David Irving`s Website

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LES ANNÉES INCONNUES
DU DAUPHIN D’HITLER
DAVID IRVING
ALBIN MICHEL
R U D O LF H ESS
Les Années inconnues du dauphin de Hitler
1941-1945
DU MÊME AUTEUR
aux Éditions Albin Michel
Insurrection !
l’E nfer d ’une Nation: Budapest 1956
David Irving
RUDOLF
HESS
Les Années inconnues
du dauphin de Hitler
1941-1945
Traduit de l’anglais
par Pierre Étienne
Albin Michel
Édition originale anglaise:
HESS. TH E MISSING YEA RS 1941-1945
© David Irving 1987
MacMillan London Ltd, Londres
Traduction française:
© Éditions Albin Michel S.A., 1988
22, rue Huyghens, 75014 PARIS
Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quel­
que procédé que ce soit — photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou
autre — sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
ISBN 2-226-034 34-X
Sommaire
Première partie
1.
2.
3.
4.
5.
Prisonnier de l’hum anité............................................................
Le secrétaire particulier..............................................................
Le mur des lam entations............................................................
Le spectateur..................................................................................
Le léger o rag e................................................................................
Deuxième partie
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
17.
L ’A llemagne
—
—
L ’Angleterre
Pour le « roi de Prusse » ..............................................................
La T our............................................................................................
Le Camp Z .....................................................................................
La visite du négociateur..............................................................
Conversations dans un a sile .......................................................
Seconde visite m inistérielle.......................................................
La g rèv e...........................................................................................
Première perte de m ém oire.......................................................
Mensonges à Staline et à R oosevelt.........................................
Les terres rouges ...........................................................................
Sourire com p lice...........................................................................
Le lame de vingt-cinq centim ètres...........................................
Troisième partie
—
11
25
41
54
64
91
123
131
154
177
202
227
250
265
287
302
315
Nuremberg
18. Retour en Allemagne — ...........................................................
19- « Vous souvenez-vous du “Heil Hitler” ? » ............................
20. Le triomphe de la volonté...........................................................
21. Le véritable Rudolf Hess acceptera-t-il de se défendre ? . . .
Épilogue. Une vie pour se rep en tir..................................................
339
345
371
386
400
Bibliographie...........................................................................................
Remerciements.........................................................................................
409
411
PREMIÈRE PARTIE
L’Allemagne
1.
Prisonnier de l’humanité
À demi aveugle, ayant perdu la mémoire, un homme a croupi qua­
rante-six ans en prison, et passé plus de la moitié de ce temps en
régime d’isolement. Il fut d’abord détenu dans des cellules aux fenê­
tres camouflées. Des gardiens lui braquaient leurs lampes torches
sur le visage toutes les demi-heures, pendant toute la nuit. Plus
tard, ses conditions de détention furent à peine plus humaines.
De temps à autre, le monde se souvenait de son existence. À une
époque où l’on libérait les «prisonniers politiques» pour des rai­
sons humanitaires on savait qu’il était toujours à Spandau, et cela
rassurait quelques âmes craintives. En 1987, le bruit courut que
quelqu’un avait racheté les bottes fourrées, les lunettes et le casque
d’aviateur, modèle 1940, du prisonnier, et des esprits enfiévrés y
décelèrent les signes d’une résurgence du nazisme.
Le prisonnier, en ce qui le concernait, avait depuis longtemps
oublié ce que ces reliques avaient bien pu signifier pour lui. Audehors, les murs de brique sombre de la prison de Spandau, en
Allemagne fédérale, tombaient en ruines. Les carreaux des fenêtres
étaient fendus ou étaient tombés de leurs châssis vermoulus. Il se
retrouvait le dernier prisonnier, solitaire, il avait survécu à tous ses
compagnons. En son cerveau fragile gisaient peut-être des noms,
des promesses, des lieux, des secrets sinistres que les quatre puis­
sances victorieuses auraient bien aimé voir ensevelis avec lui depuis
longtemps.
Ce prisonnier, le dernier des «crim inels de guerre», s’appelait
Rudolf Hess. En mai 1941, il avait de sa propre initiative sauté en
parachute au-dessus de l’Écosse, espérant grâce à cette folle équipée
mettre un terme au bain de sang et aux bombardements. Jugé par
les vainqueurs, il devait être condamné à la prison à vie pour
«crim es contre la paix». Les quatre puissances alliées misaient sur
une mort rapide qui mettrait fin aux spéculations diverses qu’il avait
fait naître. Mais l’exceptionnelle longévité de ce vieillard obstiné a
déçu leurs espoirs.
12
L ’A llemagne
Peu de mystères subsistaient quant aux autres nazis. Les Soviéti­
ques conservaient la mâchoire de Hitler dans un bocal de verre, le
cerveau de Ley était au Massachusetts ; on avait retrouvé le squelette
de Bormann sous les pavés de Berlin, les restes de Mengele avaient
été exhumés puis réinhumés, et Speer avait rejoint le Grand Archi­
tecte. Les juges et les procureurs de Hess étaient morts eux aussi. Il
était le dernier géant nazi vivant. Il constituait la dernière énigme. Il
lui était interdit de communiquer avec le monde extérieur ou de
parler des événements politiques avec son fils ; tous les jours on lui
confisquait son journal intime pour le détruire; son courrier était
censuré et soigneusement expurgé. Une ordonnance macabre —
non respectée — des puissances alliées stipulait que sa dépouille
mortelle devait être réduite en cendres dans le four crématoire du
camp de Dachau. Des bulldozers étaient à pied d’œuvre pour raser
la prison de Spandau dans les heures qui suivraient son décès afin
qu’elle ne puisse devenir un lieu de pèlerinage nazi. Pendant qua­
rante ans, les vainqueurs de la dernière guerre ont participé à cette
pantomime berlinoise, spectacle politique sans paroles joué par les
démocraties occidentales sous la haute surveillance de l’Armée
rouge.
Les gardiens étaient changés tous les trente jours. Chaque fois
qu’il revenait aux Anglais, aux Américains ou aux Français de déte­
nir la clé, ils auraient pu, en théorie, l’utiliser pour libérer le vieil
homme. Mais aucun d’eux ne le fit car les véritables geôliers étaient
les fantômes de Churchill, Staline et Roosevelt. Au nom d’un
accord caduc depuis longtemps entre les quatre puissances alliées,
ces fantômes gardaient Hess derrière les barreaux. Et ainsi l’adjoint
de Hitler continuait à vivre à Spandau, narguant l’Histoire et ren­
dant la justice elle-même dérisoire.
Malgré tout, il était devenu le martyr d’une cause.
Comme Hitler lui-même, le héros de ce récit était né hors des
frontières de l’Allemagne. Walter Rudolf Richard Hess vit le jour
sous le soleil d’Égypte, le 28 avril 1894, dans la riche famille d’un
jeune commerçant allemand, Johann Fritz Hess, à Ibrahimieh (Ibrâmîmîya), dans la banlieue d’Alexandrie.
Fritz Hess, membre respecté de la colonie allemande d’Égypte,
alors âgé de trente ans, avait hérité d’une importante entreprise fon­
dée par son père, Christian. Et le jeune Rudolf passa les quatorze
premières années de sa vie entouré de domestiques, au milieu des
soies et des céramiques d’un véritable palais. Tous les deux ans, la
famille abandonnait cette demeure patricienne pour un séjour de
Prisonnier de l’hum anité
13
six mois dans un domaine de chasse familial, à Reicholdsgrün, dans
les Fichtelgebirge, au centre de l’Allemagne.
Sa mère, Klara Münch, était la fille d’un fabricant de vêtements
de Thuringe. Rudolf était attaché à ses deux parents ; mais c’est sa
mère qui lui apprit à prier. Son premier souvenir remontait à la
naissance de son petit frère, Alfred. Il avait trois ans. On lui offrit
un jouet pour l’occasion : un canon tiré par deux chevaux. Ce
cadeau l’intéressa davantage que le nouvel arrivant. Onze ans plus
tard, naquit une petite sœur, Grete.
Emmanuel Kant a écrit : « Je n’oublierai jamais ma mère. Elle a
semé en moi et aidé à s’épanouir la première graine de bien ; elle a
ouvert mon âme aux leçons de la nature ; elle a eveille mon interet
et élargi mon champ de réflexion. Ce qu’elle m’a appris a eu sur ma
vie une influence durable et heureuse. »
Tombant sur ces mots en 1949, Rudolf aurait fait cette réflexion :
« Ce n’est pas vrai seulement pour la mère de Kant. » Il n’oubliera
jamais cette mère avec laquelle il partait avant l’aube pour assister
au lever du jour à l’ombre des palmeraies. Il y respirait profondé­
ment l’odeur enivrante de la poudre, et son regard d’enfant distin­
guait les silhouettes d’Arabes brandissant d’antiques mousquetons.
Parfois, sa mère les entraînait vers l’ouest, dans le désert libyen,
envahi par un océan de fleurs pendant les quelques semaines que
durait le semblant de printemps, avant que les dernières gouttes de
pluie ne s’évaporent et que le ghibli n’ensevelisse les anémones et
les narcisses sous des nuages de sable brûlant.
Cinquante ans plus tard, alors que son horizon se bornait aux
murs de sa cellule ou au mur extérieur de la prison, il se souvenait
encore de l’Égypte. Il expliquait à sa mère la manière dont il soi­
gnait ses plants de tomates :
J ’ai repris le système d’irrigation qu’utilisait Moussa dans le jardin
d’Ibrahimieh, près du court de tennis. Je reste là, plongé dans mes
pensées, ouvrant et refermant les vannes des petits canaux comme...
s’il s’agissait du canal Rhin-Maine-Danube du futur... J ’ai trouvé dans
un livre — serait-ce le Jou rn al d ’un philosophe de Keyserling ? — la
description d’un splendide jardin dans un pays méridional, et sou­
dain je revoyais Ibrahimieh avec ses arbres en fleurs, je retrouvais les
parfums, tout un univers impossible à décrire : la chaleur de four­
naise et la fraîche brise de mer, chargée d’odeur de sel, les tempêtes
d’hiver, la mer à perte de vue avec son écume de crinières blanches,
les cris des mouettes et le sourd grondement des vagues qui nous
aidait à nous endormir. Me revenaient en mémoire la tiédeur des
nuits au clair de lune, et le sempiternel aboiement des chiens qui fai­
sait, par contraste, paraître le silence encore plus profond.
14
L ’A llemagne
« Combien de fois, rappelle-t-il à sa mère dans cette lettre de 1949,
t’es-tu assise sur un banc avec tes enfants, sous le ciel étoilé
d’Égypte, nous racontant tout ce que tu savais, nous nommant cha­
que étoile brillante par son nom. Aujourd’hui encore je ne peux
entendre les noms de Véga, Cassiopée ou Aldébaran sans penser à
toi et à ces nuits paisibles, il y a longtemps, longtemps. »
Il ne pouvait non plus oublier la sévérité de ce père qui intimidait
tellement ses fils que ceux-ci, le matin, attendaient qu’il soit parti
travailler pour oser commencer à jouer.
Leur éducation fut des plus raffinées, de celles que permet la for­
tune. Un précepteur leur donna leurs premières leçons. Cet homme
conserva le souvenir d’un Rudolf attentif et appliqué. L’enfant
aimait les sciences et les mathématiques, mais Fritz Hess avait
besoin d’un héritier capable de reprendre son affaire. C’est dans ce
but qu’il dépensait autant d’argent. En 1900, il envoya Rudolf à
l’école allemande d’Alexandrie, puis celui-ci passa deux ans dans
une institution privée avant que son père ne l’inscrive au collège
protestant de Godesberg, sur le Rhin.
Ce fut aussi un des premiers souvenirs de Rudolf — son départ
d’Égypte en 1908. Alors que la côte, la colonne de Pompée et le
phare construit par Alexandre le Grand disparaissaient à l’horizon,
Fritz Hess dit à son fils aîné : « Regarde bien ce pays. Tu le quittes
pour plusieurs années. »
De Godesberg, Rudolf passe (en 1911) à l’École supérieure de com­
merce — francophone — de Neuchâtel, où on l’initie aux mystères
de la comptabilité. C’est un domaine d’activité qui ne l’inspire pas
du tout, pas plus que la triste perspective de deux années d’appren­
tissage dans une entreprise d’exportation de Hambourg.
Par bonheur, la Première Guerre mondiale éclate en août 1914.
Patriotes, les deux frères Hess s’engagent d’un cœur léger dans
l’infanterie. Le 20, Rudolf rejoint les champs de bataille de France
sous l’uniforme du 1er régiment bavarois d’infanterie.
Ses notes personnelles confirment qu’il assiste, à l’automne, aux
combats de la Somme et de l’Artois. Il semble faire peu de cas des
blessures : blessé à Verdun le 12 juin 1916, il continue le combat ; le
25 juillet 1917, blessé au bras gauche au col d’Oituz en Roumanie,
il demeure avec son unité ; deux semaines plus tard il est terrassé
par une balle au poumon gauche au cours d’une charge du 18e régi­
ment d’infanterie de réserve bavarois à Unguereana. Il risque de
mourir d’hémorragie lorsque ses pansements se défont tandis qu’on
Prisonnier de l’hum anité
15
le redescend de la montagne pour l’évacuer dans un fourgon de
munitions.
Après une longue convalescence dans des hôpitaux de Saxe et de
Hongrie, Hess est autorisé à rentrer chez lui, dans les Fichtelgebirge. En mars 1918, il se porte volontaire comme pilote de chasse,
mais la guerre prend fin un mois après qu’il a rejoint son unité, la
35e escadrille Staffel. Un mois plus tard, il est démobilisé avec le
grade de lieutenant.
Il arrive à Munich en février 1919, amer et déprimé par la « trahi­
son » du gouvernement de Berlin qui a signé l’armistice.
Un régime de «soviets rouges» s’était installé en Bavière. À
Munich, Hess travaille comme coursier pour la Société de Thulé du
baron Rudolf von Sebottendorff, société secrète antimarxiste et
antisémite. Il distribue aussi des tracts incendiaires qui se répandent
en injures contre la « République judéo-soviétique de Bavière ».
Il vit alors quelques mois agités. Il échappe de justesse a un mas­
sacre d’otages; arrivé en retard à une réunion de la Société de
Thulé, il a juste le temps d’apercevoir ses amis moins chanceux
chargés sur le camion qui les emmène vers le lieu de leur exécution.
Il est blessé pour la quatrième fois, à la jambe cette fois, en manipu­
lant un obusier lors des combats de rues menés par l’armée de vanu-pieds du général Frantz von Epp pour libérer Munich, le 1er mai
1919.
Son dossier militaire personnel indique que le 7 mai il rejoignit
une unité des corps francs de von Epp, qu’il la quitta le 15 octobre,
qu’il fut recruté à titre temporaire sur le terrain d’aviation de
Schleissmein, livra un avion à une unité bavaroise stationnée dans la
Ruhr le 6 avril, et finit par démissionner à Munich le dernier jour
d’avril 1920.
Il choisit alors de s’inscrire à l’université pour étudier l’histoire et
l’économie. Il y avait déjà trouvé un nouveau « père ». Un an aupa­
ravant, Max Hofweber, avec qui il s’entraînait sur le terrain d’avia­
tion de Lechfeld, lui avait parlé de son commandant, le professeur
Karl Haushofer, comme d’un homme remarquable. Intrigué, Hess
demanda à Hofweber de lui ménager une entrevue. Celle-ci eut lieu
le 4 avril 1919. Ce jour-là naquit une profonde amitié qui devait se
révéler catastrophique pour les deux hommes.
Haushofer, né le 27 août 1869, avait deux fois l’âge de Hess, mais
il décela chez le jeune démobilisé des qualités — droiture, courage,
intelligence — qui lui permettaient de viser plus haut que les
études commerciales qu’il avait suivies jusque-là. Il prit Hess sous sa
protection et le persuada de commencer à travailler comme décora­
16
L ’A llemagne
teur d’intérieur avec Hofweber — à la « Munich Wohnungskunst».
Il l’invita également à lui rendre visite. Le 28 janvier 1920, le jeune
homme vint prendre le thé pour la première fois chez les Haushofer, et tout naturellement il commença à assister aux célèbres confé­
rences de géopolitique du professeur dont il devint spontanément
l’assistant bénévole.
Le professeur, ancien général, à la stature imposante, au nez aquilin, au regard perçant, était exactement le genre de père que Hess
aurait souhaité (ses propres parents étaient encore en Égypte).
Haushofer l’hébergea dans la maison familiale : en un an Hess était
devenu comme son fils adoptif. Ils ne se quittaient plus. Ils par­
taient ensemble en promenade, en excursion ou même en voyage
en Suisse. Séduit à son tour par la droiture et l’assiduité au travail de
Hess, Haushofer dédiait des odes à son jeune élève et ami, lui
racontait ses rêves — comme une maîtresse romantique qui ferait la
cour à son compagnon.
En été de cette année 1920, Hess vit Hitler pour la première fois
à une réunion du Parti national-socialiste encore embryonnaire, à la
brasserie Stemecker-Braü. Enthousiasmé par ce nouveau person­
nage, en qui il trouva manifestement une nouvelle image de l’autorite du pere, il persuada Haushofer de l’accompagner aux réunions
du nouveau parti, en juin. Il y adhéra le 1er juillet. Il était le mem­
bre numéro 16, Hitler le numéro 7. Il faut noter que Hess ne réussit
pas à faire tomber le professeur sous le charme du «trib u n »
comme il appelait le premier président du parti, Hitler.
Quel genre d’élève était Hess vers vingt-cinq ans ? « C’était un
étudiant très attentif, devait raconter le professeur Haushofer, un
quart de siècle plus tard, mais je dirais que sa force tenait plus à son
cœur et à son caractère qu’à son intelligence. » Hess travaillait assi­
dûment mais ses activités politiques au sein des corporations d’étu­
diants et des associations d’officiers le détournaient souvent de ses
études. Malgré cela, il était, aux yeux de Haushofer, plus instruit
que Hitler qui était essentiellement autodidacte.
À partir de 1920, Hess assista aux conférences du professeur et se
nourrit, sans le moindre esprit critique, de ses théories sur la néces­
sité pour l’Allemagne d’élargir son espace vital, idées qu’il transmit
à Hitler. Hess utilisait d’ailleurs fréquemment les formules de Haus­
hofer pour exprimer sa pensée.
En 1921, en réponse à la question: « D e quel genre de chef
l’Allemagne a-t-elle besoin pour retrouver sa grandeur ? » il concou­
rut avec l’essai suivant :
Prisonnier de l’hum anité
17
Pour libérer la nation, le chef n’hésite pas à utiliser les armes de ses
adversaires : démagogie, slogans, manifestations de rues, etc. Lorsque
toute autorité a disparu, seule la popularité fonde l’autorité... Plus le
chef aura des racines profondément ancrées dans les masses, plus les
travailleurs auront confiance en lui, et plus il se gagnera de partisans
parmi eux, dans les couches les plus énergiques de la population.
Il n’a lui-même rien de commun avec les masses, c’est un homme
à part, comme tous les grands hommes.
Quand la nécessité l’exige, il ne recule pas devant le bain de sang.
Les grands problèmes ont toujours été résolus par le fer et par le
sang. Il s’agit pour nous de sombrer ou de renaître.
Que le Reichstag continue ou non à discuter, cet homme agira...
Pour atteindre son but il écrasera même ses plus proches amis. Pour
réaliser son grand projet, il est capable d’accepter de passer provisoi­
rement pour un traître à son pays aux yeux de la majorité*.
Le législateur, agissant avec une rigueur terrifiante, n’hésite pas à
appliquer la peine de mort aux profiteurs et aux usuriers qui expo­
sent à la famine les meilleurs éléments de la population. On ne joue
plus à la Bourse les richesses de la nation. Les traîtres envers le peu­
ple sont bannis. Le jour du Jugement se lève, terrible pour ceux qui
ont trahi la nation pendant et après la guerre.
Le chef s’est affranchi de la corruption des juifs et des francsmaçons enjuivés. Même s’il les utilise, sa gigantesque personnalité
doit toujours contrecarrer leur influence. Il connaît les peuples du
monde et les dirigeants influents. Il est capable, selon la nécessité, de
les fouler aux pieds ou, de ses doigts délicats, de tisser des alliances
jusqu’aux rivages du Pacifique. Il faut, d’une façon ou d’une autre,
nous libérer des traités qui nous asservissent. La nouvelle Grossdeutschland doit naître, incluant tous les individus de sang allemand.
L’édifice ne doit pas être taillé aux mesures de son bâtisseur, sinon
la structure entière s’effondrera après son départ, comme s’effondrè­
rent les empires de Frédéric le Grand et de Bismarck. Des personna­
lités non indépendantes peuvent grandir dans l’ombre du dictateur
— des hommes capables de tenir les rênes du destrier sur lesquel
chevauchera une Allemagne toute nouvelle.
Le chef peut alors remplir son dernier grand devoir : au lieu de
s’accrocher au pouvoir jusqu’au bout, il pose son manteau et se tient
à l’écart pour servir son pays comme un maître Eckhart fidèle.
Ces lignes valurent un premier prix à Hess.
Un peu de sa philosophie personnelle transparaît dans ces
* Hess écrivit à Nuremberg en 1946 que Haushofer lui avait dit: «Quand l’enjeu
est d’importance, vous devez être prêt à être désigné comme un traître, provisoire­
ment, par votre propre peuple — j’ajouterais : ou comme un fou. »
18
L ’A llemagne
conseils écrits peu après, le 24 avril 1921, dans l’album de famille
des Haushofer:
Admets toujours que le destin te jouera des tours, qu’il se présente
sous une forme humaine ou inanimée. Prépare-toi à ces tracasseries
du malheur. Tu connaîtras moins de déceptions dans la vie que les
autres, et plus de surprises agréables.
Rends les coups plus fort que tu ne les reçois ; et crois en ta vic­
toire, comme tu crois en celle de ton peuple.
—
R.H., un jour où les montagnes restaient cachées, où la pluie
tombait à torrents, emportant les souches des vieux arbres. Le
monde était beau malgré tout !
Lorsque — d’après le récit enflammé qu’en fit Hilter dans Mein
Kam pf — plus de sept cents marxistes tentèrent d’interrompre une
réunion de son parti à la brasserie Hofbraiihaus, le 4 novembre
1921, Hitler avait autour de lui à peine une cinquantaine de mem­
bres de ses « troupes de choc » pour le défendre. Hess en était. Il
prit une part importante à la bagarre qui s’ensuivit et fut blessé au
crâne, probablement par une des lourdes chopes à bière ou des
pieds de chaise qui volaient à travers la salle. Après quatre-vingt-dix
minutes de combat, ils expulsèrent leurs ennemis sans grand ména­
gement.
C’est dans ce genre de combats que se formèrent les sections
d’assaut Sturmabteilung de Hitler, les S.A. Au début ce n’était
qu’une milice privée vaguement organisée de jeunes gens musclés
qui maintenaient l’ordre dans les réunions de Hitler, et assez fré­
quemment aussi perturbaient celles de la gauche. Hess ne se
contenta pas de les rejoindre; en 1922, il créa en son sein une
«Centurie étudiante nationale-socialiste», qui devint plus tard le
Bataillon étudiant. Les communistes n’ayant pas l’intention de lais­
ser la droite prendre l’avantage, les combats se firent de plus en plus
sanglants.
Souvent le professeur Haushofer voyait Hess arriver à l’amphi­
théâtre la tête ceinte de bandages ensanglantés, mais ce dernier ne
se laissa jamais distancer dans ses études. À l’université également il
donnait le meilleur de lui-même. À propos d’une intervention de
Hess sur les poèmes de Schiller, le professeur de droit Rothenbücher signala à Haushofer que cet étudiant turbulent était trop dan­
gereux pour demeurer dans le monde universitaire. En fait, Haus­
hofer trouva le travail, objet du litige, impeccable. Des années plus
tard, il reparlait encore d’un article que lui avait remis le jeune
homme sur l’histoire économique d’Alexandrie, sa ville natale.
Prisonnier de l’hum anité
19
Les combats de rues continuèrent. Le 1er mai 1923, Hess et ses
« troupes » se fraient un chemin au milieu d’un défilé communiste,
s’emparent du drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau et y
mettent le feu. Aux policiers qui l’arrêtent, il justifie son acte en
déclarant que déployer en public le drapeau qui a mené à la mutine­
rie de l’armée et à la défaite militaire de l’Allemagne constitue une
pure provocation pour tout Allemand digne de ce nom.
L’homme d’action prenait le pas sur l’étudiant. Hess fréquentait
les diverses organisations paramilitaires et comités de vigilance
semi-officiels de l’Allemagne d’après le traité de Versailles, aidant à
monter la garde devant le ministère de la Guerre, et patrouillant
dans les rues.
S’il continuait ses études, ce n’était plus maintenant que pour se
préparer à servir le nouveau messie de l’Allemagne, et Adolf Hitler
lui semblait posséder toutes les qualités requises pour remplir ce
rôle.
Hess avait engagé, pour s’occuper du secrétariat de la petite
entreprise de décoration de Munich, une agréable étudiante de
vingt-trois ans, lise Prôhl, que la situation économique avait obligée
à quitter Berlin, en avril 1920. lise avait remarqué le jeune rebelle
pour la première fois, à Schwabing, quartier bohème de Munich. Il
portait au bras le lion de bronze des corps-francs du général von
Epp et rentrait tout juste d’une opération contre les communistes
révolutionnaires dans la Ruhr. « Il riait rarement », rappelait-elle
vingt-sept ans plus tard dans une lettre, oubliant peut-être qu’il
n’est pas de combats plus amers que ceux de la guerre civile. « Il ne
fumait pas, détestait l’alcool, et ne concevait absolument pas que
des jeunes gens puissent prendre plaisir à danser ou à se trouver en
bonne compagnie, même après une guerre perdue. »
Il l’entraîna aux conférences de Haushofer, dans les manifesta­
tions de rue et les réunions de brasserie, et elle aussi tomba sous le
charme de Hitler.
Gustav von Kahr avait établi en Bavière une dictature de droite
qui tenait sa force en partie de l’armée et de la police, mais aussi des
groupes paramilitaires nationalistes, comme les S.A. de Hitler, qui
contournaient les limitations imposées par le traité de Versailles.
Hitler essayait de gagner Kahr à sa cause. Après une visite qu’ils lui
firent, Hess rédigea ces lignes au dictateur bavarois :
L’essentiel de l’affaire est que Hitler est convaincu que la renaissance
n’est possible que si nous réussissons à ramener les larges masses,
particulièrement les travailleurs, au sein de la famille nationaliste...
Je connais personnellement très bien M. Hitler puisque nous nous
20
L ’A llemagne
voyons presque tous les jours, avons des discussions presque quoti­
diennes et je suis aussi proche de lui qu’un homme peut l’être d’un
autre. C’est un personnage d’une rare honnêteté, sincèrement bon,
religieux et bon catholique. Il n’a qu’un but : le bien de son pays, et
pour cela il se sacrifie sans le moindre égoïsme.
C’est du moins ainsi que Hess voyait Hitler en 1923. Cet été-là,
Hitler croyait avoir persuadé le régime de Kahr d’organiser une
«m arche sur Berlin», mais les mois passèrent sans que rien ne
bouge.
Las d’attendre, Hitler décide de commencer la révolution luimême. Il convie les dirigeants bavarois qui ne se doutent de rien à
se joindre à une réunion de masse à la brasserie Bürgerbrâu de
Munich, le 8 novembre. Il projetait de s’emparer de la salle comme
du public avec ses sections d’assaut. Désormais, il s’en remet impli­
citement à Hess, de cinq ans son cadet, et lui demande de l’accom­
pagner ce soir-là en grand uniforme.
Hess passe immédiatement chez son ami et mentor, le professeur
Haushofer, et l’invite à venir également, sans pouvoir lui donner
plus de précisions. Flairant le coup fourré, le professeur préfère
s’excuser. Les naïfs ministres de Kahr n’ont pas cette clairvoyance.
Avides de pouvoir, l’esprit échauffé par leur propre sottise, ils tom­
bent tout droit dans le piège tendu par Hitler.
Celui-ci, secondé par Hess, prend le contrôle de la salle et com ­
mence à soumettre les politiciens à un chantage pour qu’ils rallient
sa révolution. Il charge Hess d’arrêter les ministres Knilling, Wutzelhofer, et Schweyer. Assis sur une chaise, Hess fait l’appel de
leurs noms, comme un maître d’école, avant de les conduire, cour­
toisement mais fermement, au domicile d’un éditeur, en banlieue
puis — lorsque dans la nuit, on apprend que le putsch tourne
mal — plus loin dans la campagne, dans les collines au sud de
Munich.
Le 9, à midi, la tentative de putsch échoue. Hitler et ses colonnes
paradent, d’un air provocant, avec fanfares, baïonnettes et éten­
dards, de la brasserie jusqu’au centre de Munich où la Landespolizei
les accueille avec un déluge de feu. Une douzaine des partisans de
Hitler sont tués.
Hess aurait peut-être pu faire plus. Après tout, c’est pour cela
qu’ils avaient pris des otages. Mais ceux-ci s’échappèrent, ou il leur
rendit la liberté, on ne sut jamais exactement. Recherché, il doit se
cacher. Pendant quelques jours les Haushofer l’abritent dans leur
appartement de Munich, puis comme le commandant de S.A. Her-
Prisonnier de l ’hum anité
21
mann Goering et plusieurs autres putschistes vaincus, il se réfugie
en Autriche.
Hitler et ses complices passent en procès au début de 1924. Hess
demeure en exil puis se rend aux autorités dans les derniers jours du
procès. Non pour se faire remarquer, mais par simple bon sens :
Haushofer lui avait fait passer une lettre l’informant que le tribunal
de Munich, favorablement disposé, transmettrait son dossier à Leip­
zig où il pouvait espérer une sentence beaucoup moins sévère. Hess
s’en sort relativement bien : le tribunal bavarois le condamne à une
peine de dix-huit mois de détention à la prison de Landsberg.
Il a une petite cellule calme, aux murs blanchis à la chaux, d’où il
peut apercevoir, au loin, les Alpes. Il connaissait déjà l’un des gar­
diens, ancien aviateur. Sa cellule est confortablement aménagée, il
dispose d’étagères et d’un bureau équipé d’une lampe moderne
pour lire.
Hitler purge une peine de cinq ans dans la même prison-forte­
resse. Entouré de gardiens amicaux et admiratifs, lui et ses vingt
partisans tirent le meilleur parti de ces mois de captivité. Tous les
jours, à dix heures du matin, ils se réunissent dans la salle commune
autour d’une longue table où Hitler siège sous un drapeau frappé de
la croix gammée. Les gardiens ferment les yeux, et Hitler et ses
complices poursuivent leurs activités comme précédemment.
Ils ferment les yeux de la même façon lorsque la jeune secrétaire
de Hess lui rend visite, les bras chargés de livres et de cadeaux. Le
vieux policier bâille, détourne les yeux et fait semblant de s’endor­
mir pour respecter l’intimité du jeune couple.
Les rapports de la prison montrent que du 24 juin au 12 novem­
bre, le professeur Haushofer vint rendre visite huit fois à Hess —
toujours le mercredi — et qu’il restait toute la matinée et l’aprèsmidi. Haushofer lui enviait presque cet environnement paisible,
propice à la contemplation. Il fit également une mise au point sur sa
visite à Hitler, des années plus tard : « Mes visites à Landsberg
concernaient Hess car c’était mon élève. » En fait, les visiteurs
étaient censés ne voir qu’un prisonnier, et Hitler évitait autant que
possible tout contact avec le monde universitaire.
Haushofer apporta des livres à Hess pour qu’il enrichisse sa pen­
sée : un ouvrage sur la guerre de von Clausewitz, et la seconde édi­
tion augmentée de Politische Geographie de Friedrich Ratzel ; mais,
manifestement, ni Hess ni Hider ne comprenaient l’essentiel de la
géopolitique, en dépit de leurs leçons particulières. « Je me sou­
viens très b ien », rappelait le professeur en 1945, «qu e lorsque
Hess tentait d’expliquer à Hitler quelque chose qu’il avait compris,
celui-ci changeait de sujet pour parler de ses nouveaux projets
22
L ’A llemagne
d’autoroute ou d’un autre sujet complètement en dehors de la ques­
tion, aussi Hess en restait là et n’en parlait plus. »
L’intimité entre Hitler et Hess date de ces mois de captivité par­
tagée, Hess se comportait déjà comme le secrétaire du Führer, et
l’on dit que Hitler, qui ne savait pas taper à la machine, lui dicta
certains chapitres de son manifeste ampoulé, Mein Kam pf
Parmi celles qui subsistent, certaines des lettres que Hess écrivit
en prison furent dactylographiées, d’autres sont de cette écriture
nette, fluide, qui n’allait ni changer ni vieillir au cours des soixante
années suivantes. Toutes ces lettres montrent Hess agissant comme
l’adjoint de Hitler, ou méditant sur la nouvelle législation radicale.
«C h er Herr H eim », écrivait-il à un jeune avocat de Munich le
16 juillet 1924* :
J ’espérais pouvoir vous transmettre une réponse de M. Hitler à la let­
tre de votre ami, en même temps que mes remerciements pour les
deux volumes de L a Race allem ande [Das Deutsche Volkstum, de
Kurt Meyer]. Mais actuellement M. H. refuse de s’occuper des évé­
nements politiques quotidiens. J ’ai fait ce matin une dernière tenta­
tive avec cette lettre, en vain.
Il s’est maintenant retiré publiquement de la direction [du Parti]
car il refuse d’assumer la responsabilité de ce qui se passe au-dehors,
contre sa volonté et sans qu’il en ait connaissance ; sa position lui
interdit également de se poser en médiateur au milieu des étemelles
querelles. Il serait, d’après lui, futile de se laisser distraire par toutes
ces broutilles.
Il est convaincu de pouvoir, dès qu’il aura recouvré sa liberté,
remettre toutes choses sur la bonne voie. Par-dessus tout, il mettra
rapidement fin à tout ce qui peut provoquer des différends religieux,
et unira toutes les forces pour lutter contre le communisme qui, plus
meurtrier que jamais, prépare dans l’ombre son grand coup**.
Comparées à cela, d’après moi, les chamailleries dans le parti
nationaliste dont on parle trop, et que d’ailleurs décrit notre ami,
paraissent insignifiantes.
Je ne crains qu’une chose : qu’arrive trop tôt le moment où tous
ceux qui ne sont pas déjà contre nous tomberont derrière Hitler
dans le combat désespéré contre la peste bolchevique. Espérons qu’il
sera libéré à temps.
Quelle que soit l’inconséquence de ses partisans, la personnalité
de Hitler — dont je n’ai réellement compris qu’ici la gigantesque
* Heinrich Heim, né le 15 juin 1900, rejoignit l’état-major de l’adjoint du Führer
en 1933, devint l’adjoint de Martin Bormann en 1939, et rédigea les fameux Propos
de table de Hitler.
** En français dans le texte (N.d.T.).
Prisonnier de l’hum anité
23
importance — prévaudra... À l’automne son livre paraîtra, et le
public y trouvera une image à la fois du politicien et de l’homme...
J ’en profite pour vous remercier pour l’ouvrage de Kurt Meyer. Je
crois que je vais le garder quelque temps. J ’ai lu avec un intérêt parti­
culier le chapitre sur la littérature allemande, et en tant que géopoli­
ticien, je me réjouis de voir qu’il n’a pas négligé les influences qu’a
l’environnement sur le ground et la géographie.
Votre article sur le « Service du travail obligatoire » est probable­
ment ce que j’ai lu de mieux sur le sujet ; les obstacles, les consé­
quences immédiates ou secondaires, et les possibilités associées sont
bien exposées.
Hess joignait à sa lettre un article de Hitler paru dans le Renouveau
allemand. « Si vous l’avez déjà, disait-il, vous pourriez le communi­
quer à Mlle Prôhl. » Heim avait alors pris la jeune fille sous sa pro­
tection.
À la mi-septembre, Hess lui fit parvenir un « monstre juridique »
sur la nationalisation, qu’il avait rédigé. Il lui demandait de le sou­
mettre à son regard d’expert juriste et d’en éliminer les «bourdes
juridiques».
J ’ai mis sur pied la forme externe du système de crédit afin que les
croissances naturelles soient lésées le moins possible, ce qui à son
tour permettra une certaine compétition au sein du monopole, puis­
que les organisations parallèles continueront à exister sous la forme
de banques et associations coopératives qui ne seront reliés que de
manière lâche au sommet, dans la Reich Bank. Je ne sais pas com­
ment cela est réalisable, mais je ne vois pas non plus quelles objec­
tions on pourrait faire.
Hess et Hitler caressèrent quelque temps l’espoir d’être libérés le
1er octobre 1924. Trois jours avant cette date, Hess composa un slo­
gan d’adieu pour ses compagnons de captivité : « L’Allemagne vivra,
même si la justice tracassière doit aller au diable. »
Il ajouta.: « Dédié à mes camarades de forteresse en souvenir des
jours et des mois que nous avons passés ensemble derrière des murs
et des barreaux parce que les juges allemands se sont prosternés
devant les thèses de nos adversaires. »
Ces mois chargés d’émotion, partagés avec Hitler à la prison de
Landsberg, coulèrent Hess et ses compagnons dans un moule qui
ne devait jamais se briser. Walther Hewel, étudiant de dix-neuf ans,
membre des « Troupes de choc » de Hitler qui s’étaient emparées
du Bürgerbrâu, les décrit dans de fréquentes lettres. « Encore deux
24
L ’A llemagne
journées que je n’oublierai jam ais», écrivit-il le jour du premier
anniversaire du putsch manqué.
Samedi soir [8 novembre 1924], nous étions assis à chanter de vieux
refrains de soldats et à échanger des anecdotes sur le 8 et le
9 novembre. Chacun avait une histoire que les autres ne connais­
saient pas. Nous nous replongions dans le souvenir de ces heures
chaudes et heureuses.
À huit heures, Hitler, le lieutenant-colonel [Hermann] Kriebel, le
Dr [Christian] Weber et Rudolf Hess [les dirigeants du putsch] nous
rejoignirent aux accents de la « marche Hohenfriedberg » jouée par
l’orchestre des prisonniers.
8 h 34 : nous avons commémoré comme il se doit le moment his­
torique où les camions arrivèrent chargés des Troupes de choc de
Hitler.
Le court discours que prononça Hitler dépasse la description. Il
nous bouleversa complètement. Ces quelques mots de lui suffirent
pour que tous ces hommes chahuteurs et bruyants l’instant d’avant
regagnent leurs cellules, subjugués. Pendant une demi-heure aucun
d’entre nous ne fut capable de prononcer un seul mot.
Que n’auraient pas donné les gens du dehors pour entendre cet
homme parler ce soir ! Hider était au milieu de nous et s’adressait à
nous comme s’il parlait devant sept mille personnes réunies au Cir­
que Krone...
Aujourd’hui, dimanche, Hitler est revenu vers nous à une heure
de l’après-midi et a dit simplement : « Messieurs, il y a un an, à cet
instant, vos camarades gisaient morts parmi vous ! »
Puis il nous a remerciés pour notre loyauté à son égard, alors et
maintenant, et nous a serré la main.
Après avoir fait le tour de l’assistance, il revint sur ses pas.
« Et maintenant, à nos camarades morts ! H eil!»
Le H eil qui jaillit de vingt poitrines aurait pu fendre les murs en
deux.
«H itler est l’homme qui nous conduira hors des épreuves, écrivit
Hewel en décembre de cette année-là. Peu de temps après sa libéra­
tion, des millions d’hommes se presseront à nouveau autour de lui
comme avant la grande trahison — mais plus nombreux et plus
résolus que jamais. »
2
.
Le secrétaire particulier
Hess sort de Landsberg le 2 janvier 1925, quinze jours après Hitler
qui a obtenu une libération anticipée. Entre cette date et celle de
l’accession des nazis au pouvoir, huit ans plus tard, il sera l’un des
principaux artisans de la renaissance du Parti et de l’accroissement
de sa popularité : athlétique, portant beau, largement reconnu
comme personnellement honnête, il est aux antipodes des politi­
ciens brutaux et des gangsters qui ternissent déjà l’image du Parti.
Hitler en fait son secrétaire particulier, appointé à 300 Reichsmarks
par mois.
lise vient le chercher à Landsberg avec une Mercedes-Benz de
location. Dans les bagages qu’il y charge figurent évidemment les
notes sténographiés prises au cours de ses tête-à-tête avec son com­
pagnon de détention. Elles vont lui servir de lignes directrices au
cours des années suivantes pour rédiger les brochures, pamphlets,
textes d’affiches et proclamations du Parti. Celui-ci remis d’aplomb,
le premier tome de Mein Kam pf paraît en juillet. «Nous aurons
besoin de deux ans, un peu plus un peu moins, pour consolider le
Parti, dit Hitler à Hess en songeant à l’avenir. Après cela, il nous
faudra peut-être cinq, huit ou dix ans pour parvenir à le transformer
en Reich ! »
Abandonnant tout espoir de passer un doctorat, Hess devient,
pour le plus grand bonheur du Parti, l’assistant de l’équipe du pro­
fesseur Karl Haushofer à la Deutsche Akademie de Munich fondée le
5 mai. Il y étudie les problèmes des minorités allemandes de l’exté­
rieur ainsi que la théorie et la pratique de la géopolitique. Il appro­
fondit également les leçons de Ferdinand von Richtofen, Friedrich
Ratzel et Rudolf Kjellén, et se lie d’une profonde amitié avec le fils
du professeur, Albrecht, alors âgé de vingt-deux ans.
Que Hess ait pris en affection ce brillant jeune homme en dit
long sur son ouverture d’esprit. Albrecht venait de passer brillam­
ment son doctorat et se préparait à embarquer pour les Amériques
et l’Asie. Pianiste doué et enthousiaste, comme Hess lui-même, le
26
L ’A llemagne
jeune Haushofer était d’un naturel romantique. Leur amitié s’épa­
nouit au fil des années, même s’il fut très vite évident qu’Albrecht,
dont la mère était à moitié juive, n’avait guère de temps à accorder
aux nationaux-socialistes pour lesquels il n’avait aucune sympathie.
Mais, en tant que spécialiste de la Grande-Bretagne, il écrivait sou­
vent des articles sur les relations anglo-allemandes pour le Zeitschriftfür Geopolitik, revue fondée par son père en 1924.
Albert Krebs, alors gauleiter du Parti pour Hambourg, écrivit
plus tard que Hess n’était ni « un nigaud primaire ni un fanatique
aux vues étroites», mais un homme d’une sensibilité subtile « fri­
sant la pathologie ». Il était capable d’écouter calmement ses contra­
dicteurs ; ses pensées suivaient un cours « irréprochable et respec­
tueux du droit».
C’est pourtant Hess qui, en toute innocence, créa l’image d’un
Führer infaillible. Quand il se mit à parler de «notre Führer», des
millions de gens qui avaient une confiance absolue en lui adoptè­
rent la formule. Il créa également le fatal «principe du chef» qui
énonçait, entre autres, que tous ceux à qui l’on donnait des ordres
devaient les accepter comme justes puisqu’ils venaient d’hommes
qui avaient le pouvoir légitime de les donner. Comme l’ajoutait
Krebs, Hess fut cependant l’un des rares nationaux-socialistes qui
ne songea jamais à abuser de ce principe pour favoriser ses ambi­
tions politiques personnelles ou son confort matériel. Josef Goebbels, le gauleiter de Berlin, était à l’époque à peu près du même
avis. Après une soirée passée en tête à tête avec Hess, le 13 avril
1926, il nota dans son journal de bord qu’il le trouvait « très correct,
calme, amical, intelligent et réservé ». Il ajoutait, avec peut-être une
nuance de compassion : « C’est un aimable compagnon. »
Un nazi «convenable» n’avait pas grand avenir à la fin des
années vingt. Le Parti se battait, son avenir était incertain. Mais —
en partie pour répondre à une taquinerie d’Hitler — un soir, au res­
taurant Osteria Bavaria, lieu très couru de Munich, Rudolf Hess
demanda sa main à lise, l’étudiante restée fidèlement à ses côtés
depuis sept ans, sans imaginer un seul instant que soixante années
d’extraordinaire effervescence et d’amères épreuves allaient suivre,
lise avait conçu une certaine jalousie de l’intimité masculine née
entre Rudolf et le professeur Haushofer; pourtant, le vieil homme
fut témoin à leur mariage, auquel Hitler assista en personne, le
20 décembre 1927.
Hitler et Hess mènent campagne sans relâche à travers toute
l’Allemagne et, lentement, le Parti se renforce et augmente son
audience populaire. Il remporte ses douze premiers sièges au
Reichstag.
Le secrétaire particulier
27
Hess lui-même n’a rien d’un orateur. Le moindre discours lui fait
suer sang et eau. Mais c’est un excellent pilote. Il contracte un
emprunt de 12 000 Reichsmarks et achète un petit appareil à un
jeune concepteur d’avions nommé Willi Messerschmitt. Il peint
sous les ailes une croix gammée et le nom du journal du Parti, le
Vôlkischer Beobachter, et survole bruyamment les meetings des
adversaires politiques. Le 10 août 1930, il tourne en rase-mottes
pendant plus de deux heures au-dessus d’un meeting des républi­
cains au parc des Expositions de Munich, empêchant ainsi les mili­
tants de gauche indignés d’entendre le député du Reichstag invité
et de chanter leurs chants fraternels.
RAPPORT DE POLICE
Munich, 23 septembre 1930
Sommé de comparaître, le secrétaire particulier d’Adolf Hider,
Walter Richard Rudolf Hess
né le 26 avril 1894 ; marié ; nationalité bavaroise ; parents : Fritz et
Klara née Münch, commerçant et sa femme, d’Alexandrie ; résidant
à Munich, Lôfftz Strasse 3, III, dépose comme suit :
«Je suis membre du Parti national-socialiste ouvrier allemand et
secrétaire particulier d’Adolf Hitler. L’avion M-23, D.1920, portant
le slogan Vôlkischer Beobachter e st ma propriété privée... Je suis payé
par mon journal pour effectuer des vols publicitaires... Je savais avant
de décoller que sous la bannière noir rouge et or* devait se tenir une
fête de la Constitution dans le parc des Expositions... Je n’avais
aucune raison de ne pas survoler la manifestation puisque le but de
mon journal est de récolter des abonnements auprès de ses amis
politiques mais aussi de ceux qui sont plus loin de lui, et même chez
ses adversaires... Je pourrais faire remarquer que j’effectue également
des vols publicitaires au-dessus des manifestations de nos amis politi­
ques...
« J ’ai été précédemment condamné pour complicité de haute tra­
hison... J ’ai une épouse à ma charge. »
Aux élections de septembre, les nazis remportent cent sept sièges.
6371 000 allemands ont voté pour eux, mais le sang versé dans les
batailles de rues leur a aliéné de nombreux observateurs libéraux.
«C her D octeur», plaide Hess auprès d’Albrecht Haushofer, un
mois plus tard, avant le départ de ce dernier pour l’Angleterre :
En Angleterre, on vous demandera probablement ce que vous pen­
sez de nous, et plus généralement de la situation en Allemagne.
Répondez, s’il vous plaît, dans le même sens que H. [Hitler] au cor-
* Couleurs de la République de Weimar (N.d.T.).
28
L ’A llemagne
respondant du Times*. Décrivez-nous tels que nous sommes — un
rempart cotnre le bolchevisme. Si nous n’existions pas, la majorité
de nos électeurs aurait voté pour la gauche radicale, tandis que les
autres se seraient abstenus, favorisant ainsi la gauche... Pour ce qui
est du bolchevisme et de ce qu’il représente, vous pouvez dire aux
Anglais tout ce que vous avez vu de vos propres yeux.
Mais en revanche, n’exprimez pas vos réticences. Cela ne serait de
toute façon d’aucune utilité, et vous porteriez tort au seul mouve­
ment antibolchevique aux yeux de l’étranger. Parce que, même en
admettant que vos doutes soient justifiés, vous ruineriez tous les
espoirs investis dans le mouvement. Et l’Allemagne n’aurait plus de
salut. Le mouvement représente le dernier espoir pour des millions
de gens ! Et, croyez-moi, vos craintes ne sont pas fondées — je peux
vous l’assurer d’après mon expérience. Vous réagissez trop en fonc­
tion des mauvaises impressions que vous retirez de Berlin où règne
une situation totalement différente. Un certain nombre de provoca­
teurs ont réussi là-bas à s’infiltrer dans nos rangs, et les Berlinois hys­
tériques ont été pour eux une proie facile. Mais nous les traquons et
ils seront expulsés, l’un après l’autre.
Je vous écris cela parce que je suis convaincu que nous ne parlons
pas seulement du Parti, mais de l’Allemagne. Et la façon dont notre
mouvement national-socialiste est perçu à l’étranger, particulière­
ment en Grande-Bretagne, est d’une importance universelle — peutêtre pour l’ensemble de l’Europe menacée par le bolchevisme. Et,
là-bas, vous allez probablement rencontrer des hommes influents.
Ses caisses renfloués par les droits d’auteur sur les ventes du livre de
Hitler dont le second tome vient de paraître, le Parti inaugure le
1er janvier 1931 la Maison Brune, son quartier général, sis dans un
imposant bâtiment du centre de Munich. Quelques semaines plus
tard, Hess, tout fier, fait au vieux professeur Karl Haushofer les
honneurs de ses bureaux situés au premier étage. Ils jouxtent ceux
de Hitler, Goebbels, Gregor Strasser, la tête du Bureau politique, et
ceux d’Ernest Roehm, commandant du Sturmabteilung.
Bien qu’aucun des deux hommes ne s’autorisât le tutoiement,
Hess était très proche de Hitler. C’est Hess qui se chargea de télé­
phoner de Munich pour lui annoncer que Geli, la nièce bien-aimée
* Dans une interview publiée par le Times, le 15 octobre 1930, Hitler déclara que
les nazis avaient l’intention de refuser d’honorer les obligations de réparations.
«Une Allemagne nationale-socialiste ne signerait jamais des chèques qu’elle ne
pourrait honorer, affirma-t-il. Elle ne paierait pas les indemnités d’ordre politique
parce que honnêtement elle ne le pourrait pas; mais comme tout commerçant
honnête, elle honorerait toutes ses obligations envers les créanciers et les investis­
seurs privés étrangers. Si le monde insistait pour qu’elle s’acquitte de ses dettes
politiques, l’Allemagne ferait faillite.»
Le secrétaire particulier
29
de Hitler, s’était suicidée, avec le revolver de son oncle, et dans son
appartement.
Hess lia volontairement son sort à celui de Hitler qu’il vénérait
comme le Messie et qui savait pouvoir compter sur lui. « Une fois,
se remémora Hitler des années plus tard, la police fit une descente à
la Maison Brune. Il y avait dans mon bureau un coffre-fort en acier
plein de documents importants. J ’en gardais une clé sur moi à Ber­
lin, Hess avait l’autre. Quand les policiers lui demandèrent d’ouvrir
le coffre, il répliqua qu’il était désolé mais que j’étais le seul à pou­
voir le faire et que j’étais à Berlin. Les policiers n’avaient pas le
choix : ils posèrent des scellés en attendant mon retour. »
Le lendemain, Hess téléphona à son Führer :
« Vous pouvez venir !
— Hein ? C’est impossible !
— Non, dit-il, il n’y a pas de problème : il est vide. »
Comme Hitler avait du mal à comprendre ce qui s’était passé,
Hess ajouta prudemment :
« Faites-moi confiance, je ne peux pas vous raconter au télé­
phone. Mais vous pouvez venir.
— Les scellés sont toujours dessus ?
— Oui, intacts ! »
Hitler éclata de rire. « Hess, dit-il plus tard, expliquant le mystère
à son état-major, était un fameux bricoleur. Il avait remarqué qu’il
était possible d’ouvrir le coffre sans briser les scellés. »
Le coffre fut vidé, refermé, et les scellés reposés intacts. Hitler
arriva pour assister à l’ouverture solennelle — évidemment il monta
sur ses grands chevaux, évoqua les libertés civiques, assura qu’il n’y
avait rien dans le coffre. Lorsque les policiers menacèrent de forcer
celui-ci, il se laissa fléchir et l’ouvrit au milieu des éclats de rire de
son équipe et de la déconfiture des fins limiers de Munich.
« Je vous avais bien dit qu’il était vide », triompha Hitler.
Hess devint la caution morale du Parti. La population pensait que
tant qu’il serait là, rien de mal ne pourrait arriver.
Lorsque, en 1932, Gregor Strasser commence à semer la discorde
dans le Parti, Hitler utilise Hess comme tampon. Souffrant déjà de
troubles digestifs et nerveux probablement imputables aux tensions
de la vie politique, Hess se paie la tête du radical gauchisant Strasser
avec des lettres débutant par des phrases du genre : « Comme je suis
en train de soigner mes magnifiques spécimens de furoncles, loin
du tumulte de la bataille, je ne peux vous rencontrer personnelle­
ment, et comme M. Hitler n’a pas songé à vous exprimer ses inten­
30
L ’A llemagne
tions réelles quand il vous a vu, il m’a chargé de vous dire à peu près
ceci : ... »
Hitler réorganise le Parti, balaie Strasser et les autres éléments
d’opposition et crée une Politische Zentral-Kommission dont il
confie la direction à son fidèle homme de confiance, Hess, à qui
revient ainsi la charge d’élaborer la stratégie du Parti.
Que ce soit à des places en vue lors d’une représentation des
Maîtres chanteurs de Richard Wagner, ou au cours de l’entrevue
secrète avec l’ancien chancelier Frantz von Papen au domicile d’un
banquier de Cologne (le baron Kurt von Schrôder) le 4 janvier 1933
— prélude à la prise finale du pouvoir à la fin du mois — , Hess est
toujours auprès de son Führer. Quand vient le jour de gloire, on le
voit à la fenêtre aux côtés de Hitler et de Goering saluer la parade
aux flambeaux de la victoire. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il ne
tint aucun rôle dans le premier cabinet formé par Hitler le 30 jan­
vier 1933, ni dans le gouvernement nazi élargi qui prit le pouvoir
après les élections générales de mars 1933, quelques jours après
l’incendie du Reichstag (allumé par le communiste Van der Lubbe.)
Pour récompenser Hess de treize années de fidélité de caniche, Hit­
ler signe un décret le 21 avril 1933 :
Je fais mon adjoint personnel du directeur de la Commission politi­
que centrale, Rudolf Hess, et l’autorise à décider en mon nom de
toutes les affaires touchant à la direction du Parti.
Mais Hess refuse de rester cantonné aux affaires du Parti, il veut se
mêler aussi de celles de l’État. Il s’en ouvre à Goering, que Hitler
vient de nommer Premier ministre de Prusse. Goering, qui cherche
des alliés, lui ouvre toutes grandes les portes du palais de la Wilhelm Strasse que ses fonctions lui permettent alors d’occuper. Il
persuade Hitler de permettre à Hess, par un décret daté du 29 juin,
d’assister à toutes les séances du cabinet du Reich. Quelques mois
plus tard, le 1er décembre, le cabinet promulgue une loi destinée à
«assurer l’unité du Parti et de l’É tat» qui élève Hess au rang de
membre du Cabinet en qualité de ministre sans portefeuille.
Pour l’aider dans la tâche de plus en plus lourde de la direction
du Parti et de la gestion de tous les fonds dont il dispose, Hess choi­
sit Martin Bormann comme chef d’état-major de son Bureau
d’adjoint du Führer au mois de juillet 1933. Cet ancien agriculteur
représentait un mètre soixante-dix de muscles et de cerveau, guidé
par l’appétit sexuel et l’ambition politique. Âgé de trente-trois ans,
il s’était occupé, au cours des trois années précédentes, de la caisse
Le secrétaire particulier
31
de secours du Parti qu’il avait rejoint dès 1926. Les femmes étaient
fascinées par ses manières rudes et son charme dominateur; il fit
dix enfants à sa patiente épouse, Gerda (Hess, lui, se contenta d’un
seul).
C’est Bormann qui, au cours de la même année, persuade le jour­
naliste Alfred Leitgen venu interviewer Hess pour le magazine
Nachtausgabe, de se joindre à leur état-major en qualité de chargé
de presse. Hess lui demande de surveiller l’image du Parti donnée
par la presse étrangère (et particulièrement la presse anglophone).
Ayant gagné la confiance de Hess, Leitgen accepte bientôt de deve­
nir son adjoint personnel — promotion qu’il devait avoir quelque
raison de regretter par la suite.
Le 3 mai 1933, Hess, qui s’est attelé à la tâche de refaçonner et
d’unifier l’Allemagne, autorise Robert Ley à créer un Front du tra­
vail monolithique pour remplacer les syndicats hostiles et souvent
dominés par les marxistes. Le 10 juillet, il crée une Commission des
universités, destinée à assainir l’enseignement supérieur et l’épurer
des influences marxistes et antipatriotiques; l’année suivante, il
prend le contrôle des organisations étudiantes du Parti, et quelques
mois plus tard supprime par décret toutes les organisations rivales.
Le 16 avril 1934, il crée une organisation dont le rôle est de censu­
rer toutes les publications relatives à l’histoire du Parti. Ironie de
l’Histoire, ce fut ce même organisme qui devait, en d’autres temps,
ordonner que le nom de Hess fût effacé de tous les livres et publica­
tions officielles d’un bout à l’autre du Reich.
Poursuivant le processus d’épuration, Hess décrète que les
anciens francs-maçons seront écartés de toutes fonctions dans le
Parti.
Hitler s’était déchargé sur son adjoint du problème des vingt mil­
lions de Volksdeutsche — Allemands de souche bloqués hors des
frontières d’alors par le traité de Versailles ou d’autres caprices de la
géographie ; les Reichsdeutsche, nés allemands mais vivant outre­
mer, dépendaient de ŸAuslands-Organisation du Parti (A.O.) dirigée
par le gauleiter Ernest William Bohle, lui-même né à Bradford, en
Angleterre et, en théorie, le subordonné de Hess.
Ses nouvelles fonctions ayant trait aux problèmes de géographie
politique, Hess renoue des relations étroites avec les Haushofer. Ce
qui présente un risque, car c’est une famille suspecte : la materfamilias, Martha, est une demi-juive. Le 10 mars déjà, une bande nazie
armée, à la recherche d’armes cachées, a mis à sac la maison du pro­
fesseur. Le 16 juillet cependant, Hess vient lui rendre visite pour
discuter des « affaires aryennes », comme le nota Martha avec cir­
conspection, et le 19 juin il signe personnellement une «lettre de
32
L ’A llemagne
protection » pour les deux fils, Albrecht et Heinz, préservant ainsi
leur avenir professionnel. Trois semaines plus tard, après l’interven­
tion de Hess auprès du D rGoebbels, ministre de la Propagande,
Albrecht est nommé à la chaire de géopolitique du Collège de
sciences politiques de Berlin.
Le 27 octobre 1933, Hess propose au professeur la présidence
d’un nouvel organisme, le Volksdeutscher Rat, formé de huit
experts, dont sept n’appartiennent pas au Parti.
Les nazis purs et durs enragent de voir ce conseil mener une poli­
tique indépendante de celle du Parti, et peu après, le gauleiter
Bohle exige d’y siéger. Karl Haushofer fait appel à Hess, mais ce
dernier, souvent malade, se révèle incapable de défendre la neutra­
lité originelle du Volksdeutscher Rat. À l’automne 1934, Bohle y
entre de force et, en janvier 1935, le professeur tente une dernière
fois de persuader Hess d’agir : celui-ci se montre charmant comme
toujours, promet, mais ne fait rien.
Il était devenu politiquement impuissant face à la soif de pouvoir
personnel de Bormann.
Pendant ce temps, Albrecht travaille pour Hess comme émissaire
secret à l’étranger — en partie par patriotisme, en partie parce que
l’adjoint du Führer, grâce à ses relations personnelles avec Hitler,
peut encore intervenir en faveur d’amis menacés en raison de leurs
convictions religieuses ou de leurs idées politiques.
C’est ainsi qu’au cours de l’été 1933, Albrecht Haushofer assiste à
des réunions à Dantzig, négocie secrètement avec Thomas Dodd,
ambassadeur des États-Unis, et lance des ballons d’essai en direction
de l’Angleterre, au nom de Hess. Et on les voit au mois d’août agir
de concert pour protéger le dernier chancelier de Weimar, le
Dr Heinrich Brüning, dont la vie se trouve menacée par les voyous
de la S .A.
... une affaire très délicate [écrivait confidentiellement Albrecht
Haushofer à Hess le 24 août 1933]. Comme vous le savez parfaite­
ment, il y a un peu partout dans vos rangs des gens incapables de
maîtriser leur impatience pour servir les intérêts de l’ensemble de la
communauté. Je viens d’apprendre qu’une personnalité qui mène
dans ce pays une existence tout à fait discrète, mais qui jouit encore
d’une réelle considération, H...h B...g, a quelque raison de craindre
pour sa sécurité personnelle. Le S.A. Standartenführer 3, Schôneberg est à l’origine de ces craintes.
Inutile de vous dire quelles répercussions auraient à l’étranger un
malheur survenu à la personne de B.
Pouvez-vous prendre des mesures internes pour empêcher cela ?
Le secrétaire particulier
33
Hess le pouvait, et il le fit. Le 7 septembre, Albrecht Haushofer le
remerciait par lettre de son opportune intervention dans « l ’af­
faire B. ». Brüning vécut en Allemagne sous la protection person­
nelle de Hess jusqu’en juin 1934, avant d’émigrer en Angleterre
quinze jours avant le massacre dont il aurait certainement compté
parmi les victimes, comme le fut son successeur par intérim, le
général Kurt von Schleicher.
Les événements qui aboutirent au 30 juin 1934 — la Nuit des longs
couteaux — montrèrent le peu d’influence que conservait encore,
depuis son quartier général de Munich, l’adjoint puritain de Hitler
sur les voyous extrémistes de la gauche du Parti disséminés dans
toute l’Allemagne. Commandée par leur ancien compagnon du
putsch de la brasserie, l’homosexuel Ernest Roehm, l’« armée » de
deux millions de S.A. arrogants et indisciplinés, agissait sans aucun
contrôle. Depuis la prise du pouvoir, ils n’avaient cessé de prendre
d’assaut les mairies, les banques ou les compagnies d’assurance,
jetant à la rue les employés non aryens.
Pendant l’année 1933, Hess tente, à coups de décrets, de mettre
fin à ces dérapages. Il interdit aux S.S., S.A. et autres membres du
Parti d’« intervenir dans les affaires intérieures des institutions éco­
nomiques». Les S.A. n’y prêtent aucune attention.
Faisant remarquer que chaque poste de travail est d’une nécessité
vitale, Hess interdit le 7 juillet toute opération du Parti visant à har­
celer les chaînes de grands magasins ou à les empêcher de travailler
(celles-ci avaient été auparavant une des cibles de la propagande
nazie). Mais rien ne semble pouvoir tempérer l’ardeur révolution­
naire des S.A. Roehm, en fait, se comporte comme s’il était déjà le
numéro 2 en Allemagne.
De toute évidence, il a même de plus hautes ambitions, et Hess
est bien déterminé à en protéger son Führer. Le 9 septembre, il
interdit aux fonctionnaires du Parti de donner des réceptions diplo­
matiques; Roehm n’en a cure et offre au corps diplomatique de
Berlin des dîners de gala plus somptueux que ceux du ministère des
Affaires étrangères. Le 22 janvier 1934, Hess lance un avertissement
dans le journal du Parti : il n’y a pas « la moindre nécessité » pour
les S.A. ou les autres branches du Parti de «m ener une existence
indépendante ». Il renouvelle cette mise en garde dans un discours :
« Vous voulez être plus révolutionnaires que le Führer, mais seul le
Führer détermine le rythme de la Révolution. » Roehm continue à
l’ignorer.
Début mars, un commandant des S.A., Viktor Lutze, rapporte
34
L ’A llemagne
confidentiellement à Hess le récit d’un témoin oculaire sur ce que
trame Roehm pour renverser le régime. Soucieux de conciliation,
Hess exhorte les gauleiters du Parti à ménager les S.A., au cours
d’un meeting à Mecklembourg, le 25 mai. Mais les dés sont jetés;
Roehm s’est fait trop d’ennemis ; Heinrich Himmler, chef des S.S.,
Hermann Goering et l’armée forment une alliance qui n’a rien de
sainte pour forcer Hitler à se débarrasser de lui.
Ce qui se passa ensuite est bien connu. Le rôle précis de Hess
dans le massacre du 30 juin a souvent été présenté par la suite sous
un faux jour, par des gens malveillants ou mal informés qui se sont
souvent fondés sur le récit publié par Konrad Heiden* D’après le
témoignage de son adjoint, Alfred Leitgen, qui était avec lui en
Bavière ce jour-là, il est évident que Hess supplia Hitler d’éviter le
bain de sang. « Le coup de force contre Roehm, déclara Leitgen par
la suite, fut probablement un des pires moments de tension vécus
par Hess qui était alors à Munich... Il se battit bec et ongles contre
Hitler pour que soient épargnés certains de ces hommes, et refusa
de se laisser intimider, même par les plus violents accès de colère
du Führer. Il sauva de nombreuses vies — nous ne saurons jamais
combien. »
De la pièce contiguë, Leitgen put entendre la discussion qui dura
plusieurs heures. « Hess fut profondément affecté par ce déchaîne­
ment de brutalité de la part de Hitler, affirmera-t-il. Sa nature pro­
fonde — que je qualifierais de presque féminine — était blessée à
tous égards. En quelques jours il vieillit de plusieurs années. »
Incapable de regarder ses anciens camarades dans les yeux, Hitler
laissa Hess assumer les conséquences. Le 4 et le 5 juillet, celui-ci
adresse des mots apaisants aux gauleiters et reichsleiters nazis à
Flensburg, et le 8 aux chefs politiques du Parti, à Kônigsberg en
Prusse orientale. « Le Mouvement doit des remerciements particu­
liers, déclare-t-il dans un discours radiodiffusé, aux S.S. qui en ces
jours ont rempli leur devoir d’une manière exemplaire, honorant
leur devise : Notre Honneur est notre Loyauté. » Il compare le mas­
sacre à l’antique décimation, « qui est l’exécution d’un homme sur
dix, sans tenir compte de son innocence ou de sa culpabilité». Il a
* Konrad Heiden, Adolf Hitler. Das Zeiltalter der Verantwortungslosigkeit. Eine
Biographie, publié en Suisse en deux volumes, 1936-1937, et dans les pays anglo­
phones sous le titre Der Führer. Heiden, d’après Julius Schaub, pseudonyme d’un
juif émigré, adjoint personnel de Hitler, a recueilli ses commérages auprès d’un
dignitaire nazi mécontent, Otto Strasser, qui s’était envolé pour la Suisse en 1933.
Comme celui, complètement faux d’Hermann Rauschning, Gesprâche mit Hitler,
l’ouvrage de Heiden a été utilisé par les procureurs de Nuremberg en 1945 et
demeure une des sources favorites des historiens dépourvus de sens critique.
Le secrétaire particulier
35
néanmoins du mal à justifier le meurtre d’hommes comme Otto
Strasser, ancien dirigeant de leur organisation. Il est lui-même inca­
pable de se l’expliquer. Il doit répondre de surcroît aux lettres de
protestation des veuves et des enfants qui ne cessent d’affluer à son
bureau.
Tout cela le met mal à l’aise. Nora Villain, veuve du médecin
Erwin Villain, des S.A., est simplement avisée que l’adjoint du Füh­
rer n’est pas au courant des détails individuels et qu’il a transmis sa
lettre à la Gestapo. « Cher M. Reichsminister », écrivait à Hess une
autre femme, la fiancée du S.A.-Standartenführer Herbert Merker,
le 12 :
Mon fiancé est au Columbiahaus [Q.G. de la Gestapo] depuis
dimanche. Ni lui ni aucun de ses nombreux camarades n’ont été
interrogés jusqu’à ce jour... Je vous supplie de le renvoyer dans son
unité afin que les mouchards ne profitent pas de son absence pour
détruire l’harmonie des S.A.
Quand il apparut qu’un jeune national-socialiste, Karl Lammermann, avait été tué comme homosexuel sur la foi de faux témoi­
gnages, Hess autorisa que l’on remît une couronne pour les obsè­
ques au nom de Hitler, mais refusa la réhabilitation. Il y eut aussi le
S.A.-Standartenführer Goettlib Rcesner qui écrivit à Hess au sujet
de Karl Belding — disparu et présumé mort depuis le 13. La Ges­
tapo avait fait parvenir à sa veuve une boîte contenant les «clés
rouillées de sa maison et une bourse vide». «Com m e vous pouvez
l’imaginer, protestait Roesner, sa femme et ses enfants sont horri­
fiés. »
Assez mal à propos, Karl Haushofer fut le seul à envoyer une
écœurante lettre de félicitations, datée du 1er juillet, pour le
«grand» devoir accompli. Mais cette lettre traduisait le sentiment
de soulagement éprouvé par la population après l’élimination des
S.A.
Quelques jours plus tard, le 27 juillet 1934, Hitler exprima son
intention de rationaliser l’organisation du Parti et de l’État. Dans ce
but, son adjoint devait avoir son mot à dire pour la rédaction de
toute nouvelle loi. Les lois importantes, comme celle du 16 mars
1935 qui introduisait la conscription, devaient être signées de sa
main. Mais Hess n’avait guère le temps de les examiner attentive­
ment. En septembre, intervinrent les lois de Nuremberg qui
excluaient les juifs de toute vie publique et professionnelle. Elles
avaient été rédigées par les juristes et les fonctionnaires travaillant
36
L ’A llemagne
sous la direction de Wilhelm Stuckart dans les lointains labyrinthes
du ministère de l’intérieur. Pour Hess, Goering et les autres minis­
tres appelés à les cosigner, elles étaient un «œ u f de coucou»
auquel ils allaient avoir bien du mal à donner une explication satis­
faisante, des années plus tard.
La passivité de Hess s’explique aisément : son influence déclinait,
et son emploi du temps d’adjoint de Hitler était surchargé de céré­
monies, comme la remise de la «C roix de la m ère» à la plus
féconde des femmes allemandes. Les lois provinciales (Làndet)
s’entassaient sur son bureau. La loi sur les municipalités promul­
guée cette même année attachait un délégué du Parti à tout conseil
municipal ; aucun membre de l’administration ou du Service du tra­
vail ne pouvait désormais être nommé sans son accord.
Au cours des années 1934 et 1935, Hitler prend de plus en plus ses
distances avec le Parti qui l’a porté au pouvoir.
Il rejette toutes les propositions de Rudolf Hess visant à transfé­
rer le quartier général du Parti à Berlin, et n’admet qu’un petit étatmajor de liaison à la Chancellerie elle-même. Les trois départe­
ments contrôlés par le Parti dans la capitale étaient pourtant de
quelque importance ; outre YAuslands-Organisation de Bohle, on y
trouvait le département de Todt qui élaborait le nouveau système
révolutionnaire des autoroutes allemandes et le Bureau Ribbentrop
( Dienstelle) fondé par Joachim von Ribbentrop, l’ambitieux homme
d’affaires que Hitler avait nommé spécialiste des questions du désar­
mement international. C’est dans ce dernier bureau que Hess s’était
assuré l’attachement de son ami laissé pour compte par l’université,
le jeune Dr Albrecht Haushofer.
La masse de travail à faire à Munich et à Berlin était éreintante.
Sans les qualités d’organisateur et le dynamisme de Bormann, Hess
n’aurait jamais pu faire face à la situation. Il embaucha deux secré­
taires personnelles supplémentaires — Hildegard Fath à Munich,
Ingeborg Sperr à Berlin.
Mlle Fath, fiancée à un parent de Hess, se joint à son état-major
le 17 octobre 1933. La mort tragique de son fiancé le dernier jour
de cette année-là l’introduit dans le cercle familial des Hess, et ce
n’est qu’alors qu’elle découvre le véritable Rudolf Hess, car chez lui
il peut se laisser aller, se détendre et fait preuve d’une intelligence
que la raideur de son comportement officiel ( Verkrampft) lui avait
masquée jusque-là. Selon elle, son sens du devoir confinait au fana­
tisme. De plus en plus dépassé par l’impitoyable et brutal Bormann,
il recule les limites normales de la patience et de l’endurance, refou­
lant sa colère à chaque revers de fortune, ou chaque symptôme
Le secrétaire particulier
37
d’ignominie dans le Parti. Il ne perd jamais son sang-froid et c’est
peut-être son véritable malheur : il n’eut qu’une dispute avec lise, ce
fut quand il lui arriva de dépenser plus que leur modeste budget
hebdomadaire. Il habitait un modeste pavillon de banlieue et ne
possédait pas de résidence secondaire.
Son amour des animaux était presque risible : accablé de douleur
quand un étranger abattit le chien de son frère Alfred, il fut visible­
ment blessé lorsque Mlle Fath se moqua gentiment de ses larmes. Il
souffrait de ne pas avoir d’enfant à lui car il considérait ses appétits
sexuels comme normaux et menait une vie active. Il faisait du ski,
de l’escalade et marchait dans les qollines bien que sa vieille blessure
au poumon lui laissât le souffle court sur les pentes escarpées.
En 1933, il commence à effectuer des séjours, le week-end, dans
une clinique de Bavière. C’est là que Geoffrey Shakespeare, soussecrétaire au ministère de la Santé britannique, dont le fils fré­
quente la même clinique, le rencontre souvent au cours des trois
années suivantes. En 1933 il avait étudié le plan d’urbanisation de
Munich et rencontré Hess de façon plus officielle. L’adjoint du Füh­
rer — l’homme le plus populaire d’Allemagne après Hitler, selon
Geoffrey Shakespeare — lui révèle qu’il prend des leçons d’anglais,
car il a décidé de faire tout ce qui est en son pouvoir pour cimenter
l’amitié de son pays avec l’Angleterre. Après cela, Shakespeare va
souvent à la chasse au chamois avec lui. Il découvre les bases sim­
ples sur lesquelles repose la vie de Hess. Celui-ci, «entièrem ent
dévoué à Hitler qui est son Dieu », était un homme d’un « superbe
courage», excessivement patriote mais sans grands dons intellec­
tuels ; une âme simple avec « une bizarre dose de mysticisme » et
«u n regard et une contenance» qui donnaient l’impression d’un
esprit mal équilibré. Mais, notera Shakespeare, Hess laissa transpa­
raître une idée fixe lors de leurs rencontres : « L’Allemagne peut
parfaitement exercer le pouvoir suprême en Europe, sans amoindrir
la puissance de l’Empire britannique dans le monde. »
Hess, adjoint du Führer, avait mauvaise conscience, et sa santé
s’en ressentait. Il commmença à fréquenter la clinique pour de
sérieux problèmes qu’il imputait alors à sa vésicule biliaire — des
crampes abdominales atroces, que les médecins ne parvinrent ni à
expliquer ni à soigner. Incapable de trouver le sommeil, il se pous­
sait délibérément jusqu’au point d’épuisement, dictant des discours
— comme le grand discours du 7 juin 1935, avant le plébiscite de la
Sarre — parfois jusqu’à deux heures du matin.
« Une fois, écrivit Ingeborg Sperr qui avait rejoint son état-major
le 1er mai 1934, je devais attendre Mlle Fath au domicile de Hess à
Munich, et je le vis essayer de trouver de nouveaux moyens de
38
L ’A llemagne
s’endormir. Il allait se coucher à cinq heures de l’après-midi, puis se
levait à trois ou quatre heures du matin pour faire une promenade,
parce que c’est ce que lui avait conseillé un guérisseur. »
Ne faisant plus confiance aux médecins orthodoxes qui se révé­
laient incapables de lui assurer la guérison rapide qu’il réclamait,
Rudolf Hess s’était tourné vers la médecine «alternative». Le
Dr Ludwig Schmitt, diplômé des universités de Tübingen et de
Munich, qui devait être son dernier médecin régulier de 1936 à
1939, assista à cette évolution. Dix ans plus tard, toujours vexé
d’avoir perdu ce patient de marque, Schmitt parlait volontiers de
Hess, soutenant qu’il avait observé chez l’adjoint du Führer une ten­
dance à la schizophrénie. Hess était, d’après lui, « légèrement psy­
chopathe».
« Une fois, raconta-t-il, Hess s’effondra dans mon cabinet et se
mit à pleurer sur la mort de Roehm, qu’il se reprochait.» Selon
Schmitt, Hitler avait prévu d’épargner le commandant S.A., mais
Hess aurait avoué avoir lui-même insisté pour que celui-ci soit exé­
cuté. Il était également préoccupé par Bormann et le Dr Ley, qui
sapaient sa position auprès de Hitler ; il insinuait que ces deux puis­
sants subalternes détournaient des fonds provenant des ventes de
Mein Kam pf et des dividendes de Volkswagen — mais il n’avait
aucun pouvoir pour prendre des mesures contre eux.
Hess s’intéressait de très près aux problèmes de la santé publique.
Déconcerté par l’échec de la médecine traditionnelle dans le
domaine du cancer, il soutint qu’au-delà des limites de cette méde­
cine orthodoxe, il fallait prêter l’oreille aux guérisseurs — attitude
complaisante qui lui valut la risée des professionnels.
Il s’était initialement occupé de ces questions à cause des pro­
blèmes éthiques posés par la censure de la publicité (qui était deve­
nue de son ressort). « Il n’arrivait pas à comprendre, expliquait Leit­
gen, pourquoi il aurait dû interdire la publicité aux naturopathes
(Heilpraktikei) alors qu’elle était autorisée aux astrologues, aux
radiesthésistes et autres prophètes. »
La médecine officielle avait certainement échoué avec Hess. Tout
en maintenant un style de vie sportif, il était souvent fatigué. Il
essaya la diète — s’interdisant les œufs, le jambon, les viandes
séchées et la caféine ; mais ses crampes d’estomac persistaient. Les
médecins les considéraient comme des symptômes typiques de
l’hystérie — Schmitt le décrivait comme un hypocondriaque.
Mécontent, Hess devait, en 1939, faire appel à des guérisseurs.
Discutant de cette «scien ce» avec un médecin américain, des
années plus tard, Hess lui demanda : « Êtes-vous au courant des
études sur la taille de la pupille de l’œil ? » Il expliqua : « Je veux
Le secrétaire particulier
39
parler du diagnostic basé sur la taille et la forme de la pupille... Un
scientifique — ce n’était pas un médecin — et moi l’avons longue­
ment étudié : les changements de la pupille permettent non seule­
ment de dire si quelqu’un est malade, mais aussi de localiser son
mal. »
Le médecin américain avoua son ignorance en ce domaine, et se
déclara sincèrement intéressé quand Hess proposa de ménager une
rencontre — le mot séance aurait peut-être été plus approprié.
L’Américain se réjouissait secrètement de rencontrer l’homme capa­
ble de vendre une telle idée, même au crédule adjoint du Führer.
Les propres secrétaires de Hess riaient sous cape chaque fois
qu’elles voyaient arriver les deux Naturheiler, qu’elles appelaient ses
« sorciers » (Zauberer).
À l’occasion, il partait en voyage ; abandonner son travail et ses
préoccupations lui faisait du bien.
« Lors d’un voyage avec lui, écrivit pourtant Mlle Sperr, j’ai vu un
“diagnosticien de l’œil” lui donner un médicament de sa propre
fabrication et lui faire un massage. Tout cela me déconcerta — cet
homme donnait l’impression d’être extrêmement primitif. »
Quand Hitler tourna tranquillement son adjoint en ridicule,
celui-ci lui envoya avec le plus grand sérieux un exemplaire de la
correspondance entre Fredersdorf et Frédéric le Grand à propos des
médecines alternatives — comme si la médecine n’avait fait aucun
progrès en deux siècles. Au demeurant, les éminents praticiens alle­
mands auraient pu difficilement approuver le propre choix de Hit­
ler quant à son médecin, le disgracieux et très controversé Dr Théo
Morell ; il en allait de même en ce qui concernait Himmler (qui s’en
était remis aux mains d’un masseur suédois) et Ribbentrop.
En 1941, l’année où se situe l’événement majeur de ce livre,
l’armoire à pharmacie de Hess était bourrée de médicaments
homéopathiques et « naturels ».
Ceux-ci lui avaient été procurés par le Dr Kurt Schauer, de la cli­
nique homéopathique de Hôllriegelskreuth, au sud de Munich, et
un certain M. Reutter — de toute évidence le « diagnosticien de
l’œil » — de la Hohenzollern Strasse.
Quand il s’équipa pour sa fameuse expédition, les poches de son
uniforme étaient pleines de leurs potions, y compris un élixir censé
faire merveille pour la vésicule biliaire, obtenu auprès d’un lama
tibétain par un explorateur suédois, le Dr Sven Hedin. Il y avait en
outre du glucose et des tablettes multivitaminées que lui avait don­
nées le corpulent médecin de Hitler, Théo Morell, et il emporta
également un étonnant assortiment de drogues destinées à parer à
40
L ’A llemagne
« tout assaut du diable », comme le déclara la commission médicale
britannique après avoir examiné son butin.
« Il semble s’être prémuni lui-même (1) contre les douleurs cau­
sées par sa blessure par des alcaloïdes d’opium ; (2) contre les maux
de tête par de l’aspirine, etc ; (3) contre les douleurs de la colique
par de l’atropine ; (4) contre la fatigue du vol par de la Pervitine [une
amphétamine stimulante]; (5) contre l’insomnie provoquée par la
Pervitine par des barbituriques. » On trouva également dans ses
affaires des «mixtures de produits inconnus fabriquées selon les
méthodes homéopathiques — c’est-à-dire si diluées qu’il est impos­
sible de dire de quoi il s’agit».
Hitler ordonna l’arrestation de tous ceux qui avaient contribué à
cet état de choses, à commencer par les médecins eux-mêmes.
Schmitt, accusé d’avoir usé de sorcellerie pour lui ravir son adjoint,
fut envoyé sur-le-champ au camp de concentration de Sachsenhausen comme «prisonnier personnel du Führer». «U n e chose est
claire », fulmina Hitler devant les gauleiters du Parti médusés, ras­
semblés le 13 mai 1941 dans sa résidence de montagne, en brandis­
sant la lettre d’adieu de quatorze pages de son adjoint, « Hess était
complètement aux mains des astrologues, diagnosticiens de l’oeil et
autres guérisseurs naturels ! Et maintenant il est parti pour l’Angle­
terre — dans le fol espoir de voir ses amis anglais et de conclure la
paix entre l’Allemagne et l’Angleterre ! »
3
.
Le mur des lamentations
Rien ne permet de supposer que l’adjoint du Führer ignorait que
Hitler était déterminé à agrandir l’espace vital de l’Allemagne en
direction de l’est, ni qu’il voyait ces plans d’un mauvais œil. « Hess,
remarqua Alfred Leitgen, avait une aversion profonde, presque
pathologique, pour l’idéologie “asiatico-bolchevique” ». Pour ac­
complir cette tâche historique il fallait courtiser et séduire le Japon
et peut-être même l’Angleterre.
Le 7 avril 1934, Hess rencontre très secrètement l’attaché naval
japonais, l’amiral Yendo, sous la véranda du professeur Haushofer
au 18, Kolberger Strasse. Il lui fait alors une ouverture semi-officielle (n’ignorant pas que l’armée comme le ministère des Affaires
étrangères allemand préféraient nettement la Chine au Japon).
Le professeur fait office d’interprète tandis que Martha Haushofer
sert le thé. Au départ les deux hommes se tiennent sur leurs gardes,
puis Hess abandonne toutes précautions : « Eh bien, je peux vous
informer — et je parle au nom du Führer — que nous souhaitons
sincèrement un rapprochement entre l’Allemagne et le Japon. Mais
je dois insister sur un point : nos accords ne sauraient inclure la
moindre disposition susceptible de compromettre nos relations
avec l’Angleterre. »
Le visage de Yendo se fend d’un sourire enthousiaste qui décou­
vre toutes ses dents en or, et Haushofer se détend. Dans ses
mémoires inédits, il décrit cette entrevue comme le premier pas
accompli vers le pacte anti-Komintem signé par les deux pays en
novembre 1936.
En même temps, avec l’aide d’Albrecht Haushofer, son brillant
conseiller diplomatique toujours sur les routes — mais de plus en
plus antinazi — , Hess tisse une toile serrée en direction des
Anglais. Hitler n’a-t-il pas écrit lui-même dans Mein K am pf :
« Aucun sacrifice ne saurait être trop grand pour gagner l’amitié de
la Grande-Bretagne » ?
Hess y travaille avec plaisir : né en Égypte, sous autorité anglaise,
42
L ’A llemagne
il est naturellement et profondément prédisposé en faveur de
l’Empire britannique. Albrecht Haushofer aussi respectait l’Angle­
terre, quoique pour des raisons plus pragmatiques. Il avait disserté
sur les problèmes des relations anglo-allemandes dans la Zeitschrift
fü r Geopolitik. « La décision capitale pour le sort de l’Europe, y écri­
vait-il en avril 1935, appartient aujourd’hui aux Anglais, comme ce
fut le cas dans les années de tension au tournant du siècle... quand
l’Empire britannique et le Reich du Kaiser, après avoir vainement
tenté d’appliquer une politique commune, s’éloignèrent peu à peu
l’un de l’autre. »
Pendant quatre ans Hess et le jeune Haushofer organisèrent des
entrevues secrètes avec des visiteurs britanniques. À cette époque,
au milieu des années trente, ces derniers accouraient par dizaines à
Berlin pour suivre les événements de la révolution. Les transcrip­
tions allemandes secrètes des entrevues de Hitler avec ces Anglais,
parmi lesquels Léo Amery, lord Londonderry, lord Beaverbrook
(trois fois), Tom Jones, secrétaire de Stanley Baldwin, sir Thomas
Beecham et beaucoup d’autres, ont été détruites par le commande­
ment allié après la guerre.
Convoqué pour s’expliquer sur ses activités, en mai 1941, deux
jours après l’envol de Hess, Albrecht Haushofer devait dresser pour
Hitler la liste de ceux qu’il avait tenté de circonvenir en Angleterre
entre 1934 et 1938 : parmi « un groupe influent de jeunes conserva­
teurs », il mentionna lord Clydesdale (qui avait hérité en 1939 du
titre de duc de Hamilton) ; lord Dunglass, secrétaire particulier du
Premier ministre (plus tard connu sous le nom de sir Alec DouglasHom e); Harold Balfour, Kenneth Lindsay, et Jim Wedderbum, res­
pectivement sous-secrétaires au ministère de l’Air, au ministère de
l’Éducation, et au Scottish Office; il fit remarquer que le frère de
Hamilton était parent de la Reine Elizabeth et que sa belle-mère, la
duchesse de Northumberland, était la première dame d’honneur de
Sa Majesté ; proches du même cercle, on trouvait lord Derby, Oliver
Stanley, lord Astor et sir Samuel Hoare. Haushofer se vanta égale­
ment d’avoir réussi à rencontrer lord Halifax, le secrétaire aux
Affaires étrangères, et son délégué, R.A. Butler. Il nomma égale­
ment lord Lothian, qui avait rendu visite à Hess et à Hitler, à Berlin,
le 23 janvier 1935, et il cita Willams Strang et Owen O ’Malley, tous
deux à la tête de départements au Foreign Office, comme de fer­
vents partisans de l’entente anglo-allemande.
D ’après son adjoint, le concept politique de base de Hess était
simple : les pays de l’Europe du Nord devaient à tout prix éviter de
nouveaux conflits entre eux s’ils ne voulaient pas voir totalement
ruinée leur influence dans le monde.
Le mur des lamentations
43
Aussi trouvait-il toujours le temps de recevoir des visiteurs venus
de Grande-Bretagne, particulièrement s’il s’agissait de vieux soldats
comme lui. Il n’oublia jamais la visite que fit à Berlin le général
sir Ian Hamilton, président de la British Légion : le général, vétéran
des désastreux débarquements de Gallipoli en 1915, fit comprendre
à Hess qu’il estimait lui aussi suicidaire pour la race blanche un
nouveau conflit entre l’Angleterre et l’Allemagne. Chaque fois que
Hess observait le cynisme des diplomates de la Wilhelmstrasse, il
regrettait qu’on ne confie pas aux seuls anciens combattants comme
lui et le général Hamilton le soin de décider de la politique étran­
gère. « Hess soutenait que l’établissement de relations amicales avec
les nations étrangères devrait être laissé à ceux qui avaient com­
battu », devait rappeler Leitgen par la suite.
À cette époque, écrivit Karl Haushofer, Ribbentrop partageait
l’optimisme de Hess quant aux relations anglo-allemandes. Il
assista, en compagnie de Hess et de leur jeune expert sur l’Angle­
terre, au déjeuner que Hitler offrit aux diplomates anglais en visite,
sir John Simon et Anthony Eden, le 26 mars 1935.
Quelques semaines plus tard, Ribbentrop signait à Londres un
accord naval anglo-allemand. Hess et Hitler espéraient qu’il ne
s’agissait que d’un premier pas vers une véritable alliance.
En mai 1935, le comte suédois Eric von Rosen, beau-frère de
Goering, invita Hess à venir expliquer la nouvelle Allemagne nationale-socialiste à la haute société de son pays. Parlant devant 1 500
personnes entassées dans la plus grande salle de Stockholm, et visi­
blement ravi de se trouver au pays de son idole, Rudolf Kjellén,
Hess prononça un discours étincelant d’élégance et de style. Il sou­
ligna avec insistance son désir personnel, en tant qu’ancien blessé
de guerre, de restaurer la coexistence pacifique entre les nations. Il
montra de l’indulgence pour les premiers critiques de Hitler qui
s’étaient laissé surprendre par la rapidité et le caractère irréversible
des mesures prises par la révolution hitlérienne dans les domaines
de la vie économique, scientifique et familiale de l’Allemagne. Le
credo de Hitler, expliqua-t-il, prenait ses racines dans le sens du
sacrifice et de la camaraderie né au cours de la guerre — pendant
laquelle « certaines personnes » restées chez elles, escrocs et profi­
teurs, avaient bâti leur fortune.
«Jusque-là, je n’étais pas personnellement antisémite, ajouta-t-il,
au contraire, j’ai défendu des juifs contre leurs persécuteurs et leurs
adversaires. Mais les événements de 1918 et des années suivantes
parlaient d’eux-mêmes et je n’ai pu que me convertir à l’antisémi­
tisme... » « La législation nationale-socialiste, poursuivit-il avec
calme, a maintenant introduit des mesures correctives contre
44
L ’A llemagne
l’importance excessive des éléments cosmopolites. Je dis “correctives”, parce que les juifs ne sont pas brutalement déracinés [ausgerottet], j’en veux pour preuve que dans la seule Prusse 35000 juifs
travaillent dans l’industrie, et 8 9 0 0 0 sont employés dans le com ­
merce et les affaires ; et bien qu’ils ne représentent qu’un pour cent
de la population, les juifs forment toujours dix-sept et demi pour
cent de nos avocats et près de la moitié des médecins recensés à
Berlin. »
Passant à la violence communiste, Hess révéla que dans cette
même province, la Prusse, les spartakistes et les bolcheviques
avaient tué 640 fonctionnaires de police. Près de six millions d’Alle­
mands avaient voté pour les communistes en 1932 ; des millions
d’autres seraient devenus communistes si ceux-ci avaient gagné les
élections ! L’Europe devait remercier Hitler d’avoir écarté un tel
danger.
« J ’ai eu la chance de l’entendre exposer son projet en 1920
devant à peine une douzaine de ses partisans et, à la fin de ce dis­
cours, ma conviction était faite : Si cet homme ne peut pas sauver
l’Allemagne, personne ne le pourra. »
Quelques minutes plus tard, Hess confia à son auditoire les rai­
sons de sa confiance en Hitler. Ses paroles en disent aussi long sur
son propre caractère que sur celui du Führer :
Est-il arrivé par hasard ?
Je ne le pense pas. Je crois qu’il existe une Providence qui envoie
aux nations qui ne méritent pas de sombrer — celles qui ont encore
une mission à remplir en ce monde — l’homme qui doit les préser­
ver du désastre. Mais il faut alors donner à cet homme le pouvoir
absolu.
Vous pourriez objecter qu’il n’est pas bon de remettre tout le pou­
voir entre les mains d’un seul homme. Vous pourriez objecter qu’à la
fin, même un Hitler court le risque d’exercer son autorité solitaire de
façon arbitraire ou imprudente.
Je ne peux que répliquer ceci : la conscience d’une seule personna­
lité intègre est une bien meilleure garantie contre la tentation d’abu­
ser de sa fonction que tous vos organes parlementaires de contrôle
ou de séparation des pouvoirs. Je connais l’homme Adolf Hitler et je
sais qu’il n’est personne de plus redevable à sa conscience et, sur la
force de cette conscience, à son peuple, que lui. Cette conscience de
sa responsabilité envers son Dieu, envers son peuple, envers l’his­
toire — voilà d’où il tire son autorité.
Il évalue la légitimité de ses actes en s’adressant lui-même directe­
ment à son peuple, en organisant des plébiscites de temps en temps.
Et ils confirmeront ses qualités de chef, encore et encore. Il sait que
Le mur des lamentations
45
son honneur est indissolublement lié à tous ses actes. Il ne peut pas
fuir ses responsabilités en s’abritant derrière les décisions de majori­
tés parlementaires irresponsables.
Une histoire à venir écrira ce qu’a accompli Hitler non seulement
pour l’avenir de l’Allemagne, mais pour celui de l’ensemble de
l’Europe.
Hess à son tour suscitait le même genre de dévotion de la part de
son état-major personnel. « Il inspirait confiance, dira Leitgen plus
tard, c’était, je crois, son point fort. »
Ribbentrop et Bormann se contentaient d’exploiter leur popula­
rité de chefs pour favoriser leurs ambitions personnelles, mais l’étatmajor particulier de Hess se serait jeté au feu pour lui. Mlle Fath
écrivait en novembre 1945 : « Nous tous, ses employés, l’aimions
beaucoup et d’après ce que j’en sais, les hommes de son état-major
et les dirigeants politiques l’aimaient et l’admiraient également. »
Elle s’occupait du courrier qui parvenait au domicile de Hess, au 48,
Harthauser Strasse, à Harlaching. « La plupart de ces lettres, ditelle, venaient de gens qui ne le connaissaient pas personnellement,
mais qui étaient persuadés qu’il pourrait les aider à résoudre leurs
problèmes ; d’autres le remerciaient pour une aide déjà donnée. »
Après ses discours de Noël ou du Nouvel An il recevait un courrier
d’admirateurs considérable. Chaque fois qu’il dictait une lettre de
reproches, cela frappa énormément sa secrétaire, il ajoutait invaria­
blement quelque gentillesse pour arranger les choses — il laissait
toujours une porte ouverte et ne blessait jamais à dessein.
« Il était si bon, si noble, que l’on se sentait poussé à agir de
même », se souvenait Mlle Fath, encore sous le choc de l’avoir vu,
menottes aux mains, dans une cellule de prison. Elle raconta une
soirée où il était rentré si tard chez lui qu’il avait fallu faire réchauf­
fer son dîner plusieurs fois ; lise le réprimanda pour avoir obligé la
cuisinière et la servante à veiller si tard. Après cet incident, la ser­
vante chuchota à l’oreille de Mlle Fath : « S’il vous plaît, dites-lui
que nous sommes prêtes à travailler pour lui à n’importe quelle
heure du jour et de la nuit. Cela ne nous dérange pas. Nous sommes
contentes de faire quelque chose pour lui. »
« Peut-être, s’interrogeait Mlle Fath, était-ce son erreur : il était
trop bon; il pensait que tous les autres étaient aussi honnêtes et
intègres que lui. »
Il était tout aussi incorruptible quand il s’agissait de sa famille.
Tout en souhaitant aider le commerce d’importation de son père à
Alexandrie, il dit à ce dernier qu’il se devait d’obtenir un accroisse­
ment des gains en devises étrangères, et que sa demande d’autorisa­
46
L ’A llemagne
tion administrative devait passer par les canaux officiels appropriés.
Quoi qu’il en soit, l’Égypte grouillait maintenant de troupes depuis
que Mussolini avait envahi l’Abyssinie et Hess espérait que cela
favoriserait le commerce de son père. « Peut-être, écrivait-il à
celui-ci le 24 octobre 1935, l’hostilité actuelle des Arabes envers les
Italiens les poussera-t-elle à acheter plus de produits allemands. »
Cette lettre — interceptée par les services de renseignements bri­
tanniques — donne une image fidèle de Rudolf Hess, fils respec­
tueux et adjoint du Führer en 1935. On y apprend qu’il avait per­
suadé Hitler de maintenir Eberhard Stohrer à son poste d’ambassa­
deur en Égypte, et de le laisser recevoir le jeune ambassadeur en
personne. « Stohrer m’a parlé des fortifications [du port d’Alexan­
drie] d’El Mex, Abu Qir, etc. Cela doit être passionnant à l’heure
actuelle ! J ’ai été très intéressé par ce qu’il m’a dit des vaisseaux de
guerre britanniques dans le port, particulièrement depuis que je sais
le rôle qu’ont joué dans le Jutland certains d’entre eux comme le
Queen Elizabeth et ses frères. »
«Actuellem ent, poursuit-il, l’Allemagne occupe une position
universellement enviée. Elle n’a plus rien à faire de la farce de la
Société des nations, et peut demeurer à l’écart sans crainte d’être
entraînée, impuissante, en poussant des cris et en se débattant, dans
une querelle ou une autre. Nos amis plus remuants glissent un
regard vers nous, nous appréciant comme un allié réellement digne
d’attention — si du moins nous étions prêts à jouer un tel rôle. »
Non, Hess n’était pas l’un des membres les plus belliqueux de
l’entourage de Hitler.
Il donne aussi à son père des nouvelles de la famille. Son frère
Alfred se remet à Berlin d’une opération de l’estomac. Avec une
pointe de gaieté fraternelle, il note que l’éminent chirurgien, le pro­
fesseur Ferdinand Sauerbruch, a insisté sur le fait qu’Alfred a cessé
de fumer. Leur sœur cadette semble aller bien, elle est revenue de
Hindelang et suit apparemment un régime amaigrissant, son pro­
blème de genou est résolu, « merci aux piqûres du Dr Gerl » — un
médecin de la région dont nous reparlerons plus loin.
« lise travaille la plupart du temps comme “architecte supervi­
seur” à Harlaching. Vous savez probablement déjà que notre perpé­
tuel plan d’agrandissement de la maison est en train de prendre
forme. J ’aurais préféré reculer les travaux, mais cela devenait vrai­
ment urgent. Par-dessus tout, j’ai besoin d’une plus grande salle à
manger, parce que de temps à autre je dois inviter un certain nom­
bre de fonctionnaires — par exemple des officiers de la Wehrmacht
bientôt — et ce serait impossible dans notre pièce actuelle. Il me
faut aussi un bureau plus grand parce que chaque fois que j’accueille
Le mur des lamentations
Al
un grand nombre de visiteurs, je suis obligé d’utiliser le salon et il
ne reste alors plus rien pour nous. »
En attendant, il doit vivre à Berlin où lise vient le rejoindre pour
des week-ends de détente — « c’est le monde à l’envers ». Il déteste
cette ville, mais il espère que tout ce remue-ménage en vaut la
peine — cela permettra à ses parents de venir passer quelques mois
au printemps 1936, et d’habiter l’appartement qu’il va ajouter à
Harlaching à leur intention. « Je me fais réellement une joie de vous
emmener au théâtre après votre vie dans le désert culturel et artisti­
que égyptien. »
Hess était un modéré égaré parmi des hommes immodérés. Le
25 octobre 1934 il avait rendu un arrêt réservant à lui seul le droit
d’agir au nom du Parti dans les affaires du Reich comme dans celles
des régions (Lânder). Dans les nouveaux textes juridiques figuraient
des ordonnances signées de sa main protégeant les petites gens
contre le Parti. Grâce à lui, quelques-uns des excès les plus absurdes
des fanatiques furent longtemps contenus : les véritables désordres
n’allaient commencer qu’après son départ.
Il y avait, bien sûr, déjà eu des débordements, mais il tenta de les
endiguer, de les prévenir, d’améliorer les choses — à la fois en géné­
ral et en particulier. Alarmé par les innombrables abus de la « loi
contre les menées criminelles à l’encontre de l’État et du Parti » du
20 décembre 1934, il édicta le 3 septembre 1935 la circulaire
n° 184/35 modifiant notablement le champ d’application de cette
loi. « L’adjoint du Führer a décidé de s’attribuer un droit de regard,
déclara Bormann, parce qu’il veut précisément éviter que des
contrevenants ne soient emprisonnés pendant des mois à la moin­
dre peccadille.» La nouvelle réglementation de Hess exigeait de
chaque gauleiter qu’il lui soumette tous ces cas indépendamment
de toute procédure légale pour lui permettre de choisir d’arrêter les
poursuites ou d’infliger une simple réprimande.
Au milieu de cette agitation, il n’oublia jamais les Haushofer, ni
ce qu’il leur devait. Trois jours après la promulgation des lois de
Nuremberg, en septembre 1935, il téléphona personnellement au
professeur pour lui redire que ni sa femme demi-juive ni aucun de
ses fils ne devaient avoir la moindre crainte aussi longtemps qu’il
serait là pour les protéger.
Six semaines plus tôt, le 2 août, Hess avait édicté une nouvelle
circulaire secrète, n° 160/35 prohibant toute forme d’excès contre
les « juifs ou provocateurs juifs » de la part de membres du Parti ;
elle réclamait la plus extrême sévérité contre quiconque se rendrait
coupable d’un délit ou de voies de fait à l’égard de juifs ou aurait
participé à une assemblée séditieuse dirigée contre eux. Il croyait
48
L ’A llemagne
qu’il fallait tendre l’autre joue. Quand un terroriste juif assassina le
représentant de Bohle en Suisse, Wilhelm Gustloff, en février 1936,
Hess donna à nouveau des ordres secrets aux fonctionnaires du
Parti et de l’État «pour prévenir toutes représailles contre les
juifs ». « Il appartient au seul Führer de décider de la politique à
adopter, cas par cas; ordonna Hess. Aucun membre du Parti ne
doit agir de sa propre initiative. »
En septembre 1937, Hess adresse aux hauts fonctionnaires du
Parti un message confidentiel sur la campagne contre les juifs, les
francs-maçons et le clergé hostile : « Nous sommes un mouvement
de soldats, et nous devons maintenir la discipline également en ce
domaine ! », déclara-t-il. Il émoustille ses auditeurs en évoquant les
firmes allemandes qui emploient encore des juifs comme représen­
tants à l’étranger — «d e vraiment magnifiques spécimens de la
Galicie orientale», dit-il, reprenant les termes qu’il utilisait pour
décrire ses furoncles à Gregor Strasser. «A u même moment, la
situation des firmes allemandes d’importation à l’étranger, continue-t-il en pensant à l’entreprise de son père à Alexandrie, se
dégrade peu à peu. Dans certains cas, ces juifs prétendument indis­
pensables agissent en même temps pour des rivaux étrangers, et
vont jusqu’à participer au boycott des produits allemands ! »
Petit à petit, le Parti arrive à ses fins et les exportations sont en
plein essor. « A .E.G ., déclare Hess, a écrit au Parti que le remplace­
ment de ses agents juifs par des Allemands avait tellement relancé
les ventes que celles-ci avaient largement couvert les frais du chan­
gement... Auto-Union a déclaré à peu près la même chose. »
Ajoutant qu’il ne fallait pas non plus faire confiance aux francsmaçons, il raconte l’histoire horrible du « franc-maçon à demi juif »
qui, représentant une importante banque allemande en Espagne, a
tenté de torpiller là-bas des transactions commerciales.
« Nos ennemis, se vanta l’adjoint du Führer, usant d’une méta­
phore militaire, sont forcés d’abandonner leurs positions, l’une
après l’autre. »
« ... Même si les choses paraissent parfois aller lentement, que
sont quelques années comparées à une évolution qui déterminera le
cours de l’histoire allemande pour des siècles et qui, dans le
domaine de la législation raciale, produira encore ses effets dans des
milliers d’années ? »
D ’après le guide du Parti de 1937, ses responsabilités étaient impor­
tantes et diverses : il était à la tête de l’organisation interne du
N.S.D.A.P., de son Auslands-Organisation, de son bureau techni­
que, et de son service d’archives, aussi bien que de départements
Le mur des lamentations
49
qui supervisaient la santé nationale, la recherche généalogique, la
censure, les problèmes constitutionnels et législatifs, la politique
étrangère, la politique raciale et les nominations à l’université.
Mais tout cela n’était vrai que sur le papier. Dans la pratique, il
était devenu le « mur des lamentations » du mouvement, comme il
l’exprima à Nuremberg en septembre de cette année-là ; il regrettait
les beaux jours de l’illégalité.
« ... Parfois, j’aimerais pouvoir m’asseoir comme je le faisais aux
premiers temps de notre combat, remâchant mon venin, rédigeant
des affiches ou des tracts, les collant ou les distribuant de mes pro­
pres mains : je crois que je dormirais beaucoup mieux si je faisais
cela ! »
En l’occurrence, il était devenu l’image de marque du Parti : en
passe d’être supplanté par des subordonnés grossiers et arrivistes, il
continuait à parcourir le pays pour séduire les masses, rassurer les
banquiers et les industriels, et apaiser la nervosité des diplomates
étrangers. En cas de crise ou de mesures impopulaires, Berlin
comptait sur Hess pour faire passer la pilule. Parlant lors de l’inau­
guration de la nouvelle Maison Adolf-Hitler à Hof, en Bavière, en
octobre 1 9 3 6 , il avait repris le slogan de Goering : d e s c a n o n s p l u ­
tô t
QUE DU BEURRE !
« S i c’est nécessaire, déclara-t-il en cette occasion, nous devons
être prêts à limiter notre consommation de graisse, de porc et
d’œufs, parce que nous savons que le produit de notre commerce
extérieur ainsi sauvé sera consacré à notre programme de réarme­
ment. » Des déclarations de ce genre — émises en un temps où
l’Allemagne était entourée de nations fortement armées — sont
tout ce que ses procureurs purent brandir plus tard contre lui.
Les mêmes accusateurs ne firent qu’à contrecœur référence à ses
tentatives opiniâtres pour trouver des solutions pacifiques aux pro­
blèmes européens. Par l’intermédiaire du Dr Albrecht Haushofer, il
était demeuré très actif dans la diplomatie secrète, même si leurs
centres d’intérêt passaient du problème des Volksdeutsche aux puis­
sances anglophones.
Hess avait rencontré Konrad Henlein, leader du Parti sudète alle­
mand, dès le 19 septembre 1934 chez ses parents dans les Fichtelgebirge ; en une tentative qui allait se révéler infructueuse à dissiper
le différend entre Berlin et Prague, il avait envoyé le jeune Hausho­
fer voir le président Edouard Benës à deux reprises en décembre
1936, proposant un pacte de non-agression à la Tchécoslovaquie en
échange de concessions au parti de Henlein.
Répondant aux pressions des S.S., Hess constitua le 27 janvier
1937, le «Bureau central pour les Allemands de souche» ( Volks-
50
L ’A llemagne
deutsche Mittelstelé) sous la direction du S.S. Obergruppenführer
W em er Lorenz, pour centraliser le travail politique parmi les Alle­
mands de l’étranger. Cela réduisait inévitablement l’autorité des
autres organisations travaillant dans le même domaine, tout en radicalisant les méthodes employées, particulièrement dans le Sud-Est.
En même temps, Rudolf Hess encourageait Albrecht Haushofer à
raffermir ses liens avec les Anglais.
Ce dernier ne savait plus sur quel pied danser. Il éprouvait de
plus en plus de scrupules à travailler pour les nazis, mais faisait taire
sa mauvaise conscience en se répétant que son supérieur direct,
Hess, était «co rrect» en tous points.
« Si je considère les affaires dont je me suis occupé depuis 1933,
écrivit-il à Hess en juin 1936, dans une lettre amère, pleine de
reproches, j’ai — même si je fais mon autocritique au micro­
scope — une conscience sans tache. » Pour le moment, le jeune
universitaire se réjouissait de la confiance de l’adjoint du Führer —
et bien sûr de sa protection, qui représentait l’autre terme de l’équa­
tion.
Et c’est ainsi, indirectement, que commença le «chem in de
croix» de Rudolf Hess. Cet été 1936, Berlin accueillit les Jeux
olympiques. Parmi les membres du Parlement britannique invités
figuraient Harold Balfour, Jim Wedderburn, Kenneth Lindsay et
Douglas, marquis de Clydesdale. (C’étaient, bien sûr, les « contacts
britanniques» dont Haushofer allait livrer les noms à Hitler en
1941.)
Jeune et séduisant écossais, lord Clydesdale — plus tard Douglas,
duc de Hamilton — était un ancien champion de boxe amateur
mi-lourd. Intructeur de vol dans la Royal Auxiliary Air-Force, il
avait dirigé l’expédition britannique qui avait survolé l’Everest trois
ans auparavant. De ce point de vue, il avait beaucoup en commun
avec Rudolf Hess, aviateur également doué et courageux qui avait,
en d’autres temps, projeté de rééditer l’exploit de Charles Lindbergh en sens inverse.
Pourtant, s’il est certain que Hess eut une conversation avec
Lindsey, il ne fut pas officiellement présenté à l’intrépide officier
écossais en cette occasion ni les jours suivants. Il n’est même pas
certain qu’ils se soient rencontrés. Mais, lorsque Hitler invita le
diplomate anglais sir Robert Vansittart à déjeuner à la Chancellerie,
lord Clydesdale et Hess étaient certainement tous deux présents;
s’ils échangèrent des regards ou quelques remarques polies, aucun
ne put s’en souvenir plus tard. Goering entraîna ensuite Clydesdale
Le mur des lamentations
51
hors de Berlin pour qu’il jette un coup d’œil de professionnel sur
son aviation naissante.
Plus étroit fut le lien qui s’établit presque immédiatement entre
« Douglo » Hamilton et l’expert de Hess, Albrecht Haushofer. Cela
se passa ainsi: David Hamilton, frère cadet du jeune aristocrate
écossais, rencontra par hasard Haushofer au cours d’une réception à
Berlin. Les membres de la Chambre des communes britannique
invitèrent Albrecht à déjeuner avec eux et celui-ci leur exposa sa
double fonction d’universitaire et d’expert diplomatique ayant un
accès direct à la fois à Hess et au ministère des Affaires étrangères.
Clydesdale — peut-être sur instruction de Whitehall — écrivit à
Albrecht Haushofer cet hiver-là. Ce dernier répondit le 7 janvier
1937, et ainsi le lien était créé ; en compagnie de son père, le vieux
professeur, Albrecht Haushofer accueillit lord Clydesdale dans leur
demeure de Bavière, le 23 janvier. Quelques semaines plus tard,
l’Écossais envoyait au professeur un exemplaire de ses mémoires,
Le Livre du pilote de l’Everest.
Albrecht Haushofer se rend plusieurs fois en Angleterre cette
année-là. Le 16 mars 1937, il écrit à son père : « Je pars là-bas
demain, et ma première visite sera pour le jeune aviateur qui nous a
rendu visite à Munich, L.C. [lord Clydesdale]. » En avril, il donne
des conférences à Chatham House à YInstitute o f International
A ffairset séjourne chez les Hamilton, à Dungavel, en Écosse. C’est
la première fois que Haushofer voit Dungavel, ou que Hess — à qui
il fait son rapport plus tard — en entend parler.
Une profonde amitié naît peu à peu entre les deux hommes. Par­
tant pour l’Amérique à bord du transatlantique Europa, l’universitairë allemand remercie son hôte écossais (« Mon cher Douglo »), le
30 juin, et lui fait part de ses préoccupations au sujet de la constante
dégradation de la situation en Europe (les républicains espagnols
venaient de bombarder un vaisseau de guerre allemand en Méditer­
ranée). Haushofer est particulièrement alarmé par ce qu’il a vu des
Anglais et de leur attitude. Il met Hess en garde et rédige un article
pessimiste pour la Zeitschrift fü r Geopolitik : « On ne peut échapper
à la conclusion, écrit-il, que pour eux [les Anglais], l’ennemi public
n° 1 n’est ni l’Italie ni le Japon (ni même l’Union soviétique). Une
fois de plus, leur regard de colère se porte de l’autre côté de la mer
du Nord» — vers l’Allemagne.
Rudolf Hess a presque quarante-trois ans. Il va être père pour la
première fois.
lise, qui supporte mal sa rondeur, écrit en octobre une lettre can­
canière à sa belle-mère Klara Hess, en Égypte : « En passant : dans
52
L ’A llemagne
un jour ou deux nous allons avoir une splendide visite. Imaginez
seulement, le duc de Windsor et sa femme ! Et on dit qu’elle est à
peu près la dame la plus élégante et la plus mondaine du siècle.
Vous pouvez imaginer comme je parais mondaine à l’heure qu’il
est ! Je crois que j’aurais préféré Mussolini — il se serait montré plus
compréhensif pour ma circonférence actuelle que la duchesse de
Windsor ! » (Dix mois plus tôt, le duc avait été forcé de renoncer au
trône de Grande-Bretagne après avoir annoncé son intention
d’épouser une Américaine divorcée.)
Dans cette lettre — également interceptée par les services de ren­
seignements anglais — , lise décrit leurs projets d’agrandissement de
la maison de montagne de Reicholdsgrün, pour Klara et Fritz qui
viendront d’Égypte, Rudolf lui-même, le nouveau-né, la nurse, les
adjoints, le chauffeur et les gardes du corps.
À Harlaching aussi, la petite villa doit être à nouveau agrandie,
pour s’adapter à l’état-major supplémentaire de Rudolf et de Martin
Bormann, un garage et des pompes à essence pour dix voitures, un
standard téléphonique, et tous les autres accessoires dont un adjoint
du Führer était censé avoir besoin.
De toute évidence, Klara lui reprocha le nombre de voitures car
lise écrit à nouveau le 3 novembre : « Nous ne souffrons pas de
mégalomanie, maman : nous n’avons pas plus de voitures... Nous
n’en avons même pas une seule nouvelle. Rudi est fâché de voir
Martin Bormann, son chef d’état-major, en posséder dix, toutes
flambant neuves. »
Le 22 octobre, le duc et la duchesse de Windsor adressent leurs
compliments à H itler; ils dînent avec les Hess à Harlaching quel­
ques jours plus tard.
En dépit de mes appréhensions [rapporta lise à l’époque] car elle
était précédée d’une réputation d’américano-parisianisme, la du­
chesse s’est montrée une femme adorable, charmante, chaleureuse et
intelligente, avec un cœur d’or et une tendresse pour son mari
qu’elle n’essayait pas le moins du monde de cacher aux étrangers que
nous étions, et ainsi elle nous a tous séduits.
C’est malheureux, mais les Anglais sont non seulement passés à
côté d’un roi d’une intelligence exceptionnelle mais aussi d’une reine
superbe.
Bien sûr, c’est une chose que n’a pu oublier une femme à l’esprit
aussi vif, qui avait certainement des ambitions pour son mari :
d’après la loi britannique... il lui était encore possible de rester roi
avec elle, mais cela lui a été rendu impossible par de sombres intri­
gues, et en partie à cause de son attitude ferme sur les problèmes
sociaux et de ses sympathies pro-allemandes... À la fin, nous étions
Le mur des lamentations
53
les seules à parler, tout le monde écoutait et nous en avons oublié de
quitter la table.
Elle ajoutait aussi les derniers potins de Berlin. Emmy Goering était
enceinte elle aussi : « Les Goering souhaitent une fille ; Goebbels
veut que son fils fasse de la politique — j’aimerais un garçon aussi,
mais pas un politicien. Il est rare qu’un père et son fils réussissent
dans le même domaine — l’enfant est toujours éclipsé par son
père. »
lise eut un fils, après un accouchement difficile et douloureux, le
18 novembre 1937 : « Dieu merci, écrivit-elle à ce moment-là, la
nature nous a tous pourvus d’une merveilleuse capacité d’oubli ! »
Rudolf apprit la nouvelle au Berghof, l’imposante et toute récente
demeure du Führer d’où l’on avait, des hauteurs de l’Obersalzberg,
une vue dominante sur l’Allemagne et l’Autriche. Il sourit jusqu’aux
oreilles — un de ces fameux sourires un peu loufoques qui l’avaient
rendu cher aux Allemands. Les étoiles étaient favorables, et la nuit
précédant la naissance avait été une nuit de pleine lune.
Il proposa de prénommer l’enfant W olf Rüdiger — il avait appelé
Hitler « W o lf» au cours de leurs années de combat politique, et
Rüdiger était un des héros de la saga des Nibelungen. Il devait aussi
porter les prénoms de ses deux parrains, Adolf et Karl (Hitler et le
professeur Haushofer devaient tous deux assister à la cérémonie
quelques semaines plus tard).
Saisi d’une indicible fierté devant ce petit-fils enfin donné à Fritz,
Hess observa le grand front du petit garçon, siffla pour le faire rire,
et décida d’après la forme d’une de ses oreilles qu’il deviendrait un
musicien de génie. Pourtant, derrière son dos, l’enfant prodige
s’endormait lorsque l’on jouait de la musique classique et ne repre­
nait vie qu’aux accents du jazz.
Les cadeaux et les vœux au « petit Ministre » affluèrent de toute
l’Allemagne. « Nous avons mis tant de soin, écrivait lise, à protéger
notre vie de cette atmosphère de serre chaude, que nous réussirons
probablement à en protéger aussi notre fils. »
W olf Rüdiger ne devait jamais être un politicien; mais il allait
passer cinquante ans dans l’ombre de son père — faisant courageu­
sement campagne pour son élargissement.
4
.
Le spectateur
Hess n’était pas consulté lors de la mise au point des plans mili­
taires. Ses accusateurs usèrent par la suite de phrases du genre :
«Jusqu’à son vol pour l’Angleterre, il a été le confident le plus
proche de H itler», ou : «L es relations entre ces deux hommes
étaient telles que Hess devait avoir connaissance des plans d’agres­
sion dès leur élaboration. » À Nuremberg, l’accusation devait
annoncer curieusement que Hess faisait partie du Conseil secret du
Cabinet créé par Hitler, le 4 février 1938. Or ce conseil fantôme ne
s’est jamais réuni !
Hess n’assista à aucune des conférences stratégiques d’impor­
tance historique — qui étaient d’aileurs plus des monologues de
Hitler que des conférences. Le rapport du colonel Fritz Hossbach
sur la conférence du 5 novembre 1937 à Berlin, les notes du capi­
taine Fritz Wiedemann sur le discours secret de Hitler du 28 mai
1938, les minutes prises par le capitaine W olf Berhard lors du dis­
cours de Hitler le 15 août 1938, le rapport du colonel Rudolf
Schmundt sur la conférence de la Chancellerie du Reich, le 23 mai
1939, la version que donna l’amiral Wilhelm Canaris du discours
belliciste que prononça Hitler le 22 août 1939 à l’Obersalzberg —
tous ces documents, et d’autres documents clés, existent, et aucun
ne mentionne la présence de l’adjoint du Führer.
Il semblerait, de toute évidence, que Hitler ait laissé à Hess la
charge du Parti, comme on abandonne à un concierge la garde
d’une usine désaffectée ; personne ne le consultait mais il était vrai­
ment trop populaire pour qu’on se passe de lui.
Hess n’a-t-il pas au moins reconnu en Adolf Hitler le plus grand
tyran du XXe siècle ? À l’appui de cette thèse, nous disposons de la
description pittoresque et naïve de la façon dont il voyait l’homme
au quotidien. Il la donne dans une longue lettre à sa mère, datée du
15 janvier 1938, à un moment où, nous le savons maintenant, Hit­
ler s’apprêtait à prendre le contrôle absolu des forces armées et à
faire main basse sur l’Autriche et la Tchécoslovaquie.
Le spectateur
55
Cette lettre pleine de vénération était accompagnée du dernier
instantané de son petit garçon, qui devait être enregistré comme
« croyant en Dieu » — « ce qui se situe, écrivait Hess, quelque part
au-dessus de protestant ou de catholique » :
Le 23 janvier, le Führer verra son filleul pour la première fois. Il pas­
sera la soirée avec nous. Grete et Inge viendront probablement avec
moi de Berlin car elles n’ont pas vu le Führer depuis des années. Je
dois me rendre à Berlin demain pour assister au grand déjeuner que
le Führer donne en l’honneur de [premier Ministre yougoslave,
Milan] Stoyadinovic. C’est la première fois que j’y vais depuis Noël.
Je suis content d’avoir pu éviter Berlin pendant un mois.
Mais je suis allé deux fois en quelques jours à l’Obersalzberg avec
le Führer. Comme il y avait une neige magnifique, j’ai pu skier à
deux reprises.
Lorsqu’il prend quelques jours de repos là-haut, le Führer aime à
veiller tard dans la nuit : il regarde un film, puis bavarde — surtout
de questions navales si je suis là, car cela nous intéresse tous les
deux — puis il lit un moment. Le jour se lève avant qu’il n’aille se
coucher. Il demande qu’on ne le réveille pas avant une ou deux
heures de l’après-midi. Cela change de Berlin où il ne se couche pas
beaucoup plus tôt mais ne s’accorde que quatre ou cinq heures de
sommeil.
Après un déjeuner pris en commun, lui et ses hôtes vont faire un
tour d’une demi-heure ou plus vers un kiosque construit il y a un an
et d’où l’on a une vue splendide sur Salzbourg...
Comme il fait bon être assis près du grand feu de cheminée à la
grande table circulaire qui occupe presque toute la pièce, ronde elle
aussi... L’éclairage est dispensé par des chandeliers accrochés sur les
murs tout autour.
[Heinrich] Hoffmann [photographe de Hitler] et sa maîtresse sont
généralement là — il joue le rôle de bouffon de cour ; il y a toujours
un des médecins du Führer, le Dr [Karl] Brandt ou le Dr [Wemer]
Haase, ainsi que le chargé de presse le Dr [Otto] Dietrich, [les
adjoints Wilhelm] Brückner, [Julius] Schaub ou [Fritz] Wiedemann ;
souvent [Sophie] Stork, que vous connaissez, est là avec Evi Braun et
sa sœur [Gretl]; et parfois le Dr [Théo] Morell avec sa femme
[Johanna] ainsi que le professeur [Albert] Speer — Speer est généra­
lement là pour tracer les plans des nouveaux édifices.
Après une ou deux heures passées là-haut, nous marchons une
dizaine de minutes environ vers des véhicules tout terrain qui atten­
dent pour nous redescendre.
Nous dînons tous vers sept heures et demie. Jusque-là le Führer
s’occupe des projets de reconstruction de Berlin, Munich, Ham­
bourg et Nuremberg. Les plans d’architecture sont étalés sur une
grande table équipée de lampes spéciales, dans la vaste salle de
56
L ’A llemagne
réception taillée dans le roc, Armé de crayons et d’une règle, il fait
quelques modifications aux plans exécutés d’après ses indications. Il
dessine lui-même les croquis de nombreux édifices, et voit ainsi
s’élaborer ses propres projets.
Il voit grand, aussi : la nouvelle avenue qui traversera Berlin, bor­
dée des nouveaux bâtiments des ministères, aura plus de 130 mètres
de large, la circulation automobile se fera au centre, et on trouvera,
de chaque côté, des rues marchandes ; à une extrémité se trouvera la
gigantesque gare centrale, puis à un angle l’avenue s’éloignera vers le
nouvel aéroport qui sera le plus grand du monde. Personne n’a
encore le droit de parler des autres édifices prévus pour Berlin ; ce
sera vraiment une capitale du Reich impressionnante.
Les cheveux du pauvre ministre des Finances se dressent sur sa
tête...
Mais nous présumons que des légions d’étrangers vont venir voir
ces gigantesques édifices et les travaux de construction, et que cela
nous permettra de ratisser des devises étrangères. Dans les siècles à
venir, le monde contemplera ces bâtiments, et se souviendra de leur
créateur, Adolf Hitler, fondateur du national-socialisme — dont
l’œuvre sera peut-être alors reconnue comme indiscutable par de
nombreuses nations du monde.
Ainsi discourait Hess, décrivant avec enthousiasme à sa mère qui
vivait aux confins du desert égyptien les projets des nouvelles gares
centrales de Munich et de Cologne, et le pont suspendu qui devait
enjamber l’Elbe à Hambourg et dont la hauteur sous arche permet­
trait le passage des plus gros navires ; autant de modernes pyramides
conçues par un pharaon allemand effrayé de sa propre mort — mais
son adjoint ne discernait en Hitler aucun des aspects négatifs des
despotes de l’ancienne Égypte.
Vous savez probablement [écrit Hess dans la même lettre] qu’un
vaste terrain digne de l’homme qui est à la tête du Reich a été
racheté morceau par morceau dans l’Obersalzberg, et progressive­
ment isolé du reste du monde. C’est une bénédiction que le Führer
puisse maintenant aller se promener sans avoir à ses trousses des
chasseurs d’autographes et sans croiser partout des petits groupes qui
attendent de le voir et le suivent pas à pas.
Non pas que les milliers de visiteurs qui font chaque année le
pèlerinage de l’Obersalzberg n’aient plus aucune chance de voir le
Führer : car tous les jours à heure fixe le peuple est autorisé à défiler
devant lui. C’est toujours un spectacle émouvant. Les Autrichiens,
particulièrement, pleurent souvent d’émotion et restent incapables
d’articuler un mot quand ils se trouvent enfin en face du Führer.
Quel contraste avec le spectacle offert par les Allemands : on lit
Le spectateur
57
sur leurs visages la même allégresse qu’on croise à travers tout le
Reich...
Les spectateurs étrangers présents, il y en a souvent, ne peuvent
que rouler de gros yeux et se rendre à l’évidence : le peuple allemand
ne gémit pas du tout sous le fouet de son dictateur.
!
Les étrangers de marque sont maintenant reçus au Berghof, parmi
eux lord Halifax dernièrement, et lord Rothermere avant lui; le
ministre des Affaires étrangères italien le comte [Galeazzo] Ciano est
venu aussi, ainsi que des délégués de l’internationale des anciens
combattants qui s’étaient réunis à Berlin.
Quand il fait beau, on ne saurait imaginer un plus beau cadre où le
chef de l’État allemand puisse accueillir des visiteurs. Même quand
les conversations se déroulent à l’intérieur, ce qui est habituellement
le cas, on jouit d’une vue dégagée sur les montagnes de l’Untesberg,
grâce à une gigantesque fenêtre qui occupe tout un pan de mur de la
grande salle, comme une peinture colossale.
Les lettres privées comme celles-ci, qui ne furent jamais destinées à
être publiées, donnent une image plus précise d’un Rudolf Hess
idéaliste, casanier et disciple aveugle d’un messie moderne.
Hess, de toute évidence, détestait que son travail l’appelle dans la
capitale du Reich. « Le patron est de retour à Berlin, écrivait lise le
28 janvier, pour le 13 [cinquième anniversaire de la prise du pou­
voir], etc. J ’espère vraiment qu’il ne sera pas obligé d’aller là-bas
trop souvent, ou d’y rester trop longtemps. » Elle ajoutait : «A utre­
ment, son petit garçon ne le reconnaîtra plus, et il devra se réhabi­
tuer à son papa. »
En 1938 et 1939, l’horizon s’assombrit et Hess, parfois remplacé par
Haushofer lors de réunions importantes, quitte furtivement le
devant de la scène politique. Il n’est plus qu’un acteur qui joue dans
un théâtre en train de se vider. Quand, en mars 1938, les troupes
allemandes entrent en Autriche, Haushofer est au ministère des
Affaires étrangères ; Hess lui, prend des bains de foule à Vienne en
compagnie du Führer. Il cosigne le lendemain 13 mars la nouvelle
loi du Reich annexant l’Autriche — une action que Hitler légalisera
un mois plus tard par un plébiscite. Le 20 mai, Hess signe conjoin­
tement avec les ministres de l’intérieur et de la Justice l’ordonnance
qui étend les détestables lois de Nuremberg à l’Autriche.
L’Autriche une fois intégrée au grand Reich allemand, le plan de
Hitler prévoyait d’encercler et d’investir la Tchécoslovaquie, de faire
‘ Dans les lettres à sa famille, Hess indique le rire par cette ligne ondu­
lante:
58
L ’A llemagne
valoir ses revendications territoriales sur la Pologne, puis de
conquérir le Lebensraum à l’est. Hess n’assista à aucune des réu­
nions militaires ou politiques où ces sujets furent débattus.
Alors que la crise tchèque se développe, il voit rarement passer
les documents importants. Dans le même temps, Albrecht Hausho­
fer rencontre à nouveau lord Clydesdale à Dungavel, en avril. Il lui
annonce qu’à présent Hitler réclame à la Tchécoslovaquie le retour
des territoires des Sudètes. Au cours du mois de mai, Haushofer
écrit deux fois à Clydesdale, et il assiste à la nouvelle entrevue entre
Hess et Henlein, dirigeant des Sudètes. L’implication personnelle
de Hess dans la crise de Munich se limite à signer un document pla­
çant officiellement l’organisation du N.S.D.A.P. à la disposition de
la Wehrmacht en cas de mobilisation.
Hess assiste, en septembre 1938, au dernier grand rassemblement
du Parti auquel il a convié le professeur Karl Haushofer. Ce dernier
frémit au spectacle nocturne de la « voûte de cathédrale » que dessi­
nent dans le ciel les batteries de projecteurs, et échange quelques
mots avec lise sur la pleine lune et la planète montante Jupiter.
« Le petit W olf Rüdiger, lui confie lise, est né sous l’influence de
Jupiter, Mars et Vénus » — et le professeur juge ce renseignement
suffisamment digne d’attention pour le mentionner dans la lettre
qu’il écrit à Martha cette nuit-là.
Son incapacité à mettre fin à la campagne du Parti contre les Églises
fut la meilleure preuve du déclin de l’influence de Hess, déclin dont
il était parfaitement conscient. Wolfgang Bechtold, un rédacteur de
son état-major, le décrit à cette époque comme quelqu’un de ren­
fermé, mal à l’aise, désespéré, fuyant la publicité. «H ess, écrivit
Bechtold, a réuni un petit groupe de ses proches associés et quel­
ques amis avec qui il discute d’étranges sujets tels que l’astrologie
ou la médecine par les plantes. » Hess ressent son premier et dange­
reux sentiment d’infériorité lorsqu’il se rend compte que Bormann
est en train de le supplanter dans la faveur de Hitler.
Il ne peut lutter contre les nazis brutaux assoiffés de pouvoir qui
remplacent les pionniers qui ont fondé le Parti.
Quand un juif, Herschel Grynszpan, blesse mortellement un
fonctionnaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris, de violents
pogroms éclatent d’un bout à l’autre de l’Allemagne. Des entre­
prises juives et des synagogues sont mises à sac et de nombreux juifs
assassinés. Hitler et Hess interviennent à nouveau pour mettre fin
aux violences. Cette même nuit du 10 novembre 1938 — la Nuit de
cristal — , le bureau de Hess expédie des télégrammes à tous les
gauleiters leur ordonnant de protéger les juifs et leurs biens, et il
Le spectateur
59
édicté le décret secret n° 174/38 que, pour leur plus grande honte,
aucun des historiens, par ailleurs estimables, d’Allemagne fédérale
n’a jusqu’ici jugé bon de citer :
DE : BUREAU DE L’ADJOINT DU FÜHRER
Ordonnance n° 174/38
EXÉCUTION IMMÉDIATE.
M unich, le 1 0 novembre 1938
Sur ordres exprès donnés au plus haut niveau, il ne doit y avoir
aucun incendie de magasins ou autres locaux appartenant à des juifs,
en quelque circonstance que ce soit.
Hess ordonne aux tribunaux du Parti qui dépendent de sa juridic­
tion de poursuivre les fonctionnaires du Parti accusés d’excès, et il
envoie Mlle Sperr assister à une audience pour s’assurer que celles-ci sont conduites avec la sévérité requise.
Il rédige également une nouvelle « lettre de protection » en
faveur du professeur Haushofer, lequel vient d’assister, avec Hitler
comme coparrain, au baptême de son premier et seul fils, à Harla­
ching, quatre jours auparavant :
Le général en retraite, professeur Karl Haushofer, est d’ascendance
aryenne confirmée ; sa femme Martha née Mayer-Doss n’est pas
juive selon les termes des lois de Nuremberg, comme j’ai pu le déter­
miner grâce aux études généalogiques qui m’ont été présentées.
J ’interdis à quiconque de les molester ou de fouiller leur domicile.
Les semaines suivantes, Hess fait personnellement ce qu’il peut
pour intercéder en faveur de juifs dont Haushofer lui apporte des
listes — on confie à lise Hess les premiers de ces noms, Julius et
Else Schlink, le 8 décembre.
Après le crime commis par le faible d’esprit Grynszpan et les non
moins folles violences des voyous nazis, Hermann Goering, respon­
sable du Plan économique de quatre ans, préside à Berlin une réu­
nion secrète consacrée aux conséquences économiques des
pogroms et des mesures pénales édictées contre la communauté
juive. Hess, comme d’habitude, en est absent : il n’assiste jamais aux
réunions internes du gouvernement.
Par la suite, pourtant, il promulgue de Munich des décrets desti­
nés à atténuer les préjudices causés par les décrets de Berlin: il
annonce que le problème juif doit être, en tant que tel, « soumis à
une solution finale » — à cette époque, Berlin projetait d’intensifier
le processus d’émigration — , mais il interdit catégoriquement toute
initiative qui pourrait porter préjudice aux exportations allemandes
ou aux autres relations commerciales avec l’étranger.
60
L ’A llemagne
Hess assiste en spectateur aux événements de l’année 1939- Impuis­
sant, il voit l’Angleterre, provoquée par la mainmise de Hitler sur la
Tchécoslovaquie en mars, promettre de façon inconsidérée sa
garantie à la Pologne.
Occasionnellement, la route de Hess croise celle des Haushofer,
mais le fossé se creuse entre eux. À Munich, Hess demande au pro­
fesseur de rencontrer à Budapest le comte Pal Teleki, nouveau Pre­
mier ministre hongrois. Mais la soudaine occupation de Prague par
Hitler rend cette visite sans objet. Hess sait que Hitler dicte directe­
ment sa politique étrangère à Ribbentrop, son nouveau ministre des
Affaires étrangères depuis 1938. Le Führer ne fait plus aucun cas
des opinions du professeur Haushofer, depuis la dernière et violente
dispute qui les a opposés au domicile de Hess, le 10 novembre 1938
— le vieux professeur lui avait alors conseillé de ne pas faire
confiance à l’Italie et avait critiqué un discours belliciste que Hitler
avait prononcé le mois précédent à Sarrebruck.
Le fils du professeur, le Dr Albrecht Haushofer, malgré son pes­
simisme, maintient depuis Berlin ses contacts secrets avec l’aristo­
cratie dirigeante britannique. Le 28 novembre, lord Clydesdale est
venu le mettre en garde : les Anglais commencent à prendre la
mouche. D ’après tout ce qu’il perçoit dans les milieux dirigeants de
Berlin, en juillet 1939, le jeune Haushofer est sûr qu’il y aura une
guerre — une prophétie qui « affecta fortement » son père quand il
lut cela dans une lettre de son fils le 8. «Avant la mi-août, il n’arri­
vera rien, prédisait Albrecht, qui était bien informé, dans une lettre
à sa mère datée du 12 juillet. Après cette date, tout va se mettre en
place pour une guerre soudaine. Aujourd’hui comme hier O ’Daijin
[Hitler] souhaite un conflit local... mais il ne sait pas comment
l’Ouest réagira. »
Fuyant la chaleur lourde qui règne en Allemagne centrale en ce
dernier été d’avant-guerre, Albrecht part en croisière le long des
côtes occidentales de la Norvège. Là, au milieu des fjords paisibles,
il rédige en cachette une longue lettre en anglais à lord Clydesdale
(« Mon cher Douglo »), datée du 16 juillet. Il y explique sur un ton
désabusé pourquoi il est resté aussi discret depuis Munich. Il défend
à nouveau la position allemande sur le traité de Versailles et pré­
vient que « le grand homme », c’est-à-dire Hitler, n’a pas l’intention
de « marquer le pas ». Cette lettre, en fait, confinait à la trahison, et
Haushofer le savait : c’est pour cela qu’il la posta à partir de la Nor­
vège neutre. «A utant que je sache, continuait-il, il n’y a pas pour
l’instant de calendrier défini pour la véritable déflagration, mais
n’importe quelle date après la mi-août peut se révéler être la date
Le spectateur
61
fatale. Jusque-là, ils veulent éviter la “grande guerre”. L’homme
dont dépend tout cela espère pouvoir encore s’en sortir avec une
“guerre locale” isolée. »
Lord Clydesdale a probablement négligé le reste de la lettre, le
jugeant inutile. Haushofer y prédisait que malgré leurs désaccords
les Allemands se rangeraient en force derrière Hitler en cas de
conflit sur le couloir de Dantzig qui, à travers l’Allemagne, donnait
à la Pologne accès à la mer. « Une guerre contre la Pologne ne serait
pas impopulaire », ajoutait-il. Mais il était encore temps, espérait-il,
de prévenir une déflagration. L’Angleterre ne pourrait-elle pas faire
pression sur Mussolini, et M. Chamberlain ne pourrait-il admettre
que les revendications allemandes sur la Pologne n’étaient pas injus­
tifiées... Albrecht Haushofer concluait en demandant à lord Clydes­
dale de détruire cette lettre et de lui envoyer une simple carte pos­
tale pour lui signaler qu’elle lui était bien parvenue.
Le premier geste de lord Clydesdale fut d’apporter cette lettre à
Morpeth Mansions, où Winston Churchill avait ses appartements.
Churchill était un boutefeu, un parlementaire sans portefeuille réso­
lument opposé à toute politique d’apaisement. Il s’assit, ruisselant
de sueur, enveloppé dans un drap de bain, pour prendre connais­
sance de ces pages qu’il rendit à son visiteur. (Il devait tout oublier
de cette lettre jusqu’à l’arrivée de Hess en personne.)
«L a guerre est pour très bientôt», dit-il.
Une carte postale partit à destination de Berlin, indiquant à
Albrecht Haushofer — que les tueurs de la Gestapo allaient lâche­
ment fusiller pour trahison, sans procès, dans les ruines de Berlin au
cours des derniers jours de la guerre — que sa lettre était parvenue
à destination.
En Allemagne, on commençait à perdre son sang-froid. Plus tard,
au cours de l’été, Heinz, le frère cadet d’Albrecht, communiqua à
l’adjoint du Führer quelques exemples manifestes d’injustices, en
lui demandant d’intervenir. La réponse de Hess traduisait une irrita­
tion inhabituelle chez lui. Il sermonna Heinz: critiquer le «sys­
tème » revenait à le critiquer lui-même ; il se considérait avec fierté
comme responsable des succès obtenus; mais, dans toute révolu­
tion, le pendule oscillait entre les extrêmes, et il pouvait mettre un
certain temps à se stabiliser : « Vous savez parfaitement que je fais
mon possible pour intercéder chaque fois que l’on me signale des
cas individuels d’effets secondaires indésirables. » Il mentionnait le
cas d’un fonctionnaire S.S., Odilo Globocnig, accusé de corruption
à grande échelle. Il avait ordonné une enquête, les accusations
s’étaient révélées exagérées, mais il avait néanmoins obtenu le ren­
62
L ’A llemagne
voi de Globocnig (qui dirigea plus tard des opérations d’extermina­
tion de masse dans l’Est). Campant sur ses positions, Hess invitait
Heinz Haushofer à imaginer ce qu’auraient été les «effets secon­
daires indésirables » si les bolcheviques avaient triomphé en 1933 à
la place de Hitler — « un homme, s’émerveillait-il, assez audacieux
pour franchir le pas qui souvent mène à deux doigts de la guerre ».
En fait, Hitler voulait aller plus loin. Il voulait une guerre brève,
tant pour des raisons de politique intérieure que pour réaliser ses
projets de conquête.
Lors d’une visite qu’il rendit aux Haushofer dans leur résidence
de montagne au début du mois d’août, Hess leur assura à nouveau
que la guerre ne serait qu’un «léger orage».
Le 22 août, il leur révéla que Staline avait accepté de signer un
pacte avec Hitler (il ne mentionnait pas le protocole secret du pacte
prévoyant le partage des dépouilles de la Pologne et des États baltes
entre l’Allemagne et l’Union soviétique : probablement n’était-il pas
au courant).
Les notes de l’agenda de Bormann, le primitif et brutal Stabsleiter
de Hess, prises au cours des derniers jours de la paix, indiquent les
dernières étapes franchies vers le désastre :
22 août : réunion du Führer avec les commandants en chef et les
généraux [au Berghof],
23 août : Ribbentrop s’envole pour Moscou conclure le pacte de
non-agression germano-soviétique.
24 août : 14 heures, annonce publique du pacte. 3 h 30 du matin
[Hitler] s’envole de Aiming [près de Salzbourg] pour Berlin.
Hess, pourtant, se rendit le lendemain soir dans le Sud, à Graz,
pour prendre la parole lors du grand rassemblement annuel de
YAuslands-Organisation. «Q uoi qu’il advienne, nous suivrons la
bannière du Führer, déclara-t-il. Poussée par l’Angleterre, la
Pologne a adopté une attitude irresponsable. Plus ces pays essaie­
ront de justifier leur hostilité envers l’Allemagne, moins nous
serons portés à les croire... Prêts à suivre le Führer, nous répondons
à la volonté de Celui qui nous l’a envoyé. Aussi je le répète : Nous,
Allemands, sommes avec le Führer, quoi que nous réserve l’ave­
nir. »
Bormann, lui, était bien avec le Führer :
25 août : la séance du Reichstag prévue pour le 26 est supprimée ; le
grand rassemblement du Parti n’est pas annulé, seulement reporté.
La mobilisation allemande commence calmement le 25.
Le spectateur
63
26 août : réunions de routine, de l’aube au crépuscule.
27 août : il n’y aura pas de séance du Reichstag pour l’instant ; après
un bref discours, le Führer a renvoyé les députés dans leurs foyers.
28 août : [sir Nevile] Henderson [ambassadeur britannique] revient
de Londres ; les négociations se poursuivent.
29 août : Henderson reçoit une nouvelle lettre du Führer ; en dépit
des pourparlers, la mobilisation allemande se poursuit dans le calme.
30 août: le jeudi 31, notre mobilisation sera achevée.
Ce jour-là, Hitler nomme Hess membre d’un «cabinet restreint»
composé de six hommes, « Conseil des ministres pour la défense du
R eich », chargé de voter les lois lorsque le Führer se rend sur le
front. Cette nomination fut également retenue à la charge de Hess à
Nuremberg ; en fait, les séances furent dominées par la personnalité
tonitruante et énergique du feld-maréchal Hermann Goering, et
Hess n’y assista pas.
Le 1er septembre 1939, Bormann note: « 4 h 30 du matin, le
combat avec la Pologne a commencé. Reichstag : le Führer annonce
les mesures qu’il a prises. »
Hitler, pour la première fois, porte sa tunique grise de campagne.
Hess, pour le saluer, a revêtu la chemise brune du Parti et son large
ceinturon de cuir. Conscient de la dégradation de l’autorité de Hess
au cours des dernières années, Hitler conclut son discours par une
promesse en forme de concession faite à son adjoint aveuglément
fidèle. S’il lui arrivait de mourir, annonce-t-il, Hermann Goering lui
succéderait ; et si le destin frappait Goering, Hess devrait occuper à
son tour la place du Führer.
Son vieux maître, le professeur Haushofer, envoya immédiate­
ment ses félicitations à Rudolf Hess qui devenait « le numéro trois
en Allemagne ».
Le feld-maréchal Goering apprécia moins d’entendre « ce
nigaud» désigné comme son successeur, et il en fit part à Hitler,
par la suite. Hitler sourit.
« Mais, Hermann », lui fit-il remarquer, livrant son interprétation
personnelle du «principe du chef», «quand vous deviendrez Füh­
rer du Reich — pfft ! Vous pourrez mettre Hess à la porte et choisir
votre propre successeur. »
5.
Le léger orage
« Mon œuvre entière est détruite », se lamentait Hitler auprès de
Rudolf Hess après que l’Angleterre se fut jointe à son «léger
orage » ; et la jeune secrétaire particulière du Führer, Christa
Schroeder, l’entendit ajouter : « J ’ai écrit mon livre pour rien. »
C’était vrai : combien de fois, dans Mein Kampf, Hitler avait-il
souligné qu’il aspirait à une entente, voire à une grande alliance,
avec l’Angleterre ! Hess l’avait cru, implicitement. Et encore main­
tenant, l’Angleterre semblait se tenir à l’écart de la véritable bataille,
en retrait, tandis que les armées de Hitler envahissaient la Pologne
par l’ouest, et que celles, non moins rapaces, de Staline s’y engouf­
fraient par l’est.
Le nom de Hess commençait à disparaître des journaux, bien
qu’il eût dignement représenté le Parti aux funérailles nationales du
général Werner von Fritsch, l’ancien commandant en chef de
l’armée qui avait été si injustement traité, et qui venait de trouver la
mort au combat en Pologne.
Le 8 octobre 1939, il fit partie des ministres qui signèrent officiel­
lement le décret démembrant la Pologne et restituant au Reich alle­
mand les territoires qui lui avaient été confisqués des années plus
tôt. Ce document aussi devait être brandi à Nuremberg contre
Hess, sans tenir compte de l’ironie qu’il y avait à voir siéger au tri­
bunal le gouvernement soviétique qui avait lui-même signé avec
l’Allemagne nazie le protocole secret d’août 1939 qui encourageait
précisément ce «crime de guerre» en s’en faisant complice.
Au cours de l’année suivante, Hess fit peu parler de lui. Depuis
qu’il avait un fils, il se retirait dans sa famille et revenait chez lui
aussi souvent que ses obligations officielles le lui permettaient. « Il
aimait inviter des parents », rappela Mlle Fath cinq ans plus tard.
Son père et sa mère étaient revenus d’Égypte : tout ce qu’ils possé­
daient en ce monde leur avait été confisqué une première fois par le
traité de Versailles, et maintenant ils venaient à nouveau de tout
perdre. « Depuis le début de la guerre, ils vivaient complètement
Le léger orage
65
chez lui, plus souvent a Berlin qu’à Munich. C’était un fils très
attentionné qui se mettait en quatre pour ses parents. Son père
aimait les pièces gaies, les opérettes et le cinéma ; sa mère s’intéres­
sait plus à la médecine naturelle et à la philosophie. »
Sa « Lettre ouverte à une mère célibataire », publiée dans les
journaux à Noël, déclencha une brève polémique. Des officiers de
l’armée, furieux, lurent dans ce texte ambigu un encouragement
public aux officiers S.S. à engrosser les femmes des soldats pendant
que ceux-ci étaient au front, dans le but stratégique d’augmenter le
taux de natalité du Reich. (Il fut cité incorrectement.) Cette annéelà, Hess délivra son message de Noël radiodiffusé depuis un vais­
seau de guerre.
Il a envie de voler, mais Hitler le lui a provisoirement interdit.
Son travail le tient trop éloigné à la fois des champs de bataille et
des responsabilités réelles de la guerre qui dure depuis un an déjà. Il
devient maussade, ne parlant plus que par monosyllabes. À son
bureau, ses secrétaires le voient broyer du noir. Hitler est à son étatmajor de campagne ; Goering a pris le gouvernement en charge. Si
ce n’est faire fonctionner le Parti et participer aux actions de son
Tribunal contre les contrevenants comme le gauleiter Julius Strecher (en février 1940), Hess n’a pas grand-chose à faire.
Il trouve plus de temps pour s’abandonner à son goût des
sciences occultes et des médecines étranges. Crédule, il dévore les
horoscopes, passion qui avait tant bien que mal survécu à l’hostilité
du Führer envers ces recherches frivoles. Pendant ce temps, Martin
Bormann, toujours plus assoiffé de pouvoir, griffonne des notes
satisfaites dans ses calepins, notes qui révèlent qu’en sourdine il
dénigrait son chef :
23 février. 12 h 30, voyage à Munich avec le train du Führer.
24 février. Célébré l’anniversaire de la fondation du Parti. Après au
café H eck; dispute entre le Führer et R.H. [Hess] à propos des gué­
risseurs et des hypnotiseurs.
25 février. 12 h 20 départ pour Berlin avec le train du Führer; j’ai
une très longue conversation avec le Führer sur le thème de « méde­
cine et superstition » et hautes personnalités.
Hess ne jouait pratiquement aucun rôle concret dans la conduite de
la guerre. Les archives de la marine allemande confirment qu’il
s’intéressait de près aux questions de blocus naval et de guerre des
mines ; mais si l’amirauté lui prêtait une oreille polie, c’était unique­
ment par respect pour son éminente position. Et il mourait d’envie
66
L ’Allemagne
de se retrouver aux commandes d’un avion de chasse, comme à la
fin de la Première Guerre mondiale.
Devançant Churchill qui projetait d’envahir la Scandinavie, les
troupes allemandes occupent la Norvège et le Danemark. En mai,
Hitler lâche ses armées sur la France et les Pays-Bas. Le corps expé­
ditionnaire britannique rembarque à Dunkerque, évitant de justesse
la catastrophe, et la France dépose les armes à la fin du mois de
juin. Des photos montrent Hess à la cérémonie de l’Armistice, près
de Hitler, à Compiègne.
À la surprise générale, Hitler formule des conditions qui parais­
sent magnanimes comparées à celles imposées à l’Allemagne à Ver­
sailles ; mais il veut abréger une guerre inutile à l’ouest — non parce
qu’il se satisfait du butin déjà acquis, mais parce qu’il a des visées
vers l’est. Il a déjà commencé à étudier avec son état-major général
le redéploiement de ses armées contre la Russie soviétique — dans
un but offensif ou défensif? à ce moment-là (juin 1940), personne
n’aurait été capable de le dire.
Au cours de ces semaines, Hitler fait de nombreux commentaires
qui indiquent que ses sentiments personnels, cordiaux, envers
l’Angleterre n’ont pas changé. Il désire toujours la paix, presque à
n’importe quel prix.
« Mein Führer, lui demande Hess à la fin d’un déjeuner à la
Chancellerie du Reich, juste avant la campagne de France, êtes-vous
toujours dans les mêmes dispositions vis-à-vis de l’Angleterre ? »
« Si les Anglais savaient combien je leur demande peu ! » grogne
Hitler, puis il fait signe que le repas est terminé.
Dans un discours à ses généraux, le 2 juin, à Charleville, Hitler
déclare : « Nous pouvons facilement trouver une base d’accord de
paix avec l’Angleterre. » Il dit la même chose à son état-major. « Le
Chef a l’intention, écrivait sa secrétaire particulière, Christa Schroeder, le 25 juin, de parler devant le Reichstag d’ici peu. Ce sera pro­
bablement son dernier appel à la Grande-Bretagne. S’ils ne se ral­
lient pas à ce moment-là, il agira sans pitié. Je crois qu’il souffre
encore maintenant d’avoir à attaquer les Anglais. Ce serait évidem­
ment beaucoup plus facile pour lui s’ils entendaient raison par euxmêmes. Si seulement ils savaient que le Chef ne leur demande rien
d’autre que le retour de nos anciennes colonies, peut-être seraientils plus conciliants. »
Hess assistait à ces conversations privées et en était profondé­
ment troublé.
Au cours de l’une d’entre elles (il pensait à ses parents dépossé­
dés), il déclare à Hitler espérer que l’Allemagne demandera à
Le léger orage
61
l’Angleterre la restitution de tout ce qu’elle lui a dérobé aux termes
du traité de Versailles.
Hitler hoche la tête et remarque : « Cette guerre peut encore
apporter l’amitié avec l’Angleterre. C’est le but que j’ai toujours
poursuivi, on n’impose pas de dures conditions à un pays que l’on
veut voir se ranger à ses côtés. »
Mais à Londres un nouveau Premier ministre venait d’entrer en
fonction — un politicien qui refusait catégoriquement de faire
marche arrière. Selon les archives du Cabinet britannique, cepen­
dant, on vit en mai, et encore en juin, Churchill envisager briève­
ment mais sérieusement, l’idée d’« accepter les conditions de
M. Hitler». Mais, invariablement, pendant la nuit, il chassait de son
esprit ces instants de faiblesse ; on jeta un voile sur ces épisodes et
ces moments d’hésitation sont restés jusqu’à ce jour enfouis dans les
archives de son Cabinet, quoiqu’on en trouve trace dans certains
papiers personnels de ses collaborateurs.
Le 19 juillet, Hitler lance au Reichstag son « dernier appel à la
raison », qui est rejeté. Le 20 juillet, Churchill entame une nouvelle
forme de guerre. Il convoque en privé le commandant de ses forces
de bombardement à sa résidence de campagne et lui ordonne de
faire préparer les bombardiers les plus lourds que pourraient mettre
au point le génie et la technique britanniques, afin qu’ils soient
prêts à déverser leurs chargements de bombes explosives et incen­
diaires sur le centre de Berlin dès qu’il en aura donné l’ordre.
Hess sent ce moment approcher. Le 2 août, il expose à Albrecht
Haushofer les préoccupations du Führer quant à la mauvaise tour­
nure que prend la guerre. Étant donné la répugnance de Hitler à
forcer l’Angleterre à « abattre son jeu », où étaient les Britanniques
clairvoyants avec lesquels l’Allemagne pourrait discuter? C’est la
question que pose Hess à son ami et ambassadeur itinérant.
H itler n’avait pas l’intention de répondre par une invasion de
l’A ngleterre. Plusieurs fois en ce m ois d ’août, il laissa entendre à
q u elq u es com m an dan ts sélectionnés que l’opération « O t a r ie * »
n’était que du bluff, un m oyen de faire pression su r le gou vern e­
m en t britannique p o u r q u ’il se range à ses vues. L ’état-m ajor de la
m arine en prit note le 14, et, ce m êm e jour, H itler dévoila ses sen ti­
m en ts à ses n ouveaux feld-m aréchaux. Il prom it q u ’il ne ferait usage
de son arm ée q u ’à la dernière extrém ité.
* Seelôwe en allemand. Ce nom de code désignait le plan d’une opération de débar­
quement en Angleterre, élaboré au cours de la seconde quinzaine de juillet 1940
(.N.d.T).
68
L ’Allemagne
Probablement deux raisons pour lesquelles l’Angleterre refuse de
faire la paix [propos de Hider notés dans le journal du feld-maréchal
Wilhelm von Leeb]. Premièrement, elle espère l’aide des ÉtatsUnis... Deuxièmement, elle espère jouer la Russie contre l’Alle­
magne...
Mais l’Allemagne ne cherche pas à écraser l’Angleterre, car ce
n’est pas elle qui en tirerait les bénéfices, mais le Japon à l’est, la
Russie en Inde, l’Italie dans la Méditerranée, et l’Amérique dans le
commerce mondial.
« C’est pourquoi, conclut Hitler, la paix est possible avec l’Angle­
terre — mais pas tant que Churchill sera Premier ministre. »
Le lendemain, Rudolf Hess fait venir Albrecht Haushofer à Langenbeck pour une nouvelle entrevue secrète à propos d’émissaires à
envoyer aux Anglais. Une idée commence à germer dans son esprit.
La bataille d’Angleterre avait commencé mollement. Les escadrilles
de Goering tentaient de neutraliser les forces aériennes britanniques
et leurs terrains d’aviation. Londres n’avait encore souffert d’aucun
bombardement. Les archives britanniques et allemandes montrent
que Hitler avait prohibé tout raid aérien sur des villes britanniques,
et particulièrement sur Londres.
Churchill le savait grâce au décryptage des messages de l’aviation
allemande. Pourtant, le 25 août, à neuf heures du matin, pendant sa
grasse matinée du dimanche, il téléphona de sa maison de cam­
pagne au quartier général des forces aériennes pour donner l’ordre
de bombarder Berlin avec toutes les forces disponibles. Berlin, non
plus, n’avait jamais encore été attaquée, mais Churchill avait des rai­
sons personnelles, politiques, tactiques et stratégiques de souhaiter
provoquer des représailles de l’ennemi contre sa propre capitale.
L’attaque de la R.A.F. sur Berlin, cette nuit-là, modifia le tableau
de façon dramatique.
Devant le manque de réaction de Hitler, Churchill ordonna un
raid supplémentaire dans la nuit du 28 au 29 août. Celui-ci fit plu­
sieurs victimes parmi les Berlinois. Hitler, furieux, quitta l’Obersalzberg l’après-midi suivant et s’envola pour Berlin. Là, il s’entretint
avec ses généraux et ses ministres de l’évolution fâcheuse de la
situation. Le lendemain, le général Georg Thomas, du haut com­
mandement de la Wehrmacht, nota : « Le Führer est de retour,
absolument indigné par les raids anglais sur Berlin. A autorisé à pré­
parer dès ce soir les plans d’une sévère attaque sur Londres. »
Mais Hitler hésitait encore, conscient que le bombardement de la
Le léger orage
69
capitale britannique ruinerait définitivement les timides espoirs de
paix qui subsistaient d’après les informations en provenance
d’Angleterre. Plusieurs hautes personnalités avaient déjà fait le
voyage de Berlin depuis juin, se recommandant de lord Lothian, en
poste à Washington, de lord Halifax et de son sous-secrétaire,
« Rab » Butler du Foreign Office.
Hitler se doutait probablement que c’était précisément la raison
qui poussait Churchill à souhaiter une attaque éclair sur Londres.
Quoique bien décidé à ne pas tomber dans le piège tendu par son
adversaire, il pouvait difficilement ignorer les clameurs de ceux qui
exigeaient des représailles.
Répugnant toujours à faire bombarder Londres, à la fin du mois
d’août 1940, Hitler autorise la reprise de rencontres secrètes avec les
Anglais.
Le Dr Ludwig Weissauer, juriste berlinois, fut envoyé à Sto­
ckholm avec pour mission de transmettre à Victor Mallet, à la léga­
tion britannique, l’offre de paix allemande : l’Allemagne retirerait
toutes ses forces de France et des Pays-Bas et ne conserverait de la
Pologne et de la Tchécoslovaquie que les régions autrefois alle­
mandes. (D’après le télégramme en termes hésitants qu’il expédia
pour solliciter l’autorisation de recevoir Weissauer, Mallet avait de
toute évidence compris que Hitler lui-même était à l’origine de
cette offre, et il pensait que l’Angleterre devrait y prêter attention.
Sa suggestion fut écartée.)
Au même moment, Rudolf Hess arrive sans s’annoncer chez les
Haushofer, en Bavière, manifestement à la recherche d’Albrecht.
Son jeune ami étant en mission diplomatique à Berlin, Hess a alors
un très long entretien avec le vieux professeur. Ils ne se quittent
qu’à deux heures du matin, après une promenade de trois heures
dans la forêt, à l’abri des oreilles indiscrètes.
De retour à Munich, le 3 septembre, Haushofer tape une lettre à
son fils. Il n’y a visiblement plus de temps à perdre, même si Hitler
n’a pas encore levé l’interdiction de bombarder Londres.
« Comme tu sais, écrit le professeur, tout est prêt pour une atta­
que impitoyable contre les Iles en question — l’homme qui nous
dirige n’a plus qu’à appuyer sur le bouton. » Hess et lui-même se
demandaient s’il existait encore une alternative.
Haushofer transmettait à son fils un point de vue inspiré par
Hess (« voilà comment on m’a présenté les choses »). « Y aurait-il,
selon toi, un moyen d’aborder la question avec un homme modéré
— peut-être avec le vieux [général sir] Ian Hamilton ou cet autre
Hamilton ? » Il voulait parler de lord Clydesdale qui venait de suc­
céder à son père.
70
L ’Allemagne
Ainsi Hess avait dit ce qu’il avait sur le cœur. Avant qu’il ne
reparte pour Berlin, le professeur l’avait informé qu’il venait juste de
recevoir de Lisbonne une lettre d’une vieille amie de la famille —
une certaine Mme Violet Roberts, belle-fille de lord Roberts de
Kandahar, ancien vice-roi des Indes. Celle-ci avait indiqué sur sa
lettre : « Adressez votre réponse à Mme V. Roberts. » Suivait
l’adresse d’une boîte postale à Lisbonne.
Hitler, Hess, les Haushofer, la boîte postale de Mme Roberts au
Portugal : les premiers éléments du drame politique commençaient
à se mettre en place.
Ce n’était pas trop tôt. Le 4 septembre, Hitler s’adresse à
10 000 Berlinois réunis au palais des Sports de la capitale. Ceux-ci
viennent de subir de nouveaux raids anglais et il leur promet alors
de répondre coup pour coup : « S’ils proclament qu’ils vont attaquer
nos villes sur une grande échelle, nous raserons leurs villes!»
Churchill réagit en bombardant à nouveau Berlin, deux nuits plus
tard.
Exprimant sa colère et sa tristesse à son état-major, Hitler décide
de lâcher la bride à la Luftwaffe : le 7 septembre, pour la première
fois, plusieurs centaines d’avions allemands bombardent le port de
la capitale britannique et les quartiers ouvriers de l’East End. Cette
nuit-là, l’horizon de la City n’est plus qu’un mur de feu.
Dans l’imagination de Hess dansait une image de cauchemar qui
allait le hanter pendant les années à venir. Lorsqu’il expliqua les
motifs pour lesquels il avait entrepris sa périlleuse mission quelques
semaines plus tard, il admit que cela avait été sa décision la plus dif­
ficile, «m ais dans ma tête je voyais — en Allemagne comme en
Angleterre — un cortège sans fin de cercueils d’enfants suvis par
des mères en larmes, et puis à nouveau des cercueils de mères et des
enfants groupés derrière eux».
Alors que toute la journée du 8 les téléscripteurs des agences de
presse décrivent Londres en flammes, Hess demande à Haushofer
de le rencontrer immédiatement en Autriche.
Hess, l’aviateur-né, a eu l’idée d’entreprendre une mission déses­
pérée, persuadé qu’il pourra réussir là où tous les diplomates profes­
sionnels ont échoué.
Lorsque la guerre avait éclaté, il s’était porté volontaire pour ser­
vir dans la Luftwaffe... Non seulement Hitler avait refusé, mais il lui
avait demandé de s’engager à ne pas voler.
Hess avait donné sa parole, mais en ajoutant : « Pour l’année qui
vient. »
On est en septembre 1940, l’année est écoulée. Le pilote de
chasse de la Première Guerre mondiale, la tête brûlée qui avait rêvé
Le léger orage
71
de traverser l’Atlantique comme Lindbergh, le héros nazi, le cassecou qui a remporté la course aérienne du « tour du Zugspitze » en
1934, va prendre son envol et les surpasser tous. Il va, sans l’aide de
personne, restaurer la paix, mettre fin au massacre absurde, sauver
l’Allemagne, sortir son Führer de l’impasse militaire et le rendre à
son Berghof, sa planche à dessin, ses ponts, ses édifices et ses auto­
routes.
Il charge Mlle Fath d’obtenir les bulletins météorologiques quoti­
diens concernant la Manche, le mer du Nord et les îles Britanni­
ques, soit directement auprès de l’armée de l’air, soit auprès de sa
collègue, Mlle Sperr, à son bureau de liaison de Berlin.
Alors que se poursuivent les bombardements de Londres, Hess
se retire à Bad Gallspach, près de Linz, en Autriche. Visiblement
ses crampes l’ont repris.
Il a là-bas un entretien de deux heures avec Albrecht Haushofer
qui semble désespérément pessimiste — il avait été gagné par la
contagion après des années de relations avec des diplomates de bas
étage comme Emst von Weiszâcker et Ulrich von Hassel. Cette
conversation indique que malgré ses connaissances en géopolitique,
Albrecht Haushofer est incapable de comprendre que la richesse
matérielle de l’Amérique ne sera d’aucun secours à l’Angleterre si
les sous-marins de Hitler empêchent les convois de traverser
l’Atlantique, et que le blocus naval de l’Allemagne par les Anglais
sera brisé si Hitler envahit la Russie. De cette conversation nous ne
possédons que la version qu’en donna Haushofer à l’époque. (« Le
8 septembre, j’ai été convoqué à Bad G... »)
Hess le questionne immédiatement sur les moyens de faire par­
venir le sincère désir de paix du Führer à de hautes personnalités
britanniques. « Il est clair, fait-il remarquer, que si la guerre se pour­
suit, la race blanche se fera hara-kiri... Le Führer n’a pas et n’a
jamais eu l’intention de détruire l’Empire britannique. Y aurait-il
quelqu’un en Angleterre disposé à parler de paix ? »
Haushofer — d’après ses dires — répondit brutalement : virtuel­
lement, tous les Anglais, et pas seulement les juifs et les francsmaçons, considéreraient tout traité signé avec Hitler comme sans
valeur.
«P ourquoi?» demande Hess, sincèrement déconcerté.
Haushofer énumère les traités bafoués au cours de la dernière
décennie.
« Dans le monde anglo-saxon, dit-il, Hitler est considéré comme
le représentant du diable sur terre. »
Quand il ajoute que les Anglais préféreraient céder morceau par
morceau leur Empire aux Américains plutôt que de laisser l’Alle-
72
L ’Allemagne
magne dominer l’Europe, Hess s’emporte, il ne comprend pas pour­
quoi. Le diplomate lui fait remarquer que Churchill étant à moitié
américain par le sang (comme plusieurs membres de son Cabinet), il '
devait avoir peu de scrupules en la matière. Puis il revient à la pre­
mière question de Hess : « D’après moi, les Anglais qui ont quel­
ques biens qu’ils jugent menacés — les éléments les plus calcula­
teurs de la “ploutocratie” — sont les plus disposés à parler de paix.
Mais même ceux-là regarderont la paix comme une trêve tempo­
raire. »
« Pensez-vous que nos émissaires ne “sont pas passés” auprès
d’eux, que nous n’avons pas utilisé le langage qu’il fallait ? »
L’adjoint du Führer faisait manifestement allusion à Ribbentrop...
« Il est vrai, dit Haushofer, que M. von R. et d’autres remplissent
le même rôle aux yeux des Britanniques que Duff Cooper, Eden et
Churchill aux nôtres. » Mais, insiste-t-il, il s’agissait d’un problème
de fond et non de personnes.
Hess persiste, demande des noms. De mauvaise grâce, Haushofer
lui énumère les diplomates britanniques pro-allemands qu’il a ren­
contrés au Foreign Office depuis des années — Owen O’Malley,
maintenant à Budapest; Sam Hoare, à présent à Madrid; et lord
Lothian, en poste à Washington.
« I l reste une possibilité, suggéra Haushofer, une rencontre, en
territoire neutre, avec mon meilleur ami, le jeune duc de Hamilton :
il a ses entrées chez tous les gens qui comptent à Londres, y com­
pris Churchill et le Roi. »
Ayant fait spontanément cette proposition, il fit remarquer à quel
point, concrètement, il serait difficile d’établir le contact — et pré­
dit que l’entreprise était vouée à l’échec, de quelque façon qu’ils s’y
prennent.
« Je vais y réfléchir, dit Hess avant de se retirer pour la nuit. Si j’ai
besoin de vous, je vous le ferai savoir. »
Gagné par une soudaine appréhension, Haushofer réclama des
instructions détaillées et — s’il devait entreprendre lui-même un tel
voyage — des «directives émanant du plus haut niveau».
Conscient des risques qu’il prenait déjà, il rédigea un prudent
compte rendu de leur conversation qu’il demanda à son père de
conserver soigneusement.
De l’ensemble de la conversation [ainsi se termine ce document], j’ai
retiré l’impression qu’elle n’a pu avoir lieu sans que le Führer en ait
été informé au préalable, et que je n’en entendrai probablement plus
parler jusqu’à ce que lui et son adjoint en aient à nouveau discuté.
Le léger orage
73
Hess était maintenant déterminé à entrer en contact avec le duc
de Hamilton, via le Portugal. On demanderait à celui-ci de rencon­
trer Albrecht à Lisbonne, ou de dire tout à fait confidentiellement
où il se trouverait dans l’avenir immédiat, afin de pouvoir envoyer
un gentleman neutre qui lui remettrait un message d’une « grande
importance ».
Mais le pessimisme d’Albrecht n’avait pas échappé à Hess, ni son
insistance à obtenir un dédouanement écrit de Hitler. Le 10, tou­
jours à Bad Gallspach, il exposa son point de vue dans une lettre au
vieux professeur en rassemblant les fils qu’ils avaient commencé à
tisser au cours de leur longue promenade du dernier jour d’aout : il
suggérait d’envoyer un agent de XAuslands-Organisation remettre
une lettre, destinée au duc, à Mme Roberts, l’amie du professeur, et
de dire à celle-ci à qui elle pourrait, à Lisbonne, remettre une
réponse en toute sécurité. « En attendant, concluait Hess, croisons
les doigts. Si ce début est concluant, l’horoscope qu’on vous a
donné pour août se révélera exact — car c’est au cours de notre lon­
gue et paisible promenade du dernier jour de ce mois que vous sont
venus à l’idée pour la première fois les noms du jeune ami de votre
famille [Hamilton] et de votre vieille amie. »
Les services postaux mirent une bonne semaine pour acheminer
la lettre de Hess jusqu’au châlet alpin du professeur, puis de là à son
fils Albrecht, de retour à Berlin. Au cours de cette semaine, le bilan
des victimes des bombardements de Londres s’alourdit considéra­
blement.
Plus anxieux que jamais, Albrecht Haushofer fait part de ses hési­
tations dans une lettre à ses parents, le 18 : « Je veux réfléchir a tout
cela encore vingt-quatre heures, puis j’écrirai directement à T.
[Todomachi était chez les Haushofer le nom de code de Rudolf
Hess]. La façon dont il envisage la chose ne fonctionne pas. Je
devrais pouvoir rédiger une lettre à D.H. en des termes tels qu’elle
ne fasse courir aucun danger à notre vieille amie ; mais d’abord, je
dois faire clairement comprendre à T. que mon ami le duc ne peut
pas plus m’écrire sans l’autorisation de ses supérieurs que je ne peux
lui écrire pour ma part.» Dans sa lettre à Hess du lendemain
19 septembre, il faisait de nouveau une allusion rapide mais claire à
l’autorisation de Hitler : il attendait des instructions, « sinon de Hit­
ler lui-même, au moins de quelqu’un les ayant reçues directement
de lui».
Cette lettre verbeuse de quatre pages trahissait le panique de
l’universitaire à qui l’on demandait soudain de se muer en homme
d’action audacieux. Faire parvenir un message au duc posait des
74
L ’Allemagne
problèmes techniques, écrivait-il. Les termes devaient être suffisam­
ment anodins pour ne faire courir aucun risque à Mme Roberts ou
au duc s’il venait à être intercepté ou détruit. Albrecht s’en remet­
tait à la présence d’esprit du duc. « Je peux lui écrire quelques
lignes, sans mentionner mon adresse ni ma signature complète —
un simple “A” suffira — afin que lui seul comprenne qu’il y a der­
rière mon désir de le rencontrer à Lisbonne quelque chose de plus
sérieux qu’un caprice personnel. »
Il était partisan de ne rien ajouter d’autre, devinant, perspicace,
qu’alors Hamilton «dirigeait la défense aérienne d’un important
secteur d’Ecosse » ou occupait un poste important au ministère de
l’Air à Londres. Il demandait à Hess de se représenter une vieille
dame, en Allemagne, recevant une lettre de ce genre, à communi­
quer à une tierce personne, lettre qui demanderait à cette dernière
de révéler où elle comptait se trouver à une certaine date... Et il
réprimandait gentiment le candide adjoint du Führer : « Il est, je
crois, assez facile d’imaginer de quel œil nos [Wilhelm] Canaris ou
[Reinhard] Heydrich [respectivement chefs des services de rensei­
gnements de l’armée et de la police secrète] verraient les garanties
de “secret” ou de “confidentiel” offertes par une telle lettre... La
vieille dame et l’officier d’aviation se trouveraient tous deux dans un
beau pétrin ! » En outre, soutenait-il, Hamilton ne pourrait évidem­
ment pas s’envoler pour Lisbonne sans autorisation — «c e qui
implique qu’au moins leur ministre de l’Air [sir Archibald] Sinclair,
ou leur ministre des Affaires étrangères, soit mis au courant».
« S’il ne sortait rien de tout cela, on pourrait toujours faire une
nouvelle tentative — à supposer que nous trouvions une tierce per­
sonne de confiance — via quelqu’un de neutre, à qui l’on demande­
rait de transmettre un message personnel. »
Il se sentait obligé d’ajouter qu’à son avis, pour les raisons qu’il
avait déjà évoquées verbalement, il y avait peu de chances de faire
passer le message du Führer dans la haute société britannique.
Toujours à Berlin, le même jour, Albrecht tapa un brouillon de
lettre au duc. Il lui exprimait avec élégance ses condoléances pour la
mort de son père et celle de son beau-frère, le duc de Northumberland, tué à Dunkerque, avant d’ajouter, avec d’exquises circonlocu­
tions : « Si vous vous souvenez de mes dernières communications
avant la guerre, vous comprendrez qu’il n’est pas sans signification
qu’aujourd’hui je puisse vous demander s’il y a la moindre chance
de nous rencontrer... peut-être au Portugal.» Il suggérait un bref
voyage à Lisbonne, supposant que le duc pourrait faire comprendre
aux autorités qu’il fallait le laisser partir.
C’était une lettre bien tournée mais le mot « espoir » n’y figurait
Le léger orage
75
pas souvent. Envoyant le jour même une copie à son père pour qu’il
y jette un coup d’œil, il ajoutait en anglais, langue à la mode chez
les érudits antinazis: «Autant chercher à décrocher la lune» —
aber dafür kônnen wir nichts — mais il n’y a rien d’autre à faire.
Hess était impatient de passer à l’action — chaque nuit il voyait
s’allonger les cortèges de cercueils qui hantaient ses cauchemars —
les 17, 18 et 19, la Luftwaffe avait largué 344, 350 et 310 tonnes de
bombes explosives sur Londres.
Le 22, il ordonna par téléphone au professeur Haushofer de
remettre la « Lettre Hamilton » en mains propres à son frère, Alfred
Hess, au quartier général de ïAuslands-Organisation : un courrier
de l’A.O. l’apporterait immédiatement à Mme Roberts à Lisbonne.
Tel était son plan.
Albrecht Haushofer exécuta les ordres, à contrecœur.
«Tout a bien marché, annonça-t-il à Hess le 23, dans la mesure
où la lettre que vous souhaitiez — une phrase sur laquelle il ne pou­
vait s’appesantir — a été écrite ce matin et est partie. Espérons
qu’elle apportera plus que ce nous ne pourrions raisonnablement en
espérer. »
Haushofer envoya une copie de la lettre à Hamilton à son pere
pour qu’il la mette en lieu sûr, ajoutant : « Eh bien, j’ai dit de façon
très claire qu’il s’agissait d’une opération dont je n’avais pas pris
l’initiative.» Il ne «croyait pas le moins du m onde», ajoutait-t-il,
qu’elle ait quelque chance d’apporter la paix. Ceci étant, pourquoi
alors Albrecht Haushofer s’était-il prêté à ce jeu ?
La réponse considérée comme la plus plausible par ses bio­
graphes doit être cherchée dans ses contacts connus avec des com­
ploteurs antinazis isolés comme Friedrich von der Schulenburg,
Johannes Popitz, Emst von Weizsâcker, Ulrich von Hassel et le
juriste Cari Langbehn (la plupart d’entre eux devaient, comme luimême, connaître une fin tragique). Il espérait que le confiant
Rudolf Hess « légitimerait » un voyage à Lisbonne ; une fois sur
place, il reprendrait contact soit avec les agents des services secrets
britanniques (S.I.S.) qu’il avait sans aucun doute rencontrés lors de
ses visites à Londres avant la guerre, soit avec les émigrés allemands
comme Erich Ollenhauer, George Frankestein et des douzaines
d’autres qui acceptaient un salaire régulier, des perspectives de car­
rière (et même des titres de chevalerie) de la « Section allemande »
du S.I.S. pour prix de leur trahison.
Hess, inconsciemment, brouillait les cartes d’Albrecht Hausho­
fer : comme les jours se changeaient en semaines et qu’aucune
réponse ne venait du duc, il commença à envisager de faire le
voyage lui-même.
76
L ’Allemagne
Début octobre, il entreprend la rédaction de sa propre lettre au duc.
Comme son anglais est fragmentaire, il téléphone au gauleiter
Ernest Bohle, chef de l’A.O., de passer le voir. Bohle, un officier
élancé, de un mètre quatre-vingts, aux cheveux bruns, était de neuf
ans le cadet de Hess, mais ses sentiments pro-britanniques n’étaient
pas moins affirmés. Il arrive au bureau personnel de l’adjoint du
Führer, au 64, Wilhelm Strasse, à neuf heures et demie du soir, brû­
lant de curiosité ; mais même l’adjoint de Hess, Alfred Leitgen, est
incapable de lui dire de quoi il retourne.
Hess ferme la porte derrière le gauleiter. « M. Bohle, dit-il calme­
ment, je vous ai appelé pour vous demander si vous feriez un travail
tout à fait secret pour moi. » Expliquant qu’il s’agit de mettre fin
aux combats avec l’Angleterre, il recommande à Bohle de n’en pas
souffler mot à son autre patron du ministère des Affaires étrangères,
Ribbentrop.
Après lui avoir fait promettre le secret, Hess invite le gauleiter à
s’asseoir devant une machine à écrire et lui demande de traduire
une lettre en anglais. Celle-ci est adressée au duc de Hamilton.
Bohle a l’impression que Hess projette une rencontre en Suisse,
quoique rien n’indique comment le duc est censé se rendre là-bas.
« Suivant le conseil du Dr Albrecht Haushofer», il [Hess] s’adressait
à lui pour défendre l’idée d’une entente anglo-allemande. La lettre
décrivait l’horreur des bombardements et soulignait les propositions
habituelles de paix du Führer, basées sur le retour au statu quo avec
l’Angleterre et des négociations à propos des anciennes colonies.
Ses « descriptions de la guerre aérienne à venir si les hostilités se
poursuivaient étaient tout à fait prophétiques », selon les termes de
Bohle, quand il évoqua ce texte plus tard.
Au cours des trois mois suivants, Hess lui donna plusieurs pages
additionnelles à traduire. Un jour, il lui demanda s’il accepterait de
lui servir d’interprète — et Bohle, qui l’avait déjà fait lors de la
réception des Windsor chez les Hess, accepta avec enthousiasme.
Hess avait-il l’intention d’emmener Bohle avec lui ? Et qu’advintil de cette lettre secrète de Hess au duc ? Les souvenirs de Bohle
sont suffisamment dignes de foi pour qu’on les prenne en compte ;
mais cette lettre ne figure pas dans les archives britanniques, et le
duc ne reconnut pas non plus son existence lors de ses entrevues
avec les ministres de Churchill après l’arrivée de Hess. En fait, quel­
ques jours après le vol de Hess, il obtint une audience auprès du roi
— au grand dam du gouvernement — : la lettre de Hess repose
peut-être dans les Archives royales de Windsor*, avec les deux
* Les Archives royales de Windsor ont refusé l’accès aux dossiers de Sa Majesté
relatifs à l’épisode Hess.
Le léger orage
77
autres qu’il écrivit par la suite à Sa Majesté alors qu’il était le « pri­
sonnier d’État » personnel de Churchill.
Au début du mois de novembre 1940, les troupes britanni­
ques débarquent en Grèce; les raids allemands ont déjà tué
14000 Anglais et Rudolf Hess décide de ne plus attendre une
réponse de Lisbonne. Probablement encouragé par Hitler, qui est
avec lui à Berlin, il se résout à mettre à exécution son plan de
rechange. Le 4 novembre, il rédige une courte lettre d’adieu, que sa
famille trouvera après son départ :
Mes chers,
Je suis fermement convaincu que je reviendrai du vol que je
m’apprête à faire et que ce vol sera couronné de succès.
Si je ne revenais pas, pourtant, le but que je me suis fixé méritait
les plus grands sacrifices. Je suis sûr que vous me connaissez : vous
savez que je n’aurais pu agir autrement.
Votre Rudolf.
Entre-temps, Albrecht Haushofer avait pour sa part renoncé. Visi­
blement soulagé, il écrivit à sa mère le 12 : «R ien de L .», c’està-dire Lisbonne. « Rien ne viendra, probablement, non plus. »
Sur les quelques mois qui ont précédé le dernier vol de Hess, nous
en sommes souvent réduits aux hypothèses. Hitler ne se doutait-il
réellement de rien ? (Les membres des états-majors des deux
hommes avaient la vague impression qu’il feignait seulement l’igno­
rance.) Les Anglais s’attendaient-ils plus ou moins à ce que Hess
vienne en personnel (Selon le dirigeant tchèque en exil, Édouard
Benës, des officiers du S.I.S. lui auraient dit attendre quelqu’un.
Les officiers des armées alliées ont emporté les journaux intimes
d’Albrecht Haushofei- et de son père trouvés dans leur pavillon de
montagne de Partnach Alm en mai 1945 ; on ne les a jamais revus.
Le fichier personnel du ministre de l’Air britannique sur le duc de
Hamilton, concernant de toute évidence les instructions données au
duc au cours des trois mois précédant le vol de Hess, a disparu (et
avec une discrétion inusitée — c’est-à-dire sans la mention
« Retiré » habituellement insérée à la place des pages manquantes*.)
En essayant de reconstituer les mobiles de Hess, quelques
semaines plus tard, les enquêteurs allemands découvrirent le
« conflit intérieur » que l’affrontement entre l’Allemagne et l’Angle­
* Les documents de la famille publiés par le fils du duc, Jam es Douglas Hamilton,
dans Motive for a Mission (Londres, 1977), prouvent qu’il y eut bien des instruc­
tions en ce sens.
78
L ’Allemagne
terre avait provoqué en lui et les troubles psychologiques causés par
son exclusion du service actif (son côté «tête brûlée», bien connu
avait amené Hitler à lui interdire de voler). Finalement, les enquê­
teurs découvrirent également son «penchant pour le mysticisme,
les visions et les prophéties». De sa lettre d’adieu du 4 novembre,
on peut raisonnablement déduire que la mise au point de ce vol
spectaculaire en solitaire était devenue une véritable obsession, la
seule chose qui lui donnait encore de l’énergie.
Depuis le mois d’août, il se tenait quotidiennement informé de la
situation météorologique au-dessus de l’Angleterre. Chaque augure,
chaque oracle semblait l’exhorter à agir. Une femme d’un certain
âge lui vendit un horoscope : il semblait lui dire de partir. Fasciné, il
ordonna à Mlle Fath d’envoyer des détails sur l’heure et le lieu de sa
naissance à la vieille commère qui en avait besoin pour affiner ses
prédictions.
Quand celles-ci arrivèrent, elles lui semblèrent confirmer la jus­
tesse de ses intuitions : s’envoler vers l’Angleterre pour mettre fin à
la guerre était pour l’adjoint du Führer non seulement un devoir,
mais l’accomplissement de sa destinée.
Enflammé par le caractère sacré de sa mission, Hess demanda à
Emst Udet, l’ancien as de l’aviation, devenu le chef des services
techniques de la Luftwaffe, de mettre à sa disposition un Messerschmitt sur le terrain d’aviation Tempelhof de Berlin, pour des
«vols de plaisance».
Udet répliqua qu’il ne pouvait lui fournir un avion sans l’accord
préalable du Führer. Hess, après s’être chamaillé avec lui plus que
de raison, se déroba et abandonna tout simplement sa requête. Cet
incident semblerait indiquer que Hitler n’avait jamais encouragé
son adjoint à s’envoler pour où que ce fût. « La permission du Füh­
rer, commenta Hess, deux ans plus tard, j’aurais aussi bien pu me
constituer immédiatement prisonnier ! »
Il préféra se tourner dans une autre direction.
Un jour, son ami, le nonchalant professeur Willi Messerschmitt,
voit Hess arriver à l’improviste à son atelier d’aviation d’Augsbourg
pour qu’il lui donne une leçon de pilotage sur un Messerschmitt
110, nouveau bimoteur de combat à long rayon d’action. On lui sort
fièrement un de ces nouveaux modèles.
Après quelques vols d’entraînement, de plus en plus longs, Hess
commence à demander des modifications sur son appareil : son
autonomie est trop limitée, il faut donc loger de nouveaux réser­
voirs de carburant dans les ailes. Il réclame aussi un meilleur équi­
pement radio.
La compagnie se plie à ses caprices; n’est-il pas, après tout,
Le léger orage
79
l’adjoint du Führer... Le directeur Théo Croneiss, que Hess connaît
depuis la Première Guerre mondiale, ordonne que l’on procède aux
améliorations demandées.
Au début de janvier 1941, tout semble prêt, mais ce «Parsifal
motorisé, » comme l’appela le professeur Haushofer sans la moin­
dre malice, bricole toujours sa monture.
On trouve dans les dossiers de l’usine du professeur Messerschmitt une fiche significative :
ME 110 MR HESS
7janvier 1941 Mtt/Ke
Le Me 110 de M. Hess est équipé d’un ancien modèle de radiateur
sans valve de coupure entre le chauffage et le radiateur. Je pense qu’il
faudrait installer cette valve maintenant. Voyez si c’est possible et
comment le faire.
Le jour même et le lendemain, Hitler donne ses instructions a ses
feld-maréchaux et ses généraux à l’Obersalzberg, et leur expose ses
plans stratégiques de printemps dans les Balkans et en Afrique du
Nord. L’Angleterre, dit-il, continue le combat parce qu’elle compte
sur la prochaine entrée en guerre de la Russie et de l’Amerique. Il
leur annonce alors ses plans d’invasion de l’Union sovietique. Hess,
bien sûr, est absent: il est loin — il a décidé de s’envoler pour
l’Écosse.
Le 10, il demande à son adjoint, Karlheinz Pintsch, de le
conduire comme d’habitude au terrain d’aviation de l’usine Messerschmitt, à Augsbourg. Mais cette fois, avant de monter dans son
avion, il tend à Pintsch qui lui obéit aveuglément deux enveloppes,
l’une contient une lettre pour Hitler, l’autre, scellée, des instruc­
tions à n’ouvrir que quatre heures plus tard s’il n’est pas revenu.
Après deux heures de vol, le temps se gâte et Hess interrompt sa
mission. Il se pose à Augsbourg pour découvrir que Pintsch a
ouvert ses instructions : elles révèlent que son chef, 1adjoint du
Führer, s’est «envolé pour l’Angleterre».
Sous peine de passer pour un traître, Hess est obligé de s’expli­
quer. Il voulait, dit-il, voler vers l’Écosse, se poser à Dungavel, voir
le duc de Hamilton grâce à la carte de visite que lui avait donnée
Albrecht Haushofer, et lui demander à rencontrer le roi. Voir le roi !
D’un seul coup d’aile — qui pouvait, admit-il, lui coûter la vie —, il
aurait court-circuité les fauteurs de guerre du 10, Downing Street et
mis fin au conflit. Sans poser de questions, Pintsch se joignit au cer­
cle de conspirateurs de Hess et ne songea jamais a trahir son maître.
Cela en dit long sur la confiance que lui témoignait son etat-major.
Mais il y eut un imprévu.
80
L ’Allemagne
Quinze jours plus tard, Max Hofweber, vieux compagnon de
Hess qu’il avait connu sur le terrain d’aviation de Lechfeld lors de la
Première Guerre mondiale, débarqua à Berlin pour bavarder avec
lui. Le Chef du Parti se décommanda peu après. Hofweber lia
conversation avec Pintsch et apprit avec horreur l’histoire de cette
tentative de vol avortée. Pintsch lui fit jurer de garder le secret.
Épouvanté par les conséquences d’une éventuelle récidive de
Hess, Hofweber roula toute la nuit pour atteindre Munich par
l’autoroute et parler au vieux professeur Haushofer — le sage qui
pourrait empêcher Hess de persister dans ce qui lui semblait être un
acte de folie. Haushofer promit d’essayer, et rencontra Hess quel­
ques jours plus tard. Pour dissimuler ses sources d’information, le
professeur lui raconta, d’une façon par trop détournée, qu’il l’avait
«vu en rêve » traverser à grands pas les salles tendues de tapisseries
de châteaux anglais, et apporter la paix à deux grandes nations. Il
espérait, grâce à cet artifice, lui tirer les vers du nez ; mais Hess se
contenta d’écouter ; ce rêve était pour lui une nouvelle confirmation
surnaturelle du bien-fondé de sa mission. Il ne dit rien.
Depuis des mois, il rédigeait puis remaniait deux lettres destinées
à Hitler, l’une brève, l’autre de quatorze pages environ, qu’il avait
sans aucun doute commencée en octobre ; son grand rival, Ribbentrop, la qualifia d’un ton méprisant de « manuscrit long et insensé ».
Hess exposait à Hitler les propositions de paix dont il avait l’inten­
tion de discuter avec les Anglais. Cette lettre semble avoir comporté
quatre parties, chacune dactylographiée par une main différente.
Laura Schrôdl, la secrétaire qu’il avait engagée avec Leitgen en
février 1936, tapa les pages concernant les compensations qui
devaient être versées aux Allemands de l’étranger qui avaient perdu
leurs biens lors de la guerre — une de ses obsessions ; elle était donc
au courant de son projet de mission depuis septembre. Hildegarde
Fath, mise elle aussi dans la confidence, dactylographia quelques
pages ; Hess et Pintsch s’acquittèrent du reste.
Hess raconta au duc de Hamilton qu’il s’était mis en route à qua­
tre reprises et que par trois fois il avait dû abandonner à cause du
mauvais temps. Mais le délai qui s’écoula de novembre 1940 à mai
1941 avait aussi d’autres raisons.
Ses expériences de vol à longue distance avaient montré la néces­
sité d’une préparation plus minutieuse qu’il ne l’avait prévu. Par le
pilote personnel de Hitler, il obtint clandestinement une copie de la
carte des zones aériennes interdites. Il testa divers systèmes de navi­
gation, essaya de joindre par radio-compas l’émetteur de Kalundborg au Danemark, demanda au gauleiter Terboven de lui fournir
des données radiogonométriques, ordonna à M. Mortsiepen, le
Le léger orage
81
doyen des experts-radio de Messerschmitt, de lui installer un radat
spécialement modifié, avant d’opter finalement pour un récepteur
radio qui lui permettait de couvrir une partie du chemin grâce aux
faisceaux radar de navigation (Leistrahlverfahren) éparpillés à travers
la mer du Nord par les escadrilles de bombardiers de la Luftwaffe ;
cela signifiait, comble de l’ironie, qu’il devait attendre le prochain
raid important sur l’Angleterre.
Ce délai de trois mois avait aussi une raison politique : l’armée ita­
lienne subissait de sérieux revers en Afrique du Nord; elle avait
entamé une longue retraite de l’Égypte vers la Tripolitaine, que
seule l’arrivée des maigres forces allemandes commandées par le
lieutenant-général Erwin Rommel et sa contre-offensive parvien­
draient à stopper. Hess attendit encore quelques jours que la vic­
toire allemande en Grèce continentale fût complète, à la fin d’avril
1941, car il hésitait à entamer des négociations, même secrètes, qui
pourraient être interprétées en Angleterre comme un signe de fai­
blesse.
Hess fit deux séjours chez le professeur Haushofer, du 21 au
24 février et du 12 au 14 avril. Il discuta de la situation avec celui-ci,
mais sans lui révéler ce qu’il tramait. Sur ses instructions explicites,
Albrecht Haushofer, de son côté, poursuivait ses efforts pour join­
dre ses amis anglais, comme il le confirma lors d’une conversation
avec l’ancien ambassadeur Ulrich von Hassel, le 10 mars, parlant de
«pressant désir de paix au plus haut niveau».
En ces semaines de printemps, des appels voilés à la paix appa­
raissent, venant de la partie adverse. Après des contacts prélimi­
naires pris avec Hassel, Albrecht Haushofer reçoit un message de
compliments du professeur Cari Jacob Burckhardt, de la CroixRouge Internationale, qui lui demande de venir à Genève, et lui
transmet — d’après les déclarations de l’époque de Haushofer à la
Gestapo —, «les cordiales salutations de vieux amis anglais».
Est-ce une réponse camouflée du duc de Hamilton ? C’est du moins
ce que comprend Hess. Burckhardt, ancien haut fonctionnaire de la
Société des nations, connu pour être favorable à une paix de com­
promis, avait d’excellents contacts à Londres.
Pendant ce temps, d’autres appels similaires de paix parviennent
de Madrid par l’ambassadeur sir Samuel Hoare. Assez curieuse­
ment, la radio allemande Deutschlandsender diffuse le 23 avril cette
déclaration catégorique : « Les milieux autorisés allemands démen­
tent toute information concernant un voyage de Hess en Espagne. »
On ne trouve dans les archives aucune explication à ce commu­
niqué.
L ’Allemagne
82
Trois jours plus tard, lors d’une rencontre secrète avec les Haus­
hofer, dans leur villa de Harlaching, Hess donne une dernière
chance à la diplomatie traditionnelle. Albrecht lui fait part du mes­
sage de Burckhardt, et Hess l’autorise à partir. Le jeune homme ren­
contre Burckhardt le 28 avril. « En réalité, écrivit Martha Haushofer
dans son journal, après le départ de son fils, je n’attends pas grandchose de tout cela, et Albrecht non plus. »
Après son entretien avec Burckhardt, Albrecht écrivit : « J e l’ai
trouvé écartelé : d’une part, il désire œuvrer au retour de la paix en
Europe, de l’autre il a terriblement peur qu’on fasse du bruit autour
de son nom. Il m’a demandé que l’affaire demeure top secret : quel­
ques semaines plus tôt, il avait reçu, à Genève, la visite d’une per­
sonne honorablement connue dans les milieux conservateurs de
Londres et de la City. » Aux dires de cette personne, d’importantes
personnalités britanniques souhaitaient réexaminer les perspectives
de paix. Ses vues sur l’Europe d’après l’armistice étaient proches de
celles de Hess — l’intérêt britannique pour l’Europe de l’Est et du
Sud-Est était purement formel ; l’Europe de l’Ouest devait être rebâ­
tie ; mais l’Allemagne pourrait retrouver ses anciennes colonies.
Albrecht suggérait que Burckhardt ménageât une rencontre avec
cette personnalité à Genève.
À Berlin, le dernier jour d’avril, Hitler donne aux généraux de la
Wehrmacht ses ordres pour Barberousse, l’attaque contre la Russie,
qui doit débuter le 22 juin. Hess, lui, reçoit à Munich le dirigeant
des syndicats de la Phalange espagnole, Salvadore Merino, à la
vieille Maison Brune. Plus tard dans la journée, il se rend en voiture
à Augsbourg pour effectuer un dernier entraînement en vol, proba­
blement une «répétition en costume», car il ne prend aucune des
mesures (dernières lettres, etc.) qu’il prendra dix jours plus tard ; et
il demande de nouvelles modifications sur l’avion dont peut dépen­
dre sa vie — et l’avenir de l’Europe.
Le 1er mai, lors d’une nouvelle visite à l’usine Messerschmitt, à
l’occasion d’un meeting de masse où il doit prononcer le plus
important discours de la Fête du travail en Allemagne, il remet au
professeur la récompense de Pionnier du Travail, puis le prend à
part pour lui poser des questions (« ce lundi » — 5 mai) qui auraient
laissé l’expert en aviation interloqué :
2 mai 1941
[Note de travail]
1.
M. Hess, Reichsminister, demande quel sera le rayon de cour­
bure quand il aura coupé le pilote automatique ; additionnellement,
il demande comment ce rayon sera probablement modifié en fonc­
Le léger orage
83
tion de l’influence du vent. J ’ai du mal à m’imaginer le pourquoi de
tout cela, mais j’ai oublié de lui demander ce qu’il préparait*.
2. Je vous prie de veiller à ce que, si ce n’a déjà été fait, dans son
avion les bouteilles d’oxygène du second siège soient alimentées à
celles du pilote. De plus, il faut placer un embout à oxygène à côté
du masque à oxygène.
3. Il veut que le tube Pitot soit calibré et un graphique montrant
ce qu’une lecture de 410 ou 450 km signifie réellement au-dessus de
15000 pieds.
IDM/Mtt/Mo
SignéMesserschmitt
Ainsi Hess avait bien tous ses esprits. En fait, après son arrivée, les
psychanalystes britanniques étudièrent tous les discours radiodiffu­
sés allemands depuis l’anniversaire de Hitler (où Hess lui-même
avait prononcé le principal discours depuis le quartier général du
Führer, à la frontière yougoslave), et n’y trouvèrent pas la moindre
trace de désaccord avec le Parti ni d’un quelconque désordre men­
tal. Comme l’a dit Bodenschatz, pour parvenir à se guider grâce aux
faisceaux radar, Hess devait être extrêmement vigilant. C’était un
vol périlleux, avec un avion difficile à manier: Udet, un des plus
grands as de la Première Guerre mondiale, aurait assuré à Hitler que
Hess n’atteindrait jamais son but. Goering lui affirma par la suite
que son adjoint s’était probablement noyé après être tombé en mer.
Ce n’était pas l’avis de Hitler. « Le Führer croit en la compétence de
Hess », écrivit un membre de son état-major, sitôt connue la nou­
velle. «Quand Hess mord dans quelque chose, déclara Hitler
impassible, il ne lâche plus le morceau. »
La victoire nazie dans les Balkans était complète. Bientôt les troupes
aéroportées de Hitler allaient s’abattre sur la dernière place forte bri­
tannique en Méditerranée, l’île de Crète. Le 4 mai, à six heures du
soir, Hitler entrait à l’Opéra Kroll pour faire part de cette grande
victoire militaire dans un discours radiodiffusé retransmis dans
toute l’Europe. Et les ingénieurs du son britanniques entendirent
les députés du Reichstag se lever pour l’acclamer. Hitler était flan­
qué de Hess, de Goering, du Dr Wilhelm Frick, ministre de l’inté­
rieur, et de Himmler.
Dans son discours, Hitler mit en parallèle les exploits de la
Wehrmacht avec la déconfiture et les replis maladroits de Churchill
* Le feld-maréchal Erhard Milch, adjoint de Goering, déclara à Bodenschatz en mai
1945 : «M esserschm itt savait parfaitement ce qui se préparait, c’est sûr, de même
que le directeur Theol Croneiss. L’avion avait été spécialement modifié dans ce
but. »
84
L ’Allemagne
en Grèce et en Afrique du Nord. Ce qui plongea les députés dans
l’hilarité.
Exactement comme il l’a fait après la Norvège et Dunkerque,
M. Churchill — c’est lui aussi qui a déclenché cette campagne —
essaie à nouveau de travestir les faits pour pouvoir annoncer une vic­
toire anglaise. Je ne pense pas que ce soit très honnête, mais dans la
situation de cet homme c’est pour le moins compréhensible. Si
n’importe quel politicien avait accumulé autant d’échecs, ou si un sol­
dat avait de telles défaites à son actif, il n’aurait pas conservé son
emploi plus de six mois — à moins qu’il n’ait été pourvu de ce même
talent qui seul distingue M. Churchill, le don de mentir avec une mine
de dévot et de déformer à tel point la réalité qu’à la fin les plus effroya­
bles défaites se changent en glorieuses victoires. M. Churchill parvient
peut-être à abuser ses compatriotes avec un écran de fumée, mais il ne
peut éliminer les conséquences de ses désastres.
Hess écouta attentivement ces remarques sur Churchill. Il prit le
Führer à part à la fin de la séance.
Selon les souvenirs de Hitler, ils parlèrent pendant une demiheure. Hess lui demanda s’il s’en tenait toujours au programme
ébauché dans Mein Kam pf; Hitler, impatient de se rendre à la gare
où son train l’attendait pour l’emmener inspecter de nouveaux vais­
seaux de guerre, le Bismarck et le Tirpitz, à Gotenhafen, répondit
brièvement qu’il s’y tenait. Une semaine plus tard, Hess devait
raconter aux officiers britanniques : « Le 4 mai encore, après son
discours devant le Reichstag, Hitler m’a déclaré qu’il n’avait aucune
revendication abusive à exprimer à l’Angleterre. » Laura Schrôdl, sa
secrétaire, se rappelait aussi ce long meeting à l’Opéra Kroll : « Par
la suite, il [Hess] est parti pour Munich et a essayé de faire démarrer
son avion sur-le-champ, mais à cause d’un ennui mécanique, il a dû
à nouveau remettre son voyage. »
Hess ne revit jamais Hitler. On ne sait pas très bien ce qu’il fit les
jours suivants. Le train du Führer fut de retour à Munich le 9 au
matin, mais c’est Goering, et non Hess, qui l’attendait sur le quai,
Hitler passa dix heures dans la capitale bavaroise avant de repartir à
Berchstesgaden, sans s’être donné la peine de voir son adjoint.
Le vendredi 9 mai, Hess sait que le moment historique approche.
Il téléphone au Dr Gerhard Klopfer, conseiller juridique de l’étatmajor de Martin Bormann.
« Quelle est le statut du roi d’Angleterre ? demande-t-il à l’expert
juridique, tout court*.
* En français dans le texte ( N.d.T.).
Le léger orage
85
—
Je ne peux vous répondre tout de suite, dit Klopfer, décon­
certé par la façon dont la question est formulée. Je m’informe
auprès d’un professeur de l’université et je vous rappelle. »
Plus tard dans la journée, Hess reçoit une lettre du ministre de
l’Agriculture, Walter Darré. Le service d’écoutes téléphoniques de
Goering [Forschungsami\ qui était branché sur la ligne de Darré (ou
de Hess !) l’entend essayer d’appeler le numéro de Darré à Berlin.
N’ayant pu joindre le ministre au téléphone, Hess lui écrit :
9 mai 1941
Merci de votre lettre. Je ne sais pas qui vous a dit que je fixerais cette
conférence dont nous étions d’accord au milieu de ce mois.
Je prépare un voyage important et je ne sais quand je serai de
retour... Je reprendrai contact avec vous à ce moment-là.
Pourquoi ne serait-il pas revenu ? Il s’envolait pour un pays ennemi,
en qualité de parlementaire apportant des propositions de paix à un
adversaire respectable. Un usage séculaire — que Hitler lui-même
avait respecté à Varsovie et lors des campagnes suivantes — voulait
que de tels messagers fussent autorisés à regagner leurs lignes sans
dommages, quel que soit le résultat des négociations. Hess ne
considérait pas non plus qu’il avait besoin d’un quelconque mandat
écrit : Neville Chamberlain avait-il eu besoin de produire un sem­
blable document lorsqu’il était venu à Berchtesgaden, à Godesberg
et à Munich au nom de son chef d’État pour empêcher la guerre en
1938 ?
Non, Hess considérait que son titre officiel d’adjoint du Führer
était suffisant pour lui permettre de discuter avec le roi George VI
sur un pied d’égalité.
Quelques jours plus tôt, Albrecht Haushofer était revenu de
Genève avec un mot de Burckhardt le priant de regagner rapide­
ment en Suisse, d’où « il pourrait s’envoler pour Madrid où il aurait
un entretien avec [Sam Hoare] », l’ambassadeur d’Angleterre.
Pendant quelques jours, ils attendirent un mot de Madrid, mais
le moment décisif approchait. Karl Haushofer déclara : « Quand
mon fils est revenu de Suisse, Hess lui a de nouveau parlé et c’est
après cela qu’il s’est envolé pour l’Angleterre. » Cette même nuit,
après le départ de Hess, un télégramme parvint de l’ambassade
d’Allemagne en Espagne, réclamant — c’était peut-être un hasard
— la présence d’Albrecht à Madrid le 12. C’était trop tard : à ce
moment-là, Haushofer et tout l’état-major de l’adjoint du Führer
étaient aux mains de la Gestapo.
86
L ’Allemagne
10 mai 1941, le jour des dénouements : la fin d’une obsession, la fin
des mois d’essais et de préparation, et, en l’occurrence, la fin de la
liberté pour Rudolf Hess. Le début de la journée a été chaud et
ensoleillé, mais maintenant, il ressemble à la vie de Hess : la moitié
en est écoulée et les nuages s’amoncellent.
Depuis plusieurs jours, lise n’est pas dans son assiette, sans savoir
pourquoi. Elle a bien sûr remarqué qu’il se trame quelque chose —
les réunions de conspirateurs, les curieux bulletins météo donnés
par téléphone sur « X » , « Y » et « Z » , le sac de voyage fait puis
défait, la carte de la « côte balte » punaisée à côté du lit de Rudolf
(en fait, il s’agissait des côtes d’Écosse); finalement, elle en avait
conclu qu’il préparait une mission auprès du maréchal Pétain.
Hess a écrit une nouvelle lettre d’adieu à ses parents et à son
frère,, et une à lise avec une remarque inopportune : maintenant elle
pouvait deviner « les secrets de “X” et “Y” qui avaient occupé ces
derniers temps tant de place dans leur vie». Soucieux d’éviter de
compromettre ses amis, l’adjoint du Führer écrit aussi à Himmler,
lui jurant que son entourage n’était pas au courant de son plan. « Je
suis peiné de dire, rappela le professeur Haushofer, quatre ans plus
tard, qu’il ne s’est pas confié à moi et qu’il m’a vraiment menti
quand il est venu me voir, juste avant son départ. Je lui ai dit que
j’avais le sentiment qu’il me cachait quelque chose. Il m’a tenu à
l’écart de toute cette histoire, et m’a simplement dit : “Le Führer
m’a présenté un avion.” » Dans une lettre à Albrecht Haushofer,
Hess s’excusera en disant qu’il ne voyait pas d’autre moyen de
«trancher le nœud gordien de cette situation inextricable».
Il cache ces lettres en même temps que son testament au milieu
des jouets du petit Wolf Rüdiger, où on devait les trouver le lende­
main. Ce samedi-là, lise, qui ne se sent toujours pas bien, reste au
lit. En jetant un coup d’œil dans sa chambre, Hess remarque qu’elle
lit Le Livre du pilote de l’Everest, du duc de Hamilton. Ils échangent
quelques mots anodins sur sa belle mine et son courage d’aviateur.
Maintenant, Hess a hâte de partir. Ce vol est devenu une obses­
sion et il le sait. Neuf ans plus tard, il observait :
J ’ai vécu ces mois au milieu d’un tourbillon d’instruments, de têtes
de cylindres de pression, de largage de réservoirs de carburant,
d’agents de refroidissement de température, d’ouvertures de fais­
ceaux radio — qui n’ont même pas fonctionné au moment voulu —,
d’altitude des montagnes d’Écosse et Dieu sait quoi encore ! Je
m ’étais mis des œillères et ne voyais plus rien de ce qui se passait
autour de moi que la guerre omniprésente et la politique au jour le
Le léger orage
87
jour. Aujourd’hui, je suis content d’avoir été conduit comme cela à
me jeter dans l’action — après un combat acharné avec un destrier
qui refusait obstinément de m’emporter. C’est vrai, je n’ai rien
accompli, je n’ai pas pu arrêter ce combat dément entre les nations,
je n’ai pas pu empêcher ce qui est arrivé et que je voyais arriver.
J ’étais incapable d’apporter le salut — mais je suis heureux d’avoir
au moins essayé.
Les prévisions météorologiques du matin arrivent, elles sont bonnes
pour X, Y et Z. De lourdes couches de nuages sont prévues au-des­
sus de l’Écosse, accompagnées de quelques précipitations.
« Couches de nuages menaçants vers le sud et l’est des montagnes,
s’éclaircissant. »
Hess téléphone à Pintsch : « C’est pour aujourd’hui. »
Il a revêtu une chemise bleu vif qu’Ilse aime bien parce qu’elle
est assortie à ses yeux. Mais il l’a mise pour une raison plus prosaï­
que : aujourd’hui, il va troquer le costume gris qu’il porte encore
pour un uniforme de capitaine de la Luftwaffe taille sur mesure, a
grands frais, à Munich. Il a pensé à l’avance aux conditions de son
atterrissage : s’il arrivait en vêtements civils, les Anglais seraient en
droit de le traiter en espion. Toujours prévoyant, il a empaqueté un
compas de poignet, pour pouvoir retrouver son chemin vers le châ­
teau du duc au cas où il se poserait trop loin, une lampe torche et
une boîte de feux de Bengale, des cartes de visite des deux Hausho­
fer, et une lettre paraissant authentique, dûment oblitérée et adres­
sée à « Hauptmann Alfred Hom, Munich, 9 ».
D’autres bulletins météo plus détaillés arrivent. Ils prédisent
maintenant « une couverture de nuages de dix-dixièmes à
1 500 pieds » au-dessus de la mer du Nord. Hess passe toute la
matinée à jouer avec le petit Wolf Rüdiger — « Buz », comme on
l’appelait dans la famille. lise s’étonne de voir son mari passer autant
de temps à traîner les pieds sur le plancher en tirant des petits trains
avec son fils.
Peut-être apprit-il au cours de la matinée que la Luftwaffe devait
effectuer sur Londres le raid le plus massif de la guerre (son dernier
«sa lu t», en fait, avant d’être regroupée contre l’Union soviétique).
Cela occuperait pour la nuit les escadrilles de chasseurs britanniques
dans le sud du pays.
À midi arriva son invité, l’ancien rédacteur en chef nazi et philo­
sophe, Alfred Rosenberg. Né comme Hess hors des frontières de
l’Allemagne, il avait fait ses études à Moscou. lise resta à l’étage et
les deux hommes mangèrent seuls leur viande froide. La discussion
fut calme. Rosenberg ne remarqua qu’une chose qui, rétrospective­
88
L ’Allemagne
ment, lui parut singulière : après que la nurse eut couché Buz, Hess
monta d’un trait à l’étage et redescendit l’enfant pour jouer avec lui.
Rosenberg parti, Hess monte prendre congé d’Ilse et de Buz, l’air
aussi détaché qu’il peut.
lise s’inquiète de le voir porter maintenant non seulement la che­
mise bleu vif, mais également un pantalon bleu de l’armée de l’air et
des bottes d’aviateur.
Il marmonne quelque chose à propos d’un voyage à Berlin. Elle
lui pose la question habituelle pour une épouse : quand rentrerat-il ? Il répond évasivement, laissant entendre que ce sera pour
lundi, de façon si peu convaincante qu’elle sourit : « Je ne te crois
pas. »
Puis elle ajoute : « Reviens vite. Tu vas manquer à Buz. » « Il va
me manquer aussi», observe-t-il, puis il jette un dernier et furtif
regard sur le petit aux cheveux bouclés assis sur son pot de chambre
blanc dans la chambre d’enfant.
À cinq heures de l’après-midi, les faisceaux d’ondes avaient été
mis en marche pour le raid de la nuit — ils se croisaient juste audessus de l’est de Regent’s Park dans le West End. Peu après, la
petite Mercedes SSK de l’adjoint du Führer quitte Munich par
l’autoroute, avec à son bord Hess et son adjoint. Avant qu’ils attei­
gnent le terrain d’aviation d’Augsbourg, Hess demande au chauffeur
de s’arrêter. Il sort faire une courte promenade parmi les crocus de
la montagne bavaroise, en compagnie de Pintsch. La montre de
métal bon marché qu’il porte au poignet indique qu’ils ont quel­
ques minutes d’avance. Au bout d’un moment, il demande à revoir
le bulletin météo. « C’est certainement un bon jour pour voler», dit
Pintsch, sur un ton aussi banal que possible.
À la porte du terrain de Hunstetten, les sentinelles saluent la
Mercedes avant de lever la barrière. Quelques minutes plus tard, on
sort du hangar le petit chasseur Me 110, qui paraît pathétiquement
frêle pour transporter le fardeau qu’il doit emmener en Écosse.
Hess vérifie que les réservoirs sont pleins, et s’assure qu’aucun des
canons n’est chargé. Il était important pour lui d’arriver sans armes.
Il donne à son adjoint la lettre à remettre au Führer, en même
temps que les instructions habituelles, emprunte une combinaison
de vol car la sienne est à la réforme, rédige un mot d’excuse au pro­
priétaire, et grimpe dans son cockpit, seul.
À 17 h 40, le rugissement des deux moteurs Daimler-Benz de
mille chevaux s’élève dans le ciel de plomb. Une poignée de specta­
teurs l’entendit longtemps après que l’avion eut disparu.
D EU XIÈM E PARTIE
L’Angleterre
6
.
Pour le «roi de Prusse»...
Harcelés par le hurlement des sirènes, le cœur déchiré par la mort
de dix mille des leurs, les Anglais avaient froid au sortir de l’été et
de l’automne 1940. Un hiver de défaites et de privations encore
plus pénible les attendait. La guerre ne leur laissait aucun répit, avec
le perpétuel black-out, la censure, le rationnement, les cratères de
bombes et les coupures de courant. Pourtant, avec une bonne
humeur bourrue, ils se soutenaient mutuellement le moral et éton­
naient les étrangers en montrant d’innombrables façons qu’ils
étaient bien déterminés à tenir jusqu’au bout. Au cours de l’hiver,
les vigoureux discours radiodiffusés de leur Premier ministre, qui
prédisait — sans la craindre — une invasion nazie et les exhortait à
exécrer Herr Hitler et ses satrapes pour chaque bombe tombée sur
le sol anglais, les plongèrent dans un profond désarroi.
Churchill avait déclaré, une semaine après le début du blttz de la
Luftwaffe, en septembre 1940 :
Ces bombardements barbares, gratuits, aveugles, font évidemment
partie du plan d’invasion de Hitler. Il espère, en massacrant un grand
nombre de civils, de femmes et d’enfants, terroriser et intimider la
population de cette grande cité impériale, et qu’elle deviendra un
pénible fardeau et un sujet d’inquiétude pour son gouvernement,
obligeant celui-ci à détourner son attention de l’attaque féroce qu’il
prépare. Qu’il connaît mal l’âme de la nation britannique, et la capa­
cité de résistance des Londoniens...
Cet homme pervers, dépositaire et incarnation de toutes les
formes de haines avilissantes, ce monstrueux rejeton des souffrances
et des hontes du passé, a maintenant résolu de briser notre fameuse
race insulaire à force de massacres et de destructions aveugles. Il n’a
fait qu’allumer une flamme dans le cœur des Britanniques, ici et par­
tout dans le monde, flamme qui rayonnera longtemps après que
toutes les traces de la conflagration qu’il a provoquée auront disparu.
92
L ’Angleterre
Au printemps de 1941, « cet homme » semblait imposer sa volonté
partout, et la menace d’une invasion nazie planait toujours au-dessus de la Manche, oppressant tout le monde, à l’exception de Wins­
ton Churchill lui-même ; car lui seul savait depuis juillet 1940 (grâce
à ses décrypteurs) que Hitler bluffait et que 1941 verrait l’invasion
de la Russie, et non celle de l’Angleterre. Il n’avait divulgué ses ren­
seignements secrets à personne, pas même à Anthony Eden, son
nouveau ministre des Affaires étrangères.
Au début du mois de novembre 1940, alors que l’offensive de bom­
bardements nazie atteignait son point culminant à Coventry, une
curieuse lettre atterrit sur la Table II au bureau d’un fonctionnaire
du contrôle postal, à Londres. Celui-ci l’ouvrit le 2 novembre et
trouva à l’intérieur une seconde enveloppe expédiée par le bureau
de Thos Cook’s à Lisbonne, à leur bureau de Londres, dans Berke­
ley Street.
Au premier abord, elle paraissait anonyme — une note expédiée
par « À » d’une ville nommée « B » , demandant à Mme Roberts de
faire parvenir une lettre jointe, de trois pages, à Sa Grâce, le duc de
Hamilton et Brandon, à la Chambre des Lords ; la lettre était pré­
sentée comme importante pour Sa Grâce et ses amis haut placés.
C’était, bien sûr, la lettre postée à Berlin par Albrecht Haushofer.
Enfin arrivée à Londres, elle avait été interceptée, comme il l’avait
prévu, par la censure.
« Mon cher Douglo, commençait-elle, même s’il n’y a qu’une
maigre chance que cette lettre vous parvienne à temps, cela reste
une chance, et je suis déterminé à la saisir. » Suivaient des condo­
léances au duc pour le décès de son père et celui de son beau-frère,
et un paragraphe que le fonctionnaire de la censure cita dans son
rapport :
Si vous vous souvenez de certaines de mes dernières communica­
tions de juillet 1939, vous — comme vos amis haut placés — trouve­
rez significatif que je puisse vous demander quand vous pourriez
vous libérer pour que nous ayons un entretien quelque part à la péri­
phérie de l’Europe, peut-être au Portugal.
J e pourrais gagner Lisbonne à n’importe quel moment (et sans la
moindre difficulté) dans les quatres jours suivant votre réponse. Évi­
demment, je ne sais pas comment vous pourrez persuader vos supé­
rieurs de vous laisser partir...
Mais vous pouvez déjà répondre à ma question.
Pour le «roi de Prusse»
93
L’expéditeur prévenait le duc que les lettres lui parviendraient dans
les cinq jours en provenance de Lisbonne, et qu’il ne devait mar­
quer sur l’enveloppe contenant sa réponse que « Dr A.H. » (« rien
de plus ! »), et l’envoyer cachetée, dans une seconde enveloppe, à
l’adresse d’une certaine compagnie à Lisbonne. « Mon père et ma
mère se joignent à moi pour vous adresser leurs meilleurs vœux de
bonheur. Votre “A”. »
Bien qu’elle ne présentât rien de particulier, l’agent' n° 1021
soupçonna que cette lettre venait de l’Allemagne nazie — « B »
pouvait être Berlin. Peut-être l’écriture ou la ponctuation dégageaient-elles un parfum teuton ! Toujours est-il qu’on analysa le
papier, qu’on se donna la peine de photocopier la lettre et que l’ori­
ginal fut transmis du M.I.12 au M.I.5 (contre-espionnage). Au cours
de l’hiver, les photocopies empruntèrent les canaux poussiéreux des
agences de renseignements britanniques, traînant parfois des
semaines dans des dossiers de cuir, accumulant les étiquettes et les
doctes commentaires au cours de leur voyage.
Albrecht Haushofer fut identifié comme étant l’expéditeur mais
les sources matérielles manquent pour déterminer qui en jugea
ainsi. Deux solutions étaient envisageables : soit organiser un « jeu »
d’espionnage — répondre et ménager une entrevue comme sug­
géré ; soit essayer de savoir si le duc ou certains membres de son
entourage faisaient partie d’une cinquième colonne en Grande-Breagne. Kurt Wallersteiner, de la section allemande du S.I.S., vit son
dossier sur le duc atteindre bientôt « plusieurs centimètres d’épais­
seur ».
D’après l’ex-président Édouard Benës, les services de renseigne­
ments britanniques, avec lesquels il entretenait des rapports étroits,
répondirent à cette lettre. Peut-être s’agit-il de la subtile approche
qui parvint à Haushofer via Madrid et le professeur Buckhardt.
(Benës écrivit que le S.I.S. était impressionné par la taille du pois­
son qu’il avait peut-être «ferré».)
Entre-temps, le duc était devenu officier de la R.A.F., comme
Haushofer l’avait prédit, et le M.I.5 transmit la lettre interceptée au
service de sécurité du ministère de l’Air, d’où, le 26 février 1941, le
colonel F.G. Stammers écrivit une lettre circonspecte au duc à sa
base de la R.A.F. en Écosse : le ministère désirait vivement s’entre­
tenir avec lui d’un sujet particulier dès qu’il passerait à Londres.
À la mi-mars, Hamilton se trouva face à Stammers dans un
bureau du ministère. Le colonel lui demanda d’un ton affable :
«Q u ’avez-vous fait de la lettre qu’Albrecht Haushofer vous a
écrite ? » La dernière lettre qu’avait reçue Hamilton datait de juillet
94
L ’Angleterre
1939, c’était celle qu’il avait montrée à l’époque à Churchill; il
l’avait mise en sûreté dans le coffre d’une banque. Stammers poussa
la photocopie à travers le bureau. « Nous avons l’impression que ce
Haushofer est un type joliment important», dit-il. Hamilton
acquiesça. Haushofer, expliqua-t-il, avait des rapports suivis avec le
ministère des Affaires étrangères de Berlin qui l’avait souvent
envoyé à Londres comme élément modérateur quand Ribbentrop y
était ambassadeur. Nul ne mentionna évidemment le nom de Hess
lors de cet entretien.
« Nous pensons, dit Stammers alors qu’ils se séparaient, qu’il
serait extrêmement intéressant de prendre contact avec Hausho­
fer. »
On ne trouve pas trace de cet entretien au ministère dans les
archives britanniques actuellement disponibles, mais il est men­
tionné dans les papiers de la famille du duc.
Deux mois passèrent. Le S.I.S. poursuivait ses délibérations, et le
25 avril, à onze heures et demie du matin, le duc réapparut au
ministère. Cette fois, il rencontra le colonel D.L. Blackford.
« Jerry » Blackford, un officier de haute taille, au visage rond, d’une
politesse exquise, était chef de la sécurité au ministère de l’Air. Un
certain « major Robertson » du Military Intelligence vint se joindre à
eux.
Les deux officiers firent clairement comprendre au duc qu’ils
souhaitaient le voir se porter «volontaire» pour une rencontre
exploratoire avec Haushofer à Lisbonne. « J ’irai si l’on m’en donne
l’ordre», dit Hamilton en appuyant sur les derniers mots. « Habi­
tuellement, les gars sont volontaires pour ce genre de travail », lui
répondirent-ils.
Il faut signaler que c’est à ce moment-là qu’à Genève, le profes­
seur Burckhardt commença à appâter les Haushofer en évoquant les
confidences « d ’un haut personnage britannique». Évidemment,
Hamilton flaira un piège — il soupçonnait peut-être le S.I.S.
d’essayer de nouer des contacts avec les nazis sans en référer à
l’autorité supérieure. Il demanda conseil à des amis éclairés, puis
écrivit à Blackford le 28 avril qu’il acceptait de partir, mais seule­
ment à deux conditions. Premièrement : « Je n’aimerais pas... avoir
le moindre contact avec X à l’insu de... l’ambassadeur de Sa
Majesté » (en vertu de quoi il voulait voir sir Alexander Cadogan
avant de partir: Cadogan, sous-secrétaire permanent au Foreign
Office, contrôlait toutes les activités du S.I.S. sous Churchill).
Deuxièmement, il fallait expliquer à X pourquoi on avait mis sept
mois pour lui répondre, sinon Haushofer pourrait en conclure que
Pour le «roi de Prusse»
95
les Britanniques, «sentant le vent venir», voulaient soudain parler
de paix.
Il était impossible d’ignorer ces arguments, et le plan fut mis en
sommeil. Une lettre de Blackford adressée au duc, à sa base
aérienne d’Écosse, indiquait que, de toute évidence, un autre ser­
vice avait tiré les ficelles : «Vous comprendrez, écrivait Blackford,
que le ministère de l’Air n’est en aucune façon concerné par l’aspect
politique de la question, seule l’intéresse l’éventuelle possibilité
d’établir un contact avec votre aide. J ’ai, néanmoins, fait part de vos
vues au département concerné » — il ne précisait pas lequel. Il reje­
tait la responsabilité du délai de sept mois sur « un autre service qui
avait égaré les documents», et ajoutait que, pour le général de bri­
gade Boyle, directeur de 1Air Intelligence, « dans les circonstances
actuelles, un déplacement de ce genre ne pouvait être fait sans la
caution du Cabinet». Si cette lettre voulait dire quelque chose, c’est
bien que le Cabinet n’avait pas été consulté par le S.I.S.
Le samedi 10 mai, le lieutenant-colonel duc de Hamilton et
Brandon dicte à sa dactylo une réponse à la lettre de Blackford. Il
approuve la mise en sommeil provisoire du projet, tout en regret­
tant qu’« une si belle occasion » ait été ratée pour une simple his­
toire de délai.
Si la proposition se concrétise, et qu’on me demande de partir, je
crois que la meilleure solution serait... que j’écrive à X : je n’ai pas
répondu à votre lettre de l’automne dernier [23 septembre 1940]
parce qu’à l’époque je ne voyais pas comment je pourrais quitter ce
pays. Il me semble qu’aujourd’hui je puisse avoir la possibilité
d’organiser une rencontre à l’étranger d’ici un mois ou deux. Si vous
souhaitez toujours me voir, faites-le-moi savoir.
Mais les événements ne dépendaient plus de lui. Tard dans la nuit,
alors qu’il était à son poste à la salle des opérations de la R.A.F. du
secteur de Tumhouse, à la périphérie d’Edimbourg, une unité de
radar localisa un avion non identifié qui arrivait seul, par la mer du
Nord.
À 22 h 08 l’appareil passe au-dessus de la côte tout près des îles
Famé. Presque immédiatement, le Royal Observer Corps (R.O.C.)
téléphone au duc un détail troublant : l’intrus est bien un avion alle­
mand, mais d’un modèle à petit rayon d’action qui n’a été signalé
qu’une fois aussi au nord, un Messerschmitt 110.
Le duc ne fit rien pour faire décoller un chasseur, contrairement
à ce qu’il inscrivit sur son rapport quelques jours plus tard:
« L ’action normale a été entreprise pour intercepter et abattre
96
L ’Angleterre
l’appareil ennemi. » Il fallut une demi-heure, alors que le mysté­
rieux avion pénétrait dans la zone aérienne contrôlée par la Station
Ayr de la R.A.F. pour qu’on essaie prétendument, à 22 h 34, d’inter­
cepter l’intrus maintenant officiellement désigné sous le numéro de
contrôle « 4 2 J » . Le rapport de la base indique qu’«u n Défiant
[chasseur] a vainement tenté de l’intercepter». Cette note, quoi
qu’il en soit, a été écrite quelques jours plus tard, alors qu’on
connaissait l’importance du pilote du Messerschmitt, et d’après le
livre de rapport le Défiant — piloté par l’officier Cuddie, assisté du
sergent Hodge comme navigateur — avait décollé pour ce qui fut
enregistré comme une «patrouille de nuit» de routine. (De toute
façon, le vieux Défiant n’avait pas grande chance d’« intercepter »
un Messerschmitt volant à 800 km/h*.)
À 22 h 56, le R.O.C. repère le Me 110, qui perd de l’altitude et
n’est plus qu’à trois mille pieds. Bien au-dessous des nuages clairse­
més, il fait un brusque crochet depuis la côte ouest de l’Ecosse, sur­
vole Ardrossan, quelques kilomètres à l’intérieur des côtes, à la hau­
teur de Ayr. L’appareil revient tourner une ou deux fois, comme s’il
cherchait quelque chose, puis disparaît des écrans radar juste au sud
de la ville à 23 h 07. Un Home Guard** de la région annonce qu’un
avion s’est écrasé à Eaglesham, juste au sud de Glasgow. Le pilote
allemand a sauté en parachute et a été fait prisonnier.
À Ayr, deux officiers de la R.A.F. — le capitaine Gemmel et le
sous-lieutenant Fowler — prennent immédiatement la route pour
Glasgow, curieux de voir l’appareil accidenté et le prisonnier.
L’avion est bien un Me 110, mais deux choses retiennent leur atten­
tion : l’inscription sur son fuselage, VJ + OQ, est un code de livrai­
son, non un code opérationnel ; et ses canons, outre qu’ils ne sont
pas chargés, sont encore protégés par leur graisse d’origine.
Décontenancés, les officiers partent à la recherche du pilote.
Celui-ci avait passé ses dernières minutes de liberté à se dépêtrer de
son parachute avant d’être arrêté par le paysan David McLean. Il ne
serait de toute façon pas allé bien loin : il s’était foulé la cheville et
blessé au dos quand le souffle de l’hélice l’avait projeté contre le
gouvernail du Messerschmitt qui s’écrasait.
Buvant son thé à petites gorgées, installé dans le plus profond
fauteuil de cuir du salon de la petite maison du paysan, Hess avait
* La base de Tumhouse disposait de Hurricane, avions beaucoup plus rapides. Le
duc raconta que le lendemain, il « avait sauté dans un Hurricane, le plus rapide des
avions disponibles, pour s’envoler vers N ortholt».
** Corps de volontaires mi-civil mi-militaire, créé en mai 1940. Bientôt fort de
1,5 millions d’hommes, il devait constituer une sorte de Garde nationale (N.d.T).
Pour le «roi de Prusse»
97
montré à la famille la photo d’un petit garçon : « Mon fils. Je l’ai vu
cet après-midi — mais ne je sais pas quand je le reverrai. »
Robert Williamson, le garde champêtre du coin, était arrivé coiffé
de son casque en fer-blanc, ainsi qu’un commandant de compagnie
de Home Guards, M. Clarke qui, un peu éméché, brandissait un
revolver Wembley à l’aspect meurtrier.
« Je suis le hauptmann Alfred Horn, leur déclara le pilote alle­
mand grimaçant, tandis qu’une crampe d’estomac lui tordait les
entrailles. J ’ai un message urgent pour le duc de Hamilton. S’il vous
plaît, menez-moi à lui tout de suite. »
Cette extraordinaire requête fit son chemin à travers les canaux
officiels jusqu’à Glasgow et Edimbourg, malgré l’effet grisant que
peut avoir, en Ecosse, le relâchement des lois sur les débits de bois­
sons, le samedi soir. La demande parvint à la R.A.F. d’Ayr, qui
nota : « Il prétend s’appeler Alfred Horn et être venu pour voir son
ami le duc de Hamilton. Il parle bien l’anglais. » La nouvelle attei­
gnit aussi la R.A.F. de Tumhouse ; on téléphona au duc que Horn
était « en mission spéciale pour le voir et avait cherché à se poser à
Dungavel» — chez lui, à deux minutes de vol de l’endroit où il
avait sauté de son avion en perdition.
Avec un sang-froid qui aurait paru remarquable en d’autres cir­
constances mais qui en cet instant confinait au grotesque, le duc
décida de ne rien faire, et empêcha son officier de renseignements,
le capitaine Benson, de rendre visite au prisonnier cette nuit-là.
Pourquoi ce manque d’empressement difficilement compréhen­
sible vu les circonstances exceptionnelles ? Manifestement, le duc
voulait prendre du temps pour réfléchir: mais était-ce ce que lui
dictait son devoir d’officier ou sa réputation personnelle ? Il semble
légitime d’énumérer quelques indices — certains très solides,
d’autres assez minces — selon lesquels les liens qui s’étaient créés
avant guerre entre Rudolf Hess, Albrecht Haushofer et le duc
étaient de nature plus profonde qu’on ne l’avait imaginé. Dix
années d’un mariage stérile avaient précédé la naissance de l’enfant
d’Ilse Hess. En outre, quelques éléments de l’histoire personnelle
de Hess amenèrent plus d’un des experts qui l’interrogèrent à dia­
gnostiquer une tendance latente à l’homosexualité, diagnostic
exprimé de la façon la plus crue par le colonel Burton C. Andrus,
commandant de la prison de Nuremberg, qui, en 1945, dans un
mémorandum confidentiel, affirmait que Hess et Hitler avaient eu
des relations homosexuelles lors de leur détention à Landsberg en
1924.
Ces indices n’ont pas tous la même valeur : il y a les étranges rela­
tions intimes avec le vieux Karl Haushofer (qui devait se suicider en
98
L ’Angleterre
1946 après avoir perdu toutes ses illusions quant à Hess); il y a les
poèmes, les odes et les récits de rêves qu’échangeaient les deux
hommes, qui éveillèrent la jalousie de la jeune fiancée de Hess ; il y
a la détention d’un an à Landsberg en compagnie non seulement de
Hitler (« Ich liebe ihn, je l’aime !» s’était exclamé Hess en juin 1924
dans une lettre à lise après le « moment crucial » où il avait vu Hit­
ler pleurer) mais aussi d’Emst Roehm. Celui-ci était un homosexuel
avoué et lorsqu’il fut en juin 1934 victime du massacre organisé par
Hitler, cela blessa cruellement ce que son adjoint Alfred Leitgen
appela délicatement « la sensibilité prononcée — je dirais presque
féminine», de Hess.
Deux mois après le meurtre de Roehm, Hess fut le premier
dignitaire nazi à nouer des relations très étroites avec Konrad Hen­
lein, le jeune dirigeant du Parti des Allemands des Sudètes qui,
selon des notes manuscrites de Heinrich Himmler, était également
homosexuel. En 1941, Hess devait évoquer la mort de Roehm avec
de tels accents de haine que le principal psychiatre consultant de
l’armée britannique, John Rawling Rees y perçut « le refoulement
de traits homosexuels». Il faut également noter qu’au même
moment, à Berlin, la Gestapo, d’après ce que Heinz Haushofer a
révélé à l’auteur, commençait à enquêter sur des rumeurs faisant
état de rapports homosexuels entre son frère Albrecht et Hess ou
avec le «jeune et beau» duc de Hamilton, qu’à maintes reprises,
dans sa correspondance privée, Albrecht appelait son « ami le plus
proche». Leur amitié était en effet si intime qu’un an après le
déclenchement de la guerre Albrecht était certain qu’« un A suffi­
rait», à la fin d’une lettre, pour que le duc de Hamilton identifie
l’expéditeur.
C’est tout ce que l’on peut se permettre de dire sur cet aspect de
l’affaire ; peut-être n’en saurons-nous jamais plus étant donné
l’impossibilité d’interroger les trois principaux protagonistes.
Le canon du Webley oscillant au creux de ses reins, presque aveuglé
par les vapeurs d’alcool que lui souffle au visage l’homme de Glas­
gow qui étreint toujours sa vieille pétoire, Horn est conduit par les
chemins défoncés du pays jusqu’au quartier général du 3e bataillon
de la Home Guard, installé dans un local scout, dans Florence
Drive, à Giffnock, banlieue de la grande cité écossaise.
Ils arrivent au quartier général à minuit quatorze exactement.
Personne ne sachant très bien que faire du prisonnier, il y a quel­
ques minutes de flottement. On demande à la base aérienne locale
de Glasgow, R.A.F., Abbotsinch, si l’on souhaite l’interroger. La
Pour le «roi de Prusse»
99
réponse est nette : « Non. Mettez-le dans une cellule de police pour
la nuit. »
Le \AeArgyll and Sutherland Highlanders, finalement joint après
vingt minutes passées à batailler avec les lignes téléphoniques blo­
quées, émet un avis identique. Après tout, on est samedi soir, et les
Ecossais ont d’autres chats à fouetter.
Le commandant du bataillon de Home Guards est mal à l’aise,
gêné même par cette démonstration d’inefficacité en présence d’un
prisonnier nazi qui, sous certains aspects, lui semble supérieur à eux
tous. « Cet officier est sans doute important », prévient-il l’armée, et
il raconte l’arrivée de Horn dans le secteur dont il a la responsabi­
lité. Cet homme l’embarrasse sans qu’il sache pourquoi. Quel genre
de capitaine de la Luftwaffe affirmerait avoir quarant-sept ans, plus
vieux que certains des vétérans de son « armée de grands-pères » ?
«Apparemment, écrivit le colonel quelques jours plus tard, son
uniforme était neuf, de très bonne facture, et n’avait jamais été
porté en service. »
Il ordonne que l’on montre au captif des marques particulières de
respect, et demande à un major de la Home Guard, James Barrie,
d’escorter Horn à Glasgow dans sa voiture, le moment venu. Deux
soldats arrivent pour aider à dresser l’inventaire des affaires person­
nelles du prisonnier* : ils y trouvent un appareil photo Leica, des
photos de Horn avec un petit garçon, quantité de potions et de
médicaments, une seringue hypodermique et des cartes de visite de
deux Haushofer.
Visiblement, le pilote allemand est fatigué et assez éprouvé.
L’armée annonce que le 11e caméroniens va envoyer une escorte,
mais le bataillon de la Home Guard doit les rappeler deux fois pour
leur demander de se hâter.
Roman Battaglia, consul de Pologne, se présente pour servir
d’interprète et deux officiers du R.O.C. arrivent peu après. L’un
d’eux, le lieutenant-colonel Graham Donald — fabricant de
machine-outils dans le civil — jette un coup d’œil au prisonnier et
se doute qu’il ne s’agit pas du tout d’«Alfred Horn».
Au bout de cinq minutes d’interrogatoire, il demande au pilote
de lui dédicacer la photo d’un Me 110. Celui-ci, très obligeamment,
* On procéda au cours de la nuit à trois inventaires des affaires personnelles du pri­
sonnier. Ces documents, à l’origine joints aux rapports de chaque unité, ont été
regroupés dans les dossiers du Scottish Command (aujourd’hui Public Records Office,
dossier WO 199/3288A); ils ont, hélas disparu — peut-être contenaient-ils quel­
ques révélations gênantes. Le dossier 3288B est scellé pour cinquante ans, mais il
ne renferme peut-être que les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des officiers
qui ont participé aux événements de cette extraordinaire nuit.
100
L ’Angleterre
signe : Alfred Horn. « Ne seriez-vous pas Rudolf Hess ? lance alors
Donald, qui refuse de se laisser duper. Vous êtes son portrait tout
craché ! »
Horn nie, tout en admettant que cette ressemblance lui a causé
pas mal d’embarras par le passé. « J ’ai demandé à voir le duc de
Hamilton. Je le connais très bien », dit-il.
Donald l’invite à prouver son identité. Le prisonnier déclare
d’abord n’avoir aucun papier sur lui. Puis, avec un sourire, il sort de
sa poche de poitrine, une lettre froissée, adressée à « Hauptmann
Alfred Horn, Munich 9 ».
Donald n’est pas le moins du monde convaincu. « Je l’ai reconnu
tout de suite, écrira-t-il à son supérieur une semaine plus tard. Mon
problème consistait à faire venir ici une personne sensée et suffi­
samment physionomiste pour confirmer mon identification. Par
chance, j’ai réussi à joindre le duc de H. aux environs de deux
heures du matin et finalement les choses ont commencé à bouger,
lentement. » (Parmi les affaires du prisonnier, on avait trouvé une
carte sur laquelle était indiqué l’emplacement du château de Dun­
gavel.) «L e dimanche [le 11] j’ai... failli vous appeler pour vous
demander de faire venir M. Churchill afin qu’il constate par luimême, mais... au téléphone, ça aurait eu l’air d’une histoire à dormir
debout. »
Deux choses intriguaient le capitaine Anthony White, officier de
garde de nuit au quartier général du secteur de Glasgow: l’Allemand était arrivé à bord d’un Me 110, et il avait demandé à voir le
duc. Vers minuit et demi, il téléphona à Tumhouse et demanda
l’officier de renseignements du duc, malgré l’heure tardive; mais
l’homme qui assurait la permanence revint à l’appareil en disant que
le capitaine Benson n’était «p as disponible». «N ous connaissons
déjà l’histoire à la fois par le R.O.C. et par l’aérodrome d’Ayr. Ben­
son partira pour Glasgow à huit heures et demie du matin. »
Surpris du manque d’intérêt manifesté par la base de Tumhouse,
White insista : « Ce n’est pas une affaire ordinaire. Est-ce que le
capitaine Benson est au courant de toute l’histoire ? » « Vous ne
m’avez rien appris de nouveau», fut la réponse.
La lassitude due à la nuit n’expliquait pas tout, et les responsables
de la zone de Glasgow ordonnèrent une enquête. Les tergiversa­
tions de la R.A.F. de Tumhouse furent «extrêmement regretta­
bles », écrivit le colonel R. Firebrace. « La seule chose dont on soit
sûr est que la décision de ne rien faire jusqu’au matin fut prise par le
lieutenant-colonel duc de Hamilton », et que Sa Grâce avait « dis­
suadé » Benson de venir en toute hâte voir le prisonnier.
Pour le «roi de Prusse»
101
Le capitaine White ordonna que le 11e caméroniens débarrassât
la Home Guard de son prisonnier. Le message reçu par le lieute­
nant F.E. Whitby présentait Horn comme un prisonnier « diffi­
cile». Whitby, chargé de l’escorter jusqu’à la caserne de Maryhill, à
Glasgow, passa donc prendre des menottes au poste de police de
Craigie Street avant de prendre la route.
À une heure moins le quart du matin, White parvint à joindre la
caserne, non sans difficulté car le standardiste était dans un état
d’ébriété avancé. Quand il réussit à faire réveiller l’officier de garde
dans la salle des rapports, le lieutenant B. Fulton, celui-ci était dans
le même état — en fait, il était au lit, en pyjama, et dormait à
poings fermés.
«Reprenez vos esprits», hurla White, dans l’appareil lorsque
Fulton fut enfin au bout du fil. «Vous êtes réveillé maintenant?»
Fulton assura qu’il l’était. «Vous allez recevoir un prisonnier alle­
mand d’ici une heure. Je ne connais pas son grade. Prenez toutes les
dispositions nécessaires. »
Fulton demanda à la salle de police de préparer une cellule puis
retourna se coucher.
Le quartier général du 11e caméroniens n’était qu’à quatre kilo­
mètres de Giffnock, mais le lieutenant Whitby et les deux soldats
n’y arrivèrent qu’à deux heures vingt. Le major James Barrie, à qui
la Home Guard avait demandé d’escorter Horn en personne par res­
pect pour son rang supposé, consterné, demanda à Whitby de lui
ôter ses menottes : « Je n’ai jamais entendu parler d’un officier à qui
l’on ait passé des menottes. » Hess ne porta plus jamais de menottes
jusqu’à Nuremberg, en 1945, quand il fut remis aux mains des
Américains.
Ils traversèrent la ville dans la voiture du major Barrie, jusqu’à la
caserne de Maryhill, dans le nord-ouest. Elle semblait, elle aussi,
plongée dans le sommeil. Aucun membre de la police militaire ne
gardait la grille, apparemment ouverte. La salle de police était
déserte. Après plusieurs coups d’avertisseur — il était déjà deux
heures et demie du matin —, un soldat de première classe apparut
en bras de chemise et en bretelles.
Le major Barrie était mortifié de voir leur visiteur étranger assis­
ter à ce spectacle de relâchement de la part de la Highland Light
Infantry. Mais le pire restait à venir, car le Hauptmann Horn fut
enfermé dans une cellule nue que même le lieutenant Whitby
estima «très insatisfaisante». Elle contenait un châlit de bois, un
matelas sordide et un traversin taché de graisse.
Pour la première fois, Horn lui aussi commença à s’énerver. « En
102
L ’Angleterre
Allemagne, jamais des officiers britanniques ne seraient traités de
cette façon », protesta-t-il.
Le laissant sous surveillance, l’escorte de Horn partit à la
recherche de l’officier de garde. Ils trouvèrent le lieutenant encore
au lit. Celui-ci ne salua pas plus le major qu’il ne l’appela sir. Il
décrocha le téléphone placé à côté de son lit pour appeler le com­
mandement du secteur de Glasgow. « Le prisonnier est arrivé. C’est
un capitaine. »
La voix répondit : « Où l’avez-vous mis ?
— Dans la salle de police.
— Sortez-le de là. Trouvez-lui une chambre correcte et un lit.
Donnez-lui à manger ce qu’il réclamera et veillez à ce que le méde­
cin militaire s’occupe de ses blessures. »
Dans la plus grande confusion, Fulton essaya par téléphone, et
par l’intermédiaire de son ordonnance, de dénicher une meilleure
chambre, mais sans succès. Le lieutenant lui suggéra d’essayer
d’abord de sortir de son lit, et finalement le major Barrie persuada
l’hôpital de la caserne de soigner les blessures de Horn et de
l’accueillir pour la nuit. Le sous-lieutenant Bailey arriva pour
conduire Horn à l’hôpital; il était vêtu en tout et pour tout d’un
pantalon écossais et d’un glengarry (bonnet écossais traditionnel).
Dans le petit hôpital de la caserne de Maryhill, il revint au major
Greenhill du Royal Army Médical Corps (R.A.M.C.) de pratiquer le
premier des nombreux examens médicaux que le prisonnier allait
subir sur le sol britannique. Il était déjà trois heures et demie du
matin. Le médecin nota que Horn se plaignait d’une blessure à la
cheville droite, d’une douleur dans la région lombaire supérieure, et
de troubles gastriques déjà anciens. Il lui donna une poudre pour
calmer ces derniers et, à sa demande, lui administra un sédatif.
Le dimanche matin, 11 mai 1941, Rudolf Hess, adjoint du Führer,
s’éveille dans une pièce adjacente de la salle de détention du petit
hôpital de Maryhill, Glasgow. Douze heures à peine se sont écou­
lées depuis qu’il a quitté Augsbourg pour rencontrer le duc de
Hamilton. Et maintenant, à dix heures du matin, ce dernier fait son
entrée, accompagné de son officier de renseignements, le capitaine
aviateur Benson, qui inspecte les affaires du prisonnier. Les cartes
de visite des Haushofer durent retenir l’attention du duc, ainsi que
le fait que l’emplacement de son château de Dungavel était entouré
sur une carte.
« Je voudrais vous parler seul à seul », dit le prisonnier. Le duc
fait signe à Benson et à l’officier de garde de se retirer. « Je vous ai
vu à Berlin, lors des Jeux Olympiques, continue l’Allemand. Vous
Pour le «roi de Prusse»
103
avez déjeuné avec nous. Je ne sais pas si vous me reconnaissez —
mais je suis Rudolf Hess ! »
Hess était venu pour dire au duc qu’il était en « mission humani­
taire » — que Hitler voulait mettre fin au combat avec l’Angleterre
et arrêter le massacre. « D’après mon ami Albrecht Haushofer vous
étiez capable de comprendre notre point de vue. » Il avait espéré,
dit-il, ménager une rencontre à Lisbonne. Le duc réalisa à cet ins­
tant que Hess était à l’origine de la lettre du 23 septembre de Haus­
hofer, lettre dont il se souvenait très bien. « Le fait que je sois venu
en personne dans ce pays en qualité de ministre du Reich prouve
ma sincérité et la volonté de paix de l’Allemagne, déclara Hess qui
demanda à Hamilton de rassembler les membres de son Parti (le
Parti conservateur) pour discuter avec eux.
«Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul parti dans ce pays », répli­
que le duc.
Hess de persister : « Je peux vous exposer les conditions de paix
de Hitler! Premièrement, il insistera sur la signature d’un accord
garantissant que nos deux pays ne se feront plus jamais la guerre »
— une formule qui rappelait fâcheusement le morceau de papier
que Chamberlain avait ramené de Munich — et d’expliquer, en
réponse à une question du duc, qu’il suffirait que l’Angleterre aban­
donne son opposition traditionnelle envers ce qui était indiscutable­
ment la plus forte puissance du continent.
«M ême si nous concluions la paix maintenant, soutint le duc,
sceptique, nous serions à nouveau en guerre d’ici deux ans. » Hitler,
insista-t-il, a choisi la guerre à une époque où l’Angleterre souhaitait
la paix, il n’y a donc pas grand espoir qu’un accord puisse être
conclu à présent.
« Je veux que vous demandiez à Sa Majesté de me donner sa
parole », dit Hess. Il voulait dire par là qu’on lui permette de retour­
ner en Allemagne... Et il ajouta : « Parce que je suis venu désarmé et
de mon plein gré. »
Il avait probablement pensé à cela avant de quitter l’Allemagne.
Comment allait-il repartir puisqu’il n’avait pas réussi à poser son
avion intact; personne ne posa le problème... Le duc proposa une
autre rencontre en présence d’un interprète. Avant qu’ils prennent
congé, Hess lui demanda de cacher son identité à la presse, et
d’envoyer un télégramme à sa tante, à Zurich, pour l’avertir
qu’«Alfred H orn» était en bonne santé.
Totalement déconcerté par cette extraordinaire entrevue — le
Règlement royal et les Instructions du Conseil de l’Air ne pré­
voyaient rien pour ce genre de cas —, le duc avise le commandant
de la garnison qu’il s’agit d’un prisonnier très important qu’il faut
104
L ’Angleterre
mettre immédiatement à l’abri d’un possible bombardement
ennemi et placer sous bonne garde.
Il repart pour Eaglesham inspecter les restes de la carcasse du
Messerschmitt. Étant donné les contacts personnels qu’il avait eus
avec le S.I.S. et YAir Intelligence m cours des semaines précédentes,
il devait bien se douter qu’il se tramait quelque chose d’étrange,
voire d’illégal. Mais sa loyauté d’officier était due à son roi, et à per­
sonne d’autre.
Plus tard dans l’après-midi, de retour à la base de Tumhouse, il se
contente d’informer son chef de corps qu’il a quelque chose de vital
à communiquer au Foreign Office. À dix-sept heures, il essaie de
joindre sir Alexander Cadogan par téléphone, mais c’est un chaud
dimanche après-midi et le fonctionnaire permanent du Foreign
Office se livre au jardinage dans sa maison de campagne.
« Sir Alexander est très occupé », fut la seule réponse obtenue
par le duc.
Il parlementa au téléphone pendant au moins une heure et
demie, insistant pour rencontrer Cadogan le soir même au
10, Downing Street. Mais J.M. Addis, secrétaire de ce dernier, était
rien moins qu’accommodant et les deux hommes, le fonctionnaire
du Foreign Office à Londres et le jeune lieutenant-colonel à Edim­
bourg, se livrèrent à une bataille de vociférations en règle. Ils furent
interrompus par une étrange voix : « Ici le secrétaire du Premier
ministre. Le Premier ministre m’a envoyé à Downing Street car il a
été informé que vous possédiez une information intéressante...
J ’aimerais connaître vos propositions.
—
Attendez-moi avec une voiture à Northolt d’ici une heure et
demie, dit le duc, soulagé. J ’y serai. » (Northolt était un aérodrome
de la R.A.F. situé à l’ouest de Londres.)
En Allemagne, à midi, Karlheinz Pintsch, qui s’était présenté à
l’improviste au Berghof, le repaire de Hitler dans les montagnes
bavaroises, tendit au Führer une lettre de Hess. (La plus longue let­
tre, celle de quatorze pages, était arrivée la veille au soir, mais Hitler
ne l’avait pas encore lue.) Hitler prit l’enveloppe des mains de
Pintsch et l’ouvrit.
Mein Führer, quand vous recevrez cette lettre, je serai en Angle­
terre...
« Um Gottes Willen!», s’exclama-t-il. «Pour l’amour de Dieu! Il
s’est envolé pour l’Angleterre ! » Atterré, il tendit la lettre au général
d’aviation Bodenschatz. Celui-ci lut les deux pages annonçant que
Pour le «roi de Prusse»
105
l’expéditeur s’était envolé pour Glasgow, en Écosse, et prévoyait
d’atterrir sur le terrain d’aviation privé d’un « lo rd » anglais qu’il
avait rencontré lors des Jeux Olympiques de 1936. (Le professeur
Messerschmitt lut plus tard que Hess ajoutait «vouloir donner sa
vie à la cause de la paix avec l’Angleterre». D’après Mlle Fath, son
patron y expliquait qu’il avait mis au point ce vol «pour éviter
d’autres massacres et créer des conditions favorables à la signature
d’une paix».
Ces deux lettres ont été perdues, mais Bodenschatz, se confiant à
d’autres généraux en mai 1945, rapporta que Hess n’avait pas pré­
venu le Führer au préalable car celui-ci ne l’aurait même pas écouté
puisqu’il « considérait l’affaire russe comme une folie ». Mais il n’en
promettait pas moins de ne rien révéler aux Anglais du « plan du
Führer contre la Russie». S’il l’avait réellement écrit, et il est
impossible de le savoir, Hess a peut-être eu de la chance que sa
femme lise ait détruit l’unique copie (mise en sécurité à Harlaching)
avant l’arrivée des troupes françaises en 1945. Elle remarqua que
cette lettre se terminait par ces mots : « Et si, mein Führer, ma mis­
sion échoue — et je dois admettre que les chances de succès sont
minces ; si le sort m’est contraire, ceci ne peut porter tort ni à vous
ni à l’Allemagne —, vous pouvez vous désolidariser à tout moment.
Dites que je suis devenu fou. » Il faut dire que — pour des raisons
peut-être évidentes — ni ce conseil ni la référence au plan contre la
Russie ne figuraient dans les textes que Martin Bormann lut devant
les chefs du Parti pour une grande part non avertis réunis au Berghof quelques jours plus tard.
Cet après-midi-là, Hans Frank, gouverneur général de Pologne,
Walter Darré, ministre du Reich et G. Schâfer, fonctionnaire du
Parti, faisaient partie de l’auditoire. Frank déclara par la suite à son
état-major : « Selon le Führer, il est maintenant clair que Hess s’en
remettait totalement aux astrologues, iridodiagnosticiens et guéris­
seurs. D’après sa lettre de quatorze pages au Führer, il est parti pour
l’Angleterre avec le fol espoir de tenter de restaurer la paix entre
l’Allemagne et la Grande-Bretagne. » Darré se rappelait deux lettres
de Hess — l’une adressée à Hitler, où il racontait en détail ses
« cinq tentatives [de vol] depuis novembre 1940 », l’autre à Hausho­
fer, annonçant qu’il allait essayer à nouveau. Schâfer se souvint éga­
lement de cette seconde lettre : « Les deux contenaient des horo­
scopes : une astrologue avait annoncé à Rudolf Hess qu’il était
l’homme de la situation, et qu’il devait s’envoler pour l’Angleterre
précisément ce jour-là. Des lettres qu’il a laissées derrière lui, il res­
sort que les astres étaient on ne peut plus favorables le jour où il
passa à l’action. »
106
L ’Angleterre
Churchill n’était pas au 10, Downing Street, quand son secrétaire
particulier téléphona au Foreign Office ce dimanche après-midi.
Il n’était même pas à Londres. Il n’y était jamais quand ses ser­
vices de renseignements laissaient prévoir un bombardement de la
ville. Lui et ses ministres préférés gagnaient alors des refuges éloi
gnés de la capitale. Ayant appris le vendredi que la Luftwaffe proje­
tait un raid important dans la nuit du 10 mai, il avait rejoint en voi­
ture, comme à son habitude, Dytchley Park, l’imposante demeure
d’un riche parlementaire de ses amis, dans l’Oxfordshire, à cent cin­
quante kilomètres de Londres, où il se sentait en totale sécurité.
C’était une prudente décision car après dix-neuf heures ce samedi
soir, le quartier général du Fighter Command de la R.A.F. avait
confirmé : « Tout porte à croire que cette nuit Londres sera la cible
du K.G. 100. » Le K.G. 100 était l’escadrille de la Luftwaffe chargée
de repérer l’objectif lors des bombardements de nuit. À 19 h 45, le
service de repérage des hautes fréquences allemandes avait localisé
les faisceaux d’ondes de l’ennemi se croisant, invisibles, au-dessus
des rues de Londres : « La cible du K.G. 100 se situera à l’est de
Regents Park. L’attaque durera de 23 heures à 1 h 30, elle sera peutêtre suivie d’une seconde attaque à 2 h 30.»
A vingt-trois heures — au moment précis où Rudolf Hess aban­
donnait son Messerschmitt au-dessus de l’Écosse — le premier des
quatres cents bombardiers arrivait sur Londres. Ce fut le raid le plus
meurtrier de la guerre : il endommagea une bonne partie de la ville,
détruisit la Chambre des Communes, mit le feu à l’abbaye de West­
minster et tua ou blessa 3 000 malheureux Londoniens.
Jusque-là, la guerre n’avait pas réussi à Churchill : la Norvège,
Dunkerque, la Grèce, la Libye, tous ces désastres militaires seraient
probablement inclus dans son épitaphe. Craignant donc davantage
une paix négociée que n’importe quelle défaite imposée, il avait
demandé à ses services de sécurité et de censure de surveiller de très
près les moindres signes de défaitisme. Tout comme Chamberlain
avait cru bon de mettre le « fauteur de guerre » Churchill sur table
d’écoute en 1938 et 1939, ce dernier tenait maintenant ses subor­
donnés sous surveillance; et ainsi le long appel sibyllin du duc,
réclamant sir Alexander Cadogan, avait été intercepté. Ce qui expli­
que la raison pour laquelle le secrétaire de Churchill interrompit le
duc pour lui annoncer que ce serait la voiture du Premier ministre
qui l’attendrait à l’aérodrome de Northolt. Avec sa maîtrise prover­
biale de la langue anglaise, Churchill dit le lendemain à Anthony
Eden, son secrétaire aux Affaires étrangères, qu’il avait «inter­
cepté » le duc et l’avait fait venir à Dytchley.
Pour le «roi de Prusse»
107
Pendant ce temps, en Écosse, Hess souffrait toujours de sa che­
ville gauche, mais les douleurs gastriques s’étaient calmées. A qua­
torze heures, ce dimanche 11 mai, une ambulance 1avait transporte
à l’hôpital militaire de Buchanan Castle, à Drymen, dans le domaine
du duc de Roxburghe, à quelques kilomètres de Glasgow. Quatre
autres aviateurs allemands y furent admis au meme moment. Hess,
à nouveau enregistré sous le nom d’Alfred Horn, bénéficia d un
régime spécial dans une des ailes du chateau. « Des mesures strictes
ont été prises pour la garde du prisonnier», notèrent les autorités
de l’hôpital. Une demi-douzaine d’officiers se relayaient en trois
équipes, deux sous-officiers et douze soldats se tenaient dans
l’entrée principale et des patrouilles armées grouillaient dans le châ­
teau et les terrains alentour.
Nous avons eu cet officier de l’armée de l’air allemande deux jours a
l’hôpital [raconta un médecin dans une lettre privée ouverte par rou­
tine par les services de sécurité de Churchill]... On trouvait des senti­
nelles, baïonnette au canon, dans tous les coins, les officiers d infan­
terie, revolvers à la ceinture, envahissaient notre mess, c’était un
défilé incessant d’officiers d’état-major et de toutes sortes de gros
bonnets. Nous ne pouvions plus nous servir du téléphone réservé à
l’usage « prioritaire » — bref, nous en avions assez de ce patient inat­
tendu.
Je l’ai trouvé étrangement ordinaire — il ne correspondait pas a
l’image qu’en donnaient les journaux, il ne paraissait ni aussi brutal
ni aussi beau, et n’avait pas de sourcils proéminents. Parfaitement
sain, certainement pas toxicomane, légèrement inquiet pour sa santé
et plutôt maniaque quant à la nourriture, très dispose a bavarder..^.
Il était traité comme n’importe quel officier malade, sauf qu il
n’avait pas droit aux journaux. À ce moment-là, nous ne savions rien
des raisons de sa venue...
Un voile de fumée flotte encore sur Londres ce samedi soir. Au
commandes de son Hurricane, le duc de Hamilton rejoint l’aéro­
drome de Northolt. Il est attendu dans un manoir du XVIe siècle où
Churchill passe son week-end. Un maître d’hôtel arrogant reçoit le
duc sur le perron, lui laisse le temps de faire un brin de toilette, puis
l’introduit dans un salon où Churchill est assis auprès de son jeune
et riche hôte, Ronald Tree.
Il est probable, quoi qu’il en ait dit par la suite dans ses
Mémoires, que le Premier ministre connaissait déjà par ses services
de sécurité l’information que lui apportait le duc. Il avait eu le
temps de méditer sur ce qu’avait d’embarrassant l’arrivée de
l’adjoint du Führer tombant du ciel un rameau d’olivier à la main. Il
108
L ’Angleterre
avait pris son repas et avait maintenant l’esprit libre pour expédier
prestement cette affaire. Il allait être sir Francis Drake sur le terrain
de boules de Plymouth Foe, contemplant sans se presser l’attaque
de l’invincible Armada — ou, en l’occurrence, son départ.
« Approchez », mugit-il à l’adresse de Hamilton, dont la tenue de
vol semblait tout à fait déplacée au milieu des cigares, du brandy et
des smokings, « approchez, et racontez-nous votre histoire divertis­
sante. »
Brendan Bracken et les autres convives s’esclaffent bruyamment.
Mais le lieutenant-colonel refuse de se donner en spectacle. Après
un dîner rapide, il se retrouve seul avec Churchill et Sinclair, le
ministre de l’Air (« qui se trouvait faire partie des invités », écrivit le
duc, peut-être avec quelque naïveté).
En conclusion de son extraordinaire récit, il signale qu’il n’est
toujours pas certain de l’identité de ce visiteur insolite. Puis il leur
montre les photos trouvées dans la sacoche du prisonnier. Churchill
admet avec quelque réticence que cela ressemble effectivement à
Hess, puis il se tourne vers des sujets plus importants... Il a en effet
une partie de boules à terminer. « Hess ou pas Hess, annonce-t-il, je
vais aller voir les Marx Brothers. »
« L’entrevue fut brève », écrivit plus tard le duc, sans autre com­
mentaire.
Le lendemain matin, lundi 12 mai, Churchill ramena le duc avec
lui au 10, Downing Street.
S’il feignait l’insouciance, il avait personnellement quelque raison
de s’alarmer de l’arrivée intempestive de Hess. Les nazis s’apprê­
taient à parachuter leurs troupes sur la Crète, huit jours plus tard
exactement. Churchill connaissait les instructions top secret de
l’ennemi concernant cette opération et comptait bien lui infliger
enfin une humiliante défaite. Ce n’était vraiment pas le moment de
conclure la paix.
Il avait téléphoné au domicile d’Anthony Eden pendant la nuit,
pour lui demander de venir le voir dès son retour au 10, Downing
Street. Au vu des photos, le secrétaire aux Affaires étrangères (qui
avait rencontré l’adjoint du Führer en mars 1935) confirma: «Elles
semblent bien être de Hess. »
Churchill avoua avoir été impressionné : «Je n’arrivais pas à y
croire », dit-il. Il consulta son agenda de bureau, décommanda un
rendez-vous prévu à onze heures trente, avec le Nigbt Air Defence
Commtttee, et convoqua une réunion avec Eden, le duc et les trois
chefs d’état-major — qu’assez ridiculement il fit entrer l’un après
1autre, comme s’il craignait de les voir se liguer contre lui. « Je veux
Pour le «roi de Prusse»
109
que ce prisonnier soit identifié le plus rapidement possible », finit-il
par dire.
Tandis qu’à treize heures, Eden traversait Downing Street en
compagnie du lieutenant-colonel pour comparer les photos qu’il
avait apportées avec celles figurant dans les dossiers du Foreign
Office, le Premier ministre invitait à déjeuner le magnat de la
presse, lord Beaverbrook, qui, après un brillant passage au ministère
de la Production aéronautique, avait été promu ministre d’État.
Beaverbrook s’était rendu à la Chancellerie de Hitler à trois
reprises avant la guerre. Sans un mot, Churchill lui fit passer un des
instantanés de l’autre côté de la table. « C’est Rudolf Hess ! »
s’exclama le ministre, avec le sourire épanoui de quelqu’un qui
s’attend à être congratulé. Churchill fit grise mine.
De l’autre côté de la rue, au Foreign Office, Hamilton confirmait
à sir Alexander Cadogan qu’il s’agissait manifestement de Hess.
Cadogan fit appeler C, le général de brigade qui dirigeait le S.I.S. et
Ivone Kirkpatrick, qui avait travaillé à l’ambassade de Berlin avant
la guerre, et occupait à présent un poste à la B.B.C.
« J e me demande comment Hess s’est débrouillé pour se procu­
rer un avion», réfléchit quelqu’un à haute voix.
«H ess, expliqua Kirkpatrick, est le numéro trois en Alle­
magne. »
« Secrétaire aux Affaires étrangères », lança quelqu’un (probable­
ment le mystérieux C), au milieu de rires étouffés, «vous êtes le
numéro trois en Grande-Bretagne, pourquoi n’affrétez-vous pas un
avion afin de permettre à Kirkpatrick et au duc de se rendre en
Écosse établir l’identité de cet homme ? »
Il était déjà cinq heures et demie du soir quand Hamilton et
Kirkpatrick prirent place dans un avion De Havilland, qui n’avait
de Rapide que le nom. Il atteignait péniblement le tiers de la vitesse
d’un Messerschmitt et avait un si faible rayon d’action qu’ils durent
refaire deux fois le plein de carburant avant d’arriver en Ecosse.
Ils atterrirent à la base de Turnhouse à 9 h 40, au moment ou la
radio de Berlin annonçait que Rudolf Hess, adjoint du Führer, était
porté disparu.
À Londres, pendant la réunion de dix-sept heures du Cabinet, on
avait fait passer un papier à Churchill. Un secrétaire particulier y
avait inscrit : « Hamilton et Kirkpatrick sont partis par avion pour
l’Écosse ce soir. Ils verront “Horn” soit ce soir soit demain. »
Après la réunion des chefs d’état-major de ce soir-là, un autre
communiqué manuscrit fut apporté en hâte au 10, Downing Street.
La Deutschlandsender annonçait la mort présumée de Hess dans un
110
L ’Angleterre
accident d’avion ; à vingt heures la radio allemande diffusa un com­
muniqué officiel du Parti national-socialiste : malgré l’interdiction
de Hitler, Hess, qui souffrait d’une maladie évolutive, était parti à
bord d’un avion le samedi et on ne l’avait pas revu depuis. «U ne
lettre qu’il a laissée derrière lui révèle hélas par sa confusion les
traces d’un désordre mental et justifie la crainte que Hess ait été vic­
time d’hallucinations», ajoutait le communiqué.
Cela dissipait tous les doutes relatifs à l’identité du prisonnier.
Eden téléphona à Cadogan et ils se rencontrèrent au Foreign
Office, juste avant onze heures. Eden avait déjà cueilli C au passage,
et les trois hommes se rendirent chez Churchill. Blotti dans le
confortable labyrinthe de son bunker souterrain, le Cabinet War
Room, le Premier ministre avait déjà rédigé une annonce, inspirée
plus par le sens de l’Histoire que par les exigences tactiques de la
ruse et de la guerre psychologique. Il la lut à ses interlocuteurs, en
savourant chaque syllabe :
Dans la nuit du samedi 10, nos patrouilles ont rapporté qu’un Mes­
serschmitt 110 avait pénétré à l’intérieur des côtes de l’Écosse et se
dirigeait vers Glasgow. Étant donné qu’un Messerschmitt 110
n’aurait pas suffisamment de carburant pour retourner en Alle­
magne, dans un premier temps on n’accorda pas foi à ce rapport.
Pourtant, plus tard un Messerschmitt 110, n° ..., s’écrasait près de
Glasgow, ses canons non chargés. Peu de temps après, un officier
allemand qui avait réussi à sauter fut retrouvé dans le voisinage avec
son parachute. Il souffrait d’une fracture à la cheville. Transporté à
l’hôpital de Glasgow, il prétendit d’abord s’appeler Horn, puis finit
par avouer être Rudolf Hess, et être venu en Angleterre au nom de
l’humanité, espérant qu’il était possible de conclure une paix entre la
Grande-Bretagne et l’Allemagne...
Cadogan, diplomate de carrière expérimenté et cynique, faillit
s’étrangler à la lecture de cette phrase et la biffa. «Ç a ne va pas,
écrivit-il dans son journal personnel, cela ressemble à une offre de
paix alors que nous pourrions avoir à soutenir qu’il [Hess] s’est que­
rellé avec Hitler. »
Le reste de la déclaration de Churchill, qui se terminait sur le
détail des mesures prises pour identifier Hess, fut diffusé à 23 h 20.
Entre-temps, Archie Sinclair, ministre de l’Air, avait envoyé un
message à la base de Turnhouse pour prévenir Kirkpatrick et le
duc : après le communiqué radiodiffusé de Berlin, ils devaient se
rendre immédiatement à l’hôpital Drymen. Le château était à qua­
tre-vingts kilomètres de là, et les routes de la région étaient pion-
Pour le «roi de Prusse»
111
gées dans une totale obscurité à cause du black-out. Il était plus de
minuit lorsque les deux hommes atteignirent l’hôpital.
L’hôpital Dryden accueillait trois cents pensionnaires. Le capi­
taine de la Luftwaffe qui était arrivé le dimanche à quinze heures
trente n’était connu de la direction que sous le nom de « Alfred
Horn». On l’avait monté sur une civière à travers un labyrinthe de
couloirs et de cages d’escalier jusqu a une ancienne chambre de
bonne sous les toits, et couché sur un lit de fer. Une lampe à 1abatjour d’émail recouvert par un papier journal jaunatre éclairait la
pièce. À 9 h 45, le lundi matin, le Dr J. Gibson Graham, lieutenantcolonel du R.A.M.C., procéda à un examen de routine. L’aviateur
expliqua qu’il avait deux fois perdu connaissance au cours de son
saut en parachute — une fois quand 1avion s était retourne, et a
nouveau lorsque la gouverne de direction 1avait heurte violemment
à la colonne vertébrale. Il avait repris connaissance dans un champ,
allongé dans l’obscurité. « Il se plaint, nota le colonel, de se sentir
parfois l’esprit confus à l’issue de certaines conversations ; il attribue
cela à la tension qu’il a subie récemment. » Le prisonnier ressentait
aussi une douleur sourde dans le dos en un point que le médecin
localisa comme au-dessus de la douzième vertèbre dorsale, et les
radios prises par le major A. Dorset Harper, le chirurgien spécialiste
de l’hôpital, confirmèrent une petite fracture de l’apophyse — bien
qu’il n’y eût par chance aucun signe de commotion cérébrale dans
le système nerveux central ; pour ce qui est de la cheville, la radio­
scopie montra qu’un petit fragment d’os s’était détaché du tibia*.
Ainsi Hess restait au lit, écrivant d’abondance et secrètement ravi
d’en être déjà arrivé là.
À minuit et quart, le gardien le réveilla et fit entrer deux visiteurs
— le duc de Hamilton et un gentleman affable, à la moustache soi­
gnée, que Hess ne reconnut pas tout de suite, Ivone Kirkpatrick.
Ce dernier le questionna sur plusieurs incidents dont ils avaient
tous deux été témoins en Allemagne et se déclara satisfait. « I l ne
pouvait y avoir le moindre doute sur son identité», rapporta-t-il à
Londres quelques heures plus tard.
Hess se lança sur-le-champ dans la récitation de l’exposé qu’il
* Une radio thoracique, prise le 13 mai 1941, montra un cœur plutôt petit, place
assez au centre (comme dans les cas typiques du syndrome d effort). « Le champ
pulmonaire est clair, d’après le rapport du Dr Gibson Graham, excepte dans la
zone supérieure droite où l’on observe une petite zone calcifiee. » (Il faut rappeler
que d’après le dossier militaire de Hess, celui-ci avait été blessé par balle au pou­
mon droit en 1917; mais cet examen radiographique ne le mentionne pas.) Un
télégramme, daté du 14 mai, confirma: «A ucune trace [de] lésion ancienne ail­
leurs. »
112
L ’Angleterre
était en train de rédiger. Kirkpatrick fit preuve d’une louable
patience, vu l’heure tardive, et Hess, parfaitement à l’aise, exposa
longuement ce qui n’était fondamentalement qu’un condensé des
nombreux discours de Hitler. Il déclara qu’« une longue et intime
connaissance du Führer, qui avait débuté dix-huit ans auparavant à
la forteresse de Landsberg, lui permettait de donner sa parole d’hon­
neur que le Führer n’avait jamais nourri de projets contre l’Empire
britannique » — un point que, dit-il, Hitler lui avait confirmé quel­
ques jours seulement après le discours du Reichstag. Hess souligna
que « les rumeurs qui circulaient selon lesquelles Hitler envisagerait
une prochaine attaque contre la Russie étaient dénuées de tout fon­
dement».
Kirkpatrick, qui possédait des informations contradictoires, en
conclut que Hess « n’était pas très au courant des plans stratégiques
allemands ».
Hess arrêta Hamilton et Kirkpatrick alors qu’ils partaient, après
deux heures ou plus de discussion. « J ’ai oublié une chose : nos pro­
positions ne peuvent être examinées qu’à une condition... le Führer
ne saurait négocier ni avec M. Churchill, qui a projeté cette guerre
depuis 1936, ni avec ses collègues.»
On était le 13 mai 1941. La nouvelle sensationnelle faisait la Une
des journaux du monde entier. Le gouvernement britannique se
contenta de déclarer que Hess s’était brouillé avec les dirigeants
nazis et avait fui vers l’Angleterre pour échapper à la Gestapo.
Intrigué par les déclarations contradictoires en provenance de
Berlin d’après lesquelles l’adjoint du Führer était un malade mental
sujet à des hallucinations, le Dr Gibson Graham l’examina à nou­
veau à dix heures du matin. Bien que le prisonnier se considérât
comme un personnage important, et qu’il ne fût pas enclin à se
confier a un étranger, Gibson Graham trouva tous ses signes vitaux
normaux. « Le patient ne semble pas malade, nota-t-il ce jour-là.
Bien que méfiant dans la conversation, il m’a donné l’impression de
jouir de toutes ses facultés mentales. Il a fourni sur sa santé des
informations de manière cohérente et rationnelle. » Gibson Graham
effectua une série de tests de routine sur le système nerveux central
et les réflexes, ne découvrit rien d’anormal et conclut que le patient
était transportable sans danger.
Gibson Graham rapporta par la suite : « Il m’a dit être venu dans
ce pays avec une mission spéciale, dont je connaîtrais la nature en
temps voulu. »
Kirkpatrick téléphona de Turnhouse à sir Alexander Cadogan
pour lui résumer les résultats des examens médicaux pratiqués jus­
Pour le «roi de Prusse»
113
que-là : « Les médecins disent n’avoir pu détecter aucun signe de
névrose. » (Ils prévenaient cependant que les phénomènes d’halluci­
nation pouvaient rester cachés pendant quelque temps.) Kirkpatrick
lui-même avait trouvé le prisonnier calme, « mais légèrement dés­
équilibré ». Dans le très long compte rendu qu’il dicta alors à Cado­
gan, il évoqua ce qu’il appelait la « monomanie » de Hess — cette
obsession constante de sa mission de paix. « Mais il y avait une
condition : le Führer ne négocierait pas avec l’actuel gouvernement
britannique. »
Ni Cadogan ni Kirkpatrick ne discutèrent un seul instant de la
valeur des propositions que l’adjoint du Führer avait si péniblement
apportées en Ecosse. Kirkpatrick suggéra simplement de présenter
Hess à un dignitaire conservateur approprié, qu’on lui décrirait
comme quelqu’un « tenté par l’idée de se débarrasser de l’actuelle
administration », puis, dans des pièces truffées de micros, on essaie­
rait de percer les secrets du futur U-Boot allemand et des pro­
grammes aéronautiques. Kirkpatrick conseilla de ne pas transférer
Hess à Londres, il préférait qu’on lui laisse personnellement le soin
d’établir un contact officiel avec lui.
Cadogan ordonna au diplomate de rester où il était : d’autres ins­
tructions allaient suivre. «Journée terrible », écrivit-il dans son jour­
nal intime relié en cuir, et ses pattes de mouche trahissaient sa
réelle indignation à propos de l’intrus nazi : « Principalement Hess
— constante interruption... Sans aucun doute c’est Hess. Mais on
ne peut voir pourquoi il est venu à moins qu’il ne soit fou. Les Drs
[médecins] disent que non. »
À midi, il apporta le rapport de Kirkpatrick au 10, Downing
Street. Churchill le lut en silence, en tirant sur son cigare, puis
demanda à Cadogan de s’occuper des conditions et du lieu de
détention de Hess. « Il veut que ce soit un prisonnier d’État», rap­
porta Cadogan, qui ne savait pas très bien ce que cela pouvait bien
signifier. Il consulta sir William Malkin, le conseiller juridique du
Foreign Office, puis essaya de joindre Kirkpatrick pour lui deman­
der de rester quelque temps en Écosse.
Après avoir déjeuné avec le roi, comme tous les mardis, Chur­
chill envoya une note au Foreign Office :
NOTE PERSONNELLE DU PREMIER MINISTRE
13 mai 1941 N ° de série M. 54 0 /1
Dans l’ensemble, il sera plus pratique de le traiter comme un
prisonnier de guerre ; mais dépendant du W.O. [War Office] non du
H.O. [Home Office] ; comme un homme contre lequel peuvent être
retenues de lourdes charges politiques. Cet homme, comme d’autres
1.
114
L ’Angleterre
dirigeants nazis, est potentiellement un criminel de guerre, et lui et
ses complices peuvent très bien être déclarés hors la loi à la fin de la
guerre. Dans ce cas, son repentir ne lui serait pas d’une grande uti­
lité. [Il biffa les mots «n e... pas».]
2. Entre-temps, il devra être strictement isolé dans une maison
commode pas trop loin de Londres, agencée par C [Chef du S.I.S.] et
munie des dispositifs nécessaires [c’est-à-dire de microphones], et il
faudra faire l’impossible pour étudier sa mentalité et tirer de lui tout
ce qui en vaut la peine.
3. Sa santé et son confort doivent être assurés; nourriture, livres,
de quoi écrire et se distraire, doivent lui être fournis. Il ne devra
avoir aucun contact avec le monde extérieur ni recevoir de visiteurs à
l’exception de ceux prescrits par le Foreign Office. Des gardiens spé­
ciaux devront être nommés. Il ne devra avoir accès ni aux journaux
ni à la radio. Il devra être traité dignement comme s’il s’agissait d’un
important général tombé entre nos mains.
W .S.C. 13.5.41
Une « D-notice » du gouvernement interdit ce jour-là aux journaux
de parler du duc. Mais Berlin annonça peu après que, d’après ses
lettres, Hess s’était envolé pour rencontrer Hamilton. Aux EtatsUnis le mystère Hess tenait encore la vedette des journaux et des
bulletins radio : s’était-il « échappé » comme le proclamait la B.B.C.,
ou était-il venu «porteur de propositions de paix», comme le sug­
gérait Berlin ?
John Gilbert Winant, le « lincolnesque » ambassadeur U.S. à
Londres, questionna Eden en personne mais celui-ci ne lui servit
que des platitudes, se bornant à lui assurer, à titre confidentiel, que
Hess était « sain d’esprit » et « n’était pas là en tant qu’agent de son
gouvernement».
Dans les milieux industriels américains, on ne manquait pas de
s’interroger sur les répercussions du retour à la paix. Certains fonc­
tionnaires britanniques en poste à New York envoyèrent au Foreign
Office des télégrammes mettant en garde contre ces « conséquences
imprévues ».
L’état-major du président Franklin D. Roosevelt partageait cette
inquiétude. Le vol de Rudolf Hess, comme un fonctionnaire de la
Maison-Blanche en avisa secrètement Roosevelt le 14, « s ’était
emparé de l’imagination des Américains», ainsi que celui de
Charles Lindbergh — un parallèle qui n’aurait pas déplu à l’adjoint
du Führer. « Rien de ce qui a pu être dit, continuait ce mémoran­
dum, à propos de la pénétration économique ou du commerce de
guerre nazi, ou même de la nécessité de garantir la survie de la flotte
anglaise, ne semble avoir convaincu la population américaine, parti­
Pour le «roi de Prusse»
115
culièrement celle de l’Ouest et du Middle-West, que ce pays était
menacé par les nazis. Mais si Hess racontait au monde ce que Hitler
a dit sur les États-Unis, ce serait une nouvelle sensationnelle. » Le
fonctionnaire ajouta un post-scriptum légèrement provocant : ce
sujet devait être traité au téléphone entre le Président et Churchill.
(Les deux dirigeants, manifestant une joyeuse insouciance, utili­
saient exclusivement le téléphone transatlantique pour leurs conver­
sations ultra-secrètes.)
Les télégrammes d’admirateurs neutres — adressés à Hess aux
bon soins d’archevêques britanniques, de fonctionnaires du gouver­
nement, ou de n’importe qui d’autre censé pouvoir les lui faire par­
venir — commençaient à s’entasser dans les classeurs du contrôle
postal de Churchill. L’un de ces télégrammes, expédié le 13, éma­
nait du comte Eric von Rosen qui avait organisé la conférence de
Hess à Stockholm en 1935. Un autre, en provenance du Connecticut, traduisait le sentiment de millions d’Américains à cette épo­
que : « Courage, adjurait-il l’adjoint du Führer emprisonné, le Christ
aussi s’est cru vaincu. — Un ami d’Amérique. » Tous ces télé­
grammes furent interceptés et détruits.
Dans le pénible isolement de la chambre de son château hôpital,
l’aviateur Rudolf Hess, blessé, ignorait tout de ces clameurs. Il avait
pensé négocier presque sur-le-champ avec un haut fonctionnaire
britannique, puis repartir pour l’Allemagne avec la parole du Roi.
Ensuite, il se serait retrouvé face au bourreau ou aurait été accueilli
en héros, décoré de la médaille de Marie-Thérèse (traditionnelle­
ment réservée aux officiers ayant enfreint les ordres mais dont on
reconnaissait par la suite que leur désobéissance avait été justifiée).
Il avait certainement donné l’impression à ses jeunes auditeurs de
Drynem qu’il s’était attendu à être autorisé à retourner en Alle­
magne, comme le lord-maire de Glasgow le déclara publiquement
quelques jours plus tard.
Nerveux et irritable, Hess se plaignit d’être sous la surveillance
d’un simple soldat; le soldat fut retiré. Il demanda des livres —
Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome, Sea Power du
commandant Russel Grenfell, et Dynamic Defence, de Basil Liddell
Hart. Il voulait qu’on lui rende ses médicaments, son argent et son
appareil photo. On ignora toutes ces requêtes. Il réclama un mor­
ceau de son Messerschmitt accidenté, en souvenir. Quand Kirkpa­
trick et le duc vinrent le voir le 14, ils s’engagèrent à examiner ce
qu’ils pourraient faire.
Apparemment impressionnés, ils écoutèrent les souvenirs de
Hess sur son vol épique. Il avait plongé de 15 000 pieds avec son
116
L ’Angleterre
Messerschmitt et avait franchi la frontière écossaise en rase-mottes ;
il avait presque posé son avion quand il avait perdu connaissance.
Il ne fit aucune allusion à la Russie, préférant mettre sur le tapis
le conflit en cours en Irak, puis, dans le programme des discussions
dont il ne doutait pas qu’elles se dérouleraient bientôt, il ajouta une
clause supplémentaire qui ne prit tout son sens que lorsqu on se
rappela de la confiscation des biens de son père en Égypte.
« L ’accord de paix, dit-il, devait contenir une clause assurant
l’indemnisation réciproque des nationaux anglais et allemands
expropriés à cause de la guerre. » Il réclama la presence d un inter­
prète qualifié au moment voulu.
Sur instruction de Churchill, son « prisonnier d’État » avait été
maintenu dans un total isolement intellectuel pendant le déroule­
ment de son interrogatoire. Il était interdit aux officiers de lui adres­
ser la parole, il n’avait droit ni aux journaux ni à la radio. Il ne savait
même pas si le monde extérieur était au courant de son expédition.
Il avait officiellement le statut de prisonnier de guerre. Le Foreign
Office s’occupait de ses contacts avec le monde extérieur, tandis
que sa sécurité était confiée au directeur des prisonniers de guerre
du War Office (D.P.W.), le général de corps d’armée sir Alan
Hunter.
Chargé, le 14, de ce travail difficile, Hunter envoya immédiate­
ment en Écosse le major J.J. Sheppard, un des meilleurs officiers de
son état-major, pour préparer le transfert ultra-secret du prisonnier
à Londres, où il serait provisoirement logé à la Tour. Il décrivit
Sheppard au Premier ministre, comme un «gentleman-né» extrê­
mement distingué ; il était en outre titulaire de la Distinguished Ser­
vice Order et de la Military Cross. À midi, le général se rendit au
Foreign Office pour discuter de Hess avec sir Alexander Cadogan,
et le chef du S.I.S. Ils devaient en particulier décider de l’endroit
fixe où serait logé l’adjoint du Führer pour son compte rendu, et
quels dispositifs électroniques devaient être installés.
Simultanément, le Foreign Office transmit ses directives de pro­
pagande aux ambassades britanniques à travers le monde. Celles-ci
devaient souligner que l’adjoint du Führer avait toute sa raison, et
que sa loyauté antérieure envers Hitler rendait peu plausible qu’il
eût franchi ce « pas hardi » s’il n’avait pas craint pour sa propre
sécurité ou été, plus probablement, décontenancé par l’orientation
de la politique nazie. Ainsi fallait-il présenter Hess comme ayant
« cherché un refuge » en Angleterre. « Évitez d entretenir le culte
du héros Hess, concluait la circulaire confidentielle, ou de parler de
lui comme d’un réfugié. Souvenez-vous qu’après tout il est lun
Pour le «roi de Prusse»
117
desarchitectes de la puissance nazie. Son statut est celui d’un pri­
sonnier de guerre. »
Ce soir-là, Churchill convoqua Eden, Cadogan et le chef du S.I.S.
au 10, Downing Street pour décider d’une éventuelle déclaration au
Parlement. Pour le ministre de l’information, Alfred Duff Cooper,
il ne fallait pas attendre plus longtemps. Jusque-là, la propagande
nazie avait occupé tout le terrain. Eden les quitta au bout d’un
moment, et Churchill commença à rédiger une déclaration de six
pages selon laquelle Hess n’était pas « fou » et avait fui ses compa­
gnons nazis. « D’après les rapports, il est parfaitement sain
d’esprit», dicta-t-il en faisant les cent pas, à la jeune fille assise à la
machine à écrire silencieuse spéciale, «et... en bonne santé, ce qui
d’ailleurs semblait probable au vu du vol remarquable qu’il a effec­
tué. » Hess, continua-t-il, n’était pas envoyé par le gouvernement
allemand, mais il avait discuté des bases de propositions de paix. « Il
paraît croire sincèrement à ses vues, et se considère comme investi
d’une mission » — à cet endroit il inséra plus tard les mots « qu’il
s’est lui-même fixée » — « pour sauver la nation britannique de la
destruction pendant qu’il en est encore temps. »
Cadogan avait détesté tout ce verbiage : son emploi du temps
chamboulé par Hess, il lui fallait en plus écouter Churchill. («C e
qu’il est lent ! » se disait-il.) Pour lui, toute allusion aux « proposi­
tions de paix» de Hess était une erreur — ce serait faire le jeu de
Berlin. « Hitler, protesta-t-il, va pousser un soupir de soulagement
— comme le peuple allemand ! Ils vont dire : “Alors, c’est vrai ce
que notre cher Führer nous a dit. Notre Rudolf bien-aimé est parti
pour faire la paix !” »
Il fallait mentir, mentir et encore mentir à son sujet. Pour Cado­
gan, comme il le nota dans son journal, toute déclaration devait
avoir pour objectif de faire craindre aux Allemands que Hess ne fût
un traître. Pourtant, Churchill écarta ses arguments.
Devant l’hostilité persistante de Cadogan, Churchill changea
d’attitude :
Il ne faut pas oublier que l’adjoint du Führer, Rudolf Hess, a été
l’acolyte et le complice de Herr Hitler dans tous les meurtres, trahi­
sons et cruautés par lesquels le régime nazi s’est imposé en Alle­
magne et cherche maintenant à s’imposer en Europe. La purge san­
glante du 30 juin 1934, les longs tourments de Herr Schuschnigg et
d’autres victimes de l’agression nazie, les horreurs des camps de
concentration allemands, la brutale persécution des juifs, la perfide
irruption en Tchécolsovaquie, les indicibles, incroyables brutalités et
118
L ’Angleterre
bestialités commises lors de l’invasion et de la conquete de la
Pologne par l’Allemagne... autant de crimes auxquels il a participé.
Il dicta également un passage qu’il biffa par la suite : « Certains ont
suggéré que moi ou quelque autre membre du gouvernement aille
le voir. Mais ce serait aussi peu pensable pour moi que de rencon­
trer Herr Hitler en personne ou n’importe quel autre de ces crimi­
nels de guerre, s’il nous rendait visite dans des circonstances sem­
blables. »
Cherchant avidement une approbation, Churchill téléphona à
Eden ce soir-là et invita Beaverbrook à dîner pour leur soumettre sa
déclaration. Les deux hommes manifestèrent leur désaccord. Chur­
chill rappela Eden à minuit pour lui demander de venir surle-champ. « Je crains de n’avoir pas bien dormi cet après-midi», lui
répondit Eden du fond de son lit ; il insista à nouveau sur la néces­
sité de tenir l’ennemi dans l’ignorance des déclarations de Hess.
Churchill le mit au défi de trouver mieux. Le ministre des
Affaires étrangères proposa quelques améliorations que le Premier
ministre n’apprécia pas, comme il le fit savoir : « C’est à prendre ou
à laisser, grogna-t-il, ma déclaration originale — ou pas de déclara­
tion du tout !
— Pas de déclaration, lâcha Eden, laconique.
— D’accord, pas de déclaration », fit sèchement Churchill avant
de raccrocher.
Il voulait que Hess disparaisse de la Une des journaux. Il voulait
qu’on ne prenne plus de photos de « Z » , comme on devait l’appe­
ler désormais. Duff Cooper, lui, en souhaitait de nouvelles, arguant
que la presse utilisait des photos d’avant guerre où l’adjoint du Füh­
rer apparaissait dans toute sa gloire ; Churchill refusa.
« J ’enverrais un photographe habile », plaida l’infortuné ministre
de l’information. « Je lui dirais de prendre une série de clichés qui
donnerait du sujet une image moins flatteuse. »
Churchill lui dit d’attendre. Pour lui, Rudolf Hess devait être
désormais considéré comme son prisonnier personnel, une nonpersonne, coupée du monde extérieur et désignée seulement par la
dernière lettre de l’alphabet. Sur ses instructions, le général Hunter
et son adjoint visitèrent Aldershot, la plus importante base de
l’armée britannique située à quelques kilomètres au sud de Londres.
Là, ils choisirent Mytchett Place, une des plus élégantes propriétés
du War Office, comme futur domicile de Hess. Elle allait devenir le
« C a m p Z » . Hunter ordonna que l’on change l’élégant mobilier,
qu’on érige une double clôture, qu’on installe des nids de mitrail­
leuses et qu’on creuse d’étroites tranchées dans les pelouses.
Pour le «roi de Prusse»
119
Le 15 mai à midi, dans un Parlement endommagé par les
bombes, Churchill discuta du cas Hess avec son Cabinet. Cadogan
le trouva «en très grande forme». «L e Premier ministre a donné
pour instructions à M. Duff Cooper d’encourager la presse à présen­
ter Hess comme un des “ criminels de guerre” dont le sort serait fixé
par les gouvernements alliés après la guerre. » C’était beaucoup plus
que n’en demandait le Foreign Office. Churchill tomba également
d’accord avec ses interlocuteurs pour ne faire aucune déclaration
devant le Parlement dans l’immédiat, mais il ne put résister à la ten­
tation de créer un concept purement « churchillien » du « prison­
nier d’État » : « Hess doit, en tant que prisonnier de guerre, dépen­
dre du War Office. Il est également un prisonnier d’État et doit être
tenu dans l’isolement et ne recevoir que des visiteurs agréés par le
Foreign Office. » Cadogan était content de lui. « Churchill, se féli­
cita-t-il lui-même dans son journal, a ravalé sa colère et s’est rangé à
notre point de vue. » Les prisonniers de guerre allemands étaient
déconcertés par cet épisode, comme le montrèrent leurs conversa­
tions enregistrées — le public de Hitler devait l’être aussi.
Churchill, changeant de sujet, passa à la requête du ministère des
Affaires étrangères du président Roosevelt. Celui-ci voulait que l’on
soutire à Hess des détails sur les plans de Hitler contre l’Amérique.
À l’heure du déjeuner, Cadogan téléphona à Hamilton à la base de
la R.A.F., à Tumhouse, pour lui demander de retourner à l’hôpital
de Drymen dans l’après-midi.
Là, imperceptiblement, le régime quotidien devenait plus rigou­
reux. Petit à petit, Hess réalisait qu’il était prisonnier. Un aide-infir­
mier venait le raser en présence de deux sentinelles armées. Il
n’avait pas le droit de garder un instrument tranchant dans sa cham­
bre, et on lui refusa même un taille-crayons.
Il est donc peu surprenant que, le 15, lorsque le major Sheppard,
membre officier de l’état-major du général Hunter, arriva, il ait
trouvé Hess méfiant et encore un peu choqué par son épreuve. Les
officiers dirent à Sheppard que le prisonnier conversait librement
avec eux et prenait plaisir à leur raconter les détails de son vol ; mais
ils lui signalèrent aussi que souvent il restait des heures au lit plongé
dans ses pensées et prenant parfois des notes.
Parlant avec Sheppard, l’adjoint du Führer s’en tint à des généra­
lités. Il prenait conscience qu’il glissait inexorablement entre les
mains du S.I.S. — tout nouveau visiteur pouvait être un agent des
services secrets. Il restait calme, bien qu’agité la nuit et incapable de
dormir sans sédatifs. Le dossier médical du Scottish Command
concernant Hess ayant été placé sous scellés pour soixante-quinze
120
L ’Angleterre
ans, il est impossible de savoir quels médicaments lui furent admi­
nistrés.
Lorsque Ivone Kirkpatrick pénétra dans la petite pièce au milieu
de l’après-midi, il eut droit lui aussi à un accueil glacial, particulière­
ment lorsqu’il essaya d’embobiner Hess pour lui soutirer des détails
sur les mauvaises intentions de Hitler vis-à-vis des États-Unis.
Hess, rendu plus que perplexe par les questions du diplomate
britannique, se borna à déclarer que Hitler ne craignait pas une
éventuelle intervention américaine dans la guerre européenne.
« L’Allemagne n’a aucun projet sur l’Amérique, assura-t-il à Kirkpa­
trick. Ce qu’on appelle le péril allemand est une invention grotes­
que née de l’imagination de je ne sais qui. » Il ne devina jamais que
c’était de celle de Roosevelt lui-même... Il continua: « S i nous
concluions la paix maintenant, les États-Unis seraient furieux : ils
veulent réellement hériter de l’Empire britannique. »
Dans l’ensemble [rapporta Kirkpatrick], il a été difficile de l’amener à
parler de politique. Il estime m’avoir dit tout ce qu’il avait à dire... Il
proteste en particulier contre la surveillance étroite dont il fait
l’objet. Il dit être venu ici en prenant de gros risques personnels et
qu’étant arrivé sain et sauf, il n’avait pas la moindre intention
d’essayer de s’enfuir ou de se suicider.
Kirkpatrick téléphona à cinq heures de l’après-midi au Foreign
Office avec ce maigre résultat : il « n’avait rien tiré de neuf » de leur
prisonnier.
Curieusement, le duc de Hamilton arriva tard ce jour-là, 15 mai,
au Foreign Office et insista pour rencontrer Sa Majesté le Roi.
L’auguste sous-secrétaire permanent avisa le lieutenant d’aviation
qu’il devait voir M. Churchill au préalable, mais le duc ne voulait
visiblement pas attendre. Il déjeuna certainement le lendemain avec
le roi George VI au château de Windsor. Les Archives royales refu­
sent de communiquer le contenu de leur entretien, mais, quelques
jours plus tard, le duc envoya une lettre au Roi, remarquant : « Il est
évident que Hess est toujours un nazi impénitent qui répète ad
nauseam les “ boniments” habituels de son Parti.»
Le « Camp Z » d’Aldershot ne serait prêt à accueillir le prison­
nier que trois ou quatre jours plus tard. Les techniciens du S.I.S.
s’étaient déjà rendus à Mytchett Place, pour cacher des systèmes
d’écoute où la moindre de ses paroles pourrait être gravée sur dis­
ques.
À trois heures et demie de l’après-midi, le 16 mai, Churchill
ordonna à sir Alexander Cadogan et à C, chef du S.I.S., de conduire
Pour le «roi de Prusse»
121
dans le plus grand secret l’adjoint du Führer de Glasgow à la Tour
de Londres pendant la nuit.
Ce même jour, le Premier ministre fit parvenir ces instructions à
Cadogan:
NOTE PERSONNELLE DU PREMIER MINISTRE
16 mai 1941 N ° de série M. 550/1
1. Je vous prie de me communiquer un résumé assez complet du
contenu des trois entrevues avec Hess, en mettant l’accent sur les
points que je mentionnais dans la déclaration que j’avais préparée
mais que je n’ai pas prononcée. Je l’enverrai alors au président Roosevelt accompagnée d’un télégramme annexe.
2. J ’approuve la proposition du War Office de transférer cette nuit
Hess à la Tour en attendant que son lieu de détention à Aldershot
soit prêt.
3. Son traitement doit devenir plus rigoureux avec le temps. Il est
inutile de se presser pour l’interroger, et je souhaite être informé
avant que tout visiteur soit autorisé à le voir. Il doit être tenu dans le
plus strict isolement et ceux qui l’ont en charge doivent s’abstenir de
s’entretenir avec lui. L’opinion publique ne tolérerait aucune com­
plaisance envers ce criminel de guerre notoire, exceptépour des rai­
sons de renseignements.
W .S.C. 16.5.41
Des ordres parvinrent à l’hôpital proche de Glasgow; Hess devait
être prêt à partir pour une destination non spécifiée à sept heures
du soir. On ne lui annonça son départ qu’au dernier moment.
« Il était en d’excellentes dispositions, rapporta le colonel
R.A. Lennie, commandant de l’hôpital militaire, et parut prendre
son transfert comme allant de soi. »
Avant qu’on ne le transporte sur un brancard jusqu’à l’ambulance
qui l’attendait, Hess reconnut devant Lennie qu’il se sentait mieux,
et le remercia courtoisement pour la prévenance qu’on lui avait
manifestée à l’hôpital. Rendu fébrile par ce voyage imprévu, il se
rengorgeait de sa propre importance. Lorsque se forma l’escorte
armée, il se réjouit visiblement d’être l’objet de ces strictes mesures
de sécurité. Incapable de maîtriser sa curiosité quant à sa destina­
tion, il demanda si le voyage se ferait par train, et s’il durerait deux
ou trois heures. Il devina qu’on le conduisait à Londres — et espé­
rait que les négociations allaient enfin commencer. Pendant le trajet
en ambulance jusqu’à la gare centrale de Glasgow, alors que la nuit
tombait, il devint plus calme, résigné même d’après Sheppard. Il
remarqua d’un air approbateur que la jeune conductrice de VA. T.S.
ne portait pas de rouge à lèvres, contrairement à la plupart des
122
L ’Angleterre
Anglaises. Il se disait que dans quelques jours il serait peut-être de
retour en Bavière, en liberté, avec sa femme et son fils ; mais pour
l’instant, il n’oubliait pas qu’il était encore aux mains de ses enne­
mis.
Le médecin, Gibson Graham, et le major Sheppard firent le
voyage avec lui. Sheppard ne savait pas très bien que penser de
l’équilibre mental du prisonnier. Il remarqua, par exemple, que
lorsque la conversation passait d’un sujet anodin à un autre qui exi­
geait une opinion réfléchie, le prisonnier fixait son regard ailleurs :
« Ses yeux prennent un air étrange et distant. » Et il écrivit le lende­
main : « Il est très circonspect dans ses réponses. »
Que l’adjoint du Führer ait pu simplement être soucieux de sa
sécurité ne vint pas à l’esprit du major. Pour lui, Hess était « rusé,
perspicace et égocentrique». Il était «continuellement à l’affût et
essayait de glaner dans les conversations d’ordre général toute infor­
mation touchant à sa situation».
« Il est très lunatique, prévenait le major, et devra être manipulé
avec précaution si l’on veut se montrer plus malin que lui. »
7.
La Tour
Avec toute la fébrilité d’un homme qui n’est plus de la première
jeunesse et qui s’apprête à cueillir les fruits d’un courageux exploit
personnel, Rudolf Hess s’installa dans le fauteuil de première classe
qu’on lui avait attribué dans le train de nuit de la London, Midland
& Scottish Railway Company. Il était déjà tard, ce 16 mai 1941. Il
était plutôt flatté par l’importance de son escorte : le lieutenantcolonel Gibson Graham, le major J.J. Sheppard, six officiers écossais
de la Highland Light Infantry, les caméroniens, et sept soldats de
première classe (à la fin du convoi, dans les wagons de troisième),
faisaient partie du voyage.
Les complications commencèrent quand on l’escorta vers son
compartiment couchette de première classe, à la tombée de la nuit,
et qu’il découvrit qu’il devrait partager son compartiment avec un
officier, et que la lumière devait rester allumée. L’adjoint du Führer
estimait qu’un tel souci de sa sécurité était superflu. « Je ne pourrai
pas dormir si on m’observe toute la nuit», dit-il d’une voix qui se
perchait. Il exigea qu’on le laissât seul, et dans l’obscurité complète :
« Je n’essaierai pas de dormir si je suis surveillé. » Ses requêtes
furent courtoisement repoussées.
Cela le déconcerta visiblement. D’après le Dr Graham, il devint
«violent», bien que le terme semble exagéré, vu la faiblesse de
Hess : même le major Sheppard, manifestement hostile, ne fit
aucune mention de « violence » dans son « Rapport sur la conduite
de “X” ». Les médecins lui proposèrent un sédatif, mais il n’en prit
qu’une petite dose, et bouda, complètement éveillé, la plus grande
partie de cette nuit de voyage.
La nouvelle de son arrivée avait évidemment transpiré dans la
capitale, et de petits groupes de Londoniens s’étaient formés sur les
quais de la gare. Mais le train avait été retardé pendant deux heures
par une alerte aérienne dans les Midlands, laissant à l’armée le
temps de le détourner sur une voie de garage et d’« éliminer » un
124
L ’Angleterre
car d’enregistrement d’actualités de la Gaumont British qui était
apparu indiscrètement à la gare.
Les officiers chargèrent Hess dans une ambulance banalisée qui
le conduisit à la Tour de Londres à travers les quartiers du nord-est.
En jetant un coup d’œil par les fenêtres assombries il s’étonna sans
rien dire de ne pas remarquer les lourds dégâts causés par le blitz
dont se gargarisait la propagande du Dr Goebbels. « [Hess] resta très
calme dans l’ambulance, rapporta son officier d’escorte, et ne pro­
féra pas un mot avant d’être installé dans son nouveau logement
qu’il trouva d’ailleurs confortable. »
À la Tour de Londres, on le conduisit dans les locaux des offi­
ciers, où avait été récemment interné le Dr Gerlach, consul d’Alle­
magne en Islande. C’était près de la White Tower. Hess espérait
encore n’avoir plus que quelques jours à passer en Angleterre et il
jouissait de chaque instant. « De ma fenêtre, se souvint-il, sept ans
plus tard, alors qu’il était confiné dans une autre cellule, je pouvais
voir les gardes parader tous les jours, faisant preuve d’une belle
énergie et d’un sens de la manœuvre dignes d’officiers prussiens. Ils
avaient même un orchestre militaire, quoique je l’aurais préféré sans
cornemuses — comme beaucoup d’Anglais, du moins me l’ont-ils
avoué. Mais les officiers écossais qui m’avaient accompagné étaient
si fiers de leur musique nationale — et de leur whisky — qu’ils ne
supportaient pas la moindre critique à ce sujet. »
Le ministre de l’information, Duff Cooper, avait, avec le
concours d’Eden, bloqué toute information sur les déclarations de
Hess. Churchill téléphona à Eden : « Ne serait-il pas temps de lais­
ser filtrer quelques informations, tout en affirmant publiquement
que toutes les spéculations qui pourraient en découler n’engage­
raient que leurs auteurs ? » Eden en tomba d’accord, et les rédac­
teurs en chef furent invités à «spéculer».
Le 18, lendemain de son arrivée, Hess demanda à ses geôliers de
la Tour de pouvoir parler avec le duc de Hamilton et Ivone Kirkpa­
trick. Les deux hommes étaient effectivement à Londres. Le soir
même, le duc de Hamilton faisait appel à sir Alexander Cadogan,
« qui ressemblait de plus en plus à un épagneul doré », comme le
nota le fonctionnaire. Mais Hamilton ne fut plus jamais autorisé à
rencontrer Hess.
Un officier dit à Hess que l’on allait noter sa requête mais qu’il
était impossible de la transmettre immédiatement. Hess fut choqué
par cette rebuffade inattendue. Pourtant, il reprit confiance en
attendant la grande rencontre avec les dirigeants britanniques : pour
quelle autre raison les Anglais l’auraient-ils transféré dans ce châ­
teau ? À six heures du soir, le major Sheppard nota que Hess était
La Tour
125
serein et à l’aise, et qu’il avait mangé. « Semble calme et raisonna­
b le», no ta-t-il dans son rapport qui devait se trouver sur le bureau
de Churchill quelques heures plus tard. Et même le très hostile doc­
teur Gibson Graham trouva que Hess avait un comportement
rationnel. Il pouvait arpenter sa chambre de la Tour, quoique avec
une perceptible claudication. Mais le 19, il rédigea une lettre pour
l’Allemagne qui montra aux officiers britanniques, qui ne l’expédiè­
rent pas, qu’il s’attendait tout à fait à être discrètement liquidé.
Cette mort, maquillée en suicide, pourrait encore porter ses fruits
en aidant à ramener la paix entre l’Angleterre et l’Allemagne, ce
serait sa revanche contre Churchill et ses fauteurs de guerre.
Seul demeure le brouillon de cette lettre remarquable, sans date,
le haut de la page ayant été déchiré :
Je voudrais que vous sachiez ce qui suit :
Dans la lettre que j’ai laissée pour le Führer je mentionnais la pos­
sibilité que la nouvelle de ma mort puisse parvenir de Grande-Bre­
tagne. Je lui disais que quelle que soit la raison qui soit annoncée —
le suicide, par exemple, ou la mort au cours d’une altercation — et
que même si des soupçons se faisaient jour que ma mort avait été
machinée par des éléments opposés à la paix en Angleterre, les gens,
en Allemagne ne devaient, en aucune façon, se laisser influencer par
cela.
Même si ma mort devait survenir dans des circonstances très
curieuses, il n’en serait que plus pertinent de conclure une paix avec
les éléments qui y sont favorables. Ce pourrait être ma dernière
volonté. À long terme ma mort pourrait servir la cause, les Anglais
devraient pour la première fois, lorsque la paix aura été restaurée...
[ici, un passage déchiré] ... ma mort pourrait jouer un grand rôle de
propagande.
« Je suis certain, continuait Hess dans cette lettre astucieusement
conçue, que le Führer est en parfait accord avec cette ligne de pen­
sée et se conformera à mes souhaits. » Il ajoutait nonchalamment :
« En passant, je lui ai donné dans ma lettre ma parole qu’en aucun
cas je ne me suiciderai. Il connaît ma répugnance à cet égard. »
Pour les officiers écossais qui le gardaient encore, oser penser que
Churchill pourrait envisager la liquidation de quelqu’un était sacri­
lège. Ils idolâtraient le Premier ministre, alors que ce prisonnier
était l’envoyé du diable. Le quatrième jour de son séjour à la Tour,
le major Sheppard, dont l’aversion pour le prisonnier nazi avait été
manifeste dès le premier instant, trouva Hess encore plus taciturne
que d’habitude.
Hess, manifestement préoccupé par sa fâcheuse situation, était de
126
L ’Angleterre
mauvaise humeur et demanda qu’on le laissât seul. Il voulait remet­
tre ses idées en place et analyser l’évolution des événements.
Sheppard écrivit après avoir escorté Hess à son nouveau lieu de
détention : « La véritable nature de son caractère reflète la cruauté,
la bestialité, la fourberie, la vanité, l’arrogance et la lâcheté et,
d’après moi, il a perdu son âme et s’est volontairement rendu mal­
léable entre les mains d’une personnalité plus puissante qui le fas­
cine.» N’essayant nullement de cacher son hostilité, le major en
conclut que le titre d’«ambassadeur de paix» n’était qu’un rideau
de fumée destiné à camoufler les véritables mobiles du vol de Hess.
Celui-ci, avait-il observé, avait pris d’abondantes notes, concernant
évidemment son «affaire à soumettre par des intermédiaires au
gouvernement britannique». Pour Sheppard, cela indiquait claire­
ment que la mission de paix n’était qu’une ruse de dernière minute.
Au 10, Downing Street, on pressait toujours Churchill de s’expli­
quer publiquement sur le cas Hess. Selon certaines rumeurs inspi­
rées par l’incapable ministre Duff Cooper, le duc de Hamilton
aurait réellement entretenu une correspondance avec Hess. Whitehall, confronté à plusieurs possibilités d’action, opta pour le cours
traditionnel de la politique anglaise : ne rien faire.
Le 13 mai, Churchill avait promis une déclaration complémen­
taire à la Chambre, et, le 19, ses collègues du Cabinet le rencontrè­
rent à cinq heures de l’après-midi pour en discuter. Cadogan, dédai­
gneux, nota dans son journal : « Le Premier ministre désire toujours
ardemment faire sa stupide déclaration au Cabinet. »
À l’exception du ministre de l’Air, sir Archibald Sinclair, les
membres du Cabinet repoussèrent à l’unanimité cette déclaration,
estimant que Herr Hess avait déjà bénéficié de trop de publicité.
Après la réunion du Cabinet, Ivone Kirkpatrick vint présenter
son rapport sur ses entretiens avec Hess. À aucun moment il ne fut
question de considérer les propositions allemandes pour mettre fin
au bain de sang. Cadogan, avec l’approbation de Churchill, voulait
faire parler Hess en feignant de négocier. Quand le sous-secrétaire
permanent suggéra d’utiliser le lord chancelier, lord Simon — un
ancien conciliateur — pour ce rôle, Churchill se tint les côtes de
rire et donna son accord. «Voilà notre hom m e!» s’écria-t-il, et les
éclats de rire du Premier ministre dont Anthony Eden se fit l’écho
firent le tour du Foreign Office pendant plusieurs jours.
« Nous allons attendre ce que rapportent les hommes de C »,
écrivit Cadogan dans son journal secret, faisant allusion aux officiers
du M.I.6 camouflés qui devaient maintenant être subtilement intro­
duits auprès de Hess comme des «com pagnons».
Ainsi ce ne fut que le 22 que commencèrent les premiers débats
\
La Tour
127
parlementaires à propos de Hess, quand une question posée par le
gouvernement permit à Sinclair de déclarer carrément : « Le duc n’a
jamais entretenu de correspondance avec l’adjoint du Führer» (il
pouvait difficilement avouer que la lettre de Haushofer avait été
interceptée avant de parvenir au duc). Au cours des échanges
débonnaires qui suivirent, le major Vyvyan Adams — membre du
groupe de Churchill avant guerre — formula la spirituelle théorie
selon laquelle « le mobile de cet aliéné hautement indésirable [Hess]
n’était pas d’en appeler au noble duc, mais de consulter un médecin
allemand réellement compétent » !
Bientôt, Hess allait rencontrer suffisamment de médecins et de
psychiatres pour mettre à l’épreuve le plus sain des aviateurs.
Sous l’effet des images qu’il s’était lui-même forgées à propos des
procédés utilisés par les nazis dans la perspective de l’invasion, le
Premier ministre décida que Hess devait être surveillé par des offi­
ciers des Scots et Coldstream Guards triés sur le volet.
À la suite de quoi, on assista, le samedi 17 mai, à un curieux petit
conciliabule entre colonels coiffés de rouge avec barrettes rouges, au
milieu du terrain de croquet, présumé « non truffé » de micros, du
camp de Pirbright, cantonnement des Guards Brigade. Le colonel
sir Geoffrey Cox, directeur de l’intendance du district de Londres,
discutait à voix basse de la création d’un archi-secret « Camp Z »
avec le lieutenant-colonel T.E.G. Nugent, chef d’état-major de la
brigade de la Garde, lord Stratheden, commandant du bataillon
d’entraînement des Coldstream Guards, et du lieutenant-colonel
A.H.C. Swinton, commandant du camp de Pirbright. Ils choisirent
leurs sept meilleurs officiers de la Garde pour ce travail inhabituel :
le capitaine H. Winch comme commandant de la garde avec pour
adjoint le lieutenant S.E.V. Smith, et les lieutenants en second
W.B. Malone, J. Mcl. Young, P. Atkinson des Scots, et T. Jackson
et R. Hubbard du Coldstream. Pendant les deux jours suivants, trois
cents sapeurs érigèrent des barricades et des emplacements de
mitrailleuses autour du périmètre du site choisi, et les vingt-quatre
premiers gardes arrivèrent.
Comme le général Hunter le rapporta à Churchill, on ne pourrait
procéder au transfert définitif avant l’après-midi du 20, vu le temps
nécessaire à l’installation et aux essais de ce qu’il appelait délicate­
ment «certains dispositifs techniques» au Camp Z. (La circonlocu­
tion était nécessaire car la Convention de Genève interdisait
l’écoute électronique des prisonniers de guerre.)
Convoqué d’urgence d’Edimbourg à Londres à la direction du
département des Prisonniers de guerre, le major Scott se présenta le
128
L ’Angleterre
18 à la Hobart House. Promu lieutenant-colonel, il reçut des mains
du colonel Coates, adjoint d’Alan Hunter, ces consignes top secret :
ORDRE D’OPÉRATION N° 1
TRÈS SECRET
1. Vous vous rendrez au Camp Z le dimanche 18 mai, à
12 heures pour y prendre votre commandement.
2. Ce camp est un camp spécial qui sera gardé par un contingent
de Coldstream et de Scots Guards venus de Pirbright.
3. Vous serez responsable de la garde du prisonnier à Z, et de la
sécurité du camp. Vous serez responsable de la santé et du confort
du prisonnier. On doit lui fournir nourriture, livres, de quoi écrire et
se distraire. Il ne doit avoir ni journaux ni radio.
4. Il ne doit avoir aucun contact avec le monde extérieur.
5. Il ne doit recevoir aucun visiteur hormis ceux désignés par le
Foreign Office, qui devront présenter un laissez-passer militaire
A.F.A.M . muni du cachet du D.D.P.W . [directeur adjoint du dépar­
tement des Prisonniers de guerre] sur la gauche, signé par sir Alexander Cadogan, sous-secrétaire permanent au Foreign Office, et sur la
droite du cachet du Foreign Office. Quel que puisse être le visiteur,
il ne doit être autorisé à pénétrer à l’intérieur du périmètre de votre
camp qu’après avoir produit cette autorisation.
6. Le prisonnier ne sera autorisé à envoyer quelque lettre que ce
soit de votre camp sans qu’elle ait été soumise au préalable au
D.P.W.
7. Toute correspondance adressée au prisonnier arrivant à votre
camp sera soumise en premier lieu au D.P.W.
Il ne restait plus qu’à « faire entrer le prisonnier ».
Le 20 mai 1941, à 14 h 30, deux voitures civiles s’arrêtèrent au
quai de la Tour devant la Tour de Londres — une Wolseley de
vingt-quatre chevaux avec à son bord le colonel Swinton, comman­
dant de Pirbright et trois officiers des Scots Guards, suivie par une
Lincoln transportant le capitaine Winch et trois officiers du Cold­
stream.
Les derniers kilomètres du voyage depuis Pirbright avaient pris
plus de temps que prévu car de larges étendues de la City de Lon­
dres étaient encore bloquées par les ruines des bâtiments détruits
par le blitz (l’ambulance qui avait transporté Hess quelque temps
plus tôt avait délibérément évité cet itinéraire). Par mesure de sécu­
rité, la police de la City avait été tenue dans l’ignorance du transfert
de Hess. On avait aussi ordonné aux officiers de la Garde de se faire
discrets. Les lourds pistolets chargés que transportait chacun d’eux
et les sept mitraillettes Thompson réparties entre les deux voitures
ne facilitaient guère les choses. Mais toutes ces mesures de sécurité
furent rendues inefficaces quand un colonel s’approcha, resplendis­
La Tour
129
sant avec ses pattes et son chapeau rouge, pour accompagner
sir Geoffrey Cox à l’entrée nord de la Govemor’s House, où la
même ambulance qui avait déjà amené Hess peu de temps aupara­
vant se présenta élle aussi. Sous le regard d’une centaine de paires
d’yeux de Cockneys désœuvrés, le dirigeant nazi fut transporté dans
l’ambulance sur une civière. Puis, la Lincoln en tête et la Wolseley
fermant la marche, l’ambulance franchit le Tower Bridge et se fraya
un chemin à travers les quartiers sordides et enfumés du sud de
Londres et les routes de campagne du Surrey, jusqu’au Camp Z.
Ils y arrivèrent à 17 h 45. « Z » , comme Rudolf Hess devait être
dorénavant désigné, monta péniblement en boitillant à l’étage et se
mit au lit. Le journal manuscrit du commandant du camp, docu­
ment capital demeuré inédit à ce jour, révèle la tension grandissante
chez cet homme seul — coupé de toute nouvelle en provenance du
monde extérieur ou de sa famille — alors que les services secrets
britanniques commençaient à essayer de tirer de lui toute informa­
tion qu’il pourrait posséder sur les arcanes les plus secrètes de l’Alle­
magne nazie.
20 mai 1941
L’ambulance contenant « Z » est arrivée... « Z » , qui était accom­
pagné par le colonel Graham, R.A.M.C., a été escorté jusqu’à sa
chambre et s’est mis directement au lit. Le général Hunter s’est
entretenu avec lui et lui a présenté tous les officiers de la garde et ses
compagnons personnels.
Le général Hunter a réparti les tâches entre tous les officiers.
20 h : On a servi à dîner à « Z » dans sa chambre.
23 h : L’officier de service, le sous-lieutenant W.B. Malone, a pris
position à l’intérieur du périmètre pour la nuit.
Hess se déclara bien installé, mais demanda à nouveau à parler au
duc de Hamilton et à Ivone Kirkpatrick. Il entama la rédaction
d’une lettre au duc, mais après l’avoir donnée à l’un des officiers, il
la reprit et commença à en modifier la formulation.
Parmi les nouveaux visages que le général Hunter fit immédiate­
ment monter à l’étage pour rencontrer Hess, figuraient trois énig­
matiques «com pagnons» — en fait des membres du S.I.S. (appelé
aussi le M.I.6) triés sur le volet. Tous parlaient l’allemand couram­
ment. Le major Frank E. Foley, CM G \ un homme petit, au visage
rond, originaire du Somersetshire, avait bâti le réseau du S.I.S. à
Berlin de 1920 au déclenchement de la guerre, en 1939, déguisé en
* Compagnon de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges (N.d.T.).
130
L ’Angleterre
officier du contrôle des passeports de Sa Majesté Britannique ; âgé
maintenant de cinquante-six ans, grisonnant, et portant lunettes, il
était marié à une Allemande et comptait de nombreux amis d’avant
guerre à Berlin ; il était la sangsue idéale pour « pomper » à l’adjoint
du Führer toute information secrète. Il avait pour le seconder le
«capitaine Bam es» et le «lieutenant-colonel Wallace» — proba­
blement le lieutenant-colonel Thomas Kendrick qui avait rejoint le
S.I.S. à Vienne, lui aussi sous la couverture de fonctionnaire du
contrôle des passeports, avant d’être démasqué et expulsé en août
1938.
Ces officiers du S.I.S. avaient vu leurs consulats respectifs sub­
mergés de demandes de visas émanant des juifs alors que commen­
çait la persécution nazie, et Foley en particulier, sympathisant sio­
niste (à la mémoire duquel se dresse aujourd’hui une oliveraie en
Israël), avait recruté la plupart de ses agents dans les milieux juifs.
« Il y aurait eu des dizaines de milliers de juifs de moins de sauvés,
écrivit l’un d’eux, si le capitaine Foley n’avait pas été assis au bureau
consulaire de la Tiegarten Strasse. » Maintenant leur rêve était
devenu réalité : ils détenaient celui qu’ils considéraient comme un
de leurs plus notoires adversaires.
Le Camp Z
À 1 h 15, en cette première nuit que passa Hess au Camp Z, on
annonça au capitaine Winch, commandant de la Garde, qu’un coup
de feu avait été tiré à l’extérieur du périmètre de défense. On alluma
les projecteurs et les soldats se ruèrent voir ce qui se passait. Ils ne
trouvèrent rien.
Comme le bruit avait été évalué à une distance de plusieurs cen­
taines de mètres, le colonel Scott, commandant du camp, jugeant
l’incident sans importance, fit abandonner les recherches. Cet épi­
sode montre néanmoins l’extrême tension qui régnait parmi les offi­
ciers chargés de garder l’adjoint du Führer : marqués par la propa­
gande de leur propre gouvernement, ils étaient obsédés par la
crainte d’une intervention de la redoutable « Cinquième Colonne »
de Hitler, ou d’un parachutage sur Aldershot de troupes de choc
venues secourir, voire assassiner, leur captif. (Hitler avait effective­
ment grommelé devant son état-major : « Hess est un homme
m ort!», mais on ne trouve nulle part dans les archives nazies trace
d’une quelconque mission destinée à liquider son adjoint.)
Jusqu’à son acquisition par le département de la Guerre en 1912,
Mytchett Place, nouveau domicile fixe de Rudolf Hess, était un
manoir abandonné, délabré, comme on en trouve beaucoup dans
cette région du sud de l’Angleterre. Situé assez en retrait de la
route, sur un lopin de lande tortueuse et négligée, connu au
XIVe siècle sous le nom de « Muchelesshette », c’était un avant-poste
un peu sinistre de la forêt de Windsor. La construction de la maison
elle-même avait commencé en 1799- Jusque-là son seul titre de
gloire avait été de recevoir un après-midi de septembre 1939, Leurs
Majestés venues prendre le thé à l’invitation du général de division
qui y résidait alors. Ils avaient dû le boire rapidement...
Même les psychiatres chargés de s’occuper de Hess trouvaient
quelque chose de vaguement sinistre à ce décor digne d’une histoire
mystérieuse d’Edgar Allan Poe. Il est peu probable que Hess,
essayant de discerner le paysage à travers les vitres camouflées de
132
L ’Angleterre
son ambulance, ait compris la raison des routes nouvellement
détournées ni qu’il ait entrevu grand-chose des étroites tranchées
fraîchement creusées, des nids de mitrailleuses ou de la double ran­
gée de barbelés étroitement surveillée par les patrouilles. Mais la
vue des parquets nus, du lourd mobilier disparate apporté à la hâte
par le War Office n’eut certainement pas pour effet de lui remonter
le moral.
Le commandant du camp nota :
9 h 00 : Z a dit avoir réussi à dormir à peu près cinq heures.
On a servi à Z son petit déjeuner dans sa chambre, mais il en a
mangé très peu. Il semble avoir peur qu’on tente de l’empoisonner.
13
h 00 : Z est descendu pour le déjeuner qu’il a pris avec les trois
compagnons et le [médecin] colonel Graham. Il était en de bien
meilleures dispositions et s’est excusé auprès du médecin pour avoir
exprimé des doutes quant à son petit déjeuner.
Après le déjeuner, Hess se recoucha; sa cheville blessée le faisait
probablement encore souffrir. Quand il redescendit au rezde-chaussée, à vingt heures, il était en grand uniforme de capitaine
de l’armée de l’air allemande. Ce qui permet d’imaginer les idées
qui lui traversaient l’esprit. Il avait, sans aucun doute, deviné que
ses « compagnons » étaient en fait des officiers des services secrets
britanniques. Venant de l’Allemagne nazie, connaissant d’expé­
rience les méthodes employées par certains régimes, il se croyait en
danger de mort. Consciemment ou inconsciemment, il voulait évi­
demment rappeler à ses geôliers que même s’ils choisissaient de vio­
ler ses droits de parlementaire (titre qu’il s’était lui-même décerné),
ils ne pouvaient nier qu’en tant qu’officier de la Luftwaffe arrivé à
visage découvert, en uniforme et à bord d’un avion désarmé, il était
en droit de réclamer d’être traité selon les termes de la Convention
de Genève. Il avait maintenant pris acte du fait que la porte de sa
chambre n’avait pas de poignée intérieure, et que cette chambre,
comme le mess du rez-de-chaussée, était entourée de barbelés; il
était aux mains des services secrets de l’ennemi mortel de Hitler, et
s’il voulait rester en vie, il ne devait compter que sur lui-même.
22 mai 1941
Journal du commandant
8
h 30 : Z est descendu prendre son petit déjeuner. Il a déclaré
avoir passé une bonne nuit mais est obsédé par l’idée que les officiers
de garde projettent de l’assassiner. Il a passé toute la matinée dans sa
chambre et est descendu déjeuner à 13 heures, habillé en civil.
Après le déjeuner, il a marché dans le jardin avec ses compagnons et
le médecin [Graham]... Il a [dîné] comme d’habitude avec ses compa­
Le Camp Z
133
gnons. D ’après ces derniers, il semblait plus décontracté et parlait
avec moins de réticence.
23 mai 1941
10
h 15 : Il est sorti dans le jardin avec ses compagnons mais n’y
est resté que quelques minutes avant de remonter dans sa chambre
avec le capitaine Bames. On peut noter que Z converse très libre­
ment avec le médecin alors qu’il traite tous les autres officiers avec
suspicion... Z craint toujours que les officiers de garde ne soient là
pour l’assassiner. Il n’a pas été convaincu qu’il s’agissait réellement
d’officiers de la Garde, et soutient qu’un uniforme ne signifie rien.
Malheureusement, les transcriptions mot à mot de ces premières
conversations — il y en eut au moins deux douzaines — entre Hess
et ses ravisseurs dorment dans les archives des services secrets bri­
tanniques. Mais visiblement, Hess s’attendait à être liquidé comme
« criminel de guerre » (sa mort probablement maquillée en suicide)
après avoir été « pressé comme un citron » pour des raisons de ren­
seignements.
Le Dr Gibson Graham évoqua par la suite ces premiers jours pas­
sés au Camp Z : « Il m’a dit être convaincu qu’il était entouré
d’agents des services secrets et que ceux-ci parviendraient à leurs
fins, soit en le poussant au suicide, soit en maquillant un meurtre
en suicide, ou bien encore en empoisonnant sa nourriture. » Gibson
Graham essaya de dissiper ses soupçons. Hess entreprit alors de les
raconter à d’autres gardiens. Et quand la nourriture était servie au
réfectoire dans un plat commun, il prenait soin de ne jamais choisir
le morceau placé le plus près de lui.
Ne sachant pas très bien quelle attitude adopter, Graham décida
à juste titre de demander l’avis d’un expert-psychiatre. Il exprima
officiellement sa requête les 23 et 24 mai.
Le bien-être de l’adjoint du Führer n’était pas une des préoccupa­
tions majeures des autorités officielles. Le Foreign Office, en la per­
sonne de son sous-secrétaire d’État permanent, sir Alexander Cado­
gan, diplômé d’Eton, avait chargé le M.I.6, qui dépendait mainte­
nant directement de lui, de pousser très loin les investigations dans
l’analyse du comportement cérébral de Hess. Les journaux person­
nels de Cadogan, dont seules les parties qui ne concernent pas les
renseignements ont été publiées jusqu’à présent, ne laissent aucun
doute à ce sujet. En premier lieu, il fallait absolument briser
l’amour-propre du prisonnier. Tous les moyens concevables dans le
cadre de la Convention de Genève furent employés à cette fin :
134
L ’Angleterre
Hess fut privé de toute information sur l’extérieur (journaux, visi­
teurs neutres, radio) ; on l’isola dans un environnement militaire au
milieu du vacarme des tirs de mitrailleuses, des manoeuvres de place
d’armes et des claquements de portes.
Déjà démoralisé par la crainte d’avoir échoué, Hess commença à
craquer. Quand apparurent les premières fissures, les officiers du
Camp Z adoptèrent une « unité de réussite », évaluant l’amour-propre du prisonnier en livres, shillings et pence.
Les rapports des psychiatres qui assistèrent, au cours des mois
suivants, à ce processus de dégradation, retracent un des chapitres
les plus navrants de toute l’histoire de Hess. Le rôle de ces spécia­
listes était, dès l’origine, ambivalent. Leur science était, depuis les
premiers écrits du professeur Sigmund Freud, subjective et contro­
versée — les conclusions dépendant autant de la qualité du rapport
du patient à son analyste que de l’hostilité personnelle de ce dernier
envers son patient. En 1941, la psychiatrie militaire traversait une
phase d’innovations, allant de l’usage des amphétamines pour les
troupes d’assaut ou des « sérums de vérité » utilisés pour le rensei­
gnement à la thérapie par électrochocs. En 1945, les frontières de la
psychiatrie devaient être repoussées si loin que les praticiens améri­
cains mirent en lieu sûr, après leur mort, les cerveaux de Benito
Mussolini et de Robert Ley (dirigeant des syndicats nazis) pour les
examiner en laboratoire.
Peu après son transfert de la Tour de Londres au Camp Z du
M.I.6, Hess remarqua que la nourriture et les médicaments qu’on
lui donnait lui laissaient une sensation tout à fait inhabituelle.
Comme cette sensation se reproduisit plusieurs fois au cours des
semaines suivantes, il fut capable de la décrire clairement lors de
dépositions ultérieures :
Aussi loin que remontent mes souvenirs, les symptômes... étaient les
suivants : peu de temps après les avoir pris, une curieuse bouffée de
chaleur de la nuque à la tête ; dans la tête, des sensations semblables
à des maux de tête, mais légèrement différentes : elles étaient suivies
de plusieurs heures d’une extraordinaire sensation de bien-être,
d’énergie physique et mentale, de joie de vivre*, d’optimisme. Peu de
sommeil au cours de la nuit, mais cela ne détruisait nullement mon
sentiment d’euphorie.
Il observa aussi un « état de manque » lorsque cette substance ne lui
était pas administrée — des accès de pessimisme, frisant la dépres­
* En français dans le texte ( N.d.T.).
Le Camp Z
135
sion nerveuse sans cause apparente, suivis de très longues périodes
de fatigue cérébrale survenant très rapidement. À la première occa­
sion, quand il soupçonna qu’on lui avait administré cette mysté­
rieuse substance, les réactions de rejet furent si violentes qu’il crai­
gnait, dit-il, de devenir vraiment fou « s’ils parvenaient à leurs fins
en augmentant les doses*».
24 mai 1941
[Journal du commandant]
Alerte aérienne de 23 h 45 à 0 h 45. Pendant tout le temps, Z est
resté agité, mais plus tard il s’est profondément endormi jusqu’à
7 h 30.
Après le petit déjeuner, il s’est promené quelque temps avec le
major Foley [du M.I.6]. Après le thé... il a eu une longue conversa­
tion avec le médecin dans le salon, il a déclaré avoir donné au Führer
sa parole de ne pas attenter à ses jours. Ceci, présumément, dans une
lettre qu’il aurait laissée derrière lui.
La lettre de Hess à Hitler a été perdue, mais son contenu est suffi­
samment connu pour qu’on puisse affirmer avec certitude qu’une
telle promesse n’y figurait pas. Hess espérait visiblement que la
menace de la publication d’une telle lettre en Allemagne ferait réflé­
chir à deux fois ses geôliers — Hitler gardait en effet plusieurs mil­
liers de prisonniers britanniques en otages.
Nullement impressionné, Gibson Graham fit au colonnel Scott la
remarque suivante : « Z perd tous les jours en stature, j’estime
actuellement sa fierté à deux livres la semaine. »
25 mai 1941
[Journal du commandant]
Quelque chose semblait avoir bouleversé Z, il était sombre et
morose, extrêmement taciturne. Il est resté tout l’après-midi dans sa
chambre mais a fait dans la soirée une petit promenade avec le capi­
taine « Bames » , malgré la pluie.
Dans la matinée, j’ai dirigé une parade des officiers commandants
qu’il a observée à distance sans, dit-il, avoir été impressionné. Il se
livra pourtant à une grotesque exhibition d’un pas de l’oie modifié
en face de ses compagnons [du M.I.6.] pour montrer de quoi il était
capable.
* Plus de deux ans après, Robert Bruce-Lockhart, collègue du major Foley, et chef
du Foreign Office’s Political Intelligence Department rendit une visite privée à
lord Beaverbrook qui s’était lui aussi entretenu avec H ess à cette époque-là. Le
ministre du Cabinet l’autorisa à lire son dossier. « D ’après Max [Beaverbrook], écri­
vit l’officier des services secrets, Hess n’était pas un malade mental quand il est
arrivé dans ce pays... Max pense qu’on lui a probablement administre chez nous
des drogues pour le faire parler. » The Diaries of Sir Robert Bruce Lockhart, vol. II ;
1939-1945 (Londres, 1984).
136
L ’Angleterre
Le général Stuart Menzies [C, le chef du M. 1.6.] a visité le camp de
17 h 30 à 19 heures et a passé tout ce temps avec les compagnons. Il
ne s’est pas entretenu avec Z.
26 mai 1941
Il n’a pu prendre aucun exercice car il a violemment plu toute la
journée. Il a passé toute la journée, à part le moment des repas, à lire
dans sa chambre. Il est apparu déprimé et très abattu, et d’après le
colonel «W allace», il est en train de réaliser que l’État britannique
est très différent de ce qu’on lui avait inculqué.
« Le patient, nota également le Dr Gibson Graham, quelques jours
plus tard, est devenu très dépressif ; il commence à se dire qu’il a été
mal renseigné quant au désir pressant de l’Angleterre de parvenir à
un accord avec son gouvernement. »
Étant donné la tension qui régnait au Camp Z — les mitraillettes
Thompson cachées sous les sofas, les trois mystérieux «com pa­
gnons» assurant une surveillance constante, faisant la loi dans ce
manoir défraîchi et inculquant aux visiteurs leur manie du
secret, —, il n’aurait été guère surprenant que les médecins et les
gardiens aient été eux-mêmes accablés de pressentiments mal défi­
nis à propos du prisonnier Hess, lui s’efforçait de reprendre son
sang-froid. Interrogé au sujet du déséquilibre des forces qu’allait
créer l’aide des États-Unis à l’Angleterre, il rappela avec suffisance
au Dr Gibson Graham que la défaite de la France avait fourni à
l’Allemagne des ressources industrielles et minières accrues. Mis à
l’épreuve sur les camps de concentration nazis, Hess «éclata d’un
rire sarcastique», selon le rapport du Dr Gibson Graham: «V ous
devriez connaître, c’est vous qui les avez inventés», répondit-il.
(Churchill lui-même, dans ses Mémoires sur la guerre des Boers,
avait fait allusion aux «cam ps de concentration» britanniques.)
Attaqué finalement sur l’occupation de Prague par Hitler en
mars 1939 — au mépris des accords de Munich —, Hess évoqua les
terrains d’aviation que les Tchèques avaient commencé à construire
pour permettre aux escadrilles de bombardiers russes d’opérer
contre l’Allemagne. «Généralement parlant, il donne l’impression
d’être sous tension et extrêmement préoccupé», résuma Gibson
Graham quelques jours plus tard.
Le rapport du colonel Scott donne une tout autre image :
27 mai 1941
[Journal du commandant]
La matinée a été très pluvieuse et il n’a pu sortir. Mais le temps
s’est éclairci après le thé et il est sorti faire une courte promenade
Le Camp Z
137
dans le jardin avec le capitaine « Bames » [du M.I.6] et le médecin. Il
semble plus calme et de meilleure humeur.
Il se plaint de sa nourriture, qu’il trouve trop épicée.
«B arnes», «W allace» et Foley apportaient les enregistrements de
leurs conversations avec Hess directement au M.I.6 et au Foreign
Office. Là, dans le cadre luxueux de l’Ambassadors’ Room, le
28 mai dans l’après-midi, Anthony Eden accueillit trois ou quatre
des plus éminents correspondants diplomatiques du pays pour une
séance d’information privée. Une fois les journalistes installés dans
des sièges profonds, avec des biscuits et une tasse de thé à la main,
Eden les entretint de Hess. « Hess, dit Eden, prend sa mission très
au sérieux. » Même s’il refusait de l’admettre, l’adjoint du Führer
semblait avoir croisé le fer avec Joachim von Ribbentrop, ministre
des Affaires étrangères. Hess avait été également surpris de trouver
aux Anglais un si bon moral. A. Léo Kennedy, représentant du
Times, quitta le Foreign Office convaincu que Hess s’était envolé
pour l’Angleterre afin d’« essayer de mettre au point un plan de
paix» — ce que, concluait le journaliste, il n’aurait certainement
pas fait sans le consentement de Hitler.
Les services de renseignements britanniques n’en avaient cure.
Seuls les intéressaient les secrets détenus par Hess. Leurs agents, et
particulièrement ceux du peu connu Security Coordination Committee de lord Swinton qui coordonnait les efforts du M.I.5 et du M.I.6
et des autres services de renseignements du Royaume-Uni, étaient
de plus en plus compromis dans l’affaire. (« Il faudrait signaler, nota
le ministère de l’Air dans son dossier sur le duc de Hamilton, que
l’organisation de lord Swinton a peut-être quelque peu truqué ce
dossier. »)
Churchill voulait voir brisée la résistance de Hess. Le temps était
venu de commencer à lui fournir des bribes d’informations empoi­
sonnées en provenance du monde extérieur — en commençant par
la victoire navale qui avait enfin mis un terme à l’accumulation de
défaites dont Churchill détenait alors le record.
28 mai 1941
[Journal du commandant]
Z a plutôt mal dormi cette nuit ; s’est réveillé à 5 heures et a peu
redormi ensuite. Il est descendu pour le petit déjeuner puis a fait
une longue promenade dans le jardin.
Il semblait de meilleure humeur, mais au déjeuner les «co m p a­
gnons » lui apprirent la destruction du Bismarck [le plus beau et le
plus récent navire de guerre allemand avait été coulé le veille]. Cette
nouvelle le bouleversa complètement et il est immédiatement
138
L ’Angleterre
remonté se coucher après le déjeuner en se plaignant d’avoir mal au
dos.
D’après le Dr Gibson Graham, c’était entièrement nerveux : Hess
évoquait une douleur physique pour masquer un trouble psycholo­
gique.
28 mai 1941
[Journal du lieutenant Malone]
Quand on lui a demandé s’il désirait qu’on lui monte un repas
léger, Z a refusé, déclarant : « J e veux descendre déjeuner avec vous
et manger exactement la même nourriture. Telle est ma requête. »
Lorsque je suis descendu dans le vestibule, le colonel « Wallace » et
« Bames » étaient très ennuyés. Ils en avaient assez de « Tête de
M o rt» ; d’après les termes de «W allace», « i l vaut vingt-cinq shil­
lings la semaine, pas p lu s».
Il est sorti de sa chambre de très mauvaise humeur à cause de
l’affaire du Bismarck, et l’on s’attendait à ce qu’il s’isole toute la jour­
née.
Il a eu très peur qu’un agent des services secrets ne se glisse dans
sa chambre pendant la nuit et ne lui sectionne une artère pour faire
croire à un suicide ; il a, semble-t-il, laissé une lettre déclarant qu’il
ne se suiciderait pas afin que s’il était supprimé ici, Hitler sache qu’il
n’avait pas mis fin à ses jours et puisse exercer des représailles contre
nos prisonniers de guerre. À table il se montre extrêmement
méfiant. Ce soir, au dîner, il a insisté pour que le colonel « Wallace »
se serve de poisson le premier, puis n’a pas pris lui-même le mor­
ceau le plus proche, mais le suivant. Il a réclamé un filet à cheveux
pour dormir, ce qui a beaucoup amusé le commandant.
J ’ai du mal à réaliser que cet homme brisé qui se laisse aller sur sa
chaise en tenue négligée, dont les expressions sont naturelles, qui est
incapable de cacher ses émotions, dont l’humeur passe de la gaieté à
la dépression en quelques heures, dont l’aspect physique trahit les
troubles mentaux et dont l’esprit est obscurci par des idées délirantes
(il a dit à Kendrick [colonel du M.I.6] qu’il voyait le visage de Hitler
dans sa soupe, et qu’il croyait au don de double vue et aux rêves) —,
j’ai du mal à croire que cet homme était l’adjoint du Führer du
Reich ! Il a l’air tellement médiocre, et n’a rien de la dignité, ni de
l’allure d’un grand homme*.
Deux heures plus tard, Hess descendit au rez-de-chaussée, décla­
rant qu’il se sentait mieux. Pour le taquiner, Gibson Graham lui
annonça qu’il devrait dîner seul — Hess demandant à pouvoir parti­
* Des extraits du remarquable journal du sous-lieutenant W.B. Malone ont été
publiés par YObserver en septembre 1987.
Le Camp Z
139
ciper au repas commun. Scott rapporta d’un ton méprisant l’anec­
dote du filet à cheveux.
Les événements de ce jour et du lendemain convainquirent Gib­
son Graham que Hess se trouvait « exactement à la frontière entre
le déséquilibre mental et la folie».
Bouleversé par la nouvelle de la perte du Bismarck à bord duquel
il comptait de nombreux amis, Hess avait d’abord conservé une atti­
tude froide et distante vis-à-vis des officiers de la Garde. Le souslieutenant Bill Malone en particulier avait éveillé ses soupçons;
Hess avait confié quelques jours auparavant au capitaine « Bames »,
agent du M.I.6, qu’il avait le sentiment que Malone était peut-être
une sorte de mouchard de la «G estap o » anglaise, à manier avec
précaution. Mais au cours de ce pénible après-midi, Malone parla de
ski, et cela fit vibrer une corde sensible ; le soir, Malone vint pren­
dre son service, Hess se traîna péniblement jusqu’à sa chambre tout
en se disant qu’après tout il pouvait faire confiance à cet officier.
Peu de temps avant de se coucher, il demanda un sédatif. Vers
dix heures et demie, le Dr Gibson Graham monta lui donner quel­
que chose qui ne fit aucun effet; Hess semblait plus agité que
jamais. Malone le vit remuer dans son lit et se lever pour se rendre
aux toilettes.
À 2 h 20 du matin, le malheureux prisonnier apparut à la porte
de la pièce de l’officier de garde, à l’intérieur de la «ca g e ». « Je
n’arrive pas à dormir, dit-il. Pourriez-vous me donner un peu de
whisky — juste un petit ? » Hess ayant affirmé qu’il ne buvait jamais
d’alcool, la requête surprit Malone. Peut-être le prisonnier, troublé
par l’inefficacité du sédatif de Gibson Graham, avait-il décidé
d’essayer l’alcool. Hésitant à réveiller le médecin à une heure
pareille, le lieutenant Malone lui donna un gobelet de whisky très
dilué.
Hess le but. « Le whisky n’était pas trop léger ? demanda-t-il d’un
ton plaintif. Il y en avait assez ? » Malone assura que oui, et lui pro­
posa un somnifère qu’il refusa.
Vingt minutes environ se passèrent, puis Hess réapparut dans la
pièce de Malone, nerveux, angoissé, brûlant de parler des heures
durant. Malone fit quelques heures plus tard son rapport au com­
mandant: «Parlant dans un chuchotement qui ne s’éleva jamais
au-dessus du murmure, il me répéta les raisons de sa venue et son
désir de voir le duc de Hamilton. » Hess finit par demander à
Malone de contacter le duc ; il fallait que celui-ci ménage à l’adjoint
du Führer une audience avec le roi. « Si vous faites cela, dit-il d’un
ton pénétré, vous aurez droit aux remerciements du monarque pour
ce grand service rendu à l’humanité. »
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Army Form I 5033.
D ental O i f i c e ^ / h .
N O T E -T H IS CARD M U 8T NOT BE FOLOED.
W i.JM M /im CMJ09 l / t t “J.êC .M "
i> S aott/ 1917, le dossier personnel de Hess (à gauche) montre qu’une
balle de fusil lui a transpercé lepoumon gauche. Les cicatrices n’apparais­
sent pas sur les radiographies prises à la prison de Spandau (à droite); ce
qui provoque quelques interrogations sur la véritable identité du prison­
nier. Les autorités de Spandau ont refuséde comparer unefiche dentaire de
«Jonathan» (c’est-à-dire Hess) datant de 1941, avec leurs archives
récentes, comme l’auteur le leur avait demandé en 1987.
Le Camp Z
141
Malone semblant lui laisser peu d’espoir, Hess lui affirma alors
que les services secrets, sur l’ordre d’une clique*de fauteurs de
guerre, l’avaient caché ici pour empêcher le duc de Hamilton de le
trouver ; et maintenant ils essayaient de le pousser à la folie — ou au
suicide.
« C’est absurde », répliqua Malone.
Hess persista : « Au cours des derniers jours, un plan diabolique a
été mis en place pour m’empêcher de dormir la nuit ou de me repo­
ser dans la journée. La nuit dernière, il y a eu des bruits continuels
et délibérés pour interrompre mon sommeil, des portes que l’on
ouvrait et refermait bruyamment, des gens qui dévalaient l’escalier
dépourvu de tapis, la sentinelle qui claquait des talons. » Malone lui
fit remarquer que la sentinelle de faction à l’extérieur portait des
semelles de crêpe. « Hier, poursuivit Hess, sans se laisser démonter,
un nombre énorme de motocyclettes étaient stationnées tout près
avec leurs moteurs qui tournaient ; et on a envoyé des avions spé­
ciaux pour me déranger. Tout cela fait évidemment partie d’un
complot destiné à me briser les nerfs. » Malone tenta de lui expli­
quer que vu la présence d’un camp d’entraînement à quelques cen­
taines de mètres seulement, de tels bruits étaient parfaitement nor­
maux. Hess hocha la tête avec désespoir et laissa retomber molle­
ment ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil.
L’air sinistre, il alla se coucher, puis réapparut dans la pièce de
Malone, les yeux hagards et creusés par le sommeil : « Excusez-moi
pour ce que je viens de dire. Nerveusement, je ne suis pas bien du
tout, je ne pensais pas tout ce que j’ai dit. »
D’après le journal personnel que tenait méticuleusement Malone,
« il parla à nouveau du duc de Hamilton. “Si vous pouviez prendre
contact avec lui et lui dire où je me trouve, vous rendriez un grand
service à votre pays et votre roi vous en remercierait. Je ne suis venu
ici que pour mettre fin à ce carnage, ce terrible gâchis. Aucun des
Allemands qui ont fait la dernière guerre ne voulait de cette guerre.
Je suis venu pour rien. J ’ai échoué.” »
Toujours d’après Malone, Hess s’était comme rétréci après lui
avoir tenu ces propos : « ... un homme vieux, presque ratatiné, affalé
dans son fauteuil en face de moi, dans sa robe de chambre blanche
aux revers rouges, sa jambe bandée croisée par dessus l’autre. Les
sourcils touffus, les yeux enfoncés d’un animal triste, le visage
angoissé et torturé. Il laissa tomber sans énergie ses avant-bras sur
les bras de son fauteuil».
* En français dans le texte
(N.d. T).
142
L ’Angleterre
Il était encore au lit, parfaitement éveillé, quand Malone quitta
son poste le lendemain matin. Hess demanda à son remplaçant, le
lieutenant Jackson, s’il y avait vraiment un terrain d’entraînement
pour motos tout près — simplement pour savoir s’il pouvait faire
confiance à Malone.
29 mat 1941
[Journal du commandant]
Z a pris son petit déjeuner à l’étage, mais les compagnons n’ont
pu tirer un mot de lui... Ai téléphoné à 15 heures au colonel Coates
pour lui expliquer la situation. Le colonel Coates a rappelé à 17 h 45
pour dire que le colonel Graham allait être assisté par un psychiatre
pour le week-end, ce qui est très bien.
Ce soir-là, le colonel Scott vint dîner avec Hess au mess « A » . Hess
accepta le verre de porto qu’il lui proposa, puis demanda à lui parler
en privé. Scott demanda au major Foley — du M.I.6 — de faire
venir un interprète. Hess demanda alors que les serrures de la
« cage » soient placées à l’intérieur puisqu’elles étaient censées être
là pour le «protéger». Il réclama aussi qu’à l’avenir on lui transmît
au moins un résumé des informations (il avait compris pourquoi on
lui avait annoncé brutalement la perte du Bismarck) ; il voulait éga­
lement être autorisé à sortir dans le jardin comme il l’entendait. Il
donna sa parole d’honneur qu’il ne s’évaderait pas, tout en expli­
quant qu’il se sentait en droit de présenter ces requêtes car il était
venu de sa propre volonté et s’en était remis lui-même à la magna­
nimité de Sa Majesté le Roi.
Cette conversation terminée, j’ai marché avec lui et le major Foley,
[rapporta le commandant] : Z semblait avoir l’esprit apaisé et a
abordé franchement de nombreux sujets.
C’était une affaire gênante. Churchill avait affirmé dans son
brouillon de déclaration du 12 mai : «O n dit qu’il est parfaitement
sain d’esprit. » Le Dr Gibson Graham avait émis la même opinion :
« Je n’ai noté aucun symptôme de déséquilibre mental quand j’ai
commencé à m’occuper de Rudolf Hess. » Mais à présent, chaque
jour passé au Camp Z apportait sa moisson de symptômes. Gibson
Graham recommanda un nouvel examen psychiatrique.
Le colonel Coates soumit le problème au Dr John Rawling Rees.
Celui-ci, diplômé de Cambridge, était psychiatre consultant de
l’armée depuis 1938. Légèrement déplumé mais de belle prestance,
fumeur de pipe, Rees, malgré son rang de colonel, occupait un
modeste meublé dans la célèbre clinique Tavistock, au nord de Lon­
Le Camp Z
143
dres. De quatre ans plus âgé que Hess, il devait publier en 1945 The
Shaping of Psychiatry by War et atteindre le faîte de sa carrière en
devenant directeur de la Fédération mondiale de la santé mentale. Il
allait avoir la charge médicale de Hess tant que celui-ci allait rester
sur le sol britannique.
Rees choisit un major du R.A.M.C., Henry Victor Dicks, pour
remplacer immédiatement le Dr Gibson Graham. Dicks, fils d’un
armateur et exportateur britannique, était né en 1900, à Pemau, en
Estonie, alors province balte de l’Allemagne. De mère allemande, il
parlait les deux langues, sans compter le russe. Il avait travaillé
comme interprète pour les services de renseignements militaires
lors de l’expédition antibolchevique de Churchill contre Mour­
mansk en 1919, et par la suite avec la mission britannique auprès
des armées de la Russie blanche du général Denikine. Il avait
rejoint l’armée britannique en qualité de psychiatre militaire res­
ponsable du district de Londres, après avoir publié, en 1939, Clintcal Studies in Psychopathology, ouvrage qui devint très à la mode.
Considéré comme un des plus brillants psychiatres de sa généra­
tion, Dicks possédait manifestement des atouts linguistiques mais,
en raison de ses origines juives, l’hostilité entre lui et son patient
était inévitable. Dicks s’intéressait déjà aux minorités persécutés, et
à ce que l’on allait appeler plus tard l’Holocauste, sujet sur lequel il
devait publier un ouvrage*. Il avait, en fait, vendu son âme aux inté­
rêts supérieurs du S.I.S. «E n 1941, écrivait-il, dans Fifty Years of
the Tavistock Clinic, j’ai été mis en disponibilité et chargé d’une mis­
sion extraordinaire et très secrète : observer [Hess]. À la suite de
cette expérience, un bon contact s’est créé avec le Military Intelli­
gence et je passai du monde de ma pratique quotidienne au
royaume des services secrets...»
Un épisode illustre bien les rapports entre Dicks, l’enquêteurmédecin, et Hess, le patient adjoint du Führer. Au cours de ces pre­
mières semaines, Hess n’avait pas droit aux journaux. On lui déclara
que les poèmes de Goethe, les manuels d’histoire du monde, de
mathématiques supérieures et de médecine qu’il avait réclamés,
étaient indisponibles. En fin de compte, Dicks lui procura quelques
volumes de Goethe — et un roman anglais dont le jeune héros avait
exactement le même âge que Wolf Rüdiger. Quatre ans plus tard,
Hess se souvenait encore : « Chaque page me rappelait mon fils,
mais je devais me faire à l’idée que j’avais très peu de chances de le
revoir. »
* Licensed Mass Murder, Londres, 1972.
144
L ’Angleterre
Dès l’instant où le docteur Dicks, du S.I.S., posa le pied à l’inté­
rieur du Camp Z, l’antipathie immédiate entre l’émissaire de paix
nazi et le psychiatre originaire d’Estonie rendit tout dialogue impos­
sible.
Gibson Graham avait fait part de ses conclusions à Rees. D’après
lui, Hess avait une tendance marquée à l’hypocondrie accompagnée
de délire de persécution. Il le décrivait comme « interprétant mal de
simples incidents » pour y déceler une intention perverse. D’après
le rapport qu’il fit immédiatement, le diagnostic de Rees différait
sensiblement de celui de Gibson Graham — malgré les difficultés
de communication (à la différence de Dicks, Rees ne parlait pas
l’allemand) ; il eut l’impression à l’issue de leur conversation que la
dépression de Rudolf Hess pouvait légitimement être considérée
comme consécutive à son «sentiment d’échec», mais qu’elle
n’indiquait nullement un sérieux déséquilibre mental : « Il a le
faciès [expression du visage] et la lente élocution d’un homme souf­
frant de dépression. »
Évidemment, le colonel Rees, pour satisfaire sa curiosité person­
nelle, demanda à Hess pourquoi il s’était envolé pour l’Écosse.
Rees avait, au cours d’années d’expérience clinique en temps de
paix, eu affaire à nombre de névrosés, de délinquants et de crimi­
nels. Il raconta par la suite au War Office : « J ’ai vraiment eu
l’impression que, dans l’ensemble, son histoire était vraie.» Hess
avait parlé de façon obsessionnelle mais convaincante de la néces­
sité de mettre fin au massacre; l’Allemagne disposait d’une telle
puissance en sous-marins et en avions que l’Angleterre avait perdu
d’avance. Le Führer, cependant, avait toujours répugné à combattre
la Grande-Bretagne. Quant à lui, depuis le début du blitz, en sep­
tembre 1940, les destructions, les carnages inutiles l’avaient tour­
menté. Il avait emprunté un avion et volé jusqu’ici pour prendre
contact avec les nombreux Anglais favorables à la paix. Rees fut
déconcerté par l’honnêteté de l’homme — jusque-là il l’avait ima­
giné tout à fait différent. « Hess ne parle pas couramment anglais, et
aurait, à mon avis, énormément de mal à raconter de façon convain­
cante une histoire totalement inventée, et lorsque il a évoqué les
massacres, etc., il y avait dans sa voix une force et une émotion dont
je suis certain qu’elles n’étaient pas feintes. »
Alors qu’ils faisaient un tour dans le jardin clôturé, Hess fit part
au colonel Rees de son mécontentement. Pourquoi lui interdisaiton les livres ? Il n’arrivait pas non plus à comprendre la raison pour
laquelle on utilisait des serrures et des barreaux pour enfermer un
homme qui était «venu avec un drapeau de paix». Pourquoi
Le Camp Z
145
n’avait-il plus le droit de parler à Kirkpatrick et au duc de Hamilton?
Il était clair pour le colonel Rees que le prisonnier, en dépit de
son intelligence « évidente », montrait une répugnance pathologi­
que — presque pathétique — à admettre sa situation présente.
Anxieux et tendu, l’Allemand lui fit remarquer à deux reprises que
« le roi d’Angleterre ne laisserait jamais se passer des choses
pareilles». Il voulait parler des barbelés, des sentinelles, de la grille
derrière laquelle le retenaient les « fauteurs de guerre » de Whitehall. En fait, le colonel Rees envisageait un risque de suicide malgré
la «prétendue promesse» faite au Führer.
31 mai 1941
[Journal du commandant]
Il y a eu deux alertes aériennes au cours de la nuit — le bruit des
sirènes était particulièrement fort. Il a semblé importuner Z qui s’est
levé et a arpenté le palier et le salon. Il est retourne se coucher à
6 heures. Il est descendu à 12 heures et s’est promené dans le jardin
avec le capitaine « Barnes».
Le nouveau médecin, le major Dicks, a fait son rapport, et a passé
une grande partie de la soirée après le dîner à marcher dans le jardin
avec Z.
Le contraste entre Rees, profondément impressionné par l’intelli­
gence et la sincérité de Hess, et Dicks, le psychiatre hostile, n’aurait
pu être plus flagrant. Une réunion secrète entre Dicks, le colonel
Scott et les «com pagnons», avait précédé la première rencontre;
instruction fut donnée à Dicks de se présenter comme un généra­
liste et non comme un psychiatre. Sa mission consistait à aider le
personnel du Camp Z et les officiers du M.I.6 a venir a bout de
Hess, et à lui soutirer des informations utiles.
Puis Dicks fut conduit à l’étage dans le bureau de Z. Sa réaction
fut immédiate : «u n schizophrène typique». L’homme qui avait été
l’adjoint du Führer était assis à une table jonchée de papiers — il
rédigeait une lettre au Cabinet britannique —, son visage, à
l’expression sinistre, faisait penser à une tête de mort, selon les
termes de Dicks. De face, le visage décharné, les joues creuses, pâle
et ridé, le regard perdu dans le vide, il donnait encore une impres­
sion de force maléfique. De profil, cependant, Dicks remarqua le
front fuyant, les arêtes sur-orbitaires exagérément proéminentes
avec des sourcils épais et touffus, les yeux enfoncés, les dents « de
lapin» mal plantées, le menton mou et la mâchoire inférieure effa­
cée ; cela lui suffit pour se faire une opinion : « Tout l’homme, écri­
146
L ’Angleterre
vit-il, donne l’impression d’un grand singe en cage, il “suinte” l’hos­
tilité et la méfiance. »
Lorsqu’on les laissa seuls, il fut manifeste que l’hostilité était réci­
proque. Hess, déjà mis sur ses gardes par l’excellent allemand parlé
par ses « compagnons », remarqua l’accent très prononcé de Dicks,
ce chuintement caractéristique d’Europe centrale. Le major, lui,
trouva de nouvelles raisons de détester le prisonnier ; les oreilles mal
formées, par exemple, qu’une hérédité cruelle avait placées beau­
coup trop bas par rapport au niveau des yeux. Lors d’un autre exa­
men de la bouche, il devait découvrir que le palais de Hess était
étroit et voûté.
Déjouant toutes les tentatives de Dicks pour lui soutirer quelque
renseignement important, Hess demeura courtois avec son compa­
gnon au triple visage — psychiatre déguisé en simple médecin, tra­
vaillant pour le M.I.6 et essayant de lui extorquer certains secrets. Il
évoqua l’intérêt qu’il portait lui-même à la santé et au bien-être, en
mentionnant avec une certaine fierté le centre de réadaptation
Rudolf-Hess qu’il avait fondé à Dresde pour les ouvriers de l’indus­
trie devenus invalides, et parla avec la même ferveur des difficultés
de son voyage secret vers l’Écosse. Il demanda adroitement si la
B.B.C. avait interviewé le petit fermier qui l’avait découvert (il cher­
chait à savoir jusqu’où le public britannique avait été informé de
son arrivée et de sa mission).
Alors qu’ils descendaient les escaliers pour sortir dans le petit jar­
din, Hess accusa à nouveau Churchill et sa «petite clique de fau­
teurs de guerre » d’être responsables de son emprisonnement ;
c’étaient eux qui l’avaient empêché de délivrer son message aux
gens qui aspiraient à la paix : le duc de Hamilton, le Palais royal et
la véritable aristocratie britannique dont Hess ne connaissait guère
que les fringants officiers de la Garde, comme le lieutenant Malone,
qu’il pouvait apercevoir à travers la grille. Mais lui-même était pris
au piège à l’intérieur avec Dicks et ses « compagnons » parlant alle­
mand : c’étaient eux qui contrariaient sa mission. Et ce serait peutêtre l’un d’eux qui, un jour, se laisserait soudoyer pour permettre à
un émigré allemand poussé par la haine de l’assassiner.
Dicks, opiniâtre, tenta de lui extorquer quelque chose dès ce pre­
mier jour, mais Hess ne lui fit même pas la grâce de lui nommer les
noms des fleurs qu’ils foulaient.
Au loin, on entendit un clairon. Se rappelant l’épisode du « pas
de l’oie » que lui avait raconté le Dr Gibson Graham, Dicks fit une
remarque sur la puérilité des exercices militaires. « Je ne sais plus
qui a dit un jour qu’on pouvait tout faire avec une baïonnette,
excepté s’asseoir dessus. »
Le Camp Z
147
« Oui, répondit Hess, c’était Napoléon. Mais il avait essayé, et il a
encore fait pas mal de gâchis vers la fin. »
Ce soir-là, Dicks examina Hess dans son lit. Il découvrit alors,
« en plus des signes de dégénérescence déjà notés » — le front, les
oreilles, le menton, etc. — que le prisonnier avait le dos voûté et le
torse étroit. Hess lui dit souffrir d’insomnie et réclama qu’on lui
rende ses sédatifs Phanodorm ainsi que toute une liste de produits
de médecine naturelle et galénique que le major Dick connaissait
mal. Dans son bref rapport, il utilisa les termes «paranoïde»,
«hypocondriaque» et «traitement biscornu».
« Quel triste chien ! » commenta un des officiers de la Garde en
parlant de Hess à Dicks. Un autre ajouta : « J ’estime que cet homme
vaut dans les deux livres et dix shillings sur la marché libre du tra­
vail ! »
Un assassin aurait eu bien du mal à empoisonner Hess. Sans se
soucier des railleries ni des airs outragés de ses «com pagnons», il
passait un temps extrême et même absurde à se protéger. Ce pre­
mier soir, le 31 mai 1941, Dicks vit Hess attendre que tout le
monde soit servi en soupe puis, tranquillement, échanger preste­
ment son assiette avec celle de l’officier supérieur ; il choisit ses
tranches de bœuf dans la moitié inférieure de la pile, et refusa obsti­
nément de goûter aux vins apportés du mess des officiers et de
boire leur café ou leur thé : « Je dois faire attention à ce que je bois,
et quand», fit-il remarquer avec ironie. Ces précautions frisaient la
paranoïa, c’est vrai, mais pour lui, quoique fastidieuses, elles étaient
absolument nécessaires s’il voulait rester en vie. Il se sentait tou­
jours investi d’une mission.
1erjuin 1941
[Journal du commandant]
Z a passé une nuit plutôt agitée... Plusieurs coups de feu ont été
tirés cette nuit par les Canadiens français [basés] dans le voisinage...
Passé la majeure partie de la matinée dans sa chambre, mais, après le
déjeuner, il s’est promené dans le jardin où il est resté assis très long­
temps — en fait presque jusqu’à 18 heures... Le major Dicks est
maintenant chargé du problème. Z le traite encore avec beaucoup de
méfiance.
2 juin 1941
Z a passé une nuit agitée et ne s’est donc pas levé pour le petit
déjeuner — en fait, il est resté au lit jusqu’à 12 heures... Il s’est à
nouveau plaint de son déjeuner trop épicé et prétend maintenant
qu’il s’agit d’une tentative délibérée pour le faire mourir de faim. Il
est remonté directement dans sa chambre après le déjeuner et a écrit
sans relâche tout l’après-midi. Il n’est redescendu qu’à 17 h 30,
148
L ’Angleterre
quand le major Dicks est monté le chercher pour faire une prome­
nade dans le jardin.
3 juin 1941
Z... a passé une très bonne nuit. Le médecin lui a donné un médi­
cament [du Phanadorm] qu’il avait lui-même réclamé et qui semble
avoir eu l’effet désiré. Après le petit déjeuner, il est sorti pour une
courte promenade qui ne fut pas annoncée, comme c’est la règle, par
les compagnons. C’est ainsi que trois ouvriers civils travaillant dans
l’enceinte du camp à la construction d’un incinérateur l’ont aperçu.
Il a plu violemment le reste de la journée, aussi Z n’a-t-il rien pu
faire d’autre que de rester assis dans sa chambre à rédiger son long
journal. Le temps s’est légèrement éclairci après le dîner et il a fait
une courte promenade avec le major Foley. Un caporal est venu de
Pirbright pour lui couper les cheveux, il a paru se sentir mieux après.
En ces premiers jours de juin, Hess passe de phases de dépression,
où il semble déconcerté par sa situation, à des périodes où il tra­
vaille avec acharnement à sa lettre au Cabinet britannique. À nou­
veau interrogé par Dicks, il refuse de sortir de son mutisme. « J e ne
dévoilerai mes intentions qu’à un représentant dûment autorisé du
gouvernement de Sa Majesté », dit-il, avant de se replonger dans la
rédaction de son document, arrangeant avec soin au crayon indélé­
bile une déclaration qui, Dicks lui-même dut l’admettre, contenait
des arguments qui etaient des «modèles de clarté d’exposition et
d argumentation logique». Les jours passant, il laissa deviner aux
officiers du M.I.6. qu’il bouillait d’impatience à l’idée de se trouver
tête à tête avec un ministre du rang requis.
Le 4 juin, la dépression semble atteindre un niveau suicidaire. Le
sous-lieutenant Jackson rapporte au colonel Scott que l’Allemand
s est, a maintes reprises, levé de son lit pour se rendre aux toilettes
ou il est reste parfois une demi-heure. Hess passe l’après-midi assis,
l’air morose, sous un arbre, dans une position apparemment très
inconfortable, refusant de parler à quiconque. Qui pourrait savoir
quelles pensées l’assiégeaient ? Mais dans la soirée, il sort à nouveau,
marchant de long en large d’un air agité, semblant compter ses pas.
Les microphones le surprennent en train de marmonner : « Je ne
peux supporter ça plus longtemps. » Il refuse la fausse « compa­
gnie » que lui offrent les hommes du M.I.6 et, en se retirant à dix
heures, il se retourne pour leur souhaiter: «Bonne nuit». Ce qu’il
n’avait jamais fait auparavant.
À dix heures et demie, le colonel « Wallace » , officier supérieur
du M.I.6, prévient Scott que Foley, Dicks et lui-même redoutent
que Hess ne tente de se suicider au cours de la nuit. Scott ordonne
Le Camp Z
149
au lieutenant Malone — qui a une bonne expérience des malades
mentaux — de remplacer le lieutenant Hubbard, de garde à l’inté­
rieur de la grille.
Ils avaient évidemment profité d’une des sorties de Hess pour
fouiller sa pièce et y avaient trouvé une lettre adressée à sa femme
lise — pour la première fois (celle-ci ne devait pourtant recevoir
une lettre de lui qu’en janvier 1942). La lettre comprenait une cita­
tion d’un poème de Goethe, « Le Divin » (Das Gôttliche) :
Suivant les grandes lois étemelles
Gravées dans le métal,
Nous devons tous
De notre existence
Achever le cycle.
Ces vers touchaient beaucoup Hess qui les cita dans plusieurs let­
tres au cours des années suivantes.
D’après les rapports officiels, c’est à partir de ce moment-là que le
Foreign Office mit la dernière main à l’organisation d’une entrevue
entre Hess et un «pseudo-négociateur». Le lord chancelier lord
Simon, intellectuel libéral, avait été ministre des Affaires étrangères
six ans auparavant et avait rencontré Hess à Berlin en 1935. Il pos­
sédait de plus quelques notions d’allemand ; il accepta de coopérer à
cette déplaisante supercherie destinée à duper Hess et à le pousser à
trahir les secrets de son pays tout en croyant ramener la paix dans le
monde. Gêné par la mission qu’on lui confiait, Simon, qui avait une
réputation de conciliateur, demanda une confirmation écrite. Eden
la lui fournit le 27 : « Le Premier ministre et moi-même, écrivait-il,
vous serions reconnaissants d’envisager une entrevue avec l’homme
dont nous avons parlé. Nous sommes certains que c’est pour nous la
meilleure façon de tirer profit de cette situation, pour le bien com­
mun, même si, à notre avis, les chances de succès sont minimes. »
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES À PREMIER MINISTRE
27 mai 1941
J ’ai vu Simon hier, et je pense qu’il acceptera le travail dont nous
avons parlé. Il a demandé 24 heures pour étudier la question. Nous
sommes convenus qu’il devait dire clairement [à Hess] que le gouver­
nement était au courant de cette entrevue, mais qu’il vaudrait mieux
qu’il ne fasse pas état d’une étroite collaboration avec vous et moi —
qu’il dise plutôt l’inverse... Tout cela doit être tenu Très Secret et,
dans ce Bureau, seuls Cadogan et moi-même sommes au courant de
ce projet.
150
L ’Angleterre
Ce soir-là, Eden raconta à Churchill sa conversation avec le lord
chancelier. Ce fut le tour de Churchill de se montrer scrupuleux à
l’extrême. Il était d’accord pour que Simon s’entretienne avec Hess
— mais émettait de sérieuses réserves.
En même temps [insista Eden pour Simon le 28 mai], il souhaite
qu’il apparaisse dans l’enregistrement que le gouvernement de
Sa Majesté n’est évidemment pas disposé à entamer des négociations
de paix avec Hess ou quelque autre représentant de Hitler. Notre
politique reste celle qui a été publiquement exprimée à maintes
reprises. Bien que vous connaissiez évidemment parfaitement la
situation, le Premier ministre a pensé que vous aimeriez recevoir
cette lettre.
Ce curieux post-scriptum montre bien que Churchill était conscient
de jouer avec le feu en permettant à Simon d’approcher Hess.
Pour sa part, Simon, qui était juriste, voulait que tout soit consi­
gné par écrit, et il soumit à l’approbation d’Eden son point de vue
personnel sur sa mission. «L e secret le plus absolu devra être
observé...», prescrivit Eden dans une réponse manuscrite, où il
approuvait le document du lord chancelier. « Vous pouvez évidem­
ment dire que vous êtes venu avec l’accord du gouvernement, mais
j’espère néanmoins qu’il ne sera pas nécessaire de trop insister làdessus. » Il concluait : « Churchill et moi-même vous sommes très
reconnaissants. »
Quinze jours devaient s’écouler cependant, avant que lord Simon
accepte finalement l’entrevue avec l’adjoint du Führer. Il était visi­
blement plus que réticent, selon la note qu’écrivit sir Alexander
Cadogan dans son journal, après avoir donné ses instructions au
Cabinet, le 29 mai : «J.S . [John Simon] a appelé ce matin — il a
plutôt la frousse à l’idée de rencontrer Hess. » Cadogan « tenta de le
réconforter» tout en admettant pour lui-même que l’entreprise
comportait un risque (« mais le Premier ministre, ajoutait-il avec un
humour glacial, dit qu’il n’y attache pas d’importance»). Le 13,
Cadogan informa le secrétaire personnel du Roi du plan de rencon­
tre entre Hess et Simon.
Avec l’humour caustique qui a fait la renommée du corps diplo­
matique britannique, Cadogan ajouta une remarque sur son propre
ministre, Anthony Eden, trois jours plus tard : « Lui et Hess sont
des cas psychologiques. »
Le lendemain, 3 juin, Cadogan discuta de l’ensemble de l’affaire
Hess avec C, le chef du M.I.6. Plus tard dans la journée, il apprit
Le Camp Z
151
que Simon avait envoyé chercher Henry Hopkinson, secrétaire par­
ticulier de Cadogan, et avait accepté de se charger du travail. Le len­
demain, à dix-neuf heures, C vint débattre avec Cadogan des
« arrangements » pour cette nouvelle tentative de mystifier Hess et
de lui arracher quelques secrets d’État. « Simon, nota Cadogan, s’est
chargé du travail et commencera lundi ! »
Le M.I.6 mit à la disposition de lord Simon toutes les transcrip­
tions des conversations de Hess et lui fournit des notes sur les sujets
sur lesquels il pouvait essayer de soutirer des informations au pri­
sonnier. Cadogan informa confidentiellement Churchill du plan
Simon :
Dans l’ensemble, Hess est resté fidèle à la ligne qu’il avait adoptée
dans ses premières entrevues avec le duc de Hamilton et M. Kirkpa­
trick, à savoir qu’il insiste sur la victoire inéluctable de l’Allemagne
et l’absurdité qu’il y aurait à continuer le combat. Il maintient tou­
jours être venu en Angleterre de sa propre initiative et non en tant
qu’envoyé du Führer. Il est toujours désireux d’entrer en contact
avec les dirigeants de l’opposition dans ce pays qui, suppose-t-il,
représentent un puissant parti de Paix.
Quand il s’est retrouvé dans sa nouvelle résidence, derrière des
barbelés et des barreaux, il a commencé par se déclarer très inquiet :
il se plaignit d’être tombé aux mains d’une clique des services secrets
et s’est mis à gémir que sa mission avait échoué et qu’il n’y avait plus
rien d’autre à faire que de l’interner dans un camp avec les autres pri­
sonniers de guerre.
Il a passé plusieurs jours de grave dépression. Celle-ci s’est aggra­
vée au point que le médecin militaire a commencé à s’inquiéter pour
sa raison et à craindre une tentative de suicide.
En conséquence, on lui a dit qu’il était possible de lui menager
une entrevue avec une personnalité responsable, dans un délai de
quelques jours.
La nouvelle qu’un « négociateur » allait venir au Camp Z eut un
effet saisissant sur Hess.
5 juin 1941
(Journal du commandant]
Il est descendu à 9 heures pour le petit déjeuner dans un état
d’extrême nervosité. Il s’est, pourtant, considérablement calmé au
cours de la journée — peut-être parce qu’on lui a annoncé officielle­
ment qu’un haut représentant du Foreign Office viendrait le voir
lundi prochain. Il est resté dans sa chambre, se plaignant de maux de
tête, de la fin du déjeuner à 16 h 30, après quoi il a marché un
moment dans le jardin.
Au dîner, puis ensuite, il fut plus disert et expliqua sa phobie du
152
L ’Angleterre
poison en disant qu’il avait confiance en nous tous mais qu’il crai­
gnait que des « émigrants » ne soudoient l’état-major pour l’empoi­
sonner.
Il est resté debout plus tard que jamais auparavant — a bu un
verre de porto et est monté se coucher à 23 h 45.
Il souhaite vivement avoir un calendrier indiquant les phases de la
lune.
Pendant les quatre jours d’attente suivants, Hess fit une rechute :
6 jutn 1941
[Journal du commandant]
Z... s’est plaint de maux de tête qui sont, d’après le médecin,
d’origine entièrement nerveuse, et il a passé la plus grande partie de
la journée à écrire dans son salon.
7 juin 1941
Z a encore passé une nuit agitée et n’est pas descendu pour le
petit déjeuner. Toute la journée, il a été extrêmement nerveux, pro­
bablement à cause de la rencontre de lundi. Il n’est sorti qu’un court
instant entre deux averses.
8 juin 1941
Z a encore passé une mauvaise nuit. Il ne s’est levé que très tard.
Est descendu pour le déjeuner, a refusé de manger de la soupe
comme du poisson et quand on a fait tourner le plat de viande, au
lieu de se servir, il s’est emparé brusquement de l’assiette du colonel
Wallace pour le servir ; en fait, il a à nouveau très peur du poison. Il
n’a pas desserré les dents, a refusé le thé et le dîner et est allé se cou­
cher comme un enfant gâté au paroxysme de la colère. Tout cela
montre qu’il est à bout de nerfs, et à ce moment-là, on pouvait se
demander s’il serait en état pour la réunion de demain.
Le major Dicks pensa alors à l’« alibi névrotique » tel que l’a décrit
Adler. Les «com pagnons» estimaient plus vraisemblable que Hess
manigançait une dépression hystérique pour éviter d’avoir à rencon­
trer un homme d’une intelligence supérieure à la sienne : ce que le
gouvernement britannique avait, en effet, appelé son bluff. Mais
alors, Dicks le soumit au test de Raven, test d’intelligence couram­
ment utilisé dans l’armée anglaise, en présentant cela comme un
jeu. Au bout de vingt-cinq minutes, le psychiatre découvrit que
Hess avait rempli les colonnes de A à D sans la moindre erreur, ce
qui, dans l’échelle de l’intelligence, le situait sans conteste dans les
dix pour cent supérieurs. Peut-être, après tout, l’examen de profil
des fronts, des mentons et de la hauteur des oreilles n’était-il pas
une méthode très fiable...
Le Camp Z
153
La crainte que Hess ne feigne une prostration pour se dérober à la
confrontation avec lord Simon devait, le jour venu, s’avérer sans
fondement. C’était le 9 juin 1941. Comme le raconta le major
Dicks, « il n’a jamais été question d’accepter ses propositions de
paix, mais... le but principal de cette entrevue était d’essayer de
l’amener à livrer la position de l’Allemagne et ses plans».
Hess, qui avait risqué sa vie en s’envolant pour l’Angleterre, ne
s’en rendit pas compte.
9 juin 1941
(Journal du commandant]
Z a passé une nuit très agitée, mais a pris son temps et mis un
soin infini à revêtir son uniforme, il a semblé retrouver une partie de
son ancienne personnalité.
Les deux médecins « Guthrie » et « McKenzie » [identités assi­
gnées à lord Simon et Ivone Kirkpatrick pour mystifier la garde]
sont arrivés à 13 heures et sont allés directement déjeuner au mess
« A » [avec le commandant et les gardes].
Z a mangé dans sa chambre avec le capitaine « B a m e s» . Son
repas, pourtant, s’est limité à des tablette de glucose. Il a refusé tout
le reste.
À 14 heures, le sténographe est arrivé, suivi quelques minutes
plus tard par trois officiers du M.I.5 [contre-espionnage] et le
«té m o in » [Kurt Maass, un agent consulaire allemand réclamé par
Hess, et qu’on avait tiré d’un camp d’internement].
Vêtu en grand uniforme de capitaine de la Luftwaffe, avec ses
insignes, comme lorsqu’il avait quitté Augsbourg un mois plus tôt,
Hess les attendait dans son bureau à l’étage.
9
.
La visite du négociateur
Ainsi, le 9 juin 1941, on permit à Hess d’exposer son cas à une
haute personnalité britannique. La partie aurait difficilement pu
être plus inégale. Hess était seul, pris au piège; crédule, honnête
comme Parsifal, il s’était envolé pour l’Écosse avec une montre
d’acier ordinaire et des sous-vêtements de toile bon marché, naïve­
ment persuadé que si un homme avait commencé le carnage,
d’autres mortels pouvaient y mettre fin.
Lord Simon était taillé dans une étoffe différente. Certes, il se
souvenait vaguement avoir rencontré Hess au cours d’entretiens à
Berlin, en 1935. Cet ancien avocat, de haute taille, arrogant, avait
dans les dernières années, comme Churchill, accepté de très subs­
tantiels « prêts » sans intérêts d’un multimillionnaire d’origine aus­
tralienne qui avait bâti sa fortune dans les mines d’or de la South
African Rand. L’affaire ne devait être portée à la connaissance du
public qu’en février 1944, lorsque, les remboursements une fois
convertis en donations, selon le vœu du bienfaiteur, leurs montants
furent publiés par le Times. (Simon avait touché 10000 livres, Chur­
chill le double.) Simon avait glissé sur le tard du camp des appeasers
(conciliateurs) au camp opposé. Churchill l’avait nommé lord chan­
celier — à la tête des professions juridiques en Angleterre. Et c’est
en cette auguste qualité que lord Simon allait faire partie de ceux
qui, comme Churchill, réclameraient à grands cris, en 1944 et 1945,
l’exécution sommaire, sans procès, des dirigeants ennemis.
Le matin de la confrontation entre Hess et lord Simon, Churchill
demanda à son secrétaire, John Martin, pourquoi il n’avait pas
encore reçu le rapport de C sur Hess.
La réponse vint du major Desmond Morton, son officier de liai­
son. Morton, vétéran des tranchées de la Grande Guerre, rubicond,
grand amateur de gin, était depuis le début des années trente la
« taupe » de Winston au sein des services de renseignements. Il fai­
sait partie de la bande d’auxiliaires illégaux qui le nourrissait de dos­
siers secrets — toujours anti-allemands et souvent extravagants et
La visite du négociateur
155
inexacts — alors qu’il était encore en pleine traversée du désert.
Churchill l’avait récompensé en 1940 en lui offrant une position
clé : il assurait la liaison entre le M.I.6 et les services de décryptage.
Il fit son rapport au Premier ministre le 9 juin 1941 au matin :
J ’ai lu le détail des conversations avec Hess. J ’en déduis préalable­
ment ceci :
(a) Hess est venu ici sans que Hitler en ait été informé au préala­
ble.
(b) Quoique non psychotique, c’est-à-dire « fou » au sens médical
du terme, il est sérieusement névrotique et c’est un homme très stu­
pide.
(c) Il n’est pas dans la confidence de Hitler et de ses généraux
quant à la haute stratégie, mais il possède peut-être des informations
dont il n’est lui-même pas conscient.
(d) Il se trompe vraiment complètement sur le moral de ce pays et
ne sait pas grand-chose, sinon rien, sur la façon dont il fonctionne ou
dont il est gouverné.
(e) Il a jusqu’à présent réellement cru qu’il pouvait ménager un
rapprochement entre l’Angleterre et l’Allemagne...
Morton promit à Churchill un nouveau rapport après l’entrevue
entre Hess et le «haut représentant» du gouvernement de
Sa Majesté.
Hess aussi s’était préparé. Il avait exposé par écrit (et signé) les
conditions de paix de Hitler, telles qu’il les connaissait :
BASES POUR UN ACCORD
1. Pour empêcher de nouvelles guerres entre l’Axe et l’Angle­
terre, il faut délimiter les sphères d’intérêt. Celle de l’Allemagne est
l’Europe, celle de l’Angleterre son Empire.
2. Restitution des colonies allemandes.
3. Indemnisation des nationaux allemands qui, avant ou pendant
la guerre, ont eu leur résidence au sein de l’Empire britannique* et
qui, à cause de mesures prises par un gouvernement de l’Empire ou
d’autres circonstances — troubles à l’ordre public, pillages ou événe­
ments du même ordre — , ont subi des torts, sur leurs propres per­
sonnes ou sur leurs biens. Indemnisations correspondantes de l’Alle­
magne en ce qui concerne les nationaux britanniques.
4. Armistice et paix uniquement s’ils sont conclus simultanément
avec l’Italie.
* Peut-être pensait-il à nouveau à ses parents.
156
L ’Angleterre
Hess indiquait également : « Les points ci-dessus ont été évoqués en
substance, et de façon répétée, par le Führer lors de conversations
que j’ai eues avec lui, comme bases d’un accord avec l’Angleterre.
Aucune autre exigence n’a été formulée. »
Le lendemain, Churchill avait le document en main. Le peuple
anglais, lui, ne devait en prendre connaissance que vingt ans après
sa mort.
À quatorze heures trente, Hess, ce papier à la main, reçut la
petite délégation dans sa pièce de l’étage.
Les trois heures qui suivirent ont été intégralement enregistrées
pour l’Histoire ; la première partie de la transcription figure dans les
dossiers de Churchill, le reste dans ceux de lord Simon. Les deux
ministres — l’allemand et l’anglais — s’engagèrent dans un dialogue
de sourds car chacun poursuivait un but différent. En outre, l’inter­
prète ne transmit pas le sens véritable des remarques de Hess en
gommant de façon flagrante leur impact émotionnel. Ivone Kirkpa­
trick, qui parlait couramment l’allemand, le remarqua, mais il était
violemment anti-allemand et déclara par la suite à Cadogan que rien
d’utile n’était sorti de ce dialogue — « Hess a récité toutes les niai­
series qu’il nous sert depuis un mois. » Simon était plutôt embar­
rassé quand il en parla avec Cadogan deux jours plus tard : « Très
intéressant, rapporta le fonctionnaire du Foreign Office. Il a vrai­
ment eu l’impression que [Hess] disait la vérité — aussi étrange que
cela paraisse. »
« Herr Reichsminister, commença Simon, flattant Hess en lui
donnant son titre en entier, j’ai été informé que vous étiez venu ici,
vous sentant chargé d’une mission, dont vous souhaitiez parler à un
interlocuteur investi de l’autorité gouvernementale. » Lisant les
notes qu’il avait préparées, il poursuivit : « Vous savez que je suis [le
lord chancelier] et que je suis par conséquent muni d’un mandat du
gouvernement. Je serais ravi de vous écouter et de discuter autant
que cela semble utile de toute chose que vous aimeriez déclarer
pour l’information de mon gouvernement. »
Peut-être ne s’était-il pas attendu au très long sermon historique
dans lequel allait se lancer Hess — probablement à partir d’un texte
écrit, et que l’interprète interrompait pour traduire. C’est la voix
authentique de Hess, laissons-lui donc la parole.
Je suis extrêmement reconnaissant [au lord chancelier] de s’être
déplacé jusqu’ici. Personne, me semble-t-il, ne comprend vraiment
pourquoi je suis venu ; mais le pas que j’ai franchi était si extraordi­
La visite du négociateur
157
naire que je ne pouvais guère m’attendre à autre chose. Aussi, j’aime­
rais tout d’abord vous exposer comment j’en suis arrivé là.
L’idée m’est venue alors que j’étais avec le Führer en juin de
l’année dernière; la campagne de France durait encore...
Après une brève remarque du lord chancelier qui lui demandait si
c’était lui qui en était arrivé à cette décision, Hess poursuivit :
Je dois admettre que lorsque j’en entretins le Führer, j’étais
convaincu qu’à long terme, nous ne pouvions que vaincre l’Angle­
terre, tôt ou tard, et je lui signalai que nous devrions évidemment
demander alors à la Grande-Bretagne la restitution de tous les biens
matériels, comme notre flotte marchande, qui nous avaient été
confisqués par le traité de Versailles.
Pour une fois, le Führer m’a contredit. À son avis, cette guerre
pouvait amener la réconciliation avec l’Angleterre, qu’il cherchait
depuis qu’il s’était lancé dans la politique.
Et je peux témoigner que depuis que je connais le Führer — ça
remonte à 1921 — il a toujours affirmé que dès qu’il serait au pou­
voir, il ménagerait un rapprochement avec l’Angleterre — qu’il
ferait quelque chose.
En France, il m’a dit [Hess revenait à juin 1940] que, même vain­
queur, on n’impose pas des conditions sévères à un pays avec lequel
on souhaite vivre en harmonie.
À ce moment-là, l’idée m’est venue que si vous, en Angleterre,
saviez seulement cela, vous souhaiteriez peut-être parvenir à un
accord.
Puis vint [il en était maintenant au 19 juin 1940] l’offre du Führer
à l’Angleterre après la conclusion de la campagne de France. Cette
offre a été rejetée, comme vous le savez. Cela m’a encore plus déter­
miné que jamais, en de telles circonstances, à mettre mon plan à
exécution.
L’enregistrement montre que Hess fit alors une longue pause. Il res­
sentait une fatigue inexplicable.
« Au cours des mois suivants, reprit-il enfin, commença la guerre
aérienne entre l’Allemagne et l’Angleterre. »
Elle causa des pertes et des destructions beaucoup plus lourdes à
l’Angleterre qu’à l’Allemagne. J ’eus alors l’impression que l’Angle­
terre ne pouvait plus se permettre la moindre concession sans perdre
brutalement la face, et je me suis dit qu’il était temps de mettre mon
plan à exécution : une fois que je me serais présenté en Angleterre,
les Britanniques pourraient considérer cela comme une raison
[Anlass] suffisante pour entamer des négociations entre nos deux
pays sans rien perdre de leur prestige.
158
L ’Angleterre
Cela paraissait tout simple. Mais Hess parlait à des juristes et à des
diplomates, non à des êtres de chair et de sang. Kirkpatrick com­
mença à ergoter avec l’interprète sur la signification du mot Anlass.
Hess enchaîna rapidement :
Pour moi, tout à fait en dehors du problème des termes d’un accord,
il y avait une certaine méfiance générale qu’il fallait vaincre en
Angleterre.
Je dois admettre que je me suis trouvé en face d’une décision très
difficile — en fait, la décision la plus difficile que j’aie jamais prise.
Mais je ne cessais de voir en imagination — en Allemagne comme
en Angleterre — un cortège sans fin de cercueils d’enfants suivi par
des mères en larmes, puis les cercueils des mères, avec leurs enfants
groupés derrière eux. Je crois que cette image m’a aidé à prendre ma
décision.
Manifestement, lord Simon fut plus ému par la sincérité de Hess
que Kirkpatrick.
Je déduis de l’ensemble de la conversation [rapporta Simon par la
suite] que l’Allemagne ne souhaite pas un conflit très prolongé.
Hess, se faisant l’interprète de Hitler, insiste sur les effroyables souf­
frances qu’il infligerait aux populations civiles. (H a parlé avec élo­
quence des « femmes et des bébés » et m’a montré les photos de sa
femme et de son enfant.) Néanmoins H a maintenu que si la guerre
se poursuivait, nous étions condamnés.
Hess demanda à pouvoir soulever quelques points qu’il estimait
avoir été la cause de malentendus dans les relations anglo-alle­
mandes. « Je vais devoir faire un petit retour en arrière », dit-il. (Si
Kirkpatrick gémit en imaginant ce qui les attendait, le protocole ne
le montre pas.)
Après la défaite de l’Allemagne à la fin de la Guerre mondiale, on
nous a imposé le traité de Versailles. Aujourd’hui, plus aucun histo­
rien sérieux ne pense que l’Allemagne doive être tenue pour respon­
sable de ce conflit. Lloyd George a dit que les nations avaient trébu­
ché dans la guerre. J ’ai lu récemment ce qu’un historien britannique,
Farrer, a écrit sur le roi Edouard VII et sa politique étrangère à l’épo­
que ; il affirme qu’aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, la prin­
cipale responsabilité appartient à Edouard VII. Après son effondre­
ment, on accabla l’Allemagne avec ce Traité qui fut une calamité
épouvantable non seulement pour elle, mais pour le monde entier.
Toutes les tentatives faites par les hommes d’État et les politiciens
La visite du négociateur
159
allemands pour obtenir des concessions se sont soldées par des
échecs, jusqu’à l’arrivée du Führer au pouvoir.
Dans un premier temps, le Führer a tenté de négocier des conces­
sions et la garantie des droits les plus élémentaires. Il a réclamé une
armée de 200000 hommes pour l’Allemagne. Refusé! Quelques
avions, quelques tanks, un peu d’artillerie lourde — refusé ! Il a pro­
posé qu’une convention internationale proscrive au moins les gaz [de
combat] ainsi que les bombardements de populations civiles.
Refusé ! Il a alors proposé l’abolition internationale de tous les avions
de bombardement.
C’étaient des vérités inconfortables, et Kirkpatrick le savait. Mais
cela n’était pas nouveau.
Après cette expérience, il ne restait plus au Führer qu’à faire ce qu’il
pouvait de son côté. Il commença par tenter de normaliser les rela­
tions avec les pays voisins. Les relations avec l’Italie étaient déjà éta­
blies, comme un fait historique. Le Führer signa un pacte avec la
Pologne [en 1934], Il abandonna définitivement l’Alsace-Lorraine à
la France et garantit les frontières. Il ne cessa, sous une forme ou une
autre, de faire des offres à l’Angleterre. Celle-ci n’en accepta qu’une,
l’accord naval [de mai 1935], et si celui-ci a été répudié par la suite
[par Hitler en avril 1939], la faute en revient entièrement à la
Grande-Bretagne qui, au mépris de cet accord, a constamment
essayé de travailler contre l’Allemagne en s’alliant avec nos ennemis.
Dans ces circonstances, le Führer ne pouvait accepter que notre pays
soit handicapé de façon permanente par rapport à l’Angleterre.
Puis vint l’union avec l’Autriche [en mars 1938]. Ce ne fut qu’une
mise en pratique du principe de la démocratie, puisque par la suite
[en avril 1938] quatre-vingt-quinze pour cent de la population émi­
rent un vote favorable.
Ce fut ensuite la crise tchèque. Le ministre [de l’aviation] français
Pierre Cot avait déclaré que lors d’une future guerre de la France et
de l’Angleterre contre l’Allemagne, le territoire tchèque devrait être
utilisé comme base aérienne. En outre, la population de race alle­
mande était, dans ce pays, traitée avec brutalité, et cela nous a fourni
le « levier » [Handhabe] pour intervenir.
« Et je peux vous assurer que ces brutalités n’étaient pas inven­
tées, dit-il en réponse à une question de Simon : je peux le jurer. »
Puis il y eut Munich [septembre 1938]. Le Führer par la suite me
fit part de son contentement. Pour lui, c’était le début d’un rappro­
chement. Malheureusement, immédiatement après, selon des infor­
mations en provenance de Grande-Bretagne, Chamberlain aurait
déclaré qu’il avait simplement essayé de gagner du temps pour réar­
mer ; le Times s’en fit à nouveau l’écho à la mort de Chamberlain [en
novembre 1940]. Historiquement, la politique étrangère de l’Angle­
160
L ’Angleterre
terre a toujours visé à former des coalitions dirigées contre la plus
forte puissance du continent. Je pense que vous savez ici que le
général Wood, s’adressant à la commission des Affaires étrangères
[du Sénat] U.S., a déclaré sous serment que M. Churchill lui avait dit
en 1936 : « L’Allemagne devient trop forte, il faut la détruire. »
De plus, les Tchèques [Resttschcheil] poursuivaient leur réarme­
ment avec le soutien financier de la France et de l’Angleterre. En
tant qu’homme d’État responsable, le Führer n’avait d’autre choix
que d’éliminer cette sérieuse menace au cœur de l’Allemagne.
Après cette dissertation — qui contenait une part de vérité — sur
l’histoire récente, Hess passa au conflit avec la Pologne qui avait
provoqué la réaction de Hitler.
La Pologne. Le traité de Versailles avait créé le « couloir » [de Dantzig]. Imaginez comment aurait réagi l’Angleterre si un couloir avait
traversé son territoire — pour permettre par exemple à l’Irlande
d’avoir accès à la mer du Nord ! Le Führer était encore prêt à régler
ce problème de façon négociée, et les 5 et 6 juin 1939, il fit des pro­
positions en ce sens à Beck [Josef Beck, ministre des Affaires étran­
gères polonais], à la fois en personne et par l’intermédiaire de son
ministre des Affaires étrangères [Ribbentrop]. Ces propositions
impliquaient premièrement qu’on nous restitue intégralement la
ville allemande de Dantzig. Deuxièmement la Pologne aurait
conservé le couloir — l’Allemagne réclamait seulement deux pas­
sages extra-territoriaux à travers le couloir : une voie ferrée et une
autoroute ; et le Führer aurait garanti la frontière. Cette proposition
choqua le public allemand — seul un homme possédant l’autorité
du Führer pouvait la faire. Au milieu [ou en mars ?] 1939, cette pro­
position fut renouvelée à l’ambassadeur de Pologne, [Josef] Lipski.
La Pologne était évidemment prête à accepter mais les pressions
exercées par l’Angleterre l’en dissuadèrent. Elle était même disposée
à accepter les conditions allemandes juste avant le début de la guerre
— dans les huit derniers jours — mais la signature du pacte de nonagression avec l’Angleterre arriva [le 25 août 1939]. Des membres du
ministère des Affaires étrangères polonais eux-mêmes confirmèrent
tout cela par la suite.
Une fois encore, ce fut le traitement brutal infligé aux Allemands
de souche qui provoqua notre intervention. Des journalistes neutres
qui étaient présents ont confirmé ces atrocités. Je pourrais vous
montrer des photos d’enfants allemands en train de mourir, la lan­
gue clouée à une table.
Puis les hostilités ont commencé. Et l’Angleterre et la France
nous ont déclaré la guerre.
Le Führer fit sa première offre de paix à ces deux nations après la
campagne de Pologne [octobre 1939].
La visite du négociateur
161
Au cours des mois suivants, le Führer reçut [grâce au décryptage]
des renseignements dignes de foi sur les plans anglais d’invasion de
la Norvège. Ces plans visaient bien à utiliser certaines régions de la
Norvège comme bases d’opérations contre l’Allemagne. De façon
significative, lorsque le Führer, en tirant les conclusions qui s’impo­
saient, fit mouvement vers la Norvège [en avril 1940], nos troupes
furent chaleureusement accueillies comme si elles étaient les troupes
britanniques attendues. Il y eut même un neveu de Churchill pré­
sent sur place [Giles Romilly du Sunday Express] qui annonça au
public l’arrivée des troupes anglaises. C ’était un journaliste... Avant
notre intervention, il y eut l’affaire de 1’Altmark et du Cossack [février
1940] et le mouillage de mines [par Churchill] dans les eaux norvé­
giennes neutres. Ce furent les premières violations territoriales du
droit international dans cette guerre, mis à part le survol [de la Hol­
lande et de la Belgique par des avions anglais] et les raids de bombar­
dement.
Après des allusions confuses à d’autres renseignements sur les plans
anglais d’invasion du Danemark, Hess poursuivit :
Nous étions en outre au courant des plans de l’Entente concernant la
Belgique et la Hollande. L’idée était d’attaquer la Ruhr par ces deux
pays dès que le permettrait le rassemblement des troupes derrière la
ligne Maginot. Nous avons appris que des cartes avaient déjà été
imprimées dans ce but, et plus tard nous les avons effectivement
trouvées. Les cantonnements des états-majors français et britannique
étaient déjà prêts. Nous avons mis la main sur les directives pour le
ravitaillement en carburant des forces motorisées de l’Entente, et
tout ceci fut encore confirmé par les documents [de l’état-major
général français, et du Commandement suprême des forces interal­
liées] que nous avons découverts à La Charité [une gare ferroviaire
française de province]. Je suis rentré dans tous ces détails parce que
je sais l’importante part psychologique que tout cela a joué contre
nous jusqu’ici.
Pour ce qui est de la violation des traités et du droit international,
et caetera, je crois, d’après ce que je connais de l’histoire de l’Angle­
terre, que, placés dans la même situation, vous auriez agi comme
nous, et même sans les raisons que nous avions. Il me suffit de vous
rappeler [l’amiral Nelson à] Copenhague ! Les mots « à Copenha­
g u e » viennent d’Angleterre, pas d’Allemagne. Je pourrais vous dres­
ser une liste interminable des infractions aux traités et des violations
du droit international qui jonchent l’histoire de l’Angleterre. Souve­
nez-vous de Lawrence d’Arabie. Il est de notoriété publique qu’il a
démissionné de son poste de colonel parce qu’il ne pouvait admettre
que l’Angleterre ne tienne pas la parole donnée aux Arabes. Il sied
mal à la Grande-Bretagne de reprocher aux autres la répression de
162
L ’Angleterre
nations plus petites. Les Tchèques se portent plutôt bien depuis
qu’ils ont dû désarmer. Une chose est sûre : l’Allemagne n’a jamais
traité une nation comme les Boers, les Indiens et les Irlandais [ont
été traités]. Il n’y a pas d’épisode Amritsar* dans notre histoire ! Nous
n’avons pas non plus construit des camps de concentration pour les
femmes et les enfants, comme vous l’avez fait pour les Boers.
Le peuple allemand n’a pas non plus oublié qu’il a signé l’armis­
tice sur la base des Quatorze points de Wilson, mais qu’il n’y adhéra
pas : l’armistice fut rompu sur un point, à savoir l’immobilisation
contrainte de la flotte allemande. Et, comme vous le savez, le traité
de Versailles n’a pas été respecté sur un de ses points fondamentaux,
celui du désarmement. D ’après ce traité, les autres puissances
devaient elles aussi désarmer après un temps donné, exactement
comme l’Allemagne. On me fait souvent remarquer que l’Angleterre
a, elle aussi, réduit son armée de terre et ses forces aériennes, mais sa
puissance réelle réside dans sa marine, et si l’Allemagne s’était empa­
rée, pour son armée de terre, qui est pour elle la plus importante, de
l’équivalent des treize navires de guerre, de premier ordre, confis­
qués par l’Angleterre, nous disposerions d’une armée considérable
dotée de toutes sortes d’armements modernes...
Je ne mentionne tout cela que parce que c’est le genre d’alléga­
tions que vous avancez contre nous. Et je pense que si nous devons
parler franchement, d’homme à homme, nous devons mettre ces
récriminations de côté.
Kirkpatrick traduisit cette opinion à lord Simon.
« Je suis personnellement convaincu », ajouta Hess,
que les personnalités dirigeantes britanniques ne se livrent pas à ces
critiques. Mais celles-ci empoisonnent les rapports entre nos deux
peuples, et la méfiance de l’opinion publique allemande vis-à-vis de
l’Angleterre n’est certainement pas moindre que celle que les
Anglais manifestent envers nous.
Encore et encore [déclara Hess sans la moindre malice], les Alle­
mands demandent : quelle garantie aura notre pays que l’Angleterre
respectera mieux les traités que par le passé, et particulièrement au
cours de l’histoire récente ? Et ce qui accroît l’amertume du peuple
allemand, c’est qu’il sait que le Führer, pour sa part, ne souhaitait
aucune guerre de bombardements, et surtout pas des populations
civiles. Quand la guerre a éclaté, le Führer a proposé [au Reichstag le
1er septembre 1939] de s’abstenir de tels raids.
* Cité sainte des Sikhs. Épisode connu sous le nom de « massacre d’Amritsar »
Après les émeutes qui avaient éclatées au Pendjab, le 13 avril 1919, les troupes bri
tanniques commandées par le général Dyer ouvrirent le feu sur une foule de mani
festants, faisant 379 morts et 1 208 blessés ( N.d.T .).
La visite du négociateur
163
Rudolf Hess fit une pause pour la seconde fois. Simon et Kirkpa­
trick n’eurent pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner
quelles images déchirantes défilaient à nouveau dans son esprit :
Malgré cela, les raids de l’aviation britannique contre les populations
civiles allemandes se sont intensifiés. Les Anglais rétorquent : « Rot­
terdam ! » Je dois faire remarquer que Rotterdam [le 14 mai 1940, le
bombardement de la Luftwaffe y avait fait de nombreuses victimes]
faisait partie de ce que l’on nommait la « forteresse Hollande ». Et ce
raid sévère a permis d’éviter un bain de sang autrement plus grave en
Hollande : c’est lui qui obligea les Hollandais à capituler.
L’argument était spécieux et peu utile, mais Hess insista sans ver­
gogne :
De leur côté, les Britanniques ne peuvent invoquer le même motif
pour justifier leurs raids aériens.
En dépit de ces attaques contre les populations civiles allemandes
le Führer hésita, hésita encore. Mais les mères qui avaient perdu des
enfants, les familles qui avaient perdu un proche, vinrent bientôt le
supplier de ne plus différer sa réplique. Les victimes habitaient pres­
que toutes des villes et des villages dépourvus de la moindre impor­
tance stratégique. Quand le Führer dut admettre que malgré ses
hésitations et ses avertissements, les Anglais ne voulaient pas enten­
dre raison, il conforma son action à la ligne établie par l’amiral
[« Jackie »] Fisher : « La pitié n’a pas sa place à la guerre : quand vous
combattez, combattez durement et partout où vous pouvez. » [Vers
le 4 ou 5 septembre 1940, Hitler ordonna à la Luftwaffe de se tenir
prête pour des raids massifs sur Londres.]
Mais je peux confirmer que le Führer était terriblement troublé
chaque fois qu’il ordonnait ces raids. Cela lui serrait le cœur — je l’ai
vu de mes propres yeux. Il a toujours éprouvé de la sympathie pour
le peuple anglais qui était sacrifié à cette façon de mener la guerre.
Simon et Kirkpatrick échangèrent un regard. Quand Hess voulut
poursuivre son discours — « J ’aimerais, dit-il, analyser maintenant
la situation comme nous la voyons en Allemagne...» —, le lord
chancelier l’interrompit poliment mais avec brusquerie : « Puis-je
intervenir ici — avec la permission de Herr Reichsminister —, car
j’ai écouté attentivement et sans l’interrompre sa description du
point de vue allemand. Je souhaite être un bon auditeur, c’est une
politesse que je lui dois, et c’est pour cela que je suis venu. »
Hess hocha la tête : « O u i» , dit-il en anglais.
« Il comprendra évidemment, continua Simon, légèrement em-
164
L ’Angleterre
barrasse d’avoir écouté tout ce discours sans faire le moindre^ com­
mentaire, que je ne peux accepter la façon dont il présente la
guerre. Et j’espère qu’il réalisera aisément que si je ne l’ai pas
contredit... ce n’est pas parce que j’étais d’accord mais parce que...
le véritable but de ma visite était de l’entendre parler de sa mis­
sion. »
Souriant de toutes ses dents, Hess fit un signe à l’interprète :
« Inutile de traduire, j’ai compris. »
« Nous parlons d’un sujet, dit Simon, qui sera peut-être jugé en
dernière instance par l’Histoire — et peut-être d’ici quelques années
seulement. »
« Certes, répondit Hess avec affabilité. J ’ai dit simplement ceci
afin qu’il [le lord chancelier] sache comment nous, le peuple alle­
mand, apprécions la situation. »
«San s aucun doute, Herr Reichsminister comprendra égale­
ment... que le peuple britannique aussi est un peuple fier — Herrenvolk — et qu’il accepte difficilement de tels reproches... Je sou­
haite entendre les propositions qu’il est venu nous faire. Je pense
que c’est pour cela qu’il est ici. »
« Les dirigeants allemands ont l’absolue conviction que l’Angle­
terre se trouve dans une situation désespérée, c’est un peu ce qui
m’a décidé à entreprendre ce vol », dit Hess, qui poursuivit :
Au point où nous en sommes, le peuple allemand se demande seule­
ment ce que peut bien espérer l’Angleterre pour s’obstiner à poursui­
vre ce combat. Notre potentiel aéronautique est intact, et depuis le
début de la guerre, de nombreuses usines ont été ou vont être ache­
vées. Notre production a pris un tel essor l’hiver dernier que nous ne
savions plus où entreposer tous les avions terminés, les escadrilles
n’en avaient plus besoin — nos pertes ont été relativement faibles,
l’équivalent d’une journée de production, environ.
« Les effectifs de l’armée de l’air bientôt disponibles pourront se
déployer sur une échelle aussi large, approximativement, que tout
le corps expéditionnaire britannique en France», expliqua Hess à
Simon.
Le lord chancelier le pressa de donner des chiffres, mais Hess s’y
refusa, se contentant de déclarer : « D’après mes contacts personnels
avec le monde de l’aviation — Messerschmitt est un de mes amis, et
je connais toutes les usines et tous les commandants de la Luftwaffe —, j’ai quelque idée de ce qui arrivera à l’Angleterre tôt ou
tard. Et c’est une des raisons de ma venue. »
«A insi vous êtes venu dire, réfléchit lord Simon, que vous croyez
La visite du négociateur
165
que dans l’avenir ce pays aura à subir une attaque beaucoup plus
violente et terriblement dévastatrice ? — Oui. »
Hess aborda ensuite le sujet de l’offensive sous-marine alle­
mande.
Simon se moqua : « Rien n’amuse autant le peuple anglais que les
chiffres donnés par les Allemands sur le tonnage des navires britan­
niques coulés. Cela les fait rire, remarqua-t-il. — C’est possible,
rétorqua Hess, mais je suis convaincu qu’un jour viendra où les
Anglais cesseront de rire. — Ce jour peut arriver, ce jour peut arri­
ver, persifla Simon. Mais, si vos chiffres officiels sont exacts, vous
savez, nous devrions être déjà tous morts. »
Soulignant qu’il n’avait pas l’intention de brandir des menaces,
Hess prévint que Hitler allait affamer les îles Britanniques si les
Anglais n’entendaient pas raison.
Suivant les instructions du S.I.S., Simon essaya d’entraîner Hess
sur les emplacements de production des U-Boote. « Herr Minister,
pourrais-je juste poser une question, si vous n’y voyez pas d’incon­
vénient, à ce sujet ? murmura-t-il avec une politesse exagérée. Nous
avons, dans ce pays, l’impression d’avoir bombardé très sévèrement
et avec succès les chantiers de construction des U-Boote. Je veux
parler de Kiel... »
Hess, parfaitement à l’aise, l’interrompit en riant : « Je ne pense
pas que les gens d’ici aient une claire idée de l’efficacité réelle de ce
genre de raids. Les photographies aériennes n’apprennent rien;
quant aux rapports des agents secrets, nous avons eu aussi eu de
tristes expériences avec eux. » Comme Simon revenait sur Kiel,
Brème, Hanovre et Wilhelmshaven, l’adjoint du Führer admit :
«Com m e je vous l’ai dit, ce ne sont de toute façon pas les seuls
emplacement de U-Boote... Je peux vous assurer que la guerre sousmarine qu’envisage le Führer n’a pas encore commencé. »
Le ministre du Cabinet demanda alors à Hess de lui dire claire­
ment s’il était venu à l’insu du Führer ou non.
« J ’ai appris, du Führer lui-même et au cours de longues conver­
sations, commença Hess, les conditions que poserait l’Allemagne
pour parvenir à un accord avec l’Angleterre. Et je dois insister sur le
fait que ces conditions n’ont jamais varié depuis le déclenchement
de la guerre. Quant à la mission dont je me suis personnellement
chargé [die von mir selbst gewâhlte Mission], chaque fois que j’ai
senti que je pouvais prendre le risque de partir, j’ai à nouveau ques­
tionné le Führer à ce sujet pour être bien certain qu’il n’avait pas
changé d’avis entre-temps. J ’ai adopté ce plan en juin dernier et
tenté de le mettre à exécution le 7 janvier. Je ne pouvais le faire
avant pour toutes sortes de raisons — dont le mauvais temps et la
166
L ’Angleterre
difficulté d’obtenir un avion à l’usine... J ’ai passé tout ce temps à
attendre. Virtuellement, j’aurais pu partir au mois de décembre.
Puis j’ai attendu des conditions météo favorables — c’était l’hiver et
il y avait des risques de gel. »
Il brandit alors le document intitulé b a s e s p o u r u n a c c o r d , et en
discuta, paragraphe par paragraphe, avec ses visiteurs.
Il était dix-sept heures trente lorsque prit fin l’unique — et mal­
heureusement truquée — entrevue entre le lord chancelier britanni­
que et le ministre sans portefeuille du Reich.
Redoutant d’être abandonné à la suspecte sollicitude du major
Dicks et des «com pagnons», Hess demanda qu’on le laisse seul
avec sir John Simon. Ce dernier rapporta à Churchill par la suite :
« Il m’a répété qu’il avait peur d’être empoisonné. Il prétendait que
des gens faisaient délibérément du bruit pour l’empêcher de dor­
mir, et qu’il risquait d’être assassiné. »
Les microphones cachés enregistrèrent chaque mot de ce dialo­
gue. On peut entendre le ministre britannique réprimander Hess.
« Les idées que vous vous faites qu’il y a là quelque chose d’inten­
tionnel, de délibéré, sont dénuées de tout fondement. — Je ne peux
pas le prouver, admit Hess, timidement. — Mais vous pouvez me
faire confiance... Je n’aurais aucune raison de vous mentir», dit
Simon, se sentant quelque peu honteux d’avoir été envoyé vers
Hess pour une tout autre raison que celle qu’il présentait. «V ous
vous êtes mis dans l’idée que l’on pourrait toucher à votre nourri­
ture — c’est une absurdité phénoménale ! »
Hess se permit juste un « Oui » poli.
« C ’est vraiment complètement absurde... Vous avez eu l’impres­
sion que des membres des services secrets s’étaient glissés au milieu
des officiers ici. Je serais curieux de savoir ce qui se passe en Alle­
magne, mais rien de semblable n’arrive ici... Toute forme de double
jeu de ce genre est une pure invention.
— J ’ai eu l’impression, expliqua Hess, que le soldat qui dort tou­
jours avec moi essayait de me donner une nourriture particulière. Je
n’y ai pas touché... et je mange toujours à la table commune et je
bois la même eau que les autres... Mais, le matin, je bois mon lait —
c’est-à-dire le lait qui m’est réservé — et je ressens... des douleurs,
dans...
— C’est parfaitement absurde !
— Vous ne voulez pas me croire, mais j’en mettrais ma tête à
couper...
— C’est ridicule ! Rien de ce genre n’est arrivé.
— Mais il y a sûrement en Angleterre des gens qui sont hostiles
à un accord entre l’Angleterre et l’Allemagne...
La visite du négociateur
167
— Je vous assure que je n’en sais rien.
— Puis-je vous montrer ma femme et mon fils ? supplia Hess, en
tirant une photo de sa poche.
— Je serais ravi de les voir, dit Simon, conscient qu’il commen­
çait à se faire tard.
— S’il vous plaît, cria Hess, sauvez-moi pour eux! Sauvez-moi
pour la Paix, et sauvez moi pour eux ! »
Il expliqua à sir John qu’il se méfiait beaucoup du major Dicks —
alors que son prédécesseur avait été très sympathisch. « Mais ce
médecin, lui, je ne peux avoir confiance en lui. »
Simon l’engagea à reprendre ses esprits. «V ous devez vous
conduire comme un soldat, en homme courageux», dit-il.
Hess réprima son indignation : « Oui, j’ai du courage. Autrement,
je ne serais pas ici. »
Son pénible devoir accompli, lord Simon quitta le Camp Z.
Le major Dicks, médecin du S.I.S., trouva Hess, toujours vêtu de
son uniforme de la Luftwaffe, dans un état de semi-prostration, vidé
de toute énergie. Il refusa le thé, le lait et le gâteau qu’on lui propo­
sait. Dicks lui monta alors une boisson au glucose, Hess le fixa dans
les yeux et le mit au défi : « J ’en prendrai si vous en buvez d’abord. »
9 juin 1941
[Journal du commandant]
À la fin de la réunion, il a demandé à dire un mot en particulier au
« D r Guthrie » [lord Simon] et lui a placé sa rengaine sur le poison.
Le « Dr Guthrie » lui a déclaré, sans ambiguïté, qu’il considérait
ses soupçons comme une insulte envers les officiers de l’armée bri­
tannique chargés de sa surveillance.
Le major Dicks, à qui Z demanda de lui donner sa parole d’hon­
neur qu’aucune tentative d’empoisonnement n’était envisagée,
insista à nouveau là-dessus. Après en avoir reçu l’assurance scellée
par une poignée de main qui lui rendit confiance, il dévora tout un
plat de gâteau avant d’en redemander, et on lui en apporta.
Il parut soulagé pour le reste de la soirée, se montra quelque peu
arrogant et agressif et alla se pavaner sur la pelouse après le dîner
avec le major Foley.
Churchill trouva les six pages du «rapport préliminaire» de
lord Simon au-dessus de la boîte à documents que lui tendit son
secrétaire particulier. Le lord chancelier y concluait que Hess était
venu de sa propre initiative, pour tenter de négocier la paix, espé­
rant ainsi restaurer son prestige en Allemagne. Réalisant mainte­
nant son échec, il craignait de s’être rendu ridicule. Il réclamait tou­
jours une entrevue avec der Herzog, espérant que ce gentleman, le
168
L ’Angleterre
duc de Hamilton, pouvait encore le mettre en contact avec les
adversaires de la « clique » du fauteur de guerre Churchill ; mais il
commençait à comprendre que dans l’Angleterre de Churchill, « il
n’y avait pas d’opposition devant laquelle il pourrait vanter sa mar­
chandise». «H ess, affirmait le lord chancelier, est totalement
coupé du cercle restreint qui dirige la guerre : il ne connaît rien,
apparemment, des plans stratégiques*. » Il ajoutait : « Il tient la plu­
part de ses informations, j’imagine, de ses contacts personnels avec
Hitler qui lui a confié nombre de ses pensées les plus secrètes. »
Enfouie dans le rapport de lord Simon, se trouvait une idée qui cho­
qua immédiatement Churchill. Il avait, en effet, basé jusqu’ici tout
son effort de guerre sur la nécessité de défendre l’Empire contre
une attaque nazie : « À mon avis il est clair, avait écrit Simon que le
“plan” de Hess représente un sincère effort pour traduire la pensée
de Hitler, telle que celui-ci la lui a exprimée lors de maintes conver­
sations. »
PREMIER MINISTRE À MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
14 juin 1941
J ’ai lu les transcriptions [Simon-Hess], Elles me semblent refléter
les épanchements d’un esprit détraqué. On dirait une conversation
avec un enfant arriéré qui se sentirait coupable d’un meurtre ou d’un
incendie volontaire. Néanmoins, je pense qu’il serait peut-être bon
de les faire parvenir en main propre, par avion, au président Roose­
velt. Je vous prie de réfléchir à cela...
L’hypothèse [de lord Simon] selon laquelle il [Hess] traduit la pen­
sée profonde de Hitler me semble manquer de bases solides ; bien
qu’il donne sans aucun doute une idée juste de l’atmosphère artifi­
cielle et fétide qui règne à Berchtesgaden.
Il ne me semble absolument pas nécessaire de faire une déclara­
tion publique pour l’instant, et en attendant [Hess] devrait être main­
tenu dans un strict isolement, là où il est.
Churchill, évidemment, disposait d’informations qu’Anthony Eden
n’avait pas. Il pouvait se permettre d’ignorer toute offre de paix
venant de Hess (ou même de Hitler) car, grâce à ses décrypteurs, il
savait avec certitude que Hitler s’apprêtait à regrouper ses forces ter­
restres et aériennes pour les déchaîner contre la Russie. Quelques
jours plus tard, Hermann Goering lui-même devait, par l’intermé­
diaire d’un ami suédois, informer secrètement l’Angleterre de la
date précise de l’opération Barberousse.
* Au procès des criminels de guerre de Nuremberg, l’accusation contre Hess devait
soutenir exactement l’inverse.
La visite du négociateur
169
Alors, qui avait besoin de Rudolf Hess ? Desmond Morton lut le
rapport de lord Simon et écrivit au Foreign Office en l’exhortant à
publier une déclaration officielle de propagande pour prouver, avec
des extraits de l’entretien à l’appui si nécessaire, « l ’ignorance, la
stupidité, la fausseté et l’arrogance » des dirigeants nazis. « Pour
moi, plaidait Morton, l’heure est venue de profiter de cette
aubaine... Plus nous attendrons, plus le fruit sera pourri. »
Le Foreign Office n’avait guère besoin d’encouragements. « Nous
devons décider comment exploiter H. au maximum», méditait
Cadogan dans son journal, avant d’ajouter: « Mensongèrement».
Hess, lui, a raccroché son uniforme de capitaine de la Luftwaffe à sa
patère, en même temps que son amour-propre.
En tant que ministre du Reich et adjoint du Führer, son humilia­
tion est complète. Il est prisonnier, sous surveillance constante,
même dans ses moments les plus intimes. Il voulait parler aux
Anglais, mais son unique secours est un faux «m édecin» — un
psychiatre d’origine allemande — en qui il n’a aucune confiance. À
part les rares visites du lieutenant Bill Malone, un Néo-Zélandais
dont le père a été tué sur les plages de Gallipoli et qui n’a donc
aucune raison de porter Churchill dans son cœur, la douteuse bro­
chette d’officiers aux uniformes étranges désignés par le M.I.6.
constitue sa seule compagnie.
Il sent son esprit se désagréger, il entend des voix qui le poussent
dans des directions contradictoires.
La semaine suivante, il commence à réaliser qu’il s’est laissé
duper, que cette entrevue n’a été organisée que pour lui soutirer des
renseignements secrets. Il est certain de n’avoir rien révélé, mais
que se passera-t-il à l’avenir ? Comme il le dira plus tard, il connais­
sait parfaitement les dangers auxquels il s’exposait en s’aventurant
dans le camp ennemi. Il doutait que les Anglais — dont lui et Hit­
ler s’étaient entichés de façon obsessionnelle — s’abaisseraient à le
torturer, il s’attendait tout à fait à ce qu’ils utilisent des sérums de
vérité.
Ces pensées l’assaillent lors des rares moments où il cesse de
ruminer des pensées de plus en plus désordonnées. Il n’espère plus
être renvoyé en Allemagne — encore moins rentrer chez lui,
comme l’homme qui a apporté la paix là où les professionnels
avaient échoué.
10 juin 1941
[Journal du commandant]
Z a passé une bien meilleure nuit, ne s’étant réveillé qu’une fois, à
5 heures, il a ouvert la fenêtre, a tiré les rideaux et claqué la porte...
L ’Angleterre
170
11 juin 1941
Z... est allé jusqu’à retirer sa veste, se saisir d’une bêche et essayer
de labourer un des massifs de fleurs. De toute évidence, il n’a jamais
tenu une bêche de sa vie. Ce travail l’a quelque peu épuisé et, après
le déjeuner, il s’est retiré pour s’allonger dans sa chambre... Il est
encore très agressif et ses « compagnons » considèrent les repas avec
lui comme de rudes épreuves. En dépit des assurances qui lui ont été
données, il a toujours terriblement peur d’être empoisonné et refuse
d’entendre raison à ce sujet.
12 juin 1941
A demandé une bouteille de whisky dans sa chambre, neuve et
non décachetée — toujours la peur du poison. Il était d’une humeur
très allègre, et ses « compagnons » ont dit l’avoir vu rire franchement
deux fois.
Hess entend les voix railleuses du colonel Scott et de Gibson Gra­
ham lui demander s’il a pris ses dispositions pour sa famille, et il se
demande quand et comment il va mourir. Il craint aussi d’être
poussé à la folie ; il n’estime pas décent qu’un homme de son rang,
adjoint du Führer d’Allemagne, offre une telle image à des étran­
gers. En lui naît la détermination de mettre volontairement fin à
cette existence sans attendre le naufrage, tant que la décision lui
appartient encore, si les mêmes symptômes étranges, pénibles, se
reproduisent. Mais peut-être les forces du mal qui dictent leur loi à
ses « compagnons » et au « médecin » vont-elles le prendre de
vitesse ? Il décide alors de ne pas attendre plus longtemps.
Dans l’intimité de sa chambre, Rudolf Hess commence à rédiger
des lettres d’adieu à ses proches. Dans l’une, exprimant sa fidélité
absolue à la juste cause du national-socialisme, il adresse ces som­
bres paroles à Adolf Hitler : « Je meurs avec la conviction que ma
dernière mission portera ses fruits, d’une façon ou d’une autre,
même si elle doit se solder par ma mort. Peut-être, en dépit ou
même à cause de cette mort, mon vol aura-t-il apporté la paix et la
réconciliation avec l’Angleterre. » En relisant ces lettres, il est fier
de les trouver empreintes de calme et de mesure. (Elles ne furent,
évidemment, jamais expédiées — il semble qu’elles soient restées
entre les mains du major Dicks.)
13 juin 1941
[Journal du commandant]
Z a passé une très bonne nuit — n’est pas descendu pour le petit
déjeuner, mais a demandé du lait et des biscuits dans sa chambre à
10 heures. Il a passé toute la journée là-haut jusqu’à 18 heures où il
La visite du négociateur
171
est descendu pour marcher dans le jardin. Il a fait une longue pro­
menade après le dîner et n’est allé se coucher qu’à 23 heures.
Le seul incident de la journée fut une brève mais violente prise de
bec avec le Sgt Ross à propos de sous-vêtements... Les deux
hommes se chamaillèrent un long moment... et Hess fut en fin de
compte autorisé [par le lieutenant Malone, officier de garde] à
conserver ses sous-vêtements pour l’instant.
14 juin 1941
Z... a été d’une humeur « difficile » toute la journée. Il a arpenté la
terrasse comme un lion en cage, refusant de répondre quand on lui
adressait la parole. Sa seule requête fut un appareil à lavement que le
capitaine « Barnes » partit lui acheter en temps voulu. Il se retira
dans sa salle de bains dont il ressortit finalement, son nouveau jouet
ne lui ayant apparemment apporté aucune consolation; puis il a
passé l’après-midi dans sa chambre, plongé dans la plus profonde
mélancolie.
Pourtant, après le dîner il a condescendu à sortir dans le jardin
faire une partie de quilles avec le capitaine « Bames », et est même
allé jusqu’à faire une plaisanterie.
La véritable crise n’éclatera que quelques heures plus tard, dans la
nuit du 15 au 16 juin. À une heure du matin, le lieutenant Jackson
réveille le commandant pour lui annoncer que Z est dans tous ses
états et demande à voir Malone immédiatement. Dans l’impossibi­
lité de joindre le lieutenant, de service à l’extérieur, le commandant
envoie le major Dicks voir Hess. Hess s’emporte contre le « méde­
cin » qui est bien la dernière personne qu’il aurait envie de voir.
Le lieutenant Stephen Smith, adjoint de Scott, monte dans le
petit salon. Il parle au prisonnier jusqu’à deux heures du matin, et
fait un rapport complet à Scott :
Il était en pyjama et en robe de chambre, paraissait très abattu, il
était pâle, les yeux enfoncés dans les orbites.
Je lui dis avoir appris qu’il avait réclamé un officier de la Garde.
Il était dans un état d’extrême nervosité et son anglais était pres­
que incompréhensible.
Je lui ai dit alors que je parlais l’allemand.
Il déclara qu’il avait appris à connaître M. Malone et à lui faire
confiance, qu’il craignait de ne pouvoir survivre jusqu’au matin et
qu’il souhaitait donner certaines dernières lettres à M. Malone.
Je lui dis que M. Malone était un soldat comme le reste de la
Garde, qu’il était en service et qu’il ne pouvait abandonner son
poste.
172
L ’Angleterre
J ’ajoutai qu’il pouvait me faire confiance et que je pouvais faire
pour lui tout ce qu’aurait fait M. Malone.
Il assura faire confiance à tous les membres de la Garde, mais il se
disait « aux mains des services secrets » , que ceux-ci allaient l’empoi­
sonner, et que nous ne pourrions rien faire pour les arrêter.
J ’ai adopté le ton emphatique qui est toujours bien accueilli par les
Allemands pour lui dire que sa vie et sa sécurité dépendaient de la
brigade de la Garde, et étaient ipso facto assurées.
Il répondit que je ne savais pas ce qui se passait.
Je lui dis que j’étais un officier, que les Allemands n’étaient pas les
seuls soldats efficaces, et que nous, membres de la Garde, contrô­
lions parfaitement la situation ici.
Hess déclare alors qu’il aimerait boire un peu de whisky, mais qu’il
y a du poison dans celui que lui a apporté le « médecin » la veille au
soir. Smith en boit pourtant une lampée, Hess lui empoigne le bras
en le suppliant de ne pas risquer sa vie. Smith envoie alors l’officier
de service réveiller les responsables pour obtenir une nouvelle bou­
teille. Hess s’en verse un peu et boit. Sensiblement moins nerveux,
il disparaît dans sa chambre, puis revient avec un flacon de pharma­
cie sur l’étiquette duquel il avait dessiné un crâne et des os entre­
croisés, symboles du poison. Ceci, dit-il à Smith, contient un échan­
tillon du whisky empoisonné du major Dicks — pourrait-il l’analy­
ser lui-même, sans en informer ce dernier ?
Après avoir donné son accord, Smith boit aussi à cette bouteille
malgré les protestations de Hess.
Il commençait à se faire tard et je devins de plus en plus sec. [Rap­
port de Smith au colonel Scott.] Je lui dis qu’à l’exception des trois
officiers [du M.I.6.] et du médecin qui s’occupait de lui, il n’y avait
personne d’autre dans la maison que des soldats sélectionnés appar­
tenant aux régiments Coldstream et Scots Guards.
Il mit mes affirmations en doute — sur quoi j’adoptai un ton auto­
ritaire, à l’allemande, pour lui dire que je ne saurais accepter qu’il me
traite de menteur. « J e vous l’interdis — c’est compris ? »
Il sauta sur ses pieds et s’excusa en me serrant la main.
Une demi-heure plus tard, Hess est à nouveau au lit, profondément
endormi, il ronfle.
Le lendemain matin, il décroche son uniforme de la Luftwaffe,
s’habille avec soin, puis demande à voir le colonel Scott. Il se dit au
bord de la dépression nerveuse et veut être transféré immédiate­
ment à l’hôpital — « avant qu’il ne soit trop tard », selon les termes
employés par Scott dans son journal. Il réclame également qu’on
La visite du négociateur
173
relève le lieutenant Malone de son poste à l’extérieur pour lui per­
mettre de venir parler une demi-heure avec lui. À sa requête, Scott
envoie aussi un des officiers de la Garde, le lieutenant Jackson, à
Pirbright chercher du Luminal ou un autre sédatif. Cette évolution
déplaît visiblement au major Dicks, car plus tard, dans la matinée,
Scott téléphone au colonel Coates au War Office : « J e suggère que
le colonel Rees vienne ici consulter Dicks. Dicks est maintenant
catégorique : pour lui, Z est fou. »
Hess bondit et serra chaleureusement la main de Malone, au grand
étonnement du lieutenant, comme si c’était la première fois que
l’adjoint du Führer se conduisait ainsi.
Le reste fut sans surprise — Hess répéta ses allégations à propos
du poison qu’on lui administrait sur les instructions d’une « petite
clique » qui voulait l’empêcher de ramener la paix. L’entrevue avec
lord Simon l’avait apparemment convaincu que Churchill était au
courant, mais pas les autres membres du gouvernement. « J e suis
persuadé, dit-il, que le Cabinet dans son ensemble souhaite négo­
cier la paix. Vous, officiers de la Garde, on vous trompe. Les
mesures que vous pouvez prendre pour ma sécurité ne serviront à
rien face aux machinations de la clique belliciste. » Il était prêt à
croire, dit-il, que les « compagnons » étaient, personnellement, des
hommes corrects, mais ils appliquaient les ordres de la clique.
Malone lui rappela qu’il était en Angleterre et non en Allemagne,
et que les Anglais n’agissaient pas ainsi. « Il trouvait une réponse
astucieuse à chaque objection et à chaque argument», rapporta le
lieutenant au colonel Scott plus tard dans la journée. En fait, Hess
était indigné que Malone se fût permis de suggérer qu’il basait ses
soupçons sur son expérience des méthodes nazies. « Allez en Alle­
magne quand la guerre sera terminée, lui dit-il, et dites de ma part à
Himmler que si de telles méthodes sont réellement utilisées, tout
cela doit cesser immédiatement ! »
Hess raconte alors ce qu’il a éprouvé en buvant du lait quatre
jours avant la visite de Simon. Il pense très sérieusement qu’on lui
administre une drogue destinée à le tuer ou à le rendre fou. Ainsi,
confie-t-il à Malone, une gorgée de whisky de la veille a produit le
même effet que le lait. «Pauvre M. Sm ith», dit-il, certain que
Smith allait souffrir d’en avoir bu...
« Et si M. Smith survit ? demande le lieutenant Malone d’un ton
railleur.
—
Alors, répond promptement Hess, tout cela est certainement
dû aux pilules que le médecin m’a données pour me faire dormir :
elles ont l’effet exactement inverse. »
174
L'Angleterre
Il montre à Malone le flacon d’une once avec le crâne et les tibias
dessinés à la plume, et une enveloppe contenant des pilules. « Voudriez-vous, demande-t-il, faire analyser ceci, en secret?» Malone
semblant d’accord, Hess sort alors deux enveloppes non scellées,
l’une adressée à sa femme, l’autre à « Mein Führer». « Je veux que
vous les fassiez passer par les canaux officiels dès que je serai mort,
dit-il. Je ne pense pas qu’on les laissera arriver à destination. Aussi
voudriez-vous remettre celles-ci personnellement après la guer­
re ? », ajoute-t-il en tendant des doubles à Malone. Il finit par tendre
au lieutenant son portefeuille contenant une liasse de photos de son
fils, le petit Wolf Rüdiger.
Malone, gêné par la tournure que prend l’entretien, lui signifie
clairement qu’il sera obligé d’informer Scott que le prisonnier lui a
remis ces doubles et ces enveloppes.
« De grâce ! plaide Hess, le regard plus triste que jamais, gardez le
secret — dans l’intérêt de l’humanité ! »
Malone réfléchit quelques instants avant de déclarer qu’en tant
qu’officier de la Garde, il ne peut agir ainsi. Mais il demandera offi­
ciellement la permission de les conserver. « S’ils refusent, dit-il, je
vous les rendrai. »
Submergé par un sentiment d’impuissance, le prisonnier martèle
le sol du pied, frappe les bras du fauteuil avec ses mains, puis se
résigne à accepter la suggestion du lieutenant.
Il est évident, d’après le récit de Malone, que celui-ci tenta avec
beaucoup de conviction, mais sans succès, de calmer les tourments
du prisonnier. « I l semblait se rendre compte que son équilibre
mental était perturbé, écrivit-il quelques heures tard. En décrivant
les symptômes qui l’amenaient à croire que ses nerfs étaient
“détruits”, il suppliait qu’on le soigne dans un hôpital, et déclara que
lorsqu’il était en Écosse, à l’hôpital ou dans une caserne, il était heu­
reux et se sentait bien. »
À travers la grille de l’entrée, Hess observe l’officier de la Garde
qui descend les escaliers victoriens. Saisi d’une impulsion subite, il
le rappelle. Le lieutenant revient vers la grille fermée. «Voudriezvous me rendre les lettres que je viens de vous donner ? Il est inutile
que vous les gardiez si vous devez en parler», dit-il.
N’eût été la miséricorde divine, ce jour, 15 juin 1941, aurait été le
dernier de sa vie. Trois passages de journaux rédigés ce jour-là
retiennent brièvement notre attention, comme des projecteurs qui
convergeraient vers un avion.
La visite du négociateur
175
15 juin 1941
[Sous-lieutenant Malone]
Quand je l’ai revu plus tard dans la matinée, il m’a demandé de
me rendre en Allemagne à la fin de la guerre pour informer son peu­
ple qu’il «é tait mort comme un brave». Je lui ai promis... d’agir
comme il le souhaitait.
15 juin 1941
[Journal du commandant]
Z est allé se coucher tôt, on lui a donné un comprimé de sédatif,
j’ai gardé le reste de la boîte. Furieux, il a essayé de me l’arracher.
15 juin 1941
[Journal de sir Alexander Cadogan]
C est venu me parler de Hess, qui est en train de perdre la tête. Je
me soucie peu de ce qui peut lui arriver.
Nous pouvons l’utiliser.
Demain, Winston et Simon se rencontrent pour parler de lui.
J ’espère être présent et que des décisions seront prises quant à la
façon de le traiter et de l’exploiter — vivant, fou, ou mort.
Une fois déjà, ce jour-là, Hess avait affronté le major Dicks, qui se
tenait de l’autre côté de la table de sa pièce de l’étage ; les poings
serrés, il s’était exclamé : « On est en train de me détruire, et vous le
savez ! »
Dicks feignit l’insouciance : «Q u ’entendez-vous par... détruire ?
— Vous le savez ! Vous le savez !»
La scène se déroulait aux plus sombres moment précédant le
lever du jour. À une heure moins cinq, Hess entra dans la pièce de
l’officier de garde, et dit au lieutenant Young : « Je n’arrive pas à
dormir, il me faudrait un petit whisky. »
Cela paraissait anodin. Cinq minutes plus tard, la sentinelle pos­
tée à l’ouverture de la grille entendit la voix du prisonnier qui, de sa
chambre, lui demandait d’aller chercher le médecin.
Tiré de son lit, à l’autre bout du bâtiment, le major Dicks enfila
une robe de chambre et se dirigea en clopinant vers la grille avec
d’autres comprimés de somnifère. La sentinelle déverrouilla la grille
et s’effaça pour laisser passer Dicks. La porte de Hess se trouvait
juste en face.
Et soudain Hess surgit de l’obscurité de sa chambre vers la grille
ouverte — il n’était plus en pyjama mais en grand uniforme de la
Luftwaffe. Ses bottes d’aviateur résonnant sur le plancher, le regard
désespéré, il écarta Dicks sans ménagements, le projetant contre le
gardien. Un sergent de l’armée se rua dans l’escalier en dégainant
son revolver. Dicks hurla : « Ne tirez pas ! »
De toute façon, il était trop tard, Z, le prisonnier d’État de Chur­
176
L ’Angleterre
chill, avait bondi dans le vide, franchissant la balustrade de la cage
d’escalier comme un sauteur olympique. Il voulait en finir tout de
suite — pour l’amour de l’Allemagne. Il se jeta en avant pour être
sûr de heurter le sol de la tête.
10.
Conversations dans un asile
Parfaitement conscient, Rudolf Hess gît dans la cage d’escalier,
entouré de soldats, de gardes et d’autres personnes.
Le colonel Scott, réveillé par le bruit sourd et les cris, a rejoint le
lieutenant Young, officier de service, le sergent de police et le ser­
gent de police militaire. Le prisonnier sent sa cuisse brisée et sa
colonne vertébrale blessée ; d’après le major Dicks, qui se tient à ses
côtés, il gémit : « De la morphine, donnez-moi de la morphine. »
Au moment où il s’était jeté par-dessus la rampe d’escalier, sa
jambe gauche avait heurté la balustrade de chêne, ce qui avait fait
échouer sa tentative de suicide.
En observant Dicks injecter ce qu’il appelait de la morphine, le
colonel Scott s’étonna : « Cela ne semblait pas faire grand effet, et il
[Hess] continuait à crier pour qu’on lui en donne plus, s’adressant
tour à tour au major Foley, à l’officier de service et à moi-même
pour que nous intervenions en ce sens auprès du médecin. » En
fait, Dicks n’avait pas administré la moindre morphine. Et il refusa
de le faire avant l’arrivée d’un chirurgien : la moiphine peut mas­
quer les symptômes d’une grave blessure interne. A la place, il avait
fait une piqûre d’eau distillée. Hess réalisa la supercherie et le fit
savoir, mais avec plus de fatalisme résigné que d’amertume. Pour un
moment, sa hantise du poison l’avait quitté, car il accepta sans se
plaindre le thé chaud qu’on lui apporta pour l’aider à se remettre du
choc.
Le major Foley imaginait aisément les conséquences de la mort
de Hess aux mains des Britanniques. Il téléphona à C, à Londres,
pour dire que Dicks réclamait la présence d’un chirurgien spécia­
liste. Le général Menzies, comme le nota le colonel Scott,
«approuva la requête». Précision significative, qui confirme que
Hess était bien totalement aux mains du M.I.6., le service secret, et
non de la brigade de la Garde.
Scott ordonna immédiatement à l’adjudant Stephen Smith de
prendre une voiture au Cambridge Hospital, hôpital militaire voi-
178
L ’Angleterre
sin, et de conduire le chirurgien en chef jusqu’à l’emplacement
secret du Camp Z. Ce n’est qu’ensuite qu’il essaya de contacter la
direction des Prisonniers de guerre à la Hobart House, à Londres.
Pendant ce temps, C téléphona la nouvelle du suicide manqué de
Hess à sir Alexander Cadogan, qui l’accueillit avec calme. À l’issue
de la réunion du Cabinet où lord Simon avait rapporté sa conversa­
tion avec l’adjoint du Führer, Cadogan nota :
[J’] ai fait abandonner au Premier ministre l’idée d’annoncer l’épisode
de la jambe cassée — ce serait une pure sottise.
Il fut d’accord, « motus ! » pour ce qui concerne H[ess].
« C’est ce que je voulais, conclut l’impitoyable sous-secrétaire per­
manent. Je vais maintenant m’occuper de ma propagande. »
À dix-sept heures, le major J.B. Murray, chirurgien, membre du
Collège royal de chirurgie, arriva au Camp Z muni des appareils
nécessaires. Scott le vit administrer une «autre injection de mor­
phine » (en fait la première), puis placer la jambe dans une gouttière
provisoire. Hess fit tacitement confiance au nouvel arrivant, car il le
laissa docilement couper la jambe de son pantalon d’uniforme. Les
officiers de la Garde l’installèrent à l’étage sur un lit de l’armée, et
un officier reçut l’ordre de ne pas quitter son chevet.
Émergeant des brumes mouvantes de la morphine, Hess ouvre les
yeux et reprend conscience dans la pénombre qui l’entoure. Son
regard s’acclimate à l’obscurité et il distingue Bill Malone, l’amical
lieutenant de la Garde, assis à côté de son lit. « M. Malone, dit-il
d’une voix aussi naturelle que s’ils conversaient depuis un moment,
voudriez-vous me donner un verre d’eau fraîche?» Malone
approche le verre de la bouteille d’eau, Hess l’arrête : « Du robinet,
s’il vous plaît ! »
Il boit à petites gorgées. « G ut!»... Après une courte pause, il
demande : « Et comment va M. Smith, ce matin ? »
Malone répond que, autant qu’il sache, le lieutenant a bien
dormi.
« À la bonne heure ! » commente simplement le prisonnier. Puis,
après quelques instants, il s’ouvre à Malone de la lettre d’adieu qu’il
a écrite à sa famille : « J ’étais certain d’être au bord d’une dépression
nerveuse profonde et durable, dit-il comme d’une chose allant de
soi. J ’ai vu apparaître ces troubles et je savais comment cela allait
finir. Tout a commencé il y a dix jours, avec ce verre de lait. La
seconde tentative a eu lieu il y a deux jours, avec ce whisky — ou
alors ce sont les pilules qui ont plus d’effet — et la réaction a été si
Conversations dans un asile
179
violente qu’à ce moment-là, j’ai compris que je perdais complète­
ment la raison. »
Il ajoute qu’il s’était attendu à une troisième tentative, et que
celle-ci réussirait à le rendre définitivement fou.
« Vous n’aviez certainement pas l’intention de vous tuer ?
—
Bien sûr que si, et je l’ai toujours, dit Hess, sentant vague­
ment la douleur se réveiller en lui. Je ne peux affronter la folie. Ce
serait trop terrible à supporter pour moi, et pour ceux qui en
seraient témoins. En me tuant, j’aurais agi en homme — je sais que
j’avais fini par me conduire comme une femmelette, dâmlich», et il
explique ce qu’il veut dire par là : « Quand je suis arrivé ici, je me
levais tous les matins à huit heures. Puis vint la période du “ ne pas
dormir, pas dormir, pas dormir”. Je commençais à tomber en mor­
ceaux sous l’influence des drogues. »
Malone lui rappelle sa « promesse au Führer » de ne pas attenter
à ses jours, et la réponse ne le surprend probablement pas.
« J e vous donne ma parole d’honneur que je n’ai fait aucune pro­
messe. J ’ai simplement dit cela dans une lettre au duc de Hamilton,
car je savais qu’elle serait ouverte et que cela dissuaderait ceux qui
pourraient projeter de me tuer.» Conscient des représailles que
pourraient subir les Anglais prisonniers en Allemagne, Malone aver­
tit immédiatement le commandant que Hess a toujours l’intention
de se suicider. Il prévient également que la ruse et l’ingéniosité
déployées pour d’éventuelles tentatives de suicide font de la garde
de Z une tâche trop lourde pour de jeunes officiers de la Garde.
Le colonel Coates téléphona du War Office pour ordonner à
Scott d’aller voir avec Dicks le colonel Blake, assistant du directeur
des services médicaux de l’armée. Hess serait probablement immo­
bilisé pendant cinq mois, le temps que les os se ressoudent. Faire
des radiographies posait évidemment des problèmes de sécurité et
de secret. L’armée accepta d’envoyer au Camp Z l’équipement
nécessaire, en même temps que deux soldats infirmiers de première
classe du département de psychiatrie du Connaught Hospital. En
relatant dans l’après-midi le tragique épisode au War Office, le colo­
nel Scott se fit l’écho de l’opinion de Malone :
Le cas Z est maintenant du ressort de spécialistes chevronnés de la
santé mentale... Je ne peux soumettre de jeunes officiers à la tension
et à la responsabilité de rester avec un patient en état de démence. À
part les deux infirmiers qui viennent d’arriver, personne dans ce
camp n’a l’habitude des ruses diaboliques utilisées par ce genre de
patient et n’est entraîné aux diverses méthodes qui permettent de
déjouer les plans d’un dément déterminé à se suicider.
180
L ’Angleterre
À dix-sept heures arriva un plein camion de matériel médical. Deux
heures plus tard, le major Rigby, radiologue, confirma la fracture,
en haut du fémur gauche, et découvrit aussi une légère fêlure à
l’apophyse d’une vertèbre thoracique.
Avant que ne commence l’opération, Scott reçut un coup de télé­
phone du colonel Coates : « J ’ai le colonel Rees avec moi, dit ce der­
nier. Il insiste pour voir Z avant l’anesthésie. »
Pour calmer la douleur, Dicks avait donné à Hess des comprimés
de Véganine. Hess trouva qu’ils ne faisaient aucun effet. (Dicks insi­
nua plus tard que ces médicaments venaient du chirurgien : « Le
major Murray m’a donné des comprimés qu’il disait très efficaces.
En l’occurrence, ils n’ont fait aucun bien. »)
Rees, psychiatre consultant de l’armée, arriva au Camp Z à çlus
de huit heures du soir. Il avait visiblement dîné sans se presser. A sa
grande contrariété, le prisonnier refusa de lui parler avant qu’il lui
ait donné quelque chose pour lui soulager la vessie. Rees promit de
lui poser un cathéter; Dicks et Murray froncèrent les sourcils,
comme si cela pouvait permettre de découvrir que Hess était dro­
gué. Quand Hess réclama de l’Atropine pour le soulager, Dicks se
contenta de sourire en disant : « Demain peut-être. »
Il n’était pas inquiet. Il déclara plus tard que la rétention était un
symptôme post-traumatique courant. Hess, lui, la porta sans hésiter
au compte de ces comprimés que le médecin avait nommés de la
Véganine. Rien n’étant disponible pour soulager la gêne du malade,
Rees dit aux médecins de commencer l’opération.
À 21 h 45, Hess fut placé sous anesthésie et le chirurgien réduisit
la fracture. L’opération ne se termina qu’à minuit : le major Murray
fixa une broche d’acier Steinmann dans le tibia, puis plaça la jambe
en suspension avec tout un système de cordes, de poids et de pou­
lies qui devait demeurer en place de manière presque continue pen­
dant les mois suivants. Rees et les autres médecins partirent après
avoir pris les dernières radios. Le lendemain matin, Rees devait faire
son rapport à Cadogan, qui était en dernier ressort responsable de la
garde de Hess pour les services secrets : « Hess, nota Cadogan de
son écriture nette, appliquée, est tout à fait paranoïaque ; nous nous
sommes mis un autre — et plutôt maladroit — lunatique sur les
bras pour un bon bout de temps. » Comme pour disculper le major
Dicks et les « compagnons », Rees insista sur le fait que ce délire de
persécution avait dû naître avant que Hess quitte l’Allemagne.
Le 17 juin, réveillé aux premières heures de la matinée, Hess décou­
vre dans sa chambre deux nouveaux infirmiers, le sergent Water-
Conversations dans un asile
181
house et le lieutenant Atkinson-Clark. En outre, il est cruellement
incommodé par une rétention urinaire. Si l’on en croit le major
Dicks, c’est Hess lui-même qui lui demanda de lui poser de toute
urgence un cathéter — un mince tube flexible qu’un médecin expé­
rimenté peut introduire dans la vessie par le pénis. D’après les
témoignages ultérieurs de Hess, « il [Dicks] revint deux heures plus
tard accompagné du sous-lieutenant Atkinson-Clark, dans l’inten­
tion de me poser un cathéter». La journée fut très longue pour
tous. (Plus tard, Dicks fit remarquer : « Je suis resté de service vingt
et une heures d’affilée. ») En voyant Dicks se pencher sur lui avec
l’instrument, Hess réalise que le médecin s’apprête à le lui poser
sans la moindre anesthésie. (Dicks se justifia par la suite en expli­
quant que Hess venait d’être traité avec de la morphine et sortait
d’une anesthésie prolongée.) Ligoté, presque réduit à l’impuissance,
les nerfs aussi brisés que sa jambe, Hess entend Dicks annoncer
qu’il va introduire ce cathéter de gré ou de force, et ordonner au
lieutenant et au caporal Everatt de lui lier les bras (Dicks : « J ’ai
demandé à l’infirmier de tenir la main du patient... »), sur quoi Hess
rue de la jambe droite et se met à hurler : « Au secours ! Au
secours ! », jusqu’à ce que les officiers et les infirmiers sortent en
foule de toutes les portes du bâtiment de l’autre côté de la grille.
Dicks, d’un ton cassant, le traite de lâche, et approuve d’un sou­
rire lorsque le lieutenant Atkinson-Clark ricane : « Nous vous trai­
tons comme la Gestapo traite les gens en Allemagne. »
À six heures du matin, Hess urinait normalement. Pendant des
mois il devait voir en cet épisode la preuve que le major Dicks était
«son ennemi dans la place».
C’était l’un des étés les plus chauds qu’ait connu le sud de
l’Angleterre. Ce jour-là, les ressentiments contre Hess grimpèrent
au même rythme que le thermomètre, et cela allait du commandant
— dont la carrière aurait été brisée s’il avait réussi son suicide — au
dernier des infirmiers.
1 7 juin 1941
[Journal du commandant]
Il est resté calme au cours de la journée. Le capitaine « Bames » a
déjeuné avec lui.
À 20 heures, Z a fait dire qu’il refusait toute nourriture à moins
qu’un officier ne vienne manger avec lui. On ne fit aucun cas de
cette requête et le sergent Waterhouse a rapporté plus tard qu’après
plusieurs refus il s’est laissé fléchir, a demandé à dîner et pris un
copieux repas de soupe, de poisson, et un entremets.
Le major Foley a rapporté de Londres des instructions enjoignant
de lui laisser lire le Times tous les jours.
182
L ’Angleterre
« C’est la première fois, remarqua le colonel Scott, qu’on lui permit
d’accéder aux informations. »
Le M.I.6 avait-il eu un sursaut de scrupules, ou craignait-il que le
programme destiné à briser l’amour-propre du prisonnier ne soit
allé trop loin ? Les dossiers du M.I.6 ne seront accessibles qu’au
XXIe siècle et jusque-là il sera par conséquent difficile de se pronon­
cer. Il est significatif qu’on n’ait autorisé à Hess la lecture d’aucun
autre journal, ni même d’écouter un gramophone, ne parlons pas de
la radio. D’un autre côté, il est peu probable qu’on ait essayé de
« presser le citron » en lui soutirant quelques bribes de renseigne­
ments supplémentaires, car le M.I.6 retira « Bames » et « Wallace »,
ne laissant auprès de l’adjoint du Führer que le seul major Foley.
Le 18 juin, Scott monte voir le prisonnier. La chaleur accablante
s’ajoutant aux quinze kilos tirant sur sa jambe fracturée, Hess a
passé une nuit atroce. Il accueille le commandant par une longue
diatribe contre le major Dicks qui, d’après lui, cherche à le tuer. Il
réclame à nouveau de l’atropine. « Si je n’en prends pas, je vais
devenir fou cette nuit », dit-il, traduisant littéralement le mot narriscb.
«V ous dites des absurdités, lance sèchement le colonel. Vos
accusations sont une insulte à l’armée britannique.
— Vous ne comprenez pas, persiste Hess. Je sais. »
Il regarde longuement et durement le colonel debout au pied du
lit: «V ous êtes responsable de ma sécurité, lui lance-t-il. Il est de
votre devoir de vous assurer que je ne vais pas devenir fou, en me
donnant de l’atropine. Mais vous devez le faire vous-même. Le
médecin vous donnera quelque chose de tout à fait différent, quel­
que poison pour m’empêcher de dormir.
— En qui avez-vous confiance ? demande le colonel. Le major
Murray ?
— Non, ce n’est qu’un chirurgien. Il ne connaît rien de... (là,
Hess lutta pour trouver les bons termes anglais)... mon “ économie
interne”.
— Faites-vous confiance au colonel Rees ?
— Il vient aujourd’hui ?
— Oui », dit le commandant.
Rees, arrivé à trois heures de l’après-midi, passe plus d’une heure
avec Hess. Le prisonnier lui raconte tout — le complot contre sa vie
et sa santé mentale, comment il a essayé de se suicider parce qu’il
préfère mourir que de devenir fou dans ce pays ; il parle de faire la
grève de la faim. Ces idées l’obsèdent tellement qu’il avoue à Rees
ne prendre que peu d’intérêt à la lecture du Times. « Lundi, quand
Conversations dans un asile
183
je lui ai parlé, raconta Rees au War Office, les officiers de renseigne­
ments et le major Dicks constituaient la bande qui le menait à la
folie. Il me considérait comme un espoir...» À la décharge de ses
collègues, il ajouta: « I l ne fait cependant aucun doute que l’état
mental de Hess s’est révélé être une véritable psychose quelque peu
masquée jusqu’ici. » C’était probablement incurable, mais on pou­
vait envisager «une cure de sommeil continue» ou «d es électro­
chocs ». Pour Rees, les perspectives étaient plutôt sombres :
Un individu [de ce type] est souvent apparemment normal jusqu’à ce
que des circonstances nouvelles le fassent replonger dans son délire
de persécution. Quoique Hess dissimule la plus grande partie de son
passé, il semble clair que des troubles mentaux semblables se soient
déjà produits, bien qu’ils soient probablement plus marqués
aujourd’hui, étant donné les circonstances.
Rees recommanda que six infirmiers psychiatriques se relaient sans
interruption autour de Hess pour prévenir d’autres tentatives de sui­
cide, et que Dicks soit remplacé par la suite par un psychiatre plus
jeune.
18 juin 1941
[Journal du commandant]
Plus tard dans la soirée, Z a dit au médecin [Dicks] que le colonel
Rees et moi-même étant sous l’empire d’une « drogue mexicaine »
— il voyait cela à nos yeux —, nous n’étions pas responsables de nos
actes. Il était désolé pour nous, et n’aurait été que trop content de
nous indiquer l’antidote s’il l’avait connu.
Puis il a déclaré qu’il n’accepterait plus de médicaments du méde­
cin, quels qu’ils soient.
19 juin 1941
Z a passé une journée calme, ayant dormi environ trois heures
dans la nuit. Le capitaine « Bames » a déjeuné à l’étage avec Z qui
était d’excellente humeur et a pris un bon repas.
Le capitaine a reçu des ordres pour retourner faire son rapport a
son état-major [M.I.6]. Il est parti dans l’après-midi...
On a installé un ventilateur électrique car la chaleur dans la cham­
bre [de Hess] était presque intolérable.
Plutôt curieusement, Scott ajoutait dans son journal : « À sa
requête, on a supprimé tous les médicaments à Z et il s’en porte
d’autant mieux. Il apparaît que sa crainte qu’elles ne contiennent du
poison rendait inefficaces les drogues qu’on lui administrait.»
184
L ’Angleterre
Une fois supprimé le traitement du major Dicks, Hess recouvra
le moral, et cette amélioration dura plusieurs jours.
20 juin 1941
[Journal du commandant]
Z a bien dormi et ne s’est réveillé que très tard. Il était de très
bonne humeur et ne s’est pas plaint de la journée. Selon l’officier de
service [le lieutenant Hubbard] qui a déjeuné et dîné avec lui, Z avait
très bon appétit.
Le colonel «Wallace» est parti aujourd’hui pour reprendre ses
fonctions à Cockfosters [centre d’interrogatoire du Military Intelli­
gence]. Le major Foley reste le seul représentant du M.I. [Military
Intelligence].
Ai téléphoné au colonel Coates qui m’a dit que des instructions
seraient envoyées demain confiant l’ensemble de la sécurité à l’inté­
rieur de l’espace délimité par la grille au médecin et à six infirmiers.
Par un caprice de l’Histoire que le gouvernement britannique
n’aurait probablement pas approuvé, les dix-sept journaux manus­
crits tenus par ces six infirmiers du R.A.M.C., vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, de juin 1941 à octobre 1945 — ce qu’on pourrait
appeler les «Années manquantes» de Rudolf Hess — ont été
emportés avec lui à Nuremberg, et échappent ainsi aujourd’hui au
contrôle de ses anciens geôliers. Un de ces sous-officiers le caporal
Riddle, crut rapidement qu’il avait décelé les premiers signes d’hal­
lucination chez le prisonnier. Avec un autre, le caporal Everatt,
Hess établit des rapports particulièrement confiants. Les journaux,
qui couvrent deux mille pages d’une écriture serrée, montrent que
Hess fut observé à chaque instant au cours de ces années. Chaque
battement de cœur, degré de température, minute de sommeil,
once d’urine, grain de nourriture, étaient consignés — les moindres
ricanements, soupirs ou mouvements de crainte étaient notés et
analysés.
21 juin 1941
[Soldat de première classe Everatt]
J ’ai pris mon service à 5 h 45. Le patient avait passé une très bonne
nuit. Éveillé, il a parlé jusqu’à 6 h45, s’est endormi jusqu’à 7 h 45, a
uriné 20 onces et a dormi par intermittence jusqu’à 9 h 10. On lui a
fait sa toilette et appliqué des pansements sur les endroits irrités. A
refusé tout petit déjeuner. A passé la matinée à lire. Visites périodi­
ques du M.O. [Dicks], et visite du major Murray à 11 heures. Déclare
qu’il se sent bien, mais souhaiterait quelque chose pour s’occuper
l’esprit. De très bonne humeur ce matin, a encore évacué de l’urine.
Conversations dans un asile
185
Quand Everatt fut relevé à quatorze heures, Hess essaya de dormir,
mais il faisait trop chaud dans la chambre ; il passa donc l’après-midi
à écrire. Il sentait des élancements dans la région de sa fracture et
ne dormit que peu et irrégulièrement.
22 juin 1941 : la vague de chaleur ne montrait aucun signe
d’accalmie. Aucun soldat des troupes allemandes qui, à l’aube, enva­
hirent l’Union soviétique sur un front s’étendant de l’océan Arcti­
que à la mer Noire, ne devait oublier la chaleur, la poussière, les
mouches.
Le major Dicks vint d’Aldershot voir le prisonnier. Hess était
aussi à l’aise que le lui permettait le système de poids et de poulies.
Tandis que les micros cachés enregistraient les moindres nuances
de la réponse, le médecin annonça les nouvelles de Russie.
Hess se contenta de dire : « Alors ils ont fini par le faire ! », puis il
adressa un sourire pincé au major.
22 juin 1941
[Journal du commandant]
Il semble souffrir pas mal de la chaleur.
[Rapport de jour, soldat de première classe Everatt]
J ’ai pris mon service à 13 heures. Le patient était incommodé par
la chaleur et n’arrivait pas à se reposer. Lui ai donné de l’eau et du
savon et un appareil à lavement, bon résultat, lui ai donné aussi une
éponge tiède, et ai soigné les endroits où sa peau était irritée. Il s’est
réinstallé pour un moment mais n’arrivait ni à dormir longtemps
d’affilée ni à se concentrer pour lire ou écrire ; il a fait cependant un
petit dessin de son pied gauche, mais cela ne l’a pas intéressé long­
temps. Le M.O. est venu le visiter à intervalles réguliers au cours de
l’après-midi...
Moins agité ce soir, mais reste assis le regard perdu au loin, sem ­
ble penser à son foyer, mais refuse d’en parler.
23 juin 1941
[Rapport de nuit de l’infirmier]
2 h 30. Le patient encore agité et totalement incapable de dormir.
A commencé à faire quelques remarques : pourquoi n’avait-il pas
réussi à se tuer il y a une semaine...
5 heures. On dirait que le patient n’a pas dormi du tout.
[Soldat de première classe Everatt]
6 heures. À la prise de service, le patient n’avait dormi qu’un bref
moment et ne semblait heureux ni de son état ni des choses en général.
L ’Angleterre
186
« Il a alors lu le Times, observa Everatt, et a semblé plus animé et de
meilleure humeur. » Les gros titres des journaux annonçaient :
« A TTAQ U E ALLEM ANDE CONTRE LA RUSSIE : A ID E TOTALE DE L’AN GLE­
TERRE À LA RUSSIE; DÉCLARATIO N DU PREMIER MINISTRE SUR LA POLITI­
QUE
b r it a n n iq u e .
» Hess persuada Bill Malone de déjeuner avec lui.
23 juin 1941
[Journal du commandant]
Z ... subitement, a paru vieux et mélancolique. Il s’est plaint de ne
pas arriver à lire, car il voit les lettres en double — il est également
incapable de se concentrer. Il en rend à nouveau responsable une
drogue que le médecin lui administrerait d’une façon ou d’une autre.
C’est vers ce moment-là qu’une fouille de ses affaires personnelles
permit de découvrir une réserve cachée de comprimés de somni­
fères — Hess les avait-il mis de côté pour se suicider ou pour les
faire analyser par la suite ? Difficile à dire. Plus ennuyeux, il insistait
aussi pour qu’un officier partage ses repas — et il entendait le mot
«partager» au sens littéral. Il refusait aussi qu’un infirmier
s’acquitte de cette tâche, pensant évidemment que dans l’Angle­
terre en guerre les soldats de première classe étaient plus faciles à
remplacer que des officiers de la Garde.
Ajoutant à l’affaire Hess une note comique superflue, le duc
de Hamilton fit savoir au gouvernement qu’il allait intenter un pro­
cès en diffamation contre le prisonnier. La section londonienne du
Parti communiste l’avait mis en cause dans un tract l’accusant
d’avoir entretenu des «rapports très amicaux» avec l’adjoint du
Führer, et l’avait rangé parmi les « industriels, banquiers et aristo­
crates qui ont fait H itler». Le 8 juin, dans le Reynolds’ News, organe
d’extrême gauche, Harry Pollit, secrétaire général du Parti, avait
menacé de demander la comparution de Hess comme témoin.
Toute ingérence dans une procédure de ce type aurait dû être
considérée comme un outrage à la cour. Mais le cabinet de Chur­
chill s’estime au-dessus des lois. Herbert Morrison, ministre travail­
liste du Cabinet, intervient pour demander au ministère de l’Air
d’exercer un chantage sur le duc afin que celui-ci abandonne les
poursuites. Un début de panique s’installe dans les coulisses. Cado­
gan écrit au conseiller juridique du Trésor : « Mon secrétaire d’État
[Eden]... ne veut pas entendre parler d’une quelconque comparu­
tion de Hess. » Des notes de service s’échangent entre le ministère
de l’Air (les supérieurs du duc), le 10, Downing Street, le Foreign
Office (dont Hess était indirectement le prisonnier) et les Finances.
Desmond Morton, le bilieux conseiller en renseignements de
Conversations dans un asile
187
Churchill, lui envoie un mémorandum alarmiste de trois pages fai­
sant valoir que la comparution de Hess doit être rejetée « pour des
motifs d’intérêt public ». Le rapport du colonel Rees sur sa dernière
entrevue avec Hess est, d’après Morton, un argument incontestable.
« Il est clair d’après ce rapport que Hess est sujet à des hallucina­
tions, et que personne ne sait ce qu’il pourrait déclarer lors d’un
contre-interrogatoire. »
Lorsqu’il lit cela le 22 juin, Churchill n’a pas besoin qu’on lui en
dise plus ; Hitler peut bien avoir envahi la Russie le matin même,
mais cela — la possibilité que Hess montre son visagè et raconte
son histoire devant un tribunal du Strand, à quelques centaines de
mètres des salles de rédaction de Fleet Street — voilà qui est autre­
ment sérieux. Il envoie une note à son ministre de la Guerre, David
Margesson :
PREMIER MINISTRE À SEC. D’ÉTAT À LA GUERRRE
22 juin 1941
Note personnelle, n° M.669/1
Nous devrions évidemment refuser de permettre à Hess de com­
paraître comme témoin, mais je ne vois pas pourquoi le duc de
Hamilton ne pourrait défendre son honneur devant les tribunaux,
particulièrement s’il poursuit au criminel*. Évidemment, l’affaire
devrait être jugée à huis-clos.
Margesson rassure Sinclair le lendemain : « Je veillerai à ce que Hess
ne soit pas autorisé à comparaître comme témoin. »
Mais le duc, comme beaucoup de plaignants, refuse de mettre
son honneur dans sa poche. Le registre des opérations de la R.A.F.
de Tumhouse indique que le 24 juin il délègue provisoirement ses
pouvoirs à un autre officier et part pour Londres. Deux jours plus
tard, il entre, indigné, dans le bureau de Sinclair au ministère de
l’Air pour déclarer qu’il est tout à fait décidé à poursuivre l’affaire.
Abandonner maintenant lui porterait tort. Il veut son procès**.
Hess, évidemment, n’est en état de paraître nulle part.
Tourmenté par la douleur lancinante dans sa jambe, miné par le
soupçon, recru de fatigue, il mène une lutte de tous les instants,
tandis qu’à son chevet, les infirmiers, les chirurgiens, les officiers de
la Garde, l’odieux major Dicks et des visiteurs anonymes défilent
* Comme le savait Churchill, un procès en diffamation pouvait se solder par une
peine de prison. De tels cas étaient très rares mais il avait gagné un procès contre
lord Alfred Douglas dont un pamphlet l’accusait d’avoir fait un énorme bénéfice
boursier sur la bataille du Judand. Lord Douglas purgea une peine de prison.
** Il ne l’eut pas. L’affaire fut classée par le tribunal le 18 février 1942.
188
L ’Angleterre
derrière ses poulies, ses poids et ses affaires personnelles. Il essaie
d’écrire, mais les mots lui manquent ; il veut lire le Times mais est
incapable de se concentrer.
23 juin 1941
[Journal du commandant]
Il a déclaré avoir soigneusement mûri pendant vingt-quatre heures
sa tentative de suicide [et] qu’il s’était bien jeté la tête la première
par-dessus la balustrade... L’idée de suicide semble être bien ancrée
dans son esprit et l’aggravation de sa dépression accroît les risques
d’une nouvelle tentative dans un proche avenir.
24 juin 1941
Z , agité et déprimé, a passé une nuit difficile. Toute la journée, il a
été de mauvaise humeur et a de nouveau menacé de se suicider à la
première occasion.
Ce jour-là, des experts du département des Prisonniers de guerre du
War Office inspectèrent le Camp Z. Bien que Hess semblât à peu
près aussi mobile qu’une dinde bridée, ils ne voulaient pas prendre
le risque de le voir sauter une seconde fois : un grillage devait être
installé dans la cage d’escalier.
25 juin 1941
[Rapport de nuit de l’infirmier]
Le patient semble très déprimé, peut-être à cause du manque de
sommeil.
2 h 30, il se plaint de douleurs dans la jambe droite.
3 h 15, le patient devient hystérique et impossible à maîtriser, dit
qu’il ne peut plus supporter la douleur. J ’ai jugé bon, étant donné les
circonstances, d’informer le médecin de son comportement. Le
médecin lui a donné 1/4 de gr[ain] de morphine.
25 juin 1941
[Journal du commandant]
À 0 h 30, l’officier et l’infirmier de service ont jugé bon d’appeler
le médecin. D’après ce dernier, Z était dans un état d’hystérie, fou
furieux, et pouvait à tout moment tenter d’arracher la gouttière qui
maintenait sa jambe. Il décida par conséquent de lui injecter 3/8 de
grain de morphine, malgré le risque de créer ainsi une accoutu­
mance.
Z s’est alors calmé et a dormi. [Plus tard :] Maussade et morose, il
parle maintenant très peu.
Le lendemain on supprima la morphine pour mettre fin à l’accoutu­
mance, mais les caporaux informèrent le colonel Scott que la pho­
bie du poison était revenue.
Conversations dans un asile
189
Le lieutenant Bill Malone faisait partie des rares hommes à qui le
prisonnier faisait encore confiance.
28 juin 1941
[Journal du commandant]
Z s’est montré beaucoup plus loquace avec Malone.
On sent, sous-jacente, une profonde admiration pour l’Angleterre.
Il n’a pas tari d’éloges pour notre système d’éducation (particulière­
ment en ce qui concerne les collèges privés) qu’il reconnaît supérieur
au système allemand.
Il semble possible que lorsqu’on lui permettra de lire l’interpréta­
tion que donnent Hitler et Goebbels de son acte, on assiste à une
réaction de rejet de l’Allemagne nazie, cela pourrait faire une bonne
propagande...
L’empoisonnement demeurant une obsession, on a demandé à
Malone de goûter à ses tablettes de glucose ; ce qu’il a fait.
Quatre nouveaux infirmiers (ce qui porte leur nombre à six) sont
venus faire leur rapport, et le major Dicks leur a fait un sermon sur
leurs devoirs et l’importance du secret.
Le caporal Everatt trouva Hess «plutôt impressionné» par cet
afflux de nouveaux arrivants. L’un de ceux-ci, le caporal F.R. Farr,
nota dans son rapport de nuit : « Il a l’air sociable, coopératif, et
semble apprécier l’attention qu’on lui porte. » Pourtant, le 29 juin,
le caporal Riddle, dont le major Dicks devait se souvenir plus tard
comme d’un homme expérimenté et sensible, nota pour la pre­
mière fois un symptôme troublant dont il croyait avoir été témoin
au cours de son tour de garde : « Le patient, alors en état d’angoisse,
observe les coins de la pièce avec un air légèrement halluciné, pré­
sence de grimaces, mais non de gesticulations. »
Hallucinations? S’agissant d’un homme à la physionomie très
particulière, avec des yeux très enfoncés, au regard fixe, il était facile
de se laisser abuser. Certains autres infirmiers, peut-être mis en
condition par Dicks et Riddle, commencèrent aussi à remarquer les
mêmes symptômes.
30 juin 1941
[Rapport de jour de l’infirmier]
De courtes périodes au cours desquelles il est apparu préoccupé,
le regard fixé dans le vide. Il a passé un long moment à lire le Times.
[Rapport du soir de l’infirmier]
Refuse les papiers et les livres, jette à intervalles réguliers un
regard perçant et soupçonneux aux quatre coins de la pièce.
190
L ’Angleterre
[Journal du commandant]
Le major Foley s’est à nouveau entretenu avec Z... pour tenter de
calmer sa phobie du poison. Z a semblé rassuré et a promis que si
jamais il avait de nouveaux soupçons il enverrait chercher le major
Foley quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit.
Après ces conversations, il a semblé beaucoup plus à l’aise et s’est
montré nettement plus loquace avec l’officier de service au cours du
dîner.
Le lieutenant Atkinson-Clark, l’officier de la Garde impliqué dans
le violent «incident du cathéter», avait été retiré du Camp Z peu
après.
Les jours «norm aux» étaient rares et les faux espoirs souvent
brisés. Hess devenait de plus en plus capricieux, et remuait de
vagues souvenirs d’occultisme. Il félicita le caporal Riddle : « Vous
devez avoir des mains de magnétiseur», lui dit-il.
De toute évidence, le major Dicks ne possédait pas les pouvoirs
requis et, au début du mois de juin, il commença à perdre le peu de
patience qui lui restait. Le 1er juillet, à deux heures et demie du
matin, il fut à nouveau tiré du lit, cette fois pour administrer, de
mauvaise grâce, une dose supplémentaire de morphine à Hess qui
s’était plaint de douleurs atroces à la vésicule biliaire. Dicks trouva
le pouls du patient normal. « Il est évident, dit-il avec dédain au
commandant, que, sa peur du poison s’étant dissipée, il a inventé
un nouveau motif de plainte. C’est exactement ce que j’attendais de
la forme particulière de folie de Z. »
Mais était-il fou ?
1" juillet 1941
[Journal du commandant]
Plus tard dans la journée... il a déclaré [au major Foley] qu’il avait
abandonné ses soupçons quant aux officiers de l’équipe d’ici et com­
pris que toute cette histoire de poison n’était qu’un pur produit de
son imagination.
[Rapport de jour du caporal Farr]
Visites du major Dicks et du major Foley au cours de la matinée,
mais à chaque fois le patient dormait, il n’a donc pas été dérangé.
Il a réclamé le Times ce matin mais l’a jeté à terre au bout de deux
minutes environ, comme écœuré, en murmurant : « Retraite !
Retraite !» ... Son visage est pâle, il a les traits tirés.
À trois heures de l’après-midi, ce jour-là, le caporal Riddle prend la
relève de Farr. Il note d’abord que l’adjoint du Führer semble plus
Conversations dans un asile
191
animé, malgré des passages dépressifs très marqués. « Dans ces
moments-là, son regard se fait vide » , écrit Riddle, essayant de trou­
ver les termes exacts pour décrire ce qu’il voit ; « il exprime ses sen­
timents par des mimiques et manifeste sa colère par des exclama­
tions soudaines en allemand. » Plusieurs fois dans la soirée — en
fait toutes les deux minutes — Hess, agité, demande qu’on fasse
passer son lit de la position assise à la position couchée.
Puis, par la suite, il semble reprendre ses esprits, même si Everatt
remarque à nouveau « ce regard très vide ». Lorsque le colonel Rees
monte à l’étage peu avant dix-huit heures, Hess exprime le souhait
de s’adresser au peuple allemand par radio. Rees est satisfait de voir
cet apparent, mais sans doute provisoire, « retour à la santé men­
tale ». La joie du psychiatre militaire était évidemment doublement
professionnelle : « Peut-être pourrions nous encore lui soutirer quel­
ques informations utiles», dit-il au commandant.
3 juillet 1941
[Rapport de nuit du caporal Riddle]
Il s’est rapidement endormi, paisible.
À 3 h 25 il a demandé au surveillant de placer ses mains sur son
côté et déclaré que leur magnétisme lui faisait du bien.
5 heures, il s’est réveillé en proférant un déluge de phrases, mais
s’est aussitôt profondément rendormi.
[Rapport de l’après-midi du caporal Farr]
À l’aise et de bonne humeur... est resté ainsi tout au long de
l’après-midi, se montrant plus sociable et plus familier. Il a passé la
plupart du temps à lire, mais pendant de courtes périodes il fixait un
coin de la pièce, l’air préoccupé.
[Journal du commandant]
Une nouvelle amélioration visible chez Z.
L’officier de service [le lieutenant Malone] a rapporté qu’au cours
du dîner, il a soutenu une longue conversation sur divers sujets liés à
la politique et à la guerre au cours de laquelle il a, entre autres
choses, déclaré que Hitler ne voulait pas le retour de ses colonies
pour leurs richesses minérales mais pour les utiliser comme terrain
d’entraînement des jeunes Allemands afin qu’ils s’endurcissent en
menant une vie aventureuse.
Hess s’est montré tout à fait sensé, sans parler une seule fois de sa
santé, d’empoisonnement ou de ses soupçons envers les officiers.
C’est la première fois qu’il s’est entretenu avec Malone sans parler de
lui-même et de sa santé qui jusqu’ici a été son seul centre d’intérêt,
sa seule obsession et par conséquent son seul sujet de conversation.
192
L ’Angleterre
Et cela continua ainsi. Des périodes où le prisonnier se renfermait,
restant assis morose et maussade, qui alternaient avec de longues
conversations, des moments de presque jeûne et d’autres où il man­
geait avec un appétit féroce. Il se jetait sur le journal et mettait de
côté les pages d’informations sur la guerre pour les lire plus tard.
Parfois les infirmiers l’entendaient soliloquer, à d’autres moments
ils le voyaient regarder fixement dans le vide; mais qu’aurait pu
faire d’autre un prisonnier dans une telle situation ?
4 juillet 1941
[Rapport de jour du caporal Everatt]
Le patient a passé la majeure partie de l’après-midi à lire des livres
et des journaux, a eu plusieurs conversations avec nous... a parlé de
son enfance en Égypte et de son retour en Allemagne. Il s’est mon­
tré beaucoup plus animé et n’est pas retombé dans son humeur
maussade...
Plus tard dans la soirée, il a semblé halluciné. Il s’est assis un
moment comme s’il entendait des voix et il souriait. Quand on lui en
a demandé la raison, il n’a pas répondu tout d’abord, puis a fini par
dire que lui revenait à l’esprit un livre qu’il venait de lire.
Le colonel Scott, accompagné du major Dicks, vint le voir dans la
matinée, mais Hess, renfrogné, ne lui répondit que par monosyl­
labes. Il réclama une boîte d’aquarelle et un bloc de papier à dessin,
mais trouva difficile, dans sa position inclinée, de manier le pinceau
ou le crayon. Le Secret Service avait envoyé de nouvelles consignes.
5 juillet 1941
[Journal du commandant]
C a fait parvenir ses instructions par l’intermédiaire du major
Foley. On doit maintenant autoriser Z à lire les Illustrated London
News, Sphere et Country Life [magazines de luxe lus par la haute
société britannique]. On lui a monté d’anciens numéros de ces pério­
diques.
L’infirmier [le première classe Riddle] a rapporté que, dans l’aprèsmidi, Z, allongé, regardait le plafond, riant bruyamment par inter­
valles, ce qui dans son esprit semblait prouver que Z était complète­
ment fou.
Comme le major Dicks était très impressionné par le sérieux de
Riddle, le rapport de jour de ce dernier mérite d’être cité :
Le patient avait une attitude étrange... bien qu’il ait tenté de s’inté­
resser à la peinture, mais cela n’a duré que vingt minutes.
Auparavant il a montré des signes très nets d’hallucination. Cela
se manifestait par des rires et de faibles murmures [accompagnés de]
1 et 2. En 1933, Hitler nomma Rudolf Hess adjoint du Führer. En 1966, Hess, qui
allait vivre vingt ans dans le plus total isolement à la prison de Spandau, n ’était plus
que l ’ombre de lui-même.
3 et 4. Hess, un des orateurs les plus populaires du Parti nazi, était aussi à Taise dans
les cantines ouvrières que dans les tournées électorales aux côtés de Hitler.
Le Triomphe de la volonté.
5 et 6. En septembre 1934, le Parti nazi tint son rassemblement annuel dans le nou­
veau décor des assises de Nuremberg. Hess posa en compagnie du commandant de
S.A. Pfeffer von Salomon et de Hermann Goering pour Leni Riefenstahl qui tournait
7 et 8. Après avoir sauté en parachute au-dessus de l ’Ecosse de son Messerschmitt en
perdition, en mai 1941, Hess fut détenu au Camp Z d’Aldershot. Des photographies
aériennes furent prises pour vérifier le camouflage de ce camp secret.
Conversations dans un asile
193
regards fixes et vides dirigés vers un coin de la pièce... Ceci a duré
environ une heure.
[Il] a demandé combien de temps il devrait rester alité avant qu’on
l’autorise à se lever, et a semblé déçu quand on lui a répondu :
« Environ neuf semaines. »
A refusé de dîner en compagnie du lieutenant Hubbard.
A demandé que tout son repas soit enfermé dans un tiroir, et
qu’on laisse la clé près de lui.
Le même scénario se reproduit le lendemain. Hess, d’abord de
bonne humeur, sombre rapidement dans l’apathie et l’indifférence à
ce qui l’entoure. Il passe de longs moments, le regard vide. Il prend
plaisir à manger le repas enfermé dans le tiroir, lit peu dans l’aprèsmidi et ne montre un certain enthousiasme que pour peindre des
fleurs que Riddle lui a montées.
«Aujourd’hui, ça ira m ieux», dit-il en contemplant sa première
tentative. Il demande au caporal de lui imposer les mains sur la
tête... « Elles me font du bien car elles sont magnétisées. Je veillerai
i ce que vous soyez bien récompensé. »
Riddle lui demande à quoi il pense.
« Il y a quelque chose qui ne va pas dans ma tête, répond
l’adjoint du Führer, les yeux fixes mais expressifs. Je pense tout le
temps, mais je ne sais pas à quoi. »
Au milieu de la routine des opérations de surveillance intérieure —
censure postale, écoutes téléphoniques et informateurs — le M.I.5
apprit à la fin du mois de juin que dix-sept Polonais et deux offi­
ciers britanniques avaient ourdi un complot pour assassiner Hess.
Depuis la défaite de la Pologne et de la France, la plupart des exi­
lés de l’armée polonaise étaient stationnés en Écosse. Le 6 et le
7 juillet, le colonel Hinchley Cook, du M .I.5, vint au Camp Z dis­
cuter des mesures à prendre pour se prémunir contre un tel danger,
avec le colonel Scott et les commandants de la garnison locale.
« Les messages codés révèlent que les suspects ont quitté leurs
bases actuelles», nota Scott le 7.
Hess n’en entendit évidemment pas parler. De bonne humeur ce
jour-là, le lendemain il était à nouveau déprimé. Il demanda du
papier et des enveloppes. Le major Foley en conclut qu’ils pou­
vaient s’attendre à de nouvelles lettres d’adieu à sa femme, etc.
« Que sont devenues les lettres que j’ai écrites avant ma tentative
de suicide ? » demanda Hess.
« Dans ce pays, lui expliqua l’officier des renseignements, le sui-
194
L ’Angleterre
eide est un crime, aussi avons-nous transmis ces lettres à l’autorité
supérieure, comme pièces à conviction. »
Le prisonnier accepta l’explication sans insister et se remit à
écrire.
Scott, toujours préoccupé par le «com plot polonais», ordonna
aux gardes de nuit de patrouiller à l’intérieur, et non plus à l’exté­
rieur du périmètre grillagé. Il prit également des mesures pour évi­
ter une éventuelle incursion d’une automobile à travers la double
porte du camp.
Les jours passaient, chauds et orageux. Hess était souvent morose
et inabordable. Mais il parlait si normalement et si raisonnablement
avec les officiers de la Garde qui avaient sa confiance, abordant une
telle variété de sujets, que l’hypothèse, formulée dans les débuts,
d’une folie simulée reprit consistance. Il s’était plongé dans la lec­
ture du récit tragique de sir Nevile Henderson sur les derniers mois
de la paix à Berlin, Échec d ’une mission. Le titre choisi par l’ambassa­
deur britannique pouvait parfaitement s’appliquer à sa propre tenta­
tive. Les nouvelles des triomphes historiques de Hitler sur les
champs de bataille de Russie alimentaient sa foi en l’imminence de
la victoire. Le 12, l’esprit en paix, pensant peut-être à l’exil du duc
de Windsor, il déclara au sous-lieutenant Tunnard : « Je préférerais
retourner en Allemagne plutôt que d’accepter un poste de gouver­
neur dans une colonie. »
13 juillet 1941
[Journal du commandant]
Z s’est montré déprimé toute la journée. Le médecin [Dicks] le
soupçonne de l’avoir à nouveau violemment pris en grippe.
Pourtant, quand Malone est monté dîner avec lui en «tenue de
patrouille », Z, fortement impressionné, s’est laissé aller à parler de
divers sujets.
Il a raconté à Malone toute l’histoire d’Unity Mitford — comment
celle-ci poursuivait Hitler où qu’il aille et qu’en fin de compte, après
le déclenchement de la guerre, elle avait tenté de se suicider avec
une arme à feu dans le «Jardin anglais » de Munich.
Le médecin qui l’avait opérée était un ami personnel de Z et lui
avait dit qu’elle resterait complètement folle jusqu’à la fin de ses
jours.
Puis il a parlé de musique et, contrairement à ce que disait le pré­
cédent rapport du major Foley, il semblait s’y intéresser énormé­
m ent; à Munich, il allait au concert chaque fois que c’était possible.
Il a fait preuve de connaissances étendues dans de nombreux
domaines — par exemple, il sait tout du mauvais écho de l’Albert
Hall, il connaît des détails surprenants sur la vie en Angleterre, les
coutumes, les auteurs, quels livres ils ont écrits et ainsi de suite.
Conversations dans un asile
195
Il a discuté très longuement de religion — a déclaré qu’il était luimême plus religieux que la plupart des gens, mais que l’Allemagne
tentait d’éliminer le christianisme, qui n’était qu’une fable juive,
pour le remplacer par une nouvelle religion allemande. Il refusa
d’admettre que le catholicisme romain était en progression en Alle­
magne.
Il a parlé de [sir Oswald] Mosley [dirigeant de l’Union des fascistes
britanniques] mais en déclarant que, bien qu’il l’ait rencontré, il ne
l’avait pas suffisamment vu pour se former une opinion sur lui.
Il s’intéresse beaucoup à l’architecture, particulièrement à celle
des cottages britanniques et aimerait avoir un ouvrage illustré sur le
sujet.
Il a demandé si les femmes anglaises se maquillaient autant parce
que les Anglais aimaient cela.
Le lendemain, Hess reprit ce dialogue révélateur avec l’officier des
Scots Guards. Hitler, assura-t-il à Bill Malone, ne souhaitait pas
dominer le monde, car la dispersion de ses efforts se traduirait par
un affaiblissement dangereux pour le peuple allemand. « Il projette
de contrôler toute l’Europe, à l’exception peut-être de la GrandeBretagne. Cela nous posera suffisamment de problèmes pour nous
occuper un certain temps. »
Expliquant que Hitler n’avait pas l’intention d’écraser la GrandeBretagne — « Il aime l’Angleterre et les Anglais !» — , Hess exposa
le point de vue de Berlin sur la suite d’événements alors inconnus
qui avaient amené Churchill à jeter le monde dans l’horreur des
bombardements massifs. Hitler avait repoussé les projets de raids
sur Londres [Hess dit « sur l’Angleterre »] le plus longtemps possi­
ble, malgré les pressions de ses chefs militaires. « Il n’en a donné
l’ordre que lorsque l’Angleterre a commencé à bombarder l’Alle­
m agne» — Hess voulait dire Berlin qui, sur ordre personnel de
Churchill, avait subi des attaques importantes de la R.A.F. depuis le
25 août 1940, douze jours avant les premiers raids nazis sur Lon­
dres.
« Son penchant pour l’Angleterre, révéla Hess, est ancien. Il se
fonde en partie sur ses contacts avec des visiteurs britanniques en
Allemagne, dont il approuvait sans réserve les points de vue et la
conduite. Il a été particulièrement séduit par le duc de Windsor
qu’il considérait comme le prince le plus intelligent qu’il ait jamais
rencontré. » (La rencontre avait eu lieu en octobre 1937, à l’Obersalzberg.)
Pour Hess, la politique britannique avait toujours visé à affaiblir
la puissance continentale dominante. L’Espagne, les Pays-Bas et la
France en avaient tour à tour fait les frais. Maintenant, l’Allemagne
196
L ’Angleterre
était devenue la puissance dominante, et c’était donc elle qu’il fallait
détruire. Cela a été, dit-il, la politique du roi Édouard VII. « Chur­
chill, continua-t-il avec une indignation mal contenue, a travaillé
sans relâche en coulisses avant cette guerre pour se donner les
moyens de détruire l’Allemagne. » Les remarques de Churchill au
général américain Wood en 1936 le prouvaient. Les malheureux
Polonais avaient été entraînés dans ce maelstrôm par les manœu­
vres d’« encerclement » des Anglais. Hess poursuivit : « Des diplo­
mates polonais ont confié à notre ministre des Affaires étrangères
qu’ils auraient été prêts à discuter avec nous du problème du couloir
de Dantzig, mais que l’Angleterre les en avait dissuadés. »
Ce que Hess avait à dire sur les techniques de propagande fit sur­
sauter ses interlocuteurs : « Cela a été l’arme la plus efficace des Bri­
tanniques au cours de la dernière guerre. Elle a contribué plus que
tout à briser notre résistance. Remerciez-en les socialistes et les
juifs; cela a été de loin beaucoup plus efficace que votre blocus.
Pour vous empêcher d’utiliser cette arme une seconde fois, nous
avons interdit à notre peuple d’écouter la radio anglaise. »
Quand la guerre a commencé, continua-t-il, le moral des Alle­
mands ne se serait pas relevé d’une défaite. « C’est un défaut fatal
du caractère allemand. J e sais que les Anglais ne l’ont pas : vous êtes
capables d’assumer un échec, et cela vous rend supérieurs à nous.
L’ennui avec nous, les Allemands, c’est que nous sommes extrême­
ment susceptibles. Nous pourrions laisser les Allemands écouter la
B.B.C., maintenant que nos victoires ont renforcé leur moral et
qu’ils font confiance au Führer, mais au début c’était trop risqué. »
Il ne faisait aucun cas de l’effort de propagande anglais. « Quand
le ministère de l’information a été bombardé, dit-il en riant, j’ai
reproché à Goering d’avoir fait une erreur grossière ! » Récemment,
admit-il, cette propagande s’était améliorée et il demanda à Malone
s’il connaissait les hommes qui diffusaient des discours radio vers
l’Allemagne. Malone fit non de la tête puis demanda à Hess s’il
connaissait la véritable identité de « lord Haw-Haw » — l’irlandais
William Joyce dont les discours radiodiffusés depuis Berlin étaient
écoutés clandestinement par deux millions d’Anglais. Hess ne
connaissait pas l’identité de Joyce, mais il le singea : « Où est Y A rk
Royal?» Hess révélait ainsi qu’il avait écouté personnellement les
émissions de Joyce (peut-être pour améliorer son anglais), et qu’il
était conscient que les Allemands avaient commis une erreur en
annonçant que le porte-avions avait sombré.
S’étendant sans retenue sur les succès de la propagande nazie,
Hess déclara que tous les soldats allemands étaient persuadés que
l’armée britannique était dix fois plus brutale que la leur. Lui-même
Conversations dans un asile
197
croyait que les Anglais tiraient à vue sur les avions chargés de secou­
rir les aviateurs tombés en mer (toujours sur les instructions de
Churchill) bien que ceux-ci, désarmés, aient porté l’emblème de la
Croix-Rouge. Il ajouta que les canots de secours criblés de balles de
mitrailleuses prouvaient que les Anglais tiraient sur les marins nau­
fragés. L’Angleterre avait été la première à ne tenir aucun compte
des «règles» en minant les eaux norvégiennes.
Il déclara ne pas croire aux crimes de guerre allemands que lui
cita Malone, comme le fait de couler des navires-hôpitaux, mais
admit que des prêtres polonais avaient été fusillés (pour espionnage,
dit-il). La « moralité politique » britannique s’était pourtant amélio­
rée : « À cet égard, ajouta-t-il spontanément, vous avez environ cin­
quante ans d’avance sur l’Allemagne. »
La discussion passa aux programmes d’armement. Hess, dont les
nuits avaient été empoisonnées par le bruit des tirs de mitrailleuses
installées dans le voisinage, dit que les mitraillettes Thompson
avaient un défaut : leur forte cadence de tir posait des problèmes
d’approvisionnement en munitions au cours des combats.
« L’impact psychologique de leur bruit, par contre, est très efficace,
ce qui compense largement cet inconvénient. Le Führer croit forte­
ment à l’effet démoralisant du bruit. » C’est Hitler, révéla-t-il, qui fit
fixer de petites sirènes sur les bombes de la Luftwaffe pour accroître
l’effet de terreur sur les troupes.
« Il n’y a plus de communisme en Allemagne, dit-il en changeant
de sujet à nouveau. J ’ai assisté moi-même à l’évolution lors de mes
visites dans les usines.» Il revoyait en imagination les grandes
usines sur des terrains bien aménagés qu’ils avaient construites dans
la Ruhr et autour de Berlin, les douches et les équipements de loi­
sirs pour les ouvriers ; il avait vu les chômeurs disparaître des rues.
« Les travailleurs ont compris ce que nous avons fait pour eux» ;
par « nous », il entendait « les nazis ». « L’afflux de journaux marte­
lant dans chaque foyer les idéaux du national-socialisme ont changé
les mentalités, même chez les personnes les plus âgées. » L’embri­
gadement du travail, dit-il, n’avait pas créé de conflit, car tout valait
mieux que d’être sans emploi. « Notre pacte avec la Russie n’a pas
encouragé le communisme en Allemagne, car le peuple allemand a
compris que Hitler cherchait à éviter l’encerclement ; et il était par­
faitement au courant des efforts déployés par les Britanniques au
cours des mois précédents pour persuader la Russie de se joindre à
elle. »
Du communisme, l’adjoint du Führer passa sans transition au
christianisme. Lui et Hitler étaient plus croyants que la plupart des
gens, mais le christianisme était, prétendait-il, se faisant l’écho de
198
L ’Angleterre
déclarations qu’il avait si souvent entendues de la bouche même de
Hitler, étranger à l’esprit de la race allemande. « Je crois en un audelà, mais pas à un paradis où régnerait un Dieu ressemblant à un
vieillard barbu», déclara-t-il.
Il évoqua à nouveau la détermination de Hitler à remplacer le
christianisme par une nouvelle religion, qui devrait être fondée par
un homme qu’on attendait encore. Un tel homme ne se satisferait
pas d’abstractions; mais les «ritu els» et le «décorum » étaient
nécessaires et restaient à inventer. Pour lui, c’était à cause de cette
hostilité au christianisme que le Vatican n’avait pas ouvertement
prêché la croisade contre la Russie. Il concluait, réciproquement,
que Staline avait commis une lourde erreur en détruisant la religion
en Union soviétique sans la remplacer par autre chose.
Quant au problème juif, Hess était parfaitement au courant de la
solution proposée par Hitler : « Le Führer, confia-t-il au lieutenant
Malone, a décidé de bannir tous les juifs d’Europe après la guerre. À
destination probablement de Madagascar. » (Les dossiers de l’ami­
rauté et du ministère des Affaires étrangères allemands contiennent
les documents sur le plan de Hitler de 1940, à propos de Madagas­
car.)
Avant de parler de ses anciens collègues, Hess fit quelques
remarques d’ordre général sur les alliés de l’Allemagne. Il admirait
les Chinois dont l’honnêteté inspirait confiance; leur dirigeant,
Tchang Kaï-chek, était un grand homme. Par contre, on ne pouvait
faire confiance aux Japonais qui n’auraient aucun scrupule à fondre
sur l’Australie si cela pouvait les arranger.
Il éprouvait une égale aversion pour le ministre des Affaires
étrangères allemand. « Il est hors de question que Ribbentrop
devienne jamais le chef, même si Hitler, Goering et moi-même dis­
paraissions», affirma-t-il. Ribbentrop était un membre trop récent
du Parti nazi, un nouveau Führer ne pouvait sortir que de la Vieille
Garde. Mais il ajouta, équitablement : « Ribbentrop n’a pas plus haï
la Grande-Bretagne que n’importe quel autre dirigeant nazi. »
Quand on lui demanda quelle était la personnalité britannique
qu’il aimerait rencontrer, Hess cita le général sir Ian Hamilton, à
moitié oublié : « Il m’a envoyé ses Mémoires peu de temps avant la
guerre, mais je n’ai jamais trouvé le temps de les lire. Et j’avais aimé
son ouvrage sur Gallipoli. »
Ils passèrent l’après-midi à égrener des souvenirs. D ’après Hess,
les pertes allemandes en Pologne, en France et en Grèce avaient été
beaucoup moins lourdes que ne le prétendait la propagande enne­
mie. Et, à propos de propagande, il rejeta avec mépris l’idée que la
Gestapo aurait pu mettre au point elle-même la tentative d’assassi­
Conversations dans un asile
199
nat à la brasserie Bügerbràu, en novembre 1939 : « Si la Gestapo
l’avait organisée, dit-il fièrement, ils auraient utilisé un dispositif de
minuterie plus fiable que deux simples réveils pour faire sauter la
bombe ! L’explosion a eu lieu sept minutes après le départ du Füh­
rer. » La police des frontières, continua-t-il, avait par la suite mis la
main sur l’homme qui avait déposé l’engin dans la brasserie déserte.
Il croyait (probablement à tort) que cet homme, Georg Elser, était
en contact avec les deux officiers britanniques du M .I.6, Stevens et
Best, qui étaient tombés quelques jours plus tard dans un piège
tendu par des officiers de la Gestapo se faisant passer pour des géné­
raux mécontents de Hitler. (Z conclut, rapporta Malone, qu’ils
n’étaient pas suffisamment importants pour qu’on les fusille en rai­
son d’activités qui lui semblaient bien puériles.)
La conversation tomba peu à peu. Hess avoua tristement qu’avant
d’être blessé il se tenait aussi près que possible des fenêtres pour
écouter lorsque les officiers passaient des disques de Beethoven
dans l’antichambre.
« Quand je sortirai de ce lit, dit-il, montrant le système de poulies
et de poids (qui avaient été réduits à une dizaine de kilos), je dessi­
nerai les plans d’une maison de campagne. Je la ferai construire en
Écosse après la guerre. » (C’était une subtile flatterie à l’égard de
l’officier écossais Malone.) Et il ajouta : « Pourriez-vous me procurer
quelques livres d’architecture sur les maisons de campagne
anglaises ? »
14 juillet 1941
[Rapport du lieutenant Malone]
Les allusions de Z à des personnalités anglaises relativement peu
importantes [et] sa connaissance de la vie britannique, manifeste
dans la conversation, prouvent qu’il a dû avoir de considérables
sources d’information sur l’Angleterre, que sa mémoire et sa
connaissance des détails sont excellents, et qu’il a, depuis longtemps,
étudié de très près la scène britannique. Il prétend que son anglais
lui vient uniquement de sa scolarité, mais il parle trop bien l’anglais
familier pour que cela soit vrai, et son utilisation de tournures typi­
quement anglaises indique de récentes leçons particulières.
« Superficiellement, il paraît aller beaucoup mieux, concluait
Malone, et semblerait parfaitement normal à quelqu’un qui ne sau­
rait pas ce qui s’est passé ces dernières semaines. » Mais il faisait
une mise en garde : sous cette amélioration de surface, le patient
«ruminait sa rancune et restait extrêmement m éfiant».
200
L ’Angleterre
Le psychiatre Dicks n’était jamais parvenu à ce degré d’intimité
avec le prisonnier. Le 16 juillet, il apprit qu’il allait être remplacé (il
continua néanmoins à rendre périodiquement visite au prisonnier).
Pour ce psychiatre émigré, Hess resta jusqu’à la fin un objet d’hosti­
lité — un sous-homme à l ’esprit dérangé, dégénéré, condamné à sa
folie présente par une cruelle hérédité. En dépit de leur condition­
nement, les officiers de la Garde qui partageaient leurs repas avec le
prisonnier le perçurent souvent différemment.
Le commandant remarqua par exemple que le sous-lieutenant
M. Loftus, qui remplaçait Tunnard, avait, semble-t-il, immédiate­
ment gagné la confiance de Z au cours de l’heure qu’il passa en tête
à tête avec ce dernier, le 17 juillet après le dîner. D ’autres sources
indiquent clairement que, lors de ces conversations, Hess s’expri­
mait sans fard. Loftus lui présenta une photo, extraite du magazine
Life, le montrant en pleine gloire, debout à côté de Hitler à la
séance du Reichstag peu de temps avant son départ, ou, comme le
formulait la légende : « six jours avant que Hess ne déserte l’Alle­
m agne».
Loftus s’excusa pour la légende, mais l’adjoint du Führer prit bien
la chose. Il fut visiblement affligé par les quatre photos du magazine
sur les dégâts causés à l’abbaye de Westminster par le raid du
10 mai. « Si cette guerre continue, commenta-il, il ne restera plus
rien des anciennes belles cités d’Allemagne et d’Angleterre. »
« Lequel de ces hommes aimez-vous le plus ? » demanda Loftus
en montrant la tribune du Reichstag.
C’était une question facile. « L e Führer!» dit Hess en gloussant
bruyamment.
Ils échangèrent leurs plaisanteries favorites sur Goering. Lorsqu’il
fut question de l’appréciation défavorable des Anglais sur Ribben­
trop, Hess se montra chevaleresque : « Notre popularité ou notre
impopularité à tous dépend de la presse ; c’est pareil dans tous les
pays. » Quant au Reichsführer S.S., Hess fit remarquer que, derrière
le froid reflet de ses lunettes, Heinrich Himmler était un agréable
compagnon.
« Au moment de cette réunion du Reichstag, aviez-vous déjà pris
votre décision — je veux dire, de quitter l’Allemagne ?
—
J ’en avais l’intention depuis Noël déjà, répondit Hess. J ’ai fait
deux tentatives. À chaque fois j’ai dû renoncer à cause du mauvais
tem ps.» Il avait aussi testé les contrôles aériens ( Steuerung) et la
radio. Seul son adjoint, Karl-Heinz Pintsch, était au courant de ses
intentions, mais son ami Haushofer lui avait raconté un rêve où il
l’avait vu, seul dans les airs.
Conversations dans un asile
201
« Il a vu aussi en rêve mon voyage de retour, ajouta le prisonnier
en grimaçant un sourire. C’était juste avant ma dernière tentative —
celle qui a réussi. »
Parlant des phénomènes psychiques, Hess admit sans détour
qu’il croyait au don de double vue, à la prédestination et aux fan­
tômes.
« Pourquoi avez-vous essayé de vous tuer ? demanda le jeune
lieutenant.
— Parce que j’avais peur de devenir fou, répliqua Hess sans
affectation. Je me suis envolé pour l’Angleterre avec l’idée de mettre
fin à cette guerre — ou au moins aux bombardements aveugles de
civils. Après mon échec, j’ai commencé à penser que je m’étais
abusé moi-même tout ce temps-là et qu’en Allemagne, les gens me
considéraient peut-être comme un fou.» Il promit alors d’un ton
convaincu qu’il n’essaierait plus de se suicider.
Loftus fit remarquer : « Pour quiconque croit en son étoile, ce
serait une sottise d’agir ainsi.
— Ça ne correspondrait pas du tout à la vision de Haushofer sur
mon voyage de retour», admit Hess. Il réfléchit un moment,
morne et silencieux, avant de reprendre : « Je suis absolument cer­
tain que si j’avais pu seulement entrer en contact avec une personne
influente dans ce pays, nous aurions pu ensemble arrêter cette
guerre.
— Êtes-vous vraiment sûr que l’Allemagne aurait accepté vos
propositions ? demanda Loftus.
— L’Allemagne c’est le Führer ! » s’exclama Hess. Puis il se lança
dans une longue envolée sur l’amour de Hitler pour la paix qui
laissa sceptique le lieutenant de la Garde.
Il haussa le ton pour faire une remarque qui donne à penser qu’il
revit peut-être Hitler après la séance du Reichstag: «Quelques
jours avant mon vol, je suis allé voir le Führer qui m’a confirmé
qu’il souhaitait toujours conclure une paix avec l’Angleterre. »
Loftus posa une question sur la Russie ; Hess reconnut que Hitler
avait toujours eu l’intention de l’attaquer, depuis même la rédaction
de Mein Kampf.
L’invasion de l’Angleterre ? Hess haussa les épaules. « Ça dépend
de lui. S’il presse le bouton, il y aura une invasion. Et elle réussira
car le Führer réussit tout ce qu’il entreprend. »
Le lieutenant Loftus se leva pour prendre congé. Comme marque
de faveur spéciale, Hess lui montra l’uniforme de la Luftwaffe qu’il
conservait comme un trésor.
11 .
Seconde visite ministérielle
Hess avait manifestement réussi à gagner l’admiration du souslieutenant Loftus. Cet officier de la Garde, fils d’un parlementaire,
quitta la chambre de l’étage convaincu que l’adjoint du Führer était
«fanatiquement sincère». Il était loyal envers Hitler et ne doutait
pas que ce dernier en userait de même avec lui. Certes vaniteux, il
succombait aisément à la flatterie — par exemple à propos de
l’habileté et de l’héroïsme avec lesquels il avait conduit son expédi­
tion aérienne ; mais Loftus ne voyait pas en lui l’intrigant fourbe et
rusé dépeint par le major Dicks.
17 juillet 1941
[Rapport du lieutenant Loftus]
Je pense que c’est l’homme le plus simple du monde, et je doute
fort qu’il soit intelligent, mais il possède cette dévotion monolithi­
que aveugle et fanatique pour un idéal et un chef qui a mené
jusqu’au pouvoir un groupe de médiocres.
Cependant, il diffère des autres complices de Hitler par son
authentique religiosité et de sincères sentiments humanitaires. À
aucun moment il ne doute de la victoire allemande et se voit déjà fai­
sant bâtir une maison en Écosse.
Il aime le ski, s’intéresse beaucoup à l’architecture, et est comme
beaucoup d’Allemands un grand admirateur de notre mode de vie.
Il a laissé derrière lui une femme et un jeune fils. S’il ne semble
guère se soucier de la première, il parle du second et m’a raconté
combien il lui a été difficile de continuer à jouer la comédie lorsque,
le soir précédant son vol, l’enfant lui avait demandé où il allait.
Loftus découvrit un homme encore possédé par sa «m ission»,
incapable de saisir la réalité de la situation. Il attribua à Hess un
esprit «aussi virginal que celui de Robespierre» et estima qu’il
aurait pu devenir un idéaliste tout aussi dangereux si la nature lui
avait accordé personnalité et éloquence.
Lors de ce premier entretien, il avait été frappé par les façons
courtoises, le sourire désarmant et le rire facile du personnage ; les
Seconde visite ministérielle
203
traits étaient quelque peu gâtés par des incisives supérieures pro­
éminentes et un menton fuyant — ce qui au demeurant n’avait rien
pour troubler un Britannique de bonne famille — mais les yeux très
étonnants rachetaient l’ensemble; profondément enfoncés dans
leurs orbites, ils brillaient d’un éclat particulièrement intense.
Le capitaine Munro K. Johnston qui venait de remplacer Dicks à
Mychett Place — le Camp Z — avait une grande expérience des cas
psychiatriques (bien qu’en février 1942 il se fût déclaré incompétent
pour procéder à un examen médical complet de Z). Voici ce qu’il
écrivit de sa première entrevue avec Hess, le même jour que Loftus :
« Il était méfiant et poli. Il avait l’air malade — décharné, yeux
caves et angoissé. » Hess se félicita de l’attaque de Hitler contre la
Russie communiste, espérant que les Britanniques seraient désor­
mais plus compréhensifs — il s’imaginait encore pouvoir restaurer
la paix, une fois guéri.
En une occasion, Johnston fit remarquer que les Anglais s’amu­
saient des multiples uniformes et innombrables décorations de Goering. «Goering est comme ç a !» répondit Hess en s’esclaffant
bruyamment. Johnston le jugea néanmoins jaloux du prestige du
Reichsmarschall. «Goering aurait été terrifié à l’idée d’une entre­
prise comme la m ienne», dit le prisonnier d’un air méprisant. (Au
cours des vingt-quatre heures d’angoisse précédant l’annonce par la
B.B.C. de l’arrivée de Hess en parachute, Goering avait certaine­
ment cherché à rassurer Hitler en faisant valoir que le Me 110
n’atteindrait probablement jamais l’Écosse.)
Alors que le journal de Scott avait montré le prisonnier angoissé
et rendu insomniaque par les alertes aériennes, c’est maintenant
leur absence qui le troublait (Albert Kesselring et Wolfram
von Richthofen avaient déplacé leurs bombardiers sur le front
oriental). On l’entendit dire : « Il faut qu’ils reviennent vite. »
18 juillet 1941
[Journal du commandant]
Je l’ai vu ce matin et lui ai donné un livre sur les cottages anglais...
Le major Dicks du R.A.M.C. est parti et a rendu son laissez-passer.
19 juillet 1941
L’état de Z continue de s’améliorer... Il a dit [au lieutenant
T. Jackson] qu’il n’avait plus l’intention de se suicider. Il semble
encore penser qu’il deviendrait führer si Hitler et Goering venaient à
mourir.
20 juillet 1941
Pris avec moi le capitaine Ashworth [le nouvel adjudant-major]
pour le présenter à Z qui était de très bonne humeur.
204
L ’Angleterre
Il semble aller mieux de jour en jour, et on commence à se
demander si le colonel Rees et le major Dicks avaient eu raison de
diagnostiquer une «dém ence permanente».
Trois jours plus tard, Hess régala son ami Bill Malone de quelques
révélations sur les dessous alors inconnus de l’affaire BlombergFritsch de janvier 1938, qui avait provoqué la démission du ministre
de la Guerre et du commandant en chef de l’armée impliqués dans
un scandale de mœurs. Le général W em er von Fritsch, lui confiat-il, avait été relevé de son commandement car, faisant partie de la
« haute société » berlinoise, il n’était pas assez dévoué au Parti. En
septembre 1939, il vint sur le front polonais inspecter le régiment
dont il était colonel à titre honoraire et s’avança délibérément sous
le feu ennemi afin d’en finir avec la vie.
Quant à Blomberg, Hess raconta que Hitler et Goering avaient
tous deux assisté en janvier 1938 à son mariage avec une jeune fille
dont la bonne société de Berlin affirmait qu’elle n’avait vraiment
rien d’une dame. Après enquête, la rumeur se révéla fondée, et
Blomberg dut démissionner. «M ais lui, il n’est pas parti au front»,
fit perfidement remarquer Hess.
Malone l’interrogea sur la Pologne — sachant peut-être que des
officiers polonais préparaient le meurtre de leur prisonnier.
« Je n’y suis jamais allé personnellement, répondit Hess. Vous
savez, l’ambassadeur de Pologne était tellement persuadé qu’il y
aurait une révolution en Allemagne dans les quinze jours qu’il a dit
A u f Wiedersehen à ceux qui le reconduisaient au moment de son
départ ! »
Malone lui demanda s’il était exact que Hitler lui avait interdit de
piloter un avion. Auparavant, Hess avait expliqué qu’il avait promis
de ne pas voler pendant un an, et que le délai venait juste de s’écou­
ler. Maintenant, sa version avait changé. « Oui, c’est vrai, dit-il, il
me l’a vraiment interdit, mais seulement en ce qui concernait les
monomoteurs. Je suis venu en bimoteur. »
Durant une semaine, les infirmiers l’avaient vu occupé à rédiger
un document. Le 27 juillet, Malone ayant été relevé, Hess se confia
au lieutenant Loftus, déclarant qu’il était la seule personne à qui il
pouvait faire confiance et lui demanda s’il accepterait de faire parve­
nir un document à son père sans en parler à quiconque au camp.
27 juillet 1941
[Journal du commandant]
L’officier de service [Loftus] a refusé de donner sa parole avant
d’avoir consulté son père, parlementaire « ami de l’Allemagne », at-il souligné devant Z ... L’officier parlait ainsi sur instructions, afin
Seconde visite ministérielle
205
de recueillir des informations ; il n’avait en réalité aucune intention
de contacter ou d’informer son père.
Plus tard dans la journée, Z a réitéré son ancienne exigence de
rencontrer le duc de Hamilton et parut de nouveau surexcite. Averti
le médecin que cela pouvait être le début d’une nouvelle crise et que
les infirmiers devaient se tenir sur leurs gardes.
Hess conserva plusieurs jours son texte. Entre-temps, le chirurgien
Murray vint radiographier sa fracture : Johnston remarqua que le
prisonnier, qui avait entendu dire que les rayons X pouvaient ren­
dre stérile, couvrit soigneusement ses parties intimes d’un couvercle
de métal pendant l’exposition aux rayonnements.
Les rapports des infirmiers de jour et de nuit le montrent gai et
sociable, s’intéressant à leur vie personnelle, dessinant et écrivant,
et, en de très rares occasions, paraissant préoccupé, les yeux fixés
sur un coin de mur, perdu dans ses pensées. Quelques épisodes lais­
sent à penser qu’il avait moins perdu le sens de l’humour que ses
geôliers.
30 juillet 1941
[Journal du commandant]
Il a dernièrement été assez critique sur sa nourriture, et il est sur­
prenant que l’officier de service [lieutenant Hubbard] lui ayant pro­
posé en plaisantant un biscuit noir pour chien, il l’ait mangé et en ait
même redemandé.
31 juillet 1941
Le colonel Coates [directeur adjoint des Prisonniers de guerre] a
eu un entretien avec Z.
1er août 1941
Z a passé toute la journée à rédiger un énorme rapport qu’il a
donné au lieutenant Loftus au moment du dîner... simple amplifica­
tion de ses exigences précédentes — protection de S.M. le Roi,
constitution d’une commission d’enquête composée de personnes
indépendantes du Premier ministre et du War Office. Prétend de
nouveau qu’on veut l’empoisonner et accuse en particulier le colonel
Rees et le major Dicks d’être les chefs de la conspiration.
Aux yeux du colonel Scott, ce document semblait n’être qu’une
confirmation du pronostic pessimiste exprimé par Gibson Graham,
Rees, Dicks et Johnston, en dépit de la « lucidité apparente » de
leur prisonnier ces dernières semaines.
Les quinze pages manuscrites originales en allemand du « témoi­
gnage » de Hess furent rangées dans les archives protégées des ser­
206
L ’Angleterre
vices secrets, mais une traduction anglaise datée du 30 juillet figure
dans les papiers personnels du commandant et Hess fut en mesure
d’en remettre une copie à lord Beaverbrook cinq semaines plus tard.
Compte tenu de l’état d’esprit dans lequel se trouvait tout naturelle­
ment le prisonnier, c’est un document passionnant à plusieurs
niveaux — pour ce qu’il montre de la capacité de mémoire de Hess,
pour les faits qu’il relate, et pour la façon méthodique, juridique
d’esprit, avec laquelle il présente son affaire. Le texte, divisé en
paragraphes et alinéas, évoque en outre des « témoins » qui pour­
raient, si besoin était, appuyer ses plus étranges allégations. Joints
au document, se trouvaient quelques-uns des comprimés de glucose
que Dicks lui avait donnés peu de jours avant la tentative de sui­
cide. Il en demandait l’analyse par un laboratoire indépendant.
«C om m e je suis conscient que certaines de mes affirmations
peuvent paraître fantasques, commence-t-il, je me suis limité aux
cas où je crois pouvoir fournir des preuves. »
Hess donne une description presque clinique des « curieuses
bouffées de chaleur » suivies d’un sentiment d’euphorie puis d’une
sensation de manque qu’il ressentait après avoir pris le produit
inconnu administré par le major Dicks — épisodes qui aboutis­
saient à une «fatigue cérébrale extraordinairement rapide». Crai­
gnant de perdre complètement la raison, se refusant à offrir cette
image à des étrangers, et «particulièrement pour éviter d’être
exhibé comme un dément devant les journalistes », il avait décidé
de mettre fin à ses jours si les symptômes se reproduisaient. « J ’ai
écrit dans le plus grand calme mes lettres d’adieu. Quand durant la
nuit [du 15 au 16 juin] il m’apparut très clairement que les mêmes
réactions se manifestaient à nouveau, j’ai sauté dans la cage d’esca­
lier. » Après l’échec de sa tentative de suicide, Hess eut la convic­
tion qu’on lui administrait toujours la même substance et si les
symptômes furent cette fois nettement moins sensibles, c’était selon
lui parce qu’il avait réussi à dissimuler un certain nombre de com­
primés. « Mon cerveau se fatigue toujours aussi vite. Fait révélateur,
chaque fois que le docteur Dicks pensait que j ’avais pris son pro­
duit, il ne cessait de me demander si je ne ressentais pas un affaiblis­
sement de mon esprit. »
C’est pour cette raison que Hess demandait maintenant qu’une
équipe indépendante analyse les comprimés de glucose. « Je crois
que le produit en cause se trouve là, écrit-il, mais je ne peux pas
l’affirmer avec certitude. Je suppose que cette substance devrait être
connue par un hôpital où l’on soigne les troubles nerveux. On pour­
rait sans doute détecter sa présence en laboratoire. »
Essayant de reconstituer les tumultueux événements des der­
Seconde visite ministérielle
207
nières semaines sous l’angle de la confusion créée par le traitement,
Hess situa l’apparition des premières « bouffées de chaleur » au tout
début de son séjour au Camp Z. «Après la visite d’un officier (sans
doute du ministère de la Guerre) écrit-il, faisant peut-être allusion à
l’entrevue du 30 mai avec le colonel Rees [le docteur Gibson Graham], était visiblement troublé. C’est sans doute ce soir-là qu’on m’a
pour la première fois donné un peu du produit dont je parle —
veuillez le lui demander. »
Ses soupçons éveillés par ce traitement, Hess fut ensuite préoc­
cupé par les cachets de Véganine qu’on lui donna après sa chute.
Inefficaces contre la douleur, ils avaient, croyait-il, provoqué une
rétention d’urine. Il fit part de ses soupçons à Bill Malone, « mais
bien entendu... il ne voulait pas me croire». Après avoir pris un
cachet, le lieutenant souffrit des mêmes symptômes, du moins
selon les allégations du prisonnier. « Il était complètement ailleurs.
Ses traits semblaient montrer qu’il avait beaucoup souffert... Je suis
fermement convaincu qu’il a rapporté [à Scott] l’effet produit sur lui
par les cachets, et qu’il a reçu l’ordre de tout nier devant moi. »
Depuis cette date, continua Hess, on ne lui avait malheureusement
plus donné que de la véritable Véganine, et il n’avait donc pas
d’échantillon à donner à analyser.
Comme le major Dicks l’avait pressé de boire le plus d’eau possi­
ble, Hess en tira une conclusion pour lui évidente : ce fait, joint au
douloureux « incident du cathéter » — qu’il décrit dans des termes
bien plus convaincants que ses autres allégations — , lui suggéra
qu’on avait décidé de lui appliquer les « méthodes de la Gestapo »
dont Atkinson-Clark avait parlé. Après avoir relaté un autre épisode
où le chirurgien avait modifié son éclisse à la suite d’une conversa­
tion avec Dicks, le laissant pendant vingt-quatre heures dans des
souffrances intolérables, Hess proposa qu’on interrogeât le major
Murray. « Car j’ai l’impression qu’il n’était pas partisan de ce genre
de m éthodes», ajouta-t-il.
Il aborde ensuite les moyens subtils employés pour porter
atteinte à son amour-propre. Il ne lui avait pas échappé qu’en
l’espace dë vingt-quatre heures, le docteur Gibson Graham et le
major Dicks lui avaient tous deux posé la même question : «Toutes
les dispositions concernant votre famille ont-elles été prises pour le
cas où vous ne retourneriez pas en Allemagne ? » Et il savait bien
pourquoi on ne lui donnait aucune nouvelle de l’extérieur — pas
même les communiqués militaires officiels. Le major Foley et les
« compagnons » lui avaient brutalement annoncé la destruction du
Bismarck en précisant que l’amiral Lütjens y avait trouvé la mort en
même temps que la plus grande partie de l’équipage. « Mais ils ont
208
L ’Angleterre
omis de me parler de la fin du Hood. » (Le plus grand des vaisseaux
de guerre britanniques avait été touché de plein fouet par les canon?
du Bismarck.) « Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on voulait
me saper le moral. »
C’était, de toute évidence, le même type d’agression psychologi­
que qui motivait son isolement : « Depuis mon arrivée en Angle­
terre, se plaignit-il, je n’ai reçu aucune lettre, ou quoi que ce soit,
d’Allemagne. Il est impensable que des membres de ma famille ou
des amis (par exemple le professeur Haushofer) ne m’aient pas écrit.
Il est tout aussi inimaginable que le Führer ait pu faire bloquer le
courrier depuis l’Allemagne pour me punir de mon expédition. On
ne saurait me reprocher de penser que cet embargo postal, comme
l’embargo sur les informations, a été imposé pour jouer sur mes
nerfs. »
Hess suggérait aussi qu’on usait de la même cruauté mentale en
le privant de musique. Il avait demandé un phonographe et la per­
mission d’écouter la radio. (Il faut rappeler ici que le colonel Scott
lui-meme avait noté que l’officier du M.I.6. Foley lui avait assuré
que Hess ne s’intéressait nullement à la musique.) Le major Foley
promit de transmettre la requête à ses supérieurs hiérarchiques à
Londres et informa le prisonnier à son retour que « la permission ne
pouvait être obtenue qu’au plus haut niveau, le Premier ministre
s’étant personnellement réservé tout pouvoir de décision concer­
nant le traitement qu’on devait m’appliquer». Hess avait certaine­
ment raison de faire remarquer que la possibilité d’écouter de temps
à autre un disqué ou la radio aurait sur lui un effet salutaire, surtout
pendant les douze semaines où, selon le major Murray, il devrait
encore rester alité. « O n comprendra, ajoutait-il, que j’en tire les
conclusions qui s’imposent. »
Mes revendications sont les suivantes :
1. Qu’on ouvre une enquête sur la base de mes assertions. Les per­
sonnes qui en seront chargées doivent avoir le pouvoir de libérer les
témoins de leur obligation de secret et de les interroger sous ser­
m ent; comme ils sont presque tous officiers, je suppose que seule
S.M. le Roi possède l’autorité nécessaire. Les enquêteurs ne devront
en aucune manière dépendre du ministère de la Guerre, dont mon
cas semble relever, ni recevoir de lui aucune directive, ni aucun
ordre du Premier ministre.
2. Qu’on transmette au duc de Hamilton une traduction de ce
document. Ce gentleman m’avait promis après mon atterrissage qu’il
ferait tout pour assurer ma sécurité. Je sais qu’en conséquence, le roi
d’Angleterre lui-même a donné les ordres nécessaires. C’est pour
cette raison que des officiers de la Garde sont chargés de ma protec­
Seconde visite ministérielle
209
tion. Le duc de Hamilton pourrait-il avoir la bonté de demander au
roi d ’Angleterre qu’il me place en tout sous sa protection... Je demande
que tous ceux qui ont été chargés de ma personne soient remplacés.
3.
Que les représentants au Parlement du peuple britannique soient
informés, par les moyens appropriés, que je fais appel à eux.
Dans ce document au style résolu, Hess désignait nommément dix
officiers que les enquêteurs devraient interroger. Cela allait des maî­
tres comploteurs Dicks, Foley et Wallace au colonel Scott (« proba­
blement initié»), et aux officiers qui pourraient apporter des
preuves en tant que témoins «peut-être partiellement initiés».
Dans cette dernière catégorie Hess rangeait les médecins du minis­
tère Rees et Gibson Graham, le «com pagnon» du M.I.6 qu’il
connaissait sous le nom de Bames, le lieutenant Malone (« M.
Malone, souligna-t-il, a toujours été très courtois à mon égard»),
Atkinson-Clark, et le caporal Riddle (« Je n’ai rien à lui repro­
cher. ») ; Hess se disait convaincu que ces derniers diraient la vérité
si on les dégageait de leur obligation de réserve et les interrogeait
«au nom du R oi».
S’interrogeant lui-même sur ceux qu’il avait identifiés comme les
méchants de la pièce — Dicks, Foley et «W allace» — , Hess se
trouva confronté à une énigme :
Je n’ai cessé de me demander comment la nature tout à fait aimable
de ces hommes pouvait s’accorder avec le traitement qu’ils me font
subir. En fait, c’est pour moi un véritable casse-tête. Je n’ai bien
entendu aucun moyen de prouver qu’ils agissent sous la contrainte,
sous l’emprise d’un pouvoir de suggestion puissant, ou quelque
chose comme cela. Mais par leur manière de savoir se gagner la
confiance des autres, ils ont par deux fois réussi à suggérer que j’étais
victime d’une idée fixe' à des visiteurs à qui je tentais d’exposer mes
griefs. Dans les deux cas, ils avaient auparavant invité ces personnes
pour le thé ou le déjeuner...
Il en fut ainsi lors de la visite de [lord Simon], tellement persuadé
que je souffrais d’une psychose qu’il m ’a coupé la parole à peine
avais-je commencé à me plaindre.
La même chose se produisit avec le colonel Rees qui écouta très
attentivement mes déclarations à sa première visite. Lorsqu’il revint
me voir, après avoir pris le thé avec les officiers supérieurs, me sem­
ble-t-il, il paraissait complètement changé et tenta de me persuader
que j’étais atteint de psychose... Le major Dicks, le major Foley et le
colonel Wallace prirent l’habitude de suggérer que mes souffrances
étaient dues à une psychose ou une idée fixe. Toutes mes tentatives
* En français dans le texte (N.d.T.).
210
L ’Angleterre
pour faire parvenir une plainte à une autorité supérieure par l’inter­
médiaire de ces messieurs échouèrent, écartées pour cause de psy­
chose.
Il n’avait rien à reprocher au nouveau venu, le capitaine Johnston,
mais il prévint qu’il ne prendrait aucune médication prescrite par
lui, puisque Johnston allait chaque semaine se fournir en médica­
ments et prendre ses instructions chez Dicks.
Affirmant qu’il avait trop d’expérience pour ne pas reconnaître
une psychose quand il en voyait une, Hess avoua soudain qu’il lui
était arrivé de simuler, afin de se débarrasser un peu des psychiatres
de l’armée : « Si j’ai récemment donné l’impression d’y croire moimême, c’est seulement parce qu’il me semblait que j’aurais ainsi
davantage de tranquillité. » Ces propos étaient peu faits pour lui
attirer les grâces d’une profession si imbue de son importance.
«Toute cette affaire, concluait Hess dans cette extraordinaire
déposition, constitue le système le plus cruel qui se puisse conce­
voir pour torturer un homme sous les yeux mêmes des responsables
de sa protection, et peut-être même ruiner définitivement sa santé,
sans qu’on puisse pratiquement rien prouver. »
Je n’aurais jamais pensé qu’il serait possible que je subisse des tor­
tures mentales et physiques en Angleterre et qu’il me faille affronter
là l’épreuve la plus cruelle de ma vie. Je suis venu en Grande-Bre­
tagne confiant dans la loyauté des Britanniques. Vétéran de l’avia­
tion, je sais que cette loyauté s’est à maintes reprises appliquée à
l’adversaire. Comme je ne suis pas venu en ennemi, j’avais plus de
raisons encore de compter sur elle.
Je suis venu totalement désarmé, au péril de ma vie, avec l’inten­
tion d’être utile à nos deux pays.
Je crois encore à la loyauté du peuple britannique. Je suis
convaincu que le traitement que j’ai subi ne correspond pas à sa
volonté. Je sais trop que le roi d’Angleterre a donné des ordres pour
ma sécurité et mon confort.
Je ne doute pas que seul un petit nombre de personnes est respon­
sable du traitement que j’ai subi.
Bien entendu, je veillerai à ce que l’opinion allemande n’en
entende jamais parler. Cela serait en contradiction avec le sens
même de mon voyage en Grande-Bretagne, dont le but était d’amé­
liorer et non pas d’envenimer les relations entre nos deux peuples.
Le 30 juillet 1941
RUDOLF HESS
Les réactions des médecins aux plaintes de Hess valent d’être
notées. Pour le capitaine Johnston, c’était un délire paranoïaque
Seconde visite ministérielle
211
typique. « Il était persuadé, écrivit-il après la guerre, que nous
étions tous sous l’influence de quelque drogue mystérieuse. » Résu­
mant ses dix-huit premiers jours passés auprès de Hess, il répéta :
« Il est atteint de paranoïa. »
1 * août 1941
[Rapport du capitaine Munro Johnston]
... Ses moments d’introspection morose et le long document qu’il
a récemment rédigé, avec ses bizarres allégations de persécution et
de torture, sa façon de fournir des témoins et des preuves sont des
signes pathognomoniques de la paranoïa.
Pour moi, le pronostic est mauvais, il a besoin des soins et de la
surveillance qu’exige une personne au cerveau dérangé, avec des ten­
dances suicidaires.
Estampillé TRÈS s e c r e t , le rapport aboutit dans les dossiers de Chur­
chill.
Invité le lendemain à donner son appréciation, le major Dicks fut
encore plus méprisant et acerbe. Que le prisonnier ait tenté de
« [nous] court-cicuiter » montrait qu’il était toujours en proie à ses
fantasmes paranoïaques, malgré une amélioration superficielle. « Je
suis désormais certain, écrivait Dicks, qu’il n’y a aucune chance de
changer cet homme par quelque moyen que ce soit et qu’on doit le
considérer comme n’importe quel autre cas de paranoïa — c’està-dire qu’il y a moins de un pour cent de chances de guérison. »
Le commandant du camp nota sans commentaire dans son jour­
nal cette sombre conclusion. Il n’était pas d’accord, ainsi qu’il l’avait
déjà noté, mais il n’était que le geôlier. Le major Dicks demandait
maintenant des conditions de détention susceptibles de prévenir
toute tentative de suicide.
Les instructions enjoignant de considérer le prisonnier comme
dément déconcertèrent les officiers de la Garde du Camp Z. Certes,
il était déprimé, fuyait souvent la conversation, et restait de longs
moments à contempler les murs de sa chambre d’un air morose :
mais que pouvait-il faire d’autre ? « Le patient s’est montré gai et
sociable durant toute la matinée, rapporta le caporal Farr à l’issue de
son tour de service du six, il a passé la plus grande partie du temps à
lire et à écrire. » Everatt, qui était du soir, trouva Hess encore en
train d’écrire — «[II] a écrit page sur page jusqu’au dîner. Il était
tellement absorbé par ce qu’il faisait qu’il lui est parfois arrivé de ne
même pas répondre quand on lui parlait. » Et le caporal Riddle
signala qu’avant d’aller se coucher Hess avait eu avec lui «une
conversation intéressante».
212
L ’Angleterre
Ce travail d’écriture l’occupa plusieurs jours. Les spéculations sur
le contenu exact de ces nombreuses pages allaient bon train.
7 août 1941
[Journal du commandant]
Z ... [1*] a donné au sous-lieutenant Loftus à 16 heures. Le major
Foley s’est mis à traduire le manuscrit, qui comporte 45 pages ser­
rées.
On a observé un individu suspect qui s’intéressait de trop près aux
dispositifs de défense et aux barbelés extérieurs. Une patrouille
envoyée reconnaître le périmètre extérieur est revenue à 22 heures
rapportant qu’un segment de barbelés près du verger a été tripoté...
On a décidé de garnir pour la nuit le poste n° 6 avec deux hommes
et un fusil-mitrailleur.
Dans ce nouveau texte (dont il demanda en vain qu’on le transmît
au duc de Hamilton), Hess tentait avec opiniâtreté, en dépit de sa
détresse, et sans trahir aucun secret vital pour son pays, d’éclairer la
Grande-Bretagne sur ce qu’allait être son futur dilemme — même si
elle parvenait à vaincre l’Allemagne, elle perdrait dans le long
terme, face aux exigences de l’impérialisme soviétique. Le manus­
crit était logique, prophétique, bien composé, et d’une écriture
impeccable. Le major Foley le lut avec avidité ; le colonel Rees, psy­
chiatre du War Office, estima qu’il confirmait son diagnostic
d’« état paranoïaque ».
Posant en principe que personne ne voulait d’un «second Ver­
sailles», Hess y affirmait que seuls les États-Unis bénéficieraient
d’une prolongation de la guerre, l’Angleterre ayant tout à y perdre
même en cas de victoire finale. Au demeurant, il se disait certain de
la victoire allemande : Hitler n’était-il pas au moment même en
train de dissiper l’étemel cauchemar du double front en détruisant
rapidement les armées bolcheviques en Russie... Passant sous
silence la très réelle pénurie de munitions qu’avait connue l’Alle­
magne en 1939 et 1940, Hess vantait la production massive de
chars, de canons, de bombes et d’obus du Reich ainsi que l’impor­
tance des réserves de pétrole et des stocks de matières premières
dont les Allemands s’étaient emparés en France. La production des
nouvelles usines de pétrole synthétique remplaçait les livraisons
russes perdues. Il dénonçait à juste titre comme « fantaisiste » l’affir­
mation des Alliés selon laquelle la Wehrmacht aurait déjà perdu un
million et demi d’hommes en Russie et rappelait aux Anglais que,
dans une guerre moderne, les transports aériens et motorisés per­
mettaient d’acheminer beaucoup plus facilement les renforts vers le
front. Enfin, les armées de Hitler, contrairement à celles de la
Seconde visite ministérielle
213
Grande Guerre, ne risquaient pas de voir leur moral miné par la
faim dans le pays et par les influences marxistes. (Il convient de
remarquer que Hess omettait «les juifs» dans cette équation.) Bref,
il s’attendait à un effondrement imminent des défenses russes.
Dès lors, affirmait-il, la Grande-Bretagne serait à la merci de Hit­
ler en raison de l’accroissement catastrophique de ses pertes navales
(s’il avait raison de ne pas faire confiance aux communiqués de
l’Amirauté, il était moins avisé de considérer comme plus authenti­
ques les chiffres donnés par Berlin). David Lloyd George et le lord
amiral Jellicoe avaient plus tard témoigné que ses pertes navales
avaient presque acculé la Grande-Bretagne à la défaite en 1917. Si,
dans cette guerre-là, la flotte sous-marine allemande avait été handi­
capée par le manque de bases, dans celle-ci Hitler contrôlait les
côtes depuis le nord de la Norvège jusqu’à la frontière espagnole.
Avec une «perspicacité de visionnaire», le Führer avait ordonné
l’intensification de la production de sous-marins qui étaient préfa­
briqués puis assemblés à travers toute l’Europe occupée, bien audelà du rayon d’action des bombardiers britanniques. Hess inter­
rompit ici son exposé : « Je suis conscient, admettait-il, de livrer ici
partiellement quelques secrets militaires, mais je pense que je peux
m’en justifier devant ma conscience et mon peuple : je crois qu’une
franchise absolue peut aider à mettre un terme à une guerre
absurde. »
Il ne servirait à rien que Churchill exécutât sa menace d’abandon­
ner le sol britannique pour continuer la guerre depuis le Canada :
Hitler n’aurait qu’à occuper quelques bases aériennes clés et à pour­
suivre le blocus de l’île jusqu’à ce que Churchill se rende, avertit
Hess, et il se risqua à ajouter que ce ne serait pas là une politique
plus inhumaine que celle appliquée par les Anglais contre les Boers,
dont 26000 femmes et enfants avaient péri dans des camps de
concentration.
C’était pour prévenir la reprise de raids aériens encore plus terri­
fiants que les précédents que Hess avait conçu son projet de vol
vers la Grande-Bretagne. La production aéronautique allemande
proclama-t-il (là encore avec une grossière exagération) était supé­
rieure à celle de la Grande-Bretagne et de l’Amérique réunies. « Si
l’Angleterre espère briser le moral des Allemands en intensifiant les
attaques contre la population civile, elle sera déçue. » Comme elle
avait pu le découvrir elle-même, c’était au plus fort des bombarde­
ments que son moral s’était fortifié.
Avec ce texte, Rudolf Hess voulait par-dessus tout conseiller aux
Anglais de ne pas sous-estimer les Russes. Ils étaient en train de
devenir la plus grande puissance militaire. « Seule une Allemagne
214
L ’Angleterre
forte, servant de contrepoids, avec l’appui de l’ensemble de l’Europe
et la confiance de l’Angleterre, pourrait écarter le danger. »
Il prédisait également que si les classes laborieuses d’Europe
devaient pâtir de la guerre, le communisme ne pourrait que se
répandre. L’Empire britannique d’outre-mer serait particulièrement
vulnérable aux séductions du marxisme-léninisme, ajouta-t-il : « Le
danger est accru par l’attraction qu’exerce le bolchevisme sur des
indigènes au niveau de vie inférieur mais vivant au contact de la
civilisation européenne.» « Je suis fermement convaincu», affir­
mait Rudolf Hess en des phrases prophétiques demeurées sans lec­
teurs dans des archives secrètes, « que si on ne la brise pas au der­
nier moment, la Russie bolchevique sera la puissance de l’avenir,
l’héritière de la position mondiale de l’empire britannique. »
L’Allemagne ne poserait qu’une seule condition de paix d’impor­
tance, estimait Hess, la restitution de ses anciennes colonies. La
Grande-Bretagne devrait s’abstenir de se «m êler des affaires du
continent» — un retour, exposa-t-il, aux politiques de William
Gladstone et lord Salisbury. « Une entente réelle avec l’Allemagne
serait une concrétisation des efforts déployés par Joseph Chamber­
lain au début du siècle. » Ainsi, Hess adjurait-il les Anglais de faire
au moins un pas vers un accord : en cas d’échec, écrivait-il, ils pour­
ront toujours reprendre leur «charm ant jeu de société», et se
remettre à bombarder, estropier, brûler, couler et ruiner au nom de
la guerre.
Une fois délivré de la rédaction de cet exposé, Hess demeura quel­
ques jours paisible et peu communicatif. Lorsque le major Dicks
vint lui rendre son habituelle visite du samedi, le 9 août 1941, Hess
le reçut les bras croisés, pour signifier qu’il refusait de serrer la main
de ce psychiatre émigré. Ce même jour, le colonel «W allace»,
venu du M .I.6, lut intégralement le document du prisonnier, et
admit devant le commandant et Foley qu’il contenait «quelques
points intéressants».
Le lendemain, dans une discussion avec le lieutenant Percival,
officier de service, Hess revint sur la campagne de Russie, prédisant
que si par extraordinaire les Soviétiques gagnaient la guerre, ils
déferleraient à travers l’Allemagne et la France pour se retrouver
face aux îles Britanniques. « Ceci, nota le colonel Scott dans une
tournure de phrase embarrassée, semble être de la propagande en
faveur de son plan de paix. »
Le 11 août, le lieutenant Loftus entreprit Hess sur les camps de
concentration et les persécutions antijuives dans l’Allemagne nazie.
Le prisonnier répliqua en reparlant des « 26 000 femmes et
Seconde visite ministérielle
215
enfants » tués par les Anglais dans les camps de concentration lors
de la guerre des Boers.
Quelques jours plus tard, un autre lieutenant de la Garde essaya
de le faire parler des avions téléguidés nazis, mais Hess se tut immé­
diatement, esquissant seulement un geste de surprise en apprenant
que les Britanniques avaient récupéré un Messerschmitt 109F intact
(un pilote de la Luftwaffe, devenu officier supérieur de la Bundeswehr après la guerre, s’en était servi pour déserter).
Le Foreign Office ayant autorisé la préparation des quartiers
d’hiver au camp Z, Hess allait pour quelque temps se retrouver à
Aldershot. Visiblement déprimé, il se remit à écrire. Les gardes
découvrirent — probablement durant son sommeil — qu’il avait
écrit des lettres à sa femme Use et au malheureux Pintsch. Dans
chacune de ces lettres, Hess reprenait la citation de Goethe déjà uti­
lisée avant sa précédente tentative de suicide. Il demandait pardon à
Pintsch pour le « décret du sort » qui avait conduit à son arrestation
par la Gestapo, dont il avait eu connaissance, et le remerciait pour
sa loyauté.
Dans l’espoir de le dérider quelque peu, Scott lui apporta un
dimanche un livre sur les demeures de campagne conçues par le
maître architecte sir Edwin Lutyens. Hess le dévora d’un trait et se
remit à travailler aux plans de la maison de campagne qu’il comptait
faire bâtir en Écosse au retour de la paix. Néanmoins, il avait encore
du mal à se concentrer, et le caporal Farr nota l’avoir vu à plusieurs
reprises le regard perdu sur les murs, jusqu’à ce qu’un claquement
de porte en bas le ramène brusquement sur terre.
19 août 1941
[Rapport de l’infirmier]
[Hess] ayant lu le journal a semblé très satisfait et m’a affirmé qu’il
trouvait les nouvelles très bonnes. [Le Times publiait les communi­
qués allemands selon lesquels la pression sur les forces russes se
poursuivait et l’ennemi « fuyait en désordre. »]
Patient très calme après le dîner, profondément perdu dans ses
pensées.
20 août 1941
De très bonne humeur ce matin.
15
heures a pris son stylo et du papier et s’est mis à écrire jusqu’à
environ 18 heures. On l’a vu faire des mimiques, marmonner et sou­
rire tout seul sans raison apparente...
Exaspéré par les claquements de portes continuels, a poussé des
exclamations en allemand en se frappant violemment la tête des
mains et en tirant sur ses couvertures.
216
L ’Angleterre
0 h 10 : ... Pense qu’on fait exprès du bruit pour l’empêcher de se
reposer.
[Journal du commandant]
Il a parlé [au lieutenant Percival] de la Déclaration anglo-améri­
caine [la « Charte de l’Atiantique » qui venait d’être conclue contre
Churchill et Roosevelt], disant que c’était là une bonne propagande
pour l’Allemagne car elle fortifierait sa détermination.
Il a demandé le médecin après le dîner... celui-ci a seulement
constaté que Z voulait se plaindre de claquement de portes.
Le bruit de la porte d’entrée située au-dessous de sa chambre le
tourmentait sans cesse, et les infirmiers reconnaissaient qu’un
homme malade n’aurait pas dû être importuné de la sorte. Le 21,
« une expression de grande contrariété s’est peinte sur son visage »
au bruit de la porte. La semaine suivante, le rapport de l’infirmier
indique qu’à chaque fois il demandait au surveillant de regarder par
la fenêtre pour savoir qui était le coupable. En soit, ce n’était pas là
une preuve de démence : il faisait lui-même remarquer que, cloué
au lit comme il l’était avec la colonne vertébrale endommagée par
son saut en parachute et toute la jambe dans le plâtre, il était com­
préhensible qu’il eût les nerfs à vif. Il demanda au colonel Scott de
faire poser un butoir en caoutchouc, mais cinq semaines allaient
encore se passer avant que le bruit cessât.
La nuit, son cerveau se peuplait d’étranges fantasmagories. Plu­
sieurs fois durant ce mois d’août, il rêva qu’il était encore en Alle­
magne — qu’il ne s’était jamais envolé pour l’Écosse — qu’il fonçait
de Berlin à Munich dans quelque autre avion pour aller chercher
son Messerschmitt 110 avant que Hitler en eût vent et pût empê­
cher son départ. Dans un autre rêve récurrent, il se voyait sautant
des haies de manière acrobatique avec ses deux jambes plus vail­
lantes que jamais.
Les rayons X ayant montré que la fracture était réduite, on retira
les derniers poids. Deux jours plus tard, le major Murray ôta la tige
d’acier : Hess exigea du champagne au dîner pour fêter l’événement,
et il l’obtint.
Comme aucune réponse ne lui était parvenue du duc, il écrivit
avec application un deuxième exemplaire de son mémorandum et
le donna à Loftus. Le jeune officier promit (au su de Scott) de le
montrer à ses parents.
Mais il n’était aucunement prévu que le monde extérieur revît
jamais Z. On entreprit des préparatifs visant à transformer le
Camp Z en prison psychiatrique permanente pour un Rudolf Hess
Seconde visite ministérielle
217
qui ne se doutait de rien. Le 22 août, après une conférence avec
Scott, Foley et le docteur Johnston, le colonel Rees soumit le rap­
port suivant par les canaux du M.I.6 au général de brigade Menzies,
chef du S.I.S :
L’AVENIR DE Z
Les documents récemment rédigés que j’ai pu voir ne font que
confirmer le diagnostic de paranoïa. À mon avis... cet état de choses
continuera sans amélioration réelle, même si de temps en temps on
pourra observer une rémission effective ou seulement apparente, car,
comme il le fait à présent, le patient sait masquer ses symptômes.
En conséquence, il y a avec Z un risque constant de suicide et des
précautions s’imposent.
Il sera libéré de son attelle dans deux mois environ, et à partir de
ce moment le risque sera encore plus grand, même si pour un mois
encore il n’a pas accès au rez-de-chaussée ni à l’extérieur.
Pour Rees, l’alternative était simple : soit transférer Hess dans un
camp de prisonniers de guerre, soit le garder là où il était. (L’obliga­
tion légale qu’avait la Grande-Bretagne de faire rapatrier Hess en
Allemagne s’il était vraiment dément, en vertu de la Convention de
Genève, n’apparut que plus tard au gouvernement britannique.) S’il
devait rester au Camp Z, il faudrait faire installer des vitres blindées
dans son logement, le salon, le mess du rez-de-chaussée, et
construire de nouvelles toilettes sans chaîne pendante. « Il n’y a
guère de limites à l’ingéniosité d’un homme qui veut mourir, avertit
prophétiquement le colonel, et il faudra admettre qu’un accident
pourrait encore se produire, malgré toutes ces précautions.» Le
War Office et le Foreign Office décidèrent conjointement que Hess
devait rester, précisant en particulier « qu’il devait limiter ses pro­
menades à la partie supérieure de la pelouse, qu’il faudrait dissimu­
ler, afin que l’on ne voie rien depuis l’allée et la terrasse, en laissant
assez de place pour qu’une voiture puisse éventuellement manœu­
vrer ».
À cette époque, Hess ne songeait pas au suicide, et plusieurs
années allaient se passer avant qu’il fît une nouvelle tentative. Il
avait brièvement placé ses espoirs dans le lieutenant Loftus qui
devait rendre visite à sa mère le 29 août. Ce jour-là, il demanda
négligemment aux infirmiers de service s’ils savaient où se trouvait
Loftus — juste pour vérifier si on essayait encore de l’abuser.
Les cartes du front russe publiées par le journal ne pouvaient dis­
simuler les victoires allemandes, et le 1er septembre, il parla gaie­
ment de la bonne tournure que prenait la guerre — pour le Führer,
bien entendu.
218
L ’Angleterre
Loftus déjeuna avec lui à son retour, mais ne fit aucune allusion à
son document. Pendant une journée, le prisonnier fut au plus bas.
2 septembre 1941
[Rapport de l’infirmerie]
... À certains moments on l’a vu se parler à lui-même.
[Après-midi.] Attitude réservée, mélancolique, refuse la conversa­
tion. S’intéresse peu à ce qui l’entoure... Quand on lui parlait, il mar­
quait un léger temps avant de répondre, et il fallait souvent répéter,
comme si ses pensées étaient ailleurs. Passé son temps à fixer les
murs et les fenêtres d’un regard vide, en marmonnant, avec parfois
sur le visage des expressions de surprise, d’incompréhension ou de
dégoût.
3 septembre 1941
[Journal du commandant]
Z est très déprimé. Les infirmiers psychiatriques se disent très
inquiets, le jugeant de nouveau dans un état quasi suicidaire.
Il est vrai que les infirmiers étaient désormais presque aussi pertur­
bés par l’enfermement que leur malade. Quand il advint à Hess de
pousser un soupir bruyant dans la soirée du 3, ils notèrent laborieu­
sement : « Il a été pris de vifs mouvements agités, et a fortement
expiré, exhalant une respiration profonde. » Plus humainement,
dans l’après-midi du jour suivant, 4 septembre, ils le trouvèrent
«très geignard», mais imputèrent le fait à la chaleur.
En fait, ce jour-là, un événement inattendu s’était produit dans sa
vie de reclus — une lettre d’une importante personnalité conserva­
trice du gouvernement de Churchill : le 1er septembre, lord Beaverbrook, maintenant ministre de l’Approvisionnement, écrivit à
l’adjoint du Führer, rappelant qu’ils s’étaient rencontrés à la chan­
cellerie du Reich quelques années auparavant, et suggérant de
reprendre contact. « Ainsi, concluait la lettre de l’important person­
nage, si cela vous convient, vous pourriez peut-être m’indiquer où
et quand vous aimeriez me rencontrer. » (Bien entendu, pour ce qui
était du lieu et du moment, le prisonnier n’avait guère son mot à
dire.)
Aujourd’hui encore, les mobiles de Beaverbrook restent inexpli­
qués. L’initiative venait-elle de lui ou de Churchill ?
Membre parmi les plus remuants de l’entourage de Churchill, il y
avait en lui cette pointe d’antisémitisme qui caractérisait de nom­
breuses sommités tories. Il avait rencontré trois fois Hitler qui lui
avait inspiré une admiration durable; les transcriptions de ces
conversations tombèrent aux mains des Britanniques en 1945 et
furent sans doute détruites avec bien d’autres reliques embarras­
santes des égarements d’avant guerre. Né au Canada, Beaverbrook
Seconde visite ministérielle
219
était profondément attaché à l’Empire et, jusqu’au seuil même de la
guerre, il se répandit en mises en garde contre la politique de Chur­
chill, qui ne pouvait profiter, selon lui, qu’à leurs ennemis, japonais
ou soviétiques. Comme on le verra bientôt, il avait rencontré le duc
de Hamilton en Écosse lors d’une escale de l’avion qui l’emmenait
vers Terre-Neuve où Churchill devait tenir une conférence avec
Roosevelt à la mi-août : ils parlèrent certainement de Hess.
Le 1er septembre, date de sa curieuse lettre, lord Beaverbrook
avait été désigné pour conduire à Moscou une mission ministérielle
chargée de négocier l’aide aux Soviétiques. Le jour suivant, il télé­
phona à un Cadogan plutôt surpris, lui demandant de dire au secré­
taire au Foreign Office que Churchill désirait cette rencontre avec
Hess.
On ne sait rien d’autre sur les arrière-plans de l’affaire. Hess
répondit le 4, sur son papier d’écolier :
Cher Lord Beaverbrook,
Merci de votre mot amical du premier courant, que j’ai reçu
aujourd’hui.
Je me souviens bien de notre rencontre à Berlin et serais heureux
de vous revoir.
Je suppose que notre entretien n’aura pas de caractère officiel et
pourra donc se dérouler sans témoins. Je pense que mon anglais est
suffisant. Dans le cas contraire, je serais dans l’obligation de deman­
der qu’on m’accorde un témoin allemand.
Sincèrement,
Rudolf Hess
La rencontre fut arrangée pour le 9 septembre. Dans les jours qui
précédèrent, Hess tomba dans un état bizarre et incompréhensible
qui rappela au capitaine Johnston, médecin du Camp Z, la panique
qui s’était emparée de l’adjoint du Führer avant la visite de
lord Simon en juin. Il y avait peut-être des raisons plus terre à terre,
comme le bruit provoqué par les maçons construisant des baraque­
ments pour le personnel interne du Camp Z, ainsi que les comman­
dements et les claquements de talons qui ponctuaient la parade des
Gardes, deux fois par semaine à huit heures du matin. Le 5, les
infirmiers le trouvèrent gai mais «distrait», et notèrent quelques
moments d’égarement — il s’interrompait brusquement pour fixer
le mur puis reprenait le fil de la conversation. Des années plus tard,
Johnston laissa entendre que cet état de panique dura jusqu’à l’arri­
vée de Beaverbrook, mais les rapports de l’époque montrent que le
malaise de Hess disparut en une journée.
Certains indices montrent que le M.I.6 essaya de jeter un peu de
220
L ’Angleterre
poudre aux yeux à l’important et futur visiteur. Le 6 septembre, le
major Foley avertit Scott que ses supérieurs avaient tout compte fait
décidé de l’autoriser à écouter la radio — pour la première fois
depuis six mois. Foley en loua une à Aldershot et le soir même elle
fonctionnait à plein rendement dans la chambre du prisonnier —
réglée sur les émissions de Berlin que Hess pensait plus fiables que
la B.B.C.
6 septembre 1941
[Rapport de l’infirmerie]
Patient très perturbé, a dit qu’il se sentait très faible. Resté allongé
sur son lit les yeux fixés au plafond pendant vingt minutes après le
déjeuner sans s’intéresser à rien de ce qui l’entoure.
Semble très content d’avoir le poste. A écouté avec attention les
commentaires allemands sur le front de Leningrad et les a traduits
avec animation aux surveillants anglais.
[Journal du commandant]
Z semble plus gai... Z a semblé très agité à la perspective de la
visite de B qui a demandé à le voir.
Z prétend que cela sera impossible dans «son état actuel».
7 septembre 1941
[Rapport de l’infirmerie]
... A ensuite écouté une émission allemande qui a semblé le
réjouir et passé une bonne partie de la matinée à écrire, et lu le Sunday Times pendant un petit moment.
8 septembre 1941
[Journal du commandant]
On a appelé le médecin à 5 heures, pour Z qui se plaignait de vio­
lentes douleurs à la vésicule et réclamait de la morphine. Le médecin
lui a fait une faible injection et il a dormi la plus grande partie de la
matinée. Pendant toute la journée, il a refusé de manger autre chose
que des biscuits. La perspective de son entrevue avec B semble être
une cause possible de son agitation, qui semble tout à fait semblable
à celle qu’il montrait avant la visite de [lord Simon].
Là encore, cette version alarmiste, sans aucun doute transmise au
colonel Scott par le médecin, doit être mise en parallèle avec celle
des infirmiers qui étaient de service auprès de Hess le même jour :
[Hess] a pris du plaisir à écouter les programmes de la radio, et s’est
montré très satisfait d’entendre les informations allemandes selon
lesquelles Leningrad avait été investi par les troupes de l’Axe. A été
en bien meilleure forme cet après-midi.
A conversé avec le surveillant [de nuit] au moment de la relève, à
propos du siège de Leningrad. A parlé avec gaieté, mais son attitude
Seconde visite ministérielle
221
et l’expression de son visage étaient ceux d’un homme déprimé et
solitaire n’ayant plus envie d’avoir des contacts avec les autres.
Armé du laissez-passer militaire réglementaire signé de Cadogan
qui le présentait comme le «docteur Livingstone», médecin visi­
tant le Camp Z pour procéder à des examens, Beaverbrook fut
conduit à l’étage dans la chambre à coucher qui était tout l’univers
personnel de Hess depuis maintenant trois mois, et on le laissa seul
avec lui. Grâce aux microphones dissimulés, les services du M.I.6 à
l’écoute ne perdirent pas un mot de la conversation.
La transcription envoyée plus tard à Beaverbrook est marquée du
n° 98, ce qui porte à croire que presque toutes les conversations de
Hess avaient été transcrites depuis son arrivée à Mytchett Place, et
l’on ne peut que s’interroger sur les raisons qui empêchent leur
communication aux chercheurs — on imagine mal que ce puisse
être en raison de leur contenu historique. Peut-être craint-on
qu’elles ne donnent la preuve de l’existence des interrogatoires sous
narcose dont lord Beaverbrook soupçonna plus tard qu’ils auraient
pu endommager le cerveau de Hess...
«Com m e votre anglais s’est amélioré, commença le ministre
pour flatter l’adjoint du Führer.
— Un peu, répondit modestement Hess.
— Beaucoup ! Vous souvenez-vous de la dernière fois que nous
nous sommes vus à Berlin dans votre bureau de la Chancellerie... ?
Vous aviez tout compris en anglais. »
Oui, Hess avait compris.
« Eh bien, poursuivit Beaverbrook, il semble que nous soyons
dans une mauvaise passe... J ’étais très opposé à la guerre.
— Moi aussi !
— J ’ai énormément regretté... Le monde est plongé dans un
cataclysme. Parfois un petit rien peut provoquer une gigantesque
avalanche qui emporte tout sur son passage. »
Pendant un moment, Beaverbrook parla de l’étonnement qu’il
avait éprouvé à se retrouver en mai 1940, lui, magnat de la presse,
nommé dans le cabinet de Churchill responsable de la production
d’avions, de canons, et de munitions. Hess rit nerveusement mais
ne se risqua encore à aucun commentaire. Il semble qu’il se soit
senti mal à l’aise. En outre, il laissait ainsi à Beaverbrook l’initiative
de la conversation. Il expliqua qu’il avait fallu douze semaines pour
que l’état de sa jambe s’améliore.
« Douze semaines ! ça fait long.
— Très long, renchérit le prisonnier, surtout pour un homme
qui n’a droit à aucune visite. En Allemagne, ma femme, mon fils,
222
L ’Angleterre
ma tante et mes amis seraient venus me voir. » Ajoutant qu’ici il
n’avait pas d’amis, il pria Beaverbrook d’intercéder en sa faveur, afin
que le duc de Hamilton fût autorisé à le visiter — « le seul homme
qui d’une certaine façon, si on peut dire, soit un ami, même si je ne
le connais pas très bien».
« Je l’ai vu l’autre jour sur l’aéroport au nord d’ici, reconnut Bea­
verbrook. Je me suis envolé vers l’Amérique depuis un terrain écos­
sais. »
Ce détail conduisit Hess à révéler qu’aux premiers temps de
l’aviation, quand Kohi et Fitzmaurice traversèrent pour la première
fois l’Atlantique d’est en ouest, il avait voulu lui aussi tenter l’aven­
ture. « Mais je n’ai pas réussi à me procurer l’appareil... Aujourd’hui,
c’est beaucoup plus facile. »
À Beaverbrook qui avait fait le voyage dans la soute d’un bombar­
dier, le mot «facile» dut paraître quelque peu déplacé.
« C’est une radio que vous avez là ?
— Depuis deux jours, précisa Hess. C’est long, six mois sans
radio !
— On ne vous accorde pas les facilités que vous souhaitez ?
— Oh non! Certainement pas, s’exclama Hess avec un rire
amer. Pendant cinq semaines je n’ai pas vu un journal... Vous pou­
vez peut-être me dire pourquoi. »
Il était persuadé que s’il n’avait pas sauté par-dessus la rampe de
l’escalier, il serait toujours privé de journaux. Beaverbrook l’interro­
gea sur la nourriture, et Hess le rassura sur ce point : « Oui, c’est
très bien. Le service est excellent. »
Comme Beaverbrook lui confiait qu’un de ses plaisirs d’autrefois
était de boire de temps en temps un verre de vin d’Allemagne, Hess
se risqua à exprimer l’espoir que les Britanniques pourraient d’ici
deux ou trois ans s’en procurer de nouveau. Et ils en vinrent à
l’objectif réel de la mission.
« Je ne sais pas du tout comment les événements vont tourner,
dit le ministre britannique. Je me sens tout à fait incapable de pré­
voir... ce qui va se produire.
— Et c’est très, très dangereux de jouer avec le bolchevisme le
jeu que l’Angleterre joue en ce moment, s’écria Hess, qui savait par
la presse que son interlocuteur allait dans peu de jours se trouver
face à face avec Staline. Très dangereux... S’il se tisse rapidement
des liens entre les femmes bolcheviques et les femmes anglaises
ainsi qu’entre les organisations ouvrières bolcheviques et anglaises,
cela aura forcément des conséquences.
— Pour ma part, je n’arrive pas à comprendre pourquoi les Aile-
Seconde visite ministérielle
223
mands ont attaqué la Russie, dit Beaverbrook, dans l’espoir de
pêcher quelque chose à dire à Staline.
— Parce que nous savions qu’ils nous attaqueraient un jour. Et
une défaite de la Russie serait bénéfique non seulement pour l’Alle­
magne et l’Europe continentale, mais aussi pour l’Angleterre. »
Déviant un peu, Hess expliqua qu’il ne savait de l’armement
soviétique que ce qu’il en avait lu dans la presse, mais il lui semblait
qu’une grande partie de l’industrie russe devait être privée d’électri­
cité depuis la destruction par la Wehrmacht du barrage sur le
Dniepr.
Mais Beaverbrook insistait :
« Il est difficile de comprendre pourquoi l’Allemagne, déjà enga­
gée ailleurs dans une guerre à ce point totale, a cru bon de se tour­
ner contre la Russie... J ’aurais cru que les Allemands se seraient dit :
“Avant tout, il faut finir la guerre contre l’Angleterre.”
— Mais nous étions certains que la Russie nous aurait attaqués
avant. C’est tout à fait logique. » Hess reconnut que les Soviétiques
avaient déclaré plusieurs années auparavant qu’ils renonçaient à la
révolution bolchevique mondiale, mais « cela ne pouvait être vrai ».
Beaverbrook expliqua qu’il se rendait sans plaisir à Moscou — il
aurait préféré voyager en Europe ou séjourner dans sa propriété du
midi de la France. Hess lui parla de son mémorandum à propos de
l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et de la guerre de Russie, et
offrit de lui en donner une copie en allemand.
« Je serais vraiment très, très heureux d’en avoir une, répondit
Beaverbrook. Je ne cache pas mes intentions. Mes opinions politi­
ques restent ce qu’elles étaient !» — et il se lança dans un discours
sur la bonne tenue des Anglais dans la guerre : « La guerre les a
grandis. La guerre les a fortifiés. »
Hess répondit qu’il en allait de même pour les Allemands, dont
la détermination se renforçait à mesure que s’intensifiait le bombar­
dement des villes.
« Vous ne pouvez pas prévoir le résultat de tout cela », observa
Beaverbrook.
Hess persistait dans son idée : le bolchevisme ne pouvait que se
renforcer; compte tenu des importantes réserves en matières pre­
mières et en hommes de la Russie, celle-ci allait nécessairement
devenir une puissance mondiale rivale de la Grande-Bretagne. Hess
était également persuadé que les États-Unis entreraient un jour offi­
ciellement dans la guerre.
Posant la question des origines de la guerre, et révélant ses pro­
pres sentiments, Beaverbrook évoqua ses souvenirs : « La guerre a
commencé si brusquement... Je pense que Chamberlain, alors Pre­
224
L ’Angleterre
mier ministre, aurait sincèrement préféré l’éviter. » Le Canadien
s’interrompit et reprit avec la manière directe qui le faisait apprécier
de ses amis : « De toute façon, ça ne rime à rien de se demander
pourquoi la guerre a éclaté! C’est comme de demander à un
homme pourquoi il est tombé dans l’escalier, n’est-ce pas ? »
Hess invita Beaverbrook à lire la transcription de son entretien
avec lord Simon qu’il avait récemment corrigée : « Elle est ici dans
le tiroir, dit-il, le deuxième tiroir à droite, si vous le voulez bien. »
Tandis que Beaverbrook feuilletait les pages, ils parlèrent de la
bataille d’Angleterre et de la valeur des pilotes britanniques. « Les
aviateurs anglais sont excellents », affirma Beaverbrook, et Hess, qui
avait eu affaire à eux pendant la Grande Guerre en convint. « Mais
je crois que les pilotes allemands aussi [sont des pilotes doués],
affirma-t-il.
— Vous savez ce que je pense des Allemands, dit Beaverbrook.
— Vous avez les meilleurs hommes, et nous avons les meilleurs
hommes : ils s’entre-tuent, et d’après moi pour rien. »
Beaverbrook ne fit que peu de commentaires sur l’entretien avec
Simon. «Quand le ministre des Affaires étrangères polonais Beck
est venu en Grande-Bretagne avant guerre, raconta-t-il à Hess, il ne
voulait pas du tout traiter avec Churchill. » Ils présumèrent que
Beck subissait l’influence de Hitler.
Quant aux Français : « Plus aucune énergie.
— Quelle débandade!, ricana l’adjoint du Führer; influence
communiste, influence marxiste», expliqua-t-il.
Parlant du plan churchillien d’invasion de la Norvège en 1940,
Beaverbrook révéla : « [son] neveu était à Narvik — il travaillait pour
mon journal — , Giles Romilly, un socialiste de gauche. Churchill
n’a jamais fait grand cas de ses opinions politiques. »
Tous deux gloussèrent bruyamment.
« Quand vous êtes arrivé en Angleterre, reprit le ministre, je me
suis rendu dans les appartements de Churchill à Downing Street, et
il m’a montré une photographie : “Qui c’est, ça ? — Hess ! ai-je
répondu.” »
Hess rit de bon cœur en imaginant la scène :
«A u début, il n’a pas dû y croire.
— Moi non plus ! » avoua Beaverbrook.
« J ’ai été ministre de l’inform ation», dit Hess en évoquant la
Grande Guerre, et quand il fit remarquer que les nazis avaient beau­
coup appris du travail de propagande des Anglais à l’époque, Bea­
verbrook, qui avait beaucoup manœuvré pour faire remplacer Duff
Cooper, lui répondit en plaisantant : « J ’espère que dans cette guerreci, vous n’apprendrez rien. »
Seconde visite ministérielle
225
« U n jour, raconta Hess en souriant, on m’a dit qu’une bombe
avait touché votre ministère de la Propagande, et j’ai dit que c’était
une erreur : il ne fallait pas bombarder notre alliél »
Essayant de soutirer quelques indications sur la stratégie future
des nazis, Beaverbrook aborda sans avoir trop l’air d’y toucher les
campagnes de Hitler en Yougoslavie, en Grèce et en Crète.
« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il est allé en Yougosla­
vie. Et en Grèce. Puisqu’il est allé en Grèce, je ne vois pas pourquoi
il n’a pas continué de la Crète vers Chypre — et la Syrie !
— Oh ! ce n’est pas si facile, le reprit Hess en riant, vous avez des
bateaux...
— Là-bas, une action aérienne s’imposait, fit observer le visiteur,
rappelant le débarquement aéroporté des troupes allemandes sur la
Crète — un des grands exploits de l’Histoire. »
Il se plongea avec un peu plus d’attention dans la transcription de
l’entretien avec lord Simon.
« J ’étais à Berlin le jour de l’investiture de Hitler, dit-il au bout
d’un moment. Bien entendu, vous savez sans doute que mes jour­
naux lui ont toujours donné une bonne audience.
— Je sais, répondit Hess. Je sais que vous avez vu en sa compa­
gnie un film sur la dernière guerre. Le Führer m’a dit que vous aviez
été très impressionné, et lui-même a senti le germe d’une entente
possible.
— Je l’ai vu trois fois en tout, se souvint le Canadien.
— Oh ! il vous aime beaucoup », le flatta Hess.
Beaverbrook se mit à méditer.
« Partout c’est le sang, dit-il doucement.
— Oui, du sang partout, approuva Hess en reprenant le mot au
passage. Mais nous pouvons verser le nôtre pour de meilleures
causes. Vous pour vos colonies et votre Empire, nous pour l’Est. »
Le ministre se permit un grognement qui n’engageait à rien.
« En venant ici, j’espérais pouvoir trouver un certain... bon sens,
dit l’adjoint du Führer. Mais je me suis trompé. Je le sais mainte­
nant.
— Une fois que les canons ont pris la parole, que le sang coule
et que les morts s’accumulent, il n’y a plus de place pour la raison.
— Mais je croyais tout de même que quelques hommes de poids
auraient eu assez de bon sens pour dire : “À quoi bon continuer ces
combats?... Ça ne sert à rien.”
— Le problème, c’est qu’en faisant des déclarations de ce genre,
on affaiblit l’esprit combatif de son peuple», ajouta Beaverbrook. Il
se lança dans un exposé embrouillé, se perdit dans son propre rai­
sonnement, et reprit par le début : « Lorsque deux nations se bat­
226
L ’Angleterre
tent, il est très difficile de les séparer... Il y a le moral de la popula­
tion qu’il faut maintenir à un haut niveau... tout le temps. Et si on
affaiblit le moral du peuple, on fait quelque chose de très dange­
reux, n’est-ce pas ? » Il ne comprenait pas très bien lui-même ce
qu’il était en train d’essayer de dire, et Hess pas davantage. « Je vou­
drais pouvoir comprendre ce qui se passe, continua le Canadien,
trouver quelque moyen de dissiper le brouillard. Partout, ce ne sont
que ténèbres. »
Se laissant peut-être aller à révéler un aperçu de ses pressenti­
ments, Beaverbrook reprit : « La campagne de Russie semble se pro­
longer plus que je ne m’y attendais...
—
C’est vrai reconnut Hess, les Allemands s’attendaient sans
doute à être déjà vainqueurs à l’heure qu’il est, mais Staline a eu
tout le temps de s’armer tranquillement — pour être prêt un jour à
déclencher la guerre. » Il ajouta avec clairvoyance que les Russes se
battaient bien « parce qu’on avait su porter au plus haut le moral du
peuple ».
Promettant de revenir, Beaverbrook laissa Hess, qu’il ne devait
jamais revoir. L’adjoint du Führer lui souhaita bonne chance pour
son prochain voyage au Kremlin.
12.
La grève
Rudolf Hess devait demeurer au Camp Z jusqu’à la fin du prin­
temps 1942. Les aménagements du manoir-forteresse prenaient une
allure moins provisoire. Les barbelés à l’intérieur du périmètre de
protection furent renforcés, le camouflage amélioré ; on installa des
vitres blindées, et on remplaça à l’extérieur les cadenas par des ser­
rures Yale. Au grand chagrin du prisonnier, seul le soldat de la
police militaire en faction derrière la grille en possédait la clé, aussi,
même après qu’il fut en état de se lever, il se retrouva confiné dans
une cage fermée, même s’il avait un peu plus de liberté de mouve­
ments.
Tentant, sans grand espoir, de rééduquer Hess pour l’utiliser à
des fins de propagande par la suite (exactement comme des milliers
d’autres Allemands plus malléables furent rééduqués au cours des
années suivantes dans des centres spéciaux comme Wilton Park),
ses geôliers lui donnèrent à lire les récits de témoins oculaires sur
les camps de concentration allemands, et un livre à sensation d’un
ex-Autrichien sur le même sujet. Après l’avoir lu, Hess, indigné, fit
remarquer que l’auteur n’y évoquait nulle part la façon dont le
régime de Kurt von Schuschnigg avait jeté des milliers de nazis
autrichiens dans des « camps d’internement » où ils avaient été mal­
traités ou tués. Pour l’adjoint du Führer, ceux qui croupissaient
dans les camps de concentration de Hitler étaient soit des criminels
de droit commun, soit des communistes.
Hess écrivait, le 18 septembre : « Partout où le communisme a
été au pouvoir, il a érigé en méthode de gouvernement la plus
redoutable des terreurs et pratiqué les tortures les plus horribles. »
Les régimes communistes brutaux qui avaient gouverné non seule­
ment en Russie mais également en Allemagne, en Hongrie, en
Espagne et plus récemment dans les États baltes avaient traité les
opposants politiques et les élites intellectuelles avec des méthodes
qui, selon lui, faisaient ressembler les camps allemands à des « mai­
sons de repos». Il décrivait les atrocités, sur lesquelles il existait de
228
L ’Angleterre
nombreux documents, commises par l’éphémère république des
Soviets de Béla Kun en Hongrie après la Première Guerre mon­
diale, dont fut particulièrement victime le clergé catholique ; puis
ajoutait : « Je suis désolé de dire que les juifs ont presque toujours
été responsables. » L’Angleterre, soutenait Hess, vu la façon dont
elle s’était comportée en Irlande, en Inde et en Palestine, n’avait
aucun droit de se poser en accusateur. « L’Allemagne, clama-t-il en
toute innocence, après avoir fait une nouvelle allusion au comporte­
ment des Britanniques lors de la guerre des Boers, n’a jamais envoyé
des femmes et des enfants dans des camps de concentration. »
« Quand je serai de retour en Allemagne, promit-il cependant, je
ferai ouvrir une enquête... pour savoir si des subordonnés [ Unterführer] auraient effectivement agi comme cela a été décrit, à l’insu et
contre la volonté de leurs dirigeants. »
Le Camp Z abandonna l’idée de rééduquer cet esprit rebelle. Si
l’on examine sans passion les rapports des infirmiers qui s’occu­
paient de lui quotidiennement, on commence à percevoir la com ­
plexité du cas Hess.
À l’autom ne 1 9 4 2 , à quelque niveau que ce soit, c’était un
h om m e affectivem ent perturbé, mais ce désarroi était perçu diffé­
rem m en t suivant les observateurs : six infirmiers se relayaient pour
le surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais seuls deux
ou trois d’entre eux — à m aintes reprises, et dans les m êm es term es
— n otèren t d’étranges sym ptôm es, les autres, pourtant tout aussi
qualifiés, ne rem arquèrent rien. Les rapports quotidiens étaient ins­
crits sur un journal de bord où chacun, s’il le désirait, pouvait pren­
dre connaissance des observations de son prédécesseur. A u bout de
quelque tem ps, une certaine similitude s’installa entre leurs descrip­
tions.
Il en alla de même lorsque Hess commença à se plaindre de
graves douleurs d’estomac. Parfois les médecins «se pliaient à ses
caprices », mais le plus souvent ils négligeaient ces crises, les m et­
tant sur le compte de l’hystérie, bien que d’autres sources indiquent
clairement que Hess avait été, bien avant son départ d’Allemagne,
victime de troubles semblables. Ceux-ci étaient du reste prévisibles
chez un homme qui toute sa vie s’était soigné par homéopathie et
avait observé un régime à base de produits naturels non traités et se
trouvait soumis au régime de coopérative militaire d’un mess d’offi­
ciers britanniques composé de la plus médiocre qualité de bœuf et
des plus mauvais produits fournis par Aldershot.
Le capitaine Munro Johnston n’était peut-être pas non plus com­
pétent pour diagnostiquer avec certitude une véritable douleur
interne : comme il le fit remarquer lui-même, il était psychiatre et
La grève
229
non praticien généraliste. Et lorsque le colonel Scott, à la mi-octo­
bre 1941, souffrit de calculs, il fit venir un certain colonel D .E. Bedford, du R.A.M.C., au lieu de confier son cas au «m éd ecin » du
Camp Z.
Hess essayait de retrouver ses aises, mais trois mois passés dans le
plâtre ne favorisaient ni le repos ni le sommeil. Les infirmiers ajus­
tèrent le lit et les poulies, il essaya la position à plat puis divers
angles, sans trouver le sommeil qu’il désirait ardemment. Il évitait
de manger, ne se permettant que du riz au lait, ou grignotait des
biscuits et buvait des infusions de camomille.
Il appréhendait les samedis car c’était le jour où le major Dicks se
présentait à la double grille, montrait son laissez-passer et montait
sous escorte jusqu’à sa chambre. Dicks était maintenant persuadé
que Hess lui voulait du mal ; et ce sentiment était réciproque. Le
14 septembre, le commandant nota avec amusement que Dicks vit
Z après le déjeuner «m ais qu’il ne fut pas exactement accueilli à
bras ouverts». Le caporal Riddle observa par la suite le prisonnier
qui fixait un coin de sa chambre avec « une expression sombre et
malheureuse ».
Le 15, Hess demanda au major Foley d’être transféré du Camp Z
en un lieu au voisinage plus calme, où il n’entendrait plus les tirs de
mitrailleuse et les bruits mal assourdis des moteurs de l’école moto­
cycliste de la police militaire située juste à côté.
Ce soir-là, le major Murray, chirurgien, ôta enfin l’attelle qui
maintenait la jambe de Hess, et prévint ce dernier qui avait cru naï­
vement qu’il pourrait immédiatement se lever et s’asseoir normale­
ment sur une chaise, qu’il devrait garder le lit encore au moins qua­
tre semaines.
Il avait alors mis à jour à l’intention de Beaverbrook une liste de
toutes les violations de ses droits dont il estimait avoir été victime
de la part de Dicks et Foley, tout en reconnaissant quelques
récentes améliorations — fin septembre, on avait enfin fixé un
butoir pour empêcher de claquer la porte d’entrée. Il joignit à cette
liste un texte de deux pages niant que la Gestapo utilisât les
méthodes dont l’accusait la propagande ennemie. (La remarque sar­
castique d’Atkinson-Clark : « Nous vous traitons comme la Gestapo
traite les gens en Allemagne» lui restait en travers de la gorge.)
Comme dans tous les documents du Camp Z, les références de
Hess à lord Simon, lord Beaverbrook et aux «ministres du Cabi­
n et» furent coupées. Ce document fut tapé sur la petite machine
que lui avaient procurée les officiers du camp. Une fois de plus il
réclamait une enquête au plus haut niveau sur les trois hommes du
Camp Z qu’il accusait de chercher à bouleverser son équilibre men­
230
L ’Angleterre
tal. « Petit à petit, déclarait-il, le Dr Dicks, le major Foley et le lieutenant-colonel Wallace ont pris l’habitude de me suggérer que tous
mes troubles étaient dus à une psychose. »
Il ajouta à la main : « Lors de mon arrivée en Écosse, j’ai fait appel
à la magnanimité du roi d’Angleterre. Je sais qu’il a donné des
ordres pour assurer ma sécurité et pour qu’on prenne soin de ma
santé. »
Les services secrets allaient retenir ces lettres pendant six
semaines ; lord Beaverbrook ne devait les voir qu’en novembre.
Pendant ce temps, l’état de santé de Hess traversait des crises
devenues routinières :
19 septembre 1941
[Journal du commandant]
Z très gai et de bonne humeur... Après dîner, Z et l’officier de ser­
vice ont écouté ensemble les nouvelles et Z a commenté les statisti­
ques des pertes annoncées par le commandement russe — déclarant
que le haut commandement allemand, beaucoup plus méticuleux,
donnait, lui, des chiffres exacts. [À cette date, le communiqué de
l’O .K.W . reconnaissait 85 986 morts, alors que les Russes procla­
maient avoir déjà tué un million et demi ou deux millions d’Allemands.]
20 septembre 1941
Z a réclamé le médecin trois fois dans la nuit, se plaignant de dou­
leurs atroces à la vésicule biliaire. D’après le médecin, sa température
et son pouls sont normaux, il en conclut que les douleurs sont pure­
ment imaginaires et que Z cherche par là à éviter les visiteurs,
comme le major Dicks qui vient souvent le samedi.
Les jours suivants, l’infirmier Riddle perçut le patient comme men­
talement très déséquilibré, comme le montre son très vivant rapport.
24 septembre 1941
[Riddle, rapport de l’après-midi]
Patient très déprimé, n’est pas causant et ne s’intéresse absolu­
ment pas à ce qui l’entoure. Se contente de rester allongé dans son
lit et ne fait aucun effort pour se servir lui-même. Respiration appa­
remment aisée et normale, mais des grognements à des moments
bien choisis et son expression montrent qu’il s’apitoie sur lui-même,
avec quelques molles tentatives pour faire connaître ses besoins.
Le major Foley est venu le voir à 16 h 45, et le capitaine Johnston
à 17 h 30... Se plaint toujours de douleurs dans la région du foie. On
lui a suggéré de se laisser appliquer une éponge tiède pour le récon­
forter mais il a refusé, disant qu’il n’avait pas envie de se sentir mieux
alors que ses douleurs pouvaient revenir avec plus d’acuité.
La grève
231
S’est contenté d’une soupe pour dîner. N’a pas cessé de gémir en
la mangeant, s’arrêtait à certains moments pour fixer les coins de la
pièce et soulevait la tête de temps en temps comme s’il regardait
quelque chose. Prononce souvent des phrases en allemand, et pose
des questions en rapport avec son mal. A demandé s’il n’avait pas de
la fièvre parce qu’il se sent chaud et ne peut transpirer à cause de la
pièce mal aérée, et quand on lui répond, il dit simplement « Peutêtre. »
25 septembre 1941
[Riddle, rapport du matin]
Le patient... déclare que sa situation a peu évolué et qu’il sent
comme des brûlures au fer rouge à l’intérieur.
26 septembre 1941
[Riddle, rapport de l’après-midi]
Nerveux et très agité, déprimé et maussade. A demandé qu’on
ouvre les fenêtres, puis après quelques instants qu’on les ferme;
qu’on lui donne un rond de caoutchouc, puis n’en veut plus. Gémit
et gesticule sans arrêt, mais si on lui parle ou qu’on essaie de faire
quelque chose, ces manifestations cessent pendant quelques ins­
tants. S’est à nouveau plaint de sérieuses douleurs et a réclamé le
médecin militaire. On lui a injecté 1/3 d’Atapon à 15 h 55. Déclare
que cela ne lui fait aucun effet...
Continue à gesticuler et à gémir avec une expression de totale
détresse sur le visage. Après que le surveillant lui eut suggéré de se
changer les idées avec la radio, il l’a écoutée un court moment puis
s’en est vite désintéressé...
Observe sournoisement le surveillant. À un moment il a tranquil­
lement enlevé les draps qui le couvraient et regardé manifestement
si le surveillant le remarquait.
Tout cela était régulièrement rapporté au commandant. « Z tou­
jours d’humeur difficile, écrivait le colonel Scott le 27 : Il a harcelé
son médecin toute la nuit dernière... se comportant comme un par­
fait casse-pieds avec les infirmiers. » Et le lendemain : « Z était
calme, et s’est dit épuisé par les douleurs qu’il a subies. »
Jouait-il la comédie ? Et si oui, pourquoi ? Le 29, les infirmiers le
trouvèrent morose, « fixant les murs avec des expressions du visage
très éloquentes». Ceci nous donne cependant une preuve remar­
quable du cours logique de ses pensées. L’infirmier rapporta que
Hess avait «écrit une lettre». Le texte de cette lettre est demeuré.
Quel que soit le traitement que lui a fait subir la censure britanni­
que — plusieurs lignes ont été coupées avant qu’elle ne parvienne
en Allemagne — , nous savons non seulement ce que disait cette
lettre, mais encore ce qu’elle voulait dire. Adressée au professeur
232
L ’Angleterre
Fritz Gerl, un des experts proches de la coterie de Hess, elle sem­
blait innocente mais son introduction contenait un message caché.
Angleterre, 29 septembre 1941
Cher Professeur,
Vous pouvez imaginer que je pense souvent à vous, ici, en compa­
gnie de «vos Anglais». Je me demande seulement jusqu’à quand je
vais rester comme ça, à penser à vous au lieu de vous avoir en face de
moi et pour parler à nouveau ensemble des Anglais !
Je voudrais bien savoir où en sont vos diverses découvertes et
inventions dans le domaine médical. Je m’intéresse toujours beau­
coup, comme vous le savez, aux travaux pour lesquels le Dr Gâhmann vous a apporté son concours. Peut-être [Alfred] Leitgen pour­
rait-il vous donner un coup de main ?
Comme vous l’avez peut-être appris par Frau Bread*, mon esto­
mac a fait de tels progrès qu’il peut se passer de diète. Quoi qu’il en
soit, ces derniers jours — en dépit de toute attente — j’ai eu une
nouvelle attaque, qui cette fois prenait précisément son origine dans
le rein droit. Pour la première fois, j’ai aussi éprouvé des symptômes
ressemblant à de l’asthme. Comme je sais que votre traitement de la
thyroïde [Schildrüsen] a donné des résultats positifs spécialement
avec l’asthme, j’ai finalement décidé de le commencer dès que je
serai de retour — je vous le signale par la présente. Aussi, même s’il
peut se passer un certain temps d’ici là, réservez-moi une place dès
maintenant...
Après quelques lignes supprimées par le censeur, la lettre se
concluait ainsi : « S’il vous plaît, donnez un coup de téléphone à ma
famille et dites-leur que je vais bien à part une légère rechute de
mon ancien mal. Je me fais une joie de vous revoir, et j’espère, en
meilleure santé que jamais, quel que soit le moment ! Heil Hitler !
Votre vieux R.H. »
Le professeur Gerl ne devait recevoir cette lettre à son domicile,
dans les montagnes d’Allgàu, dans le sud de l’Allemagne, que des
mois plus tard.
Il écrivit une explication embarrassée à Heinrich Himmler, chef
des S.S., ajoutant des «commentaires en marge» pour lui permet­
tre de comprendre « la véritable signification de cette lettre », avant
de lui suggérer de la montrer au Führer. Le second paragra-
* Dans le langage codé de la famille Hess, il était « Brotherr », littéralement «gagnepain»; Frau Bread [Pain] désignerait donc logiquement son épouse. Il lui avait,
dans une lettre écrite en juillet 1941, parlé de sa «diète volontaire» en signalant
que « Reuther de Munich » l’avait autorisé à manger de tout sans précautions parti­
culières.
La grève
233
phen’avait, en fait, rien à voir avec des «progrès médicaux», il
s’agissait d’armes à utiliser contre l’Angleterre : « Le Dr Gâhmann
en question n’est pas du tout un médecin ; c’est un ingénieur avec
lequel j’ai rendu visite à Hess, pour parler de nouveaux moyens de
couler les navires. » Gerl expliquait que cette arme particulière qui
intéressait Hess était un combiné de bombe et de mine.
Si ce paragraphe avait une signification plus profonde, c’est que
Hess suggérait fortement au Führer de poursuivre le blocus des
ports britanniques et des lignes de navigation. Des annotations sur
cette lettre montrent que Himmler la communiqua à Reinhardt
Heydrich, chef de la Gestapo, et à Martin Bormann qui avait rem­
placé Hess à la tête du Parti nazi.
Pour la première fois depuis des mois, Hess put voir un dentiste.
Le capitaine J.M . Bames, du Army Dental Corps, le soigna le 30 sep­
tembre, le lendemain du jour où le prisonnier écrivit cette lettre
ingénieuse. Il dit par la suite au colonel Scott qu’il y avait tellement
d’or dans les couronnes et les bridges de Hess que sa mâchoire
«représentait une petite fortune». Plus scientifiquement, Bames
nota par la suite : « La bouche est, dans l’ensemble, en bon état. » Il
ajoutait cependant : « On observe un développement et une taille
exceptionnels de la mâchoire inférieure, comparable à celle de
l’homme de Heidelberg. » Il notait aussi, à propos des dents supé­
rieures de Hess : « Le maxillaire est tellement saillant que les inci­
sives inférieures appuient contre la gencive supérieure quand les
mâchoires sont serrées*. »
Deux jours plus tard, avant que le dentiste ne vienne terminer
son travail, Hess fit appeler le capitaine Johnston et lui donna sa
parole de ne pas tenter à nouveau de se suicider si on l’autorisait à
posséder un couteau à viande, un verre et une tasse à thé chinoise.
Johnston, le considérant manifestement comme suffisamment équi­
libré, accéda à sa requête, se réservant cependant le droit de suppri­
mer cette faveur sans prévenir. C’était probablement, de la part de
Hess, une façon de vérifier son statut. Le 7 octobre, le colonel Scott
nota qu’il avait écrit une nouvelle protestation détaillée à lord Bea­
verbrook, demandant cette fois la suppression du grillage et autres
* Hugh Thomas, un des derniers médecins pénitentiaires à avoir examiné Hess,
devait soutenir ingénieusement dans The Murder of Rudolf Hess (Londres, 1979)
que le Rudolf Hess détenu à Spandau était un imposteur. J ’ai demandé aux autori­
tés alliées, en 1987, quelques mois avant sa mort, de comparer le dossier dentaire
de 1941 avec les examens récents du prisonnier. Personne ne m ’a répondu. Le
colonel William L. Priddy, du Dental Corps de l’armée américaine, responsable des
soins dentaires de Hess, a écrit qu’il était désolé de n’être autorisé à communiquer
«aucune information dentaire sur le prisonnier numéro sept».
234
L ’Angleterre
restrictions à sa liberté de mouvement, et, plus raisonnablement,
qu’on lui rende son argent allemand, changé en monnaie anglaise,
pour lui permettre d’acquérir ce qu’il désirait. (On repoussa sa
requête ; les frais de cantine de Hess continuèrent à être assumés en
partie par le Foreign Office, en partie grâce à une souscription lan­
cée par les officiers de la Garde eux-mêmes, qui devaient partager
aussi avec lui leurs cartes d’alimentation, puisqu’on n’avait pas
accordé au prisonnier de carte personnelle.)
Hess jouait l’indifférence étudiée avec une cohérence extraordi­
naire. Le 9 octobre, les journaux annoncèrent la mort de son père.
Le major Foley qui lui apporta la nouvelle, dit par la suite au com­
mandant : « Il a semblé parfaitement indifférent. » (En fait, nous
savons par d’autres sources que la nouvelle le bouleversa profondé­
ment.)
Il serait juste de signaler que Hess avait en partie gagné l’amitié
des officiers du M.I.6. Ce jour-là, 9 octobre, lorsque Foley transmit
à ses supérieurs la dernière lettre de protestation du prisonnier, il
ajouta qu’il partageait les critiques de Hess quant à ses conditions
de vie au Camp Z. Cet endroit ne permettait pas de lui laisser pren­
dre de l’exercice. Plus important, Foley demandait qu’une décision
fût prise quant au statut précis de l’adjoint du Führer : car s’il s’agis­
sait d’un prisonnier de guerre, sa détention dans un camp entouré
d’objectifs militaires constituait une infraction à la Convention de
Genève. Foley souhaitait qu’on transférât Hess dans un endroit plus
calme afin d’alléger le poids accablant de cette réclusion au secret.
Entre-temps, il réussit à procurer à Hess une machine à écrire
légère, et quand le prisonnier trouva que ses yeux se fatiguaient trop
vite quand il l’utilisait, il appela un oculiste qui fit faire deux paires
de lunettes de lecture dont le prisonnier avait réellement besoin.
C’est aussi Foley qui obtint une indemnité d’habillement, car le
malade serait bientôt sur pied et allait avoir besoin de nouvelles
chaussures.
En retour, Hess se découvrit un faible pour Foley. « C ’était un
vieux monsieur très sympathique, se souvint-il après la guerre. Plus
tard, quand il a été muté, et qu’il m’a dit au revoir, il avait les larmes
aux yeux. »
Comme le montre sa correspondance privée, Hess espérait
encore être renvoyé en Allemagne. Dans une note adressée à Chur­
chill le 28 juillet, Desmond Norton écrivait avec ironie : « Il croit
encore fermement qu’un jour, le gouvernement souhaitera
l’envoyer en Allemagne, porteur de propositions de paix. »
En fait, c’est un régime de détention encore plus rigoureux qui
attendait Hess. La direction du département des Prisonniers de
La grève
235
guerre avait démissionné en bloc à la mi-septembre, et ni son nou­
veau directeur, le général de division E.C. Gepp, ni son adjoint, le
colonel P.K. Boulnois ne manifestèrent la moindre intention de
traiter Hess avec les égards auxquels celui-ci estimait avoir droit.
« Bullnose » Boulnois déclara aux officiers de son entourage qu’il
«avait une piètre opinion» de Hess — et que cela n’avait rien à
voir avec les récentes déclarations de Will Thom e, parlementaire de
gauche, qui prétendait que Hess menait quelque part une existence
luxueuse aux frais des contribuables britanniques.
Le 11 octobre dans l’après-midi, le colonel Boulnois, accompagné
du psychiatre Rees, arrive au Camp Z, et après une réunion au som­
met avec Foley, il gravit les marches qui mènent chez Hess. Le pri­
sonnier réprime l’excitation provoquée par les nouvelles des écla­
tantes victoires de Hitler en Russie et accueille le colonel par une
chaleureuse poignée de main à laquelle ce dernier ne peut se dé­
rober.
Boulnois critique à peu près tout du Camp Z. Il désapprouve par­
ticulièrement l’assouplissement des mesures concernant les cou­
verts. « Je suis très irrité d’avoir eu à serrer la main d’un assassin ! »
dit-il sèchement en redescendant l’escalier. Il veut inspecter les
défenses du camp (le War Office craignait toujours que des assassins
polonais, français, canadiens ou même allemands ne cherchent à se
venger sur Hess). Court instant de détente pour l’« état-major inté­
rieur » du Camp, au Poste B il tombe la tête la première dans une
fosse camouflée. L’adjudant, aidé de deux soldats, ramène à la sur­
face le colonel cramoisi. Essuyant la vase qui couvre sa tunique,
Boulnois dit au capitaine Ashworth — qui remplace Scott ce jourlà — qu’à son avis le camp est vulnérable à une attaque de blindés.
Il fait procéder à un exercice d’alerte surprise. Une sirène mugit,
des sonneries retentissent : en quatre minutes et douze secondes,
tous les postes de défense sont occupés. S’estimant satisfait, le colo­
nel quitte le camp en voiture.
Indifférent au mécontentement du colonel Boulnois, Hess écrit,
tape à la machine, cherche sur sa radio les stations allemandes et
traduit gaiement au caporal Everatt les bulletins nazis. Il se plaint
comme d’habitude du bruit causé par les ouvriers qui construisent
de nouveaux baraquements destinés aux cent trente hommes de
troupe qui gardent à présent le Camp Z, et se demande à quoi cor­
respondent les coups de marteau qu’il entend dans la pièce adja­
cente. «O nt-ils retiré les grilles à l’extérieur des fenêtres?»
demande-t-il ingénument au soldat Dawkins. (En fait, des ouvriers
de l’armée avaient commencé à installer des vitres blindées.) Le 13,
il est surpris d’entendre une voix forte interrompre le bulletin
236
L ’Angleterre
d’informations de la B.B.C. — le dernier passe-temps de la propa­
gande nazie. « Ça ne rime à rien, dit-il à l’infirmier. Ça n’aura aucun
effet sur le peuple britannique. »
À d’autres moments, il reprend ce qu’on pourrait appeler sa
« prestation » :
1 7 octobre 1941
[Journal du commandant]
Le capitaine Johnston est parti en congé pour dix jours et le lieu­
tenant McGlade, du R.A.M.C. le remplace.
Z a commencé la journée en se plaignant du bruit causé par la
soufflerie de l’aérodrome de Famborough [où était installé le Royal
Aeronautical Etablishmen{[. Le major Foley lui a assuré que ce bruit
ne constituait pas une forme de persécution délibérée et qu’il gênait
tout autant les officiers. Z a alors déclaré qu’il n’en était que plus
convaincu que ce camp avait été spécialement choisi par le gouver­
nement de Sa Majesté parce qu’il était soumis en permanence à des
bruits de nature à ajouter à sa détresse.
[Rapport de nuit de l’infirmier]
A lu jusqu’à 0 h 30, à certains moments, son regard se fixait sur les
murs et plusieurs fois on l’a vu arborer un large sourire, mais dès que
le surveillant l’observait, son expression redevenait fermée comme
s’il se demandait ce qu’il pourrait bien faire.
Il pouvait maintenant rester assis sur une chaise pendant deux
heures d’affilée. Le 19 octobre, il reçut sa première lettre de l’étran­
ger depuis son départ pour l’Écosse — elle venait d’une tante, en
Suisse ; deux jours plus tard, c’était une lettre de son petit garçon,
W olf Rüdiger, alors âgé de quatre ans. Il parut très déprimé à la lec­
ture de ces lignes enfantines. Les infirmiers le virent cet aprèsmidi-là cesser de lire, poser son livre et demeurer silencieux. « Il
semblait anéanti et marmonnait — puis il reprit sa lecture. » Deux
nuits plus tard, l’infirmier estima que ses grimaces et ses bredouille­
ments devenaient plus prononcés. « On dirait qu’il lutte pour igno­
rer ou repousser des voix imaginaires. »
Mais le prisonnier entendit sur son poste les fanfares et les com­
muniqués de victoire de la Luftwaffe, en provenance du front de
l’Est, annonçant que deux millions de soldats russes de plus se diri­
geaient vers la captivité. Pour lui, cela signifiait la fin prochaine des
combats sur le front de l’Est. Hitler annonçait qu’il allait se retour­
ner contre la Grande-Bretagne.
Le 23 octobre, Hess prit son stylo pour écrire au seul homme en
qui il avait confiance en Angleterre, pour mettre un terme à cette
folie :
La grève
237
Cher Lord Beaverbrook,
L’événement que je pressentais depuis longtemps est désormais
imminent. Comme je l’ai entendu de source allemande, le Führer —
agissant certainement de concert avec son partenaire de l’Axe — a
publiquement annoncé que la guerre devait être menée jusqu’à une
victoire incontestable.
Je connais trop bien le Führer pour ne pas savoir ce que cela signi­
fie. Aussi obstinément qu’il a — année après année, en dépit de
toutes ses expériences décevantes — poursuivi l’idée d’une réconci­
liation, il poursuivra maintenant le nouvel objectif qu’il s’est fixé.
Cela signifie une lutte à mort !
Le 6 septembre 1941, j’exposais dans un document que j’étais
convaincu de l’issue d’un tel combat. Vous comprendrez que ma
confiance en la victoire n’a pas diminué depuis les défaites décisives
infligées aux bolcheviques.
Je regrette pourtant la tournure prise par les événements. J ’admets
en toute franchise que jusqu’à ce jour je n’avais pas abandonné
l’espoir que le bon sens reviendrait à l’Angleterre et qu’une réconci­
liation serait encore possible entre nos deux nations.
Mais le Führer ne pouvait faire plus qu’il n’a déjà fait — tendant la
main encore et toujours. Pour ma part, j’ai tout risqué ! Le sort en a
décidé autrement.
Sincèrement.
Rudolf Hess
Le Foreign Office ne transmit cette lettre, accompagnée des pre­
mières «pièces à conviction et protestations» de Hess, à Beaver­
brook que le 1er novembre. « J ’affirme sans ambiguïté, écrivait
sir Alexander Cadogan, que les accusations de Hess selon lesquelles
nous l’aurions délibérément maltraité, sont dénuées de tout fonde­
ment. Comme son état varie considérablement d’un jour sur l’autre,
il souffre d’une forme marquée de parartoïa et certains de ses fan­
tasmes sont devenus véritablement obsessionnels. »
Les psychiatres Rees et Johnston avaient, le 29 octobre 1941, ren­
contré les hommes des services secrets au Foreign Office pour dis­
cuter du sort de Hess.
L’installation de vitres blindées aux fenêtres de son logement
était presque terminée, et on l’avait transporté dans l’ancien salon,
plus gai et plus clair ; mais tôt ou tard, on devrait lui permettre de
descendre au rez-de-chaussée et de se promener dans le jardin ; on
ordonna donc au colonel Scott d’observer ses réactions à la vue des
mesures de sécurité supplémentaires installées un peu partout. Le
problème de son statut à long terme n’était toujours pas réglé à
238
L ’Angleterre
l’issue de la réunion, malgré la présence du général Gepp, invité en
tant que directeur des Prisonniers de guerre. On demanda à ce der­
nier de trouver un nouvel emplacement, où Hess pourrait prendre
un peu d’exercice, et l’on parla aussi de trouver un «compagnon
pour Z » — c’est-à-dire un véritable Allemand qui remplacerait les
mouchards fournis par le M.I.6.
Ils parlèrent brièvement du traitement médical du prisonnier. Le
colonel Rees était un ardent partisan des électrochocs, mais quand
il eut expliqué à C et à ses autres interlocuteurs que cela pouvait
mal tourner, ils furent épouvantés. Ils décidèrent que « les autorités
supérieures devaient être consultées sur l’opportunité du traitement
drastique suggéré par le colonel R ees».
On prit des photos aériennes pour vérifier le camouflage du
Camp Z. L’ancienne tranchée qui coupait la pelouse était encore
nettement visible.
Les arbres avaient maintenant perdu leurs feuilles, ouvrant de
nouvelles perspectives au prisonnier. Mais son sentiment de soli­
tude augmentait. Il avait senti les officiers (même le pourtant sensi­
ble et jeune capitaine Percival qui venait de perdre son père, un
ancien aumônier royal) tenter d’utiliser son deuil récent pour le faire
craquer nerveusement. Mais il serra les dents : il ne pouvait laisser
paraître une émotion excessive. Quelques jours plus tard, Foley,
Percival et le médecin se rendirent à Aldershot pour lui acheter des
chaussures; ils revinrent avec une paire superbe qui avait coûté
37 shillings et 6 pence. Se laissant aller un instant, Hess bondit du
lit à moitié habillé et, selon le rapport de l’infirmier, « s’amusa à les
essayer en s’aidant de ses béquilles ».
Les infirmiers le surveillaient en permanence, tenant registre du
moindre mouvement de lèvres quand il marmonnait ou riait tout
seul. Le lendemain de la réunion au Foreign Office, un caporal
nota : « Des sourires apparaissent sur son visage et ses lèvres
remuent comme s’il parlait à quelqu’un. » Hess essaya de marcher
avec des béquilles, mais il se fatiguait vite et s’affalait sur sa chaise.
Aux yeux de ses infirmiers, il passait peut-être ses journées à fixer
un coin de la pièce, mais quand il s’agissait de ses droits de prison­
nier, il retrouvait toutes ses facultés. Sa nouvelle chambre donnait
sur la route où des motos allaient et venaient en un rugissement
continuel. Il avait remarqué les nouveaux dispositifs de défense et
l’espace de promenade encore plus réduit qu’auparavant, car depuis
que les arbres étaient dépouillés par l’automne, la maison et la
pelouse étaient visibles de la route.
Jusque-là, Hess avait supporté en silence les humiliations, réelles
ou imaginaires. « Je n’ai transmis aucune protestation par les canaux
La grève
239
officiels, expliqua-t-il plus tard, parce que je souhaitais éviter que le
Führer connaisse ma situation. Venu en Angleterre de ma propre
initiative et ainsi responsable de mon sort, je voulais me tirer de là
tout seul. » Cependant, aucune réponse n’étant venue de lord Bea­
verbrook, le 3 novembre il écrivit officiellement au consul de Suisse
pour lui demander, en tant que représentant de la puissance protec­
trice — la Suisse —, de venir le visiter.
Angleterre, 3 novembre 1941
Votre Excellence, je vous serais reconnaissant de venir me visiter
en qualité de représentant de la Puissance protectrice des nationaux
du Reich allemand en Angleterre.
Votre, etc.
Rudolf Hess
Trois jours plus tard, Hess écrivit une seconde lettre demandant au
consul d’apporter un tampon de caoutchouc et un sceau officiel
pour établir un document légal. Ces deux lettres, comme les autres,
furent transmises par Foley au Foreign Office par l’intermédiaire de
C, chef du S.I.S. (Les deux lettres que Hess avait mis tant de temps
à recevoir avaient suivi le même itinéraire, en sens inverse.) Pendant
plusieurs semaines, il ne reçut aucune réponse et, le 20 novembre,
il envoya une autre lettre au consul de Suisse, en termes identiques,
mais cette fois, il demanda au major Foley de lui signer un reçu,
contresigné par sécurité, par le capitaine Percival en qualité de
témoin. Devant l’absence de réponse, Hess demanda par lettre soit
un accusé de réception de l’« autorité compétente » lui garantissant
que ses lettres avaient été transmises en Suisse, soit une explication
sur les raisons pour lesquelles elles avaient été retenues.
En Allemagne, il était devenu une non-personne. Tout en admet­
tant, dans des circulaires confidentielles, qu’il avait entrepris sa mis­
sion pour les plus nobles motifs, les autorités du Parti avaient fait
supprimer son nom de tous les livres d’histoire, calendriers et autres
publications. Le 13 juin, Goebbels avait ordonné que la photo de
Hess fût retirée des murs des bâtiments officiels et des écoles. Les
rues qui portaient son nom furent rebaptisées.
Malgré cela, l’état de Hess demeura stable pendant la majeure
partie de novembre 1941. Le 10, il envoya chercher le major Foley
avec qui il passa presque tout l’après-midi. Le colonel Scott rap­
porta le 11 que Z s’améliorait physiquement aussi bien, apparem­
ment, que mentalement.
240
L ’Angleterre
12 novembre 1941
[Rapport de l’infirmier]
... a été très amusé par les échos de la radio le concernant [Chur­
chill avait eu quelques mots malveillants à son égard dans un dis­
cours] et a mis cela sur le compte de la propagande.
13 novembre 1941
[Journal du commandant]
Z a demandé à voir le capitaine Percival... pour lui dire avoir lu
qu’on avait rebaptisé l’hôpital portant son nom, ce qui signifiait que
Hider, furieux, ne le recevrait pas.
Il
a déclaré alors que le grillage destiné à le protéger était insuffi­
sant... et qu’un tireur d’élite embusqué pourrait mettre à profit cer­
tains des buissons de lauriers situés en face de la fenêtre... Il semble
que le discours du Premier ministre mentionnant Z comme « source
d’informations utiles », combiné avec le changement de nom de son
hôpital l’ai choqué et lui ai ouvert les yeux quant à sa sécurité per­
sonnelle.
Des habits civils devaient être le meilleur camouflage si le Camp Z
venait à être attaqué. Lorsque Hess demanda à ses geôliers de lui
procurer une capote d’officier de la Luftwaffe, le Foreign Office
entreprit des recherches, puis décida qu’il n’avait qu’à porter un
manteau civil ou crever de froid.
La chimiothérapie préconisée par le colonel Rees avait alors pro­
bablement déjà commencé. Cela expliquerait la raison pour laquelle
Hess associerait à cette période le retour de ses anciens symptômes,
immédiatement après qu’il eut adressé sa lettre à la Puissance pro­
tectrice. «E n novembre 1941, j’ai pris contact avec le ministre
suisse... J ’avais, avec beaucoup de difficulté, réussi à expédier cette
lettre quand on introduisit à nouveau, et en grande quantité, du poi­
son dans ma nourriture pour m’abîmer le cerveau. » Il croyait que
l’objectif était de lui détruire la mémoire, et il ajoutait fièrement :
«Je les ai trompés en leur faisant croire que j’avais perdu la
mémoire. »
Certains rapports confidentiels indiquent un changement sensi­
ble dans son comportement.
17 novembre 1941
[Journal du commandant]
Le major Foley a eu un entretien d’une heure et demie avec Z
dans la soirée. Il a déclaré que cela avait été très intéressant mais que
le point de vue de Z n’avait en rien évolué.
19 novembre 1941
Le capitaine Percival a dîné à l’étage avec Z à la demande de ce
La grève
241
dernier. Questionné sur les « armes secrètes » de l’Allemagne, Z a
dit savoir qu’il en existait une [c’était du bluff] mais qu’il n’avait
aucune idée de ce que c’était, et que Hitler ne l’utiliserait qu’en der­
nier recours.
Z toujours de très bonne humeur.
Cette bonne humeur ne dura pas longtemps. Le lendemain Hess
reprit sa prestation désormais familière. Après être resté assis sur sa
chaise, le regard perdu au-delà de la fenêtre, grimaçant et marmon­
nant « l’air chagrin», il se mit à observer les deux caporaux de
garde, apparemment profondément déprimé.
Quand ils lui demandèrent comment il se sentait, il répondit
sèchement : « Comment vous sentiriez-vous après six mois passés
au même endroit ? »
20 novembre 1941
[Journal du commandant]
Z est brusquement retombé dans son délire de persécution. Il a
déclaré savoir pourquoi on l’avait changé de pièce pendant vingtquatre heures (tandis qu’on garnissait les fenêtres de vitres blindées) :
c’était en fait pour prendre le temps de fouiller ses papiers; il alla
jusqu’à prétendre que le brave M. Moxham était un agent des ser­
vices secrets déguisé en menuisier.
22 novembre 1941
On a donné un somnifère à Z la nuit dernière et il a dormi pro­
fondément toute la nuit. Il nous a curieusement accusés de lui avoir
administré cette drogue pour pouvoir examiner ses papiers person­
nels en toute tranquillité...
Plus tard dans la journée il a demandé à voir le major Foley et lui a
montré la méthode astucieuse qu’il avait trouvée pour protéger ses
papiers — il en était fier comme un enfant : il les avait empaquetés
dans environ six couches de papier de soie, chaque couche, fermée
et collée, portait environ une trentaine de signatures tracées à l’encre
indélébile. Il déclara que nous mettrions sans doute cela sur le
compte de sa psychose.
[Rapport d’après-midi de l’infirmier]
À 18 h 50 il somnolait, allongé dans son lit, quand il se mit subite­
ment à regarder les murs autour de lui, agitant les mains comme s’il
enroulait quelque chose, murmurant audiblement et sèchement,
mais quand il s’aperçut que le surveillant observait ses mouvements,
il s’arrêta aussitôt.
Si l’on relit les rapports des deux semaines décisives qui précédè­
rent l’arrivée tant attendue du ministre suisse, on peut supposer que
242
L ’Angleterre
Hess, réalisant qu’une grève de la faim n’aboutirait qu’à une alimen­
tation forcée, décida qu’une « grève de la santé mentale » pourrait la
remplacer avantageusement. Il se peut que Foley et les psychiatres
lui aient involontairement soufflé l’idée en parlant de psychose : il
commença à adopter de façon convaincante un comportement lou­
foque, ne manquant pas de faire des allusions à sa dépression suici­
daire chaque fois qu’il voulait inquiéter les officiers pour obtenir ce
qu’il voulait. Quatre ans plus tard, en 1945, il se souvenait parfaite­
ment de la succession précise des symptômes comme la « perte de
mémoire » qu’il avait simulés au cours de ces deux semaines. Mais
ces souvenirs eux-mêmes constituèrent probablement une suren­
chère tactique pour tromper le nouveau genre d’adversaires qu’il eut
à affronter à Nuremberg.
L’affaire se complique par la peur prononcée de Hess d’être
empoisonné avec des drogues attaquant le cerveau qui lui provo­
quaient des hallucinations et altéraient sa capacité à lire et à écrire.
Au cours de ces quinze jours, Hess inventa une «perte de
mémoire» pour persuader ceux qui l’auraient empoisonné que la
drogue avait fait son effet. C’est ce qu’il affirma par la suite.
C’est un scénario compliqué, mais si on l’accepte, il éclaire d’un
jour nouveau les rapports minutieux du colonel Scott et des coura­
geux infirmiers.
29 novembre 1941
[Journal du commandant]
Z est d’une humeur exécrable, il se plaint de tout, et que chaque
bruit a été spécialement orgànisé pour le gêner — même le sergent
de la Garde aurait été sélectionné pour sa façon de donner des ordres
d’une voix forte.
30 novembre 1941
Le colonel Rees a visité le camp et est monté voir Z qui, en sa
présence, s’est montré de très bonne humeur.
[Rapport du soldat C.W. McGowan]
À 12 heures, visite du colonel Rees qui est resté jusqu’à 12 h 30.
Cette visite a semblé faire empirer l’état du patient qui est apparu
encore plus déprimé.
[Rapport d’après-midi du caporal Everatt]
... très maussade la plupart de l’après-midi et n’ayant pas non plus
envie de parler. Se plaint à nouveau de troubles oculaires.
[Rapport de nuit du caporal Riddle]
Est apparu déprimé quand j’ai pris mon service. S’est plaint de
La grève
243
souffrir des yeux, de maux de tête et a déclaré se sentir mal dans
l’ensemble.
I " décembre 1941
[Journal du commandant]
Z d’une humeur très difficile, reste convaincu qu’on est en train
de l’empoisonner et exige que le capitaine Percival, le major Foley
ou le capitaine Johnston prenne tous les repas avec lui. Il n’y a pas
lieu de s’étonner de cette peur d’être empoisonné car la nourriture
que nous a fournie Pirbright ces derniers temps a bien failli nous
empoisonner tous.
Z déclare que rien ne le fera descendre au rez-de-chaussée tant
qu’il sera dans ce camp et qu’il n’aura qu’un espace aussi réduit pour
faire de l’exercice. Il demande à être transféré en Écosse où il pour­
rait se promener dans la lande et se livrer à son passe-temps favori, le
cyclisme.
Le 2 décembre, d’après les infirmiers, il ne parla que de ses maux : il
avait des élancements dans la tête, ses yeux le brûlaient, il n’y voyait
plus. Selon lui, ces troubles étaient dus aux médicaments ou aux
drogues qu’on introduisait dans sa nourriture.
Peu après minuit, l’infirmier qui somnolait entendit craquer une
latte de plancher et trouva Hess, debout près d’un mur.
«Je cherche mon m ouchoir», expliqua-t-il, sachant très bien que
celui-ci se trouvait dans son lit.
II émettait des soupçons sur son petit déjeuner, son déjeuner, son
dîner. Scott entendit dire qu’il était «morose, geignard et plein
d’inhibitions». Le 3 décembre, il nota que Hess était «encore en
très mauvais état», et le lendemain, «peut-être plus mal que
jamais ». Hess ne prit même pas la peine de s’habiller pour dîner, et
plus tard il arpenta la pièce en se lamentant qu’il perdait la vue et ne
pouvait plus lire, ni écrire, ni dessiner. Le 5, «il exigea de l’eau du
robinet pour faire son cacao». Et cet après-midi-là, les infirmiers
virent en lui l’«image de la détresse absolue».
Mais c’était bien une image : une performance d’acteur. Luttant
toujours pour rencontrer le ministre suisse, Hess jouait la carte de
l’«am nésie». Il affirma au capitaine Munro Johnston qu’il était
incapable de soutenir une conversation car il n’arrivait plus à retrou­
ver ses mots ni même à se souvenir de ce qui s’était passé une heure
auparavant. Le 4 décembre, le major Murray, chirurgien, dit au
commandant : « C’est la première fois que Z s’est plaint auprès de
moi d’être amnésique. » Le 6, le prisonnier demanda au jeune capi­
taine Percival de déjeuner avec lui, puis refusa de parler, prétendant
avoir perdu la mémoire.
244
L ’Angleterre
« Il a l’air vraiment malade », dit Percival, ajoutant qu’il ne déjeu­
nerait plus avec Hess tant que celui-ci serait dans cet état.
Hess, lui, déclara sombrement: « J’ai de bonnes raisons pour
demander à des officiers de partager mes repas. »
Non content de peaufiner son rôle d’« amnésique » pour le ren­
dre crédible (le 6, il avait perdu ses tampons pour les oreilles, oublié
d’écouter le bulletin d’informations de onze heures à la radio alle­
mande, et demanda même au soldat Medley s’il était déjà allé aux
toilettes), Hess jouait sur la crainte qu’avaient ses gardiens de le voir
à nouveau attenter à ses jours. Le coiffeur qui lui coupa les cheveux
le 3 décembre ne trouva plus ses ciseaux ; on fouilla la pièce de
l’étage sans résultat. Le 6, un infirmier le vit sombrer dans un état
évoquant une extrême anxiété : « Quand il est au lit, il porte les
mains à sa tête et son visage exprime une détresse totale. » Les nou­
velles de Pearl Harbor ne provoquèrent aucune réaction de sa part.
Il était engagé dans une campagne bien plus personnelle. Le
8 décembre, Hess demanda à un des caporaux de noter dans son
rapport qu’il avait demandé au médecin de retirer de sa chambre
tous les objets avec lesquels il pourrait se blesser.
Cette tactique donna des résultats.
Ce même jour, Scott conclut que Hess allait effectivement très
mal. « Il a fait appeler le médecin et lui a demandé de pouvoir reve­
nir sur sa promesse de ne pas se suicider. Il justifiait cela en disant
qu’il souffrait beaucoup, qu’on tentait délibérément de l’empoison­
ner avant que le ministre suisse puisse lé rencontrer et que tous ces
bruits allaient le rendre fou. » Scott fit un rapport au colonel Boulnois au War Office, tandis que le major Foley téléphonait au quar­
tier général du M.I.6. Plus tard dans la journée, le Foreign Office
téléphona au Camp Z : le ministre suisse qui n’avait repris ses fonc­
tions que dans l’après-midi, après cinq semaines de congé en Suisse,
allait venir voir le prisonnier.
Hess joua remarquablement la guérison : « Z paraît aller un peu
mieux, nota Scott, il semble maintenant épuisé, et est plutôt lar­
moyant. »
Le lendemain, 12 décembre, sachant que le ministre suisse devait
venir, Hess prit soin à tout hasard, de ne pas toucher à son petit
déjeuner. Il réaffirma au Dr Johnston qu’il se sentait encore l’esprit
confus et ne se souvenait de rien. Ces symptômes, écrivit Johnston
en rapportant l’épisode plus tard, «disparurent» à l’arrivée du
ministre.
La visite que fit ce matin-là Herr Walter Thumheer, le ministre
de Suisse auprès du roi d’Angleterre, déçut pourtant le prisonnier.
La grève
245
Le War Office prit la précaution de faire accompagner le diplomate
par des spécialistes sélectionnés. Le colonel Rees ne se déplaça pas
en personne, mais une demi-heure avant l’arrivée du diplomate, la
voiture du major Foley franchit la double barrière du camp avec à
son bord le major Dicks et un certain lieutenant Reade-Jahn.
Thurnheer lui-même arriva à dix heures du matin, s’entretint
brièvement avec Dicks et Johnston, puis monta à l’étage, après avoir
franchi le nouveau lourd grillage et la grille. Il s’entretint en privé
avec Hess pendant plus de deux heures.
Le gouvernement suisse a mis à la disposition de l’auteur les
copies de tous les rapports de Thurnheer.
Je me suis mis en route [écrivit Thurnheer le 12 décembre 1941] à
neuf heures du matin, muni des laissez-passer nécessaires, et les
autorités militaires m’ont conduit en voiture jusqu’au logement de
Hess, à quatre-vingt-dix minutes environ de Londres. Le major
Foley m’a accueilli à ma descente de voiture pour me faciliter l’accès
à la maison. M. Hess est logé dans une vaste et jolie maison de cam­
pagne, entourée de jardins. De cette maison, on a une vue remarqua­
ble sur le paysage et un petit lac, quoique ce paysage rustique soit en
partie gâché par le dispositif de sécurité. Le jardin est entouré de barbeles et des patrouilles spéciales le sillonnent en permanence. Cette
garde extérieure semble être forte de six hommes, c’est du moins ce
que j’ai pu compter au moment de la relève de la garde. À mon
grand étonnement, j’ai trouvé des barrières et divers dispositifs de
sécurité jusque dans la cage d’escalier...
Le major Scott m’a reçu très cordialement... Les deux médecins
militaires étaient en uniforme. Ils m’ont déclaré que M. Hess n’était
pas tout à fait normal ; il a le sentiment d’être persécuté, sentiment
qui se manifeste par une méfiance prononcée envers tous les gens
qui l’entourent, et même envers la nourriture qu’on lui donne.
J’ai trouvé M. Hess au lit. Sa chambre est vaste et bien aérée. J’ai
été surpris par la présence d’une lourde grille métallique installée sur
la fenêtre principale alors que les fenêtres de droite et de gauche
n’étaient pas protégées. Cette fenêtre centrale était ouverte. Le long
du mur de gauche, faisant face au lit, il y a une grande table avec des
livres allemands et anglais ; j’y ai remarqué un exemplaire de YH is­
toire de l ’art de Springer. Le lit lui-même se trouve sur la droite de la
pièce. Près du lit, il y a un petit poste de radio auquel il a facilement
accès.
M. Hess me salue très courtoisement, quoique avec quelque froi­
deur. Il est pâle, hagard m ême; j’ai remarqué particulièrement ses
yeux pénétrants, très enfoncés, et son expression sévère, quelque
peu triste. Il s’excuse de ne pas me recevoir mieux mais dit souffrir à
246
L ’Angleterre
nouveau d’une ancienne et pénible maladie ; comme il m’indique
son abdomen, je suppose qu’il s’agit de douleurs gastriques...
M. Hess m’explique alors pourquoi il a réclamé ma visite. Il a
appris par la radio... la mort de son père. Le vieil homme était déjà
âgé et luttait contre le cancer, mais il me serait reconnaissant de lui
confirmer la véracité des informations données par la radio... Je lui
dis que je serais heureux d’essayer et que je pourrais peut-être décou­
vrir la vérité sur les circonstances de la mort de son père, à quoi
M. Hess répond qu’il s’est déjà fait à l’idée de ces tristes nouvelles et
préférerait ne pas entendre des détails supplémentaires... À propos
de la mort de son père, M. Hess souhaiterait modifier son testament
et me demande d’authentifier sa signature...
Puis M. Hess déclare qu’il a simplement utilisé ce prétexte pour
entrer en contact avec moi. Il a d’importantes déclarations à faire au
roi d’Angleterre. Il est venu dans ce pays, dit-il, dans l’espoir
d’apporter la paix; malheureusement, il s’est heurté à l’incompré­
hension générale et n’a pu rencontrer aucun véritable interlocuteur.
Il est convaincu que ses plans de paix pourraient encore être couron­
nés de succès aujourd’hui. Il a couché sur le papier ce qu’il pense de
tout cela et voudrait que je remette personnellement ce document
au Roi. Il me demande, en remettant cette lettre, d’exprimer son
désir que le Roi lui-même soit le premier à la lire...
En plus de ces remarques sur la paix, il expose dans ce document
ses plaintes à propos du traitement qu’on lui a jusqu’alors réservé. Il
déclare qu’on fait systématiquement tout ce qui est possible pour lui
briser complètement les nerfs. Il ne veut pas, me dit-il, m’importu­
ner avec les détails... Il est convaincu que si le Roi entend parler de
cela, il veillera immédiatement à y mettre fin, et à ce que sa situation
soit améliorée, car le Roi lui avait assuré que lui, M. Hess, était sous
sa protection personnelle...
Puis M. Hess parle brièvement de la guerre... Évoquant son vol
remarquable vers l’Écosse, il est persuadé que cette tentative de paix
était parfaitement fondée et a été étouffée dans l’œuf parce qu’il n’a
pu établir le contact avec les gens qu’il fallait; il est toujours
convaincu que les Allemands gagneront la guerre. Sur ce sujet, il
s’exprime très précisément mais j’ai lu dans son regard une demande
muette — il semble attendre de moi que je me range à ses vues ; cela
m’est impossible, et je me dérobe à une réponse directe, et me
contente d’un haussement d’épaules pour exprimer mon scepti­
cisme.
Hess réclama un peu de temps pour améliorer son message au Roi
en y ajoutant quelques détails. «Je me suis éloigné vers la baie
vitrée, rapporta le diplomate suisse, et j’ai passé le temps en lisant. »
Au bout d’une heure et quart, le document de cinq pages était prêt.
Les Archives royales ont refusé de communiquer le texte de la lettre
La grève
247
«de paix», mais le brouillon, rédigé le 13 novembre, faisait partie
des papiers que Hess emporta avec lui quand il quitta la GrandeBretagne ; il montre qu’il réclamait également au Roi la constitution
d’une commission indépendante de fonctionnaires — n’ayant à
répondre que devant le souverain — pour enquêter sur les mauvais
traitements qu’il avait subis*.
Je suis venu en Angleterre confiant en la loyauté du peuple britanni­
que. En tant qu’ancien aviateur, je sais que cette loyauté a souvent
été montrée envers un ennemi. N ’ai-je pas toutes les raisons d’esperer en bénéficier, n’étant pas venu en ennemi : je suis arrivé en
Angleterre à bord d’un avion désarmé, au péril de ma vie, pour
essayer de mettre fin aux hostilités entre nos deux peuples.
Aujourd’hui, je crois toujours en la loyauté du peuple britannique.
Je suis donc certain que le traitement qui m’est infligé ne correspond
pas à ses vœux. Je ne doute pas que seules quelques personnes en
portent la responsabilité.
Je compte sur votre loyauté, Votre Majesté,
Rudolf Hess
Il y joignit une copie du très long cahier de doléances qu’il avait
remis deux mois auparavant à lord Beaverbrook, et recommanda
qu’on saisisse par surprise les médicaments utilisés par Dicks et
Johnston pour les faire analyser. Il insistait dans sa lettre au Roi sur
le fait qu’il n’avait rien dit de tout cela à l’envoyé de Suisse, pour
que Berlin n’entende pas parler de la façon dont il était traité. Ces
papiers furent placés dans une enveloppe revêtue des sceaux de la
législation suisse et du gouvernement britannique.
Thurnheer ne s’était visiblement pas attendu à une affaire de
cette gravité. Ne réalisant évidemment pas que le major Foley était
l’agent du M.I.6 au Camp Z, il lui demanda de monter vérifier les
documents et de l’aider à les sceller, puisque Hess insistait pour
qu’ils portent six ou sept sceaux officiels — pour éviter que l’enve­
loppe ne fût ouverte à plusieurs reprises avant de parvenir à
Sa Majesté. Foley, qui avait suivi toute la conversation sur ses écou­
teurs, parut indifférent. Le diplomate s’excusa auprès de Hess : « Il
va falloir que je mette sir Alexander Cadogan au courant, car
* Après un long marchandage avec le Foreign Office, le consciencieux et têtu
ministre suisse obtint l’autorisation de remettre les deux documents scellés — la
lettre de Hess et sa plainte officielle — directement à sir Alexander Hardinge,
secrétaire particulier du Roi, à Buckingham Palace, le 9 janvier 1942. Le codicille
du testament de Hess, en faveur de sa mère, se trouve toujours dans les archives
suisses.
248
L ’Angleterre
n’ayant pas le rang d’ambassadeur, je n’ai pas accès directement à
Sa Majesté. »
Quand Thumheer lui demanda s’il avait un sujet de plainte parti­
culier, Hess fit non de la tête mais lui fit savoir qu’il voulait pouvoir
le joindre en cas de besoin. Il demanda aussi : « S’il vous plaît, ne
parlez pas du codicille à mon gouvernement, au cas où il penserait
que j’envisage de me suicider. » Avant que Thumheer parte, Hess
lui tendit un flacon et quelques comprimés qu’il lui demanda de
faire analyser par un laboratoire indépendant.
En déjeunant ensuite avec des officiers, au rez-de-chaussée,
Thum heer leur apprit que sa légation n’avait reçu aucune demande
de renseignements sur Hess de la part de l’Allemagne. Il exprima sa
curiosité à propos des importantes modifications dans la maison —
le grillage, la grille et les vitres blindées — et demanda pourquoi
Hess était alité, et le major Foley le renseigna. C’était la première
fois que le diplomate suisse entendait parler de la tentative de sui­
cide.
Prenant Dicks et Johnston à part, Thum heer leur demanda de lui
faire immédiatement un rapport écrit sur l’histoire de la santé physi­
que et mentale du prisonnier depuis son arrivée au Camp Z.
Ce rapport, donné ci-dessous in extenso, a ceci de remarquable
qu’il n’y est nulle part question du traitement appliqué au prison­
nier.
1. Nous sommes tous deux spécialistes en médecine psychiatrique.
2. C’est le lieutenant-colonel Gibson Graham, du R.A.M.C., ori­
ginellement responsable médical qui, ayant très tôt remarqué que le
patient souffrait de troubles mentaux, a réclamé les services d’un
psychiatre. Dans ses premiers rapports, le colonel Graham a déclaré
avoir trouvé le patient sujet à une phobie du poison, à un degré tel
qu’il insistait pour que les officiers de service goûtent sa nourriture.
En outre, le patient faisait preuve d’autres soupçons anormaux : il
croyait, par exemple, que des bruits survenant dans ou près de la
maison étaient délibérément organisés pour l’effrayer, lui briser les
nerfs ou l’empêcher de dormir.
3. Depuis que nous avons pris nos fonctions, les événements ont
largement prouvé le bien-fondé des premières observations du lieu­
tenant-colonel Graham. Le patient fait preuve de méfiance et de
dépression à un degré anormal. Il a, à différentes reprises, à la fois
verbalement et dans de très longs documents, exprimé la conviction
qu’un ennemi caché lui administrait un poison subtil — poison des­
tiné à provoquer une exaltation suivie de dépression, avec interfé­
rence dans ses fonctions physiques, et destruction de sa capacité à
dormir et à raisonner. Il a été sujet à des accès de grande agitation et
La grève
249
d’excitation au cours desquels sa conduite était très irrationnelle : il
prépare des « documents secrets » et des « dépositions » pour prou­
ver la persécution dont il est l’objet de la part, par exemple, du major
Dicks, du major Foley, ou du commandant. Ce qui ne l’a pas empê­
ché, dans le même temps, de demander à un de ceux qu’il accuse de
l’aider à préparer ou à traduire ces documents.
4. Il reconnaît parfois que ce sentiment de persécution est dérai­
sonnable, mais qu’il est incapable de le réprimer. Il a déclaré à plu­
sieurs reprises qu’il n’accusait pas les officiers d’être de mauvaise foi,
mais qu’il croyait qu’ils étaient eux-mêmes drogués ou hypnotisés et
étaient ainsi les instruments inconscients de l’ennemi caché non spé­
cifié.
5. Nous pensons qu’il s’agit d’un cas de paranoïa (maladie halluci­
natoire systématisée), et le pronostic quant à la guérison est mauvais.
Ce patient requiert des soins et une surveillance constants, en raison
d’un risque de suicide. Pour cette raison, nous avons pris certaines
précautions, et un psychiatre et six infirmiers psychiatriques diplô­
més du R.A.M.C. le surveillent en permanence.
(sgt.) H.V. Dicks, MD, MRCP, Major R.A.M.C.
Spécialiste en Médecine mentale, London District.
(sgt.) Munro K. Johnston, MB.DPM, Capt. R.A.M.C.
12 décembre 1941
Foley permit à Thum heer de lire ce document, mais non de
l’emporter — le Foreign Office devant statuer là-dessus.
Hess, obligé de garder la chambre, entendit s’éloigner la voiture
qui emportait Thum heer vers Londres à deux heures de l’aprèsmidi.
Plutôt satisfait du travail accompli ce matin-là, le major Foley
téléphona son rapport au quartier général du S.I.S une heure plus
tard, en nommant Hess par le nom de code utilisé pour lui au sein
du M.I.6. et du Foreign Office, et révélant incidemment que toute
la conversation avait été enregistrée par les micros cachés. «Je crois
pouvoir dire que le ministre a eu l’impression que “Jonathan” était
sujet à des hallucinations... Je pense qu’il ne servirait à rien de trans­
crire les rapports mot pour mot. »
13 .
Première perte de mémoire
T out au long de l’hiver 1941-1942, H ess fit tout ce qu’il put pour se
m ontrer un prisonnier difficile. Il revint sur sa prom esse de ne pas
attenter à ses jours ; on ne pouvait d onc plus lui confier un couteau
ni une fourchette. Les officiers qui m angeaient avec lui, obligés de
lui couper le m oindre m orceau de nourriture com m e à un enfant,
essayaient d’échapper à cette corvée. Les gardes lui retirèrent égale­
m en t son crayon et son stylo — il n ’aurait de toute façon guère pu
écrire dans la faible lum ière et avec les m édiocres lorgnons qu’on lui
avait tardivem ent procurés. Il refusait de descendre prendre l’air,
prétextant que le jardin était trop exigu.
Le lendemain de la visite de Thurnheer, il avoua tranquillement
au médecin qu’il avait simulé sa perte de mémoire ; il craignait en
effet que les Anglais ne le droguent pour l’empêcher de raconter
son histoire au diplomate. Les semaines suivantes, il inventa et
simula d’autres symptômes de maladies physiques et mentales et
abusa à nouveau complètement les médecins : certains de ces trou­
bles étaient peut-être réels — qui peut le dire aujourd’hui ? Nous
savons seulement que, plus tard, Hess devait fanfaronner en préten­
dant qu’il n’avait mis au point cette «performance» digne d’un
Oscar qu’au bénéfice de ses geôliers. En réalité, cela lui permit
d’inverser subtilement les rôles et de mener la danse. Il devint bru­
tal et autoritaire avec les officiers de la Garde, leur ordonnant
d’accomplir des tâches ridicules ou dégradantes à sa place, et se plai­
gnant du moindre bruit.
N o ël 1941 n’exista pas pour le prisonnier; tous les officiers refu­
sèrent de partager leur repas avec cet h om m e m alheureux et soli­
taire.
« On ne peut dire qu’il ait été visité par l’esprit de Noël », rap­
porta le commandant sans aménité.
Le 27, en se frottant les yeux, H ess dit tristem ent à Everatt q u ’il
avait à deux reprises essayé de lire. « Mais, ajouta-t-il en écartant le
Première perte de mémoire
251
livre, écœuré, je n’arrive pas à me rappeler ce que j’ai lu la page
d’avant. »
Le 29 décembre, le major Johnston lui apporta une lettre du
ministre suisse, qui était passée par les canaux du War Office. (Le
major Foley était en congé.) Nous ne connaissons pas le contenu de
cette lettre de Thumheer, mais quelques minutes plus tard, Hess
dit au médecin qu’il donnerait à nouveau sa parole de ne pas tenter
de se suicider si on lui rendait son couteau et sa fourchette pour les
repas. Dans l’après-midi, Johnston dit au commandant : « Il a aussi
demandé une clé de la grille car il estime y avoir droit. »
Lorsque Foley revint le lendemain, Hess insista à nouveau pour
qu’un officier partageât ses repas. Le colonel Scott décida que l’offi­
cier de service devait s’acquitter de cette « tâche déplaisante », car le
surmenage que Hess imposait au médecin et au vieux major Foley
était devenu «excessif».
« Plus tard, dicta impérieusement Hess, j’aimerais faire quelques
promenades en voiture. » Il voulait, évidemment, voir d’autres cot­
tages anglais. Le jour du Nouvel An, il montra au lieutenant Merriam les plans du pavillon qu’il allait se construire dans les Alpes
bavaroises après la guerre.
Certains des membres du personnel du Camp Z avaient perdu
des amis ou des parents sous les raids aériens, et aucun d’entre eux
n’avait de sympathie, même inavouée, pour les nazis. Si les officiers
et les «gentlem en» parvenaient facilement à conserver leur sangfroid en public, d’autres n’auront pas résisté à la tentation de claquer
les portes, de faire du bruit dans les escaliers, d’épicer ou de trop
saler la nourriture de l’adjoint du Führer emprisonné, ou pire.
Même les officiers le provoquaient de temps à autre. En février
1942, on retira à la brigade de la Garde la surveillance du Camp Z et
le jeune capitaine Douglas Percival vint prendre congé du prison­
nier.
Hess lui demanda qui allait relever les Scots et Coldstream
Guards. «Le Pioneer Corps? demanda-t-il, déconcerté, quand Perci­
val lui annonça la nouvelle. Qu’est-ce qu’ils font ? »
«Leur travail habituel consiste à creuser des latrines», répondit
le capitaine avec une satisfaction méchante (en fait une instruction
de Conseil supérieur de la Guerre avait chargé les hommes du Pio­
neer Corps d’assurer la surveillance dans les camps de prisonniers.)
Pendant ce temps, le personnel observait les mêmes variations de
comportement chez le prisonnier, parfois gai et de bonne humeur,
parfois déprimé et morose. Après la visite de Thumheer, il dit au
caporal Everatt, le plus naturellement du monde : « La mémoire me
revient. » Les officiers furent déconcertés. Le 21 décembre, le major
252
L ’Angleterre
Foley déclara au colonel Scott : «Je pense que l’apparente perte de
mémoire est authentique. »
La peur chronique qu’avait Hess d’être empoisonné empirait. Le
22, il réclama sa bouteille de whisky, pour l’aider à s’endormir —
puis bondit hors du lit pour voir d’où l’infirmier la sortait ; quand le
second infirmier tenta de l’arrêter, Hess hurla : « Otez vos mains de
moi ! Ne me touchez pas ! » et il se mit à arpenter la pièce en
oubliant ses béquilles.
11 écoutait toujours le bulletin d’informations de la radio alle­
mande, chaque soir, à vingt-trois heures, mais les nouvelles étaient
inquiétantes pour les Allemands : l’offensive contre Stalingrad,
embourbée sous des pluies torrentielles, fut stoppée par le gel avant
de se transformer en déroute devant la contre-offensive inattendue
de Staline.
En Angleterre, le War Office trouvait ennuyeux d’avoir à mobili­
ser une douzaine d’officiers de la Garde, un lieutenant-colonel et
plus d’une centaine d’hommes de troupe pour garder le quartier
général d’un adjoint du Führer, un camp abritant un seul prison­
nier, et l’on se mit à la recherche d’un autre logement sûr.
12 janvier 1942
[Journal du commandant]
Le sous-lieutenant Bowker a dîné avec le patient qui a à nouveau
montré des signes de sa phobie du poison en refusant sa part de tarte
aux pommes et en la servant à quelqu’un d’autre.
14 janvier 1942
[Rapport d’après-midi de l’infirmerie]
Observe combien de fois les différentes portes claquent et en tient
le compte. Une fois, il a poussé une exclamation, a saisi la porte de
sa chambre, l’a fermée lourdement et s’est mis à rire de façon hysté­
rique... S’est montré préoccupé au moment du dîner et a demandé à
voir le major Foley.
[Journal du commandant]
Z s’est plaint amèrement des portes qui claquent dans la maison
et a marqué sa désapprobation en claquant sa porte plusieurs fois
avec une telle violence qu’il a réveillé le médecin.
15 janvier 1942
Le major Foley m’a dit qu’aujourd’hui Z avait manifesté l’inten­
tion de lutter contre sa phobie du poison et qu’occasionnellement il
mangerait tout seul ; il consentait aussi à ce qu’on prépare son cacao
à la cuisine au lieu de le préparer lui-même, comme par le passé.
Première perte de mémoire
253
17 janvier 1942
Les bonnes résolutions de Z... n’ont pas duré longtemps. Il se
plaint maintenant de souffrir à nouveau de maux de tête et d’autres
douleurs depuis qu’il a pris le premier cacao préparé pour lui à la cui­
sine, hier. Il est, évidemment, convaincu qu’il contenait du poison et
le médecin a connu la désagréable expérience d’avoir à goûter le
cacao tiède et fade préparé par Z à 11 heures du matin et à nouveau
dans l’après-midi.
Le lendemain Hess fait part de sa déception au colonel Scott : il a
tenté de combattre cette peur mais il a échoué.
Il passe les jours suivants dans un état d’extrême nervosité,
renonce à essayer de dessiner, de lire ou d’écrire, manifestant vio­
lemment sa contrariété en allemand, puis arpente la pièce d’un air
malheureux et «stéréotypé», ou se plaint de bruits que personne
d’autre ne remarque.
Le 20 janvier, après avoir déjeuné avec Foley, l’officier du M.I.6,
Hess ouvre furtivement une boîte pour lui montrer ce qu’il a ras­
semblé : des biscuits, du Ryvita, du cacao, du sucre et tout un assor­
timent de pilules.
«Je soupçonne ceci de contenir du poison, je compte les empor­
ter en Allemagne pour les faire analyser après la guerre», com­
mente Hess.
Foley prend une pleine poignée de pilules et les avale avec un
verre d’eau. Il mâche du Ryvita et fait chauffer la bouilloire pour
préparer un cacao — insistant pour que Hess le partage avec lui.
A cinq heures, il passe la tête par la porte pour montrer à Hess
qu’il est en parfaite santé.
Le petit coup de théâtre du major Foley eut un effet dévastateur
sur le prisonnier. Ce soir-là, après avoir dîné avec le capitaine Johns­
ton, il admit d’un air triste qu’il avait dû se tromper. Semblant com­
plètement déprimé, il donna son trésor à l’infirmier pour qu’il le
jette. « Il réalise maintenant, écrivit le colonel Scott, que toute cette
obsession du poison doit être une psychose, et cela le met, évidem­
ment, dans un état épouvantable. »
Le 22, Hess réclame du papier et un stylo. Il veut écrire au Roi
pour reconnaître qu’il s’est trompé dans les accusations qu’il a lan­
cées dans la lettre remise au ministre suisse. Il est visiblement
ébranlé. Le caporal Everatt le trouve « d ’humeur désagréable ce
jour-là : il martèle le sol avec ses béquilles, saute capricieusement
d’un point à un autre, et ne quitte pas le surveillant du regard un
seul instant. »
254
L ’Angleterre
23 janvier 1942
RUDOLF HESS A U ROI D ’ANGLETERRE
Mytchett Place
2e le ttre
Votre Majesté,
Le 12 décembre 1941, j’ai confié au ministre suisse une lettre scel­
lée pour Votre Majesté, rédigée en allemand et datée du 3 [jk]
novembre 1941. En appendice, j’y ai joint la traduction en anglais
d’une protestation adressée le 5 septembre 1941 au gouvernement
britannique.
J’imagine que cette lettre vous est parvenue depuis.
Aujourd’hui, le major Foley, dont je parlais dans cette lettre, a
avalé sous mes yeux quelques-uns des aliments et des comprimés
dont je pensais qu’ils contenaient des substances toxiques. Cet inci­
dent m’a forcé à conclure que mes plaintes étaient le résultat d’une
autosuggestion occasionnée par ma captivité...
Rudolf Hess
Les soldats du Pioneer Corps qui arrivèrent étaient vraiment sales et
vêtus de haillons, selon le colonel Scott. Sur cent trente hommes, il
en renvoya immédiatement vingt-trois dans leurs camps, les décla­
rant inutilisables.
Peu de temps après que cette nouvelle garde se fut installée, les
problèmes de discipline et de sécurité surgirent. Le pavillon
d’entrée téléphona : « Un certain M. R.R. Foster, qui affirme être
un reporter du D aily Herald, [organe du Parti travailliste] demande
à pénétrer dans le camp. Il dit être envoyé par son bureau de Lon­
dres pour recueillir des informations sur un incident qui a eu lieu ici
il y a cinq semaines. » (Certaines rumeurs, selon lesquelles Hess
s’était suicidé avaient déjà couru à Londres.)
Le journaliste, à qui on refusa l’entrée, posa une question embar­
rassante : « Dois-je m’adresser au War Office ou au Foreign Office
pour obtenir une autorisation ? »
On lui répondit brutalement que ce camp ne dépendait en rien
du Foreign Office, mais manifestement, il était sur la bonne piste.
Tout le personnel de garde fut alors prié de se méfier des tentatives
qui pourraient être faites en vue de lui soutirer d’autres informa­
tions, particulièrement dans les bistrots autour d’Aldershot. Quel­
ques jours plus tard, on repéra une voiture circulant autour du
Camp Z, le conducteur, E.L. Calcraft, était également un reporter
du D aily Herald.
Hess, lui, continuait à mener sa guerre psychologique person­
nelle. Le 23 juin 1942, les infirmiers lui demandèrent pourquoi il
tapait des pieds et battait l’air de ses bras. « Ce sont mes nerfs, répli­
qua-t-il, et mes maux de tête ! »
Première perte de mémoire
255
Le moindre bruit le faisait exploser ; les avions qui survolaient le
camp déclenchaient un torrent d’incantations en allemand. Le 26, il
commença à entendre des bruits venant de la radio ; le caporal lui
dit qu’il s’agissait de parasites, mais il était certain que son poste
était détraqué. Foley l’emporta pour le faire vérifier. Le lendemain
après-midi, Hess, incapable de se reposer, allait et venait en frap­
pant le sol de ses béquilles et en criant : « Oh, ma tête ! » Foley lui
rapporta sa radio en déclarant qu’elle marchait très bien. Hess lui
demanda d’un ton lugubre de lui reprendre à nouveau son couteau
et sa fourchette. Se tenant la tête dans les mains, avec une expres­
sion de profonde détresse, il passa l’après-midi du 30 à l’écoute du
discours radiodiffusé de Hitler pour l’anniversaire du Parti, à Berlin.
30 janvier 1942
[Journal du commandant]
Le major Foley m’a rapporté que ce matin, il l’a envoyé chercher
ainsi que le médecin pour demander officiellement qu’on lui pro­
cure un revolver pour sa défense personnelle. Il a déclaré plus tard
qu’il avait l’intention de se suicider et qu’il souhaitait la visite du
ministre suisse à qui il ferait part de son intention et de ses raisons,
ainsi le gouvernement britannique serait couvert.
Telle était l’image déroutante que présentait Rudolf Hess au
Camp Z, tandis que les officiers et les hommes de la brigade de la
Garde effectuaient leur dernière parade et que ceux du Pioneer
Corps prenaient leurs quartiers : les trois rapports tenus quotidien­
nement par les infirmiers le montrent se plaignant de douleurs à la
tête et aux yeux, malheureux, souvent (mais pas toujours) incapable
de se souvenir, harcelé par le bruit, obsédé par sa phobie du poison,
et allongé dans son lit, dans une demi-obscurité, marmonnant ou
bâillant.
5 février 1942
[Rapport de nuit de l’infirmerie]
Très malheureux et plongé dans ses pensées jusqu’à 23 h 30.
1 h 50. S’est réveillé et a commencé à pousser des exclamations :
«Ah-ah, oh-oh, c’est horrible» [se plaignant de], douleurs dans le
bas de l’abdomen, qui devinrent apparemment très vives au bout
d’environ cinq minutes. Se tournant et se retournant dans son lit,
frottant la partie douloureuse en gémissant constamment. S’est laissé
convaincre d’essayer une bouillotte, mais sans résultat.
À 2 h 15, il a bondi hors de son lit et s’est mis à marcher frénéti­
quement de long en large en gémissant et en faisant un bruit terrible
avec ses pieds. S’est roulé en boule sous l’effet de la douleur suppo­
sée puis a réclamé le médecin militaire.
256
L ’Angleterre
Dès que celui-ci a été appelé, les douleurs ont cessé, il est
retourné se coucher et semblait beaucoup plus calme à son arrivée.
Le 18 février le colonel Rees téléphone au major Johnston pour lui
demander s’il a procédé à un examen médical approfondi de Hess.
Johnston doit lui rappeler qu’il est psychiatre et que cela n’est pas
de son ressort.
Quelques jours plus tard, Ress trouve Hess excessivement pâle et
décharné. Cela est dû, selon lui, à ses idées « anormales » et à son
refus de sortir à l’air libre. Il écrit alors dans son rapport : « L’état
mental de Hess s’est détérioré depuis ma dernière visite. Les hallu­
cinations et le délire de persécution sont visiblement passés à
l’arrière-plan pour l’instant mais, comme cela arrive souvent, il a
sombré dans une dépression accompagnée d’une perte de mémoire
caractérisée. »
Ainsi Rees s’était laissé complètement abuser par l’amnésie simu­
lée de Hess, malgré l’énormité de certaines lacunes : Hess ne se sou­
venait plus d’avoir reçu la moindre lettre de sa femme (il en avait
reçu deux), ni de la visite du ministre suisse. « Cela peut être dû à
l’aggravation de la détérioration mentale, ou ne représenter qu’une
phase dont il émergera. » Et il insista : « Ses souvenirs étaient très
culpabilisants. »
Avec l’accord du Foreign Office, Rees demanda au lieutenantcolonel Evan Bedford, éminent praticien consultant dans le civil,
d’examiner Z. Bedford ne découvrit rien de très alarmant.
Le colonel Scott partit prendre la direction du camp d’internement
pour étrangers de l’île de Man. Le 20 février il présenta Z à son suc­
cesseur, le lieutenant-colonel Wilson.
Hess réserva un triste spectacle au nouvel arrivant. Le caporal
Everatt nota : « [II] a l’air absent et sa mémoire semble assez
confuse. »
Le 2 mars, l’adjoint du Führer demande au caporal Riddle s’il
peut lui donner quelque chose pour dormir.
« Voulez-vous du Luminal ? » suggère l’infirmier, parlant d’un
sédatif léger courant.
« Du Luminal ? demande Hess avec un regard sans expression.
Qu’est-ce que c’est ? J ’en ai déjà pris ? »
Scott parti, le 3, Hess revient brusquement sur sa décision et
accepte d’aller se promener. Le lendemain soir, il semble content de
dîner avec le colonel Wilson qui avait accepté son invitation, mais
ensuite il redevient morose. Le 5, il reprend son attitude méfiante,
Première perte de mémoire
257
imputant au cacao (et au curry le lendemain) son état prétendument
douloureux.
Les infirmiers font des efforts pour essayer de comprendre ses
grommellements souvent inintelligibles, mais habituellement,
ceux-ci se résument à des « Encore ! » ou « Mein Gott, pourquoi
tout cela ? »
Le 21 mars, il passe un certain temps à essayer de cacher un com­
primé de glucose sous une latte de plancher, après s’être, de toute
évidence, assuré que le caporal observe son manège. « Il est empoi­
sonné, déclare-t-il, et je vais le donner au ministre suisse. »
Le Dr Johnston apprend, selon son rapport, qu’on a trouvé des
comprimés de Luminal et de glucose cachés dans la doublure des
fameuses bottes d’aviateur et sous le tapis. Hess donne la même
explication fantaisiste.
Hess écrivit quatre ans plus tard : « Comme plus d’un trimestre
s’était écoulé depuis que j’avais remis à l’envoyé suisse ma lettre au
roi d’Angleterre, sans résultat, je lui demandai à nouveau de venir
me voir. » Le 28 mars, il reçut une réponse, datée du 20. Thumheer
acceptait de venir dans les quinze jours, mais ne donna pas signe de
vie pendant plusieurs semaines. Hess en conclut que les Britanni­
ques empêcheraient le ministre de venir au Camp Z tant qu’il ne
présenterait pas tous les symptômes de l’aliénation mentale — ou
au moins, d’un déséquilibre [Nervôsitat] tel que personne ne l’esti­
merait digne de confiance. «J’ai fait semblant de devenir plus ner­
veux de jour en jour; quand j’eus atteint le point culminant,
l’envoyé arriva. »
Les rapports quotidiens des infirmiers reflètent parfaitement
cette description. Au caporal Riddle (le 2 avril) Hess avait paru sim­
plement «puéril dans son comportement», tout en semblant se
croire lui-même « très malin et ayant des opinions intelligentes sur
tous les sujets ». Les maux d’estomac, réels ou imaginaires, persis­
taient, Hess bondissait hors de son lit, montait et descendait les
escaliers quatre à quatre de façon extravagante, grognant et gémis­
sant. Le 6, le caporal Everatt le trouva également «très puéril»,
mais il ajouta une remarque peut-être plus perspicace : « Semble
mettre à l’épreuve le sang-froid de l’équipe en se montrant extrême­
ment désagréable... »
6 avril 1942
[Rapport du soldat Dawkins]
Il déclare que les juifs essaient de le tuer, et que s’il reste ici plus
longtemps, il va finir dans un asile de fous.
258
L ’Angleterre
7 a vril 1942
[Rapport du caporal Everatt]
A bu un peu de lait après m’avoir demandé d’y goûter d’abord.
Quand je lui en demandai la raison, il me dit que quelqu’un à la cui­
sine tripatouillait sa boisson et sa nourriture... quelqu’un de confes­
sion juive qui essayait de le mener à sa perte, malgré l’équipe qui
prenait grand soin de lui.
8 avril 1942
[Rapport du caporal Everatt]
A pris un thé léger après que j’y ai goûté pour essayer de le
convaincre qu’il n’était pas altéré. D ’une humeur exécrable il déclare
que nous sommes là dans la seule intention de le pousser vers l’asile
d’aliénés. Dit que les gens de la maison claquent les portes et tous­
sent bruyamment pour lui briser les nerfs.
Le même jour, le prisonnier écrivit à nouveau au ministre suisse :
« J’aimerais vraiment que vous veniez le plus vite possible»,
concluait-il. Thurnheer était lui-même souffrant, et ce n’est que le
18 avril que son médecin l’autorisa à retourner au Camp Z.
En prévision de la précédente visite, Hess avait simulé l’amnésie
jusqu’au dernier m om ent; cette fois, son déséquilibre apparent
semblait bien avoir atteint son point culminant. Le 17, Everatt le
décrivit déprimé et malheureux, victime de «cram pes» et de sa
phobie de la nourriture empoisonnée, et en résumé «irritable et
odieux». Le caporal Riddle parla de «plusieurs explosions de
colère en allemand aux moindres bruits » ; il fit allusion à un besoin
pressant de lavements. Il souffrit de maux de tête toute la nuit pré­
cédant l’arrivée de Thurnheer ; ils étaient probablement réels. Mais
quand il demanda solennellement à Riddle de lui jurer sur son hon­
neur d’« authentique soldat britannique » que rien n’avait été ajouté
au comprimé de Luminal qu’il avait pris, il jouait vraiment la co­
médie.
Il resta au lit tard ce samedi, se leva peu avant l’heure du déjeuner
et sortit faire une courte promenade. Le soldat Dawkins le sentait
déprimé et morose ; le prisonnier ne permit à personne de faire le
ménage dans sa chambre, il ne toucha ni à son petit déjeuner ni à
son déjeuner.
Le War Office tint à nouveau à ce que le diplomate soit « chape­
ronné » par un éminent psychiatre et envoya Rees — promu géné­
ral de brigade — en personne. Ress se présenta chez Hess peu avant
Thurnheer. Si le prisonnier sembla nettement plus animé, ce n’était
pas dû à la présence de Rees.
Première perte de mémoire
259
[Rapport du général Rees]
Hess était au lit, mais très causant et dans un état tout différent
que lors de ma dernière visite où il était très déprimé et renfermé.
Sans aucun doute, cet état... était dû au fait qu’il attendait d’un ins­
tant à l’autre la visite d’un représentant de la Puissance protectrice.
Il s’est plaint de violents maux de dents : « Les pires que j’aie
jamais connus dans ma vie », mais il a refusé de prendre l’aspirine
que j’ai sortie de ma poche, bien que je lui aie proposé de choisir son
comprimé lui-même et de prendre moi-même les autres. Il prétendit
être certain qu’on l’empoisonnait, et se montra extrêmement criti­
que vis-à-vis des autorités qui le laissaient là où il était alors qu’il
réclamait son déménagement depuis six mois !
La Croix-Rouge internationale avait, via la Suisse, envoyé quelques
colis d’Allemagne, mais Hess dit au général que, tout bien consi­
déré, il avait renoncé à les ouvrir (malgré les scellés intacts et bien
qu’ils aient été oblitérés à Berlin). « J’ai beaucoup d’ennemis en
Suisse », fit-il remarquer; il se souvenait, bien qu’il n’en dît rien, du
sort de Wilhelm Gustloff, assassiné en Suisse par des juifs extré­
mistes avant la guerre.
Thumheer passa près de quatre heures, de 15 h 20 à 19 heures,
avec l’adjoint du Führer.
En tendant à Hess quelques livres en allemand tirés de sa biblio­
thèque personnelle, il s’excusa de n’avoir pas été autorisé à remettre
en personne la lettre de Hess au Roi, quant au duc de Hamilton, il
avait carrément refusé d’avoir en quoi que soit affaire à Hess ; aussi
avait-il donné la lettre et les pièces jointes à sir Alexander Hardinge,
secrétaire particulier du Roi. Malheureusement, le Palais n’avait pas
encore répondu. (D’après Hess, il ne le fit jamais.)
[Rapport du ministre suisse]
J’ai été reçu par le commandant Wilson, qui a remplacé le major
Fox [jû: = Scott]. L’ancien médecin permanent a été lui aussi rem­
placé par le général [sic], un spécialiste de la maladie de H... En che­
min, le capitaine Foyle [sic = Foley] m’a prévenu que, cette fois, ma
tâche serait difficile. Le patient est très agité et refuse de manger
même des biscuits si un officier n’en mange pas un devant lui...
D’après lui, ceux-ci peuvent contenir «du poison et il a des ennemis
en Suisse.
J’ai demandé au commandant de me conduire directement chez
Hess, car si je rencontrais d’autres gens auparavant, cela pourrait
éveiller sa méfiance. Il a dû nous entendre klaxonner à la grille et,
visiblement, il m’attendait avec beaucoup d’impatience...
J’ai été surpris de le trouver au lit... Il m’a dit avoir des crampes
260
L ’Angleterre
d’estomac.. D’après lui, tout le monde essayait de l’empoisonner ou
de lui faire perdre la mémoire. Il dit en avoir des preuves concrètes.
Hess commença à égrener une litanie devenue familière, embellie
par des détails comme les portes claquées 123 fois en une demiheure, les quintes de toux «accidentelles» des surveillants ou les
objets qui tombaient. Lorsqu’il essayait de dormir, les bruits com­
mençaient: «D ès que j’étais éveillé, ils diminuaient», pour cesser
complètement au moment où il acceptait de prendre « leurs » com­
primés de Luminal ou de manger «leu r» nourriture, tout cela
contenant, disait-il, des substances destinées à lui provoquer des
maux de tête, lui briser les nerfs ou détruire sa mémoire. Il remit au
diplomate des échantillons de vin et de glucose qui lui paraissaient
contenir de ces mystérieuses substances : «Je ne saurais affirmer
qu’il s’agit de la fameuse herbe mexicaine. »
Le prisonnier [rapporta Thurnheer] m’a alors demandé de faire par­
venir immédiatement ce rapport au gouvernement allemand afin
que ce dernier puisse exercer des représailles contre les généraux bri­
tanniques; en retour, il promet d’assurer que la Suisse bénéficiera
dans la Nouvelle Europe d’un traitement de faveur.
Je dis à M. Hess que je regrette de ne pouvoir accéder à sa
requête. Ma mission est une mission de confiance : j’ai été autorisé à
le voir sans aucun obstacle... Prenant sa main pour créer une impres­
sion de parfaite confiance, j’ajoute que même si j’apprécie grande­
ment sa promesse de traitement spécial pour la Suisse, cela ne sau­
rait influencer mon attitude...
Rudolf Hess me répond qu’il est allé un peu trop loin... et que je
devais mettre cela sur le compte de sa situation désespérée. Mais,
dans le cas présent, un crime était en train de se commettre, et s’il
était à ma place, il essaierait de faire plus...
Je lui dis qu’il avait le devoir de rester en forme, car si l’Allemagne
gagnait la guerre, il devait être prêt à participer à sa reconstruction.
Aucune de ces remarques ne sembla l’impressionner. Il était seule­
ment obsédé par l’idée qu’on essayait de le briser, de l’extérieur en
faisant du vacarme, et de l’intérieur à l’aide de drogues. Il me
demande si je ne peux pas au moins faire parvenir ce rapport directe­
ment aux juges suprêmes en Angleterre. Je lui rappelle la séparation
des pouvoirs exécutif et législatif, et que je peux seulement remettre
ce rapport par l’intermédiaire du Foreign Office, ce que Rudolf Hess
refuse.
Le caporal Everatt qui doit s’occuper de lui ce soir-là le trouve plus
animé, mais ce regain d’énergie est de courte durée et à l’heure du
coucher Hess est retombé dans sa morosité habituelle, « très fatigué
Première perte de mémoire
261
après le rude labeur de la journée». (Le diplomate et Hess avaient
consacré une bonne partie de l’après-midi à envelopper et étiqueter
soigneusement des échantillons de glucose, de Luminal, d’aspirine
et même de vin de Bordeaux qui, d’après Hess, pouvaient contenir
le secret de ses malaises.)
Après avoir escorté Thumheer jusqu’à la porte du Camp Z, Rees
rapporta au War Office qu’il ne subsistait dans l’esprit de celui-ci
« aucun doute, évidemment, quant à la confusion mentale » du pri­
sonnier.
L’état du prisonnier reste stationnaire au cours des semaines sui­
vantes. Hess construit une maquette d’avion, dessine des croquis
d’architecture, et écoute avec nostalgie le commentaire de la radio
de Berlin pour l’anniversaire du Führer; mais il monte et descend
bruyamment les escaliers d’une humeur massacrante et se conduit
comme un enfant. Le 6 mai, il reçoit plusieurs lettres mais n’y porte
que peu d’intérêt. Quelques jours plus tard, pourtant, il se souvient
nettement qu’il s’est écoulé exactement un an depuis son vol.
Il s’installe dans l’attente. La guerre se passe bien pour l’Alle­
magne, et le gouvernement britannique peut encore décider de dis­
cuter avec lui. Le 13 mai, son petit poste de radio diffuse les fanfa­
ronnades de Berlin annonçant les dernières victoires allemandes —
la gigantesque opération Fridericus de Hitler à Kharkov. Ces bonnes
nouvelles lui remontent, sans aucun doute, le moral, et le soir du
19 mai, il «apparaît d’une humeur plutôt enjouée, en parlant des
pertes russes». Le caporal Riddle est le dernier infirmier à croire
encore Hess sujet au délire, mais les autres se trouvent parfois inca­
pables de fournir une explication à son comportement, comme lors­
que Hess demande que la sentinelle de nuit à l’extérieur fasse moins
de bruit ou quand il se plaint quelques jours plus tard de quelqu’un
qui tousse — des sons qu’il est le seul à entendre. « Le personnel de
la maison, proteste-t-il dans la nuit du 26 mai, a reçu des ordres
pour faire le plus de bruit possible. »
De toute façon, son séjour au Camp Z touchait à sa fin.
Le secrétaire au Foreign Office avait écrit à Churchill quelques
jours plus tôt : « Nous estimons, depuis quelque temps, que les dis­
positions prises pour le logement de notre prisonnier “Jonathan” ne
sont pas satisfaisantes. » Le Camp Z nécessitait une garde trop
importante, et le War Office avait trouvé un nouveau lieu de déten­
tion, un hôpital qu’il avait acquis au pays de Galles et que le Foreign
Office avait trouvé à sa convenance. Anthony Eden assura au Pre­
mier ministre que «des dispositions pouvaient être prises pour
262
L ’Angleterre
fournir à “Jonathan” un logement totalement isolé du reste de l’éta­
blissement et offrant une sécurité satisfaisante».
Il admettait qu’il subsistait un obstacle : avant la guerre, c’était un
hôpital psychiatrique. Il espérait personnellement que cela n’aurait
pas de conséquences gênantes. « Si “Jonathan” était reconnu aliéné,
prévenait-il, on pourrait nous demander son rapatriement en vertu
de la Convention de La Haye*. »
À ce moment-là, le prisonnier jouissait manifestement de toutes
ses facultés. Le jour même où Eden écrivait ces lignes sournoises,
parce qu’il craignait que le respect d’une loi internationale, impar­
tiale et impitoyable, ne dérobe au gouvernement son prisonnier
d’État, Rudolf Hess écrivait à son mentor et ami allemand :
Angleterre, 20 mai 1942
Mon cher et honoré ami,
Comme il est arrivé que mes lettres mettent des mois pour arriver
à destination, je vous fais parvenir aujourd’hui mes souhaits de bon
anniversaire. J’y joins mes meilleurs vœux pour vous et votre famille.
Vous ne devez pas vous inquiéter pour moi ! Il n’y a aucune raison
pour cela !
Évidemment, ma situation est tout sauf agréable, mais on dit
qu’en temps de guerre les gens se retrouvent dans des situations dif­
ficiles. Ce n’est pas le problème ; vous savez, mieux que personne,
où, à long terme, se situe le problème.
Je suis souvent amené à méditer sur le séminaire du regretté [pro­
fesseur] Bitterauf et à ma propre contribution à propos de Gneisenau. Vous partagiez mon point de vue, et vous me faisiez totalement
confiance.
A U PROFESSEUR KA R L HAUSHOFER
Laisse les vagues s’écraser et gronder,
La vie et la mort délimitent ton royaume —
Qu’il s’élève haut dans la mâture ou qu’il se disloque,
Ne lâche jamais la barre !
On ne peut nier que j’ai échoué. Mais personne non plus ne peut
soutenir que je ne pilotais pas moi-même. Aussi, à cet égard, n’ai-je
rien à me reprocher. En tout cas, je tenais la barre. Mais vous savez
aussi bien que moi que le compas à qui nous confions le soin de
maintenir le cap est influencé par des forces inexorables même si
nous ne savons rien d’elles.
Puissent ces forces vous accompagner au long de cette nouvelle
année de votre vie !
* La Convention fut, en fait, signée à Genève.
Première perte de mémoire
263
La tournure que prenait le guerre ne lui avait pas échappé. Tandis
que les armées de Hitler s’enfonçaient profondément en Union
soviétique et traversaient l’Afrique du Nord, Churchill comptait sur
les bombardements aériens pour rétablir l’équilibre stratégique.
Depuis le début de l’année 1942, il avait ordonné plusieurs raids
sévères sur les villes allemandes, souvent de peu d’importance stra­
tégique, comme Lübeck : la cible était le moral de la population
civile allemande. Hitler avait répondu par ses opérations Baedecker
contre des cités historiques comme Bath et Canterbury.
Rudolf Hess entendait les sirènes et les forces de bombardement
ennemies passer au-dessus de sa tête. C’était l’évolution qu’il avait
redoutée ; et c’est sa compassion pour les populations civiles
d’Europe qui l’avait poussé à agir un an auparavant. Il condamnait
sans réserve Churchill pour ce carnage ; quand, le 10 mai, le Pre­
mier ministre répéta à la radio la version selon laquelle
« 20 000 Hollandais [avaient été] massacrés dans Rotterdam sans
défense » par la Luftwaffe, avant de se réjouir des dommages infli­
gés à Lübeck, Rostock et à une douzaine d’autres villes, les infir­
miers virent Hess traverser sa chambre et couper la radio, écœuré.
Non, il n’avait pas l’esprit trop confus ni trop distrait pour faire la
part des choses entre les informations de la B.B.C. et celles de Ber­
lin diffusées par son haut-parleur crachotant. Le 30 mai 1942, après
avoir écouté le bulletin de 23 heures à la radio allemande, il répéta
«avidem ent» au caporal Riddle les détails des revendications alle­
mandes sur la Russie. Il ne fit aucun commentaire sur le raid de
« mille bombardiers » de la R.A.F. sur Cologne ce soir-là, mais dis­
cuta spontanément avec Everatt, le matin suivant, du raid du
1er juin sur Essen, capitale de l’empire industriel d’armement
d’Alfred Krupp. « Essen, remarqua-t-il, presque approbateur, est un
objectif militaire, contrairement aux autres villes que vous venez de
bombarder. »
Hors de portée de voix des psychiatres comme Rees et Dicks,
son cerveau fonctionnait normalement. Quand, le 4 juin, la radio
annonça que le général S.S. Reinhard Heydrich était mort des
suites de ses blessures, Hess fit remarquer que ses assassins tchè­
ques avaient été commandités par les Anglais. Puis il infligea au
caporal de garde un cours de propagande sur la Grande-Bretagne et
les innocents fusillés en Inde un siècle plus tôt. En lisant, le 11,
dans le Times, que les Allemands avaient rasé la petite ville de
Lidice, en représailles pour avoir hébergé les assassins, le prisonnier
harangua ses auditeurs indignés en déclarant que l’Angleterre avait
fait la même chose en Palestine, et en temps de paix — il confon­
264
L ’Angleterre
dait peut-être le mandat britannique sur ce pays et les opérations
tactiques de la R.A.F. pour maintenir l’ordre dans les territoires
éloignés des émirats arabes, entre les deux guerres.
À la mi-juin 1942, il avait ainsi joué la guérison de façon convain­
cante. Le 15 juin, selon les rapports médicaux, il écoutait la radio,
se réjouissant d’un bulletin d’informations spécial en provenance de
Berlin annonçant que des navires alliés avaient été coulés. Il discuta
«de façon spontanée et intéressée» avec les surveillants. Et trois
jours plus tard, ceux-ci notèrent qu’il dessinait avec entrain des
plans d’architecture et parlait de la guerre. En Libye, Rommel
s’apprêtait à prendre Tobrouk. Dans le sud de la Russie, l’offensive
de Hitler sur les champs pétrolifères situés au-delà du Caucase avait
commencé.
«Je serais curieux de savoir ce qui va se passer au cours des pro­
chaines semaines », dit Hess.
14 .
Mensonges à Staline et à Roosevelt
Le 26 juin 1942, une voiture de l’armée emmena un Rudolf Hess
pâle et hagard à travers l’Angleterre, d’Aldershot vers le sud du pays
de Galles, trois cents kilomètres plus à l’ouest.
Le Dr Dicks affirmait alors que l’une des particularités des sujets
atteints de psychose était qu’ils refusaient de se laisser conduire
comme de simples passagers — il fallait qu’ils prennent le volant.
Peut-être Hess n’en savait-il rien... En tout cas, le Dr Johnston le vit
prendre un plaisir presque enfantin à ce voyage, sa première sortie
depuis plus d’un an. Il aperçut le pavillon d’entrée caractéristique
des grands hôpitaux à travers les vitres de la voiture, qui s’arrêta le
long d’une des ailes du bâtiment. On l’introduisit dans un apparte­
ment de deux pièces donnant sur un petit jardin, qui allait être sa
prison pour les années à venir.
Johnston ne resta que peu de temps avec lui. L’impression finale
qu’il gardait de Hess après un an passé au Camp Z était banale pour
un médecin d’hôpital psychiatrique: «Anxieux, paranoïaque
broyant du noir, l’esprit faussé et étouffé par les tentacules envahis­
sants de son propre délire de persécution, jusqu’à ce que toutes ses
pensées et tous ses actes se traduisent en délires. » Il évoqua confi­
dentiellement le «regard sauvage» occasionnel de Hess au major
Ellis Jones, médecin maintenant chargé du prisonnier. Mais en
dînant avec l’adjoint du Führer, Ellis Jones le trouva alerte et aima­
ble, et même désireux de se débarrasser de ses «idées fixes». Hess,
pour sa part, apprécia le médecin : celui-ci semblait s’intéresser à
beaucoup de choses et affirma même avoir lu Mein K am pf avec
plaisir. David Ellis Jones, homme déjà d’un certain âge, était à cette
époque le surintendant médical du Pen-y-Fal hospital, l’hôpital psy­
chiatrique du comté, situé à Abergavenny, à quelques centaines de
mètres de là. Quoique n’étant pas elle-même une clinique psychia­
trique, Maindiff Court avait servi de centre d’examen préalable en
temps de paix avant d’être réquisitionnée par le War Office dans le
cadre du « Plan médical d’urgence ». Pour que Hess puisse y séjour-
266
L ’Angleterre
ner en toute légalité, elle fut rebaptisée P.O.W. Reception Station
Maindiff Court*. Ce qui ne signifiait rien de plus que la fabrication
d’un tampon de caoutchouc à ce nom, et que deux officiers et vingt
et un soldats de première classe furent mobilisés pour assurer la
garde et le suivi médical du prisonnier.
Le choix de ce lieu de détention n’était pas fortuit. Le War Office
avait insisté pour que Hess soit logé dans un environnement conve­
nant à une «personnalité psychotique». Le Foreign Office, lui,
tenait à ce qu’il ne soit pas placé dans un hôpital psychiatrique
pour parer à d’éventuelles demandes de rapatriement. Étant donné
son statut de prisonnier de guerre, Hess devait résider dans une ins­
titution où des officiers britanniques suivaient réellement un traite­
ment médical régulier; on réserva donc un pavillon aux malades
officiers.
Les cinq infirmiers du R.A.M.C. (les caporaux Everatt et Riddle,
et les soldats Me Gowan, Dawkins et Smedley) avaient accompagné
Z depuis Aldershot, et nous possédons leurs rapports manuscrits
sur les tourments de Hess.
26 juin 1942
[Rapports de l’infirmier]
Le patient est arrivé à 15h 45.
Semble de très bonne humeur et satisfait de son nouveau loge­
ment, a fait beaucoup d’exercice. Se plaint constamment, comme à
son habitude, des portes qui claquent et des bruits de cuisine au
moment de la préparation des repas. A utilisé le cabinet de toilette.
27 juin 1941
Le patient a demandé une bouillotte. A seulement dormi par
courtes périodes (approximativement 1 h 1/2) jusqu’à 4 h 15, a réclamé
du Luminal et déclaré que le bruit des trains l’empêchait de dormir.
10h 15. S’est réveillé, s’est lavé, habillé et a pris un petit déjeuner
léger. Il a passé un moment à lire et à marcher dans le jardin. Le
major Ellis Jones est venu lui rendre visite, s’est promené et a parlé
avec lui un certain temps... Le patient est favorablement impres­
sionné par l’endroit.
Pour Hess, le bruit des trains était un mauvais présage : ses tour­
ments allaient continuer. Allongé dans son lit, il réalisa dès les pre­
mières nuits que la clinique n’était qu’à quelques centaines de
mètres à peine d’une gare de triage. Toute la nuit, les locomotives
manœuvraient, les wagons se tamponnaient et les machines à
vapeur faisaient hurler leurs sifflets.
* Centre d’accueil des prisonniers de guerre (N.d.T.).
Mensonges à Staline et à Roosevelt
267
« Il n’était pas question de dormir, rappela-t-il, en rassemblant
ses impressions plus tard. Si j’essayais de rattraper du sommeil pen­
dant la journée, les claquements de portes et les coups de marteau
m’en empêchaient, exactement comme dans mon précédent loge­
ment. » Un des infirmiers lui déclara — « d ’un air suffisant», sem­
bla-t-il à Hess — qu’il était lui aussi réveillé par le bruit des trains
mais qu’il faisait de longues marches pour soigner son insomnie ; et
le Dr Johnston lui affirma avant de retourner à Aldershot que « s ’il
avait su », il n’aurait jamais approuvé ce transfert.
La seconde nuit, allongé dans son lit, Hess déclara au soldat
Smedley : «J’essaierai de dormir et j’y arriverai quand le bruit des
trains aura cessé. »
Incapable de trouver le sommeil, il arpenta le couloir pendant
une heure, marmonnant et riant d’un air sinistre chaque fois qu’un
sifflet se faisait entendre. Réveillé à onze heures et demie le lende­
main matin alors qu’il avait pris des comprimés de somnifères, Hess
demanda sèchement au caporal Riddle : « Pourquoi m’avez-vous
réveillé ? »
Le major Ellis Jones vint le chercher à une heure et demie de
l’après-midi pour faire une promenade ; Hess traversa en courant la
pièce des surveillants et se jeta sur la porte d’entrée avant le major.
Mais elle était fermée à clé.
Furieux, Hess fit demi-tour et remonta en courant dans sa cham­
bre. «Je le savais !» cria-t-il. Il claqua la porte, frappa du poing sur
la table, bouscula les chaises, siffla bruyamment, pour manifester
son mépris. Au bout d’un moment, il sortit ses papiers et se mit à
écrire. Pendant l’après-midi, chaque fois qu’un train approchait, il
se levait pour attendre en grimaçant l’inévitable sifflement, puis il
agitait les bras et éclatait de rire.
Quand Everatt lui apporta le thé de l’après-midi, Hess le lui fit
goûter d’abord.
Ses nerfs étaient tendus à l’extrême. Cette nuit-là, le soldat Smed­
ley inscrivit de façon un peu solennelle sur le registre de rapports :
« À Oh 15, le patient a fait part de la gêne que lui occasionnait le tictac de la pendule venant de la pièce des infirmiers. »
Il abandonna rapidement ce grief insignifiant. Quoique le récit réca­
pitulatif du major Ellis Jones soit chronologiquement imprécis, le
tableau d’ensemble est clair. Passé ces deux ou trois jours de
caprices — séquelles du cauchemar vécu au Camp Z — un change­
ment remarquable s’opéra chez Hess dans ce paisible environne­
ment gallois. Le major Ellis Jones, qui avait pris connaissance du
268
L ’Angleterre
dossier établi par ses collègues Rees, Dicks et Johnston, trouva leurs
rapports «presque incroyables».
Subitement Hess dormit normalement, cessa de se plaindre de la
nourriture, et se mit à faire de l’exercice. Il était radieux et de bonne
humeur, et pas plus insolent avec ses geôliers qu’il n’était convena­
ble. Il se plongeait dans VHistoire de la Guerre mondiale de Lloyd
George, ou restait assis sous la véranda, perdu dans ses pensées. Il
travaillait à ses croquis et écrivait des lettres à ses amis et à sa famille
— les médecins qui les lurent eurent cependant l’impression que
les lignes patriotiques et pompeuses qu’il adressait à son fils de qua­
tre ans visaient plutôt la postérité.
Les rapports montrent qu’Ellis Jones ne visitait le patient qu’une
fois par semaine environ. Plutôt que de manger seul, Hess préférait
dîner avec des officiers comme le capitaine Crabtree, le nouveau
commandant de la garde qui était venu avec lui du Camp Z, ou les
lieutenants Fox et Lander. À Maindiff Court, il n’y avait pas de
micros cachés, mais les lieutenants rédigeaient des rapports qui,
comme les lettres de Hess, étaient lus par les gens des services
secrets comme l’indique clairement un rapport t r è s s e c r e t de
Anthony Eden au Premier ministre :
Dans une lettre écrite en juin [peut-être la lettre de Hess à Haushofer du 20 mai, voir p. 262], le prisonnier a ouvertement admis
l’échec de sa mission, mais une conversation avec le médecin mili­
taire semble montrer qu’apparemment «Jonathan» pensait que le
Führer comprenait son départ pour notre pays... L’échec de cette
politique [d’apporter une ère d’amitié et de coopération entre l’Alle­
magne et l’Angleterre], qui s’est soldée par la détention de «Jona­
than » lui-même, ne paraît pas avoir entamé la croyance de ce der­
nier en la victoire finale de l’Allemagne qu’il affirmait catégorique­
ment dans une déclaration écrite l’année dernière et qu’il a récem­
ment exhumée pour la montrer au commandant de la garde [le
capitaine Crabtree],
Dans sa correspondance [conversation P] le prisonnier évite d’abor­
der les sujets politiques ou de parler de la guerre, quoique en une
occasion, lors d’une discussion avec le médecin militaire sur le lieu
ou se deroulerait l’ultime bataille de la guerre, il affirma sans hésiter
que ce serait sur les rives orientales de la Méditerranée.
« Il croit en la prédestination, à l’influence des astres et aux horo­
scopes, et sa foi en la victoire de l’Allemagne n’est pas le moins du
monde entamée », concluait Eden.
La spectaculaire amélioration de Hess avait deux raisons.
Aucune personne écoutant occasionnellement les informations
Mensonges à Staline et à Roosevelt
269
sur la guerre *ne pouvait nier que les choses se passaient bien pour
Hitler en cet été 1942. Chaque semaine, Hess entendait des fanfares
en provenance de Berlin tandis que les U-Boote infligeaient de nou­
velles pertes sévères aux convois anglo-américains, que les panzerdivisions dévalaient vers le sud, par Voronej, et que l’étau se resserrait
autour de Leningrad affamé.
Non moins important (et ce n’était peut-être pas une coïnci­
dence), les conditions de détention de Hess se trouvèrent mysté­
rieusement allégées — changement que seul le Premier ministre
pouvait avoir autorisé. On fournit une voiture destinée aux loisirs
du prisonnier. Au camp Z, le colonel Scott devait se débrouiller
avec une petite voiture pour faire fonctionner le camp où vivaient
dix officiers et cent trente-cinq hommes ; ici, on trouva un véhicule,
un chauffeur et des bons d’essence pour emmener Hess faire des
promenades selon son bon plaisir dans le splendide paysage envi­
ronnant.
De façon aussi déconcertante, ses maux de tête cessèrent et sa
phobie du poison disparut momentanément; bien qu’il se lançât
dans une comédie répétée de «maux d’estomac» manifestement
destinée à s’attirer la compassion des infirmiers qui le surveillaient.
Il vaut d’être noté que Hitler, Himmler et Ribbentrop souffraient
tous trois de ces crampes d’estomac aiguës.
Les rapports quotidiens des surveillants donnent minute par
minute une image fidèle du Hess de cet été-là; essayant occasion­
nellement d’attirer l’attention sur lui en claquant les portes ou en
envoyant valser tables et chaises ; se plaignant de bruits et de déran­
gements insignifiants. Il s’asseyait au soleil sous la véranda, ou
arpentait le jardin plongé dans ses pensées. Mais il lisait, écrivait et
son état ne cessait de s’améliorer. Il resta l’oreille collée au haut-par­
leur de son poste de radio pendant tout le mois de juillet. Le 6, le
caporal Riddle écrivit : « A été très intéressé par les informations
toute la journée », et le 7 : « Il semble que son état général s’amé­
liore depuis qu’il vit dans ce nouveau logement.» Cette nuit-là
Hess, très gai, régala le soldat Smedley avec les nouvelles du front
russe.
C’est le 9 juillet 1942 que Riddle escorta le prisonnier pour sa
première sortie en voiture. « [Hess] a pris plaisir à la balade et à sa
courte promenade à pied, écrivit-il le lendemain, mais il déclare que
grimper sur les collines est trop pénible pour lui. » Parfois c’était lui
qui proposait d’aller faire un tour, parfois il déclinait l’invitation
trouvant ces sorties trop fatigantes.
À l’occasion, les officiers l’invitaient à venir dîner avec eux et lui
demandaient de se joindre à leurs jeux après le dîner. Au début il
270
L ’Angleterre
déclinait timidement l’invitation ou prétextait des «m aux d’esto­
m ac». Plus tard il s’y mêla de bon cœur. Le 19 juillet, après une
promenade de deux heures en voiture dans les montagnes, il « dîna
avec les officiers et joua avec eux». Le lendemain, il était tout gail­
lard : « Le patient soliloque en allemand depuis le déjeuner. » Mais
c’était normal — il était surexcité : il dit au sergent Everatt le 22,
après avoir écouté la radio toute la soirée : «Je crois que les Alle­
mands ont vraiment de la chance... Ils font mieux que je ne m’y
attendais. »
Hess avait maintenant quarante-sept ans. Il était dans la force de
l’âge. Mais la conscience d’avoir échoué — la transition brutale
entre les acclamations frénétiques de Berlin ou de Nuremberg, la
liberté dans les montagnes de Bavière et cette petite cage où il était
entouré d’une ronde incessante de visages changeants et d’esprits
insignifiants ne pouvait qu’avoir miné son moral. Mais il luttait
durement pour conserver son équilibre mental : il commença à tra­
duire un livre en allemand, mais le dictionnaire tomba mystérieuse­
m ent en morceaux entre ses mains; il continuait ses méticuleux
croquis d’architecture, et se mit à étudier le Dichtung und Warheit
de Johann Wolfgang Goethe, mais il avait mal aux yeux, à la tête, et
il n’arrivait pas à se concentrer.
Parfois il se montrait violent et exigeant, d’autres fois sombre et
maussade. Plongé dans ses souvenirs, pensant à sa famille et à l’Alle­
magne, il paraissait souvent déprimé et mélancolique à ses gardiens
qui lui trouvaient une «expression de détresse absolue».
Quelques visites rompaient parfois la routine des jours.
Le général Rees vint le 4 août, apprit — apparemment sans
l’avoir vu — que Hess «sur un plan superficiel, allait nettement
mieux », et retourna à Londres. « Mentalement, résuma le psychia­
tre dans un rapport à ses supérieurs, il va nettement mieux pour
l’instant. Il en est même arrivé au point de parler de ses délires en
les admettant comme tels, et à dire qu’il espérait en avoir fini avec
eux. » Cette amélioration chez Hess, remarquait le général, coïnci­
dait avec un moment où la guerre tournait en faveur de l’Alle­
magne.
Mais les manifestations délirantes se poursuivirent. Quand, huit
jours après Rees, le ministre suisse vint le voir, Hess crut remarquer
une nervosité accrue dans l’équipe de Maindiff Court. Thurnheer
avait maintenant fait analyser les liquides et les comprimés que
Hess lui avait remis en avril. Une semaine après sa précédente visite
à Hess, il avait discuté avec sir Alexander Cadogan des moyens de
faire analyser les échantillons de manière digne de foi. Il avait sug­
Mensonges à Staline et à Roosevelt
271
géré l’hôpital allemand de Londres, dirigé par un Suisse, le
Dr Hugo Rast, et s’était arrangé pour que l’hôpital ne connût pas
l’identité de Hess ; ce dernier lui avait demandé d’utiliser un labora­
toire suisse et Thumheer avait à l’origine proposé l’institut de
médecine légale de Zurich, mais le Foreign Office éleva des objec­
tions. Cadogan avait jugé l’affaire trop délicate pour pouvoir pren­
dre une décision sans consulter Anthony Eden; et Eden avait
demandé du temps pour obtenir une décision du Cabinet. Le
1er mai, Cadogan avait notifié à Thumheer qu’Eden préférait que
l’analyse fût effectuée par un laboratoire londonien « sous la super­
vision de votre propre médecin ». On choisit le laboratoire Harrison
& Self, à Bloomsbury, qui, le 25 juin, attesta que les produits
liquides et les comprimés étaient vierges de tout poison communé­
ment connu.
Lorsque Thumheer lui apprit qu’il avait fait appel à un labora­
toire londonien et non suisse, Hess prit un air dédaigneux mais ne
dit rien. (« Évidemment, écrivit-il plus tard, il était facile pour les
services secrets de déterminer leur origine et de donner des ordres
pour qu’on n’y trouve rien... L’envoyé était convaincu que tout était
pour le mieux et croyait plus que jamais que j’avais des idées
fixes. ») Thumheer, qui était arrivé à sept heures du soir, avait
apporté au prisonnier quelques livres allemands, un cigare et une
boîte d’aquarelle. Il dîna avec lui et resta pour la nuit. (« La nuit,
écrivit furieusement Hess plus tard, fut très tranquille, attendu que
d’habitude, les locomotives sifflaient à quelque minutes d’intervalle,
et cette fois les intervalles se comptaient en heures. L’envoyé était à
peine parti que le vacarme a repris de plus belle. » En fait, d’après
les rapports des infirmiers, il ne s’était pas plaint du bruit des trains
depuis des semaines.)
J’ai visité M. Hess le 12 août 1942 [rapport de Thumheer au gouver­
nement suisse]. M. Hess est logé près de [mot effacé par la censure] à
environ quatre heures de train de Londres. Vu la façon dont on y est
entassé aujourd’hui, le voyage n’est pas des plus agréables.
J’ai été accueilli par le capitaine Crabtree, un robuste officier
mesurant près de deux mètres, qui m’a accompagné jusqu’au nou­
veau logement de Hess, situé dans une aile de l’hôpital spécialement
aménagée. Il dispose, à l’extrémité de cette aile, d’une chambre et
d’une salle de séjour donnant sur une petite prairie complètement
isolée du reste du bâtiment, sur la gauche par une haute palissade de
bois, tandis que le reste est entouré d’une haie ordinaire, à hauteur
d’épaule, sans fils de fer barbelé, etc. De l’autre côté de la haie se
tient une sentinelle. Entre la chambre et la salle de séjour, il y a une
grande véranda vitrée où M. Hess peut s’asseoir même s’il ne fait pas
272
L ’Angleterre
très beau. Sur ma suggestion, on va tendre une bâche au-dessus de la
verrière pour faire un peu d’ombre quand il y a du soleil. À côté de
l’appartement de M. Hess, se trouvent les logements des infirmiers
et des sentinelles et une grande salle pour les officiers. Toutes ces
pièces sont reliées par un long couloir séparé de l’entrée du loge­
ment de M. H. par un rideau de peluche manifestement destiné à le
protéger du bruit.
Dès mon arrivée à l’hôpital, j’ai rencontré le médecin-chef qui est
également le medecin de M. H. C’est un charmant vieux monsieur
qui a du savoir-vivre et il me mit au courant, de façon amicale et
objective, de l’état de santé de M. H... Comme il était déjà tard,
j’allai immédiatement voir M. H. qui était à l’évidence ravi de me
voir et qui s’excusa de m’avoir imposé ce long voyage. J’ai pu me
rendre compte immédiatement par tout son comportement que
M. H. allait nettement mieux. Il n’est plus alité, il se déplace sans
difficulté, et même avec agilité, l’expression de son visage est nor­
male — il n’a plus son regard inquisiteur et méfiant... Il est redevenu
plus actif, reclame des livres, une boîte de peinture, du papier pour
écrire et dessiner, il élabore les plans d’une maison qui sont déjà très
avancés ; il mange de bon appétit et n’a visiblement plus peur d’être
empoisonné...
Je lui dis que le consulat allemand à Genève a réclamé des nou­
velles de sa santé et lui demande si je peux répondre, et quoi. Il pré­
férerait que nous ne donnions aucune réponse, parce que les gens
qui s’intéressent à lui, parents et amis, sont tenus au courant par ses
lettres. S’il le fallait absolument, je pouvais dire qu’il était en bonne
santé.
Hess sembla de meilleure humeur après la visite de Thurnheer,
mais plus tard, il redevint irritable et claqua quelques portes en
signe de mécontentement. Ne fumant pas, il enveloppa le cigare
dans un papier propre et l’offrit au Dr Ellis Jones.
Les crises de délire allaient et venaient. Si les fermiers gallois brû­
laient leur chaume, c’était évidemment pour le contrarier. Le
19 août, il se rua dans la pièce où les deux gardiens étaient tranquil­
lement en train de lire : « Qu’est-ce qui se passe, messieurs ? Ne
pouvez-vous faire plus de bruit ? Vous n’avez pas à vous reposer,
pour quoi donc êtes-vous payés ? »
Ce jour-là, irrité par les nouvelles de la radio — la B.B.C. mainte­
nait toujours que le débarquement à Dieppe avait été un désastre
pour les Allemands —, il sortit d’un pas sonore sur la véranda en sif­
flant bruyamment, claqua encore quelques portes, et grogna à
l’adresse du sergent Everatt: « C ’est une honte qu’il pleuve
aujourd’hui. Ça les empêche de brûler encore plus de chaume.»
Mensonges à Staline et à Roosevelt
273
Le 20, comme la vérité sur le désastre de Dieppe commençait à se
faire jour, il se ranima et se remit à bavarder librement.
Associés à ces sarcasmes enfantins, il y avait de rares explosions
d’exaltation, suivies de ruminations morbides et d’autres délires. On
lui brancha un radiateur électrique et on lui fournit de l’eau chaude
courante pour son bain ; tout ce qu’il trouva à dire, c’est que les chif­
fres de consommation seraient utilisés par la suite pour prouver à
quel point il avait été bien traité.
21 août 1942
[Rapport de l’infirmier]
État stationnaire depuis plusieurs jours. Il passe son temps à frap­
per bruyamment le mobilier ou à visiter l’annexe [la salle de bain] où
il laisse couler l’eau un certain temps... Signes d’agitation, de dépres­
sion et de méfiance.
Il s’est montré intéressé par le rythme du pouls, demandant aux
infirmiers quel est le rythme normal et comment on le prend.
Quand on lui demanda les raisons de sa curiosité, il déclara simple­
ment que ça n’avait pas d’importance.
Il n’a pas eu beaucoup d’occupations et a passé son temps à entrer
et sortir de sa chambre.
Pendant l’après-midi, le patient a lu et écouté la radio. Il reste
dépressif, irritable et méfiant. Plusieurs fois au cours de l’après-midi,
on l’a surpris se parlant à lui-même. Il s’assied pendant de longs
moments le regard perdu dans le vide puis se met à rire sans raison
apparente.
On trouve dans ce rapport de jour caractéristique, avec sa référence
au rire inexplicable, les symptômes de ce que les médecins appel­
lent une réponse émotionnelle non motivée; ainsi y avait-il peutêtre une détérioration fondamentale chez le prisonnier.
Il montrait peu d’intérêt pour les phénomènes extérieurs. Au
caporal Riddle qui lui demandait s’il voulait assister à une éclipse, il
répondit sèchement: « N o n !» Pourtant, en septembre 1942, il
reprit ses sorties en voiture, faisait son «petit tour», cueillait des
mûres dans le jardin, et à l’occasion bavardait à travers le grillage
avec la jeune fille d’Ellis Jones qui promenait son poney dans le pré
voisin. Il quittait Maindiff Court sans joie, mais y revenir en fran­
chissant la «porte de la prison» était pour lui une rude épreuve.
Parfois ses sorties le menaient jusqu’au White Castle (Castell
Gwym), ruine d’un château fort du XIe siècle situé au sommet d’une
colline qui dominait les environs, à une dizaine de kilomètres de
l’hôpital; d’autres touristes de ces temps de guerre l’aperçurent,
errant solitaire au milieu des bâtiments qui faisaient penser à Elseneur, ou, assis au soleil, faisant des croquis d’architecture. La gar­
274
L ’Angleterre
dienne, Mme Emily Jones, le guidait parmi les ruines. Elle raconta
deux ans plus tard à un journal : « Il s’intéressait à tout. Il faisait des
commentaires sur l’architecture. » Lorsque le News Chronicle,
organe de la gauche libérale, révéla que l’adjoint de Hitler — « ce
salaud aux mains tachées de sang », comme l’appelait le D aily M irror, journal de gauche — admirait en voiture les admirables pay­
sages de la région, des lecteurs qui avaient des parents détenus dans
les camps de prisonniers en Allemagne manifestèrent leur colère.
Au même titre que ceux dont les automobiles étaient remisées
depuis des années faute de carburant ou de pneus de rechange. En
décembre 1944, le War Office fit interdire à Hess l’accès au château.
Mais revenons à 1942. Hess avait commencé à se faire la main
avec le nécessaire à peinture que Thurnheer lui avait apporté et
s’aperçut que c’était beaucoup moins facile qu’il ne l’avait imaginé.
« Il faut avoir un minimum de connaissances pour s’y m ettre»,
confessa-t-il plus tard.
Je manquais vraiment des notions de base. Je ne trouvai pas de blanc
dans la boîte, un grave défaut à mes yeux : comment devais-je
mélanger les gris ? Quand on m’apporta un tube de blanc, mon gris
virait à une affreuse gouache ! Finalement, on m’apporta un manuel,
La Peinture à l'aquarelle, et j’y découvris (entre autres choses) que le
mélange de bleu ciel et de vermillon permettait toutes les nuances
de gris, beau et chaud, lumineux et transparent. Je comprenais à pré­
sent pourquoi Goethe prit tant de plaisir à visiter la Sicile avec son
ami peintre qui l’initiait à ce genre de secrets. J’ai une immense
admiration pour les grands artistes de l’aquarelle : comme cela me
semblait simple, avant, de bâcler quelques délicieux couchers de
soleil avec des gris délicats et des petits nuages roses — mais, mon
vieux, ce que c’est difficile.
Le grand air et l’exercice semblaient lui faire du bien, bien qu’il
soupçonnât à nouveau qu’on tripatouillait sa nourriture, et le 7 sep­
tembre il fit remarquer qu’on faisait tout pour l’ennuyer et l’excé­
der.
Contrastant nettement avec les descriptions imagées faites par les
infirmiers, les lettres écrites par Hess montrent une vive intelli­
gence, des souvenirs précis de l’ensemble de son existence, et une
tentative subtile, et opiniâtre, de faire parvenir à sa femme suffisam­
ment d’informations pour lui permettre de localiser son lieu de
détention {décor de montagne, dialecte local), et même de lui trans­
mettre son avis sur la guerre de mines sous-marine («les crabes
combattants ») qui devait soumettre la perfide Albion. À chaque let­
tre, il joignait une copie au carbone de la précédente, escomptant,
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significatif dans l’écriture de Hess
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celle de sa détention à Nuremberg
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276
L ’Angleterre
avec juste raison, que les censeurs ne couperaient pas toujours les
mêmes mots.
«Je pense souvent à mes discussions sur la médecine avec le Pro­
fesseur G., écrivait-il à lise le 9 septembre 1942, parlant de Fritz
Gerl, à qui il avait écrit un an auparavant [p. 232], Et je médite par­
ticulièrement ses idées sur la lutte contre les Krebs [le mot signifie
aussi cancer], idées qui étaient si proches de mon cœur et qu’il espé­
rait, en collaboration avec un collègue [le Dr Gahmann], faire avan­
cer, juste avant mon départ. À cette époque, j’étais — hélas ! trop
préoccupé par ce vol pour consacrer suffisamment de temps à cette
importante idée et à tous les immenses bienfaits qu’elle pourrait
apporter au genre humain. »
Après avoir révélé à lise comment Emst Udet avait essayé de le
dissuader de piloter le difficile Messerschmitt 110 autour de Berlin,
Hess remarquait : « Comme ma vie est intimement liée aux mon­
tagnes... N’est-ce pas étonnant ? J ’ai calculé qu’en gros j’ai dû passer
à leur proximité la moitié de ma vie... »
Il continuait, en parlant de son fils, Wolf-Rüdiger : «Je suis vrai­
ment ravi que le petit gaillard devienne bientôt un bon petit monta­
gnard, grâce à son déplacement dans la vallée d’Ostrach. Il n’aura
certainement aucun problème de langue, je le vois apprendre le
“dialecte local” à toute vitesse. Imagine seulement, lui déjà sur un
banc d’école et affrontant la vie avec sérieux — j’ai du mal à y
croire ! Pour moi, il est encore le gamin aux yeux grands ouverts
assis sur son pot dans sa chambre d’enfant à Harlaching, comme la
dernière fois que je l’ai vu...»
"1
Une semaine plus tard, Churchill envoya une requête manuscrite au
Foreign Office pour réclamer un rapport sur son prisonnier. À la
suite de quoi, le 28 septembre 1942, à dix heures et demie du
matin, le général J.R. Rees arriva à Maindiff Court pour voir Hess. Il
trouva celui-ci tendu, théâtral et déprimé — les médecins lui dirent
que Hess était souvent dans cet état le matin.
Hes's lui fit part de la visite du ministre suisse, et des résultats
négatifs des analyses de laboratoire. Rees demanda :
« Êtes-vous réellement satisfait de savoir qu’on n’a pas tenté de
vous empoisonner?
—
Oui, répliqua Hess avec un sourire faux dépourvu d’humour.
Mais je continue à penser de temps en temps que ce risque existe. »
Les médecins de l’hôpital dirent à l’expert du War Office que
Hess avait été auparavant obsédé par le bruit des trains, mais qu’au
cours des trois dernières semaines, « depuis que la bataille de Stalin­
grad est devenue difficile pour les Allemands», ses «crampes
Mensonges à Staline et à Roosevelt
277
d’estomac» étaient revenues et qu’il se plaignait moins de ces
bruits.
Rees ne voyait aucune raison de modifier son diagnostic : cet
homme était un malade du type psychopathe paranoïde avec de
nettes tendances à l’hystérie et à l’hypocondrie. Le risque de suicide
pouvait être atténué si l’on procurait à Hess un compagnon suffi­
samment intéressant. Bien que la présence de Hess à Maindiff
Court fût maintenant connue de toute la ville, ajouta-t-il, personne
ne semblait l’espionner ou chercher à le voir. En signe d’humanité,
Rees conseilla de ne pas contrarier Hess qui détestait entrer et sortir
par la porte de la cour — il fallait lui donner libre accès au bâtiment
principal de l’hôpital.
Eden envoya le rapport de Rees au 10, Downing Street.
Presque immédiatement, le personnage calme et hagard qui traî­
nait les pieds dans la pelouse de son hôpital du pays de Galles, ou
qui murmurait « Salauds d’Anglais », dans un souffle quand il cou­
pait brusquement le bulletin d’informations de la B.B.C., devint
l’objet d’une prise de bec déplacée entre Moscou et Londres.
Depuis mai 1941, déjà, Moscou se perdait en conjectures sur
l’épisode Hess. Les Soviétiques croyaient que Hess avait évidem­
ment eu des contacts avec des Anglais influents et bien disposés qui
lui avaient fait comprendre que s’il venait avec des propositions de
Berlin, l’Angleterre se joindrait à Hitler pour attaquer la Russie ; ou
bien Moscou soupçonnait Churchill de garder Hess dans sa manche
pour le jour où celui-ci pourrait lui permettre de « composer avec
Hitler». Il n’avait pas échappé au Kremlin que depuis le jour du vol
spectaculaire de Hess, les raids aériens importants sur l’Angleterre
avaient effectivement cessé.
Ce n’est qu’en septembre 1941 que l’Angleterre leva un coin du
voile, autorisant lord Beaverbrook à parler à Staline de sa visite au
Camp Z ; le dictateur soviétique parut « satisfait et amusé ».
Au cours de l’année 1942, le Kremlin s’amusa moins car l’Angle­
terre avait failli à sa parole d’ouvrir un second front qui soulagerait
les forces russes. Lors de sa visite à Moscou, en août, Churchill avait
promis des bombardements intensifs de Berlin, mais il n’avait pas
tenu sa promesse et les armées russes étaient en difficulté à Stalingrad.
Brusquement, le 19 août, rompant l’accord tacite selon lequel les
deux pays devaient s’abstenir de toute polémique, la Pravda , insi­
nua que l’Angleterre était devenue un refuge pour les gangsters
nazis, et demandait, en particulier, des éclaircissements sur le statut
de Hess : « Qui est Hess, en définitive ? demandait le journal sovié­
tique. Est-ce un criminel qui mérite d’être jugé et châtié, ou un plé­
278
L ’Angleterre
nipotentiaire représentant le gouvernement de Hitler en Angleterre
et jouissant désormais de l’immunité ? » L’ambassadeur de GrandeBretagne à Moscou, sir A. Clark Kerr, fut très étonné en prenant
connaissance de ce texte. La radio de Moscou le reprit le soir et
l’agence Tass le communiqua aux journaux britanniques; il fut
publié à Londres par le Soviet W ar News.
Les rapports des écoutes téléphoniques furent immédiatement
remis à M. Churchill. Celui-ci s’apprêtait à lancer une offensive
dans le désert d’El Alamein et n’était pas disposé à subir les invec­
tives soviétiques. Le Foreign Office l’approuva. «Je ne vois pas, grif­
fonna Frank Roberts, chef du Bureau central, dans une note ironi­
que, comment le gouvernement soviétique pourrait s’attaquer à
Hess, avec qui il était, pour le moins officiellement, dans les meil­
leurs termes quand il est arrivé ici ! » Mais les collègues de Roberts
craignaient que Staline n’envisage de conclure une paix séparée
avec Hitler ; il suggérèrent qu’Eden demande de but en blanc à Ivan
Maisky, ambassadeur d’Union soviétique, si l’intention de Moscou
était d’« exposer des griefs publics dans le but de briser notre
alliance».
Cependant, la gauche britannique se mit à hurler avec les loups :
Tom Driberg interpella Eden au Parlement, lui demandant s’il allait
suivre la suggestion de Moscou de traduire Hess immédiatement en
procès. Et l’ambassadeur Clark Kerr câbla de Moscou qu’à son avis
l’Angleterre ne pouvait se permettre d’ignorer cet article. «N ous
devrions lever tous les doutes sur le fait que nous considérons Hess
comme un des principaux criminels, et que nous le gardons prison­
nier en attendant le jour où il comparaîtra devant un tribunal avec
les autres », affirmait-il.
Le Cabinet, réuni à midi, le 20 octobre, dans le bureau de Chur­
chill à la Chambre des communes, tomba d’accord que pour répon­
dre à l’interpellation de Driberg, Eden devrait déclarer sans ambi­
guïté qu’il n’y avait aucune raison d’appliquer à Hess un traitement
différent de celui qui était déjà prévu pour tous les criminels de
guerre. Il devait faire observer également, très nettement, que Hess
pouvait difficilement être tenu pour responsable des crimes des
nazis au cours de l’invasion de la Russie, « puisqu’il était arrivé dans
ce pays à une époque où l’Allemagne et l’Union soviétique entrete­
naient encore des relations diplomatiques».
Churchill fit parvenir à Eden la note suivante : « Aucune conces­
sion en face de ce comportement [soviétique]. Je voudrais que vous
répondiez comme proposé. WSC., 21.x.»
Rudolf Hess, adjoint du Führer du grand Reich allemand et pri­
sonnier d’État de Churchill, ne fut pas d’abord averti qu’il était au
Mensonges à Staline et à Roosevelt
279
centre d’une querelle internationale. Quelques jours plus tôt, en fai­
sant le ménage dans sa chambre, les infirmiers avaient trouvé sous
le fauteuil qu’il utilisait une page de journal froissée où il avait soi­
gneusement enveloppé une partie de son dîner de la veille — pois­
son et frites, pommes de terre, pain et riz. «Ceci, rapportèrent-ils
très sérieusement, semble être une petite partie de son repas que le
patient a soustraite de son assiette. »
21 octobre 1942
[Rapport du caporal Riddle]
S’est plaint de façon sarcastique des lames de rasoir. A pris un
léger petit déjeuner après que le surveillant y eut goûté. S’est remis à
écrire toute la matinée.
[Rapport du soir du caporal Everatt]
Le patient écrivait quand j’ai pris mon tour de garde et s’est
occupé ainsi la plupart de l’après-midi. A pris un déjeuner leger qu’il
a demandé à l’infirmier de service de goûter. A été plutôt déprimé ce
soir, mais a semblé très intéressé par le discours enregistré du [Pre­
mier ministre d’Afrique du Sud] général [Jan] Smuts, comme par les
remarques de M. Eden à la Chambre à son sujet aujourd’hui [en
réponse à l’interpellation de Driberg].
A pris un dîner copieux avec M. May.
22 octobre 1942
A passé la majeure partie du temps à écrire, a fait des allusions sar­
castiques sur les lames de rasoir qui ne sont pas du type qu’il aime,
se déclare très content de savoir que les commandants de U-Boote
font bien leur travail, ce qui va créer aux Anglais une pénurie de pro­
duits de première nécessité...
Plus tard dans la nuit, à 4 h 40 du matin, il réclama un crayon et du
papier au soldat Medley: «Savez-vous combien de fois les sifflets
ont retenti cette nuit — quelle était l’intensité du bruit ? »
En dépit de la déclaration d’Eden devant la Chambre, Clark Kerr
prévint le gouvernement qu’il devait publier un compte rendu le
plus complet possible sur la mission et les propositions de Hess, et
mettre l’accent sur l’intention britannique de le traduire finalement
en procès. Eden, qui reconnaissait la fragilité des bases légales de la
détention prolongée de Hess, était fermement opposé à toute décla­
ration publique. Le Cabinet chargea sir Stafford Cripps, ancien
ambassadeur à Moscou, de réunir un dossier complet susceptible
d’être communiqué à Staline.
En attendant, le 29 octobre, le Cabinet décida que l’ambassadeur
britannique réaffirmerait à Staline que l’attitude anglaise n’avait pas
changé en ce qui concernait Hess depuis la visite de Lord Beaver-
280
L ’Angleterre
brook au Kremlin : « Nous n’avons jamais eu la moindre intention
de l’utiliser politiquement que ce soit maintenant ou dans l’avenir »,
déclara-t-il.
Cripps, devenu Garde du petit sceau, étudia tous les documents
que lui avait fournis le gouvernement et soumit son rapport au
Cabinet le 4 novembre.
Le Cabinet tomba d’accord avec Eden pour ne pas le rendre
public, mais en envoya un résumé, auquel il ajouta une note sur
l’état de santé de Hess, à Clark Kerr, à Moscou :
FOREIGN OFFICE À
AM BASSADEUR BRITANNIQUE À MOSCOU
Télégramme n° 332
4 novembre 1942
1. Hess a atterri en parachute en Écosse le 10 mai 1941, il portait
un uniforme de capitaine de l’armée de l’air allemande. Il a affirmé
être en mission spéciale pour rencontrer le lieutenant-colonel duc de
Hamilton.
2. Le duc de Hamilton s’était rendu à Berlin en 1936 à l’occasion
des Jeux Olympiques mais n’avait pas le moindre souvenir d’avoir vu
ou rencontré Hess. Le duc avait précédemment reçu une lettre datée
du 23 septembre 1940, du Dr Haushofer, un ami allemand de Hess,
suggérant une rencontre à Lisbonne, sans faire allusion à Hess. Le
duc avait montré cette lettre à l’époque au gouvernement de Sa
Majesté. On l’ignora et il ne reçut aucune réponse*.
3. Le 11 mai, le duc a été chargé par ses supérieurs de la R.A.F. de
voir Hess, alors détenu à la caserne de Maryhill, Glasgow. Hess
affirma que l’Allemagne ne pouvait que battre l’Angleterre mais que
Hitler ne le souhaitait pas. Aussi était-il venu pour mettre fin à un
massacre inutile et faire des propositions de paix. Il affirma connaître
les pensées de Hitler mais être venu de sa propre initiative. Il avait
évidemment l’impression qu’il existait en Angleterre un parti prêt à
discuter de propositions de paix. Le duc lui a répondu qu’il n’y avait
plus qu’un seul parti en Grande-Bretagne.
4. Hess a eu les 13, 14 et 15 mai des entrevues avec M. Kirkpatrick, ancien ambassadeur de Sa Majesté à Berlin, pour l’identifier et
avoir plus de détails quant à ses intentions. Hess informa M. Kirkpatrick qu’il était venu sans, je dis bien sans [quatre derniers mots
manuscrits] que Hitler en ait eu connaissance. Il exposa ses vues sur
la victoire inéluctable de l’Allemagne et répéta que Hitler n’avait
aucune visée sur l’Empire britannique. Hess proposa un accord de
paix sur les bases suivantes : (1). L’Allemagne devait avoir les mains
libres en Europe et récupérer ses colonies ; (2). L’Angleterre aurait
les mains libres dans l’Empire britannique ; (3). La Russie devait être
* C’était un mensonge flagrant. Le S.I.S. — on le sait — avait intercepté la lettre de
Haushofer et y avait répondu à la place de Hamilton.
Mensonges à Staline et à Roosevelt
281
considérée comme faisant partie de l’Asie, mais l’Allemagne avait
l’intendon de satisfaire certaines revendications sur la Russie, soit
par la négociation, soit par la guerre. Hess nia que Hitler préparât
une prochaine attaque contre la Russie.
5. Hess insista, pourtant, sur le fait que l’Allemagne ne pourrait
discuter qu’avec un gouvernement dont ne feraient pas partie
M. Churchill et ses collègues. Si [biffé: l’offre de paix de Hess] cette
occasion était rejetée, la Grande-Bretagne serait complètement
détruite et définitivement assujettie.
6. Hess s’est entretenu deux fois alors avec des membres du
Gouvernement] de Sa Majesté, le 9 juin [manuscrit : 1941, avec le
lord chancelier, lord Simon] et le 9 septembre [avec lord Beaver­
brook]. Le but de ces entrevues était d’obtenir de nouvelles informa­
tions de valeur, plus particulièrement sur la situation en Allemagne.
On a clairement fait comprendre à Hess qu’il n’était pas question de
discuter ou de négocier de quelque façon que ce soit avec Hitler ou
son gouverment*.
7. Le gouvernement de Sa Majesté a tiré de ces entrevues les
conclusions suivantes :
(a) Hess est venu de sa propre initiative.
(b) Il pensait que sa mission avait de considérables chances de suc­
cès.
(c) Il pensait trouver ici un puissant parti d’opposition hostile à la
guerre.
(d) Ses « propositions » cherchaient à reproduire l’état d’esprit de
Hider tel qu’il l’avait appréhendé.
(e) Hess envisageait cette mission depuis l’effondrement de la
France.
8. Comme nous l’avons déclaré publiquement, nous avons consi­
déré Hess comme un prisonnier de guerre depuis son arrivée et il
sera traité de la même façon jusqu’à la fin de la guerre. Hormis les
personnes susmentionnées, ses gardiens et ceux qui veillent sur sa
santé, Hess n’a reçu aucun visiteur**.
9. Peu de temps après son arrivée, l’état mental de Hess a semblé
bizarre. D’éminents psychiatres ont diagnostiqué un déséquilibre
mental accompagné de signes de manie de la persécution. Il ne fait
aucun doute que Hess est mentalement complètement instable, son
état variant considérablement d’un moment à l’autre.
*Ayant manifestement mauvaise conscience, sir Orme Sargent (« Moley »), adjoint
de sir Alexander Cadogan, conseilla de couper tout ce paragraphe, pour des raisons
évidentes.
'* Encore une contre-vérité. La Puissance protectrice (la Suisse) avait déjà visité
Hess trois fois, comme Cripps le nota dans son rapport. Quelqu’un du Foreign
Office biffa ce passage avant que ce rapport soit transmis au Cabinet de guerre.
282
L ’Angleterre
L’Angleterre avait des choses à cacher à propos de Hess : non seule­
ment qu’il avait, en réalité, rencontré deux membres du Cabinet,
mais aussi qu’on pouvait se poser des questions sur son état de
santé. C’est pourquoi, tout en ordonnant à sir Archibald Clark Kerr
de communiquer cette déclaration au maréchal Staline, le Foreign
Office mettait en garde le gouvernement soviétique : il était hors de
question de la rendre publique. Reconnaître maintenant que Hess
était mentalement déséquilibré serait admettre qu’en mai 1941,
l’Allemagne avait dit la vérité tandis que l’Angleterre avait menti.
« Si le gouvernement allemand venait à apprendre le déséquilibre
mental de Hess, expliquait le Foreign Office, il pourrait en tirer
argument pour réclamer son rapatriement en vertu de la Conven­
tion sur les prisonniers de guerre. » Pour justifier cette entorse au
droit, le Foreign Office poursuivait : « Nous n’avons naturellement
pas l’intention de laisser Hess retourner en Allemagne, ce qui pour­
rait lui permettre d’éviter de répondre de sa part de responsabilité
dans les crimes de guerre. » (Dans son premier brouillon de télé­
gramme, sir Alexander Cadogan avait continué par : « Pas plus que
nous ne souhaitons fournir aux Allemands une arme de propagande
en refusant de rendre un homme qui, comme nous l’avons publi­
quement déclaré, est traité comme un prisonnier de guerre, et dont
nous aurions dû admettre publiquement l’instabilité mentale. »
Le vol de Hess avait peut-être servi à quelque chose : il démon­
trait l’inconsistance de la morale des vainqueurs qui allaient plus
tard le dénoncer comme un criminel de guerre.
Parmi ces procureurs, figurait, en particulier, le gouvernement
soviétique qui avait, dans les années 30, massacré cinq millions
d’Ukrainiens; et, en 1942, le catalogue de ses crimes était encore
loin d’être complet. Le 5 novembre au soir, l’ambassadeur de
Grande-Bretagne donna lecture au maréchal Staline et à son minis­
tre des Affaires étrangères, Vyatcheslav Molotov, de la déclaration
du Foreign Office. S’ensuivirent deux heures de discussion serrée
avec Staline, nerveux, impatient, mais jamais sur la défensive. On
n’avait pas encore découvert les cadavres de ses propres victimes ;
des dizaines de milliers d’intellectuels et d’officiers polonais gisaient
encore, les mains liées par du fil de fer barbelé, sous les racines des
jeunes pins fraîchement plantés dans les forêts de Katyn et de Starobielsk. Il pouvait encore jouer les petits saints en parlant des Alle­
mands.
Commençant par défendre la ligne de la Pravda, il demanda:
« Pourquoi Hess est-il isolé ? N’est-il pas un criminel ? » Mais Molo-
Mensonges à Staline et à Roosevelt
283
tov lui montra alors l’article réel, et Staline laissa tomber immédiate­
ment.
L’ambassadeur britannique lui lut alors la déclaration de Londres
sur l’affaire Hess.
« Tout cela, répondit d’une voix âpre le dictateur hargneux, a déjà
été publié dans la presse.» Il servit trois verres de vodka et en
poussa un vers l’Anglais. « J’ai deux questions à poser, demanda-t-il.
Après une guerre, la coutume veut que l’on rapatrie les prisonniers
de guerre : comptez-vous renvoyer Hess chez lui ? »
Il fit couler le liquide brûlant dans sa gorge, s’essuya la moustache
et interrogea : « Si Goebbels atterrissait demain au Royaume-Uni,
vous le renverriez aussi comme un prisonnier de guerre ? »
Le diplomate britannique dissipa ses craintes à ce sujet. Staline fit
alors part de son inquiétude quant au projet de création d’une com­
mission des Nations Unies pour juger les criminels. «Je n’aimerais
pas voir Hitler, Mussolini et les autres trouver refuge comme le Kai­
ser dans quelque pays neutre », observa-t-il.
Clark Kerr le rassura également sur ce point : le gouvernement de
Churchill proposait une « décision politique » — liquider les diri­
geants ennemis dès leur capture.
Staline — à cette occasion comme lorsque Churchill en personne
lui proposa ce lynchage — fut choqué. « Quoi qu’il arrive, il doit y
avoir quelque forme de procès, gronda-t-il. Sinon les gens diront
que Churchill, Roosevelt et Staline ont assouvi leur vengeance sur
leurs ennemis politiques ! »
«Je suis certain, répliqua avec un mince sourire l’ambassadeur^
que la décision politique que Churchill a en tête sera accompagnée
de toutes les formalités requises. »
Hess avait envoyé une lettre affectueuse à son petit garçon pour son
anniversaire, mais, réalisant après coup qu’elle allait passer entre les
mains d’innombrables censeurs, il regretta d’avoir ainsi permis à ses
ennemis de pénétrer dans l’intimité de sa famille. « C’est terrible,
écrivit-il à lise, quelques jours après l’anniversaire en question. J ’ai
éprouvé le même sentiment qu’après avoir prononcé un discours :
on a laissé échapper une opinion, et on aimerait bien la retirer
immédiatement — mais une éternité ne suffirait pas à rattraper
cette erreur qu’on n’a mis qu’une seconde à commettre ! »
Songeur, le prisonnier ajoutait : « Tu dois trouver étrange de rece­
voir une lettre où je commente quelque chose que tu m’as écrit il y
a neuf mois. Nous vivons dans un monde singulier, de quelque
façon qu’on le considère. Mais le jour viendra où il retrouvera son
unité — et alors nous serons réunis tous deux à nouveau ! »
284
L ’Angleterre
Frau Hess, troublée par les allusions indirectes contenues dans
ces lettres, demanda à la Croix-Rouge internationale de découvrir la
vérité sur l’état de santé de Hess. Cette requête parfaitement légale'
fit au Foreign Office l’effet d’un chien dans un jeu de quilles. Refu­
ser de laisser la Croix-Rouge visiter Hess pourrait gêner la tâche de
ses délégués travaillant auprès des prisonniers de guerre britanni­
ques en Allemagne.
La requête fut néanmoins rejetée.
Le War Office se contenta d’envoyer à Maindiff Court, le 26 octo­
bre, le plus haut responsable de ses services médicaux, le majorgénéral Arnold Stott, accompagné du général Rees. Stott trouva
Hess en bonne santé, comme il l’attesta dans son rapport (cosigné
par Rees).
Cela sembla plaire à Hess. Le lendemain soir, les caporaux le
trouvèrent de meilleure humeur. Il parla librement de la guerre et
exprima sa joie à l’annonce par les Japonais qu’ils avaient coulé plu­
sieurs navires de guerre américains sans subir la moindre perte.
« La guerre tourne en faveur de l’A xe», dit Hess.
Mais c’était faux : en Afrique, l’armée de Rommel avait entamé
une retraite qui allait s’achever en Tunisie six mois plus tard.
L’Armée rouge s’apprêtait à contre-attaquer à Stalingrad, et la
R.A.F. infligeait d’atroces blessures aux villes allemandes.
Quand les Russes encerclèrent la VIe armée allemande à Stalin­
grad, l’humeur du prisonnier changea à nouveau.
29 novembre 1942
[Rapport de l’infirmier]
Malheureux et solitaire... Semble être contrarié par les comptes
rendus des journaux et a fait quelques remarques ironiques. Donne
des coups dans les portes et les chaises chaque fois qu’il se déplace.
Le rapport psychiatrique TRÈS SECRET que le général Rees, obéissant
évidemment aux directives politiques du War Office, soumit à
sir Stafford Cripps pour le joindre à son rapport indiquait ce qui
suit :
Hess est un homme assez intelligent mais qui manque de caractère
et de personnalité. Il a certainement été déjà auparavant de tempéra­
ment inquiet et «névrotique». Pendant qu’il était en observation
ici, il a montré des signes précis de délire que pendant la moitié du
temps il a été incapable de contrôler ; il souffrait en fait d’une psy­
chose «paranoïde». Cette faiblesse d’esprit pourrait très bien rester
cachée s’il devait une fois de plus prendre la tête d’un « parti », mais
elle pertuberait néanmoins son jugement et ses relations person­
nelles. Des variations dans la gravité de ces symptômes peuvent
Mensonges à Staline et à Roosevelt
285
réapparaître, et il existe un risque permanent d’une nouvelle tenta­
tive de suicide. C’est pourquoi il doit rester sous une surveillance
médicale et psychiatrique constante.
S’il s’agissait d’un patient civil ordinaire, il aurait été difficile de
justifier un internement, sauf immédiatement après sa tentative de suicide. Il pourrait en outre vivre chez lui, faire son travail, malgré
les problèmes qu’auraient probablement posés sa personnalité diffi­
cile et ses excentricités.
Sur le plan de la « responsabilité », il est à mon avis douteux que
ses problèmes mentaux aient pu à un moment l’empêcher d’être
conscient de la nature et du sens de ses actes.
Cette dernière phrase révélait la tendance schizophrénique de la
thèse britannique officielle concernant Hess : c’était un malade
mental, mais pas suffisamment atteint pour justifier son rapatrie­
ment ou atténuer ses « crimes » putatifs lors d’un futur procès. Ces
circonvolutions devaient même devenir plus manifestes au fur et à
mesure de l’évolution de la guerre.
Le Foreign Office avait fait parvenir à Washington le même amal­
game de vérités et de demi-vérités sur Hess que celui qu’il avait
montré à Staline. Lord Halifax qui présenta le document à Roose­
velt, le 8 décembre 1942, après le déjeuner, donna les mêmes rai­
sons confuses pour faire bien comprendre aux Américains à quel
point il était important de n’en rien révéler.
L’appel de lise à la Croix-Rouge internationale avait placé Chur­
chill dans une position assez inconfortable, comme l’expliqua lord
Halifax au président Roosevelt le 9 mars 1943. Autoriser une visite
de la C.R.I. aurait révélé la vérité sur la mauvaise santé mentale de
Hess. On concocta donc à la place un rapport des généraux Stott et
Rees — falsifié pour cacher leurs fonctions au War Office (dans la
vie civile, c’étaient des spécialistes de renom) ; on fit parvenir ce rap­
port à la Croix-Rouge internationale, accompagné d’une lettre insis­
tant sur le fait qu’il n’était destiné qu’à l’information personnelle de
Frau Hess : « Il ne doit être rendu public à aucun prix. »
Quelque naïves qu’aient été ces précautions britanniques, il est
difficile de comprendre ces inquiétudes, étant donné que même ce
rapport avait encore été truqué : «Vous verrez, expliqua le Foreign
Office dans des messages expédiés à Staline comme à Roosevelt
pour justifier les omissions, que ce rapport ne fait aucune référence
explicite à l’état mental de Hess... Cela a été fait délibérément pour
éviter le danger que ce certificat médical puisse être publiquement
utilisé par les Allemands pour dénoncer notre propagande origi­
nelle... Ils pourraient même, en invoquant la démence, réclamer le
rapatriement de Hess. »
286
L ’Angleterre
La Croix-Rouge refusa de participer à cette supercherie. En juin
1943, elle fit savoir au Foreign Office qu’il était impossible de faire
parvenir même ce document à Frau Hess sans mettre le gouverne­
ment allemand dans la confidence. Le Foreign Office décida par
conséquent de ne faire aucune communication du tout.
« Le gouvernement de Sa Majesté », ordonna-t-on à Lord Halifax
de dire à Roosevelt, dans ce qui fut peut-être la déclaration la plus
imbécile de l’ambassade britannique, « ne compte pas sur le gouver­
nement allemand pour s’abstenir de toute publicité indésirable. »
15 .
Les terres rouges
Rudolf Hess sent la folie monter en lui durant l’hiver 1942-1943.
S’il sait, par le Times qu’il lit chaque matin et la B.B.C. qu’il écoute
tous les après-midi que lui-même et ses anciens compagnons pour­
raient risquer leur tête lors d’un procès après la guerre, il n’en parle
pas dans ses lettres aux siens.
Pendant des semaines, alors que s’éternisent les combats pour
Stalingrad, il ne lit presque rien — excepté le grand traité de straté­
gie navale du capitaine Grenfell, qu’il dévore avec passion et relit
sans cesse. Prétendant qu’il est peut-être malade du cœur, il refuse
de quitter la propriété et limite l’exercice à des marches vespérales
avec le médecin dans la cour de promenade.
Il demeure déprimé, en proie à des fantasmes qui lui font soup­
çonner qu’on touche à sa radio, ses vêtements, ses chaussettes et sa
nourriture. Les crampes d’estomac, réelles ou imaginaires, persis­
tent — mais il n’y prête à la vérité pas plus d’attention que les infir­
miers : elles font partie du rituel quotidien, comme les massages
qu’applique le soldat Clifford à sa jambe blessée, le trajet vers la
salle de bains, les repas partagés au mess avec les officiers et les par­
ties de fléchettes.
Ellis Jones prescrit toutes sortes de médications contre ces « dou­
leurs », mais il est convaincu que le prisonnier n’en prend aucune
— les mettant de côté pour un examen ultérieur par quelque auto­
rité supérieure honnête. À l’occasion, il brise un peu la routine. Le
22 décembre, à la réapparition de ses habituelles douleurs d’esto­
mac, il décide de se laisser mourir : il refuse le lavement à l’eau
savonneuse prescrit par Ellis Jones et invite ce dernier à assister plus
tard à son autopsie. « Un lavement, ça ne sert à rien, gémit-il. Je
veux que le poison que j’ai dans les boyaux y reste — là où pourra
le trouver la Commission internationale. »
Mais une nature contrariante déjoua bien entendu ses projets. En
ce soir de Noël 1942 il se montra calme et indifférent au monde
alentour, ce dont personne ne se plaignit. Il parlait à peine à ses
288
L ’Angleterre
geôliers, leur décochant de temps à autre un regard soupçonneux.
«J’ai dû prendre de son thé», écrit cet après-midi-là le caporal
Riddle, qui ne pouvait faire plus que de noter ses doléances sur son
cahier de rapports.
Après Noël, on le sortit de sa réclusion volontaire, le temps d’ins­
taller une nouvelle prise électrique dans sa chambre. C’est le lieute­
nant May, un des nouveaux gardes, qui trouva le moyen de le per­
suader de sortir. Tout était dans la formulation. S’il avait dit :
«Venez voir ce beau coucher de soleil», Hess n’aurait pas bougé;
mais comme il se contenta de faire remarquer devant le prisonnier
la beauté du spectacle, Hess alla le contempler de la fenêtre, puis
sortit pour mieux voir.
Finalement, le lieutenant put le convaincre de reprendre ses
marches à travers la campagne, et sa santé s’améliora.
Le 30 décembre, Everatt s’émerveille : à trois heures de l’aprèsmidi, Hess est parti faire un tour en voiture avec le capitaine Crabtree, commandant de la Garde. Il a fait une longue marche en gra­
vissant une colline, puis est rentré à pied dans ses quartiers, très
fatigué mais content de lui.
Le major Ellis Jones note le changement d’humeur: moins
déprimé et retrouvant un certain entrain, Hess se soucie à nouveau
de son apparence, il réclame de la brillantine, se remet à converser
amicalement et redécouvre les livres allemands et anglais alignés sur
son étagère.
8 janvier 1943
[Rapport de l’infirmerie]
Patient réveillé à 9 heures, plutôt gai et très content des nouvelles
du matin [à cause d’une victoire du général von Amim en Tunisie.]
... A reçu la visite du docteur Phillips à 11 h 45, et du major Ellis
Jones à 12 heures, et s’est promené dans le jardin pendant un
moment. A déjeuné avec le capitaine Crabtree, puis est parti faire un
tour en voiture et une marche dans la campagne à 14 h 15.
10 janvier 1943
Patient parti en promenade avec le capitaine Crabtree... Pris un
thé léger, visite du général Rees, très impressionné par l’amélioration
de son état.
En dépit de ces signes encourageants, le major Ellis Jones avait tou­
jours le sentiment qu’un suicide restait possible. «À mon avis, écri­
vait le médecin dans une lettre au War Office le 14 janvier 1943, les
précautions draconiennes qu’il faudrait prendre lui rendraient la vie
intolérable, exaspéreraient ses fantasmes et accéléreraient la dégra­
Les terres rouges
289
dation de son état, et s’il était déterminé à se tuer, intelligent et dis­
simulé comme il est, il saurait tous nous berner. »
Quelques-unes des notes prises par les infirmiers durant les
semaines suivantes mériteraient la palme de l’indifférence :
23 janvier 1943
A écrit pendant un moment. A pris ses repas seul. S’est assis
dehors dans les rayons du couchant revêtu de sa tenue de vol. A eu
une crise de « douleurs » à 18 heures. Rien à signaler de particulier.
Pour eux, tout cela n’était plus que banalités. Le 4 février, leur pri­
sonnier s’était plaint comme d’habitude du violent désagrément que
lui causait le claquement des portes ; mais plus tard dans la journée,
il se mit lui-même à les refermer avec toute la force dont il était
capable.
Les six infirmiers supportaient mieux l’épreuve que les comman­
dants ou les officiers. Les relèves étaient fréquentes. Le 16, on pré­
senta encore à Hess un nouveau commandant, le capitaine NelsonSmith. Au début, il était animé des meilleures intentions, et il ne se
passait guère de jour sans qu’il emmenât le prisonnier avec lui pour
une longue sortie en voiture ou une excursion dans la campagne.
L’infirmier J. Clifford, qui vit toujours à Abergavenny, se sou­
vient : « Chaque fois que Hess partait faire une promenade, un offi­
cier l’accompagnait et deux membres du R.A.M.C. les suivaient à
une trentaine de mètres. En été, Hess portait une veste de sport
bleue, des pantalons de flanelle grise et des sandales marron. En
hiver il portait un long pardessus bleu.» Mais l’effet de curiosité
s’amenuisait. Même les parties de fléchettes étaient une épreuve
pour les nerfs : Hess lançait les projectiles avec une telle violence
qu’il était difficile de les arracher de la cible. Mais là aussi on voyait
transparaître ses craintes : il se baissait instinctivement s’il voyait son
adversaire en position et prêt à lancer au moment où lui-même reti­
rait ses fléchettes.
Il refusait les boissons alcoolisées qu’on lui offrait au mess : « Vin,
bière ou whisky obscurcissent le jugem ent», sermonnait ce puritain
d’un ton guttural devant les jeunes officiers.
« Mon travail, expliqua-t-il un jour au lieutenant May, consistait à
gagner au Führer la faveur de l’opinion publique : pour ça, il fallait
avoir l’esprit clair. »
Il en allait de même avec le tabac : « Le tabac, disait-il, détruit le
sens du goût et empêche de sentir le parfum de la campagne. » May
ne fut pas sans remarquer à quel point cet homme simple appréciait
la campagne galloise. En promenade, il n’aimait rien tant que regar­
290
L ’Angleterre
der jouer des enfants et écouter leurs rires. Il lui arrivait aussi de
jeter un regard en passant sur des femmes, mais il dédaignait celles
qui mettaient trop de rouge à lèvres.
« J’aime les choses et les gens simples », dit-il un jour après avoir
dépassé un groupe de Galloises rieuses. «Simples — mais élé­
gants. »
La situation n’évolue guère au cours de ces premiers mois de 1943.
Hess touche les six livres sterling mensuelles que lui alloue la
Croix-Rouge allemande en tant que capitaine de la Luftwaffe ; tou­
jours cyclothymique, il se plaint sans cesse de ses « douleurs », des
portes qui claquent, des chiens qui aboient, du piétinement des
sentinelles.
Tout cela est devenu tellement routinier que le soldat Clifford en
arrive un soir à noter « [qu’il] n’a pas fait de remarque à propos du
bruit que faisait la sentinelle». Dans l’ensemble, les rapports de
cette période montrent peu de changement. Le 15 mars, « il s’est
assis, retombant dans une attitude déprimée et pensive». Le 22,
s’adressant de but en blanc à Riddle, il lui affirme que «bien des
gens en Angleterre se font du souci ce matin, parce que le Führer a
parlé hier». Il croit encore à la victoire. «O nze U-Boote par
semaine, affirme-t-il fièrement au lieutenant May. Nous lançons
onze U-Boote par semaine. Comment voulez-vous qu’une île résiste
à ça ! »
S’étant ensuite retiré dans sa chambre, il s’effondre sur le tapis et
se tord de douleur — saisi de brusques spasmes abdominaux dont
les médecins savent qu’ils ne sont pas d’origine organique, car il ne
ramène jamais les genoux vers la poitrine, comme c’est normale­
ment le cas. Toutes psychosomatiques qu’elles fussent, ces douleurs
n’en étaient pas moins intenses, et aucun remède n’aurait pu les
soulager.
Selon le lieutenant May, il était difficile de ne pas avoir une cer­
taine considération pour cet homme. «E n passant quarante-huit
heures en sa compagnie, on n’apercevait rien de radicalement mau­
vais en lui», dit-il plus tard. Il était «extrêmem ent consciencieux»
— homme d’une espèce rare, véritable idéaliste n’éprouvant aucune
gêne à prôner la doctrine nationale-socialiste à l’état pur, et idolâ­
trant son Führer ; pour May, Hess manifestait « quelques-unes des
vertus et tous les délires qui caractérisaient cette idéologie démen­
tielle». Physiquement aussi, il était courageux, affirma May. Un
jour, traversant un pré au cours d’une promenade, ils virent un tau­
reau mugissant prêt à les charger. Les deux soldats, l’officier et
l’infirmier battirent précipitamment en retraite, mais pas lui.
Les terres rouges
291
Approfondissant sa lecture de Goethe, Hess donna une image
« entièrement nouvelle » du vieux père inflexible du poète ; bien
écrites et bien composées, ses lettres ne trahissaient aucune des
bizarreries que ses geôliers voyaient en lui.
«Je suis très content que le petit se souvienne encore de son
papa», écrit-il à lise le 14 février,
qu’il sache toujours où trouver ces jouets qui roulent, qui sonnent,
qui grondent et fument avec lesquels nous jouions secrètement dans
mon petit bureau quelques jours encore avant mon départ. Sans
cesse, j’imagine ce que je vais lui dire ou lui raconter pour faire un
petit « technicien, géographe et scientifique » de ce Buz [Wolf Rüdiger].
Je n’avais jamais imaginé l’importance que mes connaissances
techniques et mathématiques revêtiraient un jour pour moi : sans
elles, jamais je n’aurais pu mettre sur pied «l’aventure de ma vie».
Dans la vie, chacun a une tâche à accomplir, même si certains met­
tent un demi-siècle à en prendre conscience. Et que d’autres n’y par­
viennent jamais.
Dans une autre lettre à sa femme, cinq semaines plus tard, ses pen­
sées vont toujours vers l’enfant.
Achja, c’était un de nos vieux rêves que de donner à la race humaine
un grand musicien ou un illustre poète ! Mais « l’homme propose,
Dieu dispose », et d’après ce que j’apprends des préoccupations favo­
rites du petit bonhomme, je ne doute plus qu’il soit plutôt doué
pour la technique. Et maintenant, libéré de l’autorité paternelle, il
pourra mettre ce don à profit — ce que je n’ai jamais pu faire, si on
excepte mes petites expéditions aériennes sur l’océan. À l’époque
déjà lointaine où je n’avais d’autre but que d’être le premier émule
de Lindbergh dans l’autre sens, nous n’aurions jamais imaginé à quel
point j’aurais un jour besoin de la solide expérience acquise pendant
cette année de préparation.
Rees apprit du major Ellis Jones que le prisonnier parlait parfois
comme s’il s’attendait à reprendre quelque jour en Allemagne ses
fonctions d’adjoint du Führer. Il citait souvent les grands moments
de sa carrière. Il avait mis en place un système de mariage par pro­
curation pour temps de guerre permettant à une femme enceinte
d’« épouser » le père du futur enfant même s’il était au combat sur
le front polonais ou français, ou commandait un U-Boot à des mil­
liers de kilomètres. Il avait également supervisé une expérience agri­
cole. On avait complètement égalisé au bulldozer puis recouvert
d’un engrais de surface spécial une parcelle de terrain; il fallut
292
L ’Angleterre
ensuite replanter des haies, car il avait décelé que les oiseaux pré­
sents étaient nécessaires à l’équilibre écologique.
Là semblait être son message : la providence attribue un rôle à
chaque créature ; quant à lui, il n’avait pas encore terminé sa tâche.
Passant d’un air las les mains sur ses tempes, il se retira dans sa
chambre pour écouter le journal de la B.B.C., en sourdine comme il
était d’usage dans l’Allemagne nazie. Il croyait encore à la victoire
de Hitler.
Il était conscient que son comportement excessif et passionné fai­
sait souvent de lui un piètre compagnon. Le 6 avril, il demanda à
dîner seul : «Je pense que ce soir ma compagnie ne serait pas très
agréable pour l’officier», précisa-t-il.
Ses propos parfois décousus montraient que ses pensées étaient
bien lointaines, plus proches des sombres montagnes couvertes de
sapins de la Bavière que des vallonnements mauves du pays de
Galles. « En Allemagne, on dit que ça porte bonheur», fit-il remar­
quer au capitaine Nelson-Smith après avoir brisé deux verres le
12 avril.
Dans la nuit du solstice de printemps, à minuit, comme le soldat
Smedley lui apportait une bouillotte pour calmer ses «douleurs
abdominales », les deux hommes virent un chat noir quitter le salon
d’un pas tranquille et souverain. Hess eut un sourire entendu : « Ça
doit être le diable!», affirma-t-il. Smedley assura que chez lui, les
chats noirs portaient bonheur. Hess préféra sa propre interpréta­
tion; les démons provisoirement écartés, il retourna au lit pour
s’endormir rapidement, toute douleur disparue.
Au milieu du mois de mai 1943, l’armée allemande d’Afrique du
Nord fut capturée en Tunisie avec son commandant, le général
von Amim. Aucun Allemand ne pouvait nier qu’il s’agissait là d’une
défaite majeure, même si elle était moins tragique sur le plan
humain que celle de Stalingrad.
Hess durcit son attitude. Lorsque Rees vint à Maindiff Court le
21, il refusa de lui serrer la main et resta vissé sur sa chaise. « J’ai
décidé, annonça-t-il, de ne plus serrer la main à personne jusqu’à la
fin de la guerre.» Pour le psychiatre, c’était là une réaction aux
mauvaises nouvelles, même si Hess continuait de soutefiir que les
émissions de propagande du docteur Goebbels étaient plus dignes
de foi que celles de la B.B.C.
Comme Rees pouvait s’y attendre, les « douleurs » abdominales
s’intensifiaient notablement quand les échos de la guerre étaient
défavorables.
À cette occasion, Hess demanda au général s’il avait déjà rencon­
Les terres rouges
293
tré le colonel von Amim ou le général von Thoma (le commandant
de l ’A frika Korps capturé à El-Alamein en novembre).
« Pourquoi demandez-vous cela, questionna Rees, vous avez
besoin de compagnie ? »
—
Non — il vaut mieux que je reste seul ici», répondit le
reclus.
Hess était très imbu de son statut d’adjoint du Führer, et jusqu’à
un certain point, les Britanniques jouaient le jeu — lui laissant
croire que les armoiries G.R. (Georgius Rerf qui ornaient couram­
ment la vaisselle de l’État signifiaient qu’il était un hôte personnel
de Sa Majesté, et que les gardes et les infirmiers constituaient sa
maison particulière.
De temps en temps, il lui arrivait d’élever la voix pour obtenir ce
qu’il voulait : «Telle est ma volonté », «voici mes ordres », disait-il.
Et un jour, le lieutenant May l’entendit mettre ainsi fin à une dis­
cussion avec un surveillant médical : « La prochaine fois, je couche­
rai mes ordres par écrit\»
Tout au long du mois de juillet 1943 — mois marqué d’une som­
bre étoile pour la cause de l’Axe — les symptômes de délire s’aggra­
vent. L’offensive hitlérienne à l’est s’enlise ; les Alliés s’emparent de
la Sicile, le régime italien s’effondre. Désormais, ce n’est plus Berlin
mais Londres, Moscou et Washington qui claironnent leur victoire
inéluctable.
5 juillet 1943
[Journal de l’infirmier]
Le patient... a eu une crise de douleurs à 7 h 50... est descendu lire
jusqu’à 11 h 50, a eu une nouvelle crise. Donné une bouillotte...
Déjeuner servi. Le patient a appelé le major Ellis Jones pour lui
faire goûter son repas et lui demander de signer une déclaration assu­
rant que les aliments et les médicaments n’ont pas été trafiqués. Exi­
gences acceptées.
Promenade dans la campagne avec M. May à 15 heures...
A bien dîné avec M. May, puis le soldat Clifford lui a fait un mas­
sage... S’installe en bas pour lire jusqu’à 21 heures, puis nouvelle
crise de douleurs... A été très déprimé, avec quelques signes de
délire et d’hallucinations.
10 juillet 1943
A dormi jusqu’à 4 h 45, puis il a été pris d’une violente crise de
«douleurs» qui l’a obligé à s’allonger pendant dix minutes sur le
tapis de la salle à manger en gémissant et en agitant les bras dans
tous les sens. (Donné une bouillotte.)
294
L ’Angleterre
16 juillet 1943
À 4 h 55, crise de «douleurs abdominales». Donné une bouil­
lotte et aussi un verre d’eau chaude. Le patient a passé vingt minutes
sur le plancher de la salle de jour à gémir et se retourner dans tous
les sens, puis est retourné se coucher.
19 juillet 1943
Des douleurs abdominales le réveillent à 5 h 20. Elles durent
vingt-trois minutes. Pendant la crise, se roule sur le sol de la salle de
jour et fait plus de bruit que d’habitude. Donné une bouillotte.
Voilà donc l’image que Hess offrait aux médecins et au personnel.
À la même époque, cependant, le prisonnier était capable d’écrire
à sa femme de belles lettres où il essayait de donner incidemment
quelques indications pour l’aider à situer la région montagneuse où
il était détenu :
16 juillet 1943
Pendant quelques mois, entre le petit déjeuner et le repas de midi,
je me suis occupé de traduire en allemand un livre anglais. Il m’est
arrivé aussi de jeter sur le papier des anecdotes se rapportant à mon
fils, ou de raconter quelques épisodes de ma propre vie dont il me
semble valoir la peine de conserver le souvenir pour toi et pour la
multitude de petits-enfants que j’espère bien avoir un jour; parfois
aussi j’écris des lettres au pays — bien que cela soit assez loin d’être
une occupation quotidienne !
J’ai cessé de faire la sieste. À la place, je saisis souvent l’occasion
de faire une promenade dans la campagne environnante, qui est
d’une incontestable beauté ; s’il fait beau, je m’arrête de temps en
temps pour me reposer, en choisissant bien sûr les endroits d’où je
peux jouir des plus belles vues.
Ce qu’il y a de particulièrement attrayant et d’original dans ce pay­
sage, ce sont les couleurs — surtout le rouge éclatant de la terre
qu’on distingue entre les prairies vertes et les champs qui prennent à
maturité les nuances jaunes des arbres à l’automne. L’ombre de cha­
que nuage qui passe modifie la palette et tout l’effet en est trans­
formé.
t
Il arrive parfois qu’en quelques minutes la lumière changeante
modifie les couleurs de la montagne qui domine le paysage à
l’arrière-plan, et le violet foncé, le bleu-noir, le vert olive ou le vert
émeraude s’effacent pour se transformer en brun-rouge, jaune ou
bleu-gris. Je trouve que les teintes sont encore plus belles à la fin de
l’automne et en hiver qu’en toute autre saison, sans doute en raison
de la lumière plus douce, et surtout à cause du rouge encore plus vif
Les terres rouges
295
des terres fraîchement labourées, qui éclate entre les prairies tou­
jours vertes.
Quand on me dit que les peintres adorent ce paysage, je veux bien
le croire.
Hess espérait que Haushofer saurait que ce genre de terre rouge ne
se trouvait qu’autour d’Abergavenny. Dans cette lettre, les mots
« terre rouge » furent, par routine, caviardés par la censure britanni­
que, mais lui échappèrent dans le double au carbone joint à la sui­
vante.
Pathétique, Hess conclut en citant Goethe, remarquant que plus
le paysage est beau, plus sont vrais les vers du poète :
Quand le rossignol chante aux amants
Sa chanson caressée d’amour,
Ce ne sont que douleurs et soupirs
Pour le captif et l’opprimé.
À mesure que les nuages s’amoncellent sur le Reich, les symptômes
deviennent plus aigus. Pendant un moment, Hess ne veut plus de
radio dans sa chambre, et décline l’offre de May qui propose de prê­
ter la sienne. Elle ne débite plus que des mauvaises nouvelles :
chute de Mussolini, évacuation de la Sicile, ouragans de feu sur
Hambourg. La crainte du poison reste présente. Le soir du premier
raid incendiaire sur Hambourg, Hess demande un comprimé de
Sonéryl au soldat Clifford, puis le met au défi : « Vous en prendrez
bien la moitié ? »
Clifford sourit et accepte.
« Inutile», lâche Hess avec un geste d’impuissance, et il avale le
comprimé entier.
À l’automne de 1942, le Parti nazi avait discrètement rayé le nom
de Rudolf Hess de la liste de ses membres. Tous les collaborateurs
de l’ancien adjoint du Führer avaient été arrêtés et emprisonnés
après son départ. Sa secrétaire Laura Schrôdl, ses collaborateurs
Alfred Leitgen et Karlheinz Pintsch, son valet Josef Platzer, son
garde du corps, le Kriminal-Kommissar Franz Lutz et les autres
membres de son état-major, Rudi Lippert, Günther Sorof, et Ernst
Schulte-Schtrathaus (qui avait plus de soixante ans) avaient été jetés
dans des camps ; plus inquiétant, le Parti refusait leurs cotisations.
Derrière tout cela, il y avait Bormann, et même Himmler ne put
intervenir.
Au printemps 1943, tous sauf un avaient été relâchés. Mais Bor-
296
L ’Angleterre
mann prend alors de nouvelles mesures pour ruiner définitivement
leurs moyens d’existence. Ayant discuté de l’affaire avec Hitler dans
la soirée du 10 avril, il écrit ses instructions au trésorier du Parti,
Franz Xaver Schwarz : « Le Führer a décidé que les complices de
Rudolph Hess doivent être exclus du Parti avec effet au 12 mai
1941... Seul Alfred Leitgen est encore emprisonné, et le Führer
n’est pour le moment pas disposé à le faire relâcher. Les autres
hommes compromis doivent être affectés à des bataillons discipli­
naires. »
À la fin du mois d’août, Hess reçoit une lettre inquiétante d’Ilse :
pour la première fois, ses yeux s’ouvrent sur les mesures draco­
niennes prises à l’encontre de tous ses collaborateurs personnels,
présumés complices de son entreprise.
Les caporaux l’ont vu ouvrir la lettre le 30 après le petit déjeuner.
«C e matin, notent-ils, il est plutôt agité — apparemment à cause
du courrier. »
En fait, il est pris d’une telle rage impuissante, qu’il reste plu­
sieurs jours sans pouvoir réagir. Puis il écrit ces lignes calmes et sans
passion, manifestement destinées à protéger sa femme contre le
pire :
Angleterre, 4 septembre 1943
Je suis très heureux de constater à chacune de tes lettres que rien
n’a changé de tes sentiments profonds à l’égard de l’homme au des­
tin duquel nous sommes depuis plus de vingt ans indissolublement
liés, pour le meilleur et pour le pire : il en va de même pour moi.
Il
ne faut jamais oublier l’immense fardeau qui pèse sur ses
épaules en ces temps difficiles — et qui peut le conduire à des réac­
tions de colère qu’il n’aurait pas en d’autres circonstances. En disant
cela, je ne pense pas du tout à moi, mais à mes hommes ; pour ma
part, j’avais déjà tout accepté.
Mais cela n’empêche pas, je l’admets, qu’une rage immense
m’envahisse à l’idée du sort réservé aux « garçons » : ta dernière let­
tre montre les choses sous un aspect très différent de ce que je pen­
sais en toute innocence.
En apprenant cela, j’ai passé plusieurs jours à arpenter ma cham­
bre en tous sens pendant des heures, à écumer littéralement de rage,
lancé dans un dialogue malheureusement solitaire où je m’exprimais
en termes peu protocolaires, non sans énoncer au passage quelques
vérités essentielles.
Il ressort clairement des réflexions finales de Hess, pleines de sar­
casmes à l’égard du véritable coupable et de ses « décrets d’exécu­
tion» (Ausführungsbestimmungen), qu’il rejetait sur son successeur
Les terres rouges
297
Martin Bormann la responsabilité des persécutions qui frappaient
ses collaborateurs.
En dépit d’une censure rigoureuse, quelques signes d’intérêt pour
le sort de Hess apparaissent dans la presse anglaise. Diverses inter­
pellations à la Chambre se heurtent invariablement à un mur. Un
parlementaire — encore l’incorrigible Will Thorne — demande des
explications sur les « 15 000 livres de titres » que Hess aurait appor­
tés avec lui. Et en août 1943, le trop bavard ministre de l’informa­
tion Brendan Bracken laisse échapper lors d’un, voyage aux ÉtatsUnis quelques indiscrétions embarrassantes. Hess ignore tout ou
presque de ces remous extérieurs. Il est totalement coupé du
monde, c’est du moins ce que pense le Foreign Office.
En cette journée mouvementée marquée par l’arrivée de la lettre
d’Ilse parlant des machinations de Bormann, le lieutenant May
déjeune avec le prisonnier — puis disparaît de Maindiff Court.
Quelques jours plus tard, il est arrêté par la police militaire et tra­
duit en cour martiale pour avoir parlé à la presse.
À la une du D aily M a il de Londres du 1er septembre, le journa­
liste Guy Ramsey publie les révélations de May — bien entendu
sans citer son nom — sous le titre « l e r é c i t q u e t o u t e l a g r a n d e BRETAGNE A T T E N D A IT » . L’onde de choc atteint le gouvernement:
« C’est la première fois qu’on dévoile à ce point au public les condi­
tions d’incarcération et l’état d’esprit de Herr Hess », constate un
responsable du Foreign Office. Le général Gepp exige un rapport
du capitaine Nelson-Smith, car si une chose est sûre, c’est bien que
la fuite vient de l’intérieur de l’hôpital.
L’article révèle l’effectif des officiers et hommes de troupe char­
gés de garder Hess, et décrit les installations nichées dans les belles
collines de l’Ouest ; il dévoile la vie quotidienne, les phobies et les
habitudes du prisonnier, sa manie de la persécution («il redoute
qu’on empoisonne sa nourriture »), ajoutant que Hess refuse
d’écouter la radio depuis la chute de la Sicile.
« Il est maniaque comme une vieille fille, peut-on lire, et proteste
énergiquement si on a déplacé quelque chose pendant une de ses
absences... Ses papiers sont classés par dossiers, comme quand il
était adjoint du Führer. Ses notes, les vers qu’il lui arrive d’écrire, et
ses nombreux dessins — pour la plupart des croquis d’architecture
réalisés de manière habile et délicate — sont tous classifiés. »
Le lieutenant May avait expliqué à Ramsey qu’un témoin non
averti pourrait passer deux jours avec Hess sans rien noter d’anor­
mal. « Seuls ceux qui le connaissent repèrent les signes : un geste
soudain de la tête pour tendre l’oreille vers une voix inexistante,
une façon de pousser soigneusement un bout de viande sur le côté
298
L ’Angleterre
de l’assiette et de le cacher mine de rien sous un morceau de
pomme de terre ou une feuille de chou. »
William Strangle, responsable au Foreign Office, lut cet article à
la une, et en rendit compte à Anthony Eden : « Ça va certainement
poser de gros problèmes à certains d’entre nous. »
Eden approuva, et il ordonna que le War Office ouvrît immédia­
tement une enquête pour trouver le coupable.
[Selon l’article du Datly Mail], Hess soutenait que l’ensemble du
plan de Hitler ne visait pas à dominer le monde, mais seulement à
rendre sa juste place à une Allemagne insupportablement humiliée
par le traité de Versailles ; il n’y aurait jamais eu de projet de guerre
contre l’Angleterre.
« Selon ses médecins, concluait l’article, il n’y a plus pour lui que
deux issues possibles : une démence qui le libérerait de la réalité du
monde — ou la mort. »
Cet article exaspéra les membres du Cabinet de guerre, qui
s’étaient mis d’accord pour ne jamais révéler ce qu’ils savaient du
sort de Hess. «Il est assez embarrassant que ces révélations aient
été faites m aintenant», lit-on dans la conclusion du procès-verbal
de leur réunion du matin suivant. Cela promettait quelques ques­
tions gênantes à la rentrée parlementaire d’automne. Le 13 septem­
bre, le Times publie un article de fond, et plusieurs interpellations
sont effectivement déposées.
Le 20, le Cabinet charge Eden de faire à la Chambre une déclara­
tion reprenant d’assez près le mémorandum rédigé par sir Stafford
Cripps en 1942 à l’intention de Staline et Roosevelt. Ce dernier est
immédiatement informé qu’Eden se propose de répondre aux parle­
mentaires dans la ligne dudit mémorandum, avec toutefois «cer­
taines omissions et additions importantes». Une fois de plus, il
s’agit d’éviter toute allusion à l’état mental de Hess, afin de ne pas
« permettre aux Allemands de dénoncer [nos] déclarations initiales
selon lesquelles Hess est sain d’esprit, et de réclamer son rapatrie­
m ent».
À Maindiff Court, il fait soleil, et Hess va mieux. Un nouvel offi­
cier, le lieutenant Fenton, est venu remplacer l’infortuné May qui,
comme Hess, est maintenant en prison. Dînant le 17 avec Fenton,
Hess manifeste de la «bonne humeur et son appétit habituel».
L’adjoint du Führer lit beaucoup, écrit abondamment et écoute la
musique diffusée par la radio allemande. Il fait de la gymnastique et
prend des bains de soleil sur la véranda, souvent complètement nu.
Il a entrepris un régime, s’abstenant de manger des corps gras et se
Les terres rouges
299
contentant de toasts sans beurre au petit déjeuner. (Les infirmiers
notent, en s’amusant de son illogisme, qu’il continue de leur faire
goûter son petit déjeuner et son thé, mais jamais son déjeuner ou
son dîner.)
Lors d’une visite d’une heure qu’il lui rend le 5 octobre, le géné­
ral Rees constate une amélioration évidente. Hess est loquace et
aimable.
Il
aime bien le lieutenant Fenton et lui accorde toute sa
confiance; il demande qu’on l’emmène de nouveau faire des
marches dans la campagne et se promène souvent autour de la
petite enceinte en conversant avec le nouveau venu. Pendant un
temps, les « douleurs » elles-mêmes s’apaisent. Il se débarrasse éga­
lement de sa phobie du poison — et ce de manière concrète, car
deux jours après la visite de Rees, un plombier trouve les lavabos
bouchés par «une bonne quantité de nourriture».
Mais bientôt, son visage s’assombrit de nouveau comme un pay­
sage sur lequel passerait un nuage. Il a certainement pu lire dans le
Times du 21 octobre 1943 un compte rendu du débat parlementaire
consacré au jugement des criminels de guerre. Un député (le capi­
taine Cunningham-Reid) avait demandé si Hess ne pourrait pas être
jugé dès à présent et la sentence immédiatement exécutée afin de
servir d’avertissement aux criminels de guerre encore en liberté. Le
gouvernement répondit par la négative.
Les semaines suivantes, les notes des infirmiers montrent une
dégradation progressive de l’humeur du prisonnier, sans qu’il soit
possible de situer précisément le début du processus. Dans les pre­
miers jours de novembre, il est encore aimable et plutôt gai ; à la fin
du même mois, tous les anciens délires sont de retour.
S’il avait été encore là, le lieutenant May aurait pu reconnaître les
premiers signes avant-coureurs : le 8 novembre , Hess se plaint d’un
mauvais fonctionnement de sa radio — cela annonce toujours
l’approche d’un orage. Cinq jours plus tard, il se coupe accidentelle­
ment le doigt sur un verre brisé et « adopte une attitude d’extrême
souffrance » lorsqu’un sergent vient lui donner les premiers soins.
Dans la soirée, déprimé et toujours pas rasé, il rumine sombrement
sur sa blessure et recommence à se plaindre du bruit. Le 15, il écrit
au gouvernement pour demander son transfert (alors que le War
Office lui avait notifié qu’il n’avait pas voix au chapitre en ce qui
concernait le lieu et les conditions de sa détention). À la fin du
mois, il avait repris toutes ses anciennes jérémiades.
Fait rétrospectivement plus important, il commença à se plaindre
de perdre la mémoire. Le 14 novembre, au petit déjeuner, il
demanda aux hommes de service pourquoi ils se permettaient de
300
L ’Angleterre
picorer dans les plats avec désinvolture. Ils lui rappelèrent que
c’était sur son ordre qu’ils agissaient ainsi.
«Vraim ent?» s’étonna le prisonnier, les yeux arrondis par la stu­
péfaction. Je ne me souviens pas du tout!»
L’apparition de l’amnésie de Hess inquiéta, sans les surprendre réel­
lement, le général Rees et les spécialistes médicaux.
Ils n’avaient aucune raison de soupçonner une simulation, même
s’il est vrai que le prisonnier argua à plusieurs reprises de cette nou­
velle maladie pour appuyer une demande de transfert dans un véri­
table camp de prisonniers de guerre, et ce fut un des principaux
points de sa discussion avec le ministre suisse, le 27 novembre.
Walther Thumheer était arrivé à l’improviste et on l’autorisa à
passer une heure et demie avec Hess. Il le trouva plus maigre et
plus pâle que lorsqu’il l’avait vu la fois précédente. Comme d’habi­
tude, il évita les sujets politiques : lors de sa dernière visite, Hess
était convaincu que l’Allemagne était en passe de conquérir toute
l’Afrique du Nord. Maintenant la balance penchait de l’autre côté.
J’ai demandé [rapporta Thumheer] si M. Hess désirait quelque
chose... Il souffre de la solitude et d’être séparé de ses compatriotes
et aimerait etre transféré dans un camp de prisonniers de guerre alle­
mands, cela lui ferait un changement... Mais il ne veut pas être trans­
féré dans un camp réservé aux généraux allemands... Il ne voit vrai­
ment pas pourquoi cette requête serait rejetée... À mon point de vue
tout a fait en dehors de son état de santé que je ne suis pas com­
pétent pour juger —, M. Hess ferait mieux de rester là où il est, par­
ticulièrement maintenant que le véritable et dur combat va com­
mencer... M. Hess insiste pourtant pour qu’on lui communique les
raisons légales pour lesquelles sa requête serait rejetée.
Hess 1assura qu il était bien traite, et qu’il faisait pleinement
confiance au personnel. Il ne craignait plus d’être empoisonné. Le
commandant dit à Thum heer par la suite qu’ils étaient obligés de
limiter ses sorties pour éviter que d’éventuels spectateurs ne le
voient.
Il
faut noter qu’il n’y eut aucune trace d’amnésie au cours de la
visite du diplomate suisse. C’est en fait un phénomène très inhabi­
tuel chez les paranoïaques. Mais pour Rees, il était clair que les ori­
gines du problème n’étaient «pas d’ordre organique, mais psychi­
que». Passant en revue les symptômes le 3 février 1944, il conclut
que si on ne pouvait pas complètement exclure une cause physiolo­
gique dans le cas de perte de mémoire — une lésion cérébrale —,
Les terres rouges
301
cela se produisait en fait rarement, et généralement pas de façon
aussi soudaine.
« Il s’agit donc, affirmait le rapport du psychiatre, d’un cas
d’amnésie hystérique, comme il s’en produit souvent chez les sol­
dats en temps de guerre, et chez pas mal de civils en temps de paix
lorsqu’ils sont confrontés à une situation qui leur semble insurmon­
table. La perte de mémoire est alors un mécanisme d’auto-protection. »
De novembre 1943 à février 1944, le prisonnier Rudolf Hess
demeura apparemment perdu dans un nuage — un nuage si opaque
qu’il avait beau se concentrer en fronçant ses épais sourcils noirs
pour replonger dans son passé, il n’en retrouvait pas la moindre
bribe. Oubliés, l’enfance égyptienne, les études en Allemagne, le
rôle de leader dans les premières années du Parti nazi ; il ne recon­
naissait plus ses visiteurs, ni même parfois les hommes de service ;
et pourtant, quand ces caporaux et sergents dévoués et stoïques le
prenaient au dépourvu, une lueur semblait malgré tout réapparaître
de temps en temps.
16
.
Sourire complice
Avant de poursuivre le récit de l’apparent déclin mental de Hess, il
convient de donner le texte d’une lettre qu’il écrivit trois ans plus
tard, alors que ses juges terrestres avaient déjà décidé de son avenir
et que tout artifice était désormais inutile.
Si mes lettres d’Angleterre ont été pendant un temps si rares et espa­
cées [écrivait-il, assez content de lui, en mars 1947], c’était dû à ma
pseudo-amnésie. Car il est très difficile d’écrire des lettres quand on
prétend avoir perdu la mémoire. On risque à tout le moins de faire
des erreurs qui vous trahissent. Durant une certaine période, j’ai tout
juste admis que je me rappelais avoir une famille — et rien de plus !
l’adresse aussi était «sortie de ma mémoire». Elle figurait bien sûr
sur l’une ou l’autre de tes lettres, mais j’avais «ou b lié» les avoir
✓ vw fsigne de complicité de la famille Hess].
Seule une nouvelle lettre de chez moi pouvait donner le branle à
ma mémoire et me suggérer de chercher l’adresse sur une lettre pré­
cédente. Chaque courrier de ta part mentionnait une chose ou une
autre qui apparemment m ’incitait à écrire, sans que j’aie besoin de
solliciter ma mémoire de façon trop suspecte. En bref : il me fallait
toujours recevoir une lettre de toi pour pouvoir répondre. Or, grâce
aux décisions arbitraires d’autorités sans visage, quatre et même six
mois se passaient parfois entre deux distributions de courrier, ce qui
t’explique mes silences prolongés.
Mon courrier s’entassait quelque part, si bien que je recevais
d’habitude un gros paquet de lettres d’un coup, mais à de longs
intervalles.
(Les Britanniques mettaient ces retards sur le compte des autorités
allemandes, mais Hess avait noté que les lettres de sa tante en pro­
venance de Zurich mettaient également neuf semaines à lui parve­
nir; il demanda à la Croix-Rouge internationale et au ministre
suisse de faire une enquête.)
Pendant un certain temps, les symptômes n’évoluent pas ; Hess
Sourire complice
303
est facilement pris de rages apparemment incontrôlables en raison
des claquements de portes, et montre une « fébrilité » qui se mani­
feste par des gestes nerveux et saccadés ; les promenades en voiture
dans la campagne ou les marches à travers la montagnes galloises se
font très rares. Logiquement, les « douleurs » ont pour le moment
disparu. Il lit des livres et écrit des lettres — pleinement conscient
que le censeur du temps de guerre les transmettra aux Renseigne­
ments de l’armée ; il avait endormi le censeur dans une lettre precedente en lui faisant croire qu’il avait oublié les règles en vigueur.
Chère petite Maman
Angleterre, 15 janvier 1944
Cela fait maintenant littéralement des heures que je suis assis là à
me demander ce que je pourrais vous écrire à tous, et sans arriver
nulle part. Malheureusement, il y a une bonne raison à cela.
J’écris pour vous dire ce que vous apprendrez tôt ou tard d’une
manière ou d’une autre : j’ai complètement perdu la mémoire, tout le
passé n’est plus pour moi qu’un brouillard grisâtre ; j’ai oublié même
les choses les plus évidentes. Je ne sais pas d’ou cela vient. Le méde­
cin m’a donné une longue explication, mais entre-temps je l’ai
oubliée aussi. Il m’assure que tout me reviendra un jour. Pourvu
qu’il ait raison !
Mais c’est la raison pour laquelle je ne peux vraiment pas vous
écrire une lettre cohérente, on a besoin de mémoire pour ça — plus
qu’on n’imagine.
C’est différent quand il s’agit de répondre à une lettre qui fournit
des sujets dont on peut parler; mais la dernière lettre de vous
remonte au 13 septembre de l’année dernière !
Il demande à lise de lui envoyer davantage de livres : « Dans la
monotonie de ma réclusion solitaire, pour moi c’est vital», lui
explique-t-il.
Cette lettre suit lentement les canaux des services de renseigne­
ments : le général Rees en reçoit une copie datée du 21 janvier.
Rees croyait l’amnésie authentique et cherchait un traitement adé­
quat.
Il pensait que si Hess avait été un civil ordinaire prêt à coopérer,
on pourrait faire revenir sa mémoire par l’hypnose — mais il pres­
sentait que Hess y serait réfractaire — ou par la « narco-analyse »,
qui exigeait cependant l’injection intraveineuse d’un narcotique.
« Malheureusement, écrit Rees le 3 février, le Foreign Office a pré­
cédemment soulevé quelques objections a 1emploi de ces drogues,
il y est, je suppose, toujours opposé. »
Rees demanda alors au docteur Henry Dicks — le psychiatre qui
304
L ’Angleterre
avait été la bête noire* de Hess au camp Z — de se rendre au pays de
Galles afin de le persuader d’accepter la narco-analyse.
Dicks, entre-temps promu lieutenant-colonel, pourrait compren­
dre les phrases prononcées en allemand par Hess sous l’emprise de
l’hypnose ; et grâce à sa pratique antérieure de Z, il pourrait mieux
évaluer l’état clinique du patient et ses réactions au narcotique.
C’était là une expérience limite. Même si Hess était d’accord,
Dicks ne se souciait pas de porter le chapeau si les choses tour­
naient mal. Il ne voulait pas apparaître comme l’instigateur de ce
traitement : « J’ai décidé de m’en remettre au major Ellis Jones, qui
est responsable du patient sur le plan clinique», écrivit-il quelques
jours plus tard dans son rapport.
Toujours sans aucune nouvelle de sa famille, Hess écrit à lise le jour
même où arrive à Maindiff Court le tant détesté docteur Dicks :
Angleterre, 26 février 1944
Je t’en prie, écris-moi. Je n’ai reçu aucune lettre depuis septembre.
Si toi, tu n’écris pas, je ne peux rien écrire parce que j’ai besoin
d’un sujet. Sans lettre, je ne sais vraiment pas quoi écrire ou de quoi
parler. J’ai complètement perdu la mémoire, comme je l’ai dit la der­
nière fois — même si ce n’est que temporaire comme le docteur me
l’a promis.
Dis-moi au moins si le garçon se plaît à l’école.
Le colonel Dicks, auteur du tout récent manuel Analysis under
Hypnotics" , était arrivé depuis neuf heures du soir, mais incognito,
pour dresser un plan d’action avec Ellis Jones. Ils décidèrent que le
Gallois le présenterait comme un médecin qui s’était précédem­
ment occupé de Hess et arrivait de Londres pour l’aider à retrouver
la mémoire. Ellis Jones suggérerait divers traitements possibles —
le but étant d’amener Hess à consentir qu’on lui fît une injection du
narcotique, l’Evipan***.
Ils vinrent trouver Hess dans son salon le lendemain. L’adjoint
du Führer donna l’impression à Dicks d’être en bonne condition
physique, mais il nota que l’expression du visage était devenue fixe
et malheureuse.
Hess fit preuve d’une étonnante maîtrise de soi : il détestait pro­
* En français dans le texte (N.d.T.).
" Individual Psychology Pamphlets, n° 23, 1944.
*** Evipan était l’appellation commerciale (marque déposée) du penthotal, sérum
administré par injection intraveineuse communément appelé «sérum de vérité»
(sodium thipoental, ou C m H 7 N 2 Na O 2 S).
Sourire complice
305
fondément Dicks, qu’il accusait d’avoir tenté de le « droguer » trois
ans plus tôt au camp Z. Pourtant, pas le moindre signe de sa part
n’indiqua qu’il ait pu le reconnaître. Il sembla content de trouver
quelqu’un à qui parler allemand et laissa transparaître avec beau­
coup de naturel et de conviction son impuissance à se rappeler des
noms familiers et des événements survenus quelques jours aupara­
vant.
Dicks restant en retrait, Ellis Jones insinua que ce genre d’amné­
sie n’était pas incurable et dit sans trop en avoir l’air que le meilleur
traitement consisterait en une injection. Croyant que cette idée
avait produit son effet auprès de Hess, ils se lancèrent dans une lon­
gue conversation. Dicks, l’ex-Estonien, rappela alors à l’adjoint du
Führer, en allemand et avec toute la courtoisie dont il était capable,
quelques faits saillants de sa vie et de sa carrière.
« Il m’a écouté avec un évident plaisir, très content d’entendre
parler de son passé », nota Dicks dans son rapport une semaine plus
tard...
« Le fait qu’il ait été un proche de Hitler, qu’il ait sauté en para­
chute ou habité l’Egypte a provoqué chez lui un rire amusé et incré­
dule. »
Face à un Dicks qui le flattait sans vergogne, Hess a certainement
savouré chaque seconde de la comédie : les rôles étaient complète­
ment renversés, et le prisonnier jouait le sien avec un talent digne
d’un Oscar. Dicks conclut que l’amnésie était parfaitement authen­
tique. « De temps en temps, nota le médecin — et on imagine aisé­
ment la scène —, il demande qu’on lui définisse une notion simple
comme “skier”, ou qu’on lui explique qui était Shakespeare.» (Il
remarqua néanmoins que Hess comprenait d’autres notions qui
auraient dû lui être tout aussi étrangères.)
Hess décrivit poétiquement son état mental comme un brouillard
qui enveloppait progressivement les événements et les idées du
passé : «Je ne me souviens que des dernières vingt-quatre heures de
mon existence.» Et avec le plus grand sérieux, Dicks écrivit:
« C’est une construction du champ de conscience dans la mesure où
il dépend des relations, des associations et des références passées. »
En consultant l’ensemble du personnel, le psychiatre découvrit
que tous s’accordaient pour estimer que le prisonnier était devenu
plus facile à manier. Ce qui n’empêcha pas Hess de monter à son
intention une mise en scène soignée de « douleurs » — très exagé­
rées — sans oublier de préciser à Ellis Jones qui lui proposait un
comprimé qu’il était opposé à toute forme de médication. « Et cela
inclut bien entendu les injections», ajouta-t-il. «Ai-je toujours été
contre les médicaments ? » demanda-t-il d’un air innocent.
306
L ’Angleterre
Les médecins échangèrent un coup d’œil. Dicks nota que c’était
là la première réaction claire de Hess à leur projet d’injection d’Evipan. Hess avait certainement toutes les raisons d’appréhender la
piqûre ; il risquait de perdre le contrôle de lui-même sous
l’influence du narcotique. Pour sa part, Dicks était déterminé à ten­
ter l’expérience : il en avait reçu instruction du général Rees.
Le matin suivant, après avoir donné des ordres pour que tout le
matériel nécessaire soit préparé sur un chariot, il vient voir Hess
juste avant le déjeuner. Il constate immédiatement une certaine
froideur — «contact glacial», note-t-il dans son rapport.
Après le repas, Ellis Jones demande franchement à Hess s’il
accepterait de subir l’expérience.
«Je préférerais un traitement psychologique, plaide Hess sans
autre précision.
— Cela ne donnerait rien dans votre cas, insiste Ellis Jones.
— Mon état actuel convient assez bien à un prisonnier, réplique
Hess. C’est comme ça depuis un moment. Que je me rappelle ou
non ce que j’ai pu faire auparavant n’a pas vraiment d’importance.
Du moment que je peux lire, dessiner et me divertir un peu pour
tuer le temps, je me tiens pour satisfait. C’est seulement quand on
me rappelle mon infirmité que cela devient pénible. »
Se passant la main sur le front d’un air accablé, il poursuit sans
plus aucune trace d’humour dans la voix : « Quand je serai rentré en
Allemagne — Dicks a dans ce cas également textuellement noté ces
paroles —, ça s’arrangera peut-être tout seul, ou alors je trouverai
quelque traitement. C’est peut-être même une bénédiction du sort
que j’aie tout oublié. Si je retrouve la mémoire, il est possible que je
souffre davantage. Alors, je préfère attendre et voir venir», achèvet-il dans un éclat de rire.
Hess conserve sa bonne humeur tout le reste de la journée,
sachant qu’il a déjoué les petits projets de Dicks, venu pour rien au
pays de Galles.
Le colonel fit une dernière tentative avant de se résoudre à télé­
phoner à Rees pour lui faire part de son échec. « Cette lettre à lise,
susurra-t-il, ça va rudement effrayer votre famille. C’est votre devoir
d’accepter le traitement. »
Hess demeura intraitable. « J’attendrai une cure naturelle », répliqua-t-il. Il donna aux officiers, en leurs demandant de l’expédier, la
dernière lettre en date qu’il avait écrite à lise. Cette fois, il avait
cacheté l’enveloppe.
En ce dernier après-midi, Dicks se joignit à Hess et au lieutenant
Fenton pour une promenade à la campagne. Fenton, qui aimait
Sourire complice
307
bien ces sorties, fut étonné du changement qui s’opéra chez le pri­
sonnier. Après quelques minutes, Hess tourna les talons et
demanda à retourner à l’hôpital.
Dicks passa le saluer avant de rentrer à Londres.
« Oh ! Vous partez, fit narquoisement Hess. Désolé que vous ne
puissiez pas rester. »
3 mars 1944
[Rapport du colonel Dicks]
Il est peu probable que ce patient, depuis longtemps muré dans
un délire de persécution fixé sur le poison, consente à ce qui doit lui
apparaître comme une « agression chimique » contre son corps. S’il
devait s’y résoudre, en l’absence de l’étranger suspect (moi-même), je
suggère qu’une personne connaissant l’allemand, pas nécessairement
moi, soit dépêchée à Maindiff, en voiture rapide si besoin est.
Cet interprète ne devra être présent qu’au moment de l’action du
narcotique, et demeurer totalement inconnu du patient. Toutes les
notes prises devront être exploitées par le docteur Ellis Jones, qui
jouit de la confiance du patient. Pour suggérer à nouveau le traite­
ment, il serait peut-être bon de faire appel à un confident non méde­
cin, par exemple le lieutenant Fenton.
On pourrait essayer quelque forme de thérapie hypnotique, à
l’aide de stimulations électriques ou lumineuses, mais je considère ce
malade comme trop intelligent pour y être sensible.
Deux mois se passent. Hess se plaint de la mauvaise qualité de la
viande, de la cuisson des haricots, du salage des plats; lisant au
soleil sous la véranda, il proteste contre le moindre bruit, tel que
celui de radios lointaines, d’une tondeuse à gazon, voire d’un cra­
quement de chaise (s’il ne s’agit pas de la sienne bien sûr). Les infir­
miers de service continuent de noter chaque détail inhabituel. «À
22 h 30, consignent-ils le 16 mars, il est sorti sous la véranda en
émettant des sifflements et s’est mis à marcher de long en large sur
un rythme irrégulier et tapant souvent des pieds. » Trois jours plus
tard, après le dîner pris en compagnie du major King, nouveau
commandant, et du lieutenant Fenton, le surveillant écrit : « Il fal­
lait lui arracher les mots de la bouche et il semblait manquer de
concentration.» Le 1er avril — jour des farces —, Hess envoie le
soldat Reygate chercher le médecin puis s’avoue incapable de se
rappeler pourquoi.
De nouveau conduit à White Castle le 26, Hess affirme à l’officier
qu’il n’a aucun souvenir d’y être jamais venu. Le lendemain matin,
il reparle avec tristesse de l’incident à Ellis Jones : « Ne peut-on pas
faire quelque chose ? » interroge-t-il. Le docteur lui répond qu’il
pourrait peut-être recouvrer la mémoire à l’aide d’une injection.
308
L ’Angleterre
Cet après-midi-là, à la surprise générale, Hess demande à voir le
major. «Je suis volontaire pour le traitement», déclare-t-il. Ellis
Jones écrit immédiatement au général Rees :
Cet après-midi, il a demandé à me voir pour me dire qu’il acceptait
de subir le traitement. Étant donné qu’il est probable qu’il utilise sa
langue maternelle durant les séances, je pense qu’il serait souhaitable
que le colonel Dicks soit présent. Bien entendu, il peut encore reve­
nir sur sa décision de coopérer, mais pour le moment nous en
sommes là.
Rees, qui refusa après la guerre de reconnaître que Hess aurait pu
mystifier des médecins chevronnés, estima probant que le prison­
nier se soit inquiété lui-même de son incapacité à se souvenir d’un
détail comme White Castle, au point d’accepter un traitement qu’il
refusait catégoriquement en février. Il téléphona à Dicks de revenir
au pays de Galles :
2 m ai 1944
[Rapport du sergent Everatt]
Patient resté assis sous la véranda la plus grande partie de l’aprèsmidi. L’air agité, tapant des mains, etc... À 16 h 30, crise de «dou­
leurs»... Même chose à 18 h 30.
3 m ai 1944
Déjeuner... Se plaint que les haricots sont mal cuits, se met en
colère, tape des pieds dans sa chambre et exige de voir un officier
médecin, ou n’importe qui susceptible de lui expliquer pourquoi la
chose s’est produite deux jours de suite.
4 m ai
[Rapport du caporal Cooper]
Très agité dans la soirée, est sorti déambuler dans la cour malgré
une forte pluie et un vent cinglant. Il avait mis son pardessus et sem­
blait content.
6 m ai 1944
Il est sorti pour s’asseoir sous la véranda, mais vers 21 heures, il est
rentré pour actionner sa sonnette. Déprimé, il demande à voir « le
responsable». On va chercher M. Fenton, à qui le patient demande
de faire partir le garde, parce qu’il le rend nerveux. Après quoi le
patient se met à arpenter la cour avec agitation...
Mais pourquoi accepte-t-il maintenant la séance de narcose ?
Dans une déclaration rédigée pour être lue à la fin de son procès
deux ans plus tard, il rappellera qu’on lui avait posé d’étranges ques­
tions sur son passé. Quand on lui avait expliqué qu’il pourrait
Sourire complice
309
retrouver la mémoire grâce à une injection, il s’était retrouvé face à
un dilemme : « Pour rester cohérent avec ma “perte de mémoire”,
écrit-il, je ne devais pas avoir l’air de me méfier. » Pour lui, il était
clair qu’on voulait vérifier la réalité de son amnésie.
Là encore, il faut d’abord laisser parler le « véritable » Hess.
«Finalem ent», écrit-il le 10 mars 1947,
la comédie alla si loin que je leur permis de me faire une piqûre
contre l’amnésie. Après avoir d’abord refusé, je n’avais plus vraiment
le choix ; autrement, j’aurais renforcé leurs soupçons que pour le
moins j’exagérais. Par chance, on m’avait prévenu qu’il n’était pas
certain que la mémoire me reviendrait après les injections. Mais le
pire était que le processus comprenait une séance de narcose où on
me poserait des questions destinées à « relier la surface et les soubas­
sements de la conscience».
Ainsi, je risquais non seulement de révéler des « secrets » en tant
qu’Allemand, mais encore de complètement dévoiler ma superche­
rie.
Néanmoins, comme je l’ai dit, je n’avais pas à long terme d’autre
choix que de me soumettre. Cependant, je suis parvenu à rassembler
toute ma puissance de concentration pour demeurer conscient —
bien qu’on m ’ait injecté des doses supérieures à la normale — tout
en mimant l’insconcience d’un bout à l’autre.
Bien entendu, j’ai répondu à toutes les questions. «Je ne sais
pas», disais-je avec une longue pause entre chaque mot, et d’une
voix basse, atone et distante.
J’ai finalement fait mine de me rappeler mon propre nom, et je l’ai
murmuré de la même voix.
Le colonel Dicks arrive secrètement à Maindiff le samedi 6 mai à six
heures et demie du soir. À l’abri de portes closes, il confère avec les
autres médecins. Il est décidé qu’il tiendra sa présence cachée
jusqu’à ce que Hess soit sous narcose le soir suivant.
Le rapport du caporal Everatt pour le 7 mai 1944 donne une
froide description de la sinistre expérience. Après une sortie en voi­
ture dans l’après-midi suivie d’une promenade dans la cour, Hess
reçoit la visite du major Ellis Jones à sept heures et demie après le
dîner, et du docteur Phillips à neuf heures moins le quart, « pour le
traitement que le patient a accepté ».
On a injecté [au patient] 5,5 cc d’une solution d’Evipan. Le colonel
Dicks a rejoint les autres et ils sont demeurés avec le patient jusqu’à
22 h 30.
Le patient est revenu à lui et a demandé du pain beurré et du
lait...
310
L ’Angleterre
Le patient était endormi à 23 heures quand il a reçu la visite du
major [Ellis] Jones qui lui a parlé. Le major Jones a fait venir le lieu­
tenant-colonel Dicks à 23 h 45 et ils sont restés jusqu’à 0 h 05.
Comme convenu, Dicks avait attendu à l’extérieur jusqu’à neuf
heures du soir. À ce moment-là, la solution d’Evipan semble avoir
produit son effet ; Hess a cessé de compter, ses muscles sont déten­
dus, et on entend quelques ronflements. Dicks fait son entrée sur la
pointe des pieds et vérifie qu’on a bien préparé de la Coramine en
cas d’urgence. Le pouls est régulier. Dicks note le fait et commence
à rédiger un compte rendu littéral.
Luttant pour rester éveillé, Hess remue et entend la voix fami­
lière de Dicks qui lui parle en allemand et lui déclare :
« Vous allez maintenant retrouver les noms et les visages de ceux
qui vous sont chers. La mémoire va vous revenir. Nous sommes
tous ici pour vous aider. Le docteur Jones est ici. Il veille sur
vous... »
Hess garde le silence, et Dicks répéta ce qu’il vient de dire.
L’adjoint du Führer gémit alors de façon tout à fait réaliste...
« Qu’est-ce qui vous tourmente ? demande Dicks dans un mur­
mure.
— Douleurs ! Dans le ventre ! gémit Hess. Oh ! si seulement
j’étais bien. Mal au ventre. — Il gémit de nouveau. De l’eau ! de
l’eau ! Soif !
— Vous en aurez bientôt, lui promet Dicks, et il ajoute, le visage
impénétrable : Racontez-nous ce que vous avez oublié.
— Oh ! je ne sais pas. Mal ! Soif ! »
Dicks reprend sur un ton différent.
«Vous allez nous dire maintenant ce que vous avez oublié.
— De l’eau ! j’ai mal ! un brouillard...
— Comment s’appelle votre petit garçon ? »
La réponse n’est qu’un murmure.
«Je ne sais pas.
— Votre fem m e. lise, c’est ça ?
— Je ne sais pas.
— Vous vous rappelez vos bons amis, Haushofer...
— Non.
— Willi Messerschmitt.
— Non, gémit le prisonnier. Mal au ventre ! Oh ! Mon Dieu !...
— Pourquoi ces douleurs ? »
Hess gémit sans répondre. Dicks remonte plus loin dans le
passé :
« Et votre enfance à Alexandrie...
Sourire complice
311
— Non.
— ... Et toute cette période mouvementée avec Adolf Hitler à
Munich ?
— Non.
— Vous étiez avec lui à la forteresse de Landsberg.
— Non.
— Allons, ça vous aidera de nous dire toutes les choses qui vous
font mal.
— J ’ai mal, mal, mal, répète Hess. Je ne sais pas, je ne sais pas, je
ne sais pas.
— Mais lise, vous la connaissez !
— Je ne sais pas. »
Le docteur Ellis Jones intervient alors en anglais :
« Parlez et répondez, ça vous aidera.
— ... Parlez et répondez, répond Hess en écho. Leibschmerzen!
Crampes d’estomac.
— Vous avez ça depuis des années.
— Des années. Leibschmerzen!»
— Vous allez vous souvenir de toutes les autres parties de votre
passé, ordonne Dicks.
— Souvenir de toutes les autres parties ?
— Tous les événements importants de votre vie...
— ... tous les événements importants... » Hess gémit plus fort et
réclame à nouveau de l’eau.
« Le nom de votre garçon, insiste Dicks.
— Le garçon — son nom ? Et les gémissements vont crescendo.
Oh ! j’ai mal au ventre.
— Pourquoi gémissez-vous ? demande Ellis Jones en anglais
— Leibschmerzen, Leibschmerzen», répond Hess en allemand.
Dicks se fait pressant :
« Pourquoi vous infligez-vous cette souffrance ? Pourquoi vous
faites-vous si mal à vous-même ? »
Hess pousse un cri perçant en guise de réponse.
« Comment cette douleur s’est-elle emparée de vous ?
— De l’eau, de l’eau !
— Parlez, l’exhorte Ellis Jones avec le doux accent chantant du
pays de Galles, ça vous fera du bien. »
Nouveaux gémissements.
« Pourquoi vous torturer ?
— De l’eau !
— Qui vous a fait du mal ?
— Je ne sais pas.
312
L ’Angleterre
— Allons, allons, répète inlassablement Ellis Jones, dites-nous
pourquoi vous souffrez. Parlez — nous sommes là pour vous aider.
— J ’ai mal... De l’eau !
— Dites-nous comment s’appelle votre femme, susurre encore
le médecin gallois de sa voix onctueuse, et votre fils...
— ... Votre femme... et votre fils...», répond Hess en écho avec
le même accent gallois.
Ellis Jones le presse encore :
« Vous vous souvenez quand vous étiez enfant à Alexandrie ? Et
que vous m’avez raconté comment votre père vous accompagnait à
l’école, vos voyages en Sicile... Les séances de cirque...»
Hess reprend d’une voix lointaine les derniers mots de chaque
phrase du médecin.
« Et votre service militaire en Roumanie...
— Je ne sais pas, répond Hess en anglais.
— Haushofer, murmure Ellis Jones, un vieil ami à vous. Et
Sauerbruch, le grand chirurgien qui vous a opéré après votre bles­
sure ? »
Hess reste muet, mais Phillips et Jones notent tous deux une
brève lueur dans son regard à l’énoncé de ces deux noms.
« Mais au moins, qui êtes-vous ? demande Ellis Jones. Et votre
femme ?
— RUDOLF HESS, répond le prisonnier, qui reprend encore en
écho : et votre femme ? »
À plusieurs reprises, les deux hommes répètent à l’unisson qu’ils
sont depuis longtemps ses médecins traitants, uniquement désireux
de l’aider.
Sur quoi, s’asseyant sur le lit, Hess réclame :
« De l’eau, s’il vous plaît — et quelque chose à manger. »
Sans bruit, le colonel Dicks se retire.
C’est fier d’avoir résisté au sérum de vérité que Hess reçut les trois
médecins une heure plus tard. « Il avait l’air enjoué », nota Dicks,
sans se douter des véritables raisons de cet entrain. Ellis Jones
s’adressa au prisonnier : « Nous avons eu la satisfaction de constater
que votre mémoire est intacte — vous avez pu vous souvenir de
bon nombre de choses —, mais il n’y a pas eu de restitution com­
plète des souvenirs, comme on en obtient parfois en une seule
séance.»
Hess les remercia courtoisement de leurs efforts, se disant rassuré
qu’ils n’aient pas trouvé d’anomalie irréversible. « Malheureuse­
ment, ajouta-t-il avant de s’installer pour la nuit, ma mémoire est
tout aussi vierge maintenant qu’auparavant. »
Sourire complice
313
Pendant les vingt-quatre heures suivantes, il régala le personnel
médical d’un festival de «douleurs».
8 m ai 1944
[Rapport de l’infirmier]
À 0 h 20... le patient se retire, peu après une crise bénigne de dou­
leurs abdominales... Dort jusqu’à 4 h 05, heure où il est pris d’une
nouvelle crise de «douleurs»... Encore une attaque à 8 h 30...
11 h 15, nouvelle crise.
Pris un substantiel petit déjeuner, puis reçu la visite du major Ellis
Jones et plus tard du colonel Dicks, qui lui ont parlé un certain
temps. Le patient déclare qu’il se sent assez mal après le traitement
de la veille...
Dicks resta plus tard une heure à discuter sous la véranda avec le
prisonnier, «amical, mais très fébrile». Tout comme Ellis Jones, il
cherchait à convaincre Hess d’autoriser une nouvelle expérience
avec le sérum. Hess demeura intraitable — il n’avait, affirmait-il,
que trop absorbé de «substances étrangères». Le Gallois fit appel à
sa conscience — songeait-il à la peine qu’il causait à sa famille ? —
et l’émigré allemand à sa vanité — un homme de son importance se
devait de participer aux événements en cours...
Hess ne donna aucun signe laissant supposer qu’il reconnaissait
le colonel. Sa réponse était simple : «Je ne veux pas revivre cette
épreuve. »
Le 10 mai, Dicks conclut ainsi son rapport au général Rees :
« L’état mental du patient est semblable à ce qu’il était avant le trai­
tement à l’Evipan... L’amnésie persiste. »
Hess ne retira aucun bénéfice de cette performance de virtuose.
Ignorant que le gouvernement Churchill dissimulait délibérément
au monde les détails de son état de santé pour ne pas devoir obtem­
pérer à une demande de rapatriement, il imaginait déjà le jour béni
où une ambulance plombée l’emporterait loin de Maindiff Court,
vers quelque port du Sud d’où on l’escorterait jusqu’à l’un des
navires-hôpitaux suédois qui avaient déjà rapatrié des centaines
d’autres prisonniers de guerre atteints de maladies incurables.
Il y revient d’ailleurs dans la lettre de mars 1947 : « Ils m’ont vrai­
ment laissé entrevoir que j’allais rentrer à la maison au prochain
voyage du Drottningholm. Tu peux imaginer l’effet que ça m’a fait !
Mais cette fois, il est parti sans moi, ainsi que la fois suivante et
après encore. »
Hess puise une légère consolation dans le fait d’avoir mystifié
tous les experts. « Il est évident qu’après leur traitement à la drogue,
mes médecins ont été persuadés de la réalité de mon amnésie, écrit-
314
L ’Angleterre
il, car lorsque j’ai jugé qu’il serait de bonne tactique de révéler la
supercherie — comme je l’ai déjà fait en Angleterre en une occa­
sion ! — ces distingués docteurs ont d’abord tout simplement refusé
de me croire : pour les convaincre que je m’étais «payéleur tête», il
a fallu que je leur récite toutes les questions qu’ils m’avaient posées
quand j’étais «inconscient», et que je refasse mon numéro de
«réveil», avec la même voix faible et hésitante qu’alors. À tout
prendre, constate Hess avec amertume, j’ai fait tout ce qui était
humainement possible pour “mobiliser les dieux” en faveur de mon
retour en Allemagne. Mais les dieux en ont disposé autrement — et
sans aucun doute pour le mieux. »
17
.
La lame de vingt-cinq centimètres
Concernant la fin de son séjour en Angleterre, les rapports médi­
caux sur Rudolf Hess posent un dilemme à l’historien : parce que
même si les symptômes de l’amnésie étaient simulés — et les psy­
chiatres ont insisté énergiquement par la suite sur le fait qu’ils ne
s’étaient pas laissé abuser —, les manifestations périodiques de
délire de persécution demeurent troublantes et inexpliquées. Reste
l’image soit d’un paranoïaque pathétique et réduit à l’impuissance,
soit celle d’un captif rusé, improvisant avec brio les principaux
symptômes d’une folie grandissante pour des motifs qu’il n’a jamais
lui-même expliqués de façon satisfaisante.
Après la narcose expérimentale de mai 1944, Hess se mit à coller
des messages sur la fenêtre qui faisait face à sa table. Cela com­
mença par une note, remarquable par la maladresse de son écriture,
de son orthographe et de sa grammaire, pour se rappeler à luimême de ne se prêter « en aucun cas » à une autre expérience de
piqûre. « ...Les médecins sont convaincus que la mémoire te revien­
dra en Allemagne. Aussi ne sois pas inquiet et ne t’échauffe pas si
par moments elle est mauvaise et que tu ne peux même pas recon­
naître des gens que tu as déjà vus. »
Inquiet, il ne l’était pas.
Le 15 mai, le Dr Phillips (le vieux médecin consultant de l’hôpi­
tal psychiatrique) vint lui rendre visite, comme d’habitude. Après
son départ, Hess demanda au caporal du R.A.M.C. qui était le
médecin. « Il reposa la même question pendant le déjeuner, d’après
le caporal Cooper, j’essayai de lui expliquer, mais il dit qu’il n’arri­
vait pas à se souvenir. »
Hess passa l’après-midi sous la véranda, l’air hébété.
Il commença à se plaindre de tout de façon encore plus agressive :
le pudding n’était pas assez cuit, la crème express était mauvaise, le
lait sentait le phénol, le tic-tac de la pendule des gardes faisait trop
de bruit, on entendait des coups de feu venant d’un lointain champ
de tir (« Fous d’Anglais ! » hurla-t-il quand on lui répondit que les
316
L ’Angleterre
hommes devaient s’entraîner); le col d’une chemise qu’il portait
depuis dix mois était subitement devenu « trop grand », des arma­
das d’avions de guerre le survolaient; le poisson était infect, la
volaille aussi, la viande trop salée, trop cuite ou immangeable pour
toute autre raison. Le régime alimentaire hospitalier est rarement
un régal de gourmet, c’est évident ; et plusieurs fois les surveillants
durent admettre que ses réclamations étaient justifiées. Parmi les
Gallois qui travaillaient aux cuisines, rares étaient les sympathisants
nazis...
Hess se répandait fréquemment en injures contre les gardes qui
laissaient la radio marcher trop bruyamment, mais c’était invariable­
ment — comme le 23 juin, lors de l’annonce détaillée d’une victoire
en Italie — quand les informations étaient mauvaises pour l’Alle­
magne et bonnes pour l’Angleterre.
C’est la guerre de bombardements, à laquelle il avait tenté de
mettre fin par son expédition, qui le peinait le plus. « À 21 h 45,
écrivait Cooper le 27, quand les informations anglaises ont évoqué
les bombardements de l’Allemagne, le patient est descendu à pas
bruyants sur la véranda, demandant avec impatience qu’on baisse la
radio... »
Quelques jours plus tard, le major Ellis Jones lui apporta les nou­
velles du débarquement de Normandie. « Le patient ne parut pas
troublé, et aucune information ne sembla l’intéresser», nota-t-il.
Puis on apprit que les Alliés avaient réussi à forcer le Mur de
l’Atlantique tant vanté par les nazis... Le 10 juin, déprimé et irrita­
ble, Hess demanda aux militaires qui écoutaient les informations de
la B.B.C. de couper la radio.
Les infirmiers se méfiaient de lui. Après une de ses crises de dou­
leurs coutumières, le 15, un caporal rapporta: « Il est possible que
le patient n’ait eu cette crise à 19 heures que comme couverture
pour écouter les informations allemandes : je l’ai trouvé écoutant la
radio (très bas) et apparemment très bien alors qu’il était censé être
au beau milieu d’une crise de “douleurs”. »
Le lendemain soir, les infirmiers entendirent à nouveau faible­
m ent les parasites alors que le prisonnier tournait doucement le
bouton pour trouver la fréquence de Berlin.
« Plus tard, d’après leur rapport, il s’assit sous la véranda. Plutôt
agité aujourd’hui. »
Les Alliés s’apprêtaient à déferler sur la France à partir de leur
tête de pont de Normandie.
Réalisant peut-être que quelqu’un pouvait entendre les parasites,
le 3 juillet, le prisonnier peaufina son rôle : «Tout l’après-midi... il
s’est montré irritable et a présenté des signes de dérangement men­
La lame de vingt-cinq centimètres
317
tal, frappant sur sa chaise, incapable de rester tranquille, sifflant et
faisant des bruits bizarres ; à un moment il a imité les bruits de para­
sites de la radio. »
L’amnésie réapparut quatre jours plus tard : une fois de plus, il
« sembla ne pas reconnaître » le Dr Phillips ; et quand le nouveau
commandant de la Garde arriva le 10, après le dîner, Hess s’enquit
avec affabilité : « Nous sommes-nous déjà rencontrés ? »
L’Angleterre subissait des bombardements aériens intensifs, et
Churchill exprima à la B.B.C. sa colère et son inquiétude devant ce
type de représailles. Le courage revint à Hess, comme le montrent
les rapports des infirmiers :
15 juillet 1944
Le dîner a été retardé (le patient écoutait les informations alle­
mandes), puis il a pris un bon repas avec M. Fenton... Il a collé deux
nouvelles notes en allemand sur sa fenêtre.
17 juillet 1944
Il a écouté de la musique à la radio et manifesté bruyamment sa
joie en donnant des coups et en trépignant dans sa chambre. Plus
tard, il s’est plaint du bruit de la radio du personnel... et a demandé
qu’on la baisse ou qu’on ferme la fenêtre, malgré l’extrême chaleur.
21 juillet 1944
Le dîner a été retardé parce qu’il écoutait les informations alle­
mandes. Puis il a pris un copieux repas avec M. Fenton. Le patient
s’est montré très prolixe, gesticulant beaucoup, tout ragaillardi. Il a
semblé très content d’apprendre que le Führer avait échappé à un
assassinat.
Les signes d’amnésie devinrent vraiment excessifs. Les surveillants
le virent garder et envelopper soigneusement de la nourriture pour
la montrer au médecin, puis apparemment tout oublier. Le sergent
J.H. Everatt qui le soignait depuis les premiers jours au Camp Z en
juin 1941 nota le 22 août 1944 : «À 18 h 30, le patient m’a regardé
avec de grands yeux en me demandant si j’étais un nouvel infirmier,
affirmant qu’il ne se souvenait pas de moi. »
Une lettre de lise Hess arriva au cours de l’été. Elle essayait de le
rassurer en lui disant qu’en Allemagne des médecins lui avaient
assuré qu’il recouvrerait la mémoire une fois la guerre terminée. Il la
colla sur la fenêtre à côté des notes lui rappelant ce qu’il devait
essayer de ne pas oublier, et le général Rees, en visite à Maindiff
Court le 1er septembre, l’y remarqua. Pour lui, elle ne faisait que
confirmer l’amnésie. Le général nota aussi que les « douleurs » noc-
318
L ’Angleterre
tume coïncidaient habituellement avec les bulletins d’informations
allemands, et cela le conforta dans l’idée qu’elles étaient d’origine
hystérique et non physique.
Ce qui restait des armées allemandes fuyait devant les Alliés qui
libéraient la France, et l’adjoint du Führer n’avait aucune raison de
trouver les nouvelles réjouissantes. Deux jours plus tôt, il avait
«passé un moment à écouter les informations allemandes [et]
arpentait sa chambre, criant et tempêtant à chaque nouvelle... ».
Le général Rees était à nouveau convaincu que, contrairement
aux douleurs, l’amnésie était authentique. « Il est tout à fait clair,
rapporta-t-il au War Office, que recouvrer la mémoire signifierait
avoir à affronter de désagréables et tristes souvenirs d’échec. » Au
cours d’une longue conversation avec Hess, il insista sur l’aspect
moral d’une telle attitude, sans se faire trop d’illusions sur l’effet de
ses paroles.
Quant aux symptômes d’hallucinations, s’ils étaient simulés, Hess
faisait souvent preuve d’imagination. À sept heures du matin, le
13 septembre, il dit au surveillant qui lui apportait une bouillotte :
« Il y a au-dehors un homme blessé qui souffre beaucoup, je
l’entends. »
Un étrange scénario commença à se répéter tous les dimanches
quand on lui apportait des sous-vêtements propres : il affirmait
qu’ils étaient mal rincés car il y trouvait de la poudre de lessive, et il
les frappait pendant au moins dix minutes contre la porte d’un pla­
card pour bien montrer aux infirmiers les nuages (invisibles) de pou­
dre. Ces violentes séances de flagellation revinrent aussi régulière­
ment dans les rapports des infirmiers que les «douleurs» et les
autres récriminations.
Le rituel des «douleurs» lui-même devint plus élaboré. Hess
poussait le nombre de gémissements requis, le surveillant apportait
une bouillotte puis se retirait ; subrepticement, Hess faisait glisser la
bouillotte à terre, appelait les surveillants qui le réprimandaient,
demandaient des explications, y renonçaient, puis finissaient par se
prêter à cette exaspérante comédie, car tels étaient les ordres de
Londres.
Il se mit à se promener la nuit tombée dans le jardin, quel que
soit le temps, mais particulièrement s’il pleuvait. Vers la même épo­
que, les écriteaux portant des inscriptions autoritaires se multi­
pliaient dans sa chambre. Le 10 octobre apparut sur sa porte une
note en allemand : r e p a s DE m id i : 12 h 30.
Peut-être le sentiment d’injustice ressenti par le prisonnier était-il
quelque peu justifié. Le 9 octobre, quand il revint de sa promenade
dans l’obscurité, le major Cross, commandant de la Garde, lui
La lame de vingt-cinq centimètres
319
apporta un paquet de courrier — onze lettres que ses gardiens
avaient laissées s’entasser sans pitié. En boudant, il renonça à ses
sorties dans la campagne — la dernière avait eu lieu le 2 octobre,
quand il avait cueilli des mûres avec un lieutenant.
3 novembre 1944
[Rapport de l’infirmier]
Se plaint toujours du bruit fait dans les couloirs, a passé la plus
grande partie du temps à lire et à écrire. A eu une nouvelle crise de
douleurs à 18 h 30 et est entré dans une rage terrible quand on lui a
apporté une bouillotte en terre cuite. Voulait savoir dans quel genre
d’hôpital il était, et si tous les hôpitaux anglais étaient comme cela, a
refusé le dîner jusqu’à 20 h 30... puis s’est installé en bas pour lire. A
fait une promenade dans le jardin à la nuit tombée.
4 novembre 1944
A apparemment inauguré une nouvelle façon de se contorsionner
sur sa chaise pendant une «douleur». Disant souffrir de la
mâchoire, il la prend dans ses mains, faisant deux mouvements de la
tête, un vers le haut, un vers le bas, et terminant par un mouvement
circulaire. Il a répété continuellement le même processus.
Il perfectionna le jeu du «m al à la mâchoire» pendant les six
semaines suivantes. Une écharpe étroitement nouée autour du cou,
l’air malheureux, il tournait en rond dans sa chambre ou dans le jar­
din. Il se tenait tout le temps la mâchoire (du moins quand il pen­
sait que quelqu’un pouvait le regarder) ; d’autres signes font douter
de la réalité de ces souffrances. « Bien qu’il se plaigne d’avoir mal
aux dents, triompha un jour le soldat Graver, il a mangé deux
grands toasts très durs. »
Le 20 novembre, le major Ellis Jones proposa à Hess une sortie
en voiture. Nerveux et agité, il déclina l’offre. Deux jours plus tard,
il dit au médecin : « Le personnel de cuisine gâte délibérément ma
nourriture pour me rendre malade. »
Le 28 novembre, après le déjeuner il répéta cette accusation, et se
mit, d’après le sergent Everatt, dans une rage terrible. « Ils ont trop
salé la nourriture pour me tourmenter ! » hurla-t-il. Quand on lui dit
qu’on ne pouvait lui donner plus de légumes, il se lamenta : « Alors
je dois mourir de faim ! »
10 décembre 1944
[Rapport de l’infirmier]
Il a été nerveux et agité tout l’après-midi, donnant des coups, tré­
pignant et lâchant de temps à autre des grognements gutturaux et
incompréhensibles, comme s’il jurait dans sa propre langue.
320
L ’Angleterre
On a servi le dîner à 19 H 10... après, il a fait les cent pas en se
tenant la mâchoire.
16 décembre 1944
[Rapport de l’infirmier]
À son arrivée, il semblait gêné par une douleur à la face car il tour­
nait autour de la pièce en se tenant la tête.
1 7 décembre 1944
Il s’est levé à 12 h 30, apparemment de mauvaise humeur. Il fai­
sait du tapage tout en s’habillant.
Le déjeuner servi, il s’est immédiatement levé et a quitté la pièce
en chancelant et en se tenant l’estomac. On lui a donné une bouil­
lotte... Le patient a mangé un toast dur, sans beurre. Il a frappé sur le
bras de son fauteuil, donné un coup de pied dans sa bouillotte, a
ouvert violemment la porte de la véranda et s’est mis à arpenter la
pièce dans un état d’extrême agitation.
Cet étalage convaincant de symptômes faisait partie du plan de
Hess pour essayer de se faire évacuer vers la Suisse. Le 26 novem­
bre, il avait écrit au ministre suisse pour lui expliquer que sa santé
s’était sérieusement détériorée (bien que rien n’en transparaisse dans
son écriture), que des douleurs abdominales lui faisaient souffrir le
martyre et qu’il avait perdu la mémoire depuis six ou sept mois.
« J’ai longtemps oublié une grande part de ce qui est relaté dans
cette lettre, prit-il la précaution d’expliquer, et je ne l’aurais pas
écrite du tout si je n’avais pas noté quotidiennement dans un jour­
nal tout ce que le médecin d’ici, le Dr Jones, m’a répondu quand je
lui posais des questions. » Heureusement, estimait-il, Ellis Jones
était convaincu qu’un choc pourrait lui rendre subitement la
mémoire... Il notait de surcroît : « Revoir ma famille, par exemple,
pourrait provoquer un choc salutaire. » Ou bien le retour dans un
environnement plus familier. En bref, Hess demandait à être auto­
risé à se rendre en Suisse, et donnait sa parole d’honneur de revenir
en Angleterre dès qu’on le souhaiterait. Il joignait à cet effet un cer­
tificat médical d’Ellis Jones. Le 19 décembre, pourtant, le général
Rees donna un avis défavorable au War Office : «Je suis fermement
convaincu, écrivait-il, que dans l’état actuel des choses, un tel
voyage n’aurait aucun effet bénéfique. »
Le nouveau ministre suisse, le Pr Paul Rügger, apporta le lende­
main ces mauvaises nouvelles à Maindiff Court. Alors qu’ils se sépa­
raient, l’infirmier vit Hess «vif et de bonne hum eur». Il avait capté
suffisamment d’informations à la radio pour savoir que les V2 pleuvaient sur Anvers, le principal port d’approvisionnement du général
Dwight D. Eisenhower ; et que Hitler avait lancé une contre-offen­
La lame de vingt-cinq centimètres
321
sive totalement inattendue dans les Ardennes dans un coup de
désespéré pour gagner la guerre. Berlin commençait à affirmer que
les Alliés étaient en déroute — c’était vrai pour plusieurs divisions
américaines — sous la percée effectuée par le feld-maréchal
von Rundstedt.
Une fois de plus, Hess se tapit près de la radio. Sa foi en Hitler
était alors intacte. Ses douleurs persistaient faiblement mais il avait
moins de trous de mémoire. Il se contenta, le 3 janvier 1945, de
demander en murmurant à un surveillant de brancher la radio («J’ai
oublié où se trouve le bouton »), ou de se plaindre timidement (le 7)
du dîner qui était «bien maigre pour un homme malade».
Mais même les trompettes que faisait sonner de Berlin William
Joyce laissèrent échapper quelques couacs. Le 8, alors que Hess
dînait seul, le caporal Cooper put entendre, à un très bas niveau
d’écoute, les informations de la radio allemande. De son côté, le 9,
le soldat Clifford entendit le prisonnier proférer des « sons
étranges» tandis qu’il branchait les informations allemandes pen­
dant le dîner, puis « pousser de petits cris de joie, siffloter ou parler
au poste quand la fréquence oscillait».
Le 12 janvier, l’offensive soviétique d’hiver, longtemps attendue,
déferla du centre de la Pologne vers les derniers obstacles avant
Berlin.
Hess se réjouit encore un ou deux jours, toujours persuadé que
les Russes avaient été arrêtés, comme l’annonçait Berlin. Le 14,
Cooper le vit quitter la table sans toucher à son dîner pour écouter
la radio. Il s’assit à côté, et se mit à battre la mesure avec son pied
lorsque l’indicatif de fin se fit entendre.
Une lettre écrite à lise le lendemain ne montrait aucun signe
anormal. Il y exprimait sa satisfaction de constater qu’elle ne
s’acharnait pas à éveiller le génie qui aurait pu sommeiller chez leur
petit écolier, plein d’application, et la consolait : « Les premiers de
la classe parviennent au sommet à force de travail et non grâce à
leurs dons intellectuels, écrivait-il, et ce sont généralement ceux qui
déçoivent le plus par la suite. »
Il poursuivait : «Je ne souhaite qu’une chose dans la vie à mon
fils : que quelque projet le “brûle” — que ce soit un projet techni­
que, un nouveau concept en médecine où une pièce de théâtre —,
même si personne ne veut construire sa machine ni monter, ou
même lire, sa pièce, et que les médecins de toutes les facultés lui
tombent dessus avec une rare unanimité pour mettre en lambeaux
ses théories. »
À partir de la mi-janvier, Hess fut de plus en plus affecté par les
nouvelles désespérantes venues d’Allemagne. Il marchait à grands
322
L ’Angleterre
pas dans le jardin recouvert de neige en agitant les bras et en frap­
pant du pied; il écoutait la radio, on l’entendait marmonner; il
cognait sa chaise, se plaignait de la nourriture et recommença à fein­
dre l’amnésie: «Il a demandé, rapporta un infirmier le 23, que
l’officier de jour vienne éventuellement le voir, alors qu’il venait
juste de recevoir la visite du lieutenant Fenton, à l’heure du déjeu­
ner. »
Son agitation s’accrut quand il apprit par les informations que les
dirigeants alliés allaient rencontrer Staline à Yalta.
25 janvier 1945
[Rapport de l’infirmier]
Il a choisi pour marcher les endroits où il y avait le plus de neige
et la chassait à coups de pied...
26 janvier 1945
Le dîner n’a été servi qu’à 19 h 30. Aussitôt il a quitté la table
pour brancher la radio. Il s’est arrêté de manger jusqu’à la fin des
informations, une demi-heure plus tard environ.
30 janvier 1945
Est sorti dans le jardin où il a marché au milieu de la neige la plus
profonde qu’il ait pu trouver... [19 h 30, Hess] a paru tracassé par les
nouvelles... [Varsovie venait de tomber, les Russes avaient atteint
l’Oder]... Le patient a écouté la radio jusqu’à 1 h 20 du matin.
Hess était au bord d’une grave crise de dépression. Le 2 février, les
infirmiers l’entendirent tripoter la radio au hasard, faisant cliqueter
l’interrupteur pendant les quinze dernières minutes du bulletin
d’informations de 19 heures. Le 3 février, le caporal Cooper remar­
qua qu’il avait à peine touché à son souper et l’entendit répéter la
manœuvre à la même heure (il n’est pas impossible que Hess ait
espéré, par ce moyen, faire parvenir un signal quelque part).
« Est-ce que le poste marche bien ? » demanda Cooper.
Le prisonnier répondit par l’affirmative, mais semblait agité.
Après minuit, il se plaignit à nouveau d’une intense douleur à la
mâchoire : « Puis-je avoir deux de ces comprimés blancs ? » Clifford
lui donna deux Phénacétine.
Le 4 février 1945, réveillé plus tôt que d’habitude, juste après six
heures du matin, Hess fit appeler le soldat Clifford. «Je veux voir le
médecin ce matin avant toute chose. J ’ai quelque chose de très
important à lui dire», expliqua-t-il. Mais il se reprit un quart
d’heure plus tard : « Ça peut attendre jusqu’à ce que j’aie fini de dor­
mir. Je ne veux pas être dérangé. »
Le sergent Everatt, qui s’occupait de Hess depuis près de quatre
La lame de vingt-cinq centimètres
323
ans, lui trouva ce matin-là l’air égaré et fiévreux. Il réclama à nou­
veau Ellis Jones, et le médecin, appelé par le téléphone intérieur,
eut une longue conversation avec lui. « La mémoire m ’est revenue,
annonça Hess, et j’ai quelque chose d’important à communiquer au
monde. » Il sortit une feuille de papier avec une liste de noms : «Je
veux que vous fassiez parvenir cette information à M. Churchill. »
Tandis que le médecin jetait un coup d’œil sur la liste — des
noms de monarques, de généraux, et ceux des officiers allemands
qui avaient tenté de renverser le Führer — le prisonnier affirma,
péremptoire (d’après les notes du médecin), qu’il avait compris que
tous ces gens avaient été hypnotisés sans le savoir par les juifs qui
leur dictaient ainsi leurs actes. Pour Hess, l’idée que les juifs utili­
sent l’hypnose était parfaitement plausible. N’était-ce pas précisé­
ment ce qu’avait tenté le colonel Dicks quand on l’avait cru sous
narcose en mai 1944 ?
Ellis Jones écouta patiemment le prisonnier développer son
étrange thèse : le roi d’Italie et le maréchal Pietro Badoglio devaient
avoir été « hypnotisés » pour rompre leur serment donné à Hitler et
conclure l’armistice secret avec Eisenhower ; le baron Schenk
von Stauffenberg avait été hypnotisé pour le pousser à tenter de
tuer Hitler; comme M. Churchill qui était passé de l’antibolchevisme au prosoviétisme ; le feld-maréchal Friedrich Paulus avait été
hypnotisé pour parler à la radio depuis Moscou ; et lui-même, Hess,
l’avait été une fois lorsqu’il avait fait preuve de grossièreté au cours
d’un dîner de gala officiel en Italie ; comme M. Eden qui s’était
montré grossier envers le Reichsmarschall Hermann Goering dans
des circonstances semblables — « lui aussi manifestement victime
d’hypnose », consigna imperturbablement Ellis Jones*.
Il y avait aussi le «général J . », (probablement le général Gepp),
qui s’était montré «m al élevé» avec Hess à Mytchett. Manquant
pour le moins de tact, Hess alla jusqu’à suggérer qu’Ellis Jones luimême avait été hypnotisé pour glisser des poisons dans sa nourri­
ture. La liste de Hess se terminait par le général Rees et le conseil
de régence bulgare — tous avaient été manipulés par les juifs à la
suite d’une opération de «décervelage». «Toujours très agité, écri­
vit Ellis Jones à la fin de son rapport, il a maintenu qu’il avait simulé
son amnésie. »
Ce délire était-il simulé lui aussi ? Etant donné l’intelligence
supérieure, l’esprit rationnel dont Hess faisait preuve dans ses let­
tres personnelles, c’est une hypothèse qu’on ne peut négliger. Ellis
* Lors d’un banquet, le 26 mars 1935, Goering était assis juste à la droite d’Eden,
en face de Hess, d’après le plan de table.
324
L ’Angleterre
Jones se refusait à croire qu’il s’était laissé duper, mais, par la suite,
le sergent Everatt prouva à l’évidence dans une note troublante que
la mémoire de Hess était effectivement intacte — le prisonnier
« m’a cité nombre d’officiers et diverses personnes qui sont passées
par ici à un moment ou un autre », observa-t-il.
Le prisonnier mangea un peu de pain et de beurre apportés par le
sergent, but un verre de lait puis vaqua à ses occupations. Après le
déjeuner, il se mit au lit sans parvenir à trouver le sommeil, et peu
après dix-sept heures, le sergent Everatt le trouva à nouveau ner­
veux. À cinq heures vingt, Everatt l’entendit demander le couteau à
pain à un soldat : «J’aimerais me faire un autre toast moi-même. »
On lui donna ce couteau, dont la lame mesurait vingt-cinq centimè­
tres — depuis des mois il se servait des ustensiles courants.
De retour dans sa chambre, Hess revêtit son uniforme de capi­
taine de l’armée de l’air et, laissant sa tunique ouverte, se rendit
dans le salon.
Agrippant fermement le manche du couteau des deux mains, il
se le plongea dans le sein gauche.
Mais se poignarder demande plus de force que ne l’imaginent la
plupart des hommes, même avec la lame la plus affûtée. La lame ne
pénétra pas. Hess répéta son geste en redoublant de force, et cette
fois le couteau s’enfonça — « jusqu’à la garde », dit-il.
Il pressa le bouton d’appel et poussa un cri perçant.
Everatt se rua dans la pièce et le trouva affalé sur le sol « dans un
état d’extrême détresse », et saignant abondamment.
Avait-il entendu à nouveau des voix insistantes qui le pressaient de
tuer le démon en lui, ou était-ce la manifestation de désespoir d’un
homme sain d’esprit — une tentative frénétique, ultime, pour obte­
nir son rapatriement ? Pourquoi l’uniforme ? Pour mourir en héros,
ou pour authentifier sa tentative de suicide ? Il s’était donné la peine
d’étudier la position précise du cœur humain, et la lame avait péné­
tré sous la sixième côte (quoique les médecins découvrirent que la
lame n’avait pas «pénétré jusqu’à la garde».) Quelle que fût la rai­
son de ce passage à l’acte, c’était un geste teinté de folie.
On transporta Hess jusqu’à son lit où il fut maintenu sous stricte
surveillance, on fouilla la pièce à la recherche d’autres instruments
potentiellement dangereux, et à sept heures et demie du soir, le
médecin lui fit une piqûre intramusculaire de Sodium Luminal
pour le forcer à dormir.
Le lendemain matin, il dit au soldat Clifford — et plus tard au
sergent Everatt — qu’il avait tenté de se suicider: «Je suis resté
assis sur la chaise une demi-heure et l’intention m’est venue de me
La lame de vingt-cinq centimètres
325
plonger le couteau dans le cœur — la première fois je n’ai pas
réussi, mais la seconde fois le couteau a pénétré jusqu’à la garde. J ’ai
trouvé la position du cœur sur un livre que j’avais lu la veille. »
Il était calme et docile. Dans un premier temps les médecins ne
s’inquiétèrent pas de le voir refuser de manger et de ne boire que de
l’eau chaude. « Dans l’intérêt de ma santé, dit-il gaiement à Everatt,
il est bon que je jeûne. »
Pendant les mois suivants, il restera confiné dans une pièce de
sept mètres sur cinq et sous surveillance constante. Au cours de la
semaine qui suivit l’incident du couteau à pain, il refusa de se laver,
de se raser ou de manger. Ellis Jones vint le voir le 5, et il lui donna
deux explications à sa « tentative de suicide » — il craignait qu’on
ne lui permette jamais de quitter l’Angleterre, quant à revoir l’Alle­
magne, c’était fichu — les Bolcheviques allaient maintenant envahir
sa patrie, atteindre la Manche et mettre également l’Angleterre sous
le joug.
Le lendemain, les signes de sa manie de la persécution (réelle ou
simulee) se manifestèrent nettement lors d’une longue conversation
avec Ellis Jones. « Les juifs ont placé ce couteau ici pour me pousser
à commettre ce suicide, déclara-t-il, parce que je suis la seule per­
sonne à connaître leur pouvoir secret d’hypnose. »
Pour empêcher que l’on droguât son eau, chaque fois qu’il avait
bu, il couvrait son verre avec un papier lié par une ficelle. Il s’assu­
rait que les pichets d’eau étaient vides, épiait le caporal Cooper d’un
regard noir, intense, par la porte ouverte, quand il les remplissait au
robinet.
Peu avant midi, le 8, il réclame un stylo et du papier au sergent
Everatt, et lui dit : «Je veux rédiger une déclaration à diverses per­
sonnes. » Il ajoute qu’il a décidé de se laisser mourir de faim, qu’en
Allemagne, toute personne s’estimant « incurable » peut mettre fin
à ses jours.
Hess rédige laborieusement des déclarations adressées aux gou­
vernements allemand et britannique attestant de son désir de mou­
rir, puisqu’il juge sa maladie abdominale incurable. Dans la lettre
pour Berlin — adressée par l’intermédiaire de la Suisse —, il laisse à
ses destinataires le soin de décider s’il doit continuer à se laisser
mourir de faim. Il signe ces documents et tend au sergent Everatt
un autre papier dans lequel il déclare que s’il meurt, il veut qu’on le
renvoie en Allemagne vêtu comme il l’était lors de son arrivée en
Écosse, en grand uniforme de la Luftwaffe, avec son sac de vol et ses
deux capotes militaires, l’ouvrage du capitaine Grenfell, Sea Power,
et la traduction qu’il en a faite (peut-être comme preuve de sa
bonne santé mentale). «Si vous êtes absent plus d’une journée,
326
L ’Angleterre
demande-t-il d’un ton pressant, en remettant ce document entre les
mains d’Everatt, vous devez le confier à votre suppléant ou à la per­
sonne qui serait de service. »
Everatt trouve le prisonnier non rasé et de plus en plus hagard,
très agité et coupé de la réalité. Il semble incapable de se concen­
trer. Aucunement ébranlé par son trouble mental, le 9 février
l’adjoint du Führer commence la rédaction d’un énorme document
qui va l’occuper pendant plusieurs semaines.
Il continue cependant sa grève de la faim. Le soldat Graver note :
«Comme d’habitude, il a bu son eau qui est la seule chose qu’il
absorbe. A refusé la nourriture et a semblé irrité qu’on lui en pro­
pose. »
Le 10, Ellis Jones laisse entendre qu’il va le nourrir de force. «Je
résisterai et je me battrai», dit Hess.
Il
passe l’après-midi à écrire, manifestement un travail d’ordre
historique, car à l’occasion, il compulse ses papiers ou coche une
référence dans Sea Power. Ellis Jones le soupçonne de préparer sa
défense en vue du procès que, d’après les journaux, il sait désormais
inévitable.
Le 11, au petit matin, son pouls s’est affaibli. Les signes de confu­
sion mentale se multiplient. Il laisse couler les deux robinets de la
salle de bains pendant un quart d’heure. Il réplique quand Graver
lui en fait la remarque : « C’est pour compenser l’eau que j’aurai uti­
lisée pour les bains depuis que je suis ici. » (Il n’en avait pris aucun.)
Les infirmiers notent qu’il est silencieux, qu’il s’affaiblit et même
qu’il boit moins d’eau qu’auparavant.
Le 12, après leur visite, Phillips et Ellis Jones décident d’alimen­
ter le prisonnier de force. Les infirmiers apportent dans la chambre
un plateau avec des tubes et tout un attirail. Hess, qui a toujours en
mémoire l’épisode du cathéter en juin 1941, proteste avec vigueur;
les médecins cèdent, mais le persuadent de prendre le jus de deux
oranges allongé d’eau — ouvrant ainsi une brèche dans sa résolution
qui faiblissait déjà.
La grève de la faim avait échoué. Notons au passage — et cela
n’avait pas échappé aux médecins, pas plus qu’au prisonnier — que
pendant cette période les «douleurs» avaient disparu. Les méde­
cins en tirèrent la confirmation qu’elles étaient d’origine hystérique,
mais cela conforta Hess dans la certitude que sa nourriture avait été
empoisonnée.
Le War Office envoya Dicks examiner Hess (car le général Rees
était à l’étranger). Au cours de très longues conversations avec
Dicks, Hess se vanta joyeusement d’avoir tout au long simulé
l’amnésie et berné tous les experts.
La lame de vingt-cinq centimètres
327
12 février 1945
[Rapport du caporal Cooper]
Il est resté assis pendant de longs moments dans son lit, sans rien
faire, apparemment plongé dans ses pensées... Quand je lui ai pris sa
température, il m’a demandé de combien elle était et l’a notée dans
ses papiers. Il a pris un nouveau jus d’orange concentré à 19 h 30.
À 20 h 50, le major Ellis Jones est venu le visiter en compagnie du
lieutenant-colonel Dicks. Il semblait très ragaillardi et a parlé en alle­
mand avec beaucoup de volubilité, apparemment de bonne humeur.
Le major Ellis Jones les a alors laissés entre eux.
13 février 1945
Le patient a dormi de façon agitée jusqu’à 11 h 50, quand le major
Ellis Jones [et] M. Phillips, accompagnés du lieutenant-colonel
Dicks, sont venus le voir. Tandis qu’ils étaient dans la pièce, le
patient a bu un verre de lait de poule.
[Rapport d’après-midi du sergent Everatt]
A lu un moment, puis a passé quelque temps à me parler de choses
et d’autres. Le lieutenant-colonel est venu le voir à 21 h 30 et ils ont
eu une longue conversation. Depuis, il est resté assis au lit, les yeux
fixés sur les murs ; semble incapable de se concentrer pour lire ou
écrire.
Dicks fit un très long rapport au War Office sur la «guérison très
spectaculaire » de Hess. La mémoire lui « était complètement reve­
nue, et elle était très fidèle». Le psychiatre poursuivait cependant:
«Je ne peux admettre sa version personnelle selon laquelle la perte
de mémoire n’aurait jamais existé. Il y eut à ce moment-là une véri­
table dissociation partielle de la personnalité, qui permettait au
patient de “se rendre compte” de ce qui se passait autour de lui,
mais le gênait pour se souvenir. » À son avis, Hess, qui répugnait à
admettre avoir fait preuve d’une débilité momentanée, préférait
croire qu’il avait dupé les spécialistes.
Quoi qu’il en soit, Hess était maintenant entré dans une phase
plus calme, et discutait même rationnellement de ses « soupçons ».
Dicks se refusait à admettre que la récente tentative de suicide
constituait une preuve de trouble de la personnalité : l’adjoint du
Führer, rappela-t-il à ses supérieurs, était allemand, et dans le code
éthique allemand le suicide représentait « presque le moyen normal
d’éviter le déshonneur et de ne pas perdre la face. »
15 février 1945
[Rapport du colonel Dicks]
... Aussi ai-je trouvé le patient dans le même état de santé physi­
que et mentale où je l’avais laissé il y a trois ans et demi : c’est-à-dire
328
L ’Angleterre
intellectuellement vif et solide ; quelque peu pompeux et vraiment
arrogant dans son comportement « officiel », mais simple, rationnel
et assez sociable dans le privé; plutôt égocentrique, tatillon et
méfiant.
Pendant quelques jours, les infirmiers furent du même avis. «C et
après-midi, le patient s’est montré tout à fait sociable, écrivait le
caporal Cooper le 16. Quand il demandait quelque chose, il le fai­
sait aimablement. Au dîner il a eu un ragoût de légumes, et a bien
mangé. » On lui rasa sa barbe de quinze jours. Pourtant, dix jours
après, on le surprit à nouveau en train de mettre de côté des mor­
ceaux de nourriture, et les « douleurs » réapparurent.
Ce prisonnier hors du commun écrivit à sa femme, le 9 mars 1945,
une critique littéraire savante :
Il y a quelque temps, je lisais les nouvelles réunies sous le titre
Anthologie des conteurs allemands. J’ai été surpris de ce que Jean-Paul
fût celui qui me ravît le plus — bien que je t’aie écrit une fois de ne
rien m’envoyer de lui ou du même genre. Mais comme beaucoup
d’autres, je l’ai probablement abordé trop jeune, à l’âge où l’on man­
que de patience pour apprécier la finesse des détails qui rendent
alors leur lecture rebutante. De retour à la maison, je lirai certaine­
ment Le petit maître l’école Wuz, et aussi [Aldabertj Stifter dont la
Brigitta fut pour moi un véritable enchantement. Nos poètes et nos
auteurs disposent d’une palette d’une variété inouïe pour raconter et
analyser les personnages ! Une gamme aussi étendue que celle de nos
grands — et de nos moins grands — musiciens dans un autre
domaine.
Dans la même lettre il annonçait victorieusement que sa mémoire
était revenue — «meilleure que jamais».
En effet, sa mémoire était à nouveau excellente — il demanda en
passant au caporal Cooper s’il avait bien fait parvenir à son fils les
chocolats qu’il lui avait donnés quatre mois plus tôt ; mais une
semaine après, Cooper détecta tous les signes anciens et familiers de
délire. « Par moments [Hess], il riait et se conduisait à la façon d’un
presque dément. »
La défaite de l’Allemagne était maintenant inéluctable, et
l’angoisse de Hess grandissait. Les surveillants qui l’observaient
vingt-quatre sur vingt-quatre étaient témoins de sa fébrilité. Il faisait
des gestes saccadés et incontrôlés avec les mains, et discourait à
l’adresse d’auditeurs invisibles.
Quand le pont d’importance stratégique de Remagen, sur le
La lame de vingt-cinq centimètres
329
Rhin, tomba aux mains des Américains, il déclara que les juifs
avaient hypnotisé les soldats allemands qui le gardaient. Un caporal
le vit sortir sous la véranda après un repas, cette fois-ci en riant et
semblant parler tout seul. Quelques jours plus tard, lorsque les
médecins vinrent, munis d’une clé, pour purger les conduites du
chauffage (Hess s’était plaint que les radiateurs chuintaient), le sol­
dat Clifford nota qu’il «resta derrière eux, riant silencieusement,
comme un maniaque, et passant sans transition à une raideur gla­
ciale ».
Manifestant les signes désormais familiers de son délire de persé­
cution, Hess se plaignit, à la fin du mois de mars, que le ragoût et la
soupe étaient trop salés. «Je ne pouvais m ’attendre à autre chose,
de la part d’un hôpital anglais », ajouta-t-il. Plus tard, les surveillants
le virent saupoudrer de sel la nourriture qu’il venait de refuser
comme trop salée.
3 avril 1945
[Rapports du sergent Everatt]
Le dîner a été servi à 19 heures. Il s’en est plaint et a fait un grand
nombre de remarques sarcastiques sur les docteurs Phillips et Ellis
Jones qui sont «les docteurs d’une médecine de fous», ajoutant
qu’il avait demandé à avoir de la viande un tout autre jour. Il m’a
demandé d’écrire une déclaration qu’il me dicterait, selon laquelle il
avait eu de la viande deux fois aujourd’hui et pas de poisson, que
cette viande était trop salée et que le lait était aigre. Mais il a mangé
une partie de la viande et bu presque tout le lait.
A beaucoup écrit ce soir...
6 avril 1945
Toujours très sarcastique, fait des remarques à propos d’un léger
bruit ; prétend qu’il sait que nous ne pouvons l’empêcher car nous
avons justement des consignes pour le contrarier.
8 avril 1945
A demandé qu’on lui remplisse une bouillotte à 7 heures, mais l’a
posée sur le sol quand il pensait que je ne le voyais pas.
Tout cela sembla tristement coutumier au général Rees quand il
vint le voir le 19 avril. Au cours du dîner, Hess jugea prudent de
demander au soldat Reygate de goûter le poisson ; ainsi, la peur du
poison persistait. D’après les notes de Hess lui-même, rédigées
quelques jours plus tard, Rees le pressa d’admettre qu’il n’était vic­
time que de ses propres obsessions.
« Inutile d’en dire plus, l’interrompit Hess. Je sais ce que je
sais ! »
330
L ’Angleterre
Il vit Rees, le visage sombre, essayer d’interpréter cette réponse
énigmatique.
« Très bien, dit le général en sortant rapidement. Je vous souhaite
bonne chance. »
Il rapporta au War Office que si l’« amnésie hystérique » du pri­
sonnier avait disparu, son état mental était maintenant manifeste­
ment plus altéré que lors de son séjour au Camp Z — il se montrait
brutal, arrogant et difficile à manier. « Son état délirant, concluait
son rapport, est considérablement plus marqué qu’il ne l’a jamais
été. »
Après le départ de Rees, Hess se mit à écrire comme s’il n’avait
plus que quelques jours à vivre. S’interrompant tout juste pour
prendre ses repas, il couvrait feuille après feuille d’un papier minis­
tre. « Le patient a écrit tout l’après-midi, nota le caporal Cooper le
28 avril, il n’a observé qu’une pause à 18 h 30 pour prendre une
bouillotte lors d’une crise de douleurs. Puis il a dîné, mangeant
copieusement, et a repris son travail d’écriture qui représente déjà
un volume considérable. »
Conscient que la guerre touchait à sa fin, le prisonnier devint
plus fantasque et comme pris de panique.
29 avril 1945
[Rapport du caporal Cooper]
Avant d’enfiler ses caleçons, il les a frappés violemment contre
l’armoire pendant une bonne minute. Il a commencé à écrire, puis a
mis son pardessus pour aller s’asseoir dehors et est revenu dans les
cinq minutes pour prendre le journal qu’il avait commencé à lire.
Il
éclata d’un rire hystérique en prenant connaissance de l’offre de
reddition allemande et en voyant les photos des actuels dirigeants de
ce pays. Puis il reprit son sérieux, m’arrêta alors que je balayais la
chambre et me fit changer plusieurs fois le tapis de place.
Puis il s’est mis à écrire, prenant à peine le temps de déjeuner
avant de retourner à son bureau.
30 avril 1945
Le patient était sous la véranda quand j’ai pris mon service,
occupé à écrire malgré le froid.
Le déjeuner a été servi à 15 heures. Il a pris un plat copieux. A
recommencé à écrire, je l’ai vu pendant ce temps laisser tomber, à
intervalles réguliers, une petite clé sur son papier... Le dîner a été
servi à 19 heures et il a mangé de bon appétit. Puis il est immédiate­
ment reparti pour écrire. On dirait qu’il travaille contre le temps...
Le rituel de la clé minuscule — observé pour la première fois au
moment précis où Hitler se suicidait à Berlin, alors que la nouvelle
La lame de vingt-cinq centimètres
331
n’était pas encore connue — se renouvela les jours suivants. Hess
ne souffrait par ailleurs aucune interruption quand il écrivait, se
levant simplement parfois pour ouvrir portes et fenêtres, ou mar­
cher de long en large d’un air agité. Il était souvent trop occupé
pour parler avec le médecin ; il lui arrivait de vouloir écrire et de ne
pas arriver à se concentrer. Certains jours, il repoussait les repas
d’une heure ou plus, ou posait son assiette sur le radiateur, comme
le capitaine Nemo, devenu fou dans sa cabine, au cours des derniers
chapitres de 20000 Lieues sous les mers de Jules Verne.
Comme un fou prenant l’autoroute dans le mauvais sens, Hess
voyait des fous partout. On peut lire dans son manuscrit : « Depuis
quatre ans je suis emprisonné avec des fous ; j’ai été à la merci de
leurs tortures sans pouvoir en informer qui que ce soit, et incapable
de convaincre le ministre suisse qu’il en était ainsi; et je n’ai pu,
bien sûr, ouvrir les yeux de ces fous sur leur propre condition. » Il
considérait que c’était pire que de se trouver aux mains de criminels
ordinaires, parce que chez ceux-ci il subsistait toujours un peu de
raison, un minimum de conscience, «dans quelque recoin obscur
de leur cerveau ».
«Avec mes cinglés, écrivait Hess dans ce document étonnant,
c’était à cent pour cent hors de question. Les pires de tous étaient
les médecins, qui se servaient de leurs connaissances scientifiques
pour imaginer les tortures les plus raffinées. Le fait est que j’ai été
privé de médecin pendant les quatre dernières années parce que
ceux qui, dans mon entourage, se donnaient à eux-mêmes le titre
de médecin étaient chargés d’ajouter à mes souffrances. »
Des fous, partout autour de lui...
Autour de mon jardin, allaient et venaient des fous armés de fusils
chargés ! Des fous m’entouraient dans la maison ! Quand je sortais
me promener, des fous marchaient devant et derrière moi — tous
vêtus de l’uniforme de l’armée britannique.
Nous croisions des colonnes de pensionnaires de l ’asile de fous
voisin qu’on menait au travail. Mes compagnons exprimaient leur
compassion pour eux, sans réaliser qu’ils faisaient partie de la même
colonne, que le médecin responsable de notre hôpital [le Dr Phil­
lips], et qui dirigeait aussi l’asile de fous, aurait dû se soigner luimême depuis longtemps. Ils ne voyaient pas qu’ils méritaient euxmêmes de la compassion.
«Je les plaignais sincèrement, insistait Hess. Ici, on transforme les
braves gens en criminels. »
Les journaux étaient remplis de photos qui soulevaient le cœur et
332
L ’Angleterre
de descriptions des atrocités rencontrées par les troupes alliées lors
de leur avance. Hess écrivit à ses geôliers une note non datée :
J’apprends de l’ensemble de la presse qu’il existe des films sur les
camps de concentration allemands maintenant occupés par les
troupes américaines et britanniques, et où des atrocités auraient été
commises. J’aimerais beaucoup avoir l’occasion de voir ces films...
Sa requête fut rejetée.
Quoiqu’il n’en montrât rien, et qu’il n’en eût pas parlé à ses gar­
diens, la mort d’Adolf Hitler — à laquelle le Times consacrait une
page entière — ne le laissa pas indifférent. Il trouva une certaine
consolation à la lecture de deux passages d’un ouvrage de Konrad
Guenther, N atural Life. « L’œuvre des grands hommes, écrivait
Guenther, n’atteint son plein effet qu’après la disparition du créa­
teur. Ses contemporains ne peuvent la comprendre... Peut-il exister
un être plus héroïque que celui qui accomplit une mission prédesti­
née sans dévier de sa route quels que soient les obstacles qui se
dressent, même si cette route se change en calvaire... » Et Guenther
citait ces lignes de Schopenhauer : « Le but suprême auquel peut
aspirer un homme est de mener une vie héroïque. C’est la vie
menée par un homme qui, pour le bien commun, affronte des diffi­
cultés surhumaines et parvient à la victoire finale, même s’il n’en
peut attendre que peu ou pas de profit. »
8 mai 1945
[Rapport des infirmiers]
Il a eu une crise de «douleurs» à 1 h 10, on lui a donné une
bouillotte. Il marmonnait en allemand. Le nombre «94» revenait
sans cesse.
A passé la plupart du temps à lire et à écrire... A semblé parfaite­
ment indifférent au fait que ce soit le Jour de la Victoire... Écrit
encore.
Ce soir-là il commença à brûler certains de ses papiers, manifeste­
m ent des brouillons de son manuscrit. Celui-ci semblait toucher à
sa fin. Cooper remarqua, le 9 : « Il écrit moins maintenant. »
Le jour de la Victoire posa des problèmes ardus au gouvernement
britannique. Techniquement, Rudolf Hess était toujours un « p ri­
sonnier de guerre de haut rang», comme Orme Sargent l’écrivit le
12 mai 1945 à Churchill, pour l’informer que le général Gepp,
directeur des Prisonniers de guerre « qui est responsable, sous votre
autorité personnelle, de la détention de Hess », proposait d’interdire
à la presse tout contact avec lui. Et cela bien que la guerre fût ter­
minée.
La lame de vingt-cinq centimètres
333
Churchill était d’accord. À vrai dire, il n’avait guère le choix:
pour des raisons politiques, il souhaitait repousser le plus long­
temps possible le moment où l’on révélerait que l’adjoint du Führer
était apparemment devenu fou au cours de sa détention en GrandeBretagne.
Gepp n’avait aucun doute sur l’état de Hess. Le 11 mai, son
adjoint, le général Boulnois, en visite à Maindiff Court, avait été
humilié par Hess qui évidemment se souvenait de leur précédente
rencontre au Camp Z. En attendant le général, Hess riait nerveuse­
ment, grimaçait, sautait à pieds joints, secoué d’un rire muet en se
cachant le visage pour que le caporal Cooper ne remarquât rien.
Quand le nouveau commandant de la Garde, le lieutenant-colonel
Hermelin, fit entrer Boulnois, Hess, très excité, refusa de lui adres­
ser la parole. Furieux, le général tourna les talons et quitta la pièce.
Hess, nerveux, sortit d’un air dédaigneux sous la véranda, puis gro­
gna à l’adresse du soldat Graver : « Faites du bruit avec la porte.
Faites cliqueter la clé ! Claquez la porte, cela fait dix minutes que ça
n’a pas été fait. » Cooper fit ce qu’on lui demandait tandis que Hess
applaudissait en criant : « Bravo ! »
Agacé de trouver les stores baissés tous les soirs, pour le protéger
des balles d’un éventuel assassin, Hess accabla les gardes de sar­
casmes : « Vous pensez qu’un avion japonais pourrait venir bombar­
der cet endroit ? » leur dit-il le 17 mai. Constatant le regard médusé
du caporal, il lança : « Black-out ! » À minuit, il était assis à la porte
de sa chambre, toutes lumières allumées et sans écran de black-out.
Cette fois, le lieutenant Fenton dut lui expliquer que dans son pro­
pre intérêt il valait mieux laisser le store baissé.
Le lendemain 13 mai, tous les journaux du dimanche racontaient
la capture de plusieurs dirigeants nazis. À la lecture des « Uneâ »,
Hess se mit à glousser de façon extravagante et parut ragaillardi en
apercevant des visages familiers, comme s’il n’établissait aucun rap­
port entre sa situation et la leur. Quelques jours plus tard, il
demanda au sergent Everatt si les hommes se réjouissaient d’être
démobilisés. «Je me sens désolé pour eux, expliqua-t-il. Ils vont
bientôt être? rappelés pour se battre contre les Russes. »
Le manuscrit rédigé par l’ancien adjoint du Führer constituait un
compte rendu étrange, décousu mais souvent autocritique des évé­
nements survenus depuis son arrivée en parachute en Écosse*. Trop
long pour être reproduit ici, il contient deux éléments intéressants :
* On peut en trouver la traduction anglaise produite à Nuremberg dans le chapitre
«La version des événements de Hess», de l’ouvrage de J. Bernard Hutton, Hess:
The Man and His Mission, New York, 1970.
334
L ’Angleterre
il confirmait qu’il se remémorait très précisément les événements,
les noms et le rang des nombreuses personnes qu’il avait rencon­
trées en Angleterre depuis quatre ans, et il exhibait des symptômes
de manie de la persécution si grossiers que l’on put imaginer que ce
document avait été combiné (et les précédents brouillons moins
adroits brûlés), pour établir les bases d’une défense.
Cela ajoutait peu de chose aux allégations qu’il avait formulées à
lord Beaverbrook et à d’autres en 1941. Il racontait comment le
major Frank Foley, officier du S.I.S. (désigné avec pusillanimité
comme «m ajor F.» dans la traduction anglaise) fut «horrifié et
confus» quand Hess admit avoir simulé l’amnésie juste avant la
venue de lord Simon. Il accusait le Dr Dicks de lui avoir injecté ce
qu’il appelait un « poison pour le cerveau » après sa première tenta­
tive de suicide, et les officiers de la Garde d’avoir, sans le savoir,
introduit la même substance dans sa nourriture. Il affirmait à nou­
veau avoir été victime de bruits de motos, de fusils, de portes, de
marteaux et d’avions...
Laissant libre cours à son imagination, Hess affirmait également
qu’il avait observé chez le lieutenant Malone, le général Rees et
d’autres personnages, un « curieux changement dans le regard ». De
façon désarmante, il ajoutait que cela aurait pu être imputable à
l’alcool, mais qu’il était certain à présent qu’ils avaient été hypnoti­
sés. Il se souvenait avoir remarqué les mêmes «yeux vitreux» chez
son nouveau médecin, Ellis Jones, le premier matin à Maindiff
Court. De surcroît, selon lui, ce médecin n’avait cessé de bâiller.
Hess rejeta complètement l’idée de l’alccol : un médecin gallois ne
buvait certainement pas avant midi ! Ainsi raisonnait Hess...
Mais il ajoutait que ses geôliers avaient trouvé d’autres façons de
le tourmenter. Quand il s’était mis à dessiner des croquis d’architec­
ture, le « poison » lui avait causé des troubles de la vue ; mystérieu­
sement, la radio était tombée en panne quand il avait commencé à
l’écouter. Chaque fois qu’il lui arrivait un nouvel ennui, le major F.
«apparaissait pour exprimer ses regrets de façon très émouvante»,
et donnait sa parole d’honneur que ses soupçons étaient dénués de
tout fondement.
Poussé aux limites de la folie, il avait réussi à ne pas se laisser
aller à la violence : «Je savais que, dans leurs arrière-pensées, ces
criminels n’attendaient que cela. Je me voyais déjà dans un asile,
revêtu d’une camisole de force. » Il avait alors choisi de feindre la
maladie mentale et l’amnésie pour se faire rapatrier, seule façon
d’échapper aux griffes des services secrets britanniques ; ainsi Hess,
dans ce document, évoquait à la fois la maladie mentale et l’amnésie
d’une façon qui rendait impossible de les dissocier. Il décrivait de
La lame de vingt-cinq centimètres
335
façon convaincante comment il avait perfectionné ses techniques
d’amnésie, passant même les plus sévères épreuves comme la sou­
daine apparition de gens qu’il n’avait pas vus depuis des années (une
allusion au détesté Dr Dicks). Il observait: «M on espoir que la
maladie me permettrait de retourner chez moi, s’avéra illusoire. »
Certains symptômes de paranoïa transparaissaient encore. Sa
rédaction terminée, il gardait toujours le dossier avec lui, même
quand il se rendait à la salle de bain, de peur que le personnel ne
mette son nez dedans. Il cachait de petits échantillons de nourriture
dans des classeurs fermés. En juin, Cooper l’observa une fois sous la
véranda, sifflant, parlant tout seul et émettant des sons gutturaux, et
il le vit faire des grimaces ; mais, plus tard dans la journée, il sifflo­
tait, chantait et dissertait avec bonne humeur sur «ce sale été
anglais», et commença le troublant rituel de la petite clé.
10 juin 1945
[Rapport du caporal Cooper]
Il a frappé ses caleçons propres contre l’armoire, apparemment
pour en faire sortir les restes de lessive. Plus tard il est sorti sous la
véranda, semblant ragaillardi, se réjouissant beaucoup des nouvelles
annoncées par la presse.
À intervalles réguliers, il sortait une clé minuscule de sa poche, la
laissait tomber en un endroit déterminé du sol, puis la ramassait et la
remettait dans sa poche. Ensuite il s’est mis à lire.
Pendant toutes ces semaines, dans ses lettres personnelles, il se
montrait raisonnable et prévenant. Le 18 juin 1945, il écrivit à lise :
Je veux te faire parvenir quelques lignes même si je ne peux t’écrire
tout ce que je voudrais te dire, vu le nombre de censeurs entre les
mains desquels ma lettre va passer. Tu peux imaginer combien de
fois, au cours de ces dernières semaines, mon esprit est revenu sur
les années passées — sur ce quart de siècle d’une histoire vécue plei­
nement, et qui pour nous reste associée à un seul nom. Cette his­
toire n’est pas terminée : avec son sens de la logique inexorable,
l’Histoire reliera les fils qui apparaissent aujourd’hui rompus pour
l’éternité, et les tissera en une nouvelle toile. La partie mortelle est
terminée et ne vit plus que dans nos souvenirs.
Ainsi, euphorique dans l’intimité, citant Nietzsche par provocation
dans ses lettres à sa femme, Rudolf Hess attendait son avenir incer­
tain, gardant son admiration intacte pour le chef qui s’était donné la
mort dans les ruines de sa Carthage.
Le 21 juin 1945, il écrivait: «Rares sont ceux qui, comme nous,
ont eu le privilège d’avoir partagé depuis le début les joies et les
336
L ’Angleterre
souffrances d’une personnalité unique, ses espoirs et ses craintes,
ses haines et ses amours, d’avoir été témoins de chaque expression
de sa grandeur aussi bien que des signes sans importance de la fai­
blesse humaine qui rendent un homme digne d’amour. »
TROISIÈME PARTIE
-y
Nuremberg
18
.
Retour en Allemagne
À Church House, Westminster, les conseillers juridiques fraîche­
ment arrivés de Washington par avion se réunirent avec le W ar
Crimes Executive britannique le matin du 21 juin 1945 pour déter­
miner quels nazis devaient être traduits en justice.
Sir Hartley Shawcross, procureur général britannique, donna lec­
ture d’une courte liste. Quand il en arriva au nom de Rudolf Hess,
le procureur général américain — l’idéaliste à lunettes, le juge
Robert H.Jackson — éleva une objection. «La liste ne devrait pas
être surchargée», plaida-t-il.
J ’espère, susurra Shawcross, être bientôt en mesure de fournir un
supplément d’information à propos de Hess. Mon avis est que son
cas mériterait d’être examiné par des instances internationales. »
Ce même jour, après le déjeuner, le général Rees examina Hess à
Maindiff Court. Ellis Jones, et le Dr Phillipps — responsable,
comme l’avait dit Hess, de l’hôpital psychiatrique de la région du
Monmountshire — déclarèrent au psychiatre du War Office que le
prisonnier s’attendait à un procès et avait préparé une déclaration
extrêmement longue à cet effet.
Chargé d’étudier l’aptitude à comparaître de Hess, Rees rapporta
à Londres que celui-ci était manifestement «de nature psycho­
pathe », avant d’émettre une conclusion pratique : « Pour les
périodes qui nous intéressent... il a toujours, d’après moi, été res­
ponsable de ses actes. Il est certainement... à même de paraître
devant une cour de justice. » « Physiquement il est bien, résumait
Rees, mentalement il est comme il a toujours été dans ce pays. »
Le juge Jackson commençait seulement à prendre conscience du
problème Hess. Prévoyant la nécessité de faire examiner Hess et les
autres accusés par des spécialistes américains de haut vol, le 23 juin
il écrivit au Dr Millet qui l’avait contacté au nom d’un groupe de
psychiatres américains. Il partageait son sentiment: ce qu’il nom­
mait « les mentalités vicieuses, les anomalies et les perversions » des
dirigeants allemands devaient être établies pour la postérité afin de
340
Nuremberg
dissuader les futures générations d’Allemands de créer un mythe.
Jackson concluait ainsi sa lettre confidentielle : « Quant à votre sug­
gestion d’exécuter les victimes en tirant dans la poitrine et non dans
la tête, je dirais que, de l’avis général de l’armée [U.S.], ceux qui, en
tant que criminels, seront condamnés à la peine de mort devraient
être pendus plutôt que fusillés. »
Au pays de Galles, Hess écrivait une autre lettre, mesurée, réflé­
chie, qu’il donna à poster au lieutenant Fenton. « Combien de fois,
racontait-il à lise, ai-je vu YHistoire des papes dans les rayons de la
bibliothèque à la maison, et ai-je reculé, saisi de crainte, n’ayant
jamais imaginé à quel point le récit de Ranke pouvait être dramati­
que — d’un style si vivant — et quelles superbes idées générales je
trouverais au hasard de ces pays. Malheureusement j’arrive mainte­
nant à la fin du second tome. Mais je suis sûr que je le relirai encore
et encore. Schopenhauer a dit qu’il faut lire les bons livres au moins
deux fois... »
Hess avait d’abord repris son train-train quotidien, fantasque et
souvent spectaculaire. Le 25, le perspicace soldat Cooper le vit lever
les yeux des livres que lui avait apportés le ministre suisse, et à nou­
veau ressortir la clé minuscule quand il pensait ne pas être observé,
puis la laisser tomber en « quelque endroit important pour lui ». Au
début du mois de juillet Hess demanda qu’on goûtât sa nourriture ;
et il en jetait des morceaux dans les toilettes. Il demanda à un nou­
veau soldat de goûter du pain et du lait; l’homme refusa, pensant
que le prisonnier se payait sa tête.
C’était peut-être vrai. Le 4 juillet au matin, « le patient fit une
mixture de soupe, de légumes et de toasts qui à mon avis n’aurait
pas été bonne à donner aux cochons [et], fit monter le soldat Reygate pour qu’il la mange (lui aussi refusa). Il semble que le patient
agit ainsi par pure méchanceté». Le 5 il réclama la drogue que
l’équipe de cuisine mettait dans sa nourriture afin de pouvoir l’utili­
ser lui-même comme bon lui semblait. Les scènes de ce genre alter­
naient avec les crises de « douleurs » habituelles et culminaient sou­
vent en explosions de rire sauvage.
Le 11 juillet, il se remit à écrire mais « entra dans une colère
noire quand les hommes qui jouaient au cricket se réjouissaient
trop bruyamment lorsqu’ils marquaient un point. »
Il reprenait les stratagèmes qui lui avaient si bien réussi. Après
avoir vu le major Ellis Jones, le 12, il dit au Sergent Everatt : « Ma
mémoire me fait à nouveau défaut. »
Cette fois, les médecins ne pouvaient plus y croire. Après lui
avoir rendu visite en compagnie de Phillips le 13 juillet, Ellis Jones
déclara au général Rees au War Office que Hess truquait :
Retour en Allemagne
341
Le 13 juillet 1945, il est revenu à l’état dans lequel vous l’avez déjà
vu auparavant, qu’on pourrait mieux qualifier, je pense, de pseudo­
démence.
La perte de mémoire est à nouveau absurde, c’est-à-dire qu’il pré­
tend ne plus se souvenir des lieux importants de Berlin, ni qu’il était
adjoint du Führer, et qu’il ne reconnaît pas un infirmier qui est ici
depuis deux ans, etc.
Les infirmiers avaient des opinions partagées; le patient semblait
très profondément affligé, nerveux, agité, méfiant et déprimé.
Le 14, Cooper observa à nouveau le rituel de la «minuscule clé».
« O n a vu le prisonnier recommencer à afficher des avis en alle­
mand au-dessus de sa table de travail et en placarder un nouveau sur
la porte menant de sa chambre à la salle de bain. » Le 28, le très
patient sergent Everatt écrivit, dubitatif: «[Hess] prétend avoir
perdu la mémoire et être incapable de se souvenir d’un jour sur
l’autre. »
Quand le soldat Graver vint prendre son service le soir suivant,
Hess s’enquit : « Êtes-vous un nouvel infirmier ? » Il sembla confus
lorsque Graver lui dit qu’il était avec lui depuis des années. « Pré­
tend encore, nota Everatt le 1er août, qu’il perd la mémoire, et
punaise des notes pour se rappeler ce qu’il a à faire... »
À Maindiff Court, le lieutenant Fenton et Ellis Jones s’accor­
daient à dire que des observations attentives avaient cette fois mon­
tré que Hess simulait; mais les autres officiers n’étaient pas du
même avis. Ellis Jones prévint plusieurs fois le prisonnier au cours
des semaines suivantes que s’il était appelé à témoigner devant la
Cour, il attesterait que sa mémoire était normale — déclaration qui
ne provoqua pas la moindre réaction de la part du prisonnier.
Everatt non plus ne se laissait pas facilement duper. Le 6 août,
alors que Hess lisait le Times, assis sous la véranda, riant et parlant
tout seul, le sergent qui était de service ce soir-là écrivit : « [Hess]
joue encore sur le fait que sa mémoire est déficiente, mais ses actes
le trahissent. » Il ajouta, perplexe : « Il s’est ensuite installé pour
lire, tout en sortant une minuscule clé de sa poche qu’il jetait sur le
tapis, essayant de le faire sans qu’on le remarque. »
Cultivant l’amnésie, l’adjoint du Führer avait complètement
«oublié» la guerre. Le 15 août, peu après minuit, la sirène locale
mugit sur une note constante — le signal de fin d’alerte. Hess s’assit
et demanda : « C’était pour quoi ? »
«Je pense que c’est pour annoncer la cessation des hostilités avec
le Japon », répondit spontanément le soldat Clifford. Hess haussa
342
Nuremberg
les épaules, l’air indifférent. Le lendemain, les cloches des églises
sonnèrent pour la même raison. Il parut simplement amusé.
Plus tard dans la nuit, Clifford le surpris en train de trier et d’éli­
miner des liasses de manuscrits écrits sur du papier ministre. Hess
demanda la permission de les brûler dans le jardin. Regardant les
flammes, il éclata de rire en disant au soldat : « C’est mon feu de
joie de la Victoire ! »
Il avait achevé le manuscrit de sa défense. Maintenant il com­
mençait à découper des échos dans le Times et à les mettre de côté
— sans doute pour parfaire son système de défense. Lorsque com­
mença le procès de William Joyce à Old Bailey, il suivit de près les
arguments de la défense dans la rubrique judiciaire du journal,
croyant visiblement que les juges classeraient l’affaire.
« Vous vous souvenez parfaitement de Joyce, alors ? » demanda
Ellis Jones.
« Oh oui, répondit Hess très simplement, qui ajouta : Par ici on
le surnommait lord Haw-Haw, n’est-ce pas ? »
Pendant les cinq mois qui allaient suivre, les experts restèrent
profondément divisés quant à son état mental. Ce dernier suivait
des voies contradictoires.
Tard le 17 août, il s’assit pour trier des papiers et brûler ceux qu’il
jugeait inutiles. «[Hess] s’est montré surpris devant certaines choses
qu’il découvrait», nota le sergent Everatt. Le 24 on le vit découper
et observer attentivement la photo de Josef Kramer, que les quoti­
diens britanniques surnommaient «la bête de Belsen», puis la glis­
ser dans un tiroir. Le 27, le soldat du R.A.M.C. S.H. Jordan remar­
qua, alors qu’il lui apportait le repas, que Hess découpait avec soin
dans le journal de la veille un article qui portait en gros titre : « q u i s LING RECONNU s a i n D’e s p r i t » (cela semblait l’amuser beaucoup).
Le^ 13, assis sous la véranda, il jouait toujours à découper des articles
dans le Times.
Mais Ellis Jones qui avait eu plusieurs longues conversations avec
Hess en septembre refusait toujours de s’en laisser conter. Plus tard,
cet été-là, il annonça que sa fille allait partir en pensionnat.
« Qu’allez-vous faire de son poney ? » demanda le prisonnier.
Les infirmiers aussi avaient de sérieux doutes.
« Il n’oublie jamais, observa le sergent Reygate le 9 septembre, de
frapper ses caleçons contre l’armoire chaque dimanche, tout en pré­
tendant ne pouvoir se souvenir de rien. »
La semaine suivante, le Times publia deux articles sur l’avion
Me 110 avec lequel il s’était envolé pour l’Écosse (maintenant tout
le monde était au courant). Ces nouvelles histoires ne suscitèrent
aucun commentaire de la part de Hess. Les signes maintenant fami­
Retour en Allemagne
343
liers de comportement excentrique étaient alors également mani­
festes — particulièrement les rires spasmodiques et muets et les gri­
maces. Le sergent David Bamett, du R.A.M.C., écrivit le 2 octobre
1945 : « L’état mental du patient continue à se dégrader et il semble
être de plus en plus agité et déprimé. »
S’il avait deviné que c’étaient ses derniers jours en Angleterre, il
n’en laissa rien paraître. Il découpait le journal sous la véranda, avait
ses «douleurs» habituelles, se plaignait de la nourriture et des
petits bruits. Par-dessus tout il continuait, sporadiquement, à avoir
des pertes de mémoire. À 2 h 10 de l’après-midi, le 3, il réclama:
« Où est mon déjeuner, cela fait une demi-heure que je l’attends.
—
Vous n’êtes habillé que depuis dix m inutes», lui rappelat-on.
Le soir du 5 il brûla encore des papiers, qu’il extirpait des dos­
siers demeurés dans sa boîte à documents. Le lendemain, le War
Office ordonna à Maindiff Court de préparer le transfert du prison­
nier vers Nuremberg pour le 8.
Les médecins lui cachèrent jusqu’au dernier moment l’imminence
du départ. Malgré cela, il refusa pendant les derniers jours de s’ali­
menter. Le soir précédant son départ, le sergent Bamett le trouva
mentalement inchangé — agité et déprimé — mais son état physi­
que se détériorait également.
Hess quitta le pays de Galles sans gloire. Le sergent Reygate le
réveilla à 5 h 40 du matin, le 8 octobre. Hess avait visiblement mal
dormi. L’air abattu et hagard, il apprit que d’ici quelques heures il
allait s’envoler pour l’Allemagne. Il fallut user de beaucoup de per­
suasion pour qu’il acceptât d’emballer ses affaires.
Ellis Jones, inquiet, vérifiait que Hess n’emportait rien qui appar­
tînt à Maindiff Court. Il remarqua particulièrement une robe de
chambre grise, mais Hess dit simplement: «Je l’avais avec moi
quand je suis entré dans cet hôpital. » Ainsi, de toute évidence, ses
souvenirs remontaient jusqu’en 1942, et au-delà, car s’il décrocha
du mur, avec soin, les photos de sa femme et de son fils, il laissa
celle du Führer. Sans aucun doute, il s’était dit que celle-ci risquait
d’être compromettante devant le tribunal de ses ennemis.
Il perdit ses manières hautaines. On le fit monter à bord d’un
avion avec ses manuscrits, le Dr Ellis Jones et un colis contenant les
comptes rendus quotidiens des infirmiers du R.A.M.C. Ils décollè­
rent du terrain d’aviation de Madley, non loin de Hereford et refi­
rent le plein de carburant à Bruxelles.
Une fois encore, Hess refusa de manger.
« Qu’est-ce qu’il y a, mon vieux, demanda Ellis Jones, pas faim ?
344
Nuremberg
—
Je suis trop énervé », répondit l’ancien adjoint du Führer avec
un haussement d’épaules.
Il n’avait pas peur du procès à venir. Alors que l’avion tournait
autour de Nuremberg dévasté par les bombes, il se sentait la
conscience tranquille : il avait tenté d’arrêter tout cela. Quand
l’avion se posa, il sortit de son mutisme pour lancer au médecin
cette prophétie : « L’histoire prouvera que j’avais raison. D’ici dix
ans l’Angleterre reconnaîtra tout ce que j’ai dit contre le commu­
nisme. Ce sera le plus grand ennemi du monde. »
Alors qu’ils se dégourdissaient les jambes sur le terrain d’aviation
de Fürth, le lieutenant-colonel A.J.B. Larcombe, du 5e Royal Inniskilling Dragoon Guards lui demanda négligemment où se situait
Nuremberg. Prudemment, Hess répondit qu’il ne savait pas.
En attendant leur transport en ville un peu plus tard, Ellis Jones
posa la même question.
Hess lui indiqua la direction sans hésiter.
19
.
«Vous souvenez-vous du “Heil Hitler” ?»
Nuremberg, haut lieu des rassemblements en fanfare du Parti nazi
dans les années trente, était une ville morte : éventrée, dynamitée,
laminée, vidée de ses habitants — cinquante et un pour cent de sa
superficie construite détruits par les 14000 tonnes de bombes
déversées par l’aviation britannique.
Les Américains avaient choisi pour abriter le « Tribunal militaire
international» un des rares bâtiments encore debout, le Palais de
Justice, plein de coins et de recoins, laid et surchargé.
Hess avait apporté avec lui des caisses bourrées de documents
qu’il avait recueillis ou composés au cours de ses quatre années de
détention en Angleterre — trois enveloppes de coupures de presse,
deux pages de dessins d’architecture, un récit de son vol vers
l’Écosse, une collection disparate de manuscrits sur le socialisme, sa
santé, la situation politique, l’histoire, la bombe atomique, l’écono­
mie, la reconstruction, Conrad Hetzendorf, la guerre, Hitler, les
rêves, les hommes politiques, Lange ; les textes de ses entretiens
avec lord Simon et lord Beaverbrook, quatre lettres au roi d’Angle­
terre, cinquante-neuf pages d’extraits recopiés du livre de Farrer sur
l’Angleterre edwardienne, et un certain nombres de paquets mysté­
rieux scellés et numérotés. Tous ces éléments d’information lui
furent retirés, malgré ses vives protestations.
Cherchant à renforcer sa position, Hess demanda à voir le com­
mandant. Ici, à Nuremberg, cet homme était le colonel Burton
C. Andrus, un officier de cavalerie U.S. brutal, moustachu, avec des
lunettes cerclées de fer, coiffé d’un casque rouge vif verni.
«Je voulais conserver ces paquets ! s’exclama Hess. Il y a dans ces
documents les preuves que les Anglais ont essayé de m’empoison­
ner. J ’en ai besoin pour ma défense. » Andrus lutta pour conserver
son calme. À l’intérieur de cette prison, il avait tous les pouvoirs, et
il ne voyait aucune raison de se plier aux caprices de ce prisonnier
incommode. Il fit clairement comprendre au nouvel arrivant que
dorénavant il serait interrogé et suivi médicalement par des Améri-
346
Nuremberg
cains et non plus par des Anglais. Le médecin gallois qui l’avait
accompagné ici devait retourner à Abergavenny.
Hess n’apprécia pas du tout le nouveau régime. Habitué à être
traité correctement, comme un prisonnier de guerre de haut rang, il
se retrouva dans une petite cellule aux murs de pierre pauvrement
aménagée, en haut d’une des ailes de la prison. Son nom était déjà
peint sur la porte que l’on referma derrière lui.
Peu après, Andrus envoya le Dr Douglas McG. Kelley, major de
l’armée américaine et psychiatre de la prison, examiner l’ancien
adjoint du Führer. Hess utilisa tous ses dons de comédien pour
jouer l’amnésie. Kelley s’entendit même raconter au prisonnier où
et quand il était né en Égypte, et l’informer qu’il avait reperdu la
mémoire en juillet. Rudolf Hess manifesta un intérêt poli mais faus­
sement incrédule à toutes ces révélations.
La table était trop fragile pour qu’on pût s’appuyer dessus ; on lui
retirait ses lunettes tous les soirs ; les fenêtres avaient disparu, les
nuits étaient froides et les sentinelles avaient ordre de braquer sur
lui leurs lampes torches toute la nuit.
Souffrant, n’ayant pas dormi, mais montrant suffisamment de
présence d’esprit pour enfiler son uniforme de la Luftwaffe pour ce
qui, dans son esprit, devait être un nouveau jour historique, Hess
fut extrait de sa cellule à dix heures et demie, le lendemain matin,
9 octobre. Le poignet droit attaché par des menottes à un G.I., il
suivit une passerelle entourée de barbelés jusqu’à un bureau bien
meublé où on lui ordonna sèchement de s’asseoir.
Il était dans le bureau du colonel John H. Amen, chef du service
des interrogatoires. Un interprète était assis à la gauche d’Amen ; à
sa droite se tenait un rapporteur du tribunal, Clair Van Vleck. Une
photo d’archives montre Hess renversé nonchalamment sur une
chaise au dur dossier, les jambes négligemment croisées malgré les
bottes noires fourrées d’aviateur avec leur fermeture Eclair montant
jusqu’aux genoux..
L’interrogatoire commença, comme une sorte de Mastermind à
l’envers où le but de Hess consistait à connaître le moins de
réponses possible sans perdre toute crédibilité*.
« Préférez-vous témoigner en anglais ou en allemand ? demande
Amen.
—
En allemand. » (Cela lui permettrait de gagner du temps en
cas de questions embarrassantes.)
« Nom et prénom ?
* Les transcriptions de ces interrogatoires sont ici largement citées car c’est la pre­
mière fois qu’ils sont publiés.
« Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” »
347
— Rudolf Hess. »
Amen grogne.
« Quelle était votre dernière fonction officielle ?
— Malheureusement, dit Hess poliment — il demeura d’une
courtoisie exaspérante pendant toutes ces semaines —, cela fait déjà
partie d’une période dont je n’arrive plus à me souvenir... Dans
beaucoup de cas, je suis incapable de me rappeler ce qui s’est passé
dans les dix ou quinze jours précédents. »
Amen lui demande quelle est la période dont il ne se souvient
pas.
«Toute chose qui remonte, disons, à plus de quinze jours. Il
m’est souvent arrivé de rencontrer des gens et d’être incapable de
les reconnaître quand je les ai revus. C’est terrible. Hier, un medecin — Hess s’interrompt, craignant d’avoir été trop précis —, ou
peut-être était-ce un gardien d’ici, m’a dit qu’il arrivait parfois que
des gens n’arrivent même plus à se rappeler leur nom, et que peutêtre toute ma mémoire me reviendrait après un choc. » Il répète :
« C’est terrible, pour moi tout dépend de cela parce qu’il va falloir
que je me défende lors du procès qui va venir... »
Amen, incrédule, essaie la flatterie :
« Vous voulez dire que vous ne vous souvenez même pas du der­
nier poste officiel que vous avez occupé en Allemagne ?
— Non. Je n’en ai aucune idée. C’est comme un brouillard. »
C’était l’image favorite de Hess : il l’avait souvent utilisée aupara­
vant.
«Vous souvenez-vous de ce que vous étiez en Allemagne ?»
Aimable, l’ancien adjoint du Führer se met à réfléchir.
«Je pense que cela va de soi, car on me l’a répété a maintes
reprises. Mais je ne me souviens même pas où je vivais ni de la mai­
son que j’habitais. Tout cela a disparu. Parti !
— Comment savez-vous qu’il y a une procédure en cours,
comme vous le dites ? »
Hess renvoie immédiatement la balle au colonel.
« On n’a pas arrêté de parler de ce procès. Je l’ai vu dans les jour­
naux... et ne serait-ce qu’hier on me l’a dit. Et puis, quand on m a
amené ici, on m’a dit que c’était pour le procès de Nuremberg. Un
événement d’une telle importance m’a évidemment impressionné.
Et je peux m’en souvenir : j’y pense toute la nuit.
— Mais vous ne savez pas quel est l’objet des poursuites ?
— Je n’en ai aucune idée », dit Hess qui se permet de donner un
très joli coup de patte à ses inquisiteurs. Je sais que c’est un procès
politique... Peut-être m’a-t-on dit de quoi j’étais accusé. Mais je ne
m’en souviens pas.
348
Nuremberg
— Vous rappelez-vous combien de temps vous êtes resté en
Angleterre?
— Non... quand nous en sommes partis, on m’a dit que j’étais
resté là-bas longtemps. »
Amen lui tend alors par-dessus la table un livre des lois et ordon­
nances du Reich, en lui demandant s’il l’a déjà vu*.
« La c’est moi » dit Hess en indiquant sa signature imprimée.
Amen lui indique les quelques premières pages.
« Lisez ce passage.
— C’est bon, dit Hess après avoir étudié le texte, il n’y a aucun
doute la-dessus. » Mais il se dit incapable de se souvenir l’avoir
jamais écrit. A l’invitation d’Amen, il poursuit sa lecture. « Mon
nom apparaît en bas de toutes ces choses. Il n’y a pas de doute.
— Vous ne savez pas de quoi il s’agit ? »
Hess hoche la tête — il faudrait qu’il lise ce livre d’abord. Faisant
un effort de patience, Amen lui demande s’il sait ce que signifie le
mot lois. Hess répond que c’est évident. Le colonèl le harcèle :
« Ne vous souvenez-vous pas d’avoir été responsable de la pro­
mulgation de certaines lois en Allemagne ?
— Vous voulez dire moi, personnellement ?
— Oui.
— Promulgué des lois ?
— Oui.
— Aucun souvenir», répond Hess. Puis, désignant le livre:
« D’après cela, je dois être — oh, comment dire — j’ai dû occuper
une position très importante ! » Ces pages prouvaient qu’il avait été
jadis «adjoint du Führer». Cela ne signifiait rien pour lui.
Le colonel adopte alors une ligne plus agressive.
« Savez-vous ce que sont les juifs?»
— Oui. C’est un peuple — une race.
— Vous ne les aimiez pas beaucoup, n’est-ce pas ?
— Les juifs ? Non.
— C’est pourquoi vous avez fait passer certaines lois les concer­
nant, non ?
— Si vous le dites, je suis bien obligé de le croire, acquiesce
Hess. Mais je ne sais pas. C’est terrible. »
Amen l’invite à examiner la partie de l’index du livre qui se rap­
porte au sujet, mais Hess nie à nouveau avoir le moindre souvenir
de cela.
« Ce livre n’est-il pas plein de lois dont vous avez été responsa­
* Anordnungen des Stellvertreters des Führers Frans Eher Verlag, Munich, 1937.
« Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” »
349
ble,demande Amen. Et n’est-ce pas pour cela que votre nom appa­
raît sur la couverture ?
— Si mon nom n’apparaissait pas au bas de cette introduction, je
croirais sans réserve que quelqu’un d’autre en est l’auteur, affirme le
prisonnier.
— Vous souvenez-vous du Führer ? l’aiguillonne Amen.
— Oui. Durant tout ce temps, répond Hess évoquant son empri­
sonnement au pays de Galles, j’avais son portrait accroché dans ma
chambre en face de moi. »
Pourtant, il ne se souvient pas du tout d’avoir été membre du
conseil du Cabinet secret du Führer ni même d’avoir participé à des
réunions avec lui, simplement qu’il a été chef d’État. « Le Führer
était le dirigeant », dit-il avant d’ajouter : « C’était une personnalité
qui éclipsait tout le monde dans l’esprit des Allemands. »
Il admet savoir que Hitler est mort sans pouvoir expliquer com­
ment il l’a appris.
« Pensez-vous que vous avez eu l’occasion de lui parler ? »
Hess montre le livre :
« D’après cela, j’ai dû le faire. Si quelqu’un dicte des lois en tant
qu’adjoint du Führer, il doit forcément lui avoir parlé. »
Amen bondit sur l’occasion.
« Vous vous souvenez que vous étiez adjoint du Führer !
— Non, se reprend Hess. Je le vois d’après ce livre. »
Quand on lui demande ensuite s’il a discuté avec Karl Hermann
Frank du sort des juifs des territoires des Sudètes, Hess réplique
qu’il ne se souvient même pas du nom de Frank, encore moins de
quoi il aurait pu parler avec lui.
« Pourquoi n’aimez-vous pas les juifs ?
— Si je dois vous expliquer cela en détail, je me trouve à nou­
veau totalement démuni. Je sais seulement que c’est profondément
enfoui en moi. »
Changeant de sujet, le colonel lui cite les noms de certains de ses
coaccusés et observe ses réactions. Ribbentrop ? Cela n’évoque rien
pour lui. Goering ?
«Goering, oui... Cela me dit quelque chose.» Amen attend la
suite avec un sourire gourmand. «J’ai lu son nom sur une porte,
explique Hess. Je sais seulement qu’il est ici, et que c’est une per­
sonnalité. » Mais il refuse d’admettre qu’il connaît autre chose du
Reichsmarschall — ni même s’il est gros ou mince. « Si quelqu’un
entrait maintenant dans cette pièce, dit-il froidement, et que vous
me disiez : “Je vous présente Goering”, je dirais simplement : “Bon­
jour, Goering.” »
Quels que fussent les sentiments d’Amen, il sut les maîtriser.
350
Nuremberg
«Vous souvenez-vous de la Luftwaffe?
— C’est l’organisation qui regroupe les aviateurs en Allemagne.
— Goering avait-il quelque chose à faire avec celle-ci ?
— Vous pourriez me tuer sur le coup que je n’en saurais pas
plus. »
Goebbels, Lammers, Brauchitsch, Keitel, Jodl, l’O.K.W. — ces
noms ne lui disent rien.
Il déclare n’avoir aucun souvenir d’une tentative de suicide. Mais
il sait qu’il y a eu une guerre entre l’Allemagne et le Japon d’un côté
et l’Angleterre et l’Amérique de l’autre — et peut-être les Français,
et aussi les Belges : « Hier, explique-t-il, nous sommes passés par
Bruxelles, et nous avons vu les forces aériennes et terrestres, et aussi
les dommages causés aux bâtiments. » Il ne sait plus qui a déclen­
ché la guerre ni quand, mais il sait qu’elle est terminée : «Je l’ai lu
dans les journaux hier, et cela semble tout à fait évident.
— Est-ce que les journaux ont un sens pour vous quand vous les
lisez ? »
Hess évalue l’importance de la question :
« En partie oui. Et en partie non. »
Amen reprend le livre d’ordonnances nazies, et le met au défi :
«Supposons que je vous dise qu’en tant qu’adjoint du Führer,
vous avez été responsable de ce livre de lois ! »
Hess le regarde dans les yeux.
«Je suis obligé de le croire. Je ne peux penser que vous ne me
diriez pas la vérité. »
Il ne peut répondre aux questions d’Amen sur la date ou les rai­
sons de son arrivée en Angleterre.
« Aviez-vous une famille ?
— Oui.
— Comment se fait-il que vous vous en souveniez ? »
Hess fixe le colonel ennemi : la séparation d’avec sa famille avait
été son plus cruel tourment après que les Anglais lui eurent interdit
de repartir.
« J’ai eu les photos de ma femme et de mon petit garçon accro­
chées en face de moi en permanence, à côté de celle du Führer.
— Vous souvenez-vous de “Heil Hitler” ?
— Ça a dû être un salut», suggère Hess, comme pour l’aider;
mais il ne se souvient pas l’avoir personnellement utilisé.
Amen tente une petite ruse, en lui montrant une signature tru­
quée. Hess examine le faux :
«Je n’ai pas écrit cela», dit-il en expliquant que son H est diffé­
rent, et qu’il utilise toujours les caractères gothiques — Hefi, et non
Hess.
« Vous souvenez-vous du “Heil Hitler"»
351
Quand on lui demanda comment il pouvait écrire des lettres à sa
femme alors qu’il ignorait jusqu’à son nom et son adresse, il donna
sa réponse classique :
«C e qui s’est probablement passé, c’est... que j’ai dû retrouver
l’adresse en fouillant dans mes papiers.
— Quand avez-vous vu votre femme pour la dernière fois ?
— Logiquement, j’ai dû la voir avant mon départ », répond Hess
avec l’aisance que donne l’expérience.
Dissimulant tant bien que mal son exaspération, Amen demande
à Hess s’il a déjà vu un avion — avant la veille, ajoute-t-il précipi­
tamment.
«O ui bien sûr, il y en avait en permanence qui survolaient la
maison en Angleterre, dit Hess, livrant spontanément un renseigne­
ment : c’est là que j’étais, avant mon départ.
— Ils lâchaient des bombes, n’est-ce pas ? sonde le colonel.
— Pas sur notre maison, en tout cas.
— Vous savez que les avions lâchent des bombes ?
— Oui, bien sûr.
— Ils les lâchent sur des juifs ?
— Non... Spécialement sur les juifs? Je ne saurais dire où.
— Vous souvenez-vous d’ordres donnés pour brûler les lieux de
culte des juifs ?
— Vous voulez dire que je les aurais donnés moi-même ?
demande Hess en contenant son indignation. Non, je n’ai jamais
entendu parler de cela. »
Interrogé sur la date de sa dernière entrevue avec le Führer, Hess
propose obligeamment ce qu’il appelle une reconstruction logique.
Il indique de ses mains menottées le Anordnungen des Stellvertrers
des Führers: « D’après ce livre, j’étais son adjoint, donc j’ai dû le ren­
contrer souvent, donc j’ai dû le voir avant mon départ. »
À part cela, son esprit est vide : il ne sait plus quand il a quitté
l’Allemagne, ni s’il est allé à Munich, ni même ce qu’est un putsch.
« Dans mon esprit, dit-il, putsch évoque un bruit d’eau jetée, ou
d’eau qu’on crache. »
Amen brandit un télégramme de félicitations que Hess avait
adressé à Rosenberg.
«Avez-vous ordonné de faire fusiller un certain nombre d’Alle­
mands ?
— Non, je n’en ai pas la moindre idée... Si c’est dit là — et cela
semble être un original — cela doit être vrai.
— Comment arrivez-vous à faire la différence entre un original
et une copie ?
352
Nuremberg
Hess réfléchit, admet être incapable de donner une définition pré­
cise, puis son visage s’épanouit.
« Ceci, dit-il en indiquant d’un vif mouvement de tête un autre
document, est une copie. Et ceci est un original. Il suffit de regarder
les documents. »
Il fit une ou deux erreurs, comme lorsqu’il reconnut une ligne
tremblée indéchiffrable comme la signature de Martin Bormann,
mais il s’arrangea toujours pour trouver une explication spécieuse. Il
savait aussi qu’on s’apprêtait à juger ce qu’on appelait des criminels
de guerre. Quand on lui demanda s’il était l’un d’entre eux, il
affirma au colonel Amen :
« De toute évidence — autrement je serais un assassin pour por­
ter ces menottes.
— Qui vous dit que vous n’en êtes pas un ?
— On n’a cessé de me répéter que je devais comparaître avec
ceux que l’on appelle les criminels de guerre, dit Hess, ignorant la
question.
— Qu’est-ce qu’un criminel de guerre ?
— Je préférerais de loin, dit Hess toujours impassible, vous
poser la question, à vous ! »
Cette première séance, le 9 octobre 1945, dura près de deux heures.
À 14 h 30, après le déjeuner, Hess fut reconduit devant le colonel
Amen. Cet interrogatoire fut lui aussi enregistré.
« Voulez-vous regarder sur votre droite, intime le colonel, vers ce
monsieur ici présent. »
Hess a déjà reconnu la silhouette familière du Reichsmarschall
Hermann Goering, vêtu d’un uniforme gris perle bizarrement
vierge de toute décoration et qui pend maintenant sans forme sur sa
silhouette autrefois corpulente.
« Lui ? »
Goering, rayonnant, l’encourage, en rival dont la vanité exige que
Hess le reconnaisse.
« Vous ne me connaissez pas ? demande-t-il, enjôleur.
— Qui êtes-vous ? » émet le prisonnier impassible d’une voix
chevrotante dépourvue de la moindre émotion.
— Nous avons été ensemble pendant des années», proteste
Goering.
Hess lève ses mains entravées en un geste d’impuissance :
« Ça a dû se passer à la même époque que le livre qu’ils m ’ont
montré ce matin. »
Essaya-t-il de tendre une perche à Goering lorsqu’il ajouta :
« Vous souvenez-vous du *Heil Hitler” »
353
« J’ai perdu la mémoire il y a quelque temps — à l’approche du
procès » ?
Goering suffoque :
« Vous ne me reconnaissez pas ? »
— Vous, non. Mais je me souviens de votre nom. »
Personne n’avait mentionné le nom de Goering, mais cette bévue
passa inaperçue. Le spectacle de Goering piqué au vif dans son
amour-propre avait détourné l’attention générale. Hess s’amusa
quelques minutes aux dépens du Reichmarschall, mais ceux qui
n’étaient pas au courant de la vieille rivalité des deux anciens dau­
phins de Hitler ne s’aperçurent de rien.
Hess réfléchit à haute voix :
« Si j’ai été tout ce temps adjoint du Führer, j’ai certainement dû
rencontrer d’autres personnalités comme vous, mais je n’arrive pas à
me rappeler malgré tous mes efforts.
— Ecoutez, Hess, dit le Reichsmarschall en montant sur ses
ergots, j’étais le chef suprême de la Luftwaffe : c’est à bord d’un de
mes avions que vous êtes parti en Angleterre... Vous ne vous souve­
nez pas que j’ai été nommé Reichsmarschall lors d’une réunion du
Reichstag à laquelle vous assistiez ? » Comme Hess hoche la tête, il
poursuivit: «Vous rappelez-vous que le Führer, lors d’une autre
séance, a annoncé que si quelque malheur lui arrivait, je devais
prendre sa succession, et que si quelque chose m’arrivait, vous
deviez être mon successeur... ? Nous en avons discuté un long
moment par la suite.
— C’est terrible, soupire Hess. Si les médecins ne m’avaient pas
dit que je retrouverais un jour la mémoire, j’aurais sombré dans le
désespoir. »
Goering essaya de lui rafraîchir la mémoire en lui parlant de
visites que leurs deux familles s’étaient rendues mutuellement —
lorsque Hess était venu à Carinhall, le somptueux château qu’occu­
pait Goering dans une forêt des alentours de Berlin, ou lorsqu’ils
avaient visité ensemble la demeure du Führer dans les monts de
l’Obersalzberg.
« Ça ne me dit rien.
— Hess ! Repensez à 1923, j’étais commandant des S.A. Vous
avez conduit un de mes détachements à Munich, avant même 1923.
Vous rappelez-vous comment nous avons tous deux tenté un
putsch à Munich ?
— On m’a déjà parlé de ce putsch ce matin, dit Hess avec le ton
qu’il aurait pu employer pour décrire une fête religieuse tibétaine.
— Vous rappelez-vous comment vous avez arrêté le ministre ?
354
Nuremberg
— J ’ai “arrêté le ministre” ? dit le prisonnier éberlué. Il semble
que j’aie eu un passé joliment compliqué...
— Vous souvenez-vous du début de l’année 1933, comment
nous avons pris le pouvoir et que le Führer vous a nommé respon­
sable politique du Parti, que nous en avons parlé ensemble long­
temps ?
— On m’a dit que tout me reviendrait d’un seul coup, sous
l’effet d’un choc. »
Goering lui demande si le nom de Messerschmitt lui rappelle
quelque chose.
«Vous aviez de très bons rapports avec lui. Il a conçu tous nos
avions de chasse. Et c’est lui également qui vous a donné l’avion
que je vous avais refusé — l’avion avec lequel vous vous êtes envolé
pour l’Angleterre. M. Messerschmitt vous l’a donné à mon insu. »
Hess explique que tout ce qui s’est passé plus d’une quinzaine de
jours plus tôt s’est perdu dans l’obscurité de sa mémoire. Goering,
néanmoins, persiste, posant une avalanche de questions tandis que
Hess secoue la tête.
«Vous rappelez-vous que vous vous êtes envolé pour l’Angle­
terre ? Vous avez utilisé un avion Messerschmitt. Vous rappelezvous avoir écrit une longue lettre au Führer ?
— À quel propos ? demande Hess, peut-être pour donner une
chance à Goering d’expliquer son comportement.
— À propos de ce que vous alliez faire en Angleterre — que
vous alliez rétablir la paix. »
Hess niant avoir connaissance de cela, Goering lève les bras au
ciel.
«Je ne peux rien lui demander d’autre.
— D’accord. Mettez-vous ici», lui ordonne le colonel Amen.
Puis il fait signe au psychiatre qui se tient discrètement derrière
Hess de faire entrer le prochain témoin surprise.
Résolu à forcer les défenses mentales de ce prisonnier — pour prou­
ver que c’était un simulateur —, Amen confronta Hess à un homme
que ce dernier ne pourrait que reconnaître, le professeur Karl Haushofer.
Le célèbre géopoliticien avait maintenant soixante-seize ans, et la
guerre n’avait pas été douce pour lui. Martha, sa femme de cin­
quante ans, à demi juive, et leur famille avaient été protégés de la
fureur nazie tant que Hess était encore là pour les protéger, comme
il l’avait fait en d’innombrables circonstances. Mais, après son
départ, Haushofer avait été jeté dans le camp de concentration de
Dachau; la Gestapo avait arrêté son fils cadet, Heinz, et fusillé
« Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” »
355
l’aîné, Albrecht, à Berlin le 23 avril 1945, après qu’il eut cherché à
mettre fin à la guerre en menant des pourparlers secrets en Suisse.
Quelques semaines plus tard, la IIIe armée U.S. avait arrêté et inter­
rogé le professeur Haushofer, mais l’avait officiellement relâché ; et
maintenant il se trouvait à nouveau exposé aux tracasseries pseudo­
juridiques de l’armée américaine.
Le juge Robert Jackson, procureur général américain, avait cédé
aux pressions d’un colonel de son équipe, le père Edmund A.
Walsh qui tenait à faire comparaître le vieux professeur, et c’est
pour cela que ce dernier se retrouvait à la prison de Nuremberg.
Walsh, encore à cette dernière étape, se battait pour que Haushofer
fasse partie des inculpés dans le procès des criminels de guerre. Luimême professeur de géopolitique dans le civil, à l’université catholi­
que de Georgetown, Walsh avait tout au long de sa vie critiqué de
façon venimeuse les théories de Haushofer: faire pendre le vieux
professeur aurait mis un terme définitif à leur rivalité académique. Il
avait rendu visite au professeur dans sa maison de montagne du lac
Ammersee le 25 septembre. S’insinuant dans les bonnes grâces du
vieil Allemand, il lui révéla peut-être son nom (mais non ses vérita­
bles intentions) et l’attira à Nuremberg le 2 octobre — pour décou­
vrir que le colonel Amen ne voulait pas entendre parler d’une quel­
conque mise en accusation de Haushofer au moment de boucler ses
dossiers. Comme le fit remarquer DeWitt C. Poole, du Départe­
ment d’État, en réprimandant un Walsh découragé, poursuivre des
universitaires constituerait une innovation douteuse pour les forces
américaines. « On pourrait nous accuser de nous livrer à une chasse
aux sorcières», dit-il. Les remontrances furieuses de Walsh selon
lesquelles Haushofer avait été le mentor de Hess et d’autres nazis
importants restèrent sans écho.
Les autorités de Nuremberg soumirent Haushofer à des interro­
gatoires impitoyables, et il eut une attaque cardiaque le 4 octobre.
Le médecin militaire américain prévint que le vieil homme pouvait
mourir d’un moment à l’autre. Répugnant à l’idée de contribuer à la
mort d’un universitaire innocent et respectable, Jackson autorisa
Walsh à mener un dernier interrogatoire pour persuader Haushofer
de mettre une sourdine à son «enseignement néfaste». Walsh le
mena rigoureusement, en fait jusqu’à la limite d’une nouvelle atta­
que cardiaque : le professeur devint cramoisi, ses lèvres tremblaient
et il s’effondra. Après avoir fait sortir le sténographe, Walsh se pen­
cha pour entendre ses paroles.
« Depuis que Hess, qui nous protégeait, est parti pour l’Angle­
terre, dit le professeur, j’ai vécu dans la peur qu’elle [Martha] soit
emmenée à Theresienstadt ou à Auschwitz. J ’ai vécu sous une épée
356
Nuremberg
de Damoclès», dit-il, ôtant ses lorgnons et les laissant pendre
autour de son cou.
Après un nouvel interrogatoire le 6, Walsh l’informa qu’il était
libre de regagner sa propriété de Hartschimmelhof, en Bavière.
Haushofer, ignorant des intentions de Walsh, l’étreignit avec des
larmes de gratitude et il baptisa plus tard de son nom le plus beau
chêne de Hartschimmelhof, non loin du chêne «Rudolf Hess». Il
fut à nouveau l’« invité » de Jackson quelques jours plus tard, le
colonel Amen ayant décidé qu’on avait encore besoin de lui.
« Nous voulons une confrontation surprise entre Haushofer et
Hess, dit le colonel à Walsh, pour vérifier la sincérité de son amné­
sie. »
Le choc est terrible pour Haushofer lorsque, l’après-midi du 9 octo­
bre 1945, il pose les yeux sur un Hess hagard, émacié, pas rasé
depuis plusieurs jours.
« Mein Gott ! laisse-t-il échapper.
— Connaissez-vous cet homme ? » demande le colonel Amen au
prisonnier avec une pointe de défi.
Hess fixe le professeur sans broncher :
«Je vous prie de m’excuser, mais je ne vois pas du tout qui vous
êtes.
— Rudolf — tu ne me reconnais plus?Je suis Haushofer...
— Nous nous appelons par nos prénoms ?
— Nous nous appelons comme ça depuis vingt ans, se plaint le
professeur, qui ajoute : J ’ai vu ta femme et ton fils. Ils vont bien. » Il
agrippe pour l’éteindre la main gauche de son ami (le poignet droit
du prisonnier était lié à son gardien par les menottes). « Puis-je te
serrer la main ? demande affectueusement le vieil homme. Ton fils
est splendide. Il a sept ans maintenant. Je l’ai vu. »
Hess dut être bouleversé par cette confrontation, où il lui fallut
renier son ami le plus proche ; les nouvelles de lise et de Wolf Rüdiger, le désir d’en apprendre davantage, tout cela fut sans doute
insupportable, mais il joua son rôle jusqu’au bout avec une froide
précision.
«Afin de rassurer un vieil ami, déclare-t-il en choisissant ses
mots avec un soin extrême, le regard toujours sans expression, je
puis seulement vous dire que les médecins m’ont certifié que je
retrouverai complètement la mémoire... et qu’à ce moment-là, je
serai en mesure de reconnaître un vieil ami. Je suis terriblement
désolé. »
Les yeux du vieux professeur s’emplissent de larmes.
«Ton fils se porte à merveille, chuchote-t-il, je l’ai rencontré,
« Vous souvenez-vous du “Heil Hitler"»
357
c’est un brave garçon, et je lui ai dit au revoir sous le chêne, celui
qui porte ton nom, celui que tu as choisi à Hartschimmelhof où tu
es venu si souvent. Tu ne te souviens pas ? La vue sur les monts
Zugspitze, les branches de l’arbre qui tombaient si bas ? Tu ne te
rappelles pas Heimbach, là où tu as vécu si longtemps ? » Hess
secoue la tête. «Je suis sûr que tout cela va te revenir, dit Hausho­
fer. Cela fait vingt-deux ans maintenant que nous sommes amis : à
l’époque tu préparais ton doctorat à l’université. »
Étreignant la main de Hess, il le fixe dans les yeux.
« Tu verras, tout reviendra. Je vois même une lueur briller dans
tes yeux, comme autrefois... Imagine un peu ton petit garçon — il a
tellement grandi, dit-il en indiquant la taille de sa main libre. Il a
sept ans — il ressemble à moitié à toi et à moitié à ta mère. »
Un éclair fugace passe dans le regard du prisonnier.
Goering saute sur l’occasion.
« Vous vous souvenez de votre fils ?
— Bien sur que oui, dit Hess, j’ai regardé la photo de ma femme
et de mon fils pendant tout ce temps — cela s’est gravé dans ma
mémoire.
— Tu m’as écrit une lettre une fois, continue Haushofer, elle a
fini par me parvenir par des voies détournées ; tu y évoquais tes lon­
gues promenades, tu y parlais des foins et du parfum des fleurs, tu
disais pouvoir faire des balades de deux heures, et tu avais une garde
d’honneur. Cela nous rendait très heureux, ta femme et moi... Puis
ta dernière lettre contenait ce triste passage : «Je commence à per­
dre la mémoire... Je n’arrive même plus à me souvenir de mon pro­
pre fils, et c’est peut-être la meilleure chose qui puisse m’arriver. »
Il se souvenait du Hess des premières années — le vol de Berlin à
Munich, quand ils avaient décrit des cercles au dessus de la cabane
de chasse de sa mère dans les Fichtelgebirge.
« Vous avez de ses nouvelles ? demande Hess.
— Elle m’a écrit plusieurs lettres, de sa si jolie petite écriture...
Tu ne te souviens pas de l’époque où l’on m’interdisait d’écrire à ta
femme et à ta mère; j’ai dit alors à la Gestapo qu’ils pouvaient
m’arrêter car, de toute façon, je ne renierais jamais mes anciennes
amitiés.
— Pourquoi auriez-vous dû le faire ? »
Haushofer réalisa qu’à ce moment-là, bien sûr, Hess avait déjà
quitté l’Allemagne.
« Quand tu t’es envolé pour l’Angleterre, on a cru que ton vieil
ami romantique était complice. »
À l’évocation de la redoutable machine policière qu’il avait luimême créée, Goering intervient à nouveau :
358
Nuremberg
«Vous vous souvenez de cette institution dont nous disposions,
que nous appelions la “Gestapo” — la police secrète d’État ?
— N on.»
Haushofer dit à Hess qu’il lui pardonne pour Dachau.
« J’aimerais te regarder dans les yeux, dit-il. Parce que depuis
vingt-deux ans, je lis dans tes yeux, et je suis content d’y déceler un
début de souvenir... Te souviens-tu d’Albrecht? ajoute-t-il soudain.
Il t’a servi fidèlement, jusqu’au bout. C’était mon fils aîné. Il est
mort maintenant. »
Le visage du prisonnier se fige à nouveau.
« Cela ne me dit rien. »
Ainsi Haushofer, comme Goering avant lui, avait échoué à briser
les défenses de Hess.
Le colonel Amen fait entrer Franz von Papen, l’arrogant ancien
vice-chancelier.
« Qui est-ce ? » demande Hess.
Amen se tourne vers le nouvel arrivant...
« Connaissez-vous ce monsieur ? »
Von Papen se hérisse.
« Oui, je le connais.
— Je regrette, dit simplement Hess, je ne vois pas qui c’est.
— Il a beaucoup changé, ajoute Papen.
— Oui, j’ai changé, acquiesce Hess. Je n’ai pas pu me raser. » (Le
commandant de la prison essayait de briser l’amour-propre du pri­
sonnier.)
Invité par Amen à rappeler à Hess les incidents qui s’étaient pro­
duits en 1933, alors qu’il était vice-chancelier, von Papen fait un
gros effort.
« Vous devez vous rappeler que lorsque nous avons formé le gou­
vernement avec Hitler, le 30 janvier, j’étais vice-chancelier... ?
— Je n’arrive pas à me souvenir de quoi que ce soit, dit Hess
avec affabilité. Je viens de l’expliquer à ces messieurs. »
Ernest William Bohle, le gauleiter qui avait été très proche de
Hess, ne réussit pas mieux.
« Encore un homme que je ne connais pas, dit Hess en ne
déviant pas de sa tactique habituelle.
— Mais si, vous me connaissez, monsieur Hess. Je m’appelle
Bohle, dit le nouvel arrivant.
— Cela ne me dit rien. »
Bohle n’en revient pas.
« Ça c’est trop fort, dit-il en anglais, avec un accent nasillard qui
« Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” »
359
trahit ses origines de Bradford. Il me connaît depuis des années »,
ajoute-t-il, désarmé.
Goering aussi roule de gros yeux.
« Rappelez-lui que c’est vous qui avez traduit sa lettre.
— Vous ne vous souvenez pas que c’est moi qui ai traduit la let­
tre que vous aviez écrite au duc de Hamilton ?
— Non.
— Vous ne vous souvenez pas avoir emporté cette lettre au duc
de Hamilton — que je l’avais traduite pour vous ?
— Je n’en ai pas le moindre souvenir.
— C’est sidérant, dit Bohle en anglais.
— Peut-être ne s’appelait-il pas Hamilton à cette époque»,
avance Haushofer, plein de bonne volonté. Il se tourne vers son
vieil ami, haussant légèrement la voix comme si celui-ci souffrait de
surdité. «Tu ne te souviens pas de [lord] Clydesdale, le jeune avia­
teur qui a survolé l’Himalaya ? Tu ne te souviens pas qu’il a été ton
hôte à Berlin lors des Jeux olympiques ? Ce n’est que plus tard qu’il
s’est appelé Hamilton — c’est ainsi que s’accordent les titres en
Angleterre.
— Si je suis incapable de me souvenir de quelqu’un que je
connais depuis vingt-deux ans, comment voulez-vous que je me
rappelle ce Clydesdale ?
— Si je vous apportais une photo de lui, dit le professeur, vous le
reconnaîtriez certainement car, à l’époque, nous étions d’accord
pour le trouver très agréable [sympathisch], vous ne vous souvenez
pas : vous avez applaudi à son exploit quand il a survolé l’Everest —
puis qu’il a plongé dans un trou d’air et s’en est sorti de justesse ?
Vous ne vous souvenez pas que cela vous avait fait penser au Hôllental où vous faisiez du ski ; mais lui, il était tombé de deux mille
mètres ! Vous ne vous souvenez pas que cela vous avait terriblement
impressionné ? »
Goering se mêle à nouveau à la conversation :
« Rappelez-vous l’autre guerre, la précédente : vous étiez un jeune
lieutenant des forces aériennes, comme moi... Vous ne vous souve­
nez pas d’avoir volé vers la France en tant que pilote de chasse ?
L’avion Fokker? Vous ne vous souvenez pas du combat aérien
auquel vous avez participé ?
— Vous ne vous souvenez pas, que vous avez été gravement
blessé ? Vous avez reçu une balle dans le poumon, demande Haus­
hofer.
— Vous ne vous rappelez pas de Max (il faisait allusion au légen­
daire Immelmann) et de moi, qui volions avec vous ? » dit Goering.
Hess prétend ne se souvenir de rien — même quand Haushofer
360
Nuremberg
évoque de façon très vivante comment ils ont une fois joué à cachecache entre les chênes d’Hartschimmelhof.
«Je suis désolé, finit par dire le prisonnier, de me trouver en face
d’un vieil ami, et de ne pouvoir partager avec lui ces anciens souve­
nirs. »
Le colonel Amen poussa un profond soupir, puis demanda au colo­
nel Edmund Walsh, qui rôdait dans les parages, d’emmener le pro­
fesseur, seul avec Hess, dans la pièce adjacente. Le dialogue qui en
résulta fut légèrement différent — Hess était désolé mais il ne pou­
vait se souvenir de rien passé dix ou douze jours.
À un moment [rapporta Walsh par la suite] Haushofer sortit quelque
chose de sa sacoche... j’intervins pour qu’il me montre ce que c’était
avant que Hess ne s’en saisisse. C’était la photo d’un homme âgé
d’environ trente-cinq ou trente-huit ans, assis dans une voiture avec
une femme à ses côtés.
En la regardant, Hess dit immédiatement : « Ça c’est moi — et ça
c’est ma femme. »
Puis suivit une conversation intime... Essayant d’encourager Hess
à faire revenir sa mémoire au temps présent, Haushofer suggéra que
si lui, Hess, voyait à nouveau le vieux paysage familier de la Bavière,
il pourrait recouvrer la mémoire.
Hess acquiesçait toujours...
Il était, ou prétendait être, soumis à une extrême tension mentale.
Là, dans cette autre pièce, il se montra extrêmement nerveux,
remuant continuellement, croisant et décroisant les jambes, battant
des paupières, tripotant sa veste, etc. À un moment il parla des
menottes qui le liaient à son gardien « ...mie ein Kannibale» —
comme un cannibale.
Au bout de vingt minutes qui ne donnèrent aucun résultat, Walsh
mit fin au dialogue. Les deux amis, le maître et l’élève, se serrèrent
la main en silence en se regardant fixement dans les yeux — Haus­
hofer visiblement plus ému que Hess.
Le professeur était anéanti, et tandis qu’on le reconduisait en voi­
ture à son logement, il dit à Walsh : « Hess était mon élève préféré,
et aujourd’hui j’ai assisté à la ruine de tout cela. » Sa foi fanatique en
Hitler était totalement sincère, mais leur entourage l’avait trahi.
Ribbentrop et Bormann, suggéra le professeur, s’étaient tous deux
servis de cet homme pour satisfaire leurs ambitions. «Avez-vous
seulement entendu l’insolent von Papen demander comment il
pouvait ne pas se souvenir du vice-chancelier ? » Sentant son idéal
trahi, Hess, et c’était bien dans son caractère, s’était envolé pour
« Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” »
361
l’Angleterre. « C ’est la seule fois où il a trahi notre amitié —
lorsqu’il m’a caché scs projets. Je me doutais qu’il se préparait quel­
que chose... il était extrêmement nerveux depuis quelque temps.
Quand je le questionnais, il fuyait mon regard. »
De retour dans sa cellule, Hess prit une feuille de papier jaunâtre
et commença un journal manuscrit — parfaitement conscient, évi­
demment, qu’il serait probablement lu par ses geôliers :
O n m ’a m is face à face avec G oering et un vieux m onsieur qui est
censé m e co nnaître depuis lo ngtem ps, a p p arem m en t po u r s’assurer
que je les reconnaissais.
J e ne les ai pas reconnus.
Amen demanda plus tard dans l’après-midi à Goering :
« Pensez-vous que Hess disait la vérité ?
— Oui, absolument, répondit le Reichsmarschall. Il a totalement
changé... il me donne l’impression d’être complètement fou.
— Diriez-vous qu’il semblait fou avant d’avoir entrepris ce vol ?
— Je ne dirais pas vraiment fou, mais il n’était déjà pas tout à fait
normal, il était très exalté, disons — très exubérant. »
Goering indiqua spontanément ce qui, selon lui, avait motivé le
vol spectaculaire de Hess en 1941 : « Malgré la haute fonction qu’il
occupait, après le déclenchement de la guerre, il avait relativement
peu de choses à faire... Il souhaitait tout le temps faire quelque
chose — et quelque chose de décisif — et cela le rendait très, très
nerveux. Puis il a probablement pensé que son chef d’état-major,
Bormann, s’entretenait à son insu avec le Führer ; et cela a pu aggra­
ver les choses.» Ainsi, concluait Goering, Hess avait décidé de
compenser sa relative inactivité par une action d’éclat : « Il devait
s’envoler pour l’Angleterre et apporter la paix. »
Le lendemain de ces étonnantes conversations, le colonel Amen,
affable, entama un nouvel interrogatoire :
« Comment va votre mémoire aujourd’hui ?
— Elle ne s’est pas modifiée du tout», répondit Hess par le
canal de l’interprète.
Il
ne se sentait pas bien, il venait juste d’être victime de ses
anciennes « crampes » d’estomac. Amen promit de ne pas le retenir
trop longtemps, mais lui posa néanmoins une série de questions
pour essayer, dit-il, de déterminer jusqu’où remontaient ses souve­
nirs. Hess admit qu’il pouvait tout juste se souvenir d’avoir quitté le
pays de Galles et l’appartement où il logeait là-bas à l’hôpital.
362
Nuremberg
Brusquement, le colonel Amen abandonna son comportement
d’infirmière.
« Quand vous est venue l’idée de perdre la mémoire ? demandat-il sèchement.
— Je ne sais pas. Mais le fait est qu’actuellement je l’ai perdue.
— Je vous ai demandé, répéta Amen avec un perceptible agace­
ment dans la voix, quand vous est venue l’idée que cela pourrait
être une bonne chose de la perdre ?
— Je ne comprends pas très bien, répondit Hess. Vous voulez
dire par là que j’ai imaginé que ce serait une bonne idée de perdre la
mémoire pour vous tromper ?
— Oui. C’est exactement ce que je veux dire. Ce pourrait être
très utile étant donné la procédure en cours, n’est-ce pas ? »
Hess fit mine de se montrer coopératif. Après son entraînement
au pays de Galles, il était passé maître à ce jeu.
« Bien, prenons par exemple le livre que vous m’avez montré
hier. Je ne vois pas quel bénéfice je pourrais tirer d’avoir perdu la
mémoire à ce sujet.
— Oh non, acquiesça Amen. Mais par exemple quant aux divers
meurtres que vous avez organisés — car vous l’avez fait !
— J ’ai fait cela ?
— Oui, répliqua Amen, et il bluffa: C’est ce que disent les
témoins.
— Vous voulez dire, réfléchit Hess, que parce que je suis incapa­
ble de me souvenir, vos témoins deviennent moins crédibles ?
— C’est à peu près ça.
— Ou voulez-vous dire parce que je mens ? Si je semble avoir
perdu la mémoire, les gens ne vont pas m’aimer et cela pourrait
influencer le tribunal et aboutir à une peine plus sévère. »
Amen rappela au prisonnier que d’après Haushofer ils avaient lu
ensemble autrefois un roman suédois parlant d’étudiants qui, après
avoir perdu la mémoire, l’avaient retrouvée avec le secours de la
musique et de la poésie.
« En réalité, triompha-t-il, c’est là que vous avez trouvé l’idée de
perdre la mémoire, n’est-ce pas ? »
Hess ricana en disant :
« Non, certainement pas.
— Que trouvez-vous de si drôle à cela ? »
Hess invita le «gentleman », comme il l’appelait, à se mettre à sa
place, dans la perspective d’un procès imminent :
«Je vais me trouver incapable d’assurer ma défense. Je reste assis
dans ma cellule tout le temps à penser à tout cela... Cela me tour­
mente terriblement. Et quelqu’un vient me demander en se
« Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” »
363
moquant si j’ai eu l’idée de perdre la mémoire à la lecture d’un
roman, et cela me semble très ridicule — vu le contexte. »
Le colonel le reprit :
« C’est vous qui avez ri, pas moi.
— Je ne peux faire qu’une chose lors du procès qui va venir, dit
Hess, c’est défendre ma peau de toutes mes forces ; et les seules
armes dont je dispose sont mon cerveau et ma mémoire. »
L’accusation américaine se trouvait confrontée à une énigme.
Hess avait, au cours de cet entretien, mis le colonel Amen au défi
de lui expliquer pourquoi il aurait simulé. « Est-ce qu’il me consi­
dère comme suffisamment puéril ou naïf pour croire que je pourrais
améliorer ma situation de cette façon ? » demanda-t-il à l’interprète.
Amen s’était contenté de murmurer : «Je ne suis pas tout à fait
sûr de savoir pourquoi vous le faites. »
Hess ne le savait pas très bien non plus, mais son instinct lui dic­
tait de déstabiliser l’adversaire en le plaçant dans une situation inha­
bituelle.
Le juge Robert H. Jackson était dans une mauvaise passe.
Son procureur adjoint, Thomas J. Dodd, demanda à von Papen
trois jours après la confrontation avec Hess :
« Qu’en pensez- vous? D’après vous, a-t-il réellement perdu la rai­
son ?
— Il semble bien. Je l’ai trouvé très changé, son visage aussi... La
façon dont il parle, et le fait qu’il ne reconnaisse aucun de ces gens :
cela doit être de la folie.
— Bien, vous savez naturellement le problème que cela nous
pose : est-ce qu’il simule ou non ?
— Pourquoi le ferait-il ?
— Je ne sais pas. »
D’après un récit confidentiel du procès enregistré par le juge Jack­
son en 1953, Goering était de ceux qui considéraient l’amnésie de
Hess comme une supercherie. «Amenez-moi cet individu, dit le
Reichsmarschall, usant d’un terme peu flatteur, et moi, je le ferai se
souvenir. »
Goering [rapporta Hess plus tard dans son journal] a essayé pendant
une heure de me rafraîchir la mémoire — sans succès. Il m’a dit que
j’avais, paraît-il, laissé une lettre pour le Führer lorsque je m’étais
envolé pour l’Angleterre.
364
Nuremberg
«Vous ne vous ne vous souvenez plus? demande le Reichsmarschall [la conversation, dans la pièce 167 avait été secrètement enre­
gistrée]. Vous n’arrivez pas à vous souvenir du bruit d’un moteur
d’avion ?
— Si, bien sûr, réplique Hess, mais je ne sais pas si ça ne vient
pas du vol que je viens juste de faire.
Maintenant, je voudrais vous demander : savez-vous piloter
un avion ? »
Hess, circonspect, déclare qu’il n’en est pas certain ; Goering évo­
que alors l’histoire de l’Allemagne.
« Vous souvenez-vous de Frédéric le Grand ?
Eh bien, je connais le nom — mais cela ne signifie pas grandchose pour moi.
— Vous souvenez-vous avoir possédé son portrait ? [Goering par­
lait d’un tableau qu’il avait, de toute évidence, convoité.]
— Oui.
— Comprenez-vous, même si vous ne vous en rappelez pas, que
nous avons partage beaucoup de moments par le passé ? Soyez cer­
tain que je cherche à vous aider autant que je peux.
— J ’en suis convaincu», dit Hess — peut-être déconcerté de
voir Goering tenir ce rôle de « Dr Kildare » qui lui allait si mal.
— Il est très important pour nous deux d’essayer de raffermir
votre mémoire. Les raisons pour lesquelles vous êtes ici sont bien
claires pour vous, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous devez comprendre que le fait que quelqu’un ne se sou­
vienne de rien constitue un système de défense.
— Oui, acquiesce Hess, sombrement. J ’ai découvert cela aussi.
Mais ce n est pas pour cela que j’ai perdu la mémoire. »
Trouvant encourageant que Hess se soit souvenu au moins du
nom de Frédéric le Grand, Goering s’aventure plus loin dans cette
voie, essayant de recolter quelques pepites dans la gangue qu’était
devenue pour lui le cerveau de son ancien collègue.
Au bout d’un moment, Hess s’enquiert poliment : « Pensez-vous
pouvoir me faire retrouver la mémoire de cette façon ? Le médecin
m’a dit que cela ne pourrait se faire que sous l’effet d’un choc. »
Goering continue à jouer son rôle de psychiatre et de conseiller :
«Vous êtes supposé vous décontracter et essayer de vous souvenir
de tout cela. »
Hess explique que tenter de se concentrer crée une tension terri­
ble dans son esprit. «Après, pendant deux heures, je dois rester
« Vous souvenez-vous du "Heil Hitler” »
365
allongé sur mon lit, dit-il, et je ne sais plus ce qui se passe autour de
moi. »
Mais le Reichsmarschall n’était pas taillé pour ce rôle. Perdant
patience, il lance sèchement :
« Maintenant écoutez, Hess, ça n’était pas simple pour moi non
plus de venir ici vous parler, moi aussi je dois me concentrer.
— Pourquoi diable devrions-nous tous deux nous donner tout ce
mal, ici et maintenant ?
— Ne nous disputons pas là-dessus... Mais si nous parlons cal­
mement de certains points, quelque chose vous reviendra. »
Il essaya de faire parler Hess de littérature, mais sans réussir à lui
faire admettre que la lecture produisait des associations d’idées avec
la vie réelle. Les événements passés étaient un brouillard. Le nom
de Baldur von Schirach dirigeant des Jeunesses hitlériennes ne pro­
voqua qu’une réponse incompréhensive : « Qui est-ce ? »
«Vous souvenez-vous du Führer?
— Eh bien, je sais à quoi il ressemblait — j’avais sa photo dans
ma chambre.
— Vous rappelez-vous comment il parlait ?
— Sa photo ne parlait pas. »
Quand Goering essaya de savoir précisément pourquoi Hess avait
gardé une photo du Führer, celui-ci fut incapable de lui fournir une
raison.
«Ç a je ne sais pas.» Répondre différemment aurait trahi sa
supercherie.
« Que voulez-vous dire, que vous ne savez pas ! Vous avez gardé
cette photo tout le temps. »
Pendant cinq minutes, Goering le harcela à propos de la photo
de Hitler qu’il avait dans sa chambre au pays de Galles « avec des
variantes dans les questions, mais pas dans les réponses », comme le
déclara le soldat américain chargé de l’enregistrement...
« Franchement, dit Hess, las de ce dialogue, cela m’est indifférent
de savoir si cette photo était là ou non... Vous savez, ce n’est pas
très bon pour mon cerveau, dans l’état où il est, d’approfondir
toutes ces choses.
— Vous refusez de vous souvenir, l’accusa le Reichsmarschall.
Vous refusez de vouloir vous souvenir ! »
À ce moment-là, le colonel Amen, qui attendait à l’extérieur,
abandonnant toute discrétion, se rua dans la pièce.
« Pensez-vous encore que vous serez en meilleure posture au pro­
cès si vous refusez de vous souvenir de quoi que ce soit ? gronda-t-il
(les micros étaient toujours branchés).
366
Nuremberg
— Que je dise quelque chose ou non, cela ne changera rien»,
finit par dire Hess.
Amen ne manqua pas de lui présenter quelques-uns des docu­
ments qu’il avait rédigés à Abergavenny, et qui se rapportaient visi­
blement à des épisodes antérieurs de la guerre.
« Vous avez écrit cela après coup (l’ingénieur du son entendit le
colonel insister). Vous pensez les avoir écrits avant d’avoir quitté
l’Allemagne ? »
Hess se déroba, évitant de répondre sur le moment, il demanda à
lire les documents dans sa cellule.
«Je ne peux imaginer que j’étais dans la situation d’écrire une
chose semblable.
— Est-ce votre écriture ?
— Je n’avais pas de machine à écrire, dit-il, désarçonné, aussi je
suppose que j’ai dû les écrire. »
Amen, triomphant, bondit sur l’occasion :
« Comment savez-vous que vous n’aviez pas de machine à écrire ?
— Oh, ce n’est qu’une coïncidence que je me souvienne de
cela... ma mémoire remonterait si loin !
— Elle remonte jusqu’où vous le voulez bien, se moqua le colo­
nel. Et qu’en est-il de la lettre que vous avez écrite au Führer ? En
avez-vous une copie dans les paquets que vous avez emportés avec
vous ? »
Hess répondit qu’il ne savait pas ce qui se trouvait dans ces
paquets, il avait même prétendu ne pas se souvenir qu’Amen lui ait
déjà posé ces questions auparavant — mais là il se trahit maladroite­
ment en déclarant : «Je ne m’en souviens que trop bien — c’est
pour cela que j’étais furieux et si remonté contre vous; je voulais
qu’on me les rende tous.
— Pourquoi n’employez-vous pas un peu de votre énergie à
essayer de repenser à ce qui s’est passé avant votre départ d’Angle­
terre ?
— Personne, répliqua Hess ironiquement, ne m’a donné
d’ordonnance pour me dire comment faire.
— Bien, dit le colonel Amen avec une nonchalance affectée, je
suppose qu’il va falloir que nous commencions à vous administrer
quelques “chocs”.
— Oh oui, je vous en prie — et aussi me rapporter les papiers
que vous m’avez promis. »
À l’origine, le juge Jackson avait souhaité tenir les psychiatres éloi­
gnés des accusés jusqu’au jour du verdict. Le comportement de
Hess, pourtant, ne lui laissa pas le choix. D’autant plus que ce der­
« Vous souvenez-vous du “H eil Hitler” »
367
nier n’était pas le seul détenu dont la santé posait des problèmes : le
dirigeant du Front du travail, le Dr Robert Ley, était sérieusement
déséquilibré, comme le montraient ses écrits, et comme il le
confirma quelques jours plus tard en s’étranglant volontairement.
Jackson rappela le psychiatre de Park Avenue, John Millet, qui,
deux mois auparavant, l’avait exhorté au nom des associations de
psychiatres américaines, pour que les condamnés fusillés ne soient
pas touchés à la tête (pour permettre à une postérité perverse d’étudier leurs cerveaux). « Dans l’état actuel des choses, écrivait mainte­
nant Jackson au Dr Millet, il devient nécessaire de procéder à un
examen psychiatrique des hauts dignitaires nazis avant le procès. »
Il invitait Millet, à titre tout à fait confidentiel, à lui suggérer quel­
ques noms de psychiatres de réputation internationale.
Le même jour, il envoya son fils, par avion, à Washington, avec
pour instructions d’expliquer ce problème inattendu au secrétaire à
la Guerre : « Nous avons besoin non seulement d’un psychiatre,
mais d’hommes éminents aptes à émettre un jugement qu’acceptera
le corps médical. » Ce ne pouvaient être de toute façon, pensait-il,
des « hommes des services réguliers ». (Plusieurs officiers de l’armée
avaient alors critiqué ce «procès politique» dans la presse améri­
caine.)
En attendant, il autorisa le major Kelley, psychiatre consultant de
la prison, à effectuer des tests sur Hess. Kelley utilisa une variante
de l’ingénieux test de la « tache d’encre » inventé vingt-cinq aupara­
vant par le psychiatre suisse Herman Rorschach : on montre au
sujet dix cartes types avec en surimpression des taches en blanc et
noir et d’encres multicolores et on lui demande ce qu’il voit.
D’après la réponse, un expert pourrait déterminer l’image que le
sujet projette de lui-même sur la forme. Par exemple, «voir» des
humains en action pourrait être un signe de grande intelligence.
Pour lui faire passer ce test, Kelley et un interprète s’assirent cha­
cun d’un côté de Hess — sur sa couchette, puisqu’on ne lui avait
pas donné de chaise.
Sa curiosité probablement piquée par ce nouveau défi, Hess se
prêta au jeu. Sur la seconde carte il vit « deux hommes parlant d’un
crime — ils ont du sang sur les mains ». Comme il continuait dans
le même esprit, il sembla significatif à Kelley que Hess retenait
encore les « souvenirs sanglants ». À la neuvième carte, il interpréta
la tache d’encre comme la «vue en coupe d’une fontaine ». Kelley y
décela un signe d’angoisse. Dans la situation du sujet, cela n’aurait
pas surpris grand-monde à Nuremberg.
Kelley rendit son rapport le 16. Adressé au colonel Andrus, ce
document de deux pages concédait qu’à son arrivée Hess avait
368
Nuremberg
simulé ce que Kelley appelait une « amnésie irrégulière » ; il citait
Ellis Jones disant que Hess avait présenté les symptômes d’une
totale amnésie de novembre 1943 à février 1945, et à nouveau du
12 juillet jusqu’à ce jour. Pour ce qui était des nombreux échantil­
lons de nourriture, chocolat et médicaments que Hess avait mis de
côté comme «pièces à conviction», l’opinion citée par Kelley était
intéressante : « Un tel comportement pouvait être soit simulé, soit
une réaction réellement paranoïde. »
Kelley, qui n’avait pour sa part découvert que de «vagues ten­
dances paranoïdes », était manifestements persuadé que Hess simu­
lait. « Il n’existe aucune preuve de réelle psychose», soutenait-il.
Quant à l’amnésie en cours, Kelley restait prudent et confus —
enveloppant son diagnostic de tant de « si» et de «m ais»,
qu’Andrus et Jackson ne furent guère plus avancés.
16 octobre 1945
[Rapport du major Kelley]
Le prisonnier Rudolf Hess a été soigneusement examiné depuis
son admission a la prison de Nuremberg... Le présent examen révèle
une condition mentale normale, à l’exception de l’amnésie... Les
résultats du test de Rorschach indiquent quelques tendances névroti­
ques, chez une personnalité fortement schizoïde avec des compo­
santes hysteriques et obsessionnelles. Les actuelles réactions du
patient confirment ce diagnostic. Il se plaint amèrement de
«crampes d’estomac» qui sont manifestement des manifestations
névrotiques.
Ses actes sont excessivement spectaculaires, ses expressions, ses
récriminations et ses symptômes sont typiques de l’hystérie.
Actuellement, son amnésie se limite aux événements de son his­
toire personnelle après son entrée au Parti. L’amnésie, pourtant,
varie de façon très suspecte... Il est tout à fait possible qu’il se soit
suggéré à lui-même l’amnésie depuis si longtemps qu’il ait fini par y
croire partiellement.
En résumé, Kelley attribuait l’amnésie à la fois à l’autosuggestion et
à une «conscience qui simulait», et définissait Hess comme «sain
d’esprit et responsable».
Il en concluait qu’un traitement était possible. Ne sachant évi­
demment pas que le major Dicks l’avait précisément essayé en
mai 1944, Kelley préconisa la narco-hypnose — (interrogatoire
mené après une injection intraveineuse de penthotal, le « sérum de
vérité »). Cela permettrait, expliquait-il, de montrer si Hess simulait
réellement. Kelley avertissait cependant: «Il faut avoir à l’esprit,
néanmoins, que les intraveineuses peuvent parfois provoquer des
« Vous souvenez-vous du “Heil Hitler” »
369
accidents. » L’usage du penthotal ou d’autres drogues similaires de
la série des barbituriques avait provoqué des accidents fatals.
Le lendemain, le colonel Andrus transmit le rapport de Kelley,
accompagné de son propre commentaire au juge Jackson :
Hess croit, ou l’a prétendu, que les Anglais ont tenté de l’empoison­
ner. Une chimiothérapie pourrait faire naître le même soupçon ou
accusation contre nous. Alarmer inutilement le patient pourrait lui
être préjudiciable.
Hess se montrait aussi peu coopératif que possible. Après un exament dentaire, il refusa de signer le formulaire attestant du mauvais
état de ses dents, et le dentiste dut signer le document à sa place.
Lorsque, quelques jours plus tard, on lui demanda une signature
pour un anodin récépissé d’emprunt à la bibliothèque, il déclara:
«Je ne signerai aucun papier qui n’ait pas été entièrement rempli. »
Maintenant, en dépit des cajoleries intensives de Kelley, il refusait
de signer une formule d’agrément pour l’expérience de narco-hypnose projetée. Même s’il n’y avait qu’une chance sur mille pour que
se produise un accident mortel, les Américains répugnaient à pren­
dre le risque et, le 20 octobre, le colonel Robert J. Gill, le rédacteur
de l’équipe de Jackson, écrivit au colonel Andrus : « Nous sommes
opposés dans cette affaire à tout traitement incluant l’usage de dro­
gues qui serait éventuellement préjudiciable au sujet. »
Hess continuait à rédiger des notes un peu bizarres dans son jour­
nal de prison :
17 octobre 1945
Grande excitation parce que j’ai fait du tapage à propos de choses
dans mes bagages que j’avais réclamées et qu’on ne m’a pas rendues.
Après quoi on m’a dit que je pouvais déposer une plainte auprès du
commandant, mais que je ne devais pas crier après les gens... J’ai
accroché dans ma cellule de petites notes disant : DU CALME, IL NE
FAUT PAS CRIER APRÈS LES GENS. Un des officiers qui est passé a dit
que c’était une bonne idée.
18 octobre 1945
Le médecin américain m’a formellement assuré qu’une seule
injection suffirait à me rendre la mémoire.
19 octobre 1945
On m’a remis l’acte d’accusation. Cent pages. Je l’ai feuilleté en
cinq ou dix minutes et j’ai lu les têtes de chapitres.
370
Nuremberg
L’accusation instruite contre « Hermann Wilhelm Goering, Rudolf
Hess, Joachim von Ribbentrop » et consorts retenait contre lui les
quatre chefs d’inculpation, y compris les atrocités et les crimes
contre la paix.
À 16 h 46, le même jour, le colonel lui notifia officiellement :
«Vous continuerez à être interrogé de temps a autre, à moins que
vous ne vous y opposiez expressément», lui annonça-t-il.
Hess n’avait aucunement l’intention de tomber dans ce piège —
de risquer de se trahir lui-même ou de mettre en difficulté ses coac­
cusés par ses déclarations. «Je crois qu’en pratique tout cela ne ser­
virait à rien», dit-il.
Amen lui demanda de certifier s’il considérait que ses intérêts
seraient mieux protégés s’il refusait tout nouvel interrogatoire.
«À mon avis, répliqua Hess avec impertinence, de toute façon,
cela ne ferait aucune différence : car rien ne sortira de tout cela. J ’ai
lu l’acte d’accusation et il est totalement dépourvu de signification
pour moi... Cela dit, si ces messieurs souhaitent me poser des ques­
tions, je serais ravi de les écouter. »
Il avait mis l’accent sur le mot écouter.
20 .
Le triomphe de la volonté
Les quatres équipes de procureurs qui s’étaient rassemblées à Ber­
lin, concession à l’orgueil des Soviétiques, étaient maintenant arri­
vées à Nuremberg contrôlée par les Américains, mais les Russes
réclamaient encore plusieurs semaines de délai. Les Américains gro­
gnaient mais, en fait, ils n’étaient pas le moins du monde mécon­
tents, étant donné les difficultés auxquelles se heurtaient leurs pro­
pres préparatifs.
L’instruction contre Hess était celle qui leur causait le plus de
migraines. Les charges contre lui étaient minces, en effet, et des
équipes d’experts des services secrets battaient la campagne dans
tout le pays pour rassembler un dossier crédible. Le 29 octobre
1945, Erich M. Lipman, de l’état-major de la VIe armée U.S. rap­
porta, après avoir rencontré lise Hess, qu’elle lui avait spontané­
ment montré une soixantaine de dossiers contenant la correspon­
dance rédigée par le canal de leur Privatkanzlei (dont Mlle Hildegard Fath, la secrétaire depuis 1933, était déjà prisonnière des Amé­
ricains). Ce matériel n’était pas de nature à faire progresser l’accusa­
tion, bien au contraire.
« Franchement, rapporta Lipman au lieutenant Blumenstein à
Nuremberg, je suis plutôt favorablement impressionné par la qua­
lité de ses amis comme par la façon dont il désapprouvait le favori­
tisme, même quand il s’agissait de sa propre famille. »
Lipman avait cependant remarqué le rôle troublant, parmi les
voisins de Frau Hess à Hindelang, d’un médecin — celui à qui Hess
avait écrit une lettre codée depuis le pays de Galles. « Il faut prêter
une attention particulière au dossier du Dr G erl», prévenait Lip­
man, en faisant parvenir trois dossiers sélectionnés à Nuremberg.
« Hess et Hitler lui-même se servaient de lui pour tenter de circon­
venir de hauts dirigeants britanniques et des personnes “proches du
trône”, et leur vendre leur version des intentions allemandes.»
Cherchant des traces d’une correspondance avec «lord Ham ilton»,
Lipman n’avait trouvé qu’une carte de Noël de ce dernier, qui lui
372
Nuremberg
sembla donner un aperçu intéressant sur les cercles d’appeasers
avant la guerre. lise Hess avait conseillé à Lipman de lui faire écou­
ter du Mozart, cela l’aiderait peut-être à recouvrer la mémoire ; elle
écrivit une lettre qu’elle lui demanda d’apporter à Nuremberg, et
qu’elle glissa, avec une photo de Wolf Rüdiger, dans une enveloppe
semblable à celles qu’utilisait le bureau de Hess pour les pièces
confidentielles qu’il devait être seul à voir.
Le 20 octobre on fit savoir à Hess que le procès commencerait un
mois plus tard. Il ne voyait aucune raison de coopérer. On lui
demanda de remplir un long questionnaire sur sa « future occupa­
tion », la religion et autres renseignements personnels ; il se
contenta d’y inscrire son nom. Il refusa de choisir un avocat, et nota
dans son journal, le 21, qu’il se moquait que le tribunal en désigne
un d’office, ce qu’il confirma par lettre au secrétaire général du Tri­
bunal, le lendemain.
On continuait de lui refuser toute possibilité d’exercice et il
n’était autorisé à se raser que tous les trois ou quatre jours. Il perdait
aussi rapidement du poids. Son apathie était peut-être devenue
réelle. Le 23, quand Kelley lui demanda pourquoi il ne s’était pas
donné la peine de lire l’acte d’accusation, Hess répondit : « Ce n’est
pas là la question, de toute façon j’oublierai ce qu’il contient — je
jetterai un coup d’œil dessus juste avant le procès. »
Kelley tenta de le persuader d’accepter une injection d’insuline
pour reprendre du poids avant qu’on ne lui fasse « la piqûre qui lui
ferait retrouver la mémoire». Hess refusa et réclama qu’on lui
apporte des pommes crues à la place. Sans tenir compte de ce refus,
le D r Ludwig Pflücker, vieux médecin allemand chargé des prison­
niers, apparut dans la cellule en brandissant une seringue d’insuline.
Hess la refusa courtoisement.
« Comment va l’appétit ? demanda Kelley le lendemain 24 octo­
bre.
—
Vu mon manque d’exercice, on peut difficilement s’attendre
à ce que j’aie grand appétit », répondit Hess.
Un ou deux jours plus tard, quand Kelley l’avertit que la perte de
poids depuis les photos prises en 1941 était tout à fait sensible, le
prisonnier répliqua : «Je suis sûr que je récupérerai rapidement
mon ancien poids aussitôt que j’aurai retrouvé la liberté. » Le ciel
était clair, le soleil brillait sur Nuremberg cet après-midi-là, mais il
n’avait toujours pas le droit de sortir.
Inquiet de la rapide détérioration de l’état mental des prisonniers,
Kelley écrivit au colonel Andrus, mentionnant particulièrement
Hess, Keitel, Ribbentrop et Sauckel, en demandant qu’on les auto­
Le triomphe de la volonté
373
rise à prendre à l’extérieur le minimum d’exercice indispensable. Le
colonel Rene H. Juchli, médecin de la prison, appuya cette requête.
Mais le commandant refusa son consentement.
Son intention d’administrer un sérum de vérité à Hess ayant été
contrariée, Kelley demanda au Tribunal de désigner une commis­
sion internationale qui confirmerait ses conclusions sur la santé
mentale du prisonnier. Il avait en cela un allié de poids. Le général
de division William Donovan, chef de l’OSS, Office of Stratégie Ser­
vices, précurseur de la CIA — qui suivait de très près la préparation
du procès —, fit la même recommandation le 25 octobre :
Comme Hess prétend être amnésique, je propose... que le Tribunal
crée une commission chargée d’enquêter sur son état mental aussi
bien que sur sa capacité à discuter avec son avocat de la mise au
point de sa défense.
Deux jours plus tard, deux nouveaux médecins américains vinrent
visiter le prisonnier, le pressant d’accepter des injections tout à fait
inoffensives.
« Votre perte de poids doit vous causer du souci, lui dirent-ils.
— Je préfère reprendre du poids par des moyens complètement
naturels, fut la réponse.
— Nous voulons simplement que vous vous sentiez mieux. »
Le Dr Pflücker le supplia de reconsidérer l’insuline. Ils ne l’auto­
risèrent toujours pas à prendre de l’exercice à l’extérieur, mais lui
proposèrent d’avoir une chaise dans la journée.
«Je n’ai pas besoin de chaise », dit Hess.
Le 30, ils lui présentèrent les paquets qu’il avait rapportés du
pays de Galles.
30 octobre 1945
On m’a conduit dans un bâtiment juste à côté. On m’a montré des
monceaux de documents écrits de ma main et de petits paquets scel­
lés que j’aurais, paraît-il, rapportés d’Angleterre avec moi.
Je ne me souvenais pas du tout de ces documents ni de ces
paquets. J’en ai ouvert un qui contenait des échantillons de médica­
ments et de nourriture que je prétendais contenir des substances
toxiques [poisons].
On m’a affirmé qu’on me rendrait ces documents — qui semblent
être très importants —avant le procès, dès qu’ils auraient été tra­
duits.
Cependant je n’ai pas communiqué officiellement ces documents,
par exemple, pour m’en servir comme bases de ma défense.
374
Nuremberg
Il était maintenant à Nuremberg depuis plus de trois semaines ; plus
de quinze jours s’étaient écoulés depuis sa dernière entrevue avec le
colonel Amen — avec des résultats que le colonel n’avait visible­
m ent pas prévus.
« Quand vous êtes arrivé à Nuremberg, lança Amen, vous aviez
emporté avec vous divers papiers et documents ?
— Je n’en sais rien.
— C’est pourtant ce que vous m’avez dit l’autre jour. »
Hess montra sa surprise en désignant le colonel.
« À ce monsieur? demanda-t-il à l’interprète. Je ne me souviens
même pas avoir déjà vu ce monsieur. »
Amen trouva cela un peu dur à avaler et lui demanda s’il ne se
souvenait pas du tout d’avoir été interrogé depuis qu’il était arrivé
ici, au Palais de Justice.
Astucieusement, Hess renouvela dans sa réponse sa décision de
ne pas prendre d’avocat.
« E h bien, dit-il, sans doute m ’a-t-on interrogé auparavant, car
dans mes papiers j’ai trouvé cette déclaration : “J ’ai dit que je ne
voulais pas d’avocat.” Donc je suppose qu’on m’avait déjà posé la
question. »
Amen le mit à nouveau au défi.
«Vous ne vous souvenez pas que je vous ai interrogé plusieurs
fois ? »
Le prisonnier répondit sans équivoque que non.
« L’état de votre mémoire empire au lieu de s’améliorer. N’est-ce
pas ? » dit sèchement le colonel.
Avec une logique infaillible, Hess fit remarquer qu’il lui était dif­
ficile d’apprécier.
Amen lui proposa alors de lui montrer les documents qu’il avait
rapportés d’Angleterre. « Mais avant cela, je voudrais vous redeman­
der si quelqu’un vous aurait dit que vous n’aviez pas droit à un
défenseur ?
— J ’ai par là-bas un document, dit Hess en indiquant d’un mou­
vement de tête le bâtiment de sa cellule, qui contient une déclara­
tion selon laquelle j’ai droit à l’assistance d’un avocat, mais que je
n’y suis pas obligé. »
Amen, sans comprendre que se défendre lui-même était un élé­
ment important de la stratégie de Hess, passa sans autre commen­
taire aux divers paquets.
« En voici un, annonça-t-il impassible, scellé par sept sceaux de
cire rouge. Je vous demande de le regarder et de me dire si vous
savez ce que c’est.
Le triomphe de la volonté
375
— On peut lire au dos de l’enveloppe qu’il y a dedans des pilules
de médicaments contenant des substances dangereuses. » Il ajouta
qu’il ne se souvenait pas l’avoir déjà vu, mais c’était assurément son
écriture.
« Avez-vous rapporté avec vous des produits empoisonnés
d’Angleterre ?
— Non. Que voulez-vous dire par “produits empoisonnés” ?
— Je ne sais pas ce qu’il y a dans cette enveloppe. J ’essaie de
savoir si vous le savez ! »
Hess répéta qu’il savait simplement ce qu’il lisait sur l’enveloppe.
« Et cette enveloppe-là ? demanda Amen, reprenant sa litanie, qui
porte cinq sceaux de cire, quatre violets et un autre vert sur l’autre
côté. »
Hess nia se souvenir l’avoir jamais vue.
Avec emphase, le colonel indiqua qu’elle était marquée pour
identification : « PIÈCE À CONVICTION “A ” HESS 30 OCTOBRE 1945 ».
Hess fit remarquer le sceau qui se trouvait entre deux autres
sceaux violets au dos de l’enveloppe. « C’est le sceau de la Légation
suisse à Londres », reconnut-il.
Amen bondit sur l’occasion.
« Comment le savez-vous ? »
L’adjoint du Führer expliqua :
« C ’est marqué “ Légation de Suisse à Londres.” »
Il ne se souvenait pas de celle-là non plus; elle était aussi dési­
gnée comme pièce à conviction. Ensuite, Hess refusa de reconnaî­
tre les pièces B, C, D et E qu’Amen identifia jusqu’à ce qu’ils arri­
vent à une enveloppe anglaise officielle d’où le colonel tira un
manuscrit commençant par ces mots : «J’ai atterri en Écosse, le soir
du 10 mai 1941.» (C’était la version des événements selon Hess,
rédigée dans les premières semaines de sa détention à Abergavenny.)
« Vous rappelez-vous avoir écrit ça ?
— Non, en aucune façon. »
On l’invita à en prendre lecture. Au bout d’un moment il releva
les yeux et déclara: « C ’est une histoire incroyable... Il est écrit là:
“À part les drogues qui me causaient des maux de dents, il y avait,
évidemment, un laxatif puissant et un poison qui m’irritait les
muqueuses... le sang coagulé me bouchait alors le nez, ma bouche
saignait abondamment, et mes intestins brûlaient comme du feu. ” »
Hess admit que c’était bien son écriture, mais déclara qu’il ne se
rappelait ni quand ni comment, ni même s’il avait écrit cela. Il per­
mit au colonel Amen de faire traduire ces documents en anglais,
mais ajouta : « Pourrais-je en avoir une copie dans ma cellule pour
37 6
Nuremberg
pouvoir les étudier... ? Car apparemment ils sont importants pour le
procès. »
On lui montra d’autres manuscrits de sa main — sur la Première
Guerre mondiale, la bombe atomique, la reconstruction; il com­
menta simplement :
« Il semble que j’étais très productif.
— Très prolifique », grogna Amen.
« Les avez-vous empaquetés vous-mêmes ? demanda-t-il, mon­
trant le tas de paquets plus petits.
— Ça, je n’en sais rien. En tout cas, si je l’ai fait, ça a dû être un
bon passe-temps. Ça, c’est du cacao, dit-il après avoir ouvert un
paquet. Et c’est marqué : “Cela donne mal à la tête.” »
Sur un autre paquet de comprimés de sels de fer, était inscrit :
« Cela cause des constipations. » On lisait sur d’autres : « Poison
pour le cœ ur», « Poison pour le cerveau».
Le major Kelley, le psychiatre, intervint :
« Pourquoi transportiez-vous tous ces poisons ? »
Hess, évidemment, l’avait oublié — du moins le prétendit-il, tout
en autorisant spontanément le colonel Amen à continuer lui-même
à ouvrir les autres paquets.
«T out cela n’a plus d’importance pour m oi», dit le prisonnier.
Le colonel revint à la charge :
« Aujourd’hui, avez-vous l’intention de prendre un avocat pour le
procès ? »
Hess répondit que cela lui était égal.
«Je crois qu’un avocat ne pourrait pas grand-chose. »
Comme Hess continuait à paraître prendre peu d’intérêt aux prépa­
ratifs du procès, la Cour commit d’office Günther von Rohrscheidt.
Celui-ci rendit visite à Hess le 2 novembre.
Je lui ai dit [rapporta Hess] que je considérais l’ensemble de ce pro­
cès comme une farce ; que le jugement serait fait d’avance ; et que je
ne reconnaissais pas l’autorité du Tribunal.
L’observant de près, Rohrscheidt déclara que la presse insinuait
qu’il pourrait être inapte à comparaître.
«Je ne veux pas être séparé de mes collègues, insista Hess. Je
veux être jugé avec eux. Je veux partager leur sort. »
Le lendemain, parlant peut-être à l’intention des Américains qui
seraient à l’écoute, il reprocha à l’avocat de ne pas croire qu’il avait
réellement perdu la mémoire.
Rohrscheidt s’excusa : «Je voulais simplement vous mettre en
Le triomphe de la volonté
377
garde contre les conclusions que pourrait en tirer la Cour. » Il se
sentit obligé d’ajouter que puisque son client refusait de coopérer, il
songeait à se désister.
« Savez-vous, demanda-t-il au prisonnier, que vous êtes le seul à
porter des menottes ? »
Hess hocha la tête. « Cela aussi m’est parfaitement indifférent. »
Il m’a parlé de mon vol vers l’Angleterre [calligraphia soigneusement
Hess dans son journal de prison, par la suite] dont je n’avais pourtant
aucun souvenir.
Les jours suivants, le D r Douglas Kelley essaya divers moyens pour
ranimer la mémoire de Hess. Après avoir fait semblant de façon
convaincante de se concentrer, le prisonnier s’autorisa à se rappeler
quelques maigres détails — termes géographiques ou autres.
Kelley, patient, lui déclara : « Ce qui compte, c’est que vous
deveniez peu à peu capable de vous souvenir des événements
récents. »
Hess lui exprima sa profonde gratitude, mais lorsque Rohrscheidt
vint plus tard dans la journée lui demander de lui signer l’habituel
pouvoir, Hess refusa et l’invita à s’adresser directement au Tribunal.
Afin que ne subsiste aucun malentendu, il dit le lendemain à Rohr­
scheidt qu’il ne collaborerait à aucune défense et ne consentirait pas
non plus à ce qu’on nomme des experts médicaux neutres pour
l’examiner.
On autorisa Hess à prendre un peu d’exercice, mais uniquement
dans le gymnase couvert de la prison où, un an plus tard, les bour­
reaux allaient dresser leurs potences. Comme au pays de Galles, il
posait sa timbale sur les tuyaux du chauffage central pour la réchauf­
fer ; mais la cellule était glaciale, les fenêtres brisées et les radiateurs
aussi froids que la pierre.
Le 8 novembre, un vieux monsieur que Hess pensa être peut-être
un Russe — certainement ni un Anglais ni un Américain — vint
étudier ses réflexes et sembla trouver amusantes certaines de ses
réponses aux tests de mémoire. Hess le regarda d’un air inexpressif.
On le fit assister à la projection privée d’une copie saisie du
Triomphe de la victoire, documentaire de Leni Riefenstahl sur le ras­
semblement du Parti nazi de 1934, qui donnait froid dans le dos.
Quarante ou cinquante officiers américains et anglais assistaient à la
projection. Jackson rappela par la suite : « Hess avait envie de se dis­
traire et nous nous sommes assis tandis que le film commençait aux
accents de la musique militaire allemande. »
Au début, ils se dirent que le film allait évidemment réveiller de
378
Nuremberg
vieux souvenirs. Tandis que Rudolf Hess, prisonnier de ses enne­
mis, observait Rudolf Hess, adjoint du Führer d’Allemagne, arpen­
tant à grands pas l’allée de l’arène monumentale construite pour
l’occasion, il se pencha en avant, les yeux rivés à l’écran. Les oreilles
emplies des fanfares et des voix de Hess et de Julius Streicher, les
psychiatres, psychologues, avocats, interrogateurs et interprètes ne
quittaient pas des yeux le prisonnier dont le visage était éclairé par
en dessous par la faible lueur d’une lampe. Au bout d’une minute,
Hess se cala à nouveau dans son fauteuil et se désintéressa du film.
Son visage restait de marbre, mais ses mains se crispaient légère­
ment chaque fois qu’il se voyait sur l’écran, et il pouvait voir le
major Kelley le fixer attentivement.
Lorsque la lumière revint dans la salle, Hess évita de parler aux
autres spectateurs. Dans son journal de prison, il prit la précaution
d’écrire : « Si mon nom n’avait pas été cité, je ne me serais même
pas reconnu. »
Sa cellule était maintenant surchauffée. Il se sentait malade, et il
en avait l’air.
Le capitaine Ben Hurewitz, chirurgien américain de la prison,
vint, le 10, procéder à un examen complet. Sans se soucier des pro­
testations du prisonnier, il lui fit une prise de sang en expliquant
que c’était afin de découvrir pourquoi il maigrissait. Pour Hess, la
réponse était simple : « Dès que je serai libre, dit-il, j’aurai assez à
manger et suffisamment d’exercice, et alors je reprendrai du
poids. »
Dans son rapport, Hurewitz signala la perte de poids, les yeux
caves, le visage abattu et les côtes saillantes mais trouva tout le reste
normal. Il remarqua aussi, et mesura, les deux cicatrices laissées
près du cœur par la «tentative de suicide» de février: longues
d’environ trois centimètres, elles étaient espacées de trois milli­
mètres.
Depuis son vol, l’Union soviétique avait toujours considéré Rudolf
Hess comme le principal des criminels de guerre ; non seulement
parce qu’il avait été l’adjoint d’Adolf Hitler, mais à cause des fausses
nouvelles lancées pendant la guerre par le gouvernement britanni­
que pour cacher le but réel de sa mission. Les Soviétiques affir­
maient que Hess avait tenté de persuader la Grande-Bretagne de se
joindre à une croisade contre le bolchevisme.
Bien que, lors des réunions secrètes régulières entre les membres
de l’accusation, le procureur Roudenko eût explicitement approuvé
la projection privée du film, celle-ci déclencha dans la presse de
gauche un scandale orchestré par les articles des journaux de Mos­
Le triomphe de la volonté
379
cou. Paranoïaques et maladivement soupçonneux de façon chroni­
que, les communistes virent dans le « coup de bluff » des Alliés une
manœuvre destinée à épargner la potence à Hess sous prétexte
d’une quelconque démence.
Agissant au mépris des instructions de son client, l’infortuné avo­
cat de Hess demanda officiellement au Tribunal de nommer un
expert médical neutre que pourrait désigner, par exemple, l’univer­
sité de Zurich ou celle de Lausanne, pour examiner l’aptitude men­
tale du prisonnier à assister au procès ; Rohrscheidt entreprit égale­
ment des démarches pour se faire dessaisir du dossier, arguant que,
ne pouvant tirer la moindre information de son client, il lui était
impossible de préparer une défense.
Le Tribunal fit preuve de son manque d’impartialité en rejetant
tout idée de demander l’avis d’un médecin neutre. Avant de fixer
une date pour entendre la requête de l’avocat, il ordonna à une
commission d’enquête médicale a d hoc réunie par les quatre puis­
sances alliées de statuer :
1. L’accusé est-il capable de répondre à l’accusation ?
2. L’accusé est-il ou non sain d’esprit? Si non, le Tribunal souhaite
savoir si ses facultés intellectuelles lui permettent de suivre le cours
des débats et de se défendre correctement, d’affronter un témoin
qu’il souhaiterait contredire et comprendre le détail des charges.
Au cours des jours suivants, une douzaine d’experts médicaux, plus
ou moins éminents, vinrent ensemble ou séparément, envoyés par
toutes les puissances victorieuses, soucieux d’exercer leurs compé­
tences sur ce cas extraordinaire. Hess devint ainsi une sorte de phé­
nomène de foire. Un professeur français le pressa d’accepter des
injections, des électrochocs et une confrontation avec sa famille.
(J’ai repoussé particulièrement la dernière proposition, rapporta
Hess.) Le W ar Crimes Executive britannique nomma évidemment
comme délégué le général Rees; mais apprenant que les Russes
avaient déjà sélectionné trois professeurs moscovites — Eugène
Krasnouchkine, Eugène Sepp et Nicolas Kouraskov —, ils ajoutè­
rent le médecin personnel de Churchill, lord Moran, et un éminent
neurologue, le Dr George Riddoch à leur équipe avant qu’elle ne
parte pour Nuremberg. Les experts soviétiques étaient déjà arrivés,
ainsi que le colonel Paul L. Schroeder, neuropsychiatre de Chicago.
Le 14 novembre, Hess fut acheminé, lié par des menottes à un
G.I., comme d’habitude, jusqu’à une longue pièce où il trouva,
autour des trois côtés d’une table, les équipes l’attendant pour
l’interroger. Il prit place sur le côté resté libre et l’épreuve
380
Nuremberg
commença. Escomptant un effet de surprise, on fit entrer par une
porte située en face de lui le Dr Rees, tandis que les experts étu­
diaient son visage. Rees serra la main du prisonnier qu’il connaissait
si bien depuis 1941 en Angleterre. Rien sur le visage de l’Allemand
ne laissa paraître qu’il l’avait reconnu.
Après quelques minutes d’interrogatoire en anglais, Hess
demanda à ses interlocuteurs de lui poser leurs questions en alle­
mand par le canal de l’interprète. Le général britannique se douta
que ce n’était pas innocent : Hess essaierait de gagner du temps en
mettant à profit les interventions de l’interprète pour réfléchir.
Rees trouva que Schroeder et les Russes posaient des questions
particulièrement astucieuses. Mais si celui qui avait été tout au long
de sa vie le disciple de Hitler admit se souvenir d’un minimum de
choses concernant le Führer, pour rester crédible, les experts furent
incapables de venir à bout de son amnésie.
Cela se solda, dans la plus grande confusion, par quatre rapports
différents : l’un signé par un psychiatre parisien (le professeur Jean
Delay) et trois de ses confrères soviétiques, le 16 novembre ; un
autre signé par les seuls trois médecins soviétiques le 19 ; et un troi­
sième signé par le professeur Delay et les trois psychiatres améri­
cains, Schroeder, Nolan D. Lewis et D. Ewen Cameron le 20. Le
quatrième était dû à Rees et Riddoch, où, de façon significative, ne
figure pas le nom de lord Moran qui pensait, d’après Rees, « que les
symptômes et l’incapacité de Hess étaient tellement marqués qu’ils
le rendaient incapable de comparaître à son procès, puisqu’il était
incapable d’affronter des témoins ».
C’était ce point que tentait d’établir le Dr von Rohrscheidt.
Le 13, il déposa un second recours devant le Tribunal, demandant
la production de documents et la comparution de certains témoins
britanniques pour prouver que son client était un malade mental.
Manifestement, bien que Hess lui-même ne lui ait été d’aucun
secours, Rohrscheidt avait bien mené son enquête (peut-être même
avec l’aide occulte d’un fonctionnaire de l’accusation bien disposé),
car il en avait appris suffisamment pour demander à la Cour
d’ordonner au gouvernement britannique de produire tous les dos­
siers des hôpitaux de Glasgow et du Foreign Office de Londres se
rapportant à l’affaire, aussi bien que les rapports établis par le duc de
Hamilton, le Dr Dicks, Ivone Kirkpatrick et les autres officiers qui
avaient interrogé Hess, et que ces derniers soient cités à comparaî­
tre comme témoins directs et en tant qu’experts. Rohrscheidt
demanda également à la Cour de produire les rapports de la Ges­
tapo qui établissaient que Hess avait déjà souffert de troubles men­
taux quelque temps avant son vol.
Le triomphe de la volonté
381
Pour justifier sa requête, l’avocat déclarait : « Les dossiers men­
tionnés ci-dessus, d’après les informations recueillies par la défense,
contiennent des conclusions très importantes quant aux mobiles de
l’expédition de Hess et à son état de santé, particulièrement en ce
qui concerne les manifestations de son déséquilibre mental à l’épo­
que de son arrivée. » Rohscheidt soutenait que son client était inca­
pable de préparer une défense valable tant à cause de sa perte de
mémoire que d’un état de faiblesse se traduisant par une fatigue
anormalement rapide.
Le gouvernement britannique ne délivra que les documents les
moins utiles parmi ceux qui étaient réclamés : les premiers rapports
rédigés par Hamilton et Kirkpatrick qui ne faisaient pas mention
d’«épisodes psychotiques». Il refusa de communiquer les rapports
de Dicks et ceux des autres experts médicaux.
Tout le monde prit part à la controverse. Les médecins étaient
plus convaincus par les symptômes que les militaires.
Le colonel Burton C. Andrus avait peu de temps à accorder à ces
divers experts. Le commandant de la prison, frustré à la perspective
de perdre un prisonnier de marque, suggéra au Dr Kelley une
absurde théorie de son cru. « Sa mémoire se détériore (soi-disant),
écrivit-il le 15, pourtant il se souvient parfaitement de la langue
anglaise. » En conséquence, Andrus suggérait de donner instruction
à un interprète de se tromper de façon délibérée en traduisant les
propos de Hess, et d’observer le résultat.
D’après le même Andrus, les raisons pour lesquelles Hess se sou­
venait de Hitler et apparemment pas de sa femme étaient simples :
Hitler avait eu une relation homosexuelle avec son adjoint — com­
ment Hess aurait-il pu l’oublier ?
1. Il est connu dans le monde entier que tout a commencé à la bras­
serie de Munich; et nous savons qu’il avait des relations sexuelles
normales avec sa femme, et probablement avec beaucoup d’autres
femmes.
2. Nous pensons que la seule raison pour laquelle il se souvient de
Hitler est qu’il a eu des relations sexuelles anormales avec celui-ci.
Un homosexuel aurait tendance à se souvenir d’un homme avec
lequel il a eu des rapports sexuels anormaux, plutôt que de sa femme
avec laquelle il avait des rapports sexuels normaux.
Le commandant suggérait au Dr Kelley un moyen de se gagner la
confiance de Hess ; il suffisait de lui dire : « Vous avez dupé tous les
autres médecins — mais moi vous ne m’aurez pas ! Puisque vous et
moi sommes les seuls à savoir que votre mémoire n’est pas malade,
382
Nuremberg
je veux vous demander quelque .chose. Si vous vous tirez bien de ce
procès — et pour moi, vous avez de bonnes chances si je ne dis pas
ce que je sais —, est-ce que vous témoignerez contre les autres pri­
sonniers ? Si vous refusez, je vous démasquerai. »
Les deux psychiatres étaient partisans de méthodes plus conven­
tionnelles; le procès allait s’ouvrir quatre jours plus tard. Avec
l’accord d’Amen, ils tentèrent des tactiques de choc, en confrontant
Hess aux deux secrétaires qui avaient été très proches de lui pen­
dant huit ans.
Le 16 novembre à 14 h 30, Hess fut conduit par le couloir menant à
la salle d’interrogatoires. Ingeborg Sperr, maintenant une séduisante
femme brune de trente-trois ans, était devenue sa secrétaire le
1er mai 1934. Elle ne comprit pas tout d’abord pourquoi le colonel
John H. Amen lui demandait si elle voulait bien «aider Hess à
retrouver la mémoire » — le secret sur son amnésie avait été bien
gardé — mais elle répondit: «Si je peux l’aider, bien sûr...»
Amen décida de confronter d’abord Hess à la collègue de
Mlle Sperr, Hildegarde Fath. Alors âgée de trente-six ans, elle s’était
jointe à l’équipe de Hess le 17 octobre 1933. Amen fit venir un sté­
nographe et un interprète dans la salle d’audition où attendait le pri­
sonnier, lié à un garde par des menottes. Quelques minutes plus
tard, on fit entrer les docteurs Kelley et Schroeder et un observateur
américain membre du Sénat, suivis de Mlle Fath.
Elle commença à parler en allemand à Hess qu’elle avait évidem­
m ent reconnu. Lorsque le colonel commença à interroger le prison­
nier à propos de sa mémoire, elle lança à ce dernier : « Bon, je vais
vous montrer quelque chose qui va vous aider à vous souvenir», et
elle sortit une photo du petit Wolf Rüdiger. Hess détourna la tête,
en murmurant « Non, non, non ! » et refusa de prendre la photo.
Après une dizaine de minutes de conversation, au cours des­
quelles le sténographe n’eut pas grand-chose à noter à part une allu­
sion à un médecin de Fribourg, Amen fit entrer Mlle Sperr. Sans se
soucier des uniformes américains et des voix hostiles qui les entou­
raient, les deux femmes en larmes tombèrent dans les bras l’une de
l’autre.
Puis, tandis que les micros dissimulés ne perdaient rien de la
conversation, Ingeborg Sperr se mit à parler doucement à Hess en
allemand. Les transcriptions montrent que Hess écouta impassible
les nouvelles qu’elles lui apportait de son frère, d’Ilse et de son petit
garçon, qui lui avaient tous trois rendu visite. Elle l’encouragea :
«Vous retrouverez la mémoire. Je vous ai aussi envoyé des pho­
Le triomphe de la volonté
383
tos de votre femme et de votre fils, mais je ne sais pas si vous les
avez reçues.
— Oui, j’ai reçu des photos en janvier. »
Elle le pressa de ne pas être aussi nerveux.
«Je suis continuellement angoissé, dit-il. Tout est si changé... Je
me fais tellement de souci... Je ne parviens même pas à me rappeler
qui était ce Hess... J ’ai l’impression... » Sa voix s’éteignit.
« J’ai été très heureuse d’être avec vous, dit la jeune femme.
J ’étais secrétaire médicale à Ulm avant de travailler pour vous... J ’ai
été retenue prisonnière, et on m’a déjà interrogée plusieurs fois...
On m’a demandé si je préférais un ennemi respectable, ou un faux
ami. » Elle avait répondu qu’elle préférait un faux ami.
« Qui vous a demandé cela ? » dit Hess pour dire quelque chose.
Elle lui dit que c’était un «A m i», puis dut lui expliquer que cela
signifiait « un Américain ». « Ça n’a rien à voir avec le mot français
ami. »
Hess acquiesça : «J’ai toujours dit que les Américains étaient des
canailles. »
Au bout d’un moment, on l’entendit dire : « Au cours de mes
voyages autour du monde j’ai tout perdu. Je suis quelque peu dés­
orienté. »
Elle le consola en lui disant qu’elle aussi avait connu la prison.
(Elle avait passé six semaines au camp de Dachau après son départ.)
« J’ai beaucoup souffert», dit-elle.
« Étiez-vous heureuse quand vous travailliez pour moi ?
— Oui. J ’ai été avec vous depuis 1934.
— C’est une histoire de fous... »
Elle lui rappela qu’on lui avait écrit de nombreuses lettres alors
qu’il était en Angleterre, et qu’il y avait répondu.
« Mais tout cela était si contrôlé, rappela-t-il. Une fois j’ai même
dû commettre un petit Schwindel. »
Il exprima le souhait qu’on l’autorisât à la revoir.
Au bout d’un moment, le colonel interrompit leur conversation.
« Vous vous souvenez de ces jeunes femmes, n’est-ce pas ?
— Non, non, je ne me souviens pas d’elles.
— Vous ne les avez jamais vues auparavant ?
— Nous venons juste de dire, avec ces deux jeunes dames, que
je ne les ai jamais vues auparavant.
— Et vous ne vous souvenez d’aucune des photos qu’on vous a
montrées ? reprit l’Américain. Êtes-vous content de voir ces dames ?
— Je suis toujours content de rencontrer des Allemands, répli­
qua le prisonnier, des Allemands qui me parlent de ma famille. »
Amen ignora l’hostilité contenue du ton.
384
Nuremberg
« Q u ’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit de photos de votre
famille ?
— Ces dames me l’ont dit, répondit Hess très à l’aise. Et en
outre, j’ai une photo de mon fils dans ma cellule.
— Vous croyez ce que disent ces dames, n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas la moindre raison de croire que des Allemands me
mentiraient.
— Pensez-vous que tous les Allemands vous diront la vérité ?
— Oui, répondit Hess d’une voix sans timbre. Tous les Alle­
mands qui me sont proches. »
Il observa qu’il y avait des brebis galeuses dans tous les pays...
« Comment savez-vous que ces jeunes femmes sont allemandes ?
— Par leur façon de parler, expliqua l’adjoint du Führer, le
regard toujours aussi inexpressif. J ’ai eu l’impression qu’elles
n’étaient pas américaines.
— Avez-vous dit à une de ces dames qu’elle pourrait à nouveau
travailler avec vous dans l’avenir ?
— Oui, oui, je lui ai dit qu’il ne tenait qu’à elle de retravailler
pour moi. »
Amen lui demanda ce que diable il pouvait bien entendre par là.
« On m’a informé, répondit le prisonnier, que j’ai dans le passé
occupé une haute fonction dans l’État national-socialiste, et je
considère qu’un jour cela se reproduira. »
Les Américains roulèrent des yeux effarés.
« Oh, vous pensez que vous retrouverez une haute fonction dans
l’État nazi? La même situation? Ce sont vos projets pour après le
procès ?
— Oui », répliqua Hess, après avoir admis qu’il ne pouvait savoir
avec certitude ce que lui réservait l’avenir. Amen s’exclama :
« Mais maintenant il n’y a plus de Führer ! »
Pressé de préciser son idée, l’ancien adjoint de Hitler répondit le
plus simplement du monde :
«Je veux simplement dire qu’il y aura à nouveau de hautes fonc­
tions à occuper dans l’État national-socialiste. »
Amen n’en croyait pas ses oreilles...
«Je ne sais combien de fois il me faudra répéter que je suis
convaincu que les Allemands disent la vérité, déclara Hess perdant
patience. Mais peut-être que cela reste incompréhensible à ces mes­
sieurs.
— Je pourrais faire venir ici beaucoup d’Allemands qui ne vous
diront pas la vérité
— Oui, surtout si vous les tirez d’une prison où l’on enferme
habituellement les criminels, dit sèchement le prisonnier.
Le triomphe de la volonté
385
— Comme Goering, par exemple ? lança l’Américain.
— Je n’ai absolument pas voulu dire cela.
— Bon. Goering est-il un criminel ?
— Oui, dit Hess, puis son sens de l’honneur prenant le pas sur la
prudence, il ajouta: Mais un criminel honorable; un “criminel de
guerre”.
— Comment savez-vous quel genre de criminel il est ? »
C’était un piège redoutable, mais Hess esquiva avec une habileté
digne d’une meilleure cause :
«Parce que c’est le même genre de “criminel” que moi.»
Le colonel Amen se mit à hurler, et Hess lui demanda calme­
ment de ne pas élever la voix.
L’Américain était furieux...
«Je vous demande comment vous pouvez savoir que ce n’est pas
un voleur ou un pickpocket...
— Je suis convaincu que ni les pickpockets, ni les voleurs, ni
d’autres genres de malfaiteurs n’occupent de hautes fonctions. Du
moins en Allemagne.
— Faites-le sortir, lança sèchement Amen aux gardes. Et laissez
partir les filles. »
Tandis qu’on l’entraînait par son poignet menotté, Hess mur­
mura en allemand à l’adresse des deux femmes : «Vous pouvez être
fières d’être prisonnières ! » Et il les prévint qu’il ne leur écrirait pas.
« Heil à vous ! » lança-t-il encore avant que la porte ne se referme
sur elles. Il ne devait jamais les revoir.
Le journal de prison de Hess montre que ses souvenirs correspon­
dent de très près aux transcriptions littérales de cette confrontation :
On a fait venir deux de mes anciennes secrétaires. Je ne les ai pas
reconnues. L’une d’elles m’a apporté une photo de chez moi. Toutes
deux sont « logées » à la prison, quoique l’une d’elles ne soit plus
prisonnière et travaille dans un hôpital américain.
L’officier qui m’interrogeait a tenté de profiter de la situation pour
me demander trois fois comment je savais que ces dames ne me
mentaient pas.
La troisième fois, je lui ai répondu très abruptement qu’il devait
admettre que j’étais certain que les Allemands de mon entourage ne
me mentiraient pas ; ce qui l’a fait hurler : comment pouvais-je savoir
que Goering n’était pas, entre autres choses, un criminel de droit
commun, un pickpocket ou quelque chose comme ça... Ce à quoi
j’ai répondu que nous n’avions pas l’habitude, en Allemagne, de
nommer des pickpockets ministres.
21 .
Le véritable Rudolf Hess acceptera-t-il
de se défendre ?
Des rumeurs sur l’amnésie du prisonnier commencèrent à se propa­
ger dès que quelques renseignements filtrèrent sur les circonstances
de la projection privée du Triomphe de la volonté à laquelle Rudolf
Hess avait assisté. Le lendemain matin. Andrus donna une confé­
rence de presse : « Messieurs, déclara-t-il, un bon nombre d’entre
vous ont posé des questions sur un certain psychiatre... En effet, le
docteur Krasnouchkine, venu d’URSS pour rendre visite à la délé­
gation russe présente ici, a examiné Hess conjointement avec le
major Kelley. Il se peut qu’il y ait d’autres psychiatres... Quoi qu’il
en soit, on ne m’a pas communiqué le résultat des examens, les
médecins jugeant que la déontologie leur interdit de livrer leurs
conclusions avant de déposer devant la Cour. »
La rumeur ne s’en apaisa pas pour autant, et le 19 novembre,
veille de l’ouverture des débats, un journaliste s’enquit à nouveau de
l’état de santé des prisonniers. Dans sa réponse, Andrus aborda
pour commencer le cas de Hess : « Il semble en bonne condition ; il
a pris un peu de poids, il a bonne mine, mais se plaint de crampes
abdominales. »
Dans les derniers jours précédant le procès, Kelley ne ménagea
aucun effort pour amener Hess à retrouver la mémoire. En vain.
« Bien qu’il parle bien l’anglais et réponde généralement sans se
faire prier, raconta-t-il plus tard, je n’ai jamais réussi à gagner sa
confiance. Il était presque toujours sur ses gardes, réservé, et saluait
en claquant les talons. »
Un jour, à Kelley qui tentait de le persuader d’accepter qu’on lui
fît une piqûre, Hess répondit en souriant : « Vraiment, vous êtes
très gentil. Mais je ne sais pas si vous êtes un ami. Je vais attendre la
fin du procès. À ce moment-là, je saurai. »
À l’exception de Goering, qui avait prudemment refusé de signer
le moindre procès-verbal d’interrogatoire, tous les autres prisonniers
collaboraient plus ou moins à l’instruction — certains en toute
connaissance de cause comme le complaisant Albert Speer, princi-
Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre?
387
pal artisan des prouesses accomplies au ministère de l’Armement de
Hitler pendant la guerre, d’autres en raison d’un intense sentiment
de désespoir, comme Hans Frank, ex-gouvemeur-général de
Pologne.
Hess, quant à lui, refusait de coopérer, et ne fournissait d’argu­
ments ni à l’accusation ni même à ses propres défenseurs. On
devine facilement ses raisons : si tous les autres avaient déserté et
trahi le Führer, lui du moins saurait se montrer un adjoint fidèle
jusqu’au fond de l’abîme. Sûr qu’Adolf Hitler aurait agi de même
s’il était tombé vivant aux mains de ses ennemis, il garda les lèvres
closes malgré les pressions du tribunal. «J’ai appris de son avocat
que R. a strictement interdit toute citation de témoins et toute
déposition écrite, écrit lise à Martha Haushofer. Il dit que la raison
en est qu’il refuse de “voir des tierces personnes lui servir de
témoins de moralité”. R. donne bien du fil à retordre à Rjohrscheidt] qui n’est pas exactement le genre d’individu capable de le
faire sortir de sa coquille ; s’il doit y avoir une plaidoirie quelconque,
il ne pourra s’inspirer que des quelques conversations que j’ai eues
avec lui. Vous savez tous deux maintenant que R. n’a fait que fein­
dre, ce 9 octobre... Il devait avoir ses raisons, écrivait l’épouse à la
confiance inébranlable, des raisons que nous ne pouvons ni connaî­
tre ni deviner. » D’après Rohrscheidt, poursuit-elle, les verdicts de
culpabilité sont déjà «sur les rails». «Je ne vois aucun espoir que
l’honnêtété et l’humanité puissent trouver la moindre place à
Nuremberg... On n’a laissé aucune chance à la défense, qui se voit
refuser toutes les possibilités de recours habituelles. »
Il faut reconnaître à la décharge des coaccusés moins intraitables
que Hess était mieux armé qu’eux pour supporter la vie de prison­
nier. Il avait déjà passé un an dans la prison de Landsberg avec Hit­
ler, et surtout, il y avait maintenant plus de quatre ans qu’il vivait
confiné. Il s’était enfermé dans son petit univers, s’adonnant vorace­
ment à la lecture — du 16 au 26 novembre, on lui avait fourni
treize ouvrages, dont un essai de Rudolf Pechel, Goethe et les pays de
Goethe, un roman policier d’Edgar Wallace, et plusieurs récits de
voyage.
Face à l’obstination de l’ancien adjoint du Führer, l’accusation
arracha le 20 novembre des témoignages écrits à ses deux jeunes
secrétaires.
La première, Mlle Fath, considérée par Hess comme un membre
de la famille, en savait beaucoup sur les antécédents psycho-médicaux de ses proches : son oncle maternel s’était suicidé, son père
avait été abusivement sévère avec ses fils, sa tante paternelle était
morte assez jeune — Mlle Fath pensait qu’elle avait séjourné dans
388
Nuremberg
un hôpital psychiatrique, mais comme elle était née bien après les
autres enfants, et que ses troubles mentaux provenaient de toute
évidence du fait que le père l’avait conçue en état d’ivresse, rien ne
confirmait l’hypothèse d’un mal héréditaire.
« La plus grande qualité de R.H., témoigna-t-elle, c’était un sens
fanatique du devoir, et à aucun moment il n’oubliait ses principes.
En tout, c’était véritablement un exemple pour les autres. Je dirais
que c’était un national-socialiste au meilleur sens du terme. »
Jeune homme honnête et sans prétention, il n’avait jamais toléré
que la presse du Parti publiât des photos de sa femme, ni que cette
dernière bénéficiât d’aucun privilège au sein des organisations fémi­
nines nazies; l’unique demeure que possédaient les Hess, dans le
quartier de Harlaching à Munich, fut détruite par les bombes incen­
diaires en 1943. Sur décision des autorités américaines, la carcasse à
demi calcinée d’une dépendance où vivait Mlle Fath allait être affec­
tée à d’anciens détenus de camps de concentration.
Mlle Fath se souvenait d’un Rudolf Hess très courtois et qui avait
même le cœur tendre. « Un jour où nous prenions le thé dans le jar­
din, quelques guêpes vinrent s’engluer dans le pot de miel, se sou­
vint-elle. Il les a repêchées avec une cuillère, et soigneusement rin­
cées avant de les mettre à sécher au soleil. »
Le travail de Mlle Fath consistait à ouvrir les milliers de lettres
reçues à Harlaching, pour la plupart envoyées par des inconnus qui
demandaient de l’aide ou remerciaient pour un service rendu.
Pour tous ceux qui le connaissent, il est absurde et grotesque de le
voir maintenant accusé d’être un « criminel de guerre ». Il n’a jamais
eu d’autre ambition que de préserver la paix — tant entre les per­
sonnes qu’entre les nations.
L’Europe tout entière connaît le discours qu’il a adressé aux
anciens combattants de toutes les nations*— ces anciens combat­
tants qui veulent la paix parce qu’ils savent ce qu’est la guerre. Lui
aussi savait, car lui aussi l’avait faite.
Si jamais un homme d’État était prêt à tous les sacrifices pour la
cause de la paix, c’était bien Rudolf Hess.
C’est peut-être pour cela que certains pensent maintenant qu’il
devait être fou à l’époque.
*À Kônigsberg, le 8 juillet 1934. Largement diffusé à l’époque, ce discours fut
décrit cinquante ans plus tard par l’International Herald Tribune comme « l’appel à
la paix le plus éloquent jamais lancé par un homme d’État allemand à la France
depuis le message radiodiffusé du chancelier Heinrich Brüning du 23 juin 1931 ».
Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre?
389
Ingeborg Speer fait écho aux sentiments d’Hildegarde. « Quand on
travaillait pour lui, écrit-elle ce même 20 novembre, on était vite
enclin à lui vouer un véritable culte : toute sa vie était consacrée à
donner au peuple allemand un exemple de tout ce qui fait notre
Weltanschauung. J’ai été à maintes reprises fascinée par sa pro­
fonde intégrité et son ardeur à faire le bien d’autrui. Mais contre les
extrémistes, il était impuissant. »
De ce fait, il devint la proie de troubles nerveux qui le conduisi­
rent de plus en plus à recourir aux médecins dans l’espoir de recou­
vrer sa santé perdue. Dans les mois précédant son expédition, elle
l’avait vu assis seul devant son bureau à broyer du noir, torturé par
la prise de conscience qu’il avait cessé d’être l’homme fort — dans
tous les sens du terme. « Étant donné son patriotisme fanatique, il
était logique qu’il voulût accepter tous les sacrifices possibles au
nom d’Adolf Hitler et du peuple allemand, s’ils pouvaient ramener
cette paix avec l’Angleterre que tous appelaient de leurs vœux —
dût-il risquer de perdre sa vie, sa famille, sa liberté et l’honneur de
son nom. »
Bien entendu, tout cela ne contribuait guère à étayer les thèses de
l’accusation ; et le major Kelley ayant subtilisé ces deux longs docu­
ments pour leur valeur d’autographe, la défense n’en profita pas non
plus. En fait, Kelley allait bientôt quitter Nuremberg entouré de la
suspicion générale ; son remplaçant, le capitaine Gustave M. Gil­
bert, un psychologue né en Allemagne, était arrivé le 20 octobre.
C’est lui qui servit d’interprète lors de l’examen de Hess par la com­
mission psychiatrique américaine. Dans son Journal de Nuremberg,
il rapporte que Hess demeura toute la journée assis dans sa cellule,
apathique et l’air absent. « Il semblait par moments rejeter délibéré­
ment quelque souvenir se frayant un chemin dans son esprit obs­
curci, mais pour nous, il ne faisait pas de doute qu’il était pour
l’essentiel dans un état d’amnésie totale. »
Le procès s’ouvrit le 20 novembre 1945. Les porte-parole de
l’accusation se relayèrent pour lire l’accablant acte d’accusation. La
société I.B.M. avait mis en place un système de traduction simulta­
née multilangues relié à des écouteurs dispersés dans la salle
d’audience, mais Hess ne se soucia même pas de mettre le sien à
son oreille.
Silhouette d’oiseau blême, vêtu d’un costume fraîchement
repassé, il était assis, un livre à la main, en deuxième position à
* Façon d’envisager le monde (N.d.T.).
390
Nuremberg
l’extrémité du banc des prévenus à côté d’Hermann Goering, et
fixait les lambris de la salle. Lui et ses coaccusés avaient littérale­
m ent le dos au mur — serrés sur deux rangs contre l’une des lon­
gues parois latérales. Du côté opposé, les juges des quatre grandes
puissances leur faisaient face ; entre les deux, siégeaient les avocats
de la défense et les fonctionnaires de la justice. À la droite de Hess,
étaient disposées les tables des quatre accusateurs, et derrière
encore des centaines de journalistes.
Peu après le début de l’audience, il ouvrit un livre dans lequel il
resta plongé jusqu’à la suspension de midi, loin du bourdonnement
des voix hostiles.
Au moment de la pause, les prisonniers se levèrent pour se
dégourdir les jambes — c’était la première fois qu’ils se revoyaient
depuis leur capture. À côté du box, parmi les gardes noirs qui tripo­
taient leurs matraques, le docteur Gilbert — jeune officier à
lunettes aux traits juvéniles et aux cheveux noirs bien lissés, sanglé
dans un élégant uniforme — tendait l’oreille pour les écouter. Le
psychologue avait pour mission de noter les échanges qu’il pourrait
surprendre ; au moment du souper et dans les cellules, il continuait
de prêter une attention professionnelle et bienveillante. Comme le
montrent les papiers personnels de Jackson, le médecin transmet­
tait directement au bureau de l’accusation américain tous les rensei­
gnements qu’il parvenait à glaner de cette manière.
Cette « basse manœuvre » n’avait sans doute pas échappé à Hess.
Tendant l’oreille vers Ribbentrop et Hess qui entamaient une
conversation, Gilbert entendit simplement l’adjoint du Führer
répondre qu’il ne se rappelait aucun des événements cités dans
l’acte d’accusation.
Comme Ribbentrop parlait de la bombe atomique, Hess feignit
de s’intéresser :
« La bombe atomique ? Qu’est-ce que c’est ?
—
La bombe à fission atomique », précisa l’ex-ministre des
Affaires étrangères nazi.
Le visage de Hess resta impassible ; il ne semblait pas compren­
dre et reprit la lecture de son livre.
«Vous verrez, souffla-t-il cet après-midi-là dans le box à un Hermann Goering interloqué, ce mirage va bientôt disparaître et vous
serez Führer d’Allemagne avant un mois. »
20 novembre 1945
[Journal de Hess]
Début du procès, très fatigant. J’ai passé la plupart du temps à lire
un roman paysan bavarois [de Hans Fitz], Der Loisl, ou à me reposer
les yeux clos. Je ne me rappelle rien des débats...
Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre?
391
L’avocat général Jackson, qui avait l’oeil sur la Maison-Blanche, était
déterminé à ce que le tribunal de Nuremberg établît l’histoire offi­
cielle. Mais, comme lui-même aimait à le dire, les débats jugent la
Cour autant que la Cour juge l’accusé. Il était essentiel de forcer les
accusés à jouer le jeu : un procès bien conduit exige que soit accep­
tée ou sinon imposée l’autorité du tribunal. Dès leurs premières
paroles, il devint manifeste que ni Goering, ni Hess, enfermé dans
sa propre comédie, n’avaient l’intention d’aider les juges solennels
de l’ennemi à asseoir leur autorité.
Au deuxième jour du procès, comme on lui demandait s’il voulait
plaider coupable ou non coupable, le Reichsmarschall Hermann
Goering entreprit de lire une déclaration d’une page par laquelle il
acceptait courageusement d’endosser la responsabilité des actes du
Reich, mais déniait toute compétence pour le juger au tribunal de
l’ennemi ; quant à Hess, à la grande consternation de ses conscien­
cieux accusateurs en robe, en uniforme ou portant perruque, il se
contenta de se lever (dans un accès de colère, avoua-t-il plus tard
dans son journal) en s’écriant Nein d’une voix puissante. (« Il a tiré
la couverture à lui », s’indignait encore Jackson des années plus
tard.) Un rire bruyant s’échappa des tribunes où s’étaient massés les
spectateurs invités.
Le procureur du Roi, Lawrence, président britannique du Tribu­
nal, jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes et déclara d’un ton
pincé : « Inscrivez non coupable. »
«Charlie m’a dit une fois que lorsque l’enjeu est important, il ne
faut pas hésiter à passer, un certain temps, pour un traître aux yeux
de son peuple — à quoi j’ajouterai : ou pour un fou », écrivit Hess à
lise peu avant la fin du procès en faisant allusion à Haushofer.
Néanmoins, ses acrobaties mentales ayant manqué leur objectif à
court terme, sans doute commençait-il à se demander s’il n’était pas
temps de présenter au monde le spectacle d’une miraculeuse guéri­
son : se voyant jeté dans le même box que d’incontestables crimi­
nels, Hess supputait lucidement que pour avoir été jadis l’adjoint du
Führer, il avait peu de clémence à espérer de la part de ses ennemis,
quels que pussent être les aspects positifs de sa carrière.
Au début de l’instruction, les perspectives de la défense ne sem­
blaient dans l’ensemble guère brillantes. L’idée germa en lui qu’à
tout prendre il serait peut-être préférable d’abandonner l’étrange
comédie qu’il jouait depuis novembre 1943.
Le tour de force avait été extraordinaire. Alors même que le pro­
392
Nuremberg
cès était déjà bien engagé, nul ne savait s’il était ou non un simula­
teur.
Les docteurs Gilbert et Kelley étaient convaincus de sa sincérité.
Les colonels Amen et Andrus étaient persuadés du contraire,
mais ne parvinrent jamais à le confondre*. Les quatre commissions
d’experts internationaux livrèrent des conclusions qui n’étaient que
vaguement convergentes.
Ayant examiné Hess le 14, lord Moran soutint fermement que
les Britanniques devaient répondre par la négative aux trois ques­
tions du tribunal — en bref, que Hess n’était pas en état de compa­
raître.
Ses collègues durent manifestement s’employer à le dissuader à
leur retour à Londres, car le rapport ne fut téléphoné que cinq jours
plus tard à Nuremberg. Moran, Rees et Riddoch s’accordèrent pour
signer un texte déclarant que Hess avait une « personnalité psycho­
tique », qu’il avait souffert de délires paranoïaques en Grande-Bre­
tagne et qu’il avait manifesté des tendances marquées à l’hystérie
comme l’indiquaient les crises d’amnésie.
Le rapport britannique ne jette aucun doute sur l’authenticité de
l’amnésie, mais avance une hypothèse qui mérite d’être notée :
Cette amnésie pourrait éventuellement disparaître quand les circons­
tances changeront.
« À ce moment donné, il n’est pas en état de démence au sens strict
du term e», ajoute le rapport, reconnaissant néanmoins que
« l’absence de mémoire aura des conséquences sur sa capacité à
assurer sa défense».
Les experts recommandent des injections de sérum pour avoir
des « informations supplémentaires » (quant à son véritable état de
santé).
Le professeur français Jean Delay accepta ce diagnostic, et c’est
en ayant à l’esprit les recommandations des trois Britanniques qu’il
vint examiner Hess le 15 dans sa cellule, en compagnie des trois
professeurs russes. Poliment, mais fermement, Hess refusa la sug­
gestion des Soviétiques et du Français de se laisser administrer de
nouvelles injections.
« De manière générale, expliqua-t-il, je n’accepterai aucune tenta­
tive pour soigner mon amnésie avant la fin du procès. »
Dans leur rapport séparé du 17, les experts russes condamnent
«le comportement de M. Hess».
Après avoir épluché le dossier que leur avait présenté le docteur
Rees, spécialiste du War Office, les Russes notèrent qu’à l’époque
Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre?
393
de la guerre, le prisonnier avait souffert en alternance de paranoïa et
d’amnésie. À présent, c’était cette dernière qui l’emportait. Ainsi,
quand on demanda à Hess quelles étaient selon lui les causes de ses
fréquentes crampes abdominales, il ne parla pas de « poison », mais
répondit : « C’est à vous autres médecins de le découvrir. »
Cela mis à part, les Russes le jugèrent clair et cohérent sur le plan
psychologique : « Il répond avec rapidité et précision, exprime sa
pensée de manière précise et correcte et a des mouvements expres­
sifs normaux.» Citant le commentaire du capitaine Gilbert sur
l’intelligence au-dessus de la moyenne de Hess, ils conclurent dans
leur propre rapport qu’il n’y avait aucune manifestation de schizo­
phrénie paranoïde; ils suggéraient que cette amnésie alléguée
depuis novembre 1943 était une réaction psychologique à « l’échec
de sa mission, l’arrestation et l’emprisonnement». Ils affirmaient
nettement que Hess n’était pas et n’avait jamais été dément. Pour
eux, il s’agissait d’une amnésie « hystérique » défensive consciente.
Le pronostic des Britanniques rejoignait celui des Russes :
Ce genre de comportement cesse souvent lorsque l’individu hystéri­
que est confronté à la nécessité incontournable de se conduire cor­
rectement. L’amnésie de Hess pourrait prendre fin quand il passera
en jugement.
Pour le reste, les experts ne parvinrent pas à se mettre d’accord.
Seuls les Russes et les Français signèrent le rapport général le
17 novembre. Les Britanniques, encore en désaccord sur la capacité
de Hess à assurer sa défense, rentrèrent à Londres et ce n’est que
tardivement, le 19, qu’ils téléphonèrent leurs conclusions à Nuremberg-
Ce même jour, les trois spécialistes américains, accompagnés du
professeur français, vinrent rendre visite à Hess dans sa cellule.
Après coup, les Américains se rendirent compte que le véritable
Hess s’était démasqué pendant cet entretien. Il avait prétendu ne
conserver aucune image mentale de ses parents, et avait cependant
répondu à des questions touchant à sa famille sans recourir à son
sempiternel «Je ne sais pas». Il continuait à pratiquer les diverses
activités intellectuelles et physiques de la vie quotidienne « en dépit
de son prétendu oubli de l’époque où il avait appris à le faire ». Les
titres de la douzaine d’ouvrages qu’il venait de lire montraient qu’il
avait conservé son éducation de base, alors même qu’il affirmait
avoir tout oublié de ses études et de ses professeurs.
Comme on lui demandait s’il avait jamais étudié l’astrologie, il
394
Nuremberg
lança un « non ! » cassant au lieu de répondre «Je ne me souviens
pas».
Expliquant son refus de se voir administrer des drogues pour son­
der son esprit, il eut recours à des arguments tels que « ma mémoire
n’a rien à voir avec ma responsabilité », « je pourrai toujours retrou­
ver la mémoire par cette méthode après le jugement», ou «ce n’est
pas vraiment important que je sois guéri avant le jugement».
« Tout cela, conclurent-ils, lorsqu’ils y virent plus clair, prouvait
qu’il tenait manifestement à son amnésie. »
Sur le moment néanmoins, ils admettaient prudemment, dans le
rapport soumis au Tribunal le 19 novembre (avec le concours du
professeur Delay), la présence de symptômes authentiques d’un sys­
tème de comportement hystérique désormais figé que le prisonnier
avait établi en guise de « défense » contre la situation pénible vécue
en Grande-Bretagne. Ils avertissaient que si Hess pouvait compren­
dre les débats, « l’amnésie risquait cependant de compromettre sa
capacité à soutenir sa défense».
Cela dit, ils attiraient également l’attention sur le fait qu’il exagé­
rait sciemment son amnésie et l’utilisait pour « se protéger contre
les interrogatoires». Eux aussi concluaient que Hess n’était pas fou
au sens strict.
À la grande colère des avocats et des juges, Hess ne leur prêtait
pratiquement aucune attention depuis le début du procès.
« Hess lisait ostensiblement des livres frivoles, dit plus tard l’avo­
cat général américain. Il restait assis à lire, sans rien écouter des
témoignages. »
Il passa la troisième journée à lire Jeunesse, souvenirs d’enfance
d’un auteur flamand — qu’il trouvait ennuyeux, confia-t-il plus tard
au capitaine Gilbert, mais les débats d’audience l’ennuyaient davan­
tage encore.
Le psychologue lui demanda s’il avait du mal à suivre les débats.
«Vous devez essayer, le pressait-il.
— Je n’en ai pas l’intention, répliqua Hess.
— Mais ce que vous a dit le Führer est important, insista le psy­
chologue.
— Ça l’est pour moi personnellement, rétorqua Hess, inconfor­
tablement assis au bord de son lit de camp, et ça le sera un jour
pour le peuple allemand. Mais cela ne concerne en rien le reste du
monde, ni vous les étrangers présents dans ce prétoire.
— C’est votre vie ou votre mort qui se décide dans ces débats.
— C’est vrai. Mais que j’écoute ou non parler ces étrangers n’y
changera rien. »
Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre?
395
Cette attitude glaciale conduisit Gilbert à revenir le soir avec le
médecin.
«C e procès est pour vous une question de vie ou de mort!
dirent-ils.
— Je sais. Mais je ne considère pas que ma vie a une telle impor­
tance.
— Elle en a pour la plupart.
— Moi, je ne suis pas “la plupart”.
— Eh bien ! dit le jeune capitaine, votre façon de voir les choses
vous aidera sans doute à bien dormir.
— Je ne dormirai certainement pas plus mal que d’habitude. »
Le 24 novembre, le Tribunal décida que le débat sur les conclu­
sions médicales aurait lieu au cours du dernier après-midi du mois.
On approchait rapidement du moment où Hess aurait à décider s’il
allait continuer sa comédie, ou s’il allait accepter de rendre des
comptes en même temps que quelques-uns de ses compagnons.
Derrière le masque creusé à dessein par le jeûne, un être émotif
veillait, qui n’osait pas encore se manifester, du moins aux yeux de
ses ennemis. Au médecin allemand Ludwig Pflücker, il demanda
d’attribuer sa ration de cigarettes à Schirach et ses cigares à Walter
Funck — il n’avait donc pas de mal à se rappeler ces noms, ni de
problèmes à révéler ce fait à un compatriote. Mais il poursuivit sa
comédie quelques jours encore. L’aumônier militaire américain
l’ayant invité à assister à un office célébré dans la prison, il refusa
par principe :
Je lui ai par conséquent demandé de ne plus me rendre visite [écrit-il
dans son journal] — malgré le plaisir que j’avais en temps normal à
discuter de choses et d’autres avec un homme d’Église...
En moi-même je songeais : «Je vous souhaite d’avoir la force de
garder la même sérénité intérieure que moi. »
Cela ne signifiait pas qu’il avait renoncé à la foi religieuse dans
laquelle il avait grandi.
« Appelez-le comme vous voulez, fit-il remarquer un jour à Fritz
Sauckel, assis derrière lui dans le box pendant une interruption,
mais il existe un Pouvoir plus grand que celui des juifs.
— C’est vrai», approuva l’ex-commissaire à la Main-d’œuvre,
pendant que ses voisins, von Papen et Arthur Seyss-Inquart, opi­
naient de la tête.
« Grâce à cela, peut-être verrons-nous encore un miracle, et avant
que nos têtes ne tom bent», ajouta Hess, pour les réconforter.
396
Nuremberg
Le lendemain, 27 novembre, Rohrscheidt lui laissa prévoir qu’à
l’issue des auditions du vendredi suivant, dernier jour du mois, le
Tribunal conclurait qu’il était hors d’état d’affronter le procès. Hess
mesura ce qu’impliquait cette éventualité. Il commençait déjà à
penser qu’il aurait tort d’abandonner ses compagnons.
«Je me sens assez bien pour me défendre moi-même, objecta-t-il
à son avocat. Je veux continuer de tenir ma partie. »
À la fin de l’après-midi du jeudi 29 novembre, l’accusation fit
projeter des séquences cinématographiques tournées par les troupes
américaines lors de leur entrée dans les camps de concentration
nazis tels que Buchenwald. Dans la salle d’audience silencieuse, des
veilleuses fixées sous le banc des accusés éclairaient leurs traits
d’une lueur spectrale, tandis que sur l’écran accroché au mur, sur
leur gauche, défilaient des images de cadavres et de déportés squelettiques et malades. Kelley et Gilbert, postés à chaque extrémité
du banc, scrutaient avec attention les réactions des accusés. « Hess
regarde l’écran avec un air indigné, nota Gilbert après quelques
minutes, éclairé par en dessous, il ressemble à un vampire avec ses
yeux caves. » Une heure et demie plus tard, il observa de nouveau
Hess : « Il regarde toujours avec stupéfaction » — aussi bien en
avait-il le droit, puisque rien de tout cela ne s’était produit lorsqu’il
était encore en Allemagne.
La lumière revenue, Hess se tourna vers Goering à sa droite.
«Je n’y crois pas», dit-il à voix haute; mais le Reichsmarschall
avait perdu l’aplomb qu’il avait montré le matin même, et il exhorta
Hess à se taire.
La déconfiture des accusés fut scellée l’après-midi suivant.
Le général de division Erwin Lahousen, ancien chef du service de
sabotage et de contre-espionnage de Hitler, l’Abwehr II, avait
décidé de sauver sa peau en témoignant pour l’accusation. Il vint
raconter à la barre comment les S.S. et la Gestapo avaient massacré
des communistes et des juifs en Russie, et révéla les ordres donnés
par Hitler en vue de l’extermination des élites et du clergé polonais,
ainsi que d’autres épisodes infamants de l’histoire allemande
récente. À la vérité, ni l’amiral Wilhelm Canaris ni l’Abwehr
n’avaient élevé la moindre protestation à l’époque : à présent, les
atrocités nazies étaient injustement jetées au visage d’hommes
comme Rudolf Hess.
Il était maintenant quatre heures et demie en ce dernier aprèsmidi du mois de novembre 1945. Le Tribunal annonça sa décision
de tenir une audience restreinte pour débattre de la capacité de
Hess à se défendre. Comme le banc se vidait, Gilbert entendit Goe­
ring bouillir de rage contre le « traître » Lahousen.
Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre?
397
Hess aussi avait été désarçonné par la fourberie du général. Il se
rendit compte qu’il y aurait d’autres témoins comme Lahousen, et il
fut sans doute piqué au vif lorsque, au moment où il descendait du
box, le docteur Gilbert s’adressa à lui :
« Ils vont probablement vous déclarer incapable de vous défendre
vous-même. Peut-être ne reviendrez-vous plus dans cette salle
d’audience. Mais je viendrai vous voir dans votre cellule — une fois
de temps en temps.
— Je suis parfaitement capable de me défendre», jeta Hess d’un
ton cassant, mais il semblait soucieux.
Cet après-midi-là, il était seul sur le banc des accusés ; et le véritable
Hess avait décidé de faire face.
Ignorant tout de ce changement, et alors qu’il était sur le point
d’entamer son argumentation en vue de faire admettre l’incapacité
de son client, Günther von Rohrscheidt entendit Hess lui murm u­
rer :
« J’ai décidé de dire que la mémoire m’est revenue !
— Faites comme vous voulez », dit l’avocat, et se retournant vers
la Cour, il se lança dans un plaidoyer long et embrouillé sans tenir
aucun compte de ce que Hess venait de lui dire.
Ce dernier demeura silencieux pendant une heure, prêtant une
attention inaccoutumée à ce qu’il entendait dans les écouteurs. Par
égard pour lui, Rohscheidt mentionna au bout d’un moment, sans y
insister, qu’il était tenu de signaler que son client, quant à lui, se
sentait en état de plaider sa cause, et qu’il désirait en informer la
Cour lui-même. Nul n’y prêta attention.
Au lieu de cela, une heure se passa pendant laquelle on ergota
sans fin dans le prétoire bondé, Rohrscheidt et la Cour pataugeant
lamentablement entre les divers rapports médicaux successifs. Bien
entendu, l’avocat insistait sur la conclusion unanime des experts
affirmant que l’amnésie compromettait la capacité de Hess à se
défendre, tandis que l’accusation mettait en relief l’autre aspect des
conclusions, à savoir que Hess n’était pas fou.
Pendant que les deux parties échangeaient des citations de
manuels et des exemples de jurisprudence, l’impatience grandissait
chez l’ex-adjoint du Führer. Le capitaine Gilbert le vit passer une
note à son avocat. (C’était pour insister sur le fait que toute cette
affaire serait rapidement réglée si on le laissait parler.) Rohrscheidt
n’en tint aucun compte : de fait, Hess l’entendit déclarer au Tribu­
nal : « L’appréciation de l’accusé lui-même, à savoir qu’il est en état
de se défendre, n’est pas pertinente ! »
C’est peut-être à ce moment-là seulement que Hess apprit de la
398
Nuremberg
bouche de Rohrscheidt qu’en vertu de l’article 12 des statuts du tri­
bunal, il pourrait être jugé par défaut en cas d’incapacité; et il
entendit son avocat affirmer : « Les crimes dont on charge l’accusé
sont à ce point terribles qu’on peut même craindre la peine de
mort. »
Le débat juridique reprit son ronronnement. «À ma connais­
sance, claironna l’accusateur britannique sir Maxwell Fyfe, la juris­
prudence anglaise n’interdit pas de juger et de condamner un indi­
vidu qui a perdu la mémoire des faits mais reste capable de com­
prendre les chefs d’accusation et les témoignages. »
Le Tribunal délibéra. Le procureur du Roi Lawrence inclinait à
penser que Hess pourrait certainement arguer qu’il aurait été mieux
à même de se défendre s’il avait été capable de se rappeler ce qui
s’était passé à l’époque.
Brandissant le rapport du docteur Kelley où il était indiqué que
Hess avait à maintes reprises refusé des injections de sérum, Robert
Jackson intervint : «Je ferai respectueusement remarquer qu’on ne
peut pas se dérober à la Cour et soutenir que l’amnésie constitue un
empêchement, alors que dans le même temps on refuse l’applica­
tion de thérapeutiques médicales simples, dont nous sommes tous
d’accord pour penser qu’elles pourraient être utiles. » Et l’accusa­
teur de conclure sarcastiquement : « Pour ce qui est de son amnésie,
il fait partie de la catégorie des volontaires. »
Rohrscheidt contre-attaqua en citant les rapports médicaux du
Tribunal lui-même, qui établissaient que Hess était atteint de trou­
bles mentaux et souffrait d’amnésie. Hess, soutint-il, avait tous les
droits de refuser des injections «sous la contrainte». « L ’accusé
Hess me dit qu’il a une profonde horreur de ce genre de méthodes
et qu’il a toujours préféré les thérapies naturelles», ajouta-t-il.
Quelques secondes plus tard, Hess se levait à l’appel du Tribunal.
C’était le moment de se découvrir, d’avouer que depuis le mois
de février, il n’avait fait que simuler.
Il tira un papier de sa poche et s’inclina légèrement vers le procu­
reur du Roi Lawrence avant de commencer la lecture de quelques
lignes écrites au crayon.
Mr le Président, je voudrais dire ceci...
Afin d’être autorisé à continuer d’assister aux débats, et être jugé
comme je le souhaite aux côtés de mes collègues, sans être déclaré
incapable, je soumets à la Cour la déclaration suivante — déclaration
que je n’avais pas l’intention de faire jusqu’à un point récent des
débats :
Le véritable R udolf Hess acceptera-t-il de se défendre?
399
À partir de ce moment, mes souvenirs sont de nouveau à la dispo­
sition de tous.
Les raisons qui m’ont conduit à simuler l’amnésie étaient d’ordre
tactique.
En fait, seule ma capacité de concentration est légèrement altérée.
Il n’en est rien pour ce qui concerne mes facultés de suivre les pro­
cès, de me défendre, de questionner les témoins et de répondre moimême aux questions.
J’insiste sur le fait que j’assume la pleine responsabilité de tous
mes actes et de tout ce que j’ai pu signer ou cosigner.
Cette déclaration ne remet nullement en cause ma conviction iné­
branlable que ce tribunal est incompétent.
J’ai joué avec succès aux yeux de mon avocat officiel la comédie de
l’« amnésie » ; c’est en toute bonne foi qu’il a agi en conséquence.
Il leva les yeux vers les juges et l’accusation, savourant leurs réac­
tions retardées par le temps que mettait la traduction à parvenir
dans leurs écouteurs. Il les vit rester bouche bée, et entendit le rire
joyeux qui éclatait dans la tribune de presse derrière l’accusation. Il
y eut un grand brouhaha, et le président dut recourir à son marteau
pour obtenir le silence.
« L’audience est ajournée », annonça-t-il brièvement.
De retour dans sa cellule froide et misérable, Hess reçut un mes­
sage du Tribunal : on lui demandait d’urgence une copie du texte
qu’il venait de lire. Une ombre de sourire éclaira les yeux d’encre ; à
sa minuscule échelle personnelle, il avait reconquis son propre terri­
toire.
Prenant tout mon temps [crayonna-t-il sur son journal de prison], j’ai
d’abord dîné.
Epilogue
Une vie pour se repentir
Après un procès au cours duquel il s’exprima très peu, Rudolf Hess
fut condamné à la prison à vie.
Il avait, à maintes reprises, signifié à son nouvel avocat, le
Dr Alfred Seidl (il avait remercié Rohrscheidt) qu’il ne reconnaissait
pas l’autorité de la Cour. Seidl, homme sec dont l’apparence chétive
cachait une grande pugnacité, lui conseilla de jouer ostensiblement
l’indifférence dans le box des accusés, et de refuser de se présenter à
la barre des témoins. Client difficile en toute autre circonstance,
Hess joua le jeu sur ce point : il lisait des livres dans le box, bâillait,
s’esclaffait à grand bruit; à l’occasion, comme le montrent les
bandes d’actualités cinématographiques, il grimaçait, puis se pliait
en deux sous l’effet de crampes d’estomac réelles ou imaginaires.
Le procureur principal américain Jackson entendit les remarques,
parfois amusantes, parfois grossières, qu’il faisait à voix basse sur les
témoins qui se présentaient à la barre. Mais un diplomate britanni­
que chevronné qui observa attentivement le comportement de Hess
devant le tribunal ne partageait pas l’opinion de ses collègues pour
qui Hess était fou. Dans un compte rendu au Foreign Office, il écri­
vit : «Je ne pense pas du tout qu’il soit “dément” au sens strict du
terme ni même qu’il soit réellement déséquilibré. Il soutient des
conversations avec Goering et rit avec le plus grand naturel aux plai­
santeries de ce dernier. »
Même si de sérieux doutes subsistaient sur son équilibre mental
— on aurait peut-être pu parler de «lucidité interm ittente» —
son amnésie récente avait, de toute évidence, été simulée. Le 1er
décembre 1945, en rejoignant ses coaccusés, il les régala de
preuves de son excellente mémoire. Se tournant vers l’amiral
Doenitz, assis derrière lui, il déclara : « La dernière fois que je vous
ai vu avant mon vol, c’était à l’occasion de mon discours radiodif­
fusé de Noël au Reich depuis Wilhelmshaven. Au mess, vous étiez
assis a ma droite et je vous ai demandé si vous aviez d’autres
Une vie pour se repentir
401
commandants de U-Boote capables de pénétrer dans Scapa Flow à
part Günther Prien* ! »
Goering se tapa sur les cuisses, ravi de voir que Hess — leur vrai
Rudolf Hess — avait berné le Tribunal et ses psychiatres suffisants.
Il avoua à Hess : « Mes derniers doutes s’étaient évanouis lorsque
vous n’avez pas reconnu Haushofer lors de cette confrontation. »
Les mois passèrent; les armées antagonistes d’hommes de loi
avançaient péniblement dans le maquis des arguments juridiques,
dressant des plans et faisant le relevé de la montagne de preuves
accablantes pour les puissances de l’Axe. Hess n’y prêtait aucune
attention, mais faisait preuve de bonne volonté vis-à-vis de ses
camarades en signant des déclarations sous serment en leur faveur.
La Cour commença à examiner son cas personnel le 7 février
1946. Les Anglais avaient toujours su qu’ils étaient sur un terrain
peu sûr en ce qui concernait trois des accusés : l’Amirauté britanni­
que et le Foreign Office avaient prévenu que dans les dossiers saisis
ne figurait aucune preuve que l’amiral Doenitz ait été un criminel
de guerre ; quant à Hess et à von Papen, ils avaient laissé la question
en suspens. Le procureur britannique Mervyn Griffith-Jones expli­
qua qu’ils avaient eu à l’origine l’intention d’établir la culpabilité de
Hess en produisant les documents saisis, mais à présent, argumenta-t-il piètrement, il apparaissait que ces crimes avaient été
organisés sur une si grande échelle que « quiconque avait participé
au pouvoir devait en avoir eu connaissance». S’étant ainsi débar­
rassé de la nécessité habituelle de fournir des preuves, il accusa
l’adjoint du Führer d’avoir été « profondément impliqué » dans les
agressions nazies contre l’Autriche et la Tchécoslovaquie, tandis
que la Waffen S.S. qu’« il avait envoyée » en Pologne avait détruit le
ghetto de Varsovie (deux ans après le départ de Hess) ; GriffithJones rappela également au Tribunal que l’Auslands-Organisation,
qu’il appelait la «Cinquième Colonne» nazie à l’étranger, dépen­
dait juridiquement de Hess. Quant à son vol pour l’Angleterre, le
procureur produisit la déclaration faite par Eden au Parlement en
septembre 1943 (nous avons vu précédemment comment ce docu­
ment avait été concocté en 1942 pour abuser Roosevelt et Staline).
L’accusation affirmait que Hess avait simplement cherché à tenir
l’Angleterre en dehors du conflit pour permettre à l’Allemagne
* Whilhelmshaven était une base navale anglaise importante, réputée inviolable. Le
14 octobre 1940, le U-47 commandé par l’Oberlieutnant Günther Prien réussit
pourtant à y pénétrer, à torpiller et à couler le navire de ligne Royal Oak, causant la
mort de 786 hommes et officiers. Goebbels ne manqua pas d’exploiter ce succès à
des fins de propagande (N .d.T .).
402
Nuremberg
d’attaquer la Russie (passant ainsi sous silence le fait évident que
Hess avait projeté sa mission historique dès juin 1940, un an avant
le début de la campagne de Russie). Le dossier contre Hess était
mince, à preuve les méthodes d’intimidation employées par Griffith-Jones lors d’un interrogatoire secret de Laura Schrôdl, secrétaire
de Hess, en mars.
Le 8 février 1946, seconde journée consacrée à son cas, Hess était
souffrant; d’après le journal tenu par le colonel Andrus, l’ancien
adjoint du Führer dut regagner sa cellule sur ordre des médecins le
21 février, le 21 juin, les 12 et 30 juillet et les 6, 8 et 10 août.
Au cours du mois de février, le colonel prit des mesures rigou­
reuses, interdisant aux prisonniers de communiquer entre eux. Isolé
dans sa cellule, privé de journaux, à l’exception de ceux sur lesquels
un avocat lui permettait de jeter un coup d’œil, Hess essayait de ne
pas devenir fou, mais son esprit était déjà mort, momifié quelque
part entre 1941 et 1945. Le «signe de complicité» serpentait tou­
jours à travers ses lettres, mais Hess perdait de son humour.
lise intercéda dans une lettre pour qu’il puisse lire au moins le
Neue Zeitung, publié par les forces américaines d’occupation. «Je
crois, la réprimanda-t-il dans sa réponse, que même sans le Neue
Zeitung, j’ai une meilleure vision des choses que ceux qui “se tien­
nent régulièrement informés de la situation mondiale” /w \,. » Dans
l’espace réservé à l’adresse de l’expéditeur, il inscrivit: «Rudolf
Hess, Nuremberg, Prison pour “Criminels de Guerre” .a / v \_. »
«Vraiment l’absurde est partout autour de nous, écrivait-il, et je
peux seulement conseiller à chacun de voir le côté amusant de
l’entracte que nous vivons, autant que c’est humainement pos­
sible. »
Lorsqu’il déjeunait dans une pièce du second étage de ce « grand
amphithéâtre » comme il l’appelait, il pouvait discerner les collines
au nord-est de Nuremberg ; il ne restait en effet guère de bâtiments
pour lui boucher la vue. Chaque après-midi, il regagnait le box des
accusés le regard vide, perdu au loin. En pensée il gravissait ces
montagnes; son cerveau était plein de Mozart, de Wagner, des
marches militaires des dernières décennies, il entendait des voix lui
réciter des poèmes de Goethe, de Shakespeare et de Dietrich
Eckart.
Quand il se retrouvait dans sa cellule, il maintenait son équilibre
en lisant des livres, en rédigeant son journal ou des lettres à ses
proches. Dans l’une d’elles, le 31 mars, il pressait lise de laisser
Wolf Rüdiger faire un peu de grec à l’école, mais de lui permettre
également de faire quelques «acrobaties», pour qu’il puisse s’éva­
der un peu de la réalité quotidienne : la pénible situation que
Une vie pour se repentir
403
connaissait l’Allemagne se chargerait d’apprendre au petit garçon
tout ce qu’il devait savoir. « Qui ne devient pas adulte aujourd’hui !
s’exclamait-il dans une autre lettre un mois plus tard. Même moi, je
crois ! aaa. . »
Seidl avait commencé à plaider le 22 mars 1946. Son client, ditil, était prêt à répondre de ses actes devant le Tribunal excepté en ce
qui concernait les «crimes de guerre proprement dits». L’avocat
ajouta : « Néanmoins, il revendique sa pleine responsabilité pour
toutes les lois et tous les décrets qu’il a signés. »
Les jours suivants, Seidl déposa une petite bombe dans le Tribu­
nal. Sans tenir compte des protestations indignées du juge et du
procureur russes, il révéla que les Soviétiques avaient signé un pro­
tocole secret jusqu’à présent inconnu et joint au fameux pacte ger­
mano-soviétique. En deux clauses qui tenaient sur une seule feuille
de papier, ce document signé huit jours avan t le déclenchement de
la guerre établissait les lignes de partage de la Pologne et de cinq
autres pays de l’Europe de l’Est entre l’Allemagne nazie et l’Union
soviétique. Et c’étaient les mêmes hommes qui avaient signé ce
document qui maintenant se dressaient, impassibles, pour juger
leurs anciens complices...
Cela, les Russes ne le pardonnèrent jamais à Hess.
Le 31 août, on autorisa les accusés à faire une dernière déclara­
tion. Hess avait donné à entendre à ses compagnons qu’il se propo­
sait de ne rien dire, mais quand un G.I. s’apprêta à fixer un micro
sur une perche, il s’en empara, demanda au Tribunal la permission
de rester assis car il ne se sentait pas bien, et prononça un discours
au départ décousu mais qui s’organisa peu à peu. Ses paroles provo­
cantes furent diffusées plus tard dans l’Europe entière par les émet­
teurs de la radio britannique :
Il m’a été donné de travailler pour le fils le plus éminent que notre
pays nous ait donné en des millénaires d’histoire. Même si cela
m’était possible, je ne voudrais pas effacer cette époque de mon
passé. Je suis heureux de savoir que j’ai rempli mon devoir envers
mon peuple — mon devoir d’Allemand, de national-socialiste et
d’authentique disciple du Führer.
Je ne regrette rien. Aurais-je à revivre ma vie, j’agirais à nouveau
de la même façon, même si je savais qu’à la fin m’attendrait le
bûcher sur lequel je devrais être immolé : je ne me soucie pas de ce
que peuvent faire de simples mortels. Le jour viendra où j’affronterai
le jugement de l’Étemel. Je Lui répondrai et je sais qu’il reconnaîtra
mon innocence.
404
Nuremberg
Philosophe, souhaitant presque le martyre, Hess attendait la prison,
l’asile ou la potence. Le 1er octobre, invité à écouter les conclusions
du Tribunal, il se refusa à coiffer ses écouteurs, apparemment indif­
férent lorsque l’un des juges donna lecture du verdict. En définitive,
le Tribunal ne retint pas l’accusation de crimes contre l’humanité
mais le déclara coupable de conspiration et de crimes contre la paix.
Suivant en cela les réquisitions du procureur britannique, le Tribu­
nal considéra qu’il connaissait les plans d’agression contre l’Au­
triche et la Tchécoslovaquie en 1938, et contre la Pologne en 1939,
et qu’il les avait approuvés. (Comble de l’ironie, ce fut le juge russe
qui prononça ces conclusions.) L’accusation ajoutait, pour justifier
la minceur du dossier : « Les mesures spécifiques prises par l’accusé
pour soutenir les plans d’agression de Hitler ne rendent pas compte
de l’étendue réelle de sa responsabilité. Jusqu’à son départ pour
l’Angleterre, Hess était le confident le plus proche de Hitler. Leurs
relations étaient telles que Hess était forcément informé des plans
d’agression au moment où ils prenaient forme. Et il prenait une part
active à leur mise en pratique lorsque c’était nécessaire. »
Dans l’après-midi, Hess refusa à nouveau les écouteurs lorsque le
juge britannique qui avait présidé le Tribunal donna lecture du ver­
dict. «Accusé Rudolf Hess, d’après les chefs d’accusation retenus
contre vous, le Tribunal vous condamne à la prison à vie. » (Après
que Hess eut disparu dans l’ascenseur situé derrière le box des accu­
sés, le juge ajouta que son collègue soviétique s’était prononcé pour
la peine de mort.)
Hess devait passer neuf mois à la prison de Nuremberg. Le jour­
nal du feld-maréchal Ehrard Milch, condamné lors d’un procès ulté­
rieur organisé par les Américains, offre quelques aperçus sur Hess
au cours du printemps 1947 : peu communicatif, excentrique,
tapant à la machine et émergeant de temps à autre pour poser des
questions aux six autres prisonniers. Milch écrivit le 10 mai 1947 :
« Speer craignait que Hess ne cherche à tirer de nous les éléments
d’un livre destiné à prouver que le national-socialisme et Hitler
étaient dans le vrai et que seuls les subalternes étaient responsables
de l’échec ! » Milch tenta de prouver à l’entêté et inflexible adjoint
du Führer qu’il avait tort, puis abandonna. On lit encore dans son
journal : « C’est un curieux compagnon, pas inintelligent, mais irré­
médiablement vague, si fanatique et ascétique qu’il est impossible
de lui faire entendre raison. Il est le seul d’entre nous à croire
encore en Hitler et en sa mission personnelle de national-socialiste. »
Le 8 juin, le feld-maréchal apprend que Hess cherche désespéré­
Une vie pour se'repentir
405
ment un « meilleur nom » pour le ministère de la Propagande. «Je
crains qu’il n’ait complètement perdu la tête. Comme on ne lui a
pas donné de table, il s’allonge sur le dallage pour prendre ses repas
et mange à même le sol, comme un chien, au grand amusenfent des
sentinelles... Et il passe son temps à taper à la machine. De quoi
diable peut-il bien s’agir* ? »
Dix jours plus tard, Hess se joint à ses codétenus pour une pro­
menade au soleil. De retour dans sa cellule, Milch écrit: «H ess
nous a raconté sa détention avec Hitler à Landsberg » ; sa mémoire
était fidèle dans les moindres détails. Milch fait remarquer que,
pour des raisons de principe, Hess refusait de signer des auto­
graphes aux gardiens. Lorsque, le 18 juillet 1947, il entend dans la
cour de la prison le camion qui emmène les sept prisonniers à
Spandau, Milch résume ses impressions personnelles sur Hess :
« Des manières et un regard anormaux. Totalement égocentrique,
rusé et pas du tout sot, mais le fruit de ses réflexions est soit faussé
soit totalement erroné. A choisi le martyre, et considère tout ce qui
arrive comme une agression dirigée contre lui... Le seul “nazi” de
nous huit. »
La prison de Spandau était un sinistre bâtiment de brique rouge fait
pour accueillir six cents prisonniers. À présent ils étaient sept. Hess,
désormais désigné comme le prisonnier numéro 7, devait être le
dernier à y vivre. Quoique le Tribunal n’eût pas ordonné les travaux
forcés, les prisonniers travaillaient dans la journée et étaient tenus
dans le plus strict isolement le reste du temps. Leurs conditions de
détention étaient si dures que le chroniqueur américain Constantine Brown lança un cri d’alarme : « Les fenêtres de leurs cellules
exiguës sont camouflées, leur alimentation est tout juste un peu
plus que du pain sec et de l’eau. Ils ont théoriquement le droit de
rencontrer un membre de leur famille un quart d’heure chaque
mois. » Hess, en fait, refusa de voir sa femme ou son fils pendant
vingt-trois ans. Le journaliste continuait : « Les gardes font une ins­
pection toutes les demi-heures pendant la nuit en braquant leurs
lampes torches sur le visage des prisonniers, les empêchant ainsi de
dormir une nuit d’affilée. » Brown insista sur le fait que le Tribunal
n’avait pas décrété que ces hommes devaient être confinés dans la
solitude, ni « être soumis à un traitement proche de la torture phy­
sique ».
' L’auteur a eu connaissance des écrits de Rudolf Hess rédigés à Spandau et à
Nuremberg. Hess tapait à la machine un discours qu’il sé proposait de prononcer
au Reichstag lorsque les Alliés lui demanderaient de régner sur l’Allemagne.
406
Nuremberg
Le rapport de Constantine Brown, qui qualifiait les usages de
Spandau comme «dignes de la Gestapo», parut en 1948.
L’un après l’autre, les prisonniers furent élargis. Constantin
von Neurath, condamné à dix ans, et le grand amiral Erich Raeder,
condamné lui aussi à la prison à vie, bénéficièrent d’une libération
anticipée pour raisons de santé. Speer et Baldur von Schirach purgè­
rent en totalité leur peine de vingt ans avant d’être libérés en sep­
tembre 1966, laissant Hess dans une solitude absolue, avec pour
seule compagnie la combinaison de vol, les bottes et le casque
d’aviateur qu’il portait en mai 1941 pendus soigneusement à une
patère, attendant peut-être le moment où il pourrait les endosser et
revenir à la liberté, sa mission enfin remplie.
Le gouvernement ouest-allemand couvrait les frais de la prison de
Spandau en versant deux millions et demi de marks par an, mais
rejoignait les autres gouvernements occidentaux pour réclamer
l’élargissement de Hess. Pendant quarante ans, Alfred Seidl pour­
suivit sa courageuse campagne dans le même sens, soutenant devant
la communauté internationale et les instances constitutionnelles
allemandes que maintenir Hess en prison constituait une violation
de toutes les conventions sur les droits de l’homme des Nations
unies — particulièrement celles du 10 décembre 1948, du 4 novem­
bre 1950 et du 19 décembre 1966.
En 1969, la cellule de Hess s’enrichit d’un poste de télévision,
mais il commençait déjà à perdre la vue. Chaque mois, on l’autori­
sait à écrire une lettre de 1 300 mots soigneusement épluchée par la
censure ; celles qui ont été publiées montrent un point de vue phi­
losophe où l’on ne trouve aucune trace de désordre mental. Il parla
à lise pour la première fois en 1981 ; plus tard, elle devint incapable
d’entreprendre le voyage trop pénible de Berlin. Quand Wolf Rüdiger étreignit une fois brièvement son père l’année suivante, ce
furent les Britanniques qui déposèrent une requête officielle.
Pour son quatre-vingt-dixième anniversaire, le 26 avril 1984, le
Times déclara : « Il est difficile de dire si Hess est sain d’esprit ou
non. » Hess, lui, avait décidé depuis 1945, au pays de Galles, que le
monde entier était devenu fou.
Seul mais non oublié, Rudolf Hess abandonna le combat pour la vie
le 17 août 1987. Son gardien le trouva étranglé par un morceau de
câble électrique. Quelques mois plus tôt, quelqu’un avait dérobé
dans sa cellule la combinaison du vieillard aveugle ; dans les jours
qui suivirent sa mort, les bulldozers entreprirent la démolition de la
prison de Spandau, ce monument délabré à la mémoire de l’inhu­
Une vie pour se repentir
407
manité. L’armée britannique avait prévu depuis des années le maté­
riel nécessaire.
Ses cendres devaient être enterrées dans le caveau familial à
Wunsiedel, en Bavière.
Quoi qu’il en soit, selon les mots de Schopenhauer, ce fut une
courageuse entreprise bien mal récompensée. Quand, en 1987, les
fonctionnaires allemands du recensement se présentèrent à la porte
de la prison de Spandau pour inscrire le prisonnier le plus célèbre
du XXe siècle, les gardiens alliés ne purent que les renvoyer les
mains vides. Il n’y avait plus de Z, la dernière lettre de l’alphabet,
plus de numéro 7, le dernier des septs prisonniers; comme si
Rudolf Hess n’avait jamais existé.
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Rees, John Rawlings : The Case o f R udolf Hess (Londres, 1948).
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Zoller, A lbert: H itler Privât. Erlebnisbericht einer Geheimsekretàrin [Christa
Schroeder], (Düsseldorf, 1949).
Remerciements
Toute enquête sur la vie de Hess entre 1941 et 1945 se heurte
encore aux restrictions imposées par le gouvernement britannique
concernant certains dossiers ; probablement parce qu’ils renferment
des informations des services secrets, des détails médicaux person­
nels, des délibérations de la cour martiale ou autres éléments du
même genre. À l’exception du récit assez partial publié en 1948 par
le psychiatre consultant du Foreign Office, John Rees, The Case of
Rudolf Hess, on ne sait quasiment rien des « Années oubliées » —
la période 1941-1945 au cours de laquelle Hess fut incarcéré en tant
aue prisonnier d’État de Churchill. En 1981, pourtant, parut aux
États-Unis un dossier constitué de papiers de Hess de l’époque de la
guerre, sous la signature du lieutenant-colonel britannique A. J. B.
Larcombe; le 13 décembre de la même année, le Sunday Telegraph
(Londres) en publia des extraits.
Ces pièces sont identiques au dossier de «preuves» que Hess
apporta avec lui à Nuremberg en octobre 1945 et étiqueté « Hess15 » (cf. Le Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal
militaire international, Nuremberg, 1948, vol. XXXX, p. 279FF).
Ce dossier original a disparu. Mes enquêtes à la Staatsarchiv de
Nuremberg (je tiens à remercier ici YArchivrat Dr G. Rechter) et
aux Archives nationales (John Taylor) se sont révélées vaines,
comme celles que j’ai menées au Musée militaire impérial, où les
documents de Nuremberg et d’autres collections étrangères ont été
aimablement mis à ma disposition par Philip Reed. Ce dossier man­
quant, Hess-15, un classeur jaune paille estampillé «Très Secret»,
contenait des éléments tels que : « Minutes d’une conférence qui
eut lieu le 9.6.1941 quelque part en Angleterre» («minutes corri­
gées datées 17.11.1941»), une transcription de soixante et onze
pages de l’entrevue entre Hess et le lord chancelier, lord Simon;
intercalée entre les pages 5 et 6 une page de coupures de journaux
britanniques d’octobre 1942 à janvier 1943, avec des photos d’obsè­
ques d’enfants tués par les raids aériens. Plus important, ce dossier
412
Remerciements
renfermait soixante-cinq copies au carbone de mémorandums et de
lettres écrites par le prisonnier Hess au roi d’Angleterre, à lord Bea­
verbrook (avec deux réponses) et à diverses personnes ; une note de
Hess sur son entrevue de septembre 1941 avec Beaverbrook; un
mémorandum de Hess sur « l’Allemagne, l’Angleterre, du point de
vue de la guerre contre l’Union soviétique » ; des études de Hess sur
la Charte de l’Atlantique de 1941, et des liasses de papiers couverts
de noms, d’adresses et de dates historiques.
D’après les Archives nationales, ces documents ont été remis au
colonel américain John H. Amen chargé des interrogatoires à
Nuremberg (Larcombe était le colonel britannique qui avait escorté
Hess depuis le pays de Galles). J ’ai découvert d’autres copies de la
correspondance entre Hess et Beaverbrook au Bureau des archives
de la Chambre des lords. L’inventaire qu’a fait Amen du dossier de
Larcombe recensait quinze (sic) cahiers de rapports médicaux. En
mai 1986, au cours de mes recherches au Fédéral Records Center du
Maryland (guidé utilement par les archivistes Amy Schmidt et
Richard Olsen), je suis tombé sur dix-huit livres de rapports du
R.A.M.C., décrivant minute par minute le comportement d’un
patient qui n’y est jamais désigné par son nom. Il s’agit manifeste­
ment de Hess, comme le prouve le journal du commandant du
Camp Z, le lieutenant-colonel A. Malcolm Scott — abondamment
cité dans ces pages avec l’aimable autorisation du Musée impérial de
la guerre et de la famille Scott.
En cherchant les médecins survivants, le personnel médical et les
documents en leur possession, j’ai été aidé par Desmon Kelly, du
Priory Hospital de Londres ; Susan Floate, du Collège royal de psy­
chiatrie ; Linda Beecham, du British Médical Journal; Geoffrey
Davenport, bibliothécaire du Collège royal de médecine; Maurice
Caplan du Tavistock Center; le général (à la retraite) P. D. Wickenden, professeur honoraire de psychiatrie militaire ; et D. Dale, admi­
nistrateur du Pen-y Fal Hospital, Maindiff Court, grâce à qui j’ai pu
retrouver Joe Clifford, un ancien soldat de la garde du Camp Z, qui
à son tour m ’a fourni des informations qui m’ont permis de rencon­
trer Stan Jordan et les autres infirmiers du R.A.M.C. encore en vie
qui s’occupèrent du prisonnier et ont rempli les 2 000 pages des
dix-huit cahiers de rapports sur Hess. J ’ai eu d’utiles entretiens avec
lord Fortescue qui avait gardé le Camp Z en 1941 ; Agnes Petersen,
de la Hoover Library, qui m’a aidé à identifier Foley ; et Duff HartDavis, qui m’a communiqué des informations dignes de foi sur les
pièces du dossier Hess. Stuart Welham m’a donné sa photo origi­
nale de Hess et de son fils ; P. Welti, de l’ambassade de Suisse, m’a
Remerciements
413
fourni des informations sur les archives suisses ; Frances Seeber a
extrait les rapports de Halifax des archives de Roosevelt.
Au pays de Galles, je dois beaucoup à l’obligeance de Lizbet Barrett et de Rob Lewis, du service des Monuments historiques du
pays de Galles, et du sergent-major Hodges, de White Castle, pour
des détails sur les visites de Hess dans ce site admirable. De Fort
Meade, Maryland, Robert Jr m’a envoyé une copie des pièces que
possèdent sur Hess les services de renseignements et l’intelligence
Command américains ; à Berlin-Ouest, le Dr Daniel P. Simon m’a
communiqué ses documents personnels tirés des archives du Cen­
tre de documentation de Berlin; de Boston, Massachusetts, le
Dr Howard B. Gotlieb, directeur de la Collection spéciale de l’uni­
versité, m’a signalé qu’il possédait l’original de la lettre d’Albrecht
Haushofer de septembre 1940; à New York, William E. Jackson
m’a permis d’étudier les dossiers confidentiels de son père, le
regretté Juge Robert H. Jackson ; à Colorado Springs, la famille du
regretté colonel Burton C. Andrus Jr a communiqué ses documents
personnels sur le procès de Nuremberg à mon assistante Susanna
Scott-Gall, dont les efforts et la compétence m’ont aidé à élargir
considérablement le champ de mes recherches.
Enfin, je dois beaucoup à lise Hess et à son fils Wolf Rüdiger
pour la gentillesse avec laquelle ils m’ont autorisé à citer les lettres
d’Angleterre de Hess, dont les droits de publication appartiennent à
Drüffel Verlag, Leoni am Stamberger See.
David Irving
Londres, août 1987
Crédits photographiques
BBC Hulton Picture Library : p. V, n° 10, 11 et 12. Caméra Press :
p. I, n° 2 ; p. IV, n° 7 ; p. VIII, n° 16. Impérial War Muséum, Lon­
dres : p. IV, n° 8 ; p. 140 (document). National Archives, Washing­
ton : p. I, n° 1 ; p. II, n° 3 ; p. III, n° 5 ; p. VI, n° 13 et 14 ; p. VII,
n° 15. Billy F. Price Collection : p. II, n° 4 ; p. III, n° 6. Reproduit
avec l’aimable autorisation de l’université de Leeds Brotherton :
p. V, n° 9.
Le 10 mai 1941, Rudolf Hess, chef du parti nazi et adjoint de Hitler,
montait dans un chasseur Messerschmitt 110 spécialement modifié et
s’envolait seul pour l’Écosse, avec l’intention d’y rencontrer le duc de
Hamilton. La nouvelle de son arrivée provoqua quelques remous tant en
Allemagne qu’en Grande-Bretagne et suscita la méfiance de Joseph
Staline. Depuis, personne n’a jamais expliqué le sens de cette étrange
expédition, ni les circonstances du séjour forcé de Hess en Angleterre.
A partir d ’archives américaines et britanniques encore inédites, de
rapports confidentiels rédigés par les infirmiers britanniques pendant
la détention de Hess, de dossiers secrets du gouvernement suisse, de
lettres envoyées par Hess au roi Georges VI, David Irving propose
aujourd’hui une réponse. Il lève le mystère sur cet épisode obscur de
la vie de Rudolf Hess, en dresse un portrait saisissant et résout du même
coup une des dernières énigmes posées par le troisième Reich.
David Irving est le fils d ’un commandant de la Royal Navy. Après des études
à l’Imperial College of Science and Technology et à l’University College de
Londres, il a travaillé pendant un an en Allemagne dans une aciérie pour
parfaire sa connaissance de la langue allemande. Parmi ses ouvrages les plus
connus, on peut citer : La Destruction de Dresde, Grandeur et Décadence de la
Luftwaffe, La Piste du Renard : la vie du Feld-Maréchal Erwin Rommel, La Guerre
d ’Hitler et Budapest 1956. Il travaille actuellement à la biographie de Churchill
et à celle de Goering.
9 782226 034342
Couverture
Didier Thimonier
ISBN 2-226-03434-X
150,00 F TTC

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