David Irving`s Website
Transcription
David Irving`s Website
LES ANNÉES INCONNUES DU DAUPHIN D’HITLER DAVID IRVING ALBIN MICHEL R U D O LF H ESS Les Années inconnues du dauphin de Hitler 1941-1945 DU MÊME AUTEUR aux Éditions Albin Michel Insurrection ! l’E nfer d ’une Nation: Budapest 1956 David Irving RUDOLF HESS Les Années inconnues du dauphin de Hitler 1941-1945 Traduit de l’anglais par Pierre Étienne Albin Michel Édition originale anglaise: HESS. TH E MISSING YEA RS 1941-1945 © David Irving 1987 MacMillan London Ltd, Londres Traduction française: © Éditions Albin Michel S.A., 1988 22, rue Huyghens, 75014 PARIS Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quel que procédé que ce soit — photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre — sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. ISBN 2-226-034 34-X Sommaire Première partie 1. 2. 3. 4. 5. Prisonnier de l’hum anité............................................................ Le secrétaire particulier.............................................................. Le mur des lam entations............................................................ Le spectateur.................................................................................. Le léger o rag e................................................................................ Deuxième partie 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. L ’A llemagne — — L ’Angleterre Pour le « roi de Prusse » .............................................................. La T our............................................................................................ Le Camp Z ..................................................................................... La visite du négociateur.............................................................. Conversations dans un a sile ....................................................... Seconde visite m inistérielle....................................................... La g rèv e........................................................................................... Première perte de m ém oire....................................................... Mensonges à Staline et à R oosevelt......................................... Les terres rouges ........................................................................... Sourire com p lice........................................................................... Le lame de vingt-cinq centim ètres........................................... Troisième partie — 11 25 41 54 64 91 123 131 154 177 202 227 250 265 287 302 315 Nuremberg 18. Retour en Allemagne — ........................................................... 19- « Vous souvenez-vous du “Heil Hitler” ? » ............................ 20. Le triomphe de la volonté........................................................... 21. Le véritable Rudolf Hess acceptera-t-il de se défendre ? . . . Épilogue. Une vie pour se rep en tir.................................................. 339 345 371 386 400 Bibliographie........................................................................................... Remerciements......................................................................................... 409 411 PREMIÈRE PARTIE L’Allemagne 1. Prisonnier de l’humanité À demi aveugle, ayant perdu la mémoire, un homme a croupi qua rante-six ans en prison, et passé plus de la moitié de ce temps en régime d’isolement. Il fut d’abord détenu dans des cellules aux fenê tres camouflées. Des gardiens lui braquaient leurs lampes torches sur le visage toutes les demi-heures, pendant toute la nuit. Plus tard, ses conditions de détention furent à peine plus humaines. De temps à autre, le monde se souvenait de son existence. À une époque où l’on libérait les «prisonniers politiques» pour des rai sons humanitaires on savait qu’il était toujours à Spandau, et cela rassurait quelques âmes craintives. En 1987, le bruit courut que quelqu’un avait racheté les bottes fourrées, les lunettes et le casque d’aviateur, modèle 1940, du prisonnier, et des esprits enfiévrés y décelèrent les signes d’une résurgence du nazisme. Le prisonnier, en ce qui le concernait, avait depuis longtemps oublié ce que ces reliques avaient bien pu signifier pour lui. Audehors, les murs de brique sombre de la prison de Spandau, en Allemagne fédérale, tombaient en ruines. Les carreaux des fenêtres étaient fendus ou étaient tombés de leurs châssis vermoulus. Il se retrouvait le dernier prisonnier, solitaire, il avait survécu à tous ses compagnons. En son cerveau fragile gisaient peut-être des noms, des promesses, des lieux, des secrets sinistres que les quatre puis sances victorieuses auraient bien aimé voir ensevelis avec lui depuis longtemps. Ce prisonnier, le dernier des «crim inels de guerre», s’appelait Rudolf Hess. En mai 1941, il avait de sa propre initiative sauté en parachute au-dessus de l’Écosse, espérant grâce à cette folle équipée mettre un terme au bain de sang et aux bombardements. Jugé par les vainqueurs, il devait être condamné à la prison à vie pour «crim es contre la paix». Les quatre puissances alliées misaient sur une mort rapide qui mettrait fin aux spéculations diverses qu’il avait fait naître. Mais l’exceptionnelle longévité de ce vieillard obstiné a déçu leurs espoirs. 12 L ’A llemagne Peu de mystères subsistaient quant aux autres nazis. Les Soviéti ques conservaient la mâchoire de Hitler dans un bocal de verre, le cerveau de Ley était au Massachusetts ; on avait retrouvé le squelette de Bormann sous les pavés de Berlin, les restes de Mengele avaient été exhumés puis réinhumés, et Speer avait rejoint le Grand Archi tecte. Les juges et les procureurs de Hess étaient morts eux aussi. Il était le dernier géant nazi vivant. Il constituait la dernière énigme. Il lui était interdit de communiquer avec le monde extérieur ou de parler des événements politiques avec son fils ; tous les jours on lui confisquait son journal intime pour le détruire; son courrier était censuré et soigneusement expurgé. Une ordonnance macabre — non respectée — des puissances alliées stipulait que sa dépouille mortelle devait être réduite en cendres dans le four crématoire du camp de Dachau. Des bulldozers étaient à pied d’œuvre pour raser la prison de Spandau dans les heures qui suivraient son décès afin qu’elle ne puisse devenir un lieu de pèlerinage nazi. Pendant qua rante ans, les vainqueurs de la dernière guerre ont participé à cette pantomime berlinoise, spectacle politique sans paroles joué par les démocraties occidentales sous la haute surveillance de l’Armée rouge. Les gardiens étaient changés tous les trente jours. Chaque fois qu’il revenait aux Anglais, aux Américains ou aux Français de déte nir la clé, ils auraient pu, en théorie, l’utiliser pour libérer le vieil homme. Mais aucun d’eux ne le fit car les véritables geôliers étaient les fantômes de Churchill, Staline et Roosevelt. Au nom d’un accord caduc depuis longtemps entre les quatre puissances alliées, ces fantômes gardaient Hess derrière les barreaux. Et ainsi l’adjoint de Hitler continuait à vivre à Spandau, narguant l’Histoire et ren dant la justice elle-même dérisoire. Malgré tout, il était devenu le martyr d’une cause. Comme Hitler lui-même, le héros de ce récit était né hors des frontières de l’Allemagne. Walter Rudolf Richard Hess vit le jour sous le soleil d’Égypte, le 28 avril 1894, dans la riche famille d’un jeune commerçant allemand, Johann Fritz Hess, à Ibrahimieh (Ibrâmîmîya), dans la banlieue d’Alexandrie. Fritz Hess, membre respecté de la colonie allemande d’Égypte, alors âgé de trente ans, avait hérité d’une importante entreprise fon dée par son père, Christian. Et le jeune Rudolf passa les quatorze premières années de sa vie entouré de domestiques, au milieu des soies et des céramiques d’un véritable palais. Tous les deux ans, la famille abandonnait cette demeure patricienne pour un séjour de Prisonnier de l’hum anité 13 six mois dans un domaine de chasse familial, à Reicholdsgrün, dans les Fichtelgebirge, au centre de l’Allemagne. Sa mère, Klara Münch, était la fille d’un fabricant de vêtements de Thuringe. Rudolf était attaché à ses deux parents ; mais c’est sa mère qui lui apprit à prier. Son premier souvenir remontait à la naissance de son petit frère, Alfred. Il avait trois ans. On lui offrit un jouet pour l’occasion : un canon tiré par deux chevaux. Ce cadeau l’intéressa davantage que le nouvel arrivant. Onze ans plus tard, naquit une petite sœur, Grete. Emmanuel Kant a écrit : « Je n’oublierai jamais ma mère. Elle a semé en moi et aidé à s’épanouir la première graine de bien ; elle a ouvert mon âme aux leçons de la nature ; elle a eveille mon interet et élargi mon champ de réflexion. Ce qu’elle m’a appris a eu sur ma vie une influence durable et heureuse. » Tombant sur ces mots en 1949, Rudolf aurait fait cette réflexion : « Ce n’est pas vrai seulement pour la mère de Kant. » Il n’oubliera jamais cette mère avec laquelle il partait avant l’aube pour assister au lever du jour à l’ombre des palmeraies. Il y respirait profondé ment l’odeur enivrante de la poudre, et son regard d’enfant distin guait les silhouettes d’Arabes brandissant d’antiques mousquetons. Parfois, sa mère les entraînait vers l’ouest, dans le désert libyen, envahi par un océan de fleurs pendant les quelques semaines que durait le semblant de printemps, avant que les dernières gouttes de pluie ne s’évaporent et que le ghibli n’ensevelisse les anémones et les narcisses sous des nuages de sable brûlant. Cinquante ans plus tard, alors que son horizon se bornait aux murs de sa cellule ou au mur extérieur de la prison, il se souvenait encore de l’Égypte. Il expliquait à sa mère la manière dont il soi gnait ses plants de tomates : J ’ai repris le système d’irrigation qu’utilisait Moussa dans le jardin d’Ibrahimieh, près du court de tennis. Je reste là, plongé dans mes pensées, ouvrant et refermant les vannes des petits canaux comme... s’il s’agissait du canal Rhin-Maine-Danube du futur... J ’ai trouvé dans un livre — serait-ce le Jou rn al d ’un philosophe de Keyserling ? — la description d’un splendide jardin dans un pays méridional, et sou dain je revoyais Ibrahimieh avec ses arbres en fleurs, je retrouvais les parfums, tout un univers impossible à décrire : la chaleur de four naise et la fraîche brise de mer, chargée d’odeur de sel, les tempêtes d’hiver, la mer à perte de vue avec son écume de crinières blanches, les cris des mouettes et le sourd grondement des vagues qui nous aidait à nous endormir. Me revenaient en mémoire la tiédeur des nuits au clair de lune, et le sempiternel aboiement des chiens qui fai sait, par contraste, paraître le silence encore plus profond. 14 L ’A llemagne « Combien de fois, rappelle-t-il à sa mère dans cette lettre de 1949, t’es-tu assise sur un banc avec tes enfants, sous le ciel étoilé d’Égypte, nous racontant tout ce que tu savais, nous nommant cha que étoile brillante par son nom. Aujourd’hui encore je ne peux entendre les noms de Véga, Cassiopée ou Aldébaran sans penser à toi et à ces nuits paisibles, il y a longtemps, longtemps. » Il ne pouvait non plus oublier la sévérité de ce père qui intimidait tellement ses fils que ceux-ci, le matin, attendaient qu’il soit parti travailler pour oser commencer à jouer. Leur éducation fut des plus raffinées, de celles que permet la for tune. Un précepteur leur donna leurs premières leçons. Cet homme conserva le souvenir d’un Rudolf attentif et appliqué. L’enfant aimait les sciences et les mathématiques, mais Fritz Hess avait besoin d’un héritier capable de reprendre son affaire. C’est dans ce but qu’il dépensait autant d’argent. En 1900, il envoya Rudolf à l’école allemande d’Alexandrie, puis celui-ci passa deux ans dans une institution privée avant que son père ne l’inscrive au collège protestant de Godesberg, sur le Rhin. Ce fut aussi un des premiers souvenirs de Rudolf — son départ d’Égypte en 1908. Alors que la côte, la colonne de Pompée et le phare construit par Alexandre le Grand disparaissaient à l’horizon, Fritz Hess dit à son fils aîné : « Regarde bien ce pays. Tu le quittes pour plusieurs années. » De Godesberg, Rudolf passe (en 1911) à l’École supérieure de com merce — francophone — de Neuchâtel, où on l’initie aux mystères de la comptabilité. C’est un domaine d’activité qui ne l’inspire pas du tout, pas plus que la triste perspective de deux années d’appren tissage dans une entreprise d’exportation de Hambourg. Par bonheur, la Première Guerre mondiale éclate en août 1914. Patriotes, les deux frères Hess s’engagent d’un cœur léger dans l’infanterie. Le 20, Rudolf rejoint les champs de bataille de France sous l’uniforme du 1er régiment bavarois d’infanterie. Ses notes personnelles confirment qu’il assiste, à l’automne, aux combats de la Somme et de l’Artois. Il semble faire peu de cas des blessures : blessé à Verdun le 12 juin 1916, il continue le combat ; le 25 juillet 1917, blessé au bras gauche au col d’Oituz en Roumanie, il demeure avec son unité ; deux semaines plus tard il est terrassé par une balle au poumon gauche au cours d’une charge du 18e régi ment d’infanterie de réserve bavarois à Unguereana. Il risque de mourir d’hémorragie lorsque ses pansements se défont tandis qu’on Prisonnier de l’hum anité 15 le redescend de la montagne pour l’évacuer dans un fourgon de munitions. Après une longue convalescence dans des hôpitaux de Saxe et de Hongrie, Hess est autorisé à rentrer chez lui, dans les Fichtelgebirge. En mars 1918, il se porte volontaire comme pilote de chasse, mais la guerre prend fin un mois après qu’il a rejoint son unité, la 35e escadrille Staffel. Un mois plus tard, il est démobilisé avec le grade de lieutenant. Il arrive à Munich en février 1919, amer et déprimé par la « trahi son » du gouvernement de Berlin qui a signé l’armistice. Un régime de «soviets rouges» s’était installé en Bavière. À Munich, Hess travaille comme coursier pour la Société de Thulé du baron Rudolf von Sebottendorff, société secrète antimarxiste et antisémite. Il distribue aussi des tracts incendiaires qui se répandent en injures contre la « République judéo-soviétique de Bavière ». Il vit alors quelques mois agités. Il échappe de justesse a un mas sacre d’otages; arrivé en retard à une réunion de la Société de Thulé, il a juste le temps d’apercevoir ses amis moins chanceux chargés sur le camion qui les emmène vers le lieu de leur exécution. Il est blessé pour la quatrième fois, à la jambe cette fois, en manipu lant un obusier lors des combats de rues menés par l’armée de vanu-pieds du général Frantz von Epp pour libérer Munich, le 1er mai 1919. Son dossier militaire personnel indique que le 7 mai il rejoignit une unité des corps francs de von Epp, qu’il la quitta le 15 octobre, qu’il fut recruté à titre temporaire sur le terrain d’aviation de Schleissmein, livra un avion à une unité bavaroise stationnée dans la Ruhr le 6 avril, et finit par démissionner à Munich le dernier jour d’avril 1920. Il choisit alors de s’inscrire à l’université pour étudier l’histoire et l’économie. Il y avait déjà trouvé un nouveau « père ». Un an aupa ravant, Max Hofweber, avec qui il s’entraînait sur le terrain d’avia tion de Lechfeld, lui avait parlé de son commandant, le professeur Karl Haushofer, comme d’un homme remarquable. Intrigué, Hess demanda à Hofweber de lui ménager une entrevue. Celle-ci eut lieu le 4 avril 1919. Ce jour-là naquit une profonde amitié qui devait se révéler catastrophique pour les deux hommes. Haushofer, né le 27 août 1869, avait deux fois l’âge de Hess, mais il décela chez le jeune démobilisé des qualités — droiture, courage, intelligence — qui lui permettaient de viser plus haut que les études commerciales qu’il avait suivies jusque-là. Il prit Hess sous sa protection et le persuada de commencer à travailler comme décora 16 L ’A llemagne teur d’intérieur avec Hofweber — à la « Munich Wohnungskunst». Il l’invita également à lui rendre visite. Le 28 janvier 1920, le jeune homme vint prendre le thé pour la première fois chez les Haushofer, et tout naturellement il commença à assister aux célèbres confé rences de géopolitique du professeur dont il devint spontanément l’assistant bénévole. Le professeur, ancien général, à la stature imposante, au nez aquilin, au regard perçant, était exactement le genre de père que Hess aurait souhaité (ses propres parents étaient encore en Égypte). Haushofer l’hébergea dans la maison familiale : en un an Hess était devenu comme son fils adoptif. Ils ne se quittaient plus. Ils par taient ensemble en promenade, en excursion ou même en voyage en Suisse. Séduit à son tour par la droiture et l’assiduité au travail de Hess, Haushofer dédiait des odes à son jeune élève et ami, lui racontait ses rêves — comme une maîtresse romantique qui ferait la cour à son compagnon. En été de cette année 1920, Hess vit Hitler pour la première fois à une réunion du Parti national-socialiste encore embryonnaire, à la brasserie Stemecker-Braü. Enthousiasmé par ce nouveau person nage, en qui il trouva manifestement une nouvelle image de l’autorite du pere, il persuada Haushofer de l’accompagner aux réunions du nouveau parti, en juin. Il y adhéra le 1er juillet. Il était le mem bre numéro 16, Hitler le numéro 7. Il faut noter que Hess ne réussit pas à faire tomber le professeur sous le charme du «trib u n » comme il appelait le premier président du parti, Hitler. Quel genre d’élève était Hess vers vingt-cinq ans ? « C’était un étudiant très attentif, devait raconter le professeur Haushofer, un quart de siècle plus tard, mais je dirais que sa force tenait plus à son cœur et à son caractère qu’à son intelligence. » Hess travaillait assi dûment mais ses activités politiques au sein des corporations d’étu diants et des associations d’officiers le détournaient souvent de ses études. Malgré cela, il était, aux yeux de Haushofer, plus instruit que Hitler qui était essentiellement autodidacte. À partir de 1920, Hess assista aux conférences du professeur et se nourrit, sans le moindre esprit critique, de ses théories sur la néces sité pour l’Allemagne d’élargir son espace vital, idées qu’il transmit à Hitler. Hess utilisait d’ailleurs fréquemment les formules de Haus hofer pour exprimer sa pensée. En 1921, en réponse à la question: « D e quel genre de chef l’Allemagne a-t-elle besoin pour retrouver sa grandeur ? » il concou rut avec l’essai suivant : Prisonnier de l’hum anité 17 Pour libérer la nation, le chef n’hésite pas à utiliser les armes de ses adversaires : démagogie, slogans, manifestations de rues, etc. Lorsque toute autorité a disparu, seule la popularité fonde l’autorité... Plus le chef aura des racines profondément ancrées dans les masses, plus les travailleurs auront confiance en lui, et plus il se gagnera de partisans parmi eux, dans les couches les plus énergiques de la population. Il n’a lui-même rien de commun avec les masses, c’est un homme à part, comme tous les grands hommes. Quand la nécessité l’exige, il ne recule pas devant le bain de sang. Les grands problèmes ont toujours été résolus par le fer et par le sang. Il s’agit pour nous de sombrer ou de renaître. Que le Reichstag continue ou non à discuter, cet homme agira... Pour atteindre son but il écrasera même ses plus proches amis. Pour réaliser son grand projet, il est capable d’accepter de passer provisoi rement pour un traître à son pays aux yeux de la majorité*. Le législateur, agissant avec une rigueur terrifiante, n’hésite pas à appliquer la peine de mort aux profiteurs et aux usuriers qui expo sent à la famine les meilleurs éléments de la population. On ne joue plus à la Bourse les richesses de la nation. Les traîtres envers le peu ple sont bannis. Le jour du Jugement se lève, terrible pour ceux qui ont trahi la nation pendant et après la guerre. Le chef s’est affranchi de la corruption des juifs et des francsmaçons enjuivés. Même s’il les utilise, sa gigantesque personnalité doit toujours contrecarrer leur influence. Il connaît les peuples du monde et les dirigeants influents. Il est capable, selon la nécessité, de les fouler aux pieds ou, de ses doigts délicats, de tisser des alliances jusqu’aux rivages du Pacifique. Il faut, d’une façon ou d’une autre, nous libérer des traités qui nous asservissent. La nouvelle Grossdeutschland doit naître, incluant tous les individus de sang allemand. L’édifice ne doit pas être taillé aux mesures de son bâtisseur, sinon la structure entière s’effondrera après son départ, comme s’effondrè rent les empires de Frédéric le Grand et de Bismarck. Des personna lités non indépendantes peuvent grandir dans l’ombre du dictateur — des hommes capables de tenir les rênes du destrier sur lesquel chevauchera une Allemagne toute nouvelle. Le chef peut alors remplir son dernier grand devoir : au lieu de s’accrocher au pouvoir jusqu’au bout, il pose son manteau et se tient à l’écart pour servir son pays comme un maître Eckhart fidèle. Ces lignes valurent un premier prix à Hess. Un peu de sa philosophie personnelle transparaît dans ces * Hess écrivit à Nuremberg en 1946 que Haushofer lui avait dit: «Quand l’enjeu est d’importance, vous devez être prêt à être désigné comme un traître, provisoire ment, par votre propre peuple — j’ajouterais : ou comme un fou. » 18 L ’A llemagne conseils écrits peu après, le 24 avril 1921, dans l’album de famille des Haushofer: Admets toujours que le destin te jouera des tours, qu’il se présente sous une forme humaine ou inanimée. Prépare-toi à ces tracasseries du malheur. Tu connaîtras moins de déceptions dans la vie que les autres, et plus de surprises agréables. Rends les coups plus fort que tu ne les reçois ; et crois en ta vic toire, comme tu crois en celle de ton peuple. — R.H., un jour où les montagnes restaient cachées, où la pluie tombait à torrents, emportant les souches des vieux arbres. Le monde était beau malgré tout ! Lorsque — d’après le récit enflammé qu’en fit Hilter dans Mein Kam pf — plus de sept cents marxistes tentèrent d’interrompre une réunion de son parti à la brasserie Hofbraiihaus, le 4 novembre 1921, Hitler avait autour de lui à peine une cinquantaine de mem bres de ses « troupes de choc » pour le défendre. Hess en était. Il prit une part importante à la bagarre qui s’ensuivit et fut blessé au crâne, probablement par une des lourdes chopes à bière ou des pieds de chaise qui volaient à travers la salle. Après quatre-vingt-dix minutes de combat, ils expulsèrent leurs ennemis sans grand ména gement. C’est dans ce genre de combats que se formèrent les sections d’assaut Sturmabteilung de Hitler, les S.A. Au début ce n’était qu’une milice privée vaguement organisée de jeunes gens musclés qui maintenaient l’ordre dans les réunions de Hitler, et assez fré quemment aussi perturbaient celles de la gauche. Hess ne se contenta pas de les rejoindre; en 1922, il créa en son sein une «Centurie étudiante nationale-socialiste», qui devint plus tard le Bataillon étudiant. Les communistes n’ayant pas l’intention de lais ser la droite prendre l’avantage, les combats se firent de plus en plus sanglants. Souvent le professeur Haushofer voyait Hess arriver à l’amphi théâtre la tête ceinte de bandages ensanglantés, mais ce dernier ne se laissa jamais distancer dans ses études. À l’université également il donnait le meilleur de lui-même. À propos d’une intervention de Hess sur les poèmes de Schiller, le professeur de droit Rothenbücher signala à Haushofer que cet étudiant turbulent était trop dan gereux pour demeurer dans le monde universitaire. En fait, Haus hofer trouva le travail, objet du litige, impeccable. Des années plus tard, il reparlait encore d’un article que lui avait remis le jeune homme sur l’histoire économique d’Alexandrie, sa ville natale. Prisonnier de l’hum anité 19 Les combats de rues continuèrent. Le 1er mai 1923, Hess et ses « troupes » se fraient un chemin au milieu d’un défilé communiste, s’emparent du drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau et y mettent le feu. Aux policiers qui l’arrêtent, il justifie son acte en déclarant que déployer en public le drapeau qui a mené à la mutine rie de l’armée et à la défaite militaire de l’Allemagne constitue une pure provocation pour tout Allemand digne de ce nom. L’homme d’action prenait le pas sur l’étudiant. Hess fréquentait les diverses organisations paramilitaires et comités de vigilance semi-officiels de l’Allemagne d’après le traité de Versailles, aidant à monter la garde devant le ministère de la Guerre, et patrouillant dans les rues. S’il continuait ses études, ce n’était plus maintenant que pour se préparer à servir le nouveau messie de l’Allemagne, et Adolf Hitler lui semblait posséder toutes les qualités requises pour remplir ce rôle. Hess avait engagé, pour s’occuper du secrétariat de la petite entreprise de décoration de Munich, une agréable étudiante de vingt-trois ans, lise Prôhl, que la situation économique avait obligée à quitter Berlin, en avril 1920. lise avait remarqué le jeune rebelle pour la première fois, à Schwabing, quartier bohème de Munich. Il portait au bras le lion de bronze des corps-francs du général von Epp et rentrait tout juste d’une opération contre les communistes révolutionnaires dans la Ruhr. « Il riait rarement », rappelait-elle vingt-sept ans plus tard dans une lettre, oubliant peut-être qu’il n’est pas de combats plus amers que ceux de la guerre civile. « Il ne fumait pas, détestait l’alcool, et ne concevait absolument pas que des jeunes gens puissent prendre plaisir à danser ou à se trouver en bonne compagnie, même après une guerre perdue. » Il l’entraîna aux conférences de Haushofer, dans les manifesta tions de rue et les réunions de brasserie, et elle aussi tomba sous le charme de Hitler. Gustav von Kahr avait établi en Bavière une dictature de droite qui tenait sa force en partie de l’armée et de la police, mais aussi des groupes paramilitaires nationalistes, comme les S.A. de Hitler, qui contournaient les limitations imposées par le traité de Versailles. Hitler essayait de gagner Kahr à sa cause. Après une visite qu’ils lui firent, Hess rédigea ces lignes au dictateur bavarois : L’essentiel de l’affaire est que Hitler est convaincu que la renaissance n’est possible que si nous réussissons à ramener les larges masses, particulièrement les travailleurs, au sein de la famille nationaliste... Je connais personnellement très bien M. Hitler puisque nous nous 20 L ’A llemagne voyons presque tous les jours, avons des discussions presque quoti diennes et je suis aussi proche de lui qu’un homme peut l’être d’un autre. C’est un personnage d’une rare honnêteté, sincèrement bon, religieux et bon catholique. Il n’a qu’un but : le bien de son pays, et pour cela il se sacrifie sans le moindre égoïsme. C’est du moins ainsi que Hess voyait Hitler en 1923. Cet été-là, Hitler croyait avoir persuadé le régime de Kahr d’organiser une «m arche sur Berlin», mais les mois passèrent sans que rien ne bouge. Las d’attendre, Hitler décide de commencer la révolution luimême. Il convie les dirigeants bavarois qui ne se doutent de rien à se joindre à une réunion de masse à la brasserie Bürgerbrâu de Munich, le 8 novembre. Il projetait de s’emparer de la salle comme du public avec ses sections d’assaut. Désormais, il s’en remet impli citement à Hess, de cinq ans son cadet, et lui demande de l’accom pagner ce soir-là en grand uniforme. Hess passe immédiatement chez son ami et mentor, le professeur Haushofer, et l’invite à venir également, sans pouvoir lui donner plus de précisions. Flairant le coup fourré, le professeur préfère s’excuser. Les naïfs ministres de Kahr n’ont pas cette clairvoyance. Avides de pouvoir, l’esprit échauffé par leur propre sottise, ils tom bent tout droit dans le piège tendu par Hitler. Celui-ci, secondé par Hess, prend le contrôle de la salle et com mence à soumettre les politiciens à un chantage pour qu’ils rallient sa révolution. Il charge Hess d’arrêter les ministres Knilling, Wutzelhofer, et Schweyer. Assis sur une chaise, Hess fait l’appel de leurs noms, comme un maître d’école, avant de les conduire, cour toisement mais fermement, au domicile d’un éditeur, en banlieue puis — lorsque dans la nuit, on apprend que le putsch tourne mal — plus loin dans la campagne, dans les collines au sud de Munich. Le 9, à midi, la tentative de putsch échoue. Hitler et ses colonnes paradent, d’un air provocant, avec fanfares, baïonnettes et éten dards, de la brasserie jusqu’au centre de Munich où la Landespolizei les accueille avec un déluge de feu. Une douzaine des partisans de Hitler sont tués. Hess aurait peut-être pu faire plus. Après tout, c’est pour cela qu’ils avaient pris des otages. Mais ceux-ci s’échappèrent, ou il leur rendit la liberté, on ne sut jamais exactement. Recherché, il doit se cacher. Pendant quelques jours les Haushofer l’abritent dans leur appartement de Munich, puis comme le commandant de S.A. Her- Prisonnier de l ’hum anité 21 mann Goering et plusieurs autres putschistes vaincus, il se réfugie en Autriche. Hitler et ses complices passent en procès au début de 1924. Hess demeure en exil puis se rend aux autorités dans les derniers jours du procès. Non pour se faire remarquer, mais par simple bon sens : Haushofer lui avait fait passer une lettre l’informant que le tribunal de Munich, favorablement disposé, transmettrait son dossier à Leip zig où il pouvait espérer une sentence beaucoup moins sévère. Hess s’en sort relativement bien : le tribunal bavarois le condamne à une peine de dix-huit mois de détention à la prison de Landsberg. Il a une petite cellule calme, aux murs blanchis à la chaux, d’où il peut apercevoir, au loin, les Alpes. Il connaissait déjà l’un des gar diens, ancien aviateur. Sa cellule est confortablement aménagée, il dispose d’étagères et d’un bureau équipé d’une lampe moderne pour lire. Hitler purge une peine de cinq ans dans la même prison-forte resse. Entouré de gardiens amicaux et admiratifs, lui et ses vingt partisans tirent le meilleur parti de ces mois de captivité. Tous les jours, à dix heures du matin, ils se réunissent dans la salle commune autour d’une longue table où Hitler siège sous un drapeau frappé de la croix gammée. Les gardiens ferment les yeux, et Hitler et ses complices poursuivent leurs activités comme précédemment. Ils ferment les yeux de la même façon lorsque la jeune secrétaire de Hess lui rend visite, les bras chargés de livres et de cadeaux. Le vieux policier bâille, détourne les yeux et fait semblant de s’endor mir pour respecter l’intimité du jeune couple. Les rapports de la prison montrent que du 24 juin au 12 novem bre, le professeur Haushofer vint rendre visite huit fois à Hess — toujours le mercredi — et qu’il restait toute la matinée et l’aprèsmidi. Haushofer lui enviait presque cet environnement paisible, propice à la contemplation. Il fit également une mise au point sur sa visite à Hitler, des années plus tard : « Mes visites à Landsberg concernaient Hess car c’était mon élève. » En fait, les visiteurs étaient censés ne voir qu’un prisonnier, et Hitler évitait autant que possible tout contact avec le monde universitaire. Haushofer apporta des livres à Hess pour qu’il enrichisse sa pen sée : un ouvrage sur la guerre de von Clausewitz, et la seconde édi tion augmentée de Politische Geographie de Friedrich Ratzel ; mais, manifestement, ni Hess ni Hider ne comprenaient l’essentiel de la géopolitique, en dépit de leurs leçons particulières. « Je me sou viens très b ien », rappelait le professeur en 1945, «qu e lorsque Hess tentait d’expliquer à Hitler quelque chose qu’il avait compris, celui-ci changeait de sujet pour parler de ses nouveaux projets 22 L ’A llemagne d’autoroute ou d’un autre sujet complètement en dehors de la ques tion, aussi Hess en restait là et n’en parlait plus. » L’intimité entre Hitler et Hess date de ces mois de captivité par tagée, Hess se comportait déjà comme le secrétaire du Führer, et l’on dit que Hitler, qui ne savait pas taper à la machine, lui dicta certains chapitres de son manifeste ampoulé, Mein Kam pf Parmi celles qui subsistent, certaines des lettres que Hess écrivit en prison furent dactylographiées, d’autres sont de cette écriture nette, fluide, qui n’allait ni changer ni vieillir au cours des soixante années suivantes. Toutes ces lettres montrent Hess agissant comme l’adjoint de Hitler, ou méditant sur la nouvelle législation radicale. «C h er Herr H eim », écrivait-il à un jeune avocat de Munich le 16 juillet 1924* : J ’espérais pouvoir vous transmettre une réponse de M. Hitler à la let tre de votre ami, en même temps que mes remerciements pour les deux volumes de L a Race allem ande [Das Deutsche Volkstum, de Kurt Meyer]. Mais actuellement M. H. refuse de s’occuper des évé nements politiques quotidiens. J ’ai fait ce matin une dernière tenta tive avec cette lettre, en vain. Il s’est maintenant retiré publiquement de la direction [du Parti] car il refuse d’assumer la responsabilité de ce qui se passe au-dehors, contre sa volonté et sans qu’il en ait connaissance ; sa position lui interdit également de se poser en médiateur au milieu des étemelles querelles. Il serait, d’après lui, futile de se laisser distraire par toutes ces broutilles. Il est convaincu de pouvoir, dès qu’il aura recouvré sa liberté, remettre toutes choses sur la bonne voie. Par-dessus tout, il mettra rapidement fin à tout ce qui peut provoquer des différends religieux, et unira toutes les forces pour lutter contre le communisme qui, plus meurtrier que jamais, prépare dans l’ombre son grand coup**. Comparées à cela, d’après moi, les chamailleries dans le parti nationaliste dont on parle trop, et que d’ailleurs décrit notre ami, paraissent insignifiantes. Je ne crains qu’une chose : qu’arrive trop tôt le moment où tous ceux qui ne sont pas déjà contre nous tomberont derrière Hitler dans le combat désespéré contre la peste bolchevique. Espérons qu’il sera libéré à temps. Quelle que soit l’inconséquence de ses partisans, la personnalité de Hitler — dont je n’ai réellement compris qu’ici la gigantesque * Heinrich Heim, né le 15 juin 1900, rejoignit l’état-major de l’adjoint du Führer en 1933, devint l’adjoint de Martin Bormann en 1939, et rédigea les fameux Propos de table de Hitler. ** En français dans le texte (N.d.T.). Prisonnier de l’hum anité 23 importance — prévaudra... À l’automne son livre paraîtra, et le public y trouvera une image à la fois du politicien et de l’homme... J ’en profite pour vous remercier pour l’ouvrage de Kurt Meyer. Je crois que je vais le garder quelque temps. J ’ai lu avec un intérêt parti culier le chapitre sur la littérature allemande, et en tant que géopoli ticien, je me réjouis de voir qu’il n’a pas négligé les influences qu’a l’environnement sur le ground et la géographie. Votre article sur le « Service du travail obligatoire » est probable ment ce que j’ai lu de mieux sur le sujet ; les obstacles, les consé quences immédiates ou secondaires, et les possibilités associées sont bien exposées. Hess joignait à sa lettre un article de Hitler paru dans le Renouveau allemand. « Si vous l’avez déjà, disait-il, vous pourriez le communi quer à Mlle Prôhl. » Heim avait alors pris la jeune fille sous sa pro tection. À la mi-septembre, Hess lui fit parvenir un « monstre juridique » sur la nationalisation, qu’il avait rédigé. Il lui demandait de le sou mettre à son regard d’expert juriste et d’en éliminer les «bourdes juridiques». J ’ai mis sur pied la forme externe du système de crédit afin que les croissances naturelles soient lésées le moins possible, ce qui à son tour permettra une certaine compétition au sein du monopole, puis que les organisations parallèles continueront à exister sous la forme de banques et associations coopératives qui ne seront reliés que de manière lâche au sommet, dans la Reich Bank. Je ne sais pas com ment cela est réalisable, mais je ne vois pas non plus quelles objec tions on pourrait faire. Hess et Hitler caressèrent quelque temps l’espoir d’être libérés le 1er octobre 1924. Trois jours avant cette date, Hess composa un slo gan d’adieu pour ses compagnons de captivité : « L’Allemagne vivra, même si la justice tracassière doit aller au diable. » Il ajouta.: « Dédié à mes camarades de forteresse en souvenir des jours et des mois que nous avons passés ensemble derrière des murs et des barreaux parce que les juges allemands se sont prosternés devant les thèses de nos adversaires. » Ces mois chargés d’émotion, partagés avec Hitler à la prison de Landsberg, coulèrent Hess et ses compagnons dans un moule qui ne devait jamais se briser. Walther Hewel, étudiant de dix-neuf ans, membre des « Troupes de choc » de Hitler qui s’étaient emparées du Bürgerbrâu, les décrit dans de fréquentes lettres. « Encore deux 24 L ’A llemagne journées que je n’oublierai jam ais», écrivit-il le jour du premier anniversaire du putsch manqué. Samedi soir [8 novembre 1924], nous étions assis à chanter de vieux refrains de soldats et à échanger des anecdotes sur le 8 et le 9 novembre. Chacun avait une histoire que les autres ne connais saient pas. Nous nous replongions dans le souvenir de ces heures chaudes et heureuses. À huit heures, Hitler, le lieutenant-colonel [Hermann] Kriebel, le Dr [Christian] Weber et Rudolf Hess [les dirigeants du putsch] nous rejoignirent aux accents de la « marche Hohenfriedberg » jouée par l’orchestre des prisonniers. 8 h 34 : nous avons commémoré comme il se doit le moment his torique où les camions arrivèrent chargés des Troupes de choc de Hitler. Le court discours que prononça Hitler dépasse la description. Il nous bouleversa complètement. Ces quelques mots de lui suffirent pour que tous ces hommes chahuteurs et bruyants l’instant d’avant regagnent leurs cellules, subjugués. Pendant une demi-heure aucun d’entre nous ne fut capable de prononcer un seul mot. Que n’auraient pas donné les gens du dehors pour entendre cet homme parler ce soir ! Hider était au milieu de nous et s’adressait à nous comme s’il parlait devant sept mille personnes réunies au Cir que Krone... Aujourd’hui, dimanche, Hitler est revenu vers nous à une heure de l’après-midi et a dit simplement : « Messieurs, il y a un an, à cet instant, vos camarades gisaient morts parmi vous ! » Puis il nous a remerciés pour notre loyauté à son égard, alors et maintenant, et nous a serré la main. Après avoir fait le tour de l’assistance, il revint sur ses pas. « Et maintenant, à nos camarades morts ! H eil!» Le H eil qui jaillit de vingt poitrines aurait pu fendre les murs en deux. «H itler est l’homme qui nous conduira hors des épreuves, écrivit Hewel en décembre de cette année-là. Peu de temps après sa libéra tion, des millions d’hommes se presseront à nouveau autour de lui comme avant la grande trahison — mais plus nombreux et plus résolus que jamais. » 2 . Le secrétaire particulier Hess sort de Landsberg le 2 janvier 1925, quinze jours après Hitler qui a obtenu une libération anticipée. Entre cette date et celle de l’accession des nazis au pouvoir, huit ans plus tard, il sera l’un des principaux artisans de la renaissance du Parti et de l’accroissement de sa popularité : athlétique, portant beau, largement reconnu comme personnellement honnête, il est aux antipodes des politi ciens brutaux et des gangsters qui ternissent déjà l’image du Parti. Hitler en fait son secrétaire particulier, appointé à 300 Reichsmarks par mois. lise vient le chercher à Landsberg avec une Mercedes-Benz de location. Dans les bagages qu’il y charge figurent évidemment les notes sténographiés prises au cours de ses tête-à-tête avec son com pagnon de détention. Elles vont lui servir de lignes directrices au cours des années suivantes pour rédiger les brochures, pamphlets, textes d’affiches et proclamations du Parti. Celui-ci remis d’aplomb, le premier tome de Mein Kam pf paraît en juillet. «Nous aurons besoin de deux ans, un peu plus un peu moins, pour consolider le Parti, dit Hitler à Hess en songeant à l’avenir. Après cela, il nous faudra peut-être cinq, huit ou dix ans pour parvenir à le transformer en Reich ! » Abandonnant tout espoir de passer un doctorat, Hess devient, pour le plus grand bonheur du Parti, l’assistant de l’équipe du pro fesseur Karl Haushofer à la Deutsche Akademie de Munich fondée le 5 mai. Il y étudie les problèmes des minorités allemandes de l’exté rieur ainsi que la théorie et la pratique de la géopolitique. Il appro fondit également les leçons de Ferdinand von Richtofen, Friedrich Ratzel et Rudolf Kjellén, et se lie d’une profonde amitié avec le fils du professeur, Albrecht, alors âgé de vingt-deux ans. Que Hess ait pris en affection ce brillant jeune homme en dit long sur son ouverture d’esprit. Albrecht venait de passer brillam ment son doctorat et se préparait à embarquer pour les Amériques et l’Asie. Pianiste doué et enthousiaste, comme Hess lui-même, le 26 L ’A llemagne jeune Haushofer était d’un naturel romantique. Leur amitié s’épa nouit au fil des années, même s’il fut très vite évident qu’Albrecht, dont la mère était à moitié juive, n’avait guère de temps à accorder aux nationaux-socialistes pour lesquels il n’avait aucune sympathie. Mais, en tant que spécialiste de la Grande-Bretagne, il écrivait sou vent des articles sur les relations anglo-allemandes pour le Zeitschriftfür Geopolitik, revue fondée par son père en 1924. Albert Krebs, alors gauleiter du Parti pour Hambourg, écrivit plus tard que Hess n’était ni « un nigaud primaire ni un fanatique aux vues étroites», mais un homme d’une sensibilité subtile « fri sant la pathologie ». Il était capable d’écouter calmement ses contra dicteurs ; ses pensées suivaient un cours « irréprochable et respec tueux du droit». C’est pourtant Hess qui, en toute innocence, créa l’image d’un Führer infaillible. Quand il se mit à parler de «notre Führer», des millions de gens qui avaient une confiance absolue en lui adoptè rent la formule. Il créa également le fatal «principe du chef» qui énonçait, entre autres, que tous ceux à qui l’on donnait des ordres devaient les accepter comme justes puisqu’ils venaient d’hommes qui avaient le pouvoir légitime de les donner. Comme l’ajoutait Krebs, Hess fut cependant l’un des rares nationaux-socialistes qui ne songea jamais à abuser de ce principe pour favoriser ses ambi tions politiques personnelles ou son confort matériel. Josef Goebbels, le gauleiter de Berlin, était à l’époque à peu près du même avis. Après une soirée passée en tête à tête avec Hess, le 13 avril 1926, il nota dans son journal de bord qu’il le trouvait « très correct, calme, amical, intelligent et réservé ». Il ajoutait, avec peut-être une nuance de compassion : « C’est un aimable compagnon. » Un nazi «convenable» n’avait pas grand avenir à la fin des années vingt. Le Parti se battait, son avenir était incertain. Mais — en partie pour répondre à une taquinerie d’Hitler — un soir, au res taurant Osteria Bavaria, lieu très couru de Munich, Rudolf Hess demanda sa main à lise, l’étudiante restée fidèlement à ses côtés depuis sept ans, sans imaginer un seul instant que soixante années d’extraordinaire effervescence et d’amères épreuves allaient suivre, lise avait conçu une certaine jalousie de l’intimité masculine née entre Rudolf et le professeur Haushofer; pourtant, le vieil homme fut témoin à leur mariage, auquel Hitler assista en personne, le 20 décembre 1927. Hitler et Hess mènent campagne sans relâche à travers toute l’Allemagne et, lentement, le Parti se renforce et augmente son audience populaire. Il remporte ses douze premiers sièges au Reichstag. Le secrétaire particulier 27 Hess lui-même n’a rien d’un orateur. Le moindre discours lui fait suer sang et eau. Mais c’est un excellent pilote. Il contracte un emprunt de 12 000 Reichsmarks et achète un petit appareil à un jeune concepteur d’avions nommé Willi Messerschmitt. Il peint sous les ailes une croix gammée et le nom du journal du Parti, le Vôlkischer Beobachter, et survole bruyamment les meetings des adversaires politiques. Le 10 août 1930, il tourne en rase-mottes pendant plus de deux heures au-dessus d’un meeting des républi cains au parc des Expositions de Munich, empêchant ainsi les mili tants de gauche indignés d’entendre le député du Reichstag invité et de chanter leurs chants fraternels. RAPPORT DE POLICE Munich, 23 septembre 1930 Sommé de comparaître, le secrétaire particulier d’Adolf Hider, Walter Richard Rudolf Hess né le 26 avril 1894 ; marié ; nationalité bavaroise ; parents : Fritz et Klara née Münch, commerçant et sa femme, d’Alexandrie ; résidant à Munich, Lôfftz Strasse 3, III, dépose comme suit : «Je suis membre du Parti national-socialiste ouvrier allemand et secrétaire particulier d’Adolf Hitler. L’avion M-23, D.1920, portant le slogan Vôlkischer Beobachter e st ma propriété privée... Je suis payé par mon journal pour effectuer des vols publicitaires... Je savais avant de décoller que sous la bannière noir rouge et or* devait se tenir une fête de la Constitution dans le parc des Expositions... Je n’avais aucune raison de ne pas survoler la manifestation puisque le but de mon journal est de récolter des abonnements auprès de ses amis politiques mais aussi de ceux qui sont plus loin de lui, et même chez ses adversaires... Je pourrais faire remarquer que j’effectue également des vols publicitaires au-dessus des manifestations de nos amis politi ques... « J ’ai été précédemment condamné pour complicité de haute tra hison... J ’ai une épouse à ma charge. » Aux élections de septembre, les nazis remportent cent sept sièges. 6371 000 allemands ont voté pour eux, mais le sang versé dans les batailles de rues leur a aliéné de nombreux observateurs libéraux. «C her D octeur», plaide Hess auprès d’Albrecht Haushofer, un mois plus tard, avant le départ de ce dernier pour l’Angleterre : En Angleterre, on vous demandera probablement ce que vous pen sez de nous, et plus généralement de la situation en Allemagne. Répondez, s’il vous plaît, dans le même sens que H. [Hitler] au cor- * Couleurs de la République de Weimar (N.d.T.). 28 L ’A llemagne respondant du Times*. Décrivez-nous tels que nous sommes — un rempart cotnre le bolchevisme. Si nous n’existions pas, la majorité de nos électeurs aurait voté pour la gauche radicale, tandis que les autres se seraient abstenus, favorisant ainsi la gauche... Pour ce qui est du bolchevisme et de ce qu’il représente, vous pouvez dire aux Anglais tout ce que vous avez vu de vos propres yeux. Mais en revanche, n’exprimez pas vos réticences. Cela ne serait de toute façon d’aucune utilité, et vous porteriez tort au seul mouve ment antibolchevique aux yeux de l’étranger. Parce que, même en admettant que vos doutes soient justifiés, vous ruineriez tous les espoirs investis dans le mouvement. Et l’Allemagne n’aurait plus de salut. Le mouvement représente le dernier espoir pour des millions de gens ! Et, croyez-moi, vos craintes ne sont pas fondées — je peux vous l’assurer d’après mon expérience. Vous réagissez trop en fonc tion des mauvaises impressions que vous retirez de Berlin où règne une situation totalement différente. Un certain nombre de provoca teurs ont réussi là-bas à s’infiltrer dans nos rangs, et les Berlinois hys tériques ont été pour eux une proie facile. Mais nous les traquons et ils seront expulsés, l’un après l’autre. Je vous écris cela parce que je suis convaincu que nous ne parlons pas seulement du Parti, mais de l’Allemagne. Et la façon dont notre mouvement national-socialiste est perçu à l’étranger, particulière ment en Grande-Bretagne, est d’une importance universelle — peutêtre pour l’ensemble de l’Europe menacée par le bolchevisme. Et, là-bas, vous allez probablement rencontrer des hommes influents. Ses caisses renfloués par les droits d’auteur sur les ventes du livre de Hitler dont le second tome vient de paraître, le Parti inaugure le 1er janvier 1931 la Maison Brune, son quartier général, sis dans un imposant bâtiment du centre de Munich. Quelques semaines plus tard, Hess, tout fier, fait au vieux professeur Karl Haushofer les honneurs de ses bureaux situés au premier étage. Ils jouxtent ceux de Hitler, Goebbels, Gregor Strasser, la tête du Bureau politique, et ceux d’Ernest Roehm, commandant du Sturmabteilung. Bien qu’aucun des deux hommes ne s’autorisât le tutoiement, Hess était très proche de Hitler. C’est Hess qui se chargea de télé phoner de Munich pour lui annoncer que Geli, la nièce bien-aimée * Dans une interview publiée par le Times, le 15 octobre 1930, Hitler déclara que les nazis avaient l’intention de refuser d’honorer les obligations de réparations. «Une Allemagne nationale-socialiste ne signerait jamais des chèques qu’elle ne pourrait honorer, affirma-t-il. Elle ne paierait pas les indemnités d’ordre politique parce que honnêtement elle ne le pourrait pas; mais comme tout commerçant honnête, elle honorerait toutes ses obligations envers les créanciers et les investis seurs privés étrangers. Si le monde insistait pour qu’elle s’acquitte de ses dettes politiques, l’Allemagne ferait faillite.» Le secrétaire particulier 29 de Hitler, s’était suicidée, avec le revolver de son oncle, et dans son appartement. Hess lia volontairement son sort à celui de Hitler qu’il vénérait comme le Messie et qui savait pouvoir compter sur lui. « Une fois, se remémora Hitler des années plus tard, la police fit une descente à la Maison Brune. Il y avait dans mon bureau un coffre-fort en acier plein de documents importants. J ’en gardais une clé sur moi à Ber lin, Hess avait l’autre. Quand les policiers lui demandèrent d’ouvrir le coffre, il répliqua qu’il était désolé mais que j’étais le seul à pou voir le faire et que j’étais à Berlin. Les policiers n’avaient pas le choix : ils posèrent des scellés en attendant mon retour. » Le lendemain, Hess téléphona à son Führer : « Vous pouvez venir ! — Hein ? C’est impossible ! — Non, dit-il, il n’y a pas de problème : il est vide. » Comme Hitler avait du mal à comprendre ce qui s’était passé, Hess ajouta prudemment : « Faites-moi confiance, je ne peux pas vous raconter au télé phone. Mais vous pouvez venir. — Les scellés sont toujours dessus ? — Oui, intacts ! » Hitler éclata de rire. « Hess, dit-il plus tard, expliquant le mystère à son état-major, était un fameux bricoleur. Il avait remarqué qu’il était possible d’ouvrir le coffre sans briser les scellés. » Le coffre fut vidé, refermé, et les scellés reposés intacts. Hitler arriva pour assister à l’ouverture solennelle — évidemment il monta sur ses grands chevaux, évoqua les libertés civiques, assura qu’il n’y avait rien dans le coffre. Lorsque les policiers menacèrent de forcer celui-ci, il se laissa fléchir et l’ouvrit au milieu des éclats de rire de son équipe et de la déconfiture des fins limiers de Munich. « Je vous avais bien dit qu’il était vide », triompha Hitler. Hess devint la caution morale du Parti. La population pensait que tant qu’il serait là, rien de mal ne pourrait arriver. Lorsque, en 1932, Gregor Strasser commence à semer la discorde dans le Parti, Hitler utilise Hess comme tampon. Souffrant déjà de troubles digestifs et nerveux probablement imputables aux tensions de la vie politique, Hess se paie la tête du radical gauchisant Strasser avec des lettres débutant par des phrases du genre : « Comme je suis en train de soigner mes magnifiques spécimens de furoncles, loin du tumulte de la bataille, je ne peux vous rencontrer personnelle ment, et comme M. Hitler n’a pas songé à vous exprimer ses inten 30 L ’A llemagne tions réelles quand il vous a vu, il m’a chargé de vous dire à peu près ceci : ... » Hitler réorganise le Parti, balaie Strasser et les autres éléments d’opposition et crée une Politische Zentral-Kommission dont il confie la direction à son fidèle homme de confiance, Hess, à qui revient ainsi la charge d’élaborer la stratégie du Parti. Que ce soit à des places en vue lors d’une représentation des Maîtres chanteurs de Richard Wagner, ou au cours de l’entrevue secrète avec l’ancien chancelier Frantz von Papen au domicile d’un banquier de Cologne (le baron Kurt von Schrôder) le 4 janvier 1933 — prélude à la prise finale du pouvoir à la fin du mois — , Hess est toujours auprès de son Führer. Quand vient le jour de gloire, on le voit à la fenêtre aux côtés de Hitler et de Goering saluer la parade aux flambeaux de la victoire. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il ne tint aucun rôle dans le premier cabinet formé par Hitler le 30 jan vier 1933, ni dans le gouvernement nazi élargi qui prit le pouvoir après les élections générales de mars 1933, quelques jours après l’incendie du Reichstag (allumé par le communiste Van der Lubbe.) Pour récompenser Hess de treize années de fidélité de caniche, Hit ler signe un décret le 21 avril 1933 : Je fais mon adjoint personnel du directeur de la Commission politi que centrale, Rudolf Hess, et l’autorise à décider en mon nom de toutes les affaires touchant à la direction du Parti. Mais Hess refuse de rester cantonné aux affaires du Parti, il veut se mêler aussi de celles de l’État. Il s’en ouvre à Goering, que Hitler vient de nommer Premier ministre de Prusse. Goering, qui cherche des alliés, lui ouvre toutes grandes les portes du palais de la Wilhelm Strasse que ses fonctions lui permettent alors d’occuper. Il persuade Hitler de permettre à Hess, par un décret daté du 29 juin, d’assister à toutes les séances du cabinet du Reich. Quelques mois plus tard, le 1er décembre, le cabinet promulgue une loi destinée à «assurer l’unité du Parti et de l’É tat» qui élève Hess au rang de membre du Cabinet en qualité de ministre sans portefeuille. Pour l’aider dans la tâche de plus en plus lourde de la direction du Parti et de la gestion de tous les fonds dont il dispose, Hess choi sit Martin Bormann comme chef d’état-major de son Bureau d’adjoint du Führer au mois de juillet 1933. Cet ancien agriculteur représentait un mètre soixante-dix de muscles et de cerveau, guidé par l’appétit sexuel et l’ambition politique. Âgé de trente-trois ans, il s’était occupé, au cours des trois années précédentes, de la caisse Le secrétaire particulier 31 de secours du Parti qu’il avait rejoint dès 1926. Les femmes étaient fascinées par ses manières rudes et son charme dominateur; il fit dix enfants à sa patiente épouse, Gerda (Hess, lui, se contenta d’un seul). C’est Bormann qui, au cours de la même année, persuade le jour naliste Alfred Leitgen venu interviewer Hess pour le magazine Nachtausgabe, de se joindre à leur état-major en qualité de chargé de presse. Hess lui demande de surveiller l’image du Parti donnée par la presse étrangère (et particulièrement la presse anglophone). Ayant gagné la confiance de Hess, Leitgen accepte bientôt de deve nir son adjoint personnel — promotion qu’il devait avoir quelque raison de regretter par la suite. Le 3 mai 1933, Hess, qui s’est attelé à la tâche de refaçonner et d’unifier l’Allemagne, autorise Robert Ley à créer un Front du tra vail monolithique pour remplacer les syndicats hostiles et souvent dominés par les marxistes. Le 10 juillet, il crée une Commission des universités, destinée à assainir l’enseignement supérieur et l’épurer des influences marxistes et antipatriotiques; l’année suivante, il prend le contrôle des organisations étudiantes du Parti, et quelques mois plus tard supprime par décret toutes les organisations rivales. Le 16 avril 1934, il crée une organisation dont le rôle est de censu rer toutes les publications relatives à l’histoire du Parti. Ironie de l’Histoire, ce fut ce même organisme qui devait, en d’autres temps, ordonner que le nom de Hess fût effacé de tous les livres et publica tions officielles d’un bout à l’autre du Reich. Poursuivant le processus d’épuration, Hess décrète que les anciens francs-maçons seront écartés de toutes fonctions dans le Parti. Hitler s’était déchargé sur son adjoint du problème des vingt mil lions de Volksdeutsche — Allemands de souche bloqués hors des frontières d’alors par le traité de Versailles ou d’autres caprices de la géographie ; les Reichsdeutsche, nés allemands mais vivant outre mer, dépendaient de ŸAuslands-Organisation du Parti (A.O.) dirigée par le gauleiter Ernest William Bohle, lui-même né à Bradford, en Angleterre et, en théorie, le subordonné de Hess. Ses nouvelles fonctions ayant trait aux problèmes de géographie politique, Hess renoue des relations étroites avec les Haushofer. Ce qui présente un risque, car c’est une famille suspecte : la materfamilias, Martha, est une demi-juive. Le 10 mars déjà, une bande nazie armée, à la recherche d’armes cachées, a mis à sac la maison du pro fesseur. Le 16 juillet cependant, Hess vient lui rendre visite pour discuter des « affaires aryennes », comme le nota Martha avec cir conspection, et le 19 juin il signe personnellement une «lettre de 32 L ’A llemagne protection » pour les deux fils, Albrecht et Heinz, préservant ainsi leur avenir professionnel. Trois semaines plus tard, après l’interven tion de Hess auprès du D rGoebbels, ministre de la Propagande, Albrecht est nommé à la chaire de géopolitique du Collège de sciences politiques de Berlin. Le 27 octobre 1933, Hess propose au professeur la présidence d’un nouvel organisme, le Volksdeutscher Rat, formé de huit experts, dont sept n’appartiennent pas au Parti. Les nazis purs et durs enragent de voir ce conseil mener une poli tique indépendante de celle du Parti, et peu après, le gauleiter Bohle exige d’y siéger. Karl Haushofer fait appel à Hess, mais ce dernier, souvent malade, se révèle incapable de défendre la neutra lité originelle du Volksdeutscher Rat. À l’automne 1934, Bohle y entre de force et, en janvier 1935, le professeur tente une dernière fois de persuader Hess d’agir : celui-ci se montre charmant comme toujours, promet, mais ne fait rien. Il était devenu politiquement impuissant face à la soif de pouvoir personnel de Bormann. Pendant ce temps, Albrecht travaille pour Hess comme émissaire secret à l’étranger — en partie par patriotisme, en partie parce que l’adjoint du Führer, grâce à ses relations personnelles avec Hitler, peut encore intervenir en faveur d’amis menacés en raison de leurs convictions religieuses ou de leurs idées politiques. C’est ainsi qu’au cours de l’été 1933, Albrecht Haushofer assiste à des réunions à Dantzig, négocie secrètement avec Thomas Dodd, ambassadeur des États-Unis, et lance des ballons d’essai en direction de l’Angleterre, au nom de Hess. Et on les voit au mois d’août agir de concert pour protéger le dernier chancelier de Weimar, le Dr Heinrich Brüning, dont la vie se trouve menacée par les voyous de la S .A. ... une affaire très délicate [écrivait confidentiellement Albrecht Haushofer à Hess le 24 août 1933]. Comme vous le savez parfaite ment, il y a un peu partout dans vos rangs des gens incapables de maîtriser leur impatience pour servir les intérêts de l’ensemble de la communauté. Je viens d’apprendre qu’une personnalité qui mène dans ce pays une existence tout à fait discrète, mais qui jouit encore d’une réelle considération, H...h B...g, a quelque raison de craindre pour sa sécurité personnelle. Le S.A. Standartenführer 3, Schôneberg est à l’origine de ces craintes. Inutile de vous dire quelles répercussions auraient à l’étranger un malheur survenu à la personne de B. Pouvez-vous prendre des mesures internes pour empêcher cela ? Le secrétaire particulier 33 Hess le pouvait, et il le fit. Le 7 septembre, Albrecht Haushofer le remerciait par lettre de son opportune intervention dans « l ’af faire B. ». Brüning vécut en Allemagne sous la protection person nelle de Hess jusqu’en juin 1934, avant d’émigrer en Angleterre quinze jours avant le massacre dont il aurait certainement compté parmi les victimes, comme le fut son successeur par intérim, le général Kurt von Schleicher. Les événements qui aboutirent au 30 juin 1934 — la Nuit des longs couteaux — montrèrent le peu d’influence que conservait encore, depuis son quartier général de Munich, l’adjoint puritain de Hitler sur les voyous extrémistes de la gauche du Parti disséminés dans toute l’Allemagne. Commandée par leur ancien compagnon du putsch de la brasserie, l’homosexuel Ernest Roehm, l’« armée » de deux millions de S.A. arrogants et indisciplinés, agissait sans aucun contrôle. Depuis la prise du pouvoir, ils n’avaient cessé de prendre d’assaut les mairies, les banques ou les compagnies d’assurance, jetant à la rue les employés non aryens. Pendant l’année 1933, Hess tente, à coups de décrets, de mettre fin à ces dérapages. Il interdit aux S.S., S.A. et autres membres du Parti d’« intervenir dans les affaires intérieures des institutions éco nomiques». Les S.A. n’y prêtent aucune attention. Faisant remarquer que chaque poste de travail est d’une nécessité vitale, Hess interdit le 7 juillet toute opération du Parti visant à har celer les chaînes de grands magasins ou à les empêcher de travailler (celles-ci avaient été auparavant une des cibles de la propagande nazie). Mais rien ne semble pouvoir tempérer l’ardeur révolution naire des S.A. Roehm, en fait, se comporte comme s’il était déjà le numéro 2 en Allemagne. De toute évidence, il a même de plus hautes ambitions, et Hess est bien déterminé à en protéger son Führer. Le 9 septembre, il interdit aux fonctionnaires du Parti de donner des réceptions diplo matiques; Roehm n’en a cure et offre au corps diplomatique de Berlin des dîners de gala plus somptueux que ceux du ministère des Affaires étrangères. Le 22 janvier 1934, Hess lance un avertissement dans le journal du Parti : il n’y a pas « la moindre nécessité » pour les S.A. ou les autres branches du Parti de «m ener une existence indépendante ». Il renouvelle cette mise en garde dans un discours : « Vous voulez être plus révolutionnaires que le Führer, mais seul le Führer détermine le rythme de la Révolution. » Roehm continue à l’ignorer. Début mars, un commandant des S.A., Viktor Lutze, rapporte 34 L ’A llemagne confidentiellement à Hess le récit d’un témoin oculaire sur ce que trame Roehm pour renverser le régime. Soucieux de conciliation, Hess exhorte les gauleiters du Parti à ménager les S.A., au cours d’un meeting à Mecklembourg, le 25 mai. Mais les dés sont jetés; Roehm s’est fait trop d’ennemis ; Heinrich Himmler, chef des S.S., Hermann Goering et l’armée forment une alliance qui n’a rien de sainte pour forcer Hitler à se débarrasser de lui. Ce qui se passa ensuite est bien connu. Le rôle précis de Hess dans le massacre du 30 juin a souvent été présenté par la suite sous un faux jour, par des gens malveillants ou mal informés qui se sont souvent fondés sur le récit publié par Konrad Heiden* D’après le témoignage de son adjoint, Alfred Leitgen, qui était avec lui en Bavière ce jour-là, il est évident que Hess supplia Hitler d’éviter le bain de sang. « Le coup de force contre Roehm, déclara Leitgen par la suite, fut probablement un des pires moments de tension vécus par Hess qui était alors à Munich... Il se battit bec et ongles contre Hitler pour que soient épargnés certains de ces hommes, et refusa de se laisser intimider, même par les plus violents accès de colère du Führer. Il sauva de nombreuses vies — nous ne saurons jamais combien. » De la pièce contiguë, Leitgen put entendre la discussion qui dura plusieurs heures. « Hess fut profondément affecté par ce déchaîne ment de brutalité de la part de Hitler, affirmera-t-il. Sa nature pro fonde — que je qualifierais de presque féminine — était blessée à tous égards. En quelques jours il vieillit de plusieurs années. » Incapable de regarder ses anciens camarades dans les yeux, Hitler laissa Hess assumer les conséquences. Le 4 et le 5 juillet, celui-ci adresse des mots apaisants aux gauleiters et reichsleiters nazis à Flensburg, et le 8 aux chefs politiques du Parti, à Kônigsberg en Prusse orientale. « Le Mouvement doit des remerciements particu liers, déclare-t-il dans un discours radiodiffusé, aux S.S. qui en ces jours ont rempli leur devoir d’une manière exemplaire, honorant leur devise : Notre Honneur est notre Loyauté. » Il compare le mas sacre à l’antique décimation, « qui est l’exécution d’un homme sur dix, sans tenir compte de son innocence ou de sa culpabilité». Il a * Konrad Heiden, Adolf Hitler. Das Zeiltalter der Verantwortungslosigkeit. Eine Biographie, publié en Suisse en deux volumes, 1936-1937, et dans les pays anglo phones sous le titre Der Führer. Heiden, d’après Julius Schaub, pseudonyme d’un juif émigré, adjoint personnel de Hitler, a recueilli ses commérages auprès d’un dignitaire nazi mécontent, Otto Strasser, qui s’était envolé pour la Suisse en 1933. Comme celui, complètement faux d’Hermann Rauschning, Gesprâche mit Hitler, l’ouvrage de Heiden a été utilisé par les procureurs de Nuremberg en 1945 et demeure une des sources favorites des historiens dépourvus de sens critique. Le secrétaire particulier 35 néanmoins du mal à justifier le meurtre d’hommes comme Otto Strasser, ancien dirigeant de leur organisation. Il est lui-même inca pable de se l’expliquer. Il doit répondre de surcroît aux lettres de protestation des veuves et des enfants qui ne cessent d’affluer à son bureau. Tout cela le met mal à l’aise. Nora Villain, veuve du médecin Erwin Villain, des S.A., est simplement avisée que l’adjoint du Füh rer n’est pas au courant des détails individuels et qu’il a transmis sa lettre à la Gestapo. « Cher M. Reichsminister », écrivait à Hess une autre femme, la fiancée du S.A.-Standartenführer Herbert Merker, le 12 : Mon fiancé est au Columbiahaus [Q.G. de la Gestapo] depuis dimanche. Ni lui ni aucun de ses nombreux camarades n’ont été interrogés jusqu’à ce jour... Je vous supplie de le renvoyer dans son unité afin que les mouchards ne profitent pas de son absence pour détruire l’harmonie des S.A. Quand il apparut qu’un jeune national-socialiste, Karl Lammermann, avait été tué comme homosexuel sur la foi de faux témoi gnages, Hess autorisa que l’on remît une couronne pour les obsè ques au nom de Hitler, mais refusa la réhabilitation. Il y eut aussi le S.A.-Standartenführer Goettlib Rcesner qui écrivit à Hess au sujet de Karl Belding — disparu et présumé mort depuis le 13. La Ges tapo avait fait parvenir à sa veuve une boîte contenant les «clés rouillées de sa maison et une bourse vide». «Com m e vous pouvez l’imaginer, protestait Roesner, sa femme et ses enfants sont horri fiés. » Assez mal à propos, Karl Haushofer fut le seul à envoyer une écœurante lettre de félicitations, datée du 1er juillet, pour le «grand» devoir accompli. Mais cette lettre traduisait le sentiment de soulagement éprouvé par la population après l’élimination des S.A. Quelques jours plus tard, le 27 juillet 1934, Hitler exprima son intention de rationaliser l’organisation du Parti et de l’État. Dans ce but, son adjoint devait avoir son mot à dire pour la rédaction de toute nouvelle loi. Les lois importantes, comme celle du 16 mars 1935 qui introduisait la conscription, devaient être signées de sa main. Mais Hess n’avait guère le temps de les examiner attentive ment. En septembre, intervinrent les lois de Nuremberg qui excluaient les juifs de toute vie publique et professionnelle. Elles avaient été rédigées par les juristes et les fonctionnaires travaillant 36 L ’A llemagne sous la direction de Wilhelm Stuckart dans les lointains labyrinthes du ministère de l’intérieur. Pour Hess, Goering et les autres minis tres appelés à les cosigner, elles étaient un «œ u f de coucou» auquel ils allaient avoir bien du mal à donner une explication satis faisante, des années plus tard. La passivité de Hess s’explique aisément : son influence déclinait, et son emploi du temps d’adjoint de Hitler était surchargé de céré monies, comme la remise de la «C roix de la m ère» à la plus féconde des femmes allemandes. Les lois provinciales (Làndet) s’entassaient sur son bureau. La loi sur les municipalités promul guée cette même année attachait un délégué du Parti à tout conseil municipal ; aucun membre de l’administration ou du Service du tra vail ne pouvait désormais être nommé sans son accord. Au cours des années 1934 et 1935, Hitler prend de plus en plus ses distances avec le Parti qui l’a porté au pouvoir. Il rejette toutes les propositions de Rudolf Hess visant à transfé rer le quartier général du Parti à Berlin, et n’admet qu’un petit étatmajor de liaison à la Chancellerie elle-même. Les trois départe ments contrôlés par le Parti dans la capitale étaient pourtant de quelque importance ; outre YAuslands-Organisation de Bohle, on y trouvait le département de Todt qui élaborait le nouveau système révolutionnaire des autoroutes allemandes et le Bureau Ribbentrop ( Dienstelle) fondé par Joachim von Ribbentrop, l’ambitieux homme d’affaires que Hitler avait nommé spécialiste des questions du désar mement international. C’est dans ce dernier bureau que Hess s’était assuré l’attachement de son ami laissé pour compte par l’université, le jeune Dr Albrecht Haushofer. La masse de travail à faire à Munich et à Berlin était éreintante. Sans les qualités d’organisateur et le dynamisme de Bormann, Hess n’aurait jamais pu faire face à la situation. Il embaucha deux secré taires personnelles supplémentaires — Hildegard Fath à Munich, Ingeborg Sperr à Berlin. Mlle Fath, fiancée à un parent de Hess, se joint à son état-major le 17 octobre 1933. La mort tragique de son fiancé le dernier jour de cette année-là l’introduit dans le cercle familial des Hess, et ce n’est qu’alors qu’elle découvre le véritable Rudolf Hess, car chez lui il peut se laisser aller, se détendre et fait preuve d’une intelligence que la raideur de son comportement officiel ( Verkrampft) lui avait masquée jusque-là. Selon elle, son sens du devoir confinait au fana tisme. De plus en plus dépassé par l’impitoyable et brutal Bormann, il recule les limites normales de la patience et de l’endurance, refou lant sa colère à chaque revers de fortune, ou chaque symptôme Le secrétaire particulier 37 d’ignominie dans le Parti. Il ne perd jamais son sang-froid et c’est peut-être son véritable malheur : il n’eut qu’une dispute avec lise, ce fut quand il lui arriva de dépenser plus que leur modeste budget hebdomadaire. Il habitait un modeste pavillon de banlieue et ne possédait pas de résidence secondaire. Son amour des animaux était presque risible : accablé de douleur quand un étranger abattit le chien de son frère Alfred, il fut visible ment blessé lorsque Mlle Fath se moqua gentiment de ses larmes. Il souffrait de ne pas avoir d’enfant à lui car il considérait ses appétits sexuels comme normaux et menait une vie active. Il faisait du ski, de l’escalade et marchait dans les qollines bien que sa vieille blessure au poumon lui laissât le souffle court sur les pentes escarpées. En 1933, il commence à effectuer des séjours, le week-end, dans une clinique de Bavière. C’est là que Geoffrey Shakespeare, soussecrétaire au ministère de la Santé britannique, dont le fils fré quente la même clinique, le rencontre souvent au cours des trois années suivantes. En 1933 il avait étudié le plan d’urbanisation de Munich et rencontré Hess de façon plus officielle. L’adjoint du Füh rer — l’homme le plus populaire d’Allemagne après Hitler, selon Geoffrey Shakespeare — lui révèle qu’il prend des leçons d’anglais, car il a décidé de faire tout ce qui est en son pouvoir pour cimenter l’amitié de son pays avec l’Angleterre. Après cela, Shakespeare va souvent à la chasse au chamois avec lui. Il découvre les bases sim ples sur lesquelles repose la vie de Hess. Celui-ci, «entièrem ent dévoué à Hitler qui est son Dieu », était un homme d’un « superbe courage», excessivement patriote mais sans grands dons intellec tuels ; une âme simple avec « une bizarre dose de mysticisme » et «u n regard et une contenance» qui donnaient l’impression d’un esprit mal équilibré. Mais, notera Shakespeare, Hess laissa transpa raître une idée fixe lors de leurs rencontres : « L’Allemagne peut parfaitement exercer le pouvoir suprême en Europe, sans amoindrir la puissance de l’Empire britannique dans le monde. » Hess, adjoint du Führer, avait mauvaise conscience, et sa santé s’en ressentait. Il commmença à fréquenter la clinique pour de sérieux problèmes qu’il imputait alors à sa vésicule biliaire — des crampes abdominales atroces, que les médecins ne parvinrent ni à expliquer ni à soigner. Incapable de trouver le sommeil, il se pous sait délibérément jusqu’au point d’épuisement, dictant des discours — comme le grand discours du 7 juin 1935, avant le plébiscite de la Sarre — parfois jusqu’à deux heures du matin. « Une fois, écrivit Ingeborg Sperr qui avait rejoint son état-major le 1er mai 1934, je devais attendre Mlle Fath au domicile de Hess à Munich, et je le vis essayer de trouver de nouveaux moyens de 38 L ’A llemagne s’endormir. Il allait se coucher à cinq heures de l’après-midi, puis se levait à trois ou quatre heures du matin pour faire une promenade, parce que c’est ce que lui avait conseillé un guérisseur. » Ne faisant plus confiance aux médecins orthodoxes qui se révé laient incapables de lui assurer la guérison rapide qu’il réclamait, Rudolf Hess s’était tourné vers la médecine «alternative». Le Dr Ludwig Schmitt, diplômé des universités de Tübingen et de Munich, qui devait être son dernier médecin régulier de 1936 à 1939, assista à cette évolution. Dix ans plus tard, toujours vexé d’avoir perdu ce patient de marque, Schmitt parlait volontiers de Hess, soutenant qu’il avait observé chez l’adjoint du Führer une ten dance à la schizophrénie. Hess était, d’après lui, « légèrement psy chopathe». « Une fois, raconta-t-il, Hess s’effondra dans mon cabinet et se mit à pleurer sur la mort de Roehm, qu’il se reprochait.» Selon Schmitt, Hitler avait prévu d’épargner le commandant S.A., mais Hess aurait avoué avoir lui-même insisté pour que celui-ci soit exé cuté. Il était également préoccupé par Bormann et le Dr Ley, qui sapaient sa position auprès de Hitler ; il insinuait que ces deux puis sants subalternes détournaient des fonds provenant des ventes de Mein Kam pf et des dividendes de Volkswagen — mais il n’avait aucun pouvoir pour prendre des mesures contre eux. Hess s’intéressait de très près aux problèmes de la santé publique. Déconcerté par l’échec de la médecine traditionnelle dans le domaine du cancer, il soutint qu’au-delà des limites de cette méde cine orthodoxe, il fallait prêter l’oreille aux guérisseurs — attitude complaisante qui lui valut la risée des professionnels. Il s’était initialement occupé de ces questions à cause des pro blèmes éthiques posés par la censure de la publicité (qui était deve nue de son ressort). « Il n’arrivait pas à comprendre, expliquait Leit gen, pourquoi il aurait dû interdire la publicité aux naturopathes (Heilpraktikei) alors qu’elle était autorisée aux astrologues, aux radiesthésistes et autres prophètes. » La médecine officielle avait certainement échoué avec Hess. Tout en maintenant un style de vie sportif, il était souvent fatigué. Il essaya la diète — s’interdisant les œufs, le jambon, les viandes séchées et la caféine ; mais ses crampes d’estomac persistaient. Les médecins les considéraient comme des symptômes typiques de l’hystérie — Schmitt le décrivait comme un hypocondriaque. Mécontent, Hess devait, en 1939, faire appel à des guérisseurs. Discutant de cette «scien ce» avec un médecin américain, des années plus tard, Hess lui demanda : « Êtes-vous au courant des études sur la taille de la pupille de l’œil ? » Il expliqua : « Je veux Le secrétaire particulier 39 parler du diagnostic basé sur la taille et la forme de la pupille... Un scientifique — ce n’était pas un médecin — et moi l’avons longue ment étudié : les changements de la pupille permettent non seule ment de dire si quelqu’un est malade, mais aussi de localiser son mal. » Le médecin américain avoua son ignorance en ce domaine, et se déclara sincèrement intéressé quand Hess proposa de ménager une rencontre — le mot séance aurait peut-être été plus approprié. L’Américain se réjouissait secrètement de rencontrer l’homme capa ble de vendre une telle idée, même au crédule adjoint du Führer. Les propres secrétaires de Hess riaient sous cape chaque fois qu’elles voyaient arriver les deux Naturheiler, qu’elles appelaient ses « sorciers » (Zauberer). À l’occasion, il partait en voyage ; abandonner son travail et ses préoccupations lui faisait du bien. « Lors d’un voyage avec lui, écrivit pourtant Mlle Sperr, j’ai vu un “diagnosticien de l’œil” lui donner un médicament de sa propre fabrication et lui faire un massage. Tout cela me déconcerta — cet homme donnait l’impression d’être extrêmement primitif. » Quand Hitler tourna tranquillement son adjoint en ridicule, celui-ci lui envoya avec le plus grand sérieux un exemplaire de la correspondance entre Fredersdorf et Frédéric le Grand à propos des médecines alternatives — comme si la médecine n’avait fait aucun progrès en deux siècles. Au demeurant, les éminents praticiens alle mands auraient pu difficilement approuver le propre choix de Hit ler quant à son médecin, le disgracieux et très controversé Dr Théo Morell ; il en allait de même en ce qui concernait Himmler (qui s’en était remis aux mains d’un masseur suédois) et Ribbentrop. En 1941, l’année où se situe l’événement majeur de ce livre, l’armoire à pharmacie de Hess était bourrée de médicaments homéopathiques et « naturels ». Ceux-ci lui avaient été procurés par le Dr Kurt Schauer, de la cli nique homéopathique de Hôllriegelskreuth, au sud de Munich, et un certain M. Reutter — de toute évidence le « diagnosticien de l’œil » — de la Hohenzollern Strasse. Quand il s’équipa pour sa fameuse expédition, les poches de son uniforme étaient pleines de leurs potions, y compris un élixir censé faire merveille pour la vésicule biliaire, obtenu auprès d’un lama tibétain par un explorateur suédois, le Dr Sven Hedin. Il y avait en outre du glucose et des tablettes multivitaminées que lui avait don nées le corpulent médecin de Hitler, Théo Morell, et il emporta également un étonnant assortiment de drogues destinées à parer à 40 L ’A llemagne « tout assaut du diable », comme le déclara la commission médicale britannique après avoir examiné son butin. « Il semble s’être prémuni lui-même (1) contre les douleurs cau sées par sa blessure par des alcaloïdes d’opium ; (2) contre les maux de tête par de l’aspirine, etc ; (3) contre les douleurs de la colique par de l’atropine ; (4) contre la fatigue du vol par de la Pervitine [une amphétamine stimulante]; (5) contre l’insomnie provoquée par la Pervitine par des barbituriques. » On trouva également dans ses affaires des «mixtures de produits inconnus fabriquées selon les méthodes homéopathiques — c’est-à-dire si diluées qu’il est impos sible de dire de quoi il s’agit». Hitler ordonna l’arrestation de tous ceux qui avaient contribué à cet état de choses, à commencer par les médecins eux-mêmes. Schmitt, accusé d’avoir usé de sorcellerie pour lui ravir son adjoint, fut envoyé sur-le-champ au camp de concentration de Sachsenhausen comme «prisonnier personnel du Führer». «U n e chose est claire », fulmina Hitler devant les gauleiters du Parti médusés, ras semblés le 13 mai 1941 dans sa résidence de montagne, en brandis sant la lettre d’adieu de quatorze pages de son adjoint, « Hess était complètement aux mains des astrologues, diagnosticiens de l’oeil et autres guérisseurs naturels ! Et maintenant il est parti pour l’Angle terre — dans le fol espoir de voir ses amis anglais et de conclure la paix entre l’Allemagne et l’Angleterre ! » 3 . Le mur des lamentations Rien ne permet de supposer que l’adjoint du Führer ignorait que Hitler était déterminé à agrandir l’espace vital de l’Allemagne en direction de l’est, ni qu’il voyait ces plans d’un mauvais œil. « Hess, remarqua Alfred Leitgen, avait une aversion profonde, presque pathologique, pour l’idéologie “asiatico-bolchevique” ». Pour ac complir cette tâche historique il fallait courtiser et séduire le Japon et peut-être même l’Angleterre. Le 7 avril 1934, Hess rencontre très secrètement l’attaché naval japonais, l’amiral Yendo, sous la véranda du professeur Haushofer au 18, Kolberger Strasse. Il lui fait alors une ouverture semi-officielle (n’ignorant pas que l’armée comme le ministère des Affaires étrangères allemand préféraient nettement la Chine au Japon). Le professeur fait office d’interprète tandis que Martha Haushofer sert le thé. Au départ les deux hommes se tiennent sur leurs gardes, puis Hess abandonne toutes précautions : « Eh bien, je peux vous informer — et je parle au nom du Führer — que nous souhaitons sincèrement un rapprochement entre l’Allemagne et le Japon. Mais je dois insister sur un point : nos accords ne sauraient inclure la moindre disposition susceptible de compromettre nos relations avec l’Angleterre. » Le visage de Yendo se fend d’un sourire enthousiaste qui décou vre toutes ses dents en or, et Haushofer se détend. Dans ses mémoires inédits, il décrit cette entrevue comme le premier pas accompli vers le pacte anti-Komintem signé par les deux pays en novembre 1936. En même temps, avec l’aide d’Albrecht Haushofer, son brillant conseiller diplomatique toujours sur les routes — mais de plus en plus antinazi — , Hess tisse une toile serrée en direction des Anglais. Hitler n’a-t-il pas écrit lui-même dans Mein K am pf : « Aucun sacrifice ne saurait être trop grand pour gagner l’amitié de la Grande-Bretagne » ? Hess y travaille avec plaisir : né en Égypte, sous autorité anglaise, 42 L ’A llemagne il est naturellement et profondément prédisposé en faveur de l’Empire britannique. Albrecht Haushofer aussi respectait l’Angle terre, quoique pour des raisons plus pragmatiques. Il avait disserté sur les problèmes des relations anglo-allemandes dans la Zeitschrift fü r Geopolitik. « La décision capitale pour le sort de l’Europe, y écri vait-il en avril 1935, appartient aujourd’hui aux Anglais, comme ce fut le cas dans les années de tension au tournant du siècle... quand l’Empire britannique et le Reich du Kaiser, après avoir vainement tenté d’appliquer une politique commune, s’éloignèrent peu à peu l’un de l’autre. » Pendant quatre ans Hess et le jeune Haushofer organisèrent des entrevues secrètes avec des visiteurs britanniques. À cette époque, au milieu des années trente, ces derniers accouraient par dizaines à Berlin pour suivre les événements de la révolution. Les transcrip tions allemandes secrètes des entrevues de Hitler avec ces Anglais, parmi lesquels Léo Amery, lord Londonderry, lord Beaverbrook (trois fois), Tom Jones, secrétaire de Stanley Baldwin, sir Thomas Beecham et beaucoup d’autres, ont été détruites par le commande ment allié après la guerre. Convoqué pour s’expliquer sur ses activités, en mai 1941, deux jours après l’envol de Hess, Albrecht Haushofer devait dresser pour Hitler la liste de ceux qu’il avait tenté de circonvenir en Angleterre entre 1934 et 1938 : parmi « un groupe influent de jeunes conserva teurs », il mentionna lord Clydesdale (qui avait hérité en 1939 du titre de duc de Hamilton) ; lord Dunglass, secrétaire particulier du Premier ministre (plus tard connu sous le nom de sir Alec DouglasHom e); Harold Balfour, Kenneth Lindsay, et Jim Wedderbum, res pectivement sous-secrétaires au ministère de l’Air, au ministère de l’Éducation, et au Scottish Office; il fit remarquer que le frère de Hamilton était parent de la Reine Elizabeth et que sa belle-mère, la duchesse de Northumberland, était la première dame d’honneur de Sa Majesté ; proches du même cercle, on trouvait lord Derby, Oliver Stanley, lord Astor et sir Samuel Hoare. Haushofer se vanta égale ment d’avoir réussi à rencontrer lord Halifax, le secrétaire aux Affaires étrangères, et son délégué, R.A. Butler. Il nomma égale ment lord Lothian, qui avait rendu visite à Hess et à Hitler, à Berlin, le 23 janvier 1935, et il cita Willams Strang et Owen O ’Malley, tous deux à la tête de départements au Foreign Office, comme de fer vents partisans de l’entente anglo-allemande. D ’après son adjoint, le concept politique de base de Hess était simple : les pays de l’Europe du Nord devaient à tout prix éviter de nouveaux conflits entre eux s’ils ne voulaient pas voir totalement ruinée leur influence dans le monde. Le mur des lamentations 43 Aussi trouvait-il toujours le temps de recevoir des visiteurs venus de Grande-Bretagne, particulièrement s’il s’agissait de vieux soldats comme lui. Il n’oublia jamais la visite que fit à Berlin le général sir Ian Hamilton, président de la British Légion : le général, vétéran des désastreux débarquements de Gallipoli en 1915, fit comprendre à Hess qu’il estimait lui aussi suicidaire pour la race blanche un nouveau conflit entre l’Angleterre et l’Allemagne. Chaque fois que Hess observait le cynisme des diplomates de la Wilhelmstrasse, il regrettait qu’on ne confie pas aux seuls anciens combattants comme lui et le général Hamilton le soin de décider de la politique étran gère. « Hess soutenait que l’établissement de relations amicales avec les nations étrangères devrait être laissé à ceux qui avaient com battu », devait rappeler Leitgen par la suite. À cette époque, écrivit Karl Haushofer, Ribbentrop partageait l’optimisme de Hess quant aux relations anglo-allemandes. Il assista, en compagnie de Hess et de leur jeune expert sur l’Angle terre, au déjeuner que Hitler offrit aux diplomates anglais en visite, sir John Simon et Anthony Eden, le 26 mars 1935. Quelques semaines plus tard, Ribbentrop signait à Londres un accord naval anglo-allemand. Hess et Hitler espéraient qu’il ne s’agissait que d’un premier pas vers une véritable alliance. En mai 1935, le comte suédois Eric von Rosen, beau-frère de Goering, invita Hess à venir expliquer la nouvelle Allemagne nationale-socialiste à la haute société de son pays. Parlant devant 1 500 personnes entassées dans la plus grande salle de Stockholm, et visi blement ravi de se trouver au pays de son idole, Rudolf Kjellén, Hess prononça un discours étincelant d’élégance et de style. Il sou ligna avec insistance son désir personnel, en tant qu’ancien blessé de guerre, de restaurer la coexistence pacifique entre les nations. Il montra de l’indulgence pour les premiers critiques de Hitler qui s’étaient laissé surprendre par la rapidité et le caractère irréversible des mesures prises par la révolution hitlérienne dans les domaines de la vie économique, scientifique et familiale de l’Allemagne. Le credo de Hitler, expliqua-t-il, prenait ses racines dans le sens du sacrifice et de la camaraderie né au cours de la guerre — pendant laquelle « certaines personnes » restées chez elles, escrocs et profi teurs, avaient bâti leur fortune. «Jusque-là, je n’étais pas personnellement antisémite, ajouta-t-il, au contraire, j’ai défendu des juifs contre leurs persécuteurs et leurs adversaires. Mais les événements de 1918 et des années suivantes parlaient d’eux-mêmes et je n’ai pu que me convertir à l’antisémi tisme... » « La législation nationale-socialiste, poursuivit-il avec calme, a maintenant introduit des mesures correctives contre 44 L ’A llemagne l’importance excessive des éléments cosmopolites. Je dis “correctives”, parce que les juifs ne sont pas brutalement déracinés [ausgerottet], j’en veux pour preuve que dans la seule Prusse 35000 juifs travaillent dans l’industrie, et 8 9 0 0 0 sont employés dans le com merce et les affaires ; et bien qu’ils ne représentent qu’un pour cent de la population, les juifs forment toujours dix-sept et demi pour cent de nos avocats et près de la moitié des médecins recensés à Berlin. » Passant à la violence communiste, Hess révéla que dans cette même province, la Prusse, les spartakistes et les bolcheviques avaient tué 640 fonctionnaires de police. Près de six millions d’Alle mands avaient voté pour les communistes en 1932 ; des millions d’autres seraient devenus communistes si ceux-ci avaient gagné les élections ! L’Europe devait remercier Hitler d’avoir écarté un tel danger. « J ’ai eu la chance de l’entendre exposer son projet en 1920 devant à peine une douzaine de ses partisans et, à la fin de ce dis cours, ma conviction était faite : Si cet homme ne peut pas sauver l’Allemagne, personne ne le pourra. » Quelques minutes plus tard, Hess confia à son auditoire les rai sons de sa confiance en Hitler. Ses paroles en disent aussi long sur son propre caractère que sur celui du Führer : Est-il arrivé par hasard ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il existe une Providence qui envoie aux nations qui ne méritent pas de sombrer — celles qui ont encore une mission à remplir en ce monde — l’homme qui doit les préser ver du désastre. Mais il faut alors donner à cet homme le pouvoir absolu. Vous pourriez objecter qu’il n’est pas bon de remettre tout le pou voir entre les mains d’un seul homme. Vous pourriez objecter qu’à la fin, même un Hitler court le risque d’exercer son autorité solitaire de façon arbitraire ou imprudente. Je ne peux que répliquer ceci : la conscience d’une seule personna lité intègre est une bien meilleure garantie contre la tentation d’abu ser de sa fonction que tous vos organes parlementaires de contrôle ou de séparation des pouvoirs. Je connais l’homme Adolf Hitler et je sais qu’il n’est personne de plus redevable à sa conscience et, sur la force de cette conscience, à son peuple, que lui. Cette conscience de sa responsabilité envers son Dieu, envers son peuple, envers l’his toire — voilà d’où il tire son autorité. Il évalue la légitimité de ses actes en s’adressant lui-même directe ment à son peuple, en organisant des plébiscites de temps en temps. Et ils confirmeront ses qualités de chef, encore et encore. Il sait que Le mur des lamentations 45 son honneur est indissolublement lié à tous ses actes. Il ne peut pas fuir ses responsabilités en s’abritant derrière les décisions de majori tés parlementaires irresponsables. Une histoire à venir écrira ce qu’a accompli Hitler non seulement pour l’avenir de l’Allemagne, mais pour celui de l’ensemble de l’Europe. Hess à son tour suscitait le même genre de dévotion de la part de son état-major personnel. « Il inspirait confiance, dira Leitgen plus tard, c’était, je crois, son point fort. » Ribbentrop et Bormann se contentaient d’exploiter leur popula rité de chefs pour favoriser leurs ambitions personnelles, mais l’étatmajor particulier de Hess se serait jeté au feu pour lui. Mlle Fath écrivait en novembre 1945 : « Nous tous, ses employés, l’aimions beaucoup et d’après ce que j’en sais, les hommes de son état-major et les dirigeants politiques l’aimaient et l’admiraient également. » Elle s’occupait du courrier qui parvenait au domicile de Hess, au 48, Harthauser Strasse, à Harlaching. « La plupart de ces lettres, ditelle, venaient de gens qui ne le connaissaient pas personnellement, mais qui étaient persuadés qu’il pourrait les aider à résoudre leurs problèmes ; d’autres le remerciaient pour une aide déjà donnée. » Après ses discours de Noël ou du Nouvel An il recevait un courrier d’admirateurs considérable. Chaque fois qu’il dictait une lettre de reproches, cela frappa énormément sa secrétaire, il ajoutait invaria blement quelque gentillesse pour arranger les choses — il laissait toujours une porte ouverte et ne blessait jamais à dessein. « Il était si bon, si noble, que l’on se sentait poussé à agir de même », se souvenait Mlle Fath, encore sous le choc de l’avoir vu, menottes aux mains, dans une cellule de prison. Elle raconta une soirée où il était rentré si tard chez lui qu’il avait fallu faire réchauf fer son dîner plusieurs fois ; lise le réprimanda pour avoir obligé la cuisinière et la servante à veiller si tard. Après cet incident, la ser vante chuchota à l’oreille de Mlle Fath : « S’il vous plaît, dites-lui que nous sommes prêtes à travailler pour lui à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Cela ne nous dérange pas. Nous sommes contentes de faire quelque chose pour lui. » « Peut-être, s’interrogeait Mlle Fath, était-ce son erreur : il était trop bon; il pensait que tous les autres étaient aussi honnêtes et intègres que lui. » Il était tout aussi incorruptible quand il s’agissait de sa famille. Tout en souhaitant aider le commerce d’importation de son père à Alexandrie, il dit à ce dernier qu’il se devait d’obtenir un accroisse ment des gains en devises étrangères, et que sa demande d’autorisa 46 L ’A llemagne tion administrative devait passer par les canaux officiels appropriés. Quoi qu’il en soit, l’Égypte grouillait maintenant de troupes depuis que Mussolini avait envahi l’Abyssinie et Hess espérait que cela favoriserait le commerce de son père. « Peut-être, écrivait-il à celui-ci le 24 octobre 1935, l’hostilité actuelle des Arabes envers les Italiens les poussera-t-elle à acheter plus de produits allemands. » Cette lettre — interceptée par les services de renseignements bri tanniques — donne une image fidèle de Rudolf Hess, fils respec tueux et adjoint du Führer en 1935. On y apprend qu’il avait per suadé Hitler de maintenir Eberhard Stohrer à son poste d’ambassa deur en Égypte, et de le laisser recevoir le jeune ambassadeur en personne. « Stohrer m’a parlé des fortifications [du port d’Alexan drie] d’El Mex, Abu Qir, etc. Cela doit être passionnant à l’heure actuelle ! J ’ai été très intéressé par ce qu’il m’a dit des vaisseaux de guerre britanniques dans le port, particulièrement depuis que je sais le rôle qu’ont joué dans le Jutland certains d’entre eux comme le Queen Elizabeth et ses frères. » «Actuellem ent, poursuit-il, l’Allemagne occupe une position universellement enviée. Elle n’a plus rien à faire de la farce de la Société des nations, et peut demeurer à l’écart sans crainte d’être entraînée, impuissante, en poussant des cris et en se débattant, dans une querelle ou une autre. Nos amis plus remuants glissent un regard vers nous, nous appréciant comme un allié réellement digne d’attention — si du moins nous étions prêts à jouer un tel rôle. » Non, Hess n’était pas l’un des membres les plus belliqueux de l’entourage de Hitler. Il donne aussi à son père des nouvelles de la famille. Son frère Alfred se remet à Berlin d’une opération de l’estomac. Avec une pointe de gaieté fraternelle, il note que l’éminent chirurgien, le pro fesseur Ferdinand Sauerbruch, a insisté sur le fait qu’Alfred a cessé de fumer. Leur sœur cadette semble aller bien, elle est revenue de Hindelang et suit apparemment un régime amaigrissant, son pro blème de genou est résolu, « merci aux piqûres du Dr Gerl » — un médecin de la région dont nous reparlerons plus loin. « lise travaille la plupart du temps comme “architecte supervi seur” à Harlaching. Vous savez probablement déjà que notre perpé tuel plan d’agrandissement de la maison est en train de prendre forme. J ’aurais préféré reculer les travaux, mais cela devenait vrai ment urgent. Par-dessus tout, j’ai besoin d’une plus grande salle à manger, parce que de temps à autre je dois inviter un certain nom bre de fonctionnaires — par exemple des officiers de la Wehrmacht bientôt — et ce serait impossible dans notre pièce actuelle. Il me faut aussi un bureau plus grand parce que chaque fois que j’accueille Le mur des lamentations Al un grand nombre de visiteurs, je suis obligé d’utiliser le salon et il ne reste alors plus rien pour nous. » En attendant, il doit vivre à Berlin où lise vient le rejoindre pour des week-ends de détente — « c’est le monde à l’envers ». Il déteste cette ville, mais il espère que tout ce remue-ménage en vaut la peine — cela permettra à ses parents de venir passer quelques mois au printemps 1936, et d’habiter l’appartement qu’il va ajouter à Harlaching à leur intention. « Je me fais réellement une joie de vous emmener au théâtre après votre vie dans le désert culturel et artisti que égyptien. » Hess était un modéré égaré parmi des hommes immodérés. Le 25 octobre 1934 il avait rendu un arrêt réservant à lui seul le droit d’agir au nom du Parti dans les affaires du Reich comme dans celles des régions (Lânder). Dans les nouveaux textes juridiques figuraient des ordonnances signées de sa main protégeant les petites gens contre le Parti. Grâce à lui, quelques-uns des excès les plus absurdes des fanatiques furent longtemps contenus : les véritables désordres n’allaient commencer qu’après son départ. Il y avait, bien sûr, déjà eu des débordements, mais il tenta de les endiguer, de les prévenir, d’améliorer les choses — à la fois en géné ral et en particulier. Alarmé par les innombrables abus de la « loi contre les menées criminelles à l’encontre de l’État et du Parti » du 20 décembre 1934, il édicta le 3 septembre 1935 la circulaire n° 184/35 modifiant notablement le champ d’application de cette loi. « L’adjoint du Führer a décidé de s’attribuer un droit de regard, déclara Bormann, parce qu’il veut précisément éviter que des contrevenants ne soient emprisonnés pendant des mois à la moin dre peccadille.» La nouvelle réglementation de Hess exigeait de chaque gauleiter qu’il lui soumette tous ces cas indépendamment de toute procédure légale pour lui permettre de choisir d’arrêter les poursuites ou d’infliger une simple réprimande. Au milieu de cette agitation, il n’oublia jamais les Haushofer, ni ce qu’il leur devait. Trois jours après la promulgation des lois de Nuremberg, en septembre 1935, il téléphona personnellement au professeur pour lui redire que ni sa femme demi-juive ni aucun de ses fils ne devaient avoir la moindre crainte aussi longtemps qu’il serait là pour les protéger. Six semaines plus tôt, le 2 août, Hess avait édicté une nouvelle circulaire secrète, n° 160/35 prohibant toute forme d’excès contre les « juifs ou provocateurs juifs » de la part de membres du Parti ; elle réclamait la plus extrême sévérité contre quiconque se rendrait coupable d’un délit ou de voies de fait à l’égard de juifs ou aurait participé à une assemblée séditieuse dirigée contre eux. Il croyait 48 L ’A llemagne qu’il fallait tendre l’autre joue. Quand un terroriste juif assassina le représentant de Bohle en Suisse, Wilhelm Gustloff, en février 1936, Hess donna à nouveau des ordres secrets aux fonctionnaires du Parti et de l’État «pour prévenir toutes représailles contre les juifs ». « Il appartient au seul Führer de décider de la politique à adopter, cas par cas; ordonna Hess. Aucun membre du Parti ne doit agir de sa propre initiative. » En septembre 1937, Hess adresse aux hauts fonctionnaires du Parti un message confidentiel sur la campagne contre les juifs, les francs-maçons et le clergé hostile : « Nous sommes un mouvement de soldats, et nous devons maintenir la discipline également en ce domaine ! », déclara-t-il. Il émoustille ses auditeurs en évoquant les firmes allemandes qui emploient encore des juifs comme représen tants à l’étranger — «d e vraiment magnifiques spécimens de la Galicie orientale», dit-il, reprenant les termes qu’il utilisait pour décrire ses furoncles à Gregor Strasser. «A u même moment, la situation des firmes allemandes d’importation à l’étranger, continue-t-il en pensant à l’entreprise de son père à Alexandrie, se dégrade peu à peu. Dans certains cas, ces juifs prétendument indis pensables agissent en même temps pour des rivaux étrangers, et vont jusqu’à participer au boycott des produits allemands ! » Petit à petit, le Parti arrive à ses fins et les exportations sont en plein essor. « A .E.G ., déclare Hess, a écrit au Parti que le remplace ment de ses agents juifs par des Allemands avait tellement relancé les ventes que celles-ci avaient largement couvert les frais du chan gement... Auto-Union a déclaré à peu près la même chose. » Ajoutant qu’il ne fallait pas non plus faire confiance aux francsmaçons, il raconte l’histoire horrible du « franc-maçon à demi juif » qui, représentant une importante banque allemande en Espagne, a tenté de torpiller là-bas des transactions commerciales. « Nos ennemis, se vanta l’adjoint du Führer, usant d’une méta phore militaire, sont forcés d’abandonner leurs positions, l’une après l’autre. » « ... Même si les choses paraissent parfois aller lentement, que sont quelques années comparées à une évolution qui déterminera le cours de l’histoire allemande pour des siècles et qui, dans le domaine de la législation raciale, produira encore ses effets dans des milliers d’années ? » D ’après le guide du Parti de 1937, ses responsabilités étaient impor tantes et diverses : il était à la tête de l’organisation interne du N.S.D.A.P., de son Auslands-Organisation, de son bureau techni que, et de son service d’archives, aussi bien que de départements Le mur des lamentations 49 qui supervisaient la santé nationale, la recherche généalogique, la censure, les problèmes constitutionnels et législatifs, la politique étrangère, la politique raciale et les nominations à l’université. Mais tout cela n’était vrai que sur le papier. Dans la pratique, il était devenu le « mur des lamentations » du mouvement, comme il l’exprima à Nuremberg en septembre de cette année-là ; il regrettait les beaux jours de l’illégalité. « ... Parfois, j’aimerais pouvoir m’asseoir comme je le faisais aux premiers temps de notre combat, remâchant mon venin, rédigeant des affiches ou des tracts, les collant ou les distribuant de mes pro pres mains : je crois que je dormirais beaucoup mieux si je faisais cela ! » En l’occurrence, il était devenu l’image de marque du Parti : en passe d’être supplanté par des subordonnés grossiers et arrivistes, il continuait à parcourir le pays pour séduire les masses, rassurer les banquiers et les industriels, et apaiser la nervosité des diplomates étrangers. En cas de crise ou de mesures impopulaires, Berlin comptait sur Hess pour faire passer la pilule. Parlant lors de l’inau guration de la nouvelle Maison Adolf-Hitler à Hof, en Bavière, en octobre 1 9 3 6 , il avait repris le slogan de Goering : d e s c a n o n s p l u tô t QUE DU BEURRE ! « S i c’est nécessaire, déclara-t-il en cette occasion, nous devons être prêts à limiter notre consommation de graisse, de porc et d’œufs, parce que nous savons que le produit de notre commerce extérieur ainsi sauvé sera consacré à notre programme de réarme ment. » Des déclarations de ce genre — émises en un temps où l’Allemagne était entourée de nations fortement armées — sont tout ce que ses procureurs purent brandir plus tard contre lui. Les mêmes accusateurs ne firent qu’à contrecœur référence à ses tentatives opiniâtres pour trouver des solutions pacifiques aux pro blèmes européens. Par l’intermédiaire du Dr Albrecht Haushofer, il était demeuré très actif dans la diplomatie secrète, même si leurs centres d’intérêt passaient du problème des Volksdeutsche aux puis sances anglophones. Hess avait rencontré Konrad Henlein, leader du Parti sudète alle mand, dès le 19 septembre 1934 chez ses parents dans les Fichtelgebirge ; en une tentative qui allait se révéler infructueuse à dissiper le différend entre Berlin et Prague, il avait envoyé le jeune Hausho fer voir le président Edouard Benës à deux reprises en décembre 1936, proposant un pacte de non-agression à la Tchécoslovaquie en échange de concessions au parti de Henlein. Répondant aux pressions des S.S., Hess constitua le 27 janvier 1937, le «Bureau central pour les Allemands de souche» ( Volks- 50 L ’A llemagne deutsche Mittelstelé) sous la direction du S.S. Obergruppenführer W em er Lorenz, pour centraliser le travail politique parmi les Alle mands de l’étranger. Cela réduisait inévitablement l’autorité des autres organisations travaillant dans le même domaine, tout en radicalisant les méthodes employées, particulièrement dans le Sud-Est. En même temps, Rudolf Hess encourageait Albrecht Haushofer à raffermir ses liens avec les Anglais. Ce dernier ne savait plus sur quel pied danser. Il éprouvait de plus en plus de scrupules à travailler pour les nazis, mais faisait taire sa mauvaise conscience en se répétant que son supérieur direct, Hess, était «co rrect» en tous points. « Si je considère les affaires dont je me suis occupé depuis 1933, écrivit-il à Hess en juin 1936, dans une lettre amère, pleine de reproches, j’ai — même si je fais mon autocritique au micro scope — une conscience sans tache. » Pour le moment, le jeune universitaire se réjouissait de la confiance de l’adjoint du Führer — et bien sûr de sa protection, qui représentait l’autre terme de l’équa tion. Et c’est ainsi, indirectement, que commença le «chem in de croix» de Rudolf Hess. Cet été 1936, Berlin accueillit les Jeux olympiques. Parmi les membres du Parlement britannique invités figuraient Harold Balfour, Jim Wedderburn, Kenneth Lindsay et Douglas, marquis de Clydesdale. (C’étaient, bien sûr, les « contacts britanniques» dont Haushofer allait livrer les noms à Hitler en 1941.) Jeune et séduisant écossais, lord Clydesdale — plus tard Douglas, duc de Hamilton — était un ancien champion de boxe amateur mi-lourd. Intructeur de vol dans la Royal Auxiliary Air-Force, il avait dirigé l’expédition britannique qui avait survolé l’Everest trois ans auparavant. De ce point de vue, il avait beaucoup en commun avec Rudolf Hess, aviateur également doué et courageux qui avait, en d’autres temps, projeté de rééditer l’exploit de Charles Lindbergh en sens inverse. Pourtant, s’il est certain que Hess eut une conversation avec Lindsey, il ne fut pas officiellement présenté à l’intrépide officier écossais en cette occasion ni les jours suivants. Il n’est même pas certain qu’ils se soient rencontrés. Mais, lorsque Hitler invita le diplomate anglais sir Robert Vansittart à déjeuner à la Chancellerie, lord Clydesdale et Hess étaient certainement tous deux présents; s’ils échangèrent des regards ou quelques remarques polies, aucun ne put s’en souvenir plus tard. Goering entraîna ensuite Clydesdale Le mur des lamentations 51 hors de Berlin pour qu’il jette un coup d’œil de professionnel sur son aviation naissante. Plus étroit fut le lien qui s’établit presque immédiatement entre « Douglo » Hamilton et l’expert de Hess, Albrecht Haushofer. Cela se passa ainsi: David Hamilton, frère cadet du jeune aristocrate écossais, rencontra par hasard Haushofer au cours d’une réception à Berlin. Les membres de la Chambre des communes britannique invitèrent Albrecht à déjeuner avec eux et celui-ci leur exposa sa double fonction d’universitaire et d’expert diplomatique ayant un accès direct à la fois à Hess et au ministère des Affaires étrangères. Clydesdale — peut-être sur instruction de Whitehall — écrivit à Albrecht Haushofer cet hiver-là. Ce dernier répondit le 7 janvier 1937, et ainsi le lien était créé ; en compagnie de son père, le vieux professeur, Albrecht Haushofer accueillit lord Clydesdale dans leur demeure de Bavière, le 23 janvier. Quelques semaines plus tard, l’Écossais envoyait au professeur un exemplaire de ses mémoires, Le Livre du pilote de l’Everest. Albrecht Haushofer se rend plusieurs fois en Angleterre cette année-là. Le 16 mars 1937, il écrit à son père : « Je pars là-bas demain, et ma première visite sera pour le jeune aviateur qui nous a rendu visite à Munich, L.C. [lord Clydesdale]. » En avril, il donne des conférences à Chatham House à YInstitute o f International A ffairset séjourne chez les Hamilton, à Dungavel, en Écosse. C’est la première fois que Haushofer voit Dungavel, ou que Hess — à qui il fait son rapport plus tard — en entend parler. Une profonde amitié naît peu à peu entre les deux hommes. Par tant pour l’Amérique à bord du transatlantique Europa, l’universitairë allemand remercie son hôte écossais (« Mon cher Douglo »), le 30 juin, et lui fait part de ses préoccupations au sujet de la constante dégradation de la situation en Europe (les républicains espagnols venaient de bombarder un vaisseau de guerre allemand en Méditer ranée). Haushofer est particulièrement alarmé par ce qu’il a vu des Anglais et de leur attitude. Il met Hess en garde et rédige un article pessimiste pour la Zeitschrift fü r Geopolitik : « On ne peut échapper à la conclusion, écrit-il, que pour eux [les Anglais], l’ennemi public n° 1 n’est ni l’Italie ni le Japon (ni même l’Union soviétique). Une fois de plus, leur regard de colère se porte de l’autre côté de la mer du Nord» — vers l’Allemagne. Rudolf Hess a presque quarante-trois ans. Il va être père pour la première fois. lise, qui supporte mal sa rondeur, écrit en octobre une lettre can canière à sa belle-mère Klara Hess, en Égypte : « En passant : dans 52 L ’A llemagne un jour ou deux nous allons avoir une splendide visite. Imaginez seulement, le duc de Windsor et sa femme ! Et on dit qu’elle est à peu près la dame la plus élégante et la plus mondaine du siècle. Vous pouvez imaginer comme je parais mondaine à l’heure qu’il est ! Je crois que j’aurais préféré Mussolini — il se serait montré plus compréhensif pour ma circonférence actuelle que la duchesse de Windsor ! » (Dix mois plus tôt, le duc avait été forcé de renoncer au trône de Grande-Bretagne après avoir annoncé son intention d’épouser une Américaine divorcée.) Dans cette lettre — également interceptée par les services de ren seignements anglais — , lise décrit leurs projets d’agrandissement de la maison de montagne de Reicholdsgrün, pour Klara et Fritz qui viendront d’Égypte, Rudolf lui-même, le nouveau-né, la nurse, les adjoints, le chauffeur et les gardes du corps. À Harlaching aussi, la petite villa doit être à nouveau agrandie, pour s’adapter à l’état-major supplémentaire de Rudolf et de Martin Bormann, un garage et des pompes à essence pour dix voitures, un standard téléphonique, et tous les autres accessoires dont un adjoint du Führer était censé avoir besoin. De toute évidence, Klara lui reprocha le nombre de voitures car lise écrit à nouveau le 3 novembre : « Nous ne souffrons pas de mégalomanie, maman : nous n’avons pas plus de voitures... Nous n’en avons même pas une seule nouvelle. Rudi est fâché de voir Martin Bormann, son chef d’état-major, en posséder dix, toutes flambant neuves. » Le 22 octobre, le duc et la duchesse de Windsor adressent leurs compliments à H itler; ils dînent avec les Hess à Harlaching quel ques jours plus tard. En dépit de mes appréhensions [rapporta lise à l’époque] car elle était précédée d’une réputation d’américano-parisianisme, la du chesse s’est montrée une femme adorable, charmante, chaleureuse et intelligente, avec un cœur d’or et une tendresse pour son mari qu’elle n’essayait pas le moins du monde de cacher aux étrangers que nous étions, et ainsi elle nous a tous séduits. C’est malheureux, mais les Anglais sont non seulement passés à côté d’un roi d’une intelligence exceptionnelle mais aussi d’une reine superbe. Bien sûr, c’est une chose que n’a pu oublier une femme à l’esprit aussi vif, qui avait certainement des ambitions pour son mari : d’après la loi britannique... il lui était encore possible de rester roi avec elle, mais cela lui a été rendu impossible par de sombres intri gues, et en partie à cause de son attitude ferme sur les problèmes sociaux et de ses sympathies pro-allemandes... À la fin, nous étions Le mur des lamentations 53 les seules à parler, tout le monde écoutait et nous en avons oublié de quitter la table. Elle ajoutait aussi les derniers potins de Berlin. Emmy Goering était enceinte elle aussi : « Les Goering souhaitent une fille ; Goebbels veut que son fils fasse de la politique — j’aimerais un garçon aussi, mais pas un politicien. Il est rare qu’un père et son fils réussissent dans le même domaine — l’enfant est toujours éclipsé par son père. » lise eut un fils, après un accouchement difficile et douloureux, le 18 novembre 1937 : « Dieu merci, écrivit-elle à ce moment-là, la nature nous a tous pourvus d’une merveilleuse capacité d’oubli ! » Rudolf apprit la nouvelle au Berghof, l’imposante et toute récente demeure du Führer d’où l’on avait, des hauteurs de l’Obersalzberg, une vue dominante sur l’Allemagne et l’Autriche. Il sourit jusqu’aux oreilles — un de ces fameux sourires un peu loufoques qui l’avaient rendu cher aux Allemands. Les étoiles étaient favorables, et la nuit précédant la naissance avait été une nuit de pleine lune. Il proposa de prénommer l’enfant W olf Rüdiger — il avait appelé Hitler « W o lf» au cours de leurs années de combat politique, et Rüdiger était un des héros de la saga des Nibelungen. Il devait aussi porter les prénoms de ses deux parrains, Adolf et Karl (Hitler et le professeur Haushofer devaient tous deux assister à la cérémonie quelques semaines plus tard). Saisi d’une indicible fierté devant ce petit-fils enfin donné à Fritz, Hess observa le grand front du petit garçon, siffla pour le faire rire, et décida d’après la forme d’une de ses oreilles qu’il deviendrait un musicien de génie. Pourtant, derrière son dos, l’enfant prodige s’endormait lorsque l’on jouait de la musique classique et ne repre nait vie qu’aux accents du jazz. Les cadeaux et les vœux au « petit Ministre » affluèrent de toute l’Allemagne. « Nous avons mis tant de soin, écrivait lise, à protéger notre vie de cette atmosphère de serre chaude, que nous réussirons probablement à en protéger aussi notre fils. » W olf Rüdiger ne devait jamais être un politicien; mais il allait passer cinquante ans dans l’ombre de son père — faisant courageu sement campagne pour son élargissement. 4 . Le spectateur Hess n’était pas consulté lors de la mise au point des plans mili taires. Ses accusateurs usèrent par la suite de phrases du genre : «Jusqu’à son vol pour l’Angleterre, il a été le confident le plus proche de H itler», ou : «L es relations entre ces deux hommes étaient telles que Hess devait avoir connaissance des plans d’agres sion dès leur élaboration. » À Nuremberg, l’accusation devait annoncer curieusement que Hess faisait partie du Conseil secret du Cabinet créé par Hitler, le 4 février 1938. Or ce conseil fantôme ne s’est jamais réuni ! Hess n’assista à aucune des conférences stratégiques d’impor tance historique — qui étaient d’aileurs plus des monologues de Hitler que des conférences. Le rapport du colonel Fritz Hossbach sur la conférence du 5 novembre 1937 à Berlin, les notes du capi taine Fritz Wiedemann sur le discours secret de Hitler du 28 mai 1938, les minutes prises par le capitaine W olf Berhard lors du dis cours de Hitler le 15 août 1938, le rapport du colonel Rudolf Schmundt sur la conférence de la Chancellerie du Reich, le 23 mai 1939, la version que donna l’amiral Wilhelm Canaris du discours belliciste que prononça Hitler le 22 août 1939 à l’Obersalzberg — tous ces documents, et d’autres documents clés, existent, et aucun ne mentionne la présence de l’adjoint du Führer. Il semblerait, de toute évidence, que Hitler ait laissé à Hess la charge du Parti, comme on abandonne à un concierge la garde d’une usine désaffectée ; personne ne le consultait mais il était vrai ment trop populaire pour qu’on se passe de lui. Hess n’a-t-il pas au moins reconnu en Adolf Hitler le plus grand tyran du XXe siècle ? À l’appui de cette thèse, nous disposons de la description pittoresque et naïve de la façon dont il voyait l’homme au quotidien. Il la donne dans une longue lettre à sa mère, datée du 15 janvier 1938, à un moment où, nous le savons maintenant, Hit ler s’apprêtait à prendre le contrôle absolu des forces armées et à faire main basse sur l’Autriche et la Tchécoslovaquie. Le spectateur 55 Cette lettre pleine de vénération était accompagnée du dernier instantané de son petit garçon, qui devait être enregistré comme « croyant en Dieu » — « ce qui se situe, écrivait Hess, quelque part au-dessus de protestant ou de catholique » : Le 23 janvier, le Führer verra son filleul pour la première fois. Il pas sera la soirée avec nous. Grete et Inge viendront probablement avec moi de Berlin car elles n’ont pas vu le Führer depuis des années. Je dois me rendre à Berlin demain pour assister au grand déjeuner que le Führer donne en l’honneur de [premier Ministre yougoslave, Milan] Stoyadinovic. C’est la première fois que j’y vais depuis Noël. Je suis content d’avoir pu éviter Berlin pendant un mois. Mais je suis allé deux fois en quelques jours à l’Obersalzberg avec le Führer. Comme il y avait une neige magnifique, j’ai pu skier à deux reprises. Lorsqu’il prend quelques jours de repos là-haut, le Führer aime à veiller tard dans la nuit : il regarde un film, puis bavarde — surtout de questions navales si je suis là, car cela nous intéresse tous les deux — puis il lit un moment. Le jour se lève avant qu’il n’aille se coucher. Il demande qu’on ne le réveille pas avant une ou deux heures de l’après-midi. Cela change de Berlin où il ne se couche pas beaucoup plus tôt mais ne s’accorde que quatre ou cinq heures de sommeil. Après un déjeuner pris en commun, lui et ses hôtes vont faire un tour d’une demi-heure ou plus vers un kiosque construit il y a un an et d’où l’on a une vue splendide sur Salzbourg... Comme il fait bon être assis près du grand feu de cheminée à la grande table circulaire qui occupe presque toute la pièce, ronde elle aussi... L’éclairage est dispensé par des chandeliers accrochés sur les murs tout autour. [Heinrich] Hoffmann [photographe de Hitler] et sa maîtresse sont généralement là — il joue le rôle de bouffon de cour ; il y a toujours un des médecins du Führer, le Dr [Karl] Brandt ou le Dr [Wemer] Haase, ainsi que le chargé de presse le Dr [Otto] Dietrich, [les adjoints Wilhelm] Brückner, [Julius] Schaub ou [Fritz] Wiedemann ; souvent [Sophie] Stork, que vous connaissez, est là avec Evi Braun et sa sœur [Gretl]; et parfois le Dr [Théo] Morell avec sa femme [Johanna] ainsi que le professeur [Albert] Speer — Speer est généra lement là pour tracer les plans des nouveaux édifices. Après une ou deux heures passées là-haut, nous marchons une dizaine de minutes environ vers des véhicules tout terrain qui atten dent pour nous redescendre. Nous dînons tous vers sept heures et demie. Jusque-là le Führer s’occupe des projets de reconstruction de Berlin, Munich, Ham bourg et Nuremberg. Les plans d’architecture sont étalés sur une grande table équipée de lampes spéciales, dans la vaste salle de 56 L ’A llemagne réception taillée dans le roc, Armé de crayons et d’une règle, il fait quelques modifications aux plans exécutés d’après ses indications. Il dessine lui-même les croquis de nombreux édifices, et voit ainsi s’élaborer ses propres projets. Il voit grand, aussi : la nouvelle avenue qui traversera Berlin, bor dée des nouveaux bâtiments des ministères, aura plus de 130 mètres de large, la circulation automobile se fera au centre, et on trouvera, de chaque côté, des rues marchandes ; à une extrémité se trouvera la gigantesque gare centrale, puis à un angle l’avenue s’éloignera vers le nouvel aéroport qui sera le plus grand du monde. Personne n’a encore le droit de parler des autres édifices prévus pour Berlin ; ce sera vraiment une capitale du Reich impressionnante. Les cheveux du pauvre ministre des Finances se dressent sur sa tête... Mais nous présumons que des légions d’étrangers vont venir voir ces gigantesques édifices et les travaux de construction, et que cela nous permettra de ratisser des devises étrangères. Dans les siècles à venir, le monde contemplera ces bâtiments, et se souviendra de leur créateur, Adolf Hitler, fondateur du national-socialisme — dont l’œuvre sera peut-être alors reconnue comme indiscutable par de nombreuses nations du monde. Ainsi discourait Hess, décrivant avec enthousiasme à sa mère qui vivait aux confins du desert égyptien les projets des nouvelles gares centrales de Munich et de Cologne, et le pont suspendu qui devait enjamber l’Elbe à Hambourg et dont la hauteur sous arche permet trait le passage des plus gros navires ; autant de modernes pyramides conçues par un pharaon allemand effrayé de sa propre mort — mais son adjoint ne discernait en Hitler aucun des aspects négatifs des despotes de l’ancienne Égypte. Vous savez probablement [écrit Hess dans la même lettre] qu’un vaste terrain digne de l’homme qui est à la tête du Reich a été racheté morceau par morceau dans l’Obersalzberg, et progressive ment isolé du reste du monde. C’est une bénédiction que le Führer puisse maintenant aller se promener sans avoir à ses trousses des chasseurs d’autographes et sans croiser partout des petits groupes qui attendent de le voir et le suivent pas à pas. Non pas que les milliers de visiteurs qui font chaque année le pèlerinage de l’Obersalzberg n’aient plus aucune chance de voir le Führer : car tous les jours à heure fixe le peuple est autorisé à défiler devant lui. C’est toujours un spectacle émouvant. Les Autrichiens, particulièrement, pleurent souvent d’émotion et restent incapables d’articuler un mot quand ils se trouvent enfin en face du Führer. Quel contraste avec le spectacle offert par les Allemands : on lit Le spectateur 57 sur leurs visages la même allégresse qu’on croise à travers tout le Reich... Les spectateurs étrangers présents, il y en a souvent, ne peuvent que rouler de gros yeux et se rendre à l’évidence : le peuple allemand ne gémit pas du tout sous le fouet de son dictateur. ! Les étrangers de marque sont maintenant reçus au Berghof, parmi eux lord Halifax dernièrement, et lord Rothermere avant lui; le ministre des Affaires étrangères italien le comte [Galeazzo] Ciano est venu aussi, ainsi que des délégués de l’internationale des anciens combattants qui s’étaient réunis à Berlin. Quand il fait beau, on ne saurait imaginer un plus beau cadre où le chef de l’État allemand puisse accueillir des visiteurs. Même quand les conversations se déroulent à l’intérieur, ce qui est habituellement le cas, on jouit d’une vue dégagée sur les montagnes de l’Untesberg, grâce à une gigantesque fenêtre qui occupe tout un pan de mur de la grande salle, comme une peinture colossale. Les lettres privées comme celles-ci, qui ne furent jamais destinées à être publiées, donnent une image plus précise d’un Rudolf Hess idéaliste, casanier et disciple aveugle d’un messie moderne. Hess, de toute évidence, détestait que son travail l’appelle dans la capitale du Reich. « Le patron est de retour à Berlin, écrivait lise le 28 janvier, pour le 13 [cinquième anniversaire de la prise du pou voir], etc. J ’espère vraiment qu’il ne sera pas obligé d’aller là-bas trop souvent, ou d’y rester trop longtemps. » Elle ajoutait : «A utre ment, son petit garçon ne le reconnaîtra plus, et il devra se réhabi tuer à son papa. » En 1938 et 1939, l’horizon s’assombrit et Hess, parfois remplacé par Haushofer lors de réunions importantes, quitte furtivement le devant de la scène politique. Il n’est plus qu’un acteur qui joue dans un théâtre en train de se vider. Quand, en mars 1938, les troupes allemandes entrent en Autriche, Haushofer est au ministère des Affaires étrangères ; Hess lui, prend des bains de foule à Vienne en compagnie du Führer. Il cosigne le lendemain 13 mars la nouvelle loi du Reich annexant l’Autriche — une action que Hitler légalisera un mois plus tard par un plébiscite. Le 20 mai, Hess signe conjoin tement avec les ministres de l’intérieur et de la Justice l’ordonnance qui étend les détestables lois de Nuremberg à l’Autriche. L’Autriche une fois intégrée au grand Reich allemand, le plan de Hitler prévoyait d’encercler et d’investir la Tchécoslovaquie, de faire ‘ Dans les lettres à sa famille, Hess indique le rire par cette ligne ondu lante: 58 L ’A llemagne valoir ses revendications territoriales sur la Pologne, puis de conquérir le Lebensraum à l’est. Hess n’assista à aucune des réu nions militaires ou politiques où ces sujets furent débattus. Alors que la crise tchèque se développe, il voit rarement passer les documents importants. Dans le même temps, Albrecht Hausho fer rencontre à nouveau lord Clydesdale à Dungavel, en avril. Il lui annonce qu’à présent Hitler réclame à la Tchécoslovaquie le retour des territoires des Sudètes. Au cours du mois de mai, Haushofer écrit deux fois à Clydesdale, et il assiste à la nouvelle entrevue entre Hess et Henlein, dirigeant des Sudètes. L’implication personnelle de Hess dans la crise de Munich se limite à signer un document pla çant officiellement l’organisation du N.S.D.A.P. à la disposition de la Wehrmacht en cas de mobilisation. Hess assiste, en septembre 1938, au dernier grand rassemblement du Parti auquel il a convié le professeur Karl Haushofer. Ce dernier frémit au spectacle nocturne de la « voûte de cathédrale » que dessi nent dans le ciel les batteries de projecteurs, et échange quelques mots avec lise sur la pleine lune et la planète montante Jupiter. « Le petit W olf Rüdiger, lui confie lise, est né sous l’influence de Jupiter, Mars et Vénus » — et le professeur juge ce renseignement suffisamment digne d’attention pour le mentionner dans la lettre qu’il écrit à Martha cette nuit-là. Son incapacité à mettre fin à la campagne du Parti contre les Églises fut la meilleure preuve du déclin de l’influence de Hess, déclin dont il était parfaitement conscient. Wolfgang Bechtold, un rédacteur de son état-major, le décrit à cette époque comme quelqu’un de ren fermé, mal à l’aise, désespéré, fuyant la publicité. «H ess, écrivit Bechtold, a réuni un petit groupe de ses proches associés et quel ques amis avec qui il discute d’étranges sujets tels que l’astrologie ou la médecine par les plantes. » Hess ressent son premier et dange reux sentiment d’infériorité lorsqu’il se rend compte que Bormann est en train de le supplanter dans la faveur de Hitler. Il ne peut lutter contre les nazis brutaux assoiffés de pouvoir qui remplacent les pionniers qui ont fondé le Parti. Quand un juif, Herschel Grynszpan, blesse mortellement un fonctionnaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris, de violents pogroms éclatent d’un bout à l’autre de l’Allemagne. Des entre prises juives et des synagogues sont mises à sac et de nombreux juifs assassinés. Hitler et Hess interviennent à nouveau pour mettre fin aux violences. Cette même nuit du 10 novembre 1938 — la Nuit de cristal — , le bureau de Hess expédie des télégrammes à tous les gauleiters leur ordonnant de protéger les juifs et leurs biens, et il Le spectateur 59 édicté le décret secret n° 174/38 que, pour leur plus grande honte, aucun des historiens, par ailleurs estimables, d’Allemagne fédérale n’a jusqu’ici jugé bon de citer : DE : BUREAU DE L’ADJOINT DU FÜHRER Ordonnance n° 174/38 EXÉCUTION IMMÉDIATE. M unich, le 1 0 novembre 1938 Sur ordres exprès donnés au plus haut niveau, il ne doit y avoir aucun incendie de magasins ou autres locaux appartenant à des juifs, en quelque circonstance que ce soit. Hess ordonne aux tribunaux du Parti qui dépendent de sa juridic tion de poursuivre les fonctionnaires du Parti accusés d’excès, et il envoie Mlle Sperr assister à une audience pour s’assurer que celles-ci sont conduites avec la sévérité requise. Il rédige également une nouvelle « lettre de protection » en faveur du professeur Haushofer, lequel vient d’assister, avec Hitler comme coparrain, au baptême de son premier et seul fils, à Harla ching, quatre jours auparavant : Le général en retraite, professeur Karl Haushofer, est d’ascendance aryenne confirmée ; sa femme Martha née Mayer-Doss n’est pas juive selon les termes des lois de Nuremberg, comme j’ai pu le déter miner grâce aux études généalogiques qui m’ont été présentées. J ’interdis à quiconque de les molester ou de fouiller leur domicile. Les semaines suivantes, Hess fait personnellement ce qu’il peut pour intercéder en faveur de juifs dont Haushofer lui apporte des listes — on confie à lise Hess les premiers de ces noms, Julius et Else Schlink, le 8 décembre. Après le crime commis par le faible d’esprit Grynszpan et les non moins folles violences des voyous nazis, Hermann Goering, respon sable du Plan économique de quatre ans, préside à Berlin une réu nion secrète consacrée aux conséquences économiques des pogroms et des mesures pénales édictées contre la communauté juive. Hess, comme d’habitude, en est absent : il n’assiste jamais aux réunions internes du gouvernement. Par la suite, pourtant, il promulgue de Munich des décrets desti nés à atténuer les préjudices causés par les décrets de Berlin: il annonce que le problème juif doit être, en tant que tel, « soumis à une solution finale » — à cette époque, Berlin projetait d’intensifier le processus d’émigration — , mais il interdit catégoriquement toute initiative qui pourrait porter préjudice aux exportations allemandes ou aux autres relations commerciales avec l’étranger. 60 L ’A llemagne Hess assiste en spectateur aux événements de l’année 1939- Impuis sant, il voit l’Angleterre, provoquée par la mainmise de Hitler sur la Tchécoslovaquie en mars, promettre de façon inconsidérée sa garantie à la Pologne. Occasionnellement, la route de Hess croise celle des Haushofer, mais le fossé se creuse entre eux. À Munich, Hess demande au pro fesseur de rencontrer à Budapest le comte Pal Teleki, nouveau Pre mier ministre hongrois. Mais la soudaine occupation de Prague par Hitler rend cette visite sans objet. Hess sait que Hitler dicte directe ment sa politique étrangère à Ribbentrop, son nouveau ministre des Affaires étrangères depuis 1938. Le Führer ne fait plus aucun cas des opinions du professeur Haushofer, depuis la dernière et violente dispute qui les a opposés au domicile de Hess, le 10 novembre 1938 — le vieux professeur lui avait alors conseillé de ne pas faire confiance à l’Italie et avait critiqué un discours belliciste que Hitler avait prononcé le mois précédent à Sarrebruck. Le fils du professeur, le Dr Albrecht Haushofer, malgré son pes simisme, maintient depuis Berlin ses contacts secrets avec l’aristo cratie dirigeante britannique. Le 28 novembre, lord Clydesdale est venu le mettre en garde : les Anglais commencent à prendre la mouche. D ’après tout ce qu’il perçoit dans les milieux dirigeants de Berlin, en juillet 1939, le jeune Haushofer est sûr qu’il y aura une guerre — une prophétie qui « affecta fortement » son père quand il lut cela dans une lettre de son fils le 8. «Avant la mi-août, il n’arri vera rien, prédisait Albrecht, qui était bien informé, dans une lettre à sa mère datée du 12 juillet. Après cette date, tout va se mettre en place pour une guerre soudaine. Aujourd’hui comme hier O ’Daijin [Hitler] souhaite un conflit local... mais il ne sait pas comment l’Ouest réagira. » Fuyant la chaleur lourde qui règne en Allemagne centrale en ce dernier été d’avant-guerre, Albrecht part en croisière le long des côtes occidentales de la Norvège. Là, au milieu des fjords paisibles, il rédige en cachette une longue lettre en anglais à lord Clydesdale (« Mon cher Douglo »), datée du 16 juillet. Il y explique sur un ton désabusé pourquoi il est resté aussi discret depuis Munich. Il défend à nouveau la position allemande sur le traité de Versailles et pré vient que « le grand homme », c’est-à-dire Hitler, n’a pas l’intention de « marquer le pas ». Cette lettre, en fait, confinait à la trahison, et Haushofer le savait : c’est pour cela qu’il la posta à partir de la Nor vège neutre. «A utant que je sache, continuait-il, il n’y a pas pour l’instant de calendrier défini pour la véritable déflagration, mais n’importe quelle date après la mi-août peut se révéler être la date Le spectateur 61 fatale. Jusque-là, ils veulent éviter la “grande guerre”. L’homme dont dépend tout cela espère pouvoir encore s’en sortir avec une “guerre locale” isolée. » Lord Clydesdale a probablement négligé le reste de la lettre, le jugeant inutile. Haushofer y prédisait que malgré leurs désaccords les Allemands se rangeraient en force derrière Hitler en cas de conflit sur le couloir de Dantzig qui, à travers l’Allemagne, donnait à la Pologne accès à la mer. « Une guerre contre la Pologne ne serait pas impopulaire », ajoutait-il. Mais il était encore temps, espérait-il, de prévenir une déflagration. L’Angleterre ne pourrait-elle pas faire pression sur Mussolini, et M. Chamberlain ne pourrait-il admettre que les revendications allemandes sur la Pologne n’étaient pas injus tifiées... Albrecht Haushofer concluait en demandant à lord Clydes dale de détruire cette lettre et de lui envoyer une simple carte pos tale pour lui signaler qu’elle lui était bien parvenue. Le premier geste de lord Clydesdale fut d’apporter cette lettre à Morpeth Mansions, où Winston Churchill avait ses appartements. Churchill était un boutefeu, un parlementaire sans portefeuille réso lument opposé à toute politique d’apaisement. Il s’assit, ruisselant de sueur, enveloppé dans un drap de bain, pour prendre connais sance de ces pages qu’il rendit à son visiteur. (Il devait tout oublier de cette lettre jusqu’à l’arrivée de Hess en personne.) «L a guerre est pour très bientôt», dit-il. Une carte postale partit à destination de Berlin, indiquant à Albrecht Haushofer — que les tueurs de la Gestapo allaient lâche ment fusiller pour trahison, sans procès, dans les ruines de Berlin au cours des derniers jours de la guerre — que sa lettre était parvenue à destination. En Allemagne, on commençait à perdre son sang-froid. Plus tard, au cours de l’été, Heinz, le frère cadet d’Albrecht, communiqua à l’adjoint du Führer quelques exemples manifestes d’injustices, en lui demandant d’intervenir. La réponse de Hess traduisait une irrita tion inhabituelle chez lui. Il sermonna Heinz: critiquer le «sys tème » revenait à le critiquer lui-même ; il se considérait avec fierté comme responsable des succès obtenus; mais, dans toute révolu tion, le pendule oscillait entre les extrêmes, et il pouvait mettre un certain temps à se stabiliser : « Vous savez parfaitement que je fais mon possible pour intercéder chaque fois que l’on me signale des cas individuels d’effets secondaires indésirables. » Il mentionnait le cas d’un fonctionnaire S.S., Odilo Globocnig, accusé de corruption à grande échelle. Il avait ordonné une enquête, les accusations s’étaient révélées exagérées, mais il avait néanmoins obtenu le ren 62 L ’A llemagne voi de Globocnig (qui dirigea plus tard des opérations d’extermina tion de masse dans l’Est). Campant sur ses positions, Hess invitait Heinz Haushofer à imaginer ce qu’auraient été les «effets secon daires indésirables » si les bolcheviques avaient triomphé en 1933 à la place de Hitler — « un homme, s’émerveillait-il, assez audacieux pour franchir le pas qui souvent mène à deux doigts de la guerre ». En fait, Hitler voulait aller plus loin. Il voulait une guerre brève, tant pour des raisons de politique intérieure que pour réaliser ses projets de conquête. Lors d’une visite qu’il rendit aux Haushofer dans leur résidence de montagne au début du mois d’août, Hess leur assura à nouveau que la guerre ne serait qu’un «léger orage». Le 22 août, il leur révéla que Staline avait accepté de signer un pacte avec Hitler (il ne mentionnait pas le protocole secret du pacte prévoyant le partage des dépouilles de la Pologne et des États baltes entre l’Allemagne et l’Union soviétique : probablement n’était-il pas au courant). Les notes de l’agenda de Bormann, le primitif et brutal Stabsleiter de Hess, prises au cours des derniers jours de la paix, indiquent les dernières étapes franchies vers le désastre : 22 août : réunion du Führer avec les commandants en chef et les généraux [au Berghof], 23 août : Ribbentrop s’envole pour Moscou conclure le pacte de non-agression germano-soviétique. 24 août : 14 heures, annonce publique du pacte. 3 h 30 du matin [Hitler] s’envole de Aiming [près de Salzbourg] pour Berlin. Hess, pourtant, se rendit le lendemain soir dans le Sud, à Graz, pour prendre la parole lors du grand rassemblement annuel de YAuslands-Organisation. «Q uoi qu’il advienne, nous suivrons la bannière du Führer, déclara-t-il. Poussée par l’Angleterre, la Pologne a adopté une attitude irresponsable. Plus ces pays essaie ront de justifier leur hostilité envers l’Allemagne, moins nous serons portés à les croire... Prêts à suivre le Führer, nous répondons à la volonté de Celui qui nous l’a envoyé. Aussi je le répète : Nous, Allemands, sommes avec le Führer, quoi que nous réserve l’ave nir. » Bormann, lui, était bien avec le Führer : 25 août : la séance du Reichstag prévue pour le 26 est supprimée ; le grand rassemblement du Parti n’est pas annulé, seulement reporté. La mobilisation allemande commence calmement le 25. Le spectateur 63 26 août : réunions de routine, de l’aube au crépuscule. 27 août : il n’y aura pas de séance du Reichstag pour l’instant ; après un bref discours, le Führer a renvoyé les députés dans leurs foyers. 28 août : [sir Nevile] Henderson [ambassadeur britannique] revient de Londres ; les négociations se poursuivent. 29 août : Henderson reçoit une nouvelle lettre du Führer ; en dépit des pourparlers, la mobilisation allemande se poursuit dans le calme. 30 août: le jeudi 31, notre mobilisation sera achevée. Ce jour-là, Hitler nomme Hess membre d’un «cabinet restreint» composé de six hommes, « Conseil des ministres pour la défense du R eich », chargé de voter les lois lorsque le Führer se rend sur le front. Cette nomination fut également retenue à la charge de Hess à Nuremberg ; en fait, les séances furent dominées par la personnalité tonitruante et énergique du feld-maréchal Hermann Goering, et Hess n’y assista pas. Le 1er septembre 1939, Bormann note: « 4 h 30 du matin, le combat avec la Pologne a commencé. Reichstag : le Führer annonce les mesures qu’il a prises. » Hitler, pour la première fois, porte sa tunique grise de campagne. Hess, pour le saluer, a revêtu la chemise brune du Parti et son large ceinturon de cuir. Conscient de la dégradation de l’autorité de Hess au cours des dernières années, Hitler conclut son discours par une promesse en forme de concession faite à son adjoint aveuglément fidèle. S’il lui arrivait de mourir, annonce-t-il, Hermann Goering lui succéderait ; et si le destin frappait Goering, Hess devrait occuper à son tour la place du Führer. Son vieux maître, le professeur Haushofer, envoya immédiate ment ses félicitations à Rudolf Hess qui devenait « le numéro trois en Allemagne ». Le feld-maréchal Goering apprécia moins d’entendre « ce nigaud» désigné comme son successeur, et il en fit part à Hitler, par la suite. Hitler sourit. « Mais, Hermann », lui fit-il remarquer, livrant son interprétation personnelle du «principe du chef», «quand vous deviendrez Füh rer du Reich — pfft ! Vous pourrez mettre Hess à la porte et choisir votre propre successeur. » 5. Le léger orage « Mon œuvre entière est détruite », se lamentait Hitler auprès de Rudolf Hess après que l’Angleterre se fut jointe à son «léger orage » ; et la jeune secrétaire particulière du Führer, Christa Schroeder, l’entendit ajouter : « J ’ai écrit mon livre pour rien. » C’était vrai : combien de fois, dans Mein Kampf, Hitler avait-il souligné qu’il aspirait à une entente, voire à une grande alliance, avec l’Angleterre ! Hess l’avait cru, implicitement. Et encore main tenant, l’Angleterre semblait se tenir à l’écart de la véritable bataille, en retrait, tandis que les armées de Hitler envahissaient la Pologne par l’ouest, et que celles, non moins rapaces, de Staline s’y engouf fraient par l’est. Le nom de Hess commençait à disparaître des journaux, bien qu’il eût dignement représenté le Parti aux funérailles nationales du général Werner von Fritsch, l’ancien commandant en chef de l’armée qui avait été si injustement traité, et qui venait de trouver la mort au combat en Pologne. Le 8 octobre 1939, il fit partie des ministres qui signèrent officiel lement le décret démembrant la Pologne et restituant au Reich alle mand les territoires qui lui avaient été confisqués des années plus tôt. Ce document aussi devait être brandi à Nuremberg contre Hess, sans tenir compte de l’ironie qu’il y avait à voir siéger au tri bunal le gouvernement soviétique qui avait lui-même signé avec l’Allemagne nazie le protocole secret d’août 1939 qui encourageait précisément ce «crime de guerre» en s’en faisant complice. Au cours de l’année suivante, Hess fit peu parler de lui. Depuis qu’il avait un fils, il se retirait dans sa famille et revenait chez lui aussi souvent que ses obligations officielles le lui permettaient. « Il aimait inviter des parents », rappela Mlle Fath cinq ans plus tard. Son père et sa mère étaient revenus d’Égypte : tout ce qu’ils possé daient en ce monde leur avait été confisqué une première fois par le traité de Versailles, et maintenant ils venaient à nouveau de tout perdre. « Depuis le début de la guerre, ils vivaient complètement Le léger orage 65 chez lui, plus souvent a Berlin qu’à Munich. C’était un fils très attentionné qui se mettait en quatre pour ses parents. Son père aimait les pièces gaies, les opérettes et le cinéma ; sa mère s’intéres sait plus à la médecine naturelle et à la philosophie. » Sa « Lettre ouverte à une mère célibataire », publiée dans les journaux à Noël, déclencha une brève polémique. Des officiers de l’armée, furieux, lurent dans ce texte ambigu un encouragement public aux officiers S.S. à engrosser les femmes des soldats pendant que ceux-ci étaient au front, dans le but stratégique d’augmenter le taux de natalité du Reich. (Il fut cité incorrectement.) Cette annéelà, Hess délivra son message de Noël radiodiffusé depuis un vais seau de guerre. Il a envie de voler, mais Hitler le lui a provisoirement interdit. Son travail le tient trop éloigné à la fois des champs de bataille et des responsabilités réelles de la guerre qui dure depuis un an déjà. Il devient maussade, ne parlant plus que par monosyllabes. À son bureau, ses secrétaires le voient broyer du noir. Hitler est à son étatmajor de campagne ; Goering a pris le gouvernement en charge. Si ce n’est faire fonctionner le Parti et participer aux actions de son Tribunal contre les contrevenants comme le gauleiter Julius Strecher (en février 1940), Hess n’a pas grand-chose à faire. Il trouve plus de temps pour s’abandonner à son goût des sciences occultes et des médecines étranges. Crédule, il dévore les horoscopes, passion qui avait tant bien que mal survécu à l’hostilité du Führer envers ces recherches frivoles. Pendant ce temps, Martin Bormann, toujours plus assoiffé de pouvoir, griffonne des notes satisfaites dans ses calepins, notes qui révèlent qu’en sourdine il dénigrait son chef : 23 février. 12 h 30, voyage à Munich avec le train du Führer. 24 février. Célébré l’anniversaire de la fondation du Parti. Après au café H eck; dispute entre le Führer et R.H. [Hess] à propos des gué risseurs et des hypnotiseurs. 25 février. 12 h 20 départ pour Berlin avec le train du Führer; j’ai une très longue conversation avec le Führer sur le thème de « méde cine et superstition » et hautes personnalités. Hess ne jouait pratiquement aucun rôle concret dans la conduite de la guerre. Les archives de la marine allemande confirment qu’il s’intéressait de près aux questions de blocus naval et de guerre des mines ; mais si l’amirauté lui prêtait une oreille polie, c’était unique ment par respect pour son éminente position. Et il mourait d’envie 66 L ’Allemagne de se retrouver aux commandes d’un avion de chasse, comme à la fin de la Première Guerre mondiale. Devançant Churchill qui projetait d’envahir la Scandinavie, les troupes allemandes occupent la Norvège et le Danemark. En mai, Hitler lâche ses armées sur la France et les Pays-Bas. Le corps expé ditionnaire britannique rembarque à Dunkerque, évitant de justesse la catastrophe, et la France dépose les armes à la fin du mois de juin. Des photos montrent Hess à la cérémonie de l’Armistice, près de Hitler, à Compiègne. À la surprise générale, Hitler formule des conditions qui parais sent magnanimes comparées à celles imposées à l’Allemagne à Ver sailles ; mais il veut abréger une guerre inutile à l’ouest — non parce qu’il se satisfait du butin déjà acquis, mais parce qu’il a des visées vers l’est. Il a déjà commencé à étudier avec son état-major général le redéploiement de ses armées contre la Russie soviétique — dans un but offensif ou défensif? à ce moment-là (juin 1940), personne n’aurait été capable de le dire. Au cours de ces semaines, Hitler fait de nombreux commentaires qui indiquent que ses sentiments personnels, cordiaux, envers l’Angleterre n’ont pas changé. Il désire toujours la paix, presque à n’importe quel prix. « Mein Führer, lui demande Hess à la fin d’un déjeuner à la Chancellerie du Reich, juste avant la campagne de France, êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions vis-à-vis de l’Angleterre ? » « Si les Anglais savaient combien je leur demande peu ! » grogne Hitler, puis il fait signe que le repas est terminé. Dans un discours à ses généraux, le 2 juin, à Charleville, Hitler déclare : « Nous pouvons facilement trouver une base d’accord de paix avec l’Angleterre. » Il dit la même chose à son état-major. « Le Chef a l’intention, écrivait sa secrétaire particulière, Christa Schroeder, le 25 juin, de parler devant le Reichstag d’ici peu. Ce sera pro bablement son dernier appel à la Grande-Bretagne. S’ils ne se ral lient pas à ce moment-là, il agira sans pitié. Je crois qu’il souffre encore maintenant d’avoir à attaquer les Anglais. Ce serait évidem ment beaucoup plus facile pour lui s’ils entendaient raison par euxmêmes. Si seulement ils savaient que le Chef ne leur demande rien d’autre que le retour de nos anciennes colonies, peut-être seraientils plus conciliants. » Hess assistait à ces conversations privées et en était profondé ment troublé. Au cours de l’une d’entre elles (il pensait à ses parents dépossé dés), il déclare à Hitler espérer que l’Allemagne demandera à Le léger orage 61 l’Angleterre la restitution de tout ce qu’elle lui a dérobé aux termes du traité de Versailles. Hitler hoche la tête et remarque : « Cette guerre peut encore apporter l’amitié avec l’Angleterre. C’est le but que j’ai toujours poursuivi, on n’impose pas de dures conditions à un pays que l’on veut voir se ranger à ses côtés. » Mais à Londres un nouveau Premier ministre venait d’entrer en fonction — un politicien qui refusait catégoriquement de faire marche arrière. Selon les archives du Cabinet britannique, cepen dant, on vit en mai, et encore en juin, Churchill envisager briève ment mais sérieusement, l’idée d’« accepter les conditions de M. Hitler». Mais, invariablement, pendant la nuit, il chassait de son esprit ces instants de faiblesse ; on jeta un voile sur ces épisodes et ces moments d’hésitation sont restés jusqu’à ce jour enfouis dans les archives de son Cabinet, quoiqu’on en trouve trace dans certains papiers personnels de ses collaborateurs. Le 19 juillet, Hitler lance au Reichstag son « dernier appel à la raison », qui est rejeté. Le 20 juillet, Churchill entame une nouvelle forme de guerre. Il convoque en privé le commandant de ses forces de bombardement à sa résidence de campagne et lui ordonne de faire préparer les bombardiers les plus lourds que pourraient mettre au point le génie et la technique britanniques, afin qu’ils soient prêts à déverser leurs chargements de bombes explosives et incen diaires sur le centre de Berlin dès qu’il en aura donné l’ordre. Hess sent ce moment approcher. Le 2 août, il expose à Albrecht Haushofer les préoccupations du Führer quant à la mauvaise tour nure que prend la guerre. Étant donné la répugnance de Hitler à forcer l’Angleterre à « abattre son jeu », où étaient les Britanniques clairvoyants avec lesquels l’Allemagne pourrait discuter? C’est la question que pose Hess à son ami et ambassadeur itinérant. H itler n’avait pas l’intention de répondre par une invasion de l’A ngleterre. Plusieurs fois en ce m ois d ’août, il laissa entendre à q u elq u es com m an dan ts sélectionnés que l’opération « O t a r ie * » n’était que du bluff, un m oyen de faire pression su r le gou vern e m en t britannique p o u r q u ’il se range à ses vues. L ’état-m ajor de la m arine en prit note le 14, et, ce m êm e jour, H itler dévoila ses sen ti m en ts à ses n ouveaux feld-m aréchaux. Il prom it q u ’il ne ferait usage de son arm ée q u ’à la dernière extrém ité. * Seelôwe en allemand. Ce nom de code désignait le plan d’une opération de débar quement en Angleterre, élaboré au cours de la seconde quinzaine de juillet 1940 (.N.d.T). 68 L ’Allemagne Probablement deux raisons pour lesquelles l’Angleterre refuse de faire la paix [propos de Hider notés dans le journal du feld-maréchal Wilhelm von Leeb]. Premièrement, elle espère l’aide des ÉtatsUnis... Deuxièmement, elle espère jouer la Russie contre l’Alle magne... Mais l’Allemagne ne cherche pas à écraser l’Angleterre, car ce n’est pas elle qui en tirerait les bénéfices, mais le Japon à l’est, la Russie en Inde, l’Italie dans la Méditerranée, et l’Amérique dans le commerce mondial. « C’est pourquoi, conclut Hitler, la paix est possible avec l’Angle terre — mais pas tant que Churchill sera Premier ministre. » Le lendemain, Rudolf Hess fait venir Albrecht Haushofer à Langenbeck pour une nouvelle entrevue secrète à propos d’émissaires à envoyer aux Anglais. Une idée commence à germer dans son esprit. La bataille d’Angleterre avait commencé mollement. Les escadrilles de Goering tentaient de neutraliser les forces aériennes britanniques et leurs terrains d’aviation. Londres n’avait encore souffert d’aucun bombardement. Les archives britanniques et allemandes montrent que Hitler avait prohibé tout raid aérien sur des villes britanniques, et particulièrement sur Londres. Churchill le savait grâce au décryptage des messages de l’aviation allemande. Pourtant, le 25 août, à neuf heures du matin, pendant sa grasse matinée du dimanche, il téléphona de sa maison de cam pagne au quartier général des forces aériennes pour donner l’ordre de bombarder Berlin avec toutes les forces disponibles. Berlin, non plus, n’avait jamais encore été attaquée, mais Churchill avait des rai sons personnelles, politiques, tactiques et stratégiques de souhaiter provoquer des représailles de l’ennemi contre sa propre capitale. L’attaque de la R.A.F. sur Berlin, cette nuit-là, modifia le tableau de façon dramatique. Devant le manque de réaction de Hitler, Churchill ordonna un raid supplémentaire dans la nuit du 28 au 29 août. Celui-ci fit plu sieurs victimes parmi les Berlinois. Hitler, furieux, quitta l’Obersalzberg l’après-midi suivant et s’envola pour Berlin. Là, il s’entretint avec ses généraux et ses ministres de l’évolution fâcheuse de la situation. Le lendemain, le général Georg Thomas, du haut com mandement de la Wehrmacht, nota : « Le Führer est de retour, absolument indigné par les raids anglais sur Berlin. A autorisé à pré parer dès ce soir les plans d’une sévère attaque sur Londres. » Mais Hitler hésitait encore, conscient que le bombardement de la Le léger orage 69 capitale britannique ruinerait définitivement les timides espoirs de paix qui subsistaient d’après les informations en provenance d’Angleterre. Plusieurs hautes personnalités avaient déjà fait le voyage de Berlin depuis juin, se recommandant de lord Lothian, en poste à Washington, de lord Halifax et de son sous-secrétaire, « Rab » Butler du Foreign Office. Hitler se doutait probablement que c’était précisément la raison qui poussait Churchill à souhaiter une attaque éclair sur Londres. Quoique bien décidé à ne pas tomber dans le piège tendu par son adversaire, il pouvait difficilement ignorer les clameurs de ceux qui exigeaient des représailles. Répugnant toujours à faire bombarder Londres, à la fin du mois d’août 1940, Hitler autorise la reprise de rencontres secrètes avec les Anglais. Le Dr Ludwig Weissauer, juriste berlinois, fut envoyé à Sto ckholm avec pour mission de transmettre à Victor Mallet, à la léga tion britannique, l’offre de paix allemande : l’Allemagne retirerait toutes ses forces de France et des Pays-Bas et ne conserverait de la Pologne et de la Tchécoslovaquie que les régions autrefois alle mandes. (D’après le télégramme en termes hésitants qu’il expédia pour solliciter l’autorisation de recevoir Weissauer, Mallet avait de toute évidence compris que Hitler lui-même était à l’origine de cette offre, et il pensait que l’Angleterre devrait y prêter attention. Sa suggestion fut écartée.) Au même moment, Rudolf Hess arrive sans s’annoncer chez les Haushofer, en Bavière, manifestement à la recherche d’Albrecht. Son jeune ami étant en mission diplomatique à Berlin, Hess a alors un très long entretien avec le vieux professeur. Ils ne se quittent qu’à deux heures du matin, après une promenade de trois heures dans la forêt, à l’abri des oreilles indiscrètes. De retour à Munich, le 3 septembre, Haushofer tape une lettre à son fils. Il n’y a visiblement plus de temps à perdre, même si Hitler n’a pas encore levé l’interdiction de bombarder Londres. « Comme tu sais, écrit le professeur, tout est prêt pour une atta que impitoyable contre les Iles en question — l’homme qui nous dirige n’a plus qu’à appuyer sur le bouton. » Hess et lui-même se demandaient s’il existait encore une alternative. Haushofer transmettait à son fils un point de vue inspiré par Hess (« voilà comment on m’a présenté les choses »). « Y aurait-il, selon toi, un moyen d’aborder la question avec un homme modéré — peut-être avec le vieux [général sir] Ian Hamilton ou cet autre Hamilton ? » Il voulait parler de lord Clydesdale qui venait de suc céder à son père. 70 L ’Allemagne Ainsi Hess avait dit ce qu’il avait sur le cœur. Avant qu’il ne reparte pour Berlin, le professeur l’avait informé qu’il venait juste de recevoir de Lisbonne une lettre d’une vieille amie de la famille — une certaine Mme Violet Roberts, belle-fille de lord Roberts de Kandahar, ancien vice-roi des Indes. Celle-ci avait indiqué sur sa lettre : « Adressez votre réponse à Mme V. Roberts. » Suivait l’adresse d’une boîte postale à Lisbonne. Hitler, Hess, les Haushofer, la boîte postale de Mme Roberts au Portugal : les premiers éléments du drame politique commençaient à se mettre en place. Ce n’était pas trop tôt. Le 4 septembre, Hitler s’adresse à 10 000 Berlinois réunis au palais des Sports de la capitale. Ceux-ci viennent de subir de nouveaux raids anglais et il leur promet alors de répondre coup pour coup : « S’ils proclament qu’ils vont attaquer nos villes sur une grande échelle, nous raserons leurs villes!» Churchill réagit en bombardant à nouveau Berlin, deux nuits plus tard. Exprimant sa colère et sa tristesse à son état-major, Hitler décide de lâcher la bride à la Luftwaffe : le 7 septembre, pour la première fois, plusieurs centaines d’avions allemands bombardent le port de la capitale britannique et les quartiers ouvriers de l’East End. Cette nuit-là, l’horizon de la City n’est plus qu’un mur de feu. Dans l’imagination de Hess dansait une image de cauchemar qui allait le hanter pendant les années à venir. Lorsqu’il expliqua les motifs pour lesquels il avait entrepris sa périlleuse mission quelques semaines plus tard, il admit que cela avait été sa décision la plus dif ficile, «m ais dans ma tête je voyais — en Allemagne comme en Angleterre — un cortège sans fin de cercueils d’enfants suvis par des mères en larmes, et puis à nouveau des cercueils de mères et des enfants groupés derrière eux». Alors que toute la journée du 8 les téléscripteurs des agences de presse décrivent Londres en flammes, Hess demande à Haushofer de le rencontrer immédiatement en Autriche. Hess, l’aviateur-né, a eu l’idée d’entreprendre une mission déses pérée, persuadé qu’il pourra réussir là où tous les diplomates profes sionnels ont échoué. Lorsque la guerre avait éclaté, il s’était porté volontaire pour ser vir dans la Luftwaffe... Non seulement Hitler avait refusé, mais il lui avait demandé de s’engager à ne pas voler. Hess avait donné sa parole, mais en ajoutant : « Pour l’année qui vient. » On est en septembre 1940, l’année est écoulée. Le pilote de chasse de la Première Guerre mondiale, la tête brûlée qui avait rêvé Le léger orage 71 de traverser l’Atlantique comme Lindbergh, le héros nazi, le cassecou qui a remporté la course aérienne du « tour du Zugspitze » en 1934, va prendre son envol et les surpasser tous. Il va, sans l’aide de personne, restaurer la paix, mettre fin au massacre absurde, sauver l’Allemagne, sortir son Führer de l’impasse militaire et le rendre à son Berghof, sa planche à dessin, ses ponts, ses édifices et ses auto routes. Il charge Mlle Fath d’obtenir les bulletins météorologiques quoti diens concernant la Manche, le mer du Nord et les îles Britanni ques, soit directement auprès de l’armée de l’air, soit auprès de sa collègue, Mlle Sperr, à son bureau de liaison de Berlin. Alors que se poursuivent les bombardements de Londres, Hess se retire à Bad Gallspach, près de Linz, en Autriche. Visiblement ses crampes l’ont repris. Il a là-bas un entretien de deux heures avec Albrecht Haushofer qui semble désespérément pessimiste — il avait été gagné par la contagion après des années de relations avec des diplomates de bas étage comme Emst von Weiszâcker et Ulrich von Hassel. Cette conversation indique que malgré ses connaissances en géopolitique, Albrecht Haushofer est incapable de comprendre que la richesse matérielle de l’Amérique ne sera d’aucun secours à l’Angleterre si les sous-marins de Hitler empêchent les convois de traverser l’Atlantique, et que le blocus naval de l’Allemagne par les Anglais sera brisé si Hitler envahit la Russie. De cette conversation nous ne possédons que la version qu’en donna Haushofer à l’époque. (« Le 8 septembre, j’ai été convoqué à Bad G... ») Hess le questionne immédiatement sur les moyens de faire par venir le sincère désir de paix du Führer à de hautes personnalités britanniques. « Il est clair, fait-il remarquer, que si la guerre se pour suit, la race blanche se fera hara-kiri... Le Führer n’a pas et n’a jamais eu l’intention de détruire l’Empire britannique. Y aurait-il quelqu’un en Angleterre disposé à parler de paix ? » Haushofer — d’après ses dires — répondit brutalement : virtuel lement, tous les Anglais, et pas seulement les juifs et les francsmaçons, considéreraient tout traité signé avec Hitler comme sans valeur. «P ourquoi?» demande Hess, sincèrement déconcerté. Haushofer énumère les traités bafoués au cours de la dernière décennie. « Dans le monde anglo-saxon, dit-il, Hitler est considéré comme le représentant du diable sur terre. » Quand il ajoute que les Anglais préféreraient céder morceau par morceau leur Empire aux Américains plutôt que de laisser l’Alle- 72 L ’Allemagne magne dominer l’Europe, Hess s’emporte, il ne comprend pas pour quoi. Le diplomate lui fait remarquer que Churchill étant à moitié américain par le sang (comme plusieurs membres de son Cabinet), il ' devait avoir peu de scrupules en la matière. Puis il revient à la pre mière question de Hess : « D’après moi, les Anglais qui ont quel ques biens qu’ils jugent menacés — les éléments les plus calcula teurs de la “ploutocratie” — sont les plus disposés à parler de paix. Mais même ceux-là regarderont la paix comme une trêve tempo raire. » « Pensez-vous que nos émissaires ne “sont pas passés” auprès d’eux, que nous n’avons pas utilisé le langage qu’il fallait ? » L’adjoint du Führer faisait manifestement allusion à Ribbentrop... « Il est vrai, dit Haushofer, que M. von R. et d’autres remplissent le même rôle aux yeux des Britanniques que Duff Cooper, Eden et Churchill aux nôtres. » Mais, insiste-t-il, il s’agissait d’un problème de fond et non de personnes. Hess persiste, demande des noms. De mauvaise grâce, Haushofer lui énumère les diplomates britanniques pro-allemands qu’il a ren contrés au Foreign Office depuis des années — Owen O’Malley, maintenant à Budapest; Sam Hoare, à présent à Madrid; et lord Lothian, en poste à Washington. « I l reste une possibilité, suggéra Haushofer, une rencontre, en territoire neutre, avec mon meilleur ami, le jeune duc de Hamilton : il a ses entrées chez tous les gens qui comptent à Londres, y com pris Churchill et le Roi. » Ayant fait spontanément cette proposition, il fit remarquer à quel point, concrètement, il serait difficile d’établir le contact — et pré dit que l’entreprise était vouée à l’échec, de quelque façon qu’ils s’y prennent. « Je vais y réfléchir, dit Hess avant de se retirer pour la nuit. Si j’ai besoin de vous, je vous le ferai savoir. » Gagné par une soudaine appréhension, Haushofer réclama des instructions détaillées et — s’il devait entreprendre lui-même un tel voyage — des «directives émanant du plus haut niveau». Conscient des risques qu’il prenait déjà, il rédigea un prudent compte rendu de leur conversation qu’il demanda à son père de conserver soigneusement. De l’ensemble de la conversation [ainsi se termine ce document], j’ai retiré l’impression qu’elle n’a pu avoir lieu sans que le Führer en ait été informé au préalable, et que je n’en entendrai probablement plus parler jusqu’à ce que lui et son adjoint en aient à nouveau discuté. Le léger orage 73 Hess était maintenant déterminé à entrer en contact avec le duc de Hamilton, via le Portugal. On demanderait à celui-ci de rencon trer Albrecht à Lisbonne, ou de dire tout à fait confidentiellement où il se trouverait dans l’avenir immédiat, afin de pouvoir envoyer un gentleman neutre qui lui remettrait un message d’une « grande importance ». Mais le pessimisme d’Albrecht n’avait pas échappé à Hess, ni son insistance à obtenir un dédouanement écrit de Hitler. Le 10, tou jours à Bad Gallspach, il exposa son point de vue dans une lettre au vieux professeur en rassemblant les fils qu’ils avaient commencé à tisser au cours de leur longue promenade du dernier jour d’aout : il suggérait d’envoyer un agent de XAuslands-Organisation remettre une lettre, destinée au duc, à Mme Roberts, l’amie du professeur, et de dire à celle-ci à qui elle pourrait, à Lisbonne, remettre une réponse en toute sécurité. « En attendant, concluait Hess, croisons les doigts. Si ce début est concluant, l’horoscope qu’on vous a donné pour août se révélera exact — car c’est au cours de notre lon gue et paisible promenade du dernier jour de ce mois que vous sont venus à l’idée pour la première fois les noms du jeune ami de votre famille [Hamilton] et de votre vieille amie. » Les services postaux mirent une bonne semaine pour acheminer la lettre de Hess jusqu’au châlet alpin du professeur, puis de là à son fils Albrecht, de retour à Berlin. Au cours de cette semaine, le bilan des victimes des bombardements de Londres s’alourdit considéra blement. Plus anxieux que jamais, Albrecht Haushofer fait part de ses hési tations dans une lettre à ses parents, le 18 : « Je veux réfléchir a tout cela encore vingt-quatre heures, puis j’écrirai directement à T. [Todomachi était chez les Haushofer le nom de code de Rudolf Hess]. La façon dont il envisage la chose ne fonctionne pas. Je devrais pouvoir rédiger une lettre à D.H. en des termes tels qu’elle ne fasse courir aucun danger à notre vieille amie ; mais d’abord, je dois faire clairement comprendre à T. que mon ami le duc ne peut pas plus m’écrire sans l’autorisation de ses supérieurs que je ne peux lui écrire pour ma part.» Dans sa lettre à Hess du lendemain 19 septembre, il faisait de nouveau une allusion rapide mais claire à l’autorisation de Hitler : il attendait des instructions, « sinon de Hit ler lui-même, au moins de quelqu’un les ayant reçues directement de lui». Cette lettre verbeuse de quatre pages trahissait le panique de l’universitaire à qui l’on demandait soudain de se muer en homme d’action audacieux. Faire parvenir un message au duc posait des 74 L ’Allemagne problèmes techniques, écrivait-il. Les termes devaient être suffisam ment anodins pour ne faire courir aucun risque à Mme Roberts ou au duc s’il venait à être intercepté ou détruit. Albrecht s’en remet tait à la présence d’esprit du duc. « Je peux lui écrire quelques lignes, sans mentionner mon adresse ni ma signature complète — un simple “A” suffira — afin que lui seul comprenne qu’il y a der rière mon désir de le rencontrer à Lisbonne quelque chose de plus sérieux qu’un caprice personnel. » Il était partisan de ne rien ajouter d’autre, devinant, perspicace, qu’alors Hamilton «dirigeait la défense aérienne d’un important secteur d’Ecosse » ou occupait un poste important au ministère de l’Air à Londres. Il demandait à Hess de se représenter une vieille dame, en Allemagne, recevant une lettre de ce genre, à communi quer à une tierce personne, lettre qui demanderait à cette dernière de révéler où elle comptait se trouver à une certaine date... Et il réprimandait gentiment le candide adjoint du Führer : « Il est, je crois, assez facile d’imaginer de quel œil nos [Wilhelm] Canaris ou [Reinhard] Heydrich [respectivement chefs des services de rensei gnements de l’armée et de la police secrète] verraient les garanties de “secret” ou de “confidentiel” offertes par une telle lettre... La vieille dame et l’officier d’aviation se trouveraient tous deux dans un beau pétrin ! » En outre, soutenait-il, Hamilton ne pourrait évidem ment pas s’envoler pour Lisbonne sans autorisation — «c e qui implique qu’au moins leur ministre de l’Air [sir Archibald] Sinclair, ou leur ministre des Affaires étrangères, soit mis au courant». « S’il ne sortait rien de tout cela, on pourrait toujours faire une nouvelle tentative — à supposer que nous trouvions une tierce per sonne de confiance — via quelqu’un de neutre, à qui l’on demande rait de transmettre un message personnel. » Il se sentait obligé d’ajouter qu’à son avis, pour les raisons qu’il avait déjà évoquées verbalement, il y avait peu de chances de faire passer le message du Führer dans la haute société britannique. Toujours à Berlin, le même jour, Albrecht tapa un brouillon de lettre au duc. Il lui exprimait avec élégance ses condoléances pour la mort de son père et celle de son beau-frère, le duc de Northumberland, tué à Dunkerque, avant d’ajouter, avec d’exquises circonlocu tions : « Si vous vous souvenez de mes dernières communications avant la guerre, vous comprendrez qu’il n’est pas sans signification qu’aujourd’hui je puisse vous demander s’il y a la moindre chance de nous rencontrer... peut-être au Portugal.» Il suggérait un bref voyage à Lisbonne, supposant que le duc pourrait faire comprendre aux autorités qu’il fallait le laisser partir. C’était une lettre bien tournée mais le mot « espoir » n’y figurait Le léger orage 75 pas souvent. Envoyant le jour même une copie à son père pour qu’il y jette un coup d’œil, il ajoutait en anglais, langue à la mode chez les érudits antinazis: «Autant chercher à décrocher la lune» — aber dafür kônnen wir nichts — mais il n’y a rien d’autre à faire. Hess était impatient de passer à l’action — chaque nuit il voyait s’allonger les cortèges de cercueils qui hantaient ses cauchemars — les 17, 18 et 19, la Luftwaffe avait largué 344, 350 et 310 tonnes de bombes explosives sur Londres. Le 22, il ordonna par téléphone au professeur Haushofer de remettre la « Lettre Hamilton » en mains propres à son frère, Alfred Hess, au quartier général de ïAuslands-Organisation : un courrier de l’A.O. l’apporterait immédiatement à Mme Roberts à Lisbonne. Tel était son plan. Albrecht Haushofer exécuta les ordres, à contrecœur. «Tout a bien marché, annonça-t-il à Hess le 23, dans la mesure où la lettre que vous souhaitiez — une phrase sur laquelle il ne pou vait s’appesantir — a été écrite ce matin et est partie. Espérons qu’elle apportera plus que ce nous ne pourrions raisonnablement en espérer. » Haushofer envoya une copie de la lettre à Hamilton à son pere pour qu’il la mette en lieu sûr, ajoutant : « Eh bien, j’ai dit de façon très claire qu’il s’agissait d’une opération dont je n’avais pas pris l’initiative.» Il ne «croyait pas le moins du m onde», ajoutait-t-il, qu’elle ait quelque chance d’apporter la paix. Ceci étant, pourquoi alors Albrecht Haushofer s’était-il prêté à ce jeu ? La réponse considérée comme la plus plausible par ses bio graphes doit être cherchée dans ses contacts connus avec des com ploteurs antinazis isolés comme Friedrich von der Schulenburg, Johannes Popitz, Emst von Weizsâcker, Ulrich von Hassel et le juriste Cari Langbehn (la plupart d’entre eux devaient, comme luimême, connaître une fin tragique). Il espérait que le confiant Rudolf Hess « légitimerait » un voyage à Lisbonne ; une fois sur place, il reprendrait contact soit avec les agents des services secrets britanniques (S.I.S.) qu’il avait sans aucun doute rencontrés lors de ses visites à Londres avant la guerre, soit avec les émigrés allemands comme Erich Ollenhauer, George Frankestein et des douzaines d’autres qui acceptaient un salaire régulier, des perspectives de car rière (et même des titres de chevalerie) de la « Section allemande » du S.I.S. pour prix de leur trahison. Hess, inconsciemment, brouillait les cartes d’Albrecht Hausho fer : comme les jours se changeaient en semaines et qu’aucune réponse ne venait du duc, il commença à envisager de faire le voyage lui-même. 76 L ’Allemagne Début octobre, il entreprend la rédaction de sa propre lettre au duc. Comme son anglais est fragmentaire, il téléphone au gauleiter Ernest Bohle, chef de l’A.O., de passer le voir. Bohle, un officier élancé, de un mètre quatre-vingts, aux cheveux bruns, était de neuf ans le cadet de Hess, mais ses sentiments pro-britanniques n’étaient pas moins affirmés. Il arrive au bureau personnel de l’adjoint du Führer, au 64, Wilhelm Strasse, à neuf heures et demie du soir, brû lant de curiosité ; mais même l’adjoint de Hess, Alfred Leitgen, est incapable de lui dire de quoi il retourne. Hess ferme la porte derrière le gauleiter. « M. Bohle, dit-il calme ment, je vous ai appelé pour vous demander si vous feriez un travail tout à fait secret pour moi. » Expliquant qu’il s’agit de mettre fin aux combats avec l’Angleterre, il recommande à Bohle de n’en pas souffler mot à son autre patron du ministère des Affaires étrangères, Ribbentrop. Après lui avoir fait promettre le secret, Hess invite le gauleiter à s’asseoir devant une machine à écrire et lui demande de traduire une lettre en anglais. Celle-ci est adressée au duc de Hamilton. Bohle a l’impression que Hess projette une rencontre en Suisse, quoique rien n’indique comment le duc est censé se rendre là-bas. « Suivant le conseil du Dr Albrecht Haushofer», il [Hess] s’adressait à lui pour défendre l’idée d’une entente anglo-allemande. La lettre décrivait l’horreur des bombardements et soulignait les propositions habituelles de paix du Führer, basées sur le retour au statu quo avec l’Angleterre et des négociations à propos des anciennes colonies. Ses « descriptions de la guerre aérienne à venir si les hostilités se poursuivaient étaient tout à fait prophétiques », selon les termes de Bohle, quand il évoqua ce texte plus tard. Au cours des trois mois suivants, Hess lui donna plusieurs pages additionnelles à traduire. Un jour, il lui demanda s’il accepterait de lui servir d’interprète — et Bohle, qui l’avait déjà fait lors de la réception des Windsor chez les Hess, accepta avec enthousiasme. Hess avait-il l’intention d’emmener Bohle avec lui ? Et qu’advintil de cette lettre secrète de Hess au duc ? Les souvenirs de Bohle sont suffisamment dignes de foi pour qu’on les prenne en compte ; mais cette lettre ne figure pas dans les archives britanniques, et le duc ne reconnut pas non plus son existence lors de ses entrevues avec les ministres de Churchill après l’arrivée de Hess. En fait, quel ques jours après le vol de Hess, il obtint une audience auprès du roi — au grand dam du gouvernement — : la lettre de Hess repose peut-être dans les Archives royales de Windsor*, avec les deux * Les Archives royales de Windsor ont refusé l’accès aux dossiers de Sa Majesté relatifs à l’épisode Hess. Le léger orage 77 autres qu’il écrivit par la suite à Sa Majesté alors qu’il était le « pri sonnier d’État » personnel de Churchill. Au début du mois de novembre 1940, les troupes britanni ques débarquent en Grèce; les raids allemands ont déjà tué 14000 Anglais et Rudolf Hess décide de ne plus attendre une réponse de Lisbonne. Probablement encouragé par Hitler, qui est avec lui à Berlin, il se résout à mettre à exécution son plan de rechange. Le 4 novembre, il rédige une courte lettre d’adieu, que sa famille trouvera après son départ : Mes chers, Je suis fermement convaincu que je reviendrai du vol que je m’apprête à faire et que ce vol sera couronné de succès. Si je ne revenais pas, pourtant, le but que je me suis fixé méritait les plus grands sacrifices. Je suis sûr que vous me connaissez : vous savez que je n’aurais pu agir autrement. Votre Rudolf. Entre-temps, Albrecht Haushofer avait pour sa part renoncé. Visi blement soulagé, il écrivit à sa mère le 12 : «R ien de L .», c’està-dire Lisbonne. « Rien ne viendra, probablement, non plus. » Sur les quelques mois qui ont précédé le dernier vol de Hess, nous en sommes souvent réduits aux hypothèses. Hitler ne se doutait-il réellement de rien ? (Les membres des états-majors des deux hommes avaient la vague impression qu’il feignait seulement l’igno rance.) Les Anglais s’attendaient-ils plus ou moins à ce que Hess vienne en personnel (Selon le dirigeant tchèque en exil, Édouard Benës, des officiers du S.I.S. lui auraient dit attendre quelqu’un. Les officiers des armées alliées ont emporté les journaux intimes d’Albrecht Haushofei- et de son père trouvés dans leur pavillon de montagne de Partnach Alm en mai 1945 ; on ne les a jamais revus. Le fichier personnel du ministre de l’Air britannique sur le duc de Hamilton, concernant de toute évidence les instructions données au duc au cours des trois mois précédant le vol de Hess, a disparu (et avec une discrétion inusitée — c’est-à-dire sans la mention « Retiré » habituellement insérée à la place des pages manquantes*.) En essayant de reconstituer les mobiles de Hess, quelques semaines plus tard, les enquêteurs allemands découvrirent le « conflit intérieur » que l’affrontement entre l’Allemagne et l’Angle * Les documents de la famille publiés par le fils du duc, Jam es Douglas Hamilton, dans Motive for a Mission (Londres, 1977), prouvent qu’il y eut bien des instruc tions en ce sens. 78 L ’Allemagne terre avait provoqué en lui et les troubles psychologiques causés par son exclusion du service actif (son côté «tête brûlée», bien connu avait amené Hitler à lui interdire de voler). Finalement, les enquê teurs découvrirent également son «penchant pour le mysticisme, les visions et les prophéties». De sa lettre d’adieu du 4 novembre, on peut raisonnablement déduire que la mise au point de ce vol spectaculaire en solitaire était devenue une véritable obsession, la seule chose qui lui donnait encore de l’énergie. Depuis le mois d’août, il se tenait quotidiennement informé de la situation météorologique au-dessus de l’Angleterre. Chaque augure, chaque oracle semblait l’exhorter à agir. Une femme d’un certain âge lui vendit un horoscope : il semblait lui dire de partir. Fasciné, il ordonna à Mlle Fath d’envoyer des détails sur l’heure et le lieu de sa naissance à la vieille commère qui en avait besoin pour affiner ses prédictions. Quand celles-ci arrivèrent, elles lui semblèrent confirmer la jus tesse de ses intuitions : s’envoler vers l’Angleterre pour mettre fin à la guerre était pour l’adjoint du Führer non seulement un devoir, mais l’accomplissement de sa destinée. Enflammé par le caractère sacré de sa mission, Hess demanda à Emst Udet, l’ancien as de l’aviation, devenu le chef des services techniques de la Luftwaffe, de mettre à sa disposition un Messerschmitt sur le terrain d’aviation Tempelhof de Berlin, pour des «vols de plaisance». Udet répliqua qu’il ne pouvait lui fournir un avion sans l’accord préalable du Führer. Hess, après s’être chamaillé avec lui plus que de raison, se déroba et abandonna tout simplement sa requête. Cet incident semblerait indiquer que Hitler n’avait jamais encouragé son adjoint à s’envoler pour où que ce fût. « La permission du Füh rer, commenta Hess, deux ans plus tard, j’aurais aussi bien pu me constituer immédiatement prisonnier ! » Il préféra se tourner dans une autre direction. Un jour, son ami, le nonchalant professeur Willi Messerschmitt, voit Hess arriver à l’improviste à son atelier d’aviation d’Augsbourg pour qu’il lui donne une leçon de pilotage sur un Messerschmitt 110, nouveau bimoteur de combat à long rayon d’action. On lui sort fièrement un de ces nouveaux modèles. Après quelques vols d’entraînement, de plus en plus longs, Hess commence à demander des modifications sur son appareil : son autonomie est trop limitée, il faut donc loger de nouveaux réser voirs de carburant dans les ailes. Il réclame aussi un meilleur équi pement radio. La compagnie se plie à ses caprices; n’est-il pas, après tout, Le léger orage 79 l’adjoint du Führer... Le directeur Théo Croneiss, que Hess connaît depuis la Première Guerre mondiale, ordonne que l’on procède aux améliorations demandées. Au début de janvier 1941, tout semble prêt, mais ce «Parsifal motorisé, » comme l’appela le professeur Haushofer sans la moin dre malice, bricole toujours sa monture. On trouve dans les dossiers de l’usine du professeur Messerschmitt une fiche significative : ME 110 MR HESS 7janvier 1941 Mtt/Ke Le Me 110 de M. Hess est équipé d’un ancien modèle de radiateur sans valve de coupure entre le chauffage et le radiateur. Je pense qu’il faudrait installer cette valve maintenant. Voyez si c’est possible et comment le faire. Le jour même et le lendemain, Hitler donne ses instructions a ses feld-maréchaux et ses généraux à l’Obersalzberg, et leur expose ses plans stratégiques de printemps dans les Balkans et en Afrique du Nord. L’Angleterre, dit-il, continue le combat parce qu’elle compte sur la prochaine entrée en guerre de la Russie et de l’Amerique. Il leur annonce alors ses plans d’invasion de l’Union sovietique. Hess, bien sûr, est absent: il est loin — il a décidé de s’envoler pour l’Écosse. Le 10, il demande à son adjoint, Karlheinz Pintsch, de le conduire comme d’habitude au terrain d’aviation de l’usine Messerschmitt, à Augsbourg. Mais cette fois, avant de monter dans son avion, il tend à Pintsch qui lui obéit aveuglément deux enveloppes, l’une contient une lettre pour Hitler, l’autre, scellée, des instruc tions à n’ouvrir que quatre heures plus tard s’il n’est pas revenu. Après deux heures de vol, le temps se gâte et Hess interrompt sa mission. Il se pose à Augsbourg pour découvrir que Pintsch a ouvert ses instructions : elles révèlent que son chef, 1adjoint du Führer, s’est «envolé pour l’Angleterre». Sous peine de passer pour un traître, Hess est obligé de s’expli quer. Il voulait, dit-il, voler vers l’Écosse, se poser à Dungavel, voir le duc de Hamilton grâce à la carte de visite que lui avait donnée Albrecht Haushofer, et lui demander à rencontrer le roi. Voir le roi ! D’un seul coup d’aile — qui pouvait, admit-il, lui coûter la vie —, il aurait court-circuité les fauteurs de guerre du 10, Downing Street et mis fin au conflit. Sans poser de questions, Pintsch se joignit au cer cle de conspirateurs de Hess et ne songea jamais a trahir son maître. Cela en dit long sur la confiance que lui témoignait son etat-major. Mais il y eut un imprévu. 80 L ’Allemagne Quinze jours plus tard, Max Hofweber, vieux compagnon de Hess qu’il avait connu sur le terrain d’aviation de Lechfeld lors de la Première Guerre mondiale, débarqua à Berlin pour bavarder avec lui. Le Chef du Parti se décommanda peu après. Hofweber lia conversation avec Pintsch et apprit avec horreur l’histoire de cette tentative de vol avortée. Pintsch lui fit jurer de garder le secret. Épouvanté par les conséquences d’une éventuelle récidive de Hess, Hofweber roula toute la nuit pour atteindre Munich par l’autoroute et parler au vieux professeur Haushofer — le sage qui pourrait empêcher Hess de persister dans ce qui lui semblait être un acte de folie. Haushofer promit d’essayer, et rencontra Hess quel ques jours plus tard. Pour dissimuler ses sources d’information, le professeur lui raconta, d’une façon par trop détournée, qu’il l’avait «vu en rêve » traverser à grands pas les salles tendues de tapisseries de châteaux anglais, et apporter la paix à deux grandes nations. Il espérait, grâce à cet artifice, lui tirer les vers du nez ; mais Hess se contenta d’écouter ; ce rêve était pour lui une nouvelle confirmation surnaturelle du bien-fondé de sa mission. Il ne dit rien. Depuis des mois, il rédigeait puis remaniait deux lettres destinées à Hitler, l’une brève, l’autre de quatorze pages environ, qu’il avait sans aucun doute commencée en octobre ; son grand rival, Ribbentrop, la qualifia d’un ton méprisant de « manuscrit long et insensé ». Hess exposait à Hitler les propositions de paix dont il avait l’inten tion de discuter avec les Anglais. Cette lettre semble avoir comporté quatre parties, chacune dactylographiée par une main différente. Laura Schrôdl, la secrétaire qu’il avait engagée avec Leitgen en février 1936, tapa les pages concernant les compensations qui devaient être versées aux Allemands de l’étranger qui avaient perdu leurs biens lors de la guerre — une de ses obsessions ; elle était donc au courant de son projet de mission depuis septembre. Hildegarde Fath, mise elle aussi dans la confidence, dactylographia quelques pages ; Hess et Pintsch s’acquittèrent du reste. Hess raconta au duc de Hamilton qu’il s’était mis en route à qua tre reprises et que par trois fois il avait dû abandonner à cause du mauvais temps. Mais le délai qui s’écoula de novembre 1940 à mai 1941 avait aussi d’autres raisons. Ses expériences de vol à longue distance avaient montré la néces sité d’une préparation plus minutieuse qu’il ne l’avait prévu. Par le pilote personnel de Hitler, il obtint clandestinement une copie de la carte des zones aériennes interdites. Il testa divers systèmes de navi gation, essaya de joindre par radio-compas l’émetteur de Kalundborg au Danemark, demanda au gauleiter Terboven de lui fournir des données radiogonométriques, ordonna à M. Mortsiepen, le Le léger orage 81 doyen des experts-radio de Messerschmitt, de lui installer un radat spécialement modifié, avant d’opter finalement pour un récepteur radio qui lui permettait de couvrir une partie du chemin grâce aux faisceaux radar de navigation (Leistrahlverfahren) éparpillés à travers la mer du Nord par les escadrilles de bombardiers de la Luftwaffe ; cela signifiait, comble de l’ironie, qu’il devait attendre le prochain raid important sur l’Angleterre. Ce délai de trois mois avait aussi une raison politique : l’armée ita lienne subissait de sérieux revers en Afrique du Nord; elle avait entamé une longue retraite de l’Égypte vers la Tripolitaine, que seule l’arrivée des maigres forces allemandes commandées par le lieutenant-général Erwin Rommel et sa contre-offensive parvien draient à stopper. Hess attendit encore quelques jours que la vic toire allemande en Grèce continentale fût complète, à la fin d’avril 1941, car il hésitait à entamer des négociations, même secrètes, qui pourraient être interprétées en Angleterre comme un signe de fai blesse. Hess fit deux séjours chez le professeur Haushofer, du 21 au 24 février et du 12 au 14 avril. Il discuta de la situation avec celui-ci, mais sans lui révéler ce qu’il tramait. Sur ses instructions explicites, Albrecht Haushofer, de son côté, poursuivait ses efforts pour join dre ses amis anglais, comme il le confirma lors d’une conversation avec l’ancien ambassadeur Ulrich von Hassel, le 10 mars, parlant de «pressant désir de paix au plus haut niveau». En ces semaines de printemps, des appels voilés à la paix appa raissent, venant de la partie adverse. Après des contacts prélimi naires pris avec Hassel, Albrecht Haushofer reçoit un message de compliments du professeur Cari Jacob Burckhardt, de la CroixRouge Internationale, qui lui demande de venir à Genève, et lui transmet — d’après les déclarations de l’époque de Haushofer à la Gestapo —, «les cordiales salutations de vieux amis anglais». Est-ce une réponse camouflée du duc de Hamilton ? C’est du moins ce que comprend Hess. Burckhardt, ancien haut fonctionnaire de la Société des nations, connu pour être favorable à une paix de com promis, avait d’excellents contacts à Londres. Pendant ce temps, d’autres appels similaires de paix parviennent de Madrid par l’ambassadeur sir Samuel Hoare. Assez curieuse ment, la radio allemande Deutschlandsender diffuse le 23 avril cette déclaration catégorique : « Les milieux autorisés allemands démen tent toute information concernant un voyage de Hess en Espagne. » On ne trouve dans les archives aucune explication à ce commu niqué. L ’Allemagne 82 Trois jours plus tard, lors d’une rencontre secrète avec les Haus hofer, dans leur villa de Harlaching, Hess donne une dernière chance à la diplomatie traditionnelle. Albrecht lui fait part du mes sage de Burckhardt, et Hess l’autorise à partir. Le jeune homme ren contre Burckhardt le 28 avril. « En réalité, écrivit Martha Haushofer dans son journal, après le départ de son fils, je n’attends pas grandchose de tout cela, et Albrecht non plus. » Après son entretien avec Burckhardt, Albrecht écrivit : « J e l’ai trouvé écartelé : d’une part, il désire œuvrer au retour de la paix en Europe, de l’autre il a terriblement peur qu’on fasse du bruit autour de son nom. Il m’a demandé que l’affaire demeure top secret : quel ques semaines plus tôt, il avait reçu, à Genève, la visite d’une per sonne honorablement connue dans les milieux conservateurs de Londres et de la City. » Aux dires de cette personne, d’importantes personnalités britanniques souhaitaient réexaminer les perspectives de paix. Ses vues sur l’Europe d’après l’armistice étaient proches de celles de Hess — l’intérêt britannique pour l’Europe de l’Est et du Sud-Est était purement formel ; l’Europe de l’Ouest devait être rebâ tie ; mais l’Allemagne pourrait retrouver ses anciennes colonies. Albrecht suggérait que Burckhardt ménageât une rencontre avec cette personnalité à Genève. À Berlin, le dernier jour d’avril, Hitler donne aux généraux de la Wehrmacht ses ordres pour Barberousse, l’attaque contre la Russie, qui doit débuter le 22 juin. Hess, lui, reçoit à Munich le dirigeant des syndicats de la Phalange espagnole, Salvadore Merino, à la vieille Maison Brune. Plus tard dans la journée, il se rend en voiture à Augsbourg pour effectuer un dernier entraînement en vol, proba blement une «répétition en costume», car il ne prend aucune des mesures (dernières lettres, etc.) qu’il prendra dix jours plus tard ; et il demande de nouvelles modifications sur l’avion dont peut dépen dre sa vie — et l’avenir de l’Europe. Le 1er mai, lors d’une nouvelle visite à l’usine Messerschmitt, à l’occasion d’un meeting de masse où il doit prononcer le plus important discours de la Fête du travail en Allemagne, il remet au professeur la récompense de Pionnier du Travail, puis le prend à part pour lui poser des questions (« ce lundi » — 5 mai) qui auraient laissé l’expert en aviation interloqué : 2 mai 1941 [Note de travail] 1. M. Hess, Reichsminister, demande quel sera le rayon de cour bure quand il aura coupé le pilote automatique ; additionnellement, il demande comment ce rayon sera probablement modifié en fonc Le léger orage 83 tion de l’influence du vent. J ’ai du mal à m’imaginer le pourquoi de tout cela, mais j’ai oublié de lui demander ce qu’il préparait*. 2. Je vous prie de veiller à ce que, si ce n’a déjà été fait, dans son avion les bouteilles d’oxygène du second siège soient alimentées à celles du pilote. De plus, il faut placer un embout à oxygène à côté du masque à oxygène. 3. Il veut que le tube Pitot soit calibré et un graphique montrant ce qu’une lecture de 410 ou 450 km signifie réellement au-dessus de 15000 pieds. IDM/Mtt/Mo SignéMesserschmitt Ainsi Hess avait bien tous ses esprits. En fait, après son arrivée, les psychanalystes britanniques étudièrent tous les discours radiodiffu sés allemands depuis l’anniversaire de Hitler (où Hess lui-même avait prononcé le principal discours depuis le quartier général du Führer, à la frontière yougoslave), et n’y trouvèrent pas la moindre trace de désaccord avec le Parti ni d’un quelconque désordre men tal. Comme l’a dit Bodenschatz, pour parvenir à se guider grâce aux faisceaux radar, Hess devait être extrêmement vigilant. C’était un vol périlleux, avec un avion difficile à manier: Udet, un des plus grands as de la Première Guerre mondiale, aurait assuré à Hitler que Hess n’atteindrait jamais son but. Goering lui affirma par la suite que son adjoint s’était probablement noyé après être tombé en mer. Ce n’était pas l’avis de Hitler. « Le Führer croit en la compétence de Hess », écrivit un membre de son état-major, sitôt connue la nou velle. «Quand Hess mord dans quelque chose, déclara Hitler impassible, il ne lâche plus le morceau. » La victoire nazie dans les Balkans était complète. Bientôt les troupes aéroportées de Hitler allaient s’abattre sur la dernière place forte bri tannique en Méditerranée, l’île de Crète. Le 4 mai, à six heures du soir, Hitler entrait à l’Opéra Kroll pour faire part de cette grande victoire militaire dans un discours radiodiffusé retransmis dans toute l’Europe. Et les ingénieurs du son britanniques entendirent les députés du Reichstag se lever pour l’acclamer. Hitler était flan qué de Hess, de Goering, du Dr Wilhelm Frick, ministre de l’inté rieur, et de Himmler. Dans son discours, Hitler mit en parallèle les exploits de la Wehrmacht avec la déconfiture et les replis maladroits de Churchill * Le feld-maréchal Erhard Milch, adjoint de Goering, déclara à Bodenschatz en mai 1945 : «M esserschm itt savait parfaitement ce qui se préparait, c’est sûr, de même que le directeur Theol Croneiss. L’avion avait été spécialement modifié dans ce but. » 84 L ’Allemagne en Grèce et en Afrique du Nord. Ce qui plongea les députés dans l’hilarité. Exactement comme il l’a fait après la Norvège et Dunkerque, M. Churchill — c’est lui aussi qui a déclenché cette campagne — essaie à nouveau de travestir les faits pour pouvoir annoncer une vic toire anglaise. Je ne pense pas que ce soit très honnête, mais dans la situation de cet homme c’est pour le moins compréhensible. Si n’importe quel politicien avait accumulé autant d’échecs, ou si un sol dat avait de telles défaites à son actif, il n’aurait pas conservé son emploi plus de six mois — à moins qu’il n’ait été pourvu de ce même talent qui seul distingue M. Churchill, le don de mentir avec une mine de dévot et de déformer à tel point la réalité qu’à la fin les plus effroya bles défaites se changent en glorieuses victoires. M. Churchill parvient peut-être à abuser ses compatriotes avec un écran de fumée, mais il ne peut éliminer les conséquences de ses désastres. Hess écouta attentivement ces remarques sur Churchill. Il prit le Führer à part à la fin de la séance. Selon les souvenirs de Hitler, ils parlèrent pendant une demiheure. Hess lui demanda s’il s’en tenait toujours au programme ébauché dans Mein Kam pf; Hitler, impatient de se rendre à la gare où son train l’attendait pour l’emmener inspecter de nouveaux vais seaux de guerre, le Bismarck et le Tirpitz, à Gotenhafen, répondit brièvement qu’il s’y tenait. Une semaine plus tard, Hess devait raconter aux officiers britanniques : « Le 4 mai encore, après son discours devant le Reichstag, Hitler m’a déclaré qu’il n’avait aucune revendication abusive à exprimer à l’Angleterre. » Laura Schrôdl, sa secrétaire, se rappelait aussi ce long meeting à l’Opéra Kroll : « Par la suite, il [Hess] est parti pour Munich et a essayé de faire démarrer son avion sur-le-champ, mais à cause d’un ennui mécanique, il a dû à nouveau remettre son voyage. » Hess ne revit jamais Hitler. On ne sait pas très bien ce qu’il fit les jours suivants. Le train du Führer fut de retour à Munich le 9 au matin, mais c’est Goering, et non Hess, qui l’attendait sur le quai, Hitler passa dix heures dans la capitale bavaroise avant de repartir à Berchstesgaden, sans s’être donné la peine de voir son adjoint. Le vendredi 9 mai, Hess sait que le moment historique approche. Il téléphone au Dr Gerhard Klopfer, conseiller juridique de l’étatmajor de Martin Bormann. « Quelle est le statut du roi d’Angleterre ? demande-t-il à l’expert juridique, tout court*. * En français dans le texte ( N.d.T.). Le léger orage 85 — Je ne peux vous répondre tout de suite, dit Klopfer, décon certé par la façon dont la question est formulée. Je m’informe auprès d’un professeur de l’université et je vous rappelle. » Plus tard dans la journée, Hess reçoit une lettre du ministre de l’Agriculture, Walter Darré. Le service d’écoutes téléphoniques de Goering [Forschungsami\ qui était branché sur la ligne de Darré (ou de Hess !) l’entend essayer d’appeler le numéro de Darré à Berlin. N’ayant pu joindre le ministre au téléphone, Hess lui écrit : 9 mai 1941 Merci de votre lettre. Je ne sais pas qui vous a dit que je fixerais cette conférence dont nous étions d’accord au milieu de ce mois. Je prépare un voyage important et je ne sais quand je serai de retour... Je reprendrai contact avec vous à ce moment-là. Pourquoi ne serait-il pas revenu ? Il s’envolait pour un pays ennemi, en qualité de parlementaire apportant des propositions de paix à un adversaire respectable. Un usage séculaire — que Hitler lui-même avait respecté à Varsovie et lors des campagnes suivantes — voulait que de tels messagers fussent autorisés à regagner leurs lignes sans dommages, quel que soit le résultat des négociations. Hess ne considérait pas non plus qu’il avait besoin d’un quelconque mandat écrit : Neville Chamberlain avait-il eu besoin de produire un sem blable document lorsqu’il était venu à Berchtesgaden, à Godesberg et à Munich au nom de son chef d’État pour empêcher la guerre en 1938 ? Non, Hess considérait que son titre officiel d’adjoint du Führer était suffisant pour lui permettre de discuter avec le roi George VI sur un pied d’égalité. Quelques jours plus tôt, Albrecht Haushofer était revenu de Genève avec un mot de Burckhardt le priant de regagner rapide ment en Suisse, d’où « il pourrait s’envoler pour Madrid où il aurait un entretien avec [Sam Hoare] », l’ambassadeur d’Angleterre. Pendant quelques jours, ils attendirent un mot de Madrid, mais le moment décisif approchait. Karl Haushofer déclara : « Quand mon fils est revenu de Suisse, Hess lui a de nouveau parlé et c’est après cela qu’il s’est envolé pour l’Angleterre. » Cette même nuit, après le départ de Hess, un télégramme parvint de l’ambassade d’Allemagne en Espagne, réclamant — c’était peut-être un hasard — la présence d’Albrecht à Madrid le 12. C’était trop tard : à ce moment-là, Haushofer et tout l’état-major de l’adjoint du Führer étaient aux mains de la Gestapo. 86 L ’Allemagne 10 mai 1941, le jour des dénouements : la fin d’une obsession, la fin des mois d’essais et de préparation, et, en l’occurrence, la fin de la liberté pour Rudolf Hess. Le début de la journée a été chaud et ensoleillé, mais maintenant, il ressemble à la vie de Hess : la moitié en est écoulée et les nuages s’amoncellent. Depuis plusieurs jours, lise n’est pas dans son assiette, sans savoir pourquoi. Elle a bien sûr remarqué qu’il se trame quelque chose — les réunions de conspirateurs, les curieux bulletins météo donnés par téléphone sur « X » , « Y » et « Z » , le sac de voyage fait puis défait, la carte de la « côte balte » punaisée à côté du lit de Rudolf (en fait, il s’agissait des côtes d’Écosse); finalement, elle en avait conclu qu’il préparait une mission auprès du maréchal Pétain. Hess a écrit une nouvelle lettre d’adieu à ses parents et à son frère,, et une à lise avec une remarque inopportune : maintenant elle pouvait deviner « les secrets de “X” et “Y” qui avaient occupé ces derniers temps tant de place dans leur vie». Soucieux d’éviter de compromettre ses amis, l’adjoint du Führer écrit aussi à Himmler, lui jurant que son entourage n’était pas au courant de son plan. « Je suis peiné de dire, rappela le professeur Haushofer, quatre ans plus tard, qu’il ne s’est pas confié à moi et qu’il m’a vraiment menti quand il est venu me voir, juste avant son départ. Je lui ai dit que j’avais le sentiment qu’il me cachait quelque chose. Il m’a tenu à l’écart de toute cette histoire, et m’a simplement dit : “Le Führer m’a présenté un avion.” » Dans une lettre à Albrecht Haushofer, Hess s’excusera en disant qu’il ne voyait pas d’autre moyen de «trancher le nœud gordien de cette situation inextricable». Il cache ces lettres en même temps que son testament au milieu des jouets du petit Wolf Rüdiger, où on devait les trouver le lende main. Ce samedi-là, lise, qui ne se sent toujours pas bien, reste au lit. En jetant un coup d’œil dans sa chambre, Hess remarque qu’elle lit Le Livre du pilote de l’Everest, du duc de Hamilton. Ils échangent quelques mots anodins sur sa belle mine et son courage d’aviateur. Maintenant, Hess a hâte de partir. Ce vol est devenu une obses sion et il le sait. Neuf ans plus tard, il observait : J ’ai vécu ces mois au milieu d’un tourbillon d’instruments, de têtes de cylindres de pression, de largage de réservoirs de carburant, d’agents de refroidissement de température, d’ouvertures de fais ceaux radio — qui n’ont même pas fonctionné au moment voulu —, d’altitude des montagnes d’Écosse et Dieu sait quoi encore ! Je m ’étais mis des œillères et ne voyais plus rien de ce qui se passait autour de moi que la guerre omniprésente et la politique au jour le Le léger orage 87 jour. Aujourd’hui, je suis content d’avoir été conduit comme cela à me jeter dans l’action — après un combat acharné avec un destrier qui refusait obstinément de m’emporter. C’est vrai, je n’ai rien accompli, je n’ai pas pu arrêter ce combat dément entre les nations, je n’ai pas pu empêcher ce qui est arrivé et que je voyais arriver. J ’étais incapable d’apporter le salut — mais je suis heureux d’avoir au moins essayé. Les prévisions météorologiques du matin arrivent, elles sont bonnes pour X, Y et Z. De lourdes couches de nuages sont prévues au-des sus de l’Écosse, accompagnées de quelques précipitations. « Couches de nuages menaçants vers le sud et l’est des montagnes, s’éclaircissant. » Hess téléphone à Pintsch : « C’est pour aujourd’hui. » Il a revêtu une chemise bleu vif qu’Ilse aime bien parce qu’elle est assortie à ses yeux. Mais il l’a mise pour une raison plus prosaï que : aujourd’hui, il va troquer le costume gris qu’il porte encore pour un uniforme de capitaine de la Luftwaffe taille sur mesure, a grands frais, à Munich. Il a pensé à l’avance aux conditions de son atterrissage : s’il arrivait en vêtements civils, les Anglais seraient en droit de le traiter en espion. Toujours prévoyant, il a empaqueté un compas de poignet, pour pouvoir retrouver son chemin vers le châ teau du duc au cas où il se poserait trop loin, une lampe torche et une boîte de feux de Bengale, des cartes de visite des deux Hausho fer, et une lettre paraissant authentique, dûment oblitérée et adres sée à « Hauptmann Alfred Hom, Munich, 9 ». D’autres bulletins météo plus détaillés arrivent. Ils prédisent maintenant « une couverture de nuages de dix-dixièmes à 1 500 pieds » au-dessus de la mer du Nord. Hess passe toute la matinée à jouer avec le petit Wolf Rüdiger — « Buz », comme on l’appelait dans la famille. lise s’étonne de voir son mari passer autant de temps à traîner les pieds sur le plancher en tirant des petits trains avec son fils. Peut-être apprit-il au cours de la matinée que la Luftwaffe devait effectuer sur Londres le raid le plus massif de la guerre (son dernier «sa lu t», en fait, avant d’être regroupée contre l’Union soviétique). Cela occuperait pour la nuit les escadrilles de chasseurs britanniques dans le sud du pays. À midi arriva son invité, l’ancien rédacteur en chef nazi et philo sophe, Alfred Rosenberg. Né comme Hess hors des frontières de l’Allemagne, il avait fait ses études à Moscou. lise resta à l’étage et les deux hommes mangèrent seuls leur viande froide. La discussion fut calme. Rosenberg ne remarqua qu’une chose qui, rétrospective 88 L ’Allemagne ment, lui parut singulière : après que la nurse eut couché Buz, Hess monta d’un trait à l’étage et redescendit l’enfant pour jouer avec lui. Rosenberg parti, Hess monte prendre congé d’Ilse et de Buz, l’air aussi détaché qu’il peut. lise s’inquiète de le voir porter maintenant non seulement la che mise bleu vif, mais également un pantalon bleu de l’armée de l’air et des bottes d’aviateur. Il marmonne quelque chose à propos d’un voyage à Berlin. Elle lui pose la question habituelle pour une épouse : quand rentrerat-il ? Il répond évasivement, laissant entendre que ce sera pour lundi, de façon si peu convaincante qu’elle sourit : « Je ne te crois pas. » Puis elle ajoute : « Reviens vite. Tu vas manquer à Buz. » « Il va me manquer aussi», observe-t-il, puis il jette un dernier et furtif regard sur le petit aux cheveux bouclés assis sur son pot de chambre blanc dans la chambre d’enfant. À cinq heures de l’après-midi, les faisceaux d’ondes avaient été mis en marche pour le raid de la nuit — ils se croisaient juste audessus de l’est de Regent’s Park dans le West End. Peu après, la petite Mercedes SSK de l’adjoint du Führer quitte Munich par l’autoroute, avec à son bord Hess et son adjoint. Avant qu’ils attei gnent le terrain d’aviation d’Augsbourg, Hess demande au chauffeur de s’arrêter. Il sort faire une courte promenade parmi les crocus de la montagne bavaroise, en compagnie de Pintsch. La montre de métal bon marché qu’il porte au poignet indique qu’ils ont quel ques minutes d’avance. Au bout d’un moment, il demande à revoir le bulletin météo. « C’est certainement un bon jour pour voler», dit Pintsch, sur un ton aussi banal que possible. À la porte du terrain de Hunstetten, les sentinelles saluent la Mercedes avant de lever la barrière. Quelques minutes plus tard, on sort du hangar le petit chasseur Me 110, qui paraît pathétiquement frêle pour transporter le fardeau qu’il doit emmener en Écosse. Hess vérifie que les réservoirs sont pleins, et s’assure qu’aucun des canons n’est chargé. Il était important pour lui d’arriver sans armes. Il donne à son adjoint la lettre à remettre au Führer, en même temps que les instructions habituelles, emprunte une combinaison de vol car la sienne est à la réforme, rédige un mot d’excuse au pro priétaire, et grimpe dans son cockpit, seul. À 17 h 40, le rugissement des deux moteurs Daimler-Benz de mille chevaux s’élève dans le ciel de plomb. Une poignée de specta teurs l’entendit longtemps après que l’avion eut disparu. D EU XIÈM E PARTIE L’Angleterre 6 . Pour le «roi de Prusse»... Harcelés par le hurlement des sirènes, le cœur déchiré par la mort de dix mille des leurs, les Anglais avaient froid au sortir de l’été et de l’automne 1940. Un hiver de défaites et de privations encore plus pénible les attendait. La guerre ne leur laissait aucun répit, avec le perpétuel black-out, la censure, le rationnement, les cratères de bombes et les coupures de courant. Pourtant, avec une bonne humeur bourrue, ils se soutenaient mutuellement le moral et éton naient les étrangers en montrant d’innombrables façons qu’ils étaient bien déterminés à tenir jusqu’au bout. Au cours de l’hiver, les vigoureux discours radiodiffusés de leur Premier ministre, qui prédisait — sans la craindre — une invasion nazie et les exhortait à exécrer Herr Hitler et ses satrapes pour chaque bombe tombée sur le sol anglais, les plongèrent dans un profond désarroi. Churchill avait déclaré, une semaine après le début du blttz de la Luftwaffe, en septembre 1940 : Ces bombardements barbares, gratuits, aveugles, font évidemment partie du plan d’invasion de Hitler. Il espère, en massacrant un grand nombre de civils, de femmes et d’enfants, terroriser et intimider la population de cette grande cité impériale, et qu’elle deviendra un pénible fardeau et un sujet d’inquiétude pour son gouvernement, obligeant celui-ci à détourner son attention de l’attaque féroce qu’il prépare. Qu’il connaît mal l’âme de la nation britannique, et la capa cité de résistance des Londoniens... Cet homme pervers, dépositaire et incarnation de toutes les formes de haines avilissantes, ce monstrueux rejeton des souffrances et des hontes du passé, a maintenant résolu de briser notre fameuse race insulaire à force de massacres et de destructions aveugles. Il n’a fait qu’allumer une flamme dans le cœur des Britanniques, ici et par tout dans le monde, flamme qui rayonnera longtemps après que toutes les traces de la conflagration qu’il a provoquée auront disparu. 92 L ’Angleterre Au printemps de 1941, « cet homme » semblait imposer sa volonté partout, et la menace d’une invasion nazie planait toujours au-dessus de la Manche, oppressant tout le monde, à l’exception de Wins ton Churchill lui-même ; car lui seul savait depuis juillet 1940 (grâce à ses décrypteurs) que Hitler bluffait et que 1941 verrait l’invasion de la Russie, et non celle de l’Angleterre. Il n’avait divulgué ses ren seignements secrets à personne, pas même à Anthony Eden, son nouveau ministre des Affaires étrangères. Au début du mois de novembre 1940, alors que l’offensive de bom bardements nazie atteignait son point culminant à Coventry, une curieuse lettre atterrit sur la Table II au bureau d’un fonctionnaire du contrôle postal, à Londres. Celui-ci l’ouvrit le 2 novembre et trouva à l’intérieur une seconde enveloppe expédiée par le bureau de Thos Cook’s à Lisbonne, à leur bureau de Londres, dans Berke ley Street. Au premier abord, elle paraissait anonyme — une note expédiée par « À » d’une ville nommée « B » , demandant à Mme Roberts de faire parvenir une lettre jointe, de trois pages, à Sa Grâce, le duc de Hamilton et Brandon, à la Chambre des Lords ; la lettre était pré sentée comme importante pour Sa Grâce et ses amis haut placés. C’était, bien sûr, la lettre postée à Berlin par Albrecht Haushofer. Enfin arrivée à Londres, elle avait été interceptée, comme il l’avait prévu, par la censure. « Mon cher Douglo, commençait-elle, même s’il n’y a qu’une maigre chance que cette lettre vous parvienne à temps, cela reste une chance, et je suis déterminé à la saisir. » Suivaient des condo léances au duc pour le décès de son père et celui de son beau-frère, et un paragraphe que le fonctionnaire de la censure cita dans son rapport : Si vous vous souvenez de certaines de mes dernières communica tions de juillet 1939, vous — comme vos amis haut placés — trouve rez significatif que je puisse vous demander quand vous pourriez vous libérer pour que nous ayons un entretien quelque part à la péri phérie de l’Europe, peut-être au Portugal. J e pourrais gagner Lisbonne à n’importe quel moment (et sans la moindre difficulté) dans les quatres jours suivant votre réponse. Évi demment, je ne sais pas comment vous pourrez persuader vos supé rieurs de vous laisser partir... Mais vous pouvez déjà répondre à ma question. Pour le «roi de Prusse» 93 L’expéditeur prévenait le duc que les lettres lui parviendraient dans les cinq jours en provenance de Lisbonne, et qu’il ne devait mar quer sur l’enveloppe contenant sa réponse que « Dr A.H. » (« rien de plus ! »), et l’envoyer cachetée, dans une seconde enveloppe, à l’adresse d’une certaine compagnie à Lisbonne. « Mon père et ma mère se joignent à moi pour vous adresser leurs meilleurs vœux de bonheur. Votre “A”. » Bien qu’elle ne présentât rien de particulier, l’agent' n° 1021 soupçonna que cette lettre venait de l’Allemagne nazie — « B » pouvait être Berlin. Peut-être l’écriture ou la ponctuation dégageaient-elles un parfum teuton ! Toujours est-il qu’on analysa le papier, qu’on se donna la peine de photocopier la lettre et que l’ori ginal fut transmis du M.I.12 au M.I.5 (contre-espionnage). Au cours de l’hiver, les photocopies empruntèrent les canaux poussiéreux des agences de renseignements britanniques, traînant parfois des semaines dans des dossiers de cuir, accumulant les étiquettes et les doctes commentaires au cours de leur voyage. Albrecht Haushofer fut identifié comme étant l’expéditeur mais les sources matérielles manquent pour déterminer qui en jugea ainsi. Deux solutions étaient envisageables : soit organiser un « jeu » d’espionnage — répondre et ménager une entrevue comme sug géré ; soit essayer de savoir si le duc ou certains membres de son entourage faisaient partie d’une cinquième colonne en Grande-Breagne. Kurt Wallersteiner, de la section allemande du S.I.S., vit son dossier sur le duc atteindre bientôt « plusieurs centimètres d’épais seur ». D’après l’ex-président Édouard Benës, les services de renseigne ments britanniques, avec lesquels il entretenait des rapports étroits, répondirent à cette lettre. Peut-être s’agit-il de la subtile approche qui parvint à Haushofer via Madrid et le professeur Buckhardt. (Benës écrivit que le S.I.S. était impressionné par la taille du pois son qu’il avait peut-être «ferré».) Entre-temps, le duc était devenu officier de la R.A.F., comme Haushofer l’avait prédit, et le M.I.5 transmit la lettre interceptée au service de sécurité du ministère de l’Air, d’où, le 26 février 1941, le colonel F.G. Stammers écrivit une lettre circonspecte au duc à sa base de la R.A.F. en Écosse : le ministère désirait vivement s’entre tenir avec lui d’un sujet particulier dès qu’il passerait à Londres. À la mi-mars, Hamilton se trouva face à Stammers dans un bureau du ministère. Le colonel lui demanda d’un ton affable : «Q u ’avez-vous fait de la lettre qu’Albrecht Haushofer vous a écrite ? » La dernière lettre qu’avait reçue Hamilton datait de juillet 94 L ’Angleterre 1939, c’était celle qu’il avait montrée à l’époque à Churchill; il l’avait mise en sûreté dans le coffre d’une banque. Stammers poussa la photocopie à travers le bureau. « Nous avons l’impression que ce Haushofer est un type joliment important», dit-il. Hamilton acquiesça. Haushofer, expliqua-t-il, avait des rapports suivis avec le ministère des Affaires étrangères de Berlin qui l’avait souvent envoyé à Londres comme élément modérateur quand Ribbentrop y était ambassadeur. Nul ne mentionna évidemment le nom de Hess lors de cet entretien. « Nous pensons, dit Stammers alors qu’ils se séparaient, qu’il serait extrêmement intéressant de prendre contact avec Hausho fer. » On ne trouve pas trace de cet entretien au ministère dans les archives britanniques actuellement disponibles, mais il est men tionné dans les papiers de la famille du duc. Deux mois passèrent. Le S.I.S. poursuivait ses délibérations, et le 25 avril, à onze heures et demie du matin, le duc réapparut au ministère. Cette fois, il rencontra le colonel D.L. Blackford. « Jerry » Blackford, un officier de haute taille, au visage rond, d’une politesse exquise, était chef de la sécurité au ministère de l’Air. Un certain « major Robertson » du Military Intelligence vint se joindre à eux. Les deux officiers firent clairement comprendre au duc qu’ils souhaitaient le voir se porter «volontaire» pour une rencontre exploratoire avec Haushofer à Lisbonne. « J ’irai si l’on m’en donne l’ordre», dit Hamilton en appuyant sur les derniers mots. « Habi tuellement, les gars sont volontaires pour ce genre de travail », lui répondirent-ils. Il faut signaler que c’est à ce moment-là qu’à Genève, le profes seur Burckhardt commença à appâter les Haushofer en évoquant les confidences « d ’un haut personnage britannique». Évidemment, Hamilton flaira un piège — il soupçonnait peut-être le S.I.S. d’essayer de nouer des contacts avec les nazis sans en référer à l’autorité supérieure. Il demanda conseil à des amis éclairés, puis écrivit à Blackford le 28 avril qu’il acceptait de partir, mais seule ment à deux conditions. Premièrement : « Je n’aimerais pas... avoir le moindre contact avec X à l’insu de... l’ambassadeur de Sa Majesté » (en vertu de quoi il voulait voir sir Alexander Cadogan avant de partir: Cadogan, sous-secrétaire permanent au Foreign Office, contrôlait toutes les activités du S.I.S. sous Churchill). Deuxièmement, il fallait expliquer à X pourquoi on avait mis sept mois pour lui répondre, sinon Haushofer pourrait en conclure que Pour le «roi de Prusse» 95 les Britanniques, «sentant le vent venir», voulaient soudain parler de paix. Il était impossible d’ignorer ces arguments, et le plan fut mis en sommeil. Une lettre de Blackford adressée au duc, à sa base aérienne d’Écosse, indiquait que, de toute évidence, un autre ser vice avait tiré les ficelles : «Vous comprendrez, écrivait Blackford, que le ministère de l’Air n’est en aucune façon concerné par l’aspect politique de la question, seule l’intéresse l’éventuelle possibilité d’établir un contact avec votre aide. J ’ai, néanmoins, fait part de vos vues au département concerné » — il ne précisait pas lequel. Il reje tait la responsabilité du délai de sept mois sur « un autre service qui avait égaré les documents», et ajoutait que, pour le général de bri gade Boyle, directeur de 1Air Intelligence, « dans les circonstances actuelles, un déplacement de ce genre ne pouvait être fait sans la caution du Cabinet». Si cette lettre voulait dire quelque chose, c’est bien que le Cabinet n’avait pas été consulté par le S.I.S. Le samedi 10 mai, le lieutenant-colonel duc de Hamilton et Brandon dicte à sa dactylo une réponse à la lettre de Blackford. Il approuve la mise en sommeil provisoire du projet, tout en regret tant qu’« une si belle occasion » ait été ratée pour une simple his toire de délai. Si la proposition se concrétise, et qu’on me demande de partir, je crois que la meilleure solution serait... que j’écrive à X : je n’ai pas répondu à votre lettre de l’automne dernier [23 septembre 1940] parce qu’à l’époque je ne voyais pas comment je pourrais quitter ce pays. Il me semble qu’aujourd’hui je puisse avoir la possibilité d’organiser une rencontre à l’étranger d’ici un mois ou deux. Si vous souhaitez toujours me voir, faites-le-moi savoir. Mais les événements ne dépendaient plus de lui. Tard dans la nuit, alors qu’il était à son poste à la salle des opérations de la R.A.F. du secteur de Tumhouse, à la périphérie d’Edimbourg, une unité de radar localisa un avion non identifié qui arrivait seul, par la mer du Nord. À 22 h 08 l’appareil passe au-dessus de la côte tout près des îles Famé. Presque immédiatement, le Royal Observer Corps (R.O.C.) téléphone au duc un détail troublant : l’intrus est bien un avion alle mand, mais d’un modèle à petit rayon d’action qui n’a été signalé qu’une fois aussi au nord, un Messerschmitt 110. Le duc ne fit rien pour faire décoller un chasseur, contrairement à ce qu’il inscrivit sur son rapport quelques jours plus tard: « L ’action normale a été entreprise pour intercepter et abattre 96 L ’Angleterre l’appareil ennemi. » Il fallut une demi-heure, alors que le mysté rieux avion pénétrait dans la zone aérienne contrôlée par la Station Ayr de la R.A.F. pour qu’on essaie prétendument, à 22 h 34, d’inter cepter l’intrus maintenant officiellement désigné sous le numéro de contrôle « 4 2 J » . Le rapport de la base indique qu’«u n Défiant [chasseur] a vainement tenté de l’intercepter». Cette note, quoi qu’il en soit, a été écrite quelques jours plus tard, alors qu’on connaissait l’importance du pilote du Messerschmitt, et d’après le livre de rapport le Défiant — piloté par l’officier Cuddie, assisté du sergent Hodge comme navigateur — avait décollé pour ce qui fut enregistré comme une «patrouille de nuit» de routine. (De toute façon, le vieux Défiant n’avait pas grande chance d’« intercepter » un Messerschmitt volant à 800 km/h*.) À 22 h 56, le R.O.C. repère le Me 110, qui perd de l’altitude et n’est plus qu’à trois mille pieds. Bien au-dessous des nuages clairse més, il fait un brusque crochet depuis la côte ouest de l’Ecosse, sur vole Ardrossan, quelques kilomètres à l’intérieur des côtes, à la hau teur de Ayr. L’appareil revient tourner une ou deux fois, comme s’il cherchait quelque chose, puis disparaît des écrans radar juste au sud de la ville à 23 h 07. Un Home Guard** de la région annonce qu’un avion s’est écrasé à Eaglesham, juste au sud de Glasgow. Le pilote allemand a sauté en parachute et a été fait prisonnier. À Ayr, deux officiers de la R.A.F. — le capitaine Gemmel et le sous-lieutenant Fowler — prennent immédiatement la route pour Glasgow, curieux de voir l’appareil accidenté et le prisonnier. L’avion est bien un Me 110, mais deux choses retiennent leur atten tion : l’inscription sur son fuselage, VJ + OQ, est un code de livrai son, non un code opérationnel ; et ses canons, outre qu’ils ne sont pas chargés, sont encore protégés par leur graisse d’origine. Décontenancés, les officiers partent à la recherche du pilote. Celui-ci avait passé ses dernières minutes de liberté à se dépêtrer de son parachute avant d’être arrêté par le paysan David McLean. Il ne serait de toute façon pas allé bien loin : il s’était foulé la cheville et blessé au dos quand le souffle de l’hélice l’avait projeté contre le gouvernail du Messerschmitt qui s’écrasait. Buvant son thé à petites gorgées, installé dans le plus profond fauteuil de cuir du salon de la petite maison du paysan, Hess avait * La base de Tumhouse disposait de Hurricane, avions beaucoup plus rapides. Le duc raconta que le lendemain, il « avait sauté dans un Hurricane, le plus rapide des avions disponibles, pour s’envoler vers N ortholt». ** Corps de volontaires mi-civil mi-militaire, créé en mai 1940. Bientôt fort de 1,5 millions d’hommes, il devait constituer une sorte de Garde nationale (N.d.T). Pour le «roi de Prusse» 97 montré à la famille la photo d’un petit garçon : « Mon fils. Je l’ai vu cet après-midi — mais ne je sais pas quand je le reverrai. » Robert Williamson, le garde champêtre du coin, était arrivé coiffé de son casque en fer-blanc, ainsi qu’un commandant de compagnie de Home Guards, M. Clarke qui, un peu éméché, brandissait un revolver Wembley à l’aspect meurtrier. « Je suis le hauptmann Alfred Horn, leur déclara le pilote alle mand grimaçant, tandis qu’une crampe d’estomac lui tordait les entrailles. J ’ai un message urgent pour le duc de Hamilton. S’il vous plaît, menez-moi à lui tout de suite. » Cette extraordinaire requête fit son chemin à travers les canaux officiels jusqu’à Glasgow et Edimbourg, malgré l’effet grisant que peut avoir, en Ecosse, le relâchement des lois sur les débits de bois sons, le samedi soir. La demande parvint à la R.A.F. d’Ayr, qui nota : « Il prétend s’appeler Alfred Horn et être venu pour voir son ami le duc de Hamilton. Il parle bien l’anglais. » La nouvelle attei gnit aussi la R.A.F. de Tumhouse ; on téléphona au duc que Horn était « en mission spéciale pour le voir et avait cherché à se poser à Dungavel» — chez lui, à deux minutes de vol de l’endroit où il avait sauté de son avion en perdition. Avec un sang-froid qui aurait paru remarquable en d’autres cir constances mais qui en cet instant confinait au grotesque, le duc décida de ne rien faire, et empêcha son officier de renseignements, le capitaine Benson, de rendre visite au prisonnier cette nuit-là. Pourquoi ce manque d’empressement difficilement compréhen sible vu les circonstances exceptionnelles ? Manifestement, le duc voulait prendre du temps pour réfléchir: mais était-ce ce que lui dictait son devoir d’officier ou sa réputation personnelle ? Il semble légitime d’énumérer quelques indices — certains très solides, d’autres assez minces — selon lesquels les liens qui s’étaient créés avant guerre entre Rudolf Hess, Albrecht Haushofer et le duc étaient de nature plus profonde qu’on ne l’avait imaginé. Dix années d’un mariage stérile avaient précédé la naissance de l’enfant d’Ilse Hess. En outre, quelques éléments de l’histoire personnelle de Hess amenèrent plus d’un des experts qui l’interrogèrent à dia gnostiquer une tendance latente à l’homosexualité, diagnostic exprimé de la façon la plus crue par le colonel Burton C. Andrus, commandant de la prison de Nuremberg, qui, en 1945, dans un mémorandum confidentiel, affirmait que Hess et Hitler avaient eu des relations homosexuelles lors de leur détention à Landsberg en 1924. Ces indices n’ont pas tous la même valeur : il y a les étranges rela tions intimes avec le vieux Karl Haushofer (qui devait se suicider en 98 L ’Angleterre 1946 après avoir perdu toutes ses illusions quant à Hess); il y a les poèmes, les odes et les récits de rêves qu’échangeaient les deux hommes, qui éveillèrent la jalousie de la jeune fiancée de Hess ; il y a la détention d’un an à Landsberg en compagnie non seulement de Hitler (« Ich liebe ihn, je l’aime !» s’était exclamé Hess en juin 1924 dans une lettre à lise après le « moment crucial » où il avait vu Hit ler pleurer) mais aussi d’Emst Roehm. Celui-ci était un homosexuel avoué et lorsqu’il fut en juin 1934 victime du massacre organisé par Hitler, cela blessa cruellement ce que son adjoint Alfred Leitgen appela délicatement « la sensibilité prononcée — je dirais presque féminine», de Hess. Deux mois après le meurtre de Roehm, Hess fut le premier dignitaire nazi à nouer des relations très étroites avec Konrad Hen lein, le jeune dirigeant du Parti des Allemands des Sudètes qui, selon des notes manuscrites de Heinrich Himmler, était également homosexuel. En 1941, Hess devait évoquer la mort de Roehm avec de tels accents de haine que le principal psychiatre consultant de l’armée britannique, John Rawling Rees y perçut « le refoulement de traits homosexuels». Il faut également noter qu’au même moment, à Berlin, la Gestapo, d’après ce que Heinz Haushofer a révélé à l’auteur, commençait à enquêter sur des rumeurs faisant état de rapports homosexuels entre son frère Albrecht et Hess ou avec le «jeune et beau» duc de Hamilton, qu’à maintes reprises, dans sa correspondance privée, Albrecht appelait son « ami le plus proche». Leur amitié était en effet si intime qu’un an après le déclenchement de la guerre Albrecht était certain qu’« un A suffi rait», à la fin d’une lettre, pour que le duc de Hamilton identifie l’expéditeur. C’est tout ce que l’on peut se permettre de dire sur cet aspect de l’affaire ; peut-être n’en saurons-nous jamais plus étant donné l’impossibilité d’interroger les trois principaux protagonistes. Le canon du Webley oscillant au creux de ses reins, presque aveuglé par les vapeurs d’alcool que lui souffle au visage l’homme de Glas gow qui étreint toujours sa vieille pétoire, Horn est conduit par les chemins défoncés du pays jusqu’au quartier général du 3e bataillon de la Home Guard, installé dans un local scout, dans Florence Drive, à Giffnock, banlieue de la grande cité écossaise. Ils arrivent au quartier général à minuit quatorze exactement. Personne ne sachant très bien que faire du prisonnier, il y a quel ques minutes de flottement. On demande à la base aérienne locale de Glasgow, R.A.F., Abbotsinch, si l’on souhaite l’interroger. La Pour le «roi de Prusse» 99 réponse est nette : « Non. Mettez-le dans une cellule de police pour la nuit. » Le \AeArgyll and Sutherland Highlanders, finalement joint après vingt minutes passées à batailler avec les lignes téléphoniques blo quées, émet un avis identique. Après tout, on est samedi soir, et les Ecossais ont d’autres chats à fouetter. Le commandant du bataillon de Home Guards est mal à l’aise, gêné même par cette démonstration d’inefficacité en présence d’un prisonnier nazi qui, sous certains aspects, lui semble supérieur à eux tous. « Cet officier est sans doute important », prévient-il l’armée, et il raconte l’arrivée de Horn dans le secteur dont il a la responsabi lité. Cet homme l’embarrasse sans qu’il sache pourquoi. Quel genre de capitaine de la Luftwaffe affirmerait avoir quarant-sept ans, plus vieux que certains des vétérans de son « armée de grands-pères » ? «Apparemment, écrivit le colonel quelques jours plus tard, son uniforme était neuf, de très bonne facture, et n’avait jamais été porté en service. » Il ordonne que l’on montre au captif des marques particulières de respect, et demande à un major de la Home Guard, James Barrie, d’escorter Horn à Glasgow dans sa voiture, le moment venu. Deux soldats arrivent pour aider à dresser l’inventaire des affaires person nelles du prisonnier* : ils y trouvent un appareil photo Leica, des photos de Horn avec un petit garçon, quantité de potions et de médicaments, une seringue hypodermique et des cartes de visite de deux Haushofer. Visiblement, le pilote allemand est fatigué et assez éprouvé. L’armée annonce que le 11e caméroniens va envoyer une escorte, mais le bataillon de la Home Guard doit les rappeler deux fois pour leur demander de se hâter. Roman Battaglia, consul de Pologne, se présente pour servir d’interprète et deux officiers du R.O.C. arrivent peu après. L’un d’eux, le lieutenant-colonel Graham Donald — fabricant de machine-outils dans le civil — jette un coup d’œil au prisonnier et se doute qu’il ne s’agit pas du tout d’«Alfred Horn». Au bout de cinq minutes d’interrogatoire, il demande au pilote de lui dédicacer la photo d’un Me 110. Celui-ci, très obligeamment, * On procéda au cours de la nuit à trois inventaires des affaires personnelles du pri sonnier. Ces documents, à l’origine joints aux rapports de chaque unité, ont été regroupés dans les dossiers du Scottish Command (aujourd’hui Public Records Office, dossier WO 199/3288A); ils ont, hélas disparu — peut-être contenaient-ils quel ques révélations gênantes. Le dossier 3288B est scellé pour cinquante ans, mais il ne renferme peut-être que les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des officiers qui ont participé aux événements de cette extraordinaire nuit. 100 L ’Angleterre signe : Alfred Horn. « Ne seriez-vous pas Rudolf Hess ? lance alors Donald, qui refuse de se laisser duper. Vous êtes son portrait tout craché ! » Horn nie, tout en admettant que cette ressemblance lui a causé pas mal d’embarras par le passé. « J ’ai demandé à voir le duc de Hamilton. Je le connais très bien », dit-il. Donald l’invite à prouver son identité. Le prisonnier déclare d’abord n’avoir aucun papier sur lui. Puis, avec un sourire, il sort de sa poche de poitrine, une lettre froissée, adressée à « Hauptmann Alfred Horn, Munich 9 ». Donald n’est pas le moins du monde convaincu. « Je l’ai reconnu tout de suite, écrira-t-il à son supérieur une semaine plus tard. Mon problème consistait à faire venir ici une personne sensée et suffi samment physionomiste pour confirmer mon identification. Par chance, j’ai réussi à joindre le duc de H. aux environs de deux heures du matin et finalement les choses ont commencé à bouger, lentement. » (Parmi les affaires du prisonnier, on avait trouvé une carte sur laquelle était indiqué l’emplacement du château de Dun gavel.) «L e dimanche [le 11] j’ai... failli vous appeler pour vous demander de faire venir M. Churchill afin qu’il constate par luimême, mais... au téléphone, ça aurait eu l’air d’une histoire à dormir debout. » Deux choses intriguaient le capitaine Anthony White, officier de garde de nuit au quartier général du secteur de Glasgow: l’Allemand était arrivé à bord d’un Me 110, et il avait demandé à voir le duc. Vers minuit et demi, il téléphona à Tumhouse et demanda l’officier de renseignements du duc, malgré l’heure tardive; mais l’homme qui assurait la permanence revint à l’appareil en disant que le capitaine Benson n’était «p as disponible». «N ous connaissons déjà l’histoire à la fois par le R.O.C. et par l’aérodrome d’Ayr. Ben son partira pour Glasgow à huit heures et demie du matin. » Surpris du manque d’intérêt manifesté par la base de Tumhouse, White insista : « Ce n’est pas une affaire ordinaire. Est-ce que le capitaine Benson est au courant de toute l’histoire ? » « Vous ne m’avez rien appris de nouveau», fut la réponse. La lassitude due à la nuit n’expliquait pas tout, et les responsables de la zone de Glasgow ordonnèrent une enquête. Les tergiversa tions de la R.A.F. de Tumhouse furent «extrêmement regretta bles », écrivit le colonel R. Firebrace. « La seule chose dont on soit sûr est que la décision de ne rien faire jusqu’au matin fut prise par le lieutenant-colonel duc de Hamilton », et que Sa Grâce avait « dis suadé » Benson de venir en toute hâte voir le prisonnier. Pour le «roi de Prusse» 101 Le capitaine White ordonna que le 11e caméroniens débarrassât la Home Guard de son prisonnier. Le message reçu par le lieute nant F.E. Whitby présentait Horn comme un prisonnier « diffi cile». Whitby, chargé de l’escorter jusqu’à la caserne de Maryhill, à Glasgow, passa donc prendre des menottes au poste de police de Craigie Street avant de prendre la route. À une heure moins le quart du matin, White parvint à joindre la caserne, non sans difficulté car le standardiste était dans un état d’ébriété avancé. Quand il réussit à faire réveiller l’officier de garde dans la salle des rapports, le lieutenant B. Fulton, celui-ci était dans le même état — en fait, il était au lit, en pyjama, et dormait à poings fermés. «Reprenez vos esprits», hurla White, dans l’appareil lorsque Fulton fut enfin au bout du fil. «Vous êtes réveillé maintenant?» Fulton assura qu’il l’était. «Vous allez recevoir un prisonnier alle mand d’ici une heure. Je ne connais pas son grade. Prenez toutes les dispositions nécessaires. » Fulton demanda à la salle de police de préparer une cellule puis retourna se coucher. Le quartier général du 11e caméroniens n’était qu’à quatre kilo mètres de Giffnock, mais le lieutenant Whitby et les deux soldats n’y arrivèrent qu’à deux heures vingt. Le major James Barrie, à qui la Home Guard avait demandé d’escorter Horn en personne par res pect pour son rang supposé, consterné, demanda à Whitby de lui ôter ses menottes : « Je n’ai jamais entendu parler d’un officier à qui l’on ait passé des menottes. » Hess ne porta plus jamais de menottes jusqu’à Nuremberg, en 1945, quand il fut remis aux mains des Américains. Ils traversèrent la ville dans la voiture du major Barrie, jusqu’à la caserne de Maryhill, dans le nord-ouest. Elle semblait, elle aussi, plongée dans le sommeil. Aucun membre de la police militaire ne gardait la grille, apparemment ouverte. La salle de police était déserte. Après plusieurs coups d’avertisseur — il était déjà deux heures et demie du matin —, un soldat de première classe apparut en bras de chemise et en bretelles. Le major Barrie était mortifié de voir leur visiteur étranger assis ter à ce spectacle de relâchement de la part de la Highland Light Infantry. Mais le pire restait à venir, car le Hauptmann Horn fut enfermé dans une cellule nue que même le lieutenant Whitby estima «très insatisfaisante». Elle contenait un châlit de bois, un matelas sordide et un traversin taché de graisse. Pour la première fois, Horn lui aussi commença à s’énerver. « En 102 L ’Angleterre Allemagne, jamais des officiers britanniques ne seraient traités de cette façon », protesta-t-il. Le laissant sous surveillance, l’escorte de Horn partit à la recherche de l’officier de garde. Ils trouvèrent le lieutenant encore au lit. Celui-ci ne salua pas plus le major qu’il ne l’appela sir. Il décrocha le téléphone placé à côté de son lit pour appeler le com mandement du secteur de Glasgow. « Le prisonnier est arrivé. C’est un capitaine. » La voix répondit : « Où l’avez-vous mis ? — Dans la salle de police. — Sortez-le de là. Trouvez-lui une chambre correcte et un lit. Donnez-lui à manger ce qu’il réclamera et veillez à ce que le méde cin militaire s’occupe de ses blessures. » Dans la plus grande confusion, Fulton essaya par téléphone, et par l’intermédiaire de son ordonnance, de dénicher une meilleure chambre, mais sans succès. Le lieutenant lui suggéra d’essayer d’abord de sortir de son lit, et finalement le major Barrie persuada l’hôpital de la caserne de soigner les blessures de Horn et de l’accueillir pour la nuit. Le sous-lieutenant Bailey arriva pour conduire Horn à l’hôpital; il était vêtu en tout et pour tout d’un pantalon écossais et d’un glengarry (bonnet écossais traditionnel). Dans le petit hôpital de la caserne de Maryhill, il revint au major Greenhill du Royal Army Médical Corps (R.A.M.C.) de pratiquer le premier des nombreux examens médicaux que le prisonnier allait subir sur le sol britannique. Il était déjà trois heures et demie du matin. Le médecin nota que Horn se plaignait d’une blessure à la cheville droite, d’une douleur dans la région lombaire supérieure, et de troubles gastriques déjà anciens. Il lui donna une poudre pour calmer ces derniers et, à sa demande, lui administra un sédatif. Le dimanche matin, 11 mai 1941, Rudolf Hess, adjoint du Führer, s’éveille dans une pièce adjacente de la salle de détention du petit hôpital de Maryhill, Glasgow. Douze heures à peine se sont écou lées depuis qu’il a quitté Augsbourg pour rencontrer le duc de Hamilton. Et maintenant, à dix heures du matin, ce dernier fait son entrée, accompagné de son officier de renseignements, le capitaine aviateur Benson, qui inspecte les affaires du prisonnier. Les cartes de visite des Haushofer durent retenir l’attention du duc, ainsi que le fait que l’emplacement de son château de Dungavel était entouré sur une carte. « Je voudrais vous parler seul à seul », dit le prisonnier. Le duc fait signe à Benson et à l’officier de garde de se retirer. « Je vous ai vu à Berlin, lors des Jeux Olympiques, continue l’Allemand. Vous Pour le «roi de Prusse» 103 avez déjeuné avec nous. Je ne sais pas si vous me reconnaissez — mais je suis Rudolf Hess ! » Hess était venu pour dire au duc qu’il était en « mission humani taire » — que Hitler voulait mettre fin au combat avec l’Angleterre et arrêter le massacre. « D’après mon ami Albrecht Haushofer vous étiez capable de comprendre notre point de vue. » Il avait espéré, dit-il, ménager une rencontre à Lisbonne. Le duc réalisa à cet ins tant que Hess était à l’origine de la lettre du 23 septembre de Haus hofer, lettre dont il se souvenait très bien. « Le fait que je sois venu en personne dans ce pays en qualité de ministre du Reich prouve ma sincérité et la volonté de paix de l’Allemagne, déclara Hess qui demanda à Hamilton de rassembler les membres de son Parti (le Parti conservateur) pour discuter avec eux. «Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul parti dans ce pays », répli que le duc. Hess de persister : « Je peux vous exposer les conditions de paix de Hitler! Premièrement, il insistera sur la signature d’un accord garantissant que nos deux pays ne se feront plus jamais la guerre » — une formule qui rappelait fâcheusement le morceau de papier que Chamberlain avait ramené de Munich — et d’expliquer, en réponse à une question du duc, qu’il suffirait que l’Angleterre aban donne son opposition traditionnelle envers ce qui était indiscutable ment la plus forte puissance du continent. «M ême si nous concluions la paix maintenant, soutint le duc, sceptique, nous serions à nouveau en guerre d’ici deux ans. » Hitler, insista-t-il, a choisi la guerre à une époque où l’Angleterre souhaitait la paix, il n’y a donc pas grand espoir qu’un accord puisse être conclu à présent. « Je veux que vous demandiez à Sa Majesté de me donner sa parole », dit Hess. Il voulait dire par là qu’on lui permette de retour ner en Allemagne... Et il ajouta : « Parce que je suis venu désarmé et de mon plein gré. » Il avait probablement pensé à cela avant de quitter l’Allemagne. Comment allait-il repartir puisqu’il n’avait pas réussi à poser son avion intact; personne ne posa le problème... Le duc proposa une autre rencontre en présence d’un interprète. Avant qu’ils prennent congé, Hess lui demanda de cacher son identité à la presse, et d’envoyer un télégramme à sa tante, à Zurich, pour l’avertir qu’«Alfred H orn» était en bonne santé. Totalement déconcerté par cette extraordinaire entrevue — le Règlement royal et les Instructions du Conseil de l’Air ne pré voyaient rien pour ce genre de cas —, le duc avise le commandant de la garnison qu’il s’agit d’un prisonnier très important qu’il faut 104 L ’Angleterre mettre immédiatement à l’abri d’un possible bombardement ennemi et placer sous bonne garde. Il repart pour Eaglesham inspecter les restes de la carcasse du Messerschmitt. Étant donné les contacts personnels qu’il avait eus avec le S.I.S. et YAir Intelligence m cours des semaines précédentes, il devait bien se douter qu’il se tramait quelque chose d’étrange, voire d’illégal. Mais sa loyauté d’officier était due à son roi, et à per sonne d’autre. Plus tard dans l’après-midi, de retour à la base de Tumhouse, il se contente d’informer son chef de corps qu’il a quelque chose de vital à communiquer au Foreign Office. À dix-sept heures, il essaie de joindre sir Alexander Cadogan par téléphone, mais c’est un chaud dimanche après-midi et le fonctionnaire permanent du Foreign Office se livre au jardinage dans sa maison de campagne. « Sir Alexander est très occupé », fut la seule réponse obtenue par le duc. Il parlementa au téléphone pendant au moins une heure et demie, insistant pour rencontrer Cadogan le soir même au 10, Downing Street. Mais J.M. Addis, secrétaire de ce dernier, était rien moins qu’accommodant et les deux hommes, le fonctionnaire du Foreign Office à Londres et le jeune lieutenant-colonel à Edim bourg, se livrèrent à une bataille de vociférations en règle. Ils furent interrompus par une étrange voix : « Ici le secrétaire du Premier ministre. Le Premier ministre m’a envoyé à Downing Street car il a été informé que vous possédiez une information intéressante... J ’aimerais connaître vos propositions. — Attendez-moi avec une voiture à Northolt d’ici une heure et demie, dit le duc, soulagé. J ’y serai. » (Northolt était un aérodrome de la R.A.F. situé à l’ouest de Londres.) En Allemagne, à midi, Karlheinz Pintsch, qui s’était présenté à l’improviste au Berghof, le repaire de Hitler dans les montagnes bavaroises, tendit au Führer une lettre de Hess. (La plus longue let tre, celle de quatorze pages, était arrivée la veille au soir, mais Hitler ne l’avait pas encore lue.) Hitler prit l’enveloppe des mains de Pintsch et l’ouvrit. Mein Führer, quand vous recevrez cette lettre, je serai en Angle terre... « Um Gottes Willen!», s’exclama-t-il. «Pour l’amour de Dieu! Il s’est envolé pour l’Angleterre ! » Atterré, il tendit la lettre au général d’aviation Bodenschatz. Celui-ci lut les deux pages annonçant que Pour le «roi de Prusse» 105 l’expéditeur s’était envolé pour Glasgow, en Écosse, et prévoyait d’atterrir sur le terrain d’aviation privé d’un « lo rd » anglais qu’il avait rencontré lors des Jeux Olympiques de 1936. (Le professeur Messerschmitt lut plus tard que Hess ajoutait «vouloir donner sa vie à la cause de la paix avec l’Angleterre». D’après Mlle Fath, son patron y expliquait qu’il avait mis au point ce vol «pour éviter d’autres massacres et créer des conditions favorables à la signature d’une paix». Ces deux lettres ont été perdues, mais Bodenschatz, se confiant à d’autres généraux en mai 1945, rapporta que Hess n’avait pas pré venu le Führer au préalable car celui-ci ne l’aurait même pas écouté puisqu’il « considérait l’affaire russe comme une folie ». Mais il n’en promettait pas moins de ne rien révéler aux Anglais du « plan du Führer contre la Russie». S’il l’avait réellement écrit, et il est impossible de le savoir, Hess a peut-être eu de la chance que sa femme lise ait détruit l’unique copie (mise en sécurité à Harlaching) avant l’arrivée des troupes françaises en 1945. Elle remarqua que cette lettre se terminait par ces mots : « Et si, mein Führer, ma mis sion échoue — et je dois admettre que les chances de succès sont minces ; si le sort m’est contraire, ceci ne peut porter tort ni à vous ni à l’Allemagne —, vous pouvez vous désolidariser à tout moment. Dites que je suis devenu fou. » Il faut dire que — pour des raisons peut-être évidentes — ni ce conseil ni la référence au plan contre la Russie ne figuraient dans les textes que Martin Bormann lut devant les chefs du Parti pour une grande part non avertis réunis au Berghof quelques jours plus tard. Cet après-midi-là, Hans Frank, gouverneur général de Pologne, Walter Darré, ministre du Reich et G. Schâfer, fonctionnaire du Parti, faisaient partie de l’auditoire. Frank déclara par la suite à son état-major : « Selon le Führer, il est maintenant clair que Hess s’en remettait totalement aux astrologues, iridodiagnosticiens et guéris seurs. D’après sa lettre de quatorze pages au Führer, il est parti pour l’Angleterre avec le fol espoir de tenter de restaurer la paix entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne. » Darré se rappelait deux lettres de Hess — l’une adressée à Hitler, où il racontait en détail ses « cinq tentatives [de vol] depuis novembre 1940 », l’autre à Hausho fer, annonçant qu’il allait essayer à nouveau. Schâfer se souvint éga lement de cette seconde lettre : « Les deux contenaient des horo scopes : une astrologue avait annoncé à Rudolf Hess qu’il était l’homme de la situation, et qu’il devait s’envoler pour l’Angleterre précisément ce jour-là. Des lettres qu’il a laissées derrière lui, il res sort que les astres étaient on ne peut plus favorables le jour où il passa à l’action. » 106 L ’Angleterre Churchill n’était pas au 10, Downing Street, quand son secrétaire particulier téléphona au Foreign Office ce dimanche après-midi. Il n’était même pas à Londres. Il n’y était jamais quand ses ser vices de renseignements laissaient prévoir un bombardement de la ville. Lui et ses ministres préférés gagnaient alors des refuges éloi gnés de la capitale. Ayant appris le vendredi que la Luftwaffe proje tait un raid important dans la nuit du 10 mai, il avait rejoint en voi ture, comme à son habitude, Dytchley Park, l’imposante demeure d’un riche parlementaire de ses amis, dans l’Oxfordshire, à cent cin quante kilomètres de Londres, où il se sentait en totale sécurité. C’était une prudente décision car après dix-neuf heures ce samedi soir, le quartier général du Fighter Command de la R.A.F. avait confirmé : « Tout porte à croire que cette nuit Londres sera la cible du K.G. 100. » Le K.G. 100 était l’escadrille de la Luftwaffe chargée de repérer l’objectif lors des bombardements de nuit. À 19 h 45, le service de repérage des hautes fréquences allemandes avait localisé les faisceaux d’ondes de l’ennemi se croisant, invisibles, au-dessus des rues de Londres : « La cible du K.G. 100 se situera à l’est de Regents Park. L’attaque durera de 23 heures à 1 h 30, elle sera peutêtre suivie d’une seconde attaque à 2 h 30.» A vingt-trois heures — au moment précis où Rudolf Hess aban donnait son Messerschmitt au-dessus de l’Écosse — le premier des quatres cents bombardiers arrivait sur Londres. Ce fut le raid le plus meurtrier de la guerre : il endommagea une bonne partie de la ville, détruisit la Chambre des Communes, mit le feu à l’abbaye de West minster et tua ou blessa 3 000 malheureux Londoniens. Jusque-là, la guerre n’avait pas réussi à Churchill : la Norvège, Dunkerque, la Grèce, la Libye, tous ces désastres militaires seraient probablement inclus dans son épitaphe. Craignant donc davantage une paix négociée que n’importe quelle défaite imposée, il avait demandé à ses services de sécurité et de censure de surveiller de très près les moindres signes de défaitisme. Tout comme Chamberlain avait cru bon de mettre le « fauteur de guerre » Churchill sur table d’écoute en 1938 et 1939, ce dernier tenait maintenant ses subor donnés sous surveillance; et ainsi le long appel sibyllin du duc, réclamant sir Alexander Cadogan, avait été intercepté. Ce qui expli que la raison pour laquelle le secrétaire de Churchill interrompit le duc pour lui annoncer que ce serait la voiture du Premier ministre qui l’attendrait à l’aérodrome de Northolt. Avec sa maîtrise prover biale de la langue anglaise, Churchill dit le lendemain à Anthony Eden, son secrétaire aux Affaires étrangères, qu’il avait «inter cepté » le duc et l’avait fait venir à Dytchley. Pour le «roi de Prusse» 107 Pendant ce temps, en Écosse, Hess souffrait toujours de sa che ville gauche, mais les douleurs gastriques s’étaient calmées. A qua torze heures, ce dimanche 11 mai, une ambulance 1avait transporte à l’hôpital militaire de Buchanan Castle, à Drymen, dans le domaine du duc de Roxburghe, à quelques kilomètres de Glasgow. Quatre autres aviateurs allemands y furent admis au meme moment. Hess, à nouveau enregistré sous le nom d’Alfred Horn, bénéficia d un régime spécial dans une des ailes du chateau. « Des mesures strictes ont été prises pour la garde du prisonnier», notèrent les autorités de l’hôpital. Une demi-douzaine d’officiers se relayaient en trois équipes, deux sous-officiers et douze soldats se tenaient dans l’entrée principale et des patrouilles armées grouillaient dans le châ teau et les terrains alentour. Nous avons eu cet officier de l’armée de l’air allemande deux jours a l’hôpital [raconta un médecin dans une lettre privée ouverte par rou tine par les services de sécurité de Churchill]... On trouvait des senti nelles, baïonnette au canon, dans tous les coins, les officiers d infan terie, revolvers à la ceinture, envahissaient notre mess, c’était un défilé incessant d’officiers d’état-major et de toutes sortes de gros bonnets. Nous ne pouvions plus nous servir du téléphone réservé à l’usage « prioritaire » — bref, nous en avions assez de ce patient inat tendu. Je l’ai trouvé étrangement ordinaire — il ne correspondait pas a l’image qu’en donnaient les journaux, il ne paraissait ni aussi brutal ni aussi beau, et n’avait pas de sourcils proéminents. Parfaitement sain, certainement pas toxicomane, légèrement inquiet pour sa santé et plutôt maniaque quant à la nourriture, très dispose a bavarder..^. Il était traité comme n’importe quel officier malade, sauf qu il n’avait pas droit aux journaux. À ce moment-là, nous ne savions rien des raisons de sa venue... Un voile de fumée flotte encore sur Londres ce samedi soir. Au commandes de son Hurricane, le duc de Hamilton rejoint l’aéro drome de Northolt. Il est attendu dans un manoir du XVIe siècle où Churchill passe son week-end. Un maître d’hôtel arrogant reçoit le duc sur le perron, lui laisse le temps de faire un brin de toilette, puis l’introduit dans un salon où Churchill est assis auprès de son jeune et riche hôte, Ronald Tree. Il est probable, quoi qu’il en ait dit par la suite dans ses Mémoires, que le Premier ministre connaissait déjà par ses services de sécurité l’information que lui apportait le duc. Il avait eu le temps de méditer sur ce qu’avait d’embarrassant l’arrivée de l’adjoint du Führer tombant du ciel un rameau d’olivier à la main. Il 108 L ’Angleterre avait pris son repas et avait maintenant l’esprit libre pour expédier prestement cette affaire. Il allait être sir Francis Drake sur le terrain de boules de Plymouth Foe, contemplant sans se presser l’attaque de l’invincible Armada — ou, en l’occurrence, son départ. « Approchez », mugit-il à l’adresse de Hamilton, dont la tenue de vol semblait tout à fait déplacée au milieu des cigares, du brandy et des smokings, « approchez, et racontez-nous votre histoire divertis sante. » Brendan Bracken et les autres convives s’esclaffent bruyamment. Mais le lieutenant-colonel refuse de se donner en spectacle. Après un dîner rapide, il se retrouve seul avec Churchill et Sinclair, le ministre de l’Air (« qui se trouvait faire partie des invités », écrivit le duc, peut-être avec quelque naïveté). En conclusion de son extraordinaire récit, il signale qu’il n’est toujours pas certain de l’identité de ce visiteur insolite. Puis il leur montre les photos trouvées dans la sacoche du prisonnier. Churchill admet avec quelque réticence que cela ressemble effectivement à Hess, puis il se tourne vers des sujets plus importants... Il a en effet une partie de boules à terminer. « Hess ou pas Hess, annonce-t-il, je vais aller voir les Marx Brothers. » « L’entrevue fut brève », écrivit plus tard le duc, sans autre com mentaire. Le lendemain matin, lundi 12 mai, Churchill ramena le duc avec lui au 10, Downing Street. S’il feignait l’insouciance, il avait personnellement quelque raison de s’alarmer de l’arrivée intempestive de Hess. Les nazis s’apprê taient à parachuter leurs troupes sur la Crète, huit jours plus tard exactement. Churchill connaissait les instructions top secret de l’ennemi concernant cette opération et comptait bien lui infliger enfin une humiliante défaite. Ce n’était vraiment pas le moment de conclure la paix. Il avait téléphoné au domicile d’Anthony Eden pendant la nuit, pour lui demander de venir le voir dès son retour au 10, Downing Street. Au vu des photos, le secrétaire aux Affaires étrangères (qui avait rencontré l’adjoint du Führer en mars 1935) confirma: «Elles semblent bien être de Hess. » Churchill avoua avoir été impressionné : «Je n’arrivais pas à y croire », dit-il. Il consulta son agenda de bureau, décommanda un rendez-vous prévu à onze heures trente, avec le Nigbt Air Defence Commtttee, et convoqua une réunion avec Eden, le duc et les trois chefs d’état-major — qu’assez ridiculement il fit entrer l’un après 1autre, comme s’il craignait de les voir se liguer contre lui. « Je veux Pour le «roi de Prusse» 109 que ce prisonnier soit identifié le plus rapidement possible », finit-il par dire. Tandis qu’à treize heures, Eden traversait Downing Street en compagnie du lieutenant-colonel pour comparer les photos qu’il avait apportées avec celles figurant dans les dossiers du Foreign Office, le Premier ministre invitait à déjeuner le magnat de la presse, lord Beaverbrook, qui, après un brillant passage au ministère de la Production aéronautique, avait été promu ministre d’État. Beaverbrook s’était rendu à la Chancellerie de Hitler à trois reprises avant la guerre. Sans un mot, Churchill lui fit passer un des instantanés de l’autre côté de la table. « C’est Rudolf Hess ! » s’exclama le ministre, avec le sourire épanoui de quelqu’un qui s’attend à être congratulé. Churchill fit grise mine. De l’autre côté de la rue, au Foreign Office, Hamilton confirmait à sir Alexander Cadogan qu’il s’agissait manifestement de Hess. Cadogan fit appeler C, le général de brigade qui dirigeait le S.I.S. et Ivone Kirkpatrick, qui avait travaillé à l’ambassade de Berlin avant la guerre, et occupait à présent un poste à la B.B.C. « J e me demande comment Hess s’est débrouillé pour se procu rer un avion», réfléchit quelqu’un à haute voix. «H ess, expliqua Kirkpatrick, est le numéro trois en Alle magne. » « Secrétaire aux Affaires étrangères », lança quelqu’un (probable ment le mystérieux C), au milieu de rires étouffés, «vous êtes le numéro trois en Grande-Bretagne, pourquoi n’affrétez-vous pas un avion afin de permettre à Kirkpatrick et au duc de se rendre en Écosse établir l’identité de cet homme ? » Il était déjà cinq heures et demie du soir quand Hamilton et Kirkpatrick prirent place dans un avion De Havilland, qui n’avait de Rapide que le nom. Il atteignait péniblement le tiers de la vitesse d’un Messerschmitt et avait un si faible rayon d’action qu’ils durent refaire deux fois le plein de carburant avant d’arriver en Ecosse. Ils atterrirent à la base de Turnhouse à 9 h 40, au moment ou la radio de Berlin annonçait que Rudolf Hess, adjoint du Führer, était porté disparu. À Londres, pendant la réunion de dix-sept heures du Cabinet, on avait fait passer un papier à Churchill. Un secrétaire particulier y avait inscrit : « Hamilton et Kirkpatrick sont partis par avion pour l’Écosse ce soir. Ils verront “Horn” soit ce soir soit demain. » Après la réunion des chefs d’état-major de ce soir-là, un autre communiqué manuscrit fut apporté en hâte au 10, Downing Street. La Deutschlandsender annonçait la mort présumée de Hess dans un 110 L ’Angleterre accident d’avion ; à vingt heures la radio allemande diffusa un com muniqué officiel du Parti national-socialiste : malgré l’interdiction de Hitler, Hess, qui souffrait d’une maladie évolutive, était parti à bord d’un avion le samedi et on ne l’avait pas revu depuis. «U ne lettre qu’il a laissée derrière lui révèle hélas par sa confusion les traces d’un désordre mental et justifie la crainte que Hess ait été vic time d’hallucinations», ajoutait le communiqué. Cela dissipait tous les doutes relatifs à l’identité du prisonnier. Eden téléphona à Cadogan et ils se rencontrèrent au Foreign Office, juste avant onze heures. Eden avait déjà cueilli C au passage, et les trois hommes se rendirent chez Churchill. Blotti dans le confortable labyrinthe de son bunker souterrain, le Cabinet War Room, le Premier ministre avait déjà rédigé une annonce, inspirée plus par le sens de l’Histoire que par les exigences tactiques de la ruse et de la guerre psychologique. Il la lut à ses interlocuteurs, en savourant chaque syllabe : Dans la nuit du samedi 10, nos patrouilles ont rapporté qu’un Mes serschmitt 110 avait pénétré à l’intérieur des côtes de l’Écosse et se dirigeait vers Glasgow. Étant donné qu’un Messerschmitt 110 n’aurait pas suffisamment de carburant pour retourner en Alle magne, dans un premier temps on n’accorda pas foi à ce rapport. Pourtant, plus tard un Messerschmitt 110, n° ..., s’écrasait près de Glasgow, ses canons non chargés. Peu de temps après, un officier allemand qui avait réussi à sauter fut retrouvé dans le voisinage avec son parachute. Il souffrait d’une fracture à la cheville. Transporté à l’hôpital de Glasgow, il prétendit d’abord s’appeler Horn, puis finit par avouer être Rudolf Hess, et être venu en Angleterre au nom de l’humanité, espérant qu’il était possible de conclure une paix entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne... Cadogan, diplomate de carrière expérimenté et cynique, faillit s’étrangler à la lecture de cette phrase et la biffa. «Ç a ne va pas, écrivit-il dans son journal personnel, cela ressemble à une offre de paix alors que nous pourrions avoir à soutenir qu’il [Hess] s’est que rellé avec Hitler. » Le reste de la déclaration de Churchill, qui se terminait sur le détail des mesures prises pour identifier Hess, fut diffusé à 23 h 20. Entre-temps, Archie Sinclair, ministre de l’Air, avait envoyé un message à la base de Turnhouse pour prévenir Kirkpatrick et le duc : après le communiqué radiodiffusé de Berlin, ils devaient se rendre immédiatement à l’hôpital Drymen. Le château était à qua tre-vingts kilomètres de là, et les routes de la région étaient pion- Pour le «roi de Prusse» 111 gées dans une totale obscurité à cause du black-out. Il était plus de minuit lorsque les deux hommes atteignirent l’hôpital. L’hôpital Dryden accueillait trois cents pensionnaires. Le capi taine de la Luftwaffe qui était arrivé le dimanche à quinze heures trente n’était connu de la direction que sous le nom de « Alfred Horn». On l’avait monté sur une civière à travers un labyrinthe de couloirs et de cages d’escalier jusqu a une ancienne chambre de bonne sous les toits, et couché sur un lit de fer. Une lampe à 1abatjour d’émail recouvert par un papier journal jaunatre éclairait la pièce. À 9 h 45, le lundi matin, le Dr J. Gibson Graham, lieutenantcolonel du R.A.M.C., procéda à un examen de routine. L’aviateur expliqua qu’il avait deux fois perdu connaissance au cours de son saut en parachute — une fois quand 1avion s était retourne, et a nouveau lorsque la gouverne de direction 1avait heurte violemment à la colonne vertébrale. Il avait repris connaissance dans un champ, allongé dans l’obscurité. « Il se plaint, nota le colonel, de se sentir parfois l’esprit confus à l’issue de certaines conversations ; il attribue cela à la tension qu’il a subie récemment. » Le prisonnier ressentait aussi une douleur sourde dans le dos en un point que le médecin localisa comme au-dessus de la douzième vertèbre dorsale, et les radios prises par le major A. Dorset Harper, le chirurgien spécialiste de l’hôpital, confirmèrent une petite fracture de l’apophyse — bien qu’il n’y eût par chance aucun signe de commotion cérébrale dans le système nerveux central ; pour ce qui est de la cheville, la radio scopie montra qu’un petit fragment d’os s’était détaché du tibia*. Ainsi Hess restait au lit, écrivant d’abondance et secrètement ravi d’en être déjà arrivé là. À minuit et quart, le gardien le réveilla et fit entrer deux visiteurs — le duc de Hamilton et un gentleman affable, à la moustache soi gnée, que Hess ne reconnut pas tout de suite, Ivone Kirkpatrick. Ce dernier le questionna sur plusieurs incidents dont ils avaient tous deux été témoins en Allemagne et se déclara satisfait. « I l ne pouvait y avoir le moindre doute sur son identité», rapporta-t-il à Londres quelques heures plus tard. Hess se lança sur-le-champ dans la récitation de l’exposé qu’il * Une radio thoracique, prise le 13 mai 1941, montra un cœur plutôt petit, place assez au centre (comme dans les cas typiques du syndrome d effort). « Le champ pulmonaire est clair, d’après le rapport du Dr Gibson Graham, excepte dans la zone supérieure droite où l’on observe une petite zone calcifiee. » (Il faut rappeler que d’après le dossier militaire de Hess, celui-ci avait été blessé par balle au pou mon droit en 1917; mais cet examen radiographique ne le mentionne pas.) Un télégramme, daté du 14 mai, confirma: «A ucune trace [de] lésion ancienne ail leurs. » 112 L ’Angleterre était en train de rédiger. Kirkpatrick fit preuve d’une louable patience, vu l’heure tardive, et Hess, parfaitement à l’aise, exposa longuement ce qui n’était fondamentalement qu’un condensé des nombreux discours de Hitler. Il déclara qu’« une longue et intime connaissance du Führer, qui avait débuté dix-huit ans auparavant à la forteresse de Landsberg, lui permettait de donner sa parole d’hon neur que le Führer n’avait jamais nourri de projets contre l’Empire britannique » — un point que, dit-il, Hitler lui avait confirmé quel ques jours seulement après le discours du Reichstag. Hess souligna que « les rumeurs qui circulaient selon lesquelles Hitler envisagerait une prochaine attaque contre la Russie étaient dénuées de tout fon dement». Kirkpatrick, qui possédait des informations contradictoires, en conclut que Hess « n’était pas très au courant des plans stratégiques allemands ». Hess arrêta Hamilton et Kirkpatrick alors qu’ils partaient, après deux heures ou plus de discussion. « J ’ai oublié une chose : nos pro positions ne peuvent être examinées qu’à une condition... le Führer ne saurait négocier ni avec M. Churchill, qui a projeté cette guerre depuis 1936, ni avec ses collègues.» On était le 13 mai 1941. La nouvelle sensationnelle faisait la Une des journaux du monde entier. Le gouvernement britannique se contenta de déclarer que Hess s’était brouillé avec les dirigeants nazis et avait fui vers l’Angleterre pour échapper à la Gestapo. Intrigué par les déclarations contradictoires en provenance de Berlin d’après lesquelles l’adjoint du Führer était un malade mental sujet à des hallucinations, le Dr Gibson Graham l’examina à nou veau à dix heures du matin. Bien que le prisonnier se considérât comme un personnage important, et qu’il ne fût pas enclin à se confier a un étranger, Gibson Graham trouva tous ses signes vitaux normaux. « Le patient ne semble pas malade, nota-t-il ce jour-là. Bien que méfiant dans la conversation, il m’a donné l’impression de jouir de toutes ses facultés mentales. Il a fourni sur sa santé des informations de manière cohérente et rationnelle. » Gibson Graham effectua une série de tests de routine sur le système nerveux central et les réflexes, ne découvrit rien d’anormal et conclut que le patient était transportable sans danger. Gibson Graham rapporta par la suite : « Il m’a dit être venu dans ce pays avec une mission spéciale, dont je connaîtrais la nature en temps voulu. » Kirkpatrick téléphona de Turnhouse à sir Alexander Cadogan pour lui résumer les résultats des examens médicaux pratiqués jus Pour le «roi de Prusse» 113 que-là : « Les médecins disent n’avoir pu détecter aucun signe de névrose. » (Ils prévenaient cependant que les phénomènes d’halluci nation pouvaient rester cachés pendant quelque temps.) Kirkpatrick lui-même avait trouvé le prisonnier calme, « mais légèrement dés équilibré ». Dans le très long compte rendu qu’il dicta alors à Cado gan, il évoqua ce qu’il appelait la « monomanie » de Hess — cette obsession constante de sa mission de paix. « Mais il y avait une condition : le Führer ne négocierait pas avec l’actuel gouvernement britannique. » Ni Cadogan ni Kirkpatrick ne discutèrent un seul instant de la valeur des propositions que l’adjoint du Führer avait si péniblement apportées en Ecosse. Kirkpatrick suggéra simplement de présenter Hess à un dignitaire conservateur approprié, qu’on lui décrirait comme quelqu’un « tenté par l’idée de se débarrasser de l’actuelle administration », puis, dans des pièces truffées de micros, on essaie rait de percer les secrets du futur U-Boot allemand et des pro grammes aéronautiques. Kirkpatrick conseilla de ne pas transférer Hess à Londres, il préférait qu’on lui laisse personnellement le soin d’établir un contact officiel avec lui. Cadogan ordonna au diplomate de rester où il était : d’autres ins tructions allaient suivre. «Journée terrible », écrivit-il dans son jour nal intime relié en cuir, et ses pattes de mouche trahissaient sa réelle indignation à propos de l’intrus nazi : « Principalement Hess — constante interruption... Sans aucun doute c’est Hess. Mais on ne peut voir pourquoi il est venu à moins qu’il ne soit fou. Les Drs [médecins] disent que non. » À midi, il apporta le rapport de Kirkpatrick au 10, Downing Street. Churchill le lut en silence, en tirant sur son cigare, puis demanda à Cadogan de s’occuper des conditions et du lieu de détention de Hess. « Il veut que ce soit un prisonnier d’État», rap porta Cadogan, qui ne savait pas très bien ce que cela pouvait bien signifier. Il consulta sir William Malkin, le conseiller juridique du Foreign Office, puis essaya de joindre Kirkpatrick pour lui deman der de rester quelque temps en Écosse. Après avoir déjeuné avec le roi, comme tous les mardis, Chur chill envoya une note au Foreign Office : NOTE PERSONNELLE DU PREMIER MINISTRE 13 mai 1941 N ° de série M. 54 0 /1 Dans l’ensemble, il sera plus pratique de le traiter comme un prisonnier de guerre ; mais dépendant du W.O. [War Office] non du H.O. [Home Office] ; comme un homme contre lequel peuvent être retenues de lourdes charges politiques. Cet homme, comme d’autres 1. 114 L ’Angleterre dirigeants nazis, est potentiellement un criminel de guerre, et lui et ses complices peuvent très bien être déclarés hors la loi à la fin de la guerre. Dans ce cas, son repentir ne lui serait pas d’une grande uti lité. [Il biffa les mots «n e... pas».] 2. Entre-temps, il devra être strictement isolé dans une maison commode pas trop loin de Londres, agencée par C [Chef du S.I.S.] et munie des dispositifs nécessaires [c’est-à-dire de microphones], et il faudra faire l’impossible pour étudier sa mentalité et tirer de lui tout ce qui en vaut la peine. 3. Sa santé et son confort doivent être assurés; nourriture, livres, de quoi écrire et se distraire, doivent lui être fournis. Il ne devra avoir aucun contact avec le monde extérieur ni recevoir de visiteurs à l’exception de ceux prescrits par le Foreign Office. Des gardiens spé ciaux devront être nommés. Il ne devra avoir accès ni aux journaux ni à la radio. Il devra être traité dignement comme s’il s’agissait d’un important général tombé entre nos mains. W .S.C. 13.5.41 Une « D-notice » du gouvernement interdit ce jour-là aux journaux de parler du duc. Mais Berlin annonça peu après que, d’après ses lettres, Hess s’était envolé pour rencontrer Hamilton. Aux EtatsUnis le mystère Hess tenait encore la vedette des journaux et des bulletins radio : s’était-il « échappé » comme le proclamait la B.B.C., ou était-il venu «porteur de propositions de paix», comme le sug gérait Berlin ? John Gilbert Winant, le « lincolnesque » ambassadeur U.S. à Londres, questionna Eden en personne mais celui-ci ne lui servit que des platitudes, se bornant à lui assurer, à titre confidentiel, que Hess était « sain d’esprit » et « n’était pas là en tant qu’agent de son gouvernement». Dans les milieux industriels américains, on ne manquait pas de s’interroger sur les répercussions du retour à la paix. Certains fonc tionnaires britanniques en poste à New York envoyèrent au Foreign Office des télégrammes mettant en garde contre ces « conséquences imprévues ». L’état-major du président Franklin D. Roosevelt partageait cette inquiétude. Le vol de Rudolf Hess, comme un fonctionnaire de la Maison-Blanche en avisa secrètement Roosevelt le 14, « s ’était emparé de l’imagination des Américains», ainsi que celui de Charles Lindbergh — un parallèle qui n’aurait pas déplu à l’adjoint du Führer. « Rien de ce qui a pu être dit, continuait ce mémoran dum, à propos de la pénétration économique ou du commerce de guerre nazi, ou même de la nécessité de garantir la survie de la flotte anglaise, ne semble avoir convaincu la population américaine, parti Pour le «roi de Prusse» 115 culièrement celle de l’Ouest et du Middle-West, que ce pays était menacé par les nazis. Mais si Hess racontait au monde ce que Hitler a dit sur les États-Unis, ce serait une nouvelle sensationnelle. » Le fonctionnaire ajouta un post-scriptum légèrement provocant : ce sujet devait être traité au téléphone entre le Président et Churchill. (Les deux dirigeants, manifestant une joyeuse insouciance, utili saient exclusivement le téléphone transatlantique pour leurs conver sations ultra-secrètes.) Les télégrammes d’admirateurs neutres — adressés à Hess aux bon soins d’archevêques britanniques, de fonctionnaires du gouver nement, ou de n’importe qui d’autre censé pouvoir les lui faire par venir — commençaient à s’entasser dans les classeurs du contrôle postal de Churchill. L’un de ces télégrammes, expédié le 13, éma nait du comte Eric von Rosen qui avait organisé la conférence de Hess à Stockholm en 1935. Un autre, en provenance du Connecticut, traduisait le sentiment de millions d’Américains à cette épo que : « Courage, adjurait-il l’adjoint du Führer emprisonné, le Christ aussi s’est cru vaincu. — Un ami d’Amérique. » Tous ces télé grammes furent interceptés et détruits. Dans le pénible isolement de la chambre de son château hôpital, l’aviateur Rudolf Hess, blessé, ignorait tout de ces clameurs. Il avait pensé négocier presque sur-le-champ avec un haut fonctionnaire britannique, puis repartir pour l’Allemagne avec la parole du Roi. Ensuite, il se serait retrouvé face au bourreau ou aurait été accueilli en héros, décoré de la médaille de Marie-Thérèse (traditionnelle ment réservée aux officiers ayant enfreint les ordres mais dont on reconnaissait par la suite que leur désobéissance avait été justifiée). Il avait certainement donné l’impression à ses jeunes auditeurs de Drynem qu’il s’était attendu à être autorisé à retourner en Alle magne, comme le lord-maire de Glasgow le déclara publiquement quelques jours plus tard. Nerveux et irritable, Hess se plaignit d’être sous la surveillance d’un simple soldat; le soldat fut retiré. Il demanda des livres — Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome, Sea Power du commandant Russel Grenfell, et Dynamic Defence, de Basil Liddell Hart. Il voulait qu’on lui rende ses médicaments, son argent et son appareil photo. On ignora toutes ces requêtes. Il réclama un mor ceau de son Messerschmitt accidenté, en souvenir. Quand Kirkpa trick et le duc vinrent le voir le 14, ils s’engagèrent à examiner ce qu’ils pourraient faire. Apparemment impressionnés, ils écoutèrent les souvenirs de Hess sur son vol épique. Il avait plongé de 15 000 pieds avec son 116 L ’Angleterre Messerschmitt et avait franchi la frontière écossaise en rase-mottes ; il avait presque posé son avion quand il avait perdu connaissance. Il ne fit aucune allusion à la Russie, préférant mettre sur le tapis le conflit en cours en Irak, puis, dans le programme des discussions dont il ne doutait pas qu’elles se dérouleraient bientôt, il ajouta une clause supplémentaire qui ne prit tout son sens que lorsqu on se rappela de la confiscation des biens de son père en Égypte. « L ’accord de paix, dit-il, devait contenir une clause assurant l’indemnisation réciproque des nationaux anglais et allemands expropriés à cause de la guerre. » Il réclama la presence d un inter prète qualifié au moment voulu. Sur instruction de Churchill, son « prisonnier d’État » avait été maintenu dans un total isolement intellectuel pendant le déroule ment de son interrogatoire. Il était interdit aux officiers de lui adres ser la parole, il n’avait droit ni aux journaux ni à la radio. Il ne savait même pas si le monde extérieur était au courant de son expédition. Il avait officiellement le statut de prisonnier de guerre. Le Foreign Office s’occupait de ses contacts avec le monde extérieur, tandis que sa sécurité était confiée au directeur des prisonniers de guerre du War Office (D.P.W.), le général de corps d’armée sir Alan Hunter. Chargé, le 14, de ce travail difficile, Hunter envoya immédiate ment en Écosse le major J.J. Sheppard, un des meilleurs officiers de son état-major, pour préparer le transfert ultra-secret du prisonnier à Londres, où il serait provisoirement logé à la Tour. Il décrivit Sheppard au Premier ministre, comme un «gentleman-né» extrê mement distingué ; il était en outre titulaire de la Distinguished Ser vice Order et de la Military Cross. À midi, le général se rendit au Foreign Office pour discuter de Hess avec sir Alexander Cadogan, et le chef du S.I.S. Ils devaient en particulier décider de l’endroit fixe où serait logé l’adjoint du Führer pour son compte rendu, et quels dispositifs électroniques devaient être installés. Simultanément, le Foreign Office transmit ses directives de pro pagande aux ambassades britanniques à travers le monde. Celles-ci devaient souligner que l’adjoint du Führer avait toute sa raison, et que sa loyauté antérieure envers Hitler rendait peu plausible qu’il eût franchi ce « pas hardi » s’il n’avait pas craint pour sa propre sécurité ou été, plus probablement, décontenancé par l’orientation de la politique nazie. Ainsi fallait-il présenter Hess comme ayant « cherché un refuge » en Angleterre. « Évitez d entretenir le culte du héros Hess, concluait la circulaire confidentielle, ou de parler de lui comme d’un réfugié. Souvenez-vous qu’après tout il est lun Pour le «roi de Prusse» 117 desarchitectes de la puissance nazie. Son statut est celui d’un pri sonnier de guerre. » Ce soir-là, Churchill convoqua Eden, Cadogan et le chef du S.I.S. au 10, Downing Street pour décider d’une éventuelle déclaration au Parlement. Pour le ministre de l’information, Alfred Duff Cooper, il ne fallait pas attendre plus longtemps. Jusque-là, la propagande nazie avait occupé tout le terrain. Eden les quitta au bout d’un moment, et Churchill commença à rédiger une déclaration de six pages selon laquelle Hess n’était pas « fou » et avait fui ses compa gnons nazis. « D’après les rapports, il est parfaitement sain d’esprit», dicta-t-il en faisant les cent pas, à la jeune fille assise à la machine à écrire silencieuse spéciale, «et... en bonne santé, ce qui d’ailleurs semblait probable au vu du vol remarquable qu’il a effec tué. » Hess, continua-t-il, n’était pas envoyé par le gouvernement allemand, mais il avait discuté des bases de propositions de paix. « Il paraît croire sincèrement à ses vues, et se considère comme investi d’une mission » — à cet endroit il inséra plus tard les mots « qu’il s’est lui-même fixée » — « pour sauver la nation britannique de la destruction pendant qu’il en est encore temps. » Cadogan avait détesté tout ce verbiage : son emploi du temps chamboulé par Hess, il lui fallait en plus écouter Churchill. («C e qu’il est lent ! » se disait-il.) Pour lui, toute allusion aux « proposi tions de paix» de Hess était une erreur — ce serait faire le jeu de Berlin. « Hitler, protesta-t-il, va pousser un soupir de soulagement — comme le peuple allemand ! Ils vont dire : “Alors, c’est vrai ce que notre cher Führer nous a dit. Notre Rudolf bien-aimé est parti pour faire la paix !” » Il fallait mentir, mentir et encore mentir à son sujet. Pour Cado gan, comme il le nota dans son journal, toute déclaration devait avoir pour objectif de faire craindre aux Allemands que Hess ne fût un traître. Pourtant, Churchill écarta ses arguments. Devant l’hostilité persistante de Cadogan, Churchill changea d’attitude : Il ne faut pas oublier que l’adjoint du Führer, Rudolf Hess, a été l’acolyte et le complice de Herr Hitler dans tous les meurtres, trahi sons et cruautés par lesquels le régime nazi s’est imposé en Alle magne et cherche maintenant à s’imposer en Europe. La purge san glante du 30 juin 1934, les longs tourments de Herr Schuschnigg et d’autres victimes de l’agression nazie, les horreurs des camps de concentration allemands, la brutale persécution des juifs, la perfide irruption en Tchécolsovaquie, les indicibles, incroyables brutalités et 118 L ’Angleterre bestialités commises lors de l’invasion et de la conquete de la Pologne par l’Allemagne... autant de crimes auxquels il a participé. Il dicta également un passage qu’il biffa par la suite : « Certains ont suggéré que moi ou quelque autre membre du gouvernement aille le voir. Mais ce serait aussi peu pensable pour moi que de rencon trer Herr Hitler en personne ou n’importe quel autre de ces crimi nels de guerre, s’il nous rendait visite dans des circonstances sem blables. » Cherchant avidement une approbation, Churchill téléphona à Eden ce soir-là et invita Beaverbrook à dîner pour leur soumettre sa déclaration. Les deux hommes manifestèrent leur désaccord. Chur chill rappela Eden à minuit pour lui demander de venir surle-champ. « Je crains de n’avoir pas bien dormi cet après-midi», lui répondit Eden du fond de son lit ; il insista à nouveau sur la néces sité de tenir l’ennemi dans l’ignorance des déclarations de Hess. Churchill le mit au défi de trouver mieux. Le ministre des Affaires étrangères proposa quelques améliorations que le Premier ministre n’apprécia pas, comme il le fit savoir : « C’est à prendre ou à laisser, grogna-t-il, ma déclaration originale — ou pas de déclara tion du tout ! — Pas de déclaration, lâcha Eden, laconique. — D’accord, pas de déclaration », fit sèchement Churchill avant de raccrocher. Il voulait que Hess disparaisse de la Une des journaux. Il voulait qu’on ne prenne plus de photos de « Z » , comme on devait l’appe ler désormais. Duff Cooper, lui, en souhaitait de nouvelles, arguant que la presse utilisait des photos d’avant guerre où l’adjoint du Füh rer apparaissait dans toute sa gloire ; Churchill refusa. « J ’enverrais un photographe habile », plaida l’infortuné ministre de l’information. « Je lui dirais de prendre une série de clichés qui donnerait du sujet une image moins flatteuse. » Churchill lui dit d’attendre. Pour lui, Rudolf Hess devait être désormais considéré comme son prisonnier personnel, une nonpersonne, coupée du monde extérieur et désignée seulement par la dernière lettre de l’alphabet. Sur ses instructions, le général Hunter et son adjoint visitèrent Aldershot, la plus importante base de l’armée britannique située à quelques kilomètres au sud de Londres. Là, ils choisirent Mytchett Place, une des plus élégantes propriétés du War Office, comme futur domicile de Hess. Elle allait devenir le « C a m p Z » . Hunter ordonna que l’on change l’élégant mobilier, qu’on érige une double clôture, qu’on installe des nids de mitrail leuses et qu’on creuse d’étroites tranchées dans les pelouses. Pour le «roi de Prusse» 119 Le 15 mai à midi, dans un Parlement endommagé par les bombes, Churchill discuta du cas Hess avec son Cabinet. Cadogan le trouva «en très grande forme». «L e Premier ministre a donné pour instructions à M. Duff Cooper d’encourager la presse à présen ter Hess comme un des “ criminels de guerre” dont le sort serait fixé par les gouvernements alliés après la guerre. » C’était beaucoup plus que n’en demandait le Foreign Office. Churchill tomba également d’accord avec ses interlocuteurs pour ne faire aucune déclaration devant le Parlement dans l’immédiat, mais il ne put résister à la ten tation de créer un concept purement « churchillien » du « prison nier d’État » : « Hess doit, en tant que prisonnier de guerre, dépen dre du War Office. Il est également un prisonnier d’État et doit être tenu dans l’isolement et ne recevoir que des visiteurs agréés par le Foreign Office. » Cadogan était content de lui. « Churchill, se féli cita-t-il lui-même dans son journal, a ravalé sa colère et s’est rangé à notre point de vue. » Les prisonniers de guerre allemands étaient déconcertés par cet épisode, comme le montrèrent leurs conversa tions enregistrées — le public de Hitler devait l’être aussi. Churchill, changeant de sujet, passa à la requête du ministère des Affaires étrangères du président Roosevelt. Celui-ci voulait que l’on soutire à Hess des détails sur les plans de Hitler contre l’Amérique. À l’heure du déjeuner, Cadogan téléphona à Hamilton à la base de la R.A.F., à Tumhouse, pour lui demander de retourner à l’hôpital de Drymen dans l’après-midi. Là, imperceptiblement, le régime quotidien devenait plus rigou reux. Petit à petit, Hess réalisait qu’il était prisonnier. Un aide-infir mier venait le raser en présence de deux sentinelles armées. Il n’avait pas le droit de garder un instrument tranchant dans sa cham bre, et on lui refusa même un taille-crayons. Il est donc peu surprenant que, le 15, lorsque le major Sheppard, membre officier de l’état-major du général Hunter, arriva, il ait trouvé Hess méfiant et encore un peu choqué par son épreuve. Les officiers dirent à Sheppard que le prisonnier conversait librement avec eux et prenait plaisir à leur raconter les détails de son vol ; mais ils lui signalèrent aussi que souvent il restait des heures au lit plongé dans ses pensées et prenant parfois des notes. Parlant avec Sheppard, l’adjoint du Führer s’en tint à des généra lités. Il prenait conscience qu’il glissait inexorablement entre les mains du S.I.S. — tout nouveau visiteur pouvait être un agent des services secrets. Il restait calme, bien qu’agité la nuit et incapable de dormir sans sédatifs. Le dossier médical du Scottish Command concernant Hess ayant été placé sous scellés pour soixante-quinze 120 L ’Angleterre ans, il est impossible de savoir quels médicaments lui furent admi nistrés. Lorsque Ivone Kirkpatrick pénétra dans la petite pièce au milieu de l’après-midi, il eut droit lui aussi à un accueil glacial, particulière ment lorsqu’il essaya d’embobiner Hess pour lui soutirer des détails sur les mauvaises intentions de Hitler vis-à-vis des États-Unis. Hess, rendu plus que perplexe par les questions du diplomate britannique, se borna à déclarer que Hitler ne craignait pas une éventuelle intervention américaine dans la guerre européenne. « L’Allemagne n’a aucun projet sur l’Amérique, assura-t-il à Kirkpa trick. Ce qu’on appelle le péril allemand est une invention grotes que née de l’imagination de je ne sais qui. » Il ne devina jamais que c’était de celle de Roosevelt lui-même... Il continua: « S i nous concluions la paix maintenant, les États-Unis seraient furieux : ils veulent réellement hériter de l’Empire britannique. » Dans l’ensemble [rapporta Kirkpatrick], il a été difficile de l’amener à parler de politique. Il estime m’avoir dit tout ce qu’il avait à dire... Il proteste en particulier contre la surveillance étroite dont il fait l’objet. Il dit être venu ici en prenant de gros risques personnels et qu’étant arrivé sain et sauf, il n’avait pas la moindre intention d’essayer de s’enfuir ou de se suicider. Kirkpatrick téléphona à cinq heures de l’après-midi au Foreign Office avec ce maigre résultat : il « n’avait rien tiré de neuf » de leur prisonnier. Curieusement, le duc de Hamilton arriva tard ce jour-là, 15 mai, au Foreign Office et insista pour rencontrer Sa Majesté le Roi. L’auguste sous-secrétaire permanent avisa le lieutenant d’aviation qu’il devait voir M. Churchill au préalable, mais le duc ne voulait visiblement pas attendre. Il déjeuna certainement le lendemain avec le roi George VI au château de Windsor. Les Archives royales refu sent de communiquer le contenu de leur entretien, mais, quelques jours plus tard, le duc envoya une lettre au Roi, remarquant : « Il est évident que Hess est toujours un nazi impénitent qui répète ad nauseam les “ boniments” habituels de son Parti.» Le « Camp Z » d’Aldershot ne serait prêt à accueillir le prison nier que trois ou quatre jours plus tard. Les techniciens du S.I.S. s’étaient déjà rendus à Mytchett Place, pour cacher des systèmes d’écoute où la moindre de ses paroles pourrait être gravée sur dis ques. À trois heures et demie de l’après-midi, le 16 mai, Churchill ordonna à sir Alexander Cadogan et à C, chef du S.I.S., de conduire Pour le «roi de Prusse» 121 dans le plus grand secret l’adjoint du Führer de Glasgow à la Tour de Londres pendant la nuit. Ce même jour, le Premier ministre fit parvenir ces instructions à Cadogan: NOTE PERSONNELLE DU PREMIER MINISTRE 16 mai 1941 N ° de série M. 550/1 1. Je vous prie de me communiquer un résumé assez complet du contenu des trois entrevues avec Hess, en mettant l’accent sur les points que je mentionnais dans la déclaration que j’avais préparée mais que je n’ai pas prononcée. Je l’enverrai alors au président Roosevelt accompagnée d’un télégramme annexe. 2. J ’approuve la proposition du War Office de transférer cette nuit Hess à la Tour en attendant que son lieu de détention à Aldershot soit prêt. 3. Son traitement doit devenir plus rigoureux avec le temps. Il est inutile de se presser pour l’interroger, et je souhaite être informé avant que tout visiteur soit autorisé à le voir. Il doit être tenu dans le plus strict isolement et ceux qui l’ont en charge doivent s’abstenir de s’entretenir avec lui. L’opinion publique ne tolérerait aucune com plaisance envers ce criminel de guerre notoire, exceptépour des rai sons de renseignements. W .S.C. 16.5.41 Des ordres parvinrent à l’hôpital proche de Glasgow; Hess devait être prêt à partir pour une destination non spécifiée à sept heures du soir. On ne lui annonça son départ qu’au dernier moment. « Il était en d’excellentes dispositions, rapporta le colonel R.A. Lennie, commandant de l’hôpital militaire, et parut prendre son transfert comme allant de soi. » Avant qu’on ne le transporte sur un brancard jusqu’à l’ambulance qui l’attendait, Hess reconnut devant Lennie qu’il se sentait mieux, et le remercia courtoisement pour la prévenance qu’on lui avait manifestée à l’hôpital. Rendu fébrile par ce voyage imprévu, il se rengorgeait de sa propre importance. Lorsque se forma l’escorte armée, il se réjouit visiblement d’être l’objet de ces strictes mesures de sécurité. Incapable de maîtriser sa curiosité quant à sa destina tion, il demanda si le voyage se ferait par train, et s’il durerait deux ou trois heures. Il devina qu’on le conduisait à Londres — et espé rait que les négociations allaient enfin commencer. Pendant le trajet en ambulance jusqu’à la gare centrale de Glasgow, alors que la nuit tombait, il devint plus calme, résigné même d’après Sheppard. Il remarqua d’un air approbateur que la jeune conductrice de VA. T.S. ne portait pas de rouge à lèvres, contrairement à la plupart des 122 L ’Angleterre Anglaises. Il se disait que dans quelques jours il serait peut-être de retour en Bavière, en liberté, avec sa femme et son fils ; mais pour l’instant, il n’oubliait pas qu’il était encore aux mains de ses enne mis. Le médecin, Gibson Graham, et le major Sheppard firent le voyage avec lui. Sheppard ne savait pas très bien que penser de l’équilibre mental du prisonnier. Il remarqua, par exemple, que lorsque la conversation passait d’un sujet anodin à un autre qui exi geait une opinion réfléchie, le prisonnier fixait son regard ailleurs : « Ses yeux prennent un air étrange et distant. » Et il écrivit le lende main : « Il est très circonspect dans ses réponses. » Que l’adjoint du Führer ait pu simplement être soucieux de sa sécurité ne vint pas à l’esprit du major. Pour lui, Hess était « rusé, perspicace et égocentrique». Il était «continuellement à l’affût et essayait de glaner dans les conversations d’ordre général toute infor mation touchant à sa situation». « Il est très lunatique, prévenait le major, et devra être manipulé avec précaution si l’on veut se montrer plus malin que lui. » 7. La Tour Avec toute la fébrilité d’un homme qui n’est plus de la première jeunesse et qui s’apprête à cueillir les fruits d’un courageux exploit personnel, Rudolf Hess s’installa dans le fauteuil de première classe qu’on lui avait attribué dans le train de nuit de la London, Midland & Scottish Railway Company. Il était déjà tard, ce 16 mai 1941. Il était plutôt flatté par l’importance de son escorte : le lieutenantcolonel Gibson Graham, le major J.J. Sheppard, six officiers écossais de la Highland Light Infantry, les caméroniens, et sept soldats de première classe (à la fin du convoi, dans les wagons de troisième), faisaient partie du voyage. Les complications commencèrent quand on l’escorta vers son compartiment couchette de première classe, à la tombée de la nuit, et qu’il découvrit qu’il devrait partager son compartiment avec un officier, et que la lumière devait rester allumée. L’adjoint du Führer estimait qu’un tel souci de sa sécurité était superflu. « Je ne pourrai pas dormir si on m’observe toute la nuit», dit-il d’une voix qui se perchait. Il exigea qu’on le laissât seul, et dans l’obscurité complète : « Je n’essaierai pas de dormir si je suis surveillé. » Ses requêtes furent courtoisement repoussées. Cela le déconcerta visiblement. D’après le Dr Graham, il devint «violent», bien que le terme semble exagéré, vu la faiblesse de Hess : même le major Sheppard, manifestement hostile, ne fit aucune mention de « violence » dans son « Rapport sur la conduite de “X” ». Les médecins lui proposèrent un sédatif, mais il n’en prit qu’une petite dose, et bouda, complètement éveillé, la plus grande partie de cette nuit de voyage. La nouvelle de son arrivée avait évidemment transpiré dans la capitale, et de petits groupes de Londoniens s’étaient formés sur les quais de la gare. Mais le train avait été retardé pendant deux heures par une alerte aérienne dans les Midlands, laissant à l’armée le temps de le détourner sur une voie de garage et d’« éliminer » un 124 L ’Angleterre car d’enregistrement d’actualités de la Gaumont British qui était apparu indiscrètement à la gare. Les officiers chargèrent Hess dans une ambulance banalisée qui le conduisit à la Tour de Londres à travers les quartiers du nord-est. En jetant un coup d’œil par les fenêtres assombries il s’étonna sans rien dire de ne pas remarquer les lourds dégâts causés par le blitz dont se gargarisait la propagande du Dr Goebbels. « [Hess] resta très calme dans l’ambulance, rapporta son officier d’escorte, et ne pro féra pas un mot avant d’être installé dans son nouveau logement qu’il trouva d’ailleurs confortable. » À la Tour de Londres, on le conduisit dans les locaux des offi ciers, où avait été récemment interné le Dr Gerlach, consul d’Alle magne en Islande. C’était près de la White Tower. Hess espérait encore n’avoir plus que quelques jours à passer en Angleterre et il jouissait de chaque instant. « De ma fenêtre, se souvint-il, sept ans plus tard, alors qu’il était confiné dans une autre cellule, je pouvais voir les gardes parader tous les jours, faisant preuve d’une belle énergie et d’un sens de la manœuvre dignes d’officiers prussiens. Ils avaient même un orchestre militaire, quoique je l’aurais préféré sans cornemuses — comme beaucoup d’Anglais, du moins me l’ont-ils avoué. Mais les officiers écossais qui m’avaient accompagné étaient si fiers de leur musique nationale — et de leur whisky — qu’ils ne supportaient pas la moindre critique à ce sujet. » Le ministre de l’information, Duff Cooper, avait, avec le concours d’Eden, bloqué toute information sur les déclarations de Hess. Churchill téléphona à Eden : « Ne serait-il pas temps de lais ser filtrer quelques informations, tout en affirmant publiquement que toutes les spéculations qui pourraient en découler n’engage raient que leurs auteurs ? » Eden en tomba d’accord, et les rédac teurs en chef furent invités à «spéculer». Le 18, lendemain de son arrivée, Hess demanda à ses geôliers de la Tour de pouvoir parler avec le duc de Hamilton et Ivone Kirkpa trick. Les deux hommes étaient effectivement à Londres. Le soir même, le duc de Hamilton faisait appel à sir Alexander Cadogan, « qui ressemblait de plus en plus à un épagneul doré », comme le nota le fonctionnaire. Mais Hamilton ne fut plus jamais autorisé à rencontrer Hess. Un officier dit à Hess que l’on allait noter sa requête mais qu’il était impossible de la transmettre immédiatement. Hess fut choqué par cette rebuffade inattendue. Pourtant, il reprit confiance en attendant la grande rencontre avec les dirigeants britanniques : pour quelle autre raison les Anglais l’auraient-ils transféré dans ce châ teau ? À six heures du soir, le major Sheppard nota que Hess était La Tour 125 serein et à l’aise, et qu’il avait mangé. « Semble calme et raisonna b le», no ta-t-il dans son rapport qui devait se trouver sur le bureau de Churchill quelques heures plus tard. Et même le très hostile doc teur Gibson Graham trouva que Hess avait un comportement rationnel. Il pouvait arpenter sa chambre de la Tour, quoique avec une perceptible claudication. Mais le 19, il rédigea une lettre pour l’Allemagne qui montra aux officiers britanniques, qui ne l’expédiè rent pas, qu’il s’attendait tout à fait à être discrètement liquidé. Cette mort, maquillée en suicide, pourrait encore porter ses fruits en aidant à ramener la paix entre l’Angleterre et l’Allemagne, ce serait sa revanche contre Churchill et ses fauteurs de guerre. Seul demeure le brouillon de cette lettre remarquable, sans date, le haut de la page ayant été déchiré : Je voudrais que vous sachiez ce qui suit : Dans la lettre que j’ai laissée pour le Führer je mentionnais la pos sibilité que la nouvelle de ma mort puisse parvenir de Grande-Bre tagne. Je lui disais que quelle que soit la raison qui soit annoncée — le suicide, par exemple, ou la mort au cours d’une altercation — et que même si des soupçons se faisaient jour que ma mort avait été machinée par des éléments opposés à la paix en Angleterre, les gens, en Allemagne ne devaient, en aucune façon, se laisser influencer par cela. Même si ma mort devait survenir dans des circonstances très curieuses, il n’en serait que plus pertinent de conclure une paix avec les éléments qui y sont favorables. Ce pourrait être ma dernière volonté. À long terme ma mort pourrait servir la cause, les Anglais devraient pour la première fois, lorsque la paix aura été restaurée... [ici, un passage déchiré] ... ma mort pourrait jouer un grand rôle de propagande. « Je suis certain, continuait Hess dans cette lettre astucieusement conçue, que le Führer est en parfait accord avec cette ligne de pen sée et se conformera à mes souhaits. » Il ajoutait nonchalamment : « En passant, je lui ai donné dans ma lettre ma parole qu’en aucun cas je ne me suiciderai. Il connaît ma répugnance à cet égard. » Pour les officiers écossais qui le gardaient encore, oser penser que Churchill pourrait envisager la liquidation de quelqu’un était sacri lège. Ils idolâtraient le Premier ministre, alors que ce prisonnier était l’envoyé du diable. Le quatrième jour de son séjour à la Tour, le major Sheppard, dont l’aversion pour le prisonnier nazi avait été manifeste dès le premier instant, trouva Hess encore plus taciturne que d’habitude. Hess, manifestement préoccupé par sa fâcheuse situation, était de 126 L ’Angleterre mauvaise humeur et demanda qu’on le laissât seul. Il voulait remet tre ses idées en place et analyser l’évolution des événements. Sheppard écrivit après avoir escorté Hess à son nouveau lieu de détention : « La véritable nature de son caractère reflète la cruauté, la bestialité, la fourberie, la vanité, l’arrogance et la lâcheté et, d’après moi, il a perdu son âme et s’est volontairement rendu mal léable entre les mains d’une personnalité plus puissante qui le fas cine.» N’essayant nullement de cacher son hostilité, le major en conclut que le titre d’«ambassadeur de paix» n’était qu’un rideau de fumée destiné à camoufler les véritables mobiles du vol de Hess. Celui-ci, avait-il observé, avait pris d’abondantes notes, concernant évidemment son «affaire à soumettre par des intermédiaires au gouvernement britannique». Pour Sheppard, cela indiquait claire ment que la mission de paix n’était qu’une ruse de dernière minute. Au 10, Downing Street, on pressait toujours Churchill de s’expli quer publiquement sur le cas Hess. Selon certaines rumeurs inspi rées par l’incapable ministre Duff Cooper, le duc de Hamilton aurait réellement entretenu une correspondance avec Hess. Whitehall, confronté à plusieurs possibilités d’action, opta pour le cours traditionnel de la politique anglaise : ne rien faire. Le 13 mai, Churchill avait promis une déclaration complémen taire à la Chambre, et, le 19, ses collègues du Cabinet le rencontrè rent à cinq heures de l’après-midi pour en discuter. Cadogan, dédai gneux, nota dans son journal : « Le Premier ministre désire toujours ardemment faire sa stupide déclaration au Cabinet. » À l’exception du ministre de l’Air, sir Archibald Sinclair, les membres du Cabinet repoussèrent à l’unanimité cette déclaration, estimant que Herr Hess avait déjà bénéficié de trop de publicité. Après la réunion du Cabinet, Ivone Kirkpatrick vint présenter son rapport sur ses entretiens avec Hess. À aucun moment il ne fut question de considérer les propositions allemandes pour mettre fin au bain de sang. Cadogan, avec l’approbation de Churchill, voulait faire parler Hess en feignant de négocier. Quand le sous-secrétaire permanent suggéra d’utiliser le lord chancelier, lord Simon — un ancien conciliateur — pour ce rôle, Churchill se tint les côtes de rire et donna son accord. «Voilà notre hom m e!» s’écria-t-il, et les éclats de rire du Premier ministre dont Anthony Eden se fit l’écho firent le tour du Foreign Office pendant plusieurs jours. « Nous allons attendre ce que rapportent les hommes de C », écrivit Cadogan dans son journal secret, faisant allusion aux officiers du M.I.6 camouflés qui devaient maintenant être subtilement intro duits auprès de Hess comme des «com pagnons». Ainsi ce ne fut que le 22 que commencèrent les premiers débats \ La Tour 127 parlementaires à propos de Hess, quand une question posée par le gouvernement permit à Sinclair de déclarer carrément : « Le duc n’a jamais entretenu de correspondance avec l’adjoint du Führer» (il pouvait difficilement avouer que la lettre de Haushofer avait été interceptée avant de parvenir au duc). Au cours des échanges débonnaires qui suivirent, le major Vyvyan Adams — membre du groupe de Churchill avant guerre — formula la spirituelle théorie selon laquelle « le mobile de cet aliéné hautement indésirable [Hess] n’était pas d’en appeler au noble duc, mais de consulter un médecin allemand réellement compétent » ! Bientôt, Hess allait rencontrer suffisamment de médecins et de psychiatres pour mettre à l’épreuve le plus sain des aviateurs. Sous l’effet des images qu’il s’était lui-même forgées à propos des procédés utilisés par les nazis dans la perspective de l’invasion, le Premier ministre décida que Hess devait être surveillé par des offi ciers des Scots et Coldstream Guards triés sur le volet. À la suite de quoi, on assista, le samedi 17 mai, à un curieux petit conciliabule entre colonels coiffés de rouge avec barrettes rouges, au milieu du terrain de croquet, présumé « non truffé » de micros, du camp de Pirbright, cantonnement des Guards Brigade. Le colonel sir Geoffrey Cox, directeur de l’intendance du district de Londres, discutait à voix basse de la création d’un archi-secret « Camp Z » avec le lieutenant-colonel T.E.G. Nugent, chef d’état-major de la brigade de la Garde, lord Stratheden, commandant du bataillon d’entraînement des Coldstream Guards, et du lieutenant-colonel A.H.C. Swinton, commandant du camp de Pirbright. Ils choisirent leurs sept meilleurs officiers de la Garde pour ce travail inhabituel : le capitaine H. Winch comme commandant de la garde avec pour adjoint le lieutenant S.E.V. Smith, et les lieutenants en second W.B. Malone, J. Mcl. Young, P. Atkinson des Scots, et T. Jackson et R. Hubbard du Coldstream. Pendant les deux jours suivants, trois cents sapeurs érigèrent des barricades et des emplacements de mitrailleuses autour du périmètre du site choisi, et les vingt-quatre premiers gardes arrivèrent. Comme le général Hunter le rapporta à Churchill, on ne pourrait procéder au transfert définitif avant l’après-midi du 20, vu le temps nécessaire à l’installation et aux essais de ce qu’il appelait délicate ment «certains dispositifs techniques» au Camp Z. (La circonlocu tion était nécessaire car la Convention de Genève interdisait l’écoute électronique des prisonniers de guerre.) Convoqué d’urgence d’Edimbourg à Londres à la direction du département des Prisonniers de guerre, le major Scott se présenta le 128 L ’Angleterre 18 à la Hobart House. Promu lieutenant-colonel, il reçut des mains du colonel Coates, adjoint d’Alan Hunter, ces consignes top secret : ORDRE D’OPÉRATION N° 1 TRÈS SECRET 1. Vous vous rendrez au Camp Z le dimanche 18 mai, à 12 heures pour y prendre votre commandement. 2. Ce camp est un camp spécial qui sera gardé par un contingent de Coldstream et de Scots Guards venus de Pirbright. 3. Vous serez responsable de la garde du prisonnier à Z, et de la sécurité du camp. Vous serez responsable de la santé et du confort du prisonnier. On doit lui fournir nourriture, livres, de quoi écrire et se distraire. Il ne doit avoir ni journaux ni radio. 4. Il ne doit avoir aucun contact avec le monde extérieur. 5. Il ne doit recevoir aucun visiteur hormis ceux désignés par le Foreign Office, qui devront présenter un laissez-passer militaire A.F.A.M . muni du cachet du D.D.P.W . [directeur adjoint du dépar tement des Prisonniers de guerre] sur la gauche, signé par sir Alexander Cadogan, sous-secrétaire permanent au Foreign Office, et sur la droite du cachet du Foreign Office. Quel que puisse être le visiteur, il ne doit être autorisé à pénétrer à l’intérieur du périmètre de votre camp qu’après avoir produit cette autorisation. 6. Le prisonnier ne sera autorisé à envoyer quelque lettre que ce soit de votre camp sans qu’elle ait été soumise au préalable au D.P.W. 7. Toute correspondance adressée au prisonnier arrivant à votre camp sera soumise en premier lieu au D.P.W. Il ne restait plus qu’à « faire entrer le prisonnier ». Le 20 mai 1941, à 14 h 30, deux voitures civiles s’arrêtèrent au quai de la Tour devant la Tour de Londres — une Wolseley de vingt-quatre chevaux avec à son bord le colonel Swinton, comman dant de Pirbright et trois officiers des Scots Guards, suivie par une Lincoln transportant le capitaine Winch et trois officiers du Cold stream. Les derniers kilomètres du voyage depuis Pirbright avaient pris plus de temps que prévu car de larges étendues de la City de Lon dres étaient encore bloquées par les ruines des bâtiments détruits par le blitz (l’ambulance qui avait transporté Hess quelque temps plus tôt avait délibérément évité cet itinéraire). Par mesure de sécu rité, la police de la City avait été tenue dans l’ignorance du transfert de Hess. On avait aussi ordonné aux officiers de la Garde de se faire discrets. Les lourds pistolets chargés que transportait chacun d’eux et les sept mitraillettes Thompson réparties entre les deux voitures ne facilitaient guère les choses. Mais toutes ces mesures de sécurité furent rendues inefficaces quand un colonel s’approcha, resplendis La Tour 129 sant avec ses pattes et son chapeau rouge, pour accompagner sir Geoffrey Cox à l’entrée nord de la Govemor’s House, où la même ambulance qui avait déjà amené Hess peu de temps aupara vant se présenta élle aussi. Sous le regard d’une centaine de paires d’yeux de Cockneys désœuvrés, le dirigeant nazi fut transporté dans l’ambulance sur une civière. Puis, la Lincoln en tête et la Wolseley fermant la marche, l’ambulance franchit le Tower Bridge et se fraya un chemin à travers les quartiers sordides et enfumés du sud de Londres et les routes de campagne du Surrey, jusqu’au Camp Z. Ils y arrivèrent à 17 h 45. « Z » , comme Rudolf Hess devait être dorénavant désigné, monta péniblement en boitillant à l’étage et se mit au lit. Le journal manuscrit du commandant du camp, docu ment capital demeuré inédit à ce jour, révèle la tension grandissante chez cet homme seul — coupé de toute nouvelle en provenance du monde extérieur ou de sa famille — alors que les services secrets britanniques commençaient à essayer de tirer de lui toute informa tion qu’il pourrait posséder sur les arcanes les plus secrètes de l’Alle magne nazie. 20 mai 1941 L’ambulance contenant « Z » est arrivée... « Z » , qui était accom pagné par le colonel Graham, R.A.M.C., a été escorté jusqu’à sa chambre et s’est mis directement au lit. Le général Hunter s’est entretenu avec lui et lui a présenté tous les officiers de la garde et ses compagnons personnels. Le général Hunter a réparti les tâches entre tous les officiers. 20 h : On a servi à dîner à « Z » dans sa chambre. 23 h : L’officier de service, le sous-lieutenant W.B. Malone, a pris position à l’intérieur du périmètre pour la nuit. Hess se déclara bien installé, mais demanda à nouveau à parler au duc de Hamilton et à Ivone Kirkpatrick. Il entama la rédaction d’une lettre au duc, mais après l’avoir donnée à l’un des officiers, il la reprit et commença à en modifier la formulation. Parmi les nouveaux visages que le général Hunter fit immédiate ment monter à l’étage pour rencontrer Hess, figuraient trois énig matiques «com pagnons» — en fait des membres du S.I.S. (appelé aussi le M.I.6) triés sur le volet. Tous parlaient l’allemand couram ment. Le major Frank E. Foley, CM G \ un homme petit, au visage rond, originaire du Somersetshire, avait bâti le réseau du S.I.S. à Berlin de 1920 au déclenchement de la guerre, en 1939, déguisé en * Compagnon de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges (N.d.T.). 130 L ’Angleterre officier du contrôle des passeports de Sa Majesté Britannique ; âgé maintenant de cinquante-six ans, grisonnant, et portant lunettes, il était marié à une Allemande et comptait de nombreux amis d’avant guerre à Berlin ; il était la sangsue idéale pour « pomper » à l’adjoint du Führer toute information secrète. Il avait pour le seconder le «capitaine Bam es» et le «lieutenant-colonel Wallace» — proba blement le lieutenant-colonel Thomas Kendrick qui avait rejoint le S.I.S. à Vienne, lui aussi sous la couverture de fonctionnaire du contrôle des passeports, avant d’être démasqué et expulsé en août 1938. Ces officiers du S.I.S. avaient vu leurs consulats respectifs sub mergés de demandes de visas émanant des juifs alors que commen çait la persécution nazie, et Foley en particulier, sympathisant sio niste (à la mémoire duquel se dresse aujourd’hui une oliveraie en Israël), avait recruté la plupart de ses agents dans les milieux juifs. « Il y aurait eu des dizaines de milliers de juifs de moins de sauvés, écrivit l’un d’eux, si le capitaine Foley n’avait pas été assis au bureau consulaire de la Tiegarten Strasse. » Maintenant leur rêve était devenu réalité : ils détenaient celui qu’ils considéraient comme un de leurs plus notoires adversaires. Le Camp Z À 1 h 15, en cette première nuit que passa Hess au Camp Z, on annonça au capitaine Winch, commandant de la Garde, qu’un coup de feu avait été tiré à l’extérieur du périmètre de défense. On alluma les projecteurs et les soldats se ruèrent voir ce qui se passait. Ils ne trouvèrent rien. Comme le bruit avait été évalué à une distance de plusieurs cen taines de mètres, le colonel Scott, commandant du camp, jugeant l’incident sans importance, fit abandonner les recherches. Cet épi sode montre néanmoins l’extrême tension qui régnait parmi les offi ciers chargés de garder l’adjoint du Führer : marqués par la propa gande de leur propre gouvernement, ils étaient obsédés par la crainte d’une intervention de la redoutable « Cinquième Colonne » de Hitler, ou d’un parachutage sur Aldershot de troupes de choc venues secourir, voire assassiner, leur captif. (Hitler avait effective ment grommelé devant son état-major : « Hess est un homme m ort!», mais on ne trouve nulle part dans les archives nazies trace d’une quelconque mission destinée à liquider son adjoint.) Jusqu’à son acquisition par le département de la Guerre en 1912, Mytchett Place, nouveau domicile fixe de Rudolf Hess, était un manoir abandonné, délabré, comme on en trouve beaucoup dans cette région du sud de l’Angleterre. Situé assez en retrait de la route, sur un lopin de lande tortueuse et négligée, connu au XIVe siècle sous le nom de « Muchelesshette », c’était un avant-poste un peu sinistre de la forêt de Windsor. La construction de la maison elle-même avait commencé en 1799- Jusque-là son seul titre de gloire avait été de recevoir un après-midi de septembre 1939, Leurs Majestés venues prendre le thé à l’invitation du général de division qui y résidait alors. Ils avaient dû le boire rapidement... Même les psychiatres chargés de s’occuper de Hess trouvaient quelque chose de vaguement sinistre à ce décor digne d’une histoire mystérieuse d’Edgar Allan Poe. Il est peu probable que Hess, essayant de discerner le paysage à travers les vitres camouflées de 132 L ’Angleterre son ambulance, ait compris la raison des routes nouvellement détournées ni qu’il ait entrevu grand-chose des étroites tranchées fraîchement creusées, des nids de mitrailleuses ou de la double ran gée de barbelés étroitement surveillée par les patrouilles. Mais la vue des parquets nus, du lourd mobilier disparate apporté à la hâte par le War Office n’eut certainement pas pour effet de lui remonter le moral. Le commandant du camp nota : 9 h 00 : Z a dit avoir réussi à dormir à peu près cinq heures. On a servi à Z son petit déjeuner dans sa chambre, mais il en a mangé très peu. Il semble avoir peur qu’on tente de l’empoisonner. 13 h 00 : Z est descendu pour le déjeuner qu’il a pris avec les trois compagnons et le [médecin] colonel Graham. Il était en de bien meilleures dispositions et s’est excusé auprès du médecin pour avoir exprimé des doutes quant à son petit déjeuner. Après le déjeuner, Hess se recoucha; sa cheville blessée le faisait probablement encore souffrir. Quand il redescendit au rezde-chaussée, à vingt heures, il était en grand uniforme de capitaine de l’armée de l’air allemande. Ce qui permet d’imaginer les idées qui lui traversaient l’esprit. Il avait, sans aucun doute, deviné que ses « compagnons » étaient en fait des officiers des services secrets britanniques. Venant de l’Allemagne nazie, connaissant d’expé rience les méthodes employées par certains régimes, il se croyait en danger de mort. Consciemment ou inconsciemment, il voulait évi demment rappeler à ses geôliers que même s’ils choisissaient de vio ler ses droits de parlementaire (titre qu’il s’était lui-même décerné), ils ne pouvaient nier qu’en tant qu’officier de la Luftwaffe arrivé à visage découvert, en uniforme et à bord d’un avion désarmé, il était en droit de réclamer d’être traité selon les termes de la Convention de Genève. Il avait maintenant pris acte du fait que la porte de sa chambre n’avait pas de poignée intérieure, et que cette chambre, comme le mess du rez-de-chaussée, était entourée de barbelés; il était aux mains des services secrets de l’ennemi mortel de Hitler, et s’il voulait rester en vie, il ne devait compter que sur lui-même. 22 mai 1941 Journal du commandant 8 h 30 : Z est descendu prendre son petit déjeuner. Il a déclaré avoir passé une bonne nuit mais est obsédé par l’idée que les officiers de garde projettent de l’assassiner. Il a passé toute la matinée dans sa chambre et est descendu déjeuner à 13 heures, habillé en civil. Après le déjeuner, il a marché dans le jardin avec ses compagnons et le médecin [Graham]... Il a [dîné] comme d’habitude avec ses compa Le Camp Z 133 gnons. D ’après ces derniers, il semblait plus décontracté et parlait avec moins de réticence. 23 mai 1941 10 h 15 : Il est sorti dans le jardin avec ses compagnons mais n’y est resté que quelques minutes avant de remonter dans sa chambre avec le capitaine Bames. On peut noter que Z converse très libre ment avec le médecin alors qu’il traite tous les autres officiers avec suspicion... Z craint toujours que les officiers de garde ne soient là pour l’assassiner. Il n’a pas été convaincu qu’il s’agissait réellement d’officiers de la Garde, et soutient qu’un uniforme ne signifie rien. Malheureusement, les transcriptions mot à mot de ces premières conversations — il y en eut au moins deux douzaines — entre Hess et ses ravisseurs dorment dans les archives des services secrets bri tanniques. Mais visiblement, Hess s’attendait à être liquidé comme « criminel de guerre » (sa mort probablement maquillée en suicide) après avoir été « pressé comme un citron » pour des raisons de ren seignements. Le Dr Gibson Graham évoqua par la suite ces premiers jours pas sés au Camp Z : « Il m’a dit être convaincu qu’il était entouré d’agents des services secrets et que ceux-ci parviendraient à leurs fins, soit en le poussant au suicide, soit en maquillant un meurtre en suicide, ou bien encore en empoisonnant sa nourriture. » Gibson Graham essaya de dissiper ses soupçons. Hess entreprit alors de les raconter à d’autres gardiens. Et quand la nourriture était servie au réfectoire dans un plat commun, il prenait soin de ne jamais choisir le morceau placé le plus près de lui. Ne sachant pas très bien quelle attitude adopter, Graham décida à juste titre de demander l’avis d’un expert-psychiatre. Il exprima officiellement sa requête les 23 et 24 mai. Le bien-être de l’adjoint du Führer n’était pas une des préoccupa tions majeures des autorités officielles. Le Foreign Office, en la per sonne de son sous-secrétaire d’État permanent, sir Alexander Cado gan, diplômé d’Eton, avait chargé le M.I.6, qui dépendait mainte nant directement de lui, de pousser très loin les investigations dans l’analyse du comportement cérébral de Hess. Les journaux person nels de Cadogan, dont seules les parties qui ne concernent pas les renseignements ont été publiées jusqu’à présent, ne laissent aucun doute à ce sujet. En premier lieu, il fallait absolument briser l’amour-propre du prisonnier. Tous les moyens concevables dans le cadre de la Convention de Genève furent employés à cette fin : 134 L ’Angleterre Hess fut privé de toute information sur l’extérieur (journaux, visi teurs neutres, radio) ; on l’isola dans un environnement militaire au milieu du vacarme des tirs de mitrailleuses, des manoeuvres de place d’armes et des claquements de portes. Déjà démoralisé par la crainte d’avoir échoué, Hess commença à craquer. Quand apparurent les premières fissures, les officiers du Camp Z adoptèrent une « unité de réussite », évaluant l’amour-propre du prisonnier en livres, shillings et pence. Les rapports des psychiatres qui assistèrent, au cours des mois suivants, à ce processus de dégradation, retracent un des chapitres les plus navrants de toute l’histoire de Hess. Le rôle de ces spécia listes était, dès l’origine, ambivalent. Leur science était, depuis les premiers écrits du professeur Sigmund Freud, subjective et contro versée — les conclusions dépendant autant de la qualité du rapport du patient à son analyste que de l’hostilité personnelle de ce dernier envers son patient. En 1941, la psychiatrie militaire traversait une phase d’innovations, allant de l’usage des amphétamines pour les troupes d’assaut ou des « sérums de vérité » utilisés pour le rensei gnement à la thérapie par électrochocs. En 1945, les frontières de la psychiatrie devaient être repoussées si loin que les praticiens améri cains mirent en lieu sûr, après leur mort, les cerveaux de Benito Mussolini et de Robert Ley (dirigeant des syndicats nazis) pour les examiner en laboratoire. Peu après son transfert de la Tour de Londres au Camp Z du M.I.6, Hess remarqua que la nourriture et les médicaments qu’on lui donnait lui laissaient une sensation tout à fait inhabituelle. Comme cette sensation se reproduisit plusieurs fois au cours des semaines suivantes, il fut capable de la décrire clairement lors de dépositions ultérieures : Aussi loin que remontent mes souvenirs, les symptômes... étaient les suivants : peu de temps après les avoir pris, une curieuse bouffée de chaleur de la nuque à la tête ; dans la tête, des sensations semblables à des maux de tête, mais légèrement différentes : elles étaient suivies de plusieurs heures d’une extraordinaire sensation de bien-être, d’énergie physique et mentale, de joie de vivre*, d’optimisme. Peu de sommeil au cours de la nuit, mais cela ne détruisait nullement mon sentiment d’euphorie. Il observa aussi un « état de manque » lorsque cette substance ne lui était pas administrée — des accès de pessimisme, frisant la dépres * En français dans le texte ( N.d.T.). Le Camp Z 135 sion nerveuse sans cause apparente, suivis de très longues périodes de fatigue cérébrale survenant très rapidement. À la première occa sion, quand il soupçonna qu’on lui avait administré cette mysté rieuse substance, les réactions de rejet furent si violentes qu’il crai gnait, dit-il, de devenir vraiment fou « s’ils parvenaient à leurs fins en augmentant les doses*». 24 mai 1941 [Journal du commandant] Alerte aérienne de 23 h 45 à 0 h 45. Pendant tout le temps, Z est resté agité, mais plus tard il s’est profondément endormi jusqu’à 7 h 30. Après le petit déjeuner, il s’est promené quelque temps avec le major Foley [du M.I.6]. Après le thé... il a eu une longue conversa tion avec le médecin dans le salon, il a déclaré avoir donné au Führer sa parole de ne pas attenter à ses jours. Ceci, présumément, dans une lettre qu’il aurait laissée derrière lui. La lettre de Hess à Hitler a été perdue, mais son contenu est suffi samment connu pour qu’on puisse affirmer avec certitude qu’une telle promesse n’y figurait pas. Hess espérait visiblement que la menace de la publication d’une telle lettre en Allemagne ferait réflé chir à deux fois ses geôliers — Hitler gardait en effet plusieurs mil liers de prisonniers britanniques en otages. Nullement impressionné, Gibson Graham fit au colonnel Scott la remarque suivante : « Z perd tous les jours en stature, j’estime actuellement sa fierté à deux livres la semaine. » 25 mai 1941 [Journal du commandant] Quelque chose semblait avoir bouleversé Z, il était sombre et morose, extrêmement taciturne. Il est resté tout l’après-midi dans sa chambre mais a fait dans la soirée une petit promenade avec le capi taine « Bames » , malgré la pluie. Dans la matinée, j’ai dirigé une parade des officiers commandants qu’il a observée à distance sans, dit-il, avoir été impressionné. Il se livra pourtant à une grotesque exhibition d’un pas de l’oie modifié en face de ses compagnons [du M.I.6.] pour montrer de quoi il était capable. * Plus de deux ans après, Robert Bruce-Lockhart, collègue du major Foley, et chef du Foreign Office’s Political Intelligence Department rendit une visite privée à lord Beaverbrook qui s’était lui aussi entretenu avec H ess à cette époque-là. Le ministre du Cabinet l’autorisa à lire son dossier. « D ’après Max [Beaverbrook], écri vit l’officier des services secrets, Hess n’était pas un malade mental quand il est arrivé dans ce pays... Max pense qu’on lui a probablement administre chez nous des drogues pour le faire parler. » The Diaries of Sir Robert Bruce Lockhart, vol. II ; 1939-1945 (Londres, 1984). 136 L ’Angleterre Le général Stuart Menzies [C, le chef du M. 1.6.] a visité le camp de 17 h 30 à 19 heures et a passé tout ce temps avec les compagnons. Il ne s’est pas entretenu avec Z. 26 mai 1941 Il n’a pu prendre aucun exercice car il a violemment plu toute la journée. Il a passé toute la journée, à part le moment des repas, à lire dans sa chambre. Il est apparu déprimé et très abattu, et d’après le colonel «W allace», il est en train de réaliser que l’État britannique est très différent de ce qu’on lui avait inculqué. « Le patient, nota également le Dr Gibson Graham, quelques jours plus tard, est devenu très dépressif ; il commence à se dire qu’il a été mal renseigné quant au désir pressant de l’Angleterre de parvenir à un accord avec son gouvernement. » Étant donné la tension qui régnait au Camp Z — les mitraillettes Thompson cachées sous les sofas, les trois mystérieux «com pa gnons» assurant une surveillance constante, faisant la loi dans ce manoir défraîchi et inculquant aux visiteurs leur manie du secret, —, il n’aurait été guère surprenant que les médecins et les gardiens aient été eux-mêmes accablés de pressentiments mal défi nis à propos du prisonnier Hess, lui s’efforçait de reprendre son sang-froid. Interrogé au sujet du déséquilibre des forces qu’allait créer l’aide des États-Unis à l’Angleterre, il rappela avec suffisance au Dr Gibson Graham que la défaite de la France avait fourni à l’Allemagne des ressources industrielles et minières accrues. Mis à l’épreuve sur les camps de concentration nazis, Hess «éclata d’un rire sarcastique», selon le rapport du Dr Gibson Graham: «V ous devriez connaître, c’est vous qui les avez inventés», répondit-il. (Churchill lui-même, dans ses Mémoires sur la guerre des Boers, avait fait allusion aux «cam ps de concentration» britanniques.) Attaqué finalement sur l’occupation de Prague par Hitler en mars 1939 — au mépris des accords de Munich —, Hess évoqua les terrains d’aviation que les Tchèques avaient commencé à construire pour permettre aux escadrilles de bombardiers russes d’opérer contre l’Allemagne. «Généralement parlant, il donne l’impression d’être sous tension et extrêmement préoccupé», résuma Gibson Graham quelques jours plus tard. Le rapport du colonel Scott donne une tout autre image : 27 mai 1941 [Journal du commandant] La matinée a été très pluvieuse et il n’a pu sortir. Mais le temps s’est éclairci après le thé et il est sorti faire une courte promenade Le Camp Z 137 dans le jardin avec le capitaine « Bames » [du M.I.6] et le médecin. Il semble plus calme et de meilleure humeur. Il se plaint de sa nourriture, qu’il trouve trop épicée. «B arnes», «W allace» et Foley apportaient les enregistrements de leurs conversations avec Hess directement au M.I.6 et au Foreign Office. Là, dans le cadre luxueux de l’Ambassadors’ Room, le 28 mai dans l’après-midi, Anthony Eden accueillit trois ou quatre des plus éminents correspondants diplomatiques du pays pour une séance d’information privée. Une fois les journalistes installés dans des sièges profonds, avec des biscuits et une tasse de thé à la main, Eden les entretint de Hess. « Hess, dit Eden, prend sa mission très au sérieux. » Même s’il refusait de l’admettre, l’adjoint du Führer semblait avoir croisé le fer avec Joachim von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères. Hess avait été également surpris de trouver aux Anglais un si bon moral. A. Léo Kennedy, représentant du Times, quitta le Foreign Office convaincu que Hess s’était envolé pour l’Angleterre afin d’« essayer de mettre au point un plan de paix» — ce que, concluait le journaliste, il n’aurait certainement pas fait sans le consentement de Hitler. Les services de renseignements britanniques n’en avaient cure. Seuls les intéressaient les secrets détenus par Hess. Leurs agents, et particulièrement ceux du peu connu Security Coordination Committee de lord Swinton qui coordonnait les efforts du M.I.5 et du M.I.6 et des autres services de renseignements du Royaume-Uni, étaient de plus en plus compromis dans l’affaire. (« Il faudrait signaler, nota le ministère de l’Air dans son dossier sur le duc de Hamilton, que l’organisation de lord Swinton a peut-être quelque peu truqué ce dossier. ») Churchill voulait voir brisée la résistance de Hess. Le temps était venu de commencer à lui fournir des bribes d’informations empoi sonnées en provenance du monde extérieur — en commençant par la victoire navale qui avait enfin mis un terme à l’accumulation de défaites dont Churchill détenait alors le record. 28 mai 1941 [Journal du commandant] Z a plutôt mal dormi cette nuit ; s’est réveillé à 5 heures et a peu redormi ensuite. Il est descendu pour le petit déjeuner puis a fait une longue promenade dans le jardin. Il semblait de meilleure humeur, mais au déjeuner les «co m p a gnons » lui apprirent la destruction du Bismarck [le plus beau et le plus récent navire de guerre allemand avait été coulé le veille]. Cette nouvelle le bouleversa complètement et il est immédiatement 138 L ’Angleterre remonté se coucher après le déjeuner en se plaignant d’avoir mal au dos. D’après le Dr Gibson Graham, c’était entièrement nerveux : Hess évoquait une douleur physique pour masquer un trouble psycholo gique. 28 mai 1941 [Journal du lieutenant Malone] Quand on lui a demandé s’il désirait qu’on lui monte un repas léger, Z a refusé, déclarant : « J e veux descendre déjeuner avec vous et manger exactement la même nourriture. Telle est ma requête. » Lorsque je suis descendu dans le vestibule, le colonel « Wallace » et « Bames » étaient très ennuyés. Ils en avaient assez de « Tête de M o rt» ; d’après les termes de «W allace», « i l vaut vingt-cinq shil lings la semaine, pas p lu s». Il est sorti de sa chambre de très mauvaise humeur à cause de l’affaire du Bismarck, et l’on s’attendait à ce qu’il s’isole toute la jour née. Il a eu très peur qu’un agent des services secrets ne se glisse dans sa chambre pendant la nuit et ne lui sectionne une artère pour faire croire à un suicide ; il a, semble-t-il, laissé une lettre déclarant qu’il ne se suiciderait pas afin que s’il était supprimé ici, Hitler sache qu’il n’avait pas mis fin à ses jours et puisse exercer des représailles contre nos prisonniers de guerre. À table il se montre extrêmement méfiant. Ce soir, au dîner, il a insisté pour que le colonel « Wallace » se serve de poisson le premier, puis n’a pas pris lui-même le mor ceau le plus proche, mais le suivant. Il a réclamé un filet à cheveux pour dormir, ce qui a beaucoup amusé le commandant. J ’ai du mal à réaliser que cet homme brisé qui se laisse aller sur sa chaise en tenue négligée, dont les expressions sont naturelles, qui est incapable de cacher ses émotions, dont l’humeur passe de la gaieté à la dépression en quelques heures, dont l’aspect physique trahit les troubles mentaux et dont l’esprit est obscurci par des idées délirantes (il a dit à Kendrick [colonel du M.I.6] qu’il voyait le visage de Hitler dans sa soupe, et qu’il croyait au don de double vue et aux rêves) —, j’ai du mal à croire que cet homme était l’adjoint du Führer du Reich ! Il a l’air tellement médiocre, et n’a rien de la dignité, ni de l’allure d’un grand homme*. Deux heures plus tard, Hess descendit au rez-de-chaussée, décla rant qu’il se sentait mieux. Pour le taquiner, Gibson Graham lui annonça qu’il devrait dîner seul — Hess demandant à pouvoir parti * Des extraits du remarquable journal du sous-lieutenant W.B. Malone ont été publiés par YObserver en septembre 1987. Le Camp Z 139 ciper au repas commun. Scott rapporta d’un ton méprisant l’anec dote du filet à cheveux. Les événements de ce jour et du lendemain convainquirent Gib son Graham que Hess se trouvait « exactement à la frontière entre le déséquilibre mental et la folie». Bouleversé par la nouvelle de la perte du Bismarck à bord duquel il comptait de nombreux amis, Hess avait d’abord conservé une atti tude froide et distante vis-à-vis des officiers de la Garde. Le souslieutenant Bill Malone en particulier avait éveillé ses soupçons; Hess avait confié quelques jours auparavant au capitaine « Bames », agent du M.I.6, qu’il avait le sentiment que Malone était peut-être une sorte de mouchard de la «G estap o » anglaise, à manier avec précaution. Mais au cours de ce pénible après-midi, Malone parla de ski, et cela fit vibrer une corde sensible ; le soir, Malone vint pren dre son service, Hess se traîna péniblement jusqu’à sa chambre tout en se disant qu’après tout il pouvait faire confiance à cet officier. Peu de temps avant de se coucher, il demanda un sédatif. Vers dix heures et demie, le Dr Gibson Graham monta lui donner quel que chose qui ne fit aucun effet; Hess semblait plus agité que jamais. Malone le vit remuer dans son lit et se lever pour se rendre aux toilettes. À 2 h 20 du matin, le malheureux prisonnier apparut à la porte de la pièce de l’officier de garde, à l’intérieur de la «ca g e ». « Je n’arrive pas à dormir, dit-il. Pourriez-vous me donner un peu de whisky — juste un petit ? » Hess ayant affirmé qu’il ne buvait jamais d’alcool, la requête surprit Malone. Peut-être le prisonnier, troublé par l’inefficacité du sédatif de Gibson Graham, avait-il décidé d’essayer l’alcool. Hésitant à réveiller le médecin à une heure pareille, le lieutenant Malone lui donna un gobelet de whisky très dilué. Hess le but. « Le whisky n’était pas trop léger ? demanda-t-il d’un ton plaintif. Il y en avait assez ? » Malone assura que oui, et lui pro posa un somnifère qu’il refusa. Vingt minutes environ se passèrent, puis Hess réapparut dans la pièce de Malone, nerveux, angoissé, brûlant de parler des heures durant. Malone fit quelques heures plus tard son rapport au com mandant: «Parlant dans un chuchotement qui ne s’éleva jamais au-dessus du murmure, il me répéta les raisons de sa venue et son désir de voir le duc de Hamilton. » Hess finit par demander à Malone de contacter le duc ; il fallait que celui-ci ménage à l’adjoint du Führer une audience avec le roi. « Si vous faites cela, dit-il d’un ton pénétré, vous aurez droit aux remerciements du monarque pour ce grand service rendu à l’humanité. » Z u*âtza su den Pdraonâl«!foti*«n: */& £ 3' f f •+* <^ü4^2^ - J *J . *4 4ÿ.4t sé d * * 0& < Z< u£***& + ijé ^ sté sé y j.é ./é -ïu-m yc.& y ^/!"/y^ -*ur JS 7 .S ? ^^^ *&*c s£*< d**- ^y' DENTAL TREATMENT CARD. Dati First Examination 3.Q.J-\.yi*tJ.... .Place... Army Form I 5033. D ental O i f i c e ^ / h . N O T E -T H IS CARD M U 8T NOT BE FOLOED. W i.JM M /im CMJ09 l / t t “J.êC .M " i> S aott/ 1917, le dossier personnel de Hess (à gauche) montre qu’une balle de fusil lui a transpercé lepoumon gauche. Les cicatrices n’apparais sent pas sur les radiographies prises à la prison de Spandau (à droite); ce qui provoque quelques interrogations sur la véritable identité du prison nier. Les autorités de Spandau ont refuséde comparer unefiche dentaire de «Jonathan» (c’est-à-dire Hess) datant de 1941, avec leurs archives récentes, comme l’auteur le leur avait demandé en 1987. Le Camp Z 141 Malone semblant lui laisser peu d’espoir, Hess lui affirma alors que les services secrets, sur l’ordre d’une clique*de fauteurs de guerre, l’avaient caché ici pour empêcher le duc de Hamilton de le trouver ; et maintenant ils essayaient de le pousser à la folie — ou au suicide. « C’est absurde », répliqua Malone. Hess persista : « Au cours des derniers jours, un plan diabolique a été mis en place pour m’empêcher de dormir la nuit ou de me repo ser dans la journée. La nuit dernière, il y a eu des bruits continuels et délibérés pour interrompre mon sommeil, des portes que l’on ouvrait et refermait bruyamment, des gens qui dévalaient l’escalier dépourvu de tapis, la sentinelle qui claquait des talons. » Malone lui fit remarquer que la sentinelle de faction à l’extérieur portait des semelles de crêpe. « Hier, poursuivit Hess, sans se laisser démonter, un nombre énorme de motocyclettes étaient stationnées tout près avec leurs moteurs qui tournaient ; et on a envoyé des avions spé ciaux pour me déranger. Tout cela fait évidemment partie d’un complot destiné à me briser les nerfs. » Malone tenta de lui expli quer que vu la présence d’un camp d’entraînement à quelques cen taines de mètres seulement, de tels bruits étaient parfaitement nor maux. Hess hocha la tête avec désespoir et laissa retomber molle ment ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil. L’air sinistre, il alla se coucher, puis réapparut dans la pièce de Malone, les yeux hagards et creusés par le sommeil : « Excusez-moi pour ce que je viens de dire. Nerveusement, je ne suis pas bien du tout, je ne pensais pas tout ce que j’ai dit. » D’après le journal personnel que tenait méticuleusement Malone, « il parla à nouveau du duc de Hamilton. “Si vous pouviez prendre contact avec lui et lui dire où je me trouve, vous rendriez un grand service à votre pays et votre roi vous en remercierait. Je ne suis venu ici que pour mettre fin à ce carnage, ce terrible gâchis. Aucun des Allemands qui ont fait la dernière guerre ne voulait de cette guerre. Je suis venu pour rien. J ’ai échoué.” » Toujours d’après Malone, Hess s’était comme rétréci après lui avoir tenu ces propos : « ... un homme vieux, presque ratatiné, affalé dans son fauteuil en face de moi, dans sa robe de chambre blanche aux revers rouges, sa jambe bandée croisée par dessus l’autre. Les sourcils touffus, les yeux enfoncés d’un animal triste, le visage angoissé et torturé. Il laissa tomber sans énergie ses avant-bras sur les bras de son fauteuil». * En français dans le texte (N.d. T). 142 L ’Angleterre Il était encore au lit, parfaitement éveillé, quand Malone quitta son poste le lendemain matin. Hess demanda à son remplaçant, le lieutenant Jackson, s’il y avait vraiment un terrain d’entraînement pour motos tout près — simplement pour savoir s’il pouvait faire confiance à Malone. 29 mat 1941 [Journal du commandant] Z a pris son petit déjeuner à l’étage, mais les compagnons n’ont pu tirer un mot de lui... Ai téléphoné à 15 heures au colonel Coates pour lui expliquer la situation. Le colonel Coates a rappelé à 17 h 45 pour dire que le colonel Graham allait être assisté par un psychiatre pour le week-end, ce qui est très bien. Ce soir-là, le colonel Scott vint dîner avec Hess au mess « A » . Hess accepta le verre de porto qu’il lui proposa, puis demanda à lui parler en privé. Scott demanda au major Foley — du M.I.6 — de faire venir un interprète. Hess demanda alors que les serrures de la « cage » soient placées à l’intérieur puisqu’elles étaient censées être là pour le «protéger». Il réclama aussi qu’à l’avenir on lui transmît au moins un résumé des informations (il avait compris pourquoi on lui avait annoncé brutalement la perte du Bismarck) ; il voulait éga lement être autorisé à sortir dans le jardin comme il l’entendait. Il donna sa parole d’honneur qu’il ne s’évaderait pas, tout en expli quant qu’il se sentait en droit de présenter ces requêtes car il était venu de sa propre volonté et s’en était remis lui-même à la magna nimité de Sa Majesté le Roi. Cette conversation terminée, j’ai marché avec lui et le major Foley, [rapporta le commandant] : Z semblait avoir l’esprit apaisé et a abordé franchement de nombreux sujets. C’était une affaire gênante. Churchill avait affirmé dans son brouillon de déclaration du 12 mai : «O n dit qu’il est parfaitement sain d’esprit. » Le Dr Gibson Graham avait émis la même opinion : « Je n’ai noté aucun symptôme de déséquilibre mental quand j’ai commencé à m’occuper de Rudolf Hess. » Mais à présent, chaque jour passé au Camp Z apportait sa moisson de symptômes. Gibson Graham recommanda un nouvel examen psychiatrique. Le colonel Coates soumit le problème au Dr John Rawling Rees. Celui-ci, diplômé de Cambridge, était psychiatre consultant de l’armée depuis 1938. Légèrement déplumé mais de belle prestance, fumeur de pipe, Rees, malgré son rang de colonel, occupait un modeste meublé dans la célèbre clinique Tavistock, au nord de Lon Le Camp Z 143 dres. De quatre ans plus âgé que Hess, il devait publier en 1945 The Shaping of Psychiatry by War et atteindre le faîte de sa carrière en devenant directeur de la Fédération mondiale de la santé mentale. Il allait avoir la charge médicale de Hess tant que celui-ci allait rester sur le sol britannique. Rees choisit un major du R.A.M.C., Henry Victor Dicks, pour remplacer immédiatement le Dr Gibson Graham. Dicks, fils d’un armateur et exportateur britannique, était né en 1900, à Pemau, en Estonie, alors province balte de l’Allemagne. De mère allemande, il parlait les deux langues, sans compter le russe. Il avait travaillé comme interprète pour les services de renseignements militaires lors de l’expédition antibolchevique de Churchill contre Mour mansk en 1919, et par la suite avec la mission britannique auprès des armées de la Russie blanche du général Denikine. Il avait rejoint l’armée britannique en qualité de psychiatre militaire res ponsable du district de Londres, après avoir publié, en 1939, Clintcal Studies in Psychopathology, ouvrage qui devint très à la mode. Considéré comme un des plus brillants psychiatres de sa généra tion, Dicks possédait manifestement des atouts linguistiques mais, en raison de ses origines juives, l’hostilité entre lui et son patient était inévitable. Dicks s’intéressait déjà aux minorités persécutés, et à ce que l’on allait appeler plus tard l’Holocauste, sujet sur lequel il devait publier un ouvrage*. Il avait, en fait, vendu son âme aux inté rêts supérieurs du S.I.S. «E n 1941, écrivait-il, dans Fifty Years of the Tavistock Clinic, j’ai été mis en disponibilité et chargé d’une mis sion extraordinaire et très secrète : observer [Hess]. À la suite de cette expérience, un bon contact s’est créé avec le Military Intelli gence et je passai du monde de ma pratique quotidienne au royaume des services secrets...» Un épisode illustre bien les rapports entre Dicks, l’enquêteurmédecin, et Hess, le patient adjoint du Führer. Au cours de ces pre mières semaines, Hess n’avait pas droit aux journaux. On lui déclara que les poèmes de Goethe, les manuels d’histoire du monde, de mathématiques supérieures et de médecine qu’il avait réclamés, étaient indisponibles. En fin de compte, Dicks lui procura quelques volumes de Goethe — et un roman anglais dont le jeune héros avait exactement le même âge que Wolf Rüdiger. Quatre ans plus tard, Hess se souvenait encore : « Chaque page me rappelait mon fils, mais je devais me faire à l’idée que j’avais très peu de chances de le revoir. » * Licensed Mass Murder, Londres, 1972. 144 L ’Angleterre Dès l’instant où le docteur Dicks, du S.I.S., posa le pied à l’inté rieur du Camp Z, l’antipathie immédiate entre l’émissaire de paix nazi et le psychiatre originaire d’Estonie rendit tout dialogue impos sible. Gibson Graham avait fait part de ses conclusions à Rees. D’après lui, Hess avait une tendance marquée à l’hypocondrie accompagnée de délire de persécution. Il le décrivait comme « interprétant mal de simples incidents » pour y déceler une intention perverse. D’après le rapport qu’il fit immédiatement, le diagnostic de Rees différait sensiblement de celui de Gibson Graham — malgré les difficultés de communication (à la différence de Dicks, Rees ne parlait pas l’allemand) ; il eut l’impression à l’issue de leur conversation que la dépression de Rudolf Hess pouvait légitimement être considérée comme consécutive à son «sentiment d’échec», mais qu’elle n’indiquait nullement un sérieux déséquilibre mental : « Il a le faciès [expression du visage] et la lente élocution d’un homme souf frant de dépression. » Évidemment, le colonel Rees, pour satisfaire sa curiosité person nelle, demanda à Hess pourquoi il s’était envolé pour l’Écosse. Rees avait, au cours d’années d’expérience clinique en temps de paix, eu affaire à nombre de névrosés, de délinquants et de crimi nels. Il raconta par la suite au War Office : « J ’ai vraiment eu l’impression que, dans l’ensemble, son histoire était vraie.» Hess avait parlé de façon obsessionnelle mais convaincante de la néces sité de mettre fin au massacre; l’Allemagne disposait d’une telle puissance en sous-marins et en avions que l’Angleterre avait perdu d’avance. Le Führer, cependant, avait toujours répugné à combattre la Grande-Bretagne. Quant à lui, depuis le début du blitz, en sep tembre 1940, les destructions, les carnages inutiles l’avaient tour menté. Il avait emprunté un avion et volé jusqu’ici pour prendre contact avec les nombreux Anglais favorables à la paix. Rees fut déconcerté par l’honnêteté de l’homme — jusque-là il l’avait ima giné tout à fait différent. « Hess ne parle pas couramment anglais, et aurait, à mon avis, énormément de mal à raconter de façon convain cante une histoire totalement inventée, et lorsque il a évoqué les massacres, etc., il y avait dans sa voix une force et une émotion dont je suis certain qu’elles n’étaient pas feintes. » Alors qu’ils faisaient un tour dans le jardin clôturé, Hess fit part au colonel Rees de son mécontentement. Pourquoi lui interdisaiton les livres ? Il n’arrivait pas non plus à comprendre la raison pour laquelle on utilisait des serrures et des barreaux pour enfermer un homme qui était «venu avec un drapeau de paix». Pourquoi Le Camp Z 145 n’avait-il plus le droit de parler à Kirkpatrick et au duc de Hamilton? Il était clair pour le colonel Rees que le prisonnier, en dépit de son intelligence « évidente », montrait une répugnance pathologi que — presque pathétique — à admettre sa situation présente. Anxieux et tendu, l’Allemand lui fit remarquer à deux reprises que « le roi d’Angleterre ne laisserait jamais se passer des choses pareilles». Il voulait parler des barbelés, des sentinelles, de la grille derrière laquelle le retenaient les « fauteurs de guerre » de Whitehall. En fait, le colonel Rees envisageait un risque de suicide malgré la «prétendue promesse» faite au Führer. 31 mai 1941 [Journal du commandant] Il y a eu deux alertes aériennes au cours de la nuit — le bruit des sirènes était particulièrement fort. Il a semblé importuner Z qui s’est levé et a arpenté le palier et le salon. Il est retourne se coucher à 6 heures. Il est descendu à 12 heures et s’est promené dans le jardin avec le capitaine « Barnes». Le nouveau médecin, le major Dicks, a fait son rapport, et a passé une grande partie de la soirée après le dîner à marcher dans le jardin avec Z. Le contraste entre Rees, profondément impressionné par l’intelli gence et la sincérité de Hess, et Dicks, le psychiatre hostile, n’aurait pu être plus flagrant. Une réunion secrète entre Dicks, le colonel Scott et les «com pagnons», avait précédé la première rencontre; instruction fut donnée à Dicks de se présenter comme un généra liste et non comme un psychiatre. Sa mission consistait à aider le personnel du Camp Z et les officiers du M.I.6 a venir a bout de Hess, et à lui soutirer des informations utiles. Puis Dicks fut conduit à l’étage dans le bureau de Z. Sa réaction fut immédiate : «u n schizophrène typique». L’homme qui avait été l’adjoint du Führer était assis à une table jonchée de papiers — il rédigeait une lettre au Cabinet britannique —, son visage, à l’expression sinistre, faisait penser à une tête de mort, selon les termes de Dicks. De face, le visage décharné, les joues creuses, pâle et ridé, le regard perdu dans le vide, il donnait encore une impres sion de force maléfique. De profil, cependant, Dicks remarqua le front fuyant, les arêtes sur-orbitaires exagérément proéminentes avec des sourcils épais et touffus, les yeux enfoncés, les dents « de lapin» mal plantées, le menton mou et la mâchoire inférieure effa cée ; cela lui suffit pour se faire une opinion : « Tout l’homme, écri 146 L ’Angleterre vit-il, donne l’impression d’un grand singe en cage, il “suinte” l’hos tilité et la méfiance. » Lorsqu’on les laissa seuls, il fut manifeste que l’hostilité était réci proque. Hess, déjà mis sur ses gardes par l’excellent allemand parlé par ses « compagnons », remarqua l’accent très prononcé de Dicks, ce chuintement caractéristique d’Europe centrale. Le major, lui, trouva de nouvelles raisons de détester le prisonnier ; les oreilles mal formées, par exemple, qu’une hérédité cruelle avait placées beau coup trop bas par rapport au niveau des yeux. Lors d’un autre exa men de la bouche, il devait découvrir que le palais de Hess était étroit et voûté. Déjouant toutes les tentatives de Dicks pour lui soutirer quelque renseignement important, Hess demeura courtois avec son compa gnon au triple visage — psychiatre déguisé en simple médecin, tra vaillant pour le M.I.6 et essayant de lui extorquer certains secrets. Il évoqua l’intérêt qu’il portait lui-même à la santé et au bien-être, en mentionnant avec une certaine fierté le centre de réadaptation Rudolf-Hess qu’il avait fondé à Dresde pour les ouvriers de l’indus trie devenus invalides, et parla avec la même ferveur des difficultés de son voyage secret vers l’Écosse. Il demanda adroitement si la B.B.C. avait interviewé le petit fermier qui l’avait découvert (il cher chait à savoir jusqu’où le public britannique avait été informé de son arrivée et de sa mission). Alors qu’ils descendaient les escaliers pour sortir dans le petit jar din, Hess accusa à nouveau Churchill et sa «petite clique de fau teurs de guerre » d’être responsables de son emprisonnement ; c’étaient eux qui l’avaient empêché de délivrer son message aux gens qui aspiraient à la paix : le duc de Hamilton, le Palais royal et la véritable aristocratie britannique dont Hess ne connaissait guère que les fringants officiers de la Garde, comme le lieutenant Malone, qu’il pouvait apercevoir à travers la grille. Mais lui-même était pris au piège à l’intérieur avec Dicks et ses « compagnons » parlant alle mand : c’étaient eux qui contrariaient sa mission. Et ce serait peutêtre l’un d’eux qui, un jour, se laisserait soudoyer pour permettre à un émigré allemand poussé par la haine de l’assassiner. Dicks, opiniâtre, tenta de lui extorquer quelque chose dès ce pre mier jour, mais Hess ne lui fit même pas la grâce de lui nommer les noms des fleurs qu’ils foulaient. Au loin, on entendit un clairon. Se rappelant l’épisode du « pas de l’oie » que lui avait raconté le Dr Gibson Graham, Dicks fit une remarque sur la puérilité des exercices militaires. « Je ne sais plus qui a dit un jour qu’on pouvait tout faire avec une baïonnette, excepté s’asseoir dessus. » Le Camp Z 147 « Oui, répondit Hess, c’était Napoléon. Mais il avait essayé, et il a encore fait pas mal de gâchis vers la fin. » Ce soir-là, Dicks examina Hess dans son lit. Il découvrit alors, « en plus des signes de dégénérescence déjà notés » — le front, les oreilles, le menton, etc. — que le prisonnier avait le dos voûté et le torse étroit. Hess lui dit souffrir d’insomnie et réclama qu’on lui rende ses sédatifs Phanodorm ainsi que toute une liste de produits de médecine naturelle et galénique que le major Dick connaissait mal. Dans son bref rapport, il utilisa les termes «paranoïde», «hypocondriaque» et «traitement biscornu». « Quel triste chien ! » commenta un des officiers de la Garde en parlant de Hess à Dicks. Un autre ajouta : « J ’estime que cet homme vaut dans les deux livres et dix shillings sur la marché libre du tra vail ! » Un assassin aurait eu bien du mal à empoisonner Hess. Sans se soucier des railleries ni des airs outragés de ses «com pagnons», il passait un temps extrême et même absurde à se protéger. Ce pre mier soir, le 31 mai 1941, Dicks vit Hess attendre que tout le monde soit servi en soupe puis, tranquillement, échanger preste ment son assiette avec celle de l’officier supérieur ; il choisit ses tranches de bœuf dans la moitié inférieure de la pile, et refusa obsti nément de goûter aux vins apportés du mess des officiers et de boire leur café ou leur thé : « Je dois faire attention à ce que je bois, et quand», fit-il remarquer avec ironie. Ces précautions frisaient la paranoïa, c’est vrai, mais pour lui, quoique fastidieuses, elles étaient absolument nécessaires s’il voulait rester en vie. Il se sentait tou jours investi d’une mission. 1erjuin 1941 [Journal du commandant] Z a passé une nuit plutôt agitée... Plusieurs coups de feu ont été tirés cette nuit par les Canadiens français [basés] dans le voisinage... Passé la majeure partie de la matinée dans sa chambre, mais, après le déjeuner, il s’est promené dans le jardin où il est resté assis très long temps — en fait presque jusqu’à 18 heures... Le major Dicks est maintenant chargé du problème. Z le traite encore avec beaucoup de méfiance. 2 juin 1941 Z a passé une nuit agitée et ne s’est donc pas levé pour le petit déjeuner — en fait, il est resté au lit jusqu’à 12 heures... Il s’est à nouveau plaint de son déjeuner trop épicé et prétend maintenant qu’il s’agit d’une tentative délibérée pour le faire mourir de faim. Il est remonté directement dans sa chambre après le déjeuner et a écrit sans relâche tout l’après-midi. Il n’est redescendu qu’à 17 h 30, 148 L ’Angleterre quand le major Dicks est monté le chercher pour faire une prome nade dans le jardin. 3 juin 1941 Z... a passé une très bonne nuit. Le médecin lui a donné un médi cament [du Phanadorm] qu’il avait lui-même réclamé et qui semble avoir eu l’effet désiré. Après le petit déjeuner, il est sorti pour une courte promenade qui ne fut pas annoncée, comme c’est la règle, par les compagnons. C’est ainsi que trois ouvriers civils travaillant dans l’enceinte du camp à la construction d’un incinérateur l’ont aperçu. Il a plu violemment le reste de la journée, aussi Z n’a-t-il rien pu faire d’autre que de rester assis dans sa chambre à rédiger son long journal. Le temps s’est légèrement éclairci après le dîner et il a fait une courte promenade avec le major Foley. Un caporal est venu de Pirbright pour lui couper les cheveux, il a paru se sentir mieux après. En ces premiers jours de juin, Hess passe de phases de dépression, où il semble déconcerté par sa situation, à des périodes où il tra vaille avec acharnement à sa lettre au Cabinet britannique. À nou veau interrogé par Dicks, il refuse de sortir de son mutisme. « J e ne dévoilerai mes intentions qu’à un représentant dûment autorisé du gouvernement de Sa Majesté », dit-il, avant de se replonger dans la rédaction de son document, arrangeant avec soin au crayon indélé bile une déclaration qui, Dicks lui-même dut l’admettre, contenait des arguments qui etaient des «modèles de clarté d’exposition et d argumentation logique». Les jours passant, il laissa deviner aux officiers du M.I.6. qu’il bouillait d’impatience à l’idée de se trouver tête à tête avec un ministre du rang requis. Le 4 juin, la dépression semble atteindre un niveau suicidaire. Le sous-lieutenant Jackson rapporte au colonel Scott que l’Allemand s est, a maintes reprises, levé de son lit pour se rendre aux toilettes ou il est reste parfois une demi-heure. Hess passe l’après-midi assis, l’air morose, sous un arbre, dans une position apparemment très inconfortable, refusant de parler à quiconque. Qui pourrait savoir quelles pensées l’assiégeaient ? Mais dans la soirée, il sort à nouveau, marchant de long en large d’un air agité, semblant compter ses pas. Les microphones le surprennent en train de marmonner : « Je ne peux supporter ça plus longtemps. » Il refuse la fausse « compa gnie » que lui offrent les hommes du M.I.6 et, en se retirant à dix heures, il se retourne pour leur souhaiter: «Bonne nuit». Ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. À dix heures et demie, le colonel « Wallace » , officier supérieur du M.I.6, prévient Scott que Foley, Dicks et lui-même redoutent que Hess ne tente de se suicider au cours de la nuit. Scott ordonne Le Camp Z 149 au lieutenant Malone — qui a une bonne expérience des malades mentaux — de remplacer le lieutenant Hubbard, de garde à l’inté rieur de la grille. Ils avaient évidemment profité d’une des sorties de Hess pour fouiller sa pièce et y avaient trouvé une lettre adressée à sa femme lise — pour la première fois (celle-ci ne devait pourtant recevoir une lettre de lui qu’en janvier 1942). La lettre comprenait une cita tion d’un poème de Goethe, « Le Divin » (Das Gôttliche) : Suivant les grandes lois étemelles Gravées dans le métal, Nous devons tous De notre existence Achever le cycle. Ces vers touchaient beaucoup Hess qui les cita dans plusieurs let tres au cours des années suivantes. D’après les rapports officiels, c’est à partir de ce moment-là que le Foreign Office mit la dernière main à l’organisation d’une entrevue entre Hess et un «pseudo-négociateur». Le lord chancelier lord Simon, intellectuel libéral, avait été ministre des Affaires étrangères six ans auparavant et avait rencontré Hess à Berlin en 1935. Il pos sédait de plus quelques notions d’allemand ; il accepta de coopérer à cette déplaisante supercherie destinée à duper Hess et à le pousser à trahir les secrets de son pays tout en croyant ramener la paix dans le monde. Gêné par la mission qu’on lui confiait, Simon, qui avait une réputation de conciliateur, demanda une confirmation écrite. Eden la lui fournit le 27 : « Le Premier ministre et moi-même, écrivait-il, vous serions reconnaissants d’envisager une entrevue avec l’homme dont nous avons parlé. Nous sommes certains que c’est pour nous la meilleure façon de tirer profit de cette situation, pour le bien com mun, même si, à notre avis, les chances de succès sont minimes. » MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES À PREMIER MINISTRE 27 mai 1941 J ’ai vu Simon hier, et je pense qu’il acceptera le travail dont nous avons parlé. Il a demandé 24 heures pour étudier la question. Nous sommes convenus qu’il devait dire clairement [à Hess] que le gouver nement était au courant de cette entrevue, mais qu’il vaudrait mieux qu’il ne fasse pas état d’une étroite collaboration avec vous et moi — qu’il dise plutôt l’inverse... Tout cela doit être tenu Très Secret et, dans ce Bureau, seuls Cadogan et moi-même sommes au courant de ce projet. 150 L ’Angleterre Ce soir-là, Eden raconta à Churchill sa conversation avec le lord chancelier. Ce fut le tour de Churchill de se montrer scrupuleux à l’extrême. Il était d’accord pour que Simon s’entretienne avec Hess — mais émettait de sérieuses réserves. En même temps [insista Eden pour Simon le 28 mai], il souhaite qu’il apparaisse dans l’enregistrement que le gouvernement de Sa Majesté n’est évidemment pas disposé à entamer des négociations de paix avec Hess ou quelque autre représentant de Hitler. Notre politique reste celle qui a été publiquement exprimée à maintes reprises. Bien que vous connaissiez évidemment parfaitement la situation, le Premier ministre a pensé que vous aimeriez recevoir cette lettre. Ce curieux post-scriptum montre bien que Churchill était conscient de jouer avec le feu en permettant à Simon d’approcher Hess. Pour sa part, Simon, qui était juriste, voulait que tout soit consi gné par écrit, et il soumit à l’approbation d’Eden son point de vue personnel sur sa mission. «L e secret le plus absolu devra être observé...», prescrivit Eden dans une réponse manuscrite, où il approuvait le document du lord chancelier. « Vous pouvez évidem ment dire que vous êtes venu avec l’accord du gouvernement, mais j’espère néanmoins qu’il ne sera pas nécessaire de trop insister làdessus. » Il concluait : « Churchill et moi-même vous sommes très reconnaissants. » Quinze jours devaient s’écouler cependant, avant que lord Simon accepte finalement l’entrevue avec l’adjoint du Führer. Il était visi blement plus que réticent, selon la note qu’écrivit sir Alexander Cadogan dans son journal, après avoir donné ses instructions au Cabinet, le 29 mai : «J.S . [John Simon] a appelé ce matin — il a plutôt la frousse à l’idée de rencontrer Hess. » Cadogan « tenta de le réconforter» tout en admettant pour lui-même que l’entreprise comportait un risque (« mais le Premier ministre, ajoutait-il avec un humour glacial, dit qu’il n’y attache pas d’importance»). Le 13, Cadogan informa le secrétaire personnel du Roi du plan de rencon tre entre Hess et Simon. Avec l’humour caustique qui a fait la renommée du corps diplo matique britannique, Cadogan ajouta une remarque sur son propre ministre, Anthony Eden, trois jours plus tard : « Lui et Hess sont des cas psychologiques. » Le lendemain, 3 juin, Cadogan discuta de l’ensemble de l’affaire Hess avec C, le chef du M.I.6. Plus tard dans la journée, il apprit Le Camp Z 151 que Simon avait envoyé chercher Henry Hopkinson, secrétaire par ticulier de Cadogan, et avait accepté de se charger du travail. Le len demain, à dix-neuf heures, C vint débattre avec Cadogan des « arrangements » pour cette nouvelle tentative de mystifier Hess et de lui arracher quelques secrets d’État. « Simon, nota Cadogan, s’est chargé du travail et commencera lundi ! » Le M.I.6 mit à la disposition de lord Simon toutes les transcrip tions des conversations de Hess et lui fournit des notes sur les sujets sur lesquels il pouvait essayer de soutirer des informations au pri sonnier. Cadogan informa confidentiellement Churchill du plan Simon : Dans l’ensemble, Hess est resté fidèle à la ligne qu’il avait adoptée dans ses premières entrevues avec le duc de Hamilton et M. Kirkpa trick, à savoir qu’il insiste sur la victoire inéluctable de l’Allemagne et l’absurdité qu’il y aurait à continuer le combat. Il maintient tou jours être venu en Angleterre de sa propre initiative et non en tant qu’envoyé du Führer. Il est toujours désireux d’entrer en contact avec les dirigeants de l’opposition dans ce pays qui, suppose-t-il, représentent un puissant parti de Paix. Quand il s’est retrouvé dans sa nouvelle résidence, derrière des barbelés et des barreaux, il a commencé par se déclarer très inquiet : il se plaignit d’être tombé aux mains d’une clique des services secrets et s’est mis à gémir que sa mission avait échoué et qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire que de l’interner dans un camp avec les autres pri sonniers de guerre. Il a passé plusieurs jours de grave dépression. Celle-ci s’est aggra vée au point que le médecin militaire a commencé à s’inquiéter pour sa raison et à craindre une tentative de suicide. En conséquence, on lui a dit qu’il était possible de lui menager une entrevue avec une personnalité responsable, dans un délai de quelques jours. La nouvelle qu’un « négociateur » allait venir au Camp Z eut un effet saisissant sur Hess. 5 juin 1941 (Journal du commandant] Il est descendu à 9 heures pour le petit déjeuner dans un état d’extrême nervosité. Il s’est, pourtant, considérablement calmé au cours de la journée — peut-être parce qu’on lui a annoncé officielle ment qu’un haut représentant du Foreign Office viendrait le voir lundi prochain. Il est resté dans sa chambre, se plaignant de maux de tête, de la fin du déjeuner à 16 h 30, après quoi il a marché un moment dans le jardin. Au dîner, puis ensuite, il fut plus disert et expliqua sa phobie du 152 L ’Angleterre poison en disant qu’il avait confiance en nous tous mais qu’il crai gnait que des « émigrants » ne soudoient l’état-major pour l’empoi sonner. Il est resté debout plus tard que jamais auparavant — a bu un verre de porto et est monté se coucher à 23 h 45. Il souhaite vivement avoir un calendrier indiquant les phases de la lune. Pendant les quatre jours d’attente suivants, Hess fit une rechute : 6 jutn 1941 [Journal du commandant] Z... s’est plaint de maux de tête qui sont, d’après le médecin, d’origine entièrement nerveuse, et il a passé la plus grande partie de la journée à écrire dans son salon. 7 juin 1941 Z a encore passé une nuit agitée et n’est pas descendu pour le petit déjeuner. Toute la journée, il a été extrêmement nerveux, pro bablement à cause de la rencontre de lundi. Il n’est sorti qu’un court instant entre deux averses. 8 juin 1941 Z a encore passé une mauvaise nuit. Il ne s’est levé que très tard. Est descendu pour le déjeuner, a refusé de manger de la soupe comme du poisson et quand on a fait tourner le plat de viande, au lieu de se servir, il s’est emparé brusquement de l’assiette du colonel Wallace pour le servir ; en fait, il a à nouveau très peur du poison. Il n’a pas desserré les dents, a refusé le thé et le dîner et est allé se cou cher comme un enfant gâté au paroxysme de la colère. Tout cela montre qu’il est à bout de nerfs, et à ce moment-là, on pouvait se demander s’il serait en état pour la réunion de demain. Le major Dicks pensa alors à l’« alibi névrotique » tel que l’a décrit Adler. Les «com pagnons» estimaient plus vraisemblable que Hess manigançait une dépression hystérique pour éviter d’avoir à rencon trer un homme d’une intelligence supérieure à la sienne : ce que le gouvernement britannique avait, en effet, appelé son bluff. Mais alors, Dicks le soumit au test de Raven, test d’intelligence couram ment utilisé dans l’armée anglaise, en présentant cela comme un jeu. Au bout de vingt-cinq minutes, le psychiatre découvrit que Hess avait rempli les colonnes de A à D sans la moindre erreur, ce qui, dans l’échelle de l’intelligence, le situait sans conteste dans les dix pour cent supérieurs. Peut-être, après tout, l’examen de profil des fronts, des mentons et de la hauteur des oreilles n’était-il pas une méthode très fiable... Le Camp Z 153 La crainte que Hess ne feigne une prostration pour se dérober à la confrontation avec lord Simon devait, le jour venu, s’avérer sans fondement. C’était le 9 juin 1941. Comme le raconta le major Dicks, « il n’a jamais été question d’accepter ses propositions de paix, mais... le but principal de cette entrevue était d’essayer de l’amener à livrer la position de l’Allemagne et ses plans». Hess, qui avait risqué sa vie en s’envolant pour l’Angleterre, ne s’en rendit pas compte. 9 juin 1941 (Journal du commandant] Z a passé une nuit très agitée, mais a pris son temps et mis un soin infini à revêtir son uniforme, il a semblé retrouver une partie de son ancienne personnalité. Les deux médecins « Guthrie » et « McKenzie » [identités assi gnées à lord Simon et Ivone Kirkpatrick pour mystifier la garde] sont arrivés à 13 heures et sont allés directement déjeuner au mess « A » [avec le commandant et les gardes]. Z a mangé dans sa chambre avec le capitaine « B a m e s» . Son repas, pourtant, s’est limité à des tablette de glucose. Il a refusé tout le reste. À 14 heures, le sténographe est arrivé, suivi quelques minutes plus tard par trois officiers du M.I.5 [contre-espionnage] et le «té m o in » [Kurt Maass, un agent consulaire allemand réclamé par Hess, et qu’on avait tiré d’un camp d’internement]. Vêtu en grand uniforme de capitaine de la Luftwaffe, avec ses insignes, comme lorsqu’il avait quitté Augsbourg un mois plus tôt, Hess les attendait dans son bureau à l’étage. 9 . La visite du négociateur Ainsi, le 9 juin 1941, on permit à Hess d’exposer son cas à une haute personnalité britannique. La partie aurait difficilement pu être plus inégale. Hess était seul, pris au piège; crédule, honnête comme Parsifal, il s’était envolé pour l’Écosse avec une montre d’acier ordinaire et des sous-vêtements de toile bon marché, naïve ment persuadé que si un homme avait commencé le carnage, d’autres mortels pouvaient y mettre fin. Lord Simon était taillé dans une étoffe différente. Certes, il se souvenait vaguement avoir rencontré Hess au cours d’entretiens à Berlin, en 1935. Cet ancien avocat, de haute taille, arrogant, avait dans les dernières années, comme Churchill, accepté de très subs tantiels « prêts » sans intérêts d’un multimillionnaire d’origine aus tralienne qui avait bâti sa fortune dans les mines d’or de la South African Rand. L’affaire ne devait être portée à la connaissance du public qu’en février 1944, lorsque, les remboursements une fois convertis en donations, selon le vœu du bienfaiteur, leurs montants furent publiés par le Times. (Simon avait touché 10000 livres, Chur chill le double.) Simon avait glissé sur le tard du camp des appeasers (conciliateurs) au camp opposé. Churchill l’avait nommé lord chan celier — à la tête des professions juridiques en Angleterre. Et c’est en cette auguste qualité que lord Simon allait faire partie de ceux qui, comme Churchill, réclameraient à grands cris, en 1944 et 1945, l’exécution sommaire, sans procès, des dirigeants ennemis. Le matin de la confrontation entre Hess et lord Simon, Churchill demanda à son secrétaire, John Martin, pourquoi il n’avait pas encore reçu le rapport de C sur Hess. La réponse vint du major Desmond Morton, son officier de liai son. Morton, vétéran des tranchées de la Grande Guerre, rubicond, grand amateur de gin, était depuis le début des années trente la « taupe » de Winston au sein des services de renseignements. Il fai sait partie de la bande d’auxiliaires illégaux qui le nourrissait de dos siers secrets — toujours anti-allemands et souvent extravagants et La visite du négociateur 155 inexacts — alors qu’il était encore en pleine traversée du désert. Churchill l’avait récompensé en 1940 en lui offrant une position clé : il assurait la liaison entre le M.I.6 et les services de décryptage. Il fit son rapport au Premier ministre le 9 juin 1941 au matin : J ’ai lu le détail des conversations avec Hess. J ’en déduis préalable ment ceci : (a) Hess est venu ici sans que Hitler en ait été informé au préala ble. (b) Quoique non psychotique, c’est-à-dire « fou » au sens médical du terme, il est sérieusement névrotique et c’est un homme très stu pide. (c) Il n’est pas dans la confidence de Hitler et de ses généraux quant à la haute stratégie, mais il possède peut-être des informations dont il n’est lui-même pas conscient. (d) Il se trompe vraiment complètement sur le moral de ce pays et ne sait pas grand-chose, sinon rien, sur la façon dont il fonctionne ou dont il est gouverné. (e) Il a jusqu’à présent réellement cru qu’il pouvait ménager un rapprochement entre l’Angleterre et l’Allemagne... Morton promit à Churchill un nouveau rapport après l’entrevue entre Hess et le «haut représentant» du gouvernement de Sa Majesté. Hess aussi s’était préparé. Il avait exposé par écrit (et signé) les conditions de paix de Hitler, telles qu’il les connaissait : BASES POUR UN ACCORD 1. Pour empêcher de nouvelles guerres entre l’Axe et l’Angle terre, il faut délimiter les sphères d’intérêt. Celle de l’Allemagne est l’Europe, celle de l’Angleterre son Empire. 2. Restitution des colonies allemandes. 3. Indemnisation des nationaux allemands qui, avant ou pendant la guerre, ont eu leur résidence au sein de l’Empire britannique* et qui, à cause de mesures prises par un gouvernement de l’Empire ou d’autres circonstances — troubles à l’ordre public, pillages ou événe ments du même ordre — , ont subi des torts, sur leurs propres per sonnes ou sur leurs biens. Indemnisations correspondantes de l’Alle magne en ce qui concerne les nationaux britanniques. 4. Armistice et paix uniquement s’ils sont conclus simultanément avec l’Italie. * Peut-être pensait-il à nouveau à ses parents. 156 L ’Angleterre Hess indiquait également : « Les points ci-dessus ont été évoqués en substance, et de façon répétée, par le Führer lors de conversations que j’ai eues avec lui, comme bases d’un accord avec l’Angleterre. Aucune autre exigence n’a été formulée. » Le lendemain, Churchill avait le document en main. Le peuple anglais, lui, ne devait en prendre connaissance que vingt ans après sa mort. À quatorze heures trente, Hess, ce papier à la main, reçut la petite délégation dans sa pièce de l’étage. Les trois heures qui suivirent ont été intégralement enregistrées pour l’Histoire ; la première partie de la transcription figure dans les dossiers de Churchill, le reste dans ceux de lord Simon. Les deux ministres — l’allemand et l’anglais — s’engagèrent dans un dialogue de sourds car chacun poursuivait un but différent. En outre, l’inter prète ne transmit pas le sens véritable des remarques de Hess en gommant de façon flagrante leur impact émotionnel. Ivone Kirkpa trick, qui parlait couramment l’allemand, le remarqua, mais il était violemment anti-allemand et déclara par la suite à Cadogan que rien d’utile n’était sorti de ce dialogue — « Hess a récité toutes les niai series qu’il nous sert depuis un mois. » Simon était plutôt embar rassé quand il en parla avec Cadogan deux jours plus tard : « Très intéressant, rapporta le fonctionnaire du Foreign Office. Il a vrai ment eu l’impression que [Hess] disait la vérité — aussi étrange que cela paraisse. » « Herr Reichsminister, commença Simon, flattant Hess en lui donnant son titre en entier, j’ai été informé que vous étiez venu ici, vous sentant chargé d’une mission, dont vous souhaitiez parler à un interlocuteur investi de l’autorité gouvernementale. » Lisant les notes qu’il avait préparées, il poursuivit : « Vous savez que je suis [le lord chancelier] et que je suis par conséquent muni d’un mandat du gouvernement. Je serais ravi de vous écouter et de discuter autant que cela semble utile de toute chose que vous aimeriez déclarer pour l’information de mon gouvernement. » Peut-être ne s’était-il pas attendu au très long sermon historique dans lequel allait se lancer Hess — probablement à partir d’un texte écrit, et que l’interprète interrompait pour traduire. C’est la voix authentique de Hess, laissons-lui donc la parole. Je suis extrêmement reconnaissant [au lord chancelier] de s’être déplacé jusqu’ici. Personne, me semble-t-il, ne comprend vraiment pourquoi je suis venu ; mais le pas que j’ai franchi était si extraordi La visite du négociateur 157 naire que je ne pouvais guère m’attendre à autre chose. Aussi, j’aime rais tout d’abord vous exposer comment j’en suis arrivé là. L’idée m’est venue alors que j’étais avec le Führer en juin de l’année dernière; la campagne de France durait encore... Après une brève remarque du lord chancelier qui lui demandait si c’était lui qui en était arrivé à cette décision, Hess poursuivit : Je dois admettre que lorsque j’en entretins le Führer, j’étais convaincu qu’à long terme, nous ne pouvions que vaincre l’Angle terre, tôt ou tard, et je lui signalai que nous devrions évidemment demander alors à la Grande-Bretagne la restitution de tous les biens matériels, comme notre flotte marchande, qui nous avaient été confisqués par le traité de Versailles. Pour une fois, le Führer m’a contredit. À son avis, cette guerre pouvait amener la réconciliation avec l’Angleterre, qu’il cherchait depuis qu’il s’était lancé dans la politique. Et je peux témoigner que depuis que je connais le Führer — ça remonte à 1921 — il a toujours affirmé que dès qu’il serait au pou voir, il ménagerait un rapprochement avec l’Angleterre — qu’il ferait quelque chose. En France, il m’a dit [Hess revenait à juin 1940] que, même vain queur, on n’impose pas des conditions sévères à un pays avec lequel on souhaite vivre en harmonie. À ce moment-là, l’idée m’est venue que si vous, en Angleterre, saviez seulement cela, vous souhaiteriez peut-être parvenir à un accord. Puis vint [il en était maintenant au 19 juin 1940] l’offre du Führer à l’Angleterre après la conclusion de la campagne de France. Cette offre a été rejetée, comme vous le savez. Cela m’a encore plus déter miné que jamais, en de telles circonstances, à mettre mon plan à exécution. L’enregistrement montre que Hess fit alors une longue pause. Il res sentait une fatigue inexplicable. « Au cours des mois suivants, reprit-il enfin, commença la guerre aérienne entre l’Allemagne et l’Angleterre. » Elle causa des pertes et des destructions beaucoup plus lourdes à l’Angleterre qu’à l’Allemagne. J ’eus alors l’impression que l’Angle terre ne pouvait plus se permettre la moindre concession sans perdre brutalement la face, et je me suis dit qu’il était temps de mettre mon plan à exécution : une fois que je me serais présenté en Angleterre, les Britanniques pourraient considérer cela comme une raison [Anlass] suffisante pour entamer des négociations entre nos deux pays sans rien perdre de leur prestige. 158 L ’Angleterre Cela paraissait tout simple. Mais Hess parlait à des juristes et à des diplomates, non à des êtres de chair et de sang. Kirkpatrick com mença à ergoter avec l’interprète sur la signification du mot Anlass. Hess enchaîna rapidement : Pour moi, tout à fait en dehors du problème des termes d’un accord, il y avait une certaine méfiance générale qu’il fallait vaincre en Angleterre. Je dois admettre que je me suis trouvé en face d’une décision très difficile — en fait, la décision la plus difficile que j’aie jamais prise. Mais je ne cessais de voir en imagination — en Allemagne comme en Angleterre — un cortège sans fin de cercueils d’enfants suivi par des mères en larmes, puis les cercueils des mères, avec leurs enfants groupés derrière eux. Je crois que cette image m’a aidé à prendre ma décision. Manifestement, lord Simon fut plus ému par la sincérité de Hess que Kirkpatrick. Je déduis de l’ensemble de la conversation [rapporta Simon par la suite] que l’Allemagne ne souhaite pas un conflit très prolongé. Hess, se faisant l’interprète de Hitler, insiste sur les effroyables souf frances qu’il infligerait aux populations civiles. (H a parlé avec élo quence des « femmes et des bébés » et m’a montré les photos de sa femme et de son enfant.) Néanmoins H a maintenu que si la guerre se poursuivait, nous étions condamnés. Hess demanda à pouvoir soulever quelques points qu’il estimait avoir été la cause de malentendus dans les relations anglo-alle mandes. « Je vais devoir faire un petit retour en arrière », dit-il. (Si Kirkpatrick gémit en imaginant ce qui les attendait, le protocole ne le montre pas.) Après la défaite de l’Allemagne à la fin de la Guerre mondiale, on nous a imposé le traité de Versailles. Aujourd’hui, plus aucun histo rien sérieux ne pense que l’Allemagne doive être tenue pour respon sable de ce conflit. Lloyd George a dit que les nations avaient trébu ché dans la guerre. J ’ai lu récemment ce qu’un historien britannique, Farrer, a écrit sur le roi Edouard VII et sa politique étrangère à l’épo que ; il affirme qu’aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, la prin cipale responsabilité appartient à Edouard VII. Après son effondre ment, on accabla l’Allemagne avec ce Traité qui fut une calamité épouvantable non seulement pour elle, mais pour le monde entier. Toutes les tentatives faites par les hommes d’État et les politiciens La visite du négociateur 159 allemands pour obtenir des concessions se sont soldées par des échecs, jusqu’à l’arrivée du Führer au pouvoir. Dans un premier temps, le Führer a tenté de négocier des conces sions et la garantie des droits les plus élémentaires. Il a réclamé une armée de 200000 hommes pour l’Allemagne. Refusé! Quelques avions, quelques tanks, un peu d’artillerie lourde — refusé ! Il a pro posé qu’une convention internationale proscrive au moins les gaz [de combat] ainsi que les bombardements de populations civiles. Refusé ! Il a alors proposé l’abolition internationale de tous les avions de bombardement. C’étaient des vérités inconfortables, et Kirkpatrick le savait. Mais cela n’était pas nouveau. Après cette expérience, il ne restait plus au Führer qu’à faire ce qu’il pouvait de son côté. Il commença par tenter de normaliser les rela tions avec les pays voisins. Les relations avec l’Italie étaient déjà éta blies, comme un fait historique. Le Führer signa un pacte avec la Pologne [en 1934], Il abandonna définitivement l’Alsace-Lorraine à la France et garantit les frontières. Il ne cessa, sous une forme ou une autre, de faire des offres à l’Angleterre. Celle-ci n’en accepta qu’une, l’accord naval [de mai 1935], et si celui-ci a été répudié par la suite [par Hitler en avril 1939], la faute en revient entièrement à la Grande-Bretagne qui, au mépris de cet accord, a constamment essayé de travailler contre l’Allemagne en s’alliant avec nos ennemis. Dans ces circonstances, le Führer ne pouvait accepter que notre pays soit handicapé de façon permanente par rapport à l’Angleterre. Puis vint l’union avec l’Autriche [en mars 1938]. Ce ne fut qu’une mise en pratique du principe de la démocratie, puisque par la suite [en avril 1938] quatre-vingt-quinze pour cent de la population émi rent un vote favorable. Ce fut ensuite la crise tchèque. Le ministre [de l’aviation] français Pierre Cot avait déclaré que lors d’une future guerre de la France et de l’Angleterre contre l’Allemagne, le territoire tchèque devrait être utilisé comme base aérienne. En outre, la population de race alle mande était, dans ce pays, traitée avec brutalité, et cela nous a fourni le « levier » [Handhabe] pour intervenir. « Et je peux vous assurer que ces brutalités n’étaient pas inven tées, dit-il en réponse à une question de Simon : je peux le jurer. » Puis il y eut Munich [septembre 1938]. Le Führer par la suite me fit part de son contentement. Pour lui, c’était le début d’un rappro chement. Malheureusement, immédiatement après, selon des infor mations en provenance de Grande-Bretagne, Chamberlain aurait déclaré qu’il avait simplement essayé de gagner du temps pour réar mer ; le Times s’en fit à nouveau l’écho à la mort de Chamberlain [en novembre 1940]. Historiquement, la politique étrangère de l’Angle 160 L ’Angleterre terre a toujours visé à former des coalitions dirigées contre la plus forte puissance du continent. Je pense que vous savez ici que le général Wood, s’adressant à la commission des Affaires étrangères [du Sénat] U.S., a déclaré sous serment que M. Churchill lui avait dit en 1936 : « L’Allemagne devient trop forte, il faut la détruire. » De plus, les Tchèques [Resttschcheil] poursuivaient leur réarme ment avec le soutien financier de la France et de l’Angleterre. En tant qu’homme d’État responsable, le Führer n’avait d’autre choix que d’éliminer cette sérieuse menace au cœur de l’Allemagne. Après cette dissertation — qui contenait une part de vérité — sur l’histoire récente, Hess passa au conflit avec la Pologne qui avait provoqué la réaction de Hitler. La Pologne. Le traité de Versailles avait créé le « couloir » [de Dantzig]. Imaginez comment aurait réagi l’Angleterre si un couloir avait traversé son territoire — pour permettre par exemple à l’Irlande d’avoir accès à la mer du Nord ! Le Führer était encore prêt à régler ce problème de façon négociée, et les 5 et 6 juin 1939, il fit des pro positions en ce sens à Beck [Josef Beck, ministre des Affaires étran gères polonais], à la fois en personne et par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères [Ribbentrop]. Ces propositions impliquaient premièrement qu’on nous restitue intégralement la ville allemande de Dantzig. Deuxièmement la Pologne aurait conservé le couloir — l’Allemagne réclamait seulement deux pas sages extra-territoriaux à travers le couloir : une voie ferrée et une autoroute ; et le Führer aurait garanti la frontière. Cette proposition choqua le public allemand — seul un homme possédant l’autorité du Führer pouvait la faire. Au milieu [ou en mars ?] 1939, cette pro position fut renouvelée à l’ambassadeur de Pologne, [Josef] Lipski. La Pologne était évidemment prête à accepter mais les pressions exercées par l’Angleterre l’en dissuadèrent. Elle était même disposée à accepter les conditions allemandes juste avant le début de la guerre — dans les huit derniers jours — mais la signature du pacte de nonagression avec l’Angleterre arriva [le 25 août 1939]. Des membres du ministère des Affaires étrangères polonais eux-mêmes confirmèrent tout cela par la suite. Une fois encore, ce fut le traitement brutal infligé aux Allemands de souche qui provoqua notre intervention. Des journalistes neutres qui étaient présents ont confirmé ces atrocités. Je pourrais vous montrer des photos d’enfants allemands en train de mourir, la lan gue clouée à une table. Puis les hostilités ont commencé. Et l’Angleterre et la France nous ont déclaré la guerre. Le Führer fit sa première offre de paix à ces deux nations après la campagne de Pologne [octobre 1939]. La visite du négociateur 161 Au cours des mois suivants, le Führer reçut [grâce au décryptage] des renseignements dignes de foi sur les plans anglais d’invasion de la Norvège. Ces plans visaient bien à utiliser certaines régions de la Norvège comme bases d’opérations contre l’Allemagne. De façon significative, lorsque le Führer, en tirant les conclusions qui s’impo saient, fit mouvement vers la Norvège [en avril 1940], nos troupes furent chaleureusement accueillies comme si elles étaient les troupes britanniques attendues. Il y eut même un neveu de Churchill pré sent sur place [Giles Romilly du Sunday Express] qui annonça au public l’arrivée des troupes anglaises. C ’était un journaliste... Avant notre intervention, il y eut l’affaire de 1’Altmark et du Cossack [février 1940] et le mouillage de mines [par Churchill] dans les eaux norvé giennes neutres. Ce furent les premières violations territoriales du droit international dans cette guerre, mis à part le survol [de la Hol lande et de la Belgique par des avions anglais] et les raids de bombar dement. Après des allusions confuses à d’autres renseignements sur les plans anglais d’invasion du Danemark, Hess poursuivit : Nous étions en outre au courant des plans de l’Entente concernant la Belgique et la Hollande. L’idée était d’attaquer la Ruhr par ces deux pays dès que le permettrait le rassemblement des troupes derrière la ligne Maginot. Nous avons appris que des cartes avaient déjà été imprimées dans ce but, et plus tard nous les avons effectivement trouvées. Les cantonnements des états-majors français et britannique étaient déjà prêts. Nous avons mis la main sur les directives pour le ravitaillement en carburant des forces motorisées de l’Entente, et tout ceci fut encore confirmé par les documents [de l’état-major général français, et du Commandement suprême des forces interal liées] que nous avons découverts à La Charité [une gare ferroviaire française de province]. Je suis rentré dans tous ces détails parce que je sais l’importante part psychologique que tout cela a joué contre nous jusqu’ici. Pour ce qui est de la violation des traités et du droit international, et caetera, je crois, d’après ce que je connais de l’histoire de l’Angle terre, que, placés dans la même situation, vous auriez agi comme nous, et même sans les raisons que nous avions. Il me suffit de vous rappeler [l’amiral Nelson à] Copenhague ! Les mots « à Copenha g u e » viennent d’Angleterre, pas d’Allemagne. Je pourrais vous dres ser une liste interminable des infractions aux traités et des violations du droit international qui jonchent l’histoire de l’Angleterre. Souve nez-vous de Lawrence d’Arabie. Il est de notoriété publique qu’il a démissionné de son poste de colonel parce qu’il ne pouvait admettre que l’Angleterre ne tienne pas la parole donnée aux Arabes. Il sied mal à la Grande-Bretagne de reprocher aux autres la répression de 162 L ’Angleterre nations plus petites. Les Tchèques se portent plutôt bien depuis qu’ils ont dû désarmer. Une chose est sûre : l’Allemagne n’a jamais traité une nation comme les Boers, les Indiens et les Irlandais [ont été traités]. Il n’y a pas d’épisode Amritsar* dans notre histoire ! Nous n’avons pas non plus construit des camps de concentration pour les femmes et les enfants, comme vous l’avez fait pour les Boers. Le peuple allemand n’a pas non plus oublié qu’il a signé l’armis tice sur la base des Quatorze points de Wilson, mais qu’il n’y adhéra pas : l’armistice fut rompu sur un point, à savoir l’immobilisation contrainte de la flotte allemande. Et, comme vous le savez, le traité de Versailles n’a pas été respecté sur un de ses points fondamentaux, celui du désarmement. D ’après ce traité, les autres puissances devaient elles aussi désarmer après un temps donné, exactement comme l’Allemagne. On me fait souvent remarquer que l’Angleterre a, elle aussi, réduit son armée de terre et ses forces aériennes, mais sa puissance réelle réside dans sa marine, et si l’Allemagne s’était empa rée, pour son armée de terre, qui est pour elle la plus importante, de l’équivalent des treize navires de guerre, de premier ordre, confis qués par l’Angleterre, nous disposerions d’une armée considérable dotée de toutes sortes d’armements modernes... Je ne mentionne tout cela que parce que c’est le genre d’alléga tions que vous avancez contre nous. Et je pense que si nous devons parler franchement, d’homme à homme, nous devons mettre ces récriminations de côté. Kirkpatrick traduisit cette opinion à lord Simon. « Je suis personnellement convaincu », ajouta Hess, que les personnalités dirigeantes britanniques ne se livrent pas à ces critiques. Mais celles-ci empoisonnent les rapports entre nos deux peuples, et la méfiance de l’opinion publique allemande vis-à-vis de l’Angleterre n’est certainement pas moindre que celle que les Anglais manifestent envers nous. Encore et encore [déclara Hess sans la moindre malice], les Alle mands demandent : quelle garantie aura notre pays que l’Angleterre respectera mieux les traités que par le passé, et particulièrement au cours de l’histoire récente ? Et ce qui accroît l’amertume du peuple allemand, c’est qu’il sait que le Führer, pour sa part, ne souhaitait aucune guerre de bombardements, et surtout pas des populations civiles. Quand la guerre a éclaté, le Führer a proposé [au Reichstag le 1er septembre 1939] de s’abstenir de tels raids. * Cité sainte des Sikhs. Épisode connu sous le nom de « massacre d’Amritsar » Après les émeutes qui avaient éclatées au Pendjab, le 13 avril 1919, les troupes bri tanniques commandées par le général Dyer ouvrirent le feu sur une foule de mani festants, faisant 379 morts et 1 208 blessés ( N.d.T .). La visite du négociateur 163 Rudolf Hess fit une pause pour la seconde fois. Simon et Kirkpa trick n’eurent pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner quelles images déchirantes défilaient à nouveau dans son esprit : Malgré cela, les raids de l’aviation britannique contre les populations civiles allemandes se sont intensifiés. Les Anglais rétorquent : « Rot terdam ! » Je dois faire remarquer que Rotterdam [le 14 mai 1940, le bombardement de la Luftwaffe y avait fait de nombreuses victimes] faisait partie de ce que l’on nommait la « forteresse Hollande ». Et ce raid sévère a permis d’éviter un bain de sang autrement plus grave en Hollande : c’est lui qui obligea les Hollandais à capituler. L’argument était spécieux et peu utile, mais Hess insista sans ver gogne : De leur côté, les Britanniques ne peuvent invoquer le même motif pour justifier leurs raids aériens. En dépit de ces attaques contre les populations civiles allemandes le Führer hésita, hésita encore. Mais les mères qui avaient perdu des enfants, les familles qui avaient perdu un proche, vinrent bientôt le supplier de ne plus différer sa réplique. Les victimes habitaient pres que toutes des villes et des villages dépourvus de la moindre impor tance stratégique. Quand le Führer dut admettre que malgré ses hésitations et ses avertissements, les Anglais ne voulaient pas enten dre raison, il conforma son action à la ligne établie par l’amiral [« Jackie »] Fisher : « La pitié n’a pas sa place à la guerre : quand vous combattez, combattez durement et partout où vous pouvez. » [Vers le 4 ou 5 septembre 1940, Hitler ordonna à la Luftwaffe de se tenir prête pour des raids massifs sur Londres.] Mais je peux confirmer que le Führer était terriblement troublé chaque fois qu’il ordonnait ces raids. Cela lui serrait le cœur — je l’ai vu de mes propres yeux. Il a toujours éprouvé de la sympathie pour le peuple anglais qui était sacrifié à cette façon de mener la guerre. Simon et Kirkpatrick échangèrent un regard. Quand Hess voulut poursuivre son discours — « J ’aimerais, dit-il, analyser maintenant la situation comme nous la voyons en Allemagne...» —, le lord chancelier l’interrompit poliment mais avec brusquerie : « Puis-je intervenir ici — avec la permission de Herr Reichsminister —, car j’ai écouté attentivement et sans l’interrompre sa description du point de vue allemand. Je souhaite être un bon auditeur, c’est une politesse que je lui dois, et c’est pour cela que je suis venu. » Hess hocha la tête : « O u i» , dit-il en anglais. « Il comprendra évidemment, continua Simon, légèrement em- 164 L ’Angleterre barrasse d’avoir écouté tout ce discours sans faire le moindre^ com mentaire, que je ne peux accepter la façon dont il présente la guerre. Et j’espère qu’il réalisera aisément que si je ne l’ai pas contredit... ce n’est pas parce que j’étais d’accord mais parce que... le véritable but de ma visite était de l’entendre parler de sa mis sion. » Souriant de toutes ses dents, Hess fit un signe à l’interprète : « Inutile de traduire, j’ai compris. » « Nous parlons d’un sujet, dit Simon, qui sera peut-être jugé en dernière instance par l’Histoire — et peut-être d’ici quelques années seulement. » « Certes, répondit Hess avec affabilité. J ’ai dit simplement ceci afin qu’il [le lord chancelier] sache comment nous, le peuple alle mand, apprécions la situation. » «San s aucun doute, Herr Reichsminister comprendra égale ment... que le peuple britannique aussi est un peuple fier — Herrenvolk — et qu’il accepte difficilement de tels reproches... Je sou haite entendre les propositions qu’il est venu nous faire. Je pense que c’est pour cela qu’il est ici. » « Les dirigeants allemands ont l’absolue conviction que l’Angle terre se trouve dans une situation désespérée, c’est un peu ce qui m’a décidé à entreprendre ce vol », dit Hess, qui poursuivit : Au point où nous en sommes, le peuple allemand se demande seule ment ce que peut bien espérer l’Angleterre pour s’obstiner à poursui vre ce combat. Notre potentiel aéronautique est intact, et depuis le début de la guerre, de nombreuses usines ont été ou vont être ache vées. Notre production a pris un tel essor l’hiver dernier que nous ne savions plus où entreposer tous les avions terminés, les escadrilles n’en avaient plus besoin — nos pertes ont été relativement faibles, l’équivalent d’une journée de production, environ. « Les effectifs de l’armée de l’air bientôt disponibles pourront se déployer sur une échelle aussi large, approximativement, que tout le corps expéditionnaire britannique en France», expliqua Hess à Simon. Le lord chancelier le pressa de donner des chiffres, mais Hess s’y refusa, se contentant de déclarer : « D’après mes contacts personnels avec le monde de l’aviation — Messerschmitt est un de mes amis, et je connais toutes les usines et tous les commandants de la Luftwaffe —, j’ai quelque idée de ce qui arrivera à l’Angleterre tôt ou tard. Et c’est une des raisons de ma venue. » «A insi vous êtes venu dire, réfléchit lord Simon, que vous croyez La visite du négociateur 165 que dans l’avenir ce pays aura à subir une attaque beaucoup plus violente et terriblement dévastatrice ? — Oui. » Hess aborda ensuite le sujet de l’offensive sous-marine alle mande. Simon se moqua : « Rien n’amuse autant le peuple anglais que les chiffres donnés par les Allemands sur le tonnage des navires britan niques coulés. Cela les fait rire, remarqua-t-il. — C’est possible, rétorqua Hess, mais je suis convaincu qu’un jour viendra où les Anglais cesseront de rire. — Ce jour peut arriver, ce jour peut arri ver, persifla Simon. Mais, si vos chiffres officiels sont exacts, vous savez, nous devrions être déjà tous morts. » Soulignant qu’il n’avait pas l’intention de brandir des menaces, Hess prévint que Hitler allait affamer les îles Britanniques si les Anglais n’entendaient pas raison. Suivant les instructions du S.I.S., Simon essaya d’entraîner Hess sur les emplacements de production des U-Boote. « Herr Minister, pourrais-je juste poser une question, si vous n’y voyez pas d’incon vénient, à ce sujet ? murmura-t-il avec une politesse exagérée. Nous avons, dans ce pays, l’impression d’avoir bombardé très sévèrement et avec succès les chantiers de construction des U-Boote. Je veux parler de Kiel... » Hess, parfaitement à l’aise, l’interrompit en riant : « Je ne pense pas que les gens d’ici aient une claire idée de l’efficacité réelle de ce genre de raids. Les photographies aériennes n’apprennent rien; quant aux rapports des agents secrets, nous avons eu aussi eu de tristes expériences avec eux. » Comme Simon revenait sur Kiel, Brème, Hanovre et Wilhelmshaven, l’adjoint du Führer admit : «Com m e je vous l’ai dit, ce ne sont de toute façon pas les seuls emplacement de U-Boote... Je peux vous assurer que la guerre sousmarine qu’envisage le Führer n’a pas encore commencé. » Le ministre du Cabinet demanda alors à Hess de lui dire claire ment s’il était venu à l’insu du Führer ou non. « J ’ai appris, du Führer lui-même et au cours de longues conver sations, commença Hess, les conditions que poserait l’Allemagne pour parvenir à un accord avec l’Angleterre. Et je dois insister sur le fait que ces conditions n’ont jamais varié depuis le déclenchement de la guerre. Quant à la mission dont je me suis personnellement chargé [die von mir selbst gewâhlte Mission], chaque fois que j’ai senti que je pouvais prendre le risque de partir, j’ai à nouveau ques tionné le Führer à ce sujet pour être bien certain qu’il n’avait pas changé d’avis entre-temps. J ’ai adopté ce plan en juin dernier et tenté de le mettre à exécution le 7 janvier. Je ne pouvais le faire avant pour toutes sortes de raisons — dont le mauvais temps et la 166 L ’Angleterre difficulté d’obtenir un avion à l’usine... J ’ai passé tout ce temps à attendre. Virtuellement, j’aurais pu partir au mois de décembre. Puis j’ai attendu des conditions météo favorables — c’était l’hiver et il y avait des risques de gel. » Il brandit alors le document intitulé b a s e s p o u r u n a c c o r d , et en discuta, paragraphe par paragraphe, avec ses visiteurs. Il était dix-sept heures trente lorsque prit fin l’unique — et mal heureusement truquée — entrevue entre le lord chancelier britanni que et le ministre sans portefeuille du Reich. Redoutant d’être abandonné à la suspecte sollicitude du major Dicks et des «com pagnons», Hess demanda qu’on le laisse seul avec sir John Simon. Ce dernier rapporta à Churchill par la suite : « Il m’a répété qu’il avait peur d’être empoisonné. Il prétendait que des gens faisaient délibérément du bruit pour l’empêcher de dor mir, et qu’il risquait d’être assassiné. » Les microphones cachés enregistrèrent chaque mot de ce dialo gue. On peut entendre le ministre britannique réprimander Hess. « Les idées que vous vous faites qu’il y a là quelque chose d’inten tionnel, de délibéré, sont dénuées de tout fondement. — Je ne peux pas le prouver, admit Hess, timidement. — Mais vous pouvez me faire confiance... Je n’aurais aucune raison de vous mentir», dit Simon, se sentant quelque peu honteux d’avoir été envoyé vers Hess pour une tout autre raison que celle qu’il présentait. «V ous vous êtes mis dans l’idée que l’on pourrait toucher à votre nourri ture — c’est une absurdité phénoménale ! » Hess se permit juste un « Oui » poli. « C ’est vraiment complètement absurde... Vous avez eu l’impres sion que des membres des services secrets s’étaient glissés au milieu des officiers ici. Je serais curieux de savoir ce qui se passe en Alle magne, mais rien de semblable n’arrive ici... Toute forme de double jeu de ce genre est une pure invention. — J ’ai eu l’impression, expliqua Hess, que le soldat qui dort tou jours avec moi essayait de me donner une nourriture particulière. Je n’y ai pas touché... et je mange toujours à la table commune et je bois la même eau que les autres... Mais, le matin, je bois mon lait — c’est-à-dire le lait qui m’est réservé — et je ressens... des douleurs, dans... — C’est parfaitement absurde ! — Vous ne voulez pas me croire, mais j’en mettrais ma tête à couper... — C’est ridicule ! Rien de ce genre n’est arrivé. — Mais il y a sûrement en Angleterre des gens qui sont hostiles à un accord entre l’Angleterre et l’Allemagne... La visite du négociateur 167 — Je vous assure que je n’en sais rien. — Puis-je vous montrer ma femme et mon fils ? supplia Hess, en tirant une photo de sa poche. — Je serais ravi de les voir, dit Simon, conscient qu’il commen çait à se faire tard. — S’il vous plaît, cria Hess, sauvez-moi pour eux! Sauvez-moi pour la Paix, et sauvez moi pour eux ! » Il expliqua à sir John qu’il se méfiait beaucoup du major Dicks — alors que son prédécesseur avait été très sympathisch. « Mais ce médecin, lui, je ne peux avoir confiance en lui. » Simon l’engagea à reprendre ses esprits. «V ous devez vous conduire comme un soldat, en homme courageux», dit-il. Hess réprima son indignation : « Oui, j’ai du courage. Autrement, je ne serais pas ici. » Son pénible devoir accompli, lord Simon quitta le Camp Z. Le major Dicks, médecin du S.I.S., trouva Hess, toujours vêtu de son uniforme de la Luftwaffe, dans un état de semi-prostration, vidé de toute énergie. Il refusa le thé, le lait et le gâteau qu’on lui propo sait. Dicks lui monta alors une boisson au glucose, Hess le fixa dans les yeux et le mit au défi : « J ’en prendrai si vous en buvez d’abord. » 9 juin 1941 [Journal du commandant] À la fin de la réunion, il a demandé à dire un mot en particulier au « D r Guthrie » [lord Simon] et lui a placé sa rengaine sur le poison. Le « Dr Guthrie » lui a déclaré, sans ambiguïté, qu’il considérait ses soupçons comme une insulte envers les officiers de l’armée bri tannique chargés de sa surveillance. Le major Dicks, à qui Z demanda de lui donner sa parole d’hon neur qu’aucune tentative d’empoisonnement n’était envisagée, insista à nouveau là-dessus. Après en avoir reçu l’assurance scellée par une poignée de main qui lui rendit confiance, il dévora tout un plat de gâteau avant d’en redemander, et on lui en apporta. Il parut soulagé pour le reste de la soirée, se montra quelque peu arrogant et agressif et alla se pavaner sur la pelouse après le dîner avec le major Foley. Churchill trouva les six pages du «rapport préliminaire» de lord Simon au-dessus de la boîte à documents que lui tendit son secrétaire particulier. Le lord chancelier y concluait que Hess était venu de sa propre initiative, pour tenter de négocier la paix, espé rant ainsi restaurer son prestige en Allemagne. Réalisant mainte nant son échec, il craignait de s’être rendu ridicule. Il réclamait tou jours une entrevue avec der Herzog, espérant que ce gentleman, le 168 L ’Angleterre duc de Hamilton, pouvait encore le mettre en contact avec les adversaires de la « clique » du fauteur de guerre Churchill ; mais il commençait à comprendre que dans l’Angleterre de Churchill, « il n’y avait pas d’opposition devant laquelle il pourrait vanter sa mar chandise». «H ess, affirmait le lord chancelier, est totalement coupé du cercle restreint qui dirige la guerre : il ne connaît rien, apparemment, des plans stratégiques*. » Il ajoutait : « Il tient la plu part de ses informations, j’imagine, de ses contacts personnels avec Hitler qui lui a confié nombre de ses pensées les plus secrètes. » Enfouie dans le rapport de lord Simon, se trouvait une idée qui cho qua immédiatement Churchill. Il avait, en effet, basé jusqu’ici tout son effort de guerre sur la nécessité de défendre l’Empire contre une attaque nazie : « À mon avis il est clair, avait écrit Simon que le “plan” de Hess représente un sincère effort pour traduire la pensée de Hitler, telle que celui-ci la lui a exprimée lors de maintes conver sations. » PREMIER MINISTRE À MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES 14 juin 1941 J ’ai lu les transcriptions [Simon-Hess], Elles me semblent refléter les épanchements d’un esprit détraqué. On dirait une conversation avec un enfant arriéré qui se sentirait coupable d’un meurtre ou d’un incendie volontaire. Néanmoins, je pense qu’il serait peut-être bon de les faire parvenir en main propre, par avion, au président Roose velt. Je vous prie de réfléchir à cela... L’hypothèse [de lord Simon] selon laquelle il [Hess] traduit la pen sée profonde de Hitler me semble manquer de bases solides ; bien qu’il donne sans aucun doute une idée juste de l’atmosphère artifi cielle et fétide qui règne à Berchtesgaden. Il ne me semble absolument pas nécessaire de faire une déclara tion publique pour l’instant, et en attendant [Hess] devrait être main tenu dans un strict isolement, là où il est. Churchill, évidemment, disposait d’informations qu’Anthony Eden n’avait pas. Il pouvait se permettre d’ignorer toute offre de paix venant de Hess (ou même de Hitler) car, grâce à ses décrypteurs, il savait avec certitude que Hitler s’apprêtait à regrouper ses forces ter restres et aériennes pour les déchaîner contre la Russie. Quelques jours plus tard, Hermann Goering lui-même devait, par l’intermé diaire d’un ami suédois, informer secrètement l’Angleterre de la date précise de l’opération Barberousse. * Au procès des criminels de guerre de Nuremberg, l’accusation contre Hess devait soutenir exactement l’inverse. La visite du négociateur 169 Alors, qui avait besoin de Rudolf Hess ? Desmond Morton lut le rapport de lord Simon et écrivit au Foreign Office en l’exhortant à publier une déclaration officielle de propagande pour prouver, avec des extraits de l’entretien à l’appui si nécessaire, « l ’ignorance, la stupidité, la fausseté et l’arrogance » des dirigeants nazis. « Pour moi, plaidait Morton, l’heure est venue de profiter de cette aubaine... Plus nous attendrons, plus le fruit sera pourri. » Le Foreign Office n’avait guère besoin d’encouragements. « Nous devons décider comment exploiter H. au maximum», méditait Cadogan dans son journal, avant d’ajouter: « Mensongèrement». Hess, lui, a raccroché son uniforme de capitaine de la Luftwaffe à sa patère, en même temps que son amour-propre. En tant que ministre du Reich et adjoint du Führer, son humilia tion est complète. Il est prisonnier, sous surveillance constante, même dans ses moments les plus intimes. Il voulait parler aux Anglais, mais son unique secours est un faux «m édecin» — un psychiatre d’origine allemande — en qui il n’a aucune confiance. À part les rares visites du lieutenant Bill Malone, un Néo-Zélandais dont le père a été tué sur les plages de Gallipoli et qui n’a donc aucune raison de porter Churchill dans son cœur, la douteuse bro chette d’officiers aux uniformes étranges désignés par le M.I.6. constitue sa seule compagnie. Il sent son esprit se désagréger, il entend des voix qui le poussent dans des directions contradictoires. La semaine suivante, il commence à réaliser qu’il s’est laissé duper, que cette entrevue n’a été organisée que pour lui soutirer des renseignements secrets. Il est certain de n’avoir rien révélé, mais que se passera-t-il à l’avenir ? Comme il le dira plus tard, il connais sait parfaitement les dangers auxquels il s’exposait en s’aventurant dans le camp ennemi. Il doutait que les Anglais — dont lui et Hit ler s’étaient entichés de façon obsessionnelle — s’abaisseraient à le torturer, il s’attendait tout à fait à ce qu’ils utilisent des sérums de vérité. Ces pensées l’assaillent lors des rares moments où il cesse de ruminer des pensées de plus en plus désordonnées. Il n’espère plus être renvoyé en Allemagne — encore moins rentrer chez lui, comme l’homme qui a apporté la paix là où les professionnels avaient échoué. 10 juin 1941 [Journal du commandant] Z a passé une bien meilleure nuit, ne s’étant réveillé qu’une fois, à 5 heures, il a ouvert la fenêtre, a tiré les rideaux et claqué la porte... L ’Angleterre 170 11 juin 1941 Z... est allé jusqu’à retirer sa veste, se saisir d’une bêche et essayer de labourer un des massifs de fleurs. De toute évidence, il n’a jamais tenu une bêche de sa vie. Ce travail l’a quelque peu épuisé et, après le déjeuner, il s’est retiré pour s’allonger dans sa chambre... Il est encore très agressif et ses « compagnons » considèrent les repas avec lui comme de rudes épreuves. En dépit des assurances qui lui ont été données, il a toujours terriblement peur d’être empoisonné et refuse d’entendre raison à ce sujet. 12 juin 1941 A demandé une bouteille de whisky dans sa chambre, neuve et non décachetée — toujours la peur du poison. Il était d’une humeur très allègre, et ses « compagnons » ont dit l’avoir vu rire franchement deux fois. Hess entend les voix railleuses du colonel Scott et de Gibson Gra ham lui demander s’il a pris ses dispositions pour sa famille, et il se demande quand et comment il va mourir. Il craint aussi d’être poussé à la folie ; il n’estime pas décent qu’un homme de son rang, adjoint du Führer d’Allemagne, offre une telle image à des étran gers. En lui naît la détermination de mettre volontairement fin à cette existence sans attendre le naufrage, tant que la décision lui appartient encore, si les mêmes symptômes étranges, pénibles, se reproduisent. Mais peut-être les forces du mal qui dictent leur loi à ses « compagnons » et au « médecin » vont-elles le prendre de vitesse ? Il décide alors de ne pas attendre plus longtemps. Dans l’intimité de sa chambre, Rudolf Hess commence à rédiger des lettres d’adieu à ses proches. Dans l’une, exprimant sa fidélité absolue à la juste cause du national-socialisme, il adresse ces som bres paroles à Adolf Hitler : « Je meurs avec la conviction que ma dernière mission portera ses fruits, d’une façon ou d’une autre, même si elle doit se solder par ma mort. Peut-être, en dépit ou même à cause de cette mort, mon vol aura-t-il apporté la paix et la réconciliation avec l’Angleterre. » En relisant ces lettres, il est fier de les trouver empreintes de calme et de mesure. (Elles ne furent, évidemment, jamais expédiées — il semble qu’elles soient restées entre les mains du major Dicks.) 13 juin 1941 [Journal du commandant] Z a passé une très bonne nuit — n’est pas descendu pour le petit déjeuner, mais a demandé du lait et des biscuits dans sa chambre à 10 heures. Il a passé toute la journée là-haut jusqu’à 18 heures où il La visite du négociateur 171 est descendu pour marcher dans le jardin. Il a fait une longue pro menade après le dîner et n’est allé se coucher qu’à 23 heures. Le seul incident de la journée fut une brève mais violente prise de bec avec le Sgt Ross à propos de sous-vêtements... Les deux hommes se chamaillèrent un long moment... et Hess fut en fin de compte autorisé [par le lieutenant Malone, officier de garde] à conserver ses sous-vêtements pour l’instant. 14 juin 1941 Z... a été d’une humeur « difficile » toute la journée. Il a arpenté la terrasse comme un lion en cage, refusant de répondre quand on lui adressait la parole. Sa seule requête fut un appareil à lavement que le capitaine « Barnes » partit lui acheter en temps voulu. Il se retira dans sa salle de bains dont il ressortit finalement, son nouveau jouet ne lui ayant apparemment apporté aucune consolation; puis il a passé l’après-midi dans sa chambre, plongé dans la plus profonde mélancolie. Pourtant, après le dîner il a condescendu à sortir dans le jardin faire une partie de quilles avec le capitaine « Bames », et est même allé jusqu’à faire une plaisanterie. La véritable crise n’éclatera que quelques heures plus tard, dans la nuit du 15 au 16 juin. À une heure du matin, le lieutenant Jackson réveille le commandant pour lui annoncer que Z est dans tous ses états et demande à voir Malone immédiatement. Dans l’impossibi lité de joindre le lieutenant, de service à l’extérieur, le commandant envoie le major Dicks voir Hess. Hess s’emporte contre le « méde cin » qui est bien la dernière personne qu’il aurait envie de voir. Le lieutenant Stephen Smith, adjoint de Scott, monte dans le petit salon. Il parle au prisonnier jusqu’à deux heures du matin, et fait un rapport complet à Scott : Il était en pyjama et en robe de chambre, paraissait très abattu, il était pâle, les yeux enfoncés dans les orbites. Je lui dis avoir appris qu’il avait réclamé un officier de la Garde. Il était dans un état d’extrême nervosité et son anglais était pres que incompréhensible. Je lui ai dit alors que je parlais l’allemand. Il déclara qu’il avait appris à connaître M. Malone et à lui faire confiance, qu’il craignait de ne pouvoir survivre jusqu’au matin et qu’il souhaitait donner certaines dernières lettres à M. Malone. Je lui dis que M. Malone était un soldat comme le reste de la Garde, qu’il était en service et qu’il ne pouvait abandonner son poste. 172 L ’Angleterre J ’ajoutai qu’il pouvait me faire confiance et que je pouvais faire pour lui tout ce qu’aurait fait M. Malone. Il assura faire confiance à tous les membres de la Garde, mais il se disait « aux mains des services secrets » , que ceux-ci allaient l’empoi sonner, et que nous ne pourrions rien faire pour les arrêter. J ’ai adopté le ton emphatique qui est toujours bien accueilli par les Allemands pour lui dire que sa vie et sa sécurité dépendaient de la brigade de la Garde, et étaient ipso facto assurées. Il répondit que je ne savais pas ce qui se passait. Je lui dis que j’étais un officier, que les Allemands n’étaient pas les seuls soldats efficaces, et que nous, membres de la Garde, contrô lions parfaitement la situation ici. Hess déclare alors qu’il aimerait boire un peu de whisky, mais qu’il y a du poison dans celui que lui a apporté le « médecin » la veille au soir. Smith en boit pourtant une lampée, Hess lui empoigne le bras en le suppliant de ne pas risquer sa vie. Smith envoie alors l’officier de service réveiller les responsables pour obtenir une nouvelle bou teille. Hess s’en verse un peu et boit. Sensiblement moins nerveux, il disparaît dans sa chambre, puis revient avec un flacon de pharma cie sur l’étiquette duquel il avait dessiné un crâne et des os entre croisés, symboles du poison. Ceci, dit-il à Smith, contient un échan tillon du whisky empoisonné du major Dicks — pourrait-il l’analy ser lui-même, sans en informer ce dernier ? Après avoir donné son accord, Smith boit aussi à cette bouteille malgré les protestations de Hess. Il commençait à se faire tard et je devins de plus en plus sec. [Rap port de Smith au colonel Scott.] Je lui dis qu’à l’exception des trois officiers [du M.I.6.] et du médecin qui s’occupait de lui, il n’y avait personne d’autre dans la maison que des soldats sélectionnés appar tenant aux régiments Coldstream et Scots Guards. Il mit mes affirmations en doute — sur quoi j’adoptai un ton auto ritaire, à l’allemande, pour lui dire que je ne saurais accepter qu’il me traite de menteur. « J e vous l’interdis — c’est compris ? » Il sauta sur ses pieds et s’excusa en me serrant la main. Une demi-heure plus tard, Hess est à nouveau au lit, profondément endormi, il ronfle. Le lendemain matin, il décroche son uniforme de la Luftwaffe, s’habille avec soin, puis demande à voir le colonel Scott. Il se dit au bord de la dépression nerveuse et veut être transféré immédiate ment à l’hôpital — « avant qu’il ne soit trop tard », selon les termes employés par Scott dans son journal. Il réclame également qu’on La visite du négociateur 173 relève le lieutenant Malone de son poste à l’extérieur pour lui per mettre de venir parler une demi-heure avec lui. À sa requête, Scott envoie aussi un des officiers de la Garde, le lieutenant Jackson, à Pirbright chercher du Luminal ou un autre sédatif. Cette évolution déplaît visiblement au major Dicks, car plus tard, dans la matinée, Scott téléphone au colonel Coates au War Office : « J e suggère que le colonel Rees vienne ici consulter Dicks. Dicks est maintenant catégorique : pour lui, Z est fou. » Hess bondit et serra chaleureusement la main de Malone, au grand étonnement du lieutenant, comme si c’était la première fois que l’adjoint du Führer se conduisait ainsi. Le reste fut sans surprise — Hess répéta ses allégations à propos du poison qu’on lui administrait sur les instructions d’une « petite clique » qui voulait l’empêcher de ramener la paix. L’entrevue avec lord Simon l’avait apparemment convaincu que Churchill était au courant, mais pas les autres membres du gouvernement. « J e suis persuadé, dit-il, que le Cabinet dans son ensemble souhaite négo cier la paix. Vous, officiers de la Garde, on vous trompe. Les mesures que vous pouvez prendre pour ma sécurité ne serviront à rien face aux machinations de la clique belliciste. » Il était prêt à croire, dit-il, que les « compagnons » étaient, personnellement, des hommes corrects, mais ils appliquaient les ordres de la clique. Malone lui rappela qu’il était en Angleterre et non en Allemagne, et que les Anglais n’agissaient pas ainsi. « Il trouvait une réponse astucieuse à chaque objection et à chaque argument», rapporta le lieutenant au colonel Scott plus tard dans la journée. En fait, Hess était indigné que Malone se fût permis de suggérer qu’il basait ses soupçons sur son expérience des méthodes nazies. « Allez en Alle magne quand la guerre sera terminée, lui dit-il, et dites de ma part à Himmler que si de telles méthodes sont réellement utilisées, tout cela doit cesser immédiatement ! » Hess raconte alors ce qu’il a éprouvé en buvant du lait quatre jours avant la visite de Simon. Il pense très sérieusement qu’on lui administre une drogue destinée à le tuer ou à le rendre fou. Ainsi, confie-t-il à Malone, une gorgée de whisky de la veille a produit le même effet que le lait. «Pauvre M. Sm ith», dit-il, certain que Smith allait souffrir d’en avoir bu... « Et si M. Smith survit ? demande le lieutenant Malone d’un ton railleur. — Alors, répond promptement Hess, tout cela est certainement dû aux pilules que le médecin m’a données pour me faire dormir : elles ont l’effet exactement inverse. » 174 L'Angleterre Il montre à Malone le flacon d’une once avec le crâne et les tibias dessinés à la plume, et une enveloppe contenant des pilules. « Voudriez-vous, demande-t-il, faire analyser ceci, en secret?» Malone semblant d’accord, Hess sort alors deux enveloppes non scellées, l’une adressée à sa femme, l’autre à « Mein Führer». « Je veux que vous les fassiez passer par les canaux officiels dès que je serai mort, dit-il. Je ne pense pas qu’on les laissera arriver à destination. Aussi voudriez-vous remettre celles-ci personnellement après la guer re ? », ajoute-t-il en tendant des doubles à Malone. Il finit par tendre au lieutenant son portefeuille contenant une liasse de photos de son fils, le petit Wolf Rüdiger. Malone, gêné par la tournure que prend l’entretien, lui signifie clairement qu’il sera obligé d’informer Scott que le prisonnier lui a remis ces doubles et ces enveloppes. « De grâce ! plaide Hess, le regard plus triste que jamais, gardez le secret — dans l’intérêt de l’humanité ! » Malone réfléchit quelques instants avant de déclarer qu’en tant qu’officier de la Garde, il ne peut agir ainsi. Mais il demandera offi ciellement la permission de les conserver. « S’ils refusent, dit-il, je vous les rendrai. » Submergé par un sentiment d’impuissance, le prisonnier martèle le sol du pied, frappe les bras du fauteuil avec ses mains, puis se résigne à accepter la suggestion du lieutenant. Il est évident, d’après le récit de Malone, que celui-ci tenta avec beaucoup de conviction, mais sans succès, de calmer les tourments du prisonnier. « I l semblait se rendre compte que son équilibre mental était perturbé, écrivit-il quelques heures tard. En décrivant les symptômes qui l’amenaient à croire que ses nerfs étaient “détruits”, il suppliait qu’on le soigne dans un hôpital, et déclara que lorsqu’il était en Écosse, à l’hôpital ou dans une caserne, il était heu reux et se sentait bien. » À travers la grille de l’entrée, Hess observe l’officier de la Garde qui descend les escaliers victoriens. Saisi d’une impulsion subite, il le rappelle. Le lieutenant revient vers la grille fermée. «Voudriezvous me rendre les lettres que je viens de vous donner ? Il est inutile que vous les gardiez si vous devez en parler», dit-il. N’eût été la miséricorde divine, ce jour, 15 juin 1941, aurait été le dernier de sa vie. Trois passages de journaux rédigés ce jour-là retiennent brièvement notre attention, comme des projecteurs qui convergeraient vers un avion. La visite du négociateur 175 15 juin 1941 [Sous-lieutenant Malone] Quand je l’ai revu plus tard dans la matinée, il m’a demandé de me rendre en Allemagne à la fin de la guerre pour informer son peu ple qu’il «é tait mort comme un brave». Je lui ai promis... d’agir comme il le souhaitait. 15 juin 1941 [Journal du commandant] Z est allé se coucher tôt, on lui a donné un comprimé de sédatif, j’ai gardé le reste de la boîte. Furieux, il a essayé de me l’arracher. 15 juin 1941 [Journal de sir Alexander Cadogan] C est venu me parler de Hess, qui est en train de perdre la tête. Je me soucie peu de ce qui peut lui arriver. Nous pouvons l’utiliser. Demain, Winston et Simon se rencontrent pour parler de lui. J ’espère être présent et que des décisions seront prises quant à la façon de le traiter et de l’exploiter — vivant, fou, ou mort. Une fois déjà, ce jour-là, Hess avait affronté le major Dicks, qui se tenait de l’autre côté de la table de sa pièce de l’étage ; les poings serrés, il s’était exclamé : « On est en train de me détruire, et vous le savez ! » Dicks feignit l’insouciance : «Q u ’entendez-vous par... détruire ? — Vous le savez ! Vous le savez !» La scène se déroulait aux plus sombres moment précédant le lever du jour. À une heure moins cinq, Hess entra dans la pièce de l’officier de garde, et dit au lieutenant Young : « Je n’arrive pas à dormir, il me faudrait un petit whisky. » Cela paraissait anodin. Cinq minutes plus tard, la sentinelle pos tée à l’ouverture de la grille entendit la voix du prisonnier qui, de sa chambre, lui demandait d’aller chercher le médecin. Tiré de son lit, à l’autre bout du bâtiment, le major Dicks enfila une robe de chambre et se dirigea en clopinant vers la grille avec d’autres comprimés de somnifère. La sentinelle déverrouilla la grille et s’effaça pour laisser passer Dicks. La porte de Hess se trouvait juste en face. Et soudain Hess surgit de l’obscurité de sa chambre vers la grille ouverte — il n’était plus en pyjama mais en grand uniforme de la Luftwaffe. Ses bottes d’aviateur résonnant sur le plancher, le regard désespéré, il écarta Dicks sans ménagements, le projetant contre le gardien. Un sergent de l’armée se rua dans l’escalier en dégainant son revolver. Dicks hurla : « Ne tirez pas ! » De toute façon, il était trop tard, Z, le prisonnier d’État de Chur 176 L ’Angleterre chill, avait bondi dans le vide, franchissant la balustrade de la cage d’escalier comme un sauteur olympique. Il voulait en finir tout de suite — pour l’amour de l’Allemagne. Il se jeta en avant pour être sûr de heurter le sol de la tête. 10. Conversations dans un asile Parfaitement conscient, Rudolf Hess gît dans la cage d’escalier, entouré de soldats, de gardes et d’autres personnes. Le colonel Scott, réveillé par le bruit sourd et les cris, a rejoint le lieutenant Young, officier de service, le sergent de police et le ser gent de police militaire. Le prisonnier sent sa cuisse brisée et sa colonne vertébrale blessée ; d’après le major Dicks, qui se tient à ses côtés, il gémit : « De la morphine, donnez-moi de la morphine. » Au moment où il s’était jeté par-dessus la rampe d’escalier, sa jambe gauche avait heurté la balustrade de chêne, ce qui avait fait échouer sa tentative de suicide. En observant Dicks injecter ce qu’il appelait de la morphine, le colonel Scott s’étonna : « Cela ne semblait pas faire grand effet, et il [Hess] continuait à crier pour qu’on lui en donne plus, s’adressant tour à tour au major Foley, à l’officier de service et à moi-même pour que nous intervenions en ce sens auprès du médecin. » En fait, Dicks n’avait pas administré la moindre morphine. Et il refusa de le faire avant l’arrivée d’un chirurgien : la moiphine peut mas quer les symptômes d’une grave blessure interne. A la place, il avait fait une piqûre d’eau distillée. Hess réalisa la supercherie et le fit savoir, mais avec plus de fatalisme résigné que d’amertume. Pour un moment, sa hantise du poison l’avait quitté, car il accepta sans se plaindre le thé chaud qu’on lui apporta pour l’aider à se remettre du choc. Le major Foley imaginait aisément les conséquences de la mort de Hess aux mains des Britanniques. Il téléphona à C, à Londres, pour dire que Dicks réclamait la présence d’un chirurgien spécia liste. Le général Menzies, comme le nota le colonel Scott, «approuva la requête». Précision significative, qui confirme que Hess était bien totalement aux mains du M.I.6., le service secret, et non de la brigade de la Garde. Scott ordonna immédiatement à l’adjudant Stephen Smith de prendre une voiture au Cambridge Hospital, hôpital militaire voi- 178 L ’Angleterre sin, et de conduire le chirurgien en chef jusqu’à l’emplacement secret du Camp Z. Ce n’est qu’ensuite qu’il essaya de contacter la direction des Prisonniers de guerre à la Hobart House, à Londres. Pendant ce temps, C téléphona la nouvelle du suicide manqué de Hess à sir Alexander Cadogan, qui l’accueillit avec calme. À l’issue de la réunion du Cabinet où lord Simon avait rapporté sa conversa tion avec l’adjoint du Führer, Cadogan nota : [J’] ai fait abandonner au Premier ministre l’idée d’annoncer l’épisode de la jambe cassée — ce serait une pure sottise. Il fut d’accord, « motus ! » pour ce qui concerne H[ess]. « C’est ce que je voulais, conclut l’impitoyable sous-secrétaire per manent. Je vais maintenant m’occuper de ma propagande. » À dix-sept heures, le major J.B. Murray, chirurgien, membre du Collège royal de chirurgie, arriva au Camp Z muni des appareils nécessaires. Scott le vit administrer une «autre injection de mor phine » (en fait la première), puis placer la jambe dans une gouttière provisoire. Hess fit tacitement confiance au nouvel arrivant, car il le laissa docilement couper la jambe de son pantalon d’uniforme. Les officiers de la Garde l’installèrent à l’étage sur un lit de l’armée, et un officier reçut l’ordre de ne pas quitter son chevet. Émergeant des brumes mouvantes de la morphine, Hess ouvre les yeux et reprend conscience dans la pénombre qui l’entoure. Son regard s’acclimate à l’obscurité et il distingue Bill Malone, l’amical lieutenant de la Garde, assis à côté de son lit. « M. Malone, dit-il d’une voix aussi naturelle que s’ils conversaient depuis un moment, voudriez-vous me donner un verre d’eau fraîche?» Malone approche le verre de la bouteille d’eau, Hess l’arrête : « Du robinet, s’il vous plaît ! » Il boit à petites gorgées. « G ut!»... Après une courte pause, il demande : « Et comment va M. Smith, ce matin ? » Malone répond que, autant qu’il sache, le lieutenant a bien dormi. « À la bonne heure ! » commente simplement le prisonnier. Puis, après quelques instants, il s’ouvre à Malone de la lettre d’adieu qu’il a écrite à sa famille : « J ’étais certain d’être au bord d’une dépression nerveuse profonde et durable, dit-il comme d’une chose allant de soi. J ’ai vu apparaître ces troubles et je savais comment cela allait finir. Tout a commencé il y a dix jours, avec ce verre de lait. La seconde tentative a eu lieu il y a deux jours, avec ce whisky — ou alors ce sont les pilules qui ont plus d’effet — et la réaction a été si Conversations dans un asile 179 violente qu’à ce moment-là, j’ai compris que je perdais complète ment la raison. » Il ajoute qu’il s’était attendu à une troisième tentative, et que celle-ci réussirait à le rendre définitivement fou. « Vous n’aviez certainement pas l’intention de vous tuer ? — Bien sûr que si, et je l’ai toujours, dit Hess, sentant vague ment la douleur se réveiller en lui. Je ne peux affronter la folie. Ce serait trop terrible à supporter pour moi, et pour ceux qui en seraient témoins. En me tuant, j’aurais agi en homme — je sais que j’avais fini par me conduire comme une femmelette, dâmlich», et il explique ce qu’il veut dire par là : « Quand je suis arrivé ici, je me levais tous les matins à huit heures. Puis vint la période du “ ne pas dormir, pas dormir, pas dormir”. Je commençais à tomber en mor ceaux sous l’influence des drogues. » Malone lui rappelle sa « promesse au Führer » de ne pas attenter à ses jours, et la réponse ne le surprend probablement pas. « J e vous donne ma parole d’honneur que je n’ai fait aucune pro messe. J ’ai simplement dit cela dans une lettre au duc de Hamilton, car je savais qu’elle serait ouverte et que cela dissuaderait ceux qui pourraient projeter de me tuer.» Conscient des représailles que pourraient subir les Anglais prisonniers en Allemagne, Malone aver tit immédiatement le commandant que Hess a toujours l’intention de se suicider. Il prévient également que la ruse et l’ingéniosité déployées pour d’éventuelles tentatives de suicide font de la garde de Z une tâche trop lourde pour de jeunes officiers de la Garde. Le colonel Coates téléphona du War Office pour ordonner à Scott d’aller voir avec Dicks le colonel Blake, assistant du directeur des services médicaux de l’armée. Hess serait probablement immo bilisé pendant cinq mois, le temps que les os se ressoudent. Faire des radiographies posait évidemment des problèmes de sécurité et de secret. L’armée accepta d’envoyer au Camp Z l’équipement nécessaire, en même temps que deux soldats infirmiers de première classe du département de psychiatrie du Connaught Hospital. En relatant dans l’après-midi le tragique épisode au War Office, le colo nel Scott se fit l’écho de l’opinion de Malone : Le cas Z est maintenant du ressort de spécialistes chevronnés de la santé mentale... Je ne peux soumettre de jeunes officiers à la tension et à la responsabilité de rester avec un patient en état de démence. À part les deux infirmiers qui viennent d’arriver, personne dans ce camp n’a l’habitude des ruses diaboliques utilisées par ce genre de patient et n’est entraîné aux diverses méthodes qui permettent de déjouer les plans d’un dément déterminé à se suicider. 180 L ’Angleterre À dix-sept heures arriva un plein camion de matériel médical. Deux heures plus tard, le major Rigby, radiologue, confirma la fracture, en haut du fémur gauche, et découvrit aussi une légère fêlure à l’apophyse d’une vertèbre thoracique. Avant que ne commence l’opération, Scott reçut un coup de télé phone du colonel Coates : « J ’ai le colonel Rees avec moi, dit ce der nier. Il insiste pour voir Z avant l’anesthésie. » Pour calmer la douleur, Dicks avait donné à Hess des comprimés de Véganine. Hess trouva qu’ils ne faisaient aucun effet. (Dicks insi nua plus tard que ces médicaments venaient du chirurgien : « Le major Murray m’a donné des comprimés qu’il disait très efficaces. En l’occurrence, ils n’ont fait aucun bien. ») Rees, psychiatre consultant de l’armée, arriva au Camp Z à çlus de huit heures du soir. Il avait visiblement dîné sans se presser. A sa grande contrariété, le prisonnier refusa de lui parler avant qu’il lui ait donné quelque chose pour lui soulager la vessie. Rees promit de lui poser un cathéter; Dicks et Murray froncèrent les sourcils, comme si cela pouvait permettre de découvrir que Hess était dro gué. Quand Hess réclama de l’Atropine pour le soulager, Dicks se contenta de sourire en disant : « Demain peut-être. » Il n’était pas inquiet. Il déclara plus tard que la rétention était un symptôme post-traumatique courant. Hess, lui, la porta sans hésiter au compte de ces comprimés que le médecin avait nommés de la Véganine. Rien n’étant disponible pour soulager la gêne du malade, Rees dit aux médecins de commencer l’opération. À 21 h 45, Hess fut placé sous anesthésie et le chirurgien réduisit la fracture. L’opération ne se termina qu’à minuit : le major Murray fixa une broche d’acier Steinmann dans le tibia, puis plaça la jambe en suspension avec tout un système de cordes, de poids et de pou lies qui devait demeurer en place de manière presque continue pen dant les mois suivants. Rees et les autres médecins partirent après avoir pris les dernières radios. Le lendemain matin, Rees devait faire son rapport à Cadogan, qui était en dernier ressort responsable de la garde de Hess pour les services secrets : « Hess, nota Cadogan de son écriture nette, appliquée, est tout à fait paranoïaque ; nous nous sommes mis un autre — et plutôt maladroit — lunatique sur les bras pour un bon bout de temps. » Comme pour disculper le major Dicks et les « compagnons », Rees insista sur le fait que ce délire de persécution avait dû naître avant que Hess quitte l’Allemagne. Le 17 juin, réveillé aux premières heures de la matinée, Hess décou vre dans sa chambre deux nouveaux infirmiers, le sergent Water- Conversations dans un asile 181 house et le lieutenant Atkinson-Clark. En outre, il est cruellement incommodé par une rétention urinaire. Si l’on en croit le major Dicks, c’est Hess lui-même qui lui demanda de lui poser de toute urgence un cathéter — un mince tube flexible qu’un médecin expé rimenté peut introduire dans la vessie par le pénis. D’après les témoignages ultérieurs de Hess, « il [Dicks] revint deux heures plus tard accompagné du sous-lieutenant Atkinson-Clark, dans l’inten tion de me poser un cathéter». La journée fut très longue pour tous. (Plus tard, Dicks fit remarquer : « Je suis resté de service vingt et une heures d’affilée. ») En voyant Dicks se pencher sur lui avec l’instrument, Hess réalise que le médecin s’apprête à le lui poser sans la moindre anesthésie. (Dicks se justifia par la suite en expli quant que Hess venait d’être traité avec de la morphine et sortait d’une anesthésie prolongée.) Ligoté, presque réduit à l’impuissance, les nerfs aussi brisés que sa jambe, Hess entend Dicks annoncer qu’il va introduire ce cathéter de gré ou de force, et ordonner au lieutenant et au caporal Everatt de lui lier les bras (Dicks : « J ’ai demandé à l’infirmier de tenir la main du patient... »), sur quoi Hess rue de la jambe droite et se met à hurler : « Au secours ! Au secours ! », jusqu’à ce que les officiers et les infirmiers sortent en foule de toutes les portes du bâtiment de l’autre côté de la grille. Dicks, d’un ton cassant, le traite de lâche, et approuve d’un sou rire lorsque le lieutenant Atkinson-Clark ricane : « Nous vous trai tons comme la Gestapo traite les gens en Allemagne. » À six heures du matin, Hess urinait normalement. Pendant des mois il devait voir en cet épisode la preuve que le major Dicks était «son ennemi dans la place». C’était l’un des étés les plus chauds qu’ait connu le sud de l’Angleterre. Ce jour-là, les ressentiments contre Hess grimpèrent au même rythme que le thermomètre, et cela allait du commandant — dont la carrière aurait été brisée s’il avait réussi son suicide — au dernier des infirmiers. 1 7 juin 1941 [Journal du commandant] Il est resté calme au cours de la journée. Le capitaine « Bames » a déjeuné avec lui. À 20 heures, Z a fait dire qu’il refusait toute nourriture à moins qu’un officier ne vienne manger avec lui. On ne fit aucun cas de cette requête et le sergent Waterhouse a rapporté plus tard qu’après plusieurs refus il s’est laissé fléchir, a demandé à dîner et pris un copieux repas de soupe, de poisson, et un entremets. Le major Foley a rapporté de Londres des instructions enjoignant de lui laisser lire le Times tous les jours. 182 L ’Angleterre « C’est la première fois, remarqua le colonel Scott, qu’on lui permit d’accéder aux informations. » Le M.I.6 avait-il eu un sursaut de scrupules, ou craignait-il que le programme destiné à briser l’amour-propre du prisonnier ne soit allé trop loin ? Les dossiers du M.I.6 ne seront accessibles qu’au XXIe siècle et jusque-là il sera par conséquent difficile de se pronon cer. Il est significatif qu’on n’ait autorisé à Hess la lecture d’aucun autre journal, ni même d’écouter un gramophone, ne parlons pas de la radio. D’un autre côté, il est peu probable qu’on ait essayé de « presser le citron » en lui soutirant quelques bribes de renseigne ments supplémentaires, car le M.I.6 retira « Bames » et « Wallace », ne laissant auprès de l’adjoint du Führer que le seul major Foley. Le 18 juin, Scott monte voir le prisonnier. La chaleur accablante s’ajoutant aux quinze kilos tirant sur sa jambe fracturée, Hess a passé une nuit atroce. Il accueille le commandant par une longue diatribe contre le major Dicks qui, d’après lui, cherche à le tuer. Il réclame à nouveau de l’atropine. « Si je n’en prends pas, je vais devenir fou cette nuit », dit-il, traduisant littéralement le mot narriscb. «V ous dites des absurdités, lance sèchement le colonel. Vos accusations sont une insulte à l’armée britannique. — Vous ne comprenez pas, persiste Hess. Je sais. » Il regarde longuement et durement le colonel debout au pied du lit: «V ous êtes responsable de ma sécurité, lui lance-t-il. Il est de votre devoir de vous assurer que je ne vais pas devenir fou, en me donnant de l’atropine. Mais vous devez le faire vous-même. Le médecin vous donnera quelque chose de tout à fait différent, quel que poison pour m’empêcher de dormir. — En qui avez-vous confiance ? demande le colonel. Le major Murray ? — Non, ce n’est qu’un chirurgien. Il ne connaît rien de... (là, Hess lutta pour trouver les bons termes anglais)... mon “ économie interne”. — Faites-vous confiance au colonel Rees ? — Il vient aujourd’hui ? — Oui », dit le commandant. Rees, arrivé à trois heures de l’après-midi, passe plus d’une heure avec Hess. Le prisonnier lui raconte tout — le complot contre sa vie et sa santé mentale, comment il a essayé de se suicider parce qu’il préfère mourir que de devenir fou dans ce pays ; il parle de faire la grève de la faim. Ces idées l’obsèdent tellement qu’il avoue à Rees ne prendre que peu d’intérêt à la lecture du Times. « Lundi, quand Conversations dans un asile 183 je lui ai parlé, raconta Rees au War Office, les officiers de renseigne ments et le major Dicks constituaient la bande qui le menait à la folie. Il me considérait comme un espoir...» À la décharge de ses collègues, il ajouta: « I l ne fait cependant aucun doute que l’état mental de Hess s’est révélé être une véritable psychose quelque peu masquée jusqu’ici. » C’était probablement incurable, mais on pou vait envisager «une cure de sommeil continue» ou «d es électro chocs ». Pour Rees, les perspectives étaient plutôt sombres : Un individu [de ce type] est souvent apparemment normal jusqu’à ce que des circonstances nouvelles le fassent replonger dans son délire de persécution. Quoique Hess dissimule la plus grande partie de son passé, il semble clair que des troubles mentaux semblables se soient déjà produits, bien qu’ils soient probablement plus marqués aujourd’hui, étant donné les circonstances. Rees recommanda que six infirmiers psychiatriques se relaient sans interruption autour de Hess pour prévenir d’autres tentatives de sui cide, et que Dicks soit remplacé par la suite par un psychiatre plus jeune. 18 juin 1941 [Journal du commandant] Plus tard dans la soirée, Z a dit au médecin [Dicks] que le colonel Rees et moi-même étant sous l’empire d’une « drogue mexicaine » — il voyait cela à nos yeux —, nous n’étions pas responsables de nos actes. Il était désolé pour nous, et n’aurait été que trop content de nous indiquer l’antidote s’il l’avait connu. Puis il a déclaré qu’il n’accepterait plus de médicaments du méde cin, quels qu’ils soient. 19 juin 1941 Z a passé une journée calme, ayant dormi environ trois heures dans la nuit. Le capitaine « Bames » a déjeuné à l’étage avec Z qui était d’excellente humeur et a pris un bon repas. Le capitaine a reçu des ordres pour retourner faire son rapport a son état-major [M.I.6]. Il est parti dans l’après-midi... On a installé un ventilateur électrique car la chaleur dans la cham bre [de Hess] était presque intolérable. Plutôt curieusement, Scott ajoutait dans son journal : « À sa requête, on a supprimé tous les médicaments à Z et il s’en porte d’autant mieux. Il apparaît que sa crainte qu’elles ne contiennent du poison rendait inefficaces les drogues qu’on lui administrait.» 184 L ’Angleterre Une fois supprimé le traitement du major Dicks, Hess recouvra le moral, et cette amélioration dura plusieurs jours. 20 juin 1941 [Journal du commandant] Z a bien dormi et ne s’est réveillé que très tard. Il était de très bonne humeur et ne s’est pas plaint de la journée. Selon l’officier de service [le lieutenant Hubbard] qui a déjeuné et dîné avec lui, Z avait très bon appétit. Le colonel «Wallace» est parti aujourd’hui pour reprendre ses fonctions à Cockfosters [centre d’interrogatoire du Military Intelli gence]. Le major Foley reste le seul représentant du M.I. [Military Intelligence]. Ai téléphoné au colonel Coates qui m’a dit que des instructions seraient envoyées demain confiant l’ensemble de la sécurité à l’inté rieur de l’espace délimité par la grille au médecin et à six infirmiers. Par un caprice de l’Histoire que le gouvernement britannique n’aurait probablement pas approuvé, les dix-sept journaux manus crits tenus par ces six infirmiers du R.A.M.C., vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de juin 1941 à octobre 1945 — ce qu’on pourrait appeler les «Années manquantes» de Rudolf Hess — ont été emportés avec lui à Nuremberg, et échappent ainsi aujourd’hui au contrôle de ses anciens geôliers. Un de ces sous-officiers le caporal Riddle, crut rapidement qu’il avait décelé les premiers signes d’hal lucination chez le prisonnier. Avec un autre, le caporal Everatt, Hess établit des rapports particulièrement confiants. Les journaux, qui couvrent deux mille pages d’une écriture serrée, montrent que Hess fut observé à chaque instant au cours de ces années. Chaque battement de cœur, degré de température, minute de sommeil, once d’urine, grain de nourriture, étaient consignés — les moindres ricanements, soupirs ou mouvements de crainte étaient notés et analysés. 21 juin 1941 [Soldat de première classe Everatt] J ’ai pris mon service à 5 h 45. Le patient avait passé une très bonne nuit. Éveillé, il a parlé jusqu’à 6 h45, s’est endormi jusqu’à 7 h 45, a uriné 20 onces et a dormi par intermittence jusqu’à 9 h 10. On lui a fait sa toilette et appliqué des pansements sur les endroits irrités. A refusé tout petit déjeuner. A passé la matinée à lire. Visites périodi ques du M.O. [Dicks], et visite du major Murray à 11 heures. Déclare qu’il se sent bien, mais souhaiterait quelque chose pour s’occuper l’esprit. De très bonne humeur ce matin, a encore évacué de l’urine. Conversations dans un asile 185 Quand Everatt fut relevé à quatorze heures, Hess essaya de dormir, mais il faisait trop chaud dans la chambre ; il passa donc l’après-midi à écrire. Il sentait des élancements dans la région de sa fracture et ne dormit que peu et irrégulièrement. 22 juin 1941 : la vague de chaleur ne montrait aucun signe d’accalmie. Aucun soldat des troupes allemandes qui, à l’aube, enva hirent l’Union soviétique sur un front s’étendant de l’océan Arcti que à la mer Noire, ne devait oublier la chaleur, la poussière, les mouches. Le major Dicks vint d’Aldershot voir le prisonnier. Hess était aussi à l’aise que le lui permettait le système de poids et de poulies. Tandis que les micros cachés enregistraient les moindres nuances de la réponse, le médecin annonça les nouvelles de Russie. Hess se contenta de dire : « Alors ils ont fini par le faire ! », puis il adressa un sourire pincé au major. 22 juin 1941 [Journal du commandant] Il semble souffrir pas mal de la chaleur. [Rapport de jour, soldat de première classe Everatt] J ’ai pris mon service à 13 heures. Le patient était incommodé par la chaleur et n’arrivait pas à se reposer. Lui ai donné de l’eau et du savon et un appareil à lavement, bon résultat, lui ai donné aussi une éponge tiède, et ai soigné les endroits où sa peau était irritée. Il s’est réinstallé pour un moment mais n’arrivait ni à dormir longtemps d’affilée ni à se concentrer pour lire ou écrire ; il a fait cependant un petit dessin de son pied gauche, mais cela ne l’a pas intéressé long temps. Le M.O. est venu le visiter à intervalles réguliers au cours de l’après-midi... Moins agité ce soir, mais reste assis le regard perdu au loin, sem ble penser à son foyer, mais refuse d’en parler. 23 juin 1941 [Rapport de nuit de l’infirmier] 2 h 30. Le patient encore agité et totalement incapable de dormir. A commencé à faire quelques remarques : pourquoi n’avait-il pas réussi à se tuer il y a une semaine... 5 heures. On dirait que le patient n’a pas dormi du tout. [Soldat de première classe Everatt] 6 heures. À la prise de service, le patient n’avait dormi qu’un bref moment et ne semblait heureux ni de son état ni des choses en général. L ’Angleterre 186 « Il a alors lu le Times, observa Everatt, et a semblé plus animé et de meilleure humeur. » Les gros titres des journaux annonçaient : « A TTAQ U E ALLEM ANDE CONTRE LA RUSSIE : A ID E TOTALE DE L’AN GLE TERRE À LA RUSSIE; DÉCLARATIO N DU PREMIER MINISTRE SUR LA POLITI QUE b r it a n n iq u e . » Hess persuada Bill Malone de déjeuner avec lui. 23 juin 1941 [Journal du commandant] Z ... subitement, a paru vieux et mélancolique. Il s’est plaint de ne pas arriver à lire, car il voit les lettres en double — il est également incapable de se concentrer. Il en rend à nouveau responsable une drogue que le médecin lui administrerait d’une façon ou d’une autre. C’est vers ce moment-là qu’une fouille de ses affaires personnelles permit de découvrir une réserve cachée de comprimés de somni fères — Hess les avait-il mis de côté pour se suicider ou pour les faire analyser par la suite ? Difficile à dire. Plus ennuyeux, il insistait aussi pour qu’un officier partage ses repas — et il entendait le mot «partager» au sens littéral. Il refusait aussi qu’un infirmier s’acquitte de cette tâche, pensant évidemment que dans l’Angle terre en guerre les soldats de première classe étaient plus faciles à remplacer que des officiers de la Garde. Ajoutant à l’affaire Hess une note comique superflue, le duc de Hamilton fit savoir au gouvernement qu’il allait intenter un pro cès en diffamation contre le prisonnier. La section londonienne du Parti communiste l’avait mis en cause dans un tract l’accusant d’avoir entretenu des «rapports très amicaux» avec l’adjoint du Führer, et l’avait rangé parmi les « industriels, banquiers et aristo crates qui ont fait H itler». Le 8 juin, dans le Reynolds’ News, organe d’extrême gauche, Harry Pollit, secrétaire général du Parti, avait menacé de demander la comparution de Hess comme témoin. Toute ingérence dans une procédure de ce type aurait dû être considérée comme un outrage à la cour. Mais le cabinet de Chur chill s’estime au-dessus des lois. Herbert Morrison, ministre travail liste du Cabinet, intervient pour demander au ministère de l’Air d’exercer un chantage sur le duc afin que celui-ci abandonne les poursuites. Un début de panique s’installe dans les coulisses. Cado gan écrit au conseiller juridique du Trésor : « Mon secrétaire d’État [Eden]... ne veut pas entendre parler d’une quelconque comparu tion de Hess. » Des notes de service s’échangent entre le ministère de l’Air (les supérieurs du duc), le 10, Downing Street, le Foreign Office (dont Hess était indirectement le prisonnier) et les Finances. Desmond Morton, le bilieux conseiller en renseignements de Conversations dans un asile 187 Churchill, lui envoie un mémorandum alarmiste de trois pages fai sant valoir que la comparution de Hess doit être rejetée « pour des motifs d’intérêt public ». Le rapport du colonel Rees sur sa dernière entrevue avec Hess est, d’après Morton, un argument incontestable. « Il est clair d’après ce rapport que Hess est sujet à des hallucina tions, et que personne ne sait ce qu’il pourrait déclarer lors d’un contre-interrogatoire. » Lorsqu’il lit cela le 22 juin, Churchill n’a pas besoin qu’on lui en dise plus ; Hitler peut bien avoir envahi la Russie le matin même, mais cela — la possibilité que Hess montre son visagè et raconte son histoire devant un tribunal du Strand, à quelques centaines de mètres des salles de rédaction de Fleet Street — voilà qui est autre ment sérieux. Il envoie une note à son ministre de la Guerre, David Margesson : PREMIER MINISTRE À SEC. D’ÉTAT À LA GUERRRE 22 juin 1941 Note personnelle, n° M.669/1 Nous devrions évidemment refuser de permettre à Hess de com paraître comme témoin, mais je ne vois pas pourquoi le duc de Hamilton ne pourrait défendre son honneur devant les tribunaux, particulièrement s’il poursuit au criminel*. Évidemment, l’affaire devrait être jugée à huis-clos. Margesson rassure Sinclair le lendemain : « Je veillerai à ce que Hess ne soit pas autorisé à comparaître comme témoin. » Mais le duc, comme beaucoup de plaignants, refuse de mettre son honneur dans sa poche. Le registre des opérations de la R.A.F. de Tumhouse indique que le 24 juin il délègue provisoirement ses pouvoirs à un autre officier et part pour Londres. Deux jours plus tard, il entre, indigné, dans le bureau de Sinclair au ministère de l’Air pour déclarer qu’il est tout à fait décidé à poursuivre l’affaire. Abandonner maintenant lui porterait tort. Il veut son procès**. Hess, évidemment, n’est en état de paraître nulle part. Tourmenté par la douleur lancinante dans sa jambe, miné par le soupçon, recru de fatigue, il mène une lutte de tous les instants, tandis qu’à son chevet, les infirmiers, les chirurgiens, les officiers de la Garde, l’odieux major Dicks et des visiteurs anonymes défilent * Comme le savait Churchill, un procès en diffamation pouvait se solder par une peine de prison. De tels cas étaient très rares mais il avait gagné un procès contre lord Alfred Douglas dont un pamphlet l’accusait d’avoir fait un énorme bénéfice boursier sur la bataille du Judand. Lord Douglas purgea une peine de prison. ** Il ne l’eut pas. L’affaire fut classée par le tribunal le 18 février 1942. 188 L ’Angleterre derrière ses poulies, ses poids et ses affaires personnelles. Il essaie d’écrire, mais les mots lui manquent ; il veut lire le Times mais est incapable de se concentrer. 23 juin 1941 [Journal du commandant] Il a déclaré avoir soigneusement mûri pendant vingt-quatre heures sa tentative de suicide [et] qu’il s’était bien jeté la tête la première par-dessus la balustrade... L’idée de suicide semble être bien ancrée dans son esprit et l’aggravation de sa dépression accroît les risques d’une nouvelle tentative dans un proche avenir. 24 juin 1941 Z , agité et déprimé, a passé une nuit difficile. Toute la journée, il a été de mauvaise humeur et a de nouveau menacé de se suicider à la première occasion. Ce jour-là, des experts du département des Prisonniers de guerre du War Office inspectèrent le Camp Z. Bien que Hess semblât à peu près aussi mobile qu’une dinde bridée, ils ne voulaient pas prendre le risque de le voir sauter une seconde fois : un grillage devait être installé dans la cage d’escalier. 25 juin 1941 [Rapport de nuit de l’infirmier] Le patient semble très déprimé, peut-être à cause du manque de sommeil. 2 h 30, il se plaint de douleurs dans la jambe droite. 3 h 15, le patient devient hystérique et impossible à maîtriser, dit qu’il ne peut plus supporter la douleur. J ’ai jugé bon, étant donné les circonstances, d’informer le médecin de son comportement. Le médecin lui a donné 1/4 de gr[ain] de morphine. 25 juin 1941 [Journal du commandant] À 0 h 30, l’officier et l’infirmier de service ont jugé bon d’appeler le médecin. D’après ce dernier, Z était dans un état d’hystérie, fou furieux, et pouvait à tout moment tenter d’arracher la gouttière qui maintenait sa jambe. Il décida par conséquent de lui injecter 3/8 de grain de morphine, malgré le risque de créer ainsi une accoutu mance. Z s’est alors calmé et a dormi. [Plus tard :] Maussade et morose, il parle maintenant très peu. Le lendemain on supprima la morphine pour mettre fin à l’accoutu mance, mais les caporaux informèrent le colonel Scott que la pho bie du poison était revenue. Conversations dans un asile 189 Le lieutenant Bill Malone faisait partie des rares hommes à qui le prisonnier faisait encore confiance. 28 juin 1941 [Journal du commandant] Z s’est montré beaucoup plus loquace avec Malone. On sent, sous-jacente, une profonde admiration pour l’Angleterre. Il n’a pas tari d’éloges pour notre système d’éducation (particulière ment en ce qui concerne les collèges privés) qu’il reconnaît supérieur au système allemand. Il semble possible que lorsqu’on lui permettra de lire l’interpréta tion que donnent Hitler et Goebbels de son acte, on assiste à une réaction de rejet de l’Allemagne nazie, cela pourrait faire une bonne propagande... L’empoisonnement demeurant une obsession, on a demandé à Malone de goûter à ses tablettes de glucose ; ce qu’il a fait. Quatre nouveaux infirmiers (ce qui porte leur nombre à six) sont venus faire leur rapport, et le major Dicks leur a fait un sermon sur leurs devoirs et l’importance du secret. Le caporal Everatt trouva Hess «plutôt impressionné» par cet afflux de nouveaux arrivants. L’un de ceux-ci, le caporal F.R. Farr, nota dans son rapport de nuit : « Il a l’air sociable, coopératif, et semble apprécier l’attention qu’on lui porte. » Pourtant, le 29 juin, le caporal Riddle, dont le major Dicks devait se souvenir plus tard comme d’un homme expérimenté et sensible, nota pour la pre mière fois un symptôme troublant dont il croyait avoir été témoin au cours de son tour de garde : « Le patient, alors en état d’angoisse, observe les coins de la pièce avec un air légèrement halluciné, pré sence de grimaces, mais non de gesticulations. » Hallucinations? S’agissant d’un homme à la physionomie très particulière, avec des yeux très enfoncés, au regard fixe, il était facile de se laisser abuser. Certains autres infirmiers, peut-être mis en condition par Dicks et Riddle, commencèrent aussi à remarquer les mêmes symptômes. 30 juin 1941 [Rapport de jour de l’infirmier] De courtes périodes au cours desquelles il est apparu préoccupé, le regard fixé dans le vide. Il a passé un long moment à lire le Times. [Rapport du soir de l’infirmier] Refuse les papiers et les livres, jette à intervalles réguliers un regard perçant et soupçonneux aux quatre coins de la pièce. 190 L ’Angleterre [Journal du commandant] Le major Foley s’est à nouveau entretenu avec Z... pour tenter de calmer sa phobie du poison. Z a semblé rassuré et a promis que si jamais il avait de nouveaux soupçons il enverrait chercher le major Foley quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Après ces conversations, il a semblé beaucoup plus à l’aise et s’est montré nettement plus loquace avec l’officier de service au cours du dîner. Le lieutenant Atkinson-Clark, l’officier de la Garde impliqué dans le violent «incident du cathéter», avait été retiré du Camp Z peu après. Les jours «norm aux» étaient rares et les faux espoirs souvent brisés. Hess devenait de plus en plus capricieux, et remuait de vagues souvenirs d’occultisme. Il félicita le caporal Riddle : « Vous devez avoir des mains de magnétiseur», lui dit-il. De toute évidence, le major Dicks ne possédait pas les pouvoirs requis et, au début du mois de juin, il commença à perdre le peu de patience qui lui restait. Le 1er juillet, à deux heures et demie du matin, il fut à nouveau tiré du lit, cette fois pour administrer, de mauvaise grâce, une dose supplémentaire de morphine à Hess qui s’était plaint de douleurs atroces à la vésicule biliaire. Dicks trouva le pouls du patient normal. « Il est évident, dit-il avec dédain au commandant, que, sa peur du poison s’étant dissipée, il a inventé un nouveau motif de plainte. C’est exactement ce que j’attendais de la forme particulière de folie de Z. » Mais était-il fou ? 1" juillet 1941 [Journal du commandant] Plus tard dans la journée... il a déclaré [au major Foley] qu’il avait abandonné ses soupçons quant aux officiers de l’équipe d’ici et com pris que toute cette histoire de poison n’était qu’un pur produit de son imagination. [Rapport de jour du caporal Farr] Visites du major Dicks et du major Foley au cours de la matinée, mais à chaque fois le patient dormait, il n’a donc pas été dérangé. Il a réclamé le Times ce matin mais l’a jeté à terre au bout de deux minutes environ, comme écœuré, en murmurant : « Retraite ! Retraite !» ... Son visage est pâle, il a les traits tirés. À trois heures de l’après-midi, ce jour-là, le caporal Riddle prend la relève de Farr. Il note d’abord que l’adjoint du Führer semble plus Conversations dans un asile 191 animé, malgré des passages dépressifs très marqués. « Dans ces moments-là, son regard se fait vide » , écrit Riddle, essayant de trou ver les termes exacts pour décrire ce qu’il voit ; « il exprime ses sen timents par des mimiques et manifeste sa colère par des exclama tions soudaines en allemand. » Plusieurs fois dans la soirée — en fait toutes les deux minutes — Hess, agité, demande qu’on fasse passer son lit de la position assise à la position couchée. Puis, par la suite, il semble reprendre ses esprits, même si Everatt remarque à nouveau « ce regard très vide ». Lorsque le colonel Rees monte à l’étage peu avant dix-huit heures, Hess exprime le souhait de s’adresser au peuple allemand par radio. Rees est satisfait de voir cet apparent, mais sans doute provisoire, « retour à la santé men tale ». La joie du psychiatre militaire était évidemment doublement professionnelle : « Peut-être pourrions nous encore lui soutirer quel ques informations utiles», dit-il au commandant. 3 juillet 1941 [Rapport de nuit du caporal Riddle] Il s’est rapidement endormi, paisible. À 3 h 25 il a demandé au surveillant de placer ses mains sur son côté et déclaré que leur magnétisme lui faisait du bien. 5 heures, il s’est réveillé en proférant un déluge de phrases, mais s’est aussitôt profondément rendormi. [Rapport de l’après-midi du caporal Farr] À l’aise et de bonne humeur... est resté ainsi tout au long de l’après-midi, se montrant plus sociable et plus familier. Il a passé la plupart du temps à lire, mais pendant de courtes périodes il fixait un coin de la pièce, l’air préoccupé. [Journal du commandant] Une nouvelle amélioration visible chez Z. L’officier de service [le lieutenant Malone] a rapporté qu’au cours du dîner, il a soutenu une longue conversation sur divers sujets liés à la politique et à la guerre au cours de laquelle il a, entre autres choses, déclaré que Hitler ne voulait pas le retour de ses colonies pour leurs richesses minérales mais pour les utiliser comme terrain d’entraînement des jeunes Allemands afin qu’ils s’endurcissent en menant une vie aventureuse. Hess s’est montré tout à fait sensé, sans parler une seule fois de sa santé, d’empoisonnement ou de ses soupçons envers les officiers. C’est la première fois qu’il s’est entretenu avec Malone sans parler de lui-même et de sa santé qui jusqu’ici a été son seul centre d’intérêt, sa seule obsession et par conséquent son seul sujet de conversation. 192 L ’Angleterre Et cela continua ainsi. Des périodes où le prisonnier se renfermait, restant assis morose et maussade, qui alternaient avec de longues conversations, des moments de presque jeûne et d’autres où il man geait avec un appétit féroce. Il se jetait sur le journal et mettait de côté les pages d’informations sur la guerre pour les lire plus tard. Parfois les infirmiers l’entendaient soliloquer, à d’autres moments ils le voyaient regarder fixement dans le vide; mais qu’aurait pu faire d’autre un prisonnier dans une telle situation ? 4 juillet 1941 [Rapport de jour du caporal Everatt] Le patient a passé la majeure partie de l’après-midi à lire des livres et des journaux, a eu plusieurs conversations avec nous... a parlé de son enfance en Égypte et de son retour en Allemagne. Il s’est mon tré beaucoup plus animé et n’est pas retombé dans son humeur maussade... Plus tard dans la soirée, il a semblé halluciné. Il s’est assis un moment comme s’il entendait des voix et il souriait. Quand on lui en a demandé la raison, il n’a pas répondu tout d’abord, puis a fini par dire que lui revenait à l’esprit un livre qu’il venait de lire. Le colonel Scott, accompagné du major Dicks, vint le voir dans la matinée, mais Hess, renfrogné, ne lui répondit que par monosyl labes. Il réclama une boîte d’aquarelle et un bloc de papier à dessin, mais trouva difficile, dans sa position inclinée, de manier le pinceau ou le crayon. Le Secret Service avait envoyé de nouvelles consignes. 5 juillet 1941 [Journal du commandant] C a fait parvenir ses instructions par l’intermédiaire du major Foley. On doit maintenant autoriser Z à lire les Illustrated London News, Sphere et Country Life [magazines de luxe lus par la haute société britannique]. On lui a monté d’anciens numéros de ces pério diques. L’infirmier [le première classe Riddle] a rapporté que, dans l’aprèsmidi, Z, allongé, regardait le plafond, riant bruyamment par inter valles, ce qui dans son esprit semblait prouver que Z était complète ment fou. Comme le major Dicks était très impressionné par le sérieux de Riddle, le rapport de jour de ce dernier mérite d’être cité : Le patient avait une attitude étrange... bien qu’il ait tenté de s’inté resser à la peinture, mais cela n’a duré que vingt minutes. Auparavant il a montré des signes très nets d’hallucination. Cela se manifestait par des rires et de faibles murmures [accompagnés de] 1 et 2. En 1933, Hitler nomma Rudolf Hess adjoint du Führer. En 1966, Hess, qui allait vivre vingt ans dans le plus total isolement à la prison de Spandau, n ’était plus que l ’ombre de lui-même. 3 et 4. Hess, un des orateurs les plus populaires du Parti nazi, était aussi à Taise dans les cantines ouvrières que dans les tournées électorales aux côtés de Hitler. Le Triomphe de la volonté. 5 et 6. En septembre 1934, le Parti nazi tint son rassemblement annuel dans le nou veau décor des assises de Nuremberg. Hess posa en compagnie du commandant de S.A. Pfeffer von Salomon et de Hermann Goering pour Leni Riefenstahl qui tournait 7 et 8. Après avoir sauté en parachute au-dessus de l ’Ecosse de son Messerschmitt en perdition, en mai 1941, Hess fut détenu au Camp Z d’Aldershot. Des photographies aériennes furent prises pour vérifier le camouflage de ce camp secret. Conversations dans un asile 193 regards fixes et vides dirigés vers un coin de la pièce... Ceci a duré environ une heure. [Il] a demandé combien de temps il devrait rester alité avant qu’on l’autorise à se lever, et a semblé déçu quand on lui a répondu : « Environ neuf semaines. » A refusé de dîner en compagnie du lieutenant Hubbard. A demandé que tout son repas soit enfermé dans un tiroir, et qu’on laisse la clé près de lui. Le même scénario se reproduit le lendemain. Hess, d’abord de bonne humeur, sombre rapidement dans l’apathie et l’indifférence à ce qui l’entoure. Il passe de longs moments, le regard vide. Il prend plaisir à manger le repas enfermé dans le tiroir, lit peu dans l’aprèsmidi et ne montre un certain enthousiasme que pour peindre des fleurs que Riddle lui a montées. «Aujourd’hui, ça ira m ieux», dit-il en contemplant sa première tentative. Il demande au caporal de lui imposer les mains sur la tête... « Elles me font du bien car elles sont magnétisées. Je veillerai i ce que vous soyez bien récompensé. » Riddle lui demande à quoi il pense. « Il y a quelque chose qui ne va pas dans ma tête, répond l’adjoint du Führer, les yeux fixes mais expressifs. Je pense tout le temps, mais je ne sais pas à quoi. » Au milieu de la routine des opérations de surveillance intérieure — censure postale, écoutes téléphoniques et informateurs — le M.I.5 apprit à la fin du mois de juin que dix-sept Polonais et deux offi ciers britanniques avaient ourdi un complot pour assassiner Hess. Depuis la défaite de la Pologne et de la France, la plupart des exi lés de l’armée polonaise étaient stationnés en Écosse. Le 6 et le 7 juillet, le colonel Hinchley Cook, du M .I.5, vint au Camp Z dis cuter des mesures à prendre pour se prémunir contre un tel danger, avec le colonel Scott et les commandants de la garnison locale. « Les messages codés révèlent que les suspects ont quitté leurs bases actuelles», nota Scott le 7. Hess n’en entendit évidemment pas parler. De bonne humeur ce jour-là, le lendemain il était à nouveau déprimé. Il demanda du papier et des enveloppes. Le major Foley en conclut qu’ils pou vaient s’attendre à de nouvelles lettres d’adieu à sa femme, etc. « Que sont devenues les lettres que j’ai écrites avant ma tentative de suicide ? » demanda Hess. « Dans ce pays, lui expliqua l’officier des renseignements, le sui- 194 L ’Angleterre eide est un crime, aussi avons-nous transmis ces lettres à l’autorité supérieure, comme pièces à conviction. » Le prisonnier accepta l’explication sans insister et se remit à écrire. Scott, toujours préoccupé par le «com plot polonais», ordonna aux gardes de nuit de patrouiller à l’intérieur, et non plus à l’exté rieur du périmètre grillagé. Il prit également des mesures pour évi ter une éventuelle incursion d’une automobile à travers la double porte du camp. Les jours passaient, chauds et orageux. Hess était souvent morose et inabordable. Mais il parlait si normalement et si raisonnablement avec les officiers de la Garde qui avaient sa confiance, abordant une telle variété de sujets, que l’hypothèse, formulée dans les débuts, d’une folie simulée reprit consistance. Il s’était plongé dans la lec ture du récit tragique de sir Nevile Henderson sur les derniers mois de la paix à Berlin, Échec d ’une mission. Le titre choisi par l’ambassa deur britannique pouvait parfaitement s’appliquer à sa propre tenta tive. Les nouvelles des triomphes historiques de Hitler sur les champs de bataille de Russie alimentaient sa foi en l’imminence de la victoire. Le 12, l’esprit en paix, pensant peut-être à l’exil du duc de Windsor, il déclara au sous-lieutenant Tunnard : « Je préférerais retourner en Allemagne plutôt que d’accepter un poste de gouver neur dans une colonie. » 13 juillet 1941 [Journal du commandant] Z s’est montré déprimé toute la journée. Le médecin [Dicks] le soupçonne de l’avoir à nouveau violemment pris en grippe. Pourtant, quand Malone est monté dîner avec lui en «tenue de patrouille », Z, fortement impressionné, s’est laissé aller à parler de divers sujets. Il a raconté à Malone toute l’histoire d’Unity Mitford — comment celle-ci poursuivait Hitler où qu’il aille et qu’en fin de compte, après le déclenchement de la guerre, elle avait tenté de se suicider avec une arme à feu dans le «Jardin anglais » de Munich. Le médecin qui l’avait opérée était un ami personnel de Z et lui avait dit qu’elle resterait complètement folle jusqu’à la fin de ses jours. Puis il a parlé de musique et, contrairement à ce que disait le pré cédent rapport du major Foley, il semblait s’y intéresser énormé m ent; à Munich, il allait au concert chaque fois que c’était possible. Il a fait preuve de connaissances étendues dans de nombreux domaines — par exemple, il sait tout du mauvais écho de l’Albert Hall, il connaît des détails surprenants sur la vie en Angleterre, les coutumes, les auteurs, quels livres ils ont écrits et ainsi de suite. Conversations dans un asile 195 Il a discuté très longuement de religion — a déclaré qu’il était luimême plus religieux que la plupart des gens, mais que l’Allemagne tentait d’éliminer le christianisme, qui n’était qu’une fable juive, pour le remplacer par une nouvelle religion allemande. Il refusa d’admettre que le catholicisme romain était en progression en Alle magne. Il a parlé de [sir Oswald] Mosley [dirigeant de l’Union des fascistes britanniques] mais en déclarant que, bien qu’il l’ait rencontré, il ne l’avait pas suffisamment vu pour se former une opinion sur lui. Il s’intéresse beaucoup à l’architecture, particulièrement à celle des cottages britanniques et aimerait avoir un ouvrage illustré sur le sujet. Il a demandé si les femmes anglaises se maquillaient autant parce que les Anglais aimaient cela. Le lendemain, Hess reprit ce dialogue révélateur avec l’officier des Scots Guards. Hitler, assura-t-il à Bill Malone, ne souhaitait pas dominer le monde, car la dispersion de ses efforts se traduirait par un affaiblissement dangereux pour le peuple allemand. « Il projette de contrôler toute l’Europe, à l’exception peut-être de la GrandeBretagne. Cela nous posera suffisamment de problèmes pour nous occuper un certain temps. » Expliquant que Hitler n’avait pas l’intention d’écraser la GrandeBretagne — « Il aime l’Angleterre et les Anglais !» — , Hess exposa le point de vue de Berlin sur la suite d’événements alors inconnus qui avaient amené Churchill à jeter le monde dans l’horreur des bombardements massifs. Hitler avait repoussé les projets de raids sur Londres [Hess dit « sur l’Angleterre »] le plus longtemps possi ble, malgré les pressions de ses chefs militaires. « Il n’en a donné l’ordre que lorsque l’Angleterre a commencé à bombarder l’Alle m agne» — Hess voulait dire Berlin qui, sur ordre personnel de Churchill, avait subi des attaques importantes de la R.A.F. depuis le 25 août 1940, douze jours avant les premiers raids nazis sur Lon dres. « Son penchant pour l’Angleterre, révéla Hess, est ancien. Il se fonde en partie sur ses contacts avec des visiteurs britanniques en Allemagne, dont il approuvait sans réserve les points de vue et la conduite. Il a été particulièrement séduit par le duc de Windsor qu’il considérait comme le prince le plus intelligent qu’il ait jamais rencontré. » (La rencontre avait eu lieu en octobre 1937, à l’Obersalzberg.) Pour Hess, la politique britannique avait toujours visé à affaiblir la puissance continentale dominante. L’Espagne, les Pays-Bas et la France en avaient tour à tour fait les frais. Maintenant, l’Allemagne 196 L ’Angleterre était devenue la puissance dominante, et c’était donc elle qu’il fallait détruire. Cela a été, dit-il, la politique du roi Édouard VII. « Chur chill, continua-t-il avec une indignation mal contenue, a travaillé sans relâche en coulisses avant cette guerre pour se donner les moyens de détruire l’Allemagne. » Les remarques de Churchill au général américain Wood en 1936 le prouvaient. Les malheureux Polonais avaient été entraînés dans ce maelstrôm par les manœu vres d’« encerclement » des Anglais. Hess poursuivit : « Des diplo mates polonais ont confié à notre ministre des Affaires étrangères qu’ils auraient été prêts à discuter avec nous du problème du couloir de Dantzig, mais que l’Angleterre les en avait dissuadés. » Ce que Hess avait à dire sur les techniques de propagande fit sur sauter ses interlocuteurs : « Cela a été l’arme la plus efficace des Bri tanniques au cours de la dernière guerre. Elle a contribué plus que tout à briser notre résistance. Remerciez-en les socialistes et les juifs; cela a été de loin beaucoup plus efficace que votre blocus. Pour vous empêcher d’utiliser cette arme une seconde fois, nous avons interdit à notre peuple d’écouter la radio anglaise. » Quand la guerre a commencé, continua-t-il, le moral des Alle mands ne se serait pas relevé d’une défaite. « C’est un défaut fatal du caractère allemand. J e sais que les Anglais ne l’ont pas : vous êtes capables d’assumer un échec, et cela vous rend supérieurs à nous. L’ennui avec nous, les Allemands, c’est que nous sommes extrême ment susceptibles. Nous pourrions laisser les Allemands écouter la B.B.C., maintenant que nos victoires ont renforcé leur moral et qu’ils font confiance au Führer, mais au début c’était trop risqué. » Il ne faisait aucun cas de l’effort de propagande anglais. « Quand le ministère de l’information a été bombardé, dit-il en riant, j’ai reproché à Goering d’avoir fait une erreur grossière ! » Récemment, admit-il, cette propagande s’était améliorée et il demanda à Malone s’il connaissait les hommes qui diffusaient des discours radio vers l’Allemagne. Malone fit non de la tête puis demanda à Hess s’il connaissait la véritable identité de « lord Haw-Haw » — l’irlandais William Joyce dont les discours radiodiffusés depuis Berlin étaient écoutés clandestinement par deux millions d’Anglais. Hess ne connaissait pas l’identité de Joyce, mais il le singea : « Où est Y A rk Royal?» Hess révélait ainsi qu’il avait écouté personnellement les émissions de Joyce (peut-être pour améliorer son anglais), et qu’il était conscient que les Allemands avaient commis une erreur en annonçant que le porte-avions avait sombré. S’étendant sans retenue sur les succès de la propagande nazie, Hess déclara que tous les soldats allemands étaient persuadés que l’armée britannique était dix fois plus brutale que la leur. Lui-même Conversations dans un asile 197 croyait que les Anglais tiraient à vue sur les avions chargés de secou rir les aviateurs tombés en mer (toujours sur les instructions de Churchill) bien que ceux-ci, désarmés, aient porté l’emblème de la Croix-Rouge. Il ajouta que les canots de secours criblés de balles de mitrailleuses prouvaient que les Anglais tiraient sur les marins nau fragés. L’Angleterre avait été la première à ne tenir aucun compte des «règles» en minant les eaux norvégiennes. Il déclara ne pas croire aux crimes de guerre allemands que lui cita Malone, comme le fait de couler des navires-hôpitaux, mais admit que des prêtres polonais avaient été fusillés (pour espionnage, dit-il). La « moralité politique » britannique s’était pourtant amélio rée : « À cet égard, ajouta-t-il spontanément, vous avez environ cin quante ans d’avance sur l’Allemagne. » La discussion passa aux programmes d’armement. Hess, dont les nuits avaient été empoisonnées par le bruit des tirs de mitrailleuses installées dans le voisinage, dit que les mitraillettes Thompson avaient un défaut : leur forte cadence de tir posait des problèmes d’approvisionnement en munitions au cours des combats. « L’impact psychologique de leur bruit, par contre, est très efficace, ce qui compense largement cet inconvénient. Le Führer croit forte ment à l’effet démoralisant du bruit. » C’est Hitler, révéla-t-il, qui fit fixer de petites sirènes sur les bombes de la Luftwaffe pour accroître l’effet de terreur sur les troupes. « Il n’y a plus de communisme en Allemagne, dit-il en changeant de sujet à nouveau. J ’ai assisté moi-même à l’évolution lors de mes visites dans les usines.» Il revoyait en imagination les grandes usines sur des terrains bien aménagés qu’ils avaient construites dans la Ruhr et autour de Berlin, les douches et les équipements de loi sirs pour les ouvriers ; il avait vu les chômeurs disparaître des rues. « Les travailleurs ont compris ce que nous avons fait pour eux» ; par « nous », il entendait « les nazis ». « L’afflux de journaux marte lant dans chaque foyer les idéaux du national-socialisme ont changé les mentalités, même chez les personnes les plus âgées. » L’embri gadement du travail, dit-il, n’avait pas créé de conflit, car tout valait mieux que d’être sans emploi. « Notre pacte avec la Russie n’a pas encouragé le communisme en Allemagne, car le peuple allemand a compris que Hitler cherchait à éviter l’encerclement ; et il était par faitement au courant des efforts déployés par les Britanniques au cours des mois précédents pour persuader la Russie de se joindre à elle. » Du communisme, l’adjoint du Führer passa sans transition au christianisme. Lui et Hitler étaient plus croyants que la plupart des gens, mais le christianisme était, prétendait-il, se faisant l’écho de 198 L ’Angleterre déclarations qu’il avait si souvent entendues de la bouche même de Hitler, étranger à l’esprit de la race allemande. « Je crois en un audelà, mais pas à un paradis où régnerait un Dieu ressemblant à un vieillard barbu», déclara-t-il. Il évoqua à nouveau la détermination de Hitler à remplacer le christianisme par une nouvelle religion, qui devrait être fondée par un homme qu’on attendait encore. Un tel homme ne se satisferait pas d’abstractions; mais les «ritu els» et le «décorum » étaient nécessaires et restaient à inventer. Pour lui, c’était à cause de cette hostilité au christianisme que le Vatican n’avait pas ouvertement prêché la croisade contre la Russie. Il concluait, réciproquement, que Staline avait commis une lourde erreur en détruisant la religion en Union soviétique sans la remplacer par autre chose. Quant au problème juif, Hess était parfaitement au courant de la solution proposée par Hitler : « Le Führer, confia-t-il au lieutenant Malone, a décidé de bannir tous les juifs d’Europe après la guerre. À destination probablement de Madagascar. » (Les dossiers de l’ami rauté et du ministère des Affaires étrangères allemands contiennent les documents sur le plan de Hitler de 1940, à propos de Madagas car.) Avant de parler de ses anciens collègues, Hess fit quelques remarques d’ordre général sur les alliés de l’Allemagne. Il admirait les Chinois dont l’honnêteté inspirait confiance; leur dirigeant, Tchang Kaï-chek, était un grand homme. Par contre, on ne pouvait faire confiance aux Japonais qui n’auraient aucun scrupule à fondre sur l’Australie si cela pouvait les arranger. Il éprouvait une égale aversion pour le ministre des Affaires étrangères allemand. « Il est hors de question que Ribbentrop devienne jamais le chef, même si Hitler, Goering et moi-même dis paraissions», affirma-t-il. Ribbentrop était un membre trop récent du Parti nazi, un nouveau Führer ne pouvait sortir que de la Vieille Garde. Mais il ajouta, équitablement : « Ribbentrop n’a pas plus haï la Grande-Bretagne que n’importe quel autre dirigeant nazi. » Quand on lui demanda quelle était la personnalité britannique qu’il aimerait rencontrer, Hess cita le général sir Ian Hamilton, à moitié oublié : « Il m’a envoyé ses Mémoires peu de temps avant la guerre, mais je n’ai jamais trouvé le temps de les lire. Et j’avais aimé son ouvrage sur Gallipoli. » Ils passèrent l’après-midi à égrener des souvenirs. D ’après Hess, les pertes allemandes en Pologne, en France et en Grèce avaient été beaucoup moins lourdes que ne le prétendait la propagande enne mie. Et, à propos de propagande, il rejeta avec mépris l’idée que la Gestapo aurait pu mettre au point elle-même la tentative d’assassi Conversations dans un asile 199 nat à la brasserie Bügerbràu, en novembre 1939 : « Si la Gestapo l’avait organisée, dit-il fièrement, ils auraient utilisé un dispositif de minuterie plus fiable que deux simples réveils pour faire sauter la bombe ! L’explosion a eu lieu sept minutes après le départ du Füh rer. » La police des frontières, continua-t-il, avait par la suite mis la main sur l’homme qui avait déposé l’engin dans la brasserie déserte. Il croyait (probablement à tort) que cet homme, Georg Elser, était en contact avec les deux officiers britanniques du M .I.6, Stevens et Best, qui étaient tombés quelques jours plus tard dans un piège tendu par des officiers de la Gestapo se faisant passer pour des géné raux mécontents de Hitler. (Z conclut, rapporta Malone, qu’ils n’étaient pas suffisamment importants pour qu’on les fusille en rai son d’activités qui lui semblaient bien puériles.) La conversation tomba peu à peu. Hess avoua tristement qu’avant d’être blessé il se tenait aussi près que possible des fenêtres pour écouter lorsque les officiers passaient des disques de Beethoven dans l’antichambre. « Quand je sortirai de ce lit, dit-il, montrant le système de poulies et de poids (qui avaient été réduits à une dizaine de kilos), je dessi nerai les plans d’une maison de campagne. Je la ferai construire en Écosse après la guerre. » (C’était une subtile flatterie à l’égard de l’officier écossais Malone.) Et il ajouta : « Pourriez-vous me procurer quelques livres d’architecture sur les maisons de campagne anglaises ? » 14 juillet 1941 [Rapport du lieutenant Malone] Les allusions de Z à des personnalités anglaises relativement peu importantes [et] sa connaissance de la vie britannique, manifeste dans la conversation, prouvent qu’il a dû avoir de considérables sources d’information sur l’Angleterre, que sa mémoire et sa connaissance des détails sont excellents, et qu’il a, depuis longtemps, étudié de très près la scène britannique. Il prétend que son anglais lui vient uniquement de sa scolarité, mais il parle trop bien l’anglais familier pour que cela soit vrai, et son utilisation de tournures typi quement anglaises indique de récentes leçons particulières. « Superficiellement, il paraît aller beaucoup mieux, concluait Malone, et semblerait parfaitement normal à quelqu’un qui ne sau rait pas ce qui s’est passé ces dernières semaines. » Mais il faisait une mise en garde : sous cette amélioration de surface, le patient «ruminait sa rancune et restait extrêmement m éfiant». 200 L ’Angleterre Le psychiatre Dicks n’était jamais parvenu à ce degré d’intimité avec le prisonnier. Le 16 juillet, il apprit qu’il allait être remplacé (il continua néanmoins à rendre périodiquement visite au prisonnier). Pour ce psychiatre émigré, Hess resta jusqu’à la fin un objet d’hosti lité — un sous-homme à l ’esprit dérangé, dégénéré, condamné à sa folie présente par une cruelle hérédité. En dépit de leur condition nement, les officiers de la Garde qui partageaient leurs repas avec le prisonnier le perçurent souvent différemment. Le commandant remarqua par exemple que le sous-lieutenant M. Loftus, qui remplaçait Tunnard, avait, semble-t-il, immédiate ment gagné la confiance de Z au cours de l’heure qu’il passa en tête à tête avec ce dernier, le 17 juillet après le dîner. D ’autres sources indiquent clairement que, lors de ces conversations, Hess s’expri mait sans fard. Loftus lui présenta une photo, extraite du magazine Life, le montrant en pleine gloire, debout à côté de Hitler à la séance du Reichstag peu de temps avant son départ, ou, comme le formulait la légende : « six jours avant que Hess ne déserte l’Alle m agne». Loftus s’excusa pour la légende, mais l’adjoint du Führer prit bien la chose. Il fut visiblement affligé par les quatre photos du magazine sur les dégâts causés à l’abbaye de Westminster par le raid du 10 mai. « Si cette guerre continue, commenta-il, il ne restera plus rien des anciennes belles cités d’Allemagne et d’Angleterre. » « Lequel de ces hommes aimez-vous le plus ? » demanda Loftus en montrant la tribune du Reichstag. C’était une question facile. « L e Führer!» dit Hess en gloussant bruyamment. Ils échangèrent leurs plaisanteries favorites sur Goering. Lorsqu’il fut question de l’appréciation défavorable des Anglais sur Ribben trop, Hess se montra chevaleresque : « Notre popularité ou notre impopularité à tous dépend de la presse ; c’est pareil dans tous les pays. » Quant au Reichsführer S.S., Hess fit remarquer que, derrière le froid reflet de ses lunettes, Heinrich Himmler était un agréable compagnon. « Au moment de cette réunion du Reichstag, aviez-vous déjà pris votre décision — je veux dire, de quitter l’Allemagne ? — J ’en avais l’intention depuis Noël déjà, répondit Hess. J ’ai fait deux tentatives. À chaque fois j’ai dû renoncer à cause du mauvais tem ps.» Il avait aussi testé les contrôles aériens ( Steuerung) et la radio. Seul son adjoint, Karl-Heinz Pintsch, était au courant de ses intentions, mais son ami Haushofer lui avait raconté un rêve où il l’avait vu, seul dans les airs. Conversations dans un asile 201 « Il a vu aussi en rêve mon voyage de retour, ajouta le prisonnier en grimaçant un sourire. C’était juste avant ma dernière tentative — celle qui a réussi. » Parlant des phénomènes psychiques, Hess admit sans détour qu’il croyait au don de double vue, à la prédestination et aux fan tômes. « Pourquoi avez-vous essayé de vous tuer ? demanda le jeune lieutenant. — Parce que j’avais peur de devenir fou, répliqua Hess sans affectation. Je me suis envolé pour l’Angleterre avec l’idée de mettre fin à cette guerre — ou au moins aux bombardements aveugles de civils. Après mon échec, j’ai commencé à penser que je m’étais abusé moi-même tout ce temps-là et qu’en Allemagne, les gens me considéraient peut-être comme un fou.» Il promit alors d’un ton convaincu qu’il n’essaierait plus de se suicider. Loftus fit remarquer : « Pour quiconque croit en son étoile, ce serait une sottise d’agir ainsi. — Ça ne correspondrait pas du tout à la vision de Haushofer sur mon voyage de retour», admit Hess. Il réfléchit un moment, morne et silencieux, avant de reprendre : « Je suis absolument cer tain que si j’avais pu seulement entrer en contact avec une personne influente dans ce pays, nous aurions pu ensemble arrêter cette guerre. — Êtes-vous vraiment sûr que l’Allemagne aurait accepté vos propositions ? demanda Loftus. — L’Allemagne c’est le Führer ! » s’exclama Hess. Puis il se lança dans une longue envolée sur l’amour de Hitler pour la paix qui laissa sceptique le lieutenant de la Garde. Il haussa le ton pour faire une remarque qui donne à penser qu’il revit peut-être Hitler après la séance du Reichstag: «Quelques jours avant mon vol, je suis allé voir le Führer qui m’a confirmé qu’il souhaitait toujours conclure une paix avec l’Angleterre. » Loftus posa une question sur la Russie ; Hess reconnut que Hitler avait toujours eu l’intention de l’attaquer, depuis même la rédaction de Mein Kampf. L’invasion de l’Angleterre ? Hess haussa les épaules. « Ça dépend de lui. S’il presse le bouton, il y aura une invasion. Et elle réussira car le Führer réussit tout ce qu’il entreprend. » Le lieutenant Loftus se leva pour prendre congé. Comme marque de faveur spéciale, Hess lui montra l’uniforme de la Luftwaffe qu’il conservait comme un trésor. 11 . Seconde visite ministérielle Hess avait manifestement réussi à gagner l’admiration du souslieutenant Loftus. Cet officier de la Garde, fils d’un parlementaire, quitta la chambre de l’étage convaincu que l’adjoint du Führer était «fanatiquement sincère». Il était loyal envers Hitler et ne doutait pas que ce dernier en userait de même avec lui. Certes vaniteux, il succombait aisément à la flatterie — par exemple à propos de l’habileté et de l’héroïsme avec lesquels il avait conduit son expédi tion aérienne ; mais Loftus ne voyait pas en lui l’intrigant fourbe et rusé dépeint par le major Dicks. 17 juillet 1941 [Rapport du lieutenant Loftus] Je pense que c’est l’homme le plus simple du monde, et je doute fort qu’il soit intelligent, mais il possède cette dévotion monolithi que aveugle et fanatique pour un idéal et un chef qui a mené jusqu’au pouvoir un groupe de médiocres. Cependant, il diffère des autres complices de Hitler par son authentique religiosité et de sincères sentiments humanitaires. À aucun moment il ne doute de la victoire allemande et se voit déjà fai sant bâtir une maison en Écosse. Il aime le ski, s’intéresse beaucoup à l’architecture, et est comme beaucoup d’Allemands un grand admirateur de notre mode de vie. Il a laissé derrière lui une femme et un jeune fils. S’il ne semble guère se soucier de la première, il parle du second et m’a raconté combien il lui a été difficile de continuer à jouer la comédie lorsque, le soir précédant son vol, l’enfant lui avait demandé où il allait. Loftus découvrit un homme encore possédé par sa «m ission», incapable de saisir la réalité de la situation. Il attribua à Hess un esprit «aussi virginal que celui de Robespierre» et estima qu’il aurait pu devenir un idéaliste tout aussi dangereux si la nature lui avait accordé personnalité et éloquence. Lors de ce premier entretien, il avait été frappé par les façons courtoises, le sourire désarmant et le rire facile du personnage ; les Seconde visite ministérielle 203 traits étaient quelque peu gâtés par des incisives supérieures pro éminentes et un menton fuyant — ce qui au demeurant n’avait rien pour troubler un Britannique de bonne famille — mais les yeux très étonnants rachetaient l’ensemble; profondément enfoncés dans leurs orbites, ils brillaient d’un éclat particulièrement intense. Le capitaine Munro K. Johnston qui venait de remplacer Dicks à Mychett Place — le Camp Z — avait une grande expérience des cas psychiatriques (bien qu’en février 1942 il se fût déclaré incompétent pour procéder à un examen médical complet de Z). Voici ce qu’il écrivit de sa première entrevue avec Hess, le même jour que Loftus : « Il était méfiant et poli. Il avait l’air malade — décharné, yeux caves et angoissé. » Hess se félicita de l’attaque de Hitler contre la Russie communiste, espérant que les Britanniques seraient désor mais plus compréhensifs — il s’imaginait encore pouvoir restaurer la paix, une fois guéri. En une occasion, Johnston fit remarquer que les Anglais s’amu saient des multiples uniformes et innombrables décorations de Goering. «Goering est comme ç a !» répondit Hess en s’esclaffant bruyamment. Johnston le jugea néanmoins jaloux du prestige du Reichsmarschall. «Goering aurait été terrifié à l’idée d’une entre prise comme la m ienne», dit le prisonnier d’un air méprisant. (Au cours des vingt-quatre heures d’angoisse précédant l’annonce par la B.B.C. de l’arrivée de Hess en parachute, Goering avait certaine ment cherché à rassurer Hitler en faisant valoir que le Me 110 n’atteindrait probablement jamais l’Écosse.) Alors que le journal de Scott avait montré le prisonnier angoissé et rendu insomniaque par les alertes aériennes, c’est maintenant leur absence qui le troublait (Albert Kesselring et Wolfram von Richthofen avaient déplacé leurs bombardiers sur le front oriental). On l’entendit dire : « Il faut qu’ils reviennent vite. » 18 juillet 1941 [Journal du commandant] Je l’ai vu ce matin et lui ai donné un livre sur les cottages anglais... Le major Dicks du R.A.M.C. est parti et a rendu son laissez-passer. 19 juillet 1941 L’état de Z continue de s’améliorer... Il a dit [au lieutenant T. Jackson] qu’il n’avait plus l’intention de se suicider. Il semble encore penser qu’il deviendrait führer si Hitler et Goering venaient à mourir. 20 juillet 1941 Pris avec moi le capitaine Ashworth [le nouvel adjudant-major] pour le présenter à Z qui était de très bonne humeur. 204 L ’Angleterre Il semble aller mieux de jour en jour, et on commence à se demander si le colonel Rees et le major Dicks avaient eu raison de diagnostiquer une «dém ence permanente». Trois jours plus tard, Hess régala son ami Bill Malone de quelques révélations sur les dessous alors inconnus de l’affaire BlombergFritsch de janvier 1938, qui avait provoqué la démission du ministre de la Guerre et du commandant en chef de l’armée impliqués dans un scandale de mœurs. Le général W em er von Fritsch, lui confiat-il, avait été relevé de son commandement car, faisant partie de la « haute société » berlinoise, il n’était pas assez dévoué au Parti. En septembre 1939, il vint sur le front polonais inspecter le régiment dont il était colonel à titre honoraire et s’avança délibérément sous le feu ennemi afin d’en finir avec la vie. Quant à Blomberg, Hess raconta que Hitler et Goering avaient tous deux assisté en janvier 1938 à son mariage avec une jeune fille dont la bonne société de Berlin affirmait qu’elle n’avait vraiment rien d’une dame. Après enquête, la rumeur se révéla fondée, et Blomberg dut démissionner. «M ais lui, il n’est pas parti au front», fit perfidement remarquer Hess. Malone l’interrogea sur la Pologne — sachant peut-être que des officiers polonais préparaient le meurtre de leur prisonnier. « Je n’y suis jamais allé personnellement, répondit Hess. Vous savez, l’ambassadeur de Pologne était tellement persuadé qu’il y aurait une révolution en Allemagne dans les quinze jours qu’il a dit A u f Wiedersehen à ceux qui le reconduisaient au moment de son départ ! » Malone lui demanda s’il était exact que Hitler lui avait interdit de piloter un avion. Auparavant, Hess avait expliqué qu’il avait promis de ne pas voler pendant un an, et que le délai venait juste de s’écou ler. Maintenant, sa version avait changé. « Oui, c’est vrai, dit-il, il me l’a vraiment interdit, mais seulement en ce qui concernait les monomoteurs. Je suis venu en bimoteur. » Durant une semaine, les infirmiers l’avaient vu occupé à rédiger un document. Le 27 juillet, Malone ayant été relevé, Hess se confia au lieutenant Loftus, déclarant qu’il était la seule personne à qui il pouvait faire confiance et lui demanda s’il accepterait de faire parve nir un document à son père sans en parler à quiconque au camp. 27 juillet 1941 [Journal du commandant] L’officier de service [Loftus] a refusé de donner sa parole avant d’avoir consulté son père, parlementaire « ami de l’Allemagne », at-il souligné devant Z ... L’officier parlait ainsi sur instructions, afin Seconde visite ministérielle 205 de recueillir des informations ; il n’avait en réalité aucune intention de contacter ou d’informer son père. Plus tard dans la journée, Z a réitéré son ancienne exigence de rencontrer le duc de Hamilton et parut de nouveau surexcite. Averti le médecin que cela pouvait être le début d’une nouvelle crise et que les infirmiers devaient se tenir sur leurs gardes. Hess conserva plusieurs jours son texte. Entre-temps, le chirurgien Murray vint radiographier sa fracture : Johnston remarqua que le prisonnier, qui avait entendu dire que les rayons X pouvaient ren dre stérile, couvrit soigneusement ses parties intimes d’un couvercle de métal pendant l’exposition aux rayonnements. Les rapports des infirmiers de jour et de nuit le montrent gai et sociable, s’intéressant à leur vie personnelle, dessinant et écrivant, et, en de très rares occasions, paraissant préoccupé, les yeux fixés sur un coin de mur, perdu dans ses pensées. Quelques épisodes lais sent à penser qu’il avait moins perdu le sens de l’humour que ses geôliers. 30 juillet 1941 [Journal du commandant] Il a dernièrement été assez critique sur sa nourriture, et il est sur prenant que l’officier de service [lieutenant Hubbard] lui ayant pro posé en plaisantant un biscuit noir pour chien, il l’ait mangé et en ait même redemandé. 31 juillet 1941 Le colonel Coates [directeur adjoint des Prisonniers de guerre] a eu un entretien avec Z. 1er août 1941 Z a passé toute la journée à rédiger un énorme rapport qu’il a donné au lieutenant Loftus au moment du dîner... simple amplifica tion de ses exigences précédentes — protection de S.M. le Roi, constitution d’une commission d’enquête composée de personnes indépendantes du Premier ministre et du War Office. Prétend de nouveau qu’on veut l’empoisonner et accuse en particulier le colonel Rees et le major Dicks d’être les chefs de la conspiration. Aux yeux du colonel Scott, ce document semblait n’être qu’une confirmation du pronostic pessimiste exprimé par Gibson Graham, Rees, Dicks et Johnston, en dépit de la « lucidité apparente » de leur prisonnier ces dernières semaines. Les quinze pages manuscrites originales en allemand du « témoi gnage » de Hess furent rangées dans les archives protégées des ser 206 L ’Angleterre vices secrets, mais une traduction anglaise datée du 30 juillet figure dans les papiers personnels du commandant et Hess fut en mesure d’en remettre une copie à lord Beaverbrook cinq semaines plus tard. Compte tenu de l’état d’esprit dans lequel se trouvait tout naturelle ment le prisonnier, c’est un document passionnant à plusieurs niveaux — pour ce qu’il montre de la capacité de mémoire de Hess, pour les faits qu’il relate, et pour la façon méthodique, juridique d’esprit, avec laquelle il présente son affaire. Le texte, divisé en paragraphes et alinéas, évoque en outre des « témoins » qui pour raient, si besoin était, appuyer ses plus étranges allégations. Joints au document, se trouvaient quelques-uns des comprimés de glucose que Dicks lui avait donnés peu de jours avant la tentative de sui cide. Il en demandait l’analyse par un laboratoire indépendant. «C om m e je suis conscient que certaines de mes affirmations peuvent paraître fantasques, commence-t-il, je me suis limité aux cas où je crois pouvoir fournir des preuves. » Hess donne une description presque clinique des « curieuses bouffées de chaleur » suivies d’un sentiment d’euphorie puis d’une sensation de manque qu’il ressentait après avoir pris le produit inconnu administré par le major Dicks — épisodes qui aboutis saient à une «fatigue cérébrale extraordinairement rapide». Crai gnant de perdre complètement la raison, se refusant à offrir cette image à des étrangers, et «particulièrement pour éviter d’être exhibé comme un dément devant les journalistes », il avait décidé de mettre fin à ses jours si les symptômes se reproduisaient. « J ’ai écrit dans le plus grand calme mes lettres d’adieu. Quand durant la nuit [du 15 au 16 juin] il m’apparut très clairement que les mêmes réactions se manifestaient à nouveau, j’ai sauté dans la cage d’esca lier. » Après l’échec de sa tentative de suicide, Hess eut la convic tion qu’on lui administrait toujours la même substance et si les symptômes furent cette fois nettement moins sensibles, c’était selon lui parce qu’il avait réussi à dissimuler un certain nombre de com primés. « Mon cerveau se fatigue toujours aussi vite. Fait révélateur, chaque fois que le docteur Dicks pensait que j ’avais pris son pro duit, il ne cessait de me demander si je ne ressentais pas un affaiblis sement de mon esprit. » C’est pour cette raison que Hess demandait maintenant qu’une équipe indépendante analyse les comprimés de glucose. « Je crois que le produit en cause se trouve là, écrit-il, mais je ne peux pas l’affirmer avec certitude. Je suppose que cette substance devrait être connue par un hôpital où l’on soigne les troubles nerveux. On pour rait sans doute détecter sa présence en laboratoire. » Essayant de reconstituer les tumultueux événements des der Seconde visite ministérielle 207 nières semaines sous l’angle de la confusion créée par le traitement, Hess situa l’apparition des premières « bouffées de chaleur » au tout début de son séjour au Camp Z. «Après la visite d’un officier (sans doute du ministère de la Guerre) écrit-il, faisant peut-être allusion à l’entrevue du 30 mai avec le colonel Rees [le docteur Gibson Graham], était visiblement troublé. C’est sans doute ce soir-là qu’on m’a pour la première fois donné un peu du produit dont je parle — veuillez le lui demander. » Ses soupçons éveillés par ce traitement, Hess fut ensuite préoc cupé par les cachets de Véganine qu’on lui donna après sa chute. Inefficaces contre la douleur, ils avaient, croyait-il, provoqué une rétention d’urine. Il fit part de ses soupçons à Bill Malone, « mais bien entendu... il ne voulait pas me croire». Après avoir pris un cachet, le lieutenant souffrit des mêmes symptômes, du moins selon les allégations du prisonnier. « Il était complètement ailleurs. Ses traits semblaient montrer qu’il avait beaucoup souffert... Je suis fermement convaincu qu’il a rapporté [à Scott] l’effet produit sur lui par les cachets, et qu’il a reçu l’ordre de tout nier devant moi. » Depuis cette date, continua Hess, on ne lui avait malheureusement plus donné que de la véritable Véganine, et il n’avait donc pas d’échantillon à donner à analyser. Comme le major Dicks l’avait pressé de boire le plus d’eau possi ble, Hess en tira une conclusion pour lui évidente : ce fait, joint au douloureux « incident du cathéter » — qu’il décrit dans des termes bien plus convaincants que ses autres allégations — , lui suggéra qu’on avait décidé de lui appliquer les « méthodes de la Gestapo » dont Atkinson-Clark avait parlé. Après avoir relaté un autre épisode où le chirurgien avait modifié son éclisse à la suite d’une conversa tion avec Dicks, le laissant pendant vingt-quatre heures dans des souffrances intolérables, Hess proposa qu’on interrogeât le major Murray. « Car j’ai l’impression qu’il n’était pas partisan de ce genre de m éthodes», ajouta-t-il. Il aborde ensuite les moyens subtils employés pour porter atteinte à son amour-propre. Il ne lui avait pas échappé qu’en l’espace dë vingt-quatre heures, le docteur Gibson Graham et le major Dicks lui avaient tous deux posé la même question : «Toutes les dispositions concernant votre famille ont-elles été prises pour le cas où vous ne retourneriez pas en Allemagne ? » Et il savait bien pourquoi on ne lui donnait aucune nouvelle de l’extérieur — pas même les communiqués militaires officiels. Le major Foley et les « compagnons » lui avaient brutalement annoncé la destruction du Bismarck en précisant que l’amiral Lütjens y avait trouvé la mort en même temps que la plus grande partie de l’équipage. « Mais ils ont 208 L ’Angleterre omis de me parler de la fin du Hood. » (Le plus grand des vaisseaux de guerre britanniques avait été touché de plein fouet par les canon? du Bismarck.) « Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on voulait me saper le moral. » C’était, de toute évidence, le même type d’agression psychologi que qui motivait son isolement : « Depuis mon arrivée en Angle terre, se plaignit-il, je n’ai reçu aucune lettre, ou quoi que ce soit, d’Allemagne. Il est impensable que des membres de ma famille ou des amis (par exemple le professeur Haushofer) ne m’aient pas écrit. Il est tout aussi inimaginable que le Führer ait pu faire bloquer le courrier depuis l’Allemagne pour me punir de mon expédition. On ne saurait me reprocher de penser que cet embargo postal, comme l’embargo sur les informations, a été imposé pour jouer sur mes nerfs. » Hess suggérait aussi qu’on usait de la même cruauté mentale en le privant de musique. Il avait demandé un phonographe et la per mission d’écouter la radio. (Il faut rappeler ici que le colonel Scott lui-meme avait noté que l’officier du M.I.6. Foley lui avait assuré que Hess ne s’intéressait nullement à la musique.) Le major Foley promit de transmettre la requête à ses supérieurs hiérarchiques à Londres et informa le prisonnier à son retour que « la permission ne pouvait être obtenue qu’au plus haut niveau, le Premier ministre s’étant personnellement réservé tout pouvoir de décision concer nant le traitement qu’on devait m’appliquer». Hess avait certaine ment raison de faire remarquer que la possibilité d’écouter de temps à autre un disqué ou la radio aurait sur lui un effet salutaire, surtout pendant les douze semaines où, selon le major Murray, il devrait encore rester alité. « O n comprendra, ajoutait-il, que j’en tire les conclusions qui s’imposent. » Mes revendications sont les suivantes : 1. Qu’on ouvre une enquête sur la base de mes assertions. Les per sonnes qui en seront chargées doivent avoir le pouvoir de libérer les témoins de leur obligation de secret et de les interroger sous ser m ent; comme ils sont presque tous officiers, je suppose que seule S.M. le Roi possède l’autorité nécessaire. Les enquêteurs ne devront en aucune manière dépendre du ministère de la Guerre, dont mon cas semble relever, ni recevoir de lui aucune directive, ni aucun ordre du Premier ministre. 2. Qu’on transmette au duc de Hamilton une traduction de ce document. Ce gentleman m’avait promis après mon atterrissage qu’il ferait tout pour assurer ma sécurité. Je sais qu’en conséquence, le roi d’Angleterre lui-même a donné les ordres nécessaires. C’est pour cette raison que des officiers de la Garde sont chargés de ma protec Seconde visite ministérielle 209 tion. Le duc de Hamilton pourrait-il avoir la bonté de demander au roi d ’Angleterre qu’il me place en tout sous sa protection... Je demande que tous ceux qui ont été chargés de ma personne soient remplacés. 3. Que les représentants au Parlement du peuple britannique soient informés, par les moyens appropriés, que je fais appel à eux. Dans ce document au style résolu, Hess désignait nommément dix officiers que les enquêteurs devraient interroger. Cela allait des maî tres comploteurs Dicks, Foley et Wallace au colonel Scott (« proba blement initié»), et aux officiers qui pourraient apporter des preuves en tant que témoins «peut-être partiellement initiés». Dans cette dernière catégorie Hess rangeait les médecins du minis tère Rees et Gibson Graham, le «com pagnon» du M.I.6 qu’il connaissait sous le nom de Bames, le lieutenant Malone (« M. Malone, souligna-t-il, a toujours été très courtois à mon égard»), Atkinson-Clark, et le caporal Riddle (« Je n’ai rien à lui repro cher. ») ; Hess se disait convaincu que ces derniers diraient la vérité si on les dégageait de leur obligation de réserve et les interrogeait «au nom du R oi». S’interrogeant lui-même sur ceux qu’il avait identifiés comme les méchants de la pièce — Dicks, Foley et «W allace» — , Hess se trouva confronté à une énigme : Je n’ai cessé de me demander comment la nature tout à fait aimable de ces hommes pouvait s’accorder avec le traitement qu’ils me font subir. En fait, c’est pour moi un véritable casse-tête. Je n’ai bien entendu aucun moyen de prouver qu’ils agissent sous la contrainte, sous l’emprise d’un pouvoir de suggestion puissant, ou quelque chose comme cela. Mais par leur manière de savoir se gagner la confiance des autres, ils ont par deux fois réussi à suggérer que j’étais victime d’une idée fixe' à des visiteurs à qui je tentais d’exposer mes griefs. Dans les deux cas, ils avaient auparavant invité ces personnes pour le thé ou le déjeuner... Il en fut ainsi lors de la visite de [lord Simon], tellement persuadé que je souffrais d’une psychose qu’il m ’a coupé la parole à peine avais-je commencé à me plaindre. La même chose se produisit avec le colonel Rees qui écouta très attentivement mes déclarations à sa première visite. Lorsqu’il revint me voir, après avoir pris le thé avec les officiers supérieurs, me sem ble-t-il, il paraissait complètement changé et tenta de me persuader que j’étais atteint de psychose... Le major Dicks, le major Foley et le colonel Wallace prirent l’habitude de suggérer que mes souffrances étaient dues à une psychose ou une idée fixe. Toutes mes tentatives * En français dans le texte (N.d.T.). 210 L ’Angleterre pour faire parvenir une plainte à une autorité supérieure par l’inter médiaire de ces messieurs échouèrent, écartées pour cause de psy chose. Il n’avait rien à reprocher au nouveau venu, le capitaine Johnston, mais il prévint qu’il ne prendrait aucune médication prescrite par lui, puisque Johnston allait chaque semaine se fournir en médica ments et prendre ses instructions chez Dicks. Affirmant qu’il avait trop d’expérience pour ne pas reconnaître une psychose quand il en voyait une, Hess avoua soudain qu’il lui était arrivé de simuler, afin de se débarrasser un peu des psychiatres de l’armée : « Si j’ai récemment donné l’impression d’y croire moimême, c’est seulement parce qu’il me semblait que j’aurais ainsi davantage de tranquillité. » Ces propos étaient peu faits pour lui attirer les grâces d’une profession si imbue de son importance. «Toute cette affaire, concluait Hess dans cette extraordinaire déposition, constitue le système le plus cruel qui se puisse conce voir pour torturer un homme sous les yeux mêmes des responsables de sa protection, et peut-être même ruiner définitivement sa santé, sans qu’on puisse pratiquement rien prouver. » Je n’aurais jamais pensé qu’il serait possible que je subisse des tor tures mentales et physiques en Angleterre et qu’il me faille affronter là l’épreuve la plus cruelle de ma vie. Je suis venu en Grande-Bre tagne confiant dans la loyauté des Britanniques. Vétéran de l’avia tion, je sais que cette loyauté s’est à maintes reprises appliquée à l’adversaire. Comme je ne suis pas venu en ennemi, j’avais plus de raisons encore de compter sur elle. Je suis venu totalement désarmé, au péril de ma vie, avec l’inten tion d’être utile à nos deux pays. Je crois encore à la loyauté du peuple britannique. Je suis convaincu que le traitement que j’ai subi ne correspond pas à sa volonté. Je sais trop que le roi d’Angleterre a donné des ordres pour ma sécurité et mon confort. Je ne doute pas que seul un petit nombre de personnes est respon sable du traitement que j’ai subi. Bien entendu, je veillerai à ce que l’opinion allemande n’en entende jamais parler. Cela serait en contradiction avec le sens même de mon voyage en Grande-Bretagne, dont le but était d’amé liorer et non pas d’envenimer les relations entre nos deux peuples. Le 30 juillet 1941 RUDOLF HESS Les réactions des médecins aux plaintes de Hess valent d’être notées. Pour le capitaine Johnston, c’était un délire paranoïaque Seconde visite ministérielle 211 typique. « Il était persuadé, écrivit-il après la guerre, que nous étions tous sous l’influence de quelque drogue mystérieuse. » Résu mant ses dix-huit premiers jours passés auprès de Hess, il répéta : « Il est atteint de paranoïa. » 1 * août 1941 [Rapport du capitaine Munro Johnston] ... Ses moments d’introspection morose et le long document qu’il a récemment rédigé, avec ses bizarres allégations de persécution et de torture, sa façon de fournir des témoins et des preuves sont des signes pathognomoniques de la paranoïa. Pour moi, le pronostic est mauvais, il a besoin des soins et de la surveillance qu’exige une personne au cerveau dérangé, avec des ten dances suicidaires. Estampillé TRÈS s e c r e t , le rapport aboutit dans les dossiers de Chur chill. Invité le lendemain à donner son appréciation, le major Dicks fut encore plus méprisant et acerbe. Que le prisonnier ait tenté de « [nous] court-cicuiter » montrait qu’il était toujours en proie à ses fantasmes paranoïaques, malgré une amélioration superficielle. « Je suis désormais certain, écrivait Dicks, qu’il n’y a aucune chance de changer cet homme par quelque moyen que ce soit et qu’on doit le considérer comme n’importe quel autre cas de paranoïa — c’està-dire qu’il y a moins de un pour cent de chances de guérison. » Le commandant du camp nota sans commentaire dans son jour nal cette sombre conclusion. Il n’était pas d’accord, ainsi qu’il l’avait déjà noté, mais il n’était que le geôlier. Le major Dicks demandait maintenant des conditions de détention susceptibles de prévenir toute tentative de suicide. Les instructions enjoignant de considérer le prisonnier comme dément déconcertèrent les officiers de la Garde du Camp Z. Certes, il était déprimé, fuyait souvent la conversation, et restait de longs moments à contempler les murs de sa chambre d’un air morose : mais que pouvait-il faire d’autre ? « Le patient s’est montré gai et sociable durant toute la matinée, rapporta le caporal Farr à l’issue de son tour de service du six, il a passé la plus grande partie du temps à lire et à écrire. » Everatt, qui était du soir, trouva Hess encore en train d’écrire — «[II] a écrit page sur page jusqu’au dîner. Il était tellement absorbé par ce qu’il faisait qu’il lui est parfois arrivé de ne même pas répondre quand on lui parlait. » Et le caporal Riddle signala qu’avant d’aller se coucher Hess avait eu avec lui «une conversation intéressante». 212 L ’Angleterre Ce travail d’écriture l’occupa plusieurs jours. Les spéculations sur le contenu exact de ces nombreuses pages allaient bon train. 7 août 1941 [Journal du commandant] Z ... [1*] a donné au sous-lieutenant Loftus à 16 heures. Le major Foley s’est mis à traduire le manuscrit, qui comporte 45 pages ser rées. On a observé un individu suspect qui s’intéressait de trop près aux dispositifs de défense et aux barbelés extérieurs. Une patrouille envoyée reconnaître le périmètre extérieur est revenue à 22 heures rapportant qu’un segment de barbelés près du verger a été tripoté... On a décidé de garnir pour la nuit le poste n° 6 avec deux hommes et un fusil-mitrailleur. Dans ce nouveau texte (dont il demanda en vain qu’on le transmît au duc de Hamilton), Hess tentait avec opiniâtreté, en dépit de sa détresse, et sans trahir aucun secret vital pour son pays, d’éclairer la Grande-Bretagne sur ce qu’allait être son futur dilemme — même si elle parvenait à vaincre l’Allemagne, elle perdrait dans le long terme, face aux exigences de l’impérialisme soviétique. Le manus crit était logique, prophétique, bien composé, et d’une écriture impeccable. Le major Foley le lut avec avidité ; le colonel Rees, psy chiatre du War Office, estima qu’il confirmait son diagnostic d’« état paranoïaque ». Posant en principe que personne ne voulait d’un «second Ver sailles», Hess y affirmait que seuls les États-Unis bénéficieraient d’une prolongation de la guerre, l’Angleterre ayant tout à y perdre même en cas de victoire finale. Au demeurant, il se disait certain de la victoire allemande : Hitler n’était-il pas au moment même en train de dissiper l’étemel cauchemar du double front en détruisant rapidement les armées bolcheviques en Russie... Passant sous silence la très réelle pénurie de munitions qu’avait connue l’Alle magne en 1939 et 1940, Hess vantait la production massive de chars, de canons, de bombes et d’obus du Reich ainsi que l’impor tance des réserves de pétrole et des stocks de matières premières dont les Allemands s’étaient emparés en France. La production des nouvelles usines de pétrole synthétique remplaçait les livraisons russes perdues. Il dénonçait à juste titre comme « fantaisiste » l’affir mation des Alliés selon laquelle la Wehrmacht aurait déjà perdu un million et demi d’hommes en Russie et rappelait aux Anglais que, dans une guerre moderne, les transports aériens et motorisés per mettaient d’acheminer beaucoup plus facilement les renforts vers le front. Enfin, les armées de Hitler, contrairement à celles de la Seconde visite ministérielle 213 Grande Guerre, ne risquaient pas de voir leur moral miné par la faim dans le pays et par les influences marxistes. (Il convient de remarquer que Hess omettait «les juifs» dans cette équation.) Bref, il s’attendait à un effondrement imminent des défenses russes. Dès lors, affirmait-il, la Grande-Bretagne serait à la merci de Hit ler en raison de l’accroissement catastrophique de ses pertes navales (s’il avait raison de ne pas faire confiance aux communiqués de l’Amirauté, il était moins avisé de considérer comme plus authenti ques les chiffres donnés par Berlin). David Lloyd George et le lord amiral Jellicoe avaient plus tard témoigné que ses pertes navales avaient presque acculé la Grande-Bretagne à la défaite en 1917. Si, dans cette guerre-là, la flotte sous-marine allemande avait été handi capée par le manque de bases, dans celle-ci Hitler contrôlait les côtes depuis le nord de la Norvège jusqu’à la frontière espagnole. Avec une «perspicacité de visionnaire», le Führer avait ordonné l’intensification de la production de sous-marins qui étaient préfa briqués puis assemblés à travers toute l’Europe occupée, bien audelà du rayon d’action des bombardiers britanniques. Hess inter rompit ici son exposé : « Je suis conscient, admettait-il, de livrer ici partiellement quelques secrets militaires, mais je pense que je peux m’en justifier devant ma conscience et mon peuple : je crois qu’une franchise absolue peut aider à mettre un terme à une guerre absurde. » Il ne servirait à rien que Churchill exécutât sa menace d’abandon ner le sol britannique pour continuer la guerre depuis le Canada : Hitler n’aurait qu’à occuper quelques bases aériennes clés et à pour suivre le blocus de l’île jusqu’à ce que Churchill se rende, avertit Hess, et il se risqua à ajouter que ce ne serait pas là une politique plus inhumaine que celle appliquée par les Anglais contre les Boers, dont 26000 femmes et enfants avaient péri dans des camps de concentration. C’était pour prévenir la reprise de raids aériens encore plus terri fiants que les précédents que Hess avait conçu son projet de vol vers la Grande-Bretagne. La production aéronautique allemande proclama-t-il (là encore avec une grossière exagération) était supé rieure à celle de la Grande-Bretagne et de l’Amérique réunies. « Si l’Angleterre espère briser le moral des Allemands en intensifiant les attaques contre la population civile, elle sera déçue. » Comme elle avait pu le découvrir elle-même, c’était au plus fort des bombarde ments que son moral s’était fortifié. Avec ce texte, Rudolf Hess voulait par-dessus tout conseiller aux Anglais de ne pas sous-estimer les Russes. Ils étaient en train de devenir la plus grande puissance militaire. « Seule une Allemagne 214 L ’Angleterre forte, servant de contrepoids, avec l’appui de l’ensemble de l’Europe et la confiance de l’Angleterre, pourrait écarter le danger. » Il prédisait également que si les classes laborieuses d’Europe devaient pâtir de la guerre, le communisme ne pourrait que se répandre. L’Empire britannique d’outre-mer serait particulièrement vulnérable aux séductions du marxisme-léninisme, ajouta-t-il : « Le danger est accru par l’attraction qu’exerce le bolchevisme sur des indigènes au niveau de vie inférieur mais vivant au contact de la civilisation européenne.» « Je suis fermement convaincu», affir mait Rudolf Hess en des phrases prophétiques demeurées sans lec teurs dans des archives secrètes, « que si on ne la brise pas au der nier moment, la Russie bolchevique sera la puissance de l’avenir, l’héritière de la position mondiale de l’empire britannique. » L’Allemagne ne poserait qu’une seule condition de paix d’impor tance, estimait Hess, la restitution de ses anciennes colonies. La Grande-Bretagne devrait s’abstenir de se «m êler des affaires du continent» — un retour, exposa-t-il, aux politiques de William Gladstone et lord Salisbury. « Une entente réelle avec l’Allemagne serait une concrétisation des efforts déployés par Joseph Chamber lain au début du siècle. » Ainsi, Hess adjurait-il les Anglais de faire au moins un pas vers un accord : en cas d’échec, écrivait-il, ils pour ront toujours reprendre leur «charm ant jeu de société», et se remettre à bombarder, estropier, brûler, couler et ruiner au nom de la guerre. Une fois délivré de la rédaction de cet exposé, Hess demeura quel ques jours paisible et peu communicatif. Lorsque le major Dicks vint lui rendre son habituelle visite du samedi, le 9 août 1941, Hess le reçut les bras croisés, pour signifier qu’il refusait de serrer la main de ce psychiatre émigré. Ce même jour, le colonel «W allace», venu du M .I.6, lut intégralement le document du prisonnier, et admit devant le commandant et Foley qu’il contenait «quelques points intéressants». Le lendemain, dans une discussion avec le lieutenant Percival, officier de service, Hess revint sur la campagne de Russie, prédisant que si par extraordinaire les Soviétiques gagnaient la guerre, ils déferleraient à travers l’Allemagne et la France pour se retrouver face aux îles Britanniques. « Ceci, nota le colonel Scott dans une tournure de phrase embarrassée, semble être de la propagande en faveur de son plan de paix. » Le 11 août, le lieutenant Loftus entreprit Hess sur les camps de concentration et les persécutions antijuives dans l’Allemagne nazie. Le prisonnier répliqua en reparlant des « 26 000 femmes et Seconde visite ministérielle 215 enfants » tués par les Anglais dans les camps de concentration lors de la guerre des Boers. Quelques jours plus tard, un autre lieutenant de la Garde essaya de le faire parler des avions téléguidés nazis, mais Hess se tut immé diatement, esquissant seulement un geste de surprise en apprenant que les Britanniques avaient récupéré un Messerschmitt 109F intact (un pilote de la Luftwaffe, devenu officier supérieur de la Bundeswehr après la guerre, s’en était servi pour déserter). Le Foreign Office ayant autorisé la préparation des quartiers d’hiver au camp Z, Hess allait pour quelque temps se retrouver à Aldershot. Visiblement déprimé, il se remit à écrire. Les gardes découvrirent — probablement durant son sommeil — qu’il avait écrit des lettres à sa femme Use et au malheureux Pintsch. Dans chacune de ces lettres, Hess reprenait la citation de Goethe déjà uti lisée avant sa précédente tentative de suicide. Il demandait pardon à Pintsch pour le « décret du sort » qui avait conduit à son arrestation par la Gestapo, dont il avait eu connaissance, et le remerciait pour sa loyauté. Dans l’espoir de le dérider quelque peu, Scott lui apporta un dimanche un livre sur les demeures de campagne conçues par le maître architecte sir Edwin Lutyens. Hess le dévora d’un trait et se remit à travailler aux plans de la maison de campagne qu’il comptait faire bâtir en Écosse au retour de la paix. Néanmoins, il avait encore du mal à se concentrer, et le caporal Farr nota l’avoir vu à plusieurs reprises le regard perdu sur les murs, jusqu’à ce qu’un claquement de porte en bas le ramène brusquement sur terre. 19 août 1941 [Rapport de l’infirmier] [Hess] ayant lu le journal a semblé très satisfait et m’a affirmé qu’il trouvait les nouvelles très bonnes. [Le Times publiait les communi qués allemands selon lesquels la pression sur les forces russes se poursuivait et l’ennemi « fuyait en désordre. »] Patient très calme après le dîner, profondément perdu dans ses pensées. 20 août 1941 De très bonne humeur ce matin. 15 heures a pris son stylo et du papier et s’est mis à écrire jusqu’à environ 18 heures. On l’a vu faire des mimiques, marmonner et sou rire tout seul sans raison apparente... Exaspéré par les claquements de portes continuels, a poussé des exclamations en allemand en se frappant violemment la tête des mains et en tirant sur ses couvertures. 216 L ’Angleterre 0 h 10 : ... Pense qu’on fait exprès du bruit pour l’empêcher de se reposer. [Journal du commandant] Il a parlé [au lieutenant Percival] de la Déclaration anglo-améri caine [la « Charte de l’Atiantique » qui venait d’être conclue contre Churchill et Roosevelt], disant que c’était là une bonne propagande pour l’Allemagne car elle fortifierait sa détermination. Il a demandé le médecin après le dîner... celui-ci a seulement constaté que Z voulait se plaindre de claquement de portes. Le bruit de la porte d’entrée située au-dessous de sa chambre le tourmentait sans cesse, et les infirmiers reconnaissaient qu’un homme malade n’aurait pas dû être importuné de la sorte. Le 21, « une expression de grande contrariété s’est peinte sur son visage » au bruit de la porte. La semaine suivante, le rapport de l’infirmier indique qu’à chaque fois il demandait au surveillant de regarder par la fenêtre pour savoir qui était le coupable. En soit, ce n’était pas là une preuve de démence : il faisait lui-même remarquer que, cloué au lit comme il l’était avec la colonne vertébrale endommagée par son saut en parachute et toute la jambe dans le plâtre, il était com préhensible qu’il eût les nerfs à vif. Il demanda au colonel Scott de faire poser un butoir en caoutchouc, mais cinq semaines allaient encore se passer avant que le bruit cessât. La nuit, son cerveau se peuplait d’étranges fantasmagories. Plu sieurs fois durant ce mois d’août, il rêva qu’il était encore en Alle magne — qu’il ne s’était jamais envolé pour l’Écosse — qu’il fonçait de Berlin à Munich dans quelque autre avion pour aller chercher son Messerschmitt 110 avant que Hitler en eût vent et pût empê cher son départ. Dans un autre rêve récurrent, il se voyait sautant des haies de manière acrobatique avec ses deux jambes plus vail lantes que jamais. Les rayons X ayant montré que la fracture était réduite, on retira les derniers poids. Deux jours plus tard, le major Murray ôta la tige d’acier : Hess exigea du champagne au dîner pour fêter l’événement, et il l’obtint. Comme aucune réponse ne lui était parvenue du duc, il écrivit avec application un deuxième exemplaire de son mémorandum et le donna à Loftus. Le jeune officier promit (au su de Scott) de le montrer à ses parents. Mais il n’était aucunement prévu que le monde extérieur revît jamais Z. On entreprit des préparatifs visant à transformer le Camp Z en prison psychiatrique permanente pour un Rudolf Hess Seconde visite ministérielle 217 qui ne se doutait de rien. Le 22 août, après une conférence avec Scott, Foley et le docteur Johnston, le colonel Rees soumit le rap port suivant par les canaux du M.I.6 au général de brigade Menzies, chef du S.I.S : L’AVENIR DE Z Les documents récemment rédigés que j’ai pu voir ne font que confirmer le diagnostic de paranoïa. À mon avis... cet état de choses continuera sans amélioration réelle, même si de temps en temps on pourra observer une rémission effective ou seulement apparente, car, comme il le fait à présent, le patient sait masquer ses symptômes. En conséquence, il y a avec Z un risque constant de suicide et des précautions s’imposent. Il sera libéré de son attelle dans deux mois environ, et à partir de ce moment le risque sera encore plus grand, même si pour un mois encore il n’a pas accès au rez-de-chaussée ni à l’extérieur. Pour Rees, l’alternative était simple : soit transférer Hess dans un camp de prisonniers de guerre, soit le garder là où il était. (L’obliga tion légale qu’avait la Grande-Bretagne de faire rapatrier Hess en Allemagne s’il était vraiment dément, en vertu de la Convention de Genève, n’apparut que plus tard au gouvernement britannique.) S’il devait rester au Camp Z, il faudrait faire installer des vitres blindées dans son logement, le salon, le mess du rez-de-chaussée, et construire de nouvelles toilettes sans chaîne pendante. « Il n’y a guère de limites à l’ingéniosité d’un homme qui veut mourir, avertit prophétiquement le colonel, et il faudra admettre qu’un accident pourrait encore se produire, malgré toutes ces précautions.» Le War Office et le Foreign Office décidèrent conjointement que Hess devait rester, précisant en particulier « qu’il devait limiter ses pro menades à la partie supérieure de la pelouse, qu’il faudrait dissimu ler, afin que l’on ne voie rien depuis l’allée et la terrasse, en laissant assez de place pour qu’une voiture puisse éventuellement manœu vrer ». À cette époque, Hess ne songeait pas au suicide, et plusieurs années allaient se passer avant qu’il fît une nouvelle tentative. Il avait brièvement placé ses espoirs dans le lieutenant Loftus qui devait rendre visite à sa mère le 29 août. Ce jour-là, il demanda négligemment aux infirmiers de service s’ils savaient où se trouvait Loftus — juste pour vérifier si on essayait encore de l’abuser. Les cartes du front russe publiées par le journal ne pouvaient dis simuler les victoires allemandes, et le 1er septembre, il parla gaie ment de la bonne tournure que prenait la guerre — pour le Führer, bien entendu. 218 L ’Angleterre Loftus déjeuna avec lui à son retour, mais ne fit aucune allusion à son document. Pendant une journée, le prisonnier fut au plus bas. 2 septembre 1941 [Rapport de l’infirmerie] ... À certains moments on l’a vu se parler à lui-même. [Après-midi.] Attitude réservée, mélancolique, refuse la conversa tion. S’intéresse peu à ce qui l’entoure... Quand on lui parlait, il mar quait un léger temps avant de répondre, et il fallait souvent répéter, comme si ses pensées étaient ailleurs. Passé son temps à fixer les murs et les fenêtres d’un regard vide, en marmonnant, avec parfois sur le visage des expressions de surprise, d’incompréhension ou de dégoût. 3 septembre 1941 [Journal du commandant] Z est très déprimé. Les infirmiers psychiatriques se disent très inquiets, le jugeant de nouveau dans un état quasi suicidaire. Il est vrai que les infirmiers étaient désormais presque aussi pertur bés par l’enfermement que leur malade. Quand il advint à Hess de pousser un soupir bruyant dans la soirée du 3, ils notèrent laborieu sement : « Il a été pris de vifs mouvements agités, et a fortement expiré, exhalant une respiration profonde. » Plus humainement, dans l’après-midi du jour suivant, 4 septembre, ils le trouvèrent «très geignard», mais imputèrent le fait à la chaleur. En fait, ce jour-là, un événement inattendu s’était produit dans sa vie de reclus — une lettre d’une importante personnalité conserva trice du gouvernement de Churchill : le 1er septembre, lord Beaverbrook, maintenant ministre de l’Approvisionnement, écrivit à l’adjoint du Führer, rappelant qu’ils s’étaient rencontrés à la chan cellerie du Reich quelques années auparavant, et suggérant de reprendre contact. « Ainsi, concluait la lettre de l’important person nage, si cela vous convient, vous pourriez peut-être m’indiquer où et quand vous aimeriez me rencontrer. » (Bien entendu, pour ce qui était du lieu et du moment, le prisonnier n’avait guère son mot à dire.) Aujourd’hui encore, les mobiles de Beaverbrook restent inexpli qués. L’initiative venait-elle de lui ou de Churchill ? Membre parmi les plus remuants de l’entourage de Churchill, il y avait en lui cette pointe d’antisémitisme qui caractérisait de nom breuses sommités tories. Il avait rencontré trois fois Hitler qui lui avait inspiré une admiration durable; les transcriptions de ces conversations tombèrent aux mains des Britanniques en 1945 et furent sans doute détruites avec bien d’autres reliques embarras santes des égarements d’avant guerre. Né au Canada, Beaverbrook Seconde visite ministérielle 219 était profondément attaché à l’Empire et, jusqu’au seuil même de la guerre, il se répandit en mises en garde contre la politique de Chur chill, qui ne pouvait profiter, selon lui, qu’à leurs ennemis, japonais ou soviétiques. Comme on le verra bientôt, il avait rencontré le duc de Hamilton en Écosse lors d’une escale de l’avion qui l’emmenait vers Terre-Neuve où Churchill devait tenir une conférence avec Roosevelt à la mi-août : ils parlèrent certainement de Hess. Le 1er septembre, date de sa curieuse lettre, lord Beaverbrook avait été désigné pour conduire à Moscou une mission ministérielle chargée de négocier l’aide aux Soviétiques. Le jour suivant, il télé phona à un Cadogan plutôt surpris, lui demandant de dire au secré taire au Foreign Office que Churchill désirait cette rencontre avec Hess. On ne sait rien d’autre sur les arrière-plans de l’affaire. Hess répondit le 4, sur son papier d’écolier : Cher Lord Beaverbrook, Merci de votre mot amical du premier courant, que j’ai reçu aujourd’hui. Je me souviens bien de notre rencontre à Berlin et serais heureux de vous revoir. Je suppose que notre entretien n’aura pas de caractère officiel et pourra donc se dérouler sans témoins. Je pense que mon anglais est suffisant. Dans le cas contraire, je serais dans l’obligation de deman der qu’on m’accorde un témoin allemand. Sincèrement, Rudolf Hess La rencontre fut arrangée pour le 9 septembre. Dans les jours qui précédèrent, Hess tomba dans un état bizarre et incompréhensible qui rappela au capitaine Johnston, médecin du Camp Z, la panique qui s’était emparée de l’adjoint du Führer avant la visite de lord Simon en juin. Il y avait peut-être des raisons plus terre à terre, comme le bruit provoqué par les maçons construisant des baraque ments pour le personnel interne du Camp Z, ainsi que les comman dements et les claquements de talons qui ponctuaient la parade des Gardes, deux fois par semaine à huit heures du matin. Le 5, les infirmiers le trouvèrent gai mais «distrait», et notèrent quelques moments d’égarement — il s’interrompait brusquement pour fixer le mur puis reprenait le fil de la conversation. Des années plus tard, Johnston laissa entendre que cet état de panique dura jusqu’à l’arri vée de Beaverbrook, mais les rapports de l’époque montrent que le malaise de Hess disparut en une journée. Certains indices montrent que le M.I.6 essaya de jeter un peu de 220 L ’Angleterre poudre aux yeux à l’important et futur visiteur. Le 6 septembre, le major Foley avertit Scott que ses supérieurs avaient tout compte fait décidé de l’autoriser à écouter la radio — pour la première fois depuis six mois. Foley en loua une à Aldershot et le soir même elle fonctionnait à plein rendement dans la chambre du prisonnier — réglée sur les émissions de Berlin que Hess pensait plus fiables que la B.B.C. 6 septembre 1941 [Rapport de l’infirmerie] Patient très perturbé, a dit qu’il se sentait très faible. Resté allongé sur son lit les yeux fixés au plafond pendant vingt minutes après le déjeuner sans s’intéresser à rien de ce qui l’entoure. Semble très content d’avoir le poste. A écouté avec attention les commentaires allemands sur le front de Leningrad et les a traduits avec animation aux surveillants anglais. [Journal du commandant] Z semble plus gai... Z a semblé très agité à la perspective de la visite de B qui a demandé à le voir. Z prétend que cela sera impossible dans «son état actuel». 7 septembre 1941 [Rapport de l’infirmerie] ... A ensuite écouté une émission allemande qui a semblé le réjouir et passé une bonne partie de la matinée à écrire, et lu le Sunday Times pendant un petit moment. 8 septembre 1941 [Journal du commandant] On a appelé le médecin à 5 heures, pour Z qui se plaignait de vio lentes douleurs à la vésicule et réclamait de la morphine. Le médecin lui a fait une faible injection et il a dormi la plus grande partie de la matinée. Pendant toute la journée, il a refusé de manger autre chose que des biscuits. La perspective de son entrevue avec B semble être une cause possible de son agitation, qui semble tout à fait semblable à celle qu’il montrait avant la visite de [lord Simon]. Là encore, cette version alarmiste, sans aucun doute transmise au colonel Scott par le médecin, doit être mise en parallèle avec celle des infirmiers qui étaient de service auprès de Hess le même jour : [Hess] a pris du plaisir à écouter les programmes de la radio, et s’est montré très satisfait d’entendre les informations allemandes selon lesquelles Leningrad avait été investi par les troupes de l’Axe. A été en bien meilleure forme cet après-midi. A conversé avec le surveillant [de nuit] au moment de la relève, à propos du siège de Leningrad. A parlé avec gaieté, mais son attitude Seconde visite ministérielle 221 et l’expression de son visage étaient ceux d’un homme déprimé et solitaire n’ayant plus envie d’avoir des contacts avec les autres. Armé du laissez-passer militaire réglementaire signé de Cadogan qui le présentait comme le «docteur Livingstone», médecin visi tant le Camp Z pour procéder à des examens, Beaverbrook fut conduit à l’étage dans la chambre à coucher qui était tout l’univers personnel de Hess depuis maintenant trois mois, et on le laissa seul avec lui. Grâce aux microphones dissimulés, les services du M.I.6 à l’écoute ne perdirent pas un mot de la conversation. La transcription envoyée plus tard à Beaverbrook est marquée du n° 98, ce qui porte à croire que presque toutes les conversations de Hess avaient été transcrites depuis son arrivée à Mytchett Place, et l’on ne peut que s’interroger sur les raisons qui empêchent leur communication aux chercheurs — on imagine mal que ce puisse être en raison de leur contenu historique. Peut-être craint-on qu’elles ne donnent la preuve de l’existence des interrogatoires sous narcose dont lord Beaverbrook soupçonna plus tard qu’ils auraient pu endommager le cerveau de Hess... «Com m e votre anglais s’est amélioré, commença le ministre pour flatter l’adjoint du Führer. — Un peu, répondit modestement Hess. — Beaucoup ! Vous souvenez-vous de la dernière fois que nous nous sommes vus à Berlin dans votre bureau de la Chancellerie... ? Vous aviez tout compris en anglais. » Oui, Hess avait compris. « Eh bien, poursuivit Beaverbrook, il semble que nous soyons dans une mauvaise passe... J ’étais très opposé à la guerre. — Moi aussi ! — J ’ai énormément regretté... Le monde est plongé dans un cataclysme. Parfois un petit rien peut provoquer une gigantesque avalanche qui emporte tout sur son passage. » Pendant un moment, Beaverbrook parla de l’étonnement qu’il avait éprouvé à se retrouver en mai 1940, lui, magnat de la presse, nommé dans le cabinet de Churchill responsable de la production d’avions, de canons, et de munitions. Hess rit nerveusement mais ne se risqua encore à aucun commentaire. Il semble qu’il se soit senti mal à l’aise. En outre, il laissait ainsi à Beaverbrook l’initiative de la conversation. Il expliqua qu’il avait fallu douze semaines pour que l’état de sa jambe s’améliore. « Douze semaines ! ça fait long. — Très long, renchérit le prisonnier, surtout pour un homme qui n’a droit à aucune visite. En Allemagne, ma femme, mon fils, 222 L ’Angleterre ma tante et mes amis seraient venus me voir. » Ajoutant qu’ici il n’avait pas d’amis, il pria Beaverbrook d’intercéder en sa faveur, afin que le duc de Hamilton fût autorisé à le visiter — « le seul homme qui d’une certaine façon, si on peut dire, soit un ami, même si je ne le connais pas très bien». « Je l’ai vu l’autre jour sur l’aéroport au nord d’ici, reconnut Bea verbrook. Je me suis envolé vers l’Amérique depuis un terrain écos sais. » Ce détail conduisit Hess à révéler qu’aux premiers temps de l’aviation, quand Kohi et Fitzmaurice traversèrent pour la première fois l’Atlantique d’est en ouest, il avait voulu lui aussi tenter l’aven ture. « Mais je n’ai pas réussi à me procurer l’appareil... Aujourd’hui, c’est beaucoup plus facile. » À Beaverbrook qui avait fait le voyage dans la soute d’un bombar dier, le mot «facile» dut paraître quelque peu déplacé. « C’est une radio que vous avez là ? — Depuis deux jours, précisa Hess. C’est long, six mois sans radio ! — On ne vous accorde pas les facilités que vous souhaitez ? — Oh non! Certainement pas, s’exclama Hess avec un rire amer. Pendant cinq semaines je n’ai pas vu un journal... Vous pou vez peut-être me dire pourquoi. » Il était persuadé que s’il n’avait pas sauté par-dessus la rampe de l’escalier, il serait toujours privé de journaux. Beaverbrook l’interro gea sur la nourriture, et Hess le rassura sur ce point : « Oui, c’est très bien. Le service est excellent. » Comme Beaverbrook lui confiait qu’un de ses plaisirs d’autrefois était de boire de temps en temps un verre de vin d’Allemagne, Hess se risqua à exprimer l’espoir que les Britanniques pourraient d’ici deux ou trois ans s’en procurer de nouveau. Et ils en vinrent à l’objectif réel de la mission. « Je ne sais pas du tout comment les événements vont tourner, dit le ministre britannique. Je me sens tout à fait incapable de pré voir... ce qui va se produire. — Et c’est très, très dangereux de jouer avec le bolchevisme le jeu que l’Angleterre joue en ce moment, s’écria Hess, qui savait par la presse que son interlocuteur allait dans peu de jours se trouver face à face avec Staline. Très dangereux... S’il se tisse rapidement des liens entre les femmes bolcheviques et les femmes anglaises ainsi qu’entre les organisations ouvrières bolcheviques et anglaises, cela aura forcément des conséquences. — Pour ma part, je n’arrive pas à comprendre pourquoi les Aile- Seconde visite ministérielle 223 mands ont attaqué la Russie, dit Beaverbrook, dans l’espoir de pêcher quelque chose à dire à Staline. — Parce que nous savions qu’ils nous attaqueraient un jour. Et une défaite de la Russie serait bénéfique non seulement pour l’Alle magne et l’Europe continentale, mais aussi pour l’Angleterre. » Déviant un peu, Hess expliqua qu’il ne savait de l’armement soviétique que ce qu’il en avait lu dans la presse, mais il lui semblait qu’une grande partie de l’industrie russe devait être privée d’électri cité depuis la destruction par la Wehrmacht du barrage sur le Dniepr. Mais Beaverbrook insistait : « Il est difficile de comprendre pourquoi l’Allemagne, déjà enga gée ailleurs dans une guerre à ce point totale, a cru bon de se tour ner contre la Russie... J ’aurais cru que les Allemands se seraient dit : “Avant tout, il faut finir la guerre contre l’Angleterre.” — Mais nous étions certains que la Russie nous aurait attaqués avant. C’est tout à fait logique. » Hess reconnut que les Soviétiques avaient déclaré plusieurs années auparavant qu’ils renonçaient à la révolution bolchevique mondiale, mais « cela ne pouvait être vrai ». Beaverbrook expliqua qu’il se rendait sans plaisir à Moscou — il aurait préféré voyager en Europe ou séjourner dans sa propriété du midi de la France. Hess lui parla de son mémorandum à propos de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et de la guerre de Russie, et offrit de lui en donner une copie en allemand. « Je serais vraiment très, très heureux d’en avoir une, répondit Beaverbrook. Je ne cache pas mes intentions. Mes opinions politi ques restent ce qu’elles étaient !» — et il se lança dans un discours sur la bonne tenue des Anglais dans la guerre : « La guerre les a grandis. La guerre les a fortifiés. » Hess répondit qu’il en allait de même pour les Allemands, dont la détermination se renforçait à mesure que s’intensifiait le bombar dement des villes. « Vous ne pouvez pas prévoir le résultat de tout cela », observa Beaverbrook. Hess persistait dans son idée : le bolchevisme ne pouvait que se renforcer; compte tenu des importantes réserves en matières pre mières et en hommes de la Russie, celle-ci allait nécessairement devenir une puissance mondiale rivale de la Grande-Bretagne. Hess était également persuadé que les États-Unis entreraient un jour offi ciellement dans la guerre. Posant la question des origines de la guerre, et révélant ses pro pres sentiments, Beaverbrook évoqua ses souvenirs : « La guerre a commencé si brusquement... Je pense que Chamberlain, alors Pre 224 L ’Angleterre mier ministre, aurait sincèrement préféré l’éviter. » Le Canadien s’interrompit et reprit avec la manière directe qui le faisait apprécier de ses amis : « De toute façon, ça ne rime à rien de se demander pourquoi la guerre a éclaté! C’est comme de demander à un homme pourquoi il est tombé dans l’escalier, n’est-ce pas ? » Hess invita Beaverbrook à lire la transcription de son entretien avec lord Simon qu’il avait récemment corrigée : « Elle est ici dans le tiroir, dit-il, le deuxième tiroir à droite, si vous le voulez bien. » Tandis que Beaverbrook feuilletait les pages, ils parlèrent de la bataille d’Angleterre et de la valeur des pilotes britanniques. « Les aviateurs anglais sont excellents », affirma Beaverbrook, et Hess, qui avait eu affaire à eux pendant la Grande Guerre en convint. « Mais je crois que les pilotes allemands aussi [sont des pilotes doués], affirma-t-il. — Vous savez ce que je pense des Allemands, dit Beaverbrook. — Vous avez les meilleurs hommes, et nous avons les meilleurs hommes : ils s’entre-tuent, et d’après moi pour rien. » Beaverbrook ne fit que peu de commentaires sur l’entretien avec Simon. «Quand le ministre des Affaires étrangères polonais Beck est venu en Grande-Bretagne avant guerre, raconta-t-il à Hess, il ne voulait pas du tout traiter avec Churchill. » Ils présumèrent que Beck subissait l’influence de Hitler. Quant aux Français : « Plus aucune énergie. — Quelle débandade!, ricana l’adjoint du Führer; influence communiste, influence marxiste», expliqua-t-il. Parlant du plan churchillien d’invasion de la Norvège en 1940, Beaverbrook révéla : « [son] neveu était à Narvik — il travaillait pour mon journal — , Giles Romilly, un socialiste de gauche. Churchill n’a jamais fait grand cas de ses opinions politiques. » Tous deux gloussèrent bruyamment. « Quand vous êtes arrivé en Angleterre, reprit le ministre, je me suis rendu dans les appartements de Churchill à Downing Street, et il m’a montré une photographie : “Qui c’est, ça ? — Hess ! ai-je répondu.” » Hess rit de bon cœur en imaginant la scène : «A u début, il n’a pas dû y croire. — Moi non plus ! » avoua Beaverbrook. « J ’ai été ministre de l’inform ation», dit Hess en évoquant la Grande Guerre, et quand il fit remarquer que les nazis avaient beau coup appris du travail de propagande des Anglais à l’époque, Bea verbrook, qui avait beaucoup manœuvré pour faire remplacer Duff Cooper, lui répondit en plaisantant : « J ’espère que dans cette guerreci, vous n’apprendrez rien. » Seconde visite ministérielle 225 « U n jour, raconta Hess en souriant, on m’a dit qu’une bombe avait touché votre ministère de la Propagande, et j’ai dit que c’était une erreur : il ne fallait pas bombarder notre alliél » Essayant de soutirer quelques indications sur la stratégie future des nazis, Beaverbrook aborda sans avoir trop l’air d’y toucher les campagnes de Hitler en Yougoslavie, en Grèce et en Crète. « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il est allé en Yougosla vie. Et en Grèce. Puisqu’il est allé en Grèce, je ne vois pas pourquoi il n’a pas continué de la Crète vers Chypre — et la Syrie ! — Oh ! ce n’est pas si facile, le reprit Hess en riant, vous avez des bateaux... — Là-bas, une action aérienne s’imposait, fit observer le visiteur, rappelant le débarquement aéroporté des troupes allemandes sur la Crète — un des grands exploits de l’Histoire. » Il se plongea avec un peu plus d’attention dans la transcription de l’entretien avec lord Simon. « J ’étais à Berlin le jour de l’investiture de Hitler, dit-il au bout d’un moment. Bien entendu, vous savez sans doute que mes jour naux lui ont toujours donné une bonne audience. — Je sais, répondit Hess. Je sais que vous avez vu en sa compa gnie un film sur la dernière guerre. Le Führer m’a dit que vous aviez été très impressionné, et lui-même a senti le germe d’une entente possible. — Je l’ai vu trois fois en tout, se souvint le Canadien. — Oh ! il vous aime beaucoup », le flatta Hess. Beaverbrook se mit à méditer. « Partout c’est le sang, dit-il doucement. — Oui, du sang partout, approuva Hess en reprenant le mot au passage. Mais nous pouvons verser le nôtre pour de meilleures causes. Vous pour vos colonies et votre Empire, nous pour l’Est. » Le ministre se permit un grognement qui n’engageait à rien. « En venant ici, j’espérais pouvoir trouver un certain... bon sens, dit l’adjoint du Führer. Mais je me suis trompé. Je le sais mainte nant. — Une fois que les canons ont pris la parole, que le sang coule et que les morts s’accumulent, il n’y a plus de place pour la raison. — Mais je croyais tout de même que quelques hommes de poids auraient eu assez de bon sens pour dire : “À quoi bon continuer ces combats?... Ça ne sert à rien.” — Le problème, c’est qu’en faisant des déclarations de ce genre, on affaiblit l’esprit combatif de son peuple», ajouta Beaverbrook. Il se lança dans un exposé embrouillé, se perdit dans son propre rai sonnement, et reprit par le début : « Lorsque deux nations se bat 226 L ’Angleterre tent, il est très difficile de les séparer... Il y a le moral de la popula tion qu’il faut maintenir à un haut niveau... tout le temps. Et si on affaiblit le moral du peuple, on fait quelque chose de très dange reux, n’est-ce pas ? » Il ne comprenait pas très bien lui-même ce qu’il était en train d’essayer de dire, et Hess pas davantage. « Je vou drais pouvoir comprendre ce qui se passe, continua le Canadien, trouver quelque moyen de dissiper le brouillard. Partout, ce ne sont que ténèbres. » Se laissant peut-être aller à révéler un aperçu de ses pressenti ments, Beaverbrook reprit : « La campagne de Russie semble se pro longer plus que je ne m’y attendais... — C’est vrai reconnut Hess, les Allemands s’attendaient sans doute à être déjà vainqueurs à l’heure qu’il est, mais Staline a eu tout le temps de s’armer tranquillement — pour être prêt un jour à déclencher la guerre. » Il ajouta avec clairvoyance que les Russes se battaient bien « parce qu’on avait su porter au plus haut le moral du peuple ». Promettant de revenir, Beaverbrook laissa Hess, qu’il ne devait jamais revoir. L’adjoint du Führer lui souhaita bonne chance pour son prochain voyage au Kremlin. 12. La grève Rudolf Hess devait demeurer au Camp Z jusqu’à la fin du prin temps 1942. Les aménagements du manoir-forteresse prenaient une allure moins provisoire. Les barbelés à l’intérieur du périmètre de protection furent renforcés, le camouflage amélioré ; on installa des vitres blindées, et on remplaça à l’extérieur les cadenas par des ser rures Yale. Au grand chagrin du prisonnier, seul le soldat de la police militaire en faction derrière la grille en possédait la clé, aussi, même après qu’il fut en état de se lever, il se retrouva confiné dans une cage fermée, même s’il avait un peu plus de liberté de mouve ments. Tentant, sans grand espoir, de rééduquer Hess pour l’utiliser à des fins de propagande par la suite (exactement comme des milliers d’autres Allemands plus malléables furent rééduqués au cours des années suivantes dans des centres spéciaux comme Wilton Park), ses geôliers lui donnèrent à lire les récits de témoins oculaires sur les camps de concentration allemands, et un livre à sensation d’un ex-Autrichien sur le même sujet. Après l’avoir lu, Hess, indigné, fit remarquer que l’auteur n’y évoquait nulle part la façon dont le régime de Kurt von Schuschnigg avait jeté des milliers de nazis autrichiens dans des « camps d’internement » où ils avaient été mal traités ou tués. Pour l’adjoint du Führer, ceux qui croupissaient dans les camps de concentration de Hitler étaient soit des criminels de droit commun, soit des communistes. Hess écrivait, le 18 septembre : « Partout où le communisme a été au pouvoir, il a érigé en méthode de gouvernement la plus redoutable des terreurs et pratiqué les tortures les plus horribles. » Les régimes communistes brutaux qui avaient gouverné non seule ment en Russie mais également en Allemagne, en Hongrie, en Espagne et plus récemment dans les États baltes avaient traité les opposants politiques et les élites intellectuelles avec des méthodes qui, selon lui, faisaient ressembler les camps allemands à des « mai sons de repos». Il décrivait les atrocités, sur lesquelles il existait de 228 L ’Angleterre nombreux documents, commises par l’éphémère république des Soviets de Béla Kun en Hongrie après la Première Guerre mon diale, dont fut particulièrement victime le clergé catholique ; puis ajoutait : « Je suis désolé de dire que les juifs ont presque toujours été responsables. » L’Angleterre, soutenait Hess, vu la façon dont elle s’était comportée en Irlande, en Inde et en Palestine, n’avait aucun droit de se poser en accusateur. « L’Allemagne, clama-t-il en toute innocence, après avoir fait une nouvelle allusion au comporte ment des Britanniques lors de la guerre des Boers, n’a jamais envoyé des femmes et des enfants dans des camps de concentration. » « Quand je serai de retour en Allemagne, promit-il cependant, je ferai ouvrir une enquête... pour savoir si des subordonnés [ Unterführer] auraient effectivement agi comme cela a été décrit, à l’insu et contre la volonté de leurs dirigeants. » Le Camp Z abandonna l’idée de rééduquer cet esprit rebelle. Si l’on examine sans passion les rapports des infirmiers qui s’occu paient de lui quotidiennement, on commence à percevoir la com plexité du cas Hess. À l’autom ne 1 9 4 2 , à quelque niveau que ce soit, c’était un h om m e affectivem ent perturbé, mais ce désarroi était perçu diffé rem m en t suivant les observateurs : six infirmiers se relayaient pour le surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais seuls deux ou trois d’entre eux — à m aintes reprises, et dans les m êm es term es — n otèren t d’étranges sym ptôm es, les autres, pourtant tout aussi qualifiés, ne rem arquèrent rien. Les rapports quotidiens étaient ins crits sur un journal de bord où chacun, s’il le désirait, pouvait pren dre connaissance des observations de son prédécesseur. A u bout de quelque tem ps, une certaine similitude s’installa entre leurs descrip tions. Il en alla de même lorsque Hess commença à se plaindre de graves douleurs d’estomac. Parfois les médecins «se pliaient à ses caprices », mais le plus souvent ils négligeaient ces crises, les m et tant sur le compte de l’hystérie, bien que d’autres sources indiquent clairement que Hess avait été, bien avant son départ d’Allemagne, victime de troubles semblables. Ceux-ci étaient du reste prévisibles chez un homme qui toute sa vie s’était soigné par homéopathie et avait observé un régime à base de produits naturels non traités et se trouvait soumis au régime de coopérative militaire d’un mess d’offi ciers britanniques composé de la plus médiocre qualité de bœuf et des plus mauvais produits fournis par Aldershot. Le capitaine Munro Johnston n’était peut-être pas non plus com pétent pour diagnostiquer avec certitude une véritable douleur interne : comme il le fit remarquer lui-même, il était psychiatre et La grève 229 non praticien généraliste. Et lorsque le colonel Scott, à la mi-octo bre 1941, souffrit de calculs, il fit venir un certain colonel D .E. Bedford, du R.A.M.C., au lieu de confier son cas au «m éd ecin » du Camp Z. Hess essayait de retrouver ses aises, mais trois mois passés dans le plâtre ne favorisaient ni le repos ni le sommeil. Les infirmiers ajus tèrent le lit et les poulies, il essaya la position à plat puis divers angles, sans trouver le sommeil qu’il désirait ardemment. Il évitait de manger, ne se permettant que du riz au lait, ou grignotait des biscuits et buvait des infusions de camomille. Il appréhendait les samedis car c’était le jour où le major Dicks se présentait à la double grille, montrait son laissez-passer et montait sous escorte jusqu’à sa chambre. Dicks était maintenant persuadé que Hess lui voulait du mal ; et ce sentiment était réciproque. Le 14 septembre, le commandant nota avec amusement que Dicks vit Z après le déjeuner «m ais qu’il ne fut pas exactement accueilli à bras ouverts». Le caporal Riddle observa par la suite le prisonnier qui fixait un coin de sa chambre avec « une expression sombre et malheureuse ». Le 15, Hess demanda au major Foley d’être transféré du Camp Z en un lieu au voisinage plus calme, où il n’entendrait plus les tirs de mitrailleuse et les bruits mal assourdis des moteurs de l’école moto cycliste de la police militaire située juste à côté. Ce soir-là, le major Murray, chirurgien, ôta enfin l’attelle qui maintenait la jambe de Hess, et prévint ce dernier qui avait cru naï vement qu’il pourrait immédiatement se lever et s’asseoir normale ment sur une chaise, qu’il devrait garder le lit encore au moins qua tre semaines. Il avait alors mis à jour à l’intention de Beaverbrook une liste de toutes les violations de ses droits dont il estimait avoir été victime de la part de Dicks et Foley, tout en reconnaissant quelques récentes améliorations — fin septembre, on avait enfin fixé un butoir pour empêcher de claquer la porte d’entrée. Il joignit à cette liste un texte de deux pages niant que la Gestapo utilisât les méthodes dont l’accusait la propagande ennemie. (La remarque sar castique d’Atkinson-Clark : « Nous vous traitons comme la Gestapo traite les gens en Allemagne» lui restait en travers de la gorge.) Comme dans tous les documents du Camp Z, les références de Hess à lord Simon, lord Beaverbrook et aux «ministres du Cabi n et» furent coupées. Ce document fut tapé sur la petite machine que lui avaient procurée les officiers du camp. Une fois de plus il réclamait une enquête au plus haut niveau sur les trois hommes du Camp Z qu’il accusait de chercher à bouleverser son équilibre men 230 L ’Angleterre tal. « Petit à petit, déclarait-il, le Dr Dicks, le major Foley et le lieutenant-colonel Wallace ont pris l’habitude de me suggérer que tous mes troubles étaient dus à une psychose. » Il ajouta à la main : « Lors de mon arrivée en Écosse, j’ai fait appel à la magnanimité du roi d’Angleterre. Je sais qu’il a donné des ordres pour assurer ma sécurité et pour qu’on prenne soin de ma santé. » Les services secrets allaient retenir ces lettres pendant six semaines ; lord Beaverbrook ne devait les voir qu’en novembre. Pendant ce temps, l’état de santé de Hess traversait des crises devenues routinières : 19 septembre 1941 [Journal du commandant] Z très gai et de bonne humeur... Après dîner, Z et l’officier de ser vice ont écouté ensemble les nouvelles et Z a commenté les statisti ques des pertes annoncées par le commandement russe — déclarant que le haut commandement allemand, beaucoup plus méticuleux, donnait, lui, des chiffres exacts. [À cette date, le communiqué de l’O .K.W . reconnaissait 85 986 morts, alors que les Russes procla maient avoir déjà tué un million et demi ou deux millions d’Allemands.] 20 septembre 1941 Z a réclamé le médecin trois fois dans la nuit, se plaignant de dou leurs atroces à la vésicule biliaire. D’après le médecin, sa température et son pouls sont normaux, il en conclut que les douleurs sont pure ment imaginaires et que Z cherche par là à éviter les visiteurs, comme le major Dicks qui vient souvent le samedi. Les jours suivants, l’infirmier Riddle perçut le patient comme men talement très déséquilibré, comme le montre son très vivant rapport. 24 septembre 1941 [Riddle, rapport de l’après-midi] Patient très déprimé, n’est pas causant et ne s’intéresse absolu ment pas à ce qui l’entoure. Se contente de rester allongé dans son lit et ne fait aucun effort pour se servir lui-même. Respiration appa remment aisée et normale, mais des grognements à des moments bien choisis et son expression montrent qu’il s’apitoie sur lui-même, avec quelques molles tentatives pour faire connaître ses besoins. Le major Foley est venu le voir à 16 h 45, et le capitaine Johnston à 17 h 30... Se plaint toujours de douleurs dans la région du foie. On lui a suggéré de se laisser appliquer une éponge tiède pour le récon forter mais il a refusé, disant qu’il n’avait pas envie de se sentir mieux alors que ses douleurs pouvaient revenir avec plus d’acuité. La grève 231 S’est contenté d’une soupe pour dîner. N’a pas cessé de gémir en la mangeant, s’arrêtait à certains moments pour fixer les coins de la pièce et soulevait la tête de temps en temps comme s’il regardait quelque chose. Prononce souvent des phrases en allemand, et pose des questions en rapport avec son mal. A demandé s’il n’avait pas de la fièvre parce qu’il se sent chaud et ne peut transpirer à cause de la pièce mal aérée, et quand on lui répond, il dit simplement « Peutêtre. » 25 septembre 1941 [Riddle, rapport du matin] Le patient... déclare que sa situation a peu évolué et qu’il sent comme des brûlures au fer rouge à l’intérieur. 26 septembre 1941 [Riddle, rapport de l’après-midi] Nerveux et très agité, déprimé et maussade. A demandé qu’on ouvre les fenêtres, puis après quelques instants qu’on les ferme; qu’on lui donne un rond de caoutchouc, puis n’en veut plus. Gémit et gesticule sans arrêt, mais si on lui parle ou qu’on essaie de faire quelque chose, ces manifestations cessent pendant quelques ins tants. S’est à nouveau plaint de sérieuses douleurs et a réclamé le médecin militaire. On lui a injecté 1/3 d’Atapon à 15 h 55. Déclare que cela ne lui fait aucun effet... Continue à gesticuler et à gémir avec une expression de totale détresse sur le visage. Après que le surveillant lui eut suggéré de se changer les idées avec la radio, il l’a écoutée un court moment puis s’en est vite désintéressé... Observe sournoisement le surveillant. À un moment il a tranquil lement enlevé les draps qui le couvraient et regardé manifestement si le surveillant le remarquait. Tout cela était régulièrement rapporté au commandant. « Z tou jours d’humeur difficile, écrivait le colonel Scott le 27 : Il a harcelé son médecin toute la nuit dernière... se comportant comme un par fait casse-pieds avec les infirmiers. » Et le lendemain : « Z était calme, et s’est dit épuisé par les douleurs qu’il a subies. » Jouait-il la comédie ? Et si oui, pourquoi ? Le 29, les infirmiers le trouvèrent morose, « fixant les murs avec des expressions du visage très éloquentes». Ceci nous donne cependant une preuve remar quable du cours logique de ses pensées. L’infirmier rapporta que Hess avait «écrit une lettre». Le texte de cette lettre est demeuré. Quel que soit le traitement que lui a fait subir la censure britanni que — plusieurs lignes ont été coupées avant qu’elle ne parvienne en Allemagne — , nous savons non seulement ce que disait cette lettre, mais encore ce qu’elle voulait dire. Adressée au professeur 232 L ’Angleterre Fritz Gerl, un des experts proches de la coterie de Hess, elle sem blait innocente mais son introduction contenait un message caché. Angleterre, 29 septembre 1941 Cher Professeur, Vous pouvez imaginer que je pense souvent à vous, ici, en compa gnie de «vos Anglais». Je me demande seulement jusqu’à quand je vais rester comme ça, à penser à vous au lieu de vous avoir en face de moi et pour parler à nouveau ensemble des Anglais ! Je voudrais bien savoir où en sont vos diverses découvertes et inventions dans le domaine médical. Je m’intéresse toujours beau coup, comme vous le savez, aux travaux pour lesquels le Dr Gâhmann vous a apporté son concours. Peut-être [Alfred] Leitgen pour rait-il vous donner un coup de main ? Comme vous l’avez peut-être appris par Frau Bread*, mon esto mac a fait de tels progrès qu’il peut se passer de diète. Quoi qu’il en soit, ces derniers jours — en dépit de toute attente — j’ai eu une nouvelle attaque, qui cette fois prenait précisément son origine dans le rein droit. Pour la première fois, j’ai aussi éprouvé des symptômes ressemblant à de l’asthme. Comme je sais que votre traitement de la thyroïde [Schildrüsen] a donné des résultats positifs spécialement avec l’asthme, j’ai finalement décidé de le commencer dès que je serai de retour — je vous le signale par la présente. Aussi, même s’il peut se passer un certain temps d’ici là, réservez-moi une place dès maintenant... Après quelques lignes supprimées par le censeur, la lettre se concluait ainsi : « S’il vous plaît, donnez un coup de téléphone à ma famille et dites-leur que je vais bien à part une légère rechute de mon ancien mal. Je me fais une joie de vous revoir, et j’espère, en meilleure santé que jamais, quel que soit le moment ! Heil Hitler ! Votre vieux R.H. » Le professeur Gerl ne devait recevoir cette lettre à son domicile, dans les montagnes d’Allgàu, dans le sud de l’Allemagne, que des mois plus tard. Il écrivit une explication embarrassée à Heinrich Himmler, chef des S.S., ajoutant des «commentaires en marge» pour lui permet tre de comprendre « la véritable signification de cette lettre », avant de lui suggérer de la montrer au Führer. Le second paragra- * Dans le langage codé de la famille Hess, il était « Brotherr », littéralement «gagnepain»; Frau Bread [Pain] désignerait donc logiquement son épouse. Il lui avait, dans une lettre écrite en juillet 1941, parlé de sa «diète volontaire» en signalant que « Reuther de Munich » l’avait autorisé à manger de tout sans précautions parti culières. La grève 233 phen’avait, en fait, rien à voir avec des «progrès médicaux», il s’agissait d’armes à utiliser contre l’Angleterre : « Le Dr Gâhmann en question n’est pas du tout un médecin ; c’est un ingénieur avec lequel j’ai rendu visite à Hess, pour parler de nouveaux moyens de couler les navires. » Gerl expliquait que cette arme particulière qui intéressait Hess était un combiné de bombe et de mine. Si ce paragraphe avait une signification plus profonde, c’est que Hess suggérait fortement au Führer de poursuivre le blocus des ports britanniques et des lignes de navigation. Des annotations sur cette lettre montrent que Himmler la communiqua à Reinhardt Heydrich, chef de la Gestapo, et à Martin Bormann qui avait rem placé Hess à la tête du Parti nazi. Pour la première fois depuis des mois, Hess put voir un dentiste. Le capitaine J.M . Bames, du Army Dental Corps, le soigna le 30 sep tembre, le lendemain du jour où le prisonnier écrivit cette lettre ingénieuse. Il dit par la suite au colonel Scott qu’il y avait tellement d’or dans les couronnes et les bridges de Hess que sa mâchoire «représentait une petite fortune». Plus scientifiquement, Bames nota par la suite : « La bouche est, dans l’ensemble, en bon état. » Il ajoutait cependant : « On observe un développement et une taille exceptionnels de la mâchoire inférieure, comparable à celle de l’homme de Heidelberg. » Il notait aussi, à propos des dents supé rieures de Hess : « Le maxillaire est tellement saillant que les inci sives inférieures appuient contre la gencive supérieure quand les mâchoires sont serrées*. » Deux jours plus tard, avant que le dentiste ne vienne terminer son travail, Hess fit appeler le capitaine Johnston et lui donna sa parole de ne pas tenter à nouveau de se suicider si on l’autorisait à posséder un couteau à viande, un verre et une tasse à thé chinoise. Johnston, le considérant manifestement comme suffisamment équi libré, accéda à sa requête, se réservant cependant le droit de suppri mer cette faveur sans prévenir. C’était probablement, de la part de Hess, une façon de vérifier son statut. Le 7 octobre, le colonel Scott nota qu’il avait écrit une nouvelle protestation détaillée à lord Bea verbrook, demandant cette fois la suppression du grillage et autres * Hugh Thomas, un des derniers médecins pénitentiaires à avoir examiné Hess, devait soutenir ingénieusement dans The Murder of Rudolf Hess (Londres, 1979) que le Rudolf Hess détenu à Spandau était un imposteur. J ’ai demandé aux autori tés alliées, en 1987, quelques mois avant sa mort, de comparer le dossier dentaire de 1941 avec les examens récents du prisonnier. Personne ne m ’a répondu. Le colonel William L. Priddy, du Dental Corps de l’armée américaine, responsable des soins dentaires de Hess, a écrit qu’il était désolé de n’être autorisé à communiquer «aucune information dentaire sur le prisonnier numéro sept». 234 L ’Angleterre restrictions à sa liberté de mouvement, et, plus raisonnablement, qu’on lui rende son argent allemand, changé en monnaie anglaise, pour lui permettre d’acquérir ce qu’il désirait. (On repoussa sa requête ; les frais de cantine de Hess continuèrent à être assumés en partie par le Foreign Office, en partie grâce à une souscription lan cée par les officiers de la Garde eux-mêmes, qui devaient partager aussi avec lui leurs cartes d’alimentation, puisqu’on n’avait pas accordé au prisonnier de carte personnelle.) Hess jouait l’indifférence étudiée avec une cohérence extraordi naire. Le 9 octobre, les journaux annoncèrent la mort de son père. Le major Foley qui lui apporta la nouvelle, dit par la suite au com mandant : « Il a semblé parfaitement indifférent. » (En fait, nous savons par d’autres sources que la nouvelle le bouleversa profondé ment.) Il serait juste de signaler que Hess avait en partie gagné l’amitié des officiers du M.I.6. Ce jour-là, 9 octobre, lorsque Foley transmit à ses supérieurs la dernière lettre de protestation du prisonnier, il ajouta qu’il partageait les critiques de Hess quant à ses conditions de vie au Camp Z. Cet endroit ne permettait pas de lui laisser pren dre de l’exercice. Plus important, Foley demandait qu’une décision fût prise quant au statut précis de l’adjoint du Führer : car s’il s’agis sait d’un prisonnier de guerre, sa détention dans un camp entouré d’objectifs militaires constituait une infraction à la Convention de Genève. Foley souhaitait qu’on transférât Hess dans un endroit plus calme afin d’alléger le poids accablant de cette réclusion au secret. Entre-temps, il réussit à procurer à Hess une machine à écrire légère, et quand le prisonnier trouva que ses yeux se fatiguaient trop vite quand il l’utilisait, il appela un oculiste qui fit faire deux paires de lunettes de lecture dont le prisonnier avait réellement besoin. C’est aussi Foley qui obtint une indemnité d’habillement, car le malade serait bientôt sur pied et allait avoir besoin de nouvelles chaussures. En retour, Hess se découvrit un faible pour Foley. « C ’était un vieux monsieur très sympathique, se souvint-il après la guerre. Plus tard, quand il a été muté, et qu’il m’a dit au revoir, il avait les larmes aux yeux. » Comme le montre sa correspondance privée, Hess espérait encore être renvoyé en Allemagne. Dans une note adressée à Chur chill le 28 juillet, Desmond Norton écrivait avec ironie : « Il croit encore fermement qu’un jour, le gouvernement souhaitera l’envoyer en Allemagne, porteur de propositions de paix. » En fait, c’est un régime de détention encore plus rigoureux qui attendait Hess. La direction du département des Prisonniers de La grève 235 guerre avait démissionné en bloc à la mi-septembre, et ni son nou veau directeur, le général de division E.C. Gepp, ni son adjoint, le colonel P.K. Boulnois ne manifestèrent la moindre intention de traiter Hess avec les égards auxquels celui-ci estimait avoir droit. « Bullnose » Boulnois déclara aux officiers de son entourage qu’il «avait une piètre opinion» de Hess — et que cela n’avait rien à voir avec les récentes déclarations de Will Thom e, parlementaire de gauche, qui prétendait que Hess menait quelque part une existence luxueuse aux frais des contribuables britanniques. Le 11 octobre dans l’après-midi, le colonel Boulnois, accompagné du psychiatre Rees, arrive au Camp Z, et après une réunion au som met avec Foley, il gravit les marches qui mènent chez Hess. Le pri sonnier réprime l’excitation provoquée par les nouvelles des écla tantes victoires de Hitler en Russie et accueille le colonel par une chaleureuse poignée de main à laquelle ce dernier ne peut se dé rober. Boulnois critique à peu près tout du Camp Z. Il désapprouve par ticulièrement l’assouplissement des mesures concernant les cou verts. « Je suis très irrité d’avoir eu à serrer la main d’un assassin ! » dit-il sèchement en redescendant l’escalier. Il veut inspecter les défenses du camp (le War Office craignait toujours que des assassins polonais, français, canadiens ou même allemands ne cherchent à se venger sur Hess). Court instant de détente pour l’« état-major inté rieur » du Camp, au Poste B il tombe la tête la première dans une fosse camouflée. L’adjudant, aidé de deux soldats, ramène à la sur face le colonel cramoisi. Essuyant la vase qui couvre sa tunique, Boulnois dit au capitaine Ashworth — qui remplace Scott ce jourlà — qu’à son avis le camp est vulnérable à une attaque de blindés. Il fait procéder à un exercice d’alerte surprise. Une sirène mugit, des sonneries retentissent : en quatre minutes et douze secondes, tous les postes de défense sont occupés. S’estimant satisfait, le colo nel quitte le camp en voiture. Indifférent au mécontentement du colonel Boulnois, Hess écrit, tape à la machine, cherche sur sa radio les stations allemandes et traduit gaiement au caporal Everatt les bulletins nazis. Il se plaint comme d’habitude du bruit causé par les ouvriers qui construisent de nouveaux baraquements destinés aux cent trente hommes de troupe qui gardent à présent le Camp Z, et se demande à quoi cor respondent les coups de marteau qu’il entend dans la pièce adja cente. «O nt-ils retiré les grilles à l’extérieur des fenêtres?» demande-t-il ingénument au soldat Dawkins. (En fait, des ouvriers de l’armée avaient commencé à installer des vitres blindées.) Le 13, il est surpris d’entendre une voix forte interrompre le bulletin 236 L ’Angleterre d’informations de la B.B.C. — le dernier passe-temps de la propa gande nazie. « Ça ne rime à rien, dit-il à l’infirmier. Ça n’aura aucun effet sur le peuple britannique. » À d’autres moments, il reprend ce qu’on pourrait appeler sa « prestation » : 1 7 octobre 1941 [Journal du commandant] Le capitaine Johnston est parti en congé pour dix jours et le lieu tenant McGlade, du R.A.M.C. le remplace. Z a commencé la journée en se plaignant du bruit causé par la soufflerie de l’aérodrome de Famborough [où était installé le Royal Aeronautical Etablishmen{[. Le major Foley lui a assuré que ce bruit ne constituait pas une forme de persécution délibérée et qu’il gênait tout autant les officiers. Z a alors déclaré qu’il n’en était que plus convaincu que ce camp avait été spécialement choisi par le gouver nement de Sa Majesté parce qu’il était soumis en permanence à des bruits de nature à ajouter à sa détresse. [Rapport de nuit de l’infirmier] A lu jusqu’à 0 h 30, à certains moments, son regard se fixait sur les murs et plusieurs fois on l’a vu arborer un large sourire, mais dès que le surveillant l’observait, son expression redevenait fermée comme s’il se demandait ce qu’il pourrait bien faire. Il pouvait maintenant rester assis sur une chaise pendant deux heures d’affilée. Le 19 octobre, il reçut sa première lettre de l’étran ger depuis son départ pour l’Écosse — elle venait d’une tante, en Suisse ; deux jours plus tard, c’était une lettre de son petit garçon, W olf Rüdiger, alors âgé de quatre ans. Il parut très déprimé à la lec ture de ces lignes enfantines. Les infirmiers le virent cet aprèsmidi-là cesser de lire, poser son livre et demeurer silencieux. « Il semblait anéanti et marmonnait — puis il reprit sa lecture. » Deux nuits plus tard, l’infirmier estima que ses grimaces et ses bredouille ments devenaient plus prononcés. « On dirait qu’il lutte pour igno rer ou repousser des voix imaginaires. » Mais le prisonnier entendit sur son poste les fanfares et les com muniqués de victoire de la Luftwaffe, en provenance du front de l’Est, annonçant que deux millions de soldats russes de plus se diri geaient vers la captivité. Pour lui, cela signifiait la fin prochaine des combats sur le front de l’Est. Hitler annonçait qu’il allait se retour ner contre la Grande-Bretagne. Le 23 octobre, Hess prit son stylo pour écrire au seul homme en qui il avait confiance en Angleterre, pour mettre un terme à cette folie : La grève 237 Cher Lord Beaverbrook, L’événement que je pressentais depuis longtemps est désormais imminent. Comme je l’ai entendu de source allemande, le Führer — agissant certainement de concert avec son partenaire de l’Axe — a publiquement annoncé que la guerre devait être menée jusqu’à une victoire incontestable. Je connais trop bien le Führer pour ne pas savoir ce que cela signi fie. Aussi obstinément qu’il a — année après année, en dépit de toutes ses expériences décevantes — poursuivi l’idée d’une réconci liation, il poursuivra maintenant le nouvel objectif qu’il s’est fixé. Cela signifie une lutte à mort ! Le 6 septembre 1941, j’exposais dans un document que j’étais convaincu de l’issue d’un tel combat. Vous comprendrez que ma confiance en la victoire n’a pas diminué depuis les défaites décisives infligées aux bolcheviques. Je regrette pourtant la tournure prise par les événements. J ’admets en toute franchise que jusqu’à ce jour je n’avais pas abandonné l’espoir que le bon sens reviendrait à l’Angleterre et qu’une réconci liation serait encore possible entre nos deux nations. Mais le Führer ne pouvait faire plus qu’il n’a déjà fait — tendant la main encore et toujours. Pour ma part, j’ai tout risqué ! Le sort en a décidé autrement. Sincèrement. Rudolf Hess Le Foreign Office ne transmit cette lettre, accompagnée des pre mières «pièces à conviction et protestations» de Hess, à Beaver brook que le 1er novembre. « J ’affirme sans ambiguïté, écrivait sir Alexander Cadogan, que les accusations de Hess selon lesquelles nous l’aurions délibérément maltraité, sont dénuées de tout fonde ment. Comme son état varie considérablement d’un jour sur l’autre, il souffre d’une forme marquée de parartoïa et certains de ses fan tasmes sont devenus véritablement obsessionnels. » Les psychiatres Rees et Johnston avaient, le 29 octobre 1941, ren contré les hommes des services secrets au Foreign Office pour dis cuter du sort de Hess. L’installation de vitres blindées aux fenêtres de son logement était presque terminée, et on l’avait transporté dans l’ancien salon, plus gai et plus clair ; mais tôt ou tard, on devrait lui permettre de descendre au rez-de-chaussée et de se promener dans le jardin ; on ordonna donc au colonel Scott d’observer ses réactions à la vue des mesures de sécurité supplémentaires installées un peu partout. Le problème de son statut à long terme n’était toujours pas réglé à 238 L ’Angleterre l’issue de la réunion, malgré la présence du général Gepp, invité en tant que directeur des Prisonniers de guerre. On demanda à ce der nier de trouver un nouvel emplacement, où Hess pourrait prendre un peu d’exercice, et l’on parla aussi de trouver un «compagnon pour Z » — c’est-à-dire un véritable Allemand qui remplacerait les mouchards fournis par le M.I.6. Ils parlèrent brièvement du traitement médical du prisonnier. Le colonel Rees était un ardent partisan des électrochocs, mais quand il eut expliqué à C et à ses autres interlocuteurs que cela pouvait mal tourner, ils furent épouvantés. Ils décidèrent que « les autorités supérieures devaient être consultées sur l’opportunité du traitement drastique suggéré par le colonel R ees». On prit des photos aériennes pour vérifier le camouflage du Camp Z. L’ancienne tranchée qui coupait la pelouse était encore nettement visible. Les arbres avaient maintenant perdu leurs feuilles, ouvrant de nouvelles perspectives au prisonnier. Mais son sentiment de soli tude augmentait. Il avait senti les officiers (même le pourtant sensi ble et jeune capitaine Percival qui venait de perdre son père, un ancien aumônier royal) tenter d’utiliser son deuil récent pour le faire craquer nerveusement. Mais il serra les dents : il ne pouvait laisser paraître une émotion excessive. Quelques jours plus tard, Foley, Percival et le médecin se rendirent à Aldershot pour lui acheter des chaussures; ils revinrent avec une paire superbe qui avait coûté 37 shillings et 6 pence. Se laissant aller un instant, Hess bondit du lit à moitié habillé et, selon le rapport de l’infirmier, « s’amusa à les essayer en s’aidant de ses béquilles ». Les infirmiers le surveillaient en permanence, tenant registre du moindre mouvement de lèvres quand il marmonnait ou riait tout seul. Le lendemain de la réunion au Foreign Office, un caporal nota : « Des sourires apparaissent sur son visage et ses lèvres remuent comme s’il parlait à quelqu’un. » Hess essaya de marcher avec des béquilles, mais il se fatiguait vite et s’affalait sur sa chaise. Aux yeux de ses infirmiers, il passait peut-être ses journées à fixer un coin de la pièce, mais quand il s’agissait de ses droits de prison nier, il retrouvait toutes ses facultés. Sa nouvelle chambre donnait sur la route où des motos allaient et venaient en un rugissement continuel. Il avait remarqué les nouveaux dispositifs de défense et l’espace de promenade encore plus réduit qu’auparavant, car depuis que les arbres étaient dépouillés par l’automne, la maison et la pelouse étaient visibles de la route. Jusque-là, Hess avait supporté en silence les humiliations, réelles ou imaginaires. « Je n’ai transmis aucune protestation par les canaux La grève 239 officiels, expliqua-t-il plus tard, parce que je souhaitais éviter que le Führer connaisse ma situation. Venu en Angleterre de ma propre initiative et ainsi responsable de mon sort, je voulais me tirer de là tout seul. » Cependant, aucune réponse n’étant venue de lord Bea verbrook, le 3 novembre il écrivit officiellement au consul de Suisse pour lui demander, en tant que représentant de la puissance protec trice — la Suisse —, de venir le visiter. Angleterre, 3 novembre 1941 Votre Excellence, je vous serais reconnaissant de venir me visiter en qualité de représentant de la Puissance protectrice des nationaux du Reich allemand en Angleterre. Votre, etc. Rudolf Hess Trois jours plus tard, Hess écrivit une seconde lettre demandant au consul d’apporter un tampon de caoutchouc et un sceau officiel pour établir un document légal. Ces deux lettres, comme les autres, furent transmises par Foley au Foreign Office par l’intermédiaire de C, chef du S.I.S. (Les deux lettres que Hess avait mis tant de temps à recevoir avaient suivi le même itinéraire, en sens inverse.) Pendant plusieurs semaines, il ne reçut aucune réponse et, le 20 novembre, il envoya une autre lettre au consul de Suisse, en termes identiques, mais cette fois, il demanda au major Foley de lui signer un reçu, contresigné par sécurité, par le capitaine Percival en qualité de témoin. Devant l’absence de réponse, Hess demanda par lettre soit un accusé de réception de l’« autorité compétente » lui garantissant que ses lettres avaient été transmises en Suisse, soit une explication sur les raisons pour lesquelles elles avaient été retenues. En Allemagne, il était devenu une non-personne. Tout en admet tant, dans des circulaires confidentielles, qu’il avait entrepris sa mis sion pour les plus nobles motifs, les autorités du Parti avaient fait supprimer son nom de tous les livres d’histoire, calendriers et autres publications. Le 13 juin, Goebbels avait ordonné que la photo de Hess fût retirée des murs des bâtiments officiels et des écoles. Les rues qui portaient son nom furent rebaptisées. Malgré cela, l’état de Hess demeura stable pendant la majeure partie de novembre 1941. Le 10, il envoya chercher le major Foley avec qui il passa presque tout l’après-midi. Le colonel Scott rap porta le 11 que Z s’améliorait physiquement aussi bien, apparem ment, que mentalement. 240 L ’Angleterre 12 novembre 1941 [Rapport de l’infirmier] ... a été très amusé par les échos de la radio le concernant [Chur chill avait eu quelques mots malveillants à son égard dans un dis cours] et a mis cela sur le compte de la propagande. 13 novembre 1941 [Journal du commandant] Z a demandé à voir le capitaine Percival... pour lui dire avoir lu qu’on avait rebaptisé l’hôpital portant son nom, ce qui signifiait que Hider, furieux, ne le recevrait pas. Il a déclaré alors que le grillage destiné à le protéger était insuffi sant... et qu’un tireur d’élite embusqué pourrait mettre à profit cer tains des buissons de lauriers situés en face de la fenêtre... Il semble que le discours du Premier ministre mentionnant Z comme « source d’informations utiles », combiné avec le changement de nom de son hôpital l’ai choqué et lui ai ouvert les yeux quant à sa sécurité per sonnelle. Des habits civils devaient être le meilleur camouflage si le Camp Z venait à être attaqué. Lorsque Hess demanda à ses geôliers de lui procurer une capote d’officier de la Luftwaffe, le Foreign Office entreprit des recherches, puis décida qu’il n’avait qu’à porter un manteau civil ou crever de froid. La chimiothérapie préconisée par le colonel Rees avait alors pro bablement déjà commencé. Cela expliquerait la raison pour laquelle Hess associerait à cette période le retour de ses anciens symptômes, immédiatement après qu’il eut adressé sa lettre à la Puissance pro tectrice. «E n novembre 1941, j’ai pris contact avec le ministre suisse... J ’avais, avec beaucoup de difficulté, réussi à expédier cette lettre quand on introduisit à nouveau, et en grande quantité, du poi son dans ma nourriture pour m’abîmer le cerveau. » Il croyait que l’objectif était de lui détruire la mémoire, et il ajoutait fièrement : «Je les ai trompés en leur faisant croire que j’avais perdu la mémoire. » Certains rapports confidentiels indiquent un changement sensi ble dans son comportement. 17 novembre 1941 [Journal du commandant] Le major Foley a eu un entretien d’une heure et demie avec Z dans la soirée. Il a déclaré que cela avait été très intéressant mais que le point de vue de Z n’avait en rien évolué. 19 novembre 1941 Le capitaine Percival a dîné à l’étage avec Z à la demande de ce La grève 241 dernier. Questionné sur les « armes secrètes » de l’Allemagne, Z a dit savoir qu’il en existait une [c’était du bluff] mais qu’il n’avait aucune idée de ce que c’était, et que Hitler ne l’utiliserait qu’en der nier recours. Z toujours de très bonne humeur. Cette bonne humeur ne dura pas longtemps. Le lendemain Hess reprit sa prestation désormais familière. Après être resté assis sur sa chaise, le regard perdu au-delà de la fenêtre, grimaçant et marmon nant « l’air chagrin», il se mit à observer les deux caporaux de garde, apparemment profondément déprimé. Quand ils lui demandèrent comment il se sentait, il répondit sèchement : « Comment vous sentiriez-vous après six mois passés au même endroit ? » 20 novembre 1941 [Journal du commandant] Z est brusquement retombé dans son délire de persécution. Il a déclaré savoir pourquoi on l’avait changé de pièce pendant vingtquatre heures (tandis qu’on garnissait les fenêtres de vitres blindées) : c’était en fait pour prendre le temps de fouiller ses papiers; il alla jusqu’à prétendre que le brave M. Moxham était un agent des ser vices secrets déguisé en menuisier. 22 novembre 1941 On a donné un somnifère à Z la nuit dernière et il a dormi pro fondément toute la nuit. Il nous a curieusement accusés de lui avoir administré cette drogue pour pouvoir examiner ses papiers person nels en toute tranquillité... Plus tard dans la journée il a demandé à voir le major Foley et lui a montré la méthode astucieuse qu’il avait trouvée pour protéger ses papiers — il en était fier comme un enfant : il les avait empaquetés dans environ six couches de papier de soie, chaque couche, fermée et collée, portait environ une trentaine de signatures tracées à l’encre indélébile. Il déclara que nous mettrions sans doute cela sur le compte de sa psychose. [Rapport d’après-midi de l’infirmier] À 18 h 50 il somnolait, allongé dans son lit, quand il se mit subite ment à regarder les murs autour de lui, agitant les mains comme s’il enroulait quelque chose, murmurant audiblement et sèchement, mais quand il s’aperçut que le surveillant observait ses mouvements, il s’arrêta aussitôt. Si l’on relit les rapports des deux semaines décisives qui précédè rent l’arrivée tant attendue du ministre suisse, on peut supposer que 242 L ’Angleterre Hess, réalisant qu’une grève de la faim n’aboutirait qu’à une alimen tation forcée, décida qu’une « grève de la santé mentale » pourrait la remplacer avantageusement. Il se peut que Foley et les psychiatres lui aient involontairement soufflé l’idée en parlant de psychose : il commença à adopter de façon convaincante un comportement lou foque, ne manquant pas de faire des allusions à sa dépression suici daire chaque fois qu’il voulait inquiéter les officiers pour obtenir ce qu’il voulait. Quatre ans plus tard, en 1945, il se souvenait parfaite ment de la succession précise des symptômes comme la « perte de mémoire » qu’il avait simulés au cours de ces deux semaines. Mais ces souvenirs eux-mêmes constituèrent probablement une suren chère tactique pour tromper le nouveau genre d’adversaires qu’il eut à affronter à Nuremberg. L’affaire se complique par la peur prononcée de Hess d’être empoisonné avec des drogues attaquant le cerveau qui lui provo quaient des hallucinations et altéraient sa capacité à lire et à écrire. Au cours de ces quinze jours, Hess inventa une «perte de mémoire» pour persuader ceux qui l’auraient empoisonné que la drogue avait fait son effet. C’est ce qu’il affirma par la suite. C’est un scénario compliqué, mais si on l’accepte, il éclaire d’un jour nouveau les rapports minutieux du colonel Scott et des coura geux infirmiers. 29 novembre 1941 [Journal du commandant] Z est d’une humeur exécrable, il se plaint de tout, et que chaque bruit a été spécialement orgànisé pour le gêner — même le sergent de la Garde aurait été sélectionné pour sa façon de donner des ordres d’une voix forte. 30 novembre 1941 Le colonel Rees a visité le camp et est monté voir Z qui, en sa présence, s’est montré de très bonne humeur. [Rapport du soldat C.W. McGowan] À 12 heures, visite du colonel Rees qui est resté jusqu’à 12 h 30. Cette visite a semblé faire empirer l’état du patient qui est apparu encore plus déprimé. [Rapport d’après-midi du caporal Everatt] ... très maussade la plupart de l’après-midi et n’ayant pas non plus envie de parler. Se plaint à nouveau de troubles oculaires. [Rapport de nuit du caporal Riddle] Est apparu déprimé quand j’ai pris mon service. S’est plaint de La grève 243 souffrir des yeux, de maux de tête et a déclaré se sentir mal dans l’ensemble. I " décembre 1941 [Journal du commandant] Z d’une humeur très difficile, reste convaincu qu’on est en train de l’empoisonner et exige que le capitaine Percival, le major Foley ou le capitaine Johnston prenne tous les repas avec lui. Il n’y a pas lieu de s’étonner de cette peur d’être empoisonné car la nourriture que nous a fournie Pirbright ces derniers temps a bien failli nous empoisonner tous. Z déclare que rien ne le fera descendre au rez-de-chaussée tant qu’il sera dans ce camp et qu’il n’aura qu’un espace aussi réduit pour faire de l’exercice. Il demande à être transféré en Écosse où il pour rait se promener dans la lande et se livrer à son passe-temps favori, le cyclisme. Le 2 décembre, d’après les infirmiers, il ne parla que de ses maux : il avait des élancements dans la tête, ses yeux le brûlaient, il n’y voyait plus. Selon lui, ces troubles étaient dus aux médicaments ou aux drogues qu’on introduisait dans sa nourriture. Peu après minuit, l’infirmier qui somnolait entendit craquer une latte de plancher et trouva Hess, debout près d’un mur. «Je cherche mon m ouchoir», expliqua-t-il, sachant très bien que celui-ci se trouvait dans son lit. II émettait des soupçons sur son petit déjeuner, son déjeuner, son dîner. Scott entendit dire qu’il était «morose, geignard et plein d’inhibitions». Le 3 décembre, il nota que Hess était «encore en très mauvais état», et le lendemain, «peut-être plus mal que jamais ». Hess ne prit même pas la peine de s’habiller pour dîner, et plus tard il arpenta la pièce en se lamentant qu’il perdait la vue et ne pouvait plus lire, ni écrire, ni dessiner. Le 5, «il exigea de l’eau du robinet pour faire son cacao». Et cet après-midi-là, les infirmiers virent en lui l’«image de la détresse absolue». Mais c’était bien une image : une performance d’acteur. Luttant toujours pour rencontrer le ministre suisse, Hess jouait la carte de l’«am nésie». Il affirma au capitaine Munro Johnston qu’il était incapable de soutenir une conversation car il n’arrivait plus à retrou ver ses mots ni même à se souvenir de ce qui s’était passé une heure auparavant. Le 4 décembre, le major Murray, chirurgien, dit au commandant : « C’est la première fois que Z s’est plaint auprès de moi d’être amnésique. » Le 6, le prisonnier demanda au jeune capi taine Percival de déjeuner avec lui, puis refusa de parler, prétendant avoir perdu la mémoire. 244 L ’Angleterre « Il a l’air vraiment malade », dit Percival, ajoutant qu’il ne déjeu nerait plus avec Hess tant que celui-ci serait dans cet état. Hess, lui, déclara sombrement: « J’ai de bonnes raisons pour demander à des officiers de partager mes repas. » Non content de peaufiner son rôle d’« amnésique » pour le ren dre crédible (le 6, il avait perdu ses tampons pour les oreilles, oublié d’écouter le bulletin d’informations de onze heures à la radio alle mande, et demanda même au soldat Medley s’il était déjà allé aux toilettes), Hess jouait sur la crainte qu’avaient ses gardiens de le voir à nouveau attenter à ses jours. Le coiffeur qui lui coupa les cheveux le 3 décembre ne trouva plus ses ciseaux ; on fouilla la pièce de l’étage sans résultat. Le 6, un infirmier le vit sombrer dans un état évoquant une extrême anxiété : « Quand il est au lit, il porte les mains à sa tête et son visage exprime une détresse totale. » Les nou velles de Pearl Harbor ne provoquèrent aucune réaction de sa part. Il était engagé dans une campagne bien plus personnelle. Le 8 décembre, Hess demanda à un des caporaux de noter dans son rapport qu’il avait demandé au médecin de retirer de sa chambre tous les objets avec lesquels il pourrait se blesser. Cette tactique donna des résultats. Ce même jour, Scott conclut que Hess allait effectivement très mal. « Il a fait appeler le médecin et lui a demandé de pouvoir reve nir sur sa promesse de ne pas se suicider. Il justifiait cela en disant qu’il souffrait beaucoup, qu’on tentait délibérément de l’empoison ner avant que le ministre suisse puisse lé rencontrer et que tous ces bruits allaient le rendre fou. » Scott fit un rapport au colonel Boulnois au War Office, tandis que le major Foley téléphonait au quar tier général du M.I.6. Plus tard dans la journée, le Foreign Office téléphona au Camp Z : le ministre suisse qui n’avait repris ses fonc tions que dans l’après-midi, après cinq semaines de congé en Suisse, allait venir voir le prisonnier. Hess joua remarquablement la guérison : « Z paraît aller un peu mieux, nota Scott, il semble maintenant épuisé, et est plutôt lar moyant. » Le lendemain, 12 décembre, sachant que le ministre suisse devait venir, Hess prit soin à tout hasard, de ne pas toucher à son petit déjeuner. Il réaffirma au Dr Johnston qu’il se sentait encore l’esprit confus et ne se souvenait de rien. Ces symptômes, écrivit Johnston en rapportant l’épisode plus tard, «disparurent» à l’arrivée du ministre. La visite que fit ce matin-là Herr Walter Thumheer, le ministre de Suisse auprès du roi d’Angleterre, déçut pourtant le prisonnier. La grève 245 Le War Office prit la précaution de faire accompagner le diplomate par des spécialistes sélectionnés. Le colonel Rees ne se déplaça pas en personne, mais une demi-heure avant l’arrivée du diplomate, la voiture du major Foley franchit la double barrière du camp avec à son bord le major Dicks et un certain lieutenant Reade-Jahn. Thurnheer lui-même arriva à dix heures du matin, s’entretint brièvement avec Dicks et Johnston, puis monta à l’étage, après avoir franchi le nouveau lourd grillage et la grille. Il s’entretint en privé avec Hess pendant plus de deux heures. Le gouvernement suisse a mis à la disposition de l’auteur les copies de tous les rapports de Thurnheer. Je me suis mis en route [écrivit Thurnheer le 12 décembre 1941] à neuf heures du matin, muni des laissez-passer nécessaires, et les autorités militaires m’ont conduit en voiture jusqu’au logement de Hess, à quatre-vingt-dix minutes environ de Londres. Le major Foley m’a accueilli à ma descente de voiture pour me faciliter l’accès à la maison. M. Hess est logé dans une vaste et jolie maison de cam pagne, entourée de jardins. De cette maison, on a une vue remarqua ble sur le paysage et un petit lac, quoique ce paysage rustique soit en partie gâché par le dispositif de sécurité. Le jardin est entouré de barbeles et des patrouilles spéciales le sillonnent en permanence. Cette garde extérieure semble être forte de six hommes, c’est du moins ce que j’ai pu compter au moment de la relève de la garde. À mon grand étonnement, j’ai trouvé des barrières et divers dispositifs de sécurité jusque dans la cage d’escalier... Le major Scott m’a reçu très cordialement... Les deux médecins militaires étaient en uniforme. Ils m’ont déclaré que M. Hess n’était pas tout à fait normal ; il a le sentiment d’être persécuté, sentiment qui se manifeste par une méfiance prononcée envers tous les gens qui l’entourent, et même envers la nourriture qu’on lui donne. J’ai trouvé M. Hess au lit. Sa chambre est vaste et bien aérée. J’ai été surpris par la présence d’une lourde grille métallique installée sur la fenêtre principale alors que les fenêtres de droite et de gauche n’étaient pas protégées. Cette fenêtre centrale était ouverte. Le long du mur de gauche, faisant face au lit, il y a une grande table avec des livres allemands et anglais ; j’y ai remarqué un exemplaire de YH is toire de l ’art de Springer. Le lit lui-même se trouve sur la droite de la pièce. Près du lit, il y a un petit poste de radio auquel il a facilement accès. M. Hess me salue très courtoisement, quoique avec quelque froi deur. Il est pâle, hagard m ême; j’ai remarqué particulièrement ses yeux pénétrants, très enfoncés, et son expression sévère, quelque peu triste. Il s’excuse de ne pas me recevoir mieux mais dit souffrir à 246 L ’Angleterre nouveau d’une ancienne et pénible maladie ; comme il m’indique son abdomen, je suppose qu’il s’agit de douleurs gastriques... M. Hess m’explique alors pourquoi il a réclamé ma visite. Il a appris par la radio... la mort de son père. Le vieil homme était déjà âgé et luttait contre le cancer, mais il me serait reconnaissant de lui confirmer la véracité des informations données par la radio... Je lui dis que je serais heureux d’essayer et que je pourrais peut-être décou vrir la vérité sur les circonstances de la mort de son père, à quoi M. Hess répond qu’il s’est déjà fait à l’idée de ces tristes nouvelles et préférerait ne pas entendre des détails supplémentaires... À propos de la mort de son père, M. Hess souhaiterait modifier son testament et me demande d’authentifier sa signature... Puis M. Hess déclare qu’il a simplement utilisé ce prétexte pour entrer en contact avec moi. Il a d’importantes déclarations à faire au roi d’Angleterre. Il est venu dans ce pays, dit-il, dans l’espoir d’apporter la paix; malheureusement, il s’est heurté à l’incompré hension générale et n’a pu rencontrer aucun véritable interlocuteur. Il est convaincu que ses plans de paix pourraient encore être couron nés de succès aujourd’hui. Il a couché sur le papier ce qu’il pense de tout cela et voudrait que je remette personnellement ce document au Roi. Il me demande, en remettant cette lettre, d’exprimer son désir que le Roi lui-même soit le premier à la lire... En plus de ces remarques sur la paix, il expose dans ce document ses plaintes à propos du traitement qu’on lui a jusqu’alors réservé. Il déclare qu’on fait systématiquement tout ce qui est possible pour lui briser complètement les nerfs. Il ne veut pas, me dit-il, m’importu ner avec les détails... Il est convaincu que si le Roi entend parler de cela, il veillera immédiatement à y mettre fin, et à ce que sa situation soit améliorée, car le Roi lui avait assuré que lui, M. Hess, était sous sa protection personnelle... Puis M. Hess parle brièvement de la guerre... Évoquant son vol remarquable vers l’Écosse, il est persuadé que cette tentative de paix était parfaitement fondée et a été étouffée dans l’œuf parce qu’il n’a pu établir le contact avec les gens qu’il fallait; il est toujours convaincu que les Allemands gagneront la guerre. Sur ce sujet, il s’exprime très précisément mais j’ai lu dans son regard une demande muette — il semble attendre de moi que je me range à ses vues ; cela m’est impossible, et je me dérobe à une réponse directe, et me contente d’un haussement d’épaules pour exprimer mon scepti cisme. Hess réclama un peu de temps pour améliorer son message au Roi en y ajoutant quelques détails. «Je me suis éloigné vers la baie vitrée, rapporta le diplomate suisse, et j’ai passé le temps en lisant. » Au bout d’une heure et quart, le document de cinq pages était prêt. Les Archives royales ont refusé de communiquer le texte de la lettre La grève 247 «de paix», mais le brouillon, rédigé le 13 novembre, faisait partie des papiers que Hess emporta avec lui quand il quitta la GrandeBretagne ; il montre qu’il réclamait également au Roi la constitution d’une commission indépendante de fonctionnaires — n’ayant à répondre que devant le souverain — pour enquêter sur les mauvais traitements qu’il avait subis*. Je suis venu en Angleterre confiant en la loyauté du peuple britanni que. En tant qu’ancien aviateur, je sais que cette loyauté a souvent été montrée envers un ennemi. N ’ai-je pas toutes les raisons d’esperer en bénéficier, n’étant pas venu en ennemi : je suis arrivé en Angleterre à bord d’un avion désarmé, au péril de ma vie, pour essayer de mettre fin aux hostilités entre nos deux peuples. Aujourd’hui, je crois toujours en la loyauté du peuple britannique. Je suis donc certain que le traitement qui m’est infligé ne correspond pas à ses vœux. Je ne doute pas que seules quelques personnes en portent la responsabilité. Je compte sur votre loyauté, Votre Majesté, Rudolf Hess Il y joignit une copie du très long cahier de doléances qu’il avait remis deux mois auparavant à lord Beaverbrook, et recommanda qu’on saisisse par surprise les médicaments utilisés par Dicks et Johnston pour les faire analyser. Il insistait dans sa lettre au Roi sur le fait qu’il n’avait rien dit de tout cela à l’envoyé de Suisse, pour que Berlin n’entende pas parler de la façon dont il était traité. Ces papiers furent placés dans une enveloppe revêtue des sceaux de la législation suisse et du gouvernement britannique. Thurnheer ne s’était visiblement pas attendu à une affaire de cette gravité. Ne réalisant évidemment pas que le major Foley était l’agent du M.I.6 au Camp Z, il lui demanda de monter vérifier les documents et de l’aider à les sceller, puisque Hess insistait pour qu’ils portent six ou sept sceaux officiels — pour éviter que l’enve loppe ne fût ouverte à plusieurs reprises avant de parvenir à Sa Majesté. Foley, qui avait suivi toute la conversation sur ses écou teurs, parut indifférent. Le diplomate s’excusa auprès de Hess : « Il va falloir que je mette sir Alexander Cadogan au courant, car * Après un long marchandage avec le Foreign Office, le consciencieux et têtu ministre suisse obtint l’autorisation de remettre les deux documents scellés — la lettre de Hess et sa plainte officielle — directement à sir Alexander Hardinge, secrétaire particulier du Roi, à Buckingham Palace, le 9 janvier 1942. Le codicille du testament de Hess, en faveur de sa mère, se trouve toujours dans les archives suisses. 248 L ’Angleterre n’ayant pas le rang d’ambassadeur, je n’ai pas accès directement à Sa Majesté. » Quand Thumheer lui demanda s’il avait un sujet de plainte parti culier, Hess fit non de la tête mais lui fit savoir qu’il voulait pouvoir le joindre en cas de besoin. Il demanda aussi : « S’il vous plaît, ne parlez pas du codicille à mon gouvernement, au cas où il penserait que j’envisage de me suicider. » Avant que Thumheer parte, Hess lui tendit un flacon et quelques comprimés qu’il lui demanda de faire analyser par un laboratoire indépendant. En déjeunant ensuite avec des officiers, au rez-de-chaussée, Thum heer leur apprit que sa légation n’avait reçu aucune demande de renseignements sur Hess de la part de l’Allemagne. Il exprima sa curiosité à propos des importantes modifications dans la maison — le grillage, la grille et les vitres blindées — et demanda pourquoi Hess était alité, et le major Foley le renseigna. C’était la première fois que le diplomate suisse entendait parler de la tentative de sui cide. Prenant Dicks et Johnston à part, Thum heer leur demanda de lui faire immédiatement un rapport écrit sur l’histoire de la santé physi que et mentale du prisonnier depuis son arrivée au Camp Z. Ce rapport, donné ci-dessous in extenso, a ceci de remarquable qu’il n’y est nulle part question du traitement appliqué au prison nier. 1. Nous sommes tous deux spécialistes en médecine psychiatrique. 2. C’est le lieutenant-colonel Gibson Graham, du R.A.M.C., ori ginellement responsable médical qui, ayant très tôt remarqué que le patient souffrait de troubles mentaux, a réclamé les services d’un psychiatre. Dans ses premiers rapports, le colonel Graham a déclaré avoir trouvé le patient sujet à une phobie du poison, à un degré tel qu’il insistait pour que les officiers de service goûtent sa nourriture. En outre, le patient faisait preuve d’autres soupçons anormaux : il croyait, par exemple, que des bruits survenant dans ou près de la maison étaient délibérément organisés pour l’effrayer, lui briser les nerfs ou l’empêcher de dormir. 3. Depuis que nous avons pris nos fonctions, les événements ont largement prouvé le bien-fondé des premières observations du lieu tenant-colonel Graham. Le patient fait preuve de méfiance et de dépression à un degré anormal. Il a, à différentes reprises, à la fois verbalement et dans de très longs documents, exprimé la conviction qu’un ennemi caché lui administrait un poison subtil — poison des tiné à provoquer une exaltation suivie de dépression, avec interfé rence dans ses fonctions physiques, et destruction de sa capacité à dormir et à raisonner. Il a été sujet à des accès de grande agitation et La grève 249 d’excitation au cours desquels sa conduite était très irrationnelle : il prépare des « documents secrets » et des « dépositions » pour prou ver la persécution dont il est l’objet de la part, par exemple, du major Dicks, du major Foley, ou du commandant. Ce qui ne l’a pas empê ché, dans le même temps, de demander à un de ceux qu’il accuse de l’aider à préparer ou à traduire ces documents. 4. Il reconnaît parfois que ce sentiment de persécution est dérai sonnable, mais qu’il est incapable de le réprimer. Il a déclaré à plu sieurs reprises qu’il n’accusait pas les officiers d’être de mauvaise foi, mais qu’il croyait qu’ils étaient eux-mêmes drogués ou hypnotisés et étaient ainsi les instruments inconscients de l’ennemi caché non spé cifié. 5. Nous pensons qu’il s’agit d’un cas de paranoïa (maladie halluci natoire systématisée), et le pronostic quant à la guérison est mauvais. Ce patient requiert des soins et une surveillance constants, en raison d’un risque de suicide. Pour cette raison, nous avons pris certaines précautions, et un psychiatre et six infirmiers psychiatriques diplô més du R.A.M.C. le surveillent en permanence. (sgt.) H.V. Dicks, MD, MRCP, Major R.A.M.C. Spécialiste en Médecine mentale, London District. (sgt.) Munro K. Johnston, MB.DPM, Capt. R.A.M.C. 12 décembre 1941 Foley permit à Thum heer de lire ce document, mais non de l’emporter — le Foreign Office devant statuer là-dessus. Hess, obligé de garder la chambre, entendit s’éloigner la voiture qui emportait Thum heer vers Londres à deux heures de l’aprèsmidi. Plutôt satisfait du travail accompli ce matin-là, le major Foley téléphona son rapport au quartier général du S.I.S une heure plus tard, en nommant Hess par le nom de code utilisé pour lui au sein du M.I.6. et du Foreign Office, et révélant incidemment que toute la conversation avait été enregistrée par les micros cachés. «Je crois pouvoir dire que le ministre a eu l’impression que “Jonathan” était sujet à des hallucinations... Je pense qu’il ne servirait à rien de trans crire les rapports mot pour mot. » 13 . Première perte de mémoire T out au long de l’hiver 1941-1942, H ess fit tout ce qu’il put pour se m ontrer un prisonnier difficile. Il revint sur sa prom esse de ne pas attenter à ses jours ; on ne pouvait d onc plus lui confier un couteau ni une fourchette. Les officiers qui m angeaient avec lui, obligés de lui couper le m oindre m orceau de nourriture com m e à un enfant, essayaient d’échapper à cette corvée. Les gardes lui retirèrent égale m en t son crayon et son stylo — il n ’aurait de toute façon guère pu écrire dans la faible lum ière et avec les m édiocres lorgnons qu’on lui avait tardivem ent procurés. Il refusait de descendre prendre l’air, prétextant que le jardin était trop exigu. Le lendemain de la visite de Thurnheer, il avoua tranquillement au médecin qu’il avait simulé sa perte de mémoire ; il craignait en effet que les Anglais ne le droguent pour l’empêcher de raconter son histoire au diplomate. Les semaines suivantes, il inventa et simula d’autres symptômes de maladies physiques et mentales et abusa à nouveau complètement les médecins : certains de ces trou bles étaient peut-être réels — qui peut le dire aujourd’hui ? Nous savons seulement que, plus tard, Hess devait fanfaronner en préten dant qu’il n’avait mis au point cette «performance» digne d’un Oscar qu’au bénéfice de ses geôliers. En réalité, cela lui permit d’inverser subtilement les rôles et de mener la danse. Il devint bru tal et autoritaire avec les officiers de la Garde, leur ordonnant d’accomplir des tâches ridicules ou dégradantes à sa place, et se plai gnant du moindre bruit. N o ël 1941 n’exista pas pour le prisonnier; tous les officiers refu sèrent de partager leur repas avec cet h om m e m alheureux et soli taire. « On ne peut dire qu’il ait été visité par l’esprit de Noël », rap porta le commandant sans aménité. Le 27, en se frottant les yeux, H ess dit tristem ent à Everatt q u ’il avait à deux reprises essayé de lire. « Mais, ajouta-t-il en écartant le Première perte de mémoire 251 livre, écœuré, je n’arrive pas à me rappeler ce que j’ai lu la page d’avant. » Le 29 décembre, le major Johnston lui apporta une lettre du ministre suisse, qui était passée par les canaux du War Office. (Le major Foley était en congé.) Nous ne connaissons pas le contenu de cette lettre de Thumheer, mais quelques minutes plus tard, Hess dit au médecin qu’il donnerait à nouveau sa parole de ne pas tenter de se suicider si on lui rendait son couteau et sa fourchette pour les repas. Dans l’après-midi, Johnston dit au commandant : « Il a aussi demandé une clé de la grille car il estime y avoir droit. » Lorsque Foley revint le lendemain, Hess insista à nouveau pour qu’un officier partageât ses repas. Le colonel Scott décida que l’offi cier de service devait s’acquitter de cette « tâche déplaisante », car le surmenage que Hess imposait au médecin et au vieux major Foley était devenu «excessif». « Plus tard, dicta impérieusement Hess, j’aimerais faire quelques promenades en voiture. » Il voulait, évidemment, voir d’autres cot tages anglais. Le jour du Nouvel An, il montra au lieutenant Merriam les plans du pavillon qu’il allait se construire dans les Alpes bavaroises après la guerre. Certains des membres du personnel du Camp Z avaient perdu des amis ou des parents sous les raids aériens, et aucun d’entre eux n’avait de sympathie, même inavouée, pour les nazis. Si les officiers et les «gentlem en» parvenaient facilement à conserver leur sangfroid en public, d’autres n’auront pas résisté à la tentation de claquer les portes, de faire du bruit dans les escaliers, d’épicer ou de trop saler la nourriture de l’adjoint du Führer emprisonné, ou pire. Même les officiers le provoquaient de temps à autre. En février 1942, on retira à la brigade de la Garde la surveillance du Camp Z et le jeune capitaine Douglas Percival vint prendre congé du prison nier. Hess lui demanda qui allait relever les Scots et Coldstream Guards. «Le Pioneer Corps? demanda-t-il, déconcerté, quand Perci val lui annonça la nouvelle. Qu’est-ce qu’ils font ? » «Leur travail habituel consiste à creuser des latrines», répondit le capitaine avec une satisfaction méchante (en fait une instruction de Conseil supérieur de la Guerre avait chargé les hommes du Pio neer Corps d’assurer la surveillance dans les camps de prisonniers.) Pendant ce temps, le personnel observait les mêmes variations de comportement chez le prisonnier, parfois gai et de bonne humeur, parfois déprimé et morose. Après la visite de Thumheer, il dit au caporal Everatt, le plus naturellement du monde : « La mémoire me revient. » Les officiers furent déconcertés. Le 21 décembre, le major 252 L ’Angleterre Foley déclara au colonel Scott : «Je pense que l’apparente perte de mémoire est authentique. » La peur chronique qu’avait Hess d’être empoisonné empirait. Le 22, il réclama sa bouteille de whisky, pour l’aider à s’endormir — puis bondit hors du lit pour voir d’où l’infirmier la sortait ; quand le second infirmier tenta de l’arrêter, Hess hurla : « Otez vos mains de moi ! Ne me touchez pas ! » et il se mit à arpenter la pièce en oubliant ses béquilles. 11 écoutait toujours le bulletin d’informations de la radio alle mande, chaque soir, à vingt-trois heures, mais les nouvelles étaient inquiétantes pour les Allemands : l’offensive contre Stalingrad, embourbée sous des pluies torrentielles, fut stoppée par le gel avant de se transformer en déroute devant la contre-offensive inattendue de Staline. En Angleterre, le War Office trouvait ennuyeux d’avoir à mobili ser une douzaine d’officiers de la Garde, un lieutenant-colonel et plus d’une centaine d’hommes de troupe pour garder le quartier général d’un adjoint du Führer, un camp abritant un seul prison nier, et l’on se mit à la recherche d’un autre logement sûr. 12 janvier 1942 [Journal du commandant] Le sous-lieutenant Bowker a dîné avec le patient qui a à nouveau montré des signes de sa phobie du poison en refusant sa part de tarte aux pommes et en la servant à quelqu’un d’autre. 14 janvier 1942 [Rapport d’après-midi de l’infirmerie] Observe combien de fois les différentes portes claquent et en tient le compte. Une fois, il a poussé une exclamation, a saisi la porte de sa chambre, l’a fermée lourdement et s’est mis à rire de façon hysté rique... S’est montré préoccupé au moment du dîner et a demandé à voir le major Foley. [Journal du commandant] Z s’est plaint amèrement des portes qui claquent dans la maison et a marqué sa désapprobation en claquant sa porte plusieurs fois avec une telle violence qu’il a réveillé le médecin. 15 janvier 1942 Le major Foley m’a dit qu’aujourd’hui Z avait manifesté l’inten tion de lutter contre sa phobie du poison et qu’occasionnellement il mangerait tout seul ; il consentait aussi à ce qu’on prépare son cacao à la cuisine au lieu de le préparer lui-même, comme par le passé. Première perte de mémoire 253 17 janvier 1942 Les bonnes résolutions de Z... n’ont pas duré longtemps. Il se plaint maintenant de souffrir à nouveau de maux de tête et d’autres douleurs depuis qu’il a pris le premier cacao préparé pour lui à la cui sine, hier. Il est, évidemment, convaincu qu’il contenait du poison et le médecin a connu la désagréable expérience d’avoir à goûter le cacao tiède et fade préparé par Z à 11 heures du matin et à nouveau dans l’après-midi. Le lendemain Hess fait part de sa déception au colonel Scott : il a tenté de combattre cette peur mais il a échoué. Il passe les jours suivants dans un état d’extrême nervosité, renonce à essayer de dessiner, de lire ou d’écrire, manifestant vio lemment sa contrariété en allemand, puis arpente la pièce d’un air malheureux et «stéréotypé», ou se plaint de bruits que personne d’autre ne remarque. Le 20 janvier, après avoir déjeuné avec Foley, l’officier du M.I.6, Hess ouvre furtivement une boîte pour lui montrer ce qu’il a ras semblé : des biscuits, du Ryvita, du cacao, du sucre et tout un assor timent de pilules. «Je soupçonne ceci de contenir du poison, je compte les empor ter en Allemagne pour les faire analyser après la guerre», com mente Hess. Foley prend une pleine poignée de pilules et les avale avec un verre d’eau. Il mâche du Ryvita et fait chauffer la bouilloire pour préparer un cacao — insistant pour que Hess le partage avec lui. A cinq heures, il passe la tête par la porte pour montrer à Hess qu’il est en parfaite santé. Le petit coup de théâtre du major Foley eut un effet dévastateur sur le prisonnier. Ce soir-là, après avoir dîné avec le capitaine Johns ton, il admit d’un air triste qu’il avait dû se tromper. Semblant com plètement déprimé, il donna son trésor à l’infirmier pour qu’il le jette. « Il réalise maintenant, écrivit le colonel Scott, que toute cette obsession du poison doit être une psychose, et cela le met, évidem ment, dans un état épouvantable. » Le 22, Hess réclame du papier et un stylo. Il veut écrire au Roi pour reconnaître qu’il s’est trompé dans les accusations qu’il a lan cées dans la lettre remise au ministre suisse. Il est visiblement ébranlé. Le caporal Everatt le trouve « d ’humeur désagréable ce jour-là : il martèle le sol avec ses béquilles, saute capricieusement d’un point à un autre, et ne quitte pas le surveillant du regard un seul instant. » 254 L ’Angleterre 23 janvier 1942 RUDOLF HESS A U ROI D ’ANGLETERRE Mytchett Place 2e le ttre Votre Majesté, Le 12 décembre 1941, j’ai confié au ministre suisse une lettre scel lée pour Votre Majesté, rédigée en allemand et datée du 3 [jk] novembre 1941. En appendice, j’y ai joint la traduction en anglais d’une protestation adressée le 5 septembre 1941 au gouvernement britannique. J’imagine que cette lettre vous est parvenue depuis. Aujourd’hui, le major Foley, dont je parlais dans cette lettre, a avalé sous mes yeux quelques-uns des aliments et des comprimés dont je pensais qu’ils contenaient des substances toxiques. Cet inci dent m’a forcé à conclure que mes plaintes étaient le résultat d’une autosuggestion occasionnée par ma captivité... Rudolf Hess Les soldats du Pioneer Corps qui arrivèrent étaient vraiment sales et vêtus de haillons, selon le colonel Scott. Sur cent trente hommes, il en renvoya immédiatement vingt-trois dans leurs camps, les décla rant inutilisables. Peu de temps après que cette nouvelle garde se fut installée, les problèmes de discipline et de sécurité surgirent. Le pavillon d’entrée téléphona : « Un certain M. R.R. Foster, qui affirme être un reporter du D aily Herald, [organe du Parti travailliste] demande à pénétrer dans le camp. Il dit être envoyé par son bureau de Lon dres pour recueillir des informations sur un incident qui a eu lieu ici il y a cinq semaines. » (Certaines rumeurs, selon lesquelles Hess s’était suicidé avaient déjà couru à Londres.) Le journaliste, à qui on refusa l’entrée, posa une question embar rassante : « Dois-je m’adresser au War Office ou au Foreign Office pour obtenir une autorisation ? » On lui répondit brutalement que ce camp ne dépendait en rien du Foreign Office, mais manifestement, il était sur la bonne piste. Tout le personnel de garde fut alors prié de se méfier des tentatives qui pourraient être faites en vue de lui soutirer d’autres informa tions, particulièrement dans les bistrots autour d’Aldershot. Quel ques jours plus tard, on repéra une voiture circulant autour du Camp Z, le conducteur, E.L. Calcraft, était également un reporter du D aily Herald. Hess, lui, continuait à mener sa guerre psychologique person nelle. Le 23 juin 1942, les infirmiers lui demandèrent pourquoi il tapait des pieds et battait l’air de ses bras. « Ce sont mes nerfs, répli qua-t-il, et mes maux de tête ! » Première perte de mémoire 255 Le moindre bruit le faisait exploser ; les avions qui survolaient le camp déclenchaient un torrent d’incantations en allemand. Le 26, il commença à entendre des bruits venant de la radio ; le caporal lui dit qu’il s’agissait de parasites, mais il était certain que son poste était détraqué. Foley l’emporta pour le faire vérifier. Le lendemain après-midi, Hess, incapable de se reposer, allait et venait en frap pant le sol de ses béquilles et en criant : « Oh, ma tête ! » Foley lui rapporta sa radio en déclarant qu’elle marchait très bien. Hess lui demanda d’un ton lugubre de lui reprendre à nouveau son couteau et sa fourchette. Se tenant la tête dans les mains, avec une expres sion de profonde détresse, il passa l’après-midi du 30 à l’écoute du discours radiodiffusé de Hitler pour l’anniversaire du Parti, à Berlin. 30 janvier 1942 [Journal du commandant] Le major Foley m’a rapporté que ce matin, il l’a envoyé chercher ainsi que le médecin pour demander officiellement qu’on lui pro cure un revolver pour sa défense personnelle. Il a déclaré plus tard qu’il avait l’intention de se suicider et qu’il souhaitait la visite du ministre suisse à qui il ferait part de son intention et de ses raisons, ainsi le gouvernement britannique serait couvert. Telle était l’image déroutante que présentait Rudolf Hess au Camp Z, tandis que les officiers et les hommes de la brigade de la Garde effectuaient leur dernière parade et que ceux du Pioneer Corps prenaient leurs quartiers : les trois rapports tenus quotidien nement par les infirmiers le montrent se plaignant de douleurs à la tête et aux yeux, malheureux, souvent (mais pas toujours) incapable de se souvenir, harcelé par le bruit, obsédé par sa phobie du poison, et allongé dans son lit, dans une demi-obscurité, marmonnant ou bâillant. 5 février 1942 [Rapport de nuit de l’infirmerie] Très malheureux et plongé dans ses pensées jusqu’à 23 h 30. 1 h 50. S’est réveillé et a commencé à pousser des exclamations : «Ah-ah, oh-oh, c’est horrible» [se plaignant de], douleurs dans le bas de l’abdomen, qui devinrent apparemment très vives au bout d’environ cinq minutes. Se tournant et se retournant dans son lit, frottant la partie douloureuse en gémissant constamment. S’est laissé convaincre d’essayer une bouillotte, mais sans résultat. À 2 h 15, il a bondi hors de son lit et s’est mis à marcher frénéti quement de long en large en gémissant et en faisant un bruit terrible avec ses pieds. S’est roulé en boule sous l’effet de la douleur suppo sée puis a réclamé le médecin militaire. 256 L ’Angleterre Dès que celui-ci a été appelé, les douleurs ont cessé, il est retourné se coucher et semblait beaucoup plus calme à son arrivée. Le 18 février le colonel Rees téléphone au major Johnston pour lui demander s’il a procédé à un examen médical approfondi de Hess. Johnston doit lui rappeler qu’il est psychiatre et que cela n’est pas de son ressort. Quelques jours plus tard, Ress trouve Hess excessivement pâle et décharné. Cela est dû, selon lui, à ses idées « anormales » et à son refus de sortir à l’air libre. Il écrit alors dans son rapport : « L’état mental de Hess s’est détérioré depuis ma dernière visite. Les hallu cinations et le délire de persécution sont visiblement passés à l’arrière-plan pour l’instant mais, comme cela arrive souvent, il a sombré dans une dépression accompagnée d’une perte de mémoire caractérisée. » Ainsi Rees s’était laissé complètement abuser par l’amnésie simu lée de Hess, malgré l’énormité de certaines lacunes : Hess ne se sou venait plus d’avoir reçu la moindre lettre de sa femme (il en avait reçu deux), ni de la visite du ministre suisse. « Cela peut être dû à l’aggravation de la détérioration mentale, ou ne représenter qu’une phase dont il émergera. » Et il insista : « Ses souvenirs étaient très culpabilisants. » Avec l’accord du Foreign Office, Rees demanda au lieutenantcolonel Evan Bedford, éminent praticien consultant dans le civil, d’examiner Z. Bedford ne découvrit rien de très alarmant. Le colonel Scott partit prendre la direction du camp d’internement pour étrangers de l’île de Man. Le 20 février il présenta Z à son suc cesseur, le lieutenant-colonel Wilson. Hess réserva un triste spectacle au nouvel arrivant. Le caporal Everatt nota : « [II] a l’air absent et sa mémoire semble assez confuse. » Le 2 mars, l’adjoint du Führer demande au caporal Riddle s’il peut lui donner quelque chose pour dormir. « Voulez-vous du Luminal ? » suggère l’infirmier, parlant d’un sédatif léger courant. « Du Luminal ? demande Hess avec un regard sans expression. Qu’est-ce que c’est ? J ’en ai déjà pris ? » Scott parti, le 3, Hess revient brusquement sur sa décision et accepte d’aller se promener. Le lendemain soir, il semble content de dîner avec le colonel Wilson qui avait accepté son invitation, mais ensuite il redevient morose. Le 5, il reprend son attitude méfiante, Première perte de mémoire 257 imputant au cacao (et au curry le lendemain) son état prétendument douloureux. Les infirmiers font des efforts pour essayer de comprendre ses grommellements souvent inintelligibles, mais habituellement, ceux-ci se résument à des « Encore ! » ou « Mein Gott, pourquoi tout cela ? » Le 21 mars, il passe un certain temps à essayer de cacher un com primé de glucose sous une latte de plancher, après s’être, de toute évidence, assuré que le caporal observe son manège. « Il est empoi sonné, déclare-t-il, et je vais le donner au ministre suisse. » Le Dr Johnston apprend, selon son rapport, qu’on a trouvé des comprimés de Luminal et de glucose cachés dans la doublure des fameuses bottes d’aviateur et sous le tapis. Hess donne la même explication fantaisiste. Hess écrivit quatre ans plus tard : « Comme plus d’un trimestre s’était écoulé depuis que j’avais remis à l’envoyé suisse ma lettre au roi d’Angleterre, sans résultat, je lui demandai à nouveau de venir me voir. » Le 28 mars, il reçut une réponse, datée du 20. Thumheer acceptait de venir dans les quinze jours, mais ne donna pas signe de vie pendant plusieurs semaines. Hess en conclut que les Britanni ques empêcheraient le ministre de venir au Camp Z tant qu’il ne présenterait pas tous les symptômes de l’aliénation mentale — ou au moins, d’un déséquilibre [Nervôsitat] tel que personne ne l’esti merait digne de confiance. «J’ai fait semblant de devenir plus ner veux de jour en jour; quand j’eus atteint le point culminant, l’envoyé arriva. » Les rapports quotidiens des infirmiers reflètent parfaitement cette description. Au caporal Riddle (le 2 avril) Hess avait paru sim plement «puéril dans son comportement», tout en semblant se croire lui-même « très malin et ayant des opinions intelligentes sur tous les sujets ». Les maux d’estomac, réels ou imaginaires, persis taient, Hess bondissait hors de son lit, montait et descendait les escaliers quatre à quatre de façon extravagante, grognant et gémis sant. Le 6, le caporal Everatt le trouva également «très puéril», mais il ajouta une remarque peut-être plus perspicace : « Semble mettre à l’épreuve le sang-froid de l’équipe en se montrant extrême ment désagréable... » 6 avril 1942 [Rapport du soldat Dawkins] Il déclare que les juifs essaient de le tuer, et que s’il reste ici plus longtemps, il va finir dans un asile de fous. 258 L ’Angleterre 7 a vril 1942 [Rapport du caporal Everatt] A bu un peu de lait après m’avoir demandé d’y goûter d’abord. Quand je lui en demandai la raison, il me dit que quelqu’un à la cui sine tripatouillait sa boisson et sa nourriture... quelqu’un de confes sion juive qui essayait de le mener à sa perte, malgré l’équipe qui prenait grand soin de lui. 8 avril 1942 [Rapport du caporal Everatt] A pris un thé léger après que j’y ai goûté pour essayer de le convaincre qu’il n’était pas altéré. D ’une humeur exécrable il déclare que nous sommes là dans la seule intention de le pousser vers l’asile d’aliénés. Dit que les gens de la maison claquent les portes et tous sent bruyamment pour lui briser les nerfs. Le même jour, le prisonnier écrivit à nouveau au ministre suisse : « J’aimerais vraiment que vous veniez le plus vite possible», concluait-il. Thurnheer était lui-même souffrant, et ce n’est que le 18 avril que son médecin l’autorisa à retourner au Camp Z. En prévision de la précédente visite, Hess avait simulé l’amnésie jusqu’au dernier m om ent; cette fois, son déséquilibre apparent semblait bien avoir atteint son point culminant. Le 17, Everatt le décrivit déprimé et malheureux, victime de «cram pes» et de sa phobie de la nourriture empoisonnée, et en résumé «irritable et odieux». Le caporal Riddle parla de «plusieurs explosions de colère en allemand aux moindres bruits » ; il fit allusion à un besoin pressant de lavements. Il souffrit de maux de tête toute la nuit pré cédant l’arrivée de Thurnheer ; ils étaient probablement réels. Mais quand il demanda solennellement à Riddle de lui jurer sur son hon neur d’« authentique soldat britannique » que rien n’avait été ajouté au comprimé de Luminal qu’il avait pris, il jouait vraiment la co médie. Il resta au lit tard ce samedi, se leva peu avant l’heure du déjeuner et sortit faire une courte promenade. Le soldat Dawkins le sentait déprimé et morose ; le prisonnier ne permit à personne de faire le ménage dans sa chambre, il ne toucha ni à son petit déjeuner ni à son déjeuner. Le War Office tint à nouveau à ce que le diplomate soit « chape ronné » par un éminent psychiatre et envoya Rees — promu géné ral de brigade — en personne. Ress se présenta chez Hess peu avant Thurnheer. Si le prisonnier sembla nettement plus animé, ce n’était pas dû à la présence de Rees. Première perte de mémoire 259 [Rapport du général Rees] Hess était au lit, mais très causant et dans un état tout différent que lors de ma dernière visite où il était très déprimé et renfermé. Sans aucun doute, cet état... était dû au fait qu’il attendait d’un ins tant à l’autre la visite d’un représentant de la Puissance protectrice. Il s’est plaint de violents maux de dents : « Les pires que j’aie jamais connus dans ma vie », mais il a refusé de prendre l’aspirine que j’ai sortie de ma poche, bien que je lui aie proposé de choisir son comprimé lui-même et de prendre moi-même les autres. Il prétendit être certain qu’on l’empoisonnait, et se montra extrêmement criti que vis-à-vis des autorités qui le laissaient là où il était alors qu’il réclamait son déménagement depuis six mois ! La Croix-Rouge internationale avait, via la Suisse, envoyé quelques colis d’Allemagne, mais Hess dit au général que, tout bien consi déré, il avait renoncé à les ouvrir (malgré les scellés intacts et bien qu’ils aient été oblitérés à Berlin). « J’ai beaucoup d’ennemis en Suisse », fit-il remarquer; il se souvenait, bien qu’il n’en dît rien, du sort de Wilhelm Gustloff, assassiné en Suisse par des juifs extré mistes avant la guerre. Thumheer passa près de quatre heures, de 15 h 20 à 19 heures, avec l’adjoint du Führer. En tendant à Hess quelques livres en allemand tirés de sa biblio thèque personnelle, il s’excusa de n’avoir pas été autorisé à remettre en personne la lettre de Hess au Roi, quant au duc de Hamilton, il avait carrément refusé d’avoir en quoi que soit affaire à Hess ; aussi avait-il donné la lettre et les pièces jointes à sir Alexander Hardinge, secrétaire particulier du Roi. Malheureusement, le Palais n’avait pas encore répondu. (D’après Hess, il ne le fit jamais.) [Rapport du ministre suisse] J’ai été reçu par le commandant Wilson, qui a remplacé le major Fox [jû: = Scott]. L’ancien médecin permanent a été lui aussi rem placé par le général [sic], un spécialiste de la maladie de H... En che min, le capitaine Foyle [sic = Foley] m’a prévenu que, cette fois, ma tâche serait difficile. Le patient est très agité et refuse de manger même des biscuits si un officier n’en mange pas un devant lui... D’après lui, ceux-ci peuvent contenir «du poison et il a des ennemis en Suisse. J’ai demandé au commandant de me conduire directement chez Hess, car si je rencontrais d’autres gens auparavant, cela pourrait éveiller sa méfiance. Il a dû nous entendre klaxonner à la grille et, visiblement, il m’attendait avec beaucoup d’impatience... J’ai été surpris de le trouver au lit... Il m’a dit avoir des crampes 260 L ’Angleterre d’estomac.. D’après lui, tout le monde essayait de l’empoisonner ou de lui faire perdre la mémoire. Il dit en avoir des preuves concrètes. Hess commença à égrener une litanie devenue familière, embellie par des détails comme les portes claquées 123 fois en une demiheure, les quintes de toux «accidentelles» des surveillants ou les objets qui tombaient. Lorsqu’il essayait de dormir, les bruits com mençaient: «D ès que j’étais éveillé, ils diminuaient», pour cesser complètement au moment où il acceptait de prendre « leurs » com primés de Luminal ou de manger «leu r» nourriture, tout cela contenant, disait-il, des substances destinées à lui provoquer des maux de tête, lui briser les nerfs ou détruire sa mémoire. Il remit au diplomate des échantillons de vin et de glucose qui lui paraissaient contenir de ces mystérieuses substances : «Je ne saurais affirmer qu’il s’agit de la fameuse herbe mexicaine. » Le prisonnier [rapporta Thurnheer] m’a alors demandé de faire par venir immédiatement ce rapport au gouvernement allemand afin que ce dernier puisse exercer des représailles contre les généraux bri tanniques; en retour, il promet d’assurer que la Suisse bénéficiera dans la Nouvelle Europe d’un traitement de faveur. Je dis à M. Hess que je regrette de ne pouvoir accéder à sa requête. Ma mission est une mission de confiance : j’ai été autorisé à le voir sans aucun obstacle... Prenant sa main pour créer une impres sion de parfaite confiance, j’ajoute que même si j’apprécie grande ment sa promesse de traitement spécial pour la Suisse, cela ne sau rait influencer mon attitude... Rudolf Hess me répond qu’il est allé un peu trop loin... et que je devais mettre cela sur le compte de sa situation désespérée. Mais, dans le cas présent, un crime était en train de se commettre, et s’il était à ma place, il essaierait de faire plus... Je lui dis qu’il avait le devoir de rester en forme, car si l’Allemagne gagnait la guerre, il devait être prêt à participer à sa reconstruction. Aucune de ces remarques ne sembla l’impressionner. Il était seule ment obsédé par l’idée qu’on essayait de le briser, de l’extérieur en faisant du vacarme, et de l’intérieur à l’aide de drogues. Il me demande si je ne peux pas au moins faire parvenir ce rapport directe ment aux juges suprêmes en Angleterre. Je lui rappelle la séparation des pouvoirs exécutif et législatif, et que je peux seulement remettre ce rapport par l’intermédiaire du Foreign Office, ce que Rudolf Hess refuse. Le caporal Everatt qui doit s’occuper de lui ce soir-là le trouve plus animé, mais ce regain d’énergie est de courte durée et à l’heure du coucher Hess est retombé dans sa morosité habituelle, « très fatigué Première perte de mémoire 261 après le rude labeur de la journée». (Le diplomate et Hess avaient consacré une bonne partie de l’après-midi à envelopper et étiqueter soigneusement des échantillons de glucose, de Luminal, d’aspirine et même de vin de Bordeaux qui, d’après Hess, pouvaient contenir le secret de ses malaises.) Après avoir escorté Thumheer jusqu’à la porte du Camp Z, Rees rapporta au War Office qu’il ne subsistait dans l’esprit de celui-ci « aucun doute, évidemment, quant à la confusion mentale » du pri sonnier. L’état du prisonnier reste stationnaire au cours des semaines sui vantes. Hess construit une maquette d’avion, dessine des croquis d’architecture, et écoute avec nostalgie le commentaire de la radio de Berlin pour l’anniversaire du Führer; mais il monte et descend bruyamment les escaliers d’une humeur massacrante et se conduit comme un enfant. Le 6 mai, il reçoit plusieurs lettres mais n’y porte que peu d’intérêt. Quelques jours plus tard, pourtant, il se souvient nettement qu’il s’est écoulé exactement un an depuis son vol. Il s’installe dans l’attente. La guerre se passe bien pour l’Alle magne, et le gouvernement britannique peut encore décider de dis cuter avec lui. Le 13 mai, son petit poste de radio diffuse les fanfa ronnades de Berlin annonçant les dernières victoires allemandes — la gigantesque opération Fridericus de Hitler à Kharkov. Ces bonnes nouvelles lui remontent, sans aucun doute, le moral, et le soir du 19 mai, il «apparaît d’une humeur plutôt enjouée, en parlant des pertes russes». Le caporal Riddle est le dernier infirmier à croire encore Hess sujet au délire, mais les autres se trouvent parfois inca pables de fournir une explication à son comportement, comme lors que Hess demande que la sentinelle de nuit à l’extérieur fasse moins de bruit ou quand il se plaint quelques jours plus tard de quelqu’un qui tousse — des sons qu’il est le seul à entendre. « Le personnel de la maison, proteste-t-il dans la nuit du 26 mai, a reçu des ordres pour faire le plus de bruit possible. » De toute façon, son séjour au Camp Z touchait à sa fin. Le secrétaire au Foreign Office avait écrit à Churchill quelques jours plus tôt : « Nous estimons, depuis quelque temps, que les dis positions prises pour le logement de notre prisonnier “Jonathan” ne sont pas satisfaisantes. » Le Camp Z nécessitait une garde trop importante, et le War Office avait trouvé un nouveau lieu de déten tion, un hôpital qu’il avait acquis au pays de Galles et que le Foreign Office avait trouvé à sa convenance. Anthony Eden assura au Pre mier ministre que «des dispositions pouvaient être prises pour 262 L ’Angleterre fournir à “Jonathan” un logement totalement isolé du reste de l’éta blissement et offrant une sécurité satisfaisante». Il admettait qu’il subsistait un obstacle : avant la guerre, c’était un hôpital psychiatrique. Il espérait personnellement que cela n’aurait pas de conséquences gênantes. « Si “Jonathan” était reconnu aliéné, prévenait-il, on pourrait nous demander son rapatriement en vertu de la Convention de La Haye*. » À ce moment-là, le prisonnier jouissait manifestement de toutes ses facultés. Le jour même où Eden écrivait ces lignes sournoises, parce qu’il craignait que le respect d’une loi internationale, impar tiale et impitoyable, ne dérobe au gouvernement son prisonnier d’État, Rudolf Hess écrivait à son mentor et ami allemand : Angleterre, 20 mai 1942 Mon cher et honoré ami, Comme il est arrivé que mes lettres mettent des mois pour arriver à destination, je vous fais parvenir aujourd’hui mes souhaits de bon anniversaire. J’y joins mes meilleurs vœux pour vous et votre famille. Vous ne devez pas vous inquiéter pour moi ! Il n’y a aucune raison pour cela ! Évidemment, ma situation est tout sauf agréable, mais on dit qu’en temps de guerre les gens se retrouvent dans des situations dif ficiles. Ce n’est pas le problème ; vous savez, mieux que personne, où, à long terme, se situe le problème. Je suis souvent amené à méditer sur le séminaire du regretté [pro fesseur] Bitterauf et à ma propre contribution à propos de Gneisenau. Vous partagiez mon point de vue, et vous me faisiez totalement confiance. A U PROFESSEUR KA R L HAUSHOFER Laisse les vagues s’écraser et gronder, La vie et la mort délimitent ton royaume — Qu’il s’élève haut dans la mâture ou qu’il se disloque, Ne lâche jamais la barre ! On ne peut nier que j’ai échoué. Mais personne non plus ne peut soutenir que je ne pilotais pas moi-même. Aussi, à cet égard, n’ai-je rien à me reprocher. En tout cas, je tenais la barre. Mais vous savez aussi bien que moi que le compas à qui nous confions le soin de maintenir le cap est influencé par des forces inexorables même si nous ne savons rien d’elles. Puissent ces forces vous accompagner au long de cette nouvelle année de votre vie ! * La Convention fut, en fait, signée à Genève. Première perte de mémoire 263 La tournure que prenait le guerre ne lui avait pas échappé. Tandis que les armées de Hitler s’enfonçaient profondément en Union soviétique et traversaient l’Afrique du Nord, Churchill comptait sur les bombardements aériens pour rétablir l’équilibre stratégique. Depuis le début de l’année 1942, il avait ordonné plusieurs raids sévères sur les villes allemandes, souvent de peu d’importance stra tégique, comme Lübeck : la cible était le moral de la population civile allemande. Hitler avait répondu par ses opérations Baedecker contre des cités historiques comme Bath et Canterbury. Rudolf Hess entendait les sirènes et les forces de bombardement ennemies passer au-dessus de sa tête. C’était l’évolution qu’il avait redoutée ; et c’est sa compassion pour les populations civiles d’Europe qui l’avait poussé à agir un an auparavant. Il condamnait sans réserve Churchill pour ce carnage ; quand, le 10 mai, le Pre mier ministre répéta à la radio la version selon laquelle « 20 000 Hollandais [avaient été] massacrés dans Rotterdam sans défense » par la Luftwaffe, avant de se réjouir des dommages infli gés à Lübeck, Rostock et à une douzaine d’autres villes, les infir miers virent Hess traverser sa chambre et couper la radio, écœuré. Non, il n’avait pas l’esprit trop confus ni trop distrait pour faire la part des choses entre les informations de la B.B.C. et celles de Ber lin diffusées par son haut-parleur crachotant. Le 30 mai 1942, après avoir écouté le bulletin de 23 heures à la radio allemande, il répéta «avidem ent» au caporal Riddle les détails des revendications alle mandes sur la Russie. Il ne fit aucun commentaire sur le raid de « mille bombardiers » de la R.A.F. sur Cologne ce soir-là, mais dis cuta spontanément avec Everatt, le matin suivant, du raid du 1er juin sur Essen, capitale de l’empire industriel d’armement d’Alfred Krupp. « Essen, remarqua-t-il, presque approbateur, est un objectif militaire, contrairement aux autres villes que vous venez de bombarder. » Hors de portée de voix des psychiatres comme Rees et Dicks, son cerveau fonctionnait normalement. Quand, le 4 juin, la radio annonça que le général S.S. Reinhard Heydrich était mort des suites de ses blessures, Hess fit remarquer que ses assassins tchè ques avaient été commandités par les Anglais. Puis il infligea au caporal de garde un cours de propagande sur la Grande-Bretagne et les innocents fusillés en Inde un siècle plus tôt. En lisant, le 11, dans le Times, que les Allemands avaient rasé la petite ville de Lidice, en représailles pour avoir hébergé les assassins, le prisonnier harangua ses auditeurs indignés en déclarant que l’Angleterre avait fait la même chose en Palestine, et en temps de paix — il confon 264 L ’Angleterre dait peut-être le mandat britannique sur ce pays et les opérations tactiques de la R.A.F. pour maintenir l’ordre dans les territoires éloignés des émirats arabes, entre les deux guerres. À la mi-juin 1942, il avait ainsi joué la guérison de façon convain cante. Le 15 juin, selon les rapports médicaux, il écoutait la radio, se réjouissant d’un bulletin d’informations spécial en provenance de Berlin annonçant que des navires alliés avaient été coulés. Il discuta «de façon spontanée et intéressée» avec les surveillants. Et trois jours plus tard, ceux-ci notèrent qu’il dessinait avec entrain des plans d’architecture et parlait de la guerre. En Libye, Rommel s’apprêtait à prendre Tobrouk. Dans le sud de la Russie, l’offensive de Hitler sur les champs pétrolifères situés au-delà du Caucase avait commencé. «Je serais curieux de savoir ce qui va se passer au cours des pro chaines semaines », dit Hess. 14 . Mensonges à Staline et à Roosevelt Le 26 juin 1942, une voiture de l’armée emmena un Rudolf Hess pâle et hagard à travers l’Angleterre, d’Aldershot vers le sud du pays de Galles, trois cents kilomètres plus à l’ouest. Le Dr Dicks affirmait alors que l’une des particularités des sujets atteints de psychose était qu’ils refusaient de se laisser conduire comme de simples passagers — il fallait qu’ils prennent le volant. Peut-être Hess n’en savait-il rien... En tout cas, le Dr Johnston le vit prendre un plaisir presque enfantin à ce voyage, sa première sortie depuis plus d’un an. Il aperçut le pavillon d’entrée caractéristique des grands hôpitaux à travers les vitres de la voiture, qui s’arrêta le long d’une des ailes du bâtiment. On l’introduisit dans un apparte ment de deux pièces donnant sur un petit jardin, qui allait être sa prison pour les années à venir. Johnston ne resta que peu de temps avec lui. L’impression finale qu’il gardait de Hess après un an passé au Camp Z était banale pour un médecin d’hôpital psychiatrique: «Anxieux, paranoïaque broyant du noir, l’esprit faussé et étouffé par les tentacules envahis sants de son propre délire de persécution, jusqu’à ce que toutes ses pensées et tous ses actes se traduisent en délires. » Il évoqua confi dentiellement le «regard sauvage» occasionnel de Hess au major Ellis Jones, médecin maintenant chargé du prisonnier. Mais en dînant avec l’adjoint du Führer, Ellis Jones le trouva alerte et aima ble, et même désireux de se débarrasser de ses «idées fixes». Hess, pour sa part, apprécia le médecin : celui-ci semblait s’intéresser à beaucoup de choses et affirma même avoir lu Mein K am pf avec plaisir. David Ellis Jones, homme déjà d’un certain âge, était à cette époque le surintendant médical du Pen-y-Fal hospital, l’hôpital psy chiatrique du comté, situé à Abergavenny, à quelques centaines de mètres de là. Quoique n’étant pas elle-même une clinique psychia trique, Maindiff Court avait servi de centre d’examen préalable en temps de paix avant d’être réquisitionnée par le War Office dans le cadre du « Plan médical d’urgence ». Pour que Hess puisse y séjour- 266 L ’Angleterre ner en toute légalité, elle fut rebaptisée P.O.W. Reception Station Maindiff Court*. Ce qui ne signifiait rien de plus que la fabrication d’un tampon de caoutchouc à ce nom, et que deux officiers et vingt et un soldats de première classe furent mobilisés pour assurer la garde et le suivi médical du prisonnier. Le choix de ce lieu de détention n’était pas fortuit. Le War Office avait insisté pour que Hess soit logé dans un environnement conve nant à une «personnalité psychotique». Le Foreign Office, lui, tenait à ce qu’il ne soit pas placé dans un hôpital psychiatrique pour parer à d’éventuelles demandes de rapatriement. Étant donné son statut de prisonnier de guerre, Hess devait résider dans une ins titution où des officiers britanniques suivaient réellement un traite ment médical régulier; on réserva donc un pavillon aux malades officiers. Les cinq infirmiers du R.A.M.C. (les caporaux Everatt et Riddle, et les soldats Me Gowan, Dawkins et Smedley) avaient accompagné Z depuis Aldershot, et nous possédons leurs rapports manuscrits sur les tourments de Hess. 26 juin 1942 [Rapports de l’infirmier] Le patient est arrivé à 15h 45. Semble de très bonne humeur et satisfait de son nouveau loge ment, a fait beaucoup d’exercice. Se plaint constamment, comme à son habitude, des portes qui claquent et des bruits de cuisine au moment de la préparation des repas. A utilisé le cabinet de toilette. 27 juin 1941 Le patient a demandé une bouillotte. A seulement dormi par courtes périodes (approximativement 1 h 1/2) jusqu’à 4 h 15, a réclamé du Luminal et déclaré que le bruit des trains l’empêchait de dormir. 10h 15. S’est réveillé, s’est lavé, habillé et a pris un petit déjeuner léger. Il a passé un moment à lire et à marcher dans le jardin. Le major Ellis Jones est venu lui rendre visite, s’est promené et a parlé avec lui un certain temps... Le patient est favorablement impres sionné par l’endroit. Pour Hess, le bruit des trains était un mauvais présage : ses tour ments allaient continuer. Allongé dans son lit, il réalisa dès les pre mières nuits que la clinique n’était qu’à quelques centaines de mètres à peine d’une gare de triage. Toute la nuit, les locomotives manœuvraient, les wagons se tamponnaient et les machines à vapeur faisaient hurler leurs sifflets. * Centre d’accueil des prisonniers de guerre (N.d.T.). Mensonges à Staline et à Roosevelt 267 « Il n’était pas question de dormir, rappela-t-il, en rassemblant ses impressions plus tard. Si j’essayais de rattraper du sommeil pen dant la journée, les claquements de portes et les coups de marteau m’en empêchaient, exactement comme dans mon précédent loge ment. » Un des infirmiers lui déclara — « d ’un air suffisant», sem bla-t-il à Hess — qu’il était lui aussi réveillé par le bruit des trains mais qu’il faisait de longues marches pour soigner son insomnie ; et le Dr Johnston lui affirma avant de retourner à Aldershot que « s ’il avait su », il n’aurait jamais approuvé ce transfert. La seconde nuit, allongé dans son lit, Hess déclara au soldat Smedley : «J’essaierai de dormir et j’y arriverai quand le bruit des trains aura cessé. » Incapable de trouver le sommeil, il arpenta le couloir pendant une heure, marmonnant et riant d’un air sinistre chaque fois qu’un sifflet se faisait entendre. Réveillé à onze heures et demie le lende main matin alors qu’il avait pris des comprimés de somnifères, Hess demanda sèchement au caporal Riddle : « Pourquoi m’avez-vous réveillé ? » Le major Ellis Jones vint le chercher à une heure et demie de l’après-midi pour faire une promenade ; Hess traversa en courant la pièce des surveillants et se jeta sur la porte d’entrée avant le major. Mais elle était fermée à clé. Furieux, Hess fit demi-tour et remonta en courant dans sa cham bre. «Je le savais !» cria-t-il. Il claqua la porte, frappa du poing sur la table, bouscula les chaises, siffla bruyamment, pour manifester son mépris. Au bout d’un moment, il sortit ses papiers et se mit à écrire. Pendant l’après-midi, chaque fois qu’un train approchait, il se levait pour attendre en grimaçant l’inévitable sifflement, puis il agitait les bras et éclatait de rire. Quand Everatt lui apporta le thé de l’après-midi, Hess le lui fit goûter d’abord. Ses nerfs étaient tendus à l’extrême. Cette nuit-là, le soldat Smed ley inscrivit de façon un peu solennelle sur le registre de rapports : « À Oh 15, le patient a fait part de la gêne que lui occasionnait le tictac de la pendule venant de la pièce des infirmiers. » Il abandonna rapidement ce grief insignifiant. Quoique le récit réca pitulatif du major Ellis Jones soit chronologiquement imprécis, le tableau d’ensemble est clair. Passé ces deux ou trois jours de caprices — séquelles du cauchemar vécu au Camp Z — un change ment remarquable s’opéra chez Hess dans ce paisible environne ment gallois. Le major Ellis Jones, qui avait pris connaissance du 268 L ’Angleterre dossier établi par ses collègues Rees, Dicks et Johnston, trouva leurs rapports «presque incroyables». Subitement Hess dormit normalement, cessa de se plaindre de la nourriture, et se mit à faire de l’exercice. Il était radieux et de bonne humeur, et pas plus insolent avec ses geôliers qu’il n’était convena ble. Il se plongeait dans VHistoire de la Guerre mondiale de Lloyd George, ou restait assis sous la véranda, perdu dans ses pensées. Il travaillait à ses croquis et écrivait des lettres à ses amis et à sa famille — les médecins qui les lurent eurent cependant l’impression que les lignes patriotiques et pompeuses qu’il adressait à son fils de qua tre ans visaient plutôt la postérité. Les rapports montrent qu’Ellis Jones ne visitait le patient qu’une fois par semaine environ. Plutôt que de manger seul, Hess préférait dîner avec des officiers comme le capitaine Crabtree, le nouveau commandant de la garde qui était venu avec lui du Camp Z, ou les lieutenants Fox et Lander. À Maindiff Court, il n’y avait pas de micros cachés, mais les lieutenants rédigeaient des rapports qui, comme les lettres de Hess, étaient lus par les gens des services secrets comme l’indique clairement un rapport t r è s s e c r e t de Anthony Eden au Premier ministre : Dans une lettre écrite en juin [peut-être la lettre de Hess à Haushofer du 20 mai, voir p. 262], le prisonnier a ouvertement admis l’échec de sa mission, mais une conversation avec le médecin mili taire semble montrer qu’apparemment «Jonathan» pensait que le Führer comprenait son départ pour notre pays... L’échec de cette politique [d’apporter une ère d’amitié et de coopération entre l’Alle magne et l’Angleterre], qui s’est soldée par la détention de «Jona than » lui-même, ne paraît pas avoir entamé la croyance de ce der nier en la victoire finale de l’Allemagne qu’il affirmait catégorique ment dans une déclaration écrite l’année dernière et qu’il a récem ment exhumée pour la montrer au commandant de la garde [le capitaine Crabtree], Dans sa correspondance [conversation P] le prisonnier évite d’abor der les sujets politiques ou de parler de la guerre, quoique en une occasion, lors d’une discussion avec le médecin militaire sur le lieu ou se deroulerait l’ultime bataille de la guerre, il affirma sans hésiter que ce serait sur les rives orientales de la Méditerranée. « Il croit en la prédestination, à l’influence des astres et aux horo scopes, et sa foi en la victoire de l’Allemagne n’est pas le moins du monde entamée », concluait Eden. La spectaculaire amélioration de Hess avait deux raisons. Aucune personne écoutant occasionnellement les informations Mensonges à Staline et à Roosevelt 269 sur la guerre *ne pouvait nier que les choses se passaient bien pour Hitler en cet été 1942. Chaque semaine, Hess entendait des fanfares en provenance de Berlin tandis que les U-Boote infligeaient de nou velles pertes sévères aux convois anglo-américains, que les panzerdivisions dévalaient vers le sud, par Voronej, et que l’étau se resserrait autour de Leningrad affamé. Non moins important (et ce n’était peut-être pas une coïnci dence), les conditions de détention de Hess se trouvèrent mysté rieusement allégées — changement que seul le Premier ministre pouvait avoir autorisé. On fournit une voiture destinée aux loisirs du prisonnier. Au camp Z, le colonel Scott devait se débrouiller avec une petite voiture pour faire fonctionner le camp où vivaient dix officiers et cent trente-cinq hommes ; ici, on trouva un véhicule, un chauffeur et des bons d’essence pour emmener Hess faire des promenades selon son bon plaisir dans le splendide paysage envi ronnant. De façon aussi déconcertante, ses maux de tête cessèrent et sa phobie du poison disparut momentanément; bien qu’il se lançât dans une comédie répétée de «maux d’estomac» manifestement destinée à s’attirer la compassion des infirmiers qui le surveillaient. Il vaut d’être noté que Hitler, Himmler et Ribbentrop souffraient tous trois de ces crampes d’estomac aiguës. Les rapports quotidiens des surveillants donnent minute par minute une image fidèle du Hess de cet été-là; essayant occasion nellement d’attirer l’attention sur lui en claquant les portes ou en envoyant valser tables et chaises ; se plaignant de bruits et de déran gements insignifiants. Il s’asseyait au soleil sous la véranda, ou arpentait le jardin plongé dans ses pensées. Mais il lisait, écrivait et son état ne cessait de s’améliorer. Il resta l’oreille collée au haut-par leur de son poste de radio pendant tout le mois de juillet. Le 6, le caporal Riddle écrivit : « A été très intéressé par les informations toute la journée », et le 7 : « Il semble que son état général s’amé liore depuis qu’il vit dans ce nouveau logement.» Cette nuit-là Hess, très gai, régala le soldat Smedley avec les nouvelles du front russe. C’est le 9 juillet 1942 que Riddle escorta le prisonnier pour sa première sortie en voiture. « [Hess] a pris plaisir à la balade et à sa courte promenade à pied, écrivit-il le lendemain, mais il déclare que grimper sur les collines est trop pénible pour lui. » Parfois c’était lui qui proposait d’aller faire un tour, parfois il déclinait l’invitation trouvant ces sorties trop fatigantes. À l’occasion, les officiers l’invitaient à venir dîner avec eux et lui demandaient de se joindre à leurs jeux après le dîner. Au début il 270 L ’Angleterre déclinait timidement l’invitation ou prétextait des «m aux d’esto m ac». Plus tard il s’y mêla de bon cœur. Le 19 juillet, après une promenade de deux heures en voiture dans les montagnes, il « dîna avec les officiers et joua avec eux». Le lendemain, il était tout gail lard : « Le patient soliloque en allemand depuis le déjeuner. » Mais c’était normal — il était surexcité : il dit au sergent Everatt le 22, après avoir écouté la radio toute la soirée : «Je crois que les Alle mands ont vraiment de la chance... Ils font mieux que je ne m’y attendais. » Hess avait maintenant quarante-sept ans. Il était dans la force de l’âge. Mais la conscience d’avoir échoué — la transition brutale entre les acclamations frénétiques de Berlin ou de Nuremberg, la liberté dans les montagnes de Bavière et cette petite cage où il était entouré d’une ronde incessante de visages changeants et d’esprits insignifiants ne pouvait qu’avoir miné son moral. Mais il luttait durement pour conserver son équilibre mental : il commença à tra duire un livre en allemand, mais le dictionnaire tomba mystérieuse m ent en morceaux entre ses mains; il continuait ses méticuleux croquis d’architecture, et se mit à étudier le Dichtung und Warheit de Johann Wolfgang Goethe, mais il avait mal aux yeux, à la tête, et il n’arrivait pas à se concentrer. Parfois il se montrait violent et exigeant, d’autres fois sombre et maussade. Plongé dans ses souvenirs, pensant à sa famille et à l’Alle magne, il paraissait souvent déprimé et mélancolique à ses gardiens qui lui trouvaient une «expression de détresse absolue». Quelques visites rompaient parfois la routine des jours. Le général Rees vint le 4 août, apprit — apparemment sans l’avoir vu — que Hess «sur un plan superficiel, allait nettement mieux », et retourna à Londres. « Mentalement, résuma le psychia tre dans un rapport à ses supérieurs, il va nettement mieux pour l’instant. Il en est même arrivé au point de parler de ses délires en les admettant comme tels, et à dire qu’il espérait en avoir fini avec eux. » Cette amélioration chez Hess, remarquait le général, coïnci dait avec un moment où la guerre tournait en faveur de l’Alle magne. Mais les manifestations délirantes se poursuivirent. Quand, huit jours après Rees, le ministre suisse vint le voir, Hess crut remarquer une nervosité accrue dans l’équipe de Maindiff Court. Thurnheer avait maintenant fait analyser les liquides et les comprimés que Hess lui avait remis en avril. Une semaine après sa précédente visite à Hess, il avait discuté avec sir Alexander Cadogan des moyens de faire analyser les échantillons de manière digne de foi. Il avait sug Mensonges à Staline et à Roosevelt 271 géré l’hôpital allemand de Londres, dirigé par un Suisse, le Dr Hugo Rast, et s’était arrangé pour que l’hôpital ne connût pas l’identité de Hess ; ce dernier lui avait demandé d’utiliser un labora toire suisse et Thumheer avait à l’origine proposé l’institut de médecine légale de Zurich, mais le Foreign Office éleva des objec tions. Cadogan avait jugé l’affaire trop délicate pour pouvoir pren dre une décision sans consulter Anthony Eden; et Eden avait demandé du temps pour obtenir une décision du Cabinet. Le 1er mai, Cadogan avait notifié à Thumheer qu’Eden préférait que l’analyse fût effectuée par un laboratoire londonien « sous la super vision de votre propre médecin ». On choisit le laboratoire Harrison & Self, à Bloomsbury, qui, le 25 juin, attesta que les produits liquides et les comprimés étaient vierges de tout poison communé ment connu. Lorsque Thumheer lui apprit qu’il avait fait appel à un labora toire londonien et non suisse, Hess prit un air dédaigneux mais ne dit rien. (« Évidemment, écrivit-il plus tard, il était facile pour les services secrets de déterminer leur origine et de donner des ordres pour qu’on n’y trouve rien... L’envoyé était convaincu que tout était pour le mieux et croyait plus que jamais que j’avais des idées fixes. ») Thumheer, qui était arrivé à sept heures du soir, avait apporté au prisonnier quelques livres allemands, un cigare et une boîte d’aquarelle. Il dîna avec lui et resta pour la nuit. (« La nuit, écrivit furieusement Hess plus tard, fut très tranquille, attendu que d’habitude, les locomotives sifflaient à quelque minutes d’intervalle, et cette fois les intervalles se comptaient en heures. L’envoyé était à peine parti que le vacarme a repris de plus belle. » En fait, d’après les rapports des infirmiers, il ne s’était pas plaint du bruit des trains depuis des semaines.) J’ai visité M. Hess le 12 août 1942 [rapport de Thumheer au gouver nement suisse]. M. Hess est logé près de [mot effacé par la censure] à environ quatre heures de train de Londres. Vu la façon dont on y est entassé aujourd’hui, le voyage n’est pas des plus agréables. J’ai été accueilli par le capitaine Crabtree, un robuste officier mesurant près de deux mètres, qui m’a accompagné jusqu’au nou veau logement de Hess, situé dans une aile de l’hôpital spécialement aménagée. Il dispose, à l’extrémité de cette aile, d’une chambre et d’une salle de séjour donnant sur une petite prairie complètement isolée du reste du bâtiment, sur la gauche par une haute palissade de bois, tandis que le reste est entouré d’une haie ordinaire, à hauteur d’épaule, sans fils de fer barbelé, etc. De l’autre côté de la haie se tient une sentinelle. Entre la chambre et la salle de séjour, il y a une grande véranda vitrée où M. Hess peut s’asseoir même s’il ne fait pas 272 L ’Angleterre très beau. Sur ma suggestion, on va tendre une bâche au-dessus de la verrière pour faire un peu d’ombre quand il y a du soleil. À côté de l’appartement de M. Hess, se trouvent les logements des infirmiers et des sentinelles et une grande salle pour les officiers. Toutes ces pièces sont reliées par un long couloir séparé de l’entrée du loge ment de M. H. par un rideau de peluche manifestement destiné à le protéger du bruit. Dès mon arrivée à l’hôpital, j’ai rencontré le médecin-chef qui est également le medecin de M. H. C’est un charmant vieux monsieur qui a du savoir-vivre et il me mit au courant, de façon amicale et objective, de l’état de santé de M. H... Comme il était déjà tard, j’allai immédiatement voir M. H. qui était à l’évidence ravi de me voir et qui s’excusa de m’avoir imposé ce long voyage. J’ai pu me rendre compte immédiatement par tout son comportement que M. H. allait nettement mieux. Il n’est plus alité, il se déplace sans difficulté, et même avec agilité, l’expression de son visage est nor male — il n’a plus son regard inquisiteur et méfiant... Il est redevenu plus actif, reclame des livres, une boîte de peinture, du papier pour écrire et dessiner, il élabore les plans d’une maison qui sont déjà très avancés ; il mange de bon appétit et n’a visiblement plus peur d’être empoisonné... Je lui dis que le consulat allemand à Genève a réclamé des nou velles de sa santé et lui demande si je peux répondre, et quoi. Il pré férerait que nous ne donnions aucune réponse, parce que les gens qui s’intéressent à lui, parents et amis, sont tenus au courant par ses lettres. S’il le fallait absolument, je pouvais dire qu’il était en bonne santé. Hess sembla de meilleure humeur après la visite de Thurnheer, mais plus tard, il redevint irritable et claqua quelques portes en signe de mécontentement. Ne fumant pas, il enveloppa le cigare dans un papier propre et l’offrit au Dr Ellis Jones. Les crises de délire allaient et venaient. Si les fermiers gallois brû laient leur chaume, c’était évidemment pour le contrarier. Le 19 août, il se rua dans la pièce où les deux gardiens étaient tranquil lement en train de lire : « Qu’est-ce qui se passe, messieurs ? Ne pouvez-vous faire plus de bruit ? Vous n’avez pas à vous reposer, pour quoi donc êtes-vous payés ? » Ce jour-là, irrité par les nouvelles de la radio — la B.B.C. mainte nait toujours que le débarquement à Dieppe avait été un désastre pour les Allemands —, il sortit d’un pas sonore sur la véranda en sif flant bruyamment, claqua encore quelques portes, et grogna à l’adresse du sergent Everatt: « C ’est une honte qu’il pleuve aujourd’hui. Ça les empêche de brûler encore plus de chaume.» Mensonges à Staline et à Roosevelt 273 Le 20, comme la vérité sur le désastre de Dieppe commençait à se faire jour, il se ranima et se remit à bavarder librement. Associés à ces sarcasmes enfantins, il y avait de rares explosions d’exaltation, suivies de ruminations morbides et d’autres délires. On lui brancha un radiateur électrique et on lui fournit de l’eau chaude courante pour son bain ; tout ce qu’il trouva à dire, c’est que les chif fres de consommation seraient utilisés par la suite pour prouver à quel point il avait été bien traité. 21 août 1942 [Rapport de l’infirmier] État stationnaire depuis plusieurs jours. Il passe son temps à frap per bruyamment le mobilier ou à visiter l’annexe [la salle de bain] où il laisse couler l’eau un certain temps... Signes d’agitation, de dépres sion et de méfiance. Il s’est montré intéressé par le rythme du pouls, demandant aux infirmiers quel est le rythme normal et comment on le prend. Quand on lui demanda les raisons de sa curiosité, il déclara simple ment que ça n’avait pas d’importance. Il n’a pas eu beaucoup d’occupations et a passé son temps à entrer et sortir de sa chambre. Pendant l’après-midi, le patient a lu et écouté la radio. Il reste dépressif, irritable et méfiant. Plusieurs fois au cours de l’après-midi, on l’a surpris se parlant à lui-même. Il s’assied pendant de longs moments le regard perdu dans le vide puis se met à rire sans raison apparente. On trouve dans ce rapport de jour caractéristique, avec sa référence au rire inexplicable, les symptômes de ce que les médecins appel lent une réponse émotionnelle non motivée; ainsi y avait-il peutêtre une détérioration fondamentale chez le prisonnier. Il montrait peu d’intérêt pour les phénomènes extérieurs. Au caporal Riddle qui lui demandait s’il voulait assister à une éclipse, il répondit sèchement: « N o n !» Pourtant, en septembre 1942, il reprit ses sorties en voiture, faisait son «petit tour», cueillait des mûres dans le jardin, et à l’occasion bavardait à travers le grillage avec la jeune fille d’Ellis Jones qui promenait son poney dans le pré voisin. Il quittait Maindiff Court sans joie, mais y revenir en fran chissant la «porte de la prison» était pour lui une rude épreuve. Parfois ses sorties le menaient jusqu’au White Castle (Castell Gwym), ruine d’un château fort du XIe siècle situé au sommet d’une colline qui dominait les environs, à une dizaine de kilomètres de l’hôpital; d’autres touristes de ces temps de guerre l’aperçurent, errant solitaire au milieu des bâtiments qui faisaient penser à Elseneur, ou, assis au soleil, faisant des croquis d’architecture. La gar 274 L ’Angleterre dienne, Mme Emily Jones, le guidait parmi les ruines. Elle raconta deux ans plus tard à un journal : « Il s’intéressait à tout. Il faisait des commentaires sur l’architecture. » Lorsque le News Chronicle, organe de la gauche libérale, révéla que l’adjoint de Hitler — « ce salaud aux mains tachées de sang », comme l’appelait le D aily M irror, journal de gauche — admirait en voiture les admirables pay sages de la région, des lecteurs qui avaient des parents détenus dans les camps de prisonniers en Allemagne manifestèrent leur colère. Au même titre que ceux dont les automobiles étaient remisées depuis des années faute de carburant ou de pneus de rechange. En décembre 1944, le War Office fit interdire à Hess l’accès au château. Mais revenons à 1942. Hess avait commencé à se faire la main avec le nécessaire à peinture que Thurnheer lui avait apporté et s’aperçut que c’était beaucoup moins facile qu’il ne l’avait imaginé. « Il faut avoir un minimum de connaissances pour s’y m ettre», confessa-t-il plus tard. Je manquais vraiment des notions de base. Je ne trouvai pas de blanc dans la boîte, un grave défaut à mes yeux : comment devais-je mélanger les gris ? Quand on m’apporta un tube de blanc, mon gris virait à une affreuse gouache ! Finalement, on m’apporta un manuel, La Peinture à l'aquarelle, et j’y découvris (entre autres choses) que le mélange de bleu ciel et de vermillon permettait toutes les nuances de gris, beau et chaud, lumineux et transparent. Je comprenais à pré sent pourquoi Goethe prit tant de plaisir à visiter la Sicile avec son ami peintre qui l’initiait à ce genre de secrets. J’ai une immense admiration pour les grands artistes de l’aquarelle : comme cela me semblait simple, avant, de bâcler quelques délicieux couchers de soleil avec des gris délicats et des petits nuages roses — mais, mon vieux, ce que c’est difficile. Le grand air et l’exercice semblaient lui faire du bien, bien qu’il soupçonnât à nouveau qu’on tripatouillait sa nourriture, et le 7 sep tembre il fit remarquer qu’on faisait tout pour l’ennuyer et l’excé der. Contrastant nettement avec les descriptions imagées faites par les infirmiers, les lettres écrites par Hess montrent une vive intelli gence, des souvenirs précis de l’ensemble de son existence, et une tentative subtile, et opiniâtre, de faire parvenir à sa femme suffisam ment d’informations pour lui permettre de localiser son lieu de détention {décor de montagne, dialecte local), et même de lui trans mettre son avis sur la guerre de mines sous-marine («les crabes combattants ») qui devait soumettre la perfide Albion. À chaque let tre, il joignait une copie au carbone de la précédente, escomptant, / t t . n . l y +<&. h/*ÿU^ 7\ h . H fri» ■ A ■ <XU*. «<y - 'r f l ^ t A ®'tXi<'ic. / l <nvi.M <M.«Z* . •• PL^if^ y L c U é lle . A^ùt-CtA*K <r<^U^/ '& * J a.. 4 x ^ 4 . / i x ^ r yt z r Z . i ~ ~ ^ r ÀL* f<û*. <u.yU. *^- ^ < justt^. £â +£-U- / •*•* /^v~~-^7 ît{ * A « i ««*•« ) * ~ . « a >'-A a4«. 6»*. *1^. R««.«j.>.~~~* «* 7*^ ix ff^uM. ttcn± A~~it PrŸk**~. *n C*C~l 4***Mc£^ XsiCU^ fi*-- ^*~' Jd -rc " -w *~U~- u.-p~ S e . Jé£+ ± m ■* 4r On ne note aucun changement significatif dans l’écriture de Hess entre la période de sa détention à Landsberg (en haut à gauche) celle de sa détention à Nuremberg (en bas à droite). * }* /^*Z 7 V«l« ^ /*«/««■-/ ^k< • ^ Zi. ^ 4M <^l». ifaVo • fê£*»A+, 4U«*>4 ^** «*./U^ /y «««*. 4 + , + i . A é ^ *L* 4^. -^K âtM r/lf tiit««. !»«***>, ' 4^»3£>. < t ç ^ /i«*. J f ç mv A*.» jftw 6« i l i» «M*t *— 11 ^(««4^ - ♦«- ’> â * i*.f t+ *4C :ê£ -W w / ^ y ^ /* » » / / s * < / t* .± — v*t »/& .. . ^ ~ vS».t£r\ 0^ «m ^ ♦ta»*. '9£k^ »n. /tcy^y /«** ■»*»•. z»»/», . /w^f' £ji>C^ j>t» ~.«u» sU*Sl <A«* r«^ ^<M4 ^u. /?s%Z*y A*C «m. M j - r i - -..t'T •■»**** ^M . «4 4»—< » * » . » « / < w v < / . /m«4v« <i*.^ 4^u v*^. y«//*£<. a Vh/k »*£<•. ^ ^ /** ^ ^ ü tt/r Ctytf*«^ a y«/ {«rtc /U <u «/« V*. / V*. .««*.».» -/-y * - ” O ^ »' /t*f Hll.«4 ^44 v/ c 4 (4 .^ V *7 «6 A -.* I..4H4 *A 276 L ’Angleterre avec juste raison, que les censeurs ne couperaient pas toujours les mêmes mots. «Je pense souvent à mes discussions sur la médecine avec le Pro fesseur G., écrivait-il à lise le 9 septembre 1942, parlant de Fritz Gerl, à qui il avait écrit un an auparavant [p. 232], Et je médite par ticulièrement ses idées sur la lutte contre les Krebs [le mot signifie aussi cancer], idées qui étaient si proches de mon cœur et qu’il espé rait, en collaboration avec un collègue [le Dr Gahmann], faire avan cer, juste avant mon départ. À cette époque, j’étais — hélas ! trop préoccupé par ce vol pour consacrer suffisamment de temps à cette importante idée et à tous les immenses bienfaits qu’elle pourrait apporter au genre humain. » Après avoir révélé à lise comment Emst Udet avait essayé de le dissuader de piloter le difficile Messerschmitt 110 autour de Berlin, Hess remarquait : « Comme ma vie est intimement liée aux mon tagnes... N’est-ce pas étonnant ? J ’ai calculé qu’en gros j’ai dû passer à leur proximité la moitié de ma vie... » Il continuait, en parlant de son fils, Wolf-Rüdiger : «Je suis vrai ment ravi que le petit gaillard devienne bientôt un bon petit monta gnard, grâce à son déplacement dans la vallée d’Ostrach. Il n’aura certainement aucun problème de langue, je le vois apprendre le “dialecte local” à toute vitesse. Imagine seulement, lui déjà sur un banc d’école et affrontant la vie avec sérieux — j’ai du mal à y croire ! Pour moi, il est encore le gamin aux yeux grands ouverts assis sur son pot dans sa chambre d’enfant à Harlaching, comme la dernière fois que je l’ai vu...» "1 Une semaine plus tard, Churchill envoya une requête manuscrite au Foreign Office pour réclamer un rapport sur son prisonnier. À la suite de quoi, le 28 septembre 1942, à dix heures et demie du matin, le général J.R. Rees arriva à Maindiff Court pour voir Hess. Il trouva celui-ci tendu, théâtral et déprimé — les médecins lui dirent que Hess était souvent dans cet état le matin. Hes's lui fit part de la visite du ministre suisse, et des résultats négatifs des analyses de laboratoire. Rees demanda : « Êtes-vous réellement satisfait de savoir qu’on n’a pas tenté de vous empoisonner? — Oui, répliqua Hess avec un sourire faux dépourvu d’humour. Mais je continue à penser de temps en temps que ce risque existe. » Les médecins de l’hôpital dirent à l’expert du War Office que Hess avait été auparavant obsédé par le bruit des trains, mais qu’au cours des trois dernières semaines, « depuis que la bataille de Stalin grad est devenue difficile pour les Allemands», ses «crampes Mensonges à Staline et à Roosevelt 277 d’estomac» étaient revenues et qu’il se plaignait moins de ces bruits. Rees ne voyait aucune raison de modifier son diagnostic : cet homme était un malade du type psychopathe paranoïde avec de nettes tendances à l’hystérie et à l’hypocondrie. Le risque de suicide pouvait être atténué si l’on procurait à Hess un compagnon suffi samment intéressant. Bien que la présence de Hess à Maindiff Court fût maintenant connue de toute la ville, ajouta-t-il, personne ne semblait l’espionner ou chercher à le voir. En signe d’humanité, Rees conseilla de ne pas contrarier Hess qui détestait entrer et sortir par la porte de la cour — il fallait lui donner libre accès au bâtiment principal de l’hôpital. Eden envoya le rapport de Rees au 10, Downing Street. Presque immédiatement, le personnage calme et hagard qui traî nait les pieds dans la pelouse de son hôpital du pays de Galles, ou qui murmurait « Salauds d’Anglais », dans un souffle quand il cou pait brusquement le bulletin d’informations de la B.B.C., devint l’objet d’une prise de bec déplacée entre Moscou et Londres. Depuis mai 1941, déjà, Moscou se perdait en conjectures sur l’épisode Hess. Les Soviétiques croyaient que Hess avait évidem ment eu des contacts avec des Anglais influents et bien disposés qui lui avaient fait comprendre que s’il venait avec des propositions de Berlin, l’Angleterre se joindrait à Hitler pour attaquer la Russie ; ou bien Moscou soupçonnait Churchill de garder Hess dans sa manche pour le jour où celui-ci pourrait lui permettre de « composer avec Hitler». Il n’avait pas échappé au Kremlin que depuis le jour du vol spectaculaire de Hess, les raids aériens importants sur l’Angleterre avaient effectivement cessé. Ce n’est qu’en septembre 1941 que l’Angleterre leva un coin du voile, autorisant lord Beaverbrook à parler à Staline de sa visite au Camp Z ; le dictateur soviétique parut « satisfait et amusé ». Au cours de l’année 1942, le Kremlin s’amusa moins car l’Angle terre avait failli à sa parole d’ouvrir un second front qui soulagerait les forces russes. Lors de sa visite à Moscou, en août, Churchill avait promis des bombardements intensifs de Berlin, mais il n’avait pas tenu sa promesse et les armées russes étaient en difficulté à Stalingrad. Brusquement, le 19 août, rompant l’accord tacite selon lequel les deux pays devaient s’abstenir de toute polémique, la Pravda , insi nua que l’Angleterre était devenue un refuge pour les gangsters nazis, et demandait, en particulier, des éclaircissements sur le statut de Hess : « Qui est Hess, en définitive ? demandait le journal sovié tique. Est-ce un criminel qui mérite d’être jugé et châtié, ou un plé 278 L ’Angleterre nipotentiaire représentant le gouvernement de Hitler en Angleterre et jouissant désormais de l’immunité ? » L’ambassadeur de GrandeBretagne à Moscou, sir A. Clark Kerr, fut très étonné en prenant connaissance de ce texte. La radio de Moscou le reprit le soir et l’agence Tass le communiqua aux journaux britanniques; il fut publié à Londres par le Soviet W ar News. Les rapports des écoutes téléphoniques furent immédiatement remis à M. Churchill. Celui-ci s’apprêtait à lancer une offensive dans le désert d’El Alamein et n’était pas disposé à subir les invec tives soviétiques. Le Foreign Office l’approuva. «Je ne vois pas, grif fonna Frank Roberts, chef du Bureau central, dans une note ironi que, comment le gouvernement soviétique pourrait s’attaquer à Hess, avec qui il était, pour le moins officiellement, dans les meil leurs termes quand il est arrivé ici ! » Mais les collègues de Roberts craignaient que Staline n’envisage de conclure une paix séparée avec Hitler ; il suggérèrent qu’Eden demande de but en blanc à Ivan Maisky, ambassadeur d’Union soviétique, si l’intention de Moscou était d’« exposer des griefs publics dans le but de briser notre alliance». Cependant, la gauche britannique se mit à hurler avec les loups : Tom Driberg interpella Eden au Parlement, lui demandant s’il allait suivre la suggestion de Moscou de traduire Hess immédiatement en procès. Et l’ambassadeur Clark Kerr câbla de Moscou qu’à son avis l’Angleterre ne pouvait se permettre d’ignorer cet article. «N ous devrions lever tous les doutes sur le fait que nous considérons Hess comme un des principaux criminels, et que nous le gardons prison nier en attendant le jour où il comparaîtra devant un tribunal avec les autres », affirmait-il. Le Cabinet, réuni à midi, le 20 octobre, dans le bureau de Chur chill à la Chambre des communes, tomba d’accord que pour répon dre à l’interpellation de Driberg, Eden devrait déclarer sans ambi guïté qu’il n’y avait aucune raison d’appliquer à Hess un traitement différent de celui qui était déjà prévu pour tous les criminels de guerre. Il devait faire observer également, très nettement, que Hess pouvait difficilement être tenu pour responsable des crimes des nazis au cours de l’invasion de la Russie, « puisqu’il était arrivé dans ce pays à une époque où l’Allemagne et l’Union soviétique entrete naient encore des relations diplomatiques». Churchill fit parvenir à Eden la note suivante : « Aucune conces sion en face de ce comportement [soviétique]. Je voudrais que vous répondiez comme proposé. WSC., 21.x.» Rudolf Hess, adjoint du Führer du grand Reich allemand et pri sonnier d’État de Churchill, ne fut pas d’abord averti qu’il était au Mensonges à Staline et à Roosevelt 279 centre d’une querelle internationale. Quelques jours plus tôt, en fai sant le ménage dans sa chambre, les infirmiers avaient trouvé sous le fauteuil qu’il utilisait une page de journal froissée où il avait soi gneusement enveloppé une partie de son dîner de la veille — pois son et frites, pommes de terre, pain et riz. «Ceci, rapportèrent-ils très sérieusement, semble être une petite partie de son repas que le patient a soustraite de son assiette. » 21 octobre 1942 [Rapport du caporal Riddle] S’est plaint de façon sarcastique des lames de rasoir. A pris un léger petit déjeuner après que le surveillant y eut goûté. S’est remis à écrire toute la matinée. [Rapport du soir du caporal Everatt] Le patient écrivait quand j’ai pris mon tour de garde et s’est occupé ainsi la plupart de l’après-midi. A pris un déjeuner leger qu’il a demandé à l’infirmier de service de goûter. A été plutôt déprimé ce soir, mais a semblé très intéressé par le discours enregistré du [Pre mier ministre d’Afrique du Sud] général [Jan] Smuts, comme par les remarques de M. Eden à la Chambre à son sujet aujourd’hui [en réponse à l’interpellation de Driberg]. A pris un dîner copieux avec M. May. 22 octobre 1942 A passé la majeure partie du temps à écrire, a fait des allusions sar castiques sur les lames de rasoir qui ne sont pas du type qu’il aime, se déclare très content de savoir que les commandants de U-Boote font bien leur travail, ce qui va créer aux Anglais une pénurie de pro duits de première nécessité... Plus tard dans la nuit, à 4 h 40 du matin, il réclama un crayon et du papier au soldat Medley: «Savez-vous combien de fois les sifflets ont retenti cette nuit — quelle était l’intensité du bruit ? » En dépit de la déclaration d’Eden devant la Chambre, Clark Kerr prévint le gouvernement qu’il devait publier un compte rendu le plus complet possible sur la mission et les propositions de Hess, et mettre l’accent sur l’intention britannique de le traduire finalement en procès. Eden, qui reconnaissait la fragilité des bases légales de la détention prolongée de Hess, était fermement opposé à toute décla ration publique. Le Cabinet chargea sir Stafford Cripps, ancien ambassadeur à Moscou, de réunir un dossier complet susceptible d’être communiqué à Staline. En attendant, le 29 octobre, le Cabinet décida que l’ambassadeur britannique réaffirmerait à Staline que l’attitude anglaise n’avait pas changé en ce qui concernait Hess depuis la visite de Lord Beaver- 280 L ’Angleterre brook au Kremlin : « Nous n’avons jamais eu la moindre intention de l’utiliser politiquement que ce soit maintenant ou dans l’avenir », déclara-t-il. Cripps, devenu Garde du petit sceau, étudia tous les documents que lui avait fournis le gouvernement et soumit son rapport au Cabinet le 4 novembre. Le Cabinet tomba d’accord avec Eden pour ne pas le rendre public, mais en envoya un résumé, auquel il ajouta une note sur l’état de santé de Hess, à Clark Kerr, à Moscou : FOREIGN OFFICE À AM BASSADEUR BRITANNIQUE À MOSCOU Télégramme n° 332 4 novembre 1942 1. Hess a atterri en parachute en Écosse le 10 mai 1941, il portait un uniforme de capitaine de l’armée de l’air allemande. Il a affirmé être en mission spéciale pour rencontrer le lieutenant-colonel duc de Hamilton. 2. Le duc de Hamilton s’était rendu à Berlin en 1936 à l’occasion des Jeux Olympiques mais n’avait pas le moindre souvenir d’avoir vu ou rencontré Hess. Le duc avait précédemment reçu une lettre datée du 23 septembre 1940, du Dr Haushofer, un ami allemand de Hess, suggérant une rencontre à Lisbonne, sans faire allusion à Hess. Le duc avait montré cette lettre à l’époque au gouvernement de Sa Majesté. On l’ignora et il ne reçut aucune réponse*. 3. Le 11 mai, le duc a été chargé par ses supérieurs de la R.A.F. de voir Hess, alors détenu à la caserne de Maryhill, Glasgow. Hess affirma que l’Allemagne ne pouvait que battre l’Angleterre mais que Hitler ne le souhaitait pas. Aussi était-il venu pour mettre fin à un massacre inutile et faire des propositions de paix. Il affirma connaître les pensées de Hitler mais être venu de sa propre initiative. Il avait évidemment l’impression qu’il existait en Angleterre un parti prêt à discuter de propositions de paix. Le duc lui a répondu qu’il n’y avait plus qu’un seul parti en Grande-Bretagne. 4. Hess a eu les 13, 14 et 15 mai des entrevues avec M. Kirkpatrick, ancien ambassadeur de Sa Majesté à Berlin, pour l’identifier et avoir plus de détails quant à ses intentions. Hess informa M. Kirkpatrick qu’il était venu sans, je dis bien sans [quatre derniers mots manuscrits] que Hitler en ait eu connaissance. Il exposa ses vues sur la victoire inéluctable de l’Allemagne et répéta que Hitler n’avait aucune visée sur l’Empire britannique. Hess proposa un accord de paix sur les bases suivantes : (1). L’Allemagne devait avoir les mains libres en Europe et récupérer ses colonies ; (2). L’Angleterre aurait les mains libres dans l’Empire britannique ; (3). La Russie devait être * C’était un mensonge flagrant. Le S.I.S. — on le sait — avait intercepté la lettre de Haushofer et y avait répondu à la place de Hamilton. Mensonges à Staline et à Roosevelt 281 considérée comme faisant partie de l’Asie, mais l’Allemagne avait l’intendon de satisfaire certaines revendications sur la Russie, soit par la négociation, soit par la guerre. Hess nia que Hitler préparât une prochaine attaque contre la Russie. 5. Hess insista, pourtant, sur le fait que l’Allemagne ne pourrait discuter qu’avec un gouvernement dont ne feraient pas partie M. Churchill et ses collègues. Si [biffé: l’offre de paix de Hess] cette occasion était rejetée, la Grande-Bretagne serait complètement détruite et définitivement assujettie. 6. Hess s’est entretenu deux fois alors avec des membres du Gouvernement] de Sa Majesté, le 9 juin [manuscrit : 1941, avec le lord chancelier, lord Simon] et le 9 septembre [avec lord Beaver brook]. Le but de ces entrevues était d’obtenir de nouvelles informa tions de valeur, plus particulièrement sur la situation en Allemagne. On a clairement fait comprendre à Hess qu’il n’était pas question de discuter ou de négocier de quelque façon que ce soit avec Hitler ou son gouverment*. 7. Le gouvernement de Sa Majesté a tiré de ces entrevues les conclusions suivantes : (a) Hess est venu de sa propre initiative. (b) Il pensait que sa mission avait de considérables chances de suc cès. (c) Il pensait trouver ici un puissant parti d’opposition hostile à la guerre. (d) Ses « propositions » cherchaient à reproduire l’état d’esprit de Hider tel qu’il l’avait appréhendé. (e) Hess envisageait cette mission depuis l’effondrement de la France. 8. Comme nous l’avons déclaré publiquement, nous avons consi déré Hess comme un prisonnier de guerre depuis son arrivée et il sera traité de la même façon jusqu’à la fin de la guerre. Hormis les personnes susmentionnées, ses gardiens et ceux qui veillent sur sa santé, Hess n’a reçu aucun visiteur**. 9. Peu de temps après son arrivée, l’état mental de Hess a semblé bizarre. D’éminents psychiatres ont diagnostiqué un déséquilibre mental accompagné de signes de manie de la persécution. Il ne fait aucun doute que Hess est mentalement complètement instable, son état variant considérablement d’un moment à l’autre. *Ayant manifestement mauvaise conscience, sir Orme Sargent (« Moley »), adjoint de sir Alexander Cadogan, conseilla de couper tout ce paragraphe, pour des raisons évidentes. '* Encore une contre-vérité. La Puissance protectrice (la Suisse) avait déjà visité Hess trois fois, comme Cripps le nota dans son rapport. Quelqu’un du Foreign Office biffa ce passage avant que ce rapport soit transmis au Cabinet de guerre. 282 L ’Angleterre L’Angleterre avait des choses à cacher à propos de Hess : non seule ment qu’il avait, en réalité, rencontré deux membres du Cabinet, mais aussi qu’on pouvait se poser des questions sur son état de santé. C’est pourquoi, tout en ordonnant à sir Archibald Clark Kerr de communiquer cette déclaration au maréchal Staline, le Foreign Office mettait en garde le gouvernement soviétique : il était hors de question de la rendre publique. Reconnaître maintenant que Hess était mentalement déséquilibré serait admettre qu’en mai 1941, l’Allemagne avait dit la vérité tandis que l’Angleterre avait menti. « Si le gouvernement allemand venait à apprendre le déséquilibre mental de Hess, expliquait le Foreign Office, il pourrait en tirer argument pour réclamer son rapatriement en vertu de la Conven tion sur les prisonniers de guerre. » Pour justifier cette entorse au droit, le Foreign Office poursuivait : « Nous n’avons naturellement pas l’intention de laisser Hess retourner en Allemagne, ce qui pour rait lui permettre d’éviter de répondre de sa part de responsabilité dans les crimes de guerre. » (Dans son premier brouillon de télé gramme, sir Alexander Cadogan avait continué par : « Pas plus que nous ne souhaitons fournir aux Allemands une arme de propagande en refusant de rendre un homme qui, comme nous l’avons publi quement déclaré, est traité comme un prisonnier de guerre, et dont nous aurions dû admettre publiquement l’instabilité mentale. » Le vol de Hess avait peut-être servi à quelque chose : il démon trait l’inconsistance de la morale des vainqueurs qui allaient plus tard le dénoncer comme un criminel de guerre. Parmi ces procureurs, figurait, en particulier, le gouvernement soviétique qui avait, dans les années 30, massacré cinq millions d’Ukrainiens; et, en 1942, le catalogue de ses crimes était encore loin d’être complet. Le 5 novembre au soir, l’ambassadeur de Grande-Bretagne donna lecture au maréchal Staline et à son minis tre des Affaires étrangères, Vyatcheslav Molotov, de la déclaration du Foreign Office. S’ensuivirent deux heures de discussion serrée avec Staline, nerveux, impatient, mais jamais sur la défensive. On n’avait pas encore découvert les cadavres de ses propres victimes ; des dizaines de milliers d’intellectuels et d’officiers polonais gisaient encore, les mains liées par du fil de fer barbelé, sous les racines des jeunes pins fraîchement plantés dans les forêts de Katyn et de Starobielsk. Il pouvait encore jouer les petits saints en parlant des Alle mands. Commençant par défendre la ligne de la Pravda, il demanda: « Pourquoi Hess est-il isolé ? N’est-il pas un criminel ? » Mais Molo- Mensonges à Staline et à Roosevelt 283 tov lui montra alors l’article réel, et Staline laissa tomber immédiate ment. L’ambassadeur britannique lui lut alors la déclaration de Londres sur l’affaire Hess. « Tout cela, répondit d’une voix âpre le dictateur hargneux, a déjà été publié dans la presse.» Il servit trois verres de vodka et en poussa un vers l’Anglais. « J’ai deux questions à poser, demanda-t-il. Après une guerre, la coutume veut que l’on rapatrie les prisonniers de guerre : comptez-vous renvoyer Hess chez lui ? » Il fit couler le liquide brûlant dans sa gorge, s’essuya la moustache et interrogea : « Si Goebbels atterrissait demain au Royaume-Uni, vous le renverriez aussi comme un prisonnier de guerre ? » Le diplomate britannique dissipa ses craintes à ce sujet. Staline fit alors part de son inquiétude quant au projet de création d’une com mission des Nations Unies pour juger les criminels. «Je n’aimerais pas voir Hitler, Mussolini et les autres trouver refuge comme le Kai ser dans quelque pays neutre », observa-t-il. Clark Kerr le rassura également sur ce point : le gouvernement de Churchill proposait une « décision politique » — liquider les diri geants ennemis dès leur capture. Staline — à cette occasion comme lorsque Churchill en personne lui proposa ce lynchage — fut choqué. « Quoi qu’il arrive, il doit y avoir quelque forme de procès, gronda-t-il. Sinon les gens diront que Churchill, Roosevelt et Staline ont assouvi leur vengeance sur leurs ennemis politiques ! » «Je suis certain, répliqua avec un mince sourire l’ambassadeur^ que la décision politique que Churchill a en tête sera accompagnée de toutes les formalités requises. » Hess avait envoyé une lettre affectueuse à son petit garçon pour son anniversaire, mais, réalisant après coup qu’elle allait passer entre les mains d’innombrables censeurs, il regretta d’avoir ainsi permis à ses ennemis de pénétrer dans l’intimité de sa famille. « C’est terrible, écrivit-il à lise, quelques jours après l’anniversaire en question. J ’ai éprouvé le même sentiment qu’après avoir prononcé un discours : on a laissé échapper une opinion, et on aimerait bien la retirer immédiatement — mais une éternité ne suffirait pas à rattraper cette erreur qu’on n’a mis qu’une seconde à commettre ! » Songeur, le prisonnier ajoutait : « Tu dois trouver étrange de rece voir une lettre où je commente quelque chose que tu m’as écrit il y a neuf mois. Nous vivons dans un monde singulier, de quelque façon qu’on le considère. Mais le jour viendra où il retrouvera son unité — et alors nous serons réunis tous deux à nouveau ! » 284 L ’Angleterre Frau Hess, troublée par les allusions indirectes contenues dans ces lettres, demanda à la Croix-Rouge internationale de découvrir la vérité sur l’état de santé de Hess. Cette requête parfaitement légale' fit au Foreign Office l’effet d’un chien dans un jeu de quilles. Refu ser de laisser la Croix-Rouge visiter Hess pourrait gêner la tâche de ses délégués travaillant auprès des prisonniers de guerre britanni ques en Allemagne. La requête fut néanmoins rejetée. Le War Office se contenta d’envoyer à Maindiff Court, le 26 octo bre, le plus haut responsable de ses services médicaux, le majorgénéral Arnold Stott, accompagné du général Rees. Stott trouva Hess en bonne santé, comme il l’attesta dans son rapport (cosigné par Rees). Cela sembla plaire à Hess. Le lendemain soir, les caporaux le trouvèrent de meilleure humeur. Il parla librement de la guerre et exprima sa joie à l’annonce par les Japonais qu’ils avaient coulé plu sieurs navires de guerre américains sans subir la moindre perte. « La guerre tourne en faveur de l’A xe», dit Hess. Mais c’était faux : en Afrique, l’armée de Rommel avait entamé une retraite qui allait s’achever en Tunisie six mois plus tard. L’Armée rouge s’apprêtait à contre-attaquer à Stalingrad, et la R.A.F. infligeait d’atroces blessures aux villes allemandes. Quand les Russes encerclèrent la VIe armée allemande à Stalin grad, l’humeur du prisonnier changea à nouveau. 29 novembre 1942 [Rapport de l’infirmier] Malheureux et solitaire... Semble être contrarié par les comptes rendus des journaux et a fait quelques remarques ironiques. Donne des coups dans les portes et les chaises chaque fois qu’il se déplace. Le rapport psychiatrique TRÈS SECRET que le général Rees, obéissant évidemment aux directives politiques du War Office, soumit à sir Stafford Cripps pour le joindre à son rapport indiquait ce qui suit : Hess est un homme assez intelligent mais qui manque de caractère et de personnalité. Il a certainement été déjà auparavant de tempéra ment inquiet et «névrotique». Pendant qu’il était en observation ici, il a montré des signes précis de délire que pendant la moitié du temps il a été incapable de contrôler ; il souffrait en fait d’une psy chose «paranoïde». Cette faiblesse d’esprit pourrait très bien rester cachée s’il devait une fois de plus prendre la tête d’un « parti », mais elle pertuberait néanmoins son jugement et ses relations person nelles. Des variations dans la gravité de ces symptômes peuvent Mensonges à Staline et à Roosevelt 285 réapparaître, et il existe un risque permanent d’une nouvelle tenta tive de suicide. C’est pourquoi il doit rester sous une surveillance médicale et psychiatrique constante. S’il s’agissait d’un patient civil ordinaire, il aurait été difficile de justifier un internement, sauf immédiatement après sa tentative de suicide. Il pourrait en outre vivre chez lui, faire son travail, malgré les problèmes qu’auraient probablement posés sa personnalité diffi cile et ses excentricités. Sur le plan de la « responsabilité », il est à mon avis douteux que ses problèmes mentaux aient pu à un moment l’empêcher d’être conscient de la nature et du sens de ses actes. Cette dernière phrase révélait la tendance schizophrénique de la thèse britannique officielle concernant Hess : c’était un malade mental, mais pas suffisamment atteint pour justifier son rapatrie ment ou atténuer ses « crimes » putatifs lors d’un futur procès. Ces circonvolutions devaient même devenir plus manifestes au fur et à mesure de l’évolution de la guerre. Le Foreign Office avait fait parvenir à Washington le même amal game de vérités et de demi-vérités sur Hess que celui qu’il avait montré à Staline. Lord Halifax qui présenta le document à Roose velt, le 8 décembre 1942, après le déjeuner, donna les mêmes rai sons confuses pour faire bien comprendre aux Américains à quel point il était important de n’en rien révéler. L’appel de lise à la Croix-Rouge internationale avait placé Chur chill dans une position assez inconfortable, comme l’expliqua lord Halifax au président Roosevelt le 9 mars 1943. Autoriser une visite de la C.R.I. aurait révélé la vérité sur la mauvaise santé mentale de Hess. On concocta donc à la place un rapport des généraux Stott et Rees — falsifié pour cacher leurs fonctions au War Office (dans la vie civile, c’étaient des spécialistes de renom) ; on fit parvenir ce rap port à la Croix-Rouge internationale, accompagné d’une lettre insis tant sur le fait qu’il n’était destiné qu’à l’information personnelle de Frau Hess : « Il ne doit être rendu public à aucun prix. » Quelque naïves qu’aient été ces précautions britanniques, il est difficile de comprendre ces inquiétudes, étant donné que même ce rapport avait encore été truqué : «Vous verrez, expliqua le Foreign Office dans des messages expédiés à Staline comme à Roosevelt pour justifier les omissions, que ce rapport ne fait aucune référence explicite à l’état mental de Hess... Cela a été fait délibérément pour éviter le danger que ce certificat médical puisse être publiquement utilisé par les Allemands pour dénoncer notre propagande origi nelle... Ils pourraient même, en invoquant la démence, réclamer le rapatriement de Hess. » 286 L ’Angleterre La Croix-Rouge refusa de participer à cette supercherie. En juin 1943, elle fit savoir au Foreign Office qu’il était impossible de faire parvenir même ce document à Frau Hess sans mettre le gouverne ment allemand dans la confidence. Le Foreign Office décida par conséquent de ne faire aucune communication du tout. « Le gouvernement de Sa Majesté », ordonna-t-on à Lord Halifax de dire à Roosevelt, dans ce qui fut peut-être la déclaration la plus imbécile de l’ambassade britannique, « ne compte pas sur le gouver nement allemand pour s’abstenir de toute publicité indésirable. » 15 . Les terres rouges Rudolf Hess sent la folie monter en lui durant l’hiver 1942-1943. S’il sait, par le Times qu’il lit chaque matin et la B.B.C. qu’il écoute tous les après-midi que lui-même et ses anciens compagnons pour raient risquer leur tête lors d’un procès après la guerre, il n’en parle pas dans ses lettres aux siens. Pendant des semaines, alors que s’éternisent les combats pour Stalingrad, il ne lit presque rien — excepté le grand traité de straté gie navale du capitaine Grenfell, qu’il dévore avec passion et relit sans cesse. Prétendant qu’il est peut-être malade du cœur, il refuse de quitter la propriété et limite l’exercice à des marches vespérales avec le médecin dans la cour de promenade. Il demeure déprimé, en proie à des fantasmes qui lui font soup çonner qu’on touche à sa radio, ses vêtements, ses chaussettes et sa nourriture. Les crampes d’estomac, réelles ou imaginaires, persis tent — mais il n’y prête à la vérité pas plus d’attention que les infir miers : elles font partie du rituel quotidien, comme les massages qu’applique le soldat Clifford à sa jambe blessée, le trajet vers la salle de bains, les repas partagés au mess avec les officiers et les par ties de fléchettes. Ellis Jones prescrit toutes sortes de médications contre ces « dou leurs », mais il est convaincu que le prisonnier n’en prend aucune — les mettant de côté pour un examen ultérieur par quelque auto rité supérieure honnête. À l’occasion, il brise un peu la routine. Le 22 décembre, à la réapparition de ses habituelles douleurs d’esto mac, il décide de se laisser mourir : il refuse le lavement à l’eau savonneuse prescrit par Ellis Jones et invite ce dernier à assister plus tard à son autopsie. « Un lavement, ça ne sert à rien, gémit-il. Je veux que le poison que j’ai dans les boyaux y reste — là où pourra le trouver la Commission internationale. » Mais une nature contrariante déjoua bien entendu ses projets. En ce soir de Noël 1942 il se montra calme et indifférent au monde alentour, ce dont personne ne se plaignit. Il parlait à peine à ses 288 L ’Angleterre geôliers, leur décochant de temps à autre un regard soupçonneux. «J’ai dû prendre de son thé», écrit cet après-midi-là le caporal Riddle, qui ne pouvait faire plus que de noter ses doléances sur son cahier de rapports. Après Noël, on le sortit de sa réclusion volontaire, le temps d’ins taller une nouvelle prise électrique dans sa chambre. C’est le lieute nant May, un des nouveaux gardes, qui trouva le moyen de le per suader de sortir. Tout était dans la formulation. S’il avait dit : «Venez voir ce beau coucher de soleil», Hess n’aurait pas bougé; mais comme il se contenta de faire remarquer devant le prisonnier la beauté du spectacle, Hess alla le contempler de la fenêtre, puis sortit pour mieux voir. Finalement, le lieutenant put le convaincre de reprendre ses marches à travers la campagne, et sa santé s’améliora. Le 30 décembre, Everatt s’émerveille : à trois heures de l’aprèsmidi, Hess est parti faire un tour en voiture avec le capitaine Crabtree, commandant de la Garde. Il a fait une longue marche en gra vissant une colline, puis est rentré à pied dans ses quartiers, très fatigué mais content de lui. Le major Ellis Jones note le changement d’humeur: moins déprimé et retrouvant un certain entrain, Hess se soucie à nouveau de son apparence, il réclame de la brillantine, se remet à converser amicalement et redécouvre les livres allemands et anglais alignés sur son étagère. 8 janvier 1943 [Rapport de l’infirmerie] Patient réveillé à 9 heures, plutôt gai et très content des nouvelles du matin [à cause d’une victoire du général von Amim en Tunisie.] ... A reçu la visite du docteur Phillips à 11 h 45, et du major Ellis Jones à 12 heures, et s’est promené dans le jardin pendant un moment. A déjeuné avec le capitaine Crabtree, puis est parti faire un tour en voiture et une marche dans la campagne à 14 h 15. 10 janvier 1943 Patient parti en promenade avec le capitaine Crabtree... Pris un thé léger, visite du général Rees, très impressionné par l’amélioration de son état. En dépit de ces signes encourageants, le major Ellis Jones avait tou jours le sentiment qu’un suicide restait possible. «À mon avis, écri vait le médecin dans une lettre au War Office le 14 janvier 1943, les précautions draconiennes qu’il faudrait prendre lui rendraient la vie intolérable, exaspéreraient ses fantasmes et accéléreraient la dégra Les terres rouges 289 dation de son état, et s’il était déterminé à se tuer, intelligent et dis simulé comme il est, il saurait tous nous berner. » Quelques-unes des notes prises par les infirmiers durant les semaines suivantes mériteraient la palme de l’indifférence : 23 janvier 1943 A écrit pendant un moment. A pris ses repas seul. S’est assis dehors dans les rayons du couchant revêtu de sa tenue de vol. A eu une crise de « douleurs » à 18 heures. Rien à signaler de particulier. Pour eux, tout cela n’était plus que banalités. Le 4 février, leur pri sonnier s’était plaint comme d’habitude du violent désagrément que lui causait le claquement des portes ; mais plus tard dans la journée, il se mit lui-même à les refermer avec toute la force dont il était capable. Les six infirmiers supportaient mieux l’épreuve que les comman dants ou les officiers. Les relèves étaient fréquentes. Le 16, on pré senta encore à Hess un nouveau commandant, le capitaine NelsonSmith. Au début, il était animé des meilleures intentions, et il ne se passait guère de jour sans qu’il emmenât le prisonnier avec lui pour une longue sortie en voiture ou une excursion dans la campagne. L’infirmier J. Clifford, qui vit toujours à Abergavenny, se sou vient : « Chaque fois que Hess partait faire une promenade, un offi cier l’accompagnait et deux membres du R.A.M.C. les suivaient à une trentaine de mètres. En été, Hess portait une veste de sport bleue, des pantalons de flanelle grise et des sandales marron. En hiver il portait un long pardessus bleu.» Mais l’effet de curiosité s’amenuisait. Même les parties de fléchettes étaient une épreuve pour les nerfs : Hess lançait les projectiles avec une telle violence qu’il était difficile de les arracher de la cible. Mais là aussi on voyait transparaître ses craintes : il se baissait instinctivement s’il voyait son adversaire en position et prêt à lancer au moment où lui-même reti rait ses fléchettes. Il refusait les boissons alcoolisées qu’on lui offrait au mess : « Vin, bière ou whisky obscurcissent le jugem ent», sermonnait ce puritain d’un ton guttural devant les jeunes officiers. « Mon travail, expliqua-t-il un jour au lieutenant May, consistait à gagner au Führer la faveur de l’opinion publique : pour ça, il fallait avoir l’esprit clair. » Il en allait de même avec le tabac : « Le tabac, disait-il, détruit le sens du goût et empêche de sentir le parfum de la campagne. » May ne fut pas sans remarquer à quel point cet homme simple appréciait la campagne galloise. En promenade, il n’aimait rien tant que regar 290 L ’Angleterre der jouer des enfants et écouter leurs rires. Il lui arrivait aussi de jeter un regard en passant sur des femmes, mais il dédaignait celles qui mettaient trop de rouge à lèvres. « J’aime les choses et les gens simples », dit-il un jour après avoir dépassé un groupe de Galloises rieuses. «Simples — mais élé gants. » La situation n’évolue guère au cours de ces premiers mois de 1943. Hess touche les six livres sterling mensuelles que lui alloue la Croix-Rouge allemande en tant que capitaine de la Luftwaffe ; tou jours cyclothymique, il se plaint sans cesse de ses « douleurs », des portes qui claquent, des chiens qui aboient, du piétinement des sentinelles. Tout cela est devenu tellement routinier que le soldat Clifford en arrive un soir à noter « [qu’il] n’a pas fait de remarque à propos du bruit que faisait la sentinelle». Dans l’ensemble, les rapports de cette période montrent peu de changement. Le 15 mars, « il s’est assis, retombant dans une attitude déprimée et pensive». Le 22, s’adressant de but en blanc à Riddle, il lui affirme que «bien des gens en Angleterre se font du souci ce matin, parce que le Führer a parlé hier». Il croit encore à la victoire. «O nze U-Boote par semaine, affirme-t-il fièrement au lieutenant May. Nous lançons onze U-Boote par semaine. Comment voulez-vous qu’une île résiste à ça ! » S’étant ensuite retiré dans sa chambre, il s’effondre sur le tapis et se tord de douleur — saisi de brusques spasmes abdominaux dont les médecins savent qu’ils ne sont pas d’origine organique, car il ne ramène jamais les genoux vers la poitrine, comme c’est normale ment le cas. Toutes psychosomatiques qu’elles fussent, ces douleurs n’en étaient pas moins intenses, et aucun remède n’aurait pu les soulager. Selon le lieutenant May, il était difficile de ne pas avoir une cer taine considération pour cet homme. «E n passant quarante-huit heures en sa compagnie, on n’apercevait rien de radicalement mau vais en lui», dit-il plus tard. Il était «extrêmem ent consciencieux» — homme d’une espèce rare, véritable idéaliste n’éprouvant aucune gêne à prôner la doctrine nationale-socialiste à l’état pur, et idolâ trant son Führer ; pour May, Hess manifestait « quelques-unes des vertus et tous les délires qui caractérisaient cette idéologie démen tielle». Physiquement aussi, il était courageux, affirma May. Un jour, traversant un pré au cours d’une promenade, ils virent un tau reau mugissant prêt à les charger. Les deux soldats, l’officier et l’infirmier battirent précipitamment en retraite, mais pas lui. Les terres rouges 291 Approfondissant sa lecture de Goethe, Hess donna une image « entièrement nouvelle » du vieux père inflexible du poète ; bien écrites et bien composées, ses lettres ne trahissaient aucune des bizarreries que ses geôliers voyaient en lui. «Je suis très content que le petit se souvienne encore de son papa», écrit-il à lise le 14 février, qu’il sache toujours où trouver ces jouets qui roulent, qui sonnent, qui grondent et fument avec lesquels nous jouions secrètement dans mon petit bureau quelques jours encore avant mon départ. Sans cesse, j’imagine ce que je vais lui dire ou lui raconter pour faire un petit « technicien, géographe et scientifique » de ce Buz [Wolf Rüdiger]. Je n’avais jamais imaginé l’importance que mes connaissances techniques et mathématiques revêtiraient un jour pour moi : sans elles, jamais je n’aurais pu mettre sur pied «l’aventure de ma vie». Dans la vie, chacun a une tâche à accomplir, même si certains met tent un demi-siècle à en prendre conscience. Et que d’autres n’y par viennent jamais. Dans une autre lettre à sa femme, cinq semaines plus tard, ses pen sées vont toujours vers l’enfant. Achja, c’était un de nos vieux rêves que de donner à la race humaine un grand musicien ou un illustre poète ! Mais « l’homme propose, Dieu dispose », et d’après ce que j’apprends des préoccupations favo rites du petit bonhomme, je ne doute plus qu’il soit plutôt doué pour la technique. Et maintenant, libéré de l’autorité paternelle, il pourra mettre ce don à profit — ce que je n’ai jamais pu faire, si on excepte mes petites expéditions aériennes sur l’océan. À l’époque déjà lointaine où je n’avais d’autre but que d’être le premier émule de Lindbergh dans l’autre sens, nous n’aurions jamais imaginé à quel point j’aurais un jour besoin de la solide expérience acquise pendant cette année de préparation. Rees apprit du major Ellis Jones que le prisonnier parlait parfois comme s’il s’attendait à reprendre quelque jour en Allemagne ses fonctions d’adjoint du Führer. Il citait souvent les grands moments de sa carrière. Il avait mis en place un système de mariage par pro curation pour temps de guerre permettant à une femme enceinte d’« épouser » le père du futur enfant même s’il était au combat sur le front polonais ou français, ou commandait un U-Boot à des mil liers de kilomètres. Il avait également supervisé une expérience agri cole. On avait complètement égalisé au bulldozer puis recouvert d’un engrais de surface spécial une parcelle de terrain; il fallut 292 L ’Angleterre ensuite replanter des haies, car il avait décelé que les oiseaux pré sents étaient nécessaires à l’équilibre écologique. Là semblait être son message : la providence attribue un rôle à chaque créature ; quant à lui, il n’avait pas encore terminé sa tâche. Passant d’un air las les mains sur ses tempes, il se retira dans sa chambre pour écouter le journal de la B.B.C., en sourdine comme il était d’usage dans l’Allemagne nazie. Il croyait encore à la victoire de Hitler. Il était conscient que son comportement excessif et passionné fai sait souvent de lui un piètre compagnon. Le 6 avril, il demanda à dîner seul : «Je pense que ce soir ma compagnie ne serait pas très agréable pour l’officier», précisa-t-il. Ses propos parfois décousus montraient que ses pensées étaient bien lointaines, plus proches des sombres montagnes couvertes de sapins de la Bavière que des vallonnements mauves du pays de Galles. « En Allemagne, on dit que ça porte bonheur», fit-il remar quer au capitaine Nelson-Smith après avoir brisé deux verres le 12 avril. Dans la nuit du solstice de printemps, à minuit, comme le soldat Smedley lui apportait une bouillotte pour calmer ses «douleurs abdominales », les deux hommes virent un chat noir quitter le salon d’un pas tranquille et souverain. Hess eut un sourire entendu : « Ça doit être le diable!», affirma-t-il. Smedley assura que chez lui, les chats noirs portaient bonheur. Hess préféra sa propre interpréta tion; les démons provisoirement écartés, il retourna au lit pour s’endormir rapidement, toute douleur disparue. Au milieu du mois de mai 1943, l’armée allemande d’Afrique du Nord fut capturée en Tunisie avec son commandant, le général von Amim. Aucun Allemand ne pouvait nier qu’il s’agissait là d’une défaite majeure, même si elle était moins tragique sur le plan humain que celle de Stalingrad. Hess durcit son attitude. Lorsque Rees vint à Maindiff Court le 21, il refusa de lui serrer la main et resta vissé sur sa chaise. « J’ai décidé, annonça-t-il, de ne plus serrer la main à personne jusqu’à la fin de la guerre.» Pour le psychiatre, c’était là une réaction aux mauvaises nouvelles, même si Hess continuait de soutefiir que les émissions de propagande du docteur Goebbels étaient plus dignes de foi que celles de la B.B.C. Comme Rees pouvait s’y attendre, les « douleurs » abdominales s’intensifiaient notablement quand les échos de la guerre étaient défavorables. À cette occasion, Hess demanda au général s’il avait déjà rencon Les terres rouges 293 tré le colonel von Amim ou le général von Thoma (le commandant de l ’A frika Korps capturé à El-Alamein en novembre). « Pourquoi demandez-vous cela, questionna Rees, vous avez besoin de compagnie ? » — Non — il vaut mieux que je reste seul ici», répondit le reclus. Hess était très imbu de son statut d’adjoint du Führer, et jusqu’à un certain point, les Britanniques jouaient le jeu — lui laissant croire que les armoiries G.R. (Georgius Rerf qui ornaient couram ment la vaisselle de l’État signifiaient qu’il était un hôte personnel de Sa Majesté, et que les gardes et les infirmiers constituaient sa maison particulière. De temps en temps, il lui arrivait d’élever la voix pour obtenir ce qu’il voulait : «Telle est ma volonté », «voici mes ordres », disait-il. Et un jour, le lieutenant May l’entendit mettre ainsi fin à une dis cussion avec un surveillant médical : « La prochaine fois, je couche rai mes ordres par écrit\» Tout au long du mois de juillet 1943 — mois marqué d’une som bre étoile pour la cause de l’Axe — les symptômes de délire s’aggra vent. L’offensive hitlérienne à l’est s’enlise ; les Alliés s’emparent de la Sicile, le régime italien s’effondre. Désormais, ce n’est plus Berlin mais Londres, Moscou et Washington qui claironnent leur victoire inéluctable. 5 juillet 1943 [Journal de l’infirmier] Le patient... a eu une crise de douleurs à 7 h 50... est descendu lire jusqu’à 11 h 50, a eu une nouvelle crise. Donné une bouillotte... Déjeuner servi. Le patient a appelé le major Ellis Jones pour lui faire goûter son repas et lui demander de signer une déclaration assu rant que les aliments et les médicaments n’ont pas été trafiqués. Exi gences acceptées. Promenade dans la campagne avec M. May à 15 heures... A bien dîné avec M. May, puis le soldat Clifford lui a fait un mas sage... S’installe en bas pour lire jusqu’à 21 heures, puis nouvelle crise de douleurs... A été très déprimé, avec quelques signes de délire et d’hallucinations. 10 juillet 1943 A dormi jusqu’à 4 h 45, puis il a été pris d’une violente crise de «douleurs» qui l’a obligé à s’allonger pendant dix minutes sur le tapis de la salle à manger en gémissant et en agitant les bras dans tous les sens. (Donné une bouillotte.) 294 L ’Angleterre 16 juillet 1943 À 4 h 55, crise de «douleurs abdominales». Donné une bouil lotte et aussi un verre d’eau chaude. Le patient a passé vingt minutes sur le plancher de la salle de jour à gémir et se retourner dans tous les sens, puis est retourné se coucher. 19 juillet 1943 Des douleurs abdominales le réveillent à 5 h 20. Elles durent vingt-trois minutes. Pendant la crise, se roule sur le sol de la salle de jour et fait plus de bruit que d’habitude. Donné une bouillotte. Voilà donc l’image que Hess offrait aux médecins et au personnel. À la même époque, cependant, le prisonnier était capable d’écrire à sa femme de belles lettres où il essayait de donner incidemment quelques indications pour l’aider à situer la région montagneuse où il était détenu : 16 juillet 1943 Pendant quelques mois, entre le petit déjeuner et le repas de midi, je me suis occupé de traduire en allemand un livre anglais. Il m’est arrivé aussi de jeter sur le papier des anecdotes se rapportant à mon fils, ou de raconter quelques épisodes de ma propre vie dont il me semble valoir la peine de conserver le souvenir pour toi et pour la multitude de petits-enfants que j’espère bien avoir un jour; parfois aussi j’écris des lettres au pays — bien que cela soit assez loin d’être une occupation quotidienne ! J’ai cessé de faire la sieste. À la place, je saisis souvent l’occasion de faire une promenade dans la campagne environnante, qui est d’une incontestable beauté ; s’il fait beau, je m’arrête de temps en temps pour me reposer, en choisissant bien sûr les endroits d’où je peux jouir des plus belles vues. Ce qu’il y a de particulièrement attrayant et d’original dans ce pay sage, ce sont les couleurs — surtout le rouge éclatant de la terre qu’on distingue entre les prairies vertes et les champs qui prennent à maturité les nuances jaunes des arbres à l’automne. L’ombre de cha que nuage qui passe modifie la palette et tout l’effet en est trans formé. t Il arrive parfois qu’en quelques minutes la lumière changeante modifie les couleurs de la montagne qui domine le paysage à l’arrière-plan, et le violet foncé, le bleu-noir, le vert olive ou le vert émeraude s’effacent pour se transformer en brun-rouge, jaune ou bleu-gris. Je trouve que les teintes sont encore plus belles à la fin de l’automne et en hiver qu’en toute autre saison, sans doute en raison de la lumière plus douce, et surtout à cause du rouge encore plus vif Les terres rouges 295 des terres fraîchement labourées, qui éclate entre les prairies tou jours vertes. Quand on me dit que les peintres adorent ce paysage, je veux bien le croire. Hess espérait que Haushofer saurait que ce genre de terre rouge ne se trouvait qu’autour d’Abergavenny. Dans cette lettre, les mots « terre rouge » furent, par routine, caviardés par la censure britanni que, mais lui échappèrent dans le double au carbone joint à la sui vante. Pathétique, Hess conclut en citant Goethe, remarquant que plus le paysage est beau, plus sont vrais les vers du poète : Quand le rossignol chante aux amants Sa chanson caressée d’amour, Ce ne sont que douleurs et soupirs Pour le captif et l’opprimé. À mesure que les nuages s’amoncellent sur le Reich, les symptômes deviennent plus aigus. Pendant un moment, Hess ne veut plus de radio dans sa chambre, et décline l’offre de May qui propose de prê ter la sienne. Elle ne débite plus que des mauvaises nouvelles : chute de Mussolini, évacuation de la Sicile, ouragans de feu sur Hambourg. La crainte du poison reste présente. Le soir du premier raid incendiaire sur Hambourg, Hess demande un comprimé de Sonéryl au soldat Clifford, puis le met au défi : « Vous en prendrez bien la moitié ? » Clifford sourit et accepte. « Inutile», lâche Hess avec un geste d’impuissance, et il avale le comprimé entier. À l’automne de 1942, le Parti nazi avait discrètement rayé le nom de Rudolf Hess de la liste de ses membres. Tous les collaborateurs de l’ancien adjoint du Führer avaient été arrêtés et emprisonnés après son départ. Sa secrétaire Laura Schrôdl, ses collaborateurs Alfred Leitgen et Karlheinz Pintsch, son valet Josef Platzer, son garde du corps, le Kriminal-Kommissar Franz Lutz et les autres membres de son état-major, Rudi Lippert, Günther Sorof, et Ernst Schulte-Schtrathaus (qui avait plus de soixante ans) avaient été jetés dans des camps ; plus inquiétant, le Parti refusait leurs cotisations. Derrière tout cela, il y avait Bormann, et même Himmler ne put intervenir. Au printemps 1943, tous sauf un avaient été relâchés. Mais Bor- 296 L ’Angleterre mann prend alors de nouvelles mesures pour ruiner définitivement leurs moyens d’existence. Ayant discuté de l’affaire avec Hitler dans la soirée du 10 avril, il écrit ses instructions au trésorier du Parti, Franz Xaver Schwarz : « Le Führer a décidé que les complices de Rudolph Hess doivent être exclus du Parti avec effet au 12 mai 1941... Seul Alfred Leitgen est encore emprisonné, et le Führer n’est pour le moment pas disposé à le faire relâcher. Les autres hommes compromis doivent être affectés à des bataillons discipli naires. » À la fin du mois d’août, Hess reçoit une lettre inquiétante d’Ilse : pour la première fois, ses yeux s’ouvrent sur les mesures draco niennes prises à l’encontre de tous ses collaborateurs personnels, présumés complices de son entreprise. Les caporaux l’ont vu ouvrir la lettre le 30 après le petit déjeuner. «C e matin, notent-ils, il est plutôt agité — apparemment à cause du courrier. » En fait, il est pris d’une telle rage impuissante, qu’il reste plu sieurs jours sans pouvoir réagir. Puis il écrit ces lignes calmes et sans passion, manifestement destinées à protéger sa femme contre le pire : Angleterre, 4 septembre 1943 Je suis très heureux de constater à chacune de tes lettres que rien n’a changé de tes sentiments profonds à l’égard de l’homme au des tin duquel nous sommes depuis plus de vingt ans indissolublement liés, pour le meilleur et pour le pire : il en va de même pour moi. Il ne faut jamais oublier l’immense fardeau qui pèse sur ses épaules en ces temps difficiles — et qui peut le conduire à des réac tions de colère qu’il n’aurait pas en d’autres circonstances. En disant cela, je ne pense pas du tout à moi, mais à mes hommes ; pour ma part, j’avais déjà tout accepté. Mais cela n’empêche pas, je l’admets, qu’une rage immense m’envahisse à l’idée du sort réservé aux « garçons » : ta dernière let tre montre les choses sous un aspect très différent de ce que je pen sais en toute innocence. En apprenant cela, j’ai passé plusieurs jours à arpenter ma cham bre en tous sens pendant des heures, à écumer littéralement de rage, lancé dans un dialogue malheureusement solitaire où je m’exprimais en termes peu protocolaires, non sans énoncer au passage quelques vérités essentielles. Il ressort clairement des réflexions finales de Hess, pleines de sar casmes à l’égard du véritable coupable et de ses « décrets d’exécu tion» (Ausführungsbestimmungen), qu’il rejetait sur son successeur Les terres rouges 297 Martin Bormann la responsabilité des persécutions qui frappaient ses collaborateurs. En dépit d’une censure rigoureuse, quelques signes d’intérêt pour le sort de Hess apparaissent dans la presse anglaise. Diverses inter pellations à la Chambre se heurtent invariablement à un mur. Un parlementaire — encore l’incorrigible Will Thorne — demande des explications sur les « 15 000 livres de titres » que Hess aurait appor tés avec lui. Et en août 1943, le trop bavard ministre de l’informa tion Brendan Bracken laisse échapper lors d’un, voyage aux ÉtatsUnis quelques indiscrétions embarrassantes. Hess ignore tout ou presque de ces remous extérieurs. Il est totalement coupé du monde, c’est du moins ce que pense le Foreign Office. En cette journée mouvementée marquée par l’arrivée de la lettre d’Ilse parlant des machinations de Bormann, le lieutenant May déjeune avec le prisonnier — puis disparaît de Maindiff Court. Quelques jours plus tard, il est arrêté par la police militaire et tra duit en cour martiale pour avoir parlé à la presse. À la une du D aily M a il de Londres du 1er septembre, le journa liste Guy Ramsey publie les révélations de May — bien entendu sans citer son nom — sous le titre « l e r é c i t q u e t o u t e l a g r a n d e BRETAGNE A T T E N D A IT » . L’onde de choc atteint le gouvernement: « C’est la première fois qu’on dévoile à ce point au public les condi tions d’incarcération et l’état d’esprit de Herr Hess », constate un responsable du Foreign Office. Le général Gepp exige un rapport du capitaine Nelson-Smith, car si une chose est sûre, c’est bien que la fuite vient de l’intérieur de l’hôpital. L’article révèle l’effectif des officiers et hommes de troupe char gés de garder Hess, et décrit les installations nichées dans les belles collines de l’Ouest ; il dévoile la vie quotidienne, les phobies et les habitudes du prisonnier, sa manie de la persécution («il redoute qu’on empoisonne sa nourriture »), ajoutant que Hess refuse d’écouter la radio depuis la chute de la Sicile. « Il est maniaque comme une vieille fille, peut-on lire, et proteste énergiquement si on a déplacé quelque chose pendant une de ses absences... Ses papiers sont classés par dossiers, comme quand il était adjoint du Führer. Ses notes, les vers qu’il lui arrive d’écrire, et ses nombreux dessins — pour la plupart des croquis d’architecture réalisés de manière habile et délicate — sont tous classifiés. » Le lieutenant May avait expliqué à Ramsey qu’un témoin non averti pourrait passer deux jours avec Hess sans rien noter d’anor mal. « Seuls ceux qui le connaissent repèrent les signes : un geste soudain de la tête pour tendre l’oreille vers une voix inexistante, une façon de pousser soigneusement un bout de viande sur le côté 298 L ’Angleterre de l’assiette et de le cacher mine de rien sous un morceau de pomme de terre ou une feuille de chou. » William Strangle, responsable au Foreign Office, lut cet article à la une, et en rendit compte à Anthony Eden : « Ça va certainement poser de gros problèmes à certains d’entre nous. » Eden approuva, et il ordonna que le War Office ouvrît immédia tement une enquête pour trouver le coupable. [Selon l’article du Datly Mail], Hess soutenait que l’ensemble du plan de Hitler ne visait pas à dominer le monde, mais seulement à rendre sa juste place à une Allemagne insupportablement humiliée par le traité de Versailles ; il n’y aurait jamais eu de projet de guerre contre l’Angleterre. « Selon ses médecins, concluait l’article, il n’y a plus pour lui que deux issues possibles : une démence qui le libérerait de la réalité du monde — ou la mort. » Cet article exaspéra les membres du Cabinet de guerre, qui s’étaient mis d’accord pour ne jamais révéler ce qu’ils savaient du sort de Hess. «Il est assez embarrassant que ces révélations aient été faites m aintenant», lit-on dans la conclusion du procès-verbal de leur réunion du matin suivant. Cela promettait quelques ques tions gênantes à la rentrée parlementaire d’automne. Le 13 septem bre, le Times publie un article de fond, et plusieurs interpellations sont effectivement déposées. Le 20, le Cabinet charge Eden de faire à la Chambre une déclara tion reprenant d’assez près le mémorandum rédigé par sir Stafford Cripps en 1942 à l’intention de Staline et Roosevelt. Ce dernier est immédiatement informé qu’Eden se propose de répondre aux parle mentaires dans la ligne dudit mémorandum, avec toutefois «cer taines omissions et additions importantes». Une fois de plus, il s’agit d’éviter toute allusion à l’état mental de Hess, afin de ne pas « permettre aux Allemands de dénoncer [nos] déclarations initiales selon lesquelles Hess est sain d’esprit, et de réclamer son rapatrie m ent». À Maindiff Court, il fait soleil, et Hess va mieux. Un nouvel offi cier, le lieutenant Fenton, est venu remplacer l’infortuné May qui, comme Hess, est maintenant en prison. Dînant le 17 avec Fenton, Hess manifeste de la «bonne humeur et son appétit habituel». L’adjoint du Führer lit beaucoup, écrit abondamment et écoute la musique diffusée par la radio allemande. Il fait de la gymnastique et prend des bains de soleil sur la véranda, souvent complètement nu. Il a entrepris un régime, s’abstenant de manger des corps gras et se Les terres rouges 299 contentant de toasts sans beurre au petit déjeuner. (Les infirmiers notent, en s’amusant de son illogisme, qu’il continue de leur faire goûter son petit déjeuner et son thé, mais jamais son déjeuner ou son dîner.) Lors d’une visite d’une heure qu’il lui rend le 5 octobre, le géné ral Rees constate une amélioration évidente. Hess est loquace et aimable. Il aime bien le lieutenant Fenton et lui accorde toute sa confiance; il demande qu’on l’emmène de nouveau faire des marches dans la campagne et se promène souvent autour de la petite enceinte en conversant avec le nouveau venu. Pendant un temps, les « douleurs » elles-mêmes s’apaisent. Il se débarrasse éga lement de sa phobie du poison — et ce de manière concrète, car deux jours après la visite de Rees, un plombier trouve les lavabos bouchés par «une bonne quantité de nourriture». Mais bientôt, son visage s’assombrit de nouveau comme un pay sage sur lequel passerait un nuage. Il a certainement pu lire dans le Times du 21 octobre 1943 un compte rendu du débat parlementaire consacré au jugement des criminels de guerre. Un député (le capi taine Cunningham-Reid) avait demandé si Hess ne pourrait pas être jugé dès à présent et la sentence immédiatement exécutée afin de servir d’avertissement aux criminels de guerre encore en liberté. Le gouvernement répondit par la négative. Les semaines suivantes, les notes des infirmiers montrent une dégradation progressive de l’humeur du prisonnier, sans qu’il soit possible de situer précisément le début du processus. Dans les pre miers jours de novembre, il est encore aimable et plutôt gai ; à la fin du même mois, tous les anciens délires sont de retour. S’il avait été encore là, le lieutenant May aurait pu reconnaître les premiers signes avant-coureurs : le 8 novembre , Hess se plaint d’un mauvais fonctionnement de sa radio — cela annonce toujours l’approche d’un orage. Cinq jours plus tard, il se coupe accidentelle ment le doigt sur un verre brisé et « adopte une attitude d’extrême souffrance » lorsqu’un sergent vient lui donner les premiers soins. Dans la soirée, déprimé et toujours pas rasé, il rumine sombrement sur sa blessure et recommence à se plaindre du bruit. Le 15, il écrit au gouvernement pour demander son transfert (alors que le War Office lui avait notifié qu’il n’avait pas voix au chapitre en ce qui concernait le lieu et les conditions de sa détention). À la fin du mois, il avait repris toutes ses anciennes jérémiades. Fait rétrospectivement plus important, il commença à se plaindre de perdre la mémoire. Le 14 novembre, au petit déjeuner, il demanda aux hommes de service pourquoi ils se permettaient de 300 L ’Angleterre picorer dans les plats avec désinvolture. Ils lui rappelèrent que c’était sur son ordre qu’ils agissaient ainsi. «Vraim ent?» s’étonna le prisonnier, les yeux arrondis par la stu péfaction. Je ne me souviens pas du tout!» L’apparition de l’amnésie de Hess inquiéta, sans les surprendre réel lement, le général Rees et les spécialistes médicaux. Ils n’avaient aucune raison de soupçonner une simulation, même s’il est vrai que le prisonnier argua à plusieurs reprises de cette nou velle maladie pour appuyer une demande de transfert dans un véri table camp de prisonniers de guerre, et ce fut un des principaux points de sa discussion avec le ministre suisse, le 27 novembre. Walther Thumheer était arrivé à l’improviste et on l’autorisa à passer une heure et demie avec Hess. Il le trouva plus maigre et plus pâle que lorsqu’il l’avait vu la fois précédente. Comme d’habi tude, il évita les sujets politiques : lors de sa dernière visite, Hess était convaincu que l’Allemagne était en passe de conquérir toute l’Afrique du Nord. Maintenant la balance penchait de l’autre côté. J’ai demandé [rapporta Thumheer] si M. Hess désirait quelque chose... Il souffre de la solitude et d’être séparé de ses compatriotes et aimerait etre transféré dans un camp de prisonniers de guerre alle mands, cela lui ferait un changement... Mais il ne veut pas être trans féré dans un camp réservé aux généraux allemands... Il ne voit vrai ment pas pourquoi cette requête serait rejetée... À mon point de vue tout a fait en dehors de son état de santé que je ne suis pas com pétent pour juger —, M. Hess ferait mieux de rester là où il est, par ticulièrement maintenant que le véritable et dur combat va com mencer... M. Hess insiste pourtant pour qu’on lui communique les raisons légales pour lesquelles sa requête serait rejetée. Hess 1assura qu il était bien traite, et qu’il faisait pleinement confiance au personnel. Il ne craignait plus d’être empoisonné. Le commandant dit à Thum heer par la suite qu’ils étaient obligés de limiter ses sorties pour éviter que d’éventuels spectateurs ne le voient. Il faut noter qu’il n’y eut aucune trace d’amnésie au cours de la visite du diplomate suisse. C’est en fait un phénomène très inhabi tuel chez les paranoïaques. Mais pour Rees, il était clair que les ori gines du problème n’étaient «pas d’ordre organique, mais psychi que». Passant en revue les symptômes le 3 février 1944, il conclut que si on ne pouvait pas complètement exclure une cause physiolo gique dans le cas de perte de mémoire — une lésion cérébrale —, Les terres rouges 301 cela se produisait en fait rarement, et généralement pas de façon aussi soudaine. « Il s’agit donc, affirmait le rapport du psychiatre, d’un cas d’amnésie hystérique, comme il s’en produit souvent chez les sol dats en temps de guerre, et chez pas mal de civils en temps de paix lorsqu’ils sont confrontés à une situation qui leur semble insurmon table. La perte de mémoire est alors un mécanisme d’auto-protection. » De novembre 1943 à février 1944, le prisonnier Rudolf Hess demeura apparemment perdu dans un nuage — un nuage si opaque qu’il avait beau se concentrer en fronçant ses épais sourcils noirs pour replonger dans son passé, il n’en retrouvait pas la moindre bribe. Oubliés, l’enfance égyptienne, les études en Allemagne, le rôle de leader dans les premières années du Parti nazi ; il ne recon naissait plus ses visiteurs, ni même parfois les hommes de service ; et pourtant, quand ces caporaux et sergents dévoués et stoïques le prenaient au dépourvu, une lueur semblait malgré tout réapparaître de temps en temps. 16 . Sourire complice Avant de poursuivre le récit de l’apparent déclin mental de Hess, il convient de donner le texte d’une lettre qu’il écrivit trois ans plus tard, alors que ses juges terrestres avaient déjà décidé de son avenir et que tout artifice était désormais inutile. Si mes lettres d’Angleterre ont été pendant un temps si rares et espa cées [écrivait-il, assez content de lui, en mars 1947], c’était dû à ma pseudo-amnésie. Car il est très difficile d’écrire des lettres quand on prétend avoir perdu la mémoire. On risque à tout le moins de faire des erreurs qui vous trahissent. Durant une certaine période, j’ai tout juste admis que je me rappelais avoir une famille — et rien de plus ! l’adresse aussi était «sortie de ma mémoire». Elle figurait bien sûr sur l’une ou l’autre de tes lettres, mais j’avais «ou b lié» les avoir ✓ vw fsigne de complicité de la famille Hess]. Seule une nouvelle lettre de chez moi pouvait donner le branle à ma mémoire et me suggérer de chercher l’adresse sur une lettre pré cédente. Chaque courrier de ta part mentionnait une chose ou une autre qui apparemment m ’incitait à écrire, sans que j’aie besoin de solliciter ma mémoire de façon trop suspecte. En bref : il me fallait toujours recevoir une lettre de toi pour pouvoir répondre. Or, grâce aux décisions arbitraires d’autorités sans visage, quatre et même six mois se passaient parfois entre deux distributions de courrier, ce qui t’explique mes silences prolongés. Mon courrier s’entassait quelque part, si bien que je recevais d’habitude un gros paquet de lettres d’un coup, mais à de longs intervalles. (Les Britanniques mettaient ces retards sur le compte des autorités allemandes, mais Hess avait noté que les lettres de sa tante en pro venance de Zurich mettaient également neuf semaines à lui parve nir; il demanda à la Croix-Rouge internationale et au ministre suisse de faire une enquête.) Pendant un certain temps, les symptômes n’évoluent pas ; Hess Sourire complice 303 est facilement pris de rages apparemment incontrôlables en raison des claquements de portes, et montre une « fébrilité » qui se mani feste par des gestes nerveux et saccadés ; les promenades en voiture dans la campagne ou les marches à travers la montagnes galloises se font très rares. Logiquement, les « douleurs » ont pour le moment disparu. Il lit des livres et écrit des lettres — pleinement conscient que le censeur du temps de guerre les transmettra aux Renseigne ments de l’armée ; il avait endormi le censeur dans une lettre precedente en lui faisant croire qu’il avait oublié les règles en vigueur. Chère petite Maman Angleterre, 15 janvier 1944 Cela fait maintenant littéralement des heures que je suis assis là à me demander ce que je pourrais vous écrire à tous, et sans arriver nulle part. Malheureusement, il y a une bonne raison à cela. J’écris pour vous dire ce que vous apprendrez tôt ou tard d’une manière ou d’une autre : j’ai complètement perdu la mémoire, tout le passé n’est plus pour moi qu’un brouillard grisâtre ; j’ai oublié même les choses les plus évidentes. Je ne sais pas d’ou cela vient. Le méde cin m’a donné une longue explication, mais entre-temps je l’ai oubliée aussi. Il m’assure que tout me reviendra un jour. Pourvu qu’il ait raison ! Mais c’est la raison pour laquelle je ne peux vraiment pas vous écrire une lettre cohérente, on a besoin de mémoire pour ça — plus qu’on n’imagine. C’est différent quand il s’agit de répondre à une lettre qui fournit des sujets dont on peut parler; mais la dernière lettre de vous remonte au 13 septembre de l’année dernière ! Il demande à lise de lui envoyer davantage de livres : « Dans la monotonie de ma réclusion solitaire, pour moi c’est vital», lui explique-t-il. Cette lettre suit lentement les canaux des services de renseigne ments : le général Rees en reçoit une copie datée du 21 janvier. Rees croyait l’amnésie authentique et cherchait un traitement adé quat. Il pensait que si Hess avait été un civil ordinaire prêt à coopérer, on pourrait faire revenir sa mémoire par l’hypnose — mais il pres sentait que Hess y serait réfractaire — ou par la « narco-analyse », qui exigeait cependant l’injection intraveineuse d’un narcotique. « Malheureusement, écrit Rees le 3 février, le Foreign Office a pré cédemment soulevé quelques objections a 1emploi de ces drogues, il y est, je suppose, toujours opposé. » Rees demanda alors au docteur Henry Dicks — le psychiatre qui 304 L ’Angleterre avait été la bête noire* de Hess au camp Z — de se rendre au pays de Galles afin de le persuader d’accepter la narco-analyse. Dicks, entre-temps promu lieutenant-colonel, pourrait compren dre les phrases prononcées en allemand par Hess sous l’emprise de l’hypnose ; et grâce à sa pratique antérieure de Z, il pourrait mieux évaluer l’état clinique du patient et ses réactions au narcotique. C’était là une expérience limite. Même si Hess était d’accord, Dicks ne se souciait pas de porter le chapeau si les choses tour naient mal. Il ne voulait pas apparaître comme l’instigateur de ce traitement : « J’ai décidé de m’en remettre au major Ellis Jones, qui est responsable du patient sur le plan clinique», écrivit-il quelques jours plus tard dans son rapport. Toujours sans aucune nouvelle de sa famille, Hess écrit à lise le jour même où arrive à Maindiff Court le tant détesté docteur Dicks : Angleterre, 26 février 1944 Je t’en prie, écris-moi. Je n’ai reçu aucune lettre depuis septembre. Si toi, tu n’écris pas, je ne peux rien écrire parce que j’ai besoin d’un sujet. Sans lettre, je ne sais vraiment pas quoi écrire ou de quoi parler. J’ai complètement perdu la mémoire, comme je l’ai dit la der nière fois — même si ce n’est que temporaire comme le docteur me l’a promis. Dis-moi au moins si le garçon se plaît à l’école. Le colonel Dicks, auteur du tout récent manuel Analysis under Hypnotics" , était arrivé depuis neuf heures du soir, mais incognito, pour dresser un plan d’action avec Ellis Jones. Ils décidèrent que le Gallois le présenterait comme un médecin qui s’était précédem ment occupé de Hess et arrivait de Londres pour l’aider à retrouver la mémoire. Ellis Jones suggérerait divers traitements possibles — le but étant d’amener Hess à consentir qu’on lui fît une injection du narcotique, l’Evipan***. Ils vinrent trouver Hess dans son salon le lendemain. L’adjoint du Führer donna l’impression à Dicks d’être en bonne condition physique, mais il nota que l’expression du visage était devenue fixe et malheureuse. Hess fit preuve d’une étonnante maîtrise de soi : il détestait pro * En français dans le texte (N.d.T.). " Individual Psychology Pamphlets, n° 23, 1944. *** Evipan était l’appellation commerciale (marque déposée) du penthotal, sérum administré par injection intraveineuse communément appelé «sérum de vérité» (sodium thipoental, ou C m H 7 N 2 Na O 2 S). Sourire complice 305 fondément Dicks, qu’il accusait d’avoir tenté de le « droguer » trois ans plus tôt au camp Z. Pourtant, pas le moindre signe de sa part n’indiqua qu’il ait pu le reconnaître. Il sembla content de trouver quelqu’un à qui parler allemand et laissa transparaître avec beau coup de naturel et de conviction son impuissance à se rappeler des noms familiers et des événements survenus quelques jours aupara vant. Dicks restant en retrait, Ellis Jones insinua que ce genre d’amné sie n’était pas incurable et dit sans trop en avoir l’air que le meilleur traitement consisterait en une injection. Croyant que cette idée avait produit son effet auprès de Hess, ils se lancèrent dans une lon gue conversation. Dicks, l’ex-Estonien, rappela alors à l’adjoint du Führer, en allemand et avec toute la courtoisie dont il était capable, quelques faits saillants de sa vie et de sa carrière. « Il m’a écouté avec un évident plaisir, très content d’entendre parler de son passé », nota Dicks dans son rapport une semaine plus tard... « Le fait qu’il ait été un proche de Hitler, qu’il ait sauté en para chute ou habité l’Egypte a provoqué chez lui un rire amusé et incré dule. » Face à un Dicks qui le flattait sans vergogne, Hess a certainement savouré chaque seconde de la comédie : les rôles étaient complète ment renversés, et le prisonnier jouait le sien avec un talent digne d’un Oscar. Dicks conclut que l’amnésie était parfaitement authen tique. « De temps en temps, nota le médecin — et on imagine aisé ment la scène —, il demande qu’on lui définisse une notion simple comme “skier”, ou qu’on lui explique qui était Shakespeare.» (Il remarqua néanmoins que Hess comprenait d’autres notions qui auraient dû lui être tout aussi étrangères.) Hess décrivit poétiquement son état mental comme un brouillard qui enveloppait progressivement les événements et les idées du passé : «Je ne me souviens que des dernières vingt-quatre heures de mon existence.» Et avec le plus grand sérieux, Dicks écrivit: « C’est une construction du champ de conscience dans la mesure où il dépend des relations, des associations et des références passées. » En consultant l’ensemble du personnel, le psychiatre découvrit que tous s’accordaient pour estimer que le prisonnier était devenu plus facile à manier. Ce qui n’empêcha pas Hess de monter à son intention une mise en scène soignée de « douleurs » — très exagé rées — sans oublier de préciser à Ellis Jones qui lui proposait un comprimé qu’il était opposé à toute forme de médication. « Et cela inclut bien entendu les injections», ajouta-t-il. «Ai-je toujours été contre les médicaments ? » demanda-t-il d’un air innocent. 306 L ’Angleterre Les médecins échangèrent un coup d’œil. Dicks nota que c’était là la première réaction claire de Hess à leur projet d’injection d’Evipan. Hess avait certainement toutes les raisons d’appréhender la piqûre ; il risquait de perdre le contrôle de lui-même sous l’influence du narcotique. Pour sa part, Dicks était déterminé à ten ter l’expérience : il en avait reçu instruction du général Rees. Le matin suivant, après avoir donné des ordres pour que tout le matériel nécessaire soit préparé sur un chariot, il vient voir Hess juste avant le déjeuner. Il constate immédiatement une certaine froideur — «contact glacial», note-t-il dans son rapport. Après le repas, Ellis Jones demande franchement à Hess s’il accepterait de subir l’expérience. «Je préférerais un traitement psychologique, plaide Hess sans autre précision. — Cela ne donnerait rien dans votre cas, insiste Ellis Jones. — Mon état actuel convient assez bien à un prisonnier, réplique Hess. C’est comme ça depuis un moment. Que je me rappelle ou non ce que j’ai pu faire auparavant n’a pas vraiment d’importance. Du moment que je peux lire, dessiner et me divertir un peu pour tuer le temps, je me tiens pour satisfait. C’est seulement quand on me rappelle mon infirmité que cela devient pénible. » Se passant la main sur le front d’un air accablé, il poursuit sans plus aucune trace d’humour dans la voix : « Quand je serai rentré en Allemagne — Dicks a dans ce cas également textuellement noté ces paroles —, ça s’arrangera peut-être tout seul, ou alors je trouverai quelque traitement. C’est peut-être même une bénédiction du sort que j’aie tout oublié. Si je retrouve la mémoire, il est possible que je souffre davantage. Alors, je préfère attendre et voir venir», achèvet-il dans un éclat de rire. Hess conserve sa bonne humeur tout le reste de la journée, sachant qu’il a déjoué les petits projets de Dicks, venu pour rien au pays de Galles. Le colonel fit une dernière tentative avant de se résoudre à télé phoner à Rees pour lui faire part de son échec. « Cette lettre à lise, susurra-t-il, ça va rudement effrayer votre famille. C’est votre devoir d’accepter le traitement. » Hess demeura intraitable. « J’attendrai une cure naturelle », répliqua-t-il. Il donna aux officiers, en leurs demandant de l’expédier, la dernière lettre en date qu’il avait écrite à lise. Cette fois, il avait cacheté l’enveloppe. En ce dernier après-midi, Dicks se joignit à Hess et au lieutenant Fenton pour une promenade à la campagne. Fenton, qui aimait Sourire complice 307 bien ces sorties, fut étonné du changement qui s’opéra chez le pri sonnier. Après quelques minutes, Hess tourna les talons et demanda à retourner à l’hôpital. Dicks passa le saluer avant de rentrer à Londres. « Oh ! Vous partez, fit narquoisement Hess. Désolé que vous ne puissiez pas rester. » 3 mars 1944 [Rapport du colonel Dicks] Il est peu probable que ce patient, depuis longtemps muré dans un délire de persécution fixé sur le poison, consente à ce qui doit lui apparaître comme une « agression chimique » contre son corps. S’il devait s’y résoudre, en l’absence de l’étranger suspect (moi-même), je suggère qu’une personne connaissant l’allemand, pas nécessairement moi, soit dépêchée à Maindiff, en voiture rapide si besoin est. Cet interprète ne devra être présent qu’au moment de l’action du narcotique, et demeurer totalement inconnu du patient. Toutes les notes prises devront être exploitées par le docteur Ellis Jones, qui jouit de la confiance du patient. Pour suggérer à nouveau le traite ment, il serait peut-être bon de faire appel à un confident non méde cin, par exemple le lieutenant Fenton. On pourrait essayer quelque forme de thérapie hypnotique, à l’aide de stimulations électriques ou lumineuses, mais je considère ce malade comme trop intelligent pour y être sensible. Deux mois se passent. Hess se plaint de la mauvaise qualité de la viande, de la cuisson des haricots, du salage des plats; lisant au soleil sous la véranda, il proteste contre le moindre bruit, tel que celui de radios lointaines, d’une tondeuse à gazon, voire d’un cra quement de chaise (s’il ne s’agit pas de la sienne bien sûr). Les infir miers de service continuent de noter chaque détail inhabituel. «À 22 h 30, consignent-ils le 16 mars, il est sorti sous la véranda en émettant des sifflements et s’est mis à marcher de long en large sur un rythme irrégulier et tapant souvent des pieds. » Trois jours plus tard, après le dîner pris en compagnie du major King, nouveau commandant, et du lieutenant Fenton, le surveillant écrit : « Il fal lait lui arracher les mots de la bouche et il semblait manquer de concentration.» Le 1er avril — jour des farces —, Hess envoie le soldat Reygate chercher le médecin puis s’avoue incapable de se rappeler pourquoi. De nouveau conduit à White Castle le 26, Hess affirme à l’officier qu’il n’a aucun souvenir d’y être jamais venu. Le lendemain matin, il reparle avec tristesse de l’incident à Ellis Jones : « Ne peut-on pas faire quelque chose ? » interroge-t-il. Le docteur lui répond qu’il pourrait peut-être recouvrer la mémoire à l’aide d’une injection. 308 L ’Angleterre Cet après-midi-là, à la surprise générale, Hess demande à voir le major. «Je suis volontaire pour le traitement», déclare-t-il. Ellis Jones écrit immédiatement au général Rees : Cet après-midi, il a demandé à me voir pour me dire qu’il acceptait de subir le traitement. Étant donné qu’il est probable qu’il utilise sa langue maternelle durant les séances, je pense qu’il serait souhaitable que le colonel Dicks soit présent. Bien entendu, il peut encore reve nir sur sa décision de coopérer, mais pour le moment nous en sommes là. Rees, qui refusa après la guerre de reconnaître que Hess aurait pu mystifier des médecins chevronnés, estima probant que le prison nier se soit inquiété lui-même de son incapacité à se souvenir d’un détail comme White Castle, au point d’accepter un traitement qu’il refusait catégoriquement en février. Il téléphona à Dicks de revenir au pays de Galles : 2 m ai 1944 [Rapport du sergent Everatt] Patient resté assis sous la véranda la plus grande partie de l’aprèsmidi. L’air agité, tapant des mains, etc... À 16 h 30, crise de «dou leurs»... Même chose à 18 h 30. 3 m ai 1944 Déjeuner... Se plaint que les haricots sont mal cuits, se met en colère, tape des pieds dans sa chambre et exige de voir un officier médecin, ou n’importe qui susceptible de lui expliquer pourquoi la chose s’est produite deux jours de suite. 4 m ai [Rapport du caporal Cooper] Très agité dans la soirée, est sorti déambuler dans la cour malgré une forte pluie et un vent cinglant. Il avait mis son pardessus et sem blait content. 6 m ai 1944 Il est sorti pour s’asseoir sous la véranda, mais vers 21 heures, il est rentré pour actionner sa sonnette. Déprimé, il demande à voir « le responsable». On va chercher M. Fenton, à qui le patient demande de faire partir le garde, parce qu’il le rend nerveux. Après quoi le patient se met à arpenter la cour avec agitation... Mais pourquoi accepte-t-il maintenant la séance de narcose ? Dans une déclaration rédigée pour être lue à la fin de son procès deux ans plus tard, il rappellera qu’on lui avait posé d’étranges ques tions sur son passé. Quand on lui avait expliqué qu’il pourrait Sourire complice 309 retrouver la mémoire grâce à une injection, il s’était retrouvé face à un dilemme : « Pour rester cohérent avec ma “perte de mémoire”, écrit-il, je ne devais pas avoir l’air de me méfier. » Pour lui, il était clair qu’on voulait vérifier la réalité de son amnésie. Là encore, il faut d’abord laisser parler le « véritable » Hess. «Finalem ent», écrit-il le 10 mars 1947, la comédie alla si loin que je leur permis de me faire une piqûre contre l’amnésie. Après avoir d’abord refusé, je n’avais plus vraiment le choix ; autrement, j’aurais renforcé leurs soupçons que pour le moins j’exagérais. Par chance, on m’avait prévenu qu’il n’était pas certain que la mémoire me reviendrait après les injections. Mais le pire était que le processus comprenait une séance de narcose où on me poserait des questions destinées à « relier la surface et les soubas sements de la conscience». Ainsi, je risquais non seulement de révéler des « secrets » en tant qu’Allemand, mais encore de complètement dévoiler ma superche rie. Néanmoins, comme je l’ai dit, je n’avais pas à long terme d’autre choix que de me soumettre. Cependant, je suis parvenu à rassembler toute ma puissance de concentration pour demeurer conscient — bien qu’on m ’ait injecté des doses supérieures à la normale — tout en mimant l’insconcience d’un bout à l’autre. Bien entendu, j’ai répondu à toutes les questions. «Je ne sais pas», disais-je avec une longue pause entre chaque mot, et d’une voix basse, atone et distante. J’ai finalement fait mine de me rappeler mon propre nom, et je l’ai murmuré de la même voix. Le colonel Dicks arrive secrètement à Maindiff le samedi 6 mai à six heures et demie du soir. À l’abri de portes closes, il confère avec les autres médecins. Il est décidé qu’il tiendra sa présence cachée jusqu’à ce que Hess soit sous narcose le soir suivant. Le rapport du caporal Everatt pour le 7 mai 1944 donne une froide description de la sinistre expérience. Après une sortie en voi ture dans l’après-midi suivie d’une promenade dans la cour, Hess reçoit la visite du major Ellis Jones à sept heures et demie après le dîner, et du docteur Phillips à neuf heures moins le quart, « pour le traitement que le patient a accepté ». On a injecté [au patient] 5,5 cc d’une solution d’Evipan. Le colonel Dicks a rejoint les autres et ils sont demeurés avec le patient jusqu’à 22 h 30. Le patient est revenu à lui et a demandé du pain beurré et du lait... 310 L ’Angleterre Le patient était endormi à 23 heures quand il a reçu la visite du major [Ellis] Jones qui lui a parlé. Le major Jones a fait venir le lieu tenant-colonel Dicks à 23 h 45 et ils sont restés jusqu’à 0 h 05. Comme convenu, Dicks avait attendu à l’extérieur jusqu’à neuf heures du soir. À ce moment-là, la solution d’Evipan semble avoir produit son effet ; Hess a cessé de compter, ses muscles sont déten dus, et on entend quelques ronflements. Dicks fait son entrée sur la pointe des pieds et vérifie qu’on a bien préparé de la Coramine en cas d’urgence. Le pouls est régulier. Dicks note le fait et commence à rédiger un compte rendu littéral. Luttant pour rester éveillé, Hess remue et entend la voix fami lière de Dicks qui lui parle en allemand et lui déclare : « Vous allez maintenant retrouver les noms et les visages de ceux qui vous sont chers. La mémoire va vous revenir. Nous sommes tous ici pour vous aider. Le docteur Jones est ici. Il veille sur vous... » Hess garde le silence, et Dicks répéta ce qu’il vient de dire. L’adjoint du Führer gémit alors de façon tout à fait réaliste... « Qu’est-ce qui vous tourmente ? demande Dicks dans un mur mure. — Douleurs ! Dans le ventre ! gémit Hess. Oh ! si seulement j’étais bien. Mal au ventre. — Il gémit de nouveau. De l’eau ! de l’eau ! Soif ! — Vous en aurez bientôt, lui promet Dicks, et il ajoute, le visage impénétrable : Racontez-nous ce que vous avez oublié. — Oh ! je ne sais pas. Mal ! Soif ! » Dicks reprend sur un ton différent. «Vous allez nous dire maintenant ce que vous avez oublié. — De l’eau ! j’ai mal ! un brouillard... — Comment s’appelle votre petit garçon ? » La réponse n’est qu’un murmure. «Je ne sais pas. — Votre fem m e. lise, c’est ça ? — Je ne sais pas. — Vous vous rappelez vos bons amis, Haushofer... — Non. — Willi Messerschmitt. — Non, gémit le prisonnier. Mal au ventre ! Oh ! Mon Dieu !... — Pourquoi ces douleurs ? » Hess gémit sans répondre. Dicks remonte plus loin dans le passé : « Et votre enfance à Alexandrie... Sourire complice 311 — Non. — ... Et toute cette période mouvementée avec Adolf Hitler à Munich ? — Non. — Vous étiez avec lui à la forteresse de Landsberg. — Non. — Allons, ça vous aidera de nous dire toutes les choses qui vous font mal. — J ’ai mal, mal, mal, répète Hess. Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas. — Mais lise, vous la connaissez ! — Je ne sais pas. » Le docteur Ellis Jones intervient alors en anglais : « Parlez et répondez, ça vous aidera. — ... Parlez et répondez, répond Hess en écho. Leibschmerzen! Crampes d’estomac. — Vous avez ça depuis des années. — Des années. Leibschmerzen!» — Vous allez vous souvenir de toutes les autres parties de votre passé, ordonne Dicks. — Souvenir de toutes les autres parties ? — Tous les événements importants de votre vie... — ... tous les événements importants... » Hess gémit plus fort et réclame à nouveau de l’eau. « Le nom de votre garçon, insiste Dicks. — Le garçon — son nom ? Et les gémissements vont crescendo. Oh ! j’ai mal au ventre. — Pourquoi gémissez-vous ? demande Ellis Jones en anglais — Leibschmerzen, Leibschmerzen», répond Hess en allemand. Dicks se fait pressant : « Pourquoi vous infligez-vous cette souffrance ? Pourquoi vous faites-vous si mal à vous-même ? » Hess pousse un cri perçant en guise de réponse. « Comment cette douleur s’est-elle emparée de vous ? — De l’eau, de l’eau ! — Parlez, l’exhorte Ellis Jones avec le doux accent chantant du pays de Galles, ça vous fera du bien. » Nouveaux gémissements. « Pourquoi vous torturer ? — De l’eau ! — Qui vous a fait du mal ? — Je ne sais pas. 312 L ’Angleterre — Allons, allons, répète inlassablement Ellis Jones, dites-nous pourquoi vous souffrez. Parlez — nous sommes là pour vous aider. — J ’ai mal... De l’eau ! — Dites-nous comment s’appelle votre femme, susurre encore le médecin gallois de sa voix onctueuse, et votre fils... — ... Votre femme... et votre fils...», répond Hess en écho avec le même accent gallois. Ellis Jones le presse encore : « Vous vous souvenez quand vous étiez enfant à Alexandrie ? Et que vous m’avez raconté comment votre père vous accompagnait à l’école, vos voyages en Sicile... Les séances de cirque...» Hess reprend d’une voix lointaine les derniers mots de chaque phrase du médecin. « Et votre service militaire en Roumanie... — Je ne sais pas, répond Hess en anglais. — Haushofer, murmure Ellis Jones, un vieil ami à vous. Et Sauerbruch, le grand chirurgien qui vous a opéré après votre bles sure ? » Hess reste muet, mais Phillips et Jones notent tous deux une brève lueur dans son regard à l’énoncé de ces deux noms. « Mais au moins, qui êtes-vous ? demande Ellis Jones. Et votre femme ? — RUDOLF HESS, répond le prisonnier, qui reprend encore en écho : et votre femme ? » À plusieurs reprises, les deux hommes répètent à l’unisson qu’ils sont depuis longtemps ses médecins traitants, uniquement désireux de l’aider. Sur quoi, s’asseyant sur le lit, Hess réclame : « De l’eau, s’il vous plaît — et quelque chose à manger. » Sans bruit, le colonel Dicks se retire. C’est fier d’avoir résisté au sérum de vérité que Hess reçut les trois médecins une heure plus tard. « Il avait l’air enjoué », nota Dicks, sans se douter des véritables raisons de cet entrain. Ellis Jones s’adressa au prisonnier : « Nous avons eu la satisfaction de constater que votre mémoire est intacte — vous avez pu vous souvenir de bon nombre de choses —, mais il n’y a pas eu de restitution com plète des souvenirs, comme on en obtient parfois en une seule séance.» Hess les remercia courtoisement de leurs efforts, se disant rassuré qu’ils n’aient pas trouvé d’anomalie irréversible. « Malheureuse ment, ajouta-t-il avant de s’installer pour la nuit, ma mémoire est tout aussi vierge maintenant qu’auparavant. » Sourire complice 313 Pendant les vingt-quatre heures suivantes, il régala le personnel médical d’un festival de «douleurs». 8 m ai 1944 [Rapport de l’infirmier] À 0 h 20... le patient se retire, peu après une crise bénigne de dou leurs abdominales... Dort jusqu’à 4 h 05, heure où il est pris d’une nouvelle crise de «douleurs»... Encore une attaque à 8 h 30... 11 h 15, nouvelle crise. Pris un substantiel petit déjeuner, puis reçu la visite du major Ellis Jones et plus tard du colonel Dicks, qui lui ont parlé un certain temps. Le patient déclare qu’il se sent assez mal après le traitement de la veille... Dicks resta plus tard une heure à discuter sous la véranda avec le prisonnier, «amical, mais très fébrile». Tout comme Ellis Jones, il cherchait à convaincre Hess d’autoriser une nouvelle expérience avec le sérum. Hess demeura intraitable — il n’avait, affirmait-il, que trop absorbé de «substances étrangères». Le Gallois fit appel à sa conscience — songeait-il à la peine qu’il causait à sa famille ? — et l’émigré allemand à sa vanité — un homme de son importance se devait de participer aux événements en cours... Hess ne donna aucun signe laissant supposer qu’il reconnaissait le colonel. Sa réponse était simple : «Je ne veux pas revivre cette épreuve. » Le 10 mai, Dicks conclut ainsi son rapport au général Rees : « L’état mental du patient est semblable à ce qu’il était avant le trai tement à l’Evipan... L’amnésie persiste. » Hess ne retira aucun bénéfice de cette performance de virtuose. Ignorant que le gouvernement Churchill dissimulait délibérément au monde les détails de son état de santé pour ne pas devoir obtem pérer à une demande de rapatriement, il imaginait déjà le jour béni où une ambulance plombée l’emporterait loin de Maindiff Court, vers quelque port du Sud d’où on l’escorterait jusqu’à l’un des navires-hôpitaux suédois qui avaient déjà rapatrié des centaines d’autres prisonniers de guerre atteints de maladies incurables. Il y revient d’ailleurs dans la lettre de mars 1947 : « Ils m’ont vrai ment laissé entrevoir que j’allais rentrer à la maison au prochain voyage du Drottningholm. Tu peux imaginer l’effet que ça m’a fait ! Mais cette fois, il est parti sans moi, ainsi que la fois suivante et après encore. » Hess puise une légère consolation dans le fait d’avoir mystifié tous les experts. « Il est évident qu’après leur traitement à la drogue, mes médecins ont été persuadés de la réalité de mon amnésie, écrit- 314 L ’Angleterre il, car lorsque j’ai jugé qu’il serait de bonne tactique de révéler la supercherie — comme je l’ai déjà fait en Angleterre en une occa sion ! — ces distingués docteurs ont d’abord tout simplement refusé de me croire : pour les convaincre que je m’étais «payéleur tête», il a fallu que je leur récite toutes les questions qu’ils m’avaient posées quand j’étais «inconscient», et que je refasse mon numéro de «réveil», avec la même voix faible et hésitante qu’alors. À tout prendre, constate Hess avec amertume, j’ai fait tout ce qui était humainement possible pour “mobiliser les dieux” en faveur de mon retour en Allemagne. Mais les dieux en ont disposé autrement — et sans aucun doute pour le mieux. » 17 . La lame de vingt-cinq centimètres Concernant la fin de son séjour en Angleterre, les rapports médi caux sur Rudolf Hess posent un dilemme à l’historien : parce que même si les symptômes de l’amnésie étaient simulés — et les psy chiatres ont insisté énergiquement par la suite sur le fait qu’ils ne s’étaient pas laissé abuser —, les manifestations périodiques de délire de persécution demeurent troublantes et inexpliquées. Reste l’image soit d’un paranoïaque pathétique et réduit à l’impuissance, soit celle d’un captif rusé, improvisant avec brio les principaux symptômes d’une folie grandissante pour des motifs qu’il n’a jamais lui-même expliqués de façon satisfaisante. Après la narcose expérimentale de mai 1944, Hess se mit à coller des messages sur la fenêtre qui faisait face à sa table. Cela com mença par une note, remarquable par la maladresse de son écriture, de son orthographe et de sa grammaire, pour se rappeler à luimême de ne se prêter « en aucun cas » à une autre expérience de piqûre. « ...Les médecins sont convaincus que la mémoire te revien dra en Allemagne. Aussi ne sois pas inquiet et ne t’échauffe pas si par moments elle est mauvaise et que tu ne peux même pas recon naître des gens que tu as déjà vus. » Inquiet, il ne l’était pas. Le 15 mai, le Dr Phillips (le vieux médecin consultant de l’hôpi tal psychiatrique) vint lui rendre visite, comme d’habitude. Après son départ, Hess demanda au caporal du R.A.M.C. qui était le médecin. « Il reposa la même question pendant le déjeuner, d’après le caporal Cooper, j’essayai de lui expliquer, mais il dit qu’il n’arri vait pas à se souvenir. » Hess passa l’après-midi sous la véranda, l’air hébété. Il commença à se plaindre de tout de façon encore plus agressive : le pudding n’était pas assez cuit, la crème express était mauvaise, le lait sentait le phénol, le tic-tac de la pendule des gardes faisait trop de bruit, on entendait des coups de feu venant d’un lointain champ de tir (« Fous d’Anglais ! » hurla-t-il quand on lui répondit que les 316 L ’Angleterre hommes devaient s’entraîner); le col d’une chemise qu’il portait depuis dix mois était subitement devenu « trop grand », des arma das d’avions de guerre le survolaient; le poisson était infect, la volaille aussi, la viande trop salée, trop cuite ou immangeable pour toute autre raison. Le régime alimentaire hospitalier est rarement un régal de gourmet, c’est évident ; et plusieurs fois les surveillants durent admettre que ses réclamations étaient justifiées. Parmi les Gallois qui travaillaient aux cuisines, rares étaient les sympathisants nazis... Hess se répandait fréquemment en injures contre les gardes qui laissaient la radio marcher trop bruyamment, mais c’était invariable ment — comme le 23 juin, lors de l’annonce détaillée d’une victoire en Italie — quand les informations étaient mauvaises pour l’Alle magne et bonnes pour l’Angleterre. C’est la guerre de bombardements, à laquelle il avait tenté de mettre fin par son expédition, qui le peinait le plus. « À 21 h 45, écrivait Cooper le 27, quand les informations anglaises ont évoqué les bombardements de l’Allemagne, le patient est descendu à pas bruyants sur la véranda, demandant avec impatience qu’on baisse la radio... » Quelques jours plus tard, le major Ellis Jones lui apporta les nou velles du débarquement de Normandie. « Le patient ne parut pas troublé, et aucune information ne sembla l’intéresser», nota-t-il. Puis on apprit que les Alliés avaient réussi à forcer le Mur de l’Atlantique tant vanté par les nazis... Le 10 juin, déprimé et irrita ble, Hess demanda aux militaires qui écoutaient les informations de la B.B.C. de couper la radio. Les infirmiers se méfiaient de lui. Après une de ses crises de dou leurs coutumières, le 15, un caporal rapporta: « Il est possible que le patient n’ait eu cette crise à 19 heures que comme couverture pour écouter les informations allemandes : je l’ai trouvé écoutant la radio (très bas) et apparemment très bien alors qu’il était censé être au beau milieu d’une crise de “douleurs”. » Le lendemain soir, les infirmiers entendirent à nouveau faible m ent les parasites alors que le prisonnier tournait doucement le bouton pour trouver la fréquence de Berlin. « Plus tard, d’après leur rapport, il s’assit sous la véranda. Plutôt agité aujourd’hui. » Les Alliés s’apprêtaient à déferler sur la France à partir de leur tête de pont de Normandie. Réalisant peut-être que quelqu’un pouvait entendre les parasites, le 3 juillet, le prisonnier peaufina son rôle : «Tout l’après-midi... il s’est montré irritable et a présenté des signes de dérangement men La lame de vingt-cinq centimètres 317 tal, frappant sur sa chaise, incapable de rester tranquille, sifflant et faisant des bruits bizarres ; à un moment il a imité les bruits de para sites de la radio. » L’amnésie réapparut quatre jours plus tard : une fois de plus, il « sembla ne pas reconnaître » le Dr Phillips ; et quand le nouveau commandant de la Garde arriva le 10, après le dîner, Hess s’enquit avec affabilité : « Nous sommes-nous déjà rencontrés ? » L’Angleterre subissait des bombardements aériens intensifs, et Churchill exprima à la B.B.C. sa colère et son inquiétude devant ce type de représailles. Le courage revint à Hess, comme le montrent les rapports des infirmiers : 15 juillet 1944 Le dîner a été retardé (le patient écoutait les informations alle mandes), puis il a pris un bon repas avec M. Fenton... Il a collé deux nouvelles notes en allemand sur sa fenêtre. 17 juillet 1944 Il a écouté de la musique à la radio et manifesté bruyamment sa joie en donnant des coups et en trépignant dans sa chambre. Plus tard, il s’est plaint du bruit de la radio du personnel... et a demandé qu’on la baisse ou qu’on ferme la fenêtre, malgré l’extrême chaleur. 21 juillet 1944 Le dîner a été retardé parce qu’il écoutait les informations alle mandes. Puis il a pris un copieux repas avec M. Fenton. Le patient s’est montré très prolixe, gesticulant beaucoup, tout ragaillardi. Il a semblé très content d’apprendre que le Führer avait échappé à un assassinat. Les signes d’amnésie devinrent vraiment excessifs. Les surveillants le virent garder et envelopper soigneusement de la nourriture pour la montrer au médecin, puis apparemment tout oublier. Le sergent J.H. Everatt qui le soignait depuis les premiers jours au Camp Z en juin 1941 nota le 22 août 1944 : «À 18 h 30, le patient m’a regardé avec de grands yeux en me demandant si j’étais un nouvel infirmier, affirmant qu’il ne se souvenait pas de moi. » Une lettre de lise Hess arriva au cours de l’été. Elle essayait de le rassurer en lui disant qu’en Allemagne des médecins lui avaient assuré qu’il recouvrerait la mémoire une fois la guerre terminée. Il la colla sur la fenêtre à côté des notes lui rappelant ce qu’il devait essayer de ne pas oublier, et le général Rees, en visite à Maindiff Court le 1er septembre, l’y remarqua. Pour lui, elle ne faisait que confirmer l’amnésie. Le général nota aussi que les « douleurs » noc- 318 L ’Angleterre tume coïncidaient habituellement avec les bulletins d’informations allemands, et cela le conforta dans l’idée qu’elles étaient d’origine hystérique et non physique. Ce qui restait des armées allemandes fuyait devant les Alliés qui libéraient la France, et l’adjoint du Führer n’avait aucune raison de trouver les nouvelles réjouissantes. Deux jours plus tôt, il avait «passé un moment à écouter les informations allemandes [et] arpentait sa chambre, criant et tempêtant à chaque nouvelle... ». Le général Rees était à nouveau convaincu que, contrairement aux douleurs, l’amnésie était authentique. « Il est tout à fait clair, rapporta-t-il au War Office, que recouvrer la mémoire signifierait avoir à affronter de désagréables et tristes souvenirs d’échec. » Au cours d’une longue conversation avec Hess, il insista sur l’aspect moral d’une telle attitude, sans se faire trop d’illusions sur l’effet de ses paroles. Quant aux symptômes d’hallucinations, s’ils étaient simulés, Hess faisait souvent preuve d’imagination. À sept heures du matin, le 13 septembre, il dit au surveillant qui lui apportait une bouillotte : « Il y a au-dehors un homme blessé qui souffre beaucoup, je l’entends. » Un étrange scénario commença à se répéter tous les dimanches quand on lui apportait des sous-vêtements propres : il affirmait qu’ils étaient mal rincés car il y trouvait de la poudre de lessive, et il les frappait pendant au moins dix minutes contre la porte d’un pla card pour bien montrer aux infirmiers les nuages (invisibles) de pou dre. Ces violentes séances de flagellation revinrent aussi régulière ment dans les rapports des infirmiers que les «douleurs» et les autres récriminations. Le rituel des «douleurs» lui-même devint plus élaboré. Hess poussait le nombre de gémissements requis, le surveillant apportait une bouillotte puis se retirait ; subrepticement, Hess faisait glisser la bouillotte à terre, appelait les surveillants qui le réprimandaient, demandaient des explications, y renonçaient, puis finissaient par se prêter à cette exaspérante comédie, car tels étaient les ordres de Londres. Il se mit à se promener la nuit tombée dans le jardin, quel que soit le temps, mais particulièrement s’il pleuvait. Vers la même épo que, les écriteaux portant des inscriptions autoritaires se multi pliaient dans sa chambre. Le 10 octobre apparut sur sa porte une note en allemand : r e p a s DE m id i : 12 h 30. Peut-être le sentiment d’injustice ressenti par le prisonnier était-il quelque peu justifié. Le 9 octobre, quand il revint de sa promenade dans l’obscurité, le major Cross, commandant de la Garde, lui La lame de vingt-cinq centimètres 319 apporta un paquet de courrier — onze lettres que ses gardiens avaient laissées s’entasser sans pitié. En boudant, il renonça à ses sorties dans la campagne — la dernière avait eu lieu le 2 octobre, quand il avait cueilli des mûres avec un lieutenant. 3 novembre 1944 [Rapport de l’infirmier] Se plaint toujours du bruit fait dans les couloirs, a passé la plus grande partie du temps à lire et à écrire. A eu une nouvelle crise de douleurs à 18 h 30 et est entré dans une rage terrible quand on lui a apporté une bouillotte en terre cuite. Voulait savoir dans quel genre d’hôpital il était, et si tous les hôpitaux anglais étaient comme cela, a refusé le dîner jusqu’à 20 h 30... puis s’est installé en bas pour lire. A fait une promenade dans le jardin à la nuit tombée. 4 novembre 1944 A apparemment inauguré une nouvelle façon de se contorsionner sur sa chaise pendant une «douleur». Disant souffrir de la mâchoire, il la prend dans ses mains, faisant deux mouvements de la tête, un vers le haut, un vers le bas, et terminant par un mouvement circulaire. Il a répété continuellement le même processus. Il perfectionna le jeu du «m al à la mâchoire» pendant les six semaines suivantes. Une écharpe étroitement nouée autour du cou, l’air malheureux, il tournait en rond dans sa chambre ou dans le jar din. Il se tenait tout le temps la mâchoire (du moins quand il pen sait que quelqu’un pouvait le regarder) ; d’autres signes font douter de la réalité de ces souffrances. « Bien qu’il se plaigne d’avoir mal aux dents, triompha un jour le soldat Graver, il a mangé deux grands toasts très durs. » Le 20 novembre, le major Ellis Jones proposa à Hess une sortie en voiture. Nerveux et agité, il déclina l’offre. Deux jours plus tard, il dit au médecin : « Le personnel de cuisine gâte délibérément ma nourriture pour me rendre malade. » Le 28 novembre, après le déjeuner il répéta cette accusation, et se mit, d’après le sergent Everatt, dans une rage terrible. « Ils ont trop salé la nourriture pour me tourmenter ! » hurla-t-il. Quand on lui dit qu’on ne pouvait lui donner plus de légumes, il se lamenta : « Alors je dois mourir de faim ! » 10 décembre 1944 [Rapport de l’infirmier] Il a été nerveux et agité tout l’après-midi, donnant des coups, tré pignant et lâchant de temps à autre des grognements gutturaux et incompréhensibles, comme s’il jurait dans sa propre langue. 320 L ’Angleterre On a servi le dîner à 19 H 10... après, il a fait les cent pas en se tenant la mâchoire. 16 décembre 1944 [Rapport de l’infirmier] À son arrivée, il semblait gêné par une douleur à la face car il tour nait autour de la pièce en se tenant la tête. 1 7 décembre 1944 Il s’est levé à 12 h 30, apparemment de mauvaise humeur. Il fai sait du tapage tout en s’habillant. Le déjeuner servi, il s’est immédiatement levé et a quitté la pièce en chancelant et en se tenant l’estomac. On lui a donné une bouil lotte... Le patient a mangé un toast dur, sans beurre. Il a frappé sur le bras de son fauteuil, donné un coup de pied dans sa bouillotte, a ouvert violemment la porte de la véranda et s’est mis à arpenter la pièce dans un état d’extrême agitation. Cet étalage convaincant de symptômes faisait partie du plan de Hess pour essayer de se faire évacuer vers la Suisse. Le 26 novem bre, il avait écrit au ministre suisse pour lui expliquer que sa santé s’était sérieusement détériorée (bien que rien n’en transparaisse dans son écriture), que des douleurs abdominales lui faisaient souffrir le martyre et qu’il avait perdu la mémoire depuis six ou sept mois. « J’ai longtemps oublié une grande part de ce qui est relaté dans cette lettre, prit-il la précaution d’expliquer, et je ne l’aurais pas écrite du tout si je n’avais pas noté quotidiennement dans un jour nal tout ce que le médecin d’ici, le Dr Jones, m’a répondu quand je lui posais des questions. » Heureusement, estimait-il, Ellis Jones était convaincu qu’un choc pourrait lui rendre subitement la mémoire... Il notait de surcroît : « Revoir ma famille, par exemple, pourrait provoquer un choc salutaire. » Ou bien le retour dans un environnement plus familier. En bref, Hess demandait à être auto risé à se rendre en Suisse, et donnait sa parole d’honneur de revenir en Angleterre dès qu’on le souhaiterait. Il joignait à cet effet un cer tificat médical d’Ellis Jones. Le 19 décembre, pourtant, le général Rees donna un avis défavorable au War Office : «Je suis fermement convaincu, écrivait-il, que dans l’état actuel des choses, un tel voyage n’aurait aucun effet bénéfique. » Le nouveau ministre suisse, le Pr Paul Rügger, apporta le lende main ces mauvaises nouvelles à Maindiff Court. Alors qu’ils se sépa raient, l’infirmier vit Hess «vif et de bonne hum eur». Il avait capté suffisamment d’informations à la radio pour savoir que les V2 pleuvaient sur Anvers, le principal port d’approvisionnement du général Dwight D. Eisenhower ; et que Hitler avait lancé une contre-offen La lame de vingt-cinq centimètres 321 sive totalement inattendue dans les Ardennes dans un coup de désespéré pour gagner la guerre. Berlin commençait à affirmer que les Alliés étaient en déroute — c’était vrai pour plusieurs divisions américaines — sous la percée effectuée par le feld-maréchal von Rundstedt. Une fois de plus, Hess se tapit près de la radio. Sa foi en Hitler était alors intacte. Ses douleurs persistaient faiblement mais il avait moins de trous de mémoire. Il se contenta, le 3 janvier 1945, de demander en murmurant à un surveillant de brancher la radio («J’ai oublié où se trouve le bouton »), ou de se plaindre timidement (le 7) du dîner qui était «bien maigre pour un homme malade». Mais même les trompettes que faisait sonner de Berlin William Joyce laissèrent échapper quelques couacs. Le 8, alors que Hess dînait seul, le caporal Cooper put entendre, à un très bas niveau d’écoute, les informations de la radio allemande. De son côté, le 9, le soldat Clifford entendit le prisonnier proférer des « sons étranges» tandis qu’il branchait les informations allemandes pen dant le dîner, puis « pousser de petits cris de joie, siffloter ou parler au poste quand la fréquence oscillait». Le 12 janvier, l’offensive soviétique d’hiver, longtemps attendue, déferla du centre de la Pologne vers les derniers obstacles avant Berlin. Hess se réjouit encore un ou deux jours, toujours persuadé que les Russes avaient été arrêtés, comme l’annonçait Berlin. Le 14, Cooper le vit quitter la table sans toucher à son dîner pour écouter la radio. Il s’assit à côté, et se mit à battre la mesure avec son pied lorsque l’indicatif de fin se fit entendre. Une lettre écrite à lise le lendemain ne montrait aucun signe anormal. Il y exprimait sa satisfaction de constater qu’elle ne s’acharnait pas à éveiller le génie qui aurait pu sommeiller chez leur petit écolier, plein d’application, et la consolait : « Les premiers de la classe parviennent au sommet à force de travail et non grâce à leurs dons intellectuels, écrivait-il, et ce sont généralement ceux qui déçoivent le plus par la suite. » Il poursuivait : «Je ne souhaite qu’une chose dans la vie à mon fils : que quelque projet le “brûle” — que ce soit un projet techni que, un nouveau concept en médecine où une pièce de théâtre —, même si personne ne veut construire sa machine ni monter, ou même lire, sa pièce, et que les médecins de toutes les facultés lui tombent dessus avec une rare unanimité pour mettre en lambeaux ses théories. » À partir de la mi-janvier, Hess fut de plus en plus affecté par les nouvelles désespérantes venues d’Allemagne. Il marchait à grands 322 L ’Angleterre pas dans le jardin recouvert de neige en agitant les bras et en frap pant du pied; il écoutait la radio, on l’entendait marmonner; il cognait sa chaise, se plaignait de la nourriture et recommença à fein dre l’amnésie: «Il a demandé, rapporta un infirmier le 23, que l’officier de jour vienne éventuellement le voir, alors qu’il venait juste de recevoir la visite du lieutenant Fenton, à l’heure du déjeu ner. » Son agitation s’accrut quand il apprit par les informations que les dirigeants alliés allaient rencontrer Staline à Yalta. 25 janvier 1945 [Rapport de l’infirmier] Il a choisi pour marcher les endroits où il y avait le plus de neige et la chassait à coups de pied... 26 janvier 1945 Le dîner n’a été servi qu’à 19 h 30. Aussitôt il a quitté la table pour brancher la radio. Il s’est arrêté de manger jusqu’à la fin des informations, une demi-heure plus tard environ. 30 janvier 1945 Est sorti dans le jardin où il a marché au milieu de la neige la plus profonde qu’il ait pu trouver... [19 h 30, Hess] a paru tracassé par les nouvelles... [Varsovie venait de tomber, les Russes avaient atteint l’Oder]... Le patient a écouté la radio jusqu’à 1 h 20 du matin. Hess était au bord d’une grave crise de dépression. Le 2 février, les infirmiers l’entendirent tripoter la radio au hasard, faisant cliqueter l’interrupteur pendant les quinze dernières minutes du bulletin d’informations de 19 heures. Le 3 février, le caporal Cooper remar qua qu’il avait à peine touché à son souper et l’entendit répéter la manœuvre à la même heure (il n’est pas impossible que Hess ait espéré, par ce moyen, faire parvenir un signal quelque part). « Est-ce que le poste marche bien ? » demanda Cooper. Le prisonnier répondit par l’affirmative, mais semblait agité. Après minuit, il se plaignit à nouveau d’une intense douleur à la mâchoire : « Puis-je avoir deux de ces comprimés blancs ? » Clifford lui donna deux Phénacétine. Le 4 février 1945, réveillé plus tôt que d’habitude, juste après six heures du matin, Hess fit appeler le soldat Clifford. «Je veux voir le médecin ce matin avant toute chose. J ’ai quelque chose de très important à lui dire», expliqua-t-il. Mais il se reprit un quart d’heure plus tard : « Ça peut attendre jusqu’à ce que j’aie fini de dor mir. Je ne veux pas être dérangé. » Le sergent Everatt, qui s’occupait de Hess depuis près de quatre La lame de vingt-cinq centimètres 323 ans, lui trouva ce matin-là l’air égaré et fiévreux. Il réclama à nou veau Ellis Jones, et le médecin, appelé par le téléphone intérieur, eut une longue conversation avec lui. « La mémoire m ’est revenue, annonça Hess, et j’ai quelque chose d’important à communiquer au monde. » Il sortit une feuille de papier avec une liste de noms : «Je veux que vous fassiez parvenir cette information à M. Churchill. » Tandis que le médecin jetait un coup d’œil sur la liste — des noms de monarques, de généraux, et ceux des officiers allemands qui avaient tenté de renverser le Führer — le prisonnier affirma, péremptoire (d’après les notes du médecin), qu’il avait compris que tous ces gens avaient été hypnotisés sans le savoir par les juifs qui leur dictaient ainsi leurs actes. Pour Hess, l’idée que les juifs utili sent l’hypnose était parfaitement plausible. N’était-ce pas précisé ment ce qu’avait tenté le colonel Dicks quand on l’avait cru sous narcose en mai 1944 ? Ellis Jones écouta patiemment le prisonnier développer son étrange thèse : le roi d’Italie et le maréchal Pietro Badoglio devaient avoir été « hypnotisés » pour rompre leur serment donné à Hitler et conclure l’armistice secret avec Eisenhower ; le baron Schenk von Stauffenberg avait été hypnotisé pour le pousser à tenter de tuer Hitler; comme M. Churchill qui était passé de l’antibolchevisme au prosoviétisme ; le feld-maréchal Friedrich Paulus avait été hypnotisé pour parler à la radio depuis Moscou ; et lui-même, Hess, l’avait été une fois lorsqu’il avait fait preuve de grossièreté au cours d’un dîner de gala officiel en Italie ; comme M. Eden qui s’était montré grossier envers le Reichsmarschall Hermann Goering dans des circonstances semblables — « lui aussi manifestement victime d’hypnose », consigna imperturbablement Ellis Jones*. Il y avait aussi le «général J . », (probablement le général Gepp), qui s’était montré «m al élevé» avec Hess à Mytchett. Manquant pour le moins de tact, Hess alla jusqu’à suggérer qu’Ellis Jones luimême avait été hypnotisé pour glisser des poisons dans sa nourri ture. La liste de Hess se terminait par le général Rees et le conseil de régence bulgare — tous avaient été manipulés par les juifs à la suite d’une opération de «décervelage». «Toujours très agité, écri vit Ellis Jones à la fin de son rapport, il a maintenu qu’il avait simulé son amnésie. » Ce délire était-il simulé lui aussi ? Etant donné l’intelligence supérieure, l’esprit rationnel dont Hess faisait preuve dans ses let tres personnelles, c’est une hypothèse qu’on ne peut négliger. Ellis * Lors d’un banquet, le 26 mars 1935, Goering était assis juste à la droite d’Eden, en face de Hess, d’après le plan de table. 324 L ’Angleterre Jones se refusait à croire qu’il s’était laissé duper, mais, par la suite, le sergent Everatt prouva à l’évidence dans une note troublante que la mémoire de Hess était effectivement intacte — le prisonnier « m’a cité nombre d’officiers et diverses personnes qui sont passées par ici à un moment ou un autre », observa-t-il. Le prisonnier mangea un peu de pain et de beurre apportés par le sergent, but un verre de lait puis vaqua à ses occupations. Après le déjeuner, il se mit au lit sans parvenir à trouver le sommeil, et peu après dix-sept heures, le sergent Everatt le trouva à nouveau ner veux. À cinq heures vingt, Everatt l’entendit demander le couteau à pain à un soldat : «J’aimerais me faire un autre toast moi-même. » On lui donna ce couteau, dont la lame mesurait vingt-cinq centimè tres — depuis des mois il se servait des ustensiles courants. De retour dans sa chambre, Hess revêtit son uniforme de capi taine de l’armée de l’air et, laissant sa tunique ouverte, se rendit dans le salon. Agrippant fermement le manche du couteau des deux mains, il se le plongea dans le sein gauche. Mais se poignarder demande plus de force que ne l’imaginent la plupart des hommes, même avec la lame la plus affûtée. La lame ne pénétra pas. Hess répéta son geste en redoublant de force, et cette fois le couteau s’enfonça — « jusqu’à la garde », dit-il. Il pressa le bouton d’appel et poussa un cri perçant. Everatt se rua dans la pièce et le trouva affalé sur le sol « dans un état d’extrême détresse », et saignant abondamment. Avait-il entendu à nouveau des voix insistantes qui le pressaient de tuer le démon en lui, ou était-ce la manifestation de désespoir d’un homme sain d’esprit — une tentative frénétique, ultime, pour obte nir son rapatriement ? Pourquoi l’uniforme ? Pour mourir en héros, ou pour authentifier sa tentative de suicide ? Il s’était donné la peine d’étudier la position précise du cœur humain, et la lame avait péné tré sous la sixième côte (quoique les médecins découvrirent que la lame n’avait pas «pénétré jusqu’à la garde».) Quelle que fût la rai son de ce passage à l’acte, c’était un geste teinté de folie. On transporta Hess jusqu’à son lit où il fut maintenu sous stricte surveillance, on fouilla la pièce à la recherche d’autres instruments potentiellement dangereux, et à sept heures et demie du soir, le médecin lui fit une piqûre intramusculaire de Sodium Luminal pour le forcer à dormir. Le lendemain matin, il dit au soldat Clifford — et plus tard au sergent Everatt — qu’il avait tenté de se suicider: «Je suis resté assis sur la chaise une demi-heure et l’intention m’est venue de me La lame de vingt-cinq centimètres 325 plonger le couteau dans le cœur — la première fois je n’ai pas réussi, mais la seconde fois le couteau a pénétré jusqu’à la garde. J ’ai trouvé la position du cœur sur un livre que j’avais lu la veille. » Il était calme et docile. Dans un premier temps les médecins ne s’inquiétèrent pas de le voir refuser de manger et de ne boire que de l’eau chaude. « Dans l’intérêt de ma santé, dit-il gaiement à Everatt, il est bon que je jeûne. » Pendant les mois suivants, il restera confiné dans une pièce de sept mètres sur cinq et sous surveillance constante. Au cours de la semaine qui suivit l’incident du couteau à pain, il refusa de se laver, de se raser ou de manger. Ellis Jones vint le voir le 5, et il lui donna deux explications à sa « tentative de suicide » — il craignait qu’on ne lui permette jamais de quitter l’Angleterre, quant à revoir l’Alle magne, c’était fichu — les Bolcheviques allaient maintenant envahir sa patrie, atteindre la Manche et mettre également l’Angleterre sous le joug. Le lendemain, les signes de sa manie de la persécution (réelle ou simulee) se manifestèrent nettement lors d’une longue conversation avec Ellis Jones. « Les juifs ont placé ce couteau ici pour me pousser à commettre ce suicide, déclara-t-il, parce que je suis la seule per sonne à connaître leur pouvoir secret d’hypnose. » Pour empêcher que l’on droguât son eau, chaque fois qu’il avait bu, il couvrait son verre avec un papier lié par une ficelle. Il s’assu rait que les pichets d’eau étaient vides, épiait le caporal Cooper d’un regard noir, intense, par la porte ouverte, quand il les remplissait au robinet. Peu avant midi, le 8, il réclame un stylo et du papier au sergent Everatt, et lui dit : «Je veux rédiger une déclaration à diverses per sonnes. » Il ajoute qu’il a décidé de se laisser mourir de faim, qu’en Allemagne, toute personne s’estimant « incurable » peut mettre fin à ses jours. Hess rédige laborieusement des déclarations adressées aux gou vernements allemand et britannique attestant de son désir de mou rir, puisqu’il juge sa maladie abdominale incurable. Dans la lettre pour Berlin — adressée par l’intermédiaire de la Suisse —, il laisse à ses destinataires le soin de décider s’il doit continuer à se laisser mourir de faim. Il signe ces documents et tend au sergent Everatt un autre papier dans lequel il déclare que s’il meurt, il veut qu’on le renvoie en Allemagne vêtu comme il l’était lors de son arrivée en Écosse, en grand uniforme de la Luftwaffe, avec son sac de vol et ses deux capotes militaires, l’ouvrage du capitaine Grenfell, Sea Power, et la traduction qu’il en a faite (peut-être comme preuve de sa bonne santé mentale). «Si vous êtes absent plus d’une journée, 326 L ’Angleterre demande-t-il d’un ton pressant, en remettant ce document entre les mains d’Everatt, vous devez le confier à votre suppléant ou à la per sonne qui serait de service. » Everatt trouve le prisonnier non rasé et de plus en plus hagard, très agité et coupé de la réalité. Il semble incapable de se concen trer. Aucunement ébranlé par son trouble mental, le 9 février l’adjoint du Führer commence la rédaction d’un énorme document qui va l’occuper pendant plusieurs semaines. Il continue cependant sa grève de la faim. Le soldat Graver note : «Comme d’habitude, il a bu son eau qui est la seule chose qu’il absorbe. A refusé la nourriture et a semblé irrité qu’on lui en pro pose. » Le 10, Ellis Jones laisse entendre qu’il va le nourrir de force. «Je résisterai et je me battrai», dit Hess. Il passe l’après-midi à écrire, manifestement un travail d’ordre historique, car à l’occasion, il compulse ses papiers ou coche une référence dans Sea Power. Ellis Jones le soupçonne de préparer sa défense en vue du procès que, d’après les journaux, il sait désormais inévitable. Le 11, au petit matin, son pouls s’est affaibli. Les signes de confu sion mentale se multiplient. Il laisse couler les deux robinets de la salle de bains pendant un quart d’heure. Il réplique quand Graver lui en fait la remarque : « C’est pour compenser l’eau que j’aurai uti lisée pour les bains depuis que je suis ici. » (Il n’en avait pris aucun.) Les infirmiers notent qu’il est silencieux, qu’il s’affaiblit et même qu’il boit moins d’eau qu’auparavant. Le 12, après leur visite, Phillips et Ellis Jones décident d’alimen ter le prisonnier de force. Les infirmiers apportent dans la chambre un plateau avec des tubes et tout un attirail. Hess, qui a toujours en mémoire l’épisode du cathéter en juin 1941, proteste avec vigueur; les médecins cèdent, mais le persuadent de prendre le jus de deux oranges allongé d’eau — ouvrant ainsi une brèche dans sa résolution qui faiblissait déjà. La grève de la faim avait échoué. Notons au passage — et cela n’avait pas échappé aux médecins, pas plus qu’au prisonnier — que pendant cette période les «douleurs» avaient disparu. Les méde cins en tirèrent la confirmation qu’elles étaient d’origine hystérique, mais cela conforta Hess dans la certitude que sa nourriture avait été empoisonnée. Le War Office envoya Dicks examiner Hess (car le général Rees était à l’étranger). Au cours de très longues conversations avec Dicks, Hess se vanta joyeusement d’avoir tout au long simulé l’amnésie et berné tous les experts. La lame de vingt-cinq centimètres 327 12 février 1945 [Rapport du caporal Cooper] Il est resté assis pendant de longs moments dans son lit, sans rien faire, apparemment plongé dans ses pensées... Quand je lui ai pris sa température, il m’a demandé de combien elle était et l’a notée dans ses papiers. Il a pris un nouveau jus d’orange concentré à 19 h 30. À 20 h 50, le major Ellis Jones est venu le visiter en compagnie du lieutenant-colonel Dicks. Il semblait très ragaillardi et a parlé en alle mand avec beaucoup de volubilité, apparemment de bonne humeur. Le major Ellis Jones les a alors laissés entre eux. 13 février 1945 Le patient a dormi de façon agitée jusqu’à 11 h 50, quand le major Ellis Jones [et] M. Phillips, accompagnés du lieutenant-colonel Dicks, sont venus le voir. Tandis qu’ils étaient dans la pièce, le patient a bu un verre de lait de poule. [Rapport d’après-midi du sergent Everatt] A lu un moment, puis a passé quelque temps à me parler de choses et d’autres. Le lieutenant-colonel est venu le voir à 21 h 30 et ils ont eu une longue conversation. Depuis, il est resté assis au lit, les yeux fixés sur les murs ; semble incapable de se concentrer pour lire ou écrire. Dicks fit un très long rapport au War Office sur la «guérison très spectaculaire » de Hess. La mémoire lui « était complètement reve nue, et elle était très fidèle». Le psychiatre poursuivait cependant: «Je ne peux admettre sa version personnelle selon laquelle la perte de mémoire n’aurait jamais existé. Il y eut à ce moment-là une véri table dissociation partielle de la personnalité, qui permettait au patient de “se rendre compte” de ce qui se passait autour de lui, mais le gênait pour se souvenir. » À son avis, Hess, qui répugnait à admettre avoir fait preuve d’une débilité momentanée, préférait croire qu’il avait dupé les spécialistes. Quoi qu’il en soit, Hess était maintenant entré dans une phase plus calme, et discutait même rationnellement de ses « soupçons ». Dicks se refusait à admettre que la récente tentative de suicide constituait une preuve de trouble de la personnalité : l’adjoint du Führer, rappela-t-il à ses supérieurs, était allemand, et dans le code éthique allemand le suicide représentait « presque le moyen normal d’éviter le déshonneur et de ne pas perdre la face. » 15 février 1945 [Rapport du colonel Dicks] ... Aussi ai-je trouvé le patient dans le même état de santé physi que et mentale où je l’avais laissé il y a trois ans et demi : c’est-à-dire 328 L ’Angleterre intellectuellement vif et solide ; quelque peu pompeux et vraiment arrogant dans son comportement « officiel », mais simple, rationnel et assez sociable dans le privé; plutôt égocentrique, tatillon et méfiant. Pendant quelques jours, les infirmiers furent du même avis. «C et après-midi, le patient s’est montré tout à fait sociable, écrivait le caporal Cooper le 16. Quand il demandait quelque chose, il le fai sait aimablement. Au dîner il a eu un ragoût de légumes, et a bien mangé. » On lui rasa sa barbe de quinze jours. Pourtant, dix jours après, on le surprit à nouveau en train de mettre de côté des mor ceaux de nourriture, et les « douleurs » réapparurent. Ce prisonnier hors du commun écrivit à sa femme, le 9 mars 1945, une critique littéraire savante : Il y a quelque temps, je lisais les nouvelles réunies sous le titre Anthologie des conteurs allemands. J’ai été surpris de ce que Jean-Paul fût celui qui me ravît le plus — bien que je t’aie écrit une fois de ne rien m’envoyer de lui ou du même genre. Mais comme beaucoup d’autres, je l’ai probablement abordé trop jeune, à l’âge où l’on man que de patience pour apprécier la finesse des détails qui rendent alors leur lecture rebutante. De retour à la maison, je lirai certaine ment Le petit maître l’école Wuz, et aussi [Aldabertj Stifter dont la Brigitta fut pour moi un véritable enchantement. Nos poètes et nos auteurs disposent d’une palette d’une variété inouïe pour raconter et analyser les personnages ! Une gamme aussi étendue que celle de nos grands — et de nos moins grands — musiciens dans un autre domaine. Dans la même lettre il annonçait victorieusement que sa mémoire était revenue — «meilleure que jamais». En effet, sa mémoire était à nouveau excellente — il demanda en passant au caporal Cooper s’il avait bien fait parvenir à son fils les chocolats qu’il lui avait donnés quatre mois plus tôt ; mais une semaine après, Cooper détecta tous les signes anciens et familiers de délire. « Par moments [Hess], il riait et se conduisait à la façon d’un presque dément. » La défaite de l’Allemagne était maintenant inéluctable, et l’angoisse de Hess grandissait. Les surveillants qui l’observaient vingt-quatre sur vingt-quatre étaient témoins de sa fébrilité. Il faisait des gestes saccadés et incontrôlés avec les mains, et discourait à l’adresse d’auditeurs invisibles. Quand le pont d’importance stratégique de Remagen, sur le La lame de vingt-cinq centimètres 329 Rhin, tomba aux mains des Américains, il déclara que les juifs avaient hypnotisé les soldats allemands qui le gardaient. Un caporal le vit sortir sous la véranda après un repas, cette fois-ci en riant et semblant parler tout seul. Quelques jours plus tard, lorsque les médecins vinrent, munis d’une clé, pour purger les conduites du chauffage (Hess s’était plaint que les radiateurs chuintaient), le sol dat Clifford nota qu’il «resta derrière eux, riant silencieusement, comme un maniaque, et passant sans transition à une raideur gla ciale ». Manifestant les signes désormais familiers de son délire de persé cution, Hess se plaignit, à la fin du mois de mars, que le ragoût et la soupe étaient trop salés. «Je ne pouvais m ’attendre à autre chose, de la part d’un hôpital anglais », ajouta-t-il. Plus tard, les surveillants le virent saupoudrer de sel la nourriture qu’il venait de refuser comme trop salée. 3 avril 1945 [Rapports du sergent Everatt] Le dîner a été servi à 19 heures. Il s’en est plaint et a fait un grand nombre de remarques sarcastiques sur les docteurs Phillips et Ellis Jones qui sont «les docteurs d’une médecine de fous», ajoutant qu’il avait demandé à avoir de la viande un tout autre jour. Il m’a demandé d’écrire une déclaration qu’il me dicterait, selon laquelle il avait eu de la viande deux fois aujourd’hui et pas de poisson, que cette viande était trop salée et que le lait était aigre. Mais il a mangé une partie de la viande et bu presque tout le lait. A beaucoup écrit ce soir... 6 avril 1945 Toujours très sarcastique, fait des remarques à propos d’un léger bruit ; prétend qu’il sait que nous ne pouvons l’empêcher car nous avons justement des consignes pour le contrarier. 8 avril 1945 A demandé qu’on lui remplisse une bouillotte à 7 heures, mais l’a posée sur le sol quand il pensait que je ne le voyais pas. Tout cela sembla tristement coutumier au général Rees quand il vint le voir le 19 avril. Au cours du dîner, Hess jugea prudent de demander au soldat Reygate de goûter le poisson ; ainsi, la peur du poison persistait. D’après les notes de Hess lui-même, rédigées quelques jours plus tard, Rees le pressa d’admettre qu’il n’était vic time que de ses propres obsessions. « Inutile d’en dire plus, l’interrompit Hess. Je sais ce que je sais ! » 330 L ’Angleterre Il vit Rees, le visage sombre, essayer d’interpréter cette réponse énigmatique. « Très bien, dit le général en sortant rapidement. Je vous souhaite bonne chance. » Il rapporta au War Office que si l’« amnésie hystérique » du pri sonnier avait disparu, son état mental était maintenant manifeste ment plus altéré que lors de son séjour au Camp Z — il se montrait brutal, arrogant et difficile à manier. « Son état délirant, concluait son rapport, est considérablement plus marqué qu’il ne l’a jamais été. » Après le départ de Rees, Hess se mit à écrire comme s’il n’avait plus que quelques jours à vivre. S’interrompant tout juste pour prendre ses repas, il couvrait feuille après feuille d’un papier minis tre. « Le patient a écrit tout l’après-midi, nota le caporal Cooper le 28 avril, il n’a observé qu’une pause à 18 h 30 pour prendre une bouillotte lors d’une crise de douleurs. Puis il a dîné, mangeant copieusement, et a repris son travail d’écriture qui représente déjà un volume considérable. » Conscient que la guerre touchait à sa fin, le prisonnier devint plus fantasque et comme pris de panique. 29 avril 1945 [Rapport du caporal Cooper] Avant d’enfiler ses caleçons, il les a frappés violemment contre l’armoire pendant une bonne minute. Il a commencé à écrire, puis a mis son pardessus pour aller s’asseoir dehors et est revenu dans les cinq minutes pour prendre le journal qu’il avait commencé à lire. Il éclata d’un rire hystérique en prenant connaissance de l’offre de reddition allemande et en voyant les photos des actuels dirigeants de ce pays. Puis il reprit son sérieux, m’arrêta alors que je balayais la chambre et me fit changer plusieurs fois le tapis de place. Puis il s’est mis à écrire, prenant à peine le temps de déjeuner avant de retourner à son bureau. 30 avril 1945 Le patient était sous la véranda quand j’ai pris mon service, occupé à écrire malgré le froid. Le déjeuner a été servi à 15 heures. Il a pris un plat copieux. A recommencé à écrire, je l’ai vu pendant ce temps laisser tomber, à intervalles réguliers, une petite clé sur son papier... Le dîner a été servi à 19 heures et il a mangé de bon appétit. Puis il est immédiate ment reparti pour écrire. On dirait qu’il travaille contre le temps... Le rituel de la clé minuscule — observé pour la première fois au moment précis où Hitler se suicidait à Berlin, alors que la nouvelle La lame de vingt-cinq centimètres 331 n’était pas encore connue — se renouvela les jours suivants. Hess ne souffrait par ailleurs aucune interruption quand il écrivait, se levant simplement parfois pour ouvrir portes et fenêtres, ou mar cher de long en large d’un air agité. Il était souvent trop occupé pour parler avec le médecin ; il lui arrivait de vouloir écrire et de ne pas arriver à se concentrer. Certains jours, il repoussait les repas d’une heure ou plus, ou posait son assiette sur le radiateur, comme le capitaine Nemo, devenu fou dans sa cabine, au cours des derniers chapitres de 20000 Lieues sous les mers de Jules Verne. Comme un fou prenant l’autoroute dans le mauvais sens, Hess voyait des fous partout. On peut lire dans son manuscrit : « Depuis quatre ans je suis emprisonné avec des fous ; j’ai été à la merci de leurs tortures sans pouvoir en informer qui que ce soit, et incapable de convaincre le ministre suisse qu’il en était ainsi; et je n’ai pu, bien sûr, ouvrir les yeux de ces fous sur leur propre condition. » Il considérait que c’était pire que de se trouver aux mains de criminels ordinaires, parce que chez ceux-ci il subsistait toujours un peu de raison, un minimum de conscience, «dans quelque recoin obscur de leur cerveau ». «Avec mes cinglés, écrivait Hess dans ce document étonnant, c’était à cent pour cent hors de question. Les pires de tous étaient les médecins, qui se servaient de leurs connaissances scientifiques pour imaginer les tortures les plus raffinées. Le fait est que j’ai été privé de médecin pendant les quatre dernières années parce que ceux qui, dans mon entourage, se donnaient à eux-mêmes le titre de médecin étaient chargés d’ajouter à mes souffrances. » Des fous, partout autour de lui... Autour de mon jardin, allaient et venaient des fous armés de fusils chargés ! Des fous m’entouraient dans la maison ! Quand je sortais me promener, des fous marchaient devant et derrière moi — tous vêtus de l’uniforme de l’armée britannique. Nous croisions des colonnes de pensionnaires de l ’asile de fous voisin qu’on menait au travail. Mes compagnons exprimaient leur compassion pour eux, sans réaliser qu’ils faisaient partie de la même colonne, que le médecin responsable de notre hôpital [le Dr Phil lips], et qui dirigeait aussi l’asile de fous, aurait dû se soigner luimême depuis longtemps. Ils ne voyaient pas qu’ils méritaient euxmêmes de la compassion. «Je les plaignais sincèrement, insistait Hess. Ici, on transforme les braves gens en criminels. » Les journaux étaient remplis de photos qui soulevaient le cœur et 332 L ’Angleterre de descriptions des atrocités rencontrées par les troupes alliées lors de leur avance. Hess écrivit à ses geôliers une note non datée : J’apprends de l’ensemble de la presse qu’il existe des films sur les camps de concentration allemands maintenant occupés par les troupes américaines et britanniques, et où des atrocités auraient été commises. J’aimerais beaucoup avoir l’occasion de voir ces films... Sa requête fut rejetée. Quoiqu’il n’en montrât rien, et qu’il n’en eût pas parlé à ses gar diens, la mort d’Adolf Hitler — à laquelle le Times consacrait une page entière — ne le laissa pas indifférent. Il trouva une certaine consolation à la lecture de deux passages d’un ouvrage de Konrad Guenther, N atural Life. « L’œuvre des grands hommes, écrivait Guenther, n’atteint son plein effet qu’après la disparition du créa teur. Ses contemporains ne peuvent la comprendre... Peut-il exister un être plus héroïque que celui qui accomplit une mission prédesti née sans dévier de sa route quels que soient les obstacles qui se dressent, même si cette route se change en calvaire... » Et Guenther citait ces lignes de Schopenhauer : « Le but suprême auquel peut aspirer un homme est de mener une vie héroïque. C’est la vie menée par un homme qui, pour le bien commun, affronte des diffi cultés surhumaines et parvient à la victoire finale, même s’il n’en peut attendre que peu ou pas de profit. » 8 mai 1945 [Rapport des infirmiers] Il a eu une crise de «douleurs» à 1 h 10, on lui a donné une bouillotte. Il marmonnait en allemand. Le nombre «94» revenait sans cesse. A passé la plupart du temps à lire et à écrire... A semblé parfaite ment indifférent au fait que ce soit le Jour de la Victoire... Écrit encore. Ce soir-là il commença à brûler certains de ses papiers, manifeste m ent des brouillons de son manuscrit. Celui-ci semblait toucher à sa fin. Cooper remarqua, le 9 : « Il écrit moins maintenant. » Le jour de la Victoire posa des problèmes ardus au gouvernement britannique. Techniquement, Rudolf Hess était toujours un « p ri sonnier de guerre de haut rang», comme Orme Sargent l’écrivit le 12 mai 1945 à Churchill, pour l’informer que le général Gepp, directeur des Prisonniers de guerre « qui est responsable, sous votre autorité personnelle, de la détention de Hess », proposait d’interdire à la presse tout contact avec lui. Et cela bien que la guerre fût ter minée. La lame de vingt-cinq centimètres 333 Churchill était d’accord. À vrai dire, il n’avait guère le choix: pour des raisons politiques, il souhaitait repousser le plus long temps possible le moment où l’on révélerait que l’adjoint du Führer était apparemment devenu fou au cours de sa détention en GrandeBretagne. Gepp n’avait aucun doute sur l’état de Hess. Le 11 mai, son adjoint, le général Boulnois, en visite à Maindiff Court, avait été humilié par Hess qui évidemment se souvenait de leur précédente rencontre au Camp Z. En attendant le général, Hess riait nerveuse ment, grimaçait, sautait à pieds joints, secoué d’un rire muet en se cachant le visage pour que le caporal Cooper ne remarquât rien. Quand le nouveau commandant de la Garde, le lieutenant-colonel Hermelin, fit entrer Boulnois, Hess, très excité, refusa de lui adres ser la parole. Furieux, le général tourna les talons et quitta la pièce. Hess, nerveux, sortit d’un air dédaigneux sous la véranda, puis gro gna à l’adresse du soldat Graver : « Faites du bruit avec la porte. Faites cliqueter la clé ! Claquez la porte, cela fait dix minutes que ça n’a pas été fait. » Cooper fit ce qu’on lui demandait tandis que Hess applaudissait en criant : « Bravo ! » Agacé de trouver les stores baissés tous les soirs, pour le protéger des balles d’un éventuel assassin, Hess accabla les gardes de sar casmes : « Vous pensez qu’un avion japonais pourrait venir bombar der cet endroit ? » leur dit-il le 17 mai. Constatant le regard médusé du caporal, il lança : « Black-out ! » À minuit, il était assis à la porte de sa chambre, toutes lumières allumées et sans écran de black-out. Cette fois, le lieutenant Fenton dut lui expliquer que dans son pro pre intérêt il valait mieux laisser le store baissé. Le lendemain 13 mai, tous les journaux du dimanche racontaient la capture de plusieurs dirigeants nazis. À la lecture des « Uneâ », Hess se mit à glousser de façon extravagante et parut ragaillardi en apercevant des visages familiers, comme s’il n’établissait aucun rap port entre sa situation et la leur. Quelques jours plus tard, il demanda au sergent Everatt si les hommes se réjouissaient d’être démobilisés. «Je me sens désolé pour eux, expliqua-t-il. Ils vont bientôt être? rappelés pour se battre contre les Russes. » Le manuscrit rédigé par l’ancien adjoint du Führer constituait un compte rendu étrange, décousu mais souvent autocritique des évé nements survenus depuis son arrivée en parachute en Écosse*. Trop long pour être reproduit ici, il contient deux éléments intéressants : * On peut en trouver la traduction anglaise produite à Nuremberg dans le chapitre «La version des événements de Hess», de l’ouvrage de J. Bernard Hutton, Hess: The Man and His Mission, New York, 1970. 334 L ’Angleterre il confirmait qu’il se remémorait très précisément les événements, les noms et le rang des nombreuses personnes qu’il avait rencon trées en Angleterre depuis quatre ans, et il exhibait des symptômes de manie de la persécution si grossiers que l’on put imaginer que ce document avait été combiné (et les précédents brouillons moins adroits brûlés), pour établir les bases d’une défense. Cela ajoutait peu de chose aux allégations qu’il avait formulées à lord Beaverbrook et à d’autres en 1941. Il racontait comment le major Frank Foley, officier du S.I.S. (désigné avec pusillanimité comme «m ajor F.» dans la traduction anglaise) fut «horrifié et confus» quand Hess admit avoir simulé l’amnésie juste avant la venue de lord Simon. Il accusait le Dr Dicks de lui avoir injecté ce qu’il appelait un « poison pour le cerveau » après sa première tenta tive de suicide, et les officiers de la Garde d’avoir, sans le savoir, introduit la même substance dans sa nourriture. Il affirmait à nou veau avoir été victime de bruits de motos, de fusils, de portes, de marteaux et d’avions... Laissant libre cours à son imagination, Hess affirmait également qu’il avait observé chez le lieutenant Malone, le général Rees et d’autres personnages, un « curieux changement dans le regard ». De façon désarmante, il ajoutait que cela aurait pu être imputable à l’alcool, mais qu’il était certain à présent qu’ils avaient été hypnoti sés. Il se souvenait avoir remarqué les mêmes «yeux vitreux» chez son nouveau médecin, Ellis Jones, le premier matin à Maindiff Court. De surcroît, selon lui, ce médecin n’avait cessé de bâiller. Hess rejeta complètement l’idée de l’alccol : un médecin gallois ne buvait certainement pas avant midi ! Ainsi raisonnait Hess... Mais il ajoutait que ses geôliers avaient trouvé d’autres façons de le tourmenter. Quand il s’était mis à dessiner des croquis d’architec ture, le « poison » lui avait causé des troubles de la vue ; mystérieu sement, la radio était tombée en panne quand il avait commencé à l’écouter. Chaque fois qu’il lui arrivait un nouvel ennui, le major F. «apparaissait pour exprimer ses regrets de façon très émouvante», et donnait sa parole d’honneur que ses soupçons étaient dénués de tout fondement. Poussé aux limites de la folie, il avait réussi à ne pas se laisser aller à la violence : «Je savais que, dans leurs arrière-pensées, ces criminels n’attendaient que cela. Je me voyais déjà dans un asile, revêtu d’une camisole de force. » Il avait alors choisi de feindre la maladie mentale et l’amnésie pour se faire rapatrier, seule façon d’échapper aux griffes des services secrets britanniques ; ainsi Hess, dans ce document, évoquait à la fois la maladie mentale et l’amnésie d’une façon qui rendait impossible de les dissocier. Il décrivait de La lame de vingt-cinq centimètres 335 façon convaincante comment il avait perfectionné ses techniques d’amnésie, passant même les plus sévères épreuves comme la sou daine apparition de gens qu’il n’avait pas vus depuis des années (une allusion au détesté Dr Dicks). Il observait: «M on espoir que la maladie me permettrait de retourner chez moi, s’avéra illusoire. » Certains symptômes de paranoïa transparaissaient encore. Sa rédaction terminée, il gardait toujours le dossier avec lui, même quand il se rendait à la salle de bain, de peur que le personnel ne mette son nez dedans. Il cachait de petits échantillons de nourriture dans des classeurs fermés. En juin, Cooper l’observa une fois sous la véranda, sifflant, parlant tout seul et émettant des sons gutturaux, et il le vit faire des grimaces ; mais, plus tard dans la journée, il sifflo tait, chantait et dissertait avec bonne humeur sur «ce sale été anglais», et commença le troublant rituel de la petite clé. 10 juin 1945 [Rapport du caporal Cooper] Il a frappé ses caleçons propres contre l’armoire, apparemment pour en faire sortir les restes de lessive. Plus tard il est sorti sous la véranda, semblant ragaillardi, se réjouissant beaucoup des nouvelles annoncées par la presse. À intervalles réguliers, il sortait une clé minuscule de sa poche, la laissait tomber en un endroit déterminé du sol, puis la ramassait et la remettait dans sa poche. Ensuite il s’est mis à lire. Pendant toutes ces semaines, dans ses lettres personnelles, il se montrait raisonnable et prévenant. Le 18 juin 1945, il écrivit à lise : Je veux te faire parvenir quelques lignes même si je ne peux t’écrire tout ce que je voudrais te dire, vu le nombre de censeurs entre les mains desquels ma lettre va passer. Tu peux imaginer combien de fois, au cours de ces dernières semaines, mon esprit est revenu sur les années passées — sur ce quart de siècle d’une histoire vécue plei nement, et qui pour nous reste associée à un seul nom. Cette his toire n’est pas terminée : avec son sens de la logique inexorable, l’Histoire reliera les fils qui apparaissent aujourd’hui rompus pour l’éternité, et les tissera en une nouvelle toile. La partie mortelle est terminée et ne vit plus que dans nos souvenirs. Ainsi, euphorique dans l’intimité, citant Nietzsche par provocation dans ses lettres à sa femme, Rudolf Hess attendait son avenir incer tain, gardant son admiration intacte pour le chef qui s’était donné la mort dans les ruines de sa Carthage. Le 21 juin 1945, il écrivait: «Rares sont ceux qui, comme nous, ont eu le privilège d’avoir partagé depuis le début les joies et les 336 L ’Angleterre souffrances d’une personnalité unique, ses espoirs et ses craintes, ses haines et ses amours, d’avoir été témoins de chaque expression de sa grandeur aussi bien que des signes sans importance de la fai blesse humaine qui rendent un homme digne d’amour. » TROISIÈME PARTIE -y Nuremberg 18 . Retour en Allemagne À Church House, Westminster, les conseillers juridiques fraîche ment arrivés de Washington par avion se réunirent avec le W ar Crimes Executive britannique le matin du 21 juin 1945 pour déter miner quels nazis devaient être traduits en justice. Sir Hartley Shawcross, procureur général britannique, donna lec ture d’une courte liste. Quand il en arriva au nom de Rudolf Hess, le procureur général américain — l’idéaliste à lunettes, le juge Robert H.Jackson — éleva une objection. «La liste ne devrait pas être surchargée», plaida-t-il. J ’espère, susurra Shawcross, être bientôt en mesure de fournir un supplément d’information à propos de Hess. Mon avis est que son cas mériterait d’être examiné par des instances internationales. » Ce même jour, après le déjeuner, le général Rees examina Hess à Maindiff Court. Ellis Jones, et le Dr Phillipps — responsable, comme l’avait dit Hess, de l’hôpital psychiatrique de la région du Monmountshire — déclarèrent au psychiatre du War Office que le prisonnier s’attendait à un procès et avait préparé une déclaration extrêmement longue à cet effet. Chargé d’étudier l’aptitude à comparaître de Hess, Rees rapporta à Londres que celui-ci était manifestement «de nature psycho pathe », avant d’émettre une conclusion pratique : « Pour les périodes qui nous intéressent... il a toujours, d’après moi, été res ponsable de ses actes. Il est certainement... à même de paraître devant une cour de justice. » « Physiquement il est bien, résumait Rees, mentalement il est comme il a toujours été dans ce pays. » Le juge Jackson commençait seulement à prendre conscience du problème Hess. Prévoyant la nécessité de faire examiner Hess et les autres accusés par des spécialistes américains de haut vol, le 23 juin il écrivit au Dr Millet qui l’avait contacté au nom d’un groupe de psychiatres américains. Il partageait son sentiment: ce qu’il nom mait « les mentalités vicieuses, les anomalies et les perversions » des dirigeants allemands devaient être établies pour la postérité afin de 340 Nuremberg dissuader les futures générations d’Allemands de créer un mythe. Jackson concluait ainsi sa lettre confidentielle : « Quant à votre sug gestion d’exécuter les victimes en tirant dans la poitrine et non dans la tête, je dirais que, de l’avis général de l’armée [U.S.], ceux qui, en tant que criminels, seront condamnés à la peine de mort devraient être pendus plutôt que fusillés. » Au pays de Galles, Hess écrivait une autre lettre, mesurée, réflé chie, qu’il donna à poster au lieutenant Fenton. « Combien de fois, racontait-il à lise, ai-je vu YHistoire des papes dans les rayons de la bibliothèque à la maison, et ai-je reculé, saisi de crainte, n’ayant jamais imaginé à quel point le récit de Ranke pouvait être dramati que — d’un style si vivant — et quelles superbes idées générales je trouverais au hasard de ces pays. Malheureusement j’arrive mainte nant à la fin du second tome. Mais je suis sûr que je le relirai encore et encore. Schopenhauer a dit qu’il faut lire les bons livres au moins deux fois... » Hess avait d’abord repris son train-train quotidien, fantasque et souvent spectaculaire. Le 25, le perspicace soldat Cooper le vit lever les yeux des livres que lui avait apportés le ministre suisse, et à nou veau ressortir la clé minuscule quand il pensait ne pas être observé, puis la laisser tomber en « quelque endroit important pour lui ». Au début du mois de juillet Hess demanda qu’on goûtât sa nourriture ; et il en jetait des morceaux dans les toilettes. Il demanda à un nou veau soldat de goûter du pain et du lait; l’homme refusa, pensant que le prisonnier se payait sa tête. C’était peut-être vrai. Le 4 juillet au matin, « le patient fit une mixture de soupe, de légumes et de toasts qui à mon avis n’aurait pas été bonne à donner aux cochons [et], fit monter le soldat Reygate pour qu’il la mange (lui aussi refusa). Il semble que le patient agit ainsi par pure méchanceté». Le 5 il réclama la drogue que l’équipe de cuisine mettait dans sa nourriture afin de pouvoir l’utili ser lui-même comme bon lui semblait. Les scènes de ce genre alter naient avec les crises de « douleurs » habituelles et culminaient sou vent en explosions de rire sauvage. Le 11 juillet, il se remit à écrire mais « entra dans une colère noire quand les hommes qui jouaient au cricket se réjouissaient trop bruyamment lorsqu’ils marquaient un point. » Il reprenait les stratagèmes qui lui avaient si bien réussi. Après avoir vu le major Ellis Jones, le 12, il dit au Sergent Everatt : « Ma mémoire me fait à nouveau défaut. » Cette fois, les médecins ne pouvaient plus y croire. Après lui avoir rendu visite en compagnie de Phillips le 13 juillet, Ellis Jones déclara au général Rees au War Office que Hess truquait : Retour en Allemagne 341 Le 13 juillet 1945, il est revenu à l’état dans lequel vous l’avez déjà vu auparavant, qu’on pourrait mieux qualifier, je pense, de pseudo démence. La perte de mémoire est à nouveau absurde, c’est-à-dire qu’il pré tend ne plus se souvenir des lieux importants de Berlin, ni qu’il était adjoint du Führer, et qu’il ne reconnaît pas un infirmier qui est ici depuis deux ans, etc. Les infirmiers avaient des opinions partagées; le patient semblait très profondément affligé, nerveux, agité, méfiant et déprimé. Le 14, Cooper observa à nouveau le rituel de la «minuscule clé». « O n a vu le prisonnier recommencer à afficher des avis en alle mand au-dessus de sa table de travail et en placarder un nouveau sur la porte menant de sa chambre à la salle de bain. » Le 28, le très patient sergent Everatt écrivit, dubitatif: «[Hess] prétend avoir perdu la mémoire et être incapable de se souvenir d’un jour sur l’autre. » Quand le soldat Graver vint prendre son service le soir suivant, Hess s’enquit : « Êtes-vous un nouvel infirmier ? » Il sembla confus lorsque Graver lui dit qu’il était avec lui depuis des années. « Pré tend encore, nota Everatt le 1er août, qu’il perd la mémoire, et punaise des notes pour se rappeler ce qu’il a à faire... » À Maindiff Court, le lieutenant Fenton et Ellis Jones s’accor daient à dire que des observations attentives avaient cette fois mon tré que Hess simulait; mais les autres officiers n’étaient pas du même avis. Ellis Jones prévint plusieurs fois le prisonnier au cours des semaines suivantes que s’il était appelé à témoigner devant la Cour, il attesterait que sa mémoire était normale — déclaration qui ne provoqua pas la moindre réaction de la part du prisonnier. Everatt non plus ne se laissait pas facilement duper. Le 6 août, alors que Hess lisait le Times, assis sous la véranda, riant et parlant tout seul, le sergent qui était de service ce soir-là écrivit : « [Hess] joue encore sur le fait que sa mémoire est déficiente, mais ses actes le trahissent. » Il ajouta, perplexe : « Il s’est ensuite installé pour lire, tout en sortant une minuscule clé de sa poche qu’il jetait sur le tapis, essayant de le faire sans qu’on le remarque. » Cultivant l’amnésie, l’adjoint du Führer avait complètement «oublié» la guerre. Le 15 août, peu après minuit, la sirène locale mugit sur une note constante — le signal de fin d’alerte. Hess s’assit et demanda : « C’était pour quoi ? » «Je pense que c’est pour annoncer la cessation des hostilités avec le Japon », répondit spontanément le soldat Clifford. Hess haussa 342 Nuremberg les épaules, l’air indifférent. Le lendemain, les cloches des églises sonnèrent pour la même raison. Il parut simplement amusé. Plus tard dans la nuit, Clifford le surpris en train de trier et d’éli miner des liasses de manuscrits écrits sur du papier ministre. Hess demanda la permission de les brûler dans le jardin. Regardant les flammes, il éclata de rire en disant au soldat : « C’est mon feu de joie de la Victoire ! » Il avait achevé le manuscrit de sa défense. Maintenant il com mençait à découper des échos dans le Times et à les mettre de côté — sans doute pour parfaire son système de défense. Lorsque com mença le procès de William Joyce à Old Bailey, il suivit de près les arguments de la défense dans la rubrique judiciaire du journal, croyant visiblement que les juges classeraient l’affaire. « Vous vous souvenez parfaitement de Joyce, alors ? » demanda Ellis Jones. « Oh oui, répondit Hess très simplement, qui ajouta : Par ici on le surnommait lord Haw-Haw, n’est-ce pas ? » Pendant les cinq mois qui allaient suivre, les experts restèrent profondément divisés quant à son état mental. Ce dernier suivait des voies contradictoires. Tard le 17 août, il s’assit pour trier des papiers et brûler ceux qu’il jugeait inutiles. «[Hess] s’est montré surpris devant certaines choses qu’il découvrait», nota le sergent Everatt. Le 24 on le vit découper et observer attentivement la photo de Josef Kramer, que les quoti diens britanniques surnommaient «la bête de Belsen», puis la glis ser dans un tiroir. Le 27, le soldat du R.A.M.C. S.H. Jordan remar qua, alors qu’il lui apportait le repas, que Hess découpait avec soin dans le journal de la veille un article qui portait en gros titre : « q u i s LING RECONNU s a i n D’e s p r i t » (cela semblait l’amuser beaucoup). Le^ 13, assis sous la véranda, il jouait toujours à découper des articles dans le Times. Mais Ellis Jones qui avait eu plusieurs longues conversations avec Hess en septembre refusait toujours de s’en laisser conter. Plus tard, cet été-là, il annonça que sa fille allait partir en pensionnat. « Qu’allez-vous faire de son poney ? » demanda le prisonnier. Les infirmiers aussi avaient de sérieux doutes. « Il n’oublie jamais, observa le sergent Reygate le 9 septembre, de frapper ses caleçons contre l’armoire chaque dimanche, tout en pré tendant ne pouvoir se souvenir de rien. » La semaine suivante, le Times publia deux articles sur l’avion Me 110 avec lequel il s’était envolé pour l’Écosse (maintenant tout le monde était au courant). Ces nouvelles histoires ne suscitèrent aucun commentaire de la part de Hess. Les signes maintenant fami Retour en Allemagne 343 liers de comportement excentrique étaient alors également mani festes — particulièrement les rires spasmodiques et muets et les gri maces. Le sergent David Bamett, du R.A.M.C., écrivit le 2 octobre 1945 : « L’état mental du patient continue à se dégrader et il semble être de plus en plus agité et déprimé. » S’il avait deviné que c’étaient ses derniers jours en Angleterre, il n’en laissa rien paraître. Il découpait le journal sous la véranda, avait ses «douleurs» habituelles, se plaignait de la nourriture et des petits bruits. Par-dessus tout il continuait, sporadiquement, à avoir des pertes de mémoire. À 2 h 10 de l’après-midi, le 3, il réclama: « Où est mon déjeuner, cela fait une demi-heure que je l’attends. — Vous n’êtes habillé que depuis dix m inutes», lui rappelat-on. Le soir du 5 il brûla encore des papiers, qu’il extirpait des dos siers demeurés dans sa boîte à documents. Le lendemain, le War Office ordonna à Maindiff Court de préparer le transfert du prison nier vers Nuremberg pour le 8. Les médecins lui cachèrent jusqu’au dernier moment l’imminence du départ. Malgré cela, il refusa pendant les derniers jours de s’ali menter. Le soir précédant son départ, le sergent Bamett le trouva mentalement inchangé — agité et déprimé — mais son état physi que se détériorait également. Hess quitta le pays de Galles sans gloire. Le sergent Reygate le réveilla à 5 h 40 du matin, le 8 octobre. Hess avait visiblement mal dormi. L’air abattu et hagard, il apprit que d’ici quelques heures il allait s’envoler pour l’Allemagne. Il fallut user de beaucoup de per suasion pour qu’il acceptât d’emballer ses affaires. Ellis Jones, inquiet, vérifiait que Hess n’emportait rien qui appar tînt à Maindiff Court. Il remarqua particulièrement une robe de chambre grise, mais Hess dit simplement: «Je l’avais avec moi quand je suis entré dans cet hôpital. » Ainsi, de toute évidence, ses souvenirs remontaient jusqu’en 1942, et au-delà, car s’il décrocha du mur, avec soin, les photos de sa femme et de son fils, il laissa celle du Führer. Sans aucun doute, il s’était dit que celle-ci risquait d’être compromettante devant le tribunal de ses ennemis. Il perdit ses manières hautaines. On le fit monter à bord d’un avion avec ses manuscrits, le Dr Ellis Jones et un colis contenant les comptes rendus quotidiens des infirmiers du R.A.M.C. Ils décollè rent du terrain d’aviation de Madley, non loin de Hereford et refi rent le plein de carburant à Bruxelles. Une fois encore, Hess refusa de manger. « Qu’est-ce qu’il y a, mon vieux, demanda Ellis Jones, pas faim ? 344 Nuremberg — Je suis trop énervé », répondit l’ancien adjoint du Führer avec un haussement d’épaules. Il n’avait pas peur du procès à venir. Alors que l’avion tournait autour de Nuremberg dévasté par les bombes, il se sentait la conscience tranquille : il avait tenté d’arrêter tout cela. Quand l’avion se posa, il sortit de son mutisme pour lancer au médecin cette prophétie : « L’histoire prouvera que j’avais raison. D’ici dix ans l’Angleterre reconnaîtra tout ce que j’ai dit contre le commu nisme. Ce sera le plus grand ennemi du monde. » Alors qu’ils se dégourdissaient les jambes sur le terrain d’aviation de Fürth, le lieutenant-colonel A.J.B. Larcombe, du 5e Royal Inniskilling Dragoon Guards lui demanda négligemment où se situait Nuremberg. Prudemment, Hess répondit qu’il ne savait pas. En attendant leur transport en ville un peu plus tard, Ellis Jones posa la même question. Hess lui indiqua la direction sans hésiter. 19 . «Vous souvenez-vous du “Heil Hitler” ?» Nuremberg, haut lieu des rassemblements en fanfare du Parti nazi dans les années trente, était une ville morte : éventrée, dynamitée, laminée, vidée de ses habitants — cinquante et un pour cent de sa superficie construite détruits par les 14000 tonnes de bombes déversées par l’aviation britannique. Les Américains avaient choisi pour abriter le « Tribunal militaire international» un des rares bâtiments encore debout, le Palais de Justice, plein de coins et de recoins, laid et surchargé. Hess avait apporté avec lui des caisses bourrées de documents qu’il avait recueillis ou composés au cours de ses quatre années de détention en Angleterre — trois enveloppes de coupures de presse, deux pages de dessins d’architecture, un récit de son vol vers l’Écosse, une collection disparate de manuscrits sur le socialisme, sa santé, la situation politique, l’histoire, la bombe atomique, l’écono mie, la reconstruction, Conrad Hetzendorf, la guerre, Hitler, les rêves, les hommes politiques, Lange ; les textes de ses entretiens avec lord Simon et lord Beaverbrook, quatre lettres au roi d’Angle terre, cinquante-neuf pages d’extraits recopiés du livre de Farrer sur l’Angleterre edwardienne, et un certain nombres de paquets mysté rieux scellés et numérotés. Tous ces éléments d’information lui furent retirés, malgré ses vives protestations. Cherchant à renforcer sa position, Hess demanda à voir le com mandant. Ici, à Nuremberg, cet homme était le colonel Burton C. Andrus, un officier de cavalerie U.S. brutal, moustachu, avec des lunettes cerclées de fer, coiffé d’un casque rouge vif verni. «Je voulais conserver ces paquets ! s’exclama Hess. Il y a dans ces documents les preuves que les Anglais ont essayé de m’empoison ner. J ’en ai besoin pour ma défense. » Andrus lutta pour conserver son calme. À l’intérieur de cette prison, il avait tous les pouvoirs, et il ne voyait aucune raison de se plier aux caprices de ce prisonnier incommode. Il fit clairement comprendre au nouvel arrivant que dorénavant il serait interrogé et suivi médicalement par des Améri- 346 Nuremberg cains et non plus par des Anglais. Le médecin gallois qui l’avait accompagné ici devait retourner à Abergavenny. Hess n’apprécia pas du tout le nouveau régime. Habitué à être traité correctement, comme un prisonnier de guerre de haut rang, il se retrouva dans une petite cellule aux murs de pierre pauvrement aménagée, en haut d’une des ailes de la prison. Son nom était déjà peint sur la porte que l’on referma derrière lui. Peu après, Andrus envoya le Dr Douglas McG. Kelley, major de l’armée américaine et psychiatre de la prison, examiner l’ancien adjoint du Führer. Hess utilisa tous ses dons de comédien pour jouer l’amnésie. Kelley s’entendit même raconter au prisonnier où et quand il était né en Égypte, et l’informer qu’il avait reperdu la mémoire en juillet. Rudolf Hess manifesta un intérêt poli mais faus sement incrédule à toutes ces révélations. La table était trop fragile pour qu’on pût s’appuyer dessus ; on lui retirait ses lunettes tous les soirs ; les fenêtres avaient disparu, les nuits étaient froides et les sentinelles avaient ordre de braquer sur lui leurs lampes torches toute la nuit. Souffrant, n’ayant pas dormi, mais montrant suffisamment de présence d’esprit pour enfiler son uniforme de la Luftwaffe pour ce qui, dans son esprit, devait être un nouveau jour historique, Hess fut extrait de sa cellule à dix heures et demie, le lendemain matin, 9 octobre. Le poignet droit attaché par des menottes à un G.I., il suivit une passerelle entourée de barbelés jusqu’à un bureau bien meublé où on lui ordonna sèchement de s’asseoir. Il était dans le bureau du colonel John H. Amen, chef du service des interrogatoires. Un interprète était assis à la gauche d’Amen ; à sa droite se tenait un rapporteur du tribunal, Clair Van Vleck. Une photo d’archives montre Hess renversé nonchalamment sur une chaise au dur dossier, les jambes négligemment croisées malgré les bottes noires fourrées d’aviateur avec leur fermeture Eclair montant jusqu’aux genoux.. L’interrogatoire commença, comme une sorte de Mastermind à l’envers où le but de Hess consistait à connaître le moins de réponses possible sans perdre toute crédibilité*. « Préférez-vous témoigner en anglais ou en allemand ? demande Amen. — En allemand. » (Cela lui permettrait de gagner du temps en cas de questions embarrassantes.) « Nom et prénom ? * Les transcriptions de ces interrogatoires sont ici largement citées car c’est la pre mière fois qu’ils sont publiés. « Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” » 347 — Rudolf Hess. » Amen grogne. « Quelle était votre dernière fonction officielle ? — Malheureusement, dit Hess poliment — il demeura d’une courtoisie exaspérante pendant toutes ces semaines —, cela fait déjà partie d’une période dont je n’arrive plus à me souvenir... Dans beaucoup de cas, je suis incapable de me rappeler ce qui s’est passé dans les dix ou quinze jours précédents. » Amen lui demande quelle est la période dont il ne se souvient pas. «Toute chose qui remonte, disons, à plus de quinze jours. Il m’est souvent arrivé de rencontrer des gens et d’être incapable de les reconnaître quand je les ai revus. C’est terrible. Hier, un medecin — Hess s’interrompt, craignant d’avoir été trop précis —, ou peut-être était-ce un gardien d’ici, m’a dit qu’il arrivait parfois que des gens n’arrivent même plus à se rappeler leur nom, et que peutêtre toute ma mémoire me reviendrait après un choc. » Il répète : « C’est terrible, pour moi tout dépend de cela parce qu’il va falloir que je me défende lors du procès qui va venir... » Amen, incrédule, essaie la flatterie : « Vous voulez dire que vous ne vous souvenez même pas du der nier poste officiel que vous avez occupé en Allemagne ? — Non. Je n’en ai aucune idée. C’est comme un brouillard. » C’était l’image favorite de Hess : il l’avait souvent utilisée aupara vant. «Vous souvenez-vous de ce que vous étiez en Allemagne ?» Aimable, l’ancien adjoint du Führer se met à réfléchir. «Je pense que cela va de soi, car on me l’a répété a maintes reprises. Mais je ne me souviens même pas où je vivais ni de la mai son que j’habitais. Tout cela a disparu. Parti ! — Comment savez-vous qu’il y a une procédure en cours, comme vous le dites ? » Hess renvoie immédiatement la balle au colonel. « On n’a pas arrêté de parler de ce procès. Je l’ai vu dans les jour naux... et ne serait-ce qu’hier on me l’a dit. Et puis, quand on m a amené ici, on m’a dit que c’était pour le procès de Nuremberg. Un événement d’une telle importance m’a évidemment impressionné. Et je peux m’en souvenir : j’y pense toute la nuit. — Mais vous ne savez pas quel est l’objet des poursuites ? — Je n’en ai aucune idée », dit Hess qui se permet de donner un très joli coup de patte à ses inquisiteurs. Je sais que c’est un procès politique... Peut-être m’a-t-on dit de quoi j’étais accusé. Mais je ne m’en souviens pas. 348 Nuremberg — Vous rappelez-vous combien de temps vous êtes resté en Angleterre? — Non... quand nous en sommes partis, on m’a dit que j’étais resté là-bas longtemps. » Amen lui tend alors par-dessus la table un livre des lois et ordon nances du Reich, en lui demandant s’il l’a déjà vu*. « La c’est moi » dit Hess en indiquant sa signature imprimée. Amen lui indique les quelques premières pages. « Lisez ce passage. — C’est bon, dit Hess après avoir étudié le texte, il n’y a aucun doute la-dessus. » Mais il se dit incapable de se souvenir l’avoir jamais écrit. A l’invitation d’Amen, il poursuit sa lecture. « Mon nom apparaît en bas de toutes ces choses. Il n’y a pas de doute. — Vous ne savez pas de quoi il s’agit ? » Hess hoche la tête — il faudrait qu’il lise ce livre d’abord. Faisant un effort de patience, Amen lui demande s’il sait ce que signifie le mot lois. Hess répond que c’est évident. Le colonèl le harcèle : « Ne vous souvenez-vous pas d’avoir été responsable de la pro mulgation de certaines lois en Allemagne ? — Vous voulez dire moi, personnellement ? — Oui. — Promulgué des lois ? — Oui. — Aucun souvenir», répond Hess. Puis, désignant le livre: « D’après cela, je dois être — oh, comment dire — j’ai dû occuper une position très importante ! » Ces pages prouvaient qu’il avait été jadis «adjoint du Führer». Cela ne signifiait rien pour lui. Le colonel adopte alors une ligne plus agressive. « Savez-vous ce que sont les juifs?» — Oui. C’est un peuple — une race. — Vous ne les aimiez pas beaucoup, n’est-ce pas ? — Les juifs ? Non. — C’est pourquoi vous avez fait passer certaines lois les concer nant, non ? — Si vous le dites, je suis bien obligé de le croire, acquiesce Hess. Mais je ne sais pas. C’est terrible. » Amen l’invite à examiner la partie de l’index du livre qui se rap porte au sujet, mais Hess nie à nouveau avoir le moindre souvenir de cela. « Ce livre n’est-il pas plein de lois dont vous avez été responsa * Anordnungen des Stellvertreters des Führers Frans Eher Verlag, Munich, 1937. « Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” » 349 ble,demande Amen. Et n’est-ce pas pour cela que votre nom appa raît sur la couverture ? — Si mon nom n’apparaissait pas au bas de cette introduction, je croirais sans réserve que quelqu’un d’autre en est l’auteur, affirme le prisonnier. — Vous souvenez-vous du Führer ? l’aiguillonne Amen. — Oui. Durant tout ce temps, répond Hess évoquant son empri sonnement au pays de Galles, j’avais son portrait accroché dans ma chambre en face de moi. » Pourtant, il ne se souvient pas du tout d’avoir été membre du conseil du Cabinet secret du Führer ni même d’avoir participé à des réunions avec lui, simplement qu’il a été chef d’État. « Le Führer était le dirigeant », dit-il avant d’ajouter : « C’était une personnalité qui éclipsait tout le monde dans l’esprit des Allemands. » Il admet savoir que Hitler est mort sans pouvoir expliquer com ment il l’a appris. « Pensez-vous que vous avez eu l’occasion de lui parler ? » Hess montre le livre : « D’après cela, j’ai dû le faire. Si quelqu’un dicte des lois en tant qu’adjoint du Führer, il doit forcément lui avoir parlé. » Amen bondit sur l’occasion. « Vous vous souvenez que vous étiez adjoint du Führer ! — Non, se reprend Hess. Je le vois d’après ce livre. » Quand on lui demande ensuite s’il a discuté avec Karl Hermann Frank du sort des juifs des territoires des Sudètes, Hess réplique qu’il ne se souvient même pas du nom de Frank, encore moins de quoi il aurait pu parler avec lui. « Pourquoi n’aimez-vous pas les juifs ? — Si je dois vous expliquer cela en détail, je me trouve à nou veau totalement démuni. Je sais seulement que c’est profondément enfoui en moi. » Changeant de sujet, le colonel lui cite les noms de certains de ses coaccusés et observe ses réactions. Ribbentrop ? Cela n’évoque rien pour lui. Goering ? «Goering, oui... Cela me dit quelque chose.» Amen attend la suite avec un sourire gourmand. «J’ai lu son nom sur une porte, explique Hess. Je sais seulement qu’il est ici, et que c’est une per sonnalité. » Mais il refuse d’admettre qu’il connaît autre chose du Reichsmarschall — ni même s’il est gros ou mince. « Si quelqu’un entrait maintenant dans cette pièce, dit-il froidement, et que vous me disiez : “Je vous présente Goering”, je dirais simplement : “Bon jour, Goering.” » Quels que fussent les sentiments d’Amen, il sut les maîtriser. 350 Nuremberg «Vous souvenez-vous de la Luftwaffe? — C’est l’organisation qui regroupe les aviateurs en Allemagne. — Goering avait-il quelque chose à faire avec celle-ci ? — Vous pourriez me tuer sur le coup que je n’en saurais pas plus. » Goebbels, Lammers, Brauchitsch, Keitel, Jodl, l’O.K.W. — ces noms ne lui disent rien. Il déclare n’avoir aucun souvenir d’une tentative de suicide. Mais il sait qu’il y a eu une guerre entre l’Allemagne et le Japon d’un côté et l’Angleterre et l’Amérique de l’autre — et peut-être les Français, et aussi les Belges : « Hier, explique-t-il, nous sommes passés par Bruxelles, et nous avons vu les forces aériennes et terrestres, et aussi les dommages causés aux bâtiments. » Il ne sait plus qui a déclen ché la guerre ni quand, mais il sait qu’elle est terminée : «Je l’ai lu dans les journaux hier, et cela semble tout à fait évident. — Est-ce que les journaux ont un sens pour vous quand vous les lisez ? » Hess évalue l’importance de la question : « En partie oui. Et en partie non. » Amen reprend le livre d’ordonnances nazies, et le met au défi : «Supposons que je vous dise qu’en tant qu’adjoint du Führer, vous avez été responsable de ce livre de lois ! » Hess le regarde dans les yeux. «Je suis obligé de le croire. Je ne peux penser que vous ne me diriez pas la vérité. » Il ne peut répondre aux questions d’Amen sur la date ou les rai sons de son arrivée en Angleterre. « Aviez-vous une famille ? — Oui. — Comment se fait-il que vous vous en souveniez ? » Hess fixe le colonel ennemi : la séparation d’avec sa famille avait été son plus cruel tourment après que les Anglais lui eurent interdit de repartir. « J’ai eu les photos de ma femme et de mon petit garçon accro chées en face de moi en permanence, à côté de celle du Führer. — Vous souvenez-vous de “Heil Hitler” ? — Ça a dû être un salut», suggère Hess, comme pour l’aider; mais il ne se souvient pas l’avoir personnellement utilisé. Amen tente une petite ruse, en lui montrant une signature tru quée. Hess examine le faux : «Je n’ai pas écrit cela», dit-il en expliquant que son H est diffé rent, et qu’il utilise toujours les caractères gothiques — Hefi, et non Hess. « Vous souvenez-vous du “Heil Hitler"» 351 Quand on lui demanda comment il pouvait écrire des lettres à sa femme alors qu’il ignorait jusqu’à son nom et son adresse, il donna sa réponse classique : «C e qui s’est probablement passé, c’est... que j’ai dû retrouver l’adresse en fouillant dans mes papiers. — Quand avez-vous vu votre femme pour la dernière fois ? — Logiquement, j’ai dû la voir avant mon départ », répond Hess avec l’aisance que donne l’expérience. Dissimulant tant bien que mal son exaspération, Amen demande à Hess s’il a déjà vu un avion — avant la veille, ajoute-t-il précipi tamment. «O ui bien sûr, il y en avait en permanence qui survolaient la maison en Angleterre, dit Hess, livrant spontanément un renseigne ment : c’est là que j’étais, avant mon départ. — Ils lâchaient des bombes, n’est-ce pas ? sonde le colonel. — Pas sur notre maison, en tout cas. — Vous savez que les avions lâchent des bombes ? — Oui, bien sûr. — Ils les lâchent sur des juifs ? — Non... Spécialement sur les juifs? Je ne saurais dire où. — Vous souvenez-vous d’ordres donnés pour brûler les lieux de culte des juifs ? — Vous voulez dire que je les aurais donnés moi-même ? demande Hess en contenant son indignation. Non, je n’ai jamais entendu parler de cela. » Interrogé sur la date de sa dernière entrevue avec le Führer, Hess propose obligeamment ce qu’il appelle une reconstruction logique. Il indique de ses mains menottées le Anordnungen des Stellvertrers des Führers: « D’après ce livre, j’étais son adjoint, donc j’ai dû le ren contrer souvent, donc j’ai dû le voir avant mon départ. » À part cela, son esprit est vide : il ne sait plus quand il a quitté l’Allemagne, ni s’il est allé à Munich, ni même ce qu’est un putsch. « Dans mon esprit, dit-il, putsch évoque un bruit d’eau jetée, ou d’eau qu’on crache. » Amen brandit un télégramme de félicitations que Hess avait adressé à Rosenberg. «Avez-vous ordonné de faire fusiller un certain nombre d’Alle mands ? — Non, je n’en ai pas la moindre idée... Si c’est dit là — et cela semble être un original — cela doit être vrai. — Comment arrivez-vous à faire la différence entre un original et une copie ? 352 Nuremberg Hess réfléchit, admet être incapable de donner une définition pré cise, puis son visage s’épanouit. « Ceci, dit-il en indiquant d’un vif mouvement de tête un autre document, est une copie. Et ceci est un original. Il suffit de regarder les documents. » Il fit une ou deux erreurs, comme lorsqu’il reconnut une ligne tremblée indéchiffrable comme la signature de Martin Bormann, mais il s’arrangea toujours pour trouver une explication spécieuse. Il savait aussi qu’on s’apprêtait à juger ce qu’on appelait des criminels de guerre. Quand on lui demanda s’il était l’un d’entre eux, il affirma au colonel Amen : « De toute évidence — autrement je serais un assassin pour por ter ces menottes. — Qui vous dit que vous n’en êtes pas un ? — On n’a cessé de me répéter que je devais comparaître avec ceux que l’on appelle les criminels de guerre, dit Hess, ignorant la question. — Qu’est-ce qu’un criminel de guerre ? — Je préférerais de loin, dit Hess toujours impassible, vous poser la question, à vous ! » Cette première séance, le 9 octobre 1945, dura près de deux heures. À 14 h 30, après le déjeuner, Hess fut reconduit devant le colonel Amen. Cet interrogatoire fut lui aussi enregistré. « Voulez-vous regarder sur votre droite, intime le colonel, vers ce monsieur ici présent. » Hess a déjà reconnu la silhouette familière du Reichsmarschall Hermann Goering, vêtu d’un uniforme gris perle bizarrement vierge de toute décoration et qui pend maintenant sans forme sur sa silhouette autrefois corpulente. « Lui ? » Goering, rayonnant, l’encourage, en rival dont la vanité exige que Hess le reconnaisse. « Vous ne me connaissez pas ? demande-t-il, enjôleur. — Qui êtes-vous ? » émet le prisonnier impassible d’une voix chevrotante dépourvue de la moindre émotion. — Nous avons été ensemble pendant des années», proteste Goering. Hess lève ses mains entravées en un geste d’impuissance : « Ça a dû se passer à la même époque que le livre qu’ils m ’ont montré ce matin. » Essaya-t-il de tendre une perche à Goering lorsqu’il ajouta : « Vous souvenez-vous du *Heil Hitler” » 353 « J’ai perdu la mémoire il y a quelque temps — à l’approche du procès » ? Goering suffoque : « Vous ne me reconnaissez pas ? » — Vous, non. Mais je me souviens de votre nom. » Personne n’avait mentionné le nom de Goering, mais cette bévue passa inaperçue. Le spectacle de Goering piqué au vif dans son amour-propre avait détourné l’attention générale. Hess s’amusa quelques minutes aux dépens du Reichmarschall, mais ceux qui n’étaient pas au courant de la vieille rivalité des deux anciens dau phins de Hitler ne s’aperçurent de rien. Hess réfléchit à haute voix : « Si j’ai été tout ce temps adjoint du Führer, j’ai certainement dû rencontrer d’autres personnalités comme vous, mais je n’arrive pas à me rappeler malgré tous mes efforts. — Ecoutez, Hess, dit le Reichsmarschall en montant sur ses ergots, j’étais le chef suprême de la Luftwaffe : c’est à bord d’un de mes avions que vous êtes parti en Angleterre... Vous ne vous souve nez pas que j’ai été nommé Reichsmarschall lors d’une réunion du Reichstag à laquelle vous assistiez ? » Comme Hess hoche la tête, il poursuivit: «Vous rappelez-vous que le Führer, lors d’une autre séance, a annoncé que si quelque malheur lui arrivait, je devais prendre sa succession, et que si quelque chose m’arrivait, vous deviez être mon successeur... ? Nous en avons discuté un long moment par la suite. — C’est terrible, soupire Hess. Si les médecins ne m’avaient pas dit que je retrouverais un jour la mémoire, j’aurais sombré dans le désespoir. » Goering essaya de lui rafraîchir la mémoire en lui parlant de visites que leurs deux familles s’étaient rendues mutuellement — lorsque Hess était venu à Carinhall, le somptueux château qu’occu pait Goering dans une forêt des alentours de Berlin, ou lorsqu’ils avaient visité ensemble la demeure du Führer dans les monts de l’Obersalzberg. « Ça ne me dit rien. — Hess ! Repensez à 1923, j’étais commandant des S.A. Vous avez conduit un de mes détachements à Munich, avant même 1923. Vous rappelez-vous comment nous avons tous deux tenté un putsch à Munich ? — On m’a déjà parlé de ce putsch ce matin, dit Hess avec le ton qu’il aurait pu employer pour décrire une fête religieuse tibétaine. — Vous rappelez-vous comment vous avez arrêté le ministre ? 354 Nuremberg — J ’ai “arrêté le ministre” ? dit le prisonnier éberlué. Il semble que j’aie eu un passé joliment compliqué... — Vous souvenez-vous du début de l’année 1933, comment nous avons pris le pouvoir et que le Führer vous a nommé respon sable politique du Parti, que nous en avons parlé ensemble long temps ? — On m’a dit que tout me reviendrait d’un seul coup, sous l’effet d’un choc. » Goering lui demande si le nom de Messerschmitt lui rappelle quelque chose. «Vous aviez de très bons rapports avec lui. Il a conçu tous nos avions de chasse. Et c’est lui également qui vous a donné l’avion que je vous avais refusé — l’avion avec lequel vous vous êtes envolé pour l’Angleterre. M. Messerschmitt vous l’a donné à mon insu. » Hess explique que tout ce qui s’est passé plus d’une quinzaine de jours plus tôt s’est perdu dans l’obscurité de sa mémoire. Goering, néanmoins, persiste, posant une avalanche de questions tandis que Hess secoue la tête. «Vous rappelez-vous que vous vous êtes envolé pour l’Angle terre ? Vous avez utilisé un avion Messerschmitt. Vous rappelezvous avoir écrit une longue lettre au Führer ? — À quel propos ? demande Hess, peut-être pour donner une chance à Goering d’expliquer son comportement. — À propos de ce que vous alliez faire en Angleterre — que vous alliez rétablir la paix. » Hess niant avoir connaissance de cela, Goering lève les bras au ciel. «Je ne peux rien lui demander d’autre. — D’accord. Mettez-vous ici», lui ordonne le colonel Amen. Puis il fait signe au psychiatre qui se tient discrètement derrière Hess de faire entrer le prochain témoin surprise. Résolu à forcer les défenses mentales de ce prisonnier — pour prou ver que c’était un simulateur —, Amen confronta Hess à un homme que ce dernier ne pourrait que reconnaître, le professeur Karl Haushofer. Le célèbre géopoliticien avait maintenant soixante-seize ans, et la guerre n’avait pas été douce pour lui. Martha, sa femme de cin quante ans, à demi juive, et leur famille avaient été protégés de la fureur nazie tant que Hess était encore là pour les protéger, comme il l’avait fait en d’innombrables circonstances. Mais, après son départ, Haushofer avait été jeté dans le camp de concentration de Dachau; la Gestapo avait arrêté son fils cadet, Heinz, et fusillé « Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” » 355 l’aîné, Albrecht, à Berlin le 23 avril 1945, après qu’il eut cherché à mettre fin à la guerre en menant des pourparlers secrets en Suisse. Quelques semaines plus tard, la IIIe armée U.S. avait arrêté et inter rogé le professeur Haushofer, mais l’avait officiellement relâché ; et maintenant il se trouvait à nouveau exposé aux tracasseries pseudo juridiques de l’armée américaine. Le juge Robert Jackson, procureur général américain, avait cédé aux pressions d’un colonel de son équipe, le père Edmund A. Walsh qui tenait à faire comparaître le vieux professeur, et c’est pour cela que ce dernier se retrouvait à la prison de Nuremberg. Walsh, encore à cette dernière étape, se battait pour que Haushofer fasse partie des inculpés dans le procès des criminels de guerre. Luimême professeur de géopolitique dans le civil, à l’université catholi que de Georgetown, Walsh avait tout au long de sa vie critiqué de façon venimeuse les théories de Haushofer: faire pendre le vieux professeur aurait mis un terme définitif à leur rivalité académique. Il avait rendu visite au professeur dans sa maison de montagne du lac Ammersee le 25 septembre. S’insinuant dans les bonnes grâces du vieil Allemand, il lui révéla peut-être son nom (mais non ses vérita bles intentions) et l’attira à Nuremberg le 2 octobre — pour décou vrir que le colonel Amen ne voulait pas entendre parler d’une quel conque mise en accusation de Haushofer au moment de boucler ses dossiers. Comme le fit remarquer DeWitt C. Poole, du Départe ment d’État, en réprimandant un Walsh découragé, poursuivre des universitaires constituerait une innovation douteuse pour les forces américaines. « On pourrait nous accuser de nous livrer à une chasse aux sorcières», dit-il. Les remontrances furieuses de Walsh selon lesquelles Haushofer avait été le mentor de Hess et d’autres nazis importants restèrent sans écho. Les autorités de Nuremberg soumirent Haushofer à des interro gatoires impitoyables, et il eut une attaque cardiaque le 4 octobre. Le médecin militaire américain prévint que le vieil homme pouvait mourir d’un moment à l’autre. Répugnant à l’idée de contribuer à la mort d’un universitaire innocent et respectable, Jackson autorisa Walsh à mener un dernier interrogatoire pour persuader Haushofer de mettre une sourdine à son «enseignement néfaste». Walsh le mena rigoureusement, en fait jusqu’à la limite d’une nouvelle atta que cardiaque : le professeur devint cramoisi, ses lèvres tremblaient et il s’effondra. Après avoir fait sortir le sténographe, Walsh se pen cha pour entendre ses paroles. « Depuis que Hess, qui nous protégeait, est parti pour l’Angle terre, dit le professeur, j’ai vécu dans la peur qu’elle [Martha] soit emmenée à Theresienstadt ou à Auschwitz. J ’ai vécu sous une épée 356 Nuremberg de Damoclès», dit-il, ôtant ses lorgnons et les laissant pendre autour de son cou. Après un nouvel interrogatoire le 6, Walsh l’informa qu’il était libre de regagner sa propriété de Hartschimmelhof, en Bavière. Haushofer, ignorant des intentions de Walsh, l’étreignit avec des larmes de gratitude et il baptisa plus tard de son nom le plus beau chêne de Hartschimmelhof, non loin du chêne «Rudolf Hess». Il fut à nouveau l’« invité » de Jackson quelques jours plus tard, le colonel Amen ayant décidé qu’on avait encore besoin de lui. « Nous voulons une confrontation surprise entre Haushofer et Hess, dit le colonel à Walsh, pour vérifier la sincérité de son amné sie. » Le choc est terrible pour Haushofer lorsque, l’après-midi du 9 octo bre 1945, il pose les yeux sur un Hess hagard, émacié, pas rasé depuis plusieurs jours. « Mein Gott ! laisse-t-il échapper. — Connaissez-vous cet homme ? » demande le colonel Amen au prisonnier avec une pointe de défi. Hess fixe le professeur sans broncher : «Je vous prie de m’excuser, mais je ne vois pas du tout qui vous êtes. — Rudolf — tu ne me reconnais plus?Je suis Haushofer... — Nous nous appelons par nos prénoms ? — Nous nous appelons comme ça depuis vingt ans, se plaint le professeur, qui ajoute : J ’ai vu ta femme et ton fils. Ils vont bien. » Il agrippe pour l’éteindre la main gauche de son ami (le poignet droit du prisonnier était lié à son gardien par les menottes). « Puis-je te serrer la main ? demande affectueusement le vieil homme. Ton fils est splendide. Il a sept ans maintenant. Je l’ai vu. » Hess dut être bouleversé par cette confrontation, où il lui fallut renier son ami le plus proche ; les nouvelles de lise et de Wolf Rüdiger, le désir d’en apprendre davantage, tout cela fut sans doute insupportable, mais il joua son rôle jusqu’au bout avec une froide précision. «Afin de rassurer un vieil ami, déclare-t-il en choisissant ses mots avec un soin extrême, le regard toujours sans expression, je puis seulement vous dire que les médecins m’ont certifié que je retrouverai complètement la mémoire... et qu’à ce moment-là, je serai en mesure de reconnaître un vieil ami. Je suis terriblement désolé. » Les yeux du vieux professeur s’emplissent de larmes. «Ton fils se porte à merveille, chuchote-t-il, je l’ai rencontré, « Vous souvenez-vous du “Heil Hitler"» 357 c’est un brave garçon, et je lui ai dit au revoir sous le chêne, celui qui porte ton nom, celui que tu as choisi à Hartschimmelhof où tu es venu si souvent. Tu ne te souviens pas ? La vue sur les monts Zugspitze, les branches de l’arbre qui tombaient si bas ? Tu ne te rappelles pas Heimbach, là où tu as vécu si longtemps ? » Hess secoue la tête. «Je suis sûr que tout cela va te revenir, dit Hausho fer. Cela fait vingt-deux ans maintenant que nous sommes amis : à l’époque tu préparais ton doctorat à l’université. » Étreignant la main de Hess, il le fixe dans les yeux. « Tu verras, tout reviendra. Je vois même une lueur briller dans tes yeux, comme autrefois... Imagine un peu ton petit garçon — il a tellement grandi, dit-il en indiquant la taille de sa main libre. Il a sept ans — il ressemble à moitié à toi et à moitié à ta mère. » Un éclair fugace passe dans le regard du prisonnier. Goering saute sur l’occasion. « Vous vous souvenez de votre fils ? — Bien sur que oui, dit Hess, j’ai regardé la photo de ma femme et de mon fils pendant tout ce temps — cela s’est gravé dans ma mémoire. — Tu m’as écrit une lettre une fois, continue Haushofer, elle a fini par me parvenir par des voies détournées ; tu y évoquais tes lon gues promenades, tu y parlais des foins et du parfum des fleurs, tu disais pouvoir faire des balades de deux heures, et tu avais une garde d’honneur. Cela nous rendait très heureux, ta femme et moi... Puis ta dernière lettre contenait ce triste passage : «Je commence à per dre la mémoire... Je n’arrive même plus à me souvenir de mon pro pre fils, et c’est peut-être la meilleure chose qui puisse m’arriver. » Il se souvenait du Hess des premières années — le vol de Berlin à Munich, quand ils avaient décrit des cercles au dessus de la cabane de chasse de sa mère dans les Fichtelgebirge. « Vous avez de ses nouvelles ? demande Hess. — Elle m’a écrit plusieurs lettres, de sa si jolie petite écriture... Tu ne te souviens pas de l’époque où l’on m’interdisait d’écrire à ta femme et à ta mère; j’ai dit alors à la Gestapo qu’ils pouvaient m’arrêter car, de toute façon, je ne renierais jamais mes anciennes amitiés. — Pourquoi auriez-vous dû le faire ? » Haushofer réalisa qu’à ce moment-là, bien sûr, Hess avait déjà quitté l’Allemagne. « Quand tu t’es envolé pour l’Angleterre, on a cru que ton vieil ami romantique était complice. » À l’évocation de la redoutable machine policière qu’il avait luimême créée, Goering intervient à nouveau : 358 Nuremberg «Vous vous souvenez de cette institution dont nous disposions, que nous appelions la “Gestapo” — la police secrète d’État ? — N on.» Haushofer dit à Hess qu’il lui pardonne pour Dachau. « J’aimerais te regarder dans les yeux, dit-il. Parce que depuis vingt-deux ans, je lis dans tes yeux, et je suis content d’y déceler un début de souvenir... Te souviens-tu d’Albrecht? ajoute-t-il soudain. Il t’a servi fidèlement, jusqu’au bout. C’était mon fils aîné. Il est mort maintenant. » Le visage du prisonnier se fige à nouveau. « Cela ne me dit rien. » Ainsi Haushofer, comme Goering avant lui, avait échoué à briser les défenses de Hess. Le colonel Amen fait entrer Franz von Papen, l’arrogant ancien vice-chancelier. « Qui est-ce ? » demande Hess. Amen se tourne vers le nouvel arrivant... « Connaissez-vous ce monsieur ? » Von Papen se hérisse. « Oui, je le connais. — Je regrette, dit simplement Hess, je ne vois pas qui c’est. — Il a beaucoup changé, ajoute Papen. — Oui, j’ai changé, acquiesce Hess. Je n’ai pas pu me raser. » (Le commandant de la prison essayait de briser l’amour-propre du pri sonnier.) Invité par Amen à rappeler à Hess les incidents qui s’étaient pro duits en 1933, alors qu’il était vice-chancelier, von Papen fait un gros effort. « Vous devez vous rappeler que lorsque nous avons formé le gou vernement avec Hitler, le 30 janvier, j’étais vice-chancelier... ? — Je n’arrive pas à me souvenir de quoi que ce soit, dit Hess avec affabilité. Je viens de l’expliquer à ces messieurs. » Ernest William Bohle, le gauleiter qui avait été très proche de Hess, ne réussit pas mieux. « Encore un homme que je ne connais pas, dit Hess en ne déviant pas de sa tactique habituelle. — Mais si, vous me connaissez, monsieur Hess. Je m’appelle Bohle, dit le nouvel arrivant. — Cela ne me dit rien. » Bohle n’en revient pas. « Ça c’est trop fort, dit-il en anglais, avec un accent nasillard qui « Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” » 359 trahit ses origines de Bradford. Il me connaît depuis des années », ajoute-t-il, désarmé. Goering aussi roule de gros yeux. « Rappelez-lui que c’est vous qui avez traduit sa lettre. — Vous ne vous souvenez pas que c’est moi qui ai traduit la let tre que vous aviez écrite au duc de Hamilton ? — Non. — Vous ne vous souvenez pas avoir emporté cette lettre au duc de Hamilton — que je l’avais traduite pour vous ? — Je n’en ai pas le moindre souvenir. — C’est sidérant, dit Bohle en anglais. — Peut-être ne s’appelait-il pas Hamilton à cette époque», avance Haushofer, plein de bonne volonté. Il se tourne vers son vieil ami, haussant légèrement la voix comme si celui-ci souffrait de surdité. «Tu ne te souviens pas de [lord] Clydesdale, le jeune avia teur qui a survolé l’Himalaya ? Tu ne te souviens pas qu’il a été ton hôte à Berlin lors des Jeux olympiques ? Ce n’est que plus tard qu’il s’est appelé Hamilton — c’est ainsi que s’accordent les titres en Angleterre. — Si je suis incapable de me souvenir de quelqu’un que je connais depuis vingt-deux ans, comment voulez-vous que je me rappelle ce Clydesdale ? — Si je vous apportais une photo de lui, dit le professeur, vous le reconnaîtriez certainement car, à l’époque, nous étions d’accord pour le trouver très agréable [sympathisch], vous ne vous souvenez pas : vous avez applaudi à son exploit quand il a survolé l’Everest — puis qu’il a plongé dans un trou d’air et s’en est sorti de justesse ? Vous ne vous souvenez pas que cela vous avait fait penser au Hôllental où vous faisiez du ski ; mais lui, il était tombé de deux mille mètres ! Vous ne vous souvenez pas que cela vous avait terriblement impressionné ? » Goering se mêle à nouveau à la conversation : « Rappelez-vous l’autre guerre, la précédente : vous étiez un jeune lieutenant des forces aériennes, comme moi... Vous ne vous souve nez pas d’avoir volé vers la France en tant que pilote de chasse ? L’avion Fokker? Vous ne vous souvenez pas du combat aérien auquel vous avez participé ? — Vous ne vous souvenez pas, que vous avez été gravement blessé ? Vous avez reçu une balle dans le poumon, demande Haus hofer. — Vous ne vous rappelez pas de Max (il faisait allusion au légen daire Immelmann) et de moi, qui volions avec vous ? » dit Goering. Hess prétend ne se souvenir de rien — même quand Haushofer 360 Nuremberg évoque de façon très vivante comment ils ont une fois joué à cachecache entre les chênes d’Hartschimmelhof. «Je suis désolé, finit par dire le prisonnier, de me trouver en face d’un vieil ami, et de ne pouvoir partager avec lui ces anciens souve nirs. » Le colonel Amen poussa un profond soupir, puis demanda au colo nel Edmund Walsh, qui rôdait dans les parages, d’emmener le pro fesseur, seul avec Hess, dans la pièce adjacente. Le dialogue qui en résulta fut légèrement différent — Hess était désolé mais il ne pou vait se souvenir de rien passé dix ou douze jours. À un moment [rapporta Walsh par la suite] Haushofer sortit quelque chose de sa sacoche... j’intervins pour qu’il me montre ce que c’était avant que Hess ne s’en saisisse. C’était la photo d’un homme âgé d’environ trente-cinq ou trente-huit ans, assis dans une voiture avec une femme à ses côtés. En la regardant, Hess dit immédiatement : « Ça c’est moi — et ça c’est ma femme. » Puis suivit une conversation intime... Essayant d’encourager Hess à faire revenir sa mémoire au temps présent, Haushofer suggéra que si lui, Hess, voyait à nouveau le vieux paysage familier de la Bavière, il pourrait recouvrer la mémoire. Hess acquiesçait toujours... Il était, ou prétendait être, soumis à une extrême tension mentale. Là, dans cette autre pièce, il se montra extrêmement nerveux, remuant continuellement, croisant et décroisant les jambes, battant des paupières, tripotant sa veste, etc. À un moment il parla des menottes qui le liaient à son gardien « ...mie ein Kannibale» — comme un cannibale. Au bout de vingt minutes qui ne donnèrent aucun résultat, Walsh mit fin au dialogue. Les deux amis, le maître et l’élève, se serrèrent la main en silence en se regardant fixement dans les yeux — Haus hofer visiblement plus ému que Hess. Le professeur était anéanti, et tandis qu’on le reconduisait en voi ture à son logement, il dit à Walsh : « Hess était mon élève préféré, et aujourd’hui j’ai assisté à la ruine de tout cela. » Sa foi fanatique en Hitler était totalement sincère, mais leur entourage l’avait trahi. Ribbentrop et Bormann, suggéra le professeur, s’étaient tous deux servis de cet homme pour satisfaire leurs ambitions. «Avez-vous seulement entendu l’insolent von Papen demander comment il pouvait ne pas se souvenir du vice-chancelier ? » Sentant son idéal trahi, Hess, et c’était bien dans son caractère, s’était envolé pour « Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” » 361 l’Angleterre. « C ’est la seule fois où il a trahi notre amitié — lorsqu’il m’a caché scs projets. Je me doutais qu’il se préparait quel que chose... il était extrêmement nerveux depuis quelque temps. Quand je le questionnais, il fuyait mon regard. » De retour dans sa cellule, Hess prit une feuille de papier jaunâtre et commença un journal manuscrit — parfaitement conscient, évi demment, qu’il serait probablement lu par ses geôliers : O n m ’a m is face à face avec G oering et un vieux m onsieur qui est censé m e co nnaître depuis lo ngtem ps, a p p arem m en t po u r s’assurer que je les reconnaissais. J e ne les ai pas reconnus. Amen demanda plus tard dans l’après-midi à Goering : « Pensez-vous que Hess disait la vérité ? — Oui, absolument, répondit le Reichsmarschall. Il a totalement changé... il me donne l’impression d’être complètement fou. — Diriez-vous qu’il semblait fou avant d’avoir entrepris ce vol ? — Je ne dirais pas vraiment fou, mais il n’était déjà pas tout à fait normal, il était très exalté, disons — très exubérant. » Goering indiqua spontanément ce qui, selon lui, avait motivé le vol spectaculaire de Hess en 1941 : « Malgré la haute fonction qu’il occupait, après le déclenchement de la guerre, il avait relativement peu de choses à faire... Il souhaitait tout le temps faire quelque chose — et quelque chose de décisif — et cela le rendait très, très nerveux. Puis il a probablement pensé que son chef d’état-major, Bormann, s’entretenait à son insu avec le Führer ; et cela a pu aggra ver les choses.» Ainsi, concluait Goering, Hess avait décidé de compenser sa relative inactivité par une action d’éclat : « Il devait s’envoler pour l’Angleterre et apporter la paix. » Le lendemain de ces étonnantes conversations, le colonel Amen, affable, entama un nouvel interrogatoire : « Comment va votre mémoire aujourd’hui ? — Elle ne s’est pas modifiée du tout», répondit Hess par le canal de l’interprète. Il ne se sentait pas bien, il venait juste d’être victime de ses anciennes « crampes » d’estomac. Amen promit de ne pas le retenir trop longtemps, mais lui posa néanmoins une série de questions pour essayer, dit-il, de déterminer jusqu’où remontaient ses souve nirs. Hess admit qu’il pouvait tout juste se souvenir d’avoir quitté le pays de Galles et l’appartement où il logeait là-bas à l’hôpital. 362 Nuremberg Brusquement, le colonel Amen abandonna son comportement d’infirmière. « Quand vous est venue l’idée de perdre la mémoire ? demandat-il sèchement. — Je ne sais pas. Mais le fait est qu’actuellement je l’ai perdue. — Je vous ai demandé, répéta Amen avec un perceptible agace ment dans la voix, quand vous est venue l’idée que cela pourrait être une bonne chose de la perdre ? — Je ne comprends pas très bien, répondit Hess. Vous voulez dire par là que j’ai imaginé que ce serait une bonne idée de perdre la mémoire pour vous tromper ? — Oui. C’est exactement ce que je veux dire. Ce pourrait être très utile étant donné la procédure en cours, n’est-ce pas ? » Hess fit mine de se montrer coopératif. Après son entraînement au pays de Galles, il était passé maître à ce jeu. « Bien, prenons par exemple le livre que vous m’avez montré hier. Je ne vois pas quel bénéfice je pourrais tirer d’avoir perdu la mémoire à ce sujet. — Oh non, acquiesça Amen. Mais par exemple quant aux divers meurtres que vous avez organisés — car vous l’avez fait ! — J ’ai fait cela ? — Oui, répliqua Amen, et il bluffa: C’est ce que disent les témoins. — Vous voulez dire, réfléchit Hess, que parce que je suis incapa ble de me souvenir, vos témoins deviennent moins crédibles ? — C’est à peu près ça. — Ou voulez-vous dire parce que je mens ? Si je semble avoir perdu la mémoire, les gens ne vont pas m’aimer et cela pourrait influencer le tribunal et aboutir à une peine plus sévère. » Amen rappela au prisonnier que d’après Haushofer ils avaient lu ensemble autrefois un roman suédois parlant d’étudiants qui, après avoir perdu la mémoire, l’avaient retrouvée avec le secours de la musique et de la poésie. « En réalité, triompha-t-il, c’est là que vous avez trouvé l’idée de perdre la mémoire, n’est-ce pas ? » Hess ricana en disant : « Non, certainement pas. — Que trouvez-vous de si drôle à cela ? » Hess invita le «gentleman », comme il l’appelait, à se mettre à sa place, dans la perspective d’un procès imminent : «Je vais me trouver incapable d’assurer ma défense. Je reste assis dans ma cellule tout le temps à penser à tout cela... Cela me tour mente terriblement. Et quelqu’un vient me demander en se « Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” » 363 moquant si j’ai eu l’idée de perdre la mémoire à la lecture d’un roman, et cela me semble très ridicule — vu le contexte. » Le colonel le reprit : « C’est vous qui avez ri, pas moi. — Je ne peux faire qu’une chose lors du procès qui va venir, dit Hess, c’est défendre ma peau de toutes mes forces ; et les seules armes dont je dispose sont mon cerveau et ma mémoire. » L’accusation américaine se trouvait confrontée à une énigme. Hess avait, au cours de cet entretien, mis le colonel Amen au défi de lui expliquer pourquoi il aurait simulé. « Est-ce qu’il me consi dère comme suffisamment puéril ou naïf pour croire que je pourrais améliorer ma situation de cette façon ? » demanda-t-il à l’interprète. Amen s’était contenté de murmurer : «Je ne suis pas tout à fait sûr de savoir pourquoi vous le faites. » Hess ne le savait pas très bien non plus, mais son instinct lui dic tait de déstabiliser l’adversaire en le plaçant dans une situation inha bituelle. Le juge Robert H. Jackson était dans une mauvaise passe. Son procureur adjoint, Thomas J. Dodd, demanda à von Papen trois jours après la confrontation avec Hess : « Qu’en pensez- vous? D’après vous, a-t-il réellement perdu la rai son ? — Il semble bien. Je l’ai trouvé très changé, son visage aussi... La façon dont il parle, et le fait qu’il ne reconnaisse aucun de ces gens : cela doit être de la folie. — Bien, vous savez naturellement le problème que cela nous pose : est-ce qu’il simule ou non ? — Pourquoi le ferait-il ? — Je ne sais pas. » D’après un récit confidentiel du procès enregistré par le juge Jack son en 1953, Goering était de ceux qui considéraient l’amnésie de Hess comme une supercherie. «Amenez-moi cet individu, dit le Reichsmarschall, usant d’un terme peu flatteur, et moi, je le ferai se souvenir. » Goering [rapporta Hess plus tard dans son journal] a essayé pendant une heure de me rafraîchir la mémoire — sans succès. Il m’a dit que j’avais, paraît-il, laissé une lettre pour le Führer lorsque je m’étais envolé pour l’Angleterre. 364 Nuremberg «Vous ne vous ne vous souvenez plus? demande le Reichsmarschall [la conversation, dans la pièce 167 avait été secrètement enre gistrée]. Vous n’arrivez pas à vous souvenir du bruit d’un moteur d’avion ? — Si, bien sûr, réplique Hess, mais je ne sais pas si ça ne vient pas du vol que je viens juste de faire. Maintenant, je voudrais vous demander : savez-vous piloter un avion ? » Hess, circonspect, déclare qu’il n’en est pas certain ; Goering évo que alors l’histoire de l’Allemagne. « Vous souvenez-vous de Frédéric le Grand ? Eh bien, je connais le nom — mais cela ne signifie pas grandchose pour moi. — Vous souvenez-vous avoir possédé son portrait ? [Goering par lait d’un tableau qu’il avait, de toute évidence, convoité.] — Oui. — Comprenez-vous, même si vous ne vous en rappelez pas, que nous avons partage beaucoup de moments par le passé ? Soyez cer tain que je cherche à vous aider autant que je peux. — J ’en suis convaincu», dit Hess — peut-être déconcerté de voir Goering tenir ce rôle de « Dr Kildare » qui lui allait si mal. — Il est très important pour nous deux d’essayer de raffermir votre mémoire. Les raisons pour lesquelles vous êtes ici sont bien claires pour vous, n’est-ce pas ? — Oui. — Vous devez comprendre que le fait que quelqu’un ne se sou vienne de rien constitue un système de défense. — Oui, acquiesce Hess, sombrement. J ’ai découvert cela aussi. Mais ce n est pas pour cela que j’ai perdu la mémoire. » Trouvant encourageant que Hess se soit souvenu au moins du nom de Frédéric le Grand, Goering s’aventure plus loin dans cette voie, essayant de recolter quelques pepites dans la gangue qu’était devenue pour lui le cerveau de son ancien collègue. Au bout d’un moment, Hess s’enquiert poliment : « Pensez-vous pouvoir me faire retrouver la mémoire de cette façon ? Le médecin m’a dit que cela ne pourrait se faire que sous l’effet d’un choc. » Goering continue à jouer son rôle de psychiatre et de conseiller : «Vous êtes supposé vous décontracter et essayer de vous souvenir de tout cela. » Hess explique que tenter de se concentrer crée une tension terri ble dans son esprit. «Après, pendant deux heures, je dois rester « Vous souvenez-vous du "Heil Hitler” » 365 allongé sur mon lit, dit-il, et je ne sais plus ce qui se passe autour de moi. » Mais le Reichsmarschall n’était pas taillé pour ce rôle. Perdant patience, il lance sèchement : « Maintenant écoutez, Hess, ça n’était pas simple pour moi non plus de venir ici vous parler, moi aussi je dois me concentrer. — Pourquoi diable devrions-nous tous deux nous donner tout ce mal, ici et maintenant ? — Ne nous disputons pas là-dessus... Mais si nous parlons cal mement de certains points, quelque chose vous reviendra. » Il essaya de faire parler Hess de littérature, mais sans réussir à lui faire admettre que la lecture produisait des associations d’idées avec la vie réelle. Les événements passés étaient un brouillard. Le nom de Baldur von Schirach dirigeant des Jeunesses hitlériennes ne pro voqua qu’une réponse incompréhensive : « Qui est-ce ? » «Vous souvenez-vous du Führer? — Eh bien, je sais à quoi il ressemblait — j’avais sa photo dans ma chambre. — Vous rappelez-vous comment il parlait ? — Sa photo ne parlait pas. » Quand Goering essaya de savoir précisément pourquoi Hess avait gardé une photo du Führer, celui-ci fut incapable de lui fournir une raison. «Ç a je ne sais pas.» Répondre différemment aurait trahi sa supercherie. « Que voulez-vous dire, que vous ne savez pas ! Vous avez gardé cette photo tout le temps. » Pendant cinq minutes, Goering le harcela à propos de la photo de Hitler qu’il avait dans sa chambre au pays de Galles « avec des variantes dans les questions, mais pas dans les réponses », comme le déclara le soldat américain chargé de l’enregistrement... « Franchement, dit Hess, las de ce dialogue, cela m’est indifférent de savoir si cette photo était là ou non... Vous savez, ce n’est pas très bon pour mon cerveau, dans l’état où il est, d’approfondir toutes ces choses. — Vous refusez de vous souvenir, l’accusa le Reichsmarschall. Vous refusez de vouloir vous souvenir ! » À ce moment-là, le colonel Amen, qui attendait à l’extérieur, abandonnant toute discrétion, se rua dans la pièce. « Pensez-vous encore que vous serez en meilleure posture au pro cès si vous refusez de vous souvenir de quoi que ce soit ? gronda-t-il (les micros étaient toujours branchés). 366 Nuremberg — Que je dise quelque chose ou non, cela ne changera rien», finit par dire Hess. Amen ne manqua pas de lui présenter quelques-uns des docu ments qu’il avait rédigés à Abergavenny, et qui se rapportaient visi blement à des épisodes antérieurs de la guerre. « Vous avez écrit cela après coup (l’ingénieur du son entendit le colonel insister). Vous pensez les avoir écrits avant d’avoir quitté l’Allemagne ? » Hess se déroba, évitant de répondre sur le moment, il demanda à lire les documents dans sa cellule. «Je ne peux imaginer que j’étais dans la situation d’écrire une chose semblable. — Est-ce votre écriture ? — Je n’avais pas de machine à écrire, dit-il, désarçonné, aussi je suppose que j’ai dû les écrire. » Amen, triomphant, bondit sur l’occasion : « Comment savez-vous que vous n’aviez pas de machine à écrire ? — Oh, ce n’est qu’une coïncidence que je me souvienne de cela... ma mémoire remonterait si loin ! — Elle remonte jusqu’où vous le voulez bien, se moqua le colo nel. Et qu’en est-il de la lettre que vous avez écrite au Führer ? En avez-vous une copie dans les paquets que vous avez emportés avec vous ? » Hess répondit qu’il ne savait pas ce qui se trouvait dans ces paquets, il avait même prétendu ne pas se souvenir qu’Amen lui ait déjà posé ces questions auparavant — mais là il se trahit maladroite ment en déclarant : «Je ne m’en souviens que trop bien — c’est pour cela que j’étais furieux et si remonté contre vous; je voulais qu’on me les rende tous. — Pourquoi n’employez-vous pas un peu de votre énergie à essayer de repenser à ce qui s’est passé avant votre départ d’Angle terre ? — Personne, répliqua Hess ironiquement, ne m’a donné d’ordonnance pour me dire comment faire. — Bien, dit le colonel Amen avec une nonchalance affectée, je suppose qu’il va falloir que nous commencions à vous administrer quelques “chocs”. — Oh oui, je vous en prie — et aussi me rapporter les papiers que vous m’avez promis. » À l’origine, le juge Jackson avait souhaité tenir les psychiatres éloi gnés des accusés jusqu’au jour du verdict. Le comportement de Hess, pourtant, ne lui laissa pas le choix. D’autant plus que ce der « Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” » 367 nier n’était pas le seul détenu dont la santé posait des problèmes : le dirigeant du Front du travail, le Dr Robert Ley, était sérieusement déséquilibré, comme le montraient ses écrits, et comme il le confirma quelques jours plus tard en s’étranglant volontairement. Jackson rappela le psychiatre de Park Avenue, John Millet, qui, deux mois auparavant, l’avait exhorté au nom des associations de psychiatres américaines, pour que les condamnés fusillés ne soient pas touchés à la tête (pour permettre à une postérité perverse d’étudier leurs cerveaux). « Dans l’état actuel des choses, écrivait mainte nant Jackson au Dr Millet, il devient nécessaire de procéder à un examen psychiatrique des hauts dignitaires nazis avant le procès. » Il invitait Millet, à titre tout à fait confidentiel, à lui suggérer quel ques noms de psychiatres de réputation internationale. Le même jour, il envoya son fils, par avion, à Washington, avec pour instructions d’expliquer ce problème inattendu au secrétaire à la Guerre : « Nous avons besoin non seulement d’un psychiatre, mais d’hommes éminents aptes à émettre un jugement qu’acceptera le corps médical. » Ce ne pouvaient être de toute façon, pensait-il, des « hommes des services réguliers ». (Plusieurs officiers de l’armée avaient alors critiqué ce «procès politique» dans la presse améri caine.) En attendant, il autorisa le major Kelley, psychiatre consultant de la prison, à effectuer des tests sur Hess. Kelley utilisa une variante de l’ingénieux test de la « tache d’encre » inventé vingt-cinq aupara vant par le psychiatre suisse Herman Rorschach : on montre au sujet dix cartes types avec en surimpression des taches en blanc et noir et d’encres multicolores et on lui demande ce qu’il voit. D’après la réponse, un expert pourrait déterminer l’image que le sujet projette de lui-même sur la forme. Par exemple, «voir» des humains en action pourrait être un signe de grande intelligence. Pour lui faire passer ce test, Kelley et un interprète s’assirent cha cun d’un côté de Hess — sur sa couchette, puisqu’on ne lui avait pas donné de chaise. Sa curiosité probablement piquée par ce nouveau défi, Hess se prêta au jeu. Sur la seconde carte il vit « deux hommes parlant d’un crime — ils ont du sang sur les mains ». Comme il continuait dans le même esprit, il sembla significatif à Kelley que Hess retenait encore les « souvenirs sanglants ». À la neuvième carte, il interpréta la tache d’encre comme la «vue en coupe d’une fontaine ». Kelley y décela un signe d’angoisse. Dans la situation du sujet, cela n’aurait pas surpris grand-monde à Nuremberg. Kelley rendit son rapport le 16. Adressé au colonel Andrus, ce document de deux pages concédait qu’à son arrivée Hess avait 368 Nuremberg simulé ce que Kelley appelait une « amnésie irrégulière » ; il citait Ellis Jones disant que Hess avait présenté les symptômes d’une totale amnésie de novembre 1943 à février 1945, et à nouveau du 12 juillet jusqu’à ce jour. Pour ce qui était des nombreux échantil lons de nourriture, chocolat et médicaments que Hess avait mis de côté comme «pièces à conviction», l’opinion citée par Kelley était intéressante : « Un tel comportement pouvait être soit simulé, soit une réaction réellement paranoïde. » Kelley, qui n’avait pour sa part découvert que de «vagues ten dances paranoïdes », était manifestements persuadé que Hess simu lait. « Il n’existe aucune preuve de réelle psychose», soutenait-il. Quant à l’amnésie en cours, Kelley restait prudent et confus — enveloppant son diagnostic de tant de « si» et de «m ais», qu’Andrus et Jackson ne furent guère plus avancés. 16 octobre 1945 [Rapport du major Kelley] Le prisonnier Rudolf Hess a été soigneusement examiné depuis son admission a la prison de Nuremberg... Le présent examen révèle une condition mentale normale, à l’exception de l’amnésie... Les résultats du test de Rorschach indiquent quelques tendances névroti ques, chez une personnalité fortement schizoïde avec des compo santes hysteriques et obsessionnelles. Les actuelles réactions du patient confirment ce diagnostic. Il se plaint amèrement de «crampes d’estomac» qui sont manifestement des manifestations névrotiques. Ses actes sont excessivement spectaculaires, ses expressions, ses récriminations et ses symptômes sont typiques de l’hystérie. Actuellement, son amnésie se limite aux événements de son his toire personnelle après son entrée au Parti. L’amnésie, pourtant, varie de façon très suspecte... Il est tout à fait possible qu’il se soit suggéré à lui-même l’amnésie depuis si longtemps qu’il ait fini par y croire partiellement. En résumé, Kelley attribuait l’amnésie à la fois à l’autosuggestion et à une «conscience qui simulait», et définissait Hess comme «sain d’esprit et responsable». Il en concluait qu’un traitement était possible. Ne sachant évi demment pas que le major Dicks l’avait précisément essayé en mai 1944, Kelley préconisa la narco-hypnose — (interrogatoire mené après une injection intraveineuse de penthotal, le « sérum de vérité »). Cela permettrait, expliquait-il, de montrer si Hess simulait réellement. Kelley avertissait cependant: «Il faut avoir à l’esprit, néanmoins, que les intraveineuses peuvent parfois provoquer des « Vous souvenez-vous du “Heil Hitler” » 369 accidents. » L’usage du penthotal ou d’autres drogues similaires de la série des barbituriques avait provoqué des accidents fatals. Le lendemain, le colonel Andrus transmit le rapport de Kelley, accompagné de son propre commentaire au juge Jackson : Hess croit, ou l’a prétendu, que les Anglais ont tenté de l’empoison ner. Une chimiothérapie pourrait faire naître le même soupçon ou accusation contre nous. Alarmer inutilement le patient pourrait lui être préjudiciable. Hess se montrait aussi peu coopératif que possible. Après un exament dentaire, il refusa de signer le formulaire attestant du mauvais état de ses dents, et le dentiste dut signer le document à sa place. Lorsque, quelques jours plus tard, on lui demanda une signature pour un anodin récépissé d’emprunt à la bibliothèque, il déclara: «Je ne signerai aucun papier qui n’ait pas été entièrement rempli. » Maintenant, en dépit des cajoleries intensives de Kelley, il refusait de signer une formule d’agrément pour l’expérience de narco-hypnose projetée. Même s’il n’y avait qu’une chance sur mille pour que se produise un accident mortel, les Américains répugnaient à pren dre le risque et, le 20 octobre, le colonel Robert J. Gill, le rédacteur de l’équipe de Jackson, écrivit au colonel Andrus : « Nous sommes opposés dans cette affaire à tout traitement incluant l’usage de dro gues qui serait éventuellement préjudiciable au sujet. » Hess continuait à rédiger des notes un peu bizarres dans son jour nal de prison : 17 octobre 1945 Grande excitation parce que j’ai fait du tapage à propos de choses dans mes bagages que j’avais réclamées et qu’on ne m’a pas rendues. Après quoi on m’a dit que je pouvais déposer une plainte auprès du commandant, mais que je ne devais pas crier après les gens... J’ai accroché dans ma cellule de petites notes disant : DU CALME, IL NE FAUT PAS CRIER APRÈS LES GENS. Un des officiers qui est passé a dit que c’était une bonne idée. 18 octobre 1945 Le médecin américain m’a formellement assuré qu’une seule injection suffirait à me rendre la mémoire. 19 octobre 1945 On m’a remis l’acte d’accusation. Cent pages. Je l’ai feuilleté en cinq ou dix minutes et j’ai lu les têtes de chapitres. 370 Nuremberg L’accusation instruite contre « Hermann Wilhelm Goering, Rudolf Hess, Joachim von Ribbentrop » et consorts retenait contre lui les quatre chefs d’inculpation, y compris les atrocités et les crimes contre la paix. À 16 h 46, le même jour, le colonel lui notifia officiellement : «Vous continuerez à être interrogé de temps a autre, à moins que vous ne vous y opposiez expressément», lui annonça-t-il. Hess n’avait aucunement l’intention de tomber dans ce piège — de risquer de se trahir lui-même ou de mettre en difficulté ses coac cusés par ses déclarations. «Je crois qu’en pratique tout cela ne ser virait à rien», dit-il. Amen lui demanda de certifier s’il considérait que ses intérêts seraient mieux protégés s’il refusait tout nouvel interrogatoire. «À mon avis, répliqua Hess avec impertinence, de toute façon, cela ne ferait aucune différence : car rien ne sortira de tout cela. J ’ai lu l’acte d’accusation et il est totalement dépourvu de signification pour moi... Cela dit, si ces messieurs souhaitent me poser des ques tions, je serais ravi de les écouter. » Il avait mis l’accent sur le mot écouter. 20 . Le triomphe de la volonté Les quatres équipes de procureurs qui s’étaient rassemblées à Ber lin, concession à l’orgueil des Soviétiques, étaient maintenant arri vées à Nuremberg contrôlée par les Américains, mais les Russes réclamaient encore plusieurs semaines de délai. Les Américains gro gnaient mais, en fait, ils n’étaient pas le moins du monde mécon tents, étant donné les difficultés auxquelles se heurtaient leurs pro pres préparatifs. L’instruction contre Hess était celle qui leur causait le plus de migraines. Les charges contre lui étaient minces, en effet, et des équipes d’experts des services secrets battaient la campagne dans tout le pays pour rassembler un dossier crédible. Le 29 octobre 1945, Erich M. Lipman, de l’état-major de la VIe armée U.S. rap porta, après avoir rencontré lise Hess, qu’elle lui avait spontané ment montré une soixantaine de dossiers contenant la correspon dance rédigée par le canal de leur Privatkanzlei (dont Mlle Hildegard Fath, la secrétaire depuis 1933, était déjà prisonnière des Amé ricains). Ce matériel n’était pas de nature à faire progresser l’accusa tion, bien au contraire. « Franchement, rapporta Lipman au lieutenant Blumenstein à Nuremberg, je suis plutôt favorablement impressionné par la qua lité de ses amis comme par la façon dont il désapprouvait le favori tisme, même quand il s’agissait de sa propre famille. » Lipman avait cependant remarqué le rôle troublant, parmi les voisins de Frau Hess à Hindelang, d’un médecin — celui à qui Hess avait écrit une lettre codée depuis le pays de Galles. « Il faut prêter une attention particulière au dossier du Dr G erl», prévenait Lip man, en faisant parvenir trois dossiers sélectionnés à Nuremberg. « Hess et Hitler lui-même se servaient de lui pour tenter de circon venir de hauts dirigeants britanniques et des personnes “proches du trône”, et leur vendre leur version des intentions allemandes.» Cherchant des traces d’une correspondance avec «lord Ham ilton», Lipman n’avait trouvé qu’une carte de Noël de ce dernier, qui lui 372 Nuremberg sembla donner un aperçu intéressant sur les cercles d’appeasers avant la guerre. lise Hess avait conseillé à Lipman de lui faire écou ter du Mozart, cela l’aiderait peut-être à recouvrer la mémoire ; elle écrivit une lettre qu’elle lui demanda d’apporter à Nuremberg, et qu’elle glissa, avec une photo de Wolf Rüdiger, dans une enveloppe semblable à celles qu’utilisait le bureau de Hess pour les pièces confidentielles qu’il devait être seul à voir. Le 20 octobre on fit savoir à Hess que le procès commencerait un mois plus tard. Il ne voyait aucune raison de coopérer. On lui demanda de remplir un long questionnaire sur sa « future occupa tion », la religion et autres renseignements personnels ; il se contenta d’y inscrire son nom. Il refusa de choisir un avocat, et nota dans son journal, le 21, qu’il se moquait que le tribunal en désigne un d’office, ce qu’il confirma par lettre au secrétaire général du Tri bunal, le lendemain. On continuait de lui refuser toute possibilité d’exercice et il n’était autorisé à se raser que tous les trois ou quatre jours. Il perdait aussi rapidement du poids. Son apathie était peut-être devenue réelle. Le 23, quand Kelley lui demanda pourquoi il ne s’était pas donné la peine de lire l’acte d’accusation, Hess répondit : « Ce n’est pas là la question, de toute façon j’oublierai ce qu’il contient — je jetterai un coup d’œil dessus juste avant le procès. » Kelley tenta de le persuader d’accepter une injection d’insuline pour reprendre du poids avant qu’on ne lui fasse « la piqûre qui lui ferait retrouver la mémoire». Hess refusa et réclama qu’on lui apporte des pommes crues à la place. Sans tenir compte de ce refus, le D r Ludwig Pflücker, vieux médecin allemand chargé des prison niers, apparut dans la cellule en brandissant une seringue d’insuline. Hess la refusa courtoisement. « Comment va l’appétit ? demanda Kelley le lendemain 24 octo bre. — Vu mon manque d’exercice, on peut difficilement s’attendre à ce que j’aie grand appétit », répondit Hess. Un ou deux jours plus tard, quand Kelley l’avertit que la perte de poids depuis les photos prises en 1941 était tout à fait sensible, le prisonnier répliqua : «Je suis sûr que je récupérerai rapidement mon ancien poids aussitôt que j’aurai retrouvé la liberté. » Le ciel était clair, le soleil brillait sur Nuremberg cet après-midi-là, mais il n’avait toujours pas le droit de sortir. Inquiet de la rapide détérioration de l’état mental des prisonniers, Kelley écrivit au colonel Andrus, mentionnant particulièrement Hess, Keitel, Ribbentrop et Sauckel, en demandant qu’on les auto Le triomphe de la volonté 373 rise à prendre à l’extérieur le minimum d’exercice indispensable. Le colonel Rene H. Juchli, médecin de la prison, appuya cette requête. Mais le commandant refusa son consentement. Son intention d’administrer un sérum de vérité à Hess ayant été contrariée, Kelley demanda au Tribunal de désigner une commis sion internationale qui confirmerait ses conclusions sur la santé mentale du prisonnier. Il avait en cela un allié de poids. Le général de division William Donovan, chef de l’OSS, Office of Stratégie Ser vices, précurseur de la CIA — qui suivait de très près la préparation du procès —, fit la même recommandation le 25 octobre : Comme Hess prétend être amnésique, je propose... que le Tribunal crée une commission chargée d’enquêter sur son état mental aussi bien que sur sa capacité à discuter avec son avocat de la mise au point de sa défense. Deux jours plus tard, deux nouveaux médecins américains vinrent visiter le prisonnier, le pressant d’accepter des injections tout à fait inoffensives. « Votre perte de poids doit vous causer du souci, lui dirent-ils. — Je préfère reprendre du poids par des moyens complètement naturels, fut la réponse. — Nous voulons simplement que vous vous sentiez mieux. » Le Dr Pflücker le supplia de reconsidérer l’insuline. Ils ne l’auto risèrent toujours pas à prendre de l’exercice à l’extérieur, mais lui proposèrent d’avoir une chaise dans la journée. «Je n’ai pas besoin de chaise », dit Hess. Le 30, ils lui présentèrent les paquets qu’il avait rapportés du pays de Galles. 30 octobre 1945 On m’a conduit dans un bâtiment juste à côté. On m’a montré des monceaux de documents écrits de ma main et de petits paquets scel lés que j’aurais, paraît-il, rapportés d’Angleterre avec moi. Je ne me souvenais pas du tout de ces documents ni de ces paquets. J’en ai ouvert un qui contenait des échantillons de médica ments et de nourriture que je prétendais contenir des substances toxiques [poisons]. On m’a affirmé qu’on me rendrait ces documents — qui semblent être très importants —avant le procès, dès qu’ils auraient été tra duits. Cependant je n’ai pas communiqué officiellement ces documents, par exemple, pour m’en servir comme bases de ma défense. 374 Nuremberg Il était maintenant à Nuremberg depuis plus de trois semaines ; plus de quinze jours s’étaient écoulés depuis sa dernière entrevue avec le colonel Amen — avec des résultats que le colonel n’avait visible m ent pas prévus. « Quand vous êtes arrivé à Nuremberg, lança Amen, vous aviez emporté avec vous divers papiers et documents ? — Je n’en sais rien. — C’est pourtant ce que vous m’avez dit l’autre jour. » Hess montra sa surprise en désignant le colonel. « À ce monsieur? demanda-t-il à l’interprète. Je ne me souviens même pas avoir déjà vu ce monsieur. » Amen trouva cela un peu dur à avaler et lui demanda s’il ne se souvenait pas du tout d’avoir été interrogé depuis qu’il était arrivé ici, au Palais de Justice. Astucieusement, Hess renouvela dans sa réponse sa décision de ne pas prendre d’avocat. « E h bien, dit-il, sans doute m ’a-t-on interrogé auparavant, car dans mes papiers j’ai trouvé cette déclaration : “J ’ai dit que je ne voulais pas d’avocat.” Donc je suppose qu’on m’avait déjà posé la question. » Amen le mit à nouveau au défi. «Vous ne vous souvenez pas que je vous ai interrogé plusieurs fois ? » Le prisonnier répondit sans équivoque que non. « L’état de votre mémoire empire au lieu de s’améliorer. N’est-ce pas ? » dit sèchement le colonel. Avec une logique infaillible, Hess fit remarquer qu’il lui était dif ficile d’apprécier. Amen lui proposa alors de lui montrer les documents qu’il avait rapportés d’Angleterre. « Mais avant cela, je voudrais vous redeman der si quelqu’un vous aurait dit que vous n’aviez pas droit à un défenseur ? — J ’ai par là-bas un document, dit Hess en indiquant d’un mou vement de tête le bâtiment de sa cellule, qui contient une déclara tion selon laquelle j’ai droit à l’assistance d’un avocat, mais que je n’y suis pas obligé. » Amen, sans comprendre que se défendre lui-même était un élé ment important de la stratégie de Hess, passa sans autre commen taire aux divers paquets. « En voici un, annonça-t-il impassible, scellé par sept sceaux de cire rouge. Je vous demande de le regarder et de me dire si vous savez ce que c’est. Le triomphe de la volonté 375 — On peut lire au dos de l’enveloppe qu’il y a dedans des pilules de médicaments contenant des substances dangereuses. » Il ajouta qu’il ne se souvenait pas l’avoir déjà vu, mais c’était assurément son écriture. « Avez-vous rapporté avec vous des produits empoisonnés d’Angleterre ? — Non. Que voulez-vous dire par “produits empoisonnés” ? — Je ne sais pas ce qu’il y a dans cette enveloppe. J ’essaie de savoir si vous le savez ! » Hess répéta qu’il savait simplement ce qu’il lisait sur l’enveloppe. « Et cette enveloppe-là ? demanda Amen, reprenant sa litanie, qui porte cinq sceaux de cire, quatre violets et un autre vert sur l’autre côté. » Hess nia se souvenir l’avoir jamais vue. Avec emphase, le colonel indiqua qu’elle était marquée pour identification : « PIÈCE À CONVICTION “A ” HESS 30 OCTOBRE 1945 ». Hess fit remarquer le sceau qui se trouvait entre deux autres sceaux violets au dos de l’enveloppe. « C’est le sceau de la Légation suisse à Londres », reconnut-il. Amen bondit sur l’occasion. « Comment le savez-vous ? » L’adjoint du Führer expliqua : « C ’est marqué “ Légation de Suisse à Londres.” » Il ne se souvenait pas de celle-là non plus; elle était aussi dési gnée comme pièce à conviction. Ensuite, Hess refusa de reconnaî tre les pièces B, C, D et E qu’Amen identifia jusqu’à ce qu’ils arri vent à une enveloppe anglaise officielle d’où le colonel tira un manuscrit commençant par ces mots : «J’ai atterri en Écosse, le soir du 10 mai 1941.» (C’était la version des événements selon Hess, rédigée dans les premières semaines de sa détention à Abergavenny.) « Vous rappelez-vous avoir écrit ça ? — Non, en aucune façon. » On l’invita à en prendre lecture. Au bout d’un moment il releva les yeux et déclara: « C ’est une histoire incroyable... Il est écrit là: “À part les drogues qui me causaient des maux de dents, il y avait, évidemment, un laxatif puissant et un poison qui m’irritait les muqueuses... le sang coagulé me bouchait alors le nez, ma bouche saignait abondamment, et mes intestins brûlaient comme du feu. ” » Hess admit que c’était bien son écriture, mais déclara qu’il ne se rappelait ni quand ni comment, ni même s’il avait écrit cela. Il per mit au colonel Amen de faire traduire ces documents en anglais, mais ajouta : « Pourrais-je en avoir une copie dans ma cellule pour 37 6 Nuremberg pouvoir les étudier... ? Car apparemment ils sont importants pour le procès. » On lui montra d’autres manuscrits de sa main — sur la Première Guerre mondiale, la bombe atomique, la reconstruction; il com menta simplement : « Il semble que j’étais très productif. — Très prolifique », grogna Amen. « Les avez-vous empaquetés vous-mêmes ? demanda-t-il, mon trant le tas de paquets plus petits. — Ça, je n’en sais rien. En tout cas, si je l’ai fait, ça a dû être un bon passe-temps. Ça, c’est du cacao, dit-il après avoir ouvert un paquet. Et c’est marqué : “Cela donne mal à la tête.” » Sur un autre paquet de comprimés de sels de fer, était inscrit : « Cela cause des constipations. » On lisait sur d’autres : « Poison pour le cœ ur», « Poison pour le cerveau». Le major Kelley, le psychiatre, intervint : « Pourquoi transportiez-vous tous ces poisons ? » Hess, évidemment, l’avait oublié — du moins le prétendit-il, tout en autorisant spontanément le colonel Amen à continuer lui-même à ouvrir les autres paquets. «T out cela n’a plus d’importance pour m oi», dit le prisonnier. Le colonel revint à la charge : « Aujourd’hui, avez-vous l’intention de prendre un avocat pour le procès ? » Hess répondit que cela lui était égal. «Je crois qu’un avocat ne pourrait pas grand-chose. » Comme Hess continuait à paraître prendre peu d’intérêt aux prépa ratifs du procès, la Cour commit d’office Günther von Rohrscheidt. Celui-ci rendit visite à Hess le 2 novembre. Je lui ai dit [rapporta Hess] que je considérais l’ensemble de ce pro cès comme une farce ; que le jugement serait fait d’avance ; et que je ne reconnaissais pas l’autorité du Tribunal. L’observant de près, Rohrscheidt déclara que la presse insinuait qu’il pourrait être inapte à comparaître. «Je ne veux pas être séparé de mes collègues, insista Hess. Je veux être jugé avec eux. Je veux partager leur sort. » Le lendemain, parlant peut-être à l’intention des Américains qui seraient à l’écoute, il reprocha à l’avocat de ne pas croire qu’il avait réellement perdu la mémoire. Rohrscheidt s’excusa : «Je voulais simplement vous mettre en Le triomphe de la volonté 377 garde contre les conclusions que pourrait en tirer la Cour. » Il se sentit obligé d’ajouter que puisque son client refusait de coopérer, il songeait à se désister. « Savez-vous, demanda-t-il au prisonnier, que vous êtes le seul à porter des menottes ? » Hess hocha la tête. « Cela aussi m’est parfaitement indifférent. » Il m’a parlé de mon vol vers l’Angleterre [calligraphia soigneusement Hess dans son journal de prison, par la suite] dont je n’avais pourtant aucun souvenir. Les jours suivants, le D r Douglas Kelley essaya divers moyens pour ranimer la mémoire de Hess. Après avoir fait semblant de façon convaincante de se concentrer, le prisonnier s’autorisa à se rappeler quelques maigres détails — termes géographiques ou autres. Kelley, patient, lui déclara : « Ce qui compte, c’est que vous deveniez peu à peu capable de vous souvenir des événements récents. » Hess lui exprima sa profonde gratitude, mais lorsque Rohrscheidt vint plus tard dans la journée lui demander de lui signer l’habituel pouvoir, Hess refusa et l’invita à s’adresser directement au Tribunal. Afin que ne subsiste aucun malentendu, il dit le lendemain à Rohr scheidt qu’il ne collaborerait à aucune défense et ne consentirait pas non plus à ce qu’on nomme des experts médicaux neutres pour l’examiner. On autorisa Hess à prendre un peu d’exercice, mais uniquement dans le gymnase couvert de la prison où, un an plus tard, les bour reaux allaient dresser leurs potences. Comme au pays de Galles, il posait sa timbale sur les tuyaux du chauffage central pour la réchauf fer ; mais la cellule était glaciale, les fenêtres brisées et les radiateurs aussi froids que la pierre. Le 8 novembre, un vieux monsieur que Hess pensa être peut-être un Russe — certainement ni un Anglais ni un Américain — vint étudier ses réflexes et sembla trouver amusantes certaines de ses réponses aux tests de mémoire. Hess le regarda d’un air inexpressif. On le fit assister à la projection privée d’une copie saisie du Triomphe de la victoire, documentaire de Leni Riefenstahl sur le ras semblement du Parti nazi de 1934, qui donnait froid dans le dos. Quarante ou cinquante officiers américains et anglais assistaient à la projection. Jackson rappela par la suite : « Hess avait envie de se dis traire et nous nous sommes assis tandis que le film commençait aux accents de la musique militaire allemande. » Au début, ils se dirent que le film allait évidemment réveiller de 378 Nuremberg vieux souvenirs. Tandis que Rudolf Hess, prisonnier de ses enne mis, observait Rudolf Hess, adjoint du Führer d’Allemagne, arpen tant à grands pas l’allée de l’arène monumentale construite pour l’occasion, il se pencha en avant, les yeux rivés à l’écran. Les oreilles emplies des fanfares et des voix de Hess et de Julius Streicher, les psychiatres, psychologues, avocats, interrogateurs et interprètes ne quittaient pas des yeux le prisonnier dont le visage était éclairé par en dessous par la faible lueur d’une lampe. Au bout d’une minute, Hess se cala à nouveau dans son fauteuil et se désintéressa du film. Son visage restait de marbre, mais ses mains se crispaient légère ment chaque fois qu’il se voyait sur l’écran, et il pouvait voir le major Kelley le fixer attentivement. Lorsque la lumière revint dans la salle, Hess évita de parler aux autres spectateurs. Dans son journal de prison, il prit la précaution d’écrire : « Si mon nom n’avait pas été cité, je ne me serais même pas reconnu. » Sa cellule était maintenant surchauffée. Il se sentait malade, et il en avait l’air. Le capitaine Ben Hurewitz, chirurgien américain de la prison, vint, le 10, procéder à un examen complet. Sans se soucier des pro testations du prisonnier, il lui fit une prise de sang en expliquant que c’était afin de découvrir pourquoi il maigrissait. Pour Hess, la réponse était simple : « Dès que je serai libre, dit-il, j’aurai assez à manger et suffisamment d’exercice, et alors je reprendrai du poids. » Dans son rapport, Hurewitz signala la perte de poids, les yeux caves, le visage abattu et les côtes saillantes mais trouva tout le reste normal. Il remarqua aussi, et mesura, les deux cicatrices laissées près du cœur par la «tentative de suicide» de février: longues d’environ trois centimètres, elles étaient espacées de trois milli mètres. Depuis son vol, l’Union soviétique avait toujours considéré Rudolf Hess comme le principal des criminels de guerre ; non seulement parce qu’il avait été l’adjoint d’Adolf Hitler, mais à cause des fausses nouvelles lancées pendant la guerre par le gouvernement britanni que pour cacher le but réel de sa mission. Les Soviétiques affir maient que Hess avait tenté de persuader la Grande-Bretagne de se joindre à une croisade contre le bolchevisme. Bien que, lors des réunions secrètes régulières entre les membres de l’accusation, le procureur Roudenko eût explicitement approuvé la projection privée du film, celle-ci déclencha dans la presse de gauche un scandale orchestré par les articles des journaux de Mos Le triomphe de la volonté 379 cou. Paranoïaques et maladivement soupçonneux de façon chroni que, les communistes virent dans le « coup de bluff » des Alliés une manœuvre destinée à épargner la potence à Hess sous prétexte d’une quelconque démence. Agissant au mépris des instructions de son client, l’infortuné avo cat de Hess demanda officiellement au Tribunal de nommer un expert médical neutre que pourrait désigner, par exemple, l’univer sité de Zurich ou celle de Lausanne, pour examiner l’aptitude men tale du prisonnier à assister au procès ; Rohrscheidt entreprit égale ment des démarches pour se faire dessaisir du dossier, arguant que, ne pouvant tirer la moindre information de son client, il lui était impossible de préparer une défense. Le Tribunal fit preuve de son manque d’impartialité en rejetant tout idée de demander l’avis d’un médecin neutre. Avant de fixer une date pour entendre la requête de l’avocat, il ordonna à une commission d’enquête médicale a d hoc réunie par les quatre puis sances alliées de statuer : 1. L’accusé est-il capable de répondre à l’accusation ? 2. L’accusé est-il ou non sain d’esprit? Si non, le Tribunal souhaite savoir si ses facultés intellectuelles lui permettent de suivre le cours des débats et de se défendre correctement, d’affronter un témoin qu’il souhaiterait contredire et comprendre le détail des charges. Au cours des jours suivants, une douzaine d’experts médicaux, plus ou moins éminents, vinrent ensemble ou séparément, envoyés par toutes les puissances victorieuses, soucieux d’exercer leurs compé tences sur ce cas extraordinaire. Hess devint ainsi une sorte de phé nomène de foire. Un professeur français le pressa d’accepter des injections, des électrochocs et une confrontation avec sa famille. (J’ai repoussé particulièrement la dernière proposition, rapporta Hess.) Le W ar Crimes Executive britannique nomma évidemment comme délégué le général Rees; mais apprenant que les Russes avaient déjà sélectionné trois professeurs moscovites — Eugène Krasnouchkine, Eugène Sepp et Nicolas Kouraskov —, ils ajoutè rent le médecin personnel de Churchill, lord Moran, et un éminent neurologue, le Dr George Riddoch à leur équipe avant qu’elle ne parte pour Nuremberg. Les experts soviétiques étaient déjà arrivés, ainsi que le colonel Paul L. Schroeder, neuropsychiatre de Chicago. Le 14 novembre, Hess fut acheminé, lié par des menottes à un G.I., comme d’habitude, jusqu’à une longue pièce où il trouva, autour des trois côtés d’une table, les équipes l’attendant pour l’interroger. Il prit place sur le côté resté libre et l’épreuve 380 Nuremberg commença. Escomptant un effet de surprise, on fit entrer par une porte située en face de lui le Dr Rees, tandis que les experts étu diaient son visage. Rees serra la main du prisonnier qu’il connaissait si bien depuis 1941 en Angleterre. Rien sur le visage de l’Allemand ne laissa paraître qu’il l’avait reconnu. Après quelques minutes d’interrogatoire en anglais, Hess demanda à ses interlocuteurs de lui poser leurs questions en alle mand par le canal de l’interprète. Le général britannique se douta que ce n’était pas innocent : Hess essaierait de gagner du temps en mettant à profit les interventions de l’interprète pour réfléchir. Rees trouva que Schroeder et les Russes posaient des questions particulièrement astucieuses. Mais si celui qui avait été tout au long de sa vie le disciple de Hitler admit se souvenir d’un minimum de choses concernant le Führer, pour rester crédible, les experts furent incapables de venir à bout de son amnésie. Cela se solda, dans la plus grande confusion, par quatre rapports différents : l’un signé par un psychiatre parisien (le professeur Jean Delay) et trois de ses confrères soviétiques, le 16 novembre ; un autre signé par les seuls trois médecins soviétiques le 19 ; et un troi sième signé par le professeur Delay et les trois psychiatres améri cains, Schroeder, Nolan D. Lewis et D. Ewen Cameron le 20. Le quatrième était dû à Rees et Riddoch, où, de façon significative, ne figure pas le nom de lord Moran qui pensait, d’après Rees, « que les symptômes et l’incapacité de Hess étaient tellement marqués qu’ils le rendaient incapable de comparaître à son procès, puisqu’il était incapable d’affronter des témoins ». C’était ce point que tentait d’établir le Dr von Rohrscheidt. Le 13, il déposa un second recours devant le Tribunal, demandant la production de documents et la comparution de certains témoins britanniques pour prouver que son client était un malade mental. Manifestement, bien que Hess lui-même ne lui ait été d’aucun secours, Rohrscheidt avait bien mené son enquête (peut-être même avec l’aide occulte d’un fonctionnaire de l’accusation bien disposé), car il en avait appris suffisamment pour demander à la Cour d’ordonner au gouvernement britannique de produire tous les dos siers des hôpitaux de Glasgow et du Foreign Office de Londres se rapportant à l’affaire, aussi bien que les rapports établis par le duc de Hamilton, le Dr Dicks, Ivone Kirkpatrick et les autres officiers qui avaient interrogé Hess, et que ces derniers soient cités à comparaî tre comme témoins directs et en tant qu’experts. Rohrscheidt demanda également à la Cour de produire les rapports de la Ges tapo qui établissaient que Hess avait déjà souffert de troubles men taux quelque temps avant son vol. Le triomphe de la volonté 381 Pour justifier sa requête, l’avocat déclarait : « Les dossiers men tionnés ci-dessus, d’après les informations recueillies par la défense, contiennent des conclusions très importantes quant aux mobiles de l’expédition de Hess et à son état de santé, particulièrement en ce qui concerne les manifestations de son déséquilibre mental à l’épo que de son arrivée. » Rohscheidt soutenait que son client était inca pable de préparer une défense valable tant à cause de sa perte de mémoire que d’un état de faiblesse se traduisant par une fatigue anormalement rapide. Le gouvernement britannique ne délivra que les documents les moins utiles parmi ceux qui étaient réclamés : les premiers rapports rédigés par Hamilton et Kirkpatrick qui ne faisaient pas mention d’«épisodes psychotiques». Il refusa de communiquer les rapports de Dicks et ceux des autres experts médicaux. Tout le monde prit part à la controverse. Les médecins étaient plus convaincus par les symptômes que les militaires. Le colonel Burton C. Andrus avait peu de temps à accorder à ces divers experts. Le commandant de la prison, frustré à la perspective de perdre un prisonnier de marque, suggéra au Dr Kelley une absurde théorie de son cru. « Sa mémoire se détériore (soi-disant), écrivit-il le 15, pourtant il se souvient parfaitement de la langue anglaise. » En conséquence, Andrus suggérait de donner instruction à un interprète de se tromper de façon délibérée en traduisant les propos de Hess, et d’observer le résultat. D’après le même Andrus, les raisons pour lesquelles Hess se sou venait de Hitler et apparemment pas de sa femme étaient simples : Hitler avait eu une relation homosexuelle avec son adjoint — com ment Hess aurait-il pu l’oublier ? 1. Il est connu dans le monde entier que tout a commencé à la bras serie de Munich; et nous savons qu’il avait des relations sexuelles normales avec sa femme, et probablement avec beaucoup d’autres femmes. 2. Nous pensons que la seule raison pour laquelle il se souvient de Hitler est qu’il a eu des relations sexuelles anormales avec celui-ci. Un homosexuel aurait tendance à se souvenir d’un homme avec lequel il a eu des rapports sexuels anormaux, plutôt que de sa femme avec laquelle il avait des rapports sexuels normaux. Le commandant suggérait au Dr Kelley un moyen de se gagner la confiance de Hess ; il suffisait de lui dire : « Vous avez dupé tous les autres médecins — mais moi vous ne m’aurez pas ! Puisque vous et moi sommes les seuls à savoir que votre mémoire n’est pas malade, 382 Nuremberg je veux vous demander quelque .chose. Si vous vous tirez bien de ce procès — et pour moi, vous avez de bonnes chances si je ne dis pas ce que je sais —, est-ce que vous témoignerez contre les autres pri sonniers ? Si vous refusez, je vous démasquerai. » Les deux psychiatres étaient partisans de méthodes plus conven tionnelles; le procès allait s’ouvrir quatre jours plus tard. Avec l’accord d’Amen, ils tentèrent des tactiques de choc, en confrontant Hess aux deux secrétaires qui avaient été très proches de lui pen dant huit ans. Le 16 novembre à 14 h 30, Hess fut conduit par le couloir menant à la salle d’interrogatoires. Ingeborg Sperr, maintenant une séduisante femme brune de trente-trois ans, était devenue sa secrétaire le 1er mai 1934. Elle ne comprit pas tout d’abord pourquoi le colonel John H. Amen lui demandait si elle voulait bien «aider Hess à retrouver la mémoire » — le secret sur son amnésie avait été bien gardé — mais elle répondit: «Si je peux l’aider, bien sûr...» Amen décida de confronter d’abord Hess à la collègue de Mlle Sperr, Hildegarde Fath. Alors âgée de trente-six ans, elle s’était jointe à l’équipe de Hess le 17 octobre 1933. Amen fit venir un sté nographe et un interprète dans la salle d’audition où attendait le pri sonnier, lié à un garde par des menottes. Quelques minutes plus tard, on fit entrer les docteurs Kelley et Schroeder et un observateur américain membre du Sénat, suivis de Mlle Fath. Elle commença à parler en allemand à Hess qu’elle avait évidem m ent reconnu. Lorsque le colonel commença à interroger le prison nier à propos de sa mémoire, elle lança à ce dernier : « Bon, je vais vous montrer quelque chose qui va vous aider à vous souvenir», et elle sortit une photo du petit Wolf Rüdiger. Hess détourna la tête, en murmurant « Non, non, non ! » et refusa de prendre la photo. Après une dizaine de minutes de conversation, au cours des quelles le sténographe n’eut pas grand-chose à noter à part une allu sion à un médecin de Fribourg, Amen fit entrer Mlle Sperr. Sans se soucier des uniformes américains et des voix hostiles qui les entou raient, les deux femmes en larmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre. Puis, tandis que les micros dissimulés ne perdaient rien de la conversation, Ingeborg Sperr se mit à parler doucement à Hess en allemand. Les transcriptions montrent que Hess écouta impassible les nouvelles qu’elles lui apportait de son frère, d’Ilse et de son petit garçon, qui lui avaient tous trois rendu visite. Elle l’encouragea : «Vous retrouverez la mémoire. Je vous ai aussi envoyé des pho Le triomphe de la volonté 383 tos de votre femme et de votre fils, mais je ne sais pas si vous les avez reçues. — Oui, j’ai reçu des photos en janvier. » Elle le pressa de ne pas être aussi nerveux. «Je suis continuellement angoissé, dit-il. Tout est si changé... Je me fais tellement de souci... Je ne parviens même pas à me rappeler qui était ce Hess... J ’ai l’impression... » Sa voix s’éteignit. « J’ai été très heureuse d’être avec vous, dit la jeune femme. J ’étais secrétaire médicale à Ulm avant de travailler pour vous... J ’ai été retenue prisonnière, et on m’a déjà interrogée plusieurs fois... On m’a demandé si je préférais un ennemi respectable, ou un faux ami. » Elle avait répondu qu’elle préférait un faux ami. « Qui vous a demandé cela ? » dit Hess pour dire quelque chose. Elle lui dit que c’était un «A m i», puis dut lui expliquer que cela signifiait « un Américain ». « Ça n’a rien à voir avec le mot français ami. » Hess acquiesça : «J’ai toujours dit que les Américains étaient des canailles. » Au bout d’un moment, on l’entendit dire : « Au cours de mes voyages autour du monde j’ai tout perdu. Je suis quelque peu dés orienté. » Elle le consola en lui disant qu’elle aussi avait connu la prison. (Elle avait passé six semaines au camp de Dachau après son départ.) « J’ai beaucoup souffert», dit-elle. « Étiez-vous heureuse quand vous travailliez pour moi ? — Oui. J ’ai été avec vous depuis 1934. — C’est une histoire de fous... » Elle lui rappela qu’on lui avait écrit de nombreuses lettres alors qu’il était en Angleterre, et qu’il y avait répondu. « Mais tout cela était si contrôlé, rappela-t-il. Une fois j’ai même dû commettre un petit Schwindel. » Il exprima le souhait qu’on l’autorisât à la revoir. Au bout d’un moment, le colonel interrompit leur conversation. « Vous vous souvenez de ces jeunes femmes, n’est-ce pas ? — Non, non, je ne me souviens pas d’elles. — Vous ne les avez jamais vues auparavant ? — Nous venons juste de dire, avec ces deux jeunes dames, que je ne les ai jamais vues auparavant. — Et vous ne vous souvenez d’aucune des photos qu’on vous a montrées ? reprit l’Américain. Êtes-vous content de voir ces dames ? — Je suis toujours content de rencontrer des Allemands, répli qua le prisonnier, des Allemands qui me parlent de ma famille. » Amen ignora l’hostilité contenue du ton. 384 Nuremberg « Q u ’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit de photos de votre famille ? — Ces dames me l’ont dit, répondit Hess très à l’aise. Et en outre, j’ai une photo de mon fils dans ma cellule. — Vous croyez ce que disent ces dames, n’est-ce pas ? — Je n’ai pas la moindre raison de croire que des Allemands me mentiraient. — Pensez-vous que tous les Allemands vous diront la vérité ? — Oui, répondit Hess d’une voix sans timbre. Tous les Alle mands qui me sont proches. » Il observa qu’il y avait des brebis galeuses dans tous les pays... « Comment savez-vous que ces jeunes femmes sont allemandes ? — Par leur façon de parler, expliqua l’adjoint du Führer, le regard toujours aussi inexpressif. J ’ai eu l’impression qu’elles n’étaient pas américaines. — Avez-vous dit à une de ces dames qu’elle pourrait à nouveau travailler avec vous dans l’avenir ? — Oui, oui, je lui ai dit qu’il ne tenait qu’à elle de retravailler pour moi. » Amen lui demanda ce que diable il pouvait bien entendre par là. « On m’a informé, répondit le prisonnier, que j’ai dans le passé occupé une haute fonction dans l’État national-socialiste, et je considère qu’un jour cela se reproduira. » Les Américains roulèrent des yeux effarés. « Oh, vous pensez que vous retrouverez une haute fonction dans l’État nazi? La même situation? Ce sont vos projets pour après le procès ? — Oui », répliqua Hess, après avoir admis qu’il ne pouvait savoir avec certitude ce que lui réservait l’avenir. Amen s’exclama : « Mais maintenant il n’y a plus de Führer ! » Pressé de préciser son idée, l’ancien adjoint de Hitler répondit le plus simplement du monde : «Je veux simplement dire qu’il y aura à nouveau de hautes fonc tions à occuper dans l’État national-socialiste. » Amen n’en croyait pas ses oreilles... «Je ne sais combien de fois il me faudra répéter que je suis convaincu que les Allemands disent la vérité, déclara Hess perdant patience. Mais peut-être que cela reste incompréhensible à ces mes sieurs. — Je pourrais faire venir ici beaucoup d’Allemands qui ne vous diront pas la vérité — Oui, surtout si vous les tirez d’une prison où l’on enferme habituellement les criminels, dit sèchement le prisonnier. Le triomphe de la volonté 385 — Comme Goering, par exemple ? lança l’Américain. — Je n’ai absolument pas voulu dire cela. — Bon. Goering est-il un criminel ? — Oui, dit Hess, puis son sens de l’honneur prenant le pas sur la prudence, il ajouta: Mais un criminel honorable; un “criminel de guerre”. — Comment savez-vous quel genre de criminel il est ? » C’était un piège redoutable, mais Hess esquiva avec une habileté digne d’une meilleure cause : «Parce que c’est le même genre de “criminel” que moi.» Le colonel Amen se mit à hurler, et Hess lui demanda calme ment de ne pas élever la voix. L’Américain était furieux... «Je vous demande comment vous pouvez savoir que ce n’est pas un voleur ou un pickpocket... — Je suis convaincu que ni les pickpockets, ni les voleurs, ni d’autres genres de malfaiteurs n’occupent de hautes fonctions. Du moins en Allemagne. — Faites-le sortir, lança sèchement Amen aux gardes. Et laissez partir les filles. » Tandis qu’on l’entraînait par son poignet menotté, Hess mur mura en allemand à l’adresse des deux femmes : «Vous pouvez être fières d’être prisonnières ! » Et il les prévint qu’il ne leur écrirait pas. « Heil à vous ! » lança-t-il encore avant que la porte ne se referme sur elles. Il ne devait jamais les revoir. Le journal de prison de Hess montre que ses souvenirs correspon dent de très près aux transcriptions littérales de cette confrontation : On a fait venir deux de mes anciennes secrétaires. Je ne les ai pas reconnues. L’une d’elles m’a apporté une photo de chez moi. Toutes deux sont « logées » à la prison, quoique l’une d’elles ne soit plus prisonnière et travaille dans un hôpital américain. L’officier qui m’interrogeait a tenté de profiter de la situation pour me demander trois fois comment je savais que ces dames ne me mentaient pas. La troisième fois, je lui ai répondu très abruptement qu’il devait admettre que j’étais certain que les Allemands de mon entourage ne me mentiraient pas ; ce qui l’a fait hurler : comment pouvais-je savoir que Goering n’était pas, entre autres choses, un criminel de droit commun, un pickpocket ou quelque chose comme ça... Ce à quoi j’ai répondu que nous n’avions pas l’habitude, en Allemagne, de nommer des pickpockets ministres. 21 . Le véritable Rudolf Hess acceptera-t-il de se défendre ? Des rumeurs sur l’amnésie du prisonnier commencèrent à se propa ger dès que quelques renseignements filtrèrent sur les circonstances de la projection privée du Triomphe de la volonté à laquelle Rudolf Hess avait assisté. Le lendemain matin. Andrus donna une confé rence de presse : « Messieurs, déclara-t-il, un bon nombre d’entre vous ont posé des questions sur un certain psychiatre... En effet, le docteur Krasnouchkine, venu d’URSS pour rendre visite à la délé gation russe présente ici, a examiné Hess conjointement avec le major Kelley. Il se peut qu’il y ait d’autres psychiatres... Quoi qu’il en soit, on ne m’a pas communiqué le résultat des examens, les médecins jugeant que la déontologie leur interdit de livrer leurs conclusions avant de déposer devant la Cour. » La rumeur ne s’en apaisa pas pour autant, et le 19 novembre, veille de l’ouverture des débats, un journaliste s’enquit à nouveau de l’état de santé des prisonniers. Dans sa réponse, Andrus aborda pour commencer le cas de Hess : « Il semble en bonne condition ; il a pris un peu de poids, il a bonne mine, mais se plaint de crampes abdominales. » Dans les derniers jours précédant le procès, Kelley ne ménagea aucun effort pour amener Hess à retrouver la mémoire. En vain. « Bien qu’il parle bien l’anglais et réponde généralement sans se faire prier, raconta-t-il plus tard, je n’ai jamais réussi à gagner sa confiance. Il était presque toujours sur ses gardes, réservé, et saluait en claquant les talons. » Un jour, à Kelley qui tentait de le persuader d’accepter qu’on lui fît une piqûre, Hess répondit en souriant : « Vraiment, vous êtes très gentil. Mais je ne sais pas si vous êtes un ami. Je vais attendre la fin du procès. À ce moment-là, je saurai. » À l’exception de Goering, qui avait prudemment refusé de signer le moindre procès-verbal d’interrogatoire, tous les autres prisonniers collaboraient plus ou moins à l’instruction — certains en toute connaissance de cause comme le complaisant Albert Speer, princi- Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre? 387 pal artisan des prouesses accomplies au ministère de l’Armement de Hitler pendant la guerre, d’autres en raison d’un intense sentiment de désespoir, comme Hans Frank, ex-gouvemeur-général de Pologne. Hess, quant à lui, refusait de coopérer, et ne fournissait d’argu ments ni à l’accusation ni même à ses propres défenseurs. On devine facilement ses raisons : si tous les autres avaient déserté et trahi le Führer, lui du moins saurait se montrer un adjoint fidèle jusqu’au fond de l’abîme. Sûr qu’Adolf Hitler aurait agi de même s’il était tombé vivant aux mains de ses ennemis, il garda les lèvres closes malgré les pressions du tribunal. «J’ai appris de son avocat que R. a strictement interdit toute citation de témoins et toute déposition écrite, écrit lise à Martha Haushofer. Il dit que la raison en est qu’il refuse de “voir des tierces personnes lui servir de témoins de moralité”. R. donne bien du fil à retordre à Rjohrscheidt] qui n’est pas exactement le genre d’individu capable de le faire sortir de sa coquille ; s’il doit y avoir une plaidoirie quelconque, il ne pourra s’inspirer que des quelques conversations que j’ai eues avec lui. Vous savez tous deux maintenant que R. n’a fait que fein dre, ce 9 octobre... Il devait avoir ses raisons, écrivait l’épouse à la confiance inébranlable, des raisons que nous ne pouvons ni connaî tre ni deviner. » D’après Rohrscheidt, poursuit-elle, les verdicts de culpabilité sont déjà «sur les rails». «Je ne vois aucun espoir que l’honnêtété et l’humanité puissent trouver la moindre place à Nuremberg... On n’a laissé aucune chance à la défense, qui se voit refuser toutes les possibilités de recours habituelles. » Il faut reconnaître à la décharge des coaccusés moins intraitables que Hess était mieux armé qu’eux pour supporter la vie de prison nier. Il avait déjà passé un an dans la prison de Landsberg avec Hit ler, et surtout, il y avait maintenant plus de quatre ans qu’il vivait confiné. Il s’était enfermé dans son petit univers, s’adonnant vorace ment à la lecture — du 16 au 26 novembre, on lui avait fourni treize ouvrages, dont un essai de Rudolf Pechel, Goethe et les pays de Goethe, un roman policier d’Edgar Wallace, et plusieurs récits de voyage. Face à l’obstination de l’ancien adjoint du Führer, l’accusation arracha le 20 novembre des témoignages écrits à ses deux jeunes secrétaires. La première, Mlle Fath, considérée par Hess comme un membre de la famille, en savait beaucoup sur les antécédents psycho-médicaux de ses proches : son oncle maternel s’était suicidé, son père avait été abusivement sévère avec ses fils, sa tante paternelle était morte assez jeune — Mlle Fath pensait qu’elle avait séjourné dans 388 Nuremberg un hôpital psychiatrique, mais comme elle était née bien après les autres enfants, et que ses troubles mentaux provenaient de toute évidence du fait que le père l’avait conçue en état d’ivresse, rien ne confirmait l’hypothèse d’un mal héréditaire. « La plus grande qualité de R.H., témoigna-t-elle, c’était un sens fanatique du devoir, et à aucun moment il n’oubliait ses principes. En tout, c’était véritablement un exemple pour les autres. Je dirais que c’était un national-socialiste au meilleur sens du terme. » Jeune homme honnête et sans prétention, il n’avait jamais toléré que la presse du Parti publiât des photos de sa femme, ni que cette dernière bénéficiât d’aucun privilège au sein des organisations fémi nines nazies; l’unique demeure que possédaient les Hess, dans le quartier de Harlaching à Munich, fut détruite par les bombes incen diaires en 1943. Sur décision des autorités américaines, la carcasse à demi calcinée d’une dépendance où vivait Mlle Fath allait être affec tée à d’anciens détenus de camps de concentration. Mlle Fath se souvenait d’un Rudolf Hess très courtois et qui avait même le cœur tendre. « Un jour où nous prenions le thé dans le jar din, quelques guêpes vinrent s’engluer dans le pot de miel, se sou vint-elle. Il les a repêchées avec une cuillère, et soigneusement rin cées avant de les mettre à sécher au soleil. » Le travail de Mlle Fath consistait à ouvrir les milliers de lettres reçues à Harlaching, pour la plupart envoyées par des inconnus qui demandaient de l’aide ou remerciaient pour un service rendu. Pour tous ceux qui le connaissent, il est absurde et grotesque de le voir maintenant accusé d’être un « criminel de guerre ». Il n’a jamais eu d’autre ambition que de préserver la paix — tant entre les per sonnes qu’entre les nations. L’Europe tout entière connaît le discours qu’il a adressé aux anciens combattants de toutes les nations*— ces anciens combat tants qui veulent la paix parce qu’ils savent ce qu’est la guerre. Lui aussi savait, car lui aussi l’avait faite. Si jamais un homme d’État était prêt à tous les sacrifices pour la cause de la paix, c’était bien Rudolf Hess. C’est peut-être pour cela que certains pensent maintenant qu’il devait être fou à l’époque. *À Kônigsberg, le 8 juillet 1934. Largement diffusé à l’époque, ce discours fut décrit cinquante ans plus tard par l’International Herald Tribune comme « l’appel à la paix le plus éloquent jamais lancé par un homme d’État allemand à la France depuis le message radiodiffusé du chancelier Heinrich Brüning du 23 juin 1931 ». Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre? 389 Ingeborg Speer fait écho aux sentiments d’Hildegarde. « Quand on travaillait pour lui, écrit-elle ce même 20 novembre, on était vite enclin à lui vouer un véritable culte : toute sa vie était consacrée à donner au peuple allemand un exemple de tout ce qui fait notre Weltanschauung. J’ai été à maintes reprises fascinée par sa pro fonde intégrité et son ardeur à faire le bien d’autrui. Mais contre les extrémistes, il était impuissant. » De ce fait, il devint la proie de troubles nerveux qui le conduisi rent de plus en plus à recourir aux médecins dans l’espoir de recou vrer sa santé perdue. Dans les mois précédant son expédition, elle l’avait vu assis seul devant son bureau à broyer du noir, torturé par la prise de conscience qu’il avait cessé d’être l’homme fort — dans tous les sens du terme. « Étant donné son patriotisme fanatique, il était logique qu’il voulût accepter tous les sacrifices possibles au nom d’Adolf Hitler et du peuple allemand, s’ils pouvaient ramener cette paix avec l’Angleterre que tous appelaient de leurs vœux — dût-il risquer de perdre sa vie, sa famille, sa liberté et l’honneur de son nom. » Bien entendu, tout cela ne contribuait guère à étayer les thèses de l’accusation ; et le major Kelley ayant subtilisé ces deux longs docu ments pour leur valeur d’autographe, la défense n’en profita pas non plus. En fait, Kelley allait bientôt quitter Nuremberg entouré de la suspicion générale ; son remplaçant, le capitaine Gustave M. Gil bert, un psychologue né en Allemagne, était arrivé le 20 octobre. C’est lui qui servit d’interprète lors de l’examen de Hess par la com mission psychiatrique américaine. Dans son Journal de Nuremberg, il rapporte que Hess demeura toute la journée assis dans sa cellule, apathique et l’air absent. « Il semblait par moments rejeter délibéré ment quelque souvenir se frayant un chemin dans son esprit obs curci, mais pour nous, il ne faisait pas de doute qu’il était pour l’essentiel dans un état d’amnésie totale. » Le procès s’ouvrit le 20 novembre 1945. Les porte-parole de l’accusation se relayèrent pour lire l’accablant acte d’accusation. La société I.B.M. avait mis en place un système de traduction simulta née multilangues relié à des écouteurs dispersés dans la salle d’audience, mais Hess ne se soucia même pas de mettre le sien à son oreille. Silhouette d’oiseau blême, vêtu d’un costume fraîchement repassé, il était assis, un livre à la main, en deuxième position à * Façon d’envisager le monde (N.d.T.). 390 Nuremberg l’extrémité du banc des prévenus à côté d’Hermann Goering, et fixait les lambris de la salle. Lui et ses coaccusés avaient littérale m ent le dos au mur — serrés sur deux rangs contre l’une des lon gues parois latérales. Du côté opposé, les juges des quatre grandes puissances leur faisaient face ; entre les deux, siégeaient les avocats de la défense et les fonctionnaires de la justice. À la droite de Hess, étaient disposées les tables des quatre accusateurs, et derrière encore des centaines de journalistes. Peu après le début de l’audience, il ouvrit un livre dans lequel il resta plongé jusqu’à la suspension de midi, loin du bourdonnement des voix hostiles. Au moment de la pause, les prisonniers se levèrent pour se dégourdir les jambes — c’était la première fois qu’ils se revoyaient depuis leur capture. À côté du box, parmi les gardes noirs qui tripo taient leurs matraques, le docteur Gilbert — jeune officier à lunettes aux traits juvéniles et aux cheveux noirs bien lissés, sanglé dans un élégant uniforme — tendait l’oreille pour les écouter. Le psychologue avait pour mission de noter les échanges qu’il pourrait surprendre ; au moment du souper et dans les cellules, il continuait de prêter une attention professionnelle et bienveillante. Comme le montrent les papiers personnels de Jackson, le médecin transmet tait directement au bureau de l’accusation américain tous les rensei gnements qu’il parvenait à glaner de cette manière. Cette « basse manœuvre » n’avait sans doute pas échappé à Hess. Tendant l’oreille vers Ribbentrop et Hess qui entamaient une conversation, Gilbert entendit simplement l’adjoint du Führer répondre qu’il ne se rappelait aucun des événements cités dans l’acte d’accusation. Comme Ribbentrop parlait de la bombe atomique, Hess feignit de s’intéresser : « La bombe atomique ? Qu’est-ce que c’est ? — La bombe à fission atomique », précisa l’ex-ministre des Affaires étrangères nazi. Le visage de Hess resta impassible ; il ne semblait pas compren dre et reprit la lecture de son livre. «Vous verrez, souffla-t-il cet après-midi-là dans le box à un Hermann Goering interloqué, ce mirage va bientôt disparaître et vous serez Führer d’Allemagne avant un mois. » 20 novembre 1945 [Journal de Hess] Début du procès, très fatigant. J’ai passé la plupart du temps à lire un roman paysan bavarois [de Hans Fitz], Der Loisl, ou à me reposer les yeux clos. Je ne me rappelle rien des débats... Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre? 391 L’avocat général Jackson, qui avait l’oeil sur la Maison-Blanche, était déterminé à ce que le tribunal de Nuremberg établît l’histoire offi cielle. Mais, comme lui-même aimait à le dire, les débats jugent la Cour autant que la Cour juge l’accusé. Il était essentiel de forcer les accusés à jouer le jeu : un procès bien conduit exige que soit accep tée ou sinon imposée l’autorité du tribunal. Dès leurs premières paroles, il devint manifeste que ni Goering, ni Hess, enfermé dans sa propre comédie, n’avaient l’intention d’aider les juges solennels de l’ennemi à asseoir leur autorité. Au deuxième jour du procès, comme on lui demandait s’il voulait plaider coupable ou non coupable, le Reichsmarschall Hermann Goering entreprit de lire une déclaration d’une page par laquelle il acceptait courageusement d’endosser la responsabilité des actes du Reich, mais déniait toute compétence pour le juger au tribunal de l’ennemi ; quant à Hess, à la grande consternation de ses conscien cieux accusateurs en robe, en uniforme ou portant perruque, il se contenta de se lever (dans un accès de colère, avoua-t-il plus tard dans son journal) en s’écriant Nein d’une voix puissante. (« Il a tiré la couverture à lui », s’indignait encore Jackson des années plus tard.) Un rire bruyant s’échappa des tribunes où s’étaient massés les spectateurs invités. Le procureur du Roi, Lawrence, président britannique du Tribu nal, jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes et déclara d’un ton pincé : « Inscrivez non coupable. » «Charlie m’a dit une fois que lorsque l’enjeu est important, il ne faut pas hésiter à passer, un certain temps, pour un traître aux yeux de son peuple — à quoi j’ajouterai : ou pour un fou », écrivit Hess à lise peu avant la fin du procès en faisant allusion à Haushofer. Néanmoins, ses acrobaties mentales ayant manqué leur objectif à court terme, sans doute commençait-il à se demander s’il n’était pas temps de présenter au monde le spectacle d’une miraculeuse guéri son : se voyant jeté dans le même box que d’incontestables crimi nels, Hess supputait lucidement que pour avoir été jadis l’adjoint du Führer, il avait peu de clémence à espérer de la part de ses ennemis, quels que pussent être les aspects positifs de sa carrière. Au début de l’instruction, les perspectives de la défense ne sem blaient dans l’ensemble guère brillantes. L’idée germa en lui qu’à tout prendre il serait peut-être préférable d’abandonner l’étrange comédie qu’il jouait depuis novembre 1943. Le tour de force avait été extraordinaire. Alors même que le pro 392 Nuremberg cès était déjà bien engagé, nul ne savait s’il était ou non un simula teur. Les docteurs Gilbert et Kelley étaient convaincus de sa sincérité. Les colonels Amen et Andrus étaient persuadés du contraire, mais ne parvinrent jamais à le confondre*. Les quatre commissions d’experts internationaux livrèrent des conclusions qui n’étaient que vaguement convergentes. Ayant examiné Hess le 14, lord Moran soutint fermement que les Britanniques devaient répondre par la négative aux trois ques tions du tribunal — en bref, que Hess n’était pas en état de compa raître. Ses collègues durent manifestement s’employer à le dissuader à leur retour à Londres, car le rapport ne fut téléphoné que cinq jours plus tard à Nuremberg. Moran, Rees et Riddoch s’accordèrent pour signer un texte déclarant que Hess avait une « personnalité psycho tique », qu’il avait souffert de délires paranoïaques en Grande-Bre tagne et qu’il avait manifesté des tendances marquées à l’hystérie comme l’indiquaient les crises d’amnésie. Le rapport britannique ne jette aucun doute sur l’authenticité de l’amnésie, mais avance une hypothèse qui mérite d’être notée : Cette amnésie pourrait éventuellement disparaître quand les circons tances changeront. « À ce moment donné, il n’est pas en état de démence au sens strict du term e», ajoute le rapport, reconnaissant néanmoins que « l’absence de mémoire aura des conséquences sur sa capacité à assurer sa défense». Les experts recommandent des injections de sérum pour avoir des « informations supplémentaires » (quant à son véritable état de santé). Le professeur français Jean Delay accepta ce diagnostic, et c’est en ayant à l’esprit les recommandations des trois Britanniques qu’il vint examiner Hess le 15 dans sa cellule, en compagnie des trois professeurs russes. Poliment, mais fermement, Hess refusa la sug gestion des Soviétiques et du Français de se laisser administrer de nouvelles injections. « De manière générale, expliqua-t-il, je n’accepterai aucune tenta tive pour soigner mon amnésie avant la fin du procès. » Dans leur rapport séparé du 17, les experts russes condamnent «le comportement de M. Hess». Après avoir épluché le dossier que leur avait présenté le docteur Rees, spécialiste du War Office, les Russes notèrent qu’à l’époque Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre? 393 de la guerre, le prisonnier avait souffert en alternance de paranoïa et d’amnésie. À présent, c’était cette dernière qui l’emportait. Ainsi, quand on demanda à Hess quelles étaient selon lui les causes de ses fréquentes crampes abdominales, il ne parla pas de « poison », mais répondit : « C’est à vous autres médecins de le découvrir. » Cela mis à part, les Russes le jugèrent clair et cohérent sur le plan psychologique : « Il répond avec rapidité et précision, exprime sa pensée de manière précise et correcte et a des mouvements expres sifs normaux.» Citant le commentaire du capitaine Gilbert sur l’intelligence au-dessus de la moyenne de Hess, ils conclurent dans leur propre rapport qu’il n’y avait aucune manifestation de schizo phrénie paranoïde; ils suggéraient que cette amnésie alléguée depuis novembre 1943 était une réaction psychologique à « l’échec de sa mission, l’arrestation et l’emprisonnement». Ils affirmaient nettement que Hess n’était pas et n’avait jamais été dément. Pour eux, il s’agissait d’une amnésie « hystérique » défensive consciente. Le pronostic des Britanniques rejoignait celui des Russes : Ce genre de comportement cesse souvent lorsque l’individu hystéri que est confronté à la nécessité incontournable de se conduire cor rectement. L’amnésie de Hess pourrait prendre fin quand il passera en jugement. Pour le reste, les experts ne parvinrent pas à se mettre d’accord. Seuls les Russes et les Français signèrent le rapport général le 17 novembre. Les Britanniques, encore en désaccord sur la capacité de Hess à assurer sa défense, rentrèrent à Londres et ce n’est que tardivement, le 19, qu’ils téléphonèrent leurs conclusions à Nuremberg- Ce même jour, les trois spécialistes américains, accompagnés du professeur français, vinrent rendre visite à Hess dans sa cellule. Après coup, les Américains se rendirent compte que le véritable Hess s’était démasqué pendant cet entretien. Il avait prétendu ne conserver aucune image mentale de ses parents, et avait cependant répondu à des questions touchant à sa famille sans recourir à son sempiternel «Je ne sais pas». Il continuait à pratiquer les diverses activités intellectuelles et physiques de la vie quotidienne « en dépit de son prétendu oubli de l’époque où il avait appris à le faire ». Les titres de la douzaine d’ouvrages qu’il venait de lire montraient qu’il avait conservé son éducation de base, alors même qu’il affirmait avoir tout oublié de ses études et de ses professeurs. Comme on lui demandait s’il avait jamais étudié l’astrologie, il 394 Nuremberg lança un « non ! » cassant au lieu de répondre «Je ne me souviens pas». Expliquant son refus de se voir administrer des drogues pour son der son esprit, il eut recours à des arguments tels que « ma mémoire n’a rien à voir avec ma responsabilité », « je pourrai toujours retrou ver la mémoire par cette méthode après le jugement», ou «ce n’est pas vraiment important que je sois guéri avant le jugement». « Tout cela, conclurent-ils, lorsqu’ils y virent plus clair, prouvait qu’il tenait manifestement à son amnésie. » Sur le moment néanmoins, ils admettaient prudemment, dans le rapport soumis au Tribunal le 19 novembre (avec le concours du professeur Delay), la présence de symptômes authentiques d’un sys tème de comportement hystérique désormais figé que le prisonnier avait établi en guise de « défense » contre la situation pénible vécue en Grande-Bretagne. Ils avertissaient que si Hess pouvait compren dre les débats, « l’amnésie risquait cependant de compromettre sa capacité à soutenir sa défense». Cela dit, ils attiraient également l’attention sur le fait qu’il exagé rait sciemment son amnésie et l’utilisait pour « se protéger contre les interrogatoires». Eux aussi concluaient que Hess n’était pas fou au sens strict. À la grande colère des avocats et des juges, Hess ne leur prêtait pratiquement aucune attention depuis le début du procès. « Hess lisait ostensiblement des livres frivoles, dit plus tard l’avo cat général américain. Il restait assis à lire, sans rien écouter des témoignages. » Il passa la troisième journée à lire Jeunesse, souvenirs d’enfance d’un auteur flamand — qu’il trouvait ennuyeux, confia-t-il plus tard au capitaine Gilbert, mais les débats d’audience l’ennuyaient davan tage encore. Le psychologue lui demanda s’il avait du mal à suivre les débats. «Vous devez essayer, le pressait-il. — Je n’en ai pas l’intention, répliqua Hess. — Mais ce que vous a dit le Führer est important, insista le psy chologue. — Ça l’est pour moi personnellement, rétorqua Hess, inconfor tablement assis au bord de son lit de camp, et ça le sera un jour pour le peuple allemand. Mais cela ne concerne en rien le reste du monde, ni vous les étrangers présents dans ce prétoire. — C’est votre vie ou votre mort qui se décide dans ces débats. — C’est vrai. Mais que j’écoute ou non parler ces étrangers n’y changera rien. » Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre? 395 Cette attitude glaciale conduisit Gilbert à revenir le soir avec le médecin. «C e procès est pour vous une question de vie ou de mort! dirent-ils. — Je sais. Mais je ne considère pas que ma vie a une telle impor tance. — Elle en a pour la plupart. — Moi, je ne suis pas “la plupart”. — Eh bien ! dit le jeune capitaine, votre façon de voir les choses vous aidera sans doute à bien dormir. — Je ne dormirai certainement pas plus mal que d’habitude. » Le 24 novembre, le Tribunal décida que le débat sur les conclu sions médicales aurait lieu au cours du dernier après-midi du mois. On approchait rapidement du moment où Hess aurait à décider s’il allait continuer sa comédie, ou s’il allait accepter de rendre des comptes en même temps que quelques-uns de ses compagnons. Derrière le masque creusé à dessein par le jeûne, un être émotif veillait, qui n’osait pas encore se manifester, du moins aux yeux de ses ennemis. Au médecin allemand Ludwig Pflücker, il demanda d’attribuer sa ration de cigarettes à Schirach et ses cigares à Walter Funck — il n’avait donc pas de mal à se rappeler ces noms, ni de problèmes à révéler ce fait à un compatriote. Mais il poursuivit sa comédie quelques jours encore. L’aumônier militaire américain l’ayant invité à assister à un office célébré dans la prison, il refusa par principe : Je lui ai par conséquent demandé de ne plus me rendre visite [écrit-il dans son journal] — malgré le plaisir que j’avais en temps normal à discuter de choses et d’autres avec un homme d’Église... En moi-même je songeais : «Je vous souhaite d’avoir la force de garder la même sérénité intérieure que moi. » Cela ne signifiait pas qu’il avait renoncé à la foi religieuse dans laquelle il avait grandi. « Appelez-le comme vous voulez, fit-il remarquer un jour à Fritz Sauckel, assis derrière lui dans le box pendant une interruption, mais il existe un Pouvoir plus grand que celui des juifs. — C’est vrai», approuva l’ex-commissaire à la Main-d’œuvre, pendant que ses voisins, von Papen et Arthur Seyss-Inquart, opi naient de la tête. « Grâce à cela, peut-être verrons-nous encore un miracle, et avant que nos têtes ne tom bent», ajouta Hess, pour les réconforter. 396 Nuremberg Le lendemain, 27 novembre, Rohrscheidt lui laissa prévoir qu’à l’issue des auditions du vendredi suivant, dernier jour du mois, le Tribunal conclurait qu’il était hors d’état d’affronter le procès. Hess mesura ce qu’impliquait cette éventualité. Il commençait déjà à penser qu’il aurait tort d’abandonner ses compagnons. «Je me sens assez bien pour me défendre moi-même, objecta-t-il à son avocat. Je veux continuer de tenir ma partie. » À la fin de l’après-midi du jeudi 29 novembre, l’accusation fit projeter des séquences cinématographiques tournées par les troupes américaines lors de leur entrée dans les camps de concentration nazis tels que Buchenwald. Dans la salle d’audience silencieuse, des veilleuses fixées sous le banc des accusés éclairaient leurs traits d’une lueur spectrale, tandis que sur l’écran accroché au mur, sur leur gauche, défilaient des images de cadavres et de déportés squelettiques et malades. Kelley et Gilbert, postés à chaque extrémité du banc, scrutaient avec attention les réactions des accusés. « Hess regarde l’écran avec un air indigné, nota Gilbert après quelques minutes, éclairé par en dessous, il ressemble à un vampire avec ses yeux caves. » Une heure et demie plus tard, il observa de nouveau Hess : « Il regarde toujours avec stupéfaction » — aussi bien en avait-il le droit, puisque rien de tout cela ne s’était produit lorsqu’il était encore en Allemagne. La lumière revenue, Hess se tourna vers Goering à sa droite. «Je n’y crois pas», dit-il à voix haute; mais le Reichsmarschall avait perdu l’aplomb qu’il avait montré le matin même, et il exhorta Hess à se taire. La déconfiture des accusés fut scellée l’après-midi suivant. Le général de division Erwin Lahousen, ancien chef du service de sabotage et de contre-espionnage de Hitler, l’Abwehr II, avait décidé de sauver sa peau en témoignant pour l’accusation. Il vint raconter à la barre comment les S.S. et la Gestapo avaient massacré des communistes et des juifs en Russie, et révéla les ordres donnés par Hitler en vue de l’extermination des élites et du clergé polonais, ainsi que d’autres épisodes infamants de l’histoire allemande récente. À la vérité, ni l’amiral Wilhelm Canaris ni l’Abwehr n’avaient élevé la moindre protestation à l’époque : à présent, les atrocités nazies étaient injustement jetées au visage d’hommes comme Rudolf Hess. Il était maintenant quatre heures et demie en ce dernier aprèsmidi du mois de novembre 1945. Le Tribunal annonça sa décision de tenir une audience restreinte pour débattre de la capacité de Hess à se défendre. Comme le banc se vidait, Gilbert entendit Goe ring bouillir de rage contre le « traître » Lahousen. Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre? 397 Hess aussi avait été désarçonné par la fourberie du général. Il se rendit compte qu’il y aurait d’autres témoins comme Lahousen, et il fut sans doute piqué au vif lorsque, au moment où il descendait du box, le docteur Gilbert s’adressa à lui : « Ils vont probablement vous déclarer incapable de vous défendre vous-même. Peut-être ne reviendrez-vous plus dans cette salle d’audience. Mais je viendrai vous voir dans votre cellule — une fois de temps en temps. — Je suis parfaitement capable de me défendre», jeta Hess d’un ton cassant, mais il semblait soucieux. Cet après-midi-là, il était seul sur le banc des accusés ; et le véritable Hess avait décidé de faire face. Ignorant tout de ce changement, et alors qu’il était sur le point d’entamer son argumentation en vue de faire admettre l’incapacité de son client, Günther von Rohrscheidt entendit Hess lui murm u rer : « J’ai décidé de dire que la mémoire m’est revenue ! — Faites comme vous voulez », dit l’avocat, et se retournant vers la Cour, il se lança dans un plaidoyer long et embrouillé sans tenir aucun compte de ce que Hess venait de lui dire. Ce dernier demeura silencieux pendant une heure, prêtant une attention inaccoutumée à ce qu’il entendait dans les écouteurs. Par égard pour lui, Rohscheidt mentionna au bout d’un moment, sans y insister, qu’il était tenu de signaler que son client, quant à lui, se sentait en état de plaider sa cause, et qu’il désirait en informer la Cour lui-même. Nul n’y prêta attention. Au lieu de cela, une heure se passa pendant laquelle on ergota sans fin dans le prétoire bondé, Rohrscheidt et la Cour pataugeant lamentablement entre les divers rapports médicaux successifs. Bien entendu, l’avocat insistait sur la conclusion unanime des experts affirmant que l’amnésie compromettait la capacité de Hess à se défendre, tandis que l’accusation mettait en relief l’autre aspect des conclusions, à savoir que Hess n’était pas fou. Pendant que les deux parties échangeaient des citations de manuels et des exemples de jurisprudence, l’impatience grandissait chez l’ex-adjoint du Führer. Le capitaine Gilbert le vit passer une note à son avocat. (C’était pour insister sur le fait que toute cette affaire serait rapidement réglée si on le laissait parler.) Rohrscheidt n’en tint aucun compte : de fait, Hess l’entendit déclarer au Tribu nal : « L’appréciation de l’accusé lui-même, à savoir qu’il est en état de se défendre, n’est pas pertinente ! » C’est peut-être à ce moment-là seulement que Hess apprit de la 398 Nuremberg bouche de Rohrscheidt qu’en vertu de l’article 12 des statuts du tri bunal, il pourrait être jugé par défaut en cas d’incapacité; et il entendit son avocat affirmer : « Les crimes dont on charge l’accusé sont à ce point terribles qu’on peut même craindre la peine de mort. » Le débat juridique reprit son ronronnement. «À ma connais sance, claironna l’accusateur britannique sir Maxwell Fyfe, la juris prudence anglaise n’interdit pas de juger et de condamner un indi vidu qui a perdu la mémoire des faits mais reste capable de com prendre les chefs d’accusation et les témoignages. » Le Tribunal délibéra. Le procureur du Roi Lawrence inclinait à penser que Hess pourrait certainement arguer qu’il aurait été mieux à même de se défendre s’il avait été capable de se rappeler ce qui s’était passé à l’époque. Brandissant le rapport du docteur Kelley où il était indiqué que Hess avait à maintes reprises refusé des injections de sérum, Robert Jackson intervint : «Je ferai respectueusement remarquer qu’on ne peut pas se dérober à la Cour et soutenir que l’amnésie constitue un empêchement, alors que dans le même temps on refuse l’applica tion de thérapeutiques médicales simples, dont nous sommes tous d’accord pour penser qu’elles pourraient être utiles. » Et l’accusa teur de conclure sarcastiquement : « Pour ce qui est de son amnésie, il fait partie de la catégorie des volontaires. » Rohrscheidt contre-attaqua en citant les rapports médicaux du Tribunal lui-même, qui établissaient que Hess était atteint de trou bles mentaux et souffrait d’amnésie. Hess, soutint-il, avait tous les droits de refuser des injections «sous la contrainte». « L ’accusé Hess me dit qu’il a une profonde horreur de ce genre de méthodes et qu’il a toujours préféré les thérapies naturelles», ajouta-t-il. Quelques secondes plus tard, Hess se levait à l’appel du Tribunal. C’était le moment de se découvrir, d’avouer que depuis le mois de février, il n’avait fait que simuler. Il tira un papier de sa poche et s’inclina légèrement vers le procu reur du Roi Lawrence avant de commencer la lecture de quelques lignes écrites au crayon. Mr le Président, je voudrais dire ceci... Afin d’être autorisé à continuer d’assister aux débats, et être jugé comme je le souhaite aux côtés de mes collègues, sans être déclaré incapable, je soumets à la Cour la déclaration suivante — déclaration que je n’avais pas l’intention de faire jusqu’à un point récent des débats : Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre? 399 À partir de ce moment, mes souvenirs sont de nouveau à la dispo sition de tous. Les raisons qui m’ont conduit à simuler l’amnésie étaient d’ordre tactique. En fait, seule ma capacité de concentration est légèrement altérée. Il n’en est rien pour ce qui concerne mes facultés de suivre les pro cès, de me défendre, de questionner les témoins et de répondre moimême aux questions. J’insiste sur le fait que j’assume la pleine responsabilité de tous mes actes et de tout ce que j’ai pu signer ou cosigner. Cette déclaration ne remet nullement en cause ma conviction iné branlable que ce tribunal est incompétent. J’ai joué avec succès aux yeux de mon avocat officiel la comédie de l’« amnésie » ; c’est en toute bonne foi qu’il a agi en conséquence. Il leva les yeux vers les juges et l’accusation, savourant leurs réac tions retardées par le temps que mettait la traduction à parvenir dans leurs écouteurs. Il les vit rester bouche bée, et entendit le rire joyeux qui éclatait dans la tribune de presse derrière l’accusation. Il y eut un grand brouhaha, et le président dut recourir à son marteau pour obtenir le silence. « L’audience est ajournée », annonça-t-il brièvement. De retour dans sa cellule froide et misérable, Hess reçut un mes sage du Tribunal : on lui demandait d’urgence une copie du texte qu’il venait de lire. Une ombre de sourire éclaira les yeux d’encre ; à sa minuscule échelle personnelle, il avait reconquis son propre terri toire. Prenant tout mon temps [crayonna-t-il sur son journal de prison], j’ai d’abord dîné. Epilogue Une vie pour se repentir Après un procès au cours duquel il s’exprima très peu, Rudolf Hess fut condamné à la prison à vie. Il avait, à maintes reprises, signifié à son nouvel avocat, le Dr Alfred Seidl (il avait remercié Rohrscheidt) qu’il ne reconnaissait pas l’autorité de la Cour. Seidl, homme sec dont l’apparence chétive cachait une grande pugnacité, lui conseilla de jouer ostensiblement l’indifférence dans le box des accusés, et de refuser de se présenter à la barre des témoins. Client difficile en toute autre circonstance, Hess joua le jeu sur ce point : il lisait des livres dans le box, bâillait, s’esclaffait à grand bruit; à l’occasion, comme le montrent les bandes d’actualités cinématographiques, il grimaçait, puis se pliait en deux sous l’effet de crampes d’estomac réelles ou imaginaires. Le procureur principal américain Jackson entendit les remarques, parfois amusantes, parfois grossières, qu’il faisait à voix basse sur les témoins qui se présentaient à la barre. Mais un diplomate britanni que chevronné qui observa attentivement le comportement de Hess devant le tribunal ne partageait pas l’opinion de ses collègues pour qui Hess était fou. Dans un compte rendu au Foreign Office, il écri vit : «Je ne pense pas du tout qu’il soit “dément” au sens strict du terme ni même qu’il soit réellement déséquilibré. Il soutient des conversations avec Goering et rit avec le plus grand naturel aux plai santeries de ce dernier. » Même si de sérieux doutes subsistaient sur son équilibre mental — on aurait peut-être pu parler de «lucidité interm ittente» — son amnésie récente avait, de toute évidence, été simulée. Le 1er décembre 1945, en rejoignant ses coaccusés, il les régala de preuves de son excellente mémoire. Se tournant vers l’amiral Doenitz, assis derrière lui, il déclara : « La dernière fois que je vous ai vu avant mon vol, c’était à l’occasion de mon discours radiodif fusé de Noël au Reich depuis Wilhelmshaven. Au mess, vous étiez assis a ma droite et je vous ai demandé si vous aviez d’autres Une vie pour se repentir 401 commandants de U-Boote capables de pénétrer dans Scapa Flow à part Günther Prien* ! » Goering se tapa sur les cuisses, ravi de voir que Hess — leur vrai Rudolf Hess — avait berné le Tribunal et ses psychiatres suffisants. Il avoua à Hess : « Mes derniers doutes s’étaient évanouis lorsque vous n’avez pas reconnu Haushofer lors de cette confrontation. » Les mois passèrent; les armées antagonistes d’hommes de loi avançaient péniblement dans le maquis des arguments juridiques, dressant des plans et faisant le relevé de la montagne de preuves accablantes pour les puissances de l’Axe. Hess n’y prêtait aucune attention, mais faisait preuve de bonne volonté vis-à-vis de ses camarades en signant des déclarations sous serment en leur faveur. La Cour commença à examiner son cas personnel le 7 février 1946. Les Anglais avaient toujours su qu’ils étaient sur un terrain peu sûr en ce qui concernait trois des accusés : l’Amirauté britanni que et le Foreign Office avaient prévenu que dans les dossiers saisis ne figurait aucune preuve que l’amiral Doenitz ait été un criminel de guerre ; quant à Hess et à von Papen, ils avaient laissé la question en suspens. Le procureur britannique Mervyn Griffith-Jones expli qua qu’ils avaient eu à l’origine l’intention d’établir la culpabilité de Hess en produisant les documents saisis, mais à présent, argumenta-t-il piètrement, il apparaissait que ces crimes avaient été organisés sur une si grande échelle que « quiconque avait participé au pouvoir devait en avoir eu connaissance». S’étant ainsi débar rassé de la nécessité habituelle de fournir des preuves, il accusa l’adjoint du Führer d’avoir été « profondément impliqué » dans les agressions nazies contre l’Autriche et la Tchécoslovaquie, tandis que la Waffen S.S. qu’« il avait envoyée » en Pologne avait détruit le ghetto de Varsovie (deux ans après le départ de Hess) ; GriffithJones rappela également au Tribunal que l’Auslands-Organisation, qu’il appelait la «Cinquième Colonne» nazie à l’étranger, dépen dait juridiquement de Hess. Quant à son vol pour l’Angleterre, le procureur produisit la déclaration faite par Eden au Parlement en septembre 1943 (nous avons vu précédemment comment ce docu ment avait été concocté en 1942 pour abuser Roosevelt et Staline). L’accusation affirmait que Hess avait simplement cherché à tenir l’Angleterre en dehors du conflit pour permettre à l’Allemagne * Whilhelmshaven était une base navale anglaise importante, réputée inviolable. Le 14 octobre 1940, le U-47 commandé par l’Oberlieutnant Günther Prien réussit pourtant à y pénétrer, à torpiller et à couler le navire de ligne Royal Oak, causant la mort de 786 hommes et officiers. Goebbels ne manqua pas d’exploiter ce succès à des fins de propagande (N .d.T .). 402 Nuremberg d’attaquer la Russie (passant ainsi sous silence le fait évident que Hess avait projeté sa mission historique dès juin 1940, un an avant le début de la campagne de Russie). Le dossier contre Hess était mince, à preuve les méthodes d’intimidation employées par Griffith-Jones lors d’un interrogatoire secret de Laura Schrôdl, secrétaire de Hess, en mars. Le 8 février 1946, seconde journée consacrée à son cas, Hess était souffrant; d’après le journal tenu par le colonel Andrus, l’ancien adjoint du Führer dut regagner sa cellule sur ordre des médecins le 21 février, le 21 juin, les 12 et 30 juillet et les 6, 8 et 10 août. Au cours du mois de février, le colonel prit des mesures rigou reuses, interdisant aux prisonniers de communiquer entre eux. Isolé dans sa cellule, privé de journaux, à l’exception de ceux sur lesquels un avocat lui permettait de jeter un coup d’œil, Hess essayait de ne pas devenir fou, mais son esprit était déjà mort, momifié quelque part entre 1941 et 1945. Le «signe de complicité» serpentait tou jours à travers ses lettres, mais Hess perdait de son humour. lise intercéda dans une lettre pour qu’il puisse lire au moins le Neue Zeitung, publié par les forces américaines d’occupation. «Je crois, la réprimanda-t-il dans sa réponse, que même sans le Neue Zeitung, j’ai une meilleure vision des choses que ceux qui “se tien nent régulièrement informés de la situation mondiale” /w \,. » Dans l’espace réservé à l’adresse de l’expéditeur, il inscrivit: «Rudolf Hess, Nuremberg, Prison pour “Criminels de Guerre” .a / v \_. » «Vraiment l’absurde est partout autour de nous, écrivait-il, et je peux seulement conseiller à chacun de voir le côté amusant de l’entracte que nous vivons, autant que c’est humainement pos sible. » Lorsqu’il déjeunait dans une pièce du second étage de ce « grand amphithéâtre » comme il l’appelait, il pouvait discerner les collines au nord-est de Nuremberg ; il ne restait en effet guère de bâtiments pour lui boucher la vue. Chaque après-midi, il regagnait le box des accusés le regard vide, perdu au loin. En pensée il gravissait ces montagnes; son cerveau était plein de Mozart, de Wagner, des marches militaires des dernières décennies, il entendait des voix lui réciter des poèmes de Goethe, de Shakespeare et de Dietrich Eckart. Quand il se retrouvait dans sa cellule, il maintenait son équilibre en lisant des livres, en rédigeant son journal ou des lettres à ses proches. Dans l’une d’elles, le 31 mars, il pressait lise de laisser Wolf Rüdiger faire un peu de grec à l’école, mais de lui permettre également de faire quelques «acrobaties», pour qu’il puisse s’éva der un peu de la réalité quotidienne : la pénible situation que Une vie pour se repentir 403 connaissait l’Allemagne se chargerait d’apprendre au petit garçon tout ce qu’il devait savoir. « Qui ne devient pas adulte aujourd’hui ! s’exclamait-il dans une autre lettre un mois plus tard. Même moi, je crois ! aaa. . » Seidl avait commencé à plaider le 22 mars 1946. Son client, ditil, était prêt à répondre de ses actes devant le Tribunal excepté en ce qui concernait les «crimes de guerre proprement dits». L’avocat ajouta : « Néanmoins, il revendique sa pleine responsabilité pour toutes les lois et tous les décrets qu’il a signés. » Les jours suivants, Seidl déposa une petite bombe dans le Tribu nal. Sans tenir compte des protestations indignées du juge et du procureur russes, il révéla que les Soviétiques avaient signé un pro tocole secret jusqu’à présent inconnu et joint au fameux pacte ger mano-soviétique. En deux clauses qui tenaient sur une seule feuille de papier, ce document signé huit jours avan t le déclenchement de la guerre établissait les lignes de partage de la Pologne et de cinq autres pays de l’Europe de l’Est entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. Et c’étaient les mêmes hommes qui avaient signé ce document qui maintenant se dressaient, impassibles, pour juger leurs anciens complices... Cela, les Russes ne le pardonnèrent jamais à Hess. Le 31 août, on autorisa les accusés à faire une dernière déclara tion. Hess avait donné à entendre à ses compagnons qu’il se propo sait de ne rien dire, mais quand un G.I. s’apprêta à fixer un micro sur une perche, il s’en empara, demanda au Tribunal la permission de rester assis car il ne se sentait pas bien, et prononça un discours au départ décousu mais qui s’organisa peu à peu. Ses paroles provo cantes furent diffusées plus tard dans l’Europe entière par les émet teurs de la radio britannique : Il m’a été donné de travailler pour le fils le plus éminent que notre pays nous ait donné en des millénaires d’histoire. Même si cela m’était possible, je ne voudrais pas effacer cette époque de mon passé. Je suis heureux de savoir que j’ai rempli mon devoir envers mon peuple — mon devoir d’Allemand, de national-socialiste et d’authentique disciple du Führer. Je ne regrette rien. Aurais-je à revivre ma vie, j’agirais à nouveau de la même façon, même si je savais qu’à la fin m’attendrait le bûcher sur lequel je devrais être immolé : je ne me soucie pas de ce que peuvent faire de simples mortels. Le jour viendra où j’affronterai le jugement de l’Étemel. Je Lui répondrai et je sais qu’il reconnaîtra mon innocence. 404 Nuremberg Philosophe, souhaitant presque le martyre, Hess attendait la prison, l’asile ou la potence. Le 1er octobre, invité à écouter les conclusions du Tribunal, il se refusa à coiffer ses écouteurs, apparemment indif férent lorsque l’un des juges donna lecture du verdict. En définitive, le Tribunal ne retint pas l’accusation de crimes contre l’humanité mais le déclara coupable de conspiration et de crimes contre la paix. Suivant en cela les réquisitions du procureur britannique, le Tribu nal considéra qu’il connaissait les plans d’agression contre l’Au triche et la Tchécoslovaquie en 1938, et contre la Pologne en 1939, et qu’il les avait approuvés. (Comble de l’ironie, ce fut le juge russe qui prononça ces conclusions.) L’accusation ajoutait, pour justifier la minceur du dossier : « Les mesures spécifiques prises par l’accusé pour soutenir les plans d’agression de Hitler ne rendent pas compte de l’étendue réelle de sa responsabilité. Jusqu’à son départ pour l’Angleterre, Hess était le confident le plus proche de Hitler. Leurs relations étaient telles que Hess était forcément informé des plans d’agression au moment où ils prenaient forme. Et il prenait une part active à leur mise en pratique lorsque c’était nécessaire. » Dans l’après-midi, Hess refusa à nouveau les écouteurs lorsque le juge britannique qui avait présidé le Tribunal donna lecture du ver dict. «Accusé Rudolf Hess, d’après les chefs d’accusation retenus contre vous, le Tribunal vous condamne à la prison à vie. » (Après que Hess eut disparu dans l’ascenseur situé derrière le box des accu sés, le juge ajouta que son collègue soviétique s’était prononcé pour la peine de mort.) Hess devait passer neuf mois à la prison de Nuremberg. Le jour nal du feld-maréchal Ehrard Milch, condamné lors d’un procès ulté rieur organisé par les Américains, offre quelques aperçus sur Hess au cours du printemps 1947 : peu communicatif, excentrique, tapant à la machine et émergeant de temps à autre pour poser des questions aux six autres prisonniers. Milch écrivit le 10 mai 1947 : « Speer craignait que Hess ne cherche à tirer de nous les éléments d’un livre destiné à prouver que le national-socialisme et Hitler étaient dans le vrai et que seuls les subalternes étaient responsables de l’échec ! » Milch tenta de prouver à l’entêté et inflexible adjoint du Führer qu’il avait tort, puis abandonna. On lit encore dans son journal : « C’est un curieux compagnon, pas inintelligent, mais irré médiablement vague, si fanatique et ascétique qu’il est impossible de lui faire entendre raison. Il est le seul d’entre nous à croire encore en Hitler et en sa mission personnelle de national-socialiste. » Le 8 juin, le feld-maréchal apprend que Hess cherche désespéré Une vie pour se'repentir 405 ment un « meilleur nom » pour le ministère de la Propagande. «Je crains qu’il n’ait complètement perdu la tête. Comme on ne lui a pas donné de table, il s’allonge sur le dallage pour prendre ses repas et mange à même le sol, comme un chien, au grand amusenfent des sentinelles... Et il passe son temps à taper à la machine. De quoi diable peut-il bien s’agir* ? » Dix jours plus tard, Hess se joint à ses codétenus pour une pro menade au soleil. De retour dans sa cellule, Milch écrit: «H ess nous a raconté sa détention avec Hitler à Landsberg » ; sa mémoire était fidèle dans les moindres détails. Milch fait remarquer que, pour des raisons de principe, Hess refusait de signer des auto graphes aux gardiens. Lorsque, le 18 juillet 1947, il entend dans la cour de la prison le camion qui emmène les sept prisonniers à Spandau, Milch résume ses impressions personnelles sur Hess : « Des manières et un regard anormaux. Totalement égocentrique, rusé et pas du tout sot, mais le fruit de ses réflexions est soit faussé soit totalement erroné. A choisi le martyre, et considère tout ce qui arrive comme une agression dirigée contre lui... Le seul “nazi” de nous huit. » La prison de Spandau était un sinistre bâtiment de brique rouge fait pour accueillir six cents prisonniers. À présent ils étaient sept. Hess, désormais désigné comme le prisonnier numéro 7, devait être le dernier à y vivre. Quoique le Tribunal n’eût pas ordonné les travaux forcés, les prisonniers travaillaient dans la journée et étaient tenus dans le plus strict isolement le reste du temps. Leurs conditions de détention étaient si dures que le chroniqueur américain Constantine Brown lança un cri d’alarme : « Les fenêtres de leurs cellules exiguës sont camouflées, leur alimentation est tout juste un peu plus que du pain sec et de l’eau. Ils ont théoriquement le droit de rencontrer un membre de leur famille un quart d’heure chaque mois. » Hess, en fait, refusa de voir sa femme ou son fils pendant vingt-trois ans. Le journaliste continuait : « Les gardes font une ins pection toutes les demi-heures pendant la nuit en braquant leurs lampes torches sur le visage des prisonniers, les empêchant ainsi de dormir une nuit d’affilée. » Brown insista sur le fait que le Tribunal n’avait pas décrété que ces hommes devaient être confinés dans la solitude, ni « être soumis à un traitement proche de la torture phy sique ». ' L’auteur a eu connaissance des écrits de Rudolf Hess rédigés à Spandau et à Nuremberg. Hess tapait à la machine un discours qu’il sé proposait de prononcer au Reichstag lorsque les Alliés lui demanderaient de régner sur l’Allemagne. 406 Nuremberg Le rapport de Constantine Brown, qui qualifiait les usages de Spandau comme «dignes de la Gestapo», parut en 1948. L’un après l’autre, les prisonniers furent élargis. Constantin von Neurath, condamné à dix ans, et le grand amiral Erich Raeder, condamné lui aussi à la prison à vie, bénéficièrent d’une libération anticipée pour raisons de santé. Speer et Baldur von Schirach purgè rent en totalité leur peine de vingt ans avant d’être libérés en sep tembre 1966, laissant Hess dans une solitude absolue, avec pour seule compagnie la combinaison de vol, les bottes et le casque d’aviateur qu’il portait en mai 1941 pendus soigneusement à une patère, attendant peut-être le moment où il pourrait les endosser et revenir à la liberté, sa mission enfin remplie. Le gouvernement ouest-allemand couvrait les frais de la prison de Spandau en versant deux millions et demi de marks par an, mais rejoignait les autres gouvernements occidentaux pour réclamer l’élargissement de Hess. Pendant quarante ans, Alfred Seidl pour suivit sa courageuse campagne dans le même sens, soutenant devant la communauté internationale et les instances constitutionnelles allemandes que maintenir Hess en prison constituait une violation de toutes les conventions sur les droits de l’homme des Nations unies — particulièrement celles du 10 décembre 1948, du 4 novem bre 1950 et du 19 décembre 1966. En 1969, la cellule de Hess s’enrichit d’un poste de télévision, mais il commençait déjà à perdre la vue. Chaque mois, on l’autori sait à écrire une lettre de 1 300 mots soigneusement épluchée par la censure ; celles qui ont été publiées montrent un point de vue phi losophe où l’on ne trouve aucune trace de désordre mental. Il parla à lise pour la première fois en 1981 ; plus tard, elle devint incapable d’entreprendre le voyage trop pénible de Berlin. Quand Wolf Rüdiger étreignit une fois brièvement son père l’année suivante, ce furent les Britanniques qui déposèrent une requête officielle. Pour son quatre-vingt-dixième anniversaire, le 26 avril 1984, le Times déclara : « Il est difficile de dire si Hess est sain d’esprit ou non. » Hess, lui, avait décidé depuis 1945, au pays de Galles, que le monde entier était devenu fou. Seul mais non oublié, Rudolf Hess abandonna le combat pour la vie le 17 août 1987. Son gardien le trouva étranglé par un morceau de câble électrique. Quelques mois plus tôt, quelqu’un avait dérobé dans sa cellule la combinaison du vieillard aveugle ; dans les jours qui suivirent sa mort, les bulldozers entreprirent la démolition de la prison de Spandau, ce monument délabré à la mémoire de l’inhu Une vie pour se repentir 407 manité. L’armée britannique avait prévu depuis des années le maté riel nécessaire. Ses cendres devaient être enterrées dans le caveau familial à Wunsiedel, en Bavière. Quoi qu’il en soit, selon les mots de Schopenhauer, ce fut une courageuse entreprise bien mal récompensée. Quand, en 1987, les fonctionnaires allemands du recensement se présentèrent à la porte de la prison de Spandau pour inscrire le prisonnier le plus célèbre du XXe siècle, les gardiens alliés ne purent que les renvoyer les mains vides. Il n’y avait plus de Z, la dernière lettre de l’alphabet, plus de numéro 7, le dernier des septs prisonniers; comme si Rudolf Hess n’avait jamais existé. Bibliographie Ahnentafeln grosser Deutschen : D ie Ahnentafel von R udolf Hess (Berlin, 1934). Anordnungen des Stellvertreters des Führers (Munich, 1937). Akten zu r deutschen Auswârtigen Politik, Série D (1937-45), Bd. ix. Andrew, Christopher : On H is Majesty’s Secret Service: The M aking o f the British Intelligence Community (New York, 1986). Bird. Eugene K. (Lieutenant-Colonel) : Prisoner No. 7: R udolf Hess, The Thirty Years in Ja.il o f H itler’s Deputy Führer (New York, 1974). Collier, Basil : The Defence o f the United Kingdom (Londres, 1957). D os deutsche Führerlexikon 1934/37 (Berlin, 1935). Dicks, Henry V : Clinical Studies in Psychopathology (Londres, 1939). — : Fifty Years o f the Tavistock Clinic (Londres, 1970). — : Licensed Mass Murder (Londres, 1972). Dokumente der deutschen Politik, 1939 (Berlin, 1940), Bd. vii. Eden, Anthony: Face au x dictateurs (Londres, 1962). — : The Reckoning (Londres, 1965). Gilbert, Gustave M. : Nuremberg D iary (New York, 1947). Gilbert, Martin: Winston Churchill, vol. vi: Finest Hour, 1939-1941 (Londres, 1983). Grenfell, Russell (Commander, “T 124”): Sea Power (Londres, 1922). Haensel, Cari : D os Gericht vertagt sich. Aus dem Tagebuch eines Nümberger Verteidigers (Hamburg, n.d.). Halder, Franz (Generaloberst) : Krigstagebuch, ed. Hans-Adolf Jacobsen (Stuttgart 1962). Hamilton, James Douglas- : M otive for a Mission : The Story Behind Hess’s Flight to Britain (Londres, 1972). Hassel, Ulrich von : Vom anderen Deutschland. Tagebücher 1938-1944 (Franckfort, 1964). “Heiden, Konrad” : Der Führer (Boston, 1944). Heim, Heinrich: Monologe im Führerhauptquartier (Hambourg, 1980). Hess, lise : Antw ort aus Zelle Sieben. Briefwechsel m it dem Spandauer Gefangenen (Leoni, 1967). — : Hess. Ein Schicksal in Briefen (Leoni, 1984). — : Hess, Wolf Rüdiger : Mein Vater R udolf Hess. Englandflug und Gefangenschaft (Munich, 1985). Hôhne, Heinz. Mordsach Rohm. Hitlers Durchbruch zu r Alleinherrschaft (Ham bourg, 1984). Hutton, J. Bernard : Hess: The M an an d His Mission (New York, 1970). Irving, David: Hitler’s W ar (Londres, 1977). 410 Bibliographie — : The W ar Path (London, 1978). Jacobsen, Hans-Adolf : K a rl Haushofer. Leben und Werk, bd. i and ii (Boppard am Rhein, 1984). Kelley, Douglas McG : Twenty-two Cells in Nuremberg: A Psycbiatrist Examines the N a z i Criminals (New York, 1947). Kempner, Robert: D os D ritte Reich im Kreuzverhôr (Munich, 1969). Kirkpatrick, Ivon: The Immer Circle (Londres, 1959). Kotze, Hildegard von (ed.) : Tagebücher eines Abwehroffiziers (Stuttgart, 1970). Krebs, Albert : Tendenzn und Gestalten der N.S.D.A.P. Erinnerungen an die Frühzeit der Partei (Stuttgart, 1959). Laack-Michel, U. : Albrecht Haushofer und der Nationalsozialismus (Suttgart, 1974). Leasor, James : The Uninvited Envoy (Londres, 1962). Lockhart, Robert Bruce : The Diaries o f Sir Robert Bruce Lockhart, vol. ii : 1939-1945 (Londres, 1984). Martin, Bemd : Friedensinitiativen und Machtpolitk im Zweiten Weltkrieg (Düsseldorf, 1976). M édical Directory, The', 1940 passim. NSJahrbuch, 1935 passim. Picker, Henry : Hitlers Tischegespràche (Suttgart, 1963). Rees, John Rawlings : The Case o f R udolf Hess (Londres, 1948). Reicbsgesetzblatt, Teil I, 1933-41. Schwarzwàlder, W. : Der Stellvertreter des Führers R udolf Hess. Der M ann in Span dau (Vienne, Munich, 1974). Sutherland, J.D . : Obituary of Dicks in Bulletin o f the Royal College o f Psychiatrists, Octobre 1977. The Trial o f the M ajor W ar Criminals Before the International M ilitary Tribunal (Nuremberg, 1948). Volz, Hans : Daten der Geschichte der N.S.D.A.P., 9th ed (Berlin, 1939)Zeitschrift fü r Geopolitik, 1935 passim. Zoller, A lbert: H itler Privât. Erlebnisbericht einer Geheimsekretàrin [Christa Schroeder], (Düsseldorf, 1949). Remerciements Toute enquête sur la vie de Hess entre 1941 et 1945 se heurte encore aux restrictions imposées par le gouvernement britannique concernant certains dossiers ; probablement parce qu’ils renferment des informations des services secrets, des détails médicaux person nels, des délibérations de la cour martiale ou autres éléments du même genre. À l’exception du récit assez partial publié en 1948 par le psychiatre consultant du Foreign Office, John Rees, The Case of Rudolf Hess, on ne sait quasiment rien des « Années oubliées » — la période 1941-1945 au cours de laquelle Hess fut incarcéré en tant aue prisonnier d’État de Churchill. En 1981, pourtant, parut aux États-Unis un dossier constitué de papiers de Hess de l’époque de la guerre, sous la signature du lieutenant-colonel britannique A. J. B. Larcombe; le 13 décembre de la même année, le Sunday Telegraph (Londres) en publia des extraits. Ces pièces sont identiques au dossier de «preuves» que Hess apporta avec lui à Nuremberg en octobre 1945 et étiqueté « Hess15 » (cf. Le Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Nuremberg, 1948, vol. XXXX, p. 279FF). Ce dossier original a disparu. Mes enquêtes à la Staatsarchiv de Nuremberg (je tiens à remercier ici YArchivrat Dr G. Rechter) et aux Archives nationales (John Taylor) se sont révélées vaines, comme celles que j’ai menées au Musée militaire impérial, où les documents de Nuremberg et d’autres collections étrangères ont été aimablement mis à ma disposition par Philip Reed. Ce dossier man quant, Hess-15, un classeur jaune paille estampillé «Très Secret», contenait des éléments tels que : « Minutes d’une conférence qui eut lieu le 9.6.1941 quelque part en Angleterre» («minutes corri gées datées 17.11.1941»), une transcription de soixante et onze pages de l’entrevue entre Hess et le lord chancelier, lord Simon; intercalée entre les pages 5 et 6 une page de coupures de journaux britanniques d’octobre 1942 à janvier 1943, avec des photos d’obsè ques d’enfants tués par les raids aériens. Plus important, ce dossier 412 Remerciements renfermait soixante-cinq copies au carbone de mémorandums et de lettres écrites par le prisonnier Hess au roi d’Angleterre, à lord Bea verbrook (avec deux réponses) et à diverses personnes ; une note de Hess sur son entrevue de septembre 1941 avec Beaverbrook; un mémorandum de Hess sur « l’Allemagne, l’Angleterre, du point de vue de la guerre contre l’Union soviétique » ; des études de Hess sur la Charte de l’Atlantique de 1941, et des liasses de papiers couverts de noms, d’adresses et de dates historiques. D’après les Archives nationales, ces documents ont été remis au colonel américain John H. Amen chargé des interrogatoires à Nuremberg (Larcombe était le colonel britannique qui avait escorté Hess depuis le pays de Galles). J ’ai découvert d’autres copies de la correspondance entre Hess et Beaverbrook au Bureau des archives de la Chambre des lords. L’inventaire qu’a fait Amen du dossier de Larcombe recensait quinze (sic) cahiers de rapports médicaux. En mai 1986, au cours de mes recherches au Fédéral Records Center du Maryland (guidé utilement par les archivistes Amy Schmidt et Richard Olsen), je suis tombé sur dix-huit livres de rapports du R.A.M.C., décrivant minute par minute le comportement d’un patient qui n’y est jamais désigné par son nom. Il s’agit manifeste ment de Hess, comme le prouve le journal du commandant du Camp Z, le lieutenant-colonel A. Malcolm Scott — abondamment cité dans ces pages avec l’aimable autorisation du Musée impérial de la guerre et de la famille Scott. En cherchant les médecins survivants, le personnel médical et les documents en leur possession, j’ai été aidé par Desmon Kelly, du Priory Hospital de Londres ; Susan Floate, du Collège royal de psy chiatrie ; Linda Beecham, du British Médical Journal; Geoffrey Davenport, bibliothécaire du Collège royal de médecine; Maurice Caplan du Tavistock Center; le général (à la retraite) P. D. Wickenden, professeur honoraire de psychiatrie militaire ; et D. Dale, admi nistrateur du Pen-y Fal Hospital, Maindiff Court, grâce à qui j’ai pu retrouver Joe Clifford, un ancien soldat de la garde du Camp Z, qui à son tour m ’a fourni des informations qui m’ont permis de rencon trer Stan Jordan et les autres infirmiers du R.A.M.C. encore en vie qui s’occupèrent du prisonnier et ont rempli les 2 000 pages des dix-huit cahiers de rapports sur Hess. J ’ai eu d’utiles entretiens avec lord Fortescue qui avait gardé le Camp Z en 1941 ; Agnes Petersen, de la Hoover Library, qui m’a aidé à identifier Foley ; et Duff HartDavis, qui m’a communiqué des informations dignes de foi sur les pièces du dossier Hess. Stuart Welham m’a donné sa photo origi nale de Hess et de son fils ; P. Welti, de l’ambassade de Suisse, m’a Remerciements 413 fourni des informations sur les archives suisses ; Frances Seeber a extrait les rapports de Halifax des archives de Roosevelt. Au pays de Galles, je dois beaucoup à l’obligeance de Lizbet Barrett et de Rob Lewis, du service des Monuments historiques du pays de Galles, et du sergent-major Hodges, de White Castle, pour des détails sur les visites de Hess dans ce site admirable. De Fort Meade, Maryland, Robert Jr m’a envoyé une copie des pièces que possèdent sur Hess les services de renseignements et l’intelligence Command américains ; à Berlin-Ouest, le Dr Daniel P. Simon m’a communiqué ses documents personnels tirés des archives du Cen tre de documentation de Berlin; de Boston, Massachusetts, le Dr Howard B. Gotlieb, directeur de la Collection spéciale de l’uni versité, m’a signalé qu’il possédait l’original de la lettre d’Albrecht Haushofer de septembre 1940; à New York, William E. Jackson m’a permis d’étudier les dossiers confidentiels de son père, le regretté Juge Robert H. Jackson ; à Colorado Springs, la famille du regretté colonel Burton C. Andrus Jr a communiqué ses documents personnels sur le procès de Nuremberg à mon assistante Susanna Scott-Gall, dont les efforts et la compétence m’ont aidé à élargir considérablement le champ de mes recherches. Enfin, je dois beaucoup à lise Hess et à son fils Wolf Rüdiger pour la gentillesse avec laquelle ils m’ont autorisé à citer les lettres d’Angleterre de Hess, dont les droits de publication appartiennent à Drüffel Verlag, Leoni am Stamberger See. David Irving Londres, août 1987 Crédits photographiques BBC Hulton Picture Library : p. V, n° 10, 11 et 12. Caméra Press : p. I, n° 2 ; p. IV, n° 7 ; p. VIII, n° 16. Impérial War Muséum, Lon dres : p. IV, n° 8 ; p. 140 (document). National Archives, Washing ton : p. I, n° 1 ; p. II, n° 3 ; p. III, n° 5 ; p. VI, n° 13 et 14 ; p. VII, n° 15. Billy F. Price Collection : p. II, n° 4 ; p. III, n° 6. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’université de Leeds Brotherton : p. V, n° 9. Le 10 mai 1941, Rudolf Hess, chef du parti nazi et adjoint de Hitler, montait dans un chasseur Messerschmitt 110 spécialement modifié et s’envolait seul pour l’Écosse, avec l’intention d’y rencontrer le duc de Hamilton. La nouvelle de son arrivée provoqua quelques remous tant en Allemagne qu’en Grande-Bretagne et suscita la méfiance de Joseph Staline. Depuis, personne n’a jamais expliqué le sens de cette étrange expédition, ni les circonstances du séjour forcé de Hess en Angleterre. A partir d ’archives américaines et britanniques encore inédites, de rapports confidentiels rédigés par les infirmiers britanniques pendant la détention de Hess, de dossiers secrets du gouvernement suisse, de lettres envoyées par Hess au roi Georges VI, David Irving propose aujourd’hui une réponse. Il lève le mystère sur cet épisode obscur de la vie de Rudolf Hess, en dresse un portrait saisissant et résout du même coup une des dernières énigmes posées par le troisième Reich. David Irving est le fils d ’un commandant de la Royal Navy. Après des études à l’Imperial College of Science and Technology et à l’University College de Londres, il a travaillé pendant un an en Allemagne dans une aciérie pour parfaire sa connaissance de la langue allemande. Parmi ses ouvrages les plus connus, on peut citer : La Destruction de Dresde, Grandeur et Décadence de la Luftwaffe, La Piste du Renard : la vie du Feld-Maréchal Erwin Rommel, La Guerre d ’Hitler et Budapest 1956. Il travaille actuellement à la biographie de Churchill et à celle de Goering. 9 782226 034342 Couverture Didier Thimonier ISBN 2-226-03434-X 150,00 F TTC
Similar documents
Goering - David Irving`s Website
continuer à circuler sans problème le long du front français pour assurer quotidiennement la liaison Amsterdam-Bâle. En dépit de ses déclarations belliqueuses et de ses rodomontades, Goering détest...
More information