans de nombreuses autres législations, l’autorité de la chose jugée rattachée à ce type de jugement est, somme toute, une autorité relative. En effet, il existe au bénéfice de la partie condamnée une voie de recours spécifique contre les jugements par défaut appelée la « révision ». Il s’agit d’une voie de recours ordinaire ouverte au défaillant pour faire rétracter un jugement par défaut en remettant en question devant la même juridiction les points déjà jugés afin qu’il soit statué à nouveau en fait et en droit45. Il serait donc incongru de rattacher à ce genre de jugement au Québec une valeur supérieure à celle dont il jouit dans sa juridiction d’origine. Il conviendrait alors de permettre au défendeur de faire valoir ses arguments devant le juge québécois. Parmi ces ceux-ci figure la violation des principes essentiels de la procédure, notamment les droits d’être cité devant un tribunal et de pouvoir se défendre, concrétisés par l’adage audi alteram partem. III. Le respect du principe audi alteram partem Même à supposer que madame aurait été dûment signifiée de l’acte introductif conformément au droit koweïtien, la question du respect des principes essentiels de la procédure selon le droit québécois mériterait tout de même d’être posée. Cette exigence générale est prescrite par le paragraphe 3 de l’article 3155 C.c.Q., qui vise ce qu’on peut appeler l’ordre public procédural46. Le tribunal québécois ne peut donner effet à un jugement étranger ayant violé « les principes essentiels de la procédure ». Bien que la définition de cette notion demeure vague, les auteurs s’accordent à considérer les droits de la défense comme une composante majeure desdits principes47. L’adage audi alteram partem, recouvre donc essentiellement le droit d’être entendu ou dûment cité devant un tribunal48. Aux termes de 45. Voir art. 148-151 du Code de procédure civile et commerciale de l’État du Koweït. 46. G. GOLDSTEIN et E. GROFFIER, préc., note 6, p. 400. 47. Gérald GOLDSTEIN et Jeffrey TALPIS, « Les perspectives en droit civil québécois de la réforme des règles relatives à l’effet des décisions étrangères au Canada », (1995) 74 R. du B. can. 641 ; H.P. GLENN, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, Tome III, Barreau et Chambre des notaires du Québec, Québec, P.U.L., 1993, p. 763. 48. G. GOLDSTEIN et E. GROFFIER, préc., note 7, p. 404. 572 Revue du Barreau/Tome 72/2013 l’article 5 C.p.c., « [i]l ne peut être prononcé sur une demande en justice sans que la partie contre laquelle elle est formée n’ait été entendue ou dûment appelée ». L’esprit de la règle est que le décideur doit prendre connaissance de la position de chacune des parties49. Ainsi, les principes essentiels de la procédure dont parle le paragraphe 3 de l’article 3155 C.c.Q. comportent, sans doute, le droit d’être assigné avant son procès ainsi que le droit de faire valoir ses moyens50. Cette possibilité de contrôler le respect des principes essentiels de la procédure par le jugement étranger constitue un tempérament à l’interdiction de la révision au fond, proclamée par l’article 3158 C.c.Q.51. Les tribunaux québécois usent de cette dérogation afin d’écarter la reconnaissance d’une décision étrangère en procédant à un réexamen du fond de l’affaire. Ainsi, dans L.D. c. J.-Y.C.52, où un époux avait fait signifier à son épouse une action en divorce, intentée en Haïti, à une ancienne adresse en sachant qu’elle n’y habitait plus, le juge Trahan affirme que le fait que l’épouse n’ait pas pu contester cette action constituait une violation de la règle audi alteram partem, empêchant la reconnaissance de la décision haïtienne selon l’article 3155(3). Plus récemment, dans S.F. c. R.J.-S.53, alors qu’il résidait habituellement au Canada, monsieur a intenté une action en divorce en Iran. Madame a soutenu n’avoir eu aucune connaissance de ce recours car la procédure ne lui a pas été signifiée. La juge Louise Lemelin, après avoir constaté que le jugement a été rendu par défaut et à l’insu de madame, conclut, à bon droit, que « [c]e défaut de signification est fatal et le jugement étranger de divorce ne peut être reconnu »54. Et d’ajouter que la partie a droit à une défense pleine et entière. Dans le cadre des jugements par défaut, cette exigence de respecter les principes essentiels de la procédure doit dès lors être comprise à la lumière de l’alinéa 2 de l’article 3156 prévoyant que 49. Sylvette GUILLEMARD et Séverine MENÉTREY, Comprendre la procédure civile québécoise, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 22. 50. Droit de la famille – 3163, J.E. 98-2331 (C.S.) ; Canfield Technologies Inc. c. Servi-Metals Canada Inc., REJB 1999-14344 (C.S.). 51. Le texte est libellé ainsi « [l]’autorité québécoise se limite à vérifier si la décision dont la reconnaissance ou l’exécution est demandée remplit les conditions prévues au présent titre, sans procéder à l’examen au fond de cette décision ». 52. L.D. c. J.-Y.C., C.S. Montréal, no 500-12-233780-968, 7 novembre 1997, LPJ-980959, La presse juridique 6 février 1998 aux p. 13 et 14. 53. AZ-50326883, J.E. 2005-1718 (C.S.). 54. Par. 48 du jugement susvisé. Revue du Barreau/Tome 72/2013 573 « [t]outefois, l’autorité [québécoise] pourra refuser la reconnaissance ou l’exécution si la partie défaillante prouve que, compte tenu des circonstances, elle n’a pu prendre connaissance de l’acte introductif d’instance ou n’a pu disposer d’un délai suffisant pour présenter sa défense »55. Ainsi, la partie défaillante doit avoir été régulièrement informée de la procédure dirigée contre elle. Il lui appartiendra ensuite de décider de participer ou non au débat judiciaire en toute connaissance de cause. Il va sans dire que les raisons pour lesquelles un jugement est rendu par défaut sont multiples. Il se peut que la partie défaillante ait choisi délibérément de ne pas comparaître, ou qu’elle n’ait pas eu le temps de préparer sa défense, ou qu’elle n’ait pas été au courant de l’action intentée contre elle56. Il convient de permettre à la partie défaillante, dans les deux derniers cas, de faire valoir ses moyens de défense. Ce sont ces mêmes moyens qu’elle aurait pu invoquer si elle avait eu l’occasion de comparaître devant le tribunal étranger. D’après les professeurs Goldstein et Groffier57, le second alinéa de l’article 3156 vise précisément à pallier à l’interdiction de la révision au fond dans certaines circonstances, révision abolie depuis 1994 avec l’entrée en vigueur du nouveau Code civil58. L’exception trouve, de surcroît, sa justification dans la nécessité de respecter les règles de l’équité procédurale. Ainsi, comme l’affirme la Cour d’appel : [l]es principes de courtoisie interjuridictionnelle, d’ordre et d’équité sont les piliers du droit international privé ; tous, ils doivent être pris en compte dans l’étude d’une demande de reconnaissance d’une décision étrangère. Il ne s’agit pas d’en privilégier un au détriment des autres. Dans une certaine mesure les principes 55. Ce texte est inspiré de l’article 6 de la Convention de La Haye, libellé ainsi : « [s]ans préjudice des dispositions de l’article 5, une décision par défaut ne sera reconnue et déclarée exécutoire que si l’acte introductif d’instance a été notifié ou signifié à la partie défaillante selon le droit de l’Etat d’origine et si, compte tenu des circonstances, cette partie a disposé d’un délai suffisant pour présenter sa défense ». 56. J. TALPIS, préc., note 3, p. 174. 57. G. GOLDSTEIN et E. GROFFIER, préc. note 7, p. 406. 58. Ethel GROFFIER, « La réforme du droit international privé québécois », (1992) R.C.D.I.P. 584. Toutefois, cette prohibition n’écarte pas le pouvoir du juge de tenir compte de circonstances postérieures au prononcé de la décision, ni d’entendre une nouvelle demande. Voir G. GOLDSTEIN, « Principes généraux et conditions générales de reconnaissance et d’exécution », dans JurisClasseur Québec, coll. « Droit civil », Droit international privé, fasc.10, Montréal, LexisNexis Canada, 2012, feuilles mobiles, par. 28. 574 Revue du Barreau/Tome 72/2013 d’ordre et d’équité font contrepoids au principe de courtoisie ; en somme, la volonté de reconnaître les décisions étrangères ne doit pas prévaloir sur celle de protéger les droits des parties au litige.59 Ces considérations sont explicitées par la juge Lynne Landry dans Canadian Imperial Bank of Commerce c. N.P.60 : [35] En vertu de l’article 3156 al. 2 C.c.Q., la capacité, par la partie défaillante, de prendre connaissance de l’acte introductif d’instance est considérée comme l’une des conditions d’existence du droit à la reconnaissance d’un jugement étranger. [36] Il serait contraire à la justice naturelle qu’une partie soit condamnée par défaut sans avoir eu l’occasion de comparaître ou de produire une défense et ce, même si la signification de l’action a été valablement faite.61 [37] La règle audi alteram partem et le droit à une défense pleine et entière sont des principes fondamentaux en droit québécois et la procédure doit contribuer à la protection des droits des parties. Ces notions s’étendent et s’appliquent à la reconnaissance d’un jugement rendu par un Tribunal hors Québec. [38] Le Tribunal du Québec ne saurait donc reconnaître un jugement rendu hors Québec qui ne respecte pas ces principes. Au demeurant, les situations couvertes par l’alinéa 2 de l’article 3156 sont diverses. On peut penser à l’accident ou à la maladie du défendeur pouvant l’empêcher de comparaître. On peut également penser à l’ignorance du défendeur de l’existence de l’action en raison d’une signification qui, bien que régulière, est effectuée à son ancienne adresse. Par exemple, en l’espèce, il est permis de penser que madame Y. n’a pas pu prendre connaissance de l’acte introductif d’instance puisqu’alors qu’elle résidait Montréal, la signification fut remise à un commissariat de police à Koweït city. Le jugement est intervenu alors qu’elle n’a point comparu et qu’aucune citation n’a été délivrée à sa personne. À la lecture du jugement québécois, il est difficile de savoir si la question de l’ignorance de madame de l’action intentée contre elle avait été plaidée. Le juge conclut hâtivement que la défenderesse « made no evidence that [...] she was unaware of the pro59. Hocking c. Haziza, 2008 QCCA 800 (CanLII), 2008-04-30, par. 37. 60. 2007 QCCQ 4635. 61. Nous soulignons. Revue du Barreau/Tome 72/2013 575 ceedings that had been instituted against her »62. Toutefois, les circonstances de l’espèce portent à croire que madame n’avait pas connaissance de la cause intentée dans son pays d’origine. En effet, selon les lois du Koweït, lorsque le destinataire est absent à l’adresse indiquée, la signification est réputée dûment accomplie par la remise de l’acte au commissariat de police et l’envoi de la lettre recommandée dans les formes prévues à l’article 9 précité. Le Code koweïtien se contente, en l’occurrence, d’une connaissance présumée et n’exige nullement la connaissance réelle. Ainsi, d’après la Cour de cassation koweïtienne [s]i le principe en matière de signification des actes judiciaires est la connaissance réelle acquise par la remise de l’acte à la personne à signifier en main propre, le législateur se contente parfois d’une connaissance supposée dans le cas de la signification faite à un proche parent résidant au domicile de l’intéressé, ou d’une connaissance présumée, dans les cas où la loi permet de signifier le ministère public. Ce sont des cas d’exception devant être interprétés de manière restrictive.63 Il s’avère ainsi qu’à l’époque de la signification des procédures en 2008, madame, qui résidait au Québec, aurait vraisemblablement été empêchée de prendre connaissance des procédures et d’y donner suite. Les procédures suivies devant les instances koweïtiennes ne leur ont pas permis de faire valoir ses prétentions et défenses. Ni la délivrance de la signification à un commissariat de police au Koweït, ni l’expédition de la lettre recommandée – à supposer que cela ait été fait – ne garantissent que la partie défaillante ait été informée réellement et personnellement de la procédure. En les circonstances, cette dernière n’aurait pas été en mesure de faire valoir ses moyens de défense devant le tribunal étranger. Cela étant, compte tenu des circonstances, un tel procédé aurait dû être considéré comme contraire à l’ordre public procédural au Québec. Une solution semblable a été adoptée par la Cour supérieure dans une affaire où une signification, faite par publication dans un journal local selon la loi de la Floride, n’avait jamais atteint le défendeur64. Il en va de même en l’espèce où l’assignation n’a pas été délivrée en main propre à la défenderesse. 62. Par. 29 du jugement commenté. 63. Cass.com. 30 oct. 2000, pourvoi 754, cité par M. TOUËJARI, Th. MARJAN, Traité de procédure civile et commerciale en droit koweïtien, les droits des États du Conseil de Coopération du Golfe et de la République arabe d’Égypte [en arabe], t. II, Éditions dar al-nadha al-arabyia, Le Caire, 2010, p. 594-595. 64. Droit de la famille – 3454, J.E. 99-2297 (C.S.). 576 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Encore, faut-il le rappeler, le juge avait écarté le rapport de l’expert qui était de nature à l’éclairer sur ce contexte propre au droit koweïtien. Il a accepté, en revanche, le dépôt des documents comme preuve de la loi étrangère, preuve, à notre sens, fragmentaire puisqu’elle passe sous silence l’existence d’un procédé propre pour signifier aux personnes domiciliées hors Koweït. L’absence du contrôle de la part du juge sur l’ensemble de ces conditions accroît les risques de fraude à l’occasion d’un jugement rendu par défaut à l’étranger. Le demandeur peut signifier l’assignation à une adresse où le défendeur n’habite plus empêchant ainsi ce dernier de prendre connaissance de l’action et d’exercer ses droits de défense. C’est précisément ce que le législateur ciblait en édictant l’article 3156, al. 2 C.c.Q., comme application spécifique de l’exception prévue au paragraphe 3 de l’article 3155. Ce texte n’a pour objectif que de protéger les droits de la défense65. Un examen minutieux des faits de l’espèce aurait dû conduire au refus de reconnaissance du jugement, faute de pouvoir s’assurer que toutes les conditions soient remplies. Du reste, on pourrait se demander si ces comportements de la part du demandeur ne constitueraient pas, au surplus, une fraude à la loi au sens général du terme66. Il y aura lieu d’appliquer alors la règle fraus omnia corrumpit s’il est démontré qu’un tel procédé ait été suivi dans le dessein d’obtenir un jugement par défaut servant les intérêts de ce dernier. CONCLUSION En définitive, nous pensons qu’un jugement étranger rendu par défaut, dont on demande la reconnaissance et l’exécution au Québec, ne saurait constituer en soi un élément de preuve permettant au demandeur de se décharger de son obligation de prouver que toutes les exigences de signification du droit local ont été respectées. Le jugement étranger ne saurait être « auto-suffisant ». La preuve exigée par l’article 3156 C.c.Q. doit, croyons-nous, être indépendante du jugement, objet de l’exequatur, et provenir des éléments extérieurs, à savoir des documents délivrés dans le pays d’origine du jugement, attestant d’une signification régulière. Une interprétation a contrario risquerait de vider ce texte de sa substance, car un jugement rendu par défaut à l’étranger rem65. C.S. First Boston Corp. c. Yaraghi, J.E. 97-1325, AZ-97021531 (C.S.). 66. Sur cette notion, voir Gérald GOLDSTEIN, « La fraude à la loi dans le droit international privé du nouveau Code civil du Québec », (1997) 57 R. du B. 707. Revue du Barreau/Tome 72/2013 577 plira automatiquement les conditions requises et sera déclaré exécutoire dès l’instant qu’il constate, de manière elliptique, la validité de la signification. Pour conclure, le contexte québécois invite les juges à la vigilance. Il convient de protéger les immigrés qui s’installent au Québec contre des actions civiles intentées indûment dans leur pays d’origine. La solution adoptée par le juge Davis dans l’affaire objet de notre commentaire est loin d’être satisfaisante, dans la mesure où elle peut avoir pour effet d’encourager des personnes malintentionnées à l’étranger à obtenir délibérément des jugements par défaut contre des personnes installées au Canada, profitant de leur absence. La facilité avec laquelle le juge conclut à la validité de la signification expose ces dernières à des réclamations injustifiées et leur fait perdre le droit à un procès équitable et proprement contradictoire. 578 Revue du Barreau/Tome 72/2013 La reconnaissance juridique de la nature sensible de l’animal : du gradualisme français à l’inertie québécoise Martine LACHANCE Résumé S’il est indéniable que les autorités prêtent aujourd’hui davantage attention aux inquiétudes soulevées par la population quant à la douleur, la détresse et autres formes de souffrance infligée aux animaux, la volonté d’assurer leur protection juridique demeure pour certains indécente. Pourtant, à travers l’histoire, les philosophes et les savants ont envisagé, refusé puis admis la notion de douleur en l’animal. Le discours scientifique – considéré en occident comme détenteur de la vérité – a par la suite pris la relève, en établissant les balises scientifiques de cette douleur. Malheureusement, nonobstant les oscillations sur la nature et le statut de l’animal, notre législation demeure accablée par la vision cartésienne qui n’admet l’animal qu’au titre de bien, sans égard à sa sensibilité. La démonstration en sera faite à partir du discours juridique dont l’animal est objet dans les textes canadiens et québécois. Cette analyse nous conduira ultimement à poser un regard sur l’histoire du régime juridique de l’animal en France, dont les phases diverses et mouvementées du droit démontrent, sous l’influence du droit européen, une intégration quasi totale de la nature sensible de l’animal. Revue du Barreau/Tome 72/2013 579 La reconnaissance juridique de la nature sensible de l’animal : du gradualisme français à l’inertie québécoise Martine LACHANCE* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 583 I- La reconnaissance de la sensibilité animale comme élément essentiel d’un statut rénové . . . . . . . . . . 588 A. L’ouverture du Code rural français . . . . . . . . . 588 B. Les tentatives ratées du Code criminel de réparer la symbolique de l’animal . . . . . . . . . . . . . . 588 II- L’émergence d’un statut pénal corrigé de l’animal domestique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 590 A. Le Code pénal français en rupture avec la tradition cartésienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 590 B. Le durcissement des peines dans les droits français et canadiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 594 III- Le chaînon manquant d’un statut modernisé de l’animal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 596 A. Les propositions audacieuses de modification du Code civil français . . . . . . . . . . . . . . . . . . 596 B. L’absence d’un dialogue sérieux au Québec . . . . . 597 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 598 * L’auteure est professeure de droit et directrice du Groupe de recherche international en droit animal (GRIDA) de l’Université du Québec à Montréal. Revue du Barreau/Tome 72/2013 581 INTRODUCTION De tout temps, la question du rapport de l’homme avec l’animal a fait l’objet de réflexions philosophiques. En tant que discipline théorique, la philosophie tente notamment d’aider les humains, surtout au travers de l’éthique, à comprendre la place qu’ils occupent dans le monde et leur inévitable interaction avec les autres espèces. Les problèmes de la protection et du statut moral des animaux1, de l’expérimentation biomédicale2 et de l’exploitation agricole3, sont au nombre des questions régulièrement soulevées par les philosophes. De ces interrogations sont nés des mouvements en éthique animale, notamment l’utilitarisme de Jeremy Bentham4, l’antispécisme de Peter Singer5, le déontologisme de Tom Regan6 et l’abolitionisme de Gary Francione7. Au sein de la doctrine juridique, quelques auteurs ont plus discrètement discuté de la douleur des animaux8 et de la cruauté 1. David DeGRAZIA, Taking Animals Seriously: Mental Life and Moral Status, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. 2. Michael Allen FOX, The Case for Animal Experimentation, Berkeley, University of California Press, 1986 ; Margaret ROSE et David ADAMS, « Evidence for Pain and Suffering in Other Animals », dans Gill LANGLEY (éd.), Animal Experimentation: The Consensus Changes, New York, Chapman and Hall, 1989, p. 42 ; Jane A. SMITH et Kenneth M. BOYD (éd.), Lives in the Balance: The Ethics of Using Animals in Biomedical Research, New York, Oxford University Press, 1991. 3. Francis ZIMMERMAN, La Jungle et le fumet des viandes, Paris, Éditions Le Seuil, 1982 ; Élisabeth BOURGINAT et Jean-Pierre RIBAUT, Des animaux pour quoi faire ?, Paris, Éditions Charles Léopold MAYER, 2003 ; Institut national de la recherche agronomique (INRA), Douleurs animales : les identifier, les comprendre, les limiter chez les animaux d’élevage, Paris, Rapport d’expertise scientifique collective, 2009. 4. Théorie conséquentialiste qui tient pour juste l’action qui engendre le plus de bonheur pour l’ensemble des agents – le bonheur étant défini comme la maximisation des plaisirs et la minimisation des peines. Voir notamment Jeremy BENTHAM, Utilitarianism, Londres, Progressive Publishing, 1890. 5. Théorie basée sur le refus de l’exploitation et de la maltraitance des autres espèces par les êtres humains. Voir notamment Peter SINGER, Animal Liberation, New York, HarperCollins, 1975. 6. Théorie qui affirme que chaque action humaine doit être jugée selon sa conformité (ou sa non-conformité) à la règle ou à la loi morale. Voir notamment Tom REGAN, The Case for Animal Rights, Berkeley, University of the California Press, 1983 ; Gary FRANCIONE, Rain Without Thunder – The Ideology of the Animal Rights Movement, Philadelphie, Temple University Press, 1996. 7. Théorie qui réclame l’abolition pure et simple de l’exploitation animale basée sur leur nature et leur sensibilité. Voir notamment Gary FRANCIONE, Introduction to Animal Rights: Your Child or the Dog ?, Philadelphie, Temple University Press, 2000. 8. Martine LACHANCE (dir.), Études : L’animal souffre-t-il en droit ?, (2011) 24 R.Q.D.I. 193. Revue du Barreau/Tome 72/2013 583 que les hommes peuvent exercer sur eux9, et débattu de la proposition d’instituer un avocat pour les animaux maltraités. Dans leurs tentatives respectives de protéger l’animal contre l’exploitation abusive des humains, ils utilisent les méthodes et théories du droit afin de construire un pont entre les humains et les animaux, notamment dans un objectif d’extension de certains droits fondamentaux10 ou de modification de leur statut juridique11. Ce dernier discours se fait d’ailleurs plus pressant aujourd’hui, les résultats des diverses recherches scientifiques démontrant sans équivoque la capacité de l’animal à ressentir la douleur en tant qu’entité psychophysique12. Mais dire que l’animal est un être sensible parce que capable de souffrir, mérite d’entrée de jeu quelques précisions. Il s’agit là d’un exercice de définition qui mobilise un ensemble de notions entremêlées – douleur, souffrance, sensibilité – lesquelles renvoient à leur tour à plusieurs questions principales ou génériques selon la discipline qui les approche : Il existe, dans le monde animal, trois degrés de sensibilité aux influences négatives de l’environnement : la nociception, la douleur et la souffrance. La nociception existe chez la plupart des animaux et permet d’éviter, de façon réflexe, les stimulations portant atteinte à l’intégrité de l’organisme, soit par des réponses de fuite, soit par le retrait d’une partie du corps. La douleur apparaît chez tous les animaux qui possèdent des réactions émotionnelles associées à la nociception, alors que la souffrance se rencontre chez les animaux qui possèdent des fonctions cognitives associées à la douleur, donc une certaine conscience de leur environnement. 13 Même si sa nature sensible éloigne irrésistiblement l’animal de la catégorie des biens, il n’est pas acquis que le droit porte sur 9. 10. 11. 12. 13. 584 Fondation droit animal, éthique et sciences (LFDA), Homme et animal : de la douleur à la cruauté, Paris, L’Harmattan, 2008. Steven WISE, Rattling the Cage, Cambridge, Perseus Publishing, 2000. Suzanne ANTOINE, « Un animal est-il une chose ? », (1994) Gazette du Palais 1o sem.(doctrine), p. 594 ; David FAVRE, « A New Property Status for Animals in Animal Rights », dans Cass SUNSTEIN et Martha NUSSBAUM (éd.), Current Debates and New Directions, New York, Oxford University Press, 2004 ; Lyne LÉTOURNEAU, « De l’animal-objet à l’animal-sujet ? : regard sur le droit de la protection des animaux en Occident », Lex Electronica, vol. 10, no 2 (numéro spécial), Automne 2005. Thierry AUFFRET VAN DER KEMP et Martine LACHANCE (dir.), Souffrance animale – De la science au droit, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013. Dalila BOVET et Georges CHAPOUTHIER, « Les degrés de sensibilité dans le monde animal et leur identification scientifique », dans Thierry AUFFRET VAN DER KEMP et Martine LACHANCE (dir), ibid., p. 24. Revue du Barreau/Tome 72/2013 lui un tel regard ; les paradoxes pèsent autant que les vérités dans la conduite des hommes et des choses qui les intéressent. Associé à la valeur fondamentale de la personne humaine, le droit – du moins en premier lieu – est au service de l’homme. Aussi, n’est-il pas surprenant que le droit et l’animal n’entretiennent pas de liens naturels. La science révèle pourtant que la souffrance et la douleur ne sont pas inhérentes à la nature humaine. La reconnaissance de la sensibilité de l’animal devient donc primordiale pour quiconque tente de transformer le cadre juridique afin d’y établir un régime plus conforme à la nature de l’animal. Mais trop souvent le droit n’en a cure : son souci immédiat n’est pas d’ordre philosophique ou moral. Il n’est que technique destinée à sécuriser les intérêts que la société considère comme vitaux. C’est le cas notamment de l’expérimentation biomédicale et de l’élevage industriel, lesquels s’inscrivent dans un continuum de pratiques peu contestées parce qu’apparaissant indispensables à la survie de l’humain. Aussi, dans la mesure où un changement de perception de l’animal implique une mutation du cadre juridique, mais aussi une adaptation des modes de vie et de production propres aux sociétés contemporaines, n’est-il pas surprenant de constater qu’il provoque des remous dans les milieux où l’animal n’est qu’un objet d’exploitation : se font alors face les activités de l’homme et le droit moral de l’animal de ne pas souffrir inutilement. L’objet du conflit n’est nullement ici le rapport matériel de propriété, mais la relation de domination de l’humain sur l’animal. Toute perspective nouvelle déclenche nécessairement l’une ou l’autre des forces contradictoires suivantes : l’une qui va dans le sens du changement, l’autre qui cherche à le freiner. Certains États, comme celui de la France, ont ainsi pris le parti du présent contre le passé, en substituant la nature sensible de l’animal à la théorie de l’animal machine14. D’autres, à l’instar du Québec, refusent toute modernité, préférant se vautrer dans une quasi indifférence de la souffrance des animaux. 14. La théorie de l’animal-machine préserve la scission entre l’homme et l’animal, en ce que la pensée – apanage de l’homme et de Dieu – n’est pas accordée aux bêtes puisqu’elles n’en fournissent nulle preuve. Revue du Barreau/Tome 72/2013 585 À toute époque de rénovation sociale, au sein de ce besoin continuel de réforme qui est devenu comme la seconde nature des peuples qui ont pris le progrès pour devis, il va de soi que ce qui reste stationnaire, ce qui ne suit pas le mouvement et la marche vers la modernité, est destiné tôt ou tard à être déclassé. Tel est le cas du Québec qui, à l’opposé de la France, est resté figé, semblable à ces cadavres pétrifiés que la science ne peut faire revivre. L’histoire du régime juridique de l’animal en France est des plus intéressantes15. Elle fait voir les phases diverses et mouvementées que le droit français a subies pour parvenir, sous l’influence du droit européen16, à intégrer en grande partie la nature sensible de l’animal. Malgré les changements qui se font dans les mœurs et les idées, c’est l’action du pouvoir législatif qui concrétise véritablement ces changements, en mettant le droit en harmonie avec les idées nouvelles. C’est dire que l’intervention du pouvoir législatif est nécessaire pour modifier le droit, à mesure que l’état social se modifie. Or cette nécessité n’existe pas seulement en matière d’état personnel : le droit qui régit les biens est également soumis à la loi du progrès. La seule voie directe pour assurer la reconnaissance juridique de la nature sensible de l’animal procède par un changement radical de son statut : l’animal doit être exclu de la catégorie des biens meubles17, dont la structure rigide du droit le tient toujours prisonnier. Pour que ce changement de culture juridique 15. Le choix de la France, pays équivalent au Canada du point de vue économique et social, répond également à un souci méthodologique. D’abord sur un plan politique, parce que les relations entre les deux territoires se situent bien au-delà d’un rapprochement bilatéral : les rapports étroits qu’entretiennent la France et le Québec sont nés d’une volonté de travailler conjointement au progrès des deux sociétés. Puis davantage, sur un plan juridique, parce que le système juridique canadien n’est pas un droit indigène. Il participe de deux droits réunis : les droits français et anglais. En effet, la grande majorité des règles du Code civil du Bas-Canada – premier code civil québécois – ont trouvé leur source dans les nombreuses parties du Code Napoléon de 1804. Cette force d’attraction se répercute donc assez naturellement dans la méthodologie comparative, les juristes québécois pratiquant souvent le droit comparé à l’intérieur du même grand système de droit civil, spécialement avec le droit français. 16. De nombreux « textes se révèlent être des transpositions en droit français de directives communautaires et de conventions européennes (du Conseil de l’Europe) » ; Sonia CANSELIER, « La sensibilité de l’animal en droit français : de la vigueur des mots à l’efficacité des sanctions », dans Thierry AUFFRET VAN DER KEMP et Martine LACHANCE (dir.), supra, note 12, p. 261. 17. On appelle « déréification » le processus qui permet à l’animal doué de sensibilité de ne plus être considéré comme une chose inerte. Voir Olivier LEBOT, « Les grandes évolutions du régime juridique de l’animal en Europe : constitutionnalisation et déréification », (2011) 24.1 R.Q.D.I. 249. 586 Revue du Barreau/Tome 72/2013 survienne, il faudrait que tous modifient en même temps leurs schémas de référence. Or la force des lobbies – qui émane principalement des agriculteurs, des chercheurs et des chasseurs –, hostile à tout changement préjudiciable à leurs intérêts, joue comme autant de freins. Par son approche gradualiste et prudente, la France a fait le choix de construire un régime juridique de l’animal susceptible d’inciter les opposants à se rallier aux décisions législatives et gouvernementales. Comme elle repose sur une logique évolutionniste, la démarche minimise le danger de connaître des échecs majeurs. Sans risquer de rompre la structure même de la société, elle s’avère une voie durable pour réadapter les normes juridiques qui gouvernent le rapport de l’homme à l’animal, afin de répondre aux besoins du plus grand nombre. Mais lorsque la perception sociétale de l’animal change, elle ne change pas pour tous les animaux d’égale manière. Les animaux de la faune, qu’on appelle aussi animaux sauvages donnant « l’impression qu’ils peuvent être dangereux pour l’homme »18, sont malheureusement ignorés par cette avancée juridique19. En tant qu’animaux évoluant à l’état de liberté naturelle, ils sont considérés en droit civil comme des biens sans maître (res nullius) parce que non susceptibles d’appropriation. Or, bien que certains prétendent que « la question de l’animal sauvage, de sa définition ou de son statut, des valeurs qui y sont attachées et de la place qu’il convient de lui faire, [soit] à l’ordre du jour dans la société française »20, force est de constater qu’ils n’ont droit qu’à la préservation de leur espèce21, en raison de l’importance accordée au droit de propriété au sein de la tradition civiliste. Malgré sa réticence, le Code rural s’est avéré en raison de sa technicité la voie d’entrée toute désignée pour introduire en 1976 18. André MICOUD., « Des hommes et des animaux sauvages », dans Francis AUBERT et Jean-Pierre SYLVESTRE (dir), Écologie et société, Dijon, Educagri, p. 97. 19. Lors des sessions ordinaires de l’Assemblée Nationale (1984-85 et 1986-87), le député Roland Nungesser a déposé une proposition voulant que l’animal sauvage, étant un être sensible, ne pouvait faire l’objet de sévices graves ou de cruauté. Sa proposition ne fut jamais retenue. 20. Ibid. 21. N’ayant subi aucune modification de la part de l’homme (Décret 77-1295 du 27 novembre 1977), ces animaux sont régis par le Code de l’environnement, sous réserve de l’article 713 du Code civil (Ordonnance du 18 septembre 2000). Revue du Barreau/Tome 72/2013 587 la notion de l’animal domestique en tant qu’être sensible. Puis, prenant le pas de corriger le décalage ainsi créé avec le droit réglementaire, le Code pénal s’est radicalement transformé près de 20 ans plus tard, avec l’adjonction d’un chapitre spécial pour les infractions contre les animaux qui étaient désormais distinctes de celles des biens. Ne restait alors plus qu’à engager de manière ferme le droit civil dans la même lancée, afin que la nature de l’animal soit pleinement saisie par le droit français. C’est ce qui se produit depuis tout récemment, la place de l’animal au sein de la grande division des biens du Code civil faisant de nouveau surface, signe du réveil de la profonde réflexion sur le statut juridique de l’animal de compagnie lancée par le Garde des Sceaux en 2005. I- La reconnaissance de la sensibilité animale comme élément essentiel d’un statut rénové A. L’ouverture du Code rural français S’appuyant sur l’évolution de la démarche scientifique et sur les connaissances nouvelles en éthologie, les changements apportés au Code rural traduisent au premier plan une demande sociale pour la protection des animaux22. Par son article 9, la loi du 10 juillet 197623 relative à la protection de la nature identifie clairement un intérêt distinct de l’intérêt humain, puisque c’est bien en raison d’une qualité inhérente à l’animal que ce dernier est désormais protégé. Aujourd’hui intégrée au Code rural, cette protection prend naissance dans l’énoncé voulant que « tout animal, étant un être sensible, [il] doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce »24. Comme nous le verrons plus loin dans le texte, cet énoncé tout simple recèle en lui un fort potentiel d’évolution normative. Définir l’animal par sa sensibilité constitue un tremplin fabuleux pour la concrétisation de ses droits. B. Les tentatives ratées du Code criminel de réparer la symbolique de l’animal Les parlementaires canadiens ont réalisé à l’aube des années 2000, que la protection de l’animal à titre de biens était fortement 22. Nathalie MELIK, « La France face au droit des animaux », dans Le Bien-être animal, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 2006, p. 245. 23. Loi no 76-629 du 10 juillet 1976. 24. Art. L.214-1. 588 Revue du Barreau/Tome 72/2013 critiquée par la population. Elle laissait entendre que le droit se préoccupait moins de leur protection en tant qu’être vivant capable de souffrir que de la protection des intérêts de l’humain. Aussi, partant du principe que le Code criminel – et non pas la législation rurale – était le véhicule de changement idéal parce punissant tout acte de cruauté, a-t-il été proposé d’y définir l’animal comme « un vertébré autre qu’un être humain et de tout autre animal pouvant ressentir la douleur »25. Mais même si le législateur avait pris bien soin de préciser qu’il ne s’agissait pas là d’une tentative de personnification de l’animal, la revendication d’une reconnaissance de la sensibilité animale était alors bien réelle. Il ne s’agissait pas d’un simple exercice de définition. Face à cette revendication, les institutions parlementaires ont été soumises à deux types de pressions contradictoires : celle des traditionalistes qui étaient hostiles à toute définition, et celle des modernistes imprégnés de valeurs humanitaires militant pour un changement, aussi étriqué soit-il, dans la perception erronée, voire négative de l’animal. Parce que les chasseurs, trappeurs, agriculteurs et spécialistes de la recherche biomédicale craignaient que certains actes ne leur attirent des poursuites criminelles, la définition a été restreinte aux seuls « vertébrés et autres animaux capables de ressentir la douleur », avant d’être finalement abandonnée. Mais l’opposition la plus forte sur cette question est plutôt venue de la Coalition nationale pour la vie, dont le mandat est d’étudier tout projet de loi du Parlement canadien qui pourrait influer sur la situation des enfants avant leur naissance. Ainsi se sont-ils exprimés : Une foule de témoignages scientifiques attestent que les êtres humains, dès les premiers stades de la vie, ressentent la douleur. Ils sont pourtant exclus de la protection qu’offre le projet de loi. [...] Les animaux sont des êtres qui ressentent la douleur et il faut prendre les moyens pour les protéger. Que l’on soit d’accord ou non avec ce principe, aller de l’avant avec une loi sur cette base ne tient pas compte du fait que les êtres humains dans l’utérus ressentent la douleur et qu’ils ne sont pas protégés. Où cela place-t-il les animaux par rapport aux êtres humains sur l’échelle des valeurs humaines ? 25. Projet de loi C-15 (2001). Revue du Barreau/Tome 72/2013 589 Éluder les requêtes de la population et échapper à ses responsabilités, c’est ce qu’a fait le système parlementaire canadien à l’époque. Il avait pourtant devant lui l’exemple du système français qui, comme nous le verrons ci-dessous, n’a pas craint d’aménager un livre spécial à son Code pénal de manière à ce que les infractions relatives à l’homme, au corps humain et à l’embryon précèdent et côtoient le délit de cruauté. II- L’émergence d’un statut pénal corrigé de l’animal domestique A. Le Code pénal français en rupture avec la tradition cartésienne Avant la réforme du Code pénal français, la protection des animaux domestiques – êtres dont le droit reconnaissait désormais la sensibilité –, était assurée par des dispositions relevant de la même catégorie que celle des biens. Devant ce constat, on ne pouvait que mesurer à quel point la perception légale de cette sensibilité dans le droit pénal était décalée par rapport aux réalités sociales et scientifiques. Aussi, dans le but louable de redonner une certaine cohérence à l’ensemble du droit français, a-t-on profité de la réforme pour contribuer à l’émergence d’un statut modernisé de l’animal domestique, en modifiant substantiellement la structure même du Code pénal. Comme le souligne Jean-Pierre Marguenaud, la portée des modifications ainsi apportées dans la foulée de ce chantier fondamental démontre clairement que l’animal n’est plus considéré comme un bien au sein de la législation pénale française26. Les principaux changements qui permettent de soutenir une telle affirmation sont le déplacement des infractions animalières hors de la catégorie des infractions contre les biens et l’augmentation significative des peines lorsque des sévices graves ou des actes de cruauté sont perpétrés envers un animal domestique. La production de ces nouveaux textes est révélatrice de la façon dont la société française pense son ordre, ses désordres et leur sanction. 26. Jean-Pierre MARGUÉNAUD, L’Animal dans le nouveau code pénal, Paris, Recueil Dalloz Sirey, 1995, 25e cahier, chronique. 590 Revue du Barreau/Tome 72/2013 Le Code pénal institue symboliquement et matériellement les catégories à partir desquelles s’organise le pouvoir légitime de punir. Mais à la fin du XXe siècle, la société française ne disposait pour protéger l’animal domestique que de catégories anciennes qui n’avaient jamais vraiment été remises en question. Les autorités ont donc eu le courage d’entreprendre un vaste travail de catégorisation, lequel s’est notamment matérialisé dans le cadre de la réforme du Code pénal par l’ordonnancement et la hiérarchisation des différentes infractions en fonction des intérêts juridiques à protéger. La détermination de ces intérêts et des modalités de leur défense constitue ici une responsabilité politique fondamentale à laquelle le législateur français ne s’est pas dérobé. Comme l’a rappelé Anne Lemaître dans sa thèse de doctorat : Rattacher [le délit d’actes de cruauté] à la catégorie des infractions contre les biens n’aurait pas été dans le sens des avancées de la protection de la sensibilité animale. Ne pouvant bien évidemment pas inclure ce délit dans les deux autres catégories restantes [celles visant les personnes ; la Nation, l’État et la paix publique] les infractions contre les animaux ont été placées dans une catégorie distincte créée alors : un Livre V intitulé « Des autres crimes et délits ».27 Symétriquement, un Titre 5 intitulé « Des autres contraventions » fut ajouté, question d’y insérer la contravention de mauvais traitement28 et d’y adjoindre deux nouvelles contraventions : les atteintes involontaires à la vie ou à l’intégrité de l’animal29 et les atteintes volontaires à la vie d’un animal30. Ces choix pertinents, qui visent désormais le seul intérêt de l’animal et non plus sa valeur patrimoniale, constituent assurément une avancée significative vers la reconnaissance juridique de sa nature sensible. Au Canada, les dispositions criminelles en matière de cruauté envers les animaux reposent sur deux principes qui, à première vue, paraissent inconciliables : la création d’une infraction contre un bien... dont on reconnaît du même coup la capacité de souffrir : Les dispositions actuelles qui visent à éliminer la cruauté envers les animaux reposent sur l’amalgame de deux principes distincts, à 27. Anne LEMAÎTRE, « Un élément de santé publique vétérinaire : la protection des animaux de rente », Thèse, Alfort, 2003, p. 29. 28. Art. R. 654-1. 29. Art. R. 653-1. 30. Art. R. 655-1. Revue du Barreau/Tome 72/2013 591 savoir que les animaux doivent être protégés, d’une part, contre les blessures ou la mort parce qu’ils appartiennent à leur propriétaire, et, d’autre part, contre la cruauté parce qu’ils sont capables de souffrir.31 Du point de vue intellectuel, quoique bien longtemps après la France, le Canada a compris que tout processus de reconnaissance, en tant qu’il implique une configuration de l’objet de cette reconnaissance, nécessite une opération de catégorisation. Aussi, conscients des oscillations inévitables sur le statut juridique de l’animal dans la balance politique, les parlementaires canadiens ont-ils proposé de retirer les dispositions relatives aux animaux de la partie du code portant sur les actes volontaires et prohibés concernant certains biens, afin de les intégrer dans une partie fourre-tout au contenu hétéroclite : les infractions d’ordre sexuel, actes contraires aux bonnes mœurs, inconduite et cruauté envers les animaux. Cette proposition, qui ne constituait pas une modification de pure forme, aurait notamment permis d’assurer une certaine protection aux animaux de la faune : Elle [la modification] aurait pour effet que la cruauté envers les animaux ne serait plus considérée de la même façon dans le Code criminel, en ce sens que, pour la plupart, ces infractions ne seraient plus traitées comme des infractions contre les biens. De fait, le projet de loi est fondé notamment sur le principe selon lequel « tous les animaux peuvent ressentir la douleur et [...] ont le droit d’être protégés juridiquement contre la négligence ou la cruauté intentionnelle ». Par conséquent, les animaux ne seraient plus considérés comme de simples biens, mais comme des êtres vivants capables de ressentir la douleur.32 Les agriculteurs canadiens ont manifesté une réticence élevée, face au retrait des dispositions pénales relatives aux animaux du champ des infractions contre les biens. Leur crainte concernait moins la manière dont le changement serait introduit que la personnification juridique des animaux qui risquait d’en découler33. Or ce conflit apparent entre le droit de propriété de 31. Parlement du Canada, Projet de loi C-50 : Loi modifiant le Code criminel en matière de cruauté envers les animaux (LS-509F). 32. Parlement du Canada, Projet de loi C-17 : Loi modifiant le Code criminel (cruauté envers les animaux) (LS-358F). 33. David Borth, directeur général de l’Association des éleveurs de la ColombieBritannique a même dit dans le cadre des travaux entourant la révision du Code criminel : « it’s moving from property rights to almost human rights » [...] and 592 Revue du Barreau/Tome 72/2013 l’humain et le droit de l’animal de ne pas souffrir ne surprend pas. Aux yeux de plusieurs lobbyistes, le pouvoir absolu que possède l’homme de détruire ce qui lui appartient ne peut être entravé par une quelconque obligation légale. Cet argument voulant que la propriété d’un bien implique le droit d’en user, voire même d’en abuser, n’a malheureusement pas semblé farfelu aux yeux du système judiciaire canadien, et ce, même si le bien en question est un animal dont la science a depuis longtemps démontré la capacité de souffrir. La prévention de la cruauté – notion pourtant fondamentale du Code criminel canadien – demeure encore à ce jour corrompue par une interprétation trompeuse des concepts de propriété issus du droit civil. L’enjeu de cette reconnaissance dépasse largement la responsabilité spécifique des élus. En réalité, l’assimilation de l’animal à un bien bouleverse le droit pénal et concerne de ce fait les justiciables canadiens dans leur ensemble. Or, la demande sociale recouvre encore aujourd’hui une attente marquée pour un autre modèle de droit, un droit qui prendrait en compte la nature sensible de l’animal. Au traitement mécanique de la règle qui est davantage en faveur de la protection des intérêts de l’humain, une utilisation stratégique d’un droit centré sur la souffrance de l’animal serait nettement préférée. La modernisation des catégories d’infractions effectuée en France est le fruit d’une attitude réformatrice et modérée du Sénat. Or l’approche de ses membres contraste nettement avec celle de ses homologues canadiens, le Sénat refusant ultimement de reconstruire dans notre pays un nouveau modèle de protection animale. Un des premiers signes de l’embarras du système canadien envers la refonte des articles du Code criminel, est le temps passé à débattre des nombreux projets de loi, auquel on peut ajouter la faiblesse du consensus qui en a résulté. Le processus de révision en matière de cruauté envers les animaux, a comme précurseur direct le projet de loi C-17. Déposé en 1999, il est mort au feuilleton lors du lancement des élections fédérales. Après révision sommaire, il est réapparu sous le projet de loi C-15, avant de mourir à « we do have some concern about what this is indicating » ; Parlement du Canada, Projet de loi C-10 : Loi modifiant le Code criminel (cruauté envers les animaux et armes à feu) et la Loi sur les armes à feu (LS-433F). Revue du Barreau/Tome 72/2013 593 son tour au feuilleton en 2001 au moment de la prorogation du Parlement. Le projet de loi C-10, présenté une fois de plus à la Chambre des communes, a subi le même sort en 2002 après avoir franchi l’étape de la première lecture au Sénat. Les projets C-22 et C-50, respectivement présentés en 2004 et 2005, ont quant à eux été considérablement modifiés par le Sénat avant d’être définitivement écartés. Ces longs et trop souvent acrimonieux débats entourant la révision de la législation pénale ont temporairement pris fin en 2008, alors que le restreint projet de loi S-203 déposé par le sénateur John Bryden a reçu la sanction royale. Armés de nouveaux espoirs de transformation législative, trois députés ont tour à tour repris la lutte entre 2008 et 2011, en vue de modifier les dispositions pénales relatives aux infractions envers les animaux34. Aucun des divers projets de loi proposés n’a alors retenu l’attention des parlementaires canadiens au-delà de la première lecture. Pendant plus de dix ans, le Parlement et le Sénat ont ainsi été saisis de différentes propositions législatives. Deux groupes se sont alors fait face : l’un qui, par souci de protection des animaux, demandait l’élaboration de dispositions criminelles plus strictes, alors que l’autre s’y opposait fermement sous prétexte qu’elles mettraient en péril leur activité économique respective. Leur lutte désespérée n’a pas donné le résultat escompté : le dernier groupe, politiquement plus influent, a obtenu la coopération du Sénat dans ses efforts pour servir les besoins et intérêts communs de ses membres. Comme nous le verrons ci-dessous, il a utilisé le système des peines et des sanctions pénales comme une arme pour combattre et neutraliser les demandes du premier groupe dont la seule préoccupation était de protéger adéquatement l’animal. La vision économique défendue par le Sénat a ainsi eu le dessus sur la promotion de valeurs plus humanistes portée par les parlementaires de l’époque. B. Le durcissement des peines dans les droits français et canadiens Le caractère prédominant de tout droit pénal est l’intimidation qu’il exerce sur les membres de la société, notamment par le biais de son système de peines. En matière pénale, beaucoup 34. Projets de loi C-373, C-229, C-230, C-232 et C-274. 594 Revue du Barreau/Tome 72/2013 soutiennent que la sévérité des peines est non seulement nécessaire pour dissuader, mais surtout pour imprimer dans la population le sentiment de la gravité d’un crime. Notamment en matière de sévices graves et d’actes de cruauté perpétrés à l’encontre d’un animal, le message est dorénavant on ne peut plus clair en France : de 50 000 francs (± 10 000 $), l’amende a été augmentée à 30 000 euros (± 40 000 $)35. Par la sévérité de la sanction pécuniaire, il est possible de soutenir sans sourciller que la France rejette sans équivoque toute assimilation de l’animal à un meuble. Malheureusement, cet exercice d’autorité fait cruellement défaut au Canada. Au moment de la révision du Code criminel, les infractions relatives aux animaux étaient toutes punissables par procédure sommaire, faisant présumer de la faible importance accordée à ce type de crime. Élever les infractions de cruauté au statut d’infractions hybrides, lançait un important signal au système judiciaire quant à la gravité des crimes commis à l’endroit des animaux. En présence d’un acte criminel de cruauté, il a en outre été accepté de faire passer la peine maximale d’emprisonnement de six mois à cinq ans, et les juges sont maintenant autorisés à hausser à 10 000 $ l’amende maximale de 2 000 $ précédemment imposée. Mais l’approche est ici trompeuse. Par ses peines d’emprisonnement, le Code criminel semble en apparence vouloir punir sévèrement quiconque fait souffrir un animal sans nécessité. Mais davantage que la faiblesse des amendes imposées, c’est en fonction du faible taux de poursuites judiciaires que nous mesurons toute la dimension de l’échec et de l’inadéquation de la solution retenue par le Sénat. Les chiffres sont évocateurs : en raison de difficultés procédurales et de l’échec du système de justice à trouver un remède efficace à des infractions contre des biens à qui on reconnaît la capacité de souffrir, moins de 0,33 % de toutes les plaintes de cruauté envers les animaux conduisent au Canada à des poursuites pénales. Comme seule la moitié de ce nombre se termine en condamnation36, et qu’aucune d’elles n’a mené au Québec à une peine d’emprisonnement, il ne faut pas se surprendre que le système canadien soit perçu comme étant opposé, voire hostile, à toute reconnaissance de la sensibilité animale. 35. Ordonnance no 2006-1224 du 5 octobre 2006. 36. Parlement du Canada, Comité permanent de la justice et des droits de la personne, 24 octobre 2001. Revue du Barreau/Tome 72/2013 595 III- Le chaînon manquant d’un statut modernisé de l’animal A. Les propositions audacieuses de modification du Code civil français Bien que le Code rural et le Code pénal aient tous deux permis de poser les jalons d’une reconnaissance juridique de la sensibilité animale en France, il n’en reste pas moins qu’ils n’ont constitué que des voies de contournement. Mais c’est là tout l’art de l’approche indirecte déployée par les Français : utiliser une bonne dose d’opportunisme de façon à créer les conditions propices pour entamer une discussion sur le statut de l’animal au sein de ce système dont le droit civil est le pivot. Il est vrai qu’une approche systémique qui touche à la fois tous les acteurs politiques et législatifs est séduisante. Mais chacun doit d’abord reconnaître qu’il faut transformer l’organisation du régime juridique de l’animal pour atteindre des résultats permanents. Favoriser le gradualisme dans une telle démarche peut aider à modifier en profondeur les mentalités et assurer la réussite de l’exercice de réflexion entrepris. C’est ainsi qu’à peine quelques années après l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal, la loi du 6 janvier 199937 a apporté une nouvelle rédaction des articles 524 et 528 du Code civil. On y a respectivement séparé les animaux des objets servant à l’exploitation d’un fonds et on y a distingué les animaux des corps inanimés. Puis à la demande expresse du Garde des sceaux, Suzanne Antoine s’est vue remettre en 2004 la responsabilité de procéder à une étude approfondie du régime juridique de l’animal en France. Dans le document que tous appellent désormais le Rapport Antoine, elle y fait les propositions suivantes : La première, que l’auteur estime devoir être retenue en priorité, consiste à opérer une complète extraction de l’animal du droit des biens, faisant ainsi ressortir sa véritable nature d’être sensible [...]. Cette réforme consisterait à créer une catégorie animale, par l’adjonction d’un titre [...] intitulé « des animaux ». La seconde [...] consisterait à laisser l’animal dans les biens, mais en créant une nouvelle catégorie de biens, réservés aux seuls animaux, et qui leur donnerait un régime particulier.38 37. Loi no 99-5 du 6 janvier 1999. 38. Suzanne ANTOINE, Le Droit de l’animal, 1re éd., Paris, Légis-France, 2007, p. 63. 596 Revue du Barreau/Tome 72/2013 S’en est suivie une série de « rencontres animal et société » sous l’égide de l’Association Capitant39 et plusieurs propositions de loi déposées par deux membres du Sénat : la proposition présentée le 27 septembre 200740 vise l’intégration au Code civil du caractère sensible de l’animal. Celle présentée le 7 juin 201141 prend à son compte la plus importante des suggestions du Rapport Antoine : il demande l’extraction pure et simple de l’animal de la catégorie des biens. Enfin, la proposition présentée le 24 juin 201142 demande que soit reconnu un statut juridique d’être vivant et sensible à tout animal vivant à l’état sauvage. Aucune de ces propositions audacieuses n’a à ce jour porté fruit. Mais il est fort à parier qu’avec une telle pression, la véritable nature de l’animal finira par s’imposer en France. Que les autorités le veuillent ou non, la tradition civiliste ne pourra encore longtemps se dérober aux évidences de la science et de la modernité, et la réponse qui sera alors donnée comportera inévitablement un choix sur des enjeux bien supérieurs que les seules spécialités scientifiques. B. L’absence d’un dialogue sérieux au Québec Mais faire valoir de manière plausible la sensibilité de l’animal au sein de la communauté juridique nécessite d’engager un dialogue sérieux avec les instances concernées. Or, au Québec, pour dire les choses crûment, les autorités sont fermées à ce qu’est l’animal par sa nature. Parler dans ce contexte d’un dialogue de sourds serait déjà une avancée, parce qu’alors il y aurait discussions. Mais malheureusement le problème au Québec est plus profond, puisqu’il y a absence totale d’un dialogue social autonome sur la reconnaissance de la nature sensible de l’animal. La réforme du Code civil du Bas-Canada qui a abouti en 1994 à l’adoption du Code civil du Québec, aurait-elle pu représenter un terreau fertile pour ce type de réflexion ? Une réponse négative semble devoir s’imposer. Le processus qui s’est étendu sur plus de deux décennies, n’avait pas au départ de réels objectifs ambi39. Le groupe de travail a déposé un projet de réforme ambitieux du régime juridique de l’animal. Voir Suzanne ANTOINE, « Le projet de réforme du droit des biens – Vers un nouveau régime juridique de l’animal ?, (2009) 1 RSDA 10. 40. Proposition no 229 présentée par Muriel Marland-Militello. 41. Proposition no 575 présentée par Roland Povinelli. 42. Proposition no 670 présentée par Roland Povinelli. Revue du Barreau/Tome 72/2013 597 tieux ; il était simplement question d’éliminer les imperfections du Code civil du Bas-Canada et de proposer quelques modifications de fond. Or même si la démarche s’est enrichie de nouveaux défis au fil du temps, elle n’a pas marqué de rupture avec le passé en de nombreuses matières. Les institutions du droit des biens sont ainsi restées bien en place, sans grandes nouveautés. Cela procédait d’une volonté de placer la personne humaine, avec ses droits et ses devoirs, à la place d’honneur qui lui revient, en faisant d’elle la pierre d’angle de l’ensemble des relations juridiques de droit privé.43 CONCLUSION Le Québec ne fait pas bonne figure en matière de protection des animaux. Dans son rapport publié en juin 2012, Animal Legal Defense Fund (ALDF) analyse pour une cinquième année consécutive les lois qui régissent la protection des animaux dans chaque province et territoire du Canada. Au cœur des conclusions de cet organisme américain – dont la mission, depuis près de 25 ans, est de promouvoir les intérêts des animaux à l’intérieur du système juridique –, le Québec est dépeint comme un endroit idéal pour les personnes qui maltraitent les animaux. De toutes les provinces et territoires confondus, seul le Nunavut affiche un bilan moins enviable que le nôtre. Avouons-le humblement, il n’y a pas là de quoi se réjouir. Mais alors que ALDF conclut à une amélioration marquée des lois de plusieurs provinces et territoires canadiens – l’Ontario, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick étant des espaces juridiques dorénavant jugés sécuritaires pour les animaux –, le bilan du Québec s’alourdit. Entre 2008 et 2012, la protection des animaux s’est chez nous détériorée, la province étant passée du dixième au douzième rang... sur une possibilité de 13. Que reproche-t-on au juste aux lois du Québec ? Les améliorations souhaitées sont ici trop nombreuses pour être toutes citées. Disons seulement que le refus du gouvernement canadien d’exclure les crimes contre les animaux de la section relative aux infractions contre les biens de même que la faiblesse des pénalités 43. Paul-André CRÉPEAU, « Une certaine conception de la recodification », dans Serge LORTIE, Nicholas KASIRER et Jean-Guy BELLEY (dir.), Du Code civil du Québec – Contribution à l’histoire immédiate d’une recodification réussie, Montréal, Éditions Thémis, 2005, p. 61. 598 Revue du Barreau/Tome 72/2013 encourues en cas d’infraction, sont au nombre des critiques soulevées par l’organisme. Paradoxalement, pour plusieurs, le Canada est un État civilisé et progressif. Or aujourd’hui, ceux qui ont la meilleure opinion du Canada sont... les Canadiens eux-mêmes44. Pourtant, le pays a un bilan lamentable en matière de protection des animaux. La loi pénale est le fruit d’une codification britannique, que les Anglais ont répudiée par la suite. Les gouvernements successifs, en dépit des efforts considérables de la défunte Commission de réforme du droit, se sont obstinément refusés à refondre cette codification. Alors que des États comme la France se sont dotés d’une législation plus efficace pour protéger les animaux – en reconnaissant expressément leur nature d’être sensible – le Canada demeure encore aujourd’hui à l’époque victorienne avec une législation criminelle instaurée en 1892. Particulièrement en ce qui a trait aux infractions contre les droits de propriété, la structure est très fortement différenciée, notamment au regard de la nature des biens qui en font l’objet. La révision des dispositions criminelles relatives aux animaux est un des plus grands « flops » qu’a connus le Canada au cours des dernières années sur le plan juridique. Pourquoi la majorité des projets de loi déposés par les parlementaires depuis 1999 sont morts au feuilleton ou en première lecture ? Pourquoi les élus qui composent le Parlement canadien ont-ils ultimement accepté les normes moins exigeantes proposées par le Sénat, institution pourtant composée de membres non élus ? Bien que largement reconnue par la communauté scientifique, comment la souffrance animale a-t-elle pu générer un tel débat au Canada ? Sans grande fierté, nous pouvons avancer que ce résultat est vraisemblablement le fruit d’un déficit démocratique. Les sénateurs, nommés par le gouvernement fédéral souvent à titre de récompense politique, ne peuvent prétendre parler au nom de la population. Quant à l’affaiblissement de la chambre des élus, on ne sait s’il s’agit de passivité ou de totale indifférence à l’égard de la véritable nature de l’animal. Mais quelle que soit la réponse, il s’agit là assurément d’une déconnexion entre les mécanismes institutionnels et les attentes de l’opinion publique. De toute 44. Sondage d’opinion mené par Ipsos-Institut Historica Dominion et diffusé dans le quotidien La Presse en juin 2010. Revue du Barreau/Tome 72/2013 599 évidence, sur ce projet de modernisation du Code criminel, l’assemblée législative a cessé d’être le centre d’impulsion de la vie politique. Quant aux instances politiques provinciales, elles font la sourde oreille aux revendications pour un statut approprié de l’animal. En cette matière, l’inertie du Québec n’est rien d’autre qu’une faiblesse de volonté. Mais il ne s’agit pas là d’une incapacité réelle de passer à l’acte, mais bien d’une incapacité de générer des options. Au cours des dernières années, la population québécoise a eu droit à des discours politiques pleins de promesses quant à la sensibilisation des élus sur la dure réalité de la vie animale, particulièrement pour les animaux de compagnie. Or, comme le disait Gustave le Bon, « les volontés précaires se traduisent par des discours, les volontés fortes par des actes »45. Il est grand temps que le gouvernement du Québec emboîte le pas de la France et passe de la parole aux actes... 45. Gustave LE BON, Hier et demain. Pensées brèves, Paris, Flammarion, 1918 (édition électronique), p. 76. 600 Revue du Barreau/Tome 72/2013 CHRONIQUE DROIT MUNICIPAL Myriam ASSELIN et Gabriel CHASSÉ, M.ATDR* L’affaire Terrebonne (Ville de) c. Bibeau : L’absence de permis fait-elle obstacle à l’existence de droits acquis ? La Cour d’appel fait le point sur un débat vieux de plus de 30 ans L’auteur Jacques L’Heureux enseignait, concernant les fondements de la théorie des droits acquis, ce qui suit : Un règlement ne peut [...], sauf disposition contraire de la loi, toucher une situation juridique déjà existante au moment de son entrée en vigueur, le bénéficiaire d’une telle situation étant considéré avoir un droit acquis à celle-ci. En conséquence, un règlement ayant pour objet d’adopter ou de modifier un règlement d’urbanisme ne s’applique pas à une construction, à une utilisation ou à un lotissement déjà existant au moment de son entrée en vigueur, sauf disposition contraire de la loi.1 La Cour d’appel a précisé plus tard, en 1992, les principales conditions d’existence de droits acquis dans l’affaire Huot c. L’Ange-Gardien (Municipalité de)2. La première de ces conditions, laquelle constitue le cœur même de la théorie des droits acquis, est formulée comme suit : Les droits acquis n’existent que lorsque l’usage dérogatoire antérieur à l’entrée en vigueur des dispositions prohibant un tel usage était légal.3 Ainsi, pour bénéficier de droits acquis, une construction ou un usage doit, de façon générale, avoir été conforme à la réglementation en vigueur au moment de son implantation ou du début de son exercice (ou à tout autre moment par la suite en raison d’une modification à la réglementation). Autre- * Les auteurs sont avocats en droit municipal au sein du cabinet Tremblay Bois Mignault Lemay de Québec. Ils remercient Me André Lemay et Me Caroline Pelchat pour avoir accepté de lire et commenter la version antérieure de cette chronique. Les auteurs remercient également madame Valérie Royer, technicienne juridique, pour son aide précieuse à toutes les étapes de la réalisation de ce texte. 1. Jacques L’HEUREUX, Droit municipal québécois, tome II, Montréal, Wilson & Lafleur, 1984, p. 684 et s. 2. EYB 1992-64028 (C.A.), demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, no 23213, 4 mars 1993. 3. Ibid., par. 27. Revue du Barreau/Tome 73/2013 601 ment, les droits acquis ne peuvent tout simplement pas avoir pris naissance. Or, cette première condition, simple en apparence, a donné lieu à une controverse où deux écoles de pensée ont longtemps divisé les juristes : L’obtention d’un permis de la municipalité est-elle nécessaire à l’existence de droits acquis ? Évidemment, le fait que la réglementation exigeait l’obtention d’un tel permis, au moment du début de l’exercice de l’usage ou de l’implantation de la construction, sous-tend cette question. La Cour d’appel, dans l’affaire Terrebonne (Ville de) c. Bibeau4, s’est récemment penchée sur cette question et semble avoir tranché le débat. Avant d’y revenir, révisons les arguments qui faisaient l’objet des deux thèses qui s’opposaient. 1. La thèse selon laquelle l’absence de permis constitue un motif de refus de reconnaître des droits acquis Selon les tenants de cette thèse, la légalité d’un usage ou d’une construction est intimement liée à la délivrance d’un permis par la municipalité, un usage ou une construction illégale ne pouvant servir d’assise à des droits acquis. L’auteur L’Heureux était l’un de ceux qui se disaient d’avis qu’une construction ou un usage faits sans permis, alors qu’un tel permis était requis, sont illégaux et ne peuvent donc créer de droits acquis : 1348 – Permis ou certificat : – Lorsqu’un permis ou certificat était requis, il doit avoir été obtenu avant l’interdiction. Une construction, une utilisation ou un lotissement fait sans permis ou certificat, lorsqu’un permis ou certificat est requis, est, en effet, illégal et ne peut donc créer un droit acquis. Il ne peut créer aucun droit acquis, même s’il y a eu tolérance des autorités municipales. [...] Les droits acquis ne peuvent exister que si la situation sur laquelle ils sont fondés est légale, c’est-àdire, dans notre cas, si la construction ou l’utilisation est légale. Or, il est certain qu’une construction ou une utilisation faite sans permis, lorsqu’un permis est requis, n’est pas une construction ou une utilisation légale. En conséquence, à notre avis, une telle construction ou une telle utilisation ne peut créer un droit acquis, même si elle est, pour le reste, conforme à la réglementation d’urbanisme.5 Ce même auteur, répliquant à un argument des tenants de l’opinion contraire à l’effet qu’« exiger la démolition d’un édifice conforme à la réglementation ou en 4. EYB 2013-220322 (C.A.). 5. Jacques L’HEUREUX, Droit municipal québécois, tome I, Montréal, Wilson & Lafleur, 1981, p. 690 et s. 602 Revue du Barreau/Tome 72/2013 empêcher l’usage légal pour le seul motif du défaut d’obtenir le permis requis serait hors de proportion avec l’infraction »6, exposait ce qui suit : [...] Ce motif n’est pas convaincant. L’absence de droits acquis n’est pas, en effet, une sanction à la réglementation d’urbanisme. Les droits acquis existent par eux-mêmes, indépendamment de la notion de sanction. Ils existent d’ailleurs, dans tous les domaines du droit, et non pas seulement en droit de l’urbanisme. Les règles les régissant ne peuvent donc dépendre de la sévérité des sanctions à la réglementation d’urbanisme. [...]7 En 1991, dans l’affaire Bourque c. Prévost (Municipalité de)8, la Cour d’appel considère qu’invoquer une action illégale (telle que la construction d’un bâtiment sans permis même si cette construction est antérieure à une réglementation la prohibant) ne peut servir à faire une preuve de droits acquis puisque cela équivaudrait à invoquer sa propre turpitude9. Dans cette affaire, l’appelant Bourque avait débuté, mais sans obtenir un permis de la municipalité, la construction d’une rallonge à sa résidence et ce, quelques mois avant l’entrée en vigueur de la réglementation rendant dérogatoi- res les travaux entrepris. Celui-ci invoquait alors des droits acquis fondés sur la réglementation précédente, applicable au moment du début de ses travaux. La Cour d’appel a toutefois refusé d’appliquer la réglementation antérieure, plus permissive, et a nié l’existence de droits acquis parce que l’appelant Bourque avait agi sans permis. En 1998, dans l’affaire ValBélair (Ville de) c. Entreprises Raymond Denis inc.10, la Cour d’appel, faisant siens les propos de l’auteur L’Heureux, conclut à l’absence de droits acquis à l’exploitation d’une carrière en raison du défaut d’Entreprises Raymond Denis inc. d’avoir obtenu, en temps utile, un certificat d’autorisation du ministère de l’Environnement, puisqu’« un usage illégal ne peut fonder de droits acquis »11. Il faut toutefois préciser, concernant cette affaire, que la Loi sur la qualité de l’environnement, en vertu de laquelle le certificat d’autorisation était requis, constitue une loi d’ordre public. Or, la Cour d’appel précise ce qui suit : En effet, il serait pour le moins inacceptable qu’une occupation ou un usage du territoire fait en violation d’une loi d’ordre public constitue une situation juridique suffisante à l’acquisition d’autres 6. Lorne GIROUX, Aspects juridiques du règlement de zonage au Québec, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1979, p. 408. 7. J. L’HEUREUX, op. cit., note 5, p. 691. 8. EYB 1991-58464 (C.A.). 9. Ibid., par. 11. 10. REJB 1998-06596 (C.A.), demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, no 26756, 18 février 1999. 11. Ibid., par. 18. Revue du Barreau/Tome 73/2013 603 droits à l’encontre d’une loi ou d’un règlement visant un autre aspect de l’organisation du territoire.12 On peut se demander si la conclusion de la Cour d’appel aurait été différente s’il avait été question d’un permis obligatoire en vertu de la réglementation municipale, mais il est légitime de croire que non, considérant que la Cour endosse totalement les propos de l’auteur L’Heureux. Enfin, bien que cette thèse ait perdu des adeptes au fil des ans, nous avons répertorié une décision de la Cour municipale de la MRC de Montcalm démontrant qu’elle était toujours suivie en 200513. La juge Marguerite-M. Brochu y affirme d’ailleurs que les décisions reconnaissant la possibilité d’invoquer des droits acquis en l’absence de permis obligatoire restent l’exception. Elle ajoute : [29] Toutefois, et c’est la thèse généralement admise, si le permis vise à connaître et mieux contrôler l’usage du sol, comme c’est le cas en l’espèce, en prévenant l’utilisation anarchique du territoire et protégeant ainsi l’intérêt collectif, tel permis d’exploitation est intimement lié à la légalité de l’usage. L’absence d’un tel permis vicie la légalité de l’usage dérogatoire et empêche la formation de droits acquis. [...]14 12. 13. 14. 15. 16. 604 2. La thèse selon laquelle l’absence de permis ne constitue pas un motif de refus de reconnaître des droits acquis En 1979, l’auteur Lorne Giroux15, maintenant juge à la Cour d’appel, conclut que dans le contexte d’une requête en démolition ou en cessation d’un usage dérogatoire, il serait « hors de proportion » d’exiger la démolition d’une construction ou d’en empêcher l’usage pour la seule raison que le permis requis n’avait pas été obtenu préalablement : Exiger la démolition d’un édifice conforme à la réglementation ou en empêcher l’usage légal pour le seul motif du défaut d’obtenir le permis requis serait hors de proportion avec l’infraction ainsi que l’a décidé la Cour d’appel de l’Ontario. Dans ce cas, la seule pénalité possible serait une poursuite pénale et l’imposition de l’amende. En 1994, le même auteur16 reconsidère la problématique et conclut qu’un usage conforme à la réglementation municipale, mais exercé sans permis ne devrait pas automatiquement faire échec à la reconnaissance de droits acquis, l e s ci r c o n s ta n c e s e n to u r a n t chaque affaire étant primordiales. Selon lui, l’écoulement du temps, Ibid., par. 21. Saint-Roch-de-l’Achigan (Paroisse de) c. Dubé, 2005 CanLII 58937 (QC C.M.). Ibid., par. 29. L. GIROUX, op. cit., note 6, p. 408. Lorne GIROUX, « Questions controversées en matière de droits acquis », dans Service de formation continue, Barreau du Québec, Développements récents en droit municipal, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1994, p. 167-171. Revue du Barreau/Tome 72/2013 la protection du tiers de bonne foi et l’évolution de la norme réglementaire en cause constituent des facteurs qui devraient être pris en compte par les tribunaux saisis d’une question de cette nature : L’exigence du permis, primordiale pour la surveillance et l’application du règlement, n’en reste pas moins subordonnée à la conformité de l’opération avec les normes réglementaires. Sous le régime réglementaire d e l a L.A.U., contrairement aux régimes plus discrétionnaires de la Loi sur la protection du territoire agricole et de la Loi sur la qualité de l’environnement, le permis ou le certificat confirme la légalité de l’opération envisagée, il ne l’assure pas.17 [...] Plus on s’éloigne de l’époque à laquelle l’usage était conforme, plus il peut être difficile de prouver l’obtention d’un permis avant l’entrée en vigueur du règlement restrictif. Dans un tel cas, la corporation municipale n’a souvent qu’à alléguer que l’utilisation a commencé sans permis pour qu’il soit pratiquement impossible à celui qui défend une prétention à des droits acquis de faire la preuve de son obtention. Dès 1993, une des tangentes des tribunaux était donc de considérer le permis comme une forma- lité n’ayant pas d’impact sur le « fond du droit » : Pour décider de droits acquis, il faut regarder le fond du droit. Le permis, élément formel, crée une présomption que le droit acquis existe. Inversement, l’absence de permis n’est pas irrémédiable.18 D’ailleurs, précisons que « l’émission d’un permis par la municipalité n’est pas discrétionnaire. Elle est obligée de l’émettre, même postérieurement, à la condition que le tout soit conforme à la réglementation en vigueur »19. C’est en 2002, dans l’arrêt Frelighsburg (Municipalité de) c. Entreprises Sibeca inc.20, que la Cour d’appel a statué qu’il est possible d’invoquer des droits acquis lorsque la réglementation municipale est modifiée si l’on est « en présence d’un permis conforme ou d’une construction déjà débutée ou d’un usage réellement exercé ». On peut donc inférer de cet éventail de scénarios pouvant donner naissance à des droits acquis, que l’exercice d’un usage dérogatoire, qui respecterait les normes contenues à la réglementation d’urbanisme à l’époque où il a débuté, suffirait pour faire naître des droits acquis. Par la suite, en 2006, dans l’affaire Sainte-Barbe (Municipa- 17. Voir également au même effet : Saint-Liguori (Municipalité de la Paroisse de) c. Centre de recyclage Montcalm (C.R.M.) inc., EYB 2012-205324 (C.S.), par.74 ; St-Émile (Municipalité de) c. Fortier, C.S. Québec, no 200-05-002146-913, 8 juin 1993, j. Édouard Martin, p. 28. 18. St-Émile (Municipalité de) c. Fortier, précitée, note 17. 19. Saindon c. Ange-Gardien (Municipalité), REJB 1997-09528 (C.S.). 20. REJB 2002-35880 (C.A.), appel à la Cour suprême rejeté, no 29600, 1er octobre 2004, REJB 2004-70874 (C.S.C.). Revue du Barreau/Tome 73/2013 605 lité de la Paroisse de) c. Henry21, la Cour d’appel a décidé que l’absence de permis n’empêchait pas l’intimé de bénéficier de droits acquis à l’implantation d’une roulotte sur son terrain. Il convient cependant de préciser que cette décision était basée sur une trame factuelle particulière puisque l’intimé avait d e ma n d é , a p r è s l ’ e n tr é e e n vigueur du règlement qui l’exigeait, un permis et on lui avait refusé sous prétexte que le permis n’était pas requis « vu ses droits acquis ». De plus, il y avait une preuve nébuleuse selon laquelle l’intimé aurait obtenu un permis sept ans plus tard. Plus récemment, en 2010, dans l’affaire Lessard c. Boissonneault 22 , la Cour d’appel s’est rangée à nouveau du côté de cette thèse. Néanmoins, la preuve présentée mettait encore une fois en relief des faits singuliers, d’où la subsistance de la controverse jurisprudentielle à cet égard. Dans cette cause, les parties étaient voisines et l’appelant cherchait à faire démolir le quai que son voisin avait installé, sans permis. Or, il a été établi que l’exigence réglementaire d’obtenir un permis préalablement à la construction d’un quai avait été retranchée de la réglementation municipale en 1990, soit postérieurement à la construction du quai par l’intimé. Au surcroît, tous les autres résidents du lac n’avaient pas non plus obtenu de permis avant de construire leur quai. Enfin, à l’époque du jugement, la Municipalité ne cherchait pas à appliquer son nouveau règlement de zonage « en raison de l’ancienneté des constructions existantes et de l’impossibilité de déterminer dans les faits qui a un droit acquis et qui n’en a pas ». 3. La décision Terrebonne (Ville de) c. Bibeau23 Le 8 avril 2013, la Cour d’appel, sous la plume de l’honorable Dominique Bélanger, a rendu un jugement qui semble mettre fin à cette controverse qui perdurait depuis plusieurs années. Dans cette affaire, la Ville porte en appel un jugement de la Cour supérieure qui avait accueilli en partie sa requête en cessation d’un usage dérogatoire en vertu de l’article 227 L.A.U. On reprochait entre autres à M. Bibeau et à M me St-Hilaire de garder des chevaux et des oies sur leur terrain qui était maintenant situé en zone résidentielle. Cependant, au moment où ils ont débuté cet usage, leur terrain était situé en zone agricole et l’usage était autor i s é p a r l a ré gl e m e n t a t i o n d’urbanisme alors en vigueur. Cette réglementation prévoyait par ailleurs qu’un permis d’occupation devait être émis préalablement à l’exercice de tout nouvel usage. Le juge de première instance avait reconnu des droits acquis aux intimés, sauf pour la garde des 21. EYB 2006-101386 (C.A.). 22. EYB 2010-175285 (C.A.). 23. Précitée, note 4. 606 Revue du Barreau/Tome 72/2013 oies blanches puisqu’il avait été mis en preuve qu’elles n’étaient pas présentes sur le terrain avant l’entrée en vigueur du Règlement de zonage l’interdisant. Néanmoins, la Ville a porté le jugement en appel en prétendant que la Cour n’aurait pas dû reconnaître des droits acquis aux intimés puisqu’ils avaient exercé leur usage sans permis d’occupation. La Cour d’appel a conclu que le défaut, pour les propriétaires, d’avoir obtenu les autorisations préalables de la Ville ne faisait pas échec à la reconnaissance de droits acquis au maintien d’un usage dérogatoire, soutenant que la jurisprudence de la Cour d’appel est, depuis 2002, à l’effet que : [26] [...] le défaut d’obtenir un permis d’occupation requis par un règlement municipal n’empêchera pas nécessairement la reconnaissance de droits acquis lorsque l’implantation de la construction ou de l’usage est conforme à la réglementation au moment de son introduction. CONCLUSION Comme on peut le constater, il semble être maintenant établi que l’absence de permis ne fait pas échec à la naissance de droits acquis, à condition que l’usage ou la construction dérogatoire était conforme à la réglementation au moment où il a été implanté (ou à tout autre moment par la suite en raison d’une modification réglementaire). Certes, l’obtention d’un permis crée une présomption de droits acquis (ou de la conformité à la réglementation alors en vigueur) en faveur du propriétaire de l’immeuble qui cherche à les faire reconnaître. Cependant, a contrario, le défaut de l’avoir obtenu n’est pas fatal. Suite à la décision récente de la Cour d’appel, dans l’affaire Terrebonne (Ville de) c. Bibeau24, nous sommes d’avis que l’absence de permis n’affecte pas la légalité de l’usage ou de la construction dérogatoire aux fins de la reconnaissance de droits acquis25. Néanmoins, lorsqu’un usage ou une construction non-conforme à la réglementation municipale est constaté et qu’il y a des motifs de croire que le début de l’exercice de l’usage ou l’implantation de la construction est survenue il y a longtemps, l’existence ou non de droits acquis doit être étudiée suivant les conditions suivantes établies par la Cour d’appel dans l’affaire Huot26 : a) Les droits acquis n’existent que lorsque l’usage dérogatoire [ou la construction] antérieur à l’entrée en vigueur des dispositions prohibant un tel usage était légal. b) L’usage existait en réalité puisque la seule intention du propriétaire ou de l’usager ne suffit pas. c) Le même usage existe toujours ayant été continué sans interrup- 24. Précitée, note 4. 25. Une décision de la Cour supérieure, faisant référence à l’affaire Bibeau, reprend d’ailleurs ce principe : Pontiac (Municipalité de) c. Walsh, EYB 2013-220912 (C.S.), par. 93. 26. Précitée, note 2, par. 27. Revue du Barreau/Tome 73/2013 607 tion significative [selon le contenu du Règlement de zonage portant sur les constructions et usages dérogatoires protégés par droits acquis]. d) Les droits acquis avantagent l’immeuble qui en tire profit. De tels droits ne sont pas personnels mais cessibles, suivant l’immeuble dont ils sont l’accessoire. e) Ils ne peuvent être modifiés quant à leur nature et parfois quant à leur étendue bien que les activités dérogatoires peuvent être intensifiées en certains cas [selon le contenu du Règlement de zonage portant sur les constructions et usages dérogatoires protégés par droits acquis]. f) La seule qualité de propriétaire ne suffit pas quant aux droits acquis. Dorénavant, dans le cadre de cette analyse, il n’y aura plus lieu de tenir compte du défaut d’obtention d’un permis par le propriétaire actuel (ou ses auteurs), en raison du récent jugement de la Cour d’appel dans l’affaire Bibeau. L’article 227 L.A.U. ne permettant pas à la Cour supérieure d’ordonner la cessation d’une utilisation du sol ou d’une construction faite sans permis (et qui serait par ailleurs conforme à la réglementation), l’absence d’une autorisation municipale requise en vertu de la réglementation ne pourra donc, pour l’avenir, être sanctionnée que dans le cadre d’une poursuite pénale par la condamnation du contrevenant au paiement d’une amende. (Les mots entre crochets (« [ ] ») sont ceux des auteurs) 608 Revue du Barreau/Tome 72/2013 LISTE DES MÉMOIRES DE MAÎTRISE ET THÈSES DE DOCTORAT ACCEPTÉS EN 2012-2013 UNIVERSITÉ LAVAL (janvier à décembre 2012) Doctorat en droit BARIL, Jean, Droit d’accès à l’information environnementale : pierre d’assise du développement durable. BHOURI, Houda, Les intégrations économiques régionales à l’ère de l’OMC. L’évolution de l’article XXIV. HOUDE, Marie, Les logiques de la rationalité judiciaire dans l’appréciation du témoignage. 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Revue du Barreau/Tome 72/2013 609 HATTON, Anne-Catherine, Le respect des normes éthiques nationales dans le commerce transfrontière des inventions biotechnologiques : regards croisés sur l’interprétation des notions de moralité publique dans le GATT et de bonnes mœurs dans la convention sur le brevet européen. PELLETIER, Simon, Étude comparative de la raisonnabilité en droit constitutionnel et administratif canadien. PLOUFFE-MALETTE, Kristine, La prise en compte normative de la victime dans les instruments internationaux de lutte contre la traite des êtres humains. POPOVICI, Alexandra, Le patrimoine d’affectation, Nature, culture, rupture. POULIOT, Jean-Benoît, L’évaluation qualitative des offres. Vers une meilleure gestion des deniers publics ? RIVET-SABOURIN, Joëlle, Le droit de communication de l’employeur dans les rapports collectifs du travail. 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Maîtrise en droit avec concentration en droit humanitaire et droit de la sécurité internationale GAUTHIER, Marie-Sophie, Concept de « guerre mondiale » contre le terrorisme – concept de souveraineté des États dépassé ? Revue du Barreau/Tome 72/2013 619 SINGH, Prabhjot, The Responsibility to Protect – A Critical Analysis. Maîtrise en droit avec concentration en droit et justice sociale MAKALIAN, Vrouyr, La consultation en vertu de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. 620 Revue du Barreau/Tome 72/2013 INDEX DES AUTEURS Note : Sous chaque entrée de l’index des auteurs vous trouverez les informations nécessaires pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau, soit le titre suivi, en caractères gras, des pages. AL-DABBAGH, Harith et Jeffrey A. TALPIS, Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? – Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure, 555-578 ASSELIN, Myriam et Gabriel CHASSÉ, L’affaire Terrebonne (Ville de) c. Bibeau : l’absence de permis fait-elle obstacle à l’existence de droits acquis ? La Cour d’appel fait le point sur un débat vieux de plus de 30 ans, 601-608 BLAIS, Michel, Réflexions sur une échelle d’attribution des points jugée « grandement déficiente » pour l’évaluation des offres de services professionnels, 437-451 BURTON, Laurence, Nathalie FAUBERT et Jacques S. DARCHE, Le harcèlement entre locateur et locataire en matière de bail immobilier commercial, 493-530 DUFOUR, Marie-Hélène, La Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics : précipitation, confusion et imprécision, 213-285 HUPPÉ, Luc, L’encadrement constitutionnel de la rémunération des juges, 453-492 KOURI, Robert P. et Catherine RÉGIS, La limite de l’accès aux soins définie par l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux : véritable exutoire ou simple mise en garde ?, 177-211 LABERGE, Valérie, L’interprétation du meilleur intérêt de l’enfant dans les litiges de garde, 65-100 Revue du Barreau/Tome 72/2013 621 LACHANCE, Martine, La reconnaissance juridique de la nature sensible de l’animal : du gradualisme français à l’inertie québécoise, 579-600 LAVALLÉE, Carmen et Michelle GIROUX, Le droit de l’enfant québécois à la connaissance de ses origines évalué à l’aune de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, 147-175 NADEAU, Denis, L’arrêt Dunsmuir : bilan quinquennal d’un contrôle judiciaire en redéfinition, 1-64 PLANTE, Katherine et Marc GERVAIS, Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien, 531-554 RANGER, Julie, Valérie SCOTT et Denise HELLY, Immigration and adoption of children under Kafalah: a judicial journey, 101-146 TURGEON, Jean, La Régie du logement, l’interdiction d’un animal de compagnie et son expulsion sans préjudice sérieux : abus de droit ou droit d’abus ?, 287-393 VINCENT, Julie, Les troubles du contrôle des impulsions en droit pénal canadien : la kleptomanie et la pyromanie, 395-435 622 Revue du Barreau/Tome 72/2013 INDEX ANALYTIQUE Note : Sous chaque entrée de l’index analytique vous trouverez les informations nécessaires pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau, soit le titre suivi, en caractères gras, des pages. ADOPTION ET ADOPTION INTERNATIONALE Le droit de l’enfant québécois à la connaissance de ses origines évalué à l’aune de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, 147-175 Immigration and adoption of children under Kafalah: a judicial journey, 101-146 ANIMAL La reconnaissance juridique de la nature sensible de l’animal : du gradualisme français à l’inertie québécoise, 579-600 La Régie du logement, l’interdiction d’un animal de compagnie et son expulsion sans préjudice sérieux : abus de droit ou droit d’abus ?, 287-393 AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS La Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics : précipitation, confusion et imprécision, 213-285 BAIL D’HABITATION Le harcèlement entre locateur et locataire en matière de bail immobilier commercial, 493-530 La Régie du logement, l’interdiction d’un animal de compagnie et son expulsion sans préjudice sérieux : abus de droit ou droit d’abus ?, 287-393 BAIL IMMOBILIER COMMERCIAL Le harcèlement entre locateur et locataire en matière de bail immobilier commercial, 493-530 Revue du Barreau/Tome 72/2013 623 CLAUSE ABUSIVE La Régie du logement, l’interdiction d’un animal de compagnie et son expulsion sans préjudice sérieux : abus de droit ou droit d’abus ?, 287-393 CONTRAT La Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics : précipitation, confusion et imprécision, 213-285 CONTRÔLE JUDICIAIRE – TRIBUNAL ADMINISTRATIF L’arrêt Dunsmuir : bilan quinquennal d’un contrôle judiciaire en redéfinition, 1-64 DÉFENSE DE NON-RESPONSABILITÉ POUR CAUSE DE TROUBLES MENTAUX Les troubles du contrôle des impulsions en droit pénal canadien : la kleptomanie et la pyromanie, 395-435 DOSSIER D’ADOPTION ET DOSSIER DE L’ENFANT – CONFIDENTIALITÉ Le droit de l’enfant québécois à la connaissance de ses origines évalué à l’aune de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, 147-175 DROIT AUX SERVICES DE SANTÉ ET SERVICES SOCIAUX La limite de l’accès aux soins définie par l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux : véritable exutoire ou simple mise en garde ?, 177-211 DROIT MUSULMAN Immigration and adoption of children under Kafalah: a judicial journey, 101-146 624 Revue du Barreau/Tome 72/2013 DROITS ACQUIS L’affaire Terrebonne (Ville de) c. Bibeau : l’absence de permis fait-elle obstacle à l’existence de droits acquis ? La Cour d’appel fait le point sur un débat vieux de plus de 30 ans, 601-608 ENFANT Le droit de l’enfant québécois à la connaissance de ses origines évalué à l’aune de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, 147-175 Immigration and adoption of children under Kafalah: a judicial journey, 101-146 ENTREPRENEUR ET ENTREPRENEUR EN CONSTRUCTION La Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics : précipitation, confusion et imprécision, 213-285 ENQUÊTE CRIMINELLE Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien, 531-554 ÉTABLISSEMENT DE SANTÉ – ALLOCATION DE RESSOURCES La limite de l’accès aux soins définie par l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux : véritable exutoire ou simple mise en garde ?, 177-211 GARDE DE L’ENFANT – INTÉRÊT DE L’ENFANT L’interprétation du meilleur intérêt de l’enfant dans les litiges de garde, 65-100 GÉOLOCALISATION PAR SATELLITE (GPS) Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien, 531-554 Revue du Barreau/Tome 72/2013 625 HARCÈLEMENT Le harcèlement entre locateur et locataire en matière de bail immobilier commercial, 493-530 IMMIGRATION Immigration and adoption of children under Kafalah: a judicial journey, 101-146 INDÉPENDANCE JUDICIAIRE L’encadrement constitutionnel de la rémunération des juges, 453-492 INTENTION Les troubles du contrôle des impulsions en droit pénal canadien : la kleptomanie et la pyromanie, 395-435 JUGE – RÉMUNÉRATION L’encadrement constitutionnel de la rémunération des juges, 453-492 JUGE – RÔLE L’interprétation du meilleur intérêt de l’enfant dans les litiges de garde, 65-100 JUGEMENT ÉTRANGER – EXÉCUTION Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? – Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure, 555-578 JUGEMENT PAR DÉFAUT Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? – Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure, 555-578 626 Revue du Barreau/Tome 72/2013 JUSTICE NATURELLE – RÈGLE AUDI ALTERAM PARTEM Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? – Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure, 555-578 LÉGISLATION – THÉORIE DE L’IMPRÉCISION La Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics : précipitation, confusion et imprécision, 213-285 LOGEMENT La Régie du logement, l’interdiction d’un animal de compagnie et son expulsion sans préjudice sérieux : abus de droit ou droit d’abus ?, 287-393 MOYEN DE DÉFENSE Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien, 531-554 MUNICIPALITÉ – APPEL D’OFFRES Réflexions sur une échelle d’attribution des points jugée « grandement déficiente » pour l’évaluation des offres de services professionnels, 437-451 ORGANISME PUBLIC – CONTRAT La Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics : précipitation, confusion et imprécision, 213-285 PARENT BIOLOGIQUE Le droit de l’enfant québécois à la connaissance de ses origines évalué à l’aune de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, 147-175 PATIENT La limite de l’accès aux soins définie par l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux : véritable exutoire ou simple mise en garde ?, 177-211 Revue du Barreau/Tome 72/2013 627 PREUVE – ADMISSIBILITÉ ET RÈGLE D’EXCLUSION Le GPS, sa localisation dans l’univers juridique québécois et canadien, 531-554 PROCRÉATION ASSISTÉE Le droit de l’enfant québécois à la connaissance de ses origines évalué à l’aune de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, 147-175 RÉGIE DU LOGEMENT La Régie du logement, l’interdiction d’un animal de compagnie et son expulsion sans préjudice sérieux : abus de droit ou droit d’abus ?, 287-393 RESPONSABILITÉ PÉNALE Les troubles du contrôle des impulsions en droit pénal canadien : la kleptomanie et la pyromanie, 395-435 SERVICE PROFESSIONNEL Réflexions sur une échelle d’attribution des points jugée « grandement déficiente » pour l’évaluation des offres de services professionnels, 437-451 SERVICES DE SANTÉ ET SERVICES SOCIAUX La limite de l’accès aux soins définie par l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux : véritable exutoire ou simple mise en garde ?, 177-211 SIGNIFICATION – PREUVE Jugement rendu par défaut à l’étranger : le droit québécois protège-t-il suffisamment les défendeurs résidant au Québec ? – Commentaire sur la décision Jannesar c. Yousuf de la Cour supérieure, 555-578 SOUMISSION Réflexions sur une échelle d’attribution des points jugée « grandement déficiente » pour l’évaluation des offres de services professionnels, 437-451 628 Revue du Barreau/Tome 72/2013 TRAITEMENT MÉDICAL – ACCÈS La limite de l’accès aux soins définie par l’article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux : véritable exutoire ou simple mise en garde ?, 177-211 ZOOTHÉRAPIE La Régie du logement, l’interdiction d’un animal de compagnie et son expulsion sans préjudice sérieux : abus de droit ou droit d’abus ?, 287-393 Revue du Barreau/Tome 72/2013 629 TABLE DE LA JURISPRUDENCE COMMENTÉE Note : Sous chaque entrée de la table de jurisprudence commentée, vous trouverez, en caractères gras, les pages pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau. Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice) ; Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion) ; Bodner c. Alberta ; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général) ; Minc c. Québec (Procureur général), [2005] 2 R.C.S. 286 ; 2005 CSC 44, 453-492 Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, 453-492 Bibeau, Terrebonne (Ville de) c., 2013 QCCA 587, 601-608 Canada, Beauregard c., [1986] 2 R.C.S. 56, 453-492 Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190 ; 2008 CSC 9, 1-64 Évaluations BTF inc., L’Immobilière société d’évaluation conseil inc. c., 2009 QCCA 1844, 437-451 Fortier, Pitre c., 2007 QCCQ 320, 493-530 Gervais Harding et associés Design inc., Investissements Historia inc. c., 2006 QCCA 560, 493-530 Gestion S.A.G.G. c. Hudon, REJB 1999-10577 (C.S.) ; [1999] R.D.I. 99, 493-530 Hudon, Gestion S.A.G.G. c., REJB 1999-10577 (C.S.) ; [1999] R.D.I. 99, 493-530 Immeubles H.T.H. c. Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc., 2012 QCCS 6097, 493-530 Immobilière société d’évaluation conseil inc. (L’) c. Évaluations BTF inc., 2009 QCCA 1844, 437-451 Revue du Barreau/Tome 72/2013 631 Investissements Historia inc. c. Gervais Harding et associés Design inc., 2006 QCCA 560, 493-530 Jannesar c. Yousuf, 2012 QCCS 6227, 555-578 Nouveau-Brunswick, Dunsmuir c., [2008] 1 R.C.S. 190 ; 2008 CSC 9, 1-64 Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice), Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. ; Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion) ; Bodner c. Alberta ; Conférence des juges du Québec c. Québec (Procureur général) ; Minc c. Québec (Procureur général), [2005] 2 R.C.S. 286 ; 2005 CSC 44, 453-492 Pitre c. Fortier, 2007 QCCQ 320, 493-530 Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc., Immeubles H.T.H. c., 2012 QCCS 6097, 493-530 R., Valente c., [1985] 2 R.C.S. 673, 453-492 Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E. ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3, 453-492 Terrebonne (Ville de) c. Bibeau, 2013 QCCA 587, 601-608 Valente c. R., [1985] 2 R.C.S. 673, 453-492 Yousuf, Jannesar c., 2012 QCCS 6227, 555-578 632 Revue du Barreau/Tome 72/2013 TABLE DE LA LÉGISLATION COMMENTÉE Note : Sous chaque entrée de la table de la législation commentée, vous trouverez, en caractères gras, les pages pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau. CONSTITUTION Constitutionnelle de 1867 (Loi), L.R.C. (1985), App. II, no 5, art. 100, 453-492 CODE CIVIL Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 6, 7 et 1375, 287-393 Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 1902, 493-530 Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 2822, 555-578 Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 3155 et 3156, 555-578 CODE DE PROCÉDURE CIVILE Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25, art. 786, 555-578 CODE CRIMINEL Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 16, 395-435 LÉGISLATION PROVINCIALE Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 6 et 49, 493-530 Cités et villes (Loi sur les), RLRQ, c. C-19, art. 573.1.0.1 et 573.1.0.1.1, 437-451 Code municipal du Québec, RLRQ, c. C-27.1, art. 936.0.1 et 936.0.1.1, 437-451 Revue du Barreau/Tome 72/2013 633 Contrats des organismes publics (Loi sur les), RLRQ, c. C-65.1, 213-285 Intégrité en matière de contrats publics (Loi sur l’), L.Q. 2012, c. 25, 213-285 Services de santé et les services sociaux (Loi sur les), RLRQ, c. S-4.2, art. 13, 177-211 TRAITÉS ET CONVENTIONS Convention relative aux droits de l’enfant, [1992] R.T. Can., no 3, 147-175 Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, [1997] R.T. Can., no 12, 101-146 634 Revue du Barreau/Tome 72/2013