201 espace forestier ho`kàah (porte du village)

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201 espace forestier ho`kàah (porte du village)
Figure 6-1: plan schématique du village de x-K'opch'en (avec découpage administratif des sòolar)
Légende :
espace forestier
ho’kàah (porte du village)
unité d’habitation non occupée
église du village
cimetière du village
espace communautaire (terrain de
basket-ball, maison ejidale, église,
puits)
Le village est divisé en îlots ou màansanas (de l’espagnol manzana) : carrés de 100x100
mètres entourés de rues. Ces màansanas55 sont elles-mêmes divisées canoniquement en quatre
parcelles de 25x25 mètres nommées en maya par des termes également empruntés à l’espagnol
sòolar ou tèereno. Ces derniers peuvent ensuite être partagés en sòolar dont l’étendue et les
frontières sont aussi fonction de l’histoire familiale (division entre fils, etc). Les sòolar regroupent
ordinairement une seule famille étendue (incluant les grands-parents, les enfants et les petitsenfants), malgré que la tendance actuelle soit à la néo-localité. De nos jours en effet, beaucoup de
jeunes garçons choisissent de construire leur maison dans un nouvel emplacement, indépendant de
l’unité d’habitation de leur parents (ou beaux-parents). Ce type d’habitat néo-local implique souvent
une famille moins étendue, restreinte aux parents et à leurs enfants.
Le village forme une enclave dans la forêt et la séparation physique et symbolique, entre
espace de vie humaine et forêt est relativement nette pour les habitants. Le village, dans la journée
55
Ce terme, rarement utilisé pour des références spatiales, est essentiellement employé dans des discussions concernant
le découpage administratif du village.
201
au moins, est considéré comme un endroit sûr car il est gardé par des esprits protecteurs, à l’inverse
de la forêt où résident des esprits plus sauvages et donc plus dangereux (notamment pour les
femmes et les enfants) (voir chapitre 6-3).
On distingue des espaces publics, même s’ils sont peu nombreux. La place du village est le
principal, regroupant les terrains de basket, la mairie, l’église et une palapa (structure ronde au toit
de palme) principalement utilisée pour la vente d’alcool lors des fêtes du village. Un îlot complet
est dédié aux différentes écoles du village : de la maternelle au collège (kinder, primaria et
secundaria). Le terrain de base-ball, à la périphérie du village est également un lieu public. Nous
considérons que le cimetière ne constitue pas un lieu public à proprement parler mais plutôt un
espace semi-domestique, ceci dans la mesure où nous considérons que le lieu d’inhumation légitime
est l’espace domestique du sòolar (voir aussi Le Guen 2003). Le reste des espaces du village est
une accumulation de sòolar, habités ou non (abandonnés ou bien réservés pour un futur habitat), qui
constituent tous des espaces privés d’habitation domestique.
1.2
Comment se repère t-on dans l’espace villageois ?
Comme nous l’avons noté aux chapitres précédents, le découpage de l’espace en Repères
Spatiaux est le mode typique de représentation de l’espace chez les Mayas Yucatèques. L’espace
villageois n’échappe pas à cette règle. Nous nous attarderons, dans cette partie, uniquement sur les
principaux types de RS employés par la majorité des habitants pour se repérer à l’échelle du village,
c’est-à-dire les structures publiques significatives du village, les noms des maisons et les arbres.
Les structures publiques à l’échelle du village sont relativement peu nombreuses. La plupart
sont, de manière significatives, regroupées dans deux îlots (celui de la place du village et celui des
écoles) qui leur ont été spécialement dédiés lors du reformatage du village. Toutefois, les ho’kàah
ou « portes du village » ainsi que le cimetière constituent aussi des repères saillants.
Lors de certaines séances de travail avec les enfants nous leur avons demandé de dessiner le
« plan de leur village » sans autre instruction, leur laissant ainsi le choix quant au type de
représentation. Dans la majorité des dessins obtenus, on note la présence des bâtiments significatifs
à l’échelle du village (église, mairie, école), des maisons et de la végétation. La plupart des arbres
indiqués sur les plans des enfants n’ont pas un caractère décoratif mais font référence à certains
arbres saillant de l’espace villageois (sous lesquels les habitants aiment à se retrouver, pour discuter
par exemple) et constituent en cela des repères au même titre que les bâtiments ou les chemins. La
Figure 6-2 ci-dessous, production d’un enfant de 13 ans, constitue l’un des exemples les plus
aboutis. On y reconnaît les principaux bâtiments publics : sur la place centrale on note la présence
de la palapa, de l’église et des terrains de baskets. Soulignons que si les maisons qui sont dessinées
ne reflètent pas le nombre exact de maisons en tant que bâtiment, elles représentent de façon
métonymique les différentes unités d’habitation et le découpage de l’espace villageois par famille.
Ce dessin est à comparer avec le schéma du village présenter plus haut ou apparaît le découpage
administratif des unités d’habitations familiales.
202
Figure 6-2 : dessin du village par R. (13 ans) [d_TA_11.02]
Pour se repérer à l’échelle du village, les RS les plus employés et les premiers appris par les
enfants sont sans nul doute les maisons. En réalité, c’est le nom des propriétaires des sòolar qui est
employé de façon métonymique. Lorsqu’on rencontre quelqu’un dans la rue et qu’on lui demande
où il va (tu’ux kabin ?), les réponses typiques (si la personne indique sa destination réelle)56 sont les
suivantes :
- tuna(h)il h-Pòonso’
chez Ponso (littéralement : à la maison de Ponso)
- bàanta’ una(h)il x-Kùuri’
Vers la maison de Curi
Il est intéressant de noter qu’une maison n’est jamais désignée par un nom uniquement. En
effet, plusieurs personnes vivent dans une même unité d’habitation et les possibilités référentielles
sont potentiellement aussi nombreuses qu’il y a d’habitants. Cependant, les modes de désignation
sont régies par certaines règles contextuelles et l’emploi du nom d’un des habitants sert autant pour
la référence (lorsqu’on désigne une maison) que pour l’adresse (la personne qu’on va appeler
lorsqu’on arrive pour s’annoncer).
Le choix du nom est guidé en premier lieu par les affinités qui existent entre la personne qui
désigne la maison et les propriétaires (uyùumil nah). La plupart du temps, les femmes font référence
aux femmes, les hommes aux hommes et les enfants aux enfants de leur âge. Ainsi, une même
maison peut être désignée de diverses manières selon le statut du locuteur et ses affinités avec un ou
plusieurs des habitants.
Toutefois, un même locuteur peut désigner une maison en utilisant ou bien le nom de ses
divers habitants ou bien la fonction de celle-ci (dans le cas des échoppes par exemple). Ce choix est
alors fonction de la motivation du locuteur. Ainsi, en se référerant à un même maison, on se rend
« chez Doña R. » pour la visiter alors qu’on va « au Conasupo » (échoppe communautaire) pour y
faire un achat. Mais si on va pour emprunter de l’argent, on ira alors « chez Don M. », son mari. En
56
En effet, l’expression tu’ux kabin ?, « où vas-tu ? » fonctionne conventionnellement comme un type de salutation à
laquelle n’attend pas de réponse précise.
203
revanche, si l’on souhaite juste envoyer le plus jeune fils faire une course, c’est celui-ci qu’on
appellera en s’annonçant.
La désignation métonymique des unités d’habitations par le nom de leur propriétaire est
parfois si forte qu’il est possible pour un locuteur de désigner la maison de son interlocuteur en
utilisant le nom relationnel « vers toi là-bas » (tabàanta’ te’elo’) alors que celui-ci n’est pas chez lui
mais juste en face. Dans l’exemple suivant, nous sommes dans la maison de C., une jeune fille de
14 ans, en train d’enregistrer un conte et, alors que je suis en face d’elle et lui demande qui lui a
raconté cette histoire, elle me répond que c’est son grand-père. Je lui demande donc de quel grandpère il s’agit :
O : ma’ax pàadim ?
quel grand-père ?
Ce : inpàadim nàats’ tu’ux yàanecho’.
mon grand-père près de là où tu te trouves (= là où tu vis) [NT_TC-06.08.04]
De toute évidence elle ne fait pas référence à l’espace proximal de mon corps au moment de
l’énonciation, mais bien à l’espace autour de ma maison, de « là où je suis normalement ». La
maison de son grand-père se trouve effectivement en face de la mienne. L’emploi du déictique
terminal –o’ n’est pas suffisant dans cet exemple pour savoir, sans autres indices contextuels,
qu’elle évoque ma maison. L’emploi est ici métonymique et fait référence à l’endroit où la personne
se trouve par défaut, sa maison.
Le second type de RS employé pour se repérer à l’échelle du village, mais également à
l’intérieur d’un sòolar et, nous le verrons plus loin, dans l’espace forestier, est le nom des arbres.
Dans l’espace villageois, ce sont principalement les arbres fruitiers qui sont désignés et leur
saillance est fonction de la période de l’année à laquelle ils sont en fleur et/ou donnent leurs fruits.
Les arbres, parfois en complément d’autres éléments géographiques sont utilisés pour
indiquer la localisation d’une maison ou d’un endroit particulier. Ainsi l’exemple de Don A.,
habitant du village de Naranjal, qui m’indique où se trouve son sòolar alors que nous sommes à
l’entrée du village :
DA : (…) ken ts’o’ok le’ poste’o’,
(…) après le poteau (d’électricité),
he’ tu’ux yàan hump’e’ màata’ óop, yéetel hunkùul mamusìiyo57.
là où il y a un (arbre) anone et un mamusiyo,
le’lo’ insòolar.
celui-là, c’est mon sòolar. [NT(c1)_TC-04.04.04]
Nous verrons plus loin que les arbres sont également largement utilisés pour se repérer dans
l’espace forestier ou agricole.
Après avoir rapidement donné un aperçu des divisions de l’espace villageois et de leurs
modes de référence, nous nous attarderons maintenant sur la description de l’espace domestique.
Une description précise de l’organisation de l’espace dans l’unité d’habitation familial est
essentielle dans la mesure où cet espace est le premier appris par les enfants mayas. C’est en effet
dans cet espace qu’ils passeront la plus grande partie de leur enfance.
57
talicia olivaeformis
204
2
L’organisation de l’unité d’habitation domestique : le sòolar
Pour l’analyse de l’espace domestique maya nous nous appuierons essentiellement sur un
exemple, celui du sòolar de Don Sùus (voir figure 6-1 pour sa localisation dans le village).
Plusieurs raisons justifient ce choix. D’abord pour la clarté de l’exposé, un exemple unique
permettra au lecteur d’évaluer la forte polyvalence fonctionnelle et symbolique qui existe à
l’intérieur d’un unique espace. Ensuite, le sòolar de Don Sùus est exemplaire et exceptionnel à la
fois. On y retrouve quasiment tous les éléments canoniques d’un sòolar maya même s’il s’étend sur
un espace particulièrement grand, une màansana (1 ha) et comporte des éléments que l’on ne
retrouve pas dans la plupart des unités d’habitation domestique (comme l’oratoire familial par
exemple). Etant donné que notre objectif est la description des principes d’organisation généraux de
l’espace domestique, la multiplication des exemples n’est pas nécessaire. Cependant, notre étude
s’appuie sur l’étude approfondie de différents sòolar et nous ne nous priverons d’ailleurs pas
d’utiliser d’autres exemples lorsque cela se justifiera. Enfin, lors de nos enquêtes de terrain la
famille de Don Sùus est celle qui nous a principalement accueilli et notre ethnographie s’est
réalisée, pour une grande part, avec les membres de cette famille et leurs affins.
Figure 6-3: le sòolar de Don Sùus
205
Légende :
kot : muret de pierre sèche
forêt semi-défrichée
beh : chemin des humains
forêt en friche
courbes d’élévation
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
sàaskab : extraction de pierre calcaire
so’oy : poulailler
pìib : lieu pour le four de cuisson sous terre
autel pour les maîtres de la forêt
maison de DC
ch’e’en : puits
bàateya’ : lavoir couvert d’un toit de palme
bàanyo : petite maison pour se baigner
ich nah : maison principale de Sùus et T. et leur
petit fils R.
sèerko : enclos à cochons
maison de J. et S.
’ìiglèesya : église familiale dédiée aux Tres Reyes
maison entrepôt
maison entrepôt (en parpaing)
2.1
15
16
17
18
19
20
21
22
23
so’oy : poulailler
enclos à culture
maison entrepôt (enclos pour le kitam : sanglier)
ka’anche’ : culture en hauteur
enclos à culture
muknal : tombe d’une fille de Don Sùus
bàanyo : toilette moderne
nah : entrepôt
sèerko : enclos à cochons + sàaskab
24
25
26
27
maison de F. et Js.
bàanyo : structure pour se baigner
sèerko : enclos à cochons
mùul sàay : fourmilière
Les niveaux d’organisation spatiale
Le sòolar est un espace complexe et, pour des facilités de présentation, nous en ferons une
analyse en considérant deux niveaux de description, co-dépendants dans la réalité et la perception
des habitants. Le premier niveau concernera l’analyse d’un point de vue géographique en
s’attachant à la description du découpage physique et végétal de l’espace. Le second niveau, en
revanche, considérera le découpage de l’espace d’un point de vue social.
2.1.1
Le découpage physique et végétal de l’espace
Les sòolar sont d’abord créés en défrichant une parcelle de forêt. Comme pour la création
d’un champ, l’étape primordiale est celle du mesurage. Au minimum trois tas de pierres ou xu’uk’,
sont placés à trois angles (le quatrième est inféré) et déterminent un périmètre carré ou
rectangulaire. L’espace ainsi délimité constituera l’unité d’habitation domestique. Cependant les
limites peuvent être marquées de diverses manières. Parfois l’espace défriché autour de la maison
sera minimum et la forêt dominera la majorité de l’espace domestique. D’autre fois, cas extrême et
relativement rare, tout le périmètre sera muré et il ne subsistera quasiment plus de végétation,
hormis les plants horticoles. Cependant un espace sera toujours considéré comme équivalent à un
coin de « forêt » nécessaire pour la conduite des rituels aux esprits gardiens de la forêt et des
animaux.
Lors de la création d’un sòolar, les habitants de x-K’opch’en choisissent dès qu’ils le
peuvent, un endroit en hauteur (une butte naturelle), pour y placer la maison principale, centre
autour duquel s’organisera l’espace domestique. Les fortes précipitations et la nature du sol qui
facilite les écoulements d’eau, sont pour une part à l’origine de ce choix en association à d’autres
facteurs tels que les couloirs des vents aériens et des mauvais vents (voir chapitre 7-1). Notons que
la construction sur plateforme (naturelle ou artificielle) remonte aux temps préhispaniques (voir
Pierrebourg 1999). Nous verrons plus loin comment sont disposés les structures dans l’espace
domestique.
206
Selon Pierrebourg (1999 ; 2003), l’espace végétal du sòolar peut être divisé en trois zones
plus ou moins concentriques dont le centre est la maison principale et la périphérie se situe aux
frontières du sòolar. La première zone est celle qui est défrichée (en blanc sur la figure 6-3). C’est
là que l’on trouve les structures d’habitations et l’espace liés aux activités quotidiennes, les enclos
des animaux (volailles et cochons essentiellement) et les arbres fruitiers. La seconde, que
Pierrebourg nomme semi-défrichée, est une zone de transition composée de végétation peu épaisse.
Nos observations indiquent que la plupart des arbres et plantes qui se situent dans cette zone sont
ceux qui ont été conservés lors du défrichage de la forêt. Ces essences sont conservées pour leur
caractère fonctionnel (nourriture pour les animaux domestiques, bois utilisable pour des petites
constructions, etc.) et servent également à des fins médicinales, tout en ayant l’avantage de fournir
une protection aux rayons du soleil. Sous un climat sub-tropical, l’ombre est appréciable autant
pour les hommes que pour les animaux. Enfin, la dernière zone est celle qui est conservée toujours
en friche. Cet espace sauvage est non entretenu et la forêt y pousse naturellement. C’est là que l’on
trouve les zones de défécation pour les adultes, parfois les sàaskab ou trou formé suite à l’extraction
de matériau calcaire. Dans le cas du sòolar de Don Sùus, le sàaskab (noté 1 sur la figure 6-3) se
trouve dans la zone semi-défrichée. Pierrrebourg note que les informateurs restent flous quant à la
fonction de cet espace qui peut servir de réserve de bois comme d’espace pour de nouvelles
habitations. Ce dernier cas est confirmé par nos observations dans le sòolar de Don Sùus. Son fils,
F., a en effet choisit pour l’emplacement de sa nouvelle maison (notée 24 sur la figure 6-3) en 2002
un petite butte située dans l’espace en friche du sòolar de son père. Nous pensons également que cet
espace est conservé dans son état sauvage du fait de sa fonction rituelle car il constitue un espace de
communication privilégié et nécessaire avec les entités surnaturelles de la forêt. Nous reviendrons
sur ce point plus loin.
2.1.2
Le découpage social de l’espace
Hanks (1990), lorsqu’il décrit l’organisation spatiale du sòolar yucatèque distingue trois
niveaux basés sur des critères sociaux. D’abord, l’espace de la famille nucléaire qui regroupe la
maison et la cuisine. Cet espace n’est quasiment jamais délimité par des marqueurs physiques tels
que barrières ou murets. Dans le sòolar de Don Sùus, la maison principale est la structure 9 qui est à
la fois une maison et une cuisine. C’est là que vit Don Sùus et son épouse T. Depuis le divorce de
F., son fils R. vit avec ses grands-parents, considérant sa grand-mère comme sa mère. Lorsque F.
s’est remarié avec Js. et s’est installé dans la nouvelle structure 24, R. est resté vivre avec ses
grands-parents.
207
Figure 6-4 : schéma de parenté de la famille de Don Sùus (en gris les membres vivant dans le sòolar)
Légende :
homme
personnes vivant dans l’unité d’habitation domestique
femme
(femme) décédée
Ensuite, Hanks considère l’espace partagé par les familles adjointes des frères et/ou des
fils. Ces espaces sont canoniquement marqués par des limites physiques, souvent des barrières.
C’est en effet le cas dans le sòolar de Don Sùus. Un des fils, F., qui s’est marié une première fois
avant de divorcer quelques mois plus tard, avait construit pour habiter avec sa femme les structures
17 et 22 de la figure 6-3, respectivement la maison et la cuisine. On note que cet espace, depuis lors
réaménagé et réapproprié pour d’autres activités, est bien entouré d’une clôture en pierre. Les autres
fils de Don Sùus restés dans l’unité d’habitation familiale sont tous célibataires. DC, plus âgé, vit
seul dans sa maison (5) et J. et S., les deux frères les plus jeunes, vivent ensembles dans la structure
11. Toutes les sœurs sont parties vivre chez leurs maris. Aujourd’hui, F. s’est remarié et vit avec Js.
et leur fille D. (un an et demi) dans la structure 24 composée d’une maison et d’une cuisine. Tous
les frères travaillent ensemble aux travaux des champs et partagent leur récolte.
Enfin, dans certains cas, l’espace domestique peut s’étendre à des sòolar mitoyens d’affins.
C’est le cas des sòolar situés au nord de celui de Don Sùus. Le premier fut celui du frère de Don
Sùus, J., qui le lui a cédé lorsqu’il a quitté le village. Plus au nord réside un autre frère cadet de Don
Sùus, Ta. Ces relations familiales, plus lointaines (spatialement) que celles en jeu à l’intérieur
même du sòolar, sont également moins contraignantes socialement.
2.2
Les structures et les espaces fonctionnels du sòolar
L’espace domestique est occupé par de nombreuses structures dédiées aux activités
quotidiennes et est divisé en espaces fonctionnels. Nous nous attacherons à présent à décrire ces
structures et ces espaces selon leur fonction, nous focalisant sur les deux structures essentielles de
l’unité d’habitation domestique que sont la maison et la cuisine.
208
2.2.1
Le placement des structures
Le placement des structures suit un patron simple : les limites périphériques de l’unité
d’habitation familiale recoupent l’orientation des axes des murs de la maison avec la partie dite
táanil/’aktáan « mur de devant/frontal » faisant face à la rue. Lorsque passe une voie publique, le
côté de la maison qui donne sur la rue est généralement désigné comme le hò(ol)nah, « le seuil » ou
« porte de devant, porte d’entrée ». Dans le cas du sòolar de Don Sùus, c’est la maison de DC qui
fait office de structure ouverte sur l’espace public de la rue. Elle est notamment utilisée, et parfois
même contre le gré de son propriétaire, par les autres frères comme kàantina (débit de boisson) lors
de matchs de base-ball. Lorsque la famille possède une échoppe, c’est généralement ce bâtiment qui
donne sur la rue et non la maison directement. La plupart du temps, les murs, comme les axes des
maisons sont alignés sur les points cardinaux, bien que ceci ne semble pas avoir été le cas pour les
bâtiments les plus anciens construits avant l’alignement des rues sur un plan en damier.
La construction de toutes les structures du sòolar ne requière pas l’appel à un spécialiste et
la plupart des matériaux se trouvent en forêt (pour les maisons de type traditionnel en bois et
palmes). Les hommes d’une même famille (y compris alliés) se regroupent généralement pour aider
à la construction d’une maison d’un des membres. La construction de la maison de F. en 20022003, n’a nécessité que quelques mois, temps comprenant la récupération des matériaux. La vitesse
de construction est liée aux nombres de personnes qui participent mais aussi au temps laissé par les
travaux annexes (comme le travail des champs) et, dans une certaines mesure, à la disponibilité
financière. La construction d’une maison peut durer de quelques semaines, pour une structure en
bois et palmes, à plusieurs années.
Auparavant, la consultation d’un spécialiste rituel et des cérémonies sacrificielles étaient
indispensables avant la construction d’une maison (Redfield & Villa Rojas 1967 ; Villa Rojas 1987
; voir notamment Wauchope 1938). De nos jours ce rituels ne se pratiquent plus, pas même pour la
création de nouveaux sòolar.
2.2.2
Ich nah : la maison
La maison familiale a plusieurs fonctions, mais c’est principalement le lieu où l’on dort la
nuit et où l’on fait la sieste le jour. Elle est donc notamment reconnaissable au fait que tous les
hamacs y sont accrochés. C’est également l’endroit où sont entreposés les objets précieux ou de
valeurs de la famille (vêtements, bijoux, papiers importants, photos, chaîne stéréo, télévision,
machine à laver, etc) ainsi que le sàanto familial, une croix souvent habillée d’un huipil58, gardée
avec des fleurs et parfois des images pieuses. Selon Hanks (1990), le terme ich nah (littéralement
« dans la maison ») désigne l’espace interne de la maison principale d’un couple marié. C’est là où
les invités sont accueillis et où on leur offre un hamac ou une chaise pour s’asseoir. Les gens
peuvent se laver dans la maison, notamment lorsqu’il n’existe pas (encore) de structure externe
dédiée à cette fonction. Depuis les années 1960, les Mayas construisent de plus en plus en dur, avec
des parpaings (blok) et la maison est souvent le premier bâtiment à bénéficier de cette nouvelle
forme de construction. C’est donc également un marqueur de statut économique et social. On
constate souvent un changement du plan absidal traditionnel vers un plan rectangulaire, aligné sur la
tradition hispanique. Soulignons que les maisons en parpaings, souvent ayant un toit en dur ou en
taule ondulée, servent aussi comme lieu de commerce (tienda) et sont habitées comme dortoir en
fonction des périodes de l’année. En effet, les maisons de ce type sont vite abandonnées en été, car
trop chaudes. D’où une nouvelle tendance, celle de construire des maisons en parpaings avec des
toits en bois et en palmes59.
La maison est un espace orienté. En effet, elle est généralement disposée en concordance
avec l’alignement des limites du sòolar, l’ouverture faisant face à la voie publique. Mais ce
58
Le huipil est la robe traditionnelle des femmes mayas yucatèques.
Certains habitants, lorsqu’ils en ont le temps et les moyens, remplacent les toits de taule ondulée par des toits en
palmes. Ceci reste possible dans la mesure où les charpentes sont identiques pour les deux types de matériaux.
59
209
positionnement permet aussi de donner une orientation intrinsèque à cette structure absidale sans
orientation préconçue (voir figure 6-5). L’ouverture qui donne sur l’espace publique est
généralement dite hò(ol)nah, terme traduisible par « seuil », « porte d’entrée ». Les parois frontales
de la maison et l’espace qui se trouve devant sont donc couramment considérées comme le devant
de la maison (táanil ou ’aktáan). Par voie de conséquence, la partie ouverte vers le sòolar (ou vers
la cuisine, souvent placée derrière la maison) est dénommée « l’arrière de la maison » : pàachil ou
pachnah (littéralement : le dos de la maison). Les deux côtés intérieurs de la maison, en arcs de
cercle, sont les mòoy. L’espace extérieur sur lequel il donne est généralement simplement désigné
comme tutséel (le’) nah(o’) « le côté de la maison » sans distinction entre les deux mòoy. Lorsque
l’on souhaite distinguer le côté de la maison dont on parle on utilisera un repère spatial externe ou
bien des objets se trouvant dans la partie indiquée :
Tumòoy tu’ux yàan le’ sàanto’
Dans la partie absidale où se trouve le saint
Tutséel le’ nah bàanta’e’ wàaya’
Du côté de la maison où se trouve l’arbre waya
Figure 6-5: découpage intrinsèque de la maison
« Dans la maison » se dit ich nah et désigne, dans son sens le plus restreint, l’espace
intérieur de la maison familiale (en opposition à l’intérieur de la cuisine souvent attenante). Dans un
énoncé prononcé hors de l’espace domestique, ich nah signifie alors « chez moi »60. L’espace
intérieur de la maison est très modulable selon les contextes et, malgré sa taille réduite, très
subdivisé. Il est extrêmement rare que dans la maison traditionnelle maya il y ait des cloisons en
durs et, pour séparer deux espaces, on tire plutôt une étoffe en tissu qui permet de créer un kwàarto
(une pièce). Cette pièce peut servir pour le bain lorsqu’il se prend à l’intérieur ou encore, pour créer
un espace privé lorsqu’il y a des nourrissons ou de jeunes enfants dans la maison, par exemple. Il
crée ainsi une séparation visuelle entre celui qui se trouve derrière (une personne qui se lave, un
nouveau né, etc.) et les autres occupants de la maison ou les personnes de passage. Dans le cas des
nouveaux nés, cette frontière visuelle intervient notamment dans la gestion de la maladie et
60
Par exemple, pour inviter quelqu’un chez soi on emploiera typiquement la formule ko’ox ich nah (« allons chez
moi »). De même, lorsqu’un énonciateur, hors de son sòolar emploie la formule suivante ti’ yàan ich nah-o’
(littéralement « il est dans la maison » = « il est chez moi ») il le fait pour désigner une personne ou un objet qui se
trouve chez elle.
210
particulièrement du « mauvais œil » (voir chapitre 7). La maison est avant tout le lieu où l’on dort,
c’est donc là que se trouvent les hamacs, et si la nuit ils servent pour se coucher, dans la journée ils
sont utilisés pour s’asseoir (indifféremment de qui y dort la nuit), bien qu’ils puissent être remontés
(noués), libérant ainsi l’espace. La maison est également dans la journée le lieu d’activités
féminines (mais pas uniquement) : on y coud, tresse de la vannerie (une activité où interviennent
aussi les hommes quand ils sont présents), etc. C’est aussi là qu’on écoute de la musique et qu’on
regarde la télévision.
Selon les contextes, la maison est désignée de façon différente. Nah indique généralement le
bâtiment alors que ich nah renvoie autant à l’intérieur de la structure que, dans un sens plus
métonymique, à la maison principale du couple (incluant parfois la cuisine). La forme possédée de
nah (u-nah-il x, « la maison de x ») est le plus souvent employée dans un sens métonymique et
réfère, selon là où se trouvent les locuteurs, à la maison personnelle ou bien à l’endroit où vit la
personne (l’unité d’habitation familiale en général). Nah peut aussi signifier « foyer », mais ce sens
est plus explicite avec la racine ’otoch (traduit par home en anglais selon Bricker & al. (1998)), bien
que ce terme soit peu employé dans notre région d’étude.
Le terme ’iknal, dans sa forme possédée, s’il désigne principalement l’espace proximal
d’une personne, peut aussi, par extension, avoir le sens de « chez ». Par exemple, un énoncé tel
que : ko’ot-en t-inw-iknal (venir-IMP.SG LOC-1A-ESP.PROX) peut être entendu selon le contexte
comme « viens là où je me trouve » (formule largement employée par les mères avec leurs enfants)
ou bien « viens chez moi ».
Une fois encore le contexte est déterminant et dans la mesure où tous les bâtiments d’un
sòolar peuvent être considérés comme nah (y compris les constructions modernes) la position du
locuteur est à considérer pour la compréhension d’un énoncé tel que : ti’ yàan te’ naho’! « c’est
dans la maison ». Chez Tobal, trois structures sont présentes : un moulin construit en parpaings
avec derrière un patio couvert adjacent, une maison et une cuisine. Si le locuteur se trouve dans un
autre bâtiment que la maison, alors l’énoncé ti’ yàan te’ naho’! « c’est dans la maison » désignera la
maison principale. En revanche, si le locuteur se trouve dans cette maison, alors l’énoncé peut
renvoyer à la cuisine, au moulin, voire au patio attenant. La deixis gestuelle ou une indication de la
tête deviennent ainsi nécessaires sans autre recours linguistique. Cependant, les bâtiments sont
parfois aussi désignés plus précisément selon leur fonction ou leur forme. Ainsi le moulin est dit
mòolino, la cuisine kòosina, la maison nah et le patio yàalam nah (littéralement « sous la maison »).
211
Figure 6-6: noms des différentes parties de la maison
2.2.3
K’o’oben ou kòosina : la cuisine
La cuisine est traditionnellement un lieu féminin et l’élément principal qui lui accorde sa
fonction est la présence du foyer traditionnel maya. Celui-ci est toujours composé de trois pierres
généralement connu sous le nom de k’o’oben (foyer) ou parfois ’òoxtunich (les trois pierres). Pour
les habitants de x-K’opch’en, le terme k’o’oben s’il reste compréhensible dans le sens plus large de
« cuisine », réfère principalement au foyer de trois pierres et le bâtiment cuisine est plus
couramment nommé en utilisant l’emprunt espagnol kòosina. La cuisine, lorsqu’elle n’est pas
intégrée à la maison, devient une structure à part entière, souvent construite de manière plus simple.
Le schéma commun est celui de la maison traditionnelle, c'est-à-dire une forme absidale et les
matériaux employés sont sujets à moins de variation que ceux des maisons. Ainsi, les cuisines sont
généralement construites en bois et couvertes d’un toit de palme, permettant ainsi une évacuation
aisée des fumées. Par souci de commodité, et/ou pour des raisons économiques, le sol des cuisines
est fréquemment laissé en terre battue, bien qu’il arrive parfois qu’il soit recouvert d’une couche de
sàaskab (matériau calcaire). En effet, lorsque l’on prépare la cuisine ou l’on mange, les épluchures
ou autres détritus sont généralement jetés à terre. Ce type de sol a également pour caractéristique
d’absorber les liquides. Un coup de balai permet de nettoyer ensuite le sol. Cependant, cette
opération ayant pour effet d’emporter à chaque fois un peu de terre, régulièrement le sol est à
refaire. La cuisine, de manière canonique, est placée derrière la maison et les deux structures sont
parfois reliées par un passage, souvent fermé et parfois couvert de palmes ou de làamina (tôle
ondulée).
Le peu de variation dans les activités et les pratiques basiques féminines font de la cuisine
un lieu relativement conservateur dont l’organisation spatiale interne respecte un patron
traditionnel. Avec le foyer à trois pierres, on trouve toujours le xamach (comal en espagnol), plaque
212
en fer (anciennement en terre cuite) où sont cuites les tortillas. Une table basse (bàanketa) est
indispensable pour préparer les tortillas « à la yucatèque », c’est-à-dire pak’achbil (formées en
arrondi par pression de la main sur une table). La cuisine est aussi l’endroit où sont conservés l’eau
et la plupart des aliments. A côté des ustensiles de cuisine, on trouve parfois certains outils
masculins utilisés pour le travail des champs.
La cuisine, mais plus particulièrement le foyer, constitue un centre dans l’organisation
spatial de l’espace domestique. La cuisine est en effet le dernier endroit où sont invités à entrer les
personnes extérieures. Lorsqu’une personne se présente à l’entrée d’un sòolar, on la fait
généralement entrer au seuil de la maison où on lui offre une chaise. Les amies femmes de la
famille se rendent principalement dans la cuisine lors de préparations culinaires festives ou rituelles
et les hommes que très rarement, essentiellement s’ils font partis de la famille (il n’est pas rare que
les sœurs nourrissent leurs frères ou leurs neveux célibataires). Même lorsque de la nourriture est
offerte à des étrangers, on leur apporte de préférence dans la maison où à l’extérieur, alors que le
chef de famille et les enfants mangent tuxùul bàanketa (littéralement « sur le bord de la table là où
sont préparées les tortillas »). Il semble que la cuisine soit également un lieu de réunion plus
informel et plus discret, voire confidentiel, où l’on peut traiter de questions commerciales,
politiques ou plus personnelles. Ceci en opposition à la maison, lieu d’accueil des invités, plus
formel et tourné vers l’espace public (Valentina Vapnarsky, communication personnelle).
La création d’un nouveau foyer représente un acte social significatif. Pour une femme c’est
le signe qu’elle est en ménage. Selon Boremanse, pour les femmes lacandones méridionales,
accepter de faire à manger à un homme est l’étape fondamentale de l’acte de mariage (1998 : 115).
Lorsque F. a pris comme nouvelle compagne Js, non seulement il a construit une nouvelle maison,
mais dans celle-ci on été placées les trois pierres du foyer à l’arrivée de Js, signifiant désormais que
F. ne partagera plus ses repas ordinaires auparavant préparés par sa mère pour toute la fratrie.
Avant que F. ne construise une structure qui flanque la maison pour faire office de cuisine,
Js préparait les repas dans la maison. La nouvelle cuisine terminée, le foyer a donc été déplacé.
Cependant cette évolution, si elle est fréquente, n’est pas nécessaire et la maison de Don Sùus (24)
reste toujours la cuisine.
2.2.4
Les autres bâtiments
Parmi les autres bâtiments remarquables du sòolar on note parfois un oratoire familial61,
pouvant aller jusqu’à prendre la forme d’une véritable église (comme c’est le cas chez Don Sùus)
(structure 12 sur la figure 6-3). Le premier oratoire était une maison traditionnelle (ancienne
structure 14), puis la fratrie a décidé de construire un oratoire en dur (en parpaings, treillis de bois et
toit en tôle) dont les proportions dépassent largement celle d’une maison traditionnelle. Chez Don
Sùus, cette église est dédiée aux Tres Reyes (les Rois mages). Pour la fête des patrons de l’église, le
3 janvier, une grande célébration de trois jours est organisée pouvant rassembler jusqu’à deux cents
personnes venant de x-K’opch’en mais également de villages voisins. La plupart des invités sont
des affins. Tout au long de l’année cette église familiale sert aussi pour des offrandes aux divers
Saints mais la fréquentation est quasiment réduite aux membres de la famille proche (aux enfants de
Don Sùus et à leurs conjoints). Peu de familles ont les moyens d’avoir un oratoire et l’image du
saint est donc la plupart du temps gardée dans la maison. Notons que, lors des cérémonies pour les
morts un sàanto est aussi amené dans la maison (voir Villa Rojas 1987).
Les échoppes (tyèenda) et les moulins (mòolino) forment souvent des bâtiments
indépendants, pour la plupart réalisés en dur. Le terme de moulin est métonymique et désigne
d’abord l’appareil qui serve à moudre le maïs cuit. Primitivement en pierre (kah), puis manuel, le
moulin est devenu communautaire avec l’arrivée de nouvelles machines plus grosses et
61
Nous utiliserons le terme d’« oratoire » suivant Villa Rojas (1987) pour désigner les églises privées en contexte
domestique et cela en opposition avec l’église du village, de nature collective.
213
fonctionnant à l’électricité ou à l’essence. Les échoppes et les moulins sont, de par leur fonction,
placés à la limite du sòolar donnant sur l’espace public. Il reste toutefois des espaces privés et, de
même que pour entrer chez quelqu’un, on doit annoncer sa présence. L’aspect multifonctionnel des
bâtiments est une caractéristique chez les Mayas. Par exemple chez Tobal, le moulin sert aussi
d’échoppe, pour la vente de boissons gazeuses principalement, ainsi que d’oratoire familial. C’est là
qu’est placée l’image de Vierge de Guadalupe et que les célébrations et les prières sont réalisées
lors de sa fête, au mois de décembre.
Une des nécessités de la vie quotidienne est l’accès à l’eau, pour cela il existe actuellement
deux réponses : le puits (ch’e’en) (structure 6 sur la figure 6-3) et le tùubo (« eau courante »). Le
puits est la forme traditionnelle de se procurer de l’eau. Toutefois, sa construction nécessitant
beaucoup d’efforts et étant toujours sujette à contingence (il n’y jamais la garantie d’atteindre
rapidement la nappe phréatique), on avait l’habitude d’en construire un pour plusieurs familles
(voire il y a quelques décennies, un pour tout le village). L’arrivée des explosifs a considérablement
facilité le percement de la couche calcaire jusqu’à la nappe phréatique (située en principe à une
dizaine de mètres), mais le procédé reste encore coûteux car on doit faire appel à un spécialiste
artificier et tous les habitants ne le font pas. Le programme national mexicain de château d’eau
(Peso X Peso) a permis d’amener l’eau grâce à des tubes en plastique (du type tuyaux d’arrosage),
directement dans les maisons, en contrepartie d’une redevance peu élevée. La plupart des foyers
mayas en sont maintenant équipés, mais le puits reste encore une source d’eau importante, que
certains considèrent, probablement à juste titre, de meilleure qualité pour un usage alimentaire. Elle
reste de plus une alternative non négligeable lors des problèmes (relativement fréquents) du château
d’eau. Les tubes représentent également une économie d’énergie et de temps certaine. Dans le
sòolar de Don Sùus les deux systèmes coexistent, mais l’eau courante ne sert jamais pour la
préparation de la nourriture ou la boisson.
Le lieu dédié au bain est en général bien isolé dans la maison dans un des côtés (mòoy),
séparé de la partie centrale par un rideau. Cette alcôve d’intimité permet de se laver et de se
changer. De nos jours, cet endroit tend à devenir de plus en plus indépendant de la maison et prend
la forme d’une petite structure avec un sol en dur, parfois relié au tùubo (structures 8 et 25 sur la
figure 6-3). Les Mayas se lavent assis sur un petit tabouret avec, devant eux, un seau remplie d’eau
tiède. L’eau est prise dans le seau avec la main en creux puis projetée sur le corps (lochbil). Il arrive
qu’on utilise parfois une calebasse (lùuch).
Le lavoir ou batèeya’ (structure 7 sur la figure 6-3) est un endroit important dans la vie
quotidienne des femmes, qui y passent un certain temps pour la lessive et la vaisselle62. Souvent, on
privilégie un endroit peu éloigné de la cuisine et d’une source d’eau. Généralement, cette structure
prend appui sur un arbre et/ou est couvert d’un toit de palme pour protéger les travailleuses des
intempéries et du soleil.
Les toilettes (parfois dit bàanyos ou tu’ux kubin máak táankab, littéralement : « où vont les
gens à l’extérieur ») sont très différentes selon la situation des sòolar dans le village. On va seul et
en privé faire ses besoins, en principe, dans une partie à l’écart des regards (voir la description des
espaces fonctionnels). Pour ceux qui ont leur habitation près de la forêt, cela ne pose pas de
problème. En revanche ceux qui habitent au milieu du village se voient obliger de construire une
structure légère en palmes de guano, sans toit. Un programme gouvernemental a eu pour but de
créer des toilettes modernes pour chaque famille (il s’agit en réalité d’un trou dans la terre et d’une
62
L’arrivée de machine à laver le linge automatique fonctionnant à l’électricité à permis aux femmes d’alléger leur
charge de travail, mais le rinçage reste manuel et nécessite toujours beaucoup de temps et d’efforts.
214
élévation en béton) (structure 21 sur la figure 6-3). Le gouvernement veut ainsi améliorer l’hygiène
des habitants, mais la rigueur ethnographique nous ayant poussée à visiter une fois cette structure
nous fait penser que ce n’est probablement pas le cas. Le lieu sert pour l’aisance mais aussi de
débarras et de nichoir pour les poules et la chaleur en plus de l’ouverture béante sur les selles
accumulées constitue probablement une source importante de germes. Actuellement, on note une
tendance (qui reste très rare) de création de toilettes à l’occidentale à l’intérieur des maisons avec
évacuation par canalisation. La plupart des hommes du village ayant été travaillé à l’extérieur
comme maçon ou dans la construction d’hôtels ont des connaissances suffisantes pour réaliser ce
genre d’ouvrage.
Les structures destinées aux animaux domestiques sont principalement le poulailler et
l’enclos à cochons. Le poulailler (so’oy) (structures 2 et 15 sur la figure 6-3) est construit sur le
schéma de la maison traditionnelle, bien que sa taille soit réduite (1 à 1,5 mètres de haut). On y
conduit les volailles pour la nuit et c’est là qu’on récupère leurs œufs. Beaucoup de familles ont un
enclos pour les cochons (sèerko) (structures 10, 23 et 26 sur la figure 6-3), divisé en plusieurs
parties pour séparer les animaux selon leur état (jeunes, castré, lors de l’engraissage, etc.). Les
enclos sont souvent fait de palissades de bois et ont parfois un sol en ciment. Auparavant, et c’est
parfois encore le cas, ces structures étaient réalisées en pierres sèches sur à la manière des murets.
Les animaux ne sont enfermés qu’à temps partiel et déambulent le plus souvent dans l’espace
villageois, principalement à la recherche de nourriture, jouant ainsi un rôle d’éboueurs non
négligeable.
Dans certaines unités d’habitations domestiques on trouve encore des tombes (muknal). Les
études concernant les pratiques funéraires des Mayas dès l’époque préhispanique indiquent que la
maison ou le sòolar est un des lieux traditionnels d’inhumation. La structure 20 dans le schéma du
sòolar de Don Sùus est la tombe d’une de ses filles décédée vers l’âge de 18 ans. Même si la
tendance, sous l’incitation gouvernementale, est à l’enterrement au cimetière, les inhumations en
contextes domestiques sont encore pratiqués actuellement.
La présence d’animaux domestiques dans l’espace domestique rend nécessaire la protection
des cultures. Deux formes sont privilégiées : la culture en hauteur sur des structures en bois sur
pilotis dites ka’anche’ ou bien le cerclage avec des palissades de bois ou un entourage de pierres. Le
ka’anche’ (structure 18 sur la figure 6-3) est principalement utilisé pour la culture de plantes
aromatiques ou médicinales, la légèreté de sa structure interdisant la culture d’autres produits. Pour
d’autres productions, telle que certains arbres fruitiers nécessitant d’être protégés, comme les
bananiers ou les cultures de légumes, on crée un enclos spécial (structures 16 et 19 sur la figure 63).
2.2.5 Les espaces fonctionnels
A côté des structures, il existe dans le sòolar des aires consacrées à certaines fonctions
particulières figurées dans le schéma ci-dessous (figure 6-7).
215
Figure 6-7: les zones fonctionnelles dans le sòolar de Don Sùus
Légende :
aire de dépôt de déchets
aire utilisée pour le pìib
aire de défécation
Dans chaque sòolar une zone, souvent adjacente à la cuisine, est dédiée au dépôt d’ordures
et de divers déchets. Cette zone est toujours plus ou moins circonscrite spatialement mais sans
limites précises. Plusieurs critères, pas nécessairement réunis, déterminent le choix de cette zone.
D’abord, elle ne doit pas trop interférer avec les lieux d’activités quotidiennes et le passage des
personnes. La topographie semble aussi fondamentale et l’on choisit préférentiellement les
accidents de terrain (dénivellations ou endroits rocailleux) pour y jeter les ordures. La plupart des
déchets sont organiques et sont donc éliminés naturellement ou par les animaux domestiques (les
cochons principalement). Quant aux autres ordures, notamment les matières plastiques de plus en
plus nombreuses, elles sont jetées sans trop de précautions mais régulièrement rassemblées et
brûlées. Dans le sòolar de Don Sùus la zone dédiée au dépôt d’ordures est située en contrebas de la
cuisine, dans une dépression près des poulaillers (indiquée comme B dans la figure 6-7, les zones
plus foncées sont celles où sont jetées prioritairement les ordures). Certains détritus, tel que les
peaux d’animaux sauvages ramenées de la chasse, sont jetés loin des habitations. Ceci notamment
du fait de l’odeur pestilentielle qui s’en dégage lors de leur décomposition. Afin d’augmenter leur
vitesse de dégradation, Don Sùus à l’habitude de jeter les peaux dans la fourmilière des fourmis
sàay (notée comme 27 sur la figure 6-3). Il arrive que certaines familles, vivant en bordure de la
forêt, profitent de cette proximité pour aller y jeter leurs ordures les plus gênantes, tel que le verre
par exemple. Ainsi, DC a-t-il emporté toutes les bouteilles de verre vides qu’il avait accumulé
depuis plusieurs mois et est allé les jeter au bord de la route à quelques kilomètres du village.
216
Les zones de défécations sont des espaces fonctionnels et, de par leur nature, structurent
l’occupation de l’espace. Elles sont en principe situées dans la zone de forêt en friche, lorsqu’il en
existe une (sinon une structure spéciale est construite). Sur la figure 6-7, elles sont indiquées
comme D. Les enfants cependant ne se rendent pas aux mêmes endroits que les adultes, la nuit
particulièrement. Sur la figure 6-7, nous avons reportées les deux zones (indiquées comme D(R.)) où
se rend R., le fils de F. qui vit dans la structure 9 avec ses grands-parents. Dans la journée, il se rend
dans la zone la plus éloignée de la maison mais la nuit, du fait des « vents mauvais » qui parcourent
l’espace (voir chapitre 7-1) et du caractère accidenté et donc dangereux du terrain dans l’obscurité,
il utilise la zone adjacente à la maison. Pour uriner, il se contente parfois de rester à l’intérieur et de
faire à travers l’ouverture de la maison (côté nord).
Le système de recyclage et de détérioration des matières fécales est rapide et relativement
élaboré. Lorsque les hommes utilisent les parties en friche comme lieu d’aisance sans autre
structure, ce sont les cochons qui s’occupent d’ingérer les selles. Celles des cochons sont ensuite
absorbées par les volailles. Les excréments de ces dernières étant détériorés très rapidement (grâce
aux intempéries et à divers coléoptères, tel le bousier), l’espace domestique, malgré la présence de
lieux d’aisance, reste un espace relativement propre et hygiénique. Même si l’exposé de ces
informations peut paraître anecdotique, il est essentiel de prendre la mesure des principes de
recyclage en jeu dans le sòolar, espace relativement clos. On peut déplorer que de telles
informations n’aient pas été prises en compte lors de la construction de toilettes en béton
sponsorisée par des programmes gouvernementaux mexicains visant à améliorer les conditions
d’hygiène. Des critères moraux ethnocentriques tenant compte de critères d’hygiène différents ont
prévalus et aujourd’hui la quasi-totalité de ces constructions sont abandonnées, laissant des
constructions en dur peu esthétiques, par ailleurs véritables foyers à bactéries.
Les Mayas pratiquent un type de cuisson sous la terre dit pìib. Cette pratique culinaire de
cuisson à l’étouffée nécessite le creusement d’un trou de dimension variable (selon ce que l’on cuit)
pouvant s’étendre jusqu’à plusieurs mètres carrés (noté 3 sur la figure 6-3). Des pierres calcaires
sont également nécessaires. Ce sont elles que l’on fera chauffer et qui, une fois recouvertes avec les
produits à cuire, fourniront la principale source de chaleur. Les contraintes liées à la préparation
(une terre meuble, l’allumage d’un feu pour chauffer des pierres, etc.) imposent un endroit
particulier suffisamment distant des habitations et qui pourra être réutilisé périodiquement. La
cuisson en pìib dans la famille de Don Sùus, en plus des préparations rituelles, est surtout réservée
au gibier provenant de la chasse. La dédicace rituelle de certaines parties de l’animal aux maîtres de
la forêt met en connexion le pìib à l’autel des maîtres de la forêt (structure 4 sur la figure 6-3) et
confère donc au pìib un caractère sauvage plus ou moins dangereux et généralement interdit aux
femmes. D’où la raison de son décentrement dans l’espace domestique. Notons que la plupart des
offrandes alimentaires réalisées pour les maîtres des animaux sont cuites sous formes de pìib (voir
chapitre 8).
On notera également que le sòolar est, dans son ensemble, un lieu où sont gardés divers
types d’objets. Il très fréquent de voir un enfant jeter une paire de ciseaux dans un coin du sòolar
et, quelques jours plus tard, dire à un aîné où il les a jetés. Parfois, des objets déposés dans l’espace
familial mais hors des structures peuvent être employés comme repères spatiaux. Ainsi, une mère
peut tout à fait produire un énoncé comme : xe’en at’ok hump’e’ ìik tu’ux pekekbal le’ x-la’
màaskabo’ (« va cueillir un piment où est posée (dans sa longueur) la vieille machette ») et se faire
comprendre par son enfant.
217
2.3
Les centres rituels
Si l’espace domestique est essentiellement dédié aux activités quotidiennes et profanes, il
peut également devenir un espace rituel. On peut distinguer à l’intérieur d’une même unité
d’habitation différents centres rituels en fonctions des entités surnaturelles considérées : les âmes
des morts (ou des ancêtres familiaux), les saints et les maîtres de la forêt et des animaux.
L’utilisation du terme « centre rituel » ne renvoie pas dans le cas présent à une opposition par
rapport à une périphérie mais plutôt à l’idée d’une concentration de l’activité religieuse en certains
points très focalisés et variables en fonction du type d’entités considérées.
Nous prendrons une fois de plus l’exemple du sòolar de Don Sùus car celui-ci présente
l’intérêt d’avoir plusieurs centres rituels spatialement différenciés et qui distingue particulièrement
l’église du sàanto familial (généralement placé dans la maison). Comme dans tous les sòolar, on
note la présence d’un espace pour les rituels destinés aux maîtres de la forêt. Tous les rituels
effectués dans les trois différents centres sont accomplis exclusivement par des hommes, la plupart
du temps par Don Sùus lui-même, en tant que chef de famille.
Sur la figure 6-8 suivante sont représentés les divers centres rituels.
Figure 6-8: Les différents centres rituels dans le sòolar de Don Sùus
Légende :
1
maison principale : lieu des célébration du
culte des ancêtres familiaux
2
église familiale : lieu de culte des saints
catholiques
3
autel des maîtres de la forêt
direction d’où sont dites arriver les entités
surnaturelles
218
2.3.1
L’autel domestique
Dans la plupart des maisons mayas de la péninsule yucatèque est présent un sàanto familial.
Le sàanto est en principe une petite croix, parfois vêtue d’un huipil et placée sur l’autel familial. Ce
dernier est généralement constitué par l’unique table de la maison mesurant au moins un mètre de
haut. Parfois des images pieuses remplacent ou s’associent au sàanto. Certains sont clairement
nommés, même si l’origine peut rester floue pour les habitants eux-mêmes, ainsi l’exemple de
Santo Tentación. Lors de rituels, l’autel est quasi-systématiquement paré de fleur. Le sàanto est une
représentation syncrétique maya-catholique qui possède des fonctions prophylactiques pour la
maison et l’ensemble de ses habitants. Il est indispensable dans la plupart des rituels familiaux
dédiés aux saints comme aux ancêtres familiaux.
Dans le cas de Don Sùus, le sàanto est gardé dans la maison et les rituels qui y sont
effectués concernent uniquement les ancêtres familiaux (voir Le Guen 2003). Les rituels pour les
âmes des morts débutent dans la nuit du 1 novembre pour s’achever au Quintana Roo le 24
décembre. Un autre rituel dédié à l’âme du mort à lieu au jour anniversaire de la date de la mort
chaque année, c’est ce qu’on nomme le kàabo de ’àanyo (littéralement « la fin de l’année »). Tous
les rituels impliquant des ancêtres familiaux sont réalisés dans la maison. L’observation suivante,
recueillie lors de la cérémonie de kàabo de ’àanyo de la fille défunte de Don Sùus et Doña T. en
2004, vient confirmer la permanence de traditions dont l’origine remonte bien avant la conquête
espagnole :
Alors que Doña T. s’apprête à débarrasser la table à l’intérieur de la maison pour préparer l’autel, sa
fille L. demande si ça ne serait pas mieux de faire ça à l’église : yéetel le’ sàanto’ ma’alo’ xan
(« avec le saint (les Rois Mages) ça serait bien aussi »). Doña T. va alors demander à Don Sùus,
allongé à l’extérieur sur des planches de bois, ce qu’il en pense. Celui-ci lui rétorque que non, que ça
doit être fait dans la maison et personne n’y trouve quoi que se soit à redire. Doña T. débarrasse toute
la table (à droite de la porte nord) et prépare l’autel. [NT 29-05-04]
La réaction de Don Sùus à la proposition de sa femme et de sa fille, qui ne semblait à ces
dernières pourtant pas inconcevable, montre clairement qu’après plus de cinq cents ans de
colonisation espagnole et de christianisation certains traits de la culture maya restent encore très
prégnants. Non seulement dans l’utilisation de la maison comme lieu de culte mais surtout vis-à-vis
du type de culte rendu aux âmes des morts. La croix présente sur l’autel qui, nous le verrons dans
d’autres rituels représente un point de passage indispensable avec le monde surnaturel, n’est pas
tournée vers l’est mais chez Don Sùus, vers le nord. Contrairement aux saints et aux maîtres de la
forêt qui sont dits venir de l’est (voir flèches sur la figure 6-8), les autels pour les âmes des morts
n’ont pas d’orientation particulière63.
Toutefois, les âmes suivent un parcours précis, depuis l’endroit où elles sont gardées (le
paradis, localisé au ciel ou à l’est de la terre) jusqu’à l’autel familial. Ce chemin passe
obligatoirement par la tombe et est parfois matérialisé par des bougies (en pointillé sur la figure 68). Les bougies qui matérialisent le parcours de l’âme sont dites « éclairer » le chemin de l’âme
dans le noir. Elles sont placées près de l’autel où sont disposées les offrandes jusqu’à la sépulture
uniquement lors de la cérémonie du bìix effectuée pour le départ de l’âme de l’autel jusqu’à la
tombe, d’où elle rejoindra le lieu où elle est gardée le reste de l’année. Toutefois, dans le cas des
tombes situées dans le cimetière le chemin n’est marqué que de l’autel jusqu’à la limite du sòolar. Il
semble que le bord du sòolar représente une frontière symbolique entre l’unité d’habitation
domestique et la sépulture. En effet, les tombes situées dans le cimetière, même si elles ne sont pas
contiguës à l’espace domestique semblent en faire symboliquement partie. D’où notre proposition
de considérer le cimetière comme un espace semi-domestique.
63
Bien qu’il semble qu’ils soient toujours orientés vers un point cardinal.
219
2.3.2
L’oratoire familial
Peu nombreux sont les sòolar à posséder un bâtiment expressément destiné à servir
d’oratoire familial64. L’église de Don Sùus, dédiée au Tres Reyes (les Rois Mages) est
exceptionnelle et fournit un exemple intéressant d’analyse (noté 2 sur la figure 6-3). Soulignons que
les Rois Mages ne remplacent pas le sàanto familial qui, dans le cas de Don Sùus, n’a pas de nom
particulier. En effet, sont réalisés dans cet espace la plupart des rituels catholiques pour les saints et
pas uniquement les Rois Mages.
La plupart des rituels accomplis dans l’église de Don Sùus ont un caractère prophylactique
et/ou de remerciement. Régulièrement de la nourriture est dédiée aux Rois Mages pour qu’ils
veillent sur les membres de la famille. Ces offrandes sont parfois présentées comme remerciements
à des pròomesa. Lorsqu’on demande un service particulier à un saint (soigner un enfant, guérir un
animal, etc.), on s’engage à le rétribuer si la demande est exaucée : on fait une promèesa, une
« promesse ».
Ce sont quasi-uniquement les membres de la famille de Don Sùus (ses fils et ses filles et
leurs maris) qui font des offrandes à l’église. Lorsque je demande à F. pour quelle raison précise les
offrandes sont en général réalisées, il me répond qu’il n’y a souvent pas de raison particulière. Il me
dit : « au lieu de manger simplement la nourriture, tu la dédies auparavant au saint ». Il semble que
le fait d’avoir une église impose des devoirs particuliers dont celui de nourrir les entités
surnaturelles qui l’habitent. Ce devoir est compensé par la protection apportée par les saints. Nous
verrons que l’obligation de nourrir les entités surnaturelles pour qu’elles accordent leur protection
est une constante dans la relation hommes-entités surnaturelles et cela autant avec les âmes des
morts, les saints que les esprits gardiens des hommes et de la forêt. Les entités surnaturelles ne
mangent que l’« âmes des aliments » (upixan) (on dit aussi parfois qu’ils mangent l’« odeur des
aliments » (ubòok) ou bien « leur pureté », usuhuyil).
2.3.3
L’autel des esprits gardiens de la forêt
L’autel des esprits gardiens de la forêt65, chez Don Sùus, constitué de pierres66, est placé en
bordure du sòolar à l’orée de la partie en friche (noté 3 sur la figure 6-3, voir figure 6-9). Même si
celui-ci ne comporte pas de croix (ce qui sera le cas des autels des esprits gardiens de la forêt aux
champs), le symbole de la croix est présent quand les hommes se signent au moment de dédicacer
les offrandes.
L’espace où se trouve l’autel pour les esprits gardiens, en contexte rituel, est interdit aux
femmes et les enfants n’ont le droit d’assister aux rituels qu’à une distance respectable (au moins
une dizaine de mètres)67. En effet, les esprits gardiens de la forêt sont considérés comme étant des
vents puissants apportant d’autres vents mauvais derrière eux et le fait qu’ils viennent d’endroits
situés parfois loin à l’intérieur la forêt, leur procure un caractère dangereux. On considère qu’ils
sont porteurs de maladies. Les esprits gardiens viennent toujours de l’est (leur trajet est représenté
schématiquement dans la figure 6-8) et préfèrent recevoir les offrandes dans un endroit où il y a
hump’íit k’áax (« un peu de forêt »). La partie en friche du sòolar semble d’ailleurs avoir pour
64
Nous opposons « autel domestique » et « oratoire », considérant que ce dernier est un bâtiment à part entière dédié
uniquement à la fonction rituelle. Oratoire est donc ici synonyme d’église.
65
Pour une définition des divers types d’esprits gardiens le lecteur peut se référer au chapitre 8.
66
Ce type d’autel en pierre est toutefois relativement rare et dans de nombreux sòolar les autels sont en bois, parfois
construits spécialement pour les rituels.
67
Cependant, les règles sont variables en fonction des exigences ou des théories personnelles des individus. Certains
interdissent tout bonnement la présence de femmes ou d’enfants alors que d’autres pensent qu’ils peuvent assister avec
certaines précautions. Dans tous les cas, la puissance des vents apportés par les entités surnaturelles est dangereuse pour
les femmes et les enfants et la présence féminine n’est que difficilement compatible avec celle des esprits gardiens.
220
fonction d’accueillir les entités, jouant le rôle d’espace de communication avec les esprits gardiens
de la forêt et les maîtres des animaux68.
Dans le cas des offrandes pour la chasse faites à l’autel des esprits gardiens, celles-ci
consistent en parties d’animaux chassés. Généralement on offre aux maîtres des animaux la tête
(pòol) et le foie (tàaman) de l’animal. Selon F., la dédicace des offrandes permet au maître des
animaux (u-yùum-il ba’alche’) de savoir que l’on a tué ses animaux, qu’il considère comme étant
ses « animaux domestiques » (uy-àalak’).
Figure 6-9: autel des maîtres de la forêt avec F. en train de dédier une offrande aux maîtres des animaux
(illustration JLLG). A droite photo de l’autel.
Dans certains cas, pour les rituels plus importants, on cherche un endroit encore plus éloigné
des habitations. Par exemple, en 2002, pour un rituel destiné à la préparation d’un nouveau champ
(lòoh), DC et le spécialiste rituel qu’il a sollicité (Don A.) ont placé l’autel (une table) dans le
sòolar voisin, généralement abandonné mais alors habité par moi-même. La raison était que les
nombreux esprits appelés par le chamane (ou h-men en maya, litt. « celui qui fait ») pouvaient être
dangereux pour les personnes présentes dans le sòolar de Don Sùus. Le chamane a notamment jugé
que si l’autel était placé trop près de la route et que quelqu’un passait, des enfants notamment, ils
risquaient d’être frappés par des « mauvais vents ». Le lòoh est destiné à compenser par avance la
destruction de la forêt pour l’usage agricole humain. Les esprits gardiens de la forêt étant parfois
aussi les maîtres des animaux, et particulièrement des serpents et autres animaux dangereux, le
paysan qui s’acquitte de cette dette ne prendra pas le risque d’être piqué en signe de représailles.
Dans sa prière, le chamane nomme des noms de lieux dans la forêt auquel sont attachés les maîtres
de la forêt, toujours nommés collectivement et au pluriel : les Yùumtsilo’ob (« les maîtres ») ou
Nukuch báalam(o’ob) (littéralement « les grands jaguars »). Les nukuch báalam n’ont pas de nom
propre mais sont des maîtres des espaces et sont désignés par le toponyme de l’espace qu’ils
habitent et protègent. Plus le chamane est compétent, plus il fait venir d’entités. Cela signifie aussi
qu’il a une grande connaissance de la toponymie sacrée liée à l’espace géographique réel. La
dangerosité liée à un rituel comme le lòoh, est due au fait que le chamane doit faire venir le plus
d’entités possible et, étape plus délicate, pouvoir les renvoyer correctement là d’où elles viennent
68
Lors du rituel du ch’a’ chàak (rituel pour demander la pluie) effectué dans l’église auquel nous avons assisté en août
2003, un informateur nous a fait remarquer que des feuilles de ha’abin étaient étalées sur toute la surface de la table et
que les deux arches faites de branches de tsàalam (Lysiloma latisiliquum) dites ubòoy tsàalam (litt. : « l’ombre des
tsalam ») étaient indispensables. Sans cette verdure (k’áax) en effet, on dit que les esprits gardiens ne viendraient pas.
221
(pour plus de détail sur ce type de rituel voir Hanks 1984 ; 1990 ; 1993a). Nous reviendrons plus en
détail sur l’analyse des rituels impliquant les esprits gardiens (voir chapitres 7 & 8).
2.4
Les frontières du sòolar
Il existe plusieurs frontières qui découpent l’espace domestique. Ces frontières sont ou non
directement visibles. Elles sont plus ou moins épaisses, mouvantes selon les contextes et sont de
nature diverses : physiques, sociales, visuelles ou sonores ou bien encore symboliques. Quelque soit
leur nature, le caractère fondamental des frontières reste la délimitation entre un intérieur et un
extérieur.
Le périmètre du sòolar (háal) qui divise l’espace domestique de l’espace extérieur publique
ou privé, est au minimum marqué par les xu’uk’, tas de pierres placés aux angles. Si les frontières
de l’espace domestique ne sont pas toujours strictement marquées, elles sont toujours connues des
habitants ainsi que des autres personnes du village. Dans le sòolar de Don Sùus, la limite de
l’espace domestique n’est physiquement représentée par un muret que d’un seul côté, au nord. Ce
muret constitue une frontière avec le sòolar adjacent.
Il arrive que le périmètre délimitant le sòolar soit entièrement cerclé de muret. Ces
constructions sont réalisées en pierres sèches posées les unes sur les autres sans aucun liant et
mesurant en général entre 1 mètre et 1,5 mètre de haut. Si la construction de muret n’est pas
systématique, elle est parfois encouragée par des politiques publiques comme dans le village de
Santa Maria (Quintana Roo) où la quasi-totalité des sòolar en sont pourvus. La construction de
murets peut, dans certains cas, représenter un facteur d’apaisement social, réglant certains
problèmes de voisinage, tels ceux dus aux errements d’animaux domestiques comme les cochons ou
les chèvres.
2.4.1
Les frontières sociales
Les frontières sociales sont par nature immatérielles et n’apparaissent qu’à travers les
comportements des individus. L’étude des salutations et des chemins empruntés par les habitants
ainsi que les familiers du sòolar et les invités, permet une appréhension des diverses frontières
sociales qui structurent l’espace domestique. Une fois encore nous appuierons notre analyse sur
l’exemple du sòolar de Don Sùus (cf. figure 6-10).
222
Figure 6-10: les chemins des familiers et des non-familiers
Le chemin des invités venant du nord, symbolisé par un trait continu sur la figure 6-10,
passe obligatoirement au sud de la maison de DC et cela malgré l’ouverture entre le muret nord et
cette maison. Pour les visiteurs non familiers, un premier arrêt (marqué 1 sur la figure 6-10) est
nécessaire sur le périmètre de l’espace domestique. Il est en effet très mal vu d’entrer directement
dans un sòolar sans s’annoncer verbalement, et cela quelque soit la distance à laquelle se trouve la
maison. Dans toute la péninsule, la formule de salutation la plus courante est le Bwèèenààass !
maya, évolution du « bonjour » espagnol buenos días.
Nous interprétons l’annonce verbale à cet arrêt comme définissant une zone sonore
d’avertissement. Nous verrons plus loin comment des zones sonores et visuelles peuvent être
identifiées tant au niveau linguistique que symbolique (chapitre 7-1.2.2) ou bien encore
relativement à la surveillance des enfants. Dans le cas du sòolar de Don Sùus, comme dans
beaucoup d’unités d’habitation domestique, l’avertissement sonore est non seulement dû aux cris de
la personne mais parfois aussi à ceux des chiens qui jouent un rôle important dans la protection de
l’espace domestique. Après un temps, la personne est invitée à entrer dans le sòolar par une
injonction telle que máanen ! (« passez »), ’òoken ! (« entrez ») ou bien encore ko’oten ! (« venez
(ici) »).
Dans certains cas, un second arrêt est nécessaire (noté 2 sur la figure 6-10). De cet endroit,
la personne est visible mais ne peut pas encore voir les habitants. La structure des maisons en bois
permet en effet de voir sans être vu. Lorsqu’on a déterminé la catégorie d’invité à laquelle elle
appartient, la personne est, soit rejointe à l’extérieur, soit invitée à entrer dans la maison. Nous
considérons qu’à partir de ce point, le champ de vision de la personne délimite une zone visuelle
qui, sous certaines conditions, pourra être potentiellement dangereuse (voir chapitre 7-1.2).
223
En effet, il n’est pas rare qu’en arrivant chez une personne, une attente plus ou moins longue
soit nécessaire. Cette attente est liée à la distance potentielle que la personne a parcouru avant de
venir mais surtout au lieu d’où elle arrive. DC m’explique que lorsqu’une personne arrive de
l’extérieur du village il n’est pas bon de l’accueillir immédiatement. On doit la laisser patienter
quelques instants afin que les mauvais vents qu’elle peut amener avec elle se dissipent. Cette règle
est d’autant plus cruciale si un jeune enfant est présent dans la maison. En effet, un simple regard de
la part de l’invité peut s’avérer mortel. Nous reviendrons plus loin en détail sur la gestion culturelle
de l’espace à travers l’exemple des mauvais vents. Cependant, si le statut de l’invité (qu’il soit un
homme, une femme, une personne connue ou non, etc.) est à prendre en considération, il est dans
les habitudes mayas de toujours laisser un délai avant de sortir ou d’accueillir des invités. Ainsi,
plusieurs fois m’a t-il été fait la remarque que je sortais immédiatement, et donc trop tôt, de ma
maison après avoir été appelé.
Notons enfin que dans la plupart des unités d’habitation, les points qui déterminent des
zones sonore et visuelles (1 et 2 sur la figure 6-10) sont confondus. C’est la position relativement
exceptionnelle de la maison principale de Don Sùus située très à l’intérieur du sòolar, qui impose
cette distance importante jusqu’à la limite de l’espace public permettant ainsi de distinguer ces deux
points en général superposés.
Intéressons nous à présent au chemin des familiers. Les habitants du sòolar ainsi que leurs
alliés empruntent des itinéraires différents des personnes non familières. Ces chemins, indiqués en
traits discontinus sur la figure 6-10, ne sont généralement pas physiquement marqués au sol. En
principe, les trajets de familiers tendent à réduire la distance entre le bord de l’espace domestique et
la maison. Dans le cas précis du sòolar de Don Sùus, le chemin des familiers est si direct qu’il
traverse la zone de rejet des ordures (voir figure 6-7) et ne respecte pas les courbes de niveaux. On
note que le chemin aboutit soit à la porte principale de la maison (au sud), soit à la porte nord. Cette
dernière est considérée comme la porte « de derrière » et ne pourra en aucun être utilisée pour
accueillir des invités. Cette ouverture destinée aux familiers est habituellement liée à une entrée
secondaire dans le sòolar ainsi qu’à un chemin particulier, souvent non marqué. Les familiers qui
arrivent par ce chemin, même s’ils s’annoncent oralement, n’attendent ordinairement pas de
réponse, entrant même parfois directement dans la maison. D’après nos observations, les enfants ne
marquent jamais de pause, ni ne s’annoncent avant de pénétrer chez leur tante ou leur grand-mère.
Les chemins marquent également les divisions entre les différentes parties qui peuvent
constituer l’espace domestique d’une famille étendue et, comme la fait remarquer également Hanks,
les non familiers ne coupent jamais à travers un espace qui appartient à une autre personne que celle
à qui ils rendent visite, même si ce chemin serait une route plus directe jusqu’à leur destination
(1990 : 106).
A côté des frontières, on note aussi certaines règles sociales à l’intérieur même de l’espace
domestique qui implique une gestion spatiale en rapport avec des émotions particulières. Hanks
souligne que « the relation between daughter-in-law and mother-in-law is prone to stress, while
those between daughter-in-law and father-in-law, and wife and husband’s bother, are based on
avoidance » (1990 : 100). De même, les divisions physiques marquent-elles des divisions sociales,
comme par exemple les murs de la cuisine. En effet, toujours selon Hanks, aucun homme adulte ne
peut entrer dans la cuisine de la femme de son frère ou de sa tante sans y avoir été invité auparavant
par son frère ou son oncle (1990 : 107).
224
2.4.2
Les frontières symboliques
Le sòolar, espace physique et social, est également un espace particulier dans la
représentation maya du cosmos. Ses limites elles aussi ne sont pas uniquement physiques ou
sociales mais déterminent des frontières dans différents plans de la réalité69.
Nous l’avons déjà souligné plus haut concernant le parcours des âmes des morts, la frontière
de l’espace domestique, également espace funéraire, est en lien direct avec le cosmos et l’espace
des morts. La matérialisation du parcours des âmes par des bougies ou des fleurs se fait toujours de
l’autel jusqu’au bord du sòolar, autant dans le cas des âmes des enfants qui arrivent collectivement,
que dans celui des âmes des ancêtres familiaux inhumés au cimetière. Ce dernier espace lui aussi est
à considérer selon deux niveaux de réalité. Le premier est sa configuration physique dans l’espace
concret du village. Le second est sa place dans le cosmos comme le lieu d’enterrement des os
(jouant le rôle de reliques), relié symboliquement à l’espace domestique auquel il appartient
légitimement. Lors de leur retour sur terre, c’est par là que passent les âmes lorsqu’elles viennent de
l’endroit où elles sont ordinairement gardées : la glòoria, située au ciel ou à l’est de la terre selon les
informateurs (Le Guen 2003).
Nous prendrons comme autre exemple de l’existence de frontières symboliques et de leur
conception dans la culture maya, le récit de Don T, chamane dans le village voisin de San Andrès.
Alors que nous étions chez lui en mai 2004, il nous fait part de ce qu’il a entendu dire à propos des
méthodes employées par les chamanes du Yucatán pour protéger leur sòolar.
Au Yucatán, les distances étant souvent importantes entre le village et l’exploitation
agricole, beaucoup construisent un habitat dans leur champ et y vivent de manière semi-permanente
une partie de l’année. Se trouve dans cette habitation tout un tas d’objets ou de produits agricoles
qui suscitent la convoitise et le vol. Afin de protéger l’espace domestique de ces méfaits, les h-men
ou chamanes du Yucatán, utilisent une méthode particulière pour « fermer » leur sòolar. Lorsqu’ils
constatent que des objets ou des produits ont disparus, ils entourent leur terrain d’un fil de laine noir
et, à l’aide d’une prière spéciale, on dit qu’ils « ferment » leur sòolar (kuk’aliko’ob usòolare’).
Ainsi, lorsque le chamane s’absente, le voleur peut entrer mais il ne peut emporter des choses car,
littéralement, il ne trouve plus de chemin (munkaxtik bèeh). Le larron se trouve enfermé dans un
espace dont les frontières, coupées du monde réel, sont situées à un autre plan de la réalité (il n’est
plus à même de percevoir le monde de la manière dont ces cinq sens l’en autorise en temps normal).
Don T m’explique que les paroles rituelles font « quelque chose aux yeux de la personne » qui n’est
plus apte à percevoir le chemin qui mène hors de l’espace définis par le fil noir.
Le voleur peut resté enfermé là de quelques jours à un mois et ne sera libéré qu’« à l’arrivé
du propriétaire du terrain » (’àasta utàal uyùumile’). Le chamane voyant alors le voleur, d’une
certain manière, envoûté, le libère en le fouettant. Il lui dit alors : xen tech ! (vas t-en, toi !).
Lorsque je demande à Don T s’il connaît ce genre de formules rituelles, il me dit que non. Selon lui,
seul les chamanes du Yucatán les connaissent70 [MD4_TC-2].
On notera l’emploi du terme k’al, « fermer » pour évoquer cette opération. Ce terme, même
s’il renvoie communément à l’action de fermer, est aussi employé dans les rituels chamaniques.
Lorsqu’un chamane met en place un autel sur une table on dit qu’il fait descendre les esprits en
ouvrant une route jusqu’à l’endroit du rituel tout en « fermant » l’autel. Hanks note que « the
reference to the opening of the road as a binding of the altar is best seen in relation to the process
of building a secure place ». La fermeture de l’espace domestique (ou, dans le cas présent, semidomestique) par les chamanes yucatèques fait immanquablement penser à ce procès rituel. Hanks
ajoute d’ailleurs que l’action de faire descendre les esprits et de fermer l’autel « [protect] the
shaman from attack by any marauding spirits in the area and also [prevent] the lowered spirits
themselves from wandering around » (1990 : 337). Le fait de créer une frontière située à un autre
69
70
Voir chapitre 7-2.2 pour une définition précise des plans de la réalité.
Il est probable que même si Don T les connaissait il ne m’en ferait pas part.
225
plan de la réalité permet également d’enfermer la personne qui s’introduit sans autorisation et de la
contenir jusqu’à ce qu’elle soit renvoyée par le chamane lui-même, à l’instar des esprits à la fin du
rituel.
Les frontières symboliques s’abstraient des réalités physiques et, en contexte rituel, relie
l’espace domestique au cosmos de diverses manières selon les entités où les espaces considérés.
Dans le cas des âmes des morts, les frontières physiques comme symboliques (en général
superposées) de l’espace domestique constituent un passage avec le cosmos, une sorte de seuil
avant lequel l’organisation spatiale reste floue (au moins dans l’état actuel de nos connaissances et
de nos données ethnographiques). Nous avons également mentionné plus haut que l’espace de la
forêt en friche dans le sòolar pourrait de la même manière jouer le rôle de frontière/passage
symbolique avec le monde des esprits gardiens de la forêt. Enfin, l’exemple de la fermeture de
l’espace domestique à travers l’histoire des chamanes du Yucatán présente une autre propriété des
frontières symboliques, jouant un rôle à la fois de barrière et de transition entre différents plans de
la réalité.
2.5
Le sòolar : un espace en changement perpétuel
Pour Hanks (1990), l’unité d’habitation familiale est en constante évolution et canoniquement
en perpétuelle construction (p. 314). Comme le souligne l’auteur, même s’il s’agit de différentes
phases, c’est bien toujours le même espace qui est en jeu (p. 316). L’évolution diachronique de
l’espace domestique se fait en fonction de différentes temporalités : quotidienne, sur le long terme,
linéaire ou cyclique.
2.5.1
L’évolution quotidienne de l’espace domestique
Alors que le jour n’est pas encore levé, les femmes préparent déjà les tortillas pour leurs
maris qui s’apprêtent à partir aux champs. Ils laisseront, jusqu’à leur retour en fin d’après-midi,
l’occupation de l’espace domestique à leur femme ou leur mère.
L’espace domestique est avant tout un espace de travail féminin et l’occupation des lieux se
fait en fonction des diverses activités. L’intérieur de la maison, et de la cuisine plus
particulièrement, est par essence toujours occupé par la femme. La préparation des repas et
l’entretien de la maison et du foyer traditionnel de trois pierres, le lavage des vêtements ou le
nourrissage des animaux domestiques sont les taches de base71. A cela s’ajoute le soin aux jeunes
enfants et, dans le cas du village de x-K’opch’en, l’artisanat. La vannerie est une spécialité
villageoise dont la plupart des habitants, réunis en groupe de production et de vente, profitent pour
l’obtention de revenus d’appoint. Lorsque la famille possède une échoppe ou un moulin, la femme
est souvent chargée d’accueillir et servir les clients. Dans ses activités, la femme yucatèque,
lorsqu’elle en a et qu’elles vivent encore à la maison, est généralement secondée voire remplacée
par ses filles.
La cour du sòolar est également un espace d’activités féminines et la plupart des structures
sont dédiées aux tâches des femmes (voir figure 6-3). En plus du lavoir et du puits, les enclos des
animaux domestiques peuvent être considérés comme des structures liées au travail des femmes.
71
L’attachement de la femme aux trois pierres du foyer est une référence culturelle si forte qu’elle revient dans
plusieurs domaines. Lors du rituel du héets méek’ (baptême maya) par exemple, on dit que les femmes doivent être
baptisée vers trois mois en référence aux trois pierres du foyer. On dit également que si l’on entend siffler les maîtres de
la forêt (les Nukuch Báalam) à partir de trois directions successivement, c’est qu’une femme est sur le point de mourir.
C’est le chiffre quatre qui est associé aux hommes en référence aux quatre coins du champ de maïs traditionnel, la
milpa.
226
Les animaux domestiques sont, depuis les temps préhispaniques, la propriété des femmes et c’est
donc à elles qu’incombe le soin de s’en occuper. L’évêque du Yucatán, Diego de Landa, premier
ethnographe des peuples mayas de la péninsule rapporte, à propos des femmes yucatèques :
Son grandes trabajadoras y vividoras porque de ellas cuelgan los mayores y más trabajos de
sustentación de sus casas y educación de sus hijos y paga de sus tributos, y con todo eso, si es
menester, llevan algunas veces carga mayor labrando y sembrando sus mantenimientos. Crían aves
de las suyas y de las Castilla para vender y para comer(…). Crían párajos (…) y (…) otros animales
domésticos72 (Landa 1982 : 57).
Le rôle de la femme maya actuelle comme à l’époque post classique et coloniale est
essentiel car elle gère pratiquement seule le milieu domestique, autant en ce qui concerne
l’éducation des enfants que la subsistance. Comme à l’époque post classique et coloniale, la femme
est encore aujourd’hui celle qui troque et qui possède les « liquidités ». Selon Pohl, la vente des
cochons par exemple, est une source non négligeable de revenus, cela à tel point qu’on les
surnomme parfois « dinero que anda » (argent qui marche) (Pohl 1982). Même si l’élevage de ces
animaux demande du temps (une demi-heure par jour pour deux à trois bêtes et jusqu’à une heure et
demi pour une quinzaine), il est au final très rentable (Hostettler 1996 : 296) et d’une importance
non négligeable à des fins rituelles.
Le travail de la femme à l’extérieur consiste aussi à désherber l’espace domestique à la
machette et de le balayer. Cette opération essentielle est notamment destinée à prévenir l’arrivée
d’animaux sauvages et dangereux tels que les serpents. La présence potentielle (et souvent réelle)
de ces derniers est une des raisons pour laquelle les enfants et les femmes sont invités à ne plus
sortir de la maison une fois la nuit tombée.
En fin d’après-midi (généralement vers quinze ou seize heure), les hommes reviennent des
champs et prennent part aux activités domestiques. Les enfants quant à eux sont présents ou bien le
matin ou bien l’après-midi, selon leurs horaires et leur niveau scolaire.
Avant l’arrivée de la nuit les animaux domestiques sont comptés et enfermés. Les oiseaux
endormis lorsque tombe le crépuscule, sont en effet incapables de retrouver leur chemin jusqu’à la
maison (Hostettler 1996 : 298 ; Marshall Nimis 1982).
A l’arrivée de la nuit, l’espace de vie se réduit progressivement à celui de la maison.
L’absence de visibilité, les mauvais vents qui parcourent l’espace et la présence d’animaux
dangereux contraignent les déplacements. Si les hommes se permettent de sortir le soir, pour aller
jouer ou discuter sur la place centrale du village, les femmes et les enfants restent en général à
l’intérieur.
Le dimanche est un jour de repos et les hommes ne vont en principe pas travailler. Cette
journée est généralement celle où se font les rituels familiaux ou collectifs, mais elle est surtout
consacrée à la visite des parents.
2.5.2
L’évolution sur le long terme
Sur le moyen et long terme l’espace domestique est amené à subir des transformations
significatives, en particulier des modifications dans les structures d’habitations. L’évolution
familiale est aussi un des facteurs majeurs de changement. En effet, l’installation d’un fils avec sa
femme dans l’unité d’habitation domestique bouleverse la répartition et l’occupation de l’espace
72
« Ce sont de grandes travailleuses et elles sont laborieuses car, d’elles-mêmes, elles prennent la majorité et les plus
pénibles travaux de subsistance de leurs maisons, de l’éducation de leurs enfants et payent leurs tribus, et, avec tout
cela, s’il est besoin, elles s’attribuent quelques fois de lourdes charges, labourant et semant leurs nourriture. Elles
élèvent des oiseaux de Castille et des leurs pour vendre et pour manger (…). Elles élèvent des oiseaux (…) et d’autres
animaux domestiques » (traduction personnelle).
227
domestique. Certains évènements exceptionnels peuvent aussi être à l’origine de réaménagements
durables.
Les structures d’habitations, et la maison notamment, sont toujours en constante évolution.
Les habitants essaient au maximum d’améliorer leur habitat et la maison principale, souvent
construite à la hâte par le mari sur un schéma traditionnel lors de l’installation du jeune couple, est
constamment modifiée en fonction des apports économiques et de l’agrandissement, souvent rapide,
de la famille. La plupart des maisons, dès que leurs propriétaires en ont l’occasion, sont
(re)construites en dur à l’aide de parpaings et/ou sont agrandies. Dans le cas de la structure
d’habitation principale de Don Sùus (structure 9 sur la figure 6-3), on est passé d’un plan primitif
absidal au plan actuel avec quatre angles, même si dans ce cas, uniquement des matériaux
traditionnels ont été employés.
L’historique des bâtiments principaux du sòolar de Don Sùus montre clairement que les
facteurs qui suscitent le changement et la création de nouvelles structures sont multiples (cf. figure
6-3). Le sòolar de don Sùus était primitivement un ràancho dans la forêt avec seulement le muret
intérieur. Le premier bâtiment construit fut la maison principale (structure 9), alors de forme
absidale. Lorsque celle-ci s’est révélée trop vétuste, une nouvelle maison fut bâtie à l’intérieur du
muret primitif, la structure 17. Quelques temps plus tard, la structure 9, dans sa forme actuelle de
maison à angle (xu’uk’i’ nah) est de nouveau habitée. Il y a 25 ans, les maisons de DC et de J et S
(structures 11 & 5) sont construites en dur sous l’impulsion d’une aide gouvernementale. Un peu
plus tard, est érigé le premier oratoire familial dédié au Tres Reyes (structure ?). Lorsque F. se
marie pour la première fois, il s’installe avec sa femme dans la structure 17 et lui ajoute une cuisine
(structure 22). Après sa séparation, F. retourne vivre dans la maison de ses frères (structure 11). Une
église de forme absidale, (ancienne structure 14) est érigée et plus tard remplacée par la nouvelle
église dans sa forme actuelle (structure 12). F. en profite alors pour s’installer dans la structure 14
jusqu’à ce qu’il se remarie. Après avoir trouver une nouvelle compagne (Js), il défriche alors une
partie du sòolar où il édifie sa nouvelle maison (structure 24). Cette maison sert aussi pendant un
temps de cuisine jusqu’à ce qu’une nouvelle structure attenante soit ajoutée. L’ancienne église est
détruite et remplacée par la structure 14 dans sa forme actuelle qui sert d’entrepôt.
Les facteurs qui entrent en compte dans l’évolution du sòolar sont autant liés à la création
d’un nouveau foyer (mariage d’un homme de la famille avec une femme qui vient s’y installer),
qu’à la volonté d’améliorer les structures existantes (comme dans le cas de l’oratoire familial
plusieurs fois reconstruit) ou bien encore aux contingences du moment (ainsi la construction de
maison en dur grâce à une aide gouvernementale).
C’est parfois un évènement exceptionnel qui peut changement la morphologie de l’espace
domestique. Dans le cas de Cl., beau fils de Don Sùus, c’est le mariage de sa fille et la venue de
centaines d’invités ainsi qu’un groupe de musique qui l’a poussé a remodelé la topographie et à
arranger son sòolar. Ayant décidé d’aplanir le sol de la cour afin de pouvoir disposer sans encombre
le plus de tables possible, il fait appel à l’aide de ses enfants et de ses alliés (beaux-frères) pour
remodeler le sol à coup de barre à mine.
Dans certains cas, on anticipe une possible expansion sur la forêt et la forêt environnant le
village est déjà découpée. Ces espaces, généralement des carrés d’un hectare de superficie, seront
utilisés, selon leurs propriétaires, pour la création de futurs sòolar. En attendant, ce sont des lieux
privilégiés pour l’exploitation des ressources forestières pour les membres de la famille à qui ils
appartiennent légalement. Il existe donc des marqueurs spatiaux qui délimitent ces espaces. Ces
marqueurs sont artificiels mais recoupent parfois des repères spatiaux naturels comme c’est le cas
de la fourmilière de fourmis sàay (noté 2 dans la figure 6-11).
228
Figure 6-11: découpage de la forêt environnant le village
Légende
mùultun, « tas de pierre » (=marqueur)
zone de forêt semi-défrichée
E.
forêt
1
sàahkab, « excavation calcaire »
trouée dans la forêt
2
mùul sàay, « fourmière de fourmis sàay
nom des propriétaires
3
chemin de la Pemex
De la même façon que pour le défrichement d’un champ, les hommes déterminent les angles
de la parcelle puis créer des trouées à la machette pour le relier (voir infra 3.2.1).
L’espace domestique, s’il évolue sur le court et long terme de manière linéaire, se voit aussi
transformé cycliquement ou occasionnellement lors des rituels. L’espace domestique évolue
temporairement et voit ses caractéristiques modifiées.
2.5.3
La ritualisation de l’espace domestique
A l’exception de l’oratoire familial, nous pensons qu’on ne peut parler d’espace sacré
permanent dans le cadre de l’espace domestique. Il en va d’ailleurs de même à l’échelle du village,
à l’exception de l’église et, dans une certaine mesure, les ho’kàah (portes du village). En effet, la
maison comme le sòolar sont des espaces qui servent le plus souvent aux activités quotidiennes et
triviales. Cependant, dans le cadre des rituels, la qualité et la configuration de l’espace sont
modifiées. Nous proposons de parler d’« instanciation rituelle de l’espace ». Cette évolution est
dynamique et liée à une temporalité plus ou moins définie mais jamais permanente. La qualité de
229
l’espace est modifiée, passant d’un caractère sûr à dangereux, contraignant ainsi les déplacements et
la forme d’occupation de l’espace (voir chapitre 7-2 pour une analyse détaillée).
Concernant l’étude de l’instanciation de l’espace sacré en contexte domestique nous nous
attarderons essentiellement sur deux points particuliers : d’abord la redéfinition de la configuration
spatiale l’espace de la maison en fonction de la présence d’entités surnaturelles potentiellement
dangereuses, lors du rituel pour les âmes des enfants puis, nous verrons comment l’instanciation
rituelle de l’espace modifie les frontières entre espace privé et public, avec l’exemple du rituel de la
posada pour la Vierge de Guadalupe.
2.5.3.1
La modification de la qualité de l’espace
Lors du rituel pour les âmes des parents de E., mari de W., la table où est habituellement
posée la chaîne stéréo est transformée en autel. On y place, orientée vers l’est, une image de la
Sainte Vierge, une croix et le saint familial (une petite statue en bois représentant Santo Tentación)
ainsi que des offrandes de nourriture et un nombre de bougies égal au nombre de défunts que E. doit
se remémorer, ainsi qu’une bougie pour la Mort. Les bougies sont allumées et l’homme chargé de
dire les prières, le resador (R, sur la figure 6-12) s’agenouille devant l’autel pour commencer son
oraison. L’espace est maintenant ritualisé et les déplacements des êtres humains sont contraints par
ceux des âmes des morts. Ces dernières sont invisibles et ont une perception particulière de la
réalité, différente des hommes. Certains disent que les âmes voient la réalité comme nous lorsque
nous rêvons, c’est-à-dire qu’ils ne distinguent que des formes et ne reconnaissent pas clairement les
membres de leur famille.
Alors que nombre d’enfants sont présents dans la maison et que certains restent sur le seuil,
W. et sa mère A. (venue spécialement pour assister au rituel), leur indiquent prestement de ne pas
rester dans l’ouverture car c’est là le chemin des âmes :
W : Tséel abah te’ hòolo’, bik umáatantkech le’ pixano’o’ !
Ecarte toi du seuil, fais attention que les âmes ne t’attrapent73 pas !
A : Bik umáatantike’ex le’ pixano’obo’ !
Attention que les âmes ne vous attrapent !
Ti’ kumáano’ob, táan ut’ana’a’ uk’áaba’.
C’est là qu’elles passent, on est en train de les nommer. [NT_05.11.05]
Le but du rituel est en effet de faire venir les âmes des défunts et, pour ce faire, on les
appelle par leur nom. Les âmes sont invisibles car elles viennent sous forme de vents. Si elles ne
sont pas trop dangereuses pour les adultes, elles peuvent facilement rendre malades les enfants. Les
âmes viennent pour consommer les offrandes qui leur sont faites, ne mangeant que l’« âme » des
aliments (on parle aussi du suhuy, littéralement le « pur » des offrandes en insistant sur leur
caractère intact). Lorsque le prieur a terminé sa prière, on attend quelques minutes le temps que les
âmes et la Mort aient terminé de manger puis, lorsqu’on considère que les âmes sont sur le chemin
du départ, on distribue les offrandes aux participants et le rituel prend fin. L’espace de la maison
reprend alors un caractère quotidien et sûr.
Le schéma ci-dessous (figure 6-12) indique l’emplacement des personnes lors du rituel (les
cercles blancs représentent les enfants et les ronds noirs, les adultes) ainsi que le chemin des âmes
des morts (en pointillé) tel que l’on peut l’inférer à partir du discours des adultes et des
comportements décrits précédemment.
73
littéralement : « ne te reçoivent pas en offrande ».
230
Figure 6-12: configuration de l'espace rituellement instancié chez W.
Il arrive, lors de certains rituels, que le chemin des âmes des morts soit matérialisé jusqu’à
l’autel, le plus souvent par des fleurs, comme ce fut le cas chez Don T. pour le rituel des âmes des
enfants (voir photo ci-dessous, figure 6-13).
Figure 6-13: rituel pour les âmes des enfants chez Don T. (01.11.05)
Dans le cas du rituel des âmes des enfants, c’est la Sainte Vierge (ou ki’ichpam màama) qui
accompagne les âmes. Le chemin emprunté par les âmes et la Vierge pour venir jusqu’à l’autel situé
dans la maison et repartir constitue un espace dangereux, essentiellement pour les enfants. Ces
derniers ne doivent pas traverser ou se situer à l’intérieur de ce chemin sous peine de voir leur âme
emportée avec celles des enfants défunts lors du départ de la Vierge. Ceci signifierait la mort à coup
231
sûr. En effet, la Vierge, entité surnaturelle, se situe à un plan de réalité différent de celui des êtres
humains et elle ne fait pas la différence entre les âmes des enfants défunts et celles des enfants
vivants. Elle ne voie que des âmes. Afin d’éviter quelque malheur aux enfants vivants, on les
enjoint de s’écarter de ce chemin en leur expliquant plus ou moins clairement les raisons (comme ce
fut le cas chez W., voir plus haut). On a également recours à des prophylactiques tel que des
bracelets en coton tressé, souvent de couleur, placés aux mains et aux pieds des enfants, et ceci
durant toute la période du retour des âmes des morts (du 1 novembre au 24 décembre). Le bracelet
est un « signal » (hump’e’ sèenyal) pour les âmes ou la Vierge que ces âmes sont celles d’enfants
vivants. On dit également que les bijoux en or ont également une fonction prophylactique,
repoussant même les âmes des morts. Celles-ci ne perçoivent pas des bijoux en or mais du « feu »
(le’ òoro bey k’a’ak’ ti’ pixan) duquel elles ne s’approche pas.
Lors du rituel pour les âmes, qui s’effectue toujours dans la maison, la configuration de
l’espace et sa qualité se voient modifiées. On passe d’un espace quotidien dans lequel les
déambulations sont autorisées pour tous les habitants à un espace rituellement instancié où le
chemin des âmes devient dangereux pour les enfants et, dans une moindre mesure, pour les adultes.
Cependant, la configuration rituelle de l’espace n’est pas permanente et, lorsque prend fin le rituel,
la maison retrouve son caractère sûr.
Il arrive que dans des situations non rituelles, on assiste au même phénomène mais avec des
entités directement perceptibles. C’est le cas notamment lors de la venue d’étrangers dans la
maison. Ceux-ci sont invités à s’asseoir sur le seuil et les enfants, les plus jeunes essentiellement,
sont écartés. Les invités représentent en effet une menace plus ou moins directe pour les jeunes
enfants car ils peuvent être porteur de mauvais vents et du « mauvais œil ». C’est pour cela qu’on
cache les jeunes enfants aux invités afin d’éviter qu’ils ne se trouvent dans leur champ de vision,
zone de danger. De la même manière que lors de la venue des âmes, la configuration spatiale de la
maison est temporairement modifiée, jusqu’au départ de la personne.
2.5.3.2
L’évolution des frontières entre espace privé et public
Même si son introduction dans la vie religieuse maya est relativement récente, le rituel de la
posada (de l’espagnol « auberge ») consacré à la Vierge de Guadalupe fournit un exemple
intéressant de modification des frontières sociales en contexte rituel. Nous ne nous attarderons pas
sur le parcours rituel ni le contenu des prières, dans la mesure où le patron utilisé est relativement
courant et, de surcroît, ne concerne pas directement notre thème de recherche. Notons simplement
que le principe de cette procession est de « faire sortir le saint » (hóosik sàanto) de l’église où il est
gardé normalement et de l’emporter chez les personnes qui ont exprimer l’intention de l’héberger
(d’où le terme de posada). Cependant, en maya, on parle de k’am sàanto, « recevoir le saint »
suivant un patron rituel identique à la procession du niño Jesus, qui a lieu en décembre pour
s’achever la veille de noël dans l’église et, au niveau intervillageois, à celui de la procession, plus
ancienne et plus traditionnelle, du Saint du village, San Juan Bautista (voir Vapnarsky 2000).
La première nuit, l’image de la Vierge, après la fin du rituel dans l’église où sont offertes
des offrandes de nourriture (ou máatan), est emportée dans la première maison où elle restera
jusqu’au lendemain. L’espace domestique, comme nous l’avons montré plus haut est un espace
privé et les frontières sociales correspondent, en temps normal, au périmètre du sòolar. En
revanche, lors de rituel comme celui de la posada, l’espace privé se réduit et une grande partie du
sòolar et de la maison où se trouve l’autel qui recevra l’image de la Vierge devient publique.
La figure 6-14 ci-dessous est une représentation schématique de la modification des
frontières entre espace privé et publique. Dans la mesure où le rituel de la posada (comme celui du
niño Jesus) est essentiellement conduit par des jeunes filles, l’occupation de l’espace est fortement
fonction du genre des participants. Les filles et les femmes sont les premières arrivées et se placent
232
le plus près de l’autel (les retardataires viennent également s’y placer). Les hommes suivent la
procession de loin et si quelques uns entrent dans la maison où se trouve l’autel familial, ils restent
souvent en périphérie. La plupart des hommes restent à l’extérieur et ce sont les premiers à partir
lorsque la distribution rituelle de nourriture est terminée. Dans d’autres contextes, pas
nécessairement rituels, la répartition spatiale selon les genres est fondamentale chez les Mayas et
prend le pas sur d’autres formes possibles de regroupement, comme les liens familiaux par
exemple.
Figure 6-14: modification des frontières sociales en contexte rituel
Légende :
espace privé
femme
chemin réel
homme
autel avec le saint
Dans la figure 6-14, la partie grisée symbolise l’espace privé dans lequel une personne non
familière ne peut entrer sans s’annoncer. La figure 6-14(a) représente la configuration de l’espace
privé en temps normal. La figure -14(b) illustre la modification de la frontière entre espace public et
privé en contexte rituel. Mais le rituel, s’il ouvre les frontières de l’espace privé, ne les abolit pas
pour autant et on constate qu’une partie des structures et du sòolar ne sont pas accessibles aux
invités. Dans la majorité des cas, et comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, la cuisine est le
dernier endroit accessible aux non familiers et peut-être ainsi considérée comme la partie la plus
privée de l’unité d’habitation domestique.
2.6
Conclusion
A travers l’exemple représentatif du sòolar de Don Sùus, nous avons pu constater que
l’espace domestique maya est un espace complexe. D’abord, dans son organisation où différents
niveaux sont discernables : physique (configuration matérielle et végétale), social (par exemple les
différences dans l’occupation spatiale entre familiers et non-familiers) et spirituel (mouvements des
entités surnaturelles). Mais la complexité de l’espace domestique, comme de l’espace maya en
général, est essentiellement due à la grande souplesse de ses propriétés dans la diachronie, sur le
court comme le long terme. Les caractéristiques de l’espace se modifient contextuellement et nous
avons vu par exemple que la maison, espace généralement considéré comme sûr et trivial, peut se
révéler potentiellement dangereux lors de certains rituels. Nous développerons dans le chapitre 7 les
principes de l’instanciation rituelle de l’espace chez les Mayas.
233
Les bâtiments, dans l’espace domestique, sont également complexes car multifonctionnels.
La maison constitue en effet depuis les temps préhispaniques (c’est-à-dire dès le préclassique, -300
av JC) la forme prototypique de construction et d’habitation des Mayas et tous les bâtiments basés
sur ce schéma ne sont donc pas définis pas leur forme mais bien par leur fonction. Ainsi, une
maison unique peu à la fois regrouper une maison d’habitation, une cuisine et un bain, le tout
constituant également un centre rituel dédié au saint et aux âmes des morts. A l’inverse, l’extrême
fonctionnalité des bâtiments permet aussi un éclatement des constructions selon leur fonction et on
peut trouver une maison avec, derrière, une cuisine (souvent de forme identique), un peu à l’écart
un bain et, parfois, un oratoire familial pour le saint (le centre rituel pour les morts étant
intrinsèquement lié à la maison).
La maison, ou plus précisément, le foyer, semble constituer le point le plus central de
l’espace social et physique de l’espace domestique. Et, plus l’on se dirige vers l’extérieur, moins
l’espace devient sûr et plus on s’éloigne du coeur social du sòolar, la maison des parents. Il existe
également des repères spatiaux dans l’espace domestique qui sont nombreux et peuvent consister en
divers objets dont les plus saillants sont les bâtiments, certains végétaux et les accidents de terrain.
Les chemins et les frontières sont également présents à différents niveaux, physiques et sociaux
mais aussi symbolique et sont principalement fonctions des entités qui les empruntent : familiers ou
non-familiers, âmes des morts, animaux, maîtres de la forêts, saints, etc. Nous reviendrons plus en
détail sur la notion de chemin dans une autre partie (chapitre 6-4).
234
3
L’organisation de l’espace forestier et agricole
Pour les Mayas, la forêt (k’áax) et l’espace agricole (ich kòol) ne sont pas fondamentalement
différents car le champ cultivé par l’homme fait partie de l’espace forestier. Dans la mesure où nous
pensons qu’il est plus pertinent et plus productif de respecter cette catégorisation maya, nous
analyserons donc l’organisation de ces deux espaces simultanément. En effet, l’espace agricole, ich
kòol en maya (littéralement : « dans le champ de maïs »), est considéré comme étant seulement la
partie de la forêt temporairement cultivée par l’homme. L’exploitation cyclique en jachère fait que
la plus grande partie de la forêt (hormis l’espace de « grande forêt ») a été, est ou peut devenir un
champ. La forêt et le champ sont des espaces essentiellement masculins, même si les femmes et les
enfants s’y rendent parfois, sous certaines conditions.
Pour exploiter une parcelle de forêt dans le village de x-K’opch’en, comme dans la plupart
des village du Quintana Roo, il convient d’être ejidatario, c’est-à-dire faire partie de l’assemblée
des hommes qui possèdent de la terre en usufruit. A x-K’opch’en, cette assemblée est composée de
plus ou moins 80 personnes. Seuls les hommes adultes et ayant reçu l’autorisation de l’assemblée
des autres ejidatarios du village ont le droit de posséder une parcelle de forêt. Généralement, le
droit d’usufruit se transmet de père en fils sur acceptation de l’assemblée. Chaque ejidatario se voit
attribuer 82 hectares pour son exploitation agricole sans limites fixes (seuls les parties de ràancho et
parfois de milpa sont mesurées). Les parcelles ne sont pas forcément contiguës et sont divisées en
deux catégories : la première est composée des champs exploités et en jachère (incluant le ràancho)
et la seconde consiste en une part de grande forêt (nukuch k’áax) qui n’est, en principe, pas
exploitable au-delà d’un hectare (mais qui peut éventuellement l’être avec l’autorisation du conseil
des hommes ejidatarios). Étant donné la taille attribuée, les ejidatarios partagent leur part de terrain
avec leur fils ou leurs frères. Cependant le caractère fixe du nombre d’ejidatario face à la forte
croissance démographique crée une situation tendue contraignant parfois des hommes à quitter le
village pour aller s’installer en ville ou pouvant être la cause de conflits familiaux.
Le champ de maïs, associé à d’autres cultures, est fondamental dans la vie quotidienne et la
civilisation maya depuis des siècles. Le maïs représente en effet la plante primordiale dans la
culture maya. Non seulement il constitue, transformé en tortilla, l’aliment de base consommé
quotidiennement, mais sa culture occupe les hommes tout au long de l’année et toute l’agriculture
maya est construite autour et est dépendante de cette plante.
Afin de comprendre comment les experts mayas des travaux agricoles et forestiers, que sont
principalement les hommes adultes, perçoivent ces espaces multifonctionnels, nous nous
attacherons à décrire, dans un premier temps, l’espace agricole et forestier en considérant ses
centres et ses périphéries, définies en fonction de leur permanence dans le temps. Nous verrons
ensuite dans quelle mesure la milpa est un espace occupé en fonction de cycles temporels. Après
une brève description des diverses activités qu’autorise l’espace forestier, nous montrerons, d’une
part, comment les experts se repèrent en forêt et comment, d’autre part, les non-experts et les
experts se perdent et quelles sont alors les raison culturellement invoquées.
3.1
Centre et périphérie
Comme nous l’avons déjà souligné, l’espace agricole fait partie intégrante de la forêt, au
milieu de laquelle il se trouve généralement. Le concept de centre(s) et de périphérie(s) est, dans le
cadre de l’espace forestier, productif et pour cette raison, nous pensons que l’espace socialisé peut
être considéré comme un centre dans l’espace forestier, lui-même étant composé de différents
espaces subdivisés de façon concentrique en fonction d’un critère temporel. Nous examinerons
235
donc successivement les trois zones principales de l’espace agricole qui sont, du centre vers la
périphérie : le ràancho, la milpa et la zone de forêt. La figure 6-15 ci-dessous représente, de façon
schématique, l’organisation concentrique des espaces agrico-forestier.
Figure 6-15: représentation schématique de l'espace agrico-forestier maya
Légende :
espace de culture dans le ràancho
jachère ancienne (hu’che’)
espace de culture dans la milpa
(principalement maïs)
forêt
jachère récente (sakab)
3.1.1
La zone centrale : le ràancho
L’espace du ràancho (terme maya emprunté à l’espagnol) est, dans une certaine mesure,
l’équivalent de l’espace domestique transposé dans l’espace forestier. On y trouve toujours au
moins une maison, souvent un puits et, dans sa forme la plus aboutie, il peut même devenir un
espace d’habitation familial semi-permanent voire permanent (plus courant autrefois).
Figure 6-16: vue du ràancho de T. [03.2004]
La plupart des paysans mayas possèdent une maison dans leur champ, désignée de la même
façon que la maison de l’unité d’habitation domestique : nah. Ce lieu est central dans la mesure où
il représente le pivot de l’espace agricole. En effet, c’est là qu’arrive d’abord le paysan lorsqu’il se
rend au champ, là qu’il laisse ses outils et se repose, pouvant même, dans certains cas, y vivre
plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Dans sa forme la plus simple, la maison est le k’úunche’,
c’est-à-dire un grenier à maïs (troje en espagnol), mais peut aussi évoluer pour ressembler à une
236
maison telle qu’on en trouve dans l’espace domestique, avec un foyer, des hamacs, des ustensiles de
cuisine, etc. Ainsi, lorsqu’un paysan est bien établi dans une maison, il a tendance à cultiver
préférentiellement la forêt qui se trouve aux alentours. Il est également intéressant de noter que les
villageois, lorsqu’ils désignent le champ d’un homme, indiquent généralement par défaut le lieu où
celui-ci à sa maison, même s’il possède d’autres parcelles dans des lieux différents.
L’autre élément essentiel du ràancho est le puits. Comme le percement d’un puits demande
beaucoup d’efforts, le paysan n’en possède souvent qu’un seul, et parfois pas du tout. De manière
générale, lors de l’attribution d’une parcelle, on cherche à s’établir près d’un puits existant. Cet
élément, non déplaçable, constitue donc de fait un centre autour duquel se développe le ràancho. En
effet, la plupart des cultures du ràancho nécessitent un arrosage régulier et manuel, et donc une
source d’eau à proximité. Certains puits sont anciens et les Mayas font clairement la distinction
entre deux catégories : les puits en ts’ap tùunich (en pierres empilées) (figure 6-17) et les puits
creusés récemment (souvent à l’aide d’explosifs). Les premiers sont considérés comme étant très
anciens et ayant été construit par les Nukuch Báalam, les esprits gardiens de la forêt, alors que les
seconds sont le fruit d’efforts humains et reconnaissables à leur paroi lisse. Il nous est très difficile
d’évaluer l’ancienneté de ces puits en ts’ap tùunich et leur constructeurs réels, mais tous sont peu
profonds et le mode de construction se distingue clairement des puits récents. Il semble qu’ils furent
creusés jusqu’à la nappe phréatique puis consolidés, dès la base, avec des pierres plates empilées les
unes sur les autres jusqu’au niveau de la terre. L’absence de muret est significative et ceux que l’on
trouve aujourd’hui sur les anciens puits ont été ajoutés récemment par les paysans qui cultivent le
champ. Malgré la présence d’exploitants humains, les Nukuch Báalam sont toujours considérés
comme étant les vrais propriétaires du puits. Nous y reviendrons au chapitre 8.
Figure 6-17: vue intérieur d'un puits en pierres empilées (ou ts'ap tùunich)
Mais la vraie caractéristique du ràancho réside dans le type de cultures présentes, souvent
localisées autour de la maison et surtout du puits. On note d’abord la présence d’arbres fruitiers tels
que, par exemple, des manguiers (màango), des citrus (x-chìina, pak’àal, maàndarina, etc), des
avocatiers (’òon), des ananassiers (pìinya), des cannes à sucre (kàanya), etc. Les plantes potagères
sont également présentes, comme dans l’espace domestique, avec toutefois beaucoup plus de
variétés, notamment dans les plantes tuberculeuses. On trouve ainsi des tomates (p’àak), des
piments (’ìik), du manioc (ts’íim), des patates douces (’ìis), du taro (makal), des pastèques
(sàandiyàa), etc. Enfin, comme dans l’espace du village, certains cultivent aussi des herbes, telle
que de la menthe (yèerba bwèena) ou de la chaya (chàay), et toutes sortes de plantes médicinales.
237
Dans certains ràancho, on peut aussi trouver des animaux domestiques. Les plus communs
sont les vaches. Elles sont enfermées la nuit dans un enclos spécial (kòoral) et libérées dans la
journée dans un champ entouré de barbelé, d’où son nom en maya : ’àalambre (de l’espagnol
alambre, barbelé). Certains paysans élèvent aussi des chèvres et des cochons, mais les
inconvénients sont plus importants. D’une part, ces animaux font beaucoup de dégâts s’ils ne sont
pas surveillés (d’où l’absence de certaines cultures dans l’espace domestique villageois) et, d’autre
part, la distance notable du champ par rapport au village exige des moyens importants et coûteux
pour le transport de ces animaux lorsqu’ils doivent être tués pour être mangés. De manière générale,
les animaux domestiques dans le ràancho demandent une somme d’efforts considérables et rares
sont les paysans à en posséder beaucoup. Notons que, les vaches, de plus en plus répandues, font
office de banque et celui qui en possède quelques unes est déjà considéré comme riche. La vente
d’un animal représente en effet une rentrée de liquidité immédiate et souvent importante.
Le ràancho est une zone à laquelle ont accès les femmes et les enfants. Les paysans mayas,
comme les femmes interrogées, considèrent en effet que les esprits gardiens de la forêt sont plus
tolérants dans cet espace, acceptant plus facilement des présences non masculines. C’est pour cette
raison que certains hommes n’hésitent pas y amener leur femme et leurs enfants (y compris les
jeunes filles) lorsqu’ils ont besoin d’aide. Mais leur présence n’étant que tolérée, femmes et enfants
ne viennent qu’à certaines périodes de l’année et rarement quotidiennement. T., par exemple, me
confie que, s’il emmène sa femme et ses filles (il n’a pas de garçon) pendant la période des ya’ax
k’ìin (de février à mai) pour qu’elles l’aident à arroser ses cultures de piments, de cucurbitacées et
de pastèques, il fait attention qu’elles ne s’y rendent qu’un jour sur deux et n’envisage pas qu’elles
puissent s’y rendre régulièrement tout au long de l’année. Ceci mettrait en colère les esprits
gardiens qui puniraient le paysan, sa femme ou ses enfants en leur envoyant des maladies sous
formes de mauvais vents.
3.1.2
La zone intermédiaire : le champ de maïs ou milpa
En maya le champ traditionnel de maïs se dit kòol et pour désigner l’espace agricole en
général on emploi la formule métonymique suivante : ich kòol, littéralement « dans le champ de
maïs ». Ich kòol désigne à la fois le ou les champs de maïs, mais inclut également le ràancho et une
partie de la forêt. Ainsi, pour des raisons d’exposition, et étant donné qu’il n’y a pas de traduction
juste en français, nous emploierons le terme espagnol (en réalité dérivé du nahuatl) milpa pour
désigner la zone intermédiaire de champ. Le terme milpa fera donc référence, à la zone
intermédiaire des champs cultivés et en jachère que nous allons maintenant décrire.
La culture sur brûlis du maïs est la forme la plus basique d’exploitation agricole pour les
Mayas et ceci, apparemment, depuis les temps préhispaniques. Cependant, le maïs n’est pas la seule
plante cultivée dans le champ et on y sème aussi des cucurbitacées (k’úum, ts’óol, lek, etc) et
diverses classes de haricots (bu’ul) principalement. On retrouve également certaines cultures de
l’espace du ràancho comme les tubercules, les tomates, les piments, les pastèques, etc, cultivées ici
de façon plus extensive et en plus grande quantité. L’espace de la milpa est généralement situé en
périphérie du ràancho, car la culture sur brûlis est relativement contraignante. En effet, un feu,
même maîtrisé, mais allumé trop près du ràancho, peut tuer ou endommager certaines cultures ou
certains arbres par la chaleur qu’il dégage. Nous reviendrons dans la partie suivante plus
longuement sur le mode de création et d’exploitation du champ.
Pour les Mayas, certains éléments sont indispensables pour l’exploitation d’un champ.
D’abord, l’autel où l’on offre du saànto uk’ul (littéralement « boisson sainte ») aux esprits gardiens
de l’espace forestier. En effet, l’exploitation du territoire forestier n’est pas envisageable sans
rétribuer les gardiens du territoire que sont les Nukuch Báalam. Plusieurs formes de rétributions
rituelles sont possibles et consistent toutes en des offrandes de nourriture. Elles sont plus ou moins
importantes, faites par le paysan lui-même ou bien par un chamane (h-men), dans l’espace forestier
238
ou bien au village (généralement dans la partie en friche, voire 2.3.3). L’autel dans le champ, ou
uche’il sàanto uk’ul, est réalisé avec des matériaux primaires (bois et lianes) et sa forme reste
souvent relativement simple, car il est uniquement destiné à recevoir des calebasses ou des épis de
maïs (voir figure 6-18 ci-dessous).
Figure 6-18 : autel avec une offrande sàanto uk'ul [01.2002]
L’autre élément indispensable est le k’úunche’, ou grenier à maïs dans lequel on place la
récolte afin qu’elle sèche et se conserve. Le maïs, une fois récolté, est placé entier dans le grenier,
parfois rangé à la verticale la tête en bas, pour un gain de place. On le saupoudre de chaux afin qu’il
ne soit pas dévoré par les insectes. Un maïs récolté pendant une période de pleine lune peut se
conserver jusqu’à sept ans sans altération.
La zone de milpa est divisée en deux catégories : un espace agricole exploité et/ou
exploitable et une zone de grande forêt, qui n’est en principe pas cultivée. Cette zone, non mesurée
et donc, de fait collective, est laissée telle quelle pour d’autres activités (voir plus bas) et,
éventuellement, l’exploitation forestière. Celle-ci n’est possible qu’avec l’autorisation conjointe du
gouvernement local et de l’assemblée des ejidatorios.
L’accès à la zone de milpa (autant les champs cultivés ou en jachère, que la forêt) est surtout
restreint aux hommes ou aux jeunes hommes. Les femmes s’y rendent parfois mais jamais
longtemps. On évite encore plus d’y amener les enfants et spécialement les jeunes filles. Cet espace
en effet est considéré comme plus sauvage et donc plus dangereux pour les femmes et les enfants
car la présence des esprits gardiens y est plus intense. Malgré tout, lorsque la nécessité s’en fait
sentir, un homme peut amener sa famille pour l’aider à ramasser les haricots, déterrer des
tubercules, voire récolter le maïs. Il semble qu’il y ait une certaine incompatibilité entre la présence
féminine dans l’espace du champ et le maïs, surtout pendant sa croissance. L’espace de la milpa,
comme la forêt en général, est avant tout un lieu de travail masculin et solitaire, même si certains
familiers travaillent en groupe (père et fils ou fratrie).
3.1.3
La périphérie : la zone de grande forêt
La dernière zone, celle de la grande forêt ou nukuch k’áax (littéralement, « grands arbres »),
que nous considérons comme périphérique, représente en réalité tout l’espace forestier qui n’a
239
jamais été cultivé. Si l’on regarde la photo satellite du village, on s’aperçoit que la grande forêt est
essentiellement localisée à l’est et au sud du territoire villageois. Cette zone, qui n’a jamais été
mesurée, est par définition collective. C’est là qu’on trouve les plus grands et les plus anciens
arbres. La zone de forêt non exploitée et non mesurée de l’espace agricole est considérée comme
une « réserve » et nommée en maya à partir de cet emprunt de l’espagnol, rèeserba. La grande forêt
est donc subdivisée entre la forêt collective du village et les zones de réserves, appartenant, en
principe, aux paysans ejidatarios. Dans les faits cependant, la partie considérée comme réserve fait
partie de la grande forêt villageoise de laquelle elle n’est pas différenciée. Parfois sujette à
l’exploitation forestière lorsque le permis d’exploitation est obtenu (comme c’est le cas dans le
village voisin de x-Ha’azil), la grande forêt subit alors des dégâts importants et les conséquences
sur l’écosystème sont parfois catastrophiques. Mais les rentrées d’argent pour le village sont
conséquentes. Nous reviendrons plus loin (chapitre 6-3.3) sur les produits qui sont tirés de cette
zone de grande forêt.
Les rituels de protection effectués par les hommes pour rétribuer les esprits gardiens de la
forêt ne semblent concerner que les zones humanisées ou exploitées, et la grande forêt représente un
espace très dangereux, parcourue par de nombreux vents mauvais et peuplées d’animaux et de
créatures sauvages. Les hommes s’y rendent relativement souvent pour des raisons liées à leurs
activités et comme nous verrons au chapitre 8 car ils sont mieux protégés que les femmes ou les
enfants de par leur nature ontologique et les esprits protecteurs qui les accompagnent (les Ah
kanulo’ob). Les femmes et les enfants ont, par principe, très peu accès à l’espace forestier et de
moins en moins aujourd’hui. Dans le passé en effet, on s’y rendait plus souvent pour la cueillette de
fruits sauvages comme ceux du waya (wàaya) ou du zapote (ya’). Aujourd’hui les femmes s’y
rendent essentiellement pour la collecte de lianes, matériaux de base pour la vannerie, bien qu’elles
préfèrent ne pas s’éloigner de la périphérie du village, ces sorties restant considérées comme
dangereuses (voir notamment le récit de W., voir annexe 3).
Après avoir décrit les diverses zones qui composent l’espace forestier et agricole, nous nous
intéresserons maintenant plus en détail à la zone de milpa, en nous attardant sur les formes
d’exploitations et d’appropriation de cet espace.
3.2
Le cycle de la milpa
Grâce à la description du cycle de la milpa, nous souhaitons essentiellement insister sur le
travail des hommes aux champs et sur la manière dont la cyclicité, à la fois spatiale et temporelle,
induit un mode d’appropriation et de connaissance de l’espace particulier, permettant à la fois une
expérimentation directe du territoire et une vision écologique à long terme.
Nous ne ferons qu’une description rapide des travaux des champs dans la mesure où ce
domaine d’activité maya a déjà été largement analysé par de nombreuses études antérieures. Le
lecteur intéressé pourra se reporter, entre autres, aux excellents travaux de Terán et Rasmussen
(1994) et de Hostettler (1996), qui envisagent tous deux une perspective diachronique sur
l’évolution de la milpa au cour du siècle passé, en décrivant de manière approfondie le travail des
paysans mayas et les conséquences économiques, sociales et culturelles liées à cette évolution.
Nous prendrons comme élément de base pour la description l’espace du champ, en insistant
essentiellement sur le caractère cyclique de son évolution. La culture sur brûlis en assolement fait
qu’une nouvelle parcelle est en réalité souvent un ancien champ repris par la forêt. Ainsi, nous
prendrons la partie de considérer le cycle temporel par année (voir figure 6-15).
240
Figure 6-19: l'évolution annuel d'un champ (photos prises en 2004, de haut en bas : 14.03, 31.05 & 10.08)
3.2.1
La première année
La première année d’exploitation d’une parcelle est celle de la création du champ et les
étapes du travail sont les plus nombreuses.
Les hommes ont une première obligation, celle de trouver un endroit adéquat dans la forêt
pour faire un nouveau champ. La grande connaissance de l’espace forestier et l’histoire récente des
cultures fait que cette tâche est relativement aisée pour les hommes expérimentés. Ces derniers
possèdent une carte mentale de l’espace forestier établie en tenant compte de la planification de
l’assolement et de l’état des jachères. Le paysan doit simplement veiller à ce que la nouvelle
parcelle ne se trouve pas dans le ràancho d’un autre ejidatario ou ait déjà été mesurée par une autre
personne. La flore est, pour les paysans, un indicateur de la qualité du sol et donc du type de maïs
qui devra être planté dans le futur champ. La richesse du sol détermine en effet le nombre d’années
qu’un champ pourra être cultivé à la suite. La jeune forêt (ayant entre trois et sept ans) est plus
favorisée, car la taille raisonnable des arbres demande moins d’effort pour leur abattage.
L’existence de chemin est également un facteur important dans le choix de la nouvelle milpa, de
même que la proximité du ràancho ou d’un point d’eau (puits ou cénote). C’est la raison pour
laquelle les paysans privilégient, lorsqu’ils en ont la possibilité, l’abattage de la forêt proche, ou
même sur d’anciens sites (c’est le cas à x-K’opch’en avec les anciens villages de x-Chan k’opch’en
ou Sahkabch’e’en par exemple). De manière générale, les paysans ont pour habitude de refaire leur
milpa sur les emplacements de leurs anciens champs repris par la forêt. Ainsi, on dit d’un paysan
qu’il kol(-ik) uhu’che’ (« il abat ses hu’che’ (un type de végétation) »), pour dire qu’il abat une
parcelle de forêt qu’il avait déjà travaillé.
241
La seconde étape est la création d’une trouée. Lorsqu’un paysan a trouvé un lieu adéquat
pour faire son champ il crée un sentier tout autour ou parfois simplement d’un seul côté. Cette
brèche est nommée hòolch’ak en maya. Ce lexème fait référence, non pas particulièrement au
périmètre du champ, mais à un type de chemin percé à coup de machette dans la forêt. On parle en
effet de hòolch’ak pour faire référence à n’importe quel petit chemin, de type trouée, dans la forêt.
Vient ensuite la « mesure du champ » ou p’ìis kòol. Cette étape, bien qu’indispensable, est
réalisée de façon plus ou moins complète selon le degré d’expérience du paysan et la nécessité du
moment. Le but est de poser des marqueurs spatiaux ou xu’uk’ qui consistent en tas de pierres ou en
bâtons. Pour évoquer la mesure d’un champ, on parle aussi de wa’akuntah xu’uk’, littéralement
« lever les marqueurs ». Pour délimiter un champ, on édifie généralement un petit tas de trois
pierres (avec parfois un bâton planté au milieu) nommé (noh) xu’uk’ (« grand marqueur »), pour
marquer au moins les trois angles du champ (le quatrième étant inféré à partir des trois autres).
Certains paysans ont également planté de grands arbres pour délimiter leur espace agricole dans la
forêt, à l’exemple de Ch. qui nous indique les trois manguiers autour de ses champ qui jouent le rôle
de xu’uk’. La forêt est divisée en carrés de 20x20 mètres nommé ts’áak en maya ou parfois mèekate
(de l’emprunt espagnol, lui-même tiré du nahuatl, mecate74). Pour la mesure, on utilise un étalon, le
plus souvent un bâton de quatre mètres (p’isil che’, littéralement « bâton de mesure ») et parfois une
corde de vingt mètres de longueur ou p’isil k’àan, littéralement « mesure de mecate » (voire Terán
& Rasmussen 1994 : 188). Nous n’avons jamais été témoin de l’utilisation d’une corde et tous les
hommes que nous avons suivi ont toujours employé un étalon de p’isil che’ fait à partir d’une
branche droite. Le mecate est la mesure de base pour les hommes et on la retrouve dans le discours
quotidien autant pour se référer à un espace agricole que domestique ou autre75. Ce patron est si fort
dans l’esprit des hommes que, lorsqu’on a demandé à un habitant du village voisin de tondre
entièrement le terrain de baseball (mesurant à peu près un hectare), ce dernier l’a fait mecate par
mecate.
La mesure débute par la création d’une brèche de longueur fixe, souvent orientée selon l’axe
solaire (est-ouest) et/ou en fonction de la direction des vents dominants, à partir de laquelle on fera
une première bande (yàal) de 20 mètres de large. Le paysan, suivant la taille du champ qu’il
souhaite réaliser, ajoutera autant de bandes que nécessaires. La forme des champs est forcément
carrée ou rectangulaire et les quatre angles, ou (noh) xu’uk’, sont indispensables. D’autres
marqueurs peuvent être ajoutés pour subdiviser l’espace du champ. Ils consistent souvent en piquets
de bois plantés à la main placés tous les 20 mètres le long d’une brèche, également nommés xu’uk’.
Pour créer les brèches et surtout qu’elles soient droites malgré les possibles accidents de terrain et la
végétation qui interdit la vision au loin, on utilise des repères sonores. Un homme, ou parfois un
enfant, se tient devant un marqueur et crie pour indiquer la direction du xu’uk’.
74
Mecate, du nahuatl meka-tl, signifie originellement « corde ». Il est intéressant de noter que la corde est encore
utilisée par les Mayas pour la mesure du champ comme le p’isil che’ (étalon).
75
Un mecate fait 20 mètres sur 20 mètre et 25 mecates représentent 1 hectare.
242
Figure 6-20: la pose de marqueurs avec étalon et le repérage au son
De l’autre côté, un autre homme se dirige vers lui en écoutant d’où vient le son et en
abattant la forêt à coup de machette pour créer la nouvelle brèche. Les hommes disent qu’il se dirige
ainsi tutohil le’ máako’ kuyáawat : « tout droit (littéralement dans sa droiture) de celui qui crie »
(voir figures 6-20 & 6-21).
Figure 6-21 : le mesurage et la création de brèches
Légende :
(noh) xu’uk’ (marqueur en pierre)
brèche
xu’uk’ (marqueur fait de banche)
brèche non réalisée
Ainsi que me le commente un homme, alors que nous mesurions son champ, le fait de poser
des marqueurs tels que les xu’uk’ place de fait le champ sous la protection des esprits de la forêt, qui
en sont maintenant les gardiens/propriétaires (uyùumil kòol). Cette relation dans laquelle le paysan
s’engage avec les esprits gardiens de la forêt (que nous détaillerons au chapitre 8), implique des
243
droits mais aussi des devoirs, notamment celui de compenser rituellement les entités surnaturelles.
Les rituels, effectués quotidiennement, sont destinés à demander la protection des esprit gardiens
contre les divers, et très réels, dangers du travail en forêt : les coupures, les morsures de serpent, la
chute de grosses branches ou d’arbres, etc. Les paysans, avant de commencer le travail, installent
les calebasses et préparent le k’eyem (maïs moulu mélangé à de l’eau, parfois sucré ou salé), et
récitent une prière où ils demandent la protection des esprits gardiens de la forêt, puis partent
travailler. En milieu de matinée, ils s’arrêtent et viennent boire les offrandes, dont seule l’« âme » a
été consommée par les entités surnaturelles, et retournent ensuite travailler. En revanche, la
cérémonie destinée « à payer » (bo’ot-ik) les esprits gardiens est réalisée par un chamane avant la
préparation d’un champ et/ou après le début de la récolte. En effet, avant d’exploiter un champ le
paysan doit « se signaler » aux esprits gardiens de la forêt. Il le fait généralement par une cérémonie
nommé lòoh et réalisée par un chamane. Celui-ci, dans sa prière, indique aux esprits gardiens
l’endroit et le nombre de mèekate (unité de mesure de 20 m2) qui seront exploités (voir chapitres 72 et 8).
Parmi les hommes que nous avons suivi, tous des paysans expérimentés, les seuls qui se
soient donnés la peine de mesurer complètement leur champ, mecate par mecate, sont ceux qui
employaient de la main d’œuvre. En effet, les ouvriers employés pour défricher sont toujours
rémunérés au mecate travaillé. Ceux qui n’emploient pas de main d’œuvre, à l’exemple de DC et
ses frères qui travaillent ensemble, ne mesurent que la première brèche et calculent mentalement
(parfois en se basant sur la course du soleil) la taille du champ en abattant directement la forêt. La
taille d’un champ est fonction, d’une part, de la superficie qu’un homme est capable d’abattre et,
d’autre part, de ce qu’il sera en mesure de planter et de récolter ensuite, mais avant tout du nombre
de bouches qu’il doit nourrir pendant l’année.
L’abattage de la forêt ou kol est probablement l’étape la plus dangereuse et la plus
éprouvante. Elle a habituellement lieu vers la fin du mois de décembre ou le début du mois janvier
et peu tarder jusqu’au mois d’avril. La date de l’abattage est fonction de divers facteurs. Le premier
est le travail qu’il reste encore au paysan. Ce dernier préfère en général commencer l’abattage
lorsqu’il a déjà terminé de récolter le maïs planté l’année précédente. Le but de l’abattage étant
également de laisser la végétation sécher sous le soleil du ya’ax k’ìin, la période de sécheresse, pour
qu’elle brûle correctement, le second facteur à prendre en compte est la pousse rapide de la
végétation et les éventuelles pluies. Une forêt abattue trop tôt et/ou s’il pleut, verra sa végétation
repousser et le champ ne brûlera pas. Ceci signifie donc qu’un second abattage sera nécessaire.
Mais il existe aussi des « signes » qui, si le paysan sait les lire, peuvent l’aider dans son calendrier.
Par exemple, les anciens racontent, me dit DC, que lorsqu’on constate que des branches d’arbres ont
été coupées par un insecte nommé x-’àasul kéeh (une lucane de 10 cm de long au reflets bleutés), le
temps de l’abattage a commencé76.
L’abattage est également fonction du type de végétation présente sur le futur champ. Celleci peut être divisée en trois grandes sortes : (1) le sak’ab, une végétation jeune présente sur les
champ en jachère depuis un à trois seulement. Le paysan utilise pour ce type de travail sa machette
uniquement et parfois un bâton pour rabattre les grandes herbes (se protégeant par la même des
serpents et de leur morsure éventuelle). La période de coupe est tardive (mars, avril ou mai) étant
donné que cette végétation sèche rapidement. (2) Le hu’che’ est une végétation déjà plus ancienne
(entre 5 et 8 ans) et les arbres sont plus gros. Deux étapes d’abattage, qui débutent vers le mois de
janvier, sont alors nécessaires. Après que le paysan ait défriché les lianes et les petits arbustes avec
sa machette, il utilise ensuite sa hache pour abattre les arbres les plus importants. (3) La grande
forêt (nuk’uch k’áax) est abattue comme le hu’che’ mais il s’avère parfois nécessaire d’ajouter une
troisième étape : l’élagage des grands arbres à terre. Le travail d’abattage commence alors plus tôt,
vers le mois de novembre.
76
táan ubin ulu’lu’sik le’ nukuch k’áaxo’, táan bin ukòol beya’, tunsèenyalartik de ke ts’u’ chun utyèempo’il kol !:
« lorsqu’il fait tomber la grande forêt, qu’il abat comme ça, il signale que le temps de l’abattage a commencé ! »
[K7_TE_12(2)].
244
Figure 6-22: champ abattu (on note que les palmes sont conservées)
Les arbres sont, en principe, toujours abattus dans la même direction. Les arbres sur la
périphérie du champ sont en général orientés vers l’intérieur afin de faciliter l’étape suivante, le
brûlage. La hauteur de coupe des troncs est variable mais il est très rare qu’ils soient coupés dès le
sol. On considère que la hauteur idéale de coupe est entre 50 cm et 1 mètre, ceci pour diverses
raisons, liées principalement à la facilité de coupe, qui à cette hauteur, ne fatigue pas le dos et évite
par la même les risques de se blesser aux pieds. Certains chercheurs se sont également aperçus que
le fait de laisser les troncs était également un facteur favorisant la repousse des autres espèces
végétales (voire Terán & Rasmussen 1994 : 193). On peut ajouter que la façon de planter le maïs ne
souffre pas de la présence des troncs. De plus, déraciner toutes les souches s’avérerait extrêmement
pénible et peu rentable dans la mesure où les troncs pourrissent rapidement et servent fréquemment
de bois de chauffe. Tous les arbres ne sont pas coupés et certaines espèces sont systématiquement
protégées, notamment les palmes (xa’an), le sapote (ya’), le ramón (’óox) ou bien les autres arbres
fruitiers plantés ou présents naturellement dans le milieu forestier.
Le brûlage (tok) est une étape délicate, tant par sa dangerosité, que par le choix de sa date.
Il doit en effet a voir lieu juste avant la période des pluies (vers les mois d’avril ou mai), ni trop tôt,
sinon la végétation risque de repousser, ni après, car le champ ne brûlera pas. Les champs de sak’ab
(broussailles) peuvent être en revanche brûlés au dernier moment. Avant de mettre le feu à la
végétation normalement sèche, les Mayas nettoie une bande tout autour du champ en la balayant, un
pare-feu nommé mìis (« balayer/le balayage »). Ceci dans le but d’éviter que le feu ne se propage
au-delà du périmètre du champ débroussaillé. Comme nous l’avons déjà mentionné, certains arbres
ne sont pas abattus et, même si quelques uns résistent bien à la chaleur, il est toujours nécessaire de
les protéger. Pour les palmes, il est en général suffisant de balayer un espace autour de l’arbre et de
poser quelques palmes vertes au pied de l’arbre. En revanche, pour un arbre tel que le manguier, on
laisse une ceinture de forêt, uniquement défrichée, d’une vingtaine de mètre de rayon tout autour de
l’arbre. La chaleur dégagée par les brûlis pourrait en effet tuer l’arbre.
Les Mayas pratiquent un brûlage rapide, qui dure entre quelques minutes à une heure
suivant la taille du champ, en allumant des petits feux tout autour du champ. Plusieurs techniques
sont possibles (voire Terán & Rasmussen 1994 : 198-204) mais la plus courante est la suivante : on
commence par repérer la direction du vent dominant, en veillant à ce qu’il ne soit pas trop fort et on
allume des petits feux sur les bords du champ contre le vent. Ceci pour éviter, lorsqu’on va ensuite
allumer d’autres feux dans le sens du vent sur le reste du périmètre, que le feu ne s’échappe dans la
245
forêt ou les champs voisins. La partie déjà brûlée viendra ainsi renforcer le mìis (pare feu). Une fois
que le champ a complètement brûlé, le paysan en fait le tour et éteint les éventuels foyers présents
sur la bordure ou en dehors du champ. Le brûlage rapide à petits feux, une technique également
employée par les Mayas Itza’ du Guatemala, permet à la terre de ne pas perdre ses qualités
nutritives et évitent l’emploi d’engrais (voire Atran & al. 2004 : 52).
Figure 6-23: le brûlage du champ
Figure 6-24: champ brûlé (en haut à gauche, un manguier protégé par un bande de végétation)
Le vent a donc une grande importance dans la préparation d’un champ. La direction des
vents telle que le vent froid du nord (xaman ’ìik’) et le vent fort de l’est (lak’in ’ìik’) sont sans nul
doute les plus connues. Le travail des champs et la prise en considération de divers facteurs comme
la direction des vents ou la course du soleil, impliqués régulièrement et directement dans les tâches
des hommes, soutiennent une compréhension de l’espace et des représentations spatiales
géocentriques. Mais le vent a également une importance au plan rituel. Pour les Mayas, le vent qui
souffle pendant la période des brûlages est désigné comme mòoson ’ìik’, « le vent en tourbillon ».
Cette entité surnaturelle doit être rétribuée pour son aide, car elle permet au feu de se propager de
bien brûler, mais on lui demande également de ne pas devenir trop violent (se transformant alors en
tornade), et détruire les cultures. Pour cette entité particulière, on dépose les offrandes de sàanto
uk’ul dans des calebasses posées directement sur le sol, au bord du champ. On considère en effet
246
que le mòoson ’ìik’ ne se déplace qu’au ras de la terre. Lorsque nous avons assisté à un rituel, les
petits tourbillons de vents, visibles grâce aux cendres du champ récemment brûlé, furent interprétés
comme la présence visible du mòoson ’ìik’.
Les semailles (pak’al) ont lieu, en principe, juste après les premières pluies du mois de juin.
A x-K’opch’en, la référence est la fête du village qui a lieu la semaine précédent le 24 juin. S’il n’y
a pas eu de fortes pluies avant, il est généralement admis que, dès la fête terminée, le maïs doit être
planté. Juste après cette fête, le 25, les habitants ont pour habitude de faire un rituel collectif, celui
du ch’a’ chàak destiné à faire venir la pluie. Les chàak, divinités qui possèdent un chuj (une gourde
fait avec une calebasse) avec lequel ils font tomber la pluie, sont considérés comme les maîtres de la
pluie ou « arroseurs célestes ». Le rituel du ch’a’ chàak, littéralement « prendre la pluie », a pour
objectif de payer les maîtres de la pluie pour qu’ils arrosent les champs et que le maïs pousse
correctement. Dans de nombreux contes les chàak sont cinq frères (ou trois selon les versions), dont
quatre sont placés aux quatre angles du monde et le plus jeune au centre. Cependant, les entretiens
que nous avons eus avec les hommes du village ne donnent pas une image aussi formelle. Pour eux,
les chàak sont également des Yùumtsilo’ob ou des Nukuch báalmo’ob et leur nombre est
indéterminé77. Il semble également qu’ils aient une relation très étroite avec d’autres entités dont les
esprits gardiens du village et Hahal Dyòos (Dieu). De plus, dans les explications de certains
hommes, la date du rituel du ch’a’ chàak réalisé juste après la fête du saint patron, protecteur de
l’espace villageois, laisse supposer que San Juan joue également un rôle dans la prise de décision de
Hahal Dyòos de faire ou non tomber la pluie (voir chapitre 8-1.7.3).
Les grains de maïs sont plantés avec d’autres graines, notamment des courges (k’úum) et des
haricots (bu’ul). On sème le maïs avec un bâton au bas duquel on place une pointe de fer nommée
xùul (littéralement « l’extrémité, le bout »). Les graines de maïs, préalablement choisies et
mélangées avec celles de haricots et de courges, sont transportées dans un sac (sàabukàan) et jetées
avec la main dans un trou formé avec le plantoir. Le trou est profond de quelques centimètres
seulement (entre 5 et 10 cm maximum) est n’est pas refermé, la terre meuble s’affaisse d’ellemême.
77
En réalité, il semble qu’ils aient un patron de distribution dans l’espace similaire aux esprits gardiens, c’est-à-dire
qu’ils sont liés à une parcelle de territoire. On les nomme (dans les prières notamment) en employant des toponymes qui
indiquent l’espace auquel ils sont attachés.
247
Figure 6-25: le maïs est planté avec un plantoir (xùul)
Les paysans plantent selon un schéma identique à celui du mesurage et du défrichage, c’està-dire par bande (yàal). Un homme jette les graines en allant de droite à gauche tout en suivant une
direction fixe (voire la figure 6-26).
Figure 6-26: les semailles de maïs en ligne
248
L’attention aux directions des vents est essentielle également lors des semailles. En effet, on
cherche toujours à ce que les rangées de maïs soient dans l’axe du vent dominant venant de l’est
(lak’in ’ìik’). Ceci pour éviter que le pollen ne se propage pas en dehors des rangs de maïs car on
cherche à garder les variétés les plus pures possibles et sauvegarder ainsi la diversité des
semences78. Si les rangées de maïs sont plantées à la perpendiculaire du vent venant du nord (xaman
’ìik’) le pollen se répandra sur plusieurs rangées et, si plusieurs variétés sont plantées en même
temps, les épis sortiront mixtes (xàak’a’an ou pìintas) (voir figure 6-27).
Figure 6-27: comment planter le maïs en fonction des vents dominants
Légende :
•
plant de maïs
→
mouvement de pollen
A côté du maïs, certaines parties du champ sont occupées pour d’autres plantations. Ces
parties, parfois nommées pet pach (Terán & Rasmussen 1994), n’excèdent jamais quelques mecates
et l’on y trouve plantées diverses plantes telles que le manioc, le taro, la patate douce, la pastèque,
diverses variétés de cucurbitacées, parfois du piment, etc.
Une autre étape intermédiaire est celle du désherbage (páak) qui a lieu lorsque le maïs est
déjà haut mais que les épis ne sont pas encore sortis. Il consiste à éliminer les mauvaises herbes à la
machette pour éviter l’appauvrissement rapide du sol.
La dernière étape du cycle annuel, à partir du mois de septembre, est celle de la récolte du
maïs (hoch’). La récolte, comme le mesurage et les semailles est réalisée par bandes. Bien
évidemment les autres plantes sont également récoltées, selon des modalités différentes en fonction
du type de plantes : les haricots, les courges comme les pastèques sont cueillis (t’okbil) alors que les
tubercules sont déterrées (páanbil), généralement à l’aide d’un bâton.
78
Il existe en effet plusieurs catégories de maïs divisées en deux catégories principales : le x-nuk nal, littéralement « le
vieux maïs », mais aussi plus grand (qui comprend diverses variétés : x-nuk k’an nal, x-nuk sak nal, x-nuk chak nal, xnuk chobal, x-pìinta, x-nuk ts’it bakal, x-tùuspah nal, x-’àarhentina) et le x-t’up nal, littéralement « le maïs benjamin »
(qui comprend les variétés suivantes : x-k’an t’up nal, x-sak t’up nal, x-dyèesi’ (= chobal), x-pìinta (= weh sak), x-k’an
’ìibrigo) dont les cycles de culture sont légèrement différents. Le x-nuk nal met 5 à 6 mois pour arriver à maturation et
le x-t’up nal de 4 à 5 mois seulement.
249
Figure 6-28: la récolte des épis de maïs
Lorsque le jeune maïs (ou a’ nal en maya) vient d’être récolté, c’est le moment de la
cérémonie dite du hanli’ kòol réalisée par un chamane et destinée à remercier/payer les esprits
gardiens de la forêt. L’offrande consiste essentiellement en pibil bu’ul ichil holoch (« des haricots
cuits en pìib dans des feuilles de maïs »). Cette cérémonie individuelle (ou plutôt familiale) peut
être réalisée dans le champ comme dans le sòolar (voir 2.3.3).
Dès les premiers épis récoltés, vient la phase du pliage du maïs (wats’). Cette pratique
consiste à plier le pied de maïs à une hauteur variable, généralement autour de 1 à 1 mètre 50 cm.
Le but est de protéger les épis qui ne peuvent être récoltés immédiatement à la fois contre les
intempéries (en évitant qu’ils ne pourrissent), les insectes et les divers prédateurs (mammifères
comme des oiseaux). Le maïs ainsi plié peut être récolté ultérieurement, jusqu’à plusieurs mois
après. Nous avons vu du maïs planté l’année précédente, récolté au mois de mars l’année suivante.
Les pied de maïs sont laissés debout car ils servent ensuite de tuteur pour les haricots grimpants (xkòoli’ bu’ul ou x-péelon notamment).
Lors de la récolte, les épis sont divisés en deux catégories : les épis pelés et ceux qui restent
entiers avec leurs feuilles (holoch). Seuls ces derniers sont entreposés dans le grenier à maïs ou
k’úunche’ où le paysan viendra en chercher tout au long de l’année. Les autres épis sont ramenés
chez le paysan où sa femme, après les avoir égrainé, leur fera ensuite subir tout un cycle qui le
transformera finalement en tortilla.
250
3.2.2
Les années suivantes
Comme nous l’avons expliqué plus haut, l’espace agricole dans la forêt est sujet à la
cyclicité. Le but de cette partie de montrer ce qui arrive à l’espace du champ après la première
année.
Les deux années suivant la récolte (c’est-à-dire les années 2 et 3), le champ est soit laissé
en jachère, soit cultivé à nouveau. La végétation de la seconde année ou sak’ab est essentiellement
broussailleuse et est coupée, en principe juste avant les brûlis, uniquement à l’aide de la machette.
Diverses cultures sont possibles : le maïs à nouveau, mais plus souvent les paysans
choisissent, surtout la troisième année, de cultiver certaines plantes de manière plus extensive sur
plusieurs mecates. Ainsi le piment, les pastèques, divers types de haricots, les tubercules, etc. Il est
également possible de laisser le champ en friche et de le transformer en potrèero, espace de
pâturage pour le bétail. Dans ce cas, cet espace doit être enclos afin d’éviter que les vaches ne
s’échappent dans la forêt ou mangent ou détruisent les cultures présentes dans l’espace agricole.
A partir de la quatrième année de jachère les arbres deviennent plus importants et on parle
alors de hu’che’ ou grandes broussailles. Ce type de forêt est très fréquenté par le gibier et les
paysans s’y rendent régulièrement pour chasser.
La cinquième année, il est possible, selon le type de terre, de faire à nouveau un champ sur
un ancien espace cultivé en jachère.
Vers la huitième année, la végétation est considérée comme nukuch k’áax (grande forêt) et
on parle de bati’ hu’che’ (littéralement « broussaille à hache ») ou ch’akbe’en (« coupé (il y a
longtemps (?)) »), un type de forêt qu’on coupe avec la machette et la hache.
Toutes ces différentes phases de végétation représentent des repères saillants pour les
Mayas qui s’en servent largement pour se localiser. Ainsi dans l’exemple suivant où J. indique à
son frère où il a tiré un cerf :
J : tints’onah ichil le’ sak’(a)b’o’ ich kòol
Je l’ai tiré dans les broussailles dans (mon) champ
Non seulement le fait d’employer de tels repères sert pour indiquer un endroit précis dans
l’espace agricole, mais informe, dans le même temps, les locuteurs sur l’état d’avancement de
l’espace forestier (voire Hanks 1990 : 360-361). Ceci est essentiel dans la distribution du savoir et
de l’information, particulièrement pour les personnes qui se rendent rarement, voire jamais, dans
certains espaces, ainsi les femmes dans l’espace forestier. Il en va de même avec les divers stades
de la croissance du maïs. Ceci est par ailleurs un sujet de conversation systématique entre hommes
entre les mois de juin et septembre qui commencent souvent leur conversation par la formule
suivante : bix ubèel anal ich kòol ?, « comment pousse/ le maïs dans ton champ ? » (littéralement :
« comment est le chemin de ton maïs dans le champ ? »). Les hommes peuvent ainsi décrire tous les
stades de maturation du maïs.
3.2.3
L’incidence de le cyclicité de l’espace agricole sur l’apprentissage
L’espace agricole, inclus dans l’espace forestier, connaît, comme l’espace domestique,
plusieurs niveaux d’organisations : physique (liés à divers facteurs environnementaux), mais
également spirituel (avec la présence d’entités surnaturelles) et historique (liés à l’histoire du
territoire et son exploitation plus ou moins récente).
251
D’abord, nous avons vu que l’espace agricole et forestier est organisé en fonction d’un
centre, le ràancho et d’espaces périphériques que sont d’abord la milpa, puis la forêt. Même si la
forêt n’est pas toujours spatialement périphérique, elle l’est d’une part, dans la classification de la
végétation (plus dense et moins travaillée) et, d’autre part, dans la socialisation de l’espace. En
effet, si l’accès au ràancho est toléré pour les adultes et les enfants, la zone de milpa est déjà plus
restreinte, et la zone forestière est clairement considérée comme dangereuse, quasiment interdite
aux enfants et très déconseillée aux femmes. De manière générale, l’espace forestier et agricole est
un espace masculin où les hommes sont en contact permanent avec les entités de la forêt, qu’elles
soient des entités naturelles, comme les animaux, ou surnaturelles, comme les esprits de la forêt.
Toutefois, cette distinction n’est pas toujours aussi claire, car les animaux sauvages sont souvent
considérés comme les « animaux domestiques » des esprits de la forêt et sous leur influence directe,
lorsque ces derniers ne se présentent pas sous une forme animale.
Mais l’espace forestier est avant tout un espace sujet à la cyclicité et les conséquences sont
considérables sur la perception et l’apprentissage de l’espace.
D’abord, la forme d’exploitation de la forêt, notamment le défrichage et le brûlage, permet
un accès privilégié à l’espace. L’apprentissage de cet espace se fait donc par expérimentation
directe et les paysans acquièrent ainsi une connaissance approfondie du territoire. Les hommes sont
en effet capables de se souvenir des moindres accidents de terrain, des grottes et de tout un
ensemble d’autres marqueurs naturels ou artificiels rencontrés lors de la culture des champs.
Lorsque la forêt recouvre les anciens espaces agricoles, les hommes gardent toujours en mémoire
ces référents et particulièrement les mesures des anciens champs. Ceci leur permet de se faire une
carte mentale de la forêt selon une subdivision mesurée en mecate ou en hectare, dont les divers
stades de végétation (sak’ab, hu’che’, bati’ hu’che’) et les marqueurs posés par l’homme (xu’uk’)
constituent des indicateurs directement perceptibles.
Non seulement les hommes gardent en mémoire les caractéristiques et le découpage de la
forêt qu’ils ont souvent eux-mêmes défrichés, mais leur action ne se limite pas à l’exploitation.
Nous avons souligné plus haut que les paysans choisissent de conserver, voire privilégier, certaines
espèces d’arbres ou de plantes et, dans ce sens, remodèlent la forêt. Une des répercutions directes
de cette manipulation se perçoit à travers l’activité de chasse. En effet, en favorisant des plantes
privilégiées par certains animaux, les Mayas, non seulement agissent en leur faveur sur
l’écosystème, mais humanisent cet espace sauvage en le rendant familier et facilement
mémorisable.
Enfin, la cyclicité du travail et de l’espace agricole confère une vision à long terme de la
forêt et une perception claire et tangible des relations écologiques qui existent entre les espaces
animales et végétales ainsi que de l’impact du travail de l’homme sur l’environnement. Mais si cette
vision n’est pas perçue directement dans ces termes, la croyance dans les esprits gardiens de la forêt
et les rapports complexes qu’ils entretiennent avec l’environnement et les hommes, est souvent le
garant d’une exploitation modérée et avisée des ressources forestières. En effet, les règles de
l’espace forestier sont relativement strictes et l’homme ne peut pas faire ce qu’il veut sans en rendre
compte directement aux entités surnaturelles.
A présent, nous souhaitons nous attarder sur les autres activités qui se pratiquent dans
l’espace forestier.
3.3
Les formes d’appropriation de l’espace forestier
L’espace forestier (y compris la forêt incluse dans la zone agricole), représente une réserve
de produits nécessaires dans divers domaines de la vie quotidienne maya. A travers la description
252
des activités qui se déroulent en forêt, nous porterons essentiellement notre attention sur les formes
d’appropriation de cet espace forestier ainsi que sur les acteurs impliqués dans ces activités.
Il est avant tout important de souligner que l’espace forestier (yáalam k’áax, litt. « sous la
forêt ») s’oppose aux espaces socialisés que sont le village (ich kàah, « dans le village ») et le
champ (ich kòol, litt. « dans le champ de maïs »). La référence spatiale qui émerge de ces
expressions renvoie aussi à une certaine notion de dangerosité en opposition à la fermeture
d’espaces inclusifs (d’où l’emploi de ich, « dans »). En effet, dans de nombreux contextes (rituel,
mais pas uniquement) la fermeture des espaces est, pour les Mayas Yucatèques, souvent synonyme
de sécurisation de l’espace (Hanks 1990).
3.3.1
La collecte du bois de chauffage
La collecte de bois de chauffage (si’) est une tâche quasi-quotidienne et fondamentale pour
les Mayas dans la mesure où elle est directement reliée à d’autres activités basiques, dont la cuisine
est probablement la plus importante. En effet, dans chaque maison, le feu allumé en quasipermanence, sert autant pour cuire le maïs avec de la chaux (k’u’um) que pour préparer les repas ou
bien encore chauffer l’eau du bain.
La collecte du bois est réalisée par différents acteurs selon la composition des familles et les
nécessités ou les opportunités du moment. En principe, les hommes ramènent régulièrement du bois
des champs, en particulier après la période brûlis où de nombreux arbres abattus restent entiers et
disponibles pour être brûlé. Mais les enfants sont également envoyés de corvée de bois de chauffe.
Cette tâche ne concerne toutefois que les jeunes garçons à partir de 12 ou 15 ans. Cette variation
dans la fourchette d’âge est fonction du nombre d’aînés mâles présents dans la famille. Enfin, les
femmes participent aussi à cette activité lorsqu’elles n’ont pas le choix ou qu’elles en ont
l’opportunité (par exemple lorsqu’elles vont collecter des lianes). Les femmes, comme les jeunes
garçons, lorsqu’ils vont chercher du bois de chauffe, ne se rendent généralement que dans la forêt
entourant le village en prenant garde de ne jamais trop s’éloigner. Ceci pour deux raisons. La
première est pratique : plus on s’éloigne, plus longue sera la distance à porter le fardeau. La seconde
raison est liée à la présence d’entités surnaturelles qui peuplent la forêt (esprits gardiens, vents
mauvais, etc.) ainsi qu’aux animaux dangereux (eux-mêmes directement liés aux entités) qui
peuvent éventuellement nuire aux êtres humains, en les mordant ou leur envoyant des vents
mauvais. Il existe une autre forme de collecte de bois dite mol che’ (littéralement « ramasser le
bois ») plus accessible aux enfants et aux femmes et se pratiquant généralement dans ou près du
village.
Le renouvellement rapide de la forêt fait qu’il y a en permanence du bois mort. De plus, il
arrive que les hommes abattent régulièrement certains arbres et les laissent sécher dans ce but. Mais
tous les arbres ne sont pas forcément adéquats pour être brûlés et certaines espèces sont favorisées
comme bois de chauffe (ha’abin79, x-k’anis te’80, sabak che’, kitam che’, etc.). Les femmes comme
les enfants, à l’instar des hommes, sont conscients de ces différences et sont aptes à reconnaître la
plupart des arbres présents dans la forêt proche. Il n’est d’ailleurs pas rare d’entendre une femme
commenter, avec son mari ou d’autres femmes, les qualités ou les défauts de brûlage de certaines
essences. Lors d’une sortie en forêt, x-Sùus (36 ans) fait remarquer à son mari, alors qu’il s’apprête
à ramasser une branche, qu’elle a remarqué que cet arbre ne brûle pas de manière satisfaisante (il
brûle trop vite et fait trop de cendres). Elle souligne qu’elle en a fait l’expérience récemment.
Diverses catégories de bois sont collectées en fonction de multiples utilisations. Le petit
bois, souvent ramasser par les femmes, sert pour le démarrage du feu. Les hommes, en revanche,
sont chargés d’abattre les gros arbres puis de les fendre (buh). La taille du bois de chauffe est
relativement standard (à peu près 60 ou 70 cm) mais la grosseur peut varier selon le type de feu
79
80
Piscidia piscipula
Pouteria campechiana (HBK.) Baehni
253
souhaité (lent ou rapide). Le type de transport du bois de chauffe est variable. Autrefois, le bois était
surtout porté en mecapal (kuch en maya), c'est-à-dire en portage sur le front à l’aide d’une courroie
(tàab). Ce type de portage est encore utilisé, surtout par les femmes, même si elles ne le pratiquent
que rarement, voire jamais, en public car elles sont honteuses/timides (voir chapitre 10-3). De nos
jours, le transport à vélo est favorisé par les hommes, notamment lorsqu’ils reviennent des champs.
Les exigences liées à la largeur des chemins ou de la route, mais aussi à la taille du foyer, font que
la dimension du bois doit être spécifique et limitée. Certains possesseurs de voiture n’hésitent pas à
remplir leur coffre de bois pour le rapporter au village, mais cette pratique reste exceptionnelle.
Pour la préparation du pìib, mode de cuisson sous la terre, on utilise des troncs entiers de longueurs
variables, jusqu’à plusieurs mètres, et pouvant peser jusqu’à plusieurs dizaines de kilos. L’abattage
et le transport de ces arbres, comme la préparation du pìib, incombent uniquement aux hommes.
3.3.2
La collecte de matériaux de construction
L’habitat maya est encore largement tributaire de matériaux naturels, essentiellement le bois
et divers types de palmes, dont la plus favorisée est le xa’an ou sak xa’an (sabal yapa). Ainsi, deux
activités découlent de ces nécessités : la coupe du bois et celle des palmes.
L’activité dite de « coupe du bois » en maya (ch’ak che’) est linguistiquement formalisée
dans la langue par une formule d’incorporation de l’objet dans une forme verbale. Ainsi, lorsqu’on
demande où se trouve une personne, on peut se voir répondre :
A : Tu’ux yàan le’ Mario’o’ ?
Où est Mario ?
B : Mario ? Aa ! bin ch’ak~che’ te’ bàanda’. [avec indication gestuelle vers la forêt]
Mario ? Ah ! Il est partir couper du bois dans cette direction.
La coupe du bois est une activité uniquement masculine. Le bois peut servir pour différents
usages dont le plus courant est son utilisation comme matériau de construction. Lorsque c’est le cas,
il doit être transporté jusqu’au lieu de construction et, le plus souvent, pelé de son écorce. Pour cette
dernière tâche, il arrive qu’on fasse appel aux jeunes garçons.
De la même manière que la coupe du bois, la coupe des palmes (ch’ak xa’an), est une
activité linguistiquement formalisée et uniquement réservée aux hommes. Les palmes sont
essentiellement employées pour la construction des toits, même si on les retrouve dans la
préparation du pìib. La forêt du Quintana Roo est particulièrement riche en palmes, mais suivant le
type et le nombre de palme que l’on recherche il est parfois nécessaire de s’enfoncer loin dans la
forêt pour en trouver. C’est pour cette raison que les hommes, lorsqu’ils font leur milpa, veillent à
ne pas abattre ces arbres qui résistent bien à la chaleur. De même, il n’est pas rare de voir des
hommes récolter des graines et aller les jeter dans un endroit spécifique de la forêt où ils souhaitent
voir pousser des palmes. Lorsque les pousses sont nombreuses à un endroit dans la forêt, certains
jugent nécessaire d’abattre les arbres alentours pour privilégier la pousse des palmes. Notons que ce
genre d’endroit constitue des repères spatiaux pertinents et facilement mémorisables (c’est le cas
dans l’indication de directions entre DC et El., voir chapitre 5-2.2.2). Ainsi, l’activité de coupe de
palme constitue parfois une des étapes finales d’un cycle complexe de préparation et de
(re)modelage de la forêt.
3.3.3
La chasse
La forêt du Quintana Roo, de type semi-tropical reste riche en espèces animales et constitue
ainsi une réserve de nourriture non négligeable auquel les Mayas ont accès grâce à la chasse. Il
254
existe plusieurs types de chasse, divisées en deux grandes catégories qui sont la chasse individuelle
et la chasse en groupe ou battue.
Les lieux de chasse dépendent des techniques employées mais avant tout du type de
végétation privilégié par le gibier. En effet, si la plupart se rendent dans le champ pour manger le
maïs, les forêts secondaires sombres sont très appréciées par les cerfs et les cénotes constituent des
sources d’eau qui attirent toutes sortes de gibier, dont le pécari. Les agoutis quant à eux vivent dans
des grottes calcaires au milieu de la forêt ou de l’espace agricole. Une fois de plus, l’opposition
entre champs cultivés et forêt sauvage est toute relative. En effet, avec le système très organisé
d’assolement maya, de nombreuses parcelles de forêt que l’on pourrait penser sauvages sont en
réalité d’anciens champs en jachère. Au Yucatán, état voisin du Quintana Roo, certains chercheurs
pensent qu’il n’existe pas de forêt primaire, celle-ci ayant été brûlée pour servir de champ à
différentes époques en fonction du développement humain dans la région (Wiseman 1978). Cette
hypothèse va plus loin. Comme les cerfs vivent dans une forêt de type secondaire (c’est-à-dire du
même type de végétation que les champs en jachère), les cultivateurs ont favorisée lors de
l’abandon des champs à la forêt, la pousse de certaines essences comme une variété de zapote
(Achras zapota) par exemple, un petit arbuste dont les fruits sont très prisés par les cerfs. L’étude de
Lundell dans les années 1930 (Lundell 1934) suggère que cet arbre fut non seulement protégé, mais
privilégié, dans les anciens champs. De même, de récentes études sur la composition, la diversité et
la distribution des espèces végétales sylvestres ont amené certains scientifiques à proposer l’idée
que les forêts actuelles sont en réalité le résultat d’une manipulation des Mayas à travers les siècles
(Barrera & al. 1977 ; Gomez-Pompa & al. 1987 ; Rico-Gray & al. 1985). Greenberg a d’ailleurs
montré que la relation qui existe entre la forêt en jachère et le développement des troupeaux de cerfs
n’est pas le fruit du hasard mais bien d’une co-évolution maîtrisée par les Mayas eux-mêmes
(Greenberg 1992).
Traditionnellement la chasse a deux objectifs qui sont d’abord, la collecte de nourriture et,
ensuite, la protection des espaces cultivés. Ces deux objectifs conditionnent les espaces de chasse et
le champ cultivé constitue ainsi un endroit privilégié. Toutefois, malgré la volonté de protéger les
cultures, les Mayas considèrent que les animaux sauvages sont aussi « les animaux domestiques des
esprits gardiens de la forêt » (uyàalak’ Nukuch Báalmo’ob) et leur laisse manger une partie de la
production des champs dans la mesure où ils considèrent leurs dégâts comme légitimes. Malgré
tout, certains animaux sont considérés comme trop dévastateurs et les règles de tolérance à leur
égard sont plus strictes ; L’on n’hésitera alors pas à employer du poison pour en venir à bout, par
exemple. C’est la cas par exemple du raton laveur (k’ulub), grand destructeur de plantations de
pastèques. De nos jours, la vente de gibier constitue aussi une entrée d’argent conséquente, même
s’il n’existe pas de chasseur professionnel. L’excès dans la chasse est d’ailleurs un thème récurent
dans les contes et considéré par les Mayas comme un péché (voir annexes 4 & 5). Mise à part la
vente destinée aux restaurant ou aux vendeurs en ville, ce sont souvent les familiers ou les voisins
qui sont les premiers clients.
Même si la chasse a lieu toute l’année, elle est aussi réglée par des critères saisonniers. La
chasse est pratiquée de façon plus intensive lorsque les travaux des champs sont moins intensifs
mais elle est aussi liée à l’évolution de la flore, les animaux venant notamment manger les maïs
dans la milpa quand elle commence à donner du maïs.
Il est intéressant de souligner que les chasseurs ne se contentent pas de suivre le gibier, ils
tentent également de l’« apprivoiser ». Par exemple, lorsqu’un chasseur a remarqué qu’un animal,
disons un agouti, est passé récemment au pied d’un manguier, il dépose régulièrement les jours
suivant des mangues fraîches au pied de l’arbre. Le but est de nourrir l’animal pour
l’habituer/l’apprivoiser (sùuk-bes-ik) afin de pouvoir ensuite le tirer à l’affût.
Après avoir tué un cerf ou un sanglier, le chasseur se voit dans l’obligation de réaliser un
rituel pour les esprits gardiens de la forêt, leur dédiant la tête et le foie de l’animal. Le but de ce
255
rituel, qui a lieu dans un endroit particulier du sòolar (voir chapitre 7-2.3.3 et 8-1.4), est avant tout
de signaler aux maîtres des animaux qu’un de leur animal domestique a été abattu.
3.3.3.1
La chasse individuelle
La chasse est une activité solitaire, la plupart du temps. Plusieurs techniques existent variant
en fonction du type de gibier, du milieu et du contexte.
Le type de chasse le plus répandu est la chasse dite à l’affût (chuk) de nuit. Elle consiste à
monter au sommet d’un arbre, dans un endroit ou sur un chemin habituellement fréquenté par du
gibier, généralement dans la zone de milpa, et à attendre sa venue. Le chasseur choisit en général un
arbre suffisamment proche de l’endroit où passe l’animal. Pour avoir une meilleure vue, il prend de
la hauteur en se hissant en haut d’un arbre ou bien en construisant une sorte d’échafaudage formé de
trois grosses branches. Un hamac y est installé. Il servira à patienter et à passer la nuit dans de
bonnes conditions. Les ustensiles indispensables dans une telle expédition sont un fusil, une lampe
de poche puissante et, parfois, un paquet de cigarette (pour ne pas s’endormir). Lorsqu’un animal
s’approche à portée de tir, le chasseur l’éblouit grâce à la lampe, et profite des quelques secondes de
surprise pour faire feu.
Il existe aussi un second type de chasse solitaire que l’on peut considérer comme
« accidentelle » dans la mesure où elle n’est pas préméditée. Lorsqu’un paysan se rend aux champs,
il se tient toujours prêt à rencontrer du gibier. D’ailleurs, le fusil, lorsqu’il en possède un, est un des
instruments indispensable du paysan au même titre que la hache ou la machette.
Enfin, le dernier type de chasse, pratiqué seul ou à quelques uns, est la chasse à pied à
l’aide de chiens. Les chiens sont essentiels dans ce type de chasse car ils servent à la fois à repérer
le gibier, grâce à leur odorat, et à le rabattre vers le chasseur pour que ce dernier puisse le tirer.
Parfois, il arrive que les chiens blessent ou tuent carrément le gibier. Dans une certaine mesure, on
peut comparer ce type de chasse à la battue. Nous avons suivi F. et J. lors d’une partie de chasse et,
alors qu’ils faisaient demi-tour en direction du village, les deux frères ont décidé de se séparer. L’un
est parti avec les chiens pour repérer le gibier tandis que l’autre a pris un trajet en courbe vers la
limite du territoire villageois, jouant le rôle de tireur attendant le gibier rabattu par son frère et les
chiens. Dans ce type de chasse, l’attention aux indices sonores est essentielle.
3.3.3.2
La chasse collective
La chasse collective ou en battue (p’uh, littéralement « effrayer ») nécessite un groupe de
chasseurs généralement formé dans le but d’obtenir de la viande à des fins cérémonielles. A xK’opch’en, les battues ont essentiellement lieu pour la fête du saint patron du village, San Juan,
pendant la semaine précédent le 24 juin.
Cette chasse, pratiquée durant la journée, réunit des individus allant de moins de dix à plus
de vingt participants, divisés en deux sous-groupes ayant différentes tâches : les tireurs et les
rabatteurs. Une des premières choses que les chasseurs doivent faire est de repérer une aire de
chasse adéquate et des traces fraîches de gibier. Lorsque le groupe s’est mis d’accord, les tireurs,
équipés de fusils, prennent position dans un endroit où sera rabattu le gibier. Ils se placent sur une
ligne plus ou moins droite (parfois en arc de cercle), chaque tireur étant éloigné de l’autre d’environ
quarante à cent mètres de distance, cela suivant la visibilité et la topographie. Les tireurs doivent
savoir exactement où sont placés leurs compagnons afin d’éviter les accidents. Le second groupe,
256
celui des rabatteurs, forme une ligne où les individus sont distants d’une vingtaine de mètres. Ils se
dirigent vers le groupe de tireurs en criant et en faisant du bruit pour rabattre le gibier. Si un animal
est repéré il est dirigé vers le premier groupe qui le tirera. Il arrive, malgré tout, que le gibier parte
dans une direction opposée ou bien s’enfuit par les flancs. Cette manœuvre peut être répétée deux à
trois fois durant une journée de la battue. Notons qu’elle n’est pas sans risque et on dénombre
souvent quelques accidents à l’issue de la partie de chasse, certains rabatteurs ayant fait office de
gibier ! (Terán & Rasmussen 1994 : 277).
En juin 2004, nous avons assisté à une battue destinée à pourvoir en viande les offrandes
d’un rituel, mais lors de laquelle les chasseurs n’ont rien capturé. Avant le départ dans la forêt, les
chasseurs se sont rendus à l’église où ils ont fait un premier rituel destiné au saint du village, San
Juan puis, un second en forêt pour les Yùumtsilo’ob ou Nukuch Báalmo’ob, les esprits gardiens de
la forêt. San Juan, le patron du village et gardien du territoire villageois est considéré comme étant
au-dessus des Nukuch Báalmo’ob dans la hiérarchie des entités surnaturelles. Pour certains
hommes, qui n’ont pas participés à la battue, le fait que le groupe n’ait rien chassé s’expliquait par
le fait que les rituels n’ont pas été correctement réalisés. Ils pensaient, à tort, que les chasseurs
n’avaient pas fait de rituel en forêt. Les esprits de la forêt se seraient ainsi opposés à la prise
d’animaux sur lesquels ils ont un ascendant. Les esprits gardiens de la forêt sont en effet considérés
comme étant les maîtres des animaux (uyùumil ba’alche’).
3.3.4
La collecte de lianes
La recherche et la collecte de liane ou kol ’àak’ (forme verbale avec incorporation de l’objet,
littéralement « tirer les lianes ») est une activité spécifique à certains villages de la région, dont xK’opch’en. En effet, tous les villages ne se dédient pas à la fabrication d’objets en vannerie,
notamment car les lianes ne poussent pas partout dans la forêt du Quintana Roo.
La vannerie, auparavant une activité traditionnelle destinée à la fabrication de xùux (hôtes
utilisées pour récolter le maïs) et de paniers traditionnelles est aujourd’hui devenue une activité
commerciale pratiquée par la majorité des habitants du village. Au départ, une famille a développé
cette activité en prenant des commandes de l’extérieur (venant essentiellement des centres
touristiques de la côte ou du gouvernement) et en sous-traitant le travail auprès des autres habitants.
Aujourd’hui, il existe plusieurs groupes de travail avec à leur tête une personne qui prend des
contrats ou kòontratista. Les habitants peuvent travailler pour divers kòontratista, selon les prix
pratiqués.
Plusieurs types de lianes sont utilisés, souples ou dures, grosses ou fines, en fonction des
objets à fabriquer. On dénombre onze classes de lianes utilisables pour la vannerie. Certaines lianes
poussent au sol (tel que le a’ xùux) tandis que d’autres sont grimpantes (comme le ch’i’ich’ mùuch)
et doivent être détachées du tronc des arbres. Si ce sont en majorité les femmes qui tressent la
vannerie (hit’ xàak), les hommes ne sont pas pour autant exclus de cette activité. Les enfants
participent à la collecte des lianes et à certaines phases de la fabrication, en fonction de leur âge,
commençant par aider à peler les lianes (après qu’elles aient été bouillies), puis tressant uniquement
les bords des paniers, pour terminer comme participants complets en accomplissant toutes les
phases du travail.
3.3.5
Les autres activités de l’espace forestier
A côté de celles que nous avons mentionnées, il existe d’autres activités pratiquées en forêt.
La plus importante jusqu’à ces dernières années fut la collecte de chicle (ou ch’ak ya’,
littéralement « couper le sapotier »). Vers la fin du XIXème siècle, la demande importante venant
d’occident pour ce produit conduit les Mayas à se rendre en forêt pour extraire la sève de l’arbre
sapotier (ya’ en maya et Manilkara achras de son nom scientifique). Cette tâche difficile nécessite
257
de monter le long du tronc de l’arbre pour couper l’écorce en croisillons afin d’extraire la sève,
récupérée au pied de l’arbre dans une poche en tissu. La sève est ensuite chauffée et transformée en
pains de chicle. Cette activité, encore courante il y a quelques années, n’est aujourd’hui presque
plus pratiquée du fait de la disparition du marché. Bien qu’elle imposait aux hommes de se rendre et
de vivre en forêt souvent pendant plusieurs semaines, c’était une source de revenus conséquente.
Les hommes du village ayant plus de quarante ans ont presque tous participé à la collecte du chicle
et, comme ils le soulignent eux-mêmes, cette expérience leur a permis d’apprendre beaucoup sur la
vie de la forêt, faisant d’eux des experts sur ce sujet. Ils ont ainsi non seulement pu reconnaître des
parties de la forêt lointaines mais également pu observer avec précision les caractéristique de la vie
en milieu forestier (plus particulièrement les habitudes des animaux et leur rapport aux plantes et
aux arbres).
Nous n’évoquerons pas ici en détail l’exploitation forestière dans la mesure où elle n’a été
que très peu pratiquée dans le village de x-K’opch’en. Cependant, des programmes de
reforestation sont régulièrement engagés par le gouvernement du Quintana Roo. Des financements
sont proposés à ceux qui souhaitent entrer dans ces programmes et s’engagent à planter un certain
nombre d’arbustes. Les espèces les plus couramment plantées sont le cèdre (sèedro) et le caoba
(kàaoba) car leur qualité de bois précieux leur confère une forte valeur marchande. Le plus souvent
les plants sont fournis directement par le gouvernement.
La forêt est également une grande réserve de plantes dont certaines sont médicinales. La
collecte de plantes médicinales reste pratiquée lorsqu’un proche ou la personne elle-même est
malade, mais elle tend de plus en plus à disparaître, avec tout un pan du savoir médicinal
traditionnel, face à l’utilisation de médicaments modernes.
Enfin, la forêt est un des endroits privilégiés pour avoir des relations sexuelles discrètes.
Certains de nos informateurs nous ont affirmé que ces pratiques existent, même s’il reste difficile
pour nous d’évaluer dans quelle proportion. Certains couples adultères se retrouvent en forêt et il
est de notoriété publique que certains jeunes, vers la fin des bals qui ont lieu la nuit (souvent à partir
de 22h00), s’éclipsent discrètement dans la forêt proche et sombre pour y avoir des relations.
Le tabou sexuel lié au contexte spatial forestier conditionne les interactions et déplacements
dans cet espace, notamment ceux des jeunes femmes. Il est en effet très mal vu pour une jeune fille
de s’aventurer en forêt avec un homme et les rumeurs surgissent aussitôt. Ainsi, DC de me raconter
que les gens pensait sérieusement qu’il avait eu des rapports avec une jeune chercheuse, alors qu’ils
avaient, pour rentrer chez lui, suivit un chemin passant par la forêt plutôt que par l’intérieur du
village. De même, A., une jeune célibataire de 22 ans, n’a jamais accepté que je la suive en forêt
pour filmer la collecte de lianes malgré la présence de sa sœur, de son beau-frère et de ses neveux.
Bien que ce refus soit aussi lié au fait qu’elle ne souhaite pas être filmée en train de charger des
lianes en mecapal, elle me fait clairement comprendre que nous rendre en forêt ne serait pas
moralement acceptable. Sa sœur ma confie également que A. ne va jamais collecter des lianes avec
son beau-frère et ses neveux si elle-même ne les accompagnent pas.
3.3.6
Conclusion
L’espace forestier est donc, on le constate à nouveau à travers les activités non directement
agricoles, un espace essentiellement masculin. La présence des femmes et des enfants, comme pour
l’espace agricole, n’est souvent due qu’à la nécessité : trouver du bois de chauffe, des lianes, etc.
On remarque également que les femmes et les enfants, dans la mesure du possible, lorsqu’ils se
rendent en forêt, ne s’éloignent jamais de la zone périphérique au village. Pour les enfants, les
258
garçons surtout, l’éloignement progressif fait partie d’un processus d’habituation et de socialisation
avec l’espace forestier, sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 9.
Comme pour la majorité des produits agricoles, la plupart des produits forestiers utilisés ou
transformés par les femmes viennent de l’extérieur et celles-ci n’ont que rarement accès aux
produits bruts dans les espaces où ils sont collectés. De même, la confrontation directe avec les
esprits de la forêt, maîtres de ces espaces, est rare pour les enfants et les femmes, car considérée
comme dangereuse. Un conte de l’arux (cité en annexe 8), entité surnaturelle gardienne d’un champ
cultivé, propose d’ailleurs une métaphore éloquente de ce rapport femme/entité surnaturelle.
L’arux, lorsqu’il rencontre dans l’espace du ràancho une femme nue, commence par l’interroger
sur les différentes parties de son corps, mais lorsqu’il en vient à la toucher, il explose littéralement,
réduit en morceaux, signifiant ainsi l’incompatibilité entre la féminité et les entités surnaturelles de
l’espace agricole ou forestier81. Une autre histoire, très courante dans la culture maya, raconte qu’il
arrive que les enfants qui errent dans la forêt sont enlevés par les Nukuch Balàam, esprits gardiens
de la forêt (voir annexe 6). On dit que les esprits finissent par renvoyer les enfants dans leur famille,
en ayant enseigné à certains une grande partie de leur savoir chamanique. Cependant, la peur de
voir ses enfants enlevés dans la forêt est bien réelle, et plusieurs femmes nous ont fait part très
sérieusement de leurs angoisses de voir leur enfant ravi dans la forêt.
Enfin, à l’instar du travail agricole, les activités pratiquées en forêt permettent une
expérimentation de l’espace mais nécessite cependant un apprentissage des principes d’orientation,
largement culturellement construits, comme nous le verrons plus loin. A partir de ce que nous avons
déjà montré, on peut s’attendre à voir une grande différence entre les hommes et les femmes
concernant les capacités de repérages dans l’espace forestier. La partie suivante est consacrée à la
description des principes de repérage et d’orientation en forêt. Nous traiterons ensuite des raisons
culturellement invoquées lorsqu’une personne se perd en forêt.
3.4
Comment se repère t-on dans la milpa et la forêt ?
Pour aborder l’étude de l’ethnothéorie maya de l’espace et de la façon dont les Mayas euxmêmes conçoivent la façon dont ils se repèrent, nous appuierons notre analyse sur différents types
de discours d’adultes hommes et femmes, experts et non experts. Nous approfondirons dans le
chapitre 11 les caractéristiques lié à cet apprentissage, à partir notamment de l’ethnographie réalisée
avec les enfants. L’analyse du discours des adultes se basera, d’une part, sur des énoncés naturels
recueillis en contexte et, d’autre part, sur une interview réalisée lors d’une partie de chasse avec J.
(annexe 1), un chasseur qui se rend régulièrement en forêt. Ce discours sera complété et confronté
aux observations que nous avons effectuées lors de cette sortie, ainsi qu’au dessin retraçant notre
parcours, réalisé le lendemain par J. lui-même.
Le principe fondamental de l’appréhension maya de l’espace est sans doute son organisation
en fonction de repères spatiaux, souvent conçus et mémorisés en association avec des chemins.
Nous avons décrit dans les chapitres 4 et 5 les principes de l’utilisation du cadre de référence
géocentrique à repères spatiaux ainsi que son utilisation dans l’espace villageois (voir plus haut
1.2). Voyons à présent comment les repères spatiaux sont déterminants dans le repérage et la
conception de l’espace agricole et forestier.
L’espace de la forêt, comme celui du champ, propose une grande variété de repères
spatiaux, dont une majorité consiste en formations naturelles ou végétales. Dans la mesure où le
81
W., un homme de 35 ans insiste sur le fait que les esprits gardiens de la forêt ma’ uts uyilik ch’up ich k’áax, « ils ne
voient pas d’un bon œil la présence des femmes dans la forêt ». Il formule ainsi cette incompatibilité ontologique :
uyìim ch’up peligòoso ich k’áax, « la poitrine des femmes est dangereuse en forêt ». J., alors que nous déambulions en
forêt me fait une remarque similaire en me faisant remarquer que les femmes ne peuvent pas chasser car elles ont des
seins.
259
référencement de tous les types possibles de repères utilisés serait aussi long que fastidieux, voire
impossible étant donné la grande flexibilité de ce système (déjà évoquée chapitre 3-2.5.2.3), nous
nous limiterons à certains exemples tirés d’interactions quotidiennes.
Les interactions naturelles concernant la localisation ou le repérage d’objets dans l’espace
sont, la plupart du temps, la conséquence d’une nécessité, celle de se représenter ces objets ou ces
lieux dans l’espace et/ou de faire passer cette représentation mentale à son interlocuteur. Le
dialogue sur l’espace implique également, comme nous l’avons déjà mentionné avec le test du
labyrinthe aveugle (chapitre 3), un savoir partagé plus ou moins important. Ainsi, l’attention aux
énoncés naturels nous renseigne, dans une certaine mesure, sur la perception de l’espace des
interlocuteurs mais surtout, sur les référents qui leur semblent pertinents pour localiser correctement
des entités dans l’espace. Voyons quelques exemples tirés de nos observations ethnographiques.
Le premier exemple met en évidence l’utilisation des repères spatiaux végétaux et
l’importance des arbres comme indicateurs d’espaces plus larges. En fin d’après-midi, S. demande à
son frère J. où ce dernier a libéré les vaches dans l’espace agricole. Il fait cette demande car c’est en
effet aujourd’hui à lui que revient la tâche de donner à boire aux vaches et de les rentrer pour la nuit
dans le kòoral (enclos) :
S : tu’ux tats’a’ah e’ wàakxo’ ?
où à tu laissé [litt. mis] les vaches ?
J : làado béek
du côté du béek82 (arbre) [NT_TE-07.11.05]
J. me fait remarquer qu’il aura aussi bien pu dire : làado ’òon (« du côté de l’avocatier ») ou
bien encore làado piche’ (« du côté du pich ») faisant ainsi référence aux autres marqueurs végétaux
désignant les divers espaces possibles où lui et ses frères ont l’habitude de laisser les vaches. Les
repères végétaux comme les arbres, même s’ils n’occupent pas eux-mêmes une surface importante,
sont des repères saillants qui indiquent une direction, lorsque ce n’est pas leur espace proximal qui
est considéré.
Les Mayas, pour évoquer le fait de connaître les arbres, emploient la formule suivante :
k’ahóoltik che’, littéralement « connaître ou reconnaître les arbres ». Cette expression basée sur
l’emploi du verbe k’ah qui signifie d’abord « connaître » et par extension « se rappeler » est
intéressante car elle évoque à la fois le fait d’apprendre « à (re)connaître » les essences des arbres
mais également le fait de « se rappeler » d’arbres en particulier, ainsi ceux qu’évoquent J. et son
frère. Evidemment, les arbres doivent être connus avant de pouvoir être reconnus. L’apprentissage
des repères spatiaux, dans ce cas précis les arbres, laisse donc supposer une part d’expérimentation
importante (qui permettra de connaître à la fois les espèces en général, des arbres en particulier et
leur emplacement dans l’espace) et des processus de mémorisation spécifiques (car ces repères
devront être replacés dans l’espace en fonction d’une orientation géocentrique, voir chapitre 5
notamment).
Si les Mayas connaissent dès leur plus jeune âge un grand nombre d’essences (voir annexe
11), ils apprennent aussi à reconnaître leurs emplacements. Certains hommes, à l’instar de DC sont
capables de localiser un endroit à partir d’une simple photo, ainsi celle présentée ci-dessous
(figure 6-29). Alors que nous regardions des photos sur mon ordinateur, DC a spontanément pu
localiser précisément l’endroit où je m’étais rendu quelques jours avant avec la famille de S. Son
frère, J, arrivé quelques temps plus tard a également reconnu le lieu de la même manière. Tous les
deux ont reconnus l’endroit situé dans la forêt derrière le village grâce à la forme et l’essence de
l’arbre sur la photo.
82
Bourreria oxiphylla
260
Figure 6-29: à partir de l’arbre sur la photo, DC peut localiser l’endroit dans la forêt
Parfois, les arbres ne suffisent pas à indiquer un endroit et pour faciliter leur mémorisation
on peut leur ajouter des marques. Ainsi, W. a-t-il marqué un arbre à coup de machette car il sait que
tutohil yàan hump’e’ aktun tu’ux yàan hàaleh (« dans son axe se trouve un grotte où il y a des
agoutis »). Ce type de marque n’est souvent utile qu’un temps car rapidement les personnes
retiennent, non seulement l’essence de l’arbre, mais également d’autres informations :
probablement la forme et le contexte environnant83.
Mais les végétaux ne sont pas les seuls marqueurs utilisés et d’autres repères pertinents sont
également employés, portant souvent avec eux l’historicité du paysage. Pour répondre à son frère
J. aurait pu aussi lui dire que les vaches étaient yiknal le’ mùulo’ (« là où sont les pyramides »,
littéralement « chez les pyramides »). Les pyramides, à l’instar d’autres marqueurs, représentent les
marques visibles de l’historicité du paysage. En effet, certaines versions de l’histoire maya
considèrent que les pyramides sont des constructions anciennes édifiées, non pas par d’anciens
hommes, mais par les esprits gardiens de la forêt, les Nukuch Báalmo’ob dans des temps très
anciens, probablement antédiluviens et peut-être même avant l’arrivée des saints et la création des
hommes. Aujourd’hui, les pyramides sont toujours considérés comme « leur maison » (unayl
Nukuch Báalmo’ob). Ceux-ci résident encore à l’intérieur et le fait d’excaver ces constructions est
considéré comme dangereux, car les esprits de la forêt punissent les contrevenants en leur envoyant
des mauvais vents parfois mortels. On dit que la pyramide « a son vent » (yàan uyìik’al). Il en va de
même pour la maison de l’arux (une entité surnaturelle gardienne de l’espace agricole). Bien que
beaucoup considèrent que les arux ont maintenant pratiquement disparus, leurs habitats restent
visibles et potentiellement dangereux sous certaines conditions. Selon la tradition orale, les arux ne
mesurent pas plus d’une cinquantaine de centimètre de haut et vivent dans des petites grottes
83
Nous resterons assez vague quant à ces informations dans la mesure où cette question nécessiterait des recherches
supplémentaires que nous n’avons pas eu le temps de mener.
261
creusées souvent dans le sol calcaire. Certains chercheurs pensent que ces trous auraient pu être en
réalité des caches d’objets ou de nourriture pendant la guerre des castes notamment (Valentina
Vapnarsky, communication personnelle). Ces habitats sont reconnaissables par le fait que se sont
toujours des formations artificielles (voire figure 6-30).
Figure 6-30: la maison de l'arux
Les maisons des arux, comme les pyramides, forment donc des repères spatiaux saillants
portant une part de l’historicité, toujours actualisée, du paysage et une qualité plus ou moins
dangereuse, du fait des entités surnaturelles qui les habitent.
Le marquage de l’espace se fait, de la même manière, grâce à la toponymie. Comme dans
toutes les cultures, les Mayas ont utilisés des noms propres pour référer à des endroits particuliers,
autrement dits, des toponymes. Leur utilisation reflète une perception maya du paysage et les
endroits ainsi dénommés ont aussi une fonction des repères spatiaux dans la forêt. Beaucoup de
toponymes sont formés en référence à la végétation, principalement aux arbres. Ainsi certains lieux
situés dans le territoire villageois de x-K’opch’en : chun-k’opte’ (« au pied de l’arbre k’opte’ »),
chun-pimyenta (« au pied de l’arbre pimienta »), tsùuk-ha’as (« l’intérieur des bananiers »), etc.
D’autres ont été crées à partir de formations géologiques : sahk’ab-ch’en (« le puits en calcaire »),
yo’-haltun (« sur le point d’eau »), x-pan ha’ (« sur l’eau creusée »), etc. Le nom du village, xK’opch’en, est lui-même construit sur ce principe, k’op est une dépression et ch’e(’e)n est un puits
(artificiel ou naturel). En effet, avant qu’elle soit bouchée lors de la création de la route goudronnée,
il existait une dépression ouverte sur la nappe phréatique qui servait de puits naturel. Le préfixe x-,
s’il dénote le genre féminin dans d’autres emplois, est placé de façon très générale devant les
toponymes en ayant pour fonction d’individualiser une entité (voir Lois 1998 ; Vapnarsky 1997).
Certains noms réfèrent, plus ou moins clairement, à d’anciens sites d’habitation, essentiellement des
ràancho. Si les noms comme San Pedro ou Santa Krùus marquent la présence d’une occupation
humaine ancienne ou récente, d’autres comme Sahk’abch’en sont moins éloquents, mais tous
marquent l’historicité du paysage et indiquent finalement que, malgré son aspect sauvage, la forêt
reste un espace qui peut être et a été socialisé. On peut ainsi distinguer deux niveaux. Le premier
reflètent l’occupation antérieure d’un lieu par l’homme et le second un processus potentiel ou en
cours de socialisation de l’espace.
Mais le plus intéressant est que les toponymes ne se limitent pas uniquement à la description
de lieux socialisés ou socialisables par les humains mais réfèrent en même temps aux entités
surnaturelles gardiennes des espaces forestiers. En effet, pour appeler les esprits gardiens de la
forêt, qui n’ont qu’un nom générique et collectif (Yùumtsilo’ob, « les maîtres »), le chamane maya
prononce, dans sa prière, les noms des divers toponymes auxquels sont liés les entités surnaturelles.
Le découpage surnaturel de l’espace est donc construit sur une toponymie créée par les hommes qui
262
fait parfois suite à la socialisation de cet espace (comme dans le cas des ràancho par exemple). Les
entités surnaturelles sont ainsi non seulement liées à l’historicité du paysage dut fait de leur action
antérieure et leur légitimité sur ces espaces (en ayant construit les pyramides par exemple) mais
sont également, et malgré leur caractère sauvage, associées à l’histoire récente et aux processus de
socialisation de la forêt par l’homme à travers leur individualisation par les toponymes.
La qualité du sol est également un marqueur pertinent pour les Mayas. Par exemple, les fils
de Don Sùus, qui ont des champs dans différents endroits, s’y réfèrent en les nommant par le type
de la terre où ils sont situés : ka’ka’lùum (« la terre noire ») ou k’an lùum (« la terre jaune »). Ils
utilisent également la distance en qualifiant leurs champs en fonction de leur proximité par rapport
au village : te’ nàatso’ (« le plus près ») ou te’ náacho’ (« le plus loin »).
Afin d’illustrer les principes de repérages énoncés précédemment nous souhaitons prendre
un exemple d’énonciation spontanée qui reflète la façon dont un homme adulte conçoit
l’organisation de l’espace forestier et quels sont pour lui les indices pertinents qui permette de s’y
repérer.
[Contexte antérieur : Je m’étais rendu une première fois à Chan x-K’opch’en avec DC et nous
avions laissés nos vélos à l’entrée du champ. Comme je devais m’y rendre seul le lendemain pour le
rejoindre lui et ses frères à l’endroit qu’ils étaient en train de défricher, DC m’indique le chemin.
Après me l’avoir dit une première fois, je lui demande de me répéter ses instructions afin de les
enregistrer]
(1) O : pwèes, a’al ten tuka’aten tu’ux …
eh bien, dis moi à nouveau par où …
(2) DC: le’ ken k’uchkech te’ … te’ chan krùusero’il e’ beho’,
lorsque tu arrives au … au petit croisement des sentiers,
te’ Chan x-K’opch’en
à Chan x-K’opch’en (=village abandonné)
(4)
kabin. Awòohel tu’ux k-p’atik bìisikleta’?
tu avances. Tu sais où nous avons laissé les vélos ?
(5) O: mumum !
mumum !(=oui)
(6) DC: kap’atki’, kaka’asu’ut tapàach,
tu le laisses là, tu te retournes,
(7)
kach’a’ik uchan bèeli’, uchan beh kumáan tu’ux yàan pìinya’ beya’.
tu prends le petit chemin, le petit sentier qui passe là où sont les ananas comme ça.
(8)
Kana’aka’ tak te’ yo’ bu’tun,
Tu montes jusque sur la butte,
(9)
kats’a’ik bwèelta’, kachíini’
tu tournes, tu obliques
(10)
kak’uch yi’n(al) tumàata’ pìich,
(et) quand tu arrives à l’endroit où se trouve un (arbre) guanacaste84,
(11)
ka’ hóok’ol tu’ux yàan màango.
tu sors là où il y a un manguier.
(12)
Tu’ux yàan màango, chika’an te’ tu’un k-bino’on beya’,
Là où est le manguier, tu verras par où nous passons comme ça,
(13)
yok’ hump’e’ bu’tun, háal le’ kòolo’, ich le’ kòolo’.
sur une petite butte, à la bordure du champ, dans le champ.
(14)
Hach tu’ux kinwa’tik sàanto’ pwe le’ti’ kech k’uchli’.
Juste là où je « lève le saint »85 eh bien, c’est là que tu arriveras.
(3)
84
enterolobium cyclocarpum ; guanacastle(GB)
263
(15)
(16)
Táanwu’uyik inch’ak~che’o’on,
Tu entendras que nous coupons des arbres86,
náats’ yàano’oni’.
nous serons tout près. [MD2(3)_TC_15.03.04]
Dans un premier temps, DC situe le lieu dans l’espace forestier et l’individualise (en
opposition à ses autres champs) en y référant grâce à la toponymie (chan x-K’opch’en). A partir du
croisement, le point de départ du trajet, DC utilisera alors plusieurs indices pour que je puisse le
rejoindre lui et ses frères. La mention de chemins (l. 2 & 7) reflète leur importance dans les
processus de repérages et d’humanisation du milieu forestier. La remarque (l. 12, « tu verras par où
nous passons comme ça ») vient souligner ce procès de même que les mentions au travail d’abattage
et à la socialisation par le rituel (l. 14 & 15). Les repères spatiaux sont fondamentaux et DC
construit toutes ses indications en se basant sur deux types : les repères végétaux que sont les
différents arbres mentionnés (les ananas, l. 7 ; l’arbre guanacaste, l. 10 ; le manguier, l. 11) et la
topographie (en faisant mention aux buttes, l. 8 & 13). De plus, comme nous l’avons souligné au
chapitre 4 et 5 notamment, ces indications reposent sur un savoir partagé auquel DC fait référence
en m’indiquant comme point de départ du trajet « l’endroit où nous avons laissés les vélos » (l. 4).
On note qu’aucun cadre de référence précis n’est mentionné hormis l’indication « tu te retournes »
(l. 6) qui laisserait supposer l’importance de la vue, et donc l’utilisation d’un cadre égocentré, mais
celui-ci n’est étayé d’aucun terme relatif (à droite ou à gauche par exemple) car il est en réalité
aligné sur cadre de référence géocentrique. D’ailleurs, l’absence de cette mention ne changerait pas
la portée des indications puisque DC ajoute qu’il faut prendre le chemin qui passe à l’endroit où se
trouvent les ananas, visibles depuis l’endroit où on pose les vélos. En effet, les verbes de
mouvements mentionnés ou bien ne sont pas orientés (bin, « aller », máan, « passer ») ou bien les
mouvements qu’ils impliquent ne sont pertinents qu’en association avec les repères spatiaux (k’uch,
« arriver », na’ak, « monter », ts’a bwèelta, ch’íin, « tourner », hóo’kol, « sortir ») sans toutefois
dénoter l’usage d’un cadre de référence linguistique particulier. Il est regrettable de n’avoir pas les
indications gestuelles de DC qui auraient probablement aidé à préciser les différentes orientations à
prendre le long du trajet. Enfin, on notera un type d’orientation privilégie en forêt, le repérage au
son, d’où la précision de DC : « tu entendras que nous coupons des arbres » (l. 15).
Une fois encore, nous constatons que les cartes mentales des adultes et particulièrement des
hommes, sont construites essentiellement à partir de repères spatiaux qui non seulement servent de
balises dans l’espace forestier mais impliquent l’utilisation d’un cadre géocentrique dans la mesure
où aucun terme spatial intrinsèque, relatif ou absolu n’est employé dans l’énoncé de DC.
3.4.1
L’interview et la partie de chasse avec J. et F.
Nous nous baserons maintenant, pour illustrer et compléter notre propos, sur l’interview
réalisée avec J. lors d’une partie de chasse en forêt. Quelques jours avant nous lui avions demandé
de nous expliquer comment il se repérait en forêt. Il proposa de filmer cette interview en forêt, dans
un lieu qu’il a choisit à la fois pour sa beauté comme arrière plan lors de l’interview, mais aussi, me
précise t-il, pour son caractère didactique. Il souhaite en effet me montrer comment il a appris à
déambuler en forêt et souligner l’étrangeté des limites ejidales que nous rencontrerons par la suite.
Nous sommes donc partis vers 7H00 avec J. et F. pour aller chasser à pied et sommes revenus vers
16H00. Le lendemain nous avons demandé à J. de réaliser une représentation graphique de notre
85
DC se réfère ici à l’endroit où se trouve l’autel pour les esprits gardiens de la forêt. L’action de créer un autel pour les
esprits gardiens de la forêt (voir figure 6-18) est parfois désignée en maya comme le fait de « lever/dresser le saint », de
la même manière qu’on « lève des marqueurs » (cf. infra).
86
littéralement « notre coupe d’arbres ». La forme in-ch’ak~che’-o’on est construite sur le verbe ch’ak (« couper »)
avec incorporation de l’objet (che’, « bois/arbre ») et l’absence d’aspect avec la présence de la première personne du
pluriel (in-…-o’on) en font une forme nominale.
264
trajet en lui donnant une feuille et un crayon à papier (voire figure 6-31). La transcription traduite
de l’interview figure en annexe (voire annexe 1).
Lors de l’interview nous lui avons explicitement demandé comment il a appris à se déplacer
en forêt et quels sont les principes et les éléments qu’il utilise pour se repérer dans l’espace
forestier.
Plusieurs éléments que nous avons évoqués plus haut paraissent essentiels pour J. dont les
repères spatiaux. Il évoque certains endroits saillants pour l’activité de chasse, tel que les endroits
où se trouvent les animaux (A1 l.12). Il insiste aussi sur la nécessité d’apprendre et de connaître les
arbres en forêt (A1 l.139 ; 145-8).
J. évoque également l’importance des chemins en insistant sur le fait de les « reconnaître »
(A1 l.26). En effet, il semble que le découpage mental de l’espace chez les Mayas s’appuie
fortement sur les chemins, essentiellement conçus comme reliant des repères spatiaux entre eux. Par
exemple, J. fait remarquer qu’il marque parfois son chemin lorsque celui-ci n’existe pas
préalablement (A1 l.162-74). Dans le cas qu’il mentionne, il relie un autre chemin à un arbre,
considéré à la fois comme repère spatial et lieu de chasse.
Toutefois, les chemins sont toujours orientés et J. note aussi qu’une personne qui marche en
forêt doit estimer la distance parcourue (A1 l.14-16). Non seulement en calculant mentalement la
distance métrique mais aussi en se rappelant le nombre de virages pris lors de son trajet. Pour cela,
les experts s’aident de la position et des mouvements du soleil ainsi que des directions cardinales,
calculant le temps de leur déplacement et les anticipant en fonction de la course du soleil. Dans une
autre interview, où je lui présente ma boussole, J. souligne l’importance de l’axe est-ouest en me
disant qu’il préférerait que la boussole indique l’est plutôt que le nord, car cette dernière direction
ne lui sert pas à s’orienter, contrairement à la direction est (lak’in) qu’il mentionne linguistiquement
dans l’interview (A1 l.17-18). De plus, la luminosité et la position du soleil sont des indicateurs
temporels et lorsque J. évoque un père qui emmène son enfant en forêt, il souligne qu’il « sait à
quelle heure il sera sorti » (A1 l.21), sous-entendant que non seulement le père sait combien de
temps il mettra à revenir mais aussi qu’il peut savoir là où il se trouve et quelle heure il est grâce à
la position du soleil.
Le lendemain de notre sortie, nous avons demandé à J. de représenter graphiquement notre
parcours. L’instruction était simplement de dessiner le parcours que nous avions suivi. Le schéma
réalisé par J. est présenté ci-dessous (figure 6-31). La légende a été faite à partir des remarques de J.
265
Figure 6-31: dessin de J. représentant le parcours de chasse du 07.12.2005
Légende:
1
unayl J. (maison de J.)
7
’aktun tu’ux kaxta’ab le’
hàaleho’ (grotte où ont été
trouvés des tepescuintle)
13
tu’un ts’ono’on le’ chi’iko’
(où nous avons chassé le
coati)
2
unayl DC (maison de DC)
8
tu’ux kulaho’on
’entrebìistartahe’ (où nous
nous sommes assis pour
l’entrevue)
14
beh Chunpimyenta (chemin
de Chunpimienta)
3
kàampo (terrain de baseball)
9
ubèel Pemex (chemin de la
Pemex)
15
’èeskina (angle)
4
haltun (trou d’eau)
10
meènsura (limite ejidale)
16
unayl S. (maison de S.)
5
mèensura (limite ejidale)
11
tu’ux kulaho’on hanle’ (où
nous nous sommes assis
manger)
17
pìib (lieu du pìib)
6
’aktun tu’ux mina’an hàale’
(grotte où il n’y avait pas de
tepescuintle)
12
beh, le’ kumáan máak ts’òon
(chemin, par lequel les
hommes vont chasser)
266
Une fois de plus, nous constatons que J. se représente l’espace forestier (et villageois dans
une certaine mesure) en s’appuyant sur des repères spatiaux qui dans le cas présent, émaillent son
parcours. Il insiste sur les maisons (lieux 1, 2 & 16), les formations naturelles comme points d’eau
et les grottes (lieux 4, 6 & 7), ces dernières étant également des lieux de chasse. La temporalité est
aussi présente et les lieux de certaines actions (lieux 7, 8, 11 ou 13), sont maintenant considérés
comme un savoir partagé entre les participants que nous sommes J., F. et moi, et pourront être, des
repères pertinents. Les chemins sont, une fois encore, essentiels. D’abord car ils relient les divers
repères spatiaux dans l’espace (parcours réalisé) mais également car ils ont une existence propre et
sont eux-mêmes des marqueurs dans l’espace. Ainsi les divers chemins évoqués (9, 12 & 14) ou les
limites du territoire villageois (5 & 10). Bien qu’il ne l’évoque pas ici, J. utilise également des
repères artificiels qu’il a lui-même placés dans la forêt le long du parcours. Ce sont des points d’eau
artificiels (également nommés haltun), réalisés à partir de bouteilles de plastiques coupées dans la
longueur, qui permettent aux chiens de se désaltérer régulièrement dans une partie de la forêt où les
points d’eau naturels sont quasiment inexistants.
Toutefois, les chemins et les repères spatiaux sont également tous orientés et J. ne pense pas
les lieux les uns derrière les autres uniquement reliés par un chemin. Il est également capable
d’estimer la distance entre eux et leur orientation. La comparaison du relevé GPS que nous avons
effectué avec la carte de J. (figure 6-32) permet de mettre en évidence la précision métrique de la
représentation que J. a de son parcours. On note une certaine déformation due au peu d’habitude
d’utiliser un support graphique comme une feuille de papier. Mais la similitude entre les deux
reproductions du parcours est plus que surprenante et témoigne de la précision de sa carte mentale
qui tient compte à la fois des repères spatiaux, des directions et des distances.
267
Figure 6-32: comparaison du dessin de J. avec un relevé GPS du parcours
La représentation graphique de J. du trajet parcouru est conforme, non seulement aux
explications qu’il nous fournit quant aux principes d’orientation qu’il utilise, mais il est également à
la réalité. J considère les limites du village comme étranges (A1 l.189-92). En effet, m’explique t-il,
car alors que nous avons passé une première fois la limite en allant vers le sud, nous la retrouvons à
l’est à la perpendiculaire (orientée nord-sud). Ensuite, lorsque nous remontons vers le nord pour
rentrer au village, en allant tout droit nous suivons la limite puis en continuant toujours tout droit
nous la quittons pour la retrouver encore plus au nord à nouveau mais cette fois orientée est-ouest.
Ceci s’explique par l’angle formé par la limite (en pointillés sur la figure 6-31). Malgré la
disposition particulière de cette frontière entre les deux villages, dans la réalité un chemin
relativement large dans la forêt, J. ne se trompe pas en les reproduisant graphiquement. La
comparaison de son dessin avec une carte du découpage administratif des ejidos de la région est
également éloquente. Comparez la figure 6-31 et la figure 6-33 ci-dessous. La partie en relief
correspond au dessin de J. Précisons que les hommes du village n’ont jamais eu accès à des cartes
papiers.
268
Figure 6-33: comparaison du dessin de J. avec le découpage administratif
(carte 1:500 000 extraite de Hostettler 1996: 144)
A partir de ce que nous avons montré, des propos et de la représentation graphique de J. de
son parcours dans la forêt, que pouvons-nous inférer de sa représentation mentale de l’espace ? La
reproduction sous forme graphique dans un espace limité et bidimensionnel qu’est la feuille de
papier est-elle comparable avec la carte mentale de J. ? Même si de nombreux éléments ne peuvent
être reproduits sous forme graphique (tel que l’importance de la luminosité, les odeurs, etc.) il est
évident que J. possède une carte mentale riche de nombreux repères spatiaux, correctement orientée
et apparemment précise métriquement. Il semble évident que ce n’est pas la présence d’un cadre
linguistique absolu dans la langue yucatèque, au demeurant peu employé, qui lui permet d’avoir une
représentation géocentrique de l’espace. Comme, il le souligne à plusieurs reprises dans l’entretien,
sa connaissance du milieu et des principes d’orientation sont le fruit d’un processus enrichie depuis
l’enfance qui se base sur l’expérimentation des espaces et leur mémorisation à partir d’indices
culturellement pertinents. Dans la troisième partie, nous reviendrons sur l’analyse de ce processus à
partir de l’expérience d’enfants que nous avons pu suivre en forêt (voir chapitre 11-2).
3.5
Pourquoi se perd t-on en forêt? Une ethnothéorie maya de l’espace
Après avoir rendu compte des principes utilisés par les experts pour se repérer en forêt, nous
nous attarderons maintenant sur les raisons invoquées par les hommes et les femmes lorsque les
limites de ces principes sont atteintes. Autrement dit : pourquoi les gens se perdent-ils en forêt ? A
travers le récit d’une expérience vécue par une femme et sa mère (cf. annexe 3) et l’histoire du sìip
tóolok (cf. annexe 2), « le lézard de l’erreur », nous analyserons la manière dont les non experts et
les experts justifient l’égarement. Nous verrons que le fait de se perdre est également un phénomène
culturel et que les raisons invoquées correspondent à une perception maya de l’espace.
3.5.1
Pourquoi les non experts se perdent t-ils ?
Pour analyser les raisons qui amènent les non experts à se perdre en forêt, nous nous
appuierons sur le témoignage d’une femme, W., aujourd’hui âgée de 46 ans, qui s’est perdue il y a
quelques années en forêt avec sa mère, alors qu’elles étaient parties collecter des lianes. L’histoire
269
de W., qu’elle-même considère comme une sorte de conte, est révélatrice de la perception et de la
méconnaissance qu’ont les femmes (et les non experts en général) de l’espace forestier. Nous
résumerons dans un premier temps le récit de W., consultable en annexe (annexe 3) dans sa
transcription et traduction complète, puis nous en ferons l’analyse.
3.5.1.1
« L’histoire de la fois où je me suis perdue sous la forêt »
Une matinée, W. et sa mère décident d’aller collecter des lianes dans la forêt. Pensant
qu’elles ne tarderaient pas à rentrer, elles se contentent d’un petit déjeuné frugal et partent sans
même prendre la peine d’emporter de l’eau.
Une fois dans la forêt, les chiens qu’elles emmènent avec elles commencent à s’éloigner
attirés par l’odeur d’un animal sauvage. Elles les suivent mais, sans s’en rendre compte, elles
traversent la limite du territoire villageois et se retrouvent bientôt perdues vers le village de
Petcacab, situé à plusieurs kilomètres au sud. Malgré le fait qu’elles se sachent perdues, W. et sa
mère continuent de collecter des lianes. Fatiguées et assoiffées, elles ne trouvent pas une goutte
d’eau dans la forêt, c’est l’époque dite du ya’ax k’ìin et il n’a pas plu depuis plusieurs mois. Tentant
alors de rentrer, elles prennent différents chemins mais finissent toujours par se retrouver au même
endroit ; elles ne font que tourner en rond !
Les deux femmes savent qu’elles s’approchent du village de Petcacab car elles entendent du
bruit : celui du moteur d’un moulin ou bien encore le chant des coqs. Cependant, elles décident de
ne pas s’aventurer seules dans ce village et repartent sous la forêt. Bientôt surprises pas la nuit, elles
se résolvent à dormir en forêt. Pour cela, elles balayent un petit endroit dans la forêt et, comme nous
le confiera plus tard W., sa mère construit une croix en guano et récite une prière en maya pour
qu’elles soient protégées et que rien de mauvais ne pénètre dans l’aire balayée. Vers quatre heures
du matin, alors que le jour va se lever, elles entendent des voix et des cris. On les appelle. Les gens
du village sont partis à leur recherche. Pourtant, la mère de W. dit à sa fille de ne pas répondre, car
il n’est pas approprié pour une fille de crier sous la forêt. De toute façon, comme le souligne W.,
leurs bouches étaient tellement sèches que rien n’en serait sortit si elles avaient voulu crier.
Vers sept heures du matin, entendant certains bruits en provenance du village, elles décident
de couper tout droit à travers la forêt dans cette direction. En arrivant, des pétards sont tirés, signal
pour ceux partis en forêt qu’on avait retrouvé les deux femmes. W. et sa mère pensaient, elles,
qu’on annonçait un rituel à l’église87 !
Une autre fois, W. raconte qu’elle s’est perdue en forêt en compagnie de son père alors
qu’ils étaient une fois de plus partis collecter des lianes. Dans la forêt, elle se retourne et constate
que son père n’est plus là ! La voilà perdue à nouveau. Son père l’appelle mais elle n’entend rien.
Cette fois, elle se retrouve vers Santa Cruz, un rancho situé à plusieurs kilomètres à l’est du village.
De nouveau, elle cherche son chemin mais ne fait que tourner en rond. Ceci jusqu’au moment où
elle fini par tomber sur un endroit qu’elle connaît ; W. dit qu’elle en reconnaît les arbres.
Empruntant alors une nouvelle direction, elle se retrouve sur un chemin ouvert dans la forêt
quelques années plus tôt par des bulldozers. L’agencement des racines lui indique dans quelle
direction se trouve le village et elle rentre, une fois encore, par ses propres moyens.
3.5.1.2
Analyse
Pour W., certaines personnes, dont elle fait partie, se perdent facilement en forêt. C’est pour
cela qu’elle a décidé, après s’être perdue trois fois sans jamais qu’on la retrouve, de ne plus se
87
C’est en effet de cette manière qu’on avertit les habitants (et probablement aussi les entités surnaturelles) du
commencement d’un rituel, particulièrement lors de la fête du saint Patron en mai et juin.
270
rendre seule ni même accompagnée en forêt. Son récit, comparé à celui de J., permet de mettre en
évidence les différences, mais aussi les similarités qui existent entre les principes d’orientation chez
les experts et les non experts.
Le récit de W. montre qu’elle maîtrise les principes généraux d’orientation en forêt. Tout
d’abord, elle souligne qu’elle reconnaît des endroits dans la forêt (A3 l.100-02 & 154-63), des
chemins, comme celui de la Trocopas ouvert par des bulldozers par exemple (A3 l.103-08) et
certains arbres spécifiques dont elle reconnaît l’essence, mais surtout dont elle connaît
l’emplacement (A3 l.161). Cette connaissance du milieu forestier est clairement le résultat de son
expérimentation. W. avait probablement, en tant qu’aînée, l’habitude de sortir régulièrement avec
son père en forêt pour l’aider dans certaines tâches (comme ramasser du bois de chauffe par
exemple). On note également que W. est aussi capable de se repérer grâce au son (A3 l.50-3 & 756). Le repérage sonore est en effet fondamental pour les Mayas et nous avons déjà mentionné son
importance pour le mesurage des champs par les hommes (voir infra 3.2.1) ainsi que sa pertinence
dans les indications de directions (voir celles de DC, infra 3.4). Toutefois, on note que W. et sa
mère à partir de la source sonore, coupent tout droit à travers la forêt, une solution ultime dans la
mesure où les Mayas cherchent le plus souvent possible à suivre un chemin. En tant que femme, W.
a une expérience de la forêt qui reste limitée et qui la conduit à s’égarer, bien que ce ne soit pas le
facteur principal comme nous le verrons plus loin, mais surtout qui ne lui permet pas de se repérer
aussi facilement qu’un expert.
Cependant, malgré le fait que W. soit une non experte, les raisons qu’elle donne pour
justifier son égarement sont pour une grande part similaires à celles invoquées par les experts. Tout
d’abord, W. mentionne le fait de suivre les chiens alors qu’ils poursuivent un animal, entraînant
ainsi les personnes dans des lieux non connus et sans emprunter de chemins existants (A3 l.17).
Lors de son interview, J. fait aussi remarquer qu’on se perd souvent à cause de ses chiens pour les
mêmes raisons (A1 l.33-36). Comme les experts (nous le verrons plus loin) W. explique que le fait
de tourner en rond ou, plus précisément de revenir sans cesse à son point de départ, est typique
lorsqu’on est perdu. Lorsqu’elle et sa mère prenaient un nouveau chemin, elles finissaient
invariablement par se retrouver à l’endroit d’où elles étaient parties (A3 l.41-44). C’est d’ailleurs le
fait de revenir toujours au même endroit qui indique à W. et à sa mère qu’elles sont perdues (A3
l.96-97). En revanche, contrairement aux experts, W. et sa mère ne semblent pas prêter une
attention particulière à la position du soleil, elles n’utilisent pas ce repère ni pour s’orienter ni
comme indice temporel et elles ne remarque son absence uniquement alors qu’entre la nuit (A3
l.34-35). W. explique plus tard que le fait d’être perdue empêche d’avoir une perception normale de
l’environnement et que les deux femmes ne se sont pas perdues car elles ne voyaient pas le soleil,
mais qu’elles ne voyaient pas le soleil parce qu’elles étaient perdues : minna’atik tu’ux yàan le’
k’ìino’ tumen sàatlo’on (« je ne comprenais pas où était le soleil parce que nous étions perdues »).
Nous retrouverons ce type de justification plus loin dans le discours des experts.
Mais la méconnaissance du milieu forestier et le fait qu’elles soient moins accoutumées à
s’y déplacer ne sont pas les seules raisons qui conduisent les femmes à s’égarer en forêt. En effet,
les Mayas considèrent que les femmes ont une relation spécifique avec les entités surnaturelles qui
peuplent l’espace forestier. W. explique que ce sont les « esprits gardiens de la forêt » (ou Nukuch
Bàalmo’ob) qui sont à l’origine de leur égarement. Elle en justifie la raison par le fait que la
présence des femmes les agace (A3 l.114-15 & 128-33). Nous verrons qu’il existe une
incompatibilité fondamentale entre la féminité et l’espace forestier sauvage et il semble que les
esprits gardiens, non seulement sont irrités par la présence des femmes, mais qu’ils les perdent
intentionnellement pour les punir. L. une autre femme du village qui s’est un jour perdue en forêt
avec une amie, me confie que, si elles se sont perdues, ce n’est pas le résultat d’une perte
d’orientation mais bien suite à l’action des esprits gardiens qui les ont châtiées (tukàastigarto’on).
Pour cela, les entités surnaturelles altèrent la perception des personnes qui ne voient plus l’espace
de la même façon. D’où le fait de ne plus voir le soleil parce qu’on est perdu.
271
Toutefois, l’action des entités surnaturelles n’est pas uniquement négative et les femmes ne
sont pas sans protection perdues sous la forêt. W. évoque la prière faite par sa mère et celles de ses
proches (réalisées à l’église du village notamment), toutes adressées à Dieu ou à San Juan (le saint
patron du village). Ces derniers ont aussi apparemment altéré la perception des deux femmes,
expliquant le fait qu’elles aient continuées à voir clair même en pleine nuit. Lorsque nous
l’interrogeons à ce sujet, DC y voit là l’action d’entités surnaturelles tel que Dieu ou les Saints,
mais également celle des esprits gardiens de la forêt (peut-être sous les ordres de San Juan) ou des
esprits protecteurs des hommes, « ont fait quelque chose à leurs yeux pour qu’elles ne soient pas
trop effrayées ». En plus de la prière, la mère de W. balaie l’endroit où elles décident de se reposer
pour la nuit (A3 l.59). Ce geste, à la fois action pratique visant à nettoyer le sol des animaux ou des
insectes qui s’y trouvent afin de pouvoir s’y allonger ou s’y asseoir, est également un acte à forte
teneur symbolique. En effet, il n’est pas sans rappeler le travail du chamane qui, lui aussi, « balaie »
(míis) les mauvais vents ou autres entités potentiellement dangereuses d’un espace physique ou
corporel (voir Hanks 1984, 1993a, 1996a). Rappelons aussi que le paysan, avant de brûler sa milpa
fait un pare feu tout autour de son champ, également nommé mìis, une précaution qui vise à éviter
que le feu ne s’échappe hors de cet espace (voir infra 3.2.1).
L’espace forestier constitue, selon la définition proposée au chapitre 4-2.2.2, un « contexte
spatial » particulier, c’est-à-dire un espace physique déterminé qui impose certaines contraintes ou
offre certaines possibilités de type relationnelles, sociales ou émotionnelles entre les diverses entités
qui l’occupent. Les femmes ont une relation particulière avec les entités surnaturelles qui habitent la
forêt. Les esprits gardiens ne tolèrent que difficilement leur présence et rendent de fait cet espace
potentiellement dangereux, même si, dans le même temps, d’autres entités comme Dieu ou San
Juan et, nous le verrons, les esprits protecteurs de la personne (voir chapitre 8), permettent de
compenser cette dangerosité. Mais les entités surnaturelles ne sont pas les seules entités qui
parcourent l’espace forestier et les relations avec les humains, particulièrement les hommes, sont
également modifiées (nous avons souligné précédemment (voir infra 3.3.5) que la forêt est un lieu
privilégié pour les relations sexuelles discrètes). De surcroît, le fait d’être une femme perdue dans la
forêt conditionne les déplacements et la manière d’interagir avec les autres personnes présentes
dans ce milieu. Alors qu’elles sont perdues, W. et sa mère ne répondent pas aux appels des hommes
venus les secourir (A3 l.66-67). La mère de W. justifie ce comportement auprès de sa fille
seulement en lui disant qu’il n’est pas approprié pour une fille de crier sous la forêt. Cette attitude
vise clairement à éviter que les hommes ne les trouvent seules en forêt, et il est envisageable que les
cris contribuent à agacer les esprits gardiens. De même, en arrivant près du village de Petcacab,
elles décident de faire demi-tour bien qu’elles aient des connaissances dans ce village. Le contexte
spatial a également des implications émotionnelles et nous verrons au chapitre 10 que la peur et la
notion de timidité/honte sont primordiales non seulement dans l’appréhension de certains espaces
mais aussi dans les interrelations entre les diverses entités. Les femmes ne se rendent que très peu
en forêt car elles ont peur (sahak) des esprits gardiens qui rendent cet espace potentiellement
dangereux et qui peuvent et veulent les perdre. Mais les femmes éprouvent un autre sentiment vis-àvis des humains et des hommes, celui de honte/timidité (su’ulak). Non seulement les femmes ne
répondent pas aux hommes et ne se présentent pas dans le village de Petcacab car elles ont honte de
s’être perdues mais il est aussi probable qu’elles ne se sentent pas très présentables (leurs habits
sont peut-être usés et sûrement sales).
W. retrouve finalement à chaque fois son chemin grâce à son expérience antérieure dans la
forêt, en se repérant par rapport à des endroits où elle est déjà passée auparavant. Mais ses
potentialités d’exploration restent cependant limitées. La forêt est un contexte spatial
potentiellement dangereux, ainsi qualifié non seulement du fait de la présence des esprits gardiens
mais également en fonction des potentialités interrelationnelles avec les hommes qui sont
différentes de celles à l’intérieur du village. La qualité de cet espace contribue donc à en éloigner
272
les femmes qui ne peuvent finalement jamais approfondir leurs reconnaissances de ce milieu, les
rendant encore plus à même de s’y égarer.
3.5.2
Pour quelles raisons les experts se perdent t-ils ?
Les experts ne sont, en principe, pas sensés se perdre en forêt. Pourtant il peut arriver à
n’importe quel homme de s’y égarer. Plusieurs raisons sont alors invoquées, la plupart d’entre elles,
liées aux entités surnaturelles.
Pour analyser le discours des experts, nous nous appuierons sur deux textes. Le premier est
l’entrevue avec J., déjà présentée plus haut (cf. annexe 1). Le second est extrait d’une interview
réalisée avec DC (un des frères aînés de J.) qui raconte l’histoire du sìip tóolok, un animal
diabolique qui perd les gens en forêt (cf. annexe 2).
3.5.2.1
L’histoire du sìip tóolok
Le sìip tóolok (littéralement « le petit lézard » ou « le lézard de l’erreur ») est un reptile
diabolique qui perd les gens en forêt. Il se tient derrière un tronc d’arbre et se déplace en même
temps que la personne de façon à ne jamais être vu. En effet, son pouvoir, effectif tant qu’il n’a pas
été repéré, consiste à altérer la perception des gens. Les personnes ne font alors qu’avancer en
revenant sans cesse à l’endroit d’où elles sont parties. Leur vue est altérée et elles ne savent plus où
se trouvent le soleil (et ceci d’autant plus si le temps est nuageux). Les repères spatiaux qu’elles
voient à leur droite lorsqu’elles passent une première fois dans un endroit, se retrouvent à leur
gauche, la seconde.
3.5.2.2
Analyse
Comme DC le commente, et comme nous l’avons déjà mentionné, le fait d’être perdu ne
relève pas d’une erreur d’orientation de la part de la personne, tant pour les experts que pour les non
experts. Ce sont des entités surnaturelles qui punissent ou jouent des tours aux êtres humains. Les
experts, en temps normal, ne se perdent pas. Ils connaissent suffisamment la forêt et, même s’ils se
trouvent dans un endroit inconnu, ils sont capables de calculer leur position en fonction de leurs
déplacements ou bien à partir de repères spatiaux de divers types (dénivellations, arbres, etc.) et,
typiquement, en fonction de la position du soleil selon l’heure de la journée. Il est significatif que,
pour les Mayas, le fait d’être perdu, dans le cas des experts essentiellement, n’est pas dû à une
mauvaise appréhension de l’espace, mais ce sont au contraire les éléments de l’environnement qui
se trouvent intervertis par rapport à leur position normale. La course du soleil est inversée, les
arbres se retrouvent du mauvais côté d’un chemin, etc.
Dans leur récit J., W. et DC. mettent en évidence plusieurs points qui font que les experts,
comme les non experts, se perdent en forêt. Le fait de suivre les chiens qui divaguent (J.32 ; W.1618), le fait de revenir toujours au même endroit (A1 37 ; A2 l.11 ; A3 l.96-97), d’avoir la vue
corrompue (A1 l.103 ; A2 l.10 ; A3.entretien) et d’être inconscient du fait d’être égaré, même en
compagnie d’autres personnes (A1 l.74-97 ; A2 l.41-44 ; A3 l.34). Les experts cependant insistent
sur d’autres aspects, notamment le fait que l’environnement n’est plus « à sa place ». Certains
facteurs naturels comme les nuages (A1 l.32 ; A2 l.4), et donc la disparition du soleil, tendent à
amplifier ce phénomène. Pour les experts, c’est le paysage qui est inversé (A1 l.57 ; A2 l. 30-46 &
47-51) et même le soleil ne suit pas sa course normalement (A1 l.117-18). La perte du repère
solaire, comme le souligne DC., nécessite une autre forme d’orientation, plus égocentrée. Cette
forme de repérage dans l’espace, qui tient compte essentiellement du point de vue de la personne
(comme dans l’exemple « l’arbre à droite du chemin »), semble beaucoup plus sujette à confusion
pour les Mayas. Nous avons montré, à partir de l’analyse de la deixis gestuelle (voir chapitre 5), que
le système d’orientation basique est géocentré et que tous les cadres de référence sont alignés sur ce
273
système. Normalement, la perte de repères géocentriques fondamentaux ne devrait pas rendre le
système égocentré inopérant mais c’est pourtant le cas dans l’explication de DC. Cela signifie t-il
que ce système est toujours aligné sur le système géocentrique ou bien peut-il être utilisé
indépendant ? Il est difficile de répondre à cette question dans la mesure où les informateurs avec
qui nous avons tenté d’approfondir cette question ont essentiellement insistés sur le fait qu’être
perdu et avoir la vue rendue brouillée par les entités surnaturelles rend tous les types d’orientation
caducs.
L’égarement altère la perception ou plutôt, celle-ci est altérée par des entités surnaturelles,
comme les esprits gardiens de la forêt ou le sìip tóolok : la vue est affaiblie et on ne reconnaît rien
(A2 l.10). Certains de nos informateurs insistent aussi sur le fait qu’une personne perdue n’est plus
en mesure de s’orienter grâce au son car ses oreilles se mettent à siffler et/ou qu’elle n’entend plus
rien. C’est le cas par exemple lorsque W. n’entend pas son père l’appeler (A3 l.92). Pour illustrer
l’importance de l’orientation grâce aux indices sonores, nous rapporterons l’histoire de ce vieil
homme, sourd, parti chercher du bois dans la forêt derrière le village. Alors que le soir arrive, il ne
revient toujours pas et on décide alors de partir à sa recherche. Un peu plus tard, il est retrouvé
pleurant assis sur un muret, ne répondant pas aux appels de ses sauveurs. Il racontera qu’il s’est
retrouvé dans un lieu qu’il ne connaissait pas et qu’il n’a pas pu se repérer au son pour retrouver la
direction du village, du fait de sa grande surdité.
Les experts finissent par se retrouver lorsque les entités surnaturelles cessent de corrompre
leurs sens ou décident de les laisser partir. Dans le cas du sìip tóolok, c’est lorsqu’il est découvert88
et/ou qu’il est tué. Il est intéressant de souligner que ce lézard est un animal réel mais il est aussi
considéré comme un animal domestique, voire un avatar, de kisin, la figure du diable chez les
Mayas. La relation étroite entre les animaux réels, mythiques et les entités surnaturelles donne aux
habitants de la forêt un caractère ambivalent et fait de ce milieu un espace potentiellement
dangereux pour les hommes également (voir chapitre 10 sur l’ambivalence des entités et les
implications émotionnelles). De ce fait, la plupart des hommes, lorsqu’ils voient un lézard sìip
tóolok, s’efforcent de le tuer, même s’ils reconnaissent que tous les lézards ne sont pas des avatars
de kisin.
Dans le cas des experts comme des non experts, c’est donc l’action des entités surnaturelles
qui est à l’origine de l’égarement. Toutefois, il est rare que ce phénomène puisse être attribué aux
esprits gardiens dans le cas des hommes. En effet, ceux-ci font régulièrement des rituels pour les
nourrir et s’accorder leur protection. Sinon, comme le raconte E., les Nukuch Báalmo’ob peuvent
perdrent les chiens d’un chasseur qui ne leur offre pas régulièrement des offrandes de saànto uk’ul.
Les esprits gardiens de la forêt enlèvent tout odorat aux chiens qui ne voient plus le chemin et se
perdent. Des offrandes de la part du maître sont donc nécessaires pour lui voir restituer ses chiens
par les entités surnaturelles. Mais, même si les esprits gardiens peuvent également punir les
hommes, ce sont d’autres entités telles que le sìip tòolok notamment, qui sont plus généralement
considérées comme responsables. Le fait de ne pas être en mesure d’agir sur ces entités (par le rituel
notamment) et que les intentions de ces dernières soient fondamentalement mauvaises (perdre les
hommes pour se jouer d’eux) justifie probablement le qualificatif de diaboliques que leur attribuent
les hommes.
3.5.3
Conclusion
Pour les experts comme pour les non experts, en forêt comme dans l’espace agricole qui y
est inclus, les principes d’orientation reposent sur divers facteurs et les raisons de l’égarement sont
toujours justifiées à partir d’une perception de l’espace culturellement spécifique et partagée.
88
Le mari de W., se basant sur les récits de la tradition orale, signale que pour échapper au sìip tóolok, il convient de
faire trois galipettes sur le sol. Le lézard ne pouvant pas faire de même, il sera forcé de laisser échapper la personne.
274
En premier lieu, et comme dans l’espace villageois, la reconnaissance des repères
spatiaux est essentielle. Chez les Mayas Yucatèques, il semble que les repères spatiaux végétaux
soient très favorisés. Cependant, leur utilisation comme celle des autres types de repères impose au
préalable un apprentissage contextualisé. En effet, certaines espèces ne poussent que dans certains
espaces (forêt ou village) et l’exploration des ces espaces est donc indispensable. Car les personnes
ne s’appuient pas uniquement sur un type d’arbre (espèce ou variété) mais principalement sur
l’emplacement d’un arbre en particulier. C’est ce que semble indiquer le fait que DC ou J. puissent
identifier un espace à partir de la photo d’un arbre.
Mais se déplacer « sous » la forêt demande un certain degré d’expertise dans lequel
l’expérience et le genre sont des facteurs fondamentaux. En effet, nous avons différencié des
experts et des non experts dans le domaine de l’orientation en milieu forestier, en considérant que
tous les experts sont forcément des hommes adultes et que les femmes sont par essence des non
experts. Nous avons montré que le milieu forestier est un contexte spatial particulier dans lequel les
femmes, de par la présence des entités surnaturelles (comme les esprits gardiens notamment), ne
sont que difficilement tolérées. Les interrelations qu’elles entretiennent avec ces entités sont basées
sur la peur et elles reconnaissent le fait d’être punies (kàastigar), en étant volontairement égarées,
comme légitime. Cette incompatibilité ontologique qui existe entre les femmes et les esprits
gardiens rend l’espace forestier potentiellement dangereux et empêche sa reconnaissance par les
femmes. Car l’expérimentation est fondamentale dans l’apprentissage de cet espace et tous les
hommes ne sont pas pour autant des experts. L’habileté à s’orienter dans cet espace dépendant à la
fois du degré de fréquentation et de la capacité à utiliser certaines méthodes de repérage (comme le
repérage sonore par exemple, mais aussi le calcul des distances) ainsi que divers types de repères :
les repères spatiaux (tels que les arbres, les anomalies du relief, etc), les chemins mais aussi des
repères plus fondamentaux comme la position du soleil ou de la lune, le type de terre ou de
végétation, la direction des vents, etc. Tous ces facteurs rendent les cartes mentales des experts
extrêmement précises, riches et détaillées comme le prouve la comparaison entre le dessin de J. et le
relevé GPS du même parcours. Nous reviendrons sur la question de l’expérimentation spatiale par
les enfants à travers la description des processus de découverte des espaces au chapitre 9.
Enfin, malgré les différences qui existent entre experts et non experts, tous font référence,
dans les principes relatifs à l’orientation comme aux raisons de l’égarement, à un système de
représentation culturellement spécifique et partagé, autrement dit, une ethnothéorie de l’espace
identique. Seul varie le degré d’expertise et les types d’entités mises en cause. La reconnaissance
de repères spatiaux et l’expérience en milieu forestier sont à la base du système d’orientation
(principalement géocentrique) des Mayas Yucatèques. Lors de l’égarement, la cause principale
invoquée par les hommes comme par les femmes est l’intentionnalité des entités surnaturelles qui
perdent les humains pour les punir ou pour se jouer d’eux. Dans ce cas, la perception est altérée et il
n’est plus possible de se baser sur un quelconque type d’orientation (géocentrée ou égocentrée).
Les entités surnaturelles ont donc une place non négligeable dans l’ethnothéorie maya de
l’espace et pour cette raison nous reviendrons plus en détail dans le chapitre 8 sur les divers types
d’entités surnaturelles qui sont directement liées à l’espace et dans le chapitre 10 sur le type de
relations émotionnelles que les enfants établissent avec elles dès leur plus jeune âge.
4
La notion de chemin
A travers les diverses analyses faites jusqu’ici, nous avons souvent évoqué le chemin
comme repère et organisateur fondamental de l’espace maya. Nous souhaitons à présent
approfondir la notion de chemin, une notion présente à plusieurs niveaux, matériel comme
275
conceptuel, dans la langue et la culture maya. La description que nous proposons prend en compte,
à la fois le chemin comme entité matérielle dans l’environnement physique, tout en considérant
l’importance du terme beh (chemin) et ses diverses variations, dans le vocabulaire et les expressions
linguistiques en maya.
Bien que linguistiquement la racine maya de « chemin » soit beh89 et que toute les autres
formes existantes en soient dérivées, il convient toutefois de faire dès à présent une différence entre
deux formes très courantes du mot chemin : beh et bèel. Pour Hanks (1990 : 381), ce contraste est
lié à l’origine ou à la destination du chemin. Il suggère que le chemin ayant comme point de départ,
un repère, se dit beh, alors que celui qui se dirige vers un repère, est désigné comme bèel. Nous
proposons cependant une interprétation différente de celle de Hanks. Il semble que le mot beh
renvoie en général plutôt au chemin en tant qu’objet existant pour lui-même, tandis que bèel semble
avoir une valeur de possession. Examinons les exemples suivants :
(6.1)
hum-p’éel beh
un-CLAS.NUM chemin
un chemin
(6.2)
*hum-p’éel bèel
un-CLAS.NUM chemin
un chemin
(6.3)
beh San ’Aandres
chemin San Andrès
le chemin de San Andrès
(6.4)
u-beh-il San ’Aandres
3A-chemin- NOM3San Andrès
le chemin de Andrès [littéralement « son chemin de San Andrès]
(6.5)
t-u-bèel San ’Aandres
LOC-3A-chemin
San Andrès
par le chemin de San Andrès [littéralement « par son chemin de San Andrès »]
(6.6)
u-bèel Hwàan
3A-chemin Juan
le chemin de Juan
(6.7)
ti’ u-bèel-il-i’ (Hwàan)
LOC
3A-chemin-NOM3-LOC
par le chemin (de Juan) [littéralement « par son chemin » (celui de Juan)]
La comparaison des exemples 6.1 et 6.2 montrent que la forme beh apparaît comme objet
alors qu’il est étrange de considérer bèel de la même manière. Les exemples 6.3 et 6.4 contrastent
dans la mesure où, le premier désigne le chemin (dans le sens de sentier) par son nom, « le chemin
de San Andrès », alors que l’exemple 6.5 fait référence au chemin (dans le sens de trajet), comme
l’itinéraire qui se rend au village de San Andrès. L’exemple 6.5 est une variation du précédent
exemple 6.4. La forme bèel semble toujours sous-entendre un possesseur comme le montre
l’exemple 6.6. Toutefois, bèel peut aussi se voir attribuer le suffixe de possession –il comme c’est le
cas dans l’exemple 6.7. Cependant, cette forme est destinée à marquer une double possession et
semble n’être utilisable uniquement lorsque le possesseur n’apparaît pas. C’est la différence
sémantique que nous distinguons entre beh et bèel qui nous a poussé à traduire dans la partie I, beh
par « sentier », en insistant ainsi sur son caractère d’objet indépendant et bèel par « chemin », dans
un sens plus notionnel et dans la mesure où, en français, le mot chemin peut être possédé.
89
La racine du nom beh a un lien historique très fort avec la racine yucatèque bin, « aller ». Dans les autres langues du
groupe linguistique yucatèque comme en Itza’ et en Mopan le verbe « aller » se dit se dit bèel, alors qu’en lacandon
(dialecte de Naha’) on emploi bin, comme en yucatèque.
276
Etant donné la différence que nous établissons entre le chemin comme objet (beh) et le
chemin possédé (au sens large) (bèel), nous traiterons séparément les deux termes. Nous nous
attarderons ensuite sur la notion de chemin en décrivant les expressions où il a un sens plus
conceptuel.
4.1
La description du chemin (beh)
Nous nous intéresserons maintenant au chemin dans un premier temps, comme entité
matérielle, puis nous verrons comment il est intégré à l’environnement, à partir de sa subdivision
linguistique en maya.
4.1.1
Les différentes parties d’un chemin
Si le chemin constitue une entité matérielle en lui-même, il est également composé de
plusieurs parties. Le schéma ci-dessous (figure 6-34) présente les divers noms des parties d’un
chemin.
Figure 6-34: représentation schématique des différentes parties du chemin
Légende :
táan beh : le milieu du chemin, (litt. « en
plein chemin)
pach beh : derrière le chemin, autour du
chemin
xùul beh : le bord du chemin (litt. « la fin, la
limite du chemin »)
tséel beh : le côté du chemin
háal beh : le bord, le périmètre du chemin
végétation
Le découpage est linguistique et conceptuel, même si cela n’apparaît pas sur le chemin en
tant qu’objet, ce sont les comportements et les formes d’occupation de l’espace, souvent résultats
d’indications linguistiques, qui traduisent matériellement ces divisions.
277
4.1.2
Le chemin dans les éléments de l’environnement
Mais le chemin n’est pas un élément isolé, il est une part de l’espace et de l’environnement
maya. Nous nous intéresserons donc maintenant à la façon dont les Mayas expriment
linguistiquement l’agencement de ces éléments et les éventuelles conséquences au niveau
conceptuel.
En yucatèque, comme en français, on va « sur » un chemin, yó(ok’ol) beh. Cependant
l’emploi de la préposition locative est plus systématique en maya. Etant donné que le chemin
traverse d’autres éléments du paysage maya, il est intéressant de voir comment il y est intégré, et de
quelle manière les Mayas expriment le fait d’aller « dans » d’autres espaces tels que la forêt, la
savane (espace dégagé, herbeux et souvent marécageux) et l’espace villageois.
Lorsqu’ils se rendent en forêt, les Mayas disent typiquement qu’ils vont « sous »la forêt :
yáanal k’áax90 (voir annexe 3). En revanche, aller « dans » la forêt peut être traduit de plusieurs
façons avec à chaque fois des variations sémantiques : ich k’áax (« dans la forêt »), tsu’ k’áax (« à
l’intérieur de la forêt ») ou bien encore ti’ k’áax où la préposition locative indique uniquement le
lieu (litt. « à la forêt »). Pour se rendre « dans » le village, comme dans la savane, on emploie les
expressions suivantes : ich kàah/sabàana (« dans le village/la savane ») et ti’ kàah/sabàana (« au
village/à la savane »). L’expression tsu’ kàah (beaucoup moins courante) ou tsu’ sabàana renvoie
plutôt « au milieu » du village ou de la savane, plus comparable à la forme également très employée
chùmuk kàah qui désigne typiquement la place centrale du village. En revanche, chùumuk beh (« le
centre/la moitié du chemin ») désigne la moitié de la distance d’un chemin, entre le point de départ
et le point d’arrivée. Enfin, certains chemin mènent, en français comme en maya, « au bord »
d’étendues d’eau (háal ha’), de cénotes (háal ts’ono’ot) ou bien au bord de la mer (háal
k’áanab/màar).
Il existe de nombreux types de chemins, mais nous nous contenterons ici de n’exposer que
les principaux. Les plus petits chemins en forêt, uniquement ouverts à coup de machette, se
nomment hòolch’ak ou pi’(ik’)ch’ak. Ils sont aussi généralement appelés t’ul beh(-o-ob), expression
formée à partir de la racine t’u’ul « suivre » car ce sont des chemins peut larges où l’on se suit en
file indienne. Les chemins de taille moyenne sont en revanche désignés par le terme générique beh.
On parle en revanche, pour des chemins considérés comme très larges, de noh beh (« grand
chemin »). Certains chemins, couverts de chaux (sahk’ab) reliant souvent les maisons à la rue, sont
nommés sak beh (« chemin blanc »). Certains sentiers ou chemins dans la forêt sont désignés par
leur propriétaire/créateur. Ce sont souvent des habitants du village mais c’est le cas également des
très larges chemins ouverts pour y faire passer des camions des sociétés Pemex ou Trocopas (voire
annexe 1&3). A l’intérieur de l’espace villageois, on parle de « rue » (kàaye’ de l’emprunt espagnol
calle) et de kàaretera pour les routes goudronnées (désignées de la même façon hors du village).
Dans l’espace villageois, comme forestier, l’organisation des chemins se fait en réseau et les
chemins les plus importants se subdivisent jusqu’à devenir de petits sentiers. Généralement, plus les
chemins sont importants, plus ils ont un caractère collectif, alors que les petits sentiers sont souvent
considérés comme ayant un propriétaire unique et ont, de fait, un caractère plus personnel, menant à
un endroit fréquenté quasi-exclusivement par cette personne.
4.2
La description des chemins (bèel)
Après avoir examiné le chemin comme entité physique, voyons à présent la notion de
chemin entendue comme « parcours habituel d’une entité naturelle ou surnaturelle ».
90
Notons aussi que k’áax est un terme générique qui peut désigner de la végétation, un arbre ou une plante.
278
Un chemin implique souvent un lieu central d’où l’on part et où l’on revient. Les Mayas
désignent en général cet endroit comme « la maison de x » (unayl x/ukuchil). En effet, comme le
souligne Hanks, « there is a cultural premise that all animates, including spirits, occupy stable
places from which they occasionally move » (1990 : 344). Ainsi les hommes, comme les animaux,
ont des chemins menant à leur maison, à l’instar des entités surnaturelles, telles que les vents
mauvais notamment.
4.2.1
Les chemins des hommes
Les hommes, habitués à se déplacer dans l’espace, ont donc un chemin. Nous
n’énumérerons pas ici les divers chemins parcourus par les hommes, n’insistant que sur un aspect
particulier, celui de leur permanence dans le temps et la mémoire.
On désigne souvent certains chemins, notamment dans l’espace forestier, par le nom de leur
« propriétaire » (u-yuùm-il), terme qui peut désigner, à la fois une personne qui prend
occasionnellement ce chemin ou bien son créateur. Dans tous les cas, on souhaite souligner une
relation particulière entre le chemin et la personne. Ainsi, on évoque par exemple le « chemin de x »
(ubèel x) car c’est celui qui mène à sa milpa. Il est également courant de désigner certains chemins,
non pas par le nom de l’espace auquel il mène, mais par l’action à laquelle il conduit. Par exemple,
un paysan pourra autant utiliser la formule suivante pour indiquer le chemin qui mène à son champ :
le’la’ ubèel inkòol (« ça, c’est le chemin qui mène à mon champ ») que l’énoncé suivant pour faire
référence au chemin qui le mène là où il est en train de récolter son maïs : le’la’ ubèel (in)hoch’
(« ça c’est le chemin qui mène (à ma) à la récolte [dans le sens actionnel] »).
Certains chemins sont destinés à être permanents (comme les rues dans le village ou les
chemins pour aller au ràancho par exemple) alors que d’autres sont temporaires et liés à certaines
actions (par exemple le chemin à travers le champ en broussaille pour aller récolter le maïs).
Toutefois la forme ou la taille n’est pas un indicateur de la permanence dans le temps. De plus, il
arrive également que des chemins soient réutilisés. En effet, les paysans gardent en mémoire les
anciens chemins qui parcourent (ou parcourraient) l’espace forestier. DC et Wh. sont aussi capables
d’indiquer les chemins utilisés par les anciens rebelles de la guerre des castes (1847-1901),
aujourd’hui quasiment indiscernables dans la végétation.
Les Mayas, lorsqu’ils se déplacent dans un espace, et particulièrement en forêt, y cherchent
toujours les chemins. Il est très rare pour les Mayas de couper tout droit à travers les bois ou à
travers champ91. Nous avons également montré que le respect des chemins a des implications
sociales dans l’espace domestique (voire la description des chemins des familiers et des non
familiers, voir infra 2.4.1). Pour illustrer ce phénomène nous citerons deux exemples. Le premier
concerne l’auteur personnellement : la veille de se rendre au champ pour récolter le maïs, DC, pour
m’indiquer l’endroit où lui et ses frères se trouvent, me donne simplement l’instruction suivante :
ken k’uchkech te’ naho’ kabin te’ chan beho’, ubèel inhoch’o’on (« lorsque tu arrives à la maison,
tu prends le petit sentier, c’est le chemin de notre récolte [sens actionnel] »). Cette instruction,
largement suffisante pour DC et ses frères, n’aura pourtant pas suffit pour que je les retrouve.
Lorsque j’arrive finalement à l’endroit où ils récoltent le maïs, DC se montre agacé par mon
manque de perspicacité car l’entrée du chemin était pourtant évidente à ses yeux. Le second
exemple illustre une fois encore cette propension à chercher les chemins. Alors que Ep’ (10 ans) et
ses deux petits cousins déambulent au fond de mon sòolar, en avançant dans les broussailles vers le
muret situé à une dizaine de mètres, Ep’ dirige ses cadets en leur faisant remarquer : he’ela’ yàan
ubèeli’ (« voilà, il y a un chemin », littéralement « son chemin », celui de l’endroit où ils souhaitent
se rendre, c’est-à-dire où se trouve le muret). Il n’existe pourtant pas de chemin particulier dans cet
espace qui n’est jamais fréquenté. Il reste difficile de donner les critères exacts utilisés pour
considérer ce qui est ou non un chemin, un sujet qui fera l’objet de recherches à venir.
91
Lorsque W. et sa mère, perdues en forêt, coupent tout droit à travers les bois, W. ne manque pas de le souligner dans
son récit, accentuant ainsi l’aspect tragique et exceptionnel de leur situation (cf. annexe 3, l. 75-76).
279
Il semble également que le chemin soit, dans une certaine mesure, anticipé sur le
mouvement. En suivant un trajet habituel et similaire, les individus semblent avoir un chemin « par
défaut » sur lequel on s’attend à les voir passer (le chemin qui les conduit chez eux, à leur champ).
C’est d’ailleurs ce chemin qu’on désigne du nom de son propriétaire. Nous verrons qu’il en va de
même pour les animaux. Ainsi, alors que nous rentrons par la même rue et que je m’apprête à
obliquer vers ma maison, DC, voulant souligner la présence de ma nouvelle barrière, emploie la
formule suivante : yan ak’alik abèel (« tu vas fermer ton chemin »). Je lui demande alors où se
trouve mon chemin et il m’indique que c’est le trajet que je prends habituellement pour me rendre
jusqu’à l’entrée de ma maison. Il est intéressant de souligner d’abord qu’à mes yeux il n’y pas
d’indications matérielles de ce chemin, ensuite qu’il n’est pas, comme en français, celui de la
maison, mais bien le mien et qu’enfin, avant que je m’y engage, « mon » chemin existe déjà. Pour
renforcer ce dernier point, citons l’exemple suivant de Mi. et de son cousins R. qui, emportant le
maïs à moudre, se trouvent au milieu de la rue. Un vendeur de tortillas arrive alors à moto et R.
lance à sa cousine : Tséel aba’ tubèel e’ konwàaho’ ! (« pousse toi du chemin du vendeur de
tortillas ! »). L’emploi de chemin dans cette acception semble proche de celle utilisée en français
pour « route » dans des expressions telles que « (il suit/c’est) sa route », même si, dans ce dernier
cas, le sens est plus conceptuel et moins lié directement à la matérialité du chemin au sol. Les
exemples cités ici sont à mettre en rapport avec certaines expressions que nous décrirons plus bas.
4.2.2
Les chemins des animaux
Nombreux sont les animaux qui ont un chemin même si la stabilité dans le temps de ces
chemins est variable. Certains animaux ont des chemins relativement permanents, ainsi les fourmis
sàay qui tracent de véritables sentiers de plusieurs centimètres de large dans la forêt. D’autres
suivent un trajet particulier en fonction de la saisonnalité, tels les cerfs pendant la saison des
amours, ou bien un itinéraire établi en fonction des ressources disponibles, ainsi l’agouti qui revient
toujours au même arbre lorsque celui-ci donne ses fruits. Enfin, certains animaux n’ont pas de
chemins stables et se contentent de se déplacer dans l’espace forestier.
Les chemins des animaux sont des indicateurs essentiels pour les chasseurs mayas, ces
derniers faisant aisément la différence entre les divers chemins de chaque animal. En effet, il est
rare que les animaux, ou les hommes, empruntent les mêmes sentiers et, même s’ils se croisent de
temps à autre, chaque entité possède son propre chemin. Pour les chasseurs, le fait que les animaux
suivent un parcours régulier est une aubaine pour pouvoir les chasser. Sachant que l’animal passera
forcément par cet endroit particulier, le chasseur n’a souvent qu’à se poster à l’affût sur le chemin et
attendre l’arrivée du gibier pour le tirer. Certains indicateurs permettent de savoir si le chemin est
fréquenté, ou l’a été récemment : des indices visuels (tels que des traces de pas ou de défécations,
des branches cassées, etc.) mais également olfactifs (l’odeur des sangliers, par exemple, est très
reconnaissable et persistent pendant plusieurs minutes après le passage de l’animal).
4.2.3
Le chemins des vents mauvais et autres entités surnaturelles
Comme les hommes et les animaux, la plupart, sinon toutes les entités surnaturelles, ont leur
chemin. Les Mayas de façon générique parlent « des chemins des vents mauvais » (ubèel k’ak’as
’ìik’o’ob). Cependant ces chemins sont autant ceux des mauvais vents que d’autres entités, telles
que les esprits gardiens de la forêt, qui se déplacent également sous formes de vents. Nous
approfondirons dans le chapitre 7 les diverses catégories de vents et leurs conséquences sur
l’occupation de l’espace.
Indiquons simplement que, de manière générale, les vents mauvais se déplacent dans les
dépressions topographiques et que leur intensité varie en fonction du contexte. Comme les entités
naturelles, les vents mauvais ont également un lieu d’origine et d’où ils tirent parfois leur caractère
négatif. Lors d’une séance de guérison, le chaman, après avoir énoncé sa prière et oint en signe de
280
croix le front des éventuels spectateurs avec de l’alcool 92, boit une gorgée de celui-ci qu’il crache
sur le rameau de sip che’93 qu’il agite au dessus de la tête du patient. La prière du chaman dure
environ une quinzaine de minutes pendant lesquelles, avec une énonciation rapide, il nomme tous
les vents mauvais qu’il connaît, les incitant à partir, les repoussant aux quatre coins de la terre, aux
quatre coins du ciel (il cite les points cardinaux, lak’in, xaman, chik’in, nòohol), les renvoyant là
d’où ils viennent (ti’ uka’abin tu’ux utàal). On dit que le chaman « balaie » (míis-t-ik) les vents.
Pour cela, il fait appel à un vent plus fort dit chan bàandolero ìik', qui emporte tous les vents
mauvais cités dans sa prière et susceptibles d’être dans le corps du patient, là où ils sont censés
demeurer. Enfin, il renvoie ensuite le chan bàandolero ìik’, là d’où il a été appelé, c’est-à-dire ti’
noh k’iwik, ti’ chan k’iwik (à la grande place, à la petite place94).
Le texte suivant est un extrait tiré d’une prière chamanique de type hanli’ kòol, normalement
effectuée pour remercier les esprits gardiens de la forêt après la récolte d’un champ. Cette prière a
été réalisée en 1995 sur la demande spéciale de Valentina Vapnarsky qui l’a enregistrée et
transcrite. Même si elle ne possède pas de champ, le spécialiste rituel reprend la structure canonique
de ce type de prière et utilise des repères et des noms de lieux environnant le village.
Hats’aknààak topoknààak
kubin int’àan tunohk’ab bíin
u ah kanan~k’áak’bilo’
bèeh X-Panhae’
ah-kanan~k’áak’bilòòo’
bèeh Hàal~tìinta
yumèen
Hats’aknààak topoknààak
ma parole va à la main droite
des gardiens du feu
sur le chemin de x-Panha’
des gardiens du feu
sur le chemin de Haltinta
oh pères
Hats’aknààak toponààak
kubin int’àan tunohk’a
utalam hahal ki’ichke(le)milóo’
ah-kanan~k’áak’bilóóóo’
le’ San Antonyo
yumèèèen
Hats’aknààak topoknààak
ma parole va à la main droite
des puissants grands esprits
les gardiens du feu
de San Antonio
oh pères
(…) beh Xyàatile’
le’ Tsakha’ase’
(...) le’ San Merehìildo
(…)ah-kanan~k’áak’bilóo’
ti bin u ah kanan~montàanya’ilóo’
beh Pach mùule’
(…) beh Sahka~ch’éene’ …
sur le chemin de Xyatil
de Tsakha’as
de San Meregildo
(aux) gardiens du feu
aux gardiens de la forêt
sur le chemin de Pachmùul
sur le chemin de Sahkabchen
On note à la fois la mention de la topographie et au chemin (beh) pour désigner les entités
surnaturelles et les convier à participer au rituel réalisé en leur honneur.
4.2.4
Les autres chemins
Enfin signalons que de nombreux éléments naturels, donc certains internes au corps, ont
également des chemins. Ainsi les veines sont considérées comme ubèel k’i’ik’, « le chemin du
sang », et l’urètre comme ubèel wìix, « le chemin de l’urine ». Il existe également certains chemins
92
L’alcool est un kòontra-ìik’, c’est-à-dire un prophylactique et permet au chaman et aux autres personnes présentes de
ne pas recevoir de vents mauvais ni d’en transmettre.
93
bunchosia swartziana selon (Kunow 2003)
94
Nous avons choisi de traduire ici k’iwik par « place » pour conserver le caractère vague de ce lieu. K’iwik est parfois
traduit par « centre » et on peut inférer un rapport entre les quatre coins du ciel et de la terre où sont renvoyés les vents
et le centre qu’ils déterminent, où pourrait être localisé le chan bàandolero’ ìik’. Le centre, considéré comme le
cinquième point cardinal, est fondamental dans les prières chamaniques (en particulier le hèets lu’um) (voir Hanks
1990).
281
désignés de manière métaphorique, comme « le chemin du rat » (ubèel ch’o’) qui fait référence à un
élément horizontal de la charpente destiné à renforcer le toit d’un bâtiment, et sur lequel cours
effectivement des rats et d’autres animaux (scorpions, blattes, serpents, etc).
4.3
Le chemin linguistique et conceptuel
Après avoir décrit les divers types de chemins tels qu’on les retrouve dans l’espace réel
maya, intéressons nous maintenant à la place du chemin dans l’espace linguistique maya. Nous
nous attacherons à explorer le sens notionnel du chemin à travers l’analyse de plusieurs expressions
fréquemment employées en yucatèque. Nous verrons également que l’on retrouve la métaphore du
chemin pour exprimer certains aspects du déroulement du temps.
Loin de vouloir expliquer, ou apporter des éléments quant à l’origine de certaines
expressions mayas construites à partir du terme beh, nous souhaitons ici montrer combien la notion
de chemin touche des domaines culturels variés et souligner l’importance de cette notion dans les
représentations mayas.
Il semble que la vie de l’individu maya (son destin), soit, de façon métaphorique conçue
comme un chemin. En effet, plusieurs expressions courantes renvoient à cette image :
Bix abèel ?
Comment vas-tu ? [litt. « comment est ton chemin ? »]
x-Prin tuts’o’ok ubèel
Prin s’est mariée [litt. « Prin a terminé son chemin »]
Un autre sens renvoie plus à la conformité, d’une action notamment, et la conscience :
Tubèel
C’est bien [litt. « ça suit son chemin »]
Tunch’a’ik beh
Il fait les choses consciemment [litt. « il prend un chemin »]
Sa’at ubèel le’ úuchben máako’
Le vieil homme a perdu la raison [litt. « le vieil homme a perdu son chemin »]
Un autre sens, dont nous n’avons pas d’exemple dans nos observations de terrain, est celui
cité par les dictionnaires de Bricker & al. (1998 : 29-30) et le Diccionario maya popular (2003 : 46)
de l’Académie de la langue maya du Yucatán : celui de fonction95. Ainsi les exemples suivants :
Ba’ax ubèel ?
A quoi cela sert-il ? [litt. « quel est son chemin »]
Le’ sùumo’ mix ba’al ubèel
Cette corde ne sert à rien [litt. « la corde n’a pas de chemin »].
Bricker et al. (1998 : 29-30) font le rapprochement entre la racine beh, « chemin » et bèet
« faire ». Dans la mesure où nous n’avons pas de matériaux pour étayer cette hypothèse nous nous
contenterons de la signaler.
95
Notons que ces deux dictionnaires ont été réalisés au Yucatán, région qui connaît certaines variations linguistiques
avec elle du Quintana Roo où nous avons conduit nos observations.
282
Enfin, la racine « chemin » (beh) est présente dans plusieurs expressions renvoyant au
temps, ainsi les termes pour dire « tout de suite » (be’òora), « aujourd’hui » (behlàa’e’) ou « de nos
jours » (behla’ake’) et « après-demain » (ka’a beh).
4.4
Conclusion
A travers cette brève description de la notion de chemin en maya, le but est essentiellement
de donner au lecteur une idée de l’importance de ce concept dans la langue et la culture en
soulignant sa possible influence au niveau cognitif, plus particulièrement dans le domaine des
représentations spatiales.
Le chemin, à la fois élément physique dans l’espace réel, est également pensé comme un
parcours généralement en relation à un propriétaire (yùum-il), avec qui il est lié par une relation
particulière. C’est également une notion plus large que l’on retrouve dans la conception de la
personne et du temps. Pour Hanks, « [the] various realizations of the path have in common that
they are directional. Whether one considers it as an emerging stream of experience whose finality is
unknown, as a life course, or as a vector from an origo to an end point, paths according to Mayas
lead somewhere” (Hanks 1993a : 243, l'emphases est celle de l'auteur). Cependant, un travail
d’investigation, entamé ici, reste à faire pour déterminer la place et l’influence de ce concept dans
les représentations mayas.
Le chemin est un élément essentiel dans les principes de représentations spatiales et
d’orientation. Il ne semble pas fonctionner comme une limite dans la mesure où il ne sert pas
proprement à définir des espaces (même s’il peut le faire) mais est plutôt conçu comme reliant entre
eux des repères spatiaux ou, plus exactement, comme partant d’un repère pour mener vers un autre
repère ou dans un espace particulier (un champ par exemple). Dans certains cas, on ne sait pas où
mène exactement un chemin, c’est le cas particulièrement dans le sens notionnel (tel que le chemin
de la vie par exemple). Dans le système d’orientation géocentrique les orientations propres des
chemins sont rarement considérées comme décisives car peut importe les circonvolutions ou les
changements de direction liés à son tracé, on considère que le chemin mène à un endroit précis
qu’on indiquera souvent par sa direction « à vol d’oiseau » (voir indications gestuelles chapitre 5).
283
Chapitre Sept : La dynamique contextuelle de l’espace
Dans les chapitres précédents nous avons surtout décris les différents espaces par
l’opposition entre un espace villageois et un espace forestier et agricole, en insistant sur leur
organisation générale et leur qualité intrinsèque : le village est un endroit plutôt sûr et dédié aux
activités féminines, en contraste avec la forêt, lieu potentiellement dangereux et essentiellement
masculin. Nous allons maintenant nuancer nos propos en montrant combien la qualité des espaces
est variable en fonction du contexte. Toutefois, il ne faudrait pas considérer le contexte comme un
ensemble de variables incommensurables. En effet, à travers une ethnographie précise des
comportements et le recueil de discours des adultes experts et non experts, nous montrerons quels
sont les facteurs pertinents qui entrent en compte dans les changements d’organisation des espaces.
1
L’exemple de la gestion de la dangerosité de l’espace
Pour les Mayas Yucatèques, des vents invisibles et dangereux, considérés comme porteurs
de maladies, parcourent l’espace quotidien, jouant un rôle déterminant dans la structuration de
l’espace physique comme conceptuel. Nous exposerons de quelle manière les vents organisent
l’espace selon des repères spatiaux dans une temporalité définie et, dans le même temps, comment
ils peuvent induire une structuration interindividuelle de l’espace suivant des modèles sonores et
visuels inscrits dans une temporalité non prévisible.
Nous décrirons rapidement ce que sont les vents mauvais puis, à travers l’exemple de la
gestion du mauvais œil, nous montrerons comment l’espace peut être restructuré de manière
contextuelle en fonction de rapports interpersonnels. Cette partie reprend en partie des exemples
ethnographiques analysés de manière plus approfondie dans une précédente publication (Le Guen
2005).
1.1
L’organisation cyclique de l’espace en fonction des mauvais vents
Pour les Mayas des « vents mauvais », ainsi nommés en maya yucatèque (k’ak’as ’ìik’), sont
des entités surnaturelles, toujours dangereuses car porteuses de maladies. Les vents peuvent être de
divers types mais sont d’essence identique. On peut les cataloguer en trois types principaux : (1) les
vents mauvais qui se meuvent par eux-mêmes, (2) les vents apportés par des entités naturelles ou
surnaturelles et (3) les vents envoyés par des entités surnaturelles comme punition. Tous sont
invisibles, vecteurs de maladies et regardés par les Mayas comme très dangereux. Les enfants y sont
le plus sensibles et ce sont généralement les premiers à être rendus malades, risquant souvent même
la mort. En règle générale, la transmission de la maladie survient lors de la rencontre entre deux
entités dont les statuts sont inégaux (Kunow 2003 : 61). Ce peut être en particulier le cas d’un
homme croisant le chemin d’un être surnaturel ou bien d’un enfant regardé par un adulte qui porte
le « mauvais œil ».
1.1.1
La structuration de l’espace en fonction des vents mauvais
Le premier type de vents est celui des vents mauvais qui se meuvent par eux-mêmes ou
’ìik’o’ob. Les vents de ce type, cités par Villa-Rojas comme des « vents malfaisants/malins »
(1987 : 343), se déplacent par eux-mêmes suivant des chemins précis.
284
Même si ces vents sont invisibles, ils ne sont pas pour autant imprévisibles et plusieurs
aspects spatiaux et temporels conditionnent leurs déplacements. D’abord, ces vents ne parcourent
pas l’espace de manière aléatoire, mais en suivant, la plupart du temps, les dépressions naturelles du
relief. Ces affaissements topologiques se trouvent communément au pied de buttes, d’où leur nom
en maya ukáalap bu’tun (littéralement : « entre les buttes »). Ces voies de passage des vents sont
généralement désignées comme « les chemins des vents mauvais » (ubèel k’ak’as ’ìik’). Les Mayas
soulignent également que les vents suivent les chemins des hommes qui, eux-mêmes respectent en
général les courbes de niveaux.
L’aspect temporel est également important dans les déplacements de vent et on peut y voir
une certaine cyclicité, journalière et hebdomadaire. Certains disent qu’à midi, heure la plus chaude
de la journée, les vents mauvais sillonnent ces chemins, mais pour une heure seulement, car c’est la
nuit que sortent les vents et à minuit qu’ils sont les plus forts et les plus dangereux. Ils persistent
jusqu’à ce que le jour apparaisse et que les activités des hommes ne débutent. Pour les Mayas, les
mardis et les vendredis sont des jours spéciaux, considérés comme « les jours de
sorciers/chamanes » (uk’ìinil h-wàay/h-men), car plus propices aux contacts et aux rapports entre les
entités surnaturelles et les hommes. Les vents mauvais sont dits être plus fréquents et plus
dangereux ces jours-là. On évite donc de voyager loin ou de transporter des bébés pendant ces
périodes.
Manifestement, ils sont de nature différente du vent comme phénomène atmosphérique
pourtant nommés de la même manière (’ìik’). Les Mayas soulignent bien, notamment lorsqu’ils
vont à la chasse, que le vent aérien, lui, cesse de souffler la nuit tombée. Soulignons que certains
vents très puissants peuvent parcourir le village même de jour, étant dangereux uniquement pour les
très jeunes enfants.
Il est intéressant de considérer comment les Mayas conçoivent la disposition des éléments
naturels et de quelle manière ils utilisent ces éléments dans leur gestion de la dangerosité de
l’espace. Il existe certains prophylactiques naturels aux vents mauvais (ou kòontra ’ìik’) que l’on
trouve essentiellement sous forme de plantes ou fleurs. Les plus connues sont le ya’ax halal, sorte
de bambou vert que l’on sème sur les tombes, pour protéger la dépouille contre les attaques
éventuelles des sorciers et la sabìila (aloe vera). Certains mentionnent également des fleurs de
couleur rouge que nous n’avons pas pu identifier. Notons que la couleur rouge, chez les Itza’ de San
José au Guatemala, proches parents des Yucatèques linguistiquement et culturellement, est
considérée comme protection contre les vents mauvais. Le ya’ax halal comme la sabìila poussent
naturellement dans la forêt et J. nous explique que, lorsqu’une personne passe dans un espace
délimité par ces plantes, il ne risque pas de croiser le chemin des vents mauvais, apparemment
déviés ou affaiblis par ces entités végétales aux propriétés prophylactiques. De manière subtile,
certaines personnes font pousser ces plantes dans leur sòolar et notamment autour de leur maison
(dans l’axe des piliers porteurs essentiellement). DC nous dit que, prétextant souvent des raisons
esthétiques, les habitants cherchent en réalité à protéger leur maison des attaques des mauvais vents,
comme de celles des sorciers, également repoussés par ces plantes. L’organisation physique de
l’espace domestique n’est donc pas uniquement soumise à des impératifs purement matériels,
sociaux ou esthétiques mais obéit également à des impératifs dépendants de la qualité d’entités
surnaturelles et invisibles. S’il est difficile de voir une hiérarchie entre ces niveaux, il ne sont
toutefois pas complètement indépendants les uns des autres. En effet, nous avons souligné
l’importance à la fois protectrice et esthétique (les divers types de fleurs plantées, par exemple, sont
désignés le plus souvent par le terme générique de flòores et la majorité des personnes interrogées
ne leur concèdent souvent qu’un intérêt esthétique), mais le caractère social est aussi présent, dans
la mesure où la présence de prophylactiques dans son jardin permet d’accueillir chez soi des
personnes éventuellement porteuses de mauvais vents tout en se protégeant.
Les mauvais vents, qui sont dits se déplacer par eux-mêmes, ne passent toutefois pas dans le
village durant la journée. En effet, les Mayas considèrent qu’il existe une frontière non visible qui
entoure l’espace socialisé protégé par les gardiens du village (Báalam kàaho’ob ou Ah Kanulo’ob).
En revanche, à l’arrivée de la nuit, la frontière protectrice devient de plus en plus poreuse jusqu’à
285
être inexistante vers minuit. La structuration de l’espace et des activités se réalise en fonction des
vents mauvais et la démarcation entre les zones sûres et dangereuses se fait selon un contexte
variable dépendant de l’heure de la journée. De jour, les ho’kàah (ou « portes du village ») sont un
repère visible et symbolique (une structure abritant les entités invisibles protectrices du village) qui,
avec l’orée de la forêt, déterminent une frontière épaisse (voir figure 6-1) séparant la forêt, espace
sauvage et dangereux où évolue les vents mauvais, du village, espace socialisé et protégé. Alors que
dans la journée les chemins à l’intérieur du village sont des endroits relativement sûrs et fréquentés,
la nuit, en revanche, la frontière protectrice du village se dissipant jusqu’à être inexistante autant
physiquement que symboliquement, ils se convertissent en lieux dangereux et il est déconseillé,
même pour des adultes, de rester au milieu d’un chemin (táan beh). L’obscurité et les vents
mauvais qui entrent dans le village agissent comme des restricteurs spatiaux et la frontière avec la
zone dangereuse est maintenant symbolisée par les murs de la maison et la zone proximale qui
l’entoure96. Toutefois, le changement d’une situation à l’autre se fait de manière évolutive et
différente selon le statut des individus. Si l’obscurité restreint de fait les déplacements, les femmes
et les enfants sont limités dès la tombée de la nuit à l’espace du foyer, alors que les hommes
peuvent attendre jusqu’à 22H00 avant de rentrer. Les chemins et les dénivellations deviennent alors
des espaces dangereux où circulent des entités invisibles et des vents puissants.
1.1.2
Les autres types de vents
Il existe un second type de vents : les vents mauvais portés (uyìik’al tupàach). On parle
généralement en maya de ces vents comme associés à des entités naturelles (les hommes et parfois
certains animaux) ou surnaturelles (les esprits gardiens ou les âmes des morts par exemple). La
forme possédée de ’ìik’ : uy-ìik’-al dénote le fait que ce type de vent est en relation directe avec
l’entité qui le transporte derrière/avec elle, littéralement « dans son dos » (tupàach)97. C’est lors de
ses déplacements et de son passage dans certains lieux, en particulier la forêt, que l’entité ramasse
les vents mauvais. De par leur nature et les endroits d’où ils arrivent, les entités surnaturelles
charrient les vents les plus puissants et les plus dangereux. On dit par exemple des âmes des morts
ou des esprits de la forêt qu’ils ont « beaucoup de vents derrière eux » (táah yàan uyìik’al tupàach).
Les maladies qu’ils provoquent sont mortelles, si elles ne sont pas soignées à temps. Les esprits
gardiens de la forêt, les saints, dans une certaine mesure et les « animaux domestiques »98 des
Nukuch báalmo’ob (esprits gardiens), sont aussi porteurs de ces vents.
Les êtres humains sont aussi porteurs de ces vents, de manière générale lorsqu’ils reviennent
de l’extérieur, mais plus particulièrement de la forêt ou de la milpa. Toutefois, les vents amenés par
les hommes sont moins dangereux et se dissipent après quelques temps. Le déplacement n’est pas
l’unique cause des vents mauvais et le changement d’état d’une personne peut également les
engendrer, se rapprochant alors des entités surnaturelles dont l’ontologie est plus dangereuse que
celle des hommes. Un adulte affamé, assoiffé, fatigué ou saoul peut être porteur de vents mauvais
désignés sous le terme générique d’òoho’ ìik’ (« mauvais oeil »99 connu dans sa traduction
espagnole comme mal de ojo) correspondant à toute une classe de maladies transmises par la vue
d’un être humain à un autre, habituellement d’un adulte vers un enfant. L’òoho’ ìik’ est aussi
considéré par les Mayas comme étant un vent porté (uyìik’al tupàach). Nous analyserons plus bas
96
La zone proximale ou zone de voisinage est celle qui entoure la maison. Son extension est variable et définie par les
comportements humains (la nuit, elle est déterminée par l’aire de défécation nocturne).
97
On parle dans les mêmes termes de « suivre » une personne ou une procession : bin tupàach : « accompagner
quelqu’un ».
98
La mythologie maya regorge de monstres fabuleux, typiquement désignés comme k’ak’as ba’al (« choses
mauvaises »), tel le bòob, et qui errent la nuit, s’approchant des endroits habités ou passant sur les chemins, pour
attaquer les humains. La plupart des ces animaux fabuleux sont dits ressembler à des animaux familiers mais de taille
démesurée (voir par exemple Vapnarsky 1995). On considère que ces entités sont réelles et plusieurs personnes nous
ont d’ailleurs contées leur rencontre avec de telles créatures.
99
Littéralement « le vent de l’œil ».
286
ce type particulier de vent et son importance dans les principes d’organisation de l’espace entre les
participants.
Enfin, il existe un dernier type de vents, ceux envoyés comme châtiments. Ce type de
vents, envoyés par les entités surnaturelles et parfois certains sorciers, comme punition, sont
considérés de nature identique aux autres vents que nous avons décris. Leur différence principale
réside dans l’intentionnalité dont ils sont issus, envoyés par des entités surnaturelles comme
conséquence d’un comportement non adéquat.
Dans le cas des autres vents, les personnes sont rendues malades simplement du fait d’être
passées sur le chemin d’un vent mauvais ou bien d’une entité qui en était porteuse. Ici c’est l’entité
(un saint, un esprit de la forêt ou l’âme d’un mort, parfois un sorcier) qui envoie intentionnellement
un vent pour punir délibérément (kàastigar) la personne qui l’a offensé. C’est par exemple le cas
lorsque les esprits de la forêt sont en colère contre un homme qui n’a pas fait les offrandes
nécessaires lors de la mise en culture de ses champs. Ce n’est pas forcément la personne incriminée
elle-même qui sera touchée mais ce sont ses proches, parfois les enfants (peut-être car ils sont plus
fragiles), qui seront rendus malades. Ainsi l’histoire de A., la fille de T. qui avait si mal aux jambes
qu’elle fut emmenée à Felipe Carrillo Puerto chez un docteur. Comme rien n’y faisait, on l’a
conduite chez un chaman (mèen) qui a conseillé de faire un hanli’ kòol (cérémonie destinée à payer
les dieux de la forêt). Une fois la cérémonie accomplie, la douleur disparue confirmant l’origine du
vent comme un châtiment envoyé par les esprits gardiens. Lorsque les entités surnaturelles rendent
ainsi malade intentionnellement une personne, ils sont également les seuls à pouvoir la guérir ; il est
donc impératif d’identifier quelle entité rétribuer.
Il existe également un sous-type de vents qui ne sont pas directement envoyés, mais
« (en)fermés » (k’al ’ìik’) dans certains espaces. Lorsque, dans une maison, un enfant est toujours
malade ou bien des animaux domestiques meurent régulièrement sans raison particulière, certains
Mayas pensent qu’il est possible qu’un mauvais vents soit enfermé dans cet espace. On fait alors
appel à un chamane pour qu’il réalise une cérémonie curative, celle du hèets’ lùum (« la réparation
de la terre ») (voir notamment Hanks 1990 : 345-349). D’abord, il faut localiser où se trouve le vent
mauvais. Cette opération (nommée tíich’ k’a’ak’, « l’éclairage ») est possible grâce à l’emploi par
le chamane d’une sáastun, une pierre qui lui permet d’accéder à un autre plan de réalité et donc de
percevoir les mauvais vents. Lorsque le mauvais vent est localisé, il est directement expulsé dans
l’espace sauvage (la forêt) ou bien récupéré grâce au sìip che’ (rameau utilisé par le chamane pour
« balayer » les mauvais vents), et jeté plus tard et avec de nombreuses précautions dans un endroit
non socialisé. Pour DC, les vents enfermés dans les unités d’habitations domestiques sont
généralement le résultat d’une cérémonie pratiquée par les anciens propriétaires de l’espace, des
sorciers. Selon lui, ils pratiquaient un rituel pour enfermer délibérément un mauvais vents dans leur
sòolar afin d’éviter que personne n’y pénètre ou ne l’habite plus tard. Pour cela, les sorciers dans le
déroulement du rituel, font mourir une poule en l’enterrant vivante. Après le hèets’ lùum, DC
prétend que l’on peut retrouver les os ou le cadavre de la poule à l’endroit où a été localisé le
mauvais vent.
1.2
L’òoho’ ìik’ et la structuration contextuelle de l’espace
L’ òoho’ ìik’ ou « mauvais œil », bien connu dans les cultures mésoaméricaines peut
prendre diverses formes. Dans le cas des Mayas de la péninsule du Yucatán, il se transmet par la
vue, selon un mode particulier qui détermine des relations spatiales interpersonnelles particulières.
Scène 1 :
Nous sommes dans la maison principale du terrain de Don Sùus avec sa femme et son fils. La nuit
est déjà tombée et P. est là, venu visiter son beau-père avec sa femme M. et ses trois enfants dont le
287
plus jeune, dans les bras de sa mère, n’a que cinq mois. Alors que nous conversons, la mère entend
que quelqu’un s’approche, dissimulé par l’obscurité. Elle demande : « est-ce toi Juan ? » et une
réponse affirmative se fait entendre. C’est alors que M. prend son bébé et se retire rapidement dans la
pièce au fond de la maison qui sert habituellement pour le bain. Regardant par-dessus la porte, elle
prend soin de ne pas exposer son enfant. A mon regard surpris et interrogateur on me répond : yàan
uyìik’al tupàach ! Tumen náach utàal (« il a beaucoup de vents mauvais avec lui ! Car il vient de
loin »). Effectivement, tous savaient que J., un des fils de la maison, était allé suivre la procession du
Saint jusqu’au village voisin. S’il avait regardé le bébé, il lui aurait à coup sûr transmis le mauvais
œil et l’enfant serait tombé malade [NT_TC-18-05-04].
La nuit tombée, la maison principale servant également de cuisine, devient le lieu le plus sûr
du sòolar suivant la politique de restriction (plus ou moins concentrique) des espaces en fonction
des vents (cf. figure 7-1). Mais l’irruption de Juan, modifie la structuration de l’espace et le danger
lié aux vents mauvais n’est plus fonction de l’emplacement des chemins ou des bâtiments, mais se
construit selon le statut des personnes présentes (un adulte voyageur et un enfant) et en fonction du
champ visuel (cf. figures 7-1 et 7-2).
Figure 7-1: organisation du terrain de Don Sùus selon marqueurs spatiaux et les vents
Figure 7-2: organisation interpersonnelle de l’espace en fonction du champ de vision de J.
288
Légende des figures 7-1 & 7-2 :
aire sûre
M
M. et son bébé
foyer de la maison principale
J
J.
dépression topographique
zone sonore annonciatrice de danger
chemin des hommes
zone visuelle de risque (= champ de vision de Juan)
chemin des vents mauvais
1.2.1
L’òoho’ ìik’ : définition et précautions
L’òoho’ ìik’ est un type particulier de vent qui parcourt les chemins mais dont la temporalité
et l’origine ne sont vraiment connues que de certains experts rituels (les chamanes notamment). En
effet, le caractère principal du mauvais oeil est d’être porté par certaines personnes et transmis par
le regard. C’est donc le contexte antérieur, le statut, l’état des personnes, leur origine spatiale, leur
condition physique et leur rapport interpersonnel en fonction du champ visuel qui sont considérés.
C’est le rapport inégal de statut (entre un adulte et un enfant) qui entre en compte dans la
transmission de la maladie et le jeune enfant considéré comme faible et fragile n’a pas assez de
force pour repousser l’agression d’un vent mauvais. Ce sont majoritairement les bébés qui sont les
plus touchés et c’est donc avec eux que l’on le prend le plus de précautions. Toutefois, les enfants
plus âgés et les adultes peuvent aussi être atteints, notamment s’ils ont une blessure profonde100.
Deux raisons principales sont à l’origine de l’òoho’ ìik’ : l’origine spatiale de la personne
et/ou un changement d’état physiologique. Toute personne arrivant de l’extérieur, de la forêt
notamment, est en principe considérée comme porteuse de ce vent mauvais. Les liens familiaux ou
personnels n’entrent pas en compte et un père revenant de la milpa peut tout autant rendre malade
son enfant qu’un étranger Comme nous l’avons vu plus haut, les personnes revenant d’un long
voyage sont assurément porteuses de ce vent.
On considère aussi que ce type de vents mauvais peut pénétrer dans la personne suite à un
changement de son état physiologique. Le fait d’être affamé, saoul (critère lié à la faim car les
Mayas boivent sans manger), fatigué ou assoiffé permet au vent mauvais de s’introduire dans le
corps d’un individu, le regard de ce dernier devient alors potentiellement dangereux. Il en va de
même pour toute activité physique qui rend le corps et l’énergie vitale « chauds » (chokoh ’óol 101).
Les femmes enceintes ou ayant les menstrues sont également considérées comme porteuses de ce
vent du fait de leur état physiologique particulier. Les deux facteurs, origine spatiale et état
physiologique, sont souvent liés : c’est le cas par exemple lorsqu’on revient d’un long trajet à vélo
ou bien encore, combinaison considérée comme l’une des plus dangereuse, si l’on vient de faire
l’amour en forêt. Une femme revenant dans cet état qui regarderait un enfant lui causerait à coup sûr
de l’òoho’ ìik’, si gravement qui cela pourrait même le conduire à la mort.
Pour ces raisons, à peine aperçoit-on l’arrivée de quelqu’un dans la maison ou lors de
sorties, de jour comme de nuit, qu’on prendra soin de cacher l’enfant avec une étoffe, cette dernière
formant une frontière visuelle déterminera une zone relativement sûre.
100
Par exemple du à la morsure d’un animal ou bien à une coupure profonde.
Bricker (1988) traduit óol comme “heart, will, energy, spirit” et chokoh comme “hot”. Le Diccionario Maya Popular
(2003) propose de traduire chokoh óol ainsi : persona calurosa y con humores malignos (« personne chaude avec des
humeurs malignes ») et souligne que existe la creencia de que una persona en esta condición puede causarle mal de ojo
a los niños pequeños si los mira (« il existe la croyance qu’une personne dans cet état peut transmettre le mauvais oeil à
de jeunes enfants s’il les regarde », Notre Traduction).
101
289
1.2.2
Une construction contextuelle de l’espace
La Scène 1 nous fourni un exemple clair d’un changement rapide de configuration de
l’espace. Alors que la nuit induit des frontières particulières établies en fonction de divers critères
liés à des repères spatiaux (les vents mauvais qui parcourent les chemins et les dénivellations,
l’obscurité, l’intérieur et l’extérieur des habitations, etc.) qui déterminent une zone sûre à l’intérieur
de la maison, l’arrivée de J. portant le mauvais oeil bouleverse cette organisation. La zone sûre n’est
plus établie en fonction de la luminosité, ni de l’espace métrique mais en fonction de la vue (cf.
figures 7-1 & 7-2).
Les acteurs de ce nouvel agencement spatial sont J. et M. avec son bébé. Les frontières sont
maintenant sonores et visuelles. Un premier périmètre sonore autour de la maison détermine un
espace annonciateur du danger. Le son émis par l’entité qui approche n’est pas lui-même dangereux
mais, de la même façon que les esprits de la forêt sifflent pour annoncer qu’ils approchent, tout
individu étranger (c’est-à-dire arrivant de l’extérieur : un extérieur contextuel, dans le cas présent J.
vit chez son père Don Sùus) doit signaler sa présence avant d’entrer dans une seconde zone, plus
réduite, déterminée elle par la vue. Cette aire visuelle est quant à elle particulièrement dangereuse et
le fait que M. s’empresse d’emmèner son enfant dans un espace dérobé du regard de J. (une pièce
obscure habituellement réservée au bain) traduit l’urgence de la situation.
Dans la Scène 1, Juan comprenant qu’il y a un bébé dans la maison ne s’approchera pas et
passera son chemin. Toutefois, comme nous venons de le voir, l’espace métrique n’est pas
déterminant et des étrangers peuvent entrer dans les maisons où se trouve un nourrisson lorsque
celles-ci sont en effet aménagées en conséquence. Les enfants sont toujours placés dans un dans une
partie de la maison (mòoy) isolée par une pièce de tissu spécialement crée en tant que lieu de
dissimulation aux regards extérieurs.
1.2.3
Les aires de dangers
L’exemple de l’òoho’ ìik’ nous a permis de comprendre comment l’espace peut être
structuré de manière contextuelle. Dans ce cas particulier, entrent en jeu la maladie et une
construction de rapports interpersonnels particuliers liés à la vue principalement. Sous-jacente à
l’occupation et l’organisation de l’espace apparaît une vision cognitive de l’espace typiquement
maya.
La structuration des rapports spatiaux liée à la maladie va déterminer des espaces sûrs et
d’autres dangereux. Le mauvais oeil étant transmis par la vue, c’est le champ visuel de la personne
qui en est porteuse, en interaction avec celui du nourrisson, qui sera considéré comme une zone de
danger. Mais nous avons vu qu’une aire sonore, plus étendue et considérée comme annonciatrice du
danger est préalable à la zone de danger visuelle. Ce concept de zone sonore et de zone visuelle est
fondamental dans la culture maya et c’est un patron que l’on retrouve dans d’autres domaines :
rituel, dans le rapport au monde surnaturel comme celui de la surveillance quotidienne des enfants
ou bien encore au niveau linguistique à travers les termes de localisation spatiaux. Ces aires sonores
et visuelles, contrairement à l’espace structuré selon des repères spatiaux physiques ou conceptuels,
ont pour origine l’individu. C’est donc une organisation de l’espace égocentrée ou sociocentrée
construite en fonction des individus présents et leurs interactions dans un contexte particulier. On
peut remarquer que l’organisation des déictiques en maya marque grammaticalement une
opposition des modalités épistémiques entre un mode de perception visuel et un autre auditif (que
Hanks classe comme périphérique). Le choix dans l’énoncé de certains déictiques terminaux pourra
être déterminé par le type d’accès perceptuel du locuteur : tactile (-a’), visuel (-o’) ou auditif (-be’)
(voire Hanks 1990 : 485 et suivantes). Dans le cas de la scène 1, une utilisation de la base déictique
ostensive he’, selon son association avec un déictique terminal, renseigne entre autres les
participants sur le mode de perception du locuteur. Si les personnes sont à l’intérieur de la maison et
que l’on entend venir une personne au dehors, alors on pourrait dire : he’ kutàal be’ ou simplement
290
he’be’ « écoutez (il arrive) ». En revanche, si l’énonciateur s’exclame : he’ kutàalo’ « le voilà »,
c’est généralement que la personne se trouve dans son champ visuel (mais pas forcément dans celui
de son interlocuteur). Enfin, si la personne est vraiment proche, c’est-à-dire dans un espace de
proximité corporel, que l’on peut presque la toucher, alors on pourra employer le déictique terminal
–a’ en disant : he’ kutàala’ « le voici ».
1.3
Conclusion
Nous avons ainsi pu dégager deux patrons principaux structurant l’espace maya. Le premier
établit en fonction de repères spatiaux, marqueurs plus ou moins stables géographiquement et dans
le temps. Le second construit en fonction de relations interpersonnelles qui peuvent survenir dans
n’importe quel lieu auquel les personnes doivent s’adapter. Ainsi, la dichotomie généralement
admise par les ethnologues, et plus largement héritée de la culture judéo-chrétienne, d’un espace en
soi sacré opposé au quotidien, rituel ou profane n’est pas pertinent chez les Mayas, car ces
catégories ne peuvent s’élaborer et sont sans cesse reconfigurées en fonction du contexte et des
participants.
2
Les principes d’instanciation de l’espace rituel
Tout au long des chapitres précédents, nous avons évoqué le changement rapide de qualité
d’un même espace en fonction de divers facteurs contextuels : le temps (en fonction du jour et de la
nuit mais aussi du jour de la semaine ou bien selon la période de l’année), la présence de certaines
entités par rapport à des repères spatiaux (par exemple les vents mauvais et leurs chemins), les
relations interpersonnelles en fonction du statut des individus, etc. Nous avons également, à
plusieurs reprises, souligné le rôle du rituel comme modificateur de la qualité de l’espace,
notamment à travers les exemples du rituel pour les morts dans la maison (chapitre 6-2.5.3.1), de la
posada (idem 2.5.3.2) et fait allusion à certaines propriétés des espaces rituellement fermés (chapitre
6-2.5.3). A présent, grâce à l’étude d’un rituel pour les esprits de la forêt effectué dans l’espace
agricole, nous décrirons les principes d’instanciation de l’espace rituel. Pour cela, nous
expliquerons le concept de « plans de la réalité », que nous proposons pour comprendre les modes
de communications et les relations des humains avec les entités surnaturelles et avec l’espace
qu’elles occupent. Enfin, la description d’un rituel relativement simple, effectué par un non
spécialiste rituel, nous permettra d’examiner en détail les phases de changements de la qualité de
l’espace en fonction de contextes non rituel et ritualisé.
2.1
L’espace instancié
Mais pourquoi parler d’espace instancié ou d’instanciation d’espace rituel ? En effet,
pourquoi ne pas parler simplement d’espace rituel en tant que tel ? Il semble que, chez les Mayas, la
qualité de l’espace soit si variable qu’il ne soit pas pertinent pour l’analyse de sa compréhension de
ne pas tenir compte de la dynamique des espaces. Dans le cadre du rituel en effet, la qualité de
l’espace est liée à des évènements, une dynamique et à une temporalité plus ou moins définie mais
jamais permanente.
Dans la littérature ethnologique, l’espace rituel est souvent considéré comme un espace
« sacré », c’est-à-dire qui est relatif au divin et qui doit être respecté dû à son caractère inviolable et
parfois aussi dangereux, car puissant. Mais l’espace sacré, s’il existe chez les Mayas, n’est pas,
comme en occident, pensé comme un contexte spatial (c’est-à-dire un espace déterminant des
relations particulières entre les participants) fixe et définitif, à l’instar des églises ou lieux saints.
Même si à x-K’opch’en l’église et les oratoires familiaux semblent avoir cette propriété sur le long
291
terme il semble que, chez les Mayas, ce ne soit pas réellement l’espace en lui-même qui ait des
propriétés sacrées et donc inviolables (notamment en terme de fréquentation), mais que ce sont
plutôt certains objets placés dans ces espaces. Par exemple, il est significatif que le ho’kàah, petite
structure avec un toit en palme, siège des esprits gardiens du village (les Báalam Kàaho’ob), peut,
en contexte non rituel, être fréquenté par à peu près n’importe qui. On peut s’y réfugier lorsqu’il
pleut et on ne considère pas en général cet endroit comme particulièrement dangereux (il n’y a pas
de risque d’être rendu malade par des mauvais vents envoyés par des entités surnaturelles ou d’être
mal vu par les habitants ou les autorités religieuses du village). En revanche, alors que nous
évoquons avec DC la possible construction d’un nouveau ho’kàah, et que je demande si on détruira
l’ancien, il me répond que c’est impossible. La structure a été consacrée et possède maintenant un
caractère sacré (divin et inviolable) et on doit attendre qu’elle se désagrège d’elle-même. Il en va de
même concernant l’oratoire familial de Don Sùus. Alors qu’une linguiste maya originaire de
Che’màax se trouve avec DC et moi dans l’oratoire, elle demande à DC pourquoi lui et sa famille
gardent sur l’autel les petites statues des Tres Reyes aux côtés des plus grandes qu’ils viennent
d’acheter. Il répond que, si sa famille a décidé de conserver les petites statuettes aux côtés des plus
grandes, c’est que toutes ont été consacrées par un prêtre catholique et que, de par leur caractère
sacré, elles ne peuvent être détruites ou jetées volontairement. Il est par ailleurs intéressant de
souligner que les multiples représentations des Tres Reyes ne font apparemment pas double emploi
dans les rituels.
Pour étayer cette idée d’objets et non d’espaces sacrés de façon permanente, nous
rapporterons l’histoire, contées par DC, de la statue de San Juan pendant la période trouble de la
guerre des castes. Lorsque l’armée mexicaine a envahi le village, un des habitants a pris sur lui
d’aller cacher la statue (désignée non pas comme « la statue de San Juan » mais directement comme
« San Juan ») dans la forêt. Une tâche pénible et courageuse du fait du poids important de la figure
en bois du saint. A la fin de la guerre, la statue fut rapportée dans l’église. Cette histoire rappelle le
traitement plus ordinaire des sàanto familiaux (petite croix, statuettes de saints ou images de saints
ou de la vierge) qui sont gardés dans un coin de la maison (généralement sur une étagère), sans
perdre leur caractère sacré. Il en va de même pour les croix réalisées en bois pour les rituels en
contexte agricole qui peuvent être utilisées pour différents rituels ou plusieurs autels. Dans tous les
cas, celui de la statue de San Juan, des sàanto familiaux ou des croix en bois, il semble donc que ce
ne soit pas uniquement l’espace occupé qui lui confère un caractère sacré, mais pour une large part
l’ontologie de l’objet lui-même. Cependant, leur placement dans l’espace, en contexte rituel,
confèrera d’autres propriétés aux objets, notamment celle de jouer le rôle de nexus de
communication avec les entités surnaturelles comme nous le montrerons plus loin.
Chez les Mayas, un même espace peut être rituel et non rituel. La maison est un bon
exemple de cette variabilité, passant d’un caractère profane et potentiellement sûr en contexte non
rituel, à sacré et potentiellement dangereux en contexte rituel. Il semble que ce soit le procès rituel
qui permette de changer la qualité de l’espace. Pourquoi et comment le rituel modifie t-il la qualité
des espaces ? Nous proposons l’hypothèse, élaborée à partir des récits, des discussions et des
observations réalisées pendant nos enquêtes de terrain, qu’un des buts principaux du rituel est de
permettre d’entrer en communication avec des entités surnaturelles et d’accéder à d’autres plans de
la réalité de façon contrôlée et formalisée. Mais, avant d’analyser les conséquences du rituel sur
l’organisation spatiale, il convient d’expliciter ce que nous entendons par « plans de la réalité ».
2.2
Les plans de la réalité
Nous posons l’hypothèse qu’il existe, dans la représentation du cosmos maya, différents
plans de la réalité où évoluent les entités naturelles et surnaturelles et que les accès perceptuels des
entités de chaque plan sont limités par leur nature ontologique. Autrement dit, un homme n’a pas la
capacité de voir ou d’entrer en communication avec l’âme d’un mort en temps normal, la réciproque
étant également vraie. La perspective que nous adoptons est, non pas tant une hypothèse, qu’une
292
systématisation de nos données ethnographiques pour expliquer les principes de l’organisation de
l’espace en contexte rituel et non rituel.
Pour les Mayas, les humains, de par leur nature ontologique, ne peuvent accéder dans des
conditions normales à d’autres plans de la réalité, ni entrer en communications avec des entités
surnaturelles. D’où notre emploi du qualificatif « surnaturel » et non pas « invisible » pour désigner
ces entités qui peuvent être perçues. En effet, les humains sont parfois en mesure d’entrer en
communication avec les entités surnaturelles, mais sous certaines conditions uniquement.
L’expérience onirique est sans doute la plus courante. De nombreuses personnes interrogées
rapportent les dialogues qu’ils ont eus avec un défunt, souvent un membre de leur famille. Dans
leur rêve, ils ne se rappellent pas de moments passés avec le disparu, mais entretiennent un dialogue
effectif avec l’âme du mort. En évoquant une des ces expériences, DC me confie qu’il a discuté
avec un des ses oncles, sans se rendre compte qu’il s’entretenait alors avec un défunt. Lorsqu’il
s’est réveillé, il a réalisé qu’il avait oublié de lui demander les raisons de son décès et a pensé qu’il
devrait s’en souvenir lors de leur prochaine interaction. La maladie qui, selon les Mayas, peut
altérer la perception, se révèle parfois aussi un moyen d’entrer en contact avec les entités
surnaturelles. C’est le cas notamment dans ce conte raconté par DC où une vieille femme malade,
pendant la période du retour des âmes (du 31 octobre au 25 décembre), entend des voix qui
discutent autour d’elle et qui semblent préparer un rituel pour les morts. Lorsque le jour se lève, elle
réalise que ce qu’elle a entendu était, en réalité, les âmes des morts qui avaient pénétrées dans sa
maison [K1b(3)_TA]. Les rencontres avec les entités surnaturelles sont en général aussi fonction d’un
contexte temporel particulier, comme dans ce conte de la vieille dame et comme nous l’avons aussi
évoqué plus haut dans le cas des vents mauvais. Un autre critère est également à considérer, celui de
l’intentionnalité. En effet, lors d’une discussion avec le chamane du village, celui-ci raconte que,
pendant la période du retour des âmes des morts (donc un contexte temporel particulier où ces âmes
sont présentes mais non visibles), si une personne, un veuf par exemple, souhaite très fort revoir sa
femme défunte, il finira peut-être par la voir. Les Mayas considère que l’état « mental » et
émotionnel de la personne est altéré car il pense trop102. Son désir trop intense fini par modifier son
ontologie et le faire accéder à un autre plan de la réalité où il peut percevoir l’âme de sa femme103.
Toutefois, il est délicat pour nous d’expliquer en détail ce qui se passe lors de cette rencontre :
l’homme ne voit, semble t-il qu’une seule âme, celle de sa femme. La raison est probablement aussi
liée au fait qu’appeler l’âme d’un mort est le moyen de la faire venir. En contexte rituel, ceci est
relativement automatique et contrôlé, mais en contexte non rituel, ce procédé est plus laborieux et
contingent. On peut également se demander si l’âme du mort a, elle aussi, une intentionnalité. Il
semble que oui si l’on se réfère aux croyances des Yucatèques, mais aussi des Itza’ (Reina 1962),
selon lesquelles les morts désirent toujours revoir leur familiers encore vivants et cela même si les
défunts peuvent faire du mal aux vivants. Ce critère d’intentionnalité est également présent de
manière plus évidente chez d’autres entités surnaturelles, les esprits gardiens de la forêt. Dans la
plupart des récits que nous avons pu recueillir et les nombreuses conversations que nous avons
eues, avec les paysans notamment, ce sont habituellement les esprits qui se présentent d’eux-mêmes
à la personne, généralement en milieu forestier. Les esprits gardiens apparaissent aux paysans en
général pour les tester ou les avertir qu’ils doivent faire un rituel pour les rétribuer avec des
offrandes de nourriture. En principe, ils ne s’identifient pas et ne font que passer : on ignore d’où ils
102
Pour les Mayas en effet, trop penser (tùukul) a des conséquences physiologiques directes et indirectes en cela qu’une
personne peut se rendre malade, voir rendre malade celui ou celle à qui il pense. Il est également difficile et
relativement artificiel de séparer l’« état mental » de l’« état émotionnel » car, bien que ces états soient linguistiquement
distincts (tùukul et ’óol), les frontières mayas sont différentes de la dichotomie occidentale.
103
Ce type d’interaction, précise le chamane, est très dangereux et si quelqu’un voit l’âme d’un mort il doit à tous prix
éviter de la regarder trop longtemps et surtout, en aucun cas, il ne doit lui adresser la parole. S’il jamais il le faisait il
serait alors uyéet bin pixan, c’est-à-dire « le compagnon de départ des âmes » lors de leur départ collectif le 25
décembre. Autrement dit, il mourrait. Nous avons évoqué plus haut des frontières auditives et visuelles comme étant
fonction d’une dangerosité interactionnelle. Il semble, à travers cet exemple du contact avec les âmes, que la parole soit
également réellement puissante et dangereuse.
293
viennent et où ils vont104. En revanche, lorsqu’ils apparaissent aux chamanes (eux aussi des
paysans) c’est généralement pour leur proposer de débuter un enseignement. Cela commence
souvent par un conseil, par exemple l’indication d’un endroit où se trouve une sáastun (une pierre
utilisée pour la divination), puis se poursuit en rencontres régulières, très souvent oniriques. Nous
reviendrons plus en détail au chapitre 11-2 sur l’apprentissage par l’expérience onirique (voir aussi
Hanks 1993b).
Parler de plans (au pluriel) de la réalité implique nécessairement plusieurs modes d’accès à
une réalité conçue comme unique. En effet, au monde physique, tel qu’il peut être en général
appréhendable par les capacités humaines (les cinq sens) et donc autant par les Mayas que les
scientifiques105, se superposent d’autres plans non perceptibles dans des conditions normales. Par
exemple, les Mayas interprètent certaines anomalies topographiques (des buttes par exemple) ou
bien d’anciennes pyramides, comme pouvant être la maison des esprits de la forêt (unayl Nukuch
Báalam). Beaucoup d’hommes conviennent que les pilleurs qui excavent les anciennes pyramides,
même s’ils ne s’en rendent pas compte (car ils ne voient que des pierres) sont, en fait, en train de
creuser dans le toit de la maison des esprits gardiens de la forêt. Ces derniers, forcément mécontents
(qui ne le serait pas, n’est-ce pas ? rétorquent les hommes) envoient des mauvais vents pour punir
les fauteurs, qui tombent malades et meurent dans la plupart des cas. Il est intéressant de noter que
la réalité est conçue comme unique. En effet, les maisons des esprits gardiens de la forêt ne se
trouvent pas n’importe où, elles occupent un emplacement reconnaissable dans le monde physique
(une butte), mais non perceptible par les hommes, dans un autre plan de la réalité. Dans de
nombreux contes, dont par exemple, celui très répandu de l’enfant enlevé par les esprits gardiens de
la forêt, l’enfant rencontre un esprit qui a pris l’apparence d’un parent et ce dernier l’emmène dans
sa maison. La perception de l’enfant a été modifiée par l’esprit gardien et il s’est retrouvé à un autre
plan de la réalité : il ne voit pas un esprit dans la forêt mais une personne familière et une maison.
Lorsque les adultes qui cherchent l’enfant passent à l’endroit où se trouvent la maison des esprits,
ils ne voient rien, sinon une élévation topographique dans la forêt. L’enfant est hors de portée de
leur champs olfactif (on dit souvent que les chiens ne « voient » plus son chemin), visuel, auditif et
tactile (voir aussi Hanks 1993b : 325). Ces récits n’appartiennent pas uniquement au registre de la
littérature orale mais se retrouvent également dans de nombreux témoignages d’expériences
personnelles. A partir des propos de Hanks on peut aussi considérer l’existence d’un autre plan de la
réalité, qui met en jeu la temporalité. Lorsque l’ethnolinguiste William Hanks se promène sur les
ruines du site archéologique de Labna, le chamane yucatèque d’Oxkutzkab qui l’accompagne lui
confie que dans ses expériences oniriques, ce dernier est habitué à venir sur ce même lieu mais « the
difference was that when he came, it was densely populated with Maya nobles and there was a
great busting market place in the center » (Hanks 1993a : 230). Le chamane a donc accès à la
même réalité, mais dans un temps passé.
Cependant, si la perception des hommes est limitée par leur ontologie, celle des entités
surnaturelles limite également leur accès au plan de la réalité des humains. Par exemple, DC avec le
patron de l’église, m’expliquent que les âmes des morts perçoivent les hommes mais ne le
reconnaissent pas et qu’elles discernent la réalité comme dans un rêve. De même, toujours pendant
la période du retour des âmes, la Vierge qui conduit les âmes des enfants ne voit-elle uniquement
que des âmes d’enfants morts ou vivants (voir aussi chapitre 6-2.5.3). Notons également que,
l’ontologie des entités et les plans de la réalité où elles évoluent, sont généralement très puissants et
le contact avec les humains est dangereux pour ces derniers : c’est la cas lorsqu’ils croisent le
104
On peut ici noter que c’est d’une façon similaire que passe Jésucristo (Jésus Christ) sur terre (Colazo-Simon & al.
2005). En revanche, contrairement aux tzeltal de Cancun, les saints pour les yucatèques ne semblent pas venir visiter la
terre (Figuerola 2005).
105
L’intérêt de considérer une seule réalité et différents plans plutôt que différentes réalités est que ce principe
analytique autorise la comparaison entre l’étude du monde selon des principes scientifiques occidentaux (géographie,
physique, etc) et une perception du monde proprement maya. Ceci est d’autant plus intéressant pour l’étude des
capacités cognitives dans leur comparaisons interculturelles et développementales (notamment les questions des
principes naïfs, de la catégorisation, etc). Nous désignerons donc le plan perceptuel humain comme « monde réel ».
294
chemin d’un vent mauvais ou bien lorsqu’ils entrent en contact sans précautions avec une entité
surnaturelle.
Ainsi, la réalité est unique mais comporte différents plans dont l’accès perceptible est
dépendant de l’ontologie des entités et de certains facteurs contextuels qui peuvent modifier cette
ontologie. Toutefois, tous les modes d’accès aux autres plans de la réalité que nous avons
mentionnés sont toujours plus ou moins fortuits et contingents. Pour accéder de manière
systématique aux autres plans de la réalité et communiquer avec les entités surnaturelles, les Mayas
utilise le rituel.
En effet, le rituel, selon nous, constitue un mode maîtrisé (s’il est correctement réalisé),
c’est-à-dire contrôlé et formalisé, pour entrer en contact avec les autres plans de la réalité et pouvoir
communiquer avec les entités surnaturelles. Boccara (2003) considère, en s’appuyant sur des
concepts psychanalytiques, l’espace rituel comme « transitionnel » chez les Mayas Yucatèques, en
cela qu’il permet le passage du monde objectif au monde mythique. Sans reprendre son analyse
psychanalytique, nous considérerons que le rituel a pour effet d’instancier un espace qui aura
certaines qualités et permettra de créer un passage entre différents plans de la réalité.
2.3
L’exemple d’un rituel simple
Avant de commencer l’analyse d’un rituel simple dédié aux esprits gardiens de la forêt, nous
souhaitons d’une part, justifier le choix de ce rituel et, d’autre part, expliquer sa finalité. Ensuite,
nous décrirons le rituel lui-même et analyserons les changements qui surviennent dans
l’organisation spatiale et dans la qualité de l’espace.
Pourquoi analyser un rituel simple ? Nous justifions le qualificatif « simple » pour désigner
ce rituel car il n’engage, au minimum, qu’un seul participant humain et peut être réalisé par un non
spécialiste rituel. Une des raisons du choix de ce rituel est qu’il est difficile (même si cela est
possible) d’avoir accès aux prières de spécialistes rituels. Ceci tient au fait que le savoir des
chamanes est en principe tenu secret et ces derniers ne souhaitent en général pas voir leurs paroles
enregistrées, au risque de les voir ensuite diffusées. Surtout, les oraisons sont spécifiques, liées à un
évènement particulier et sont, dans une certaine mesure, dangereuses, du fait de leur aspect
performatif. Une autre raison qui nous a conduit à choisir un rituel de non spécialiste est le
minimum d’exigences que ce rituel exige : un seul participant, des offrandes limitées et un
déroulement relativement élémentaire. Il serait légitime d’objecter que l’étude de rituels plus
complexes, engageants de nombreux participants et avec une structure plus élaborée, apporterait
plus d’informations quant à l’interprétation des rapports qui s’y établissent entre les humains et
avec les entités surnaturelles, mais ceci n’est pas notre but. Nous nous intéresserons uniquement
aux formes d’instanciations rituelles de l’espace mais surtout aux changements de qualité de
l’espace qui surviennent lors d’un rituel de non spécialiste. Il existe chez les Yucatèques une grande
variété de rituels que nous ne détaillerons pas ici. Nous renvoyons le lecteur aux travaux de Hanks
(1984 ; 1990 ; 1993a ; 1996a ; 2000) (notamment pour des rituels de guérison) et de Vapnarsky
(2000 ; 2003) (pour des rituels collectifs).
Le rituel choisi est une offrande réalisée par DC lors du défrichage d’un des champs cultivés
en commun avec ses frères. Cette cérémonie est inclue dans un cycle rituel plus large qui se déroule
sur l’année à travers différents rituels qui vont, selon Villa Rojas (1987 : 313-336), en se
complexifiant et en s’élargissant socialement106.
106
Les rituels accomplis lors des premiers travaux des champs au début du cycle agricole (voir chapitre 6-3.2) sont
toujours limités à des offrandes simples de boissons et de courtes prières effectuées par le paysan dans l’espace agricole.
Par la suite, d’autres rituels, plus complexes, qui nécessiteront plus de préparation et la présence d’un spécialiste rituel
(tel que le hanli’ kòol), se feront dans l’espace agricole ou domestique, réunissant les proches et les amis. Le rituel
295
Le rituel suivant, très court, a été enregistré en vidéo le 16/03/2004 (voir annexe vidéo
K7_TC_07(5)) avec la permission de DC et fait parti de ces cérémonies personnelles ou familiales
qui s’inscrivent au début du cycle agricole. Avant le commencement du défrichage du champ, un
autel en bois de type kunche' a été construit pour y placer une offrande sàanto uk'ul (voir figure 618 chap. 6-3.1.2), parfois aussi nommé sakha’. L’autel, situé au bord du champ et orienté vers l’est,
est flanqué d’une petite croix, réalisée avec une branche d’arbre, plantée du côté du soleil levant. Le
jour où nous sommes venus pour filmer le rituel, les deux tiers du champ avaient déjà été défrichés.
Le but de ce rituel quotidien est de « payer » (bo’ot-ik) les esprits gardiens de la forêt liés à l’espace
forestier exploité et dont ils sont considérés comme les maîtres (uyùumil). Pour cela on leur offre à
manger l’âme des aliments, ici, une boisson faite de grau de maïs dilué à la main dans de l’eau
(puk’bil k’eyem). Pour Hanks « by offering corn gruel, a person is presenting to the spirits the
central substance with which he sustains his own life » (Hanks 1993b : 343). Ce type d’offrande est
« froide », d’où sa référence dans la prière comme sàanto’ síis ’óola’ (litt : « la force vitale sainte et
froide ») et s’oppose à d’autres types d’offrandes « chaudes » qui ne conviennent pas à ce type de
rituels et d’entités. La typologie et la symbolique du « chaud » et du « froid », que nous
développerons pas ici, ne sont pas uniquement liées aux rituels et à la religion et se retrouvent dans
de nombreux domaines de la culture maya et méso-américaine (López Austin 1984 ; Redfield &
Villa Rojas 1967 ; Villa Rojas 1987, 1995).
Lorsque DC arrive dans le champ vers 9H00 du matin, ses frères sont déjà au travail à
abattre les arbres. Il a amené avec lui sa boule de grau de maïs, préparée la veille par sa mère et
enveloppée dans un torchon. Il a aussi avec lui uchúuh ha’, littéralement « sa calebasse d’eau »,
aujourd’hui remplacée par une bouteille en plastique et les sept calebasses nécessaires au rituel. Il
remplie la plus grosse des calebasses (nohoch lùuch) avec de l’eau et mélange un peu de grau de
maïs en le diluant avec sa main (puk’). Lorsque le mélange est prêt, DC remplit équitablement les
cinq autres calebasses, déjà en place sur l’autel, avec l’aide de la plus petite des calebasses
(su’ul/sip). L’opération est renouvelée jusqu’à ce que toutes les calebasses soient remplies. Les cinq
calebasses représentent les cinq points fondamentaux du champ : les quatre angles plus le centre.
Les deux autres semblent être l’équivalent des chuyul ou « calebasses suspendues », destinées, dans
d’autres rituels, pour les esprits Ah Kanulo’ob (les « Protecteurs », voir chapitre 8-1.2). S’il reste du
grau, il sera rapporté à la maison ou bien consommé après le rituel. Une fois toutes les calebasses
remplies (la plus petite flottant à l’intérieur de la plus grosse), DC s’approche de l’autel et
commence son oraison. D’abord il se signe, puis récite sa brève prière, en général à voix basse. Il se
signe à nouveau, range les affaires qu’il a amenées, prend ses outils et va rejoindre ses frères.
Plus tard dans la matinée, vers 10H30 ou 11H00, les quatre frères décident de faire une
pause et reviennent à l’endroit de l’autel. DC, toujours en charge de l’offrande (un rôle
probablement lié à son statut d’aîné), s’approche de l’autel et se signe. Il prend une calebasse pour
lui-même et commence à boire. Son frère, J. fait de même et DC insiste pour que son frère prenne la
caméra et me filme en train de boire. Je prends donc une calebasse. Lorsque toutes les offrandes ont
été consommées, les calebasses sont nettoyées puis elles sont rangées pour être emportées et
rapportées le lendemain. Les hommes repartent travailler et, lorsque le soleil sera plus bas, vers
16H00, ils rentreront au village.
Analysons à présent plus précisément les changements qui se créent dans l’organisation et la
qualité de l’espace. Lorsque DC arrive et prépare les offrandes l’espace de l’autel n’est pas
considéré comme rituel, ni sacré. La seule chose sacrée est l’autel lui-même et, avant tout, la croix.
Ainsi, en reprenant notre terminologie d’analyse définie plus haut (chapitre 4-2.2.3), nous
collectif du ch’a’ chàak aura lieu lui à la fin de la fête patronale à la fin du mois de juin et rassemblera toute la
communauté. D’autres rituels viendront conclure le cycle agricole et seront effectués par les membres de la famille ou
bien sous la direction d’un spécialiste rituel (comme la cérémonie des « prémices » notamment qui se déroule lors des
premières récoltes). Notons que la plupart des rituels incluent des offrandes aux esprits gardiens mais aussi aux saints.
Pour une description plus détaillée de ces rituels, le lecteur pourra se reporter à l’ethnographie de Villa Rojas (1987).
296
considérons que l’espace où se trouvent l’autel, les différents objets et les participants est un « cadre
indexical » regroupant tous les éléments indispensables au rituel. Cependant, l’espace, avant la
prière, n’est pas encore rituellement instancié. C’est à travers la présence des offrandes, le signe de
croix et la prière que DC va instancier l’espace rituel et transformer un cadre indexical en
« contexte spatial rituel » (ou espace rituel). La qualité de l’espace est maintenant changée : avant, il
est était potentiellement sûr, il est maintenant dangereux derrière l’autel (vers l’est) et
potentiellement dangereux dans l’aire où se trouve le prieur (R). Lorsqu’il y a des assistants (A),
notamment des enfants, on leur demande donc de se tenir à l’écart, plus à l’ouest. Cette disposition
est symbolisée sur la figure 7-3, ci-dessous.
Figure 7-3: schéma de l'organisation de l'espace et des participants pendant le rituel
Légende :
espace dangereux
prieur (Resador)
espace potentiellement dangereux
assistant
L’orientation de l’autel est essentielle dans ce type de rituel. En effet, il est nécessaire de
toujours offrir les offrandes vers l’est, car c’est la direction d’où sont censés venir la plupart des
entités surnaturelles, dont les esprits gardiens de la forêt. La relation avec le soleil levant est
également évidente, particulièrement dans ce rituel effectué le matin. L’astre solaire est en effet
essentiel non seulement, comme nous l’avons déjà souligné, dans les principes d’orientation des
individus, mais son importance est culturellement prégnante depuis les temps préhispaniques. Le
soleil est considéré comme source de vie et les prêtres préhispaniques, comme les chamanes actuels,
portent le titre de ah k’in « prêtre du soleil » (littéralement « celui du soleil »). On pourrait ainsi être
tenté de formuler l’hypothèse que, en plus de présenter les offrandes aux esprits gardiens de la forêt,
le paysan les met peut-être aussi à la disposition de Yùum K’ìin, le « Seigneur/Père/Maître Soleil »,
comme il est parfois désigné.
L’espace change donc de qualité et devient dangereux du côté est. C’est en effet l’arrivée
des esprits gardiens de la forêt sous forme de « vents » (’ìik’o’ob), c’est-à-dire invisibles, qui
changent la qualité de l’espace. Là où passent les esprits et les vents mauvais qu’ils drainent avec
eux (uyìik’al tupach), l’espace devient dangereux et l’organisation de l’espace est modifiée. Seul le
prieur, du fait de son rôle et de son statut, est autorisé à se placer devant l’autel, dans l’espace
potentiellement dangereux, alors que les assistants doivent se tenir à distance. Si d’aventure, un
enfant par exemple, traversait l’espace dangereux derrière l’autel pendant le rituel, il risquerait à
coup sûr de tomber malade à cause des vents mauvais et de mourir. Don Sùus, dans une discussion
informelle précise que les enfants et les femmes, dans des rituels effectués dans l’espace agricole,
297
doivent se tenir à « bonne distance ». Il désigne avec son bras la distance qui sépare le puits de
l’oratoire où nous sommes assis, c’est-à-dire dire plus d’une dizaine de mètres.
Dans le processus d’instanciation de l’espace rituel, la configuration et la disposition
(spatiale ou actionnelle) des participants ne sont pas à elles seules suffisantes. C’est la prière et la
parole performative qui permettent l’ouverture de ce passage entre les différents plans de la réalité.
En effet, on ne peut faire venir de façon certaine et maîtrisée les entités surnaturelles simplement en
prononçant leur nom. Voyons donc à présent en détails, la forme et le contenu de la prière
prononcée par DC aux esprits gardiens de la forêt.
Transcription de la prière prononcée par DC le 16 mars 2004 (voir annexe vidéo
K7_TC_07(5)) :
†
[signe de croix]
“(He’) Nukuch báalame’ex,
(Voici) ô vous Grands Jaguars
Kink’ubik te’ex
(que) je vous offre
Sàanto síis ’óolal
de la sainte boisson fraîche107
uti’al le behla’aka’
pour aujourd’hui
kanant tu’ux k meyah
protégez l’endroit où nous travaillons
mix (k)inch’a’hk kinba’o’on
(faites) que nous ne nous coupions pas
mix ba’al
(que) rien (n’arrive)
ka’ hóok’ol yéetel utsil
que tout sorte bien
-chen beyo’-”
-Juste comme ça-
†
[signe de croix]
“Ts’o’ka’an”
C’est terminé
Cette prière, extrêmement courte par rapport à celle de spécialistes rituels, comporte toutes
les étapes et les indices indispensables pour toute demande aux entités surnaturelles (voir pour
comparaison Hanks 1990, 1993a, b ; Vapnarsky 2000). Le tableau ci-dessous résume les phases de
la prière :
107
Nous avons choisi, pour des raisons de clarté en français, de traduire Sàanto síis ’óola’ par « sainte boisson fraîche »
dans la prière (en suivant en cela la traduction de Villa Rojas (1987 : 320) mais nous incitons le lecteur à garder à
l’esprit que le sens en maya est celui d’« énergie vitale fraîche ».
298
†
“(He’) Nukuch báalame’ex,
Kink’ubik te’ex
Sàanto síis ’óola’
uti’al le behla’aka’
[signe de croix]
(Voici) ô, vous Grands Jaguars
(que) je vous offre
de la sainte boisson fraîche
pour aujourd’hui
kanant tu’ux k meyah
Mix inch’a’hk kinba’o’on
Mix ba’al
Ka’ hóok’ol yéetel utsil (…)
†
protégez l’endroit où nous travaillons
(faites) que nous ne nous coupions pas
(que) rien (n’arrive)
que tout sorte bien
[signe de croix]
OUVERTURE
DESTINAIRE
OFFRANDE
INDICE
TEMPOREL
INDICE SPATIAL
DEMANDE
FERMETURE
DC, en ayant réuni les éléments indispensables à l’exécution du rituel, se signe et permet
ainsi l’ouverture d’un passage entre différents plans de la réalité. L’espace devient donc rituel et
DC peut alors s’adresser directement aux interlocuteurs surnaturels auxquels est dédiée la prière :
les Nukuch Báalmo’ob. Ce sont les destinataires. Dans les prières réalisées par les spécialistes
rituels, les entités surnaturelles sont nommées en fonction de l’espace auquel elles sont attachées et
doivent être appelées dans un ordre précis (Hanks 1990, 1993a). Si DC ne prend pas la peine de le
faire, c’est qu’il s’adresse de manière collective à tous les esprits gardiens qui occupent l’espace que
lui et ses frères sont en train de cultiver et où il se trouve au moment de la prière. Soulignons que,
DC n’étant pas un spécialiste rituel, il n’a pas accès à ce savoir très spécialisé réservé aux
chamanes. Le prieur mentionne ensuite l’offrande qui est destinée aux entités, dans ce cas, du
sàanto’ siis ’óolal. Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, les entités surnaturelles, étant à un
autre plan de la réalité, ne consomment pas la matérialité des offrandes, mais uniquement certaines
propriétés des aliments désignées de diverses manières : u-suhuy-il (« leur pureté »), uy-òox-ol
(« leur vapeur ») ou encore u-pixan (leur « âme ») à laquelle ils ont accès108. C’est peut-être la
raison qui conduit DC à désigner le k’eyem comme « énergie vitale » (’óol), une désignation
commune en référence aux offrandes. Cette traduction, approximative et peu élégante en français,
rappelle à un principe également essentiel dans la composition de la personne maya, recouvrant une
partie du domaine couvert en occident par les notions d’humeur, de volonté et des émotions. On
pourrait donc penser que l’homme comme l’offrande de maïs possèdent cet élément (’óol) en
commun. La question reste de savoir par qui l’« énergie vitale » contenue dans l’offrande est
consommée (s’il c’est bien le cas) : par les entités surnaturelles uniquement ou par les hommes
également ? Est-elle contenue dans le maïs en général ou seulement sous sa forme d’offrande ?
L’homme tire t-il alors sa propre énergie vitale de la consommation du maïs ? On sait que le maïs,
pour les Mayas des Basses et des Hautes Terres, n’est pas uniquement un aliment de base considéré
comme vital, c’est aussi un élément divin, d’où sa désignation de gràasya, « grâce » chez les
Yucatèques. Aussi, si l’on considère que l’« énergie vitale » se trouve à la fois dans le maïs et
qu’elle est une composante de l’humain, le paysan, en plus d’offrir la substance dont il se nourrit
quotidiennement (Hanks 1993b), offrirait aussi celle qui le compose.
Dans sa prière, le paysan oriente les entités surnaturelles et ancre son énoncé dans un cadre
indexical définit par l’« ici et maintenant » en fournissant pour cela un indice temporel
(« aujourd’hui ») et spatial (« là où nous travaillons »). Dans les prières plus complexes, comme le
hanli’ kòol par exemple, effectuées au village par les spécialistes rituels, ces derniers mentionnent
l’endroit précis où se trouve le champ (par un toponyme) et la taille de l’espace exploité. Comme le
précise Hanks, il est rare de trouver dans les discours rituels des déictiques spatiaux. La raison est
que le discours n’est plus ancré dans un cadre indexical crée par la disposition des participants mais
108
D’où les restrictions concernant certains aliments pouvant être présentés comme offrandes dans les rituels. Le
cochon par exemple est considéré comme n’ayant pas d’âme et doit toujours être associé à un autre aliment. Les
gallinacés sont généralement les offrandes les plus courantes, probablement du fait de leur abondance dans les sòolar
mayas. Le poule est également une offrande privilégiée dans les sacrifices d’animaux chez les Mayas des Hautes Terres
car une des âmes des êtres vivants (le ch’ulel) –celle offerte lors des offrandes- est dite ressemblée à une poule (voir
notamment Figuerola 2005).
299
en fonction d’une orientation plus large du cosmos qui considère les directions cardinales (Hanks
1990).
L’oraison de DC comporte aussi une demande aux Nukuch Báalmo’ob qui sont les esprits
gardiens de l’espace forestier et qui influent sur cet espace dont ils sont les « maîtres » (voir
chapitre 8 pour une définition plus précise). Ils semblent qu’ils aient la capacité d’agir sur plusieurs
plans de la réalité et sur différents types d’entités (naturelles ou surnaturelles) qui se trouvent dans
l’espace qu’ils occupent. La première demande de DC est que les esprits « protègent » l’endroit où
ils travaillent lui et ses frères. En fait, il demande aux esprits gardiens d’agir sa faveur en rendant
l’endroit sûr. Dans une autre prière, DC demande directement aux Nukuch Báalam, également
maîtres des animaux, d’éloigner les serpents et les autres animaux qui pourraient leur faire du mal
(ma’ uchi’iken awàalak’ kàane’ex, tséele’ex tinbèel : « que vos animaux domestiques serpents ne
me mordre pas, enlevez les de mon chemin »)109. Afin d’illustrer les principes de cette relation,
nous rapporterons une expérience que nous avons eu en travaillant avec DC et ses frères à défricher
la forêt en janvier 2003 :
Alors que nous défrichions la forêt à la machette avec DC, J., F. et S., je découvre à mes pieds un
serpent enroulé sur lui-même, apparemment endormi. Je signale aux autres qu’il y a un serpent à mes
pieds et ils m’enjoignent de le tuer : kinseh ! Matalo ! Ce que je fais avec une certaine inquiétude,
très vite transformée en soulagement puis en satisfaction –celle de lui avoir tranché proprement la
tête d’un seul coup. Quand nous avons terminé de travailler, j’interroge DC et ses frères à propos de
cet évènement. Plus tôt, et comme de coutume lorsqu’ils vont travailler, un rituel avait été accompli,
ainsi, demande-je, n’y aurait-il pas dû n’y avoir aucun serpent dans l’espace que nous travaillions,
les esprits gardiens s’étant chargés de les faire partir ? J., avec un sourire, me répond que les esprits
gardiens, suite à la demande qui leur a été faite par le rituel, ont demandé aux animaux de s’éloigner,
du fait de notre présence dans cet espace. Manifestement, ce serpent a choisi de ne pas écouter ses
maîtres et est y resté, au prix de sa vie [TA.01.03].
Si cette explication n’est pas forcément rassurante pour un occidental qui débute dans le
travail des champs, elle est en revanche très éclairante sur l’objectif du rituel et sur les relations
qu’entretiennent les maîtres des espaces à l’espace qu’ils occupent et avec les entités qui sont
présentes dans celui-ci. Nous reviendrons plus précisément sur cette question dans le chapitre 8.
La seconde demande de DC est plus étrange. Il souhaite que les esprits gardiens fassent
qu’ils ne se coupent pas en travaillant. Les Nukuch Báalmo’ob auraient-ils également la faculté
d’agir directement sur le destin des hommes (par exemple en guidant leur main ou la trajectoire de
leur machette) ? En réalité, leur influence semble moins directe. C’est Ch., un autre homme du
village qui nous apporte des éléments de réponse en nous expliquant que les esprits gardiens
surveillent les hommes et, lorsqu’ils voient par exemple qu’un homme est fatigué, il lui font peur
(en lui jetant une pierre, par un bruit soudain, etc.) afin que celui-ci s’arrête et se repose. De même
que le serpent dans l’anecdote précédente, si le travailleur n’écoute pas il prendra le risque de se
couper ou bien il lui arrivera malheur, en recevant par exemple un tronc ou une grosse branche
d’arbre sur le dos (une des principales causes d’accidents graves lors du défrichage). Contrairement
au serpent toutefois, en communication plus directe avec les maîtres des animaux, l’homme doit
savoir lire les signes. Ces signaux, pour les Mayas sont variables et recouvrent une partie de
phénomènes physiques réels dont seule l’intentionnalité sous-jacente les différencient d’autres
évènements ordinaires. La demande de DC est formulée de manière large, n’excluant aucun danger
potentiel, en enjoignant donc qu’il n’arrive « rien » et que « tout sorte bien ». Il est possible que la
prière et les offrandes, en plus de s’adresser aux esprits gardiens (les Nukuch Báalmo’ob), soit
également destinée aux Ah Kanulo’ob, les protecteurs des hommes. Dans d’autres rituels, comme le
ch’a’ chàak par exemple, deux calebasses suspendues leur sont explicitement dédiées. Dans les
offrandes de DC, en plus des cinq calebasses qui représentent les points fondamentaux du champ
(Hanks 1993b : 343), deux autres (désignée comme nohoch lùuch et su’ul, la plus grande et la plus
109
La racine ’àalak’ ici utilisée comme classificateur de possession établit le lien qui existe entre les animaux sauvages
et les esprits gardiens (voir chapitre 8 pour une étude du terme ’àalak’ et des relations qu’elle sous-tend).
300
petite) sont posées sur l’autel et pourraient donc être destinées aux protecteurs des hommes. Il ne
nous a toutefois pas été possible d’obtenir de confirmation explicite de cette hypothèse.
Enfin, le second signe de croix marque la fermeture de l’espace communicationnel ouvert
entre les différents plans de la réalité. Cette étape obligatoire est bien marquée dans l’attitude et le
discours de DC. Celui-ci, après la fin de la prière, s’adressant à nous, indique que les paroles
prononcées sont suffisantes (chen beyo’ : « juste comme ça/c’est tout ») et, alors qu’il commence à
s’éloigner, il revient pour se signer et c’est seulement après cette étape qu’il nous signifie que la
prière est achevée (ts’o’ka’an, « c’est terminé »).
Le schéma ci-dessous résume les étapes et les indices nécessaires à la prière en incluant les
signes de croix (signifiées par les croix) :
Le signe de croix semble donc un élément fondamental dans les processus de
communication avec les entités surnaturelles, en ce qu’il permet l’ouverture et la fermeture de
l’espace communicationnel entre les différents plans de la réalité. Toutefois, les signes ne sont pas
suffisants en eux-mêmes et s’additionnent aux autres éléments constitutifs du rituel ainsi qu’à la
disposition des participants. Ces signes font directement échos à la croix physique placée à l’est de
l’autel. Nous interprétons cet objet comme un nexus entre les différents plans de la réalité
permettant le passage des entités, mais aussi comme un marqueur spatial dans d’autres plans de la
réalité, c’est-à-dire visible là où évoluent les entités surnaturelles. En effet, nous pensons, en nous
appuyant sur l’étude d’autres rituels, ceux pour les morts en particulier, que la croix est un point
central en fonction duquel les participants humains et non humains sont disposés en miroir. En
effet, dans les rituels pour les morts, comme ceux pour les Nukuch Báalmo’ob effectués par des
spécialistes rituels, on appelle les entités (ancêtres familiaux, esprits gardiens, etc.) selon un ordre
précis renvoyant à une certaine hiérarchie. Les ancêtres familiaux lors des rituels pour les morts
sont cités dans l’ordre de proximité à la personne qui fait le rituel et les esprits gardiens de la forêt,
avec les saints dans les prières curatives, selon leur ordre d’importance et, leur ancienneté et leur
ordonnancement dans le cosmos110. Cette hiérarchie reflète celle qui existe dans la disposition des
participants humains, par ailleurs mise en évidence par l’ordre de distribution des offrandes En
général, lors de rituels importants avec de nombreux participants, les offrandes (une fois
consommées par les entités surnaturelles) sont distribuées. D’abord au resador (« prieur ») lorsqu’il
est engagé spécialement car c’est avec les offrandes qu’on le rétribue. Ensuite aux nukuch máak,
« les grandes personnes adultes », c’est-à-dire les personnes importantes (par leur âge ou leur
110
Hanks signale que « most spirits, especially the oldest ones (…) are endowed with fixed spatial coordinates that
define their proper place in the cosmos” en précisant plus loin “shamans follow strict conventions that govern the order
in which spirits must be cited in prayer, and if they are cited out of order, the effectiveness of performance may be
lessened as a result” (Hanks 1993a : 225-227).
301
fonction) ou les personnes directement impliquées dans le rituel, par exemple celles qui l’ont
commandé. Enfin, on offre aux invités de marque, puis aux autres hommes, aux femmes et enfin
aux enfants. Toutefois, cet ordre canonique est variable et les enfants par exemple peuvent être
servis avant les adultes, suivant la volonté des personnes qui font le rituel et du type de rituel111. Le
schéma ci-dessous résume notre propos :
Figure 7-4: schéma de la disposition en miroir des participants humains et non humains
Légende :
R
Prieur (Resador)
A
P
Personne qui fait le rituel
D
Assistant : (1) directement impliqué dans le rituel (2) non
directement impliqué dans le rituel
Destinataire (1) direct (2) secondaire (3) indirect
Le schéma (figure 7-4) met en évidence la séparation marquée par la croix entre les
différents plans de la réalité. A droite, nous avons indiqué les personnes présentes dans un rituel
dans le monde réel. Le Resador (R) est celui qui se place le plus près de l’autel. Il est parfois engagé
par la Personne qui fait le rituel (P), lorsque celle-ci choisi, ou n’est pas en mesure, de dire la prière
elle-même. On peut distinguer deux types de personnes présentes dans l’assistance (A). Le premier
groupe est composé de personnes qui sont impliquées directement dans le rituel (A1), souvent la
famille proche. Le second regroupe les personnes invitées non directement impliquées dans le rituel
(A2) ne venant souvent que pour la distribution de nourriture. Il ne faudrait pourtant pas y voir une
attitude de « pique assiette » car, en venant pour manger les offrandes rituelles distribuées à
quiconque se présente, les personnes ont aussi un rôle dans le déroulement du rituel. En effet, il
significatif que ceux qui ont réalisé (ou commandé) le rituel éprouvent une grande satisfaction à
voir que le nombre d’offrandes préparées a été distribué de manière appropriée à tous les
participants et qu’ils n’y pas eu trop d’offrandes pour trop peu de participants ou l’inverse. Dans la
partie gauche (à l’est de la croix), nous avons symbolisé la disposition des participants surnaturels
(et donc invisibles aux humains, même pendant le rituel) en les classant en trois catégories de
Destinataire. Le premier groupe (D1) rassemble le ou les destinataires directs du rituel. Dans un
rituel pour les âmes des morts ce sont les familiers en relation direct à la personne qui fait le rituel :
père, mère ou enfant défunts. Dans d’autres types de prières, ce sont les esprits principaux (les plus
importants ou ceux directement impliqués dans la réponse à la demande). Le second groupe (D2)
111
C’est souvent une des raisons invoquée pour expliquer la séparation des rituels pour les âmes des enfants le 31
octobre et celui des âmes des adultes le lendemain. On laisse d’abord manger les enfants qui ont plus faim et qui, une
fois rassasiés, laisseront manger tranquillement les adultes. On retrouve cet ordre et une explication similaire pour les
repas quotidiens.
302
réuni des entités que l’on pourrait considérer comme secondaires (les oncles décédés dans les rituels
pour les âmes des morts par exemple). Enfin, le dernier groupe rassemble tous les autres
participants, équivalent des assistant (A2) humains. S’il est difficile de s’avancer quant à la présence
de ce type de destinataire (D3) dans tous les rituels, il est en revanche clairement désigné dans les
rituels pour les âmes des morts, comme todos los pixan, autrement « toutes les âmes » qui sont
invitées à venir consommer les offrandes. Cependant, et ceci est très clair pour les rituels
concernant les morts, ce sont les premiers nommés (donc les destinataires directs) qui ont la priorité
dans la consommation des offrandes.
Mais si nous avons montré que c’est le signe de croix, avec le début de la prière lorsque tous
les éléments et les participants sont en place, qui instancie l’espace comme rituel et change sa
qualité, le faisant passer d’un espace potentiellement sûr à dangereux ou potentiellement dangereux,
il convient de se demander si et comment cet espace redevient non rituel. Comme nous l’avons
montré, le signe de croix ferme l’espace communicationnel ouvert entre les plans de la réalité,
toutefois, s’il marque la fin de la prière et de cette ouverture, il ne signifie pas pour autant le retour à
un espace non rituel. En effet, une fois que DC a terminé sa prière, il laisse les esprits gardiens de la
forêt s’approcher et consommer les offrandes. Ils partiront d’eux-mêmes au bout d’un certain temps
(en général entre une demi-heure et une heure) et les vents qu’ils ont amenés avec eux se
dissiperont. L’espace redeviendra non rituel et potentiellement sûr tel qu’il l’était avant le début du
rituel.
Toutefois, il existe aussi une autre forme plus élaborée de rituel, lors de laquelle il convient
de renvoyer correctement les entités qui ont été appelées. Cette étape, considérée comme étant
difficile et cruciale, n’est, en général, présente que dans les rituels réalisés par des chamanes (men).
En effet, un mauvais chamane qui ne saurait pas renvoyer correctement les entités surnaturelles
exposerait les participants humains à de graves risques du fait de la dangerosité ontologique des
entités surnaturelles et des mauvais vents qu’elles drainent derrière elles. C’est ainsi que, dans les
rituels plus complexes, on distingue trois phases : (1) l’appel des entités par une première prière, où
l’on dit qu’on fait « descendre » les esprits (’èensik) et où on « lie l’autel » (k’axik mèesa), ensuite
(2) le temps où celles-ci sont censées manger l’âme des aliments (une période de temps variable,
déterminée par le chamane : en général entre quinze et quarante cinq minutes) et enfin (3) le renvoi
des entités par une seconde prière où l’on « délie l’autel » (wach’ik mèesa). Mais, de même que
dans le rituel de DC, pour que l’espace redevienne potentiellement sûr, il faut laisser une période de
temps après la fin du rituel, le temps que les mauvais vents se dissipent et que la qualité de l’espace
reprenne sont caractère non rituel. La durée de cette étape est variable, de quelques minutes à
plusieurs heures selon le lieu du rituel (dans une maison ou dans l’espace forestier).
Notons enfin que les rituels effectués dans l’espace agricole ne peuvent être réalisés que par
des hommes. Il existe cependant des chamanes femmes (ou x-men)112. Celle-ci, ne pouvant officier
en tant que femme dans ce type de rituel (de par leur incompatibilité ontologique avec les esprits de
l’espace forestier) doivent symboliquement se changer en homme. Pour cela, elles revêtent un
pantalon. Toutefois, les femmes chamanes sont relativement rares et il est probablement
exceptionnel qu’on leur demande de faire des rituels en forêt. Cependant, cette transformation
symbolique par le vêtement, une marque identitaire très forte chez les Mayas, dans les Hautes
Terres notamment, est significative de l’importance de la nature des entités dans leur rapport, et ceci
particulièrement lors du rituel. Nous reviendrons rapidement sur l’apprentissage de l’espace rituel
au chapitre 11-1.4.
112
Nous n’avons en revanche pas connaissance de prieurs femmes qui officierait dans des rituels qui s’effectuent à
l’église.
303
2.4
Résumé
L’étude d’un rituel « simple » nous a permis de comprendre des mécanismes rituels qui
rendent possible l’accès à d’autres plans de la réalité afin de communiquer (et de faire des
offrandes) avec des entités surnaturelles, et ce de manière formalisée tout en maîtrisant la
dangerosité de l’espace. Nous avons également montré comment un espace potentiellement
dangereux (une aire au bord d’un champ en forêt), voit sa qualité se modifiée pour devenir
réellement dangereux selon une orientation qui est en fonction des déplacements d’entités situées à
d’autres plans de la réalité (les esprits gardiens). Cette modification de la qualité de l’espace est
possible grâce aux dispositions des participants et des divers objets réunis pour le rituel, mais c’est
le signe de croix et la croix physique conjugué à la performativité de la parole qui en seront les
déclencheurs.
3
Conclusion
Nous considérons que les espaces ont une « qualité », essentiellement déterminée par la
nature des entités qui y sont liés, qui n’est ni définitive, ni permanente mais déterminée par des
facteurs contextuels. Ces facteurs ne doivent pas être vus comme un ensemble de variables non
maîtrisables ou incommensurables. En effet, nous avons montré que, dans le cas des vents mauvais,
le contexte temporel (entre le jour et la nuit, les jours de la semaine ou la période de l’année) est
appréhendable et permet de déterminer une gestion de la dangerosité de l’espace qui contraint les
déambulations et impose certaines précautions. Toutefois, tous les habitants ne sont pas concernés
au même niveau et le statut (ou la nature) des personnes déterminera le type de relation qui sera
établie avec les entités naturelles ou surnaturelles faisant ainsi varier la perception de la qualité de
l’espace en fonction des individus (nous verrons au chapitre 10 que ces relations impliquent
également des émotions). Ainsi les enfants, plus spécifiquement les nourrissons, sont considérés
comme des êtres très fragiles et très sensibles aux vents mauvais ou bien au regard de personnes qui
en amènent avec elles (l’òoho ’íik’). De même, les hommes perçoivent la forêt comme un espace
potentiellement dangereux (du fait des risques inhérents à ce lieu) au contraire des femmes qui le
voit comme tout à fait périlleux de par la présence des entités surnaturelles qui l’habitent.
En conditions « normales », les hommes ne peuvent entrer en contact directement avec les
entités surnaturelles. Elles évoluent en effet, dans ce que nous avons considéré comme étant
d’autres « plans de la réalité », qui ne sont accessibles qu’à travers des modes particuliers de
perception (l’expérience onirique, la maladie, etc). Même si les contacts existent dans la vie
quotidienne, ils ne sont jamais prévisibles et souvent risqués pour la personne (qui peut tomber
malade ou mourir par exemple). Afin de pouvoir entrer en relation avec les entités surnaturelles, tels
que les âmes des morts ou les esprits de la forêt, les Mayas utilisent le rituel non seulement comme
un mode de communication avec des entités qui évoluent à d’autres plans de la réalité, mais aussi
comme un moyen de gestion de la dangerosité de l’espace lors de ces interactions qui sont
formalisées et maîtrisées grâce aux différentes phases du rituel et à la capacité de l’officiant.
Dans le chapitre suivant, nous décrirons en détail les divers types d’entités surnaturelles qui
occupent l’espace forestier et villageois en nous intéresserons à la relation que ces « maîtres des
espaces » entretiennent avec les animaux et les hommes qui les parcourent ou les exploitent.
304
Chapitre Huit : Les maîtres des espaces : hiérarchies et
plans de la réalité
Nous abordons maintenant, de manière plus approfondie, un sujet qui a déjà parcouru toute
cette partie, celui de l’appartenance des espaces. En effet, nous l’avons souligné à plusieurs reprises,
tous les espaces sont possédés par des « maîtres » (yùumtsilo’ob), y compris la forêt exploitée ou
non, considérée comme étant la propriété des esprits gardiens, les Nukuch báal(a)mo’ob (parfois
nommés par leur titre ou fonction de kanant k’áax, « les gardiens/protecteur de la forêt »). C’est sur
cette relation particulière entre les esprits gardiens et la forêt que nous nous concentrerons pour
l’étude en traitant du rapport entre maîtres et espaces. Cependant, les Esprits gardiens de la forêt ne
sont pas les seuls à être considérés comme maîtres des espaces et, comme nous le soulignerons plus
bas, ce titre revient aussi, et parfois simultanément, à d’autres entités telles que les humains ou les
saints par exemple. Dans chaque cas cependant, il semble que ce soit des relations différentes qui
soient établies.
Après un essai de définition du concept de yùum (« maître ») et de celui de ’àalak’ (« être
domestiqué »), nous tenterons une classification des esprits gardiens à travers la description de leur
rôle et leurs caractéristiques. Pour cela nous utiliserons essentiellement un corpus de contes
complété par des entretiens et des discussions informelles. Ensuite, nous essaierons de mettre en
évidence certains traits typiques de la relation avec les maîtres des espaces pour enfin, à partir de
l’exemple de l’appartenance d’un champ, souligner les relations hiérarchiques qui existent entre les
divers maîtres d’un même espace en tenant compte des multiples niveaux de la réalité.
1
Analyse sémantique des racines yùum et ’àalak’
Nous avons jusqu’à maintenant parler d’esprits « gardiens » et de « maîtres » des espaces
sans définir clairement ce que sous-entendait ces titres. Ce sera l’objet de la présente sous-partie.
Nous pensons que le terme de « maître », yùum(-tsil) en maya, implique avant tout une relation
entre au moins deux termes, dont un est parfois sous-jacent. Cette relation implique une action sur
l’objet ou la personne qui est sous la protection du maître. Dans ce dernier cas, il semble que le
maître, comme la personne sous son influence, aient chacun des droits et des devoirs, d’où
l’importance de considérer cette relation comme une interrelation. Pour étayer notre propos, nous
ferons une analyse linguistique et sémantique du la racine yùum mais aussi de celle de ’àalak’ en
montrant que les deux sont parfois complémentaires et mettent en évidence les implications de la
relation entre un maître et un objet/une personne/un espace sous son influence.
1.1
Variabilité des relations impliquées par la racine yùum
Pour se convaincre de la complexité sémantique de la racine yùum et des relations multiples
que l’emploi possédé de ce terme (u-yùum-il) implique, nous ferons maintenant l’examen de
quelques définitions en présentant également quelques occurrences et leur contexte d’emploi113.
(8.1)
yùum
113
Les occurrences proposées sont tirées pour la plupart de nos notes de terrain et confirmée et/ou complétées par des
définitions proposées dans le dictionnaire de Bricker & al. (1998) et le Diccionario Maya Popular (2003).
305
père, Dieu, Monsieur, maître, seigneur, Pape
(8.2)
yùum k’ìin
seigneur soleil
(8.3)
yùum kimil
figure maya de la mort (litt : le seigneur de la mort)
(8.4)
uyùumil pixan
figure maya de la mort, le responsable des âmes des morts
(8.5)
h/x-ma’-yùum
orphelin (mâle/femelle)
(8.6)
Dyòos yùumbil, Dyoos mehenbil, Dyòos ’espirirtu sàanto
le Père, le Fils et le Saint Esprit (formule rituelle catholique)
(8.7)
yùumtsilo’ob
les maîtres, entités surnaturelles
(8.8)
uyùumil le’ kòolo’
le propriétaire du champ
(8.9)
uyùumil ha’
le maître de la pluie
(8.10)
Mix utslahi’ in telebìisyon, ma’ tàak uyùumili’
ma télévision n’est toujours réparée, le réparateur (litt : son maître) n’est pas venu
(8.11)
sáam ints’o’ks uyòok le’ bata’,
j’ai terminé le manche de cette hache,
chen ba’axe’ mix tàak uyùumili’
mais son acheteur (litt : son maître) n’est toujours pas venu
(8.12)
le’ úuchben testamyento Chan Kàah Veracruz, mix máak upa’tal uxokeh,
L’ancien testament (texte sacré) de Chancah Veracruz, il n’est pas possible de le lire,
yàan uyùumil pero ’èespesyal,
il a son lecteur (litt : son maître) peut le lire mais c’est un personne spéciale,
chen uyùumil ubeyt uxokeh
seul son lecteur peut le lire [NT_TE-06.12.05]
(8.13)
uyùumil ’ìiglesya, San Hwàan
le maître de l’église, c’est San Juan
(8.14)
uyùumil ’ìiglesya le’ patrono’, don x
le responsable (litt : son maître) de l’église, c’est le patron de l’église don x
Examinons maintenant ces diverses occurrences. Le terme yùum semble s’appliquer à
différentes personnes et fonctions. Il apparaît comme un titre (Monsieur, ex 8.1) et indique le
caractère vivant de l’entité à la quelle il s’applique (le soleil ou la figure maya de la mort (ex 8.2 &
8.3) sont considérés comme vivants) en étant toujours un terme de respect. La figure du père est
probablement le sens premier de cette racine reprise par les évangélistes catholiques lors de la
conquête espagnole au XVIème siècle pour traduire en maya le concept de « Dieu le Père » (ex 8.6). Il
est évident que l’utilisation de ce terme dans la liturgie et l’exégèse catholique, un terme qui par
ailleurs s’appliquait aussi à des entités préhispaniques (comme c’était apparemment le cas du soleil
entre autre), implique forcément une notion syncrétique de Dieu. La racine yùum semble aussi
supposer implicitement une relation à deux termes minimum, même lorsqu’elle n’est pas possédée.
Ainsi le père est lié à son/ses enfants, comme Dieu aux hommes et le Pape à ses fidèles. L’absence
de cette relation, dans le cas de la paternité, est d’ailleurs soulignée dans l’exemple 8.5 avec la
présence de la négation (ma’). Les autres traductions de yùum comme « maître » ou « seigneur »
sont employées ici mais doivent restées vagues et il est inenvisageable en effet de vouloir plaquer
306
d’autres notions, comme par exemple la définition médiévale européenne de « seigneur ».
Toutefois, ces emplois de yùum sous-tendent à chaque fois une relation de domination et/ou de
pouvoir légitime. La forme possédée qui désigne la figure maya de la mort (ex 8.4) insiste sur sa
fonction de responsable des âmes à la fois protecteur mais aussi gardien et guide. Par ailleurs,
Yùum kimil (la Mwèerte) exerce aussi un contrôle sur le destin des individus (Valentina Vapnarsky,
communication personnelle). Enfin, la racine utilisée en emploi absolu (ex 8.7) réfère à ces entités
surnaturelles considérées comme des esprits gardiens ou des maîtres et qui ont, comme tels, une
influence et une légitimité sur les espaces, les entités ou les objets auxquelles elles sont attachées.
La racine employée sous forme possédée exprime elle aussi des types de relation multiples
et qui semblent parfois contradictoires. L’exemple 8.8 désigne le propriétaire du champ, c’est-à-dire
le paysan ejidatario qui a le droit, accordé par la communauté de ses pairs, de cultiver ses 82
hectares de forêt (voir chapitre 6-3). Le paysan a donc l’usufruit de la terre sans en être réllement le
« propriétaire » (au sens juridique défini par la loi française : droit de disposer de mannière absolue
d’un objet ou un bien). En revanche, dans l’exemple 8.9 la relation est différente. Les « maîtres » de
la pluie sont dits être les Chàako’ob, entités surnaturelles en charge des petites gourdes qui
contiennent la pluie. On dit parfois que c’est Jesukrìisto qui a cette fonction (mais voir la hiérarchie
proposée par DC, infra 2.7.3). Le sens de maître de la pluie est donc distinct de celui de
propriétaire. Le maître de la pluie semble plutôt exercer une action de contrôle sur la pluie. Nous
restons là encore dans des sens relativement proches, mais considérez maintenant les exemples 8.10
et 8.11. Dans l’exemple 8.10, F. me dit que sa télévision (dont il est la propriétaire) ne fonctionne
toujours pas car la personne chargée de venir la réparer et donc exercer une action particulière sur
cet objet (le réparateur, uyùumil), n’est pas encore venu. Le statut de yùum du réparateur, comme
parfois celui de prieur (également considéré comme le « maître » de la prière), semble également
impliqué une compétence particulière, notamment technique, vis-àvis de l’objet dont il est le maître.
En revanche dans l’exemple 8.11, DC me dit qu’il vient de terminer de fabriquer le manche d’une
hache, toujours dans sa maison car la personne qui la lui a commandé (l’acheteur) n’est pas encore
venue le chercher. Dans ce cas, c’est DC qui a exercé une action sur l’objet et c’est l’acheteur qui
en est le propriétaire (uyùumil). Ces deux définitions, en apparence contradictoires, laissent
supposer différents types d’action ou de légitimité sur les objets et, nous le verrons, sur les espaces
et les entités. L’exemple 8.12 est également intéressant car il semble impliquer que certains objets
(considérés comme vivants) peuvent eux aussi exercer une influence dans l’interrelation qu’ils
entretiennent avec leur maître. Don M., un prieur du village voisin me parle du livre sacré qui se
trouve dans l’église de Chancah Veracruz, centre cérémoniel du Quintana Roo auquel est rattaché le
village de x-K’opch’en. Selon les Mayas de la région, ce livre (probablement une version ancienne
du chilam balam) interdit à la consultation par les gens du commun, ne peut être lu. Seul une
personne « spéciale » (c’est-à-dire choisie, dont c’est le destin) serait en mesure de le lire. En effet,
le sens n’apparaît pas au lecteur lambda et l’interrelation entre le livre et son lecteur doit être
spécifique impliquant des propriétés particulière de la part du lecteur mais aussi du livre lui-même.
Les exemples 8.13 et 8.14 semblent indiquer qu’il y a plusieurs yùum-il possibles pour un même
espace, le saint patron et le patron humain. L’église est en effet considérée comme étant la maison
du saint patron du village, San Juan Bautista, un lieu où il vit et qui lui appartient. Le patron de
l’église, Don x, est quant à lui chargé de s’occuper de l’intendance de l’église et des prières dans
certains cas.
1.2
Une autre perspective de la relation au « maître », l’àalak’
Avant de passer à l’analyse plus approfondie des implications culturelles de cette relation,
nous souhaitons aussi nous intéresser au concept de domestication qui requière aussi un maître
(uyùumil). Si nous ne traiterons pas le problème dans sa globalité, faute de temps, nous souhaitons
néanmoins examiner les implications du concept de ’àalak’, une racine qui joue souvent un rôle de
307
classificateur pour désigner une relation de domestication ou d’apprivoisement114. Considérons les
exemples suivants d’emploi de la racine ’àalak’ :
(8.15)
’Oken ! Tumen le’lo’ inwàalak’. Munchi’ikech.
- Entre ! Car ce sont là mes animaux domestiques. Ils ne te mordront pas (A4 l.27)
(8.16)
’Oken, ’oken ach’a’ awáala’ pèek’.
entre, entre et prend tes (animaux domestiques) chiens. (A4 l.28)
(8.17)
ma utsi’ àalak’tik ch’i’ich’
Ce n’est pas bien de domestiquer les oiseaux
tumen le’ti’ uyàalak’ Ki’ichpam Màama
car ce sont les animaux domestiques de la Vierge [NT_TC-30-03-04]
(8.18)
huntúul máake yan uyáala(k)’ arux,
un homme qui avait un (« animal » domestique) arux (A6 l.6)
(8.19)
*utsimin Pancho
le cheval de François (= François est un cheval/une tête de mule)
(8.20)
uyàalak’ tsimin Pancho
le cheval de François
(8.21)
*in’arux
mon arux
(8.22)
inwàalak’ arux
mon arux
Dans l’exemple 8.15 on note un emploi de la racine ’àalak’ comme nom qui désigne
couramment les « animaux domestiques ». Dans cet extrait tiré du conte de DC (annexe 4), il s’agit
du maître de la pyramide qui désigne des animaux sauvages (des serpents et un jaguar) comme étant
ses animaux domestiques. Cet emploi de ’àalak’ s’applique de la même façon lorsqu’un locuteur
humain réfère ses animaux domestiques, qu’ils soient simplement apprivoisés (c’est-à-dire sauvages
mais élevés par des hommes) ou domestiques. Dans l’exemple 8.16, la racine ’àalak’ est utilisée
comme un classificateur qui se place obligatoirement devant certains noms lorsqu’ils sont possédés.
Cet emploi est obligatoire et l’utilisation du possessif sans classificateur dans l’exemple 8.21 est
grammaticalement incorrecte et, dans ce cas précis, s’avère être une insulte. La racine ’àalak’ peut
également être transitivisée (’áalak-t-ik) et devenir un verbe transitif comme dans l’exemple 8.17.
Cet exemple, tiré d’une conversation avec L., la femme de T., présente deux types de relation de
domestication simultanée et parfois non contradictoires. Les oiseaux (sauvages) sont dits être sous
la domination/protection de la Vierge, mais ils peuvent aussi être domestiqués par l’homme. Dans
cet exemple, L. évoque la petite perruche apprivoisée par ses voisins et qui commence à parler. Elle
n’est pour sa part pas d’accord avec ce type d’apprivoisement et pense que la Vierge ne l’est pas
non plus. Pour illustrer son propos, elle fait une comparaison en me disant : « regarde, moi j’ai des
animaux domestiques cochons, poules, dindes, etc. Qu’est-ce que je dirais si quelqu’un venait me
les prendre ou bien les tuer à coup de lance pierres, eh bien je me mettrais en colère ! Eh bien la
Ki’ichpam Màama c’est pareil » [NT_TC-30-03-04]. Toutefois ce type d’apprivoisement existe et les
personnes qui domestiquent des cerfs ou des sangliers considèrent qu’ils en sont les maîtres
(uyùumil) et que les animaux ont également un maître surnaturel (uyùumil kéeh/kitam). Cependant,
114
Nous faisons une distinction entre « domestication » et « apprivoisement ». La domestication est un des aspects de la
transformation de la nature par l’homme, en fonction de ses finalités spécifiques ou individuelles propres. Elle
s’accompagne d’une transformation progressive des espèces sauvages dans un sens utile à l’homme. C’est le cas des
poules ou des chiens par exemple. L’apprivoisement (ou semi-domestication) implique un niveau subalterne de
domestication en cela que si l’animal entretient un contact permanent avec l’homme, certains facteurs
(environnementaux ou biologiques) empêchent une transformation biologique de l’espèce. C’est le cas des animaux
sauvages recueillis jeunes tel que le sanglier. Pour leur part, si les Mayas ne font pas linguistiquement cette distinction,
elle transparaît dans la cosmologie et l’expérience empirique.
308
les personnes interrogées sur ce sujet ont semblées souvent mal à l’aise avec cette question de
double relation de l’animal à ces maîtres. L’exemple 8.18 semble élargir la définition de ’àalak’
comme « animal domestique » dans la mesure où ce classificateur de possession obligatoire
(exemple 8.21) s’applique ici à l’arux, un esprit gardien de l’espace agricole et forestier. Cet
exemple de l’arux comme ’àalak’ implique une interrelation où les deux entités en contact (un
paysan homme considéré comme le maître (uyùumil) et l’entité surnaturelle) ont une influence l’un
sur l’autre. Compte tenu de ce que nous avons montré précédemment, il est clair que l’on ne peut
pas parler de relation unilatérale de domination du maître vers l’arux. Les requêtes de cet être,
souvent dans l’excès, mettent en évidence que l’àalak’ peut avoir des exigences, des attentes ou
certains droits envers son maître (yùumil). L’implication d’un humain dans cette relation, excessive
de par la nature de l’entité surnaturelle, indique que le maître à des droits mais également des
devoirs qu’il doit remplir. Dans le cas de l’arux et du paysan, le fait que ce dernier faillisse à ses
obligations ou ne souhaite plus les remplir met fin à l’interrelation, qui doit obligatoirement se
solder par la mort d’un des deux partis.
1.3
Conclusion
L’analyse des racines yùum et ’àalak’, qui impliquent, parfois implicitement, deux termes, a
permis de mettre en évidence une interrelation entre un maître et un objet ou une entité dans
laquelle les deux partis semblent avoir des droits et des devoirs. Cette relation exprime donc, dans
une certaine mesure, un engagement et des exigences de la part de ceux qui y souscrivent.
Il serait donc inexact de parler d’une domination car la relation entre le maître et l’entité (et
parfois l’objet dans certains cas précis) aussi engagée dans cette relation, n’est pas toujours celle de
soumission. Le maître semble avoir une « influence » en dominant mais aussi parfois en protégeant
l’autre entité (c’est par exemple le cas de Ah Kanul considérés parfois comme les maîtres des
hommes : uyùumil máak). Nous avons vu que le yùum-il peut être autant le propriétaire d’un objet
que celui qui exerce une action ponctuelle ou limitée sur cet objet. Il semble cependant qu’une
constante soit le caractère légitime, c’est-à-dire non contestable, de l’influence du yùum-il sur
l’objet ou l’entité.
Nous avons également pu constater qu’un objet ou une entité (un animal) peut avoir
plusieurs maîtres simultanément et donc être engagée dans plusieurs relations qui semblent être
distinctes.
Après avoir décrit divers types d’entités considérées comme « maîtres », nous verrons
comment et dans quelle mesure ce titre témoigne d’une relation particulière à l’espace.
2
Les esprits gardiens : description
Nous tenterons à présent une classification des esprits gardiens, une démarche qui n’a pour
but que de faire émerger la diversité des esprits et les traits principaux qui les caractérisent. En effet,
des discours que nous avons pu recueillir, des discussions que nous avons eues et des questions que
nous avons posées, il ressort un certain flou dans la dénomination des esprits gardiens,
probablement symptomatique de la vision également peu systématique de nos interlocuteurs115.
Toutefois, le chevauchement des noms et des fonctions des divers esprits ne suggère en aucun cas
115
Villa Rojas signale déjà en 1945 que « los nativos sólo tienen ideas vagas respecto a las cualidades que distinguen
entre sí a las diversas deidades que abarca el sector de los yumtzilob » en remarquant plus loin que « los informantes
fueron más precisos en lo que se refiere a las funciones particulares de esas deidades y, así, nunca confunden la
procedencia de los favores que reciben de cada una de ellas » (1987 : 289).
309
l’incohérence. Les personnes avec qui nous nous sommes entretenues, même si elles restent parfois
évocatrices quant à la définition exacte de certains esprits ou à leur dénomination, sont relativement
précises en ce qui concerne l’analyse des relations, souvent complexes, qui existent entre espaces,
humains et esprits. Ce sera le but de la partie suivante que de mieux définir ces relations.
Il existe quelques sources ethnographiques concernant la description et les fonctions des
esprits gardiens mais elles sont, d’une part, peu précises et, d’autre part, ne semblent pas recouvrir
des catégories et des fonctions exactement similaires à celles que nous avons rencontrées. Il est
possible que ces divergences soient liées à une évolution dans les ethnothéories de l’espace et des
esprits mais on peut envisager également des divergences culturelles entre les groupes, voir les
villages où la transmission du savoir se fait selon des réseaux privilégiés et parfois indépendants.
Par ailleurs, les relations qu’entretiennent les humains avec ces entités surnaturelles ne sont
qu’abordées. Nous ferons cependant parfois référence aux deux sources ethnographiques
principales, même si maintenant relativement anciennes, qui concernent les Mayas Yucatèques que
sont les ouvrages de Redfield et Villa Rojas (Redfield & Villa Rojas 1967 ; Villa Rojas 1987). Pour
la description des esprits gardiens nous nous baserons essentiellement, mais pas uniquement, sur un
corpus de contes (kwèentos ou tsikbalil en yucatèque) narrés par notre informateur principal, DC
(cf. annexes 4, 5, 6, 7 & 8). En plus d’avoir eu l’opportunité d’enregistrer ces contes, il nous est
également possible de les confronter aux discours et aux comportements quotidiens de DC, de son
père et de ses frères, tant aux champs, que dans la forêt ou au village. Il est intéressant de noter
immédiatement la forte cohérence entre ces différentes pratiques et domaines d’expression. En
général, et dans le cas de DC particulièrement, le conte constitue un mode formalisé d’organisation
et de transmission du savoir. Le conte, chez les Yucatèques notamment, a aussi une fonction
d’exemplarité. Il constitue par ailleurs, comme dans la plupart des cultures, une source
d’information quant à l’origine et/ou la justification de certains phénomènes ou comportements116.
Nous verrons par exemple que DC souligne à plusieurs reprises que « c’est ainsi qu’on sait qu’il
existe » un maître des animaux (A5) ou un maître dans la pyramide de Chancah (A4). A chaque fois
c’est, dans le corpus choisi, toujours l’expérience, considérée comme authentique, d’un ancien qui
est la source du savoir. Nous verrons d’ailleurs que le récit de ce savoir est souvent fatal aux
protagonistes. Soulignons que les contes de DC sont relativement courts (4-5 minutes). En effet, il
n’est pas rare chez les Yucatèques que les contes, y compris ceux récités par les enfants, durent
beaucoup plus longtemps. Toutefois, cela reste variable en fonction du niveau d’expertise du
narrateur. Certains d’entre eux peuvent conter, et parfois inventer, des récits de plusieurs heures.
Ce corpus de contes sera complété par des notes de terrain et des observations en contextes
mais aussi des enregistrements issus de conversations plus ou moins formelles avec des paysans
hommes et quelques entretiens avec des spécialistes rituels.
Il semble que les esprits gardiens de la forêt puissent être regroupés sous la désignation
générique de Yùumtsilo’ob, littéralement « les Maîtres ». Ce terme, composé à partir de la racine
yùum, « père, maître, seigneur » semble désigner les maîtres (des espaces) en général sans marquer
leur attachement à un lieu ou un objet. Le suffixe –tsil a en effet pour fonction en maya de permettre
l’emploi indépendant de racines canoniquement possédées ou inaliénables117. On note également la
116
Cette fonction est souvent attribuée aux « mythes ». Mais rappelons que les récits de notre corpus font partie d’un
genre, le kwèento, qui est une catégorie indigène de discours aux frontières floues.
117
Par exemple, la racine suku’un (« frère aîné ») ne peut s’employer telle quelle pour désigner un frère aîné. Soit elle
est possédée avec un préfixe ergatif : in-suku’un (1ERG-frère.aîné) : « mon frère aîné », soit on utilise pour un emploi
absolu le suffixe –tsil : le’ su’uku’un-tsil-o’ (DET frère.aîné-suff-TD) « le frère aîné ». Ce suffixe s’applique également
aux termes de parentés empruntés à l’espagnol et typiquement la maîtresse, lorsqu’elle s’adressent aux mères lors de
réunions à l’école les apostrophent ainsi : le’ màama-tsil-o’ob, ko’otene’ex ! « les mères, venez ! ». Hanks note que le
suffixe –tsil employé avec la racine yùum « is restricted to spiritual lords and appears to convey a deferential, loving
regard to the referent » (1990 : 104).
310
présence, pourtant souvent facultative en maya, du pluriel, car les esprits de la forêt sont toujours
considérés comme un ensemble et probablement aussi car ce sont des êtres animés.
Les Yùumtsilo’ob font partis de la catégorie des esprits et sont donc considérés par les
Mayas comme étant (ou pouvant prendre la forme) de vent (’ìik’-o’ob). Autrement dit, ils sont
considérés comme invisibles. Mais ceci n’empêche pas pour autant les esprits gardiens peuvent,
s’ils le choisissent, d’apparaître aux humains sous certaines conditions. Il existe d’autres esprits
dans l’espace forestier ou agricole qui font également partis de cette catégorie d’« esprits » ou de
« vents ». Nous avons déjà cités au chapitre 7, les mauvais vents (ou k’ak’as ’ìik’o’ob) mais il
existe toute une variété d’entités qui restent difficile à caractériser et ne concernent pas directement
notre thème d’analyse. C’est, par exemple, le cas du mosòon ’ìik’, un vent de type tornade, à qui
l’ont fait des offrandes après le brûlis d’un champ. On peut aussi évoquer toutes les entités étranges,
mi-animaux mi-créatures monstrueuses, qui parcourent les espaces, essentiellement la nuit, pour
faire peur ou attaquer les humains. Mentionnons le célèbre Bòob, ou la non moins fameuse xTabàay ou bien encore les animaux de taille démesurée qu’on croise sur les chemins sombres118.
Cependant, les esprits gardiens, comme certaines personnes humaines de grande estime, sont
désignés comme étant des nukuch máako’ob, c’est-à-dire des « grandes personnes » ou « vielles
personnes » et, contrairement aux autres entités, ce ne sont pas des êtres complètement négatifs et
dangereux, malgré leur caractère ambivalent.
La classification que nous proposons des différents esprits gardiens n’est pas stricte. Nous
avons simplement choisi de souligner le traits les plus prégnants de chaque entité dans la mesure où
nous partons du postulat, peut-être non pertinent finalement, que s’il existe différents noms, ils
doivent, ou devaient, renvoyer à différents êtres. Nous verrons que les esprits de la forêt sont
fondamentalement liés aux temps passés et à l’histoire. Il est significatif à ce titre que certains noms
désignant aujourd’hui des esprits faisaient référence, à l’époque préhispanique, à des titres de
sacerdoces notamment. Il semble évident, étant donné la dichotomie qui existe entre la
caractérisation des saints et des esprits gardiens, que ces derniers aient une origine beaucoup plus
ancienne dans l’histoire et la culture maya. Ils semblent aussi plus directement au contact des
humains, en partageant la vie quotidienne des hommes, aux champs essentiellement.
Les Esprits gardiens sont en général évoqués comme un ensemble d’esprits souvent non
individualisés. Plusieurs raisons expliquent cette indifférenciation. La première est liée à la
dangerosité de nommer les esprits par leur nom propre. Nommer les esprits, comme nous l’avons
déjà expliqué, est le moyen de les faire venir et c’est d’ailleurs un des buts principaux du rituel.
Toutefois, appeler un esprit est simple, y compris en contexte rituel où cette étape est considérée
comme aisée. Le renvoyer correctement est en revanche une phase difficile et dangereuse qui relève
généralement du savoir des experts. Ainsi, nommer une entité surnaturelle en contexte non rituel, et
donc non contrôlé, s’avère contingent et dangereux car on peut appeler un esprit sans le vouloir
avec le risque de ne pas pouvoir le renvoyer facilement (et être obliger de faire appel à un
spécialiste rituel) et d’être rendu malade par les mauvais vents qu’il draine. La seconde raison à
l’utilisation de terme générique est la répartition relativement cloisonnée du savoir entre experts et
non experts. Les gens du commun, hommes comme femmes, ne sont pas censés connaître les noms
des entités surnaturelles car ils n’ont pas d’occasion a priori d’entrer en contact avec ce savoir.
Dans les prières des non spécialistes ne sont utilisés que des noms génériques et, pour les prières
plus spécifiques, on fait appel à un spécialiste rituel. Les chamanes (h-men), considérés comme
experts du savoir lié aux esprits gardiens, sont dits être en contact direct avec ces entités dont ils
savent le nom et qu’ils connaissent parfois personnellement (à travers l’expérience onirique
notamment). Enfin, la troisième raison qui nous semble également importante et, d’une certaines
118
Le bòob est un animal monstrueux dont les descriptions varient et qui se tient, dit-on, près des lagunes et dévore les
humains. La x-Tàabay est une jolie jeune fille qui étouffe les hommes aux abords de la forêt. Elle est reconnaissable à
ses pieds, souvent cachés sous un longue jupe : le premier ressemble à celui d’une volaille et le second à celui d’un
cervidé. On dit également qu’elle aurait la capacité de se transformer en serpent x-ya’ax kàan. Il semble qu’on la trouve
de préférence sous des ceiba (x-ya’ax che’) où elle est parfois dite résider.
311
façon liée à la seconde, est la perte et la transformation du savoir. En effet, les modes de
transmission du savoir entre experts et apprentis experts semblent de moins en moins performants à
l’heure actuelle, notamment face à la forte compétition de médecines occidentales qui ont privées
les chamanes de tout un pan de leur compétence (même si un grand nombre de maladies,
notamment parmi celles dont souffrent les jeunes enfants, sont encore du ressort exclusif des
spécialistes rituels). Le remplacement des anciennes techniques curatives par celles de la médecine
occidentale, fait probablement évoluer le savoir chamanique. Ceci entraîne également des
changements dans les ethnothéories liés à la maladie et donc à la constitution de la personne mais
aussi à l’organisation du cosmos et, par là, au pouvoir, à l’influence et aux intentionnalités que les
Mayas prêtent aux entités surnaturelles mayas. En effet, beaucoup de maladies sont considérées
comme étant le fait de mauvais vents et souvent aussi dues à la volonté d’entités surnaturelles qui
exercent ainsi une influence sur les humains. La fin de l’explication des maladies par la volonté des
entités surnaturelles leur ôte également leur pouvoir de contrôle social. Cependant, il existe des
niveaux d’expertise et le savoir chamanique est indéniablement plus riche et plus précis que celui
du paysan lambda.
2.1
Les Nukuch Báalamo’ob
Dans sa traduction littérale, Nukuch Báalam-(o’ob) signifie « grands jaguars ». Cependant,
le terme de jaguar ne doit pas être pris au pied de la lettre et il ne renvoie apparemment pas à
l’animal (felis onca), appelé au Quintana Roo chak-mo’ol119. Le terme báalam semble, selon nos
observations, faire plutôt référence à l’aspect « rayé » ou « tacheté », pour la fourrure des animaux
particulièrement.
L’emploi de nukuch, pluriel de nohoch, « grand » rend parfois facultatif l’emploi du pluriel
–o’ob, mais ces entités sont toujours désignées de manière collective. Le caractère générique du
terme Nukuch Báalmo’ob est évidente dans la mesure où cette appellation est parfois équivalente au
terme Yùumtsilo’ob.
Cependant, les Nukuch Báalmo’ob ne forment pas simplement un groupe indéterminé
d’esprits, il peuvent également être individualisables. C’est la relation à l’espace auquel ils sont
attachés qui permet cette individualisation, évidente essentiellement dans la prière du chamane.
Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, c’est l’association de l’esprits à un toponyme qui
permet de le nommer (et donc de le faire venir) (voir notamment chapitre 6-4). Ce savoir est
essentiellement celui des spécialistes rituels à qui ont fait appel pour certains rituels. La relation et
l’attachement à un espace particulier semble être la caractéristique principale des Nukuch
Báalmo’ob. Il semble que toutes les entités et les activités qui se déroulent dans l’espace auquel
sont liés les esprits gardiens soient aussi sous leur contrôle et, comme nous l’avons vu, pour
exploiter une parcelle de forêt ou bien tuer un animal, on doit leur demander la permission au
préalable et/ou les rétribuer en retour grâce à des offrandes de nourriture (voir chapitre 6-2.3.3)120.
Malgré le fait qu’ils soient considérés comme invisibles, les hommes sont relativement
précis dans leur description de ces entités qui « ne se laissent pas voir » (munch’a’ uyila’al). Voici
par exemple celle de DC :
Kàaba’tako’obi’, bey máassewáal,
Ils sont petits, comme des mayas macehual,
chowak up’òok de xa’an,
119
littéralement : « patte rouge », du fais de la couleur de ses phalanges.
Redfield et Villa Rojas (Redfield & Villa Rojas 1967 ; Villa Rojas 1987) dans leurs ouvrages basés sur des
ethnographies réalisées au Yucatán et au Quintana Roo proposent une classification quelque peu différente de celle de
nos informateurs : les gardiens du champ et du village sont les Báalam, les Chak sont les divinités de la pluie et les
K’uil k’áaxo’ob sont les gardiens de la forêt (mais pas de l’espace cultivé). Si des parallèles peuvent être établis entre la
classification que nous proposons et celle de deux auteurs, signalons que nous n’avons jamais rencontré le terme
(u)k’uil k’áaxo’ob, « les (divinités) sacrées de la forêt ».
120
312
leurs chapeaux sont grands, faits en palmes,
chowak uk’ab ukàasmisa,
les manches de leur chemise sont longues,
he’ex huntúul máak,
ils sont comme les gens,
uxanbi’ de x-chiwóol, de k’ewel.
leurs chaussures sont de forme « tarentule » [= type de sandales], en cuir. [MD3-TC-09]
Cette description rappelle inévitablement la mode vestimentaire des anciens Mayas,
notamment ceux de l’époque de la guerre des castes au milieu du XIXème siècle. Nous tenterons de
montrer plus loin comment les esprits gardiens de la forêt sont inextricablement liés au passé et à
l’histoire. On nomme aussi parfois les Nukuch Báalmo’ob : Nukuch p’òok, « ceux avec des grands
chapeaux » et il n’est pas rare d’entendre les hommes expliquer qu’on les reconnaît car ils fument
u-chamal, « leurs cigares » faits de feuilles de tabac.
Les Esprits gardiens, lorsqu’ils apparaissent aux humains, ne le font que sous certaines
conditions. Majoritairement on dit qu’on ne les perçoit que lorsqu’ils sifflent. Il semble qu’ils ne se
présentent jamais sous forme visible dans le village, mais seulement dans l’espace forestier et
uniquement aux hommes. Selon J., ils arrivent sans se présenter, déambulant simplement dans
l’espace agricole où ils rendent visite à un paysan qui travaille. Alors que je me rends une fois au
champ de J. pendant qu’il travaille, celui-ci me demande, sur le ton de la plaisanterie, si je suis
Jesucristo ou bien un Nukuch Báalam. Dans ce dernier cas, me précise t-il, je demanderai un peu de
k’eyem (boisson à base de maïs présentée comme offrande, voir chapitre 7-2) pour me désaltérer.
En principe, lorsque les esprits de la forêt se présentent aux hommes c’est pour leur rappeler de
faire des rituels pour eux (un mode relativement clément comparé à celui qui consiste à envoyer des
maladies aux enfants du paysan) ou bien pour commencer un enseignement ésotérique.
Dans la mesure où nous aborderons ce thème dans la troisième partie de la thèse, nous ne
détaillerons pas ici les modes d’enseignement ou d’apprentissage. Nous nous contenterons de
présenter les relations et les modes de communication existant entre les humains et les esprits
gardiens et comment ces interrelations sont liées à l’espace et aux niveaux de la réalité. La forme de
contact la plus simple pour l’enseignement ésotérique se fait lorsque la personne est adulte. Le
paysan rencontre un (voire deux ou trois) vieil homme assis sous un arbre, un scénario que décrit
DC ainsi :
Tumen yàan máak uswèerte uyilike’,
Car il y a des gens dont c’est le destin de les voir,
chen ken awileh kulen kulo’ob yáalam hump’e’ nukuch k’áax,
ils les voit quand ils sont assis sous un grand arbre,
chen kulukbal, yàan uchan p’òok, kutopk uchàama’ … yan at’an yéetel :
ils sont juste assis, ils ont leur petit chapeau et fument leurs cigares … et tu vas leur parler :
« hey ! Ba’ax kamèetike’ex Nukuch Máake’ex »,
« Hey ! Que faites vous Grands Hommes »,
yan atsikbal yéetel
tu vas discuter avec eux.
yan awilik huntúul máak ma’ ak’ahóol(…).
tu verras un homme que tu ne connais pas (…)
Wáa aswèerte awilike’ yan uya’ik teche’ :
Si c’est ton destin de les voir, ils te diront alors :
« sáamal kinpa’atikech way ka’ tsikbalnako’one’, sèeguro ».
« demain, nous t’attendrons ici pour que nous parlions, c’est sûr ».
Le’ beyo’ aswèerte’.
S’ils te disent cela, c’est ton destin [MD3_TC-09].
Les esprits gardiens pourront alors s’entretenir avec le paysan et lui enseigner certains
savoirs. Cependant, le mode d’entrée en relation le plus fréquemment évoqué chez les Yucatèques
313
est l’enlèvement des jeunes enfants. C’est l’objet du conte de DC retranscrit en annexe 6. Dans ce
récit, les Nukuch Bàalam enlèvent des enfants qui n’ont pas tenus compte de l’instanciation rituelle
de l’espace en allant jouer dans la zone que nous avons caractérisée plus haut (voir chapitre 7-2)
comme « dangereuse », c’est-à-dire celle à l’est de l’autel, là d’où sont dit venir les esprits. En effet,
selon Don T., le chamane que nous avons interrogé, les enfants ne sont pas enlevés dans le village
mais seulement s’ils s’éloignent de cinq ou six mecates (100 à 120 mètres) dans la forêt et encore
cela n’arrive systématiquement (wáa kunáachtal ti’ sìiko wáa sèeis mekates kuyòokle’, pero ma’
todo el tyempo’i’). L’enlèvement est aussi très lié au destin. Il semble que les esprits choisissent les
enfants qu’ils emporteront. Une des raisons de ce choix nous est donnée une fois de plus par le
spécialiste rituel (Don T.). Ce dernier nous explique que les esprits, voyant qu’il n’y a pas de
chamane dans le village, décident d’aider les hommes d’un village donné en formant un enfant afin
qu’il devienne chamane et puisse ainsi soigner les diverses maladies des habitants.
Le conte de l’enfant enlevé par les esprits gardiens permet aussi de mettre en évidence les
différents niveaux de la réalité (celui des hommes et celui des esprits gardiens) et les différents
modes d’accès perceptuels. Après que l’enfant ait été enlevé, le chamane peut le localiser avec sa
sáastun (pierre de divination), et cela, alors que l’enfant se situe à un autre plan de la réalité. Ceci
est particulièrement évident lorsque le chamane dans le conte révèle que l’enfant, autant qu’il peut
en juger, pense qu’il se trouve dans sa maison. Les esprits lui ont fait quelque chose aux yeux (de la
même manière que les esprits perdent les gens en forêt) (A6 l.21-23) et changent son mode d’accès
perceptuel : il voit alors l’intérieur d’une butte comme sa maison et les esprits gardiens comme des
familiers. Le mode privilégié d’accès aux autres plans de la réalité est une fois encore le rituel (A6
l.19). C’est à travers le rituel qu’on rétribuera les entités surnaturelles avec de la boisson sàanto’
uk’ul (=sakha’) et qu’on peut leur demander de ramener l’enfant. La pierre de divination constitue
également un mode d’accès au plan de la réalité des esprits gardiens. Ce n’est d’ailleurs
probablement pas un hasard si ce sont ces derniers qui la donnent aux chamanes en devenir. Ceux-ci
seront donc considérés comme des intermédiaires légitimes à la fois par les humains (qui ont
constaté leur disparition) et les esprits (qui les ont choisi et leur ont enseigné leur savoir
« personnellement » (A6 l.49)). Enfin, lorsque l’enfant est « attrapé » (on ignore d’ailleurs comment
et où), il est immédiatement assis pour être sanctifié (sàantigwàarbil). En effet, dans la mesure où il
était en contact avec des entités puissantes et donc dangereuses, les esprits de la forêt (eux-mêmes
des vents), on doit lui ôter tous les mauvais vents qu’il a ramené avec lui. Ces vents sont dangereux
autant pour lui que pour les autres participants.
Parmi les Nukuch Bàalmo’ob on peut distinguer une sous classe, ou ainsi semble t-elle
conçue par nos informateurs, celle des (hòoyah) Chàak ou « arroseurs célestes ». Il semble qu’à
l’époque post-classique ces esprits avaient une grande importance (Roys 1967). Un rituel leur est
spécialement dédié, le fameux rituel de la pluie maya : le ch’a’ chàak (littéralement : « la prise de la
pluie/des chàak »). Selon les hommes avec qui nous nous sommes entretenus, les Chàak sont des
Nukuch Bàalam qui se caractérisent par le fait qu’il possèdent un chúuh, une petite gourde dans
laquelle ils gardent la pluie. Selon Villa Rojas (1987 : 292), cette gourde, parfois nommé sayab
chúuh est directement en lien avec l’eau de la nappe phréatique, et, comme son nom le laisse
supposer, avec les sayab ou veines inépuisables d’eau qui courent dans la couche calcaire.
Lorsqu’ils désirent ou qu’on leur demande de faire tomber la pluie, ils versent un peu du liquide de
leur chúuh sur la terre. Ces Nukuch Bàalam ne sont pas liés à un espace particulier mais vivent dans
le ciel et semble plutôt attachés aux quatre coins du cosmos (pour une description plus détaillée voir
Villa Rojas 1987).
2.2
Les Ah Kanulo’ob
Comme le signale déjà Villa Rojas (1987 : 290), les Ah Kanulo’ob sont parfois confondus
avec les Nukuch Bàalmo’ob mais il semble qu’une de leur caractéristique principale soit leur
314
fonction protectrice et leur relation directe à l’homme. Formé sur la racine kan, « protéger,
surveiller » et suivit du suffixe nominal –ul, Ah Kanul peut être traduit comme « celui/ceux qui
protège(nt) » ou bien « les Protecteurs ».
Le titre de Ah Kanul est relativement ancien dans la mesure où on en trouve des traces
remontant à l’époque post-classique. Selon Roys (1957), il semble que les Ah Kanul(o’ob)
constituaient une classe de gardiens mercenaires dans la dynastie post-classique des Kokom à
Mayapán. Ils seraient les fondateurs de la province éponyme de Ah Kanul, située au nord-ouest de
la péninsule.
Il existe deux types de Ah Kanul : (1) uAh Kanulo’ob kàah, c’est-à-dire des gardiens
collectifs du village qui vivent dans les ho’kàah et qui sont apparemment synonymes des Báalam
kàaho’ob que nous décrirons plus loin et (2) les Ah Kanulo’ob « personnels ». Certains considèrent
que les Ah Kanulo’ob personnels sont les àanhel de la gwàardya (anges gardien) des hommes. A ce
propos J. me fait remarquer que les Ah Kanulo’ob sont uyùumil máak, littéralement « les
maîtres/gardiens des hommes ». Certains évoquent le nombre d’un par personne, alors que d’autres
parlent de deux pour les hommes et trois, voire quatre, pour les femmes. Le rôle des Ah Kanulo’ob
personnels est de protéger la personne contre les vents mauvais lorsqu’elle sort du village pour aller
dans la forêt ou à l’extérieur en général. Leur fonction protectrice s’arrête aux frontières du village
(où le relais est pris par les Báalam Kàaho’ob). Selon les différentes personnes adultes interrogées,
ils peuvent quitter la personne soit à l’entrée du village (ho’kàah), à la porte de la maison ou encore
à l’extrémité du hamac. Ces idées, bien que diverses, concernant les Ah Kanulo’ob personnels,
démontrent clairement une opposition intérieur/extérieur entre un lieu sûr, où leur protection n’est
plus nécessaire, et un espace extérieur dangereux, où sont localisées notamment les maladies
portées par les vents mauvais (’ìik’). Cette opposition renvoie évidemment à l’intérieur du village
socialisé en regard de la forêt, considérée comme sauvage. Les Ah Kanulo’ob suivent donc les
humains dans leur déplacements et les protègent, essentiellement en forêt. Faisant référence à la fois
où W. et sa mère se sont perdues en forêt (voir annexe 3), DC me fait remarquer que deux raisons
sont à l’origine de leur égarement : la première est leur méconnaissance de la forêt et la seconde, la
faiblesse de leur Ah Kanulo’ob personnels, beaucoup moins aguerris et puissants que ceux des
hommes. Car ces esprits sont très liés au développement et à l’activité de la personne qu’ils
protègent. Les paysans disent qu’il est aussi bon de s’arrêter de travailler avant d’être fatigué afin
que ses Ah Kanulo’ob personnels puissent également se reposer et que leur pouvoir protecteur ne
s’altère pas du fait de leur propre fatigue.
Pour que les Ah Kanul personnels protègent la personne celle-ci doit leur faire des offrandes
en citant son propre nom. De même que les esprits gardiens de la forêt, les Ah Kanul se manifestent
en sifflant puisqu’ils ne se laissent en principe jamais percevoir visuellement. Ils sifflent pour
prévenir la personne qu’un malheur risque d’arriver. Ils peuvent aussi rendre malade la personne
afin que celle-ci ne sorte pas et qu’il ne lui arrive pas un accident. Non seulement ils semblent agir
sur le destin des individus mais ils les protègent aussi « malgré eux », en les rendant malades par
exemple ou bien en les rendant ma’ak’óol, c’est-à-dire sans volonté de faire quoique ce soit. La
personne ne sent alors pas motivée pour aller travailler et reste couchée dans son hamac. Ses Ah
Kanul l’ont préserver d’un malheur car ils connaissent udèestino’ máak : « le destin des hommes »
et leur permettent de s’en jouer (littéralement en maya « l’enjamber », xa’at dèestino’). Les Nukuch
Báalmo’ob ont une fonction similaire lorsqu’ils effraient le paysan pour qu’il s’arrête de travailler.
Mais les Ah Kanul ne limitent pas leur protection à l’homme. En effet, lorsqu’on leur fait des
offrandes, DC me dit qu’on doit également leur demander de protéger « mes animaux domestiques,
mes poules, mes vaches, etc ». Si des rituels sont faits régulièrement, les esprits protecteurs
préservent les hommes et leurs animaux des maladies. Dans le cas contraire, on constate que les
chiens de chasse par exemple dépérissent et sont médiocres à la chasse.
Enfin, il semble que les Ah Kanulo’ob aient, comme les Nukuch Báalmo’ob, un lien direct à
certains espaces. D., un habitant du village voisin Noh Cah, me dit qu’il existe des esprits gardiens
qui se tiennent à la porte de la maison (tuhòol anayl) mais aussi dans le puits (ch’e’en) et dans les
315
veines où passe l’eau dans la roche karstique (sayab). Par exemple, le protecteur du puits situé dans
l’unité d’habitation domestique, prend garde à ce que les enfants n’y tombent pas.
Les Ah Kanulo’ob sont donc essentiellement des esprits protecteurs liés à l’individu (qui
cite son propre nom pour les offrandes à ses Ah Kanulo’ob personnels) ou à la collectivité et ses
activités et possessions. Ils sont, contrairement semble t-il aux Nukuch Báalamo’ob, essentiellement
localisés dans des espaces socialisés.
2.3
Les Báalam Kàaho’ob
Les Báalam kàaho’ob (littéralement : « les jaguars du village », sont des entités surnaturelles
protectrices du village qui sont localisées dans les ho’kàah aux deux entrées du village. Le statut
des Báalam kàaho’ob est intéressant. Selon les divers discours recueillis auprès de plusieurs
informateurs (paysans hommes ou spécialistes rituels), ces entités sont nommées de manière
indifférenciée et considérées comme faisant parties à la fois de la classe des Nukuch báalmo’ob,
esprits gardiens de la forêt, et des Ah Kanulo’ob, esprits gardiens des hommes. En effet, si l’on
regarde leur situation et les éléments que nous avons souligné préalablement, les esprits gardiens du
village sont à la fois liés à l’espace villageois (dont les ho’kàah marquent la limite) et également à
ses habitants.
Une fois de plus, ces esprits sont liés au passé et on trouve une entrée dans le dictionnaire
maya colonial de Motul pour (u)balamil kah, définis comme « los sacerdotes del pueblo, caciques y
regidores que, con su fortaleza, lo guardan » (Barrera Vázquez 2001 : 32). Il semble que ce statut
revenait donc à l’époque à des humains dont on peut se demander si la fonction n’était pas
justement de rendre propice les entités surnaturelles qui occupaient auparavant l’espace du village.
Toutefois, la définition proposée s’applique parfaitement à la fonction actuelle des esprits gardiens
du village. Les rituels réguliers effectués aux ho’kàah ont en effet pour but de remercier et payer les
entités surnaturelles pour leur protection en les nourrissant avec des offrandes, ainsi en en les
« fortifiant ». La conquête, ayant supprimée la fonction de prêtres spéciaux, les habitants ont donc
pris en charge complètement la conduite des rituels (probablement de manière tacite) en entraînant
des modifications de ceux-ci.
D’autre part, nos informateurs ne font pas de différence entre les Báalam kàaho’ob et les
esprits gardiens de la forêt (Nukuch bàalmo’ob). Plutôt, les premiers font partis des seconds. Pour
expliquer cela nous proposons une hypothèse considérée comme valable par DC, notre informateur
principal. Si l’on considère que tous les espaces sont appartenus par des entités surnaturelles, et
particulièrement les espaces forestiers, on peut donc penser légitimement qu’avant la construction
du village et la socialisation de cet espace, s’y trouvaient des Nukuch Báalamo’ob. Si l’on tient
compte également de ce que nous avons décrit plus haut concernant l’exploitation d’un espace
forestier comme champ, c’est-à-dire la rétribution rituelle du paysan aux entités surnaturelles pour
le droit d’exploitation de l’espace auquel elles sont liées, alors on peut penser que les Báalam
kàaho’ob sont bien des Nukuch Báalamo’ob. Toutefois, étant donné la socialisation systématique et
quasi-définitive de l’espace villageois, les anciens gardiens ont probablement du évoluer dans leur
statut. Nous proposons donc que les Báalam kàaho’ob puissent être considérés comme des Nukuch
bálamo’ob domestiqués, selon les termes de la relation de domestication définie plus haut..
Les Báalam kàaho’ob sont également considérés comme des Ah Kanul dans la mesure où ils
sont les Protecteurs des hommes et des espaces socialisés, dont le village est probablement
l’exemple le plus typique.
2.4
Les Gardiens des animaux (uyùumil ba’alche’)
Gardien des animaux semble souvent plus un titre ou une fonction qu’un type particulier
d’entités. En effet, on retrouve cette fonction attachée à de nombreuses entités surnaturelles qui
316
vivent dans la forêt : les Nukuch Báalmo’ob, les Ah Kanulo’ob, les maîtres des pyramides ou
encore l’arux.
Toutefois, il semble parfois que le maître des animaux soit une entité spécifique qui prend la
forme d’un animal dont la taille est plus importante que ses congénères ou dont l’aspect est
particulier. C’est le cas du ts’ip, ou « maître des cerfs ». Il aurait l’apparence d’un petit cerf avec de
grands bois, dans lesquelles se trouve parfois une ruche de guêpes (Terán & Rasmussen 1994 :
281). Dans le conte narré par DC (annexe 5), le maître des animaux, ici des cerfs, a une forme
humaine. Cependant, comme on a pu le constater, notamment dans le conte de l’enfant enlevé par
les esprits gardiens (annexe 6), ces derniers ont la capacité de changer d’apparences. Villa Rojas
mentionne plusieurs de ces maîtres des animaux, dont Hwàan T’ul, le gardien du bétail qui aurait la
forme d’un grand taureau (1987-296). Ce dernier, même s’il a pu être mentionné par certains
informateurs, ne semble pas aussi connu que les précédents.
Il semble que les Yucatèques considèrent certains animaux comme plus typiques que
d’autres. C’est le cas du cerf, du sanglier mais également des serpents et du jaguar qui semble avoir
des maîtres spécifiques, avec lesquels les hommes doivent avoir certaines relations. Dans l’exemple
du maître des cerfs, celui-ci est en charge de la protection des animaux et il se doit de les soigner,
particulièrement lorsqu’ils sont blessés par de mauvais chasseur. Les cerfs sont considérés comme
les « animaux domestiques » de l’entité surnaturelle (uyàalak’), de la même façon qu’un chasseur
établit une relation de domestication avec son (animal domestique) chien.
La fonction principale du maître des animaux qui ressort du conte de DC, des conversations
que nous avons pu avoir ainsi que des prières effectuées pour la présentation rituelle de la tête et du
foie de l’animal tué, est celle de réguler le prélèvement des animaux et avant tout d’éviter l’excès.
La prière récitée lors de la présentation de la tête et du foie d’un cerf chassé par F., le frère de DC,
est conforme aux instructions données dans le conte (A5 l.66, 87-90). Ci-dessous retranscrite, la
prière d’un non expert. :
†
[signe de croix]
He’ táan intasik tech upòol le’ keho’
Voici que je vous apporte la tête du cerf
Nukuch Ah Kanule’ex/Nukuch Báalame’ex
vous Grands Protecteurs/Grands Jaguars
kawóoyteh táan ink’ubik te’ex
sachez que je vous offre
upòol awàalak’ yéetel utáam(a)ne’
la tête de votre animal domestique et son foie
kints’a’ik awóoyteh bèehla’ake’
je vous le donne afin que vous le sachiez aujourd’hui
kinwa’alik teche’ kink’ubik tech
je vous dit que je vous l’offre
bèehla’ake’ te’ k’in tuk’inil sàabado.
aujourd’hui en ce jour de samedi [jour de l’offrande].
†
[signe de croix]
On constate qu’il n’y a pas d’indice spatial. En effet, selon F., l’entité maître des animaux se
reconnaîtra. On note également que celle-ci n’est pas identifiée précisément et F. considère qu’on
peut aussi bien dire dans sa prière Nukuch Ah Kanul que Nukuch Báalam. Les deux titres, si l’on
suit le raisonnement proposé plus haut, ne sont pas antinomiques dans la mesure où le Ah Kanul des
cerfs est leur entité protectrice et les Nukuch báalmo’ob sont les maîtres de l’espace où a été chassé
l’animal et donc également en charge de sa protection. On peut ainsi évoquer la possibilité - et nous
étaierons cette hypothèse en y revenant plus bas avec l’exemple de l’appartenance d’un champ 317
qu’un animal ait plusieurs maîtres simultanément et des relations particulières avec chacun d’entre
eux en fonction des contextes. Ainsi, un cerf peut avoir un Protecteur qui est chargé des membres
de l’espèce (Ah Kanul), un ou plusieurs maître(s) lié(s) à l’espace dans lequel il vit où déambule
(Nukuch Báalam), auxquels peut s’ajouter parfois un maître humain, dans le cas de
l’apprivoisement (très fréquent chez les Yucatèques). C’est aussi ce qu’on pourrait interpréter à
partir du conte de DC à la ligne 90 (Annexe 5), lorsqu’il mentionne u-Nukuch Yùumilo’, « ses
Grands maîtres ». Enfin on note que l’indice temporel est évident et nécessaire, comme dans la
plupart, sinon toutes les prières.
Le maître des animaux joue donc le rôle d’intermédiaire entre les animaux (sauvages pour
les hommes mais en réalité animaux domestiques pour le maître des animaux) et le chasseur121.
Dans le conte, le maître des animaux, met en garde le chasseur contre l’excès et l’enjoint de ne
chasser que les animaux qu’il peut porter (A5 l.23). Le message du conte est également très actuel.
La vente de viande et de peaux d’animaux (de jaguar notamment), même si elle est en théorie
aujourd’hui prohibée, est une des causes les plus importantes de la disparition de certaines espèces
dans les forêts du Quintana Roo. La morale du conte a pour objectif de souligner la nécessité de
rétribuer le maître des animaux et, comme cela apparaît dans la prière de F., de l’informer de la
mort d’un de ses animaux domestiques. Il arrive que les chasseurs trouvent, dans le ventre de
certains animaux chassés, cerf ou sanglier essentiellement, une pierre, le plus souvent en forme de
petit galet (10 centimètres au maximum) de couleur noire et connue sous le nom de uswèerte kéeh,
uswèerté kitam (littéralement : « le destin/la chance du cerf, du sanglier »). Cette pierre portebonheur permet de chasser à coup sûr d’autres animaux de la même espèce. Toutefois, les chasseurs
considèrent que son pouvoir est limité à un nombre restreint de proies. D. me dit que, lorsqu’il était
jeune et sans le sou, il n’avait que son fusil et allait chasser. A l’époque il vendait une partie de la
viande et gardait l’autre pour sa famille. Après avoir trouvé une pierre dans le ventre d’un cerf il
m’a dit avoir chassé trois ou quatre cerfs d’affilé puis qu’ensuite il dut rétribuer le maître des
animaux. Il me précise par ailleurs que tous les sept animaux tués, il réalise un offrande de sak ha’
avec des tortillas et une poule (préparée en bouillon). Cette offrande est réalisée dans l’unité
d’habitation domestique, à la lisière de la forêt, une espace privilégié de communication avec les
esprits gardiens (voir chapitre 6-2.1.1 & 6-2.3.3).
2.5
Uyùumil le’ mùulo’
Le maîtres des pyramides est un titre particulier car, comme celui de maître des animaux, il
semble pouvoir revenir à divers types d’entités.
Les maîtres des pyramides dites mùul sont en général considérés comme étant les Nukuch
Báalmo’ob dans la mesure où, selon certaines versions, ce sont eux qui sont dits avoir construit ce
type de pyramides (que l’on trouve dans la forêt et les champs des paysans) et dont ils sont les
propriétaires légitimes. On considère que ces pyramides, maintenant un amas de pierres taillées
sont, à un autre plan de la réalité, la maison des esprits gardiens, ressemblant en tout point à une
maison traditionnelle maya. Les pyramides dites mùul, selon DC notamment, se distinguent d’un
autre type dit ruìinas, des édifices construits plus récemment par les ’èesklabos des espagnols après
la conquête. Il y a manifestement une confusion entre la période préhispanique et coloniale122 mais
les deux types sont d’un point de vue historique, toutes deux des réalisations humaines. Les mùul
sont, comme le sens premier de la racine le suggère, un simple « amas » de pierres taillées (en
121
Cette fonction d’intermédiaire avec des exigences spécifiques par rapport à l’exploitation de l’environnement a été
évoquée comme un facteur essentiel dans la gestion de la forêt du Petén par les Itza’ (Atran & al. 2002 ; Atran 2003 :
447).
122
Rappelons que les hommes adultes ont souvent un enseignement scolaire qui ne dépasse pas l’école primaire. A cela
s’ajoute également une perspective sur l’histoire maya différente de celle des historiens et des programmes scolaires
promulgués par le gouvernement mexicain et celui de l’état du Quintana Roo.
318
réalité des constructions préhispaniques très délabrées et donc probablement très anciennes),
contrairement aux ruìinas qui sont des constructions beaucoup plus élaborées et en meilleur état
(probablement aussi plus récentes). DC considère par exemple le site post-classique tardif de
Tulum, que nous avons visité ensemble, comme des ruìinas.
Figure 8-1: ancienne pyramide préhispanique dans le champ de DC qu'il considère comme mùul
Le conte de DC (en annexe 4) évoque l’histoire d’un humain qui a rencontré le maître de la
pyramide de Chankàah (une Vierge) et qui fut le premier à partager ce savoir avec les autres
membres de la communauté. Ce récit, ancré dans la réalité de l’espace géographique, révèle de
façon exemplaire la perception maya de l’espace. En effet, Chancah de Repente123 est un village
situé à l’ouest de x-K’opch’en et la pyramide, nommé Tampak’, est bien réelle et l’objet de rituels
religieux réguliers. On y rend notamment un culte à la Vierge (ko’olel ou bìirhen) qui est dit
l’habiter et en être uyùumil (le maître). Lorsque nous nous y sommes rendu en 2003 avec deux amis
de x-K’opch’en, dont un rèesador (prieur), celui-ci a proposé que nous prenions des bougies et
récitions une prière à l’endroit où le culte pour la vierge de la pyramide est normalement rendu.
Le conte de DC, qui décrit précisément l’expérience du chasseur et la configuration de cet
autre plan de la réalité, soulève différentes questions mais éclaire aussi plusieurs interrogations.
D’abord, il est très surprenant, compte tenu de ce que nous avons déjà mentionné et des autres récits
qui décrivent les maîtres des pyramides, que celui de la pyramide de Chancah soit une Vierge. Cela
pour deux raisons. La première est, qu’en général, les esprits gardiens sont dissociés des saints et
des entités catholiques (Villa Rojas 1987). Mais comme nous l’avons souligné plus haut, cette
séparation tend parfois à s’estomper face à un certain syncrétisme maya catholique. On note que
dans le conte l’entité est qualifiée de ko’olel (A4 l.49), le terme maya pour Vierge (DC utilise aussi
par ailleurs l’emprunt espagnol de bìirhen pour qualifier cette même entité) mais qui sert aussi à
qualifier toute entité féminine124. Le second trait surprenant de cette entité surnaturelle est sont
caractère féminin : DC emploi le terme de sèenyora’ (femme) (A4 l.11). En effet, dans la plupart
des récits les esprits gardiens semblent avoir un caractère masculin125. Toutefois, et nous l’avons
souligné avec la description de l’occupation de l’espace pas les humains (hommes, femmes et
enfants) dans les sections antérieures, le caractère féminin n’est que difficilement toléré dans
l’espace forestier. Si la pyramide de Chancah est envisagée comme se trouvant à l’intérieur du
village et donc dans l’espace socialisé, on peut alors concevoir cette entité féminine comme maître
123
L’orthographie utilisée ici est celle utilisée par le gouvernement mexicain.
Selon les habitants du village le nom précis de cette entité est Ki’ichpam Màama K’an Le’ Oox (« Ravissante mère
feuille jeune de ramón »). C’est l’une des seules divinités du panthéon maya actuel à porter un nom maya et dont on
peut retracer l’origine préhispanique (voir Vapnarsky 2003 : 374-375, pour une description plus détaillée).
125
Dans le récit du petit homme enlevé par les esprits gardiens retranscrit dans la thèse de Vapnarsky (1999), les esprits
gardiens sont des hommes et lorsqu’ils partent aux champs, le protagoniste de l’histoire, un mortel, reste seul.
124
319
de la pyramide, à la manière des Vierges qui sont les maîtres et les patronnes des églises. Mais des
recherches supplémentaires sont nécessaires sur ce point. Il serait intéressant d’observer les rituels
qui sont effectués à ce lieu particulier et d’examiner précisément sa relation à l’église du village,
notamment dans les parcours rituels. On pourrait en effet envisager que la pyramide de Tampak’
soit incluse dans la relation qui existe entre l’église et les ho’kàah (portes du village), peut-être en
ayant une fonction identique à ces derniers.
Un autre trait intéressant de cet esprit gardien est qu’elle est également le maître des
animaux. Elle n’est pas uniquement le maître des cerfs mais a aussi pour animaux domestiques
(’àalak’) des serpents (A4 l.23, 31) et un jaguar (A4 l.29) (des animaux puissants et dangereux)
ainsi que d’autres types d’animaux non précisés (A4 l.30-31). Le maître de la pyramide ne semble
donc pas être du même type de maître des animaux que celui évoqué dans le conte du chasseur de
DC (annexe 5), uniquement en charge des cerfs.
Comme souvent dans les contes mayas, certains épisodes peuvent être extraits d’un récit
pour être repris dans un autre. A ce titre, il est intéressant de faire le parallèle avec un texte itza’
recueilli par Hofling au Guatemala. Dans ce texte, un chasseur, alors qu’il allait chasser, vit un gros
cerf et lui tira dessus. Mais l’animal n’était pas mort et, perdant son sang, il s’enfuit. L’homme put
le suivre, grâce aux traces de sang qui menaient à une grotte. Il y pénétra ; un vieil homme y
nourrissait des cerfs. Ce dernier lui adressa la parole : « c’est toi l’individu qui tue souvent mes
animaux ! Tous ces cerfs que tu vois, tu les as blessés, et c’est moi qui dois les soigner ». Le
chasseur, n’ayant rien à répondre se sentait coupable. Le vieux dit alors : « la prochaine fois que tu
chasses un animal, tue le bien ! ». Puis le chasseur rentra chez lui. Il trouva en rentrant, sa femme et
son fils pleurant. Cela faisait en effet trois mois qu’il avait quitté la maison, bien que pour lui cela
lui parut égal à une journée (Hofling 1991 : 136-153). Il est significatif de retrouver des phrases
identiques dans les deux récits (comparez notamment les deux énoncés itza’ avec les lignes 17 et 19
du récit de DC en annexe 4). Les devoirs et les caractéristiques des maîtres des animaux sont
spécifiques et il semble qu’on les retrouve dans plusieurs groupes de la branche linguistique
yucatèque et peut-être même plus largement dans l’aire maya.
2.6
Un esprit particulier : l’arux
L’arux est un esprit gardien très particulier pour différentes raisons. D’abord, et bien qu’il
soit aussi très lié à l’histoire et aux temps anciens, pour les Yucatèques du Quintana Roo, ce n’est
pas un être naturel, il est fabriqué par les hommes. Et par eux il peut aussi être tué. Ensuite, c’est un
esprit attaché à un lieu précis et en lien direct et unique avec son maître, le paysan propriétaire du
champ où l’arux est « planté ». Mais c’est aussi un être excessif avec de grandes exigences. Enfin,
nous comparerons les différentes opinions quant à l’existence actuelle ou non des arux.
Il est nécessaire de spécifier que les conceptions relatives à l’arux sont variables selon les
régions et si les descriptions données par Redfield et Villa Rojas (1967 : 119-121) pour Chan Kom
restent comparables à nos données (même si on note certaines variations), la conception des Itza’ du
Guatemala, proches linguistiquement et historiquement des Yucatèques, n’a rien de commun. Pour
les Itza’ en effet, l’arux est un esprit gardien de la forêt, avec une fonction très proche de celles de
Nukuch Báalam du Quintana Roo. Selon certains récits, c’était un homme, mort d’enivrement, qui
erre dans la forêt comme sous forme d’âme (pixan). Il est hermaphrodite et se plait à séduire les
femmes comme les garçons qu’il poursuit, jusqu’à la persécution. Contrairement à l’arux ou aux
Nukuch Báalam tels qu’ils sont conçus au Quintana Roo, l’arux itza’ peut entrer dans l’espace
socialisé du village de jour comme de nuit.
320
2.6.1
La fabrication de l’arux
Contrairement aux autres entités surnaturelles que nous avons décrites, l’arux (ou alux) est
un artefact humain. En effet, il est fabriqué par les humains, particulièrement par les chamanes
comme le précise DC dons le premier conte (A7 l.90). La procédure est relativement connue, et D.
nous la décrit ainsi : sept ou neuf vendredi avant la date du vendredi saint, le chamane commence à
fabriquer une petite statuette en terre cuite (k’at). Chaque vendredi il modèle une partie de l’arux
(ses jambes, puis son ventre, ses bras, etc) et verse un peu de son propre sang sur ces membres. Le
but, comme l’explique DC dans le conte (A7 l.102), est de donner de l’énergie vitale (uyóol) à
l’arux pour qu’il prenne vie. Toutefois, ceci n’est pas probablement pas suffisant et on peut
supposer qu’une prière particulière est nécessaire. Enfin, une fois que l’arux est terminé, on lui
donne ses accessoires : son chapeau, sa petite gourde, sa machette et son fusil. La représentation des
Mayas est relativement précise et DC, sur notre demande, est même capable d’en faire un croquis
très détaillé. Notons que son dessin ressemble beaucoup à la description qu’il fait des esprits
gardiens, habillés et parés des mêmes attributs que les Mayas du siècle dernier. A titre de
comparaison, nous mettons également une représentation de l’arux telle qu’elle est proposée par les
manuels scolaires de l’état du Quintana Roo (figures 8-2 & 8-3). On notera le lien direct au passé
symbolisé avec la représentation de l’arux comme un maya préhispanique.
Figure 8-2: l'arux et ses attributs (dessin de DC)
321
Figure 8-3: illustrations de l'arux tirés d'un livre de contes destiné aux enfants du Quintana Roo
La seconde représentation (celle du manuel scolaire) même si elle reste conforme avec les
représentations mayas dans la mesure où les paysans identifient généralement les statuettes
anciennes (préhispaniques ou non) en terre (k’at) qu’ils retrouvent dans les champs qu’ils cultivent
comme des anciens arux, elle véhicule une image très stylisée de la culture maya. La comparaison
des deux images semble toutefois contradictoire, reflétant deux types de transmission du savoir
culturel. Dans le premier cas, la représentation de DC est basée sur la tradition orale alors que dans
le second, le savoir est transmis par l’écrit dans un cadre institutionnalisé. Il serait intéressant
d’examiner dans quelques années l’évolution de ces représentations enseignées oralement (contes
traditionnels) et visuellement (manuels scolaires) auprès des enfants devenus adultes.
En principe, une fois l’arux terminé, on le dépose devant sa petite « maison ». Celle-ci peut
être, comme c’est généralement le cas, une petite grotte (’aktun) (voir figure 6-30) ou bien une
maison fabriquée (dans le style des ho’kàah) par son maître.
2.6.2
Le rôle de l’arux et sa relation à l’espace
Une fois l’arux terminé et vivant, il est nécessaire de le « planter » (A7 l.102). Cette
opération est essentielle car elle définit la fonction de gardien protecteur de l’arux et son aire
d’influence. En effet, on considère qu’il est avant tout un gardien attaché à un espace limité, celui
du champ de son maître, le paysan. Certains évoquent d’ailleurs un espace fermé (k’ala’an) dans
lequel la domination de l’arux est totale. Ainsi il ne laisse aucun autre chasseur tirer le gibier qui se
trouve dans cet espace (conte annexe 7) ni ne laisse entrer d’êtres dangereux (conte annexe 8).
L’arux semble ainsi avoir certaines propriétés comparables à celles des Ah Kanulo’ob, dans la
mesure où il est un protecteur directement lié à l’homme (conte annexe 8). Il possède aussi une
influence identique à celle des Nukuch báalmo’ob dans la mesure où il a un pouvoir sur un espace
défini et sur les êtres qui y vivent ou y passent126. Il est également le maître des animaux, les
protégeant des tirs des chasseurs. Toutefois, il n’exerce cette protection que pour le bénéfice de son
maître et non pas des animaux.
Il semble que l’arux soit lié uniquement à l’espace forestier. Nous illustrerons ce point avec
une anecdote. Un soir en août 2003 où il n’y avait plus de courant, je trouve deux bougies posées
devant ma porte. Ne sachant qui les avait placées là, je vais voir J. et F. pour solliciter une
explication. Je leur demande si ça ne pourrait pas être l’arux. Ils me répondent que non, l’arux
n’entre pas dans le village, il n’y en a que ich kòol (« aux champs », dans l’espace forestier). De
même dans le conte de DC, annexe 8, s’il est le gardien d’un espace socialisé (où se trouvent
126
Certains informateurs pensent même qu’on peut demander à l’arux, lorsqu’il est planté, d’expulser les esprits
gardiens.
322
l’homme et sa femme), ce dernier reste un espace forestier au sein duquel l’incompatibilité
ontologique des esprits gardiens de la forêt avec la féminité reste effective.
2.6.3
L’arux, un être excessif
L’esprit gardien arux est toujours dans l’excès et la démesure. Même si cela ne transparaît
pas dans les contes, ceci est évident dans le discours de nos interlocuteurs.
D’abord, c’est un voleur. T. souligne que c’est Dyòos kuts’a’ik le’ nalo’, le’ gràasya’, pero
le’ aruxo’, le’ti’e’ kubin ’ooklik yiknal uláa’ máak (« c’est Dieu qui donne le maïs, la grâce
[dénomination du maïs] mais l’arux, lui il va le voler chez quelqu’un d’autre ») [NT_TC-04-05-04].
DC ajoute qu’il ne fait qu’échanger les produits des champs (chen k’exbi’ kumèetik) (A7 l.35-50) et
qu’ainsi il agit comme un lòoko (littéralement, comme un « fou », pour indiquer « l’absence de
raisonnement, ni la prise en compte des règles sociales ou éthiques »). Pour illustrer ce point, DC
me raconte que pour arroser le champ de son maître lors des périodes de sécheresses, l’arux, se rend
auprès des Chàak, les arroseurs célestes, pour leur voler leur chúuh (la gourde qui contient le pluie)
et rend le ciel nuageux pour faire tomber la pluie, mais uniquement sur l’espace qu’il est censé
garder.
L’excès de l’arux est très clair dans le lexique employé par les différents hommes avec qui
nous avons discuté. DC considère qu’il agit sur l’espace auquel il est attaché comme u-rèey (« son
roi »). Sa relation avec son maître est aussi excessive et Ch. considère fwèerte ulèey le’ aruxo’
(« que la loi de l’arux est forte »), ce qui signifie que ses exigences en échange de sa protection sont
très grandes. En effet, le paysan doit lui présenter en offrandes tous les premiers produits de sa
récolte, et cela avant même d’en consommer. Le risque est grand de contrevenir à cette exigence,
l’arux peut châtier le paysan voire le tuer ! (A7 l.54-55).
2.6.4
L’arux, un être mortel
L’arux est un être mortel. En effet, les deux contes de DC rapportent l’histoire de deux arux
qui sont, le premier tué par une balle (probablement spécialement préparée par un chamane, même
si cela n’est pas explicité) et le second, pulvérisé suite à un excès de curiosité vis-à-vis de la femme
du paysan.
De la même façon qu’on le fabrique, on peut également aussi tuer l’arux, notamment pour
mettre fin à ses exigences démesurées ou trop difficiles à supporter. D. nous décrit le procédé qui
consiste à fabriquer un « piège à arux ». Il faut d’abord trouver de l’écorce d’arbre k’an hòol pour
en faire des cordes. Il est aussi nécessaire de trouver une pierre plate d’une épaisseur qu’il
m’indique être d’environ vingt à trente centimètres de haut. Il faut surtout que la pierre soir
suffisamment large par rapport à l’habitat de l’arux pour que, lorsque ce dernier y revient, il puisse
être écrasé ou enfermé par la pierre attachée en hauteur avec la corde de k’an hòol. La mise en place
du piège doit être effectuée dans la journée car c’est la nuit que sort l’arux.
2.6.5
Existe-t-il encore des arux ?
Les informateurs sont partagés sur la question. Pour certains, les arux sont définitivement
des créatures du passé et plus personne n’en domestique de nos jours. La raison tient aussi au fait
qu’étant donné ses exigences et la difficulté de s’en débarrasser correctement, beaucoup préfèrent
ne pas chercher à en avoir. Pour d’autres en revanche, les arux existent encore bel et bien,
seulement les paysans qui en ont domestiqués prennent garde de le révéler. Ceci permet notamment
d’expliquer pourquoi certains ont toute de même une bonne récolte quand les autres ont tous perdus
leur maïs. Certains voient dans certains phénomènes météorologiques, comme des pluies très
localisées, une action de l’arux d’un paysan.
323
D, qui pense que les arux n’existent plus, nous explique toutefois que, malgré leur aspect de
statuette, et le fait qu’on ne les voit pas bouger, ils sont bien vivants. Si nous utilisons les termes
que nous avons définis plus haut, nous dirions que les arux existent dans la réalité à différents plans.
Les humains ne perçoivent qu’une statuette de terre mais, à un autre plan de la réalité, l’arux est une
entité vivante qui se meut dans l’espace sans qu’on puisse la voir, sauf si elle a décidé de se rendre
visible.
Il existe cependant des traces de l’existence des arux. DC et ses neveux me racontent qu’ils
trouvent régulièrement des membres d’anciens arux fabriqués en terre. Ils seraient, pour les
archéologues, sans nul doute des restes d’artefacts préhispaniques comme on en trouve si souvent
sur les anciens sites dans toute l’aire maya (au moins dans les Basses Terres selon notre expérience
personnelle). DC me confie également qu’il arrive parfois de trouver au détour d’un chemin dans
l’espace forestier, des petites traces de pas. Un signe non équivoque de la présence d’un arux.
2.7
Discussion
2.7.1
Une catégorisation est-elle possible et pertinente ?
Dans le discours quotidien comme rituel, les caractérisations et les désignations des divers
esprits gardiens ne sont pas toujours très nettes. Ceci est également valable pour les spécialistes
rituels dans leurs discours non rituel. Dans leurs prières en revanche, les esprits sont nommés
individuellement et selon un ordre précis. Mais, comme le souligne Hanks (1993b), le chamane,
dans son discours rituel, est en relation directe avec les esprits au moment de la récitation et il
semble faire appel à des processus cognitifs différents de ceux de la conversation quotidienne. La
remarque suivante de Hanks est tout à fait éclairante à ce propos :
Over the eleven years that we have worked together, I have recorded over 200 hours of audio and
video tape with him, and I have found him often unable to remember spirit’s names or the proper
order of their mention in prayer. Talking together, reviewing transcription, he expresses mild
surprise at what he says while praying, or is only vaguely aware of it (Hanks 1993b : 334).
Il semble donc bien exister une certaine classification des esprits, même si elle n’est peutêtre pas complètement consciente. Pour mettre cela en évidence, comparons deux types d’esprits
gardiens proches et souvent associés ou confondus : les Nukuch báalmo’ob et les Ah Kanulo’ob.
Les Ah Kanulo’ob, comme les Nukuch Báalmo’ob, sont liés à certains espaces. Toutefois, il
semble qu’il y ait plusieurs différences entre les deux types d’entités.
La première est la fonction avant tout protectrice des Ah Kanul. Qu’ils soient collectifs ou
personnels, leur objectif est toujours de tenir l’homme, ses animaux ou certains de ses artefacts (le
puits par exemple) à l’écart de tout danger. Les Ah Kanul, sont directement reliés à l’homme,
contrairement aux Nukuch Báalam, entités indépendantes, qui sont liées à des espaces particuliers.
Le rapport au passé semble un indice essentiel pour comprendre cette différence. En effet,
les Nukuch Báalam, selon les Yucatèques, se trouvaient sur la terre les premiers, avant même les
saints, et la plupart des anciennes constructions sont dites être leur fait (les anciennes pyramides
désignées comme mùul, également considérées comme leur maison ou les anciens puits par
exemple). Ils ont de ce fait une légitimité sur ces espaces et les entités ou artefacts qui s’y trouvent.
Il est significatif qu’alors qu’on les considère comme les maîtres d’anciens puits situés dans
l’espace forestier, on ne parle jamais de Nukuch báalmo’ob protecteurs d’un puits creusé par les
hommes dans une unité d’habitation domestique. Cette fonction semble revenir aux Ah Kanulo’ob.
On souligne aussi que lorsqu’on fait un nouveau champ, lever les xu’uk’ (limites aux quatre angles
324
et au centre) a pour conséquence de rendre cet espace habité et sous la protection d’esprits gardiens,
souvent désignés en tant qu’Ah Kanulo’ob.
Il semble que les Ah Kanulo’ob soient en effet plutôt en relation aux humains et à leur
activités (notamment les activités socialisantes comme la domestication par exemple) et aux espaces
socialisés (le village et les unités d’habitations familiales) où les Nukuch Báalmo’ob ne
s’aventurent que lorsque la nuit est déjà bien avancée. Si notre analyse est exacte, il n’est donc pas
surprenant de voir s’appliquer le titre de Ah Kanul aux « gardes du corps » des Kokoms à l’époque
post-classique. Il serait intéressant de savoir si la notion protectrice des Ah Kanul provient de cette
fonction de la lignée éponyme ou bien si les esprits étaient antérieurs, les gardes du corps ayant
utilisés cette désignation comme symbole.
Enfin, ceci doit cependant être démontré plus précisément car il semble qu’on rétribue
rituellement les Nukuch báalmo’ob pour qu’ils soient cléments et laissent les hommes occuper ou
exploiter les espaces dons ils sont les maîtres/gardiens légitimes alors que les offrandes aux Ah
Kanulo’ob sont systématiquement destinées à demander leur protection. Pour cela il faudrait
analyser précisément, lorsque les noms sont considérés équivalents, les contextes d’occurrences des
deux termes en fonction de l’intentionnalité du locuteur en regardant s’il insiste plutôt sur la
légitimité et l’antériorité d’un esprits sur un espace ou un objet (et voir s’il évoque alors les Nukuch
Báalmo’ob) ou bien sur la fonction protectrice de cette entité (on parlera alors plutôt d’Ah Kanul).
Si cette hypothèse s’avérait juste elle permettrait d’expliquer le statut particulier des Báalam
k’àaho’ob (gardiens de l’espace socialisé villageois), en réalité Nukuch Báalamo’ob domestiqués,
qui s’apparentent désormais plus à des Ah Kanulo’ob, nom souvent utilisé pour les désigner.
On a pu remarquer que la plupart des esprits gardiens ont cette même fonction de maître des
animaux. Ceci est vrai pour les Nukuch Báalmo’ob, les maître de la pyramide, l’arux et les Ah
kanulo’ob. Cependant, les premiers se distinguent du Ah Kanul comme « vrai » maître des
animaux. En effet, les esprits gardiens de la forêt, le maître de la pyramide ou l’arux sont en charge
des animaux mais, semble t-il, uniquement dans la mesure où ceux-ci passent dans l’espace qu’ils
sont censés protéger. Le Ah Kanul des animaux, à la manière des Ah Kanul personnels des
hommes, est en lien direct avec une certaine espèce d’animaux et ceci, apparemment, sans le
truchement d’un lien spécifique à l’espace. Les autres maîtres des espaces, de par leur fonction,
spatialement ancrée, sont souvent les maîtres de nombreux animaux. C’est le cas très clairement
dans le conte du maître de la pyramide, mais aussi des Nukuch báalmo’ob qui sont maîtres des cerfs
chassés (à qui on offre la tête et le foie de l’animal) mais aussi des serpents qui traversent l’espace
d’un nouveau champ (comme DC et ses frères le commentent après l’anecdote du serpent, voir
chapitre 7-2.3).
2.7.2
Les plans de la réalité
Les divers types d’esprits gardiens se situent en général à un autre plan de la réalité. Dans
les contes, il est clair qu’ils ne se laissent percevoir visuellement que lorsqu’ils l’ont décidé. Dans
les contes de DC, plusieurs indices mettent en évidence les différences ontologiques entre les esprits
gardiens et les humains et, à l’intérieur de cette catégorie, les hommes et les femmes, mais
également les caractéristiques des niveaux de la réalité et les diverses relations entre ces niveaux.
Il existe d’abord une différence ontologique entre les humains et les esprits gardiens. Nous
l’avons vu tout au long de cette partie, les esprits gardiens sont des entités surnaturelles et, en tant
que telles, elles sont comme des vents (’ìik’), c’est-à-dire invisible. Pour marquer cette différence,
les esprits, lorsqu’ils s’adressent aux humains dans les contes, utilisent le terme de ’ok-ha’ qui
signifie « entré dans l’eau », autrement dit « baptisé ». Dans de nombreux groupes mayas
notamment (tzeltal, itza’ pour ne citer que celles-ci), le terme qui désigne les humains est souvent
l’emprunt espagnol cristiano, témoignant ainsi non seulement d’une influence catholique décisive
325
dans l’organisation de la cosmologie indigène mais surtout de cette légitime séparation entre
animaux, hommes et dieux (ou devrions nous dire, entités surnaturelles) imposée par l’église et
intégrée par les Mayas probablement sur des bases différentes mais suffisamment semblables. Une
seconde différence ontologique, qui se révèle finalement une incompatibilité, est celle liée à la
nature des entités surnaturelles de la forêt et la féminité. L’aventure malheureuse de l’arux qui
touche la femme nue la met parfaitement en évidence en leur scellant à chacun un funeste destin.
Les aventures des humains qui ont pu, toujours malgré eux, accéder au niveau de la réalité
des entités surnaturelles, révèlent une apparence différente de la réalité. Dans le cas de la pyramide
de Chan Kàah, comme on peut s’en rendre compte en montant à son sommet, que ce n’est pour un
humain en condition normale qu’un simple amas de pierres à moitié excavé. En revanche, pour le
chasseur dont les capacités perceptives ont été modifiées par la volonté de la Vierge qui l’habite,
c’est une maison (dont on entend la porte s’ouvrir (A4 l.9-11)) avec à l’intérieur des animaux et
même des marmites remplies d’argent. Il en va de même pour l’enclos des cerfs du maître des
animaux dans le conte du chasseur (annexe 5). S’ils sont visibles pour le chasseur qui tient sa
langue, ils n’apparaissent plus lorsqu’il vient avec son ami. Pourtant, les deux marchent à l’endroit
où se trouvaient avant les enclos, mais ils ne voient plus que de la forêt.
Il semble également que la temporalité soit différente dans les autres plans de la réalité.
C’est en tous les cas ce que laisse supposer le conte de Hofling (1991) où le chasseur qui pense
s’être absenté une journée après sa rencontre avec le maître des animaux, retrouve finalement sa
famille en pleurs, inquiète de ne pas l’avoir vu depuis trois mois. DC nous fait également remarquer
que pour les esprits gardiens hump’e’ k’ìine’, un ’àanyo uyilik le’ti’, « pour eux, un jour est égal à
un an » [MD3_TC-6]. Toutefois, il nous est difficile d’argumenter plus ce point dans le mesure où
nous manquons de matériaux ethnographiques.
Dans les contes de DC, particulièrement celui de l’enfant enlevé par les esprits gardiens
(annexe 6), on note différents modes d’accès aux autres plans de la réalité, toujours utilisés par le
chamane (la pierre divinatoire sáas et le rituel) faisant de ce dernier un intermédiaire légitime et
nécessaire entre les humains et les esprits gardiens.
2.7.3
Hiérarchie, espaces et place des saints
La diversité des esprits et leurs différentes fonctions posent aussi la question de leur
organisation hiérarchique. Nous n’avons qu’un seul document qui atteste d’une certaine
organisation hiérarchique impliquant les fonctions des esprits. Nous présenterons donc cette
hiérarchie faite par DC en insistant sur le fait qu’aucun autre informateur n’en a jamais fait
clairement mention et que même pour DC, il semble que tous les acteurs ne soient pas exactement
définis.
Alors que nous commentons tous les deux une carte de la région, nous commençons à
discuter des rituels qui sont fait aux ho’kàah et sur les destinataires :
O : Ken tants’a’ik sàanto’ uk’ul, le’ti’ kutàal xan usàanto’il kàah,
Lorsque tu fait des offrandes de sàanto’ uk’ul, c’est le saint du village qui vient,
uyùumil le kàaho’ ?
le maître du village ?
DC : Pwèes òosea’ le’ Nukuch Báalam kukòoresponder kanant e’ kàaha’,
Eh bien, c’est-à-dire, ce sont les esprits gardiens qui correspondent à la garde du village,
le’ti’ ugwàardia, le’ti’ p’a’ata’ te’elo’,
ce sont sa « garde »127, ce sont eux qui sont restés là,
127
La gwàardya est une institution héritée de l’époque de la guerre des castes. Pendant la guerre, chaque village devait
armer un groupe d’hommes chargés de se battre pour protéger le village et les chefs de guerre. On en trouve encore
326
wàa tanmèetik máatan ti’ Nukuch Báalam kukanantko’ob ukàah
si tu fais une offrande aux esprits gardiens ce sont eux qui gardent le village
le’ti’ yan t’anik unohchi’ : « táan t’àana’, tàan t’àana’, nàast’abah ! »
et ils appellent leur supérieur : « on t’appelle, on t’appelle, approche toi ! »
O : Unohchi’ ? ma’axi’ ?
Leur supérieur ? Qui est-ce ?
DC : Uhèefe le’ Nukuch Báalam, yan unohchi’ tumen le’ti’ ts’a’ ti’o’ob meyah.
Le chef des esprits gardiens, ils ont un supérieur car c’est lui qui leur donne leur travail.
O : Bix uk’àaba’ ?
Comment s’appelle t-il ?
DC : Yum K’uh, unohchi’.
Yum K’uh, c’est leur supérieur [K7_TC_09].
Lorsque DC évoque les Nukuch báalmo’ob, il fait en réalité référence non explicitement aux
entités que nous avons définies comme étant les Báalam kàaho’ob (une sous catégories des Nukuch
báalam pour DC). Ceci est clair dans son discours car il précise bien que ce sont les esprits gardiens
qui « correspondent » à l’espace du village. Puis il évoque le supérieur des Nukuch báalmo’ob, un
certain Yum K’uh. DC peine à définir exactement cette entité qui est explicitement « le supérieur
des esprits gardiens ». Plus loin, il décrit sa fonction comme consistant à « savoir » (uyòohel). En
fait, il semble qu’elle joue un rôle d’intermédiaire avec les autorités supérieures que sont Dieu et
son fils Jésus-Christ128. DC prend différents exemples. Le premier est celui d’une maladie collective
qui entre dans le village et qui doit être gérée par les esprits gardiens. DC imagine un dialogue entre
un envoyé de Dieu qui vient annoncer l’arrivée d’une maladie collective aux esprits gardiens du
village qui ne semblent pas au courant et en avisent donc leur supérieur, Yum K’uh :
Bey problema yàan, ts’u máan huntúul…
S’il y a un problème, que passe une …
hunp’e’, èeste, kòomisionado ten Dyòos :
un, euh, un agent envoyé par Dieu :
« Yan uyòokol bin k’oha’anil te’ kàaha’.
« Une maladie [collective] va, a-t-on dit [=Dieu], entrer dans le village.
- Ma’ pero ma’ inwòohli’, ma’ munbèeytal.
- Non, mais je ne suis pas au courant, non, ça n’est pas possible.
Yan kt’an yéetel umàas nohchi’ ».
Nous allons en discuter avec notre supérieur ».
Le’ti’ kutàal yéetel umàas nohchi’,
Eux [les NB] reviennent avec leur supérieur [Yum K’uh],
wáa a’ala’ ti’e’ : « - ma’ yan uyòokli’?
et s’il lui est dit : « - [la maladie] va-t-elle donc entrer ?
- ma’, pwèes si tèene’ bota’an, tunbo’otah yéetel sàanto’ uk’ul,
- Non, eh bien, moi je suis payé, ils [=les habitants] me paient avec du sàanto uk’ul
munbeytal uhach …’òokol
il n’est pas possible que la maladie entre beaucoup… elle peut entrer
pero chen hump’íit! ma’ ya’abi’ ».
mais juste un peu ! Pas beaucoup ».
Yàan ’òora’ ken awileh he’ex se’en, he’ex yàan tech,
aujourd’hui des traces notamment lors des rituels fait pour le saint du village, San Juan, qui, lorsqu’il est sorti de
l’église, est escorté par des hommes armés de fusils chargés.
128
Le Diccionario Maya Popular (2003 : 295) propose comme définition de Yum K’uh: « Dieu ». Toutefois, dans son
discours, il est évident que DC distingue les deux. Notons que ce dictionnaire est le fruit d’auteurs et d’enquêtes
linguistiques réalisées dans l’état du Yucatán où on note certaines variations linguistiques et culturelles avec l’état du
Quintana Roo. Un indice supplémentaire qui distingue cette définition de la conception de DC est l’exemple proposé
dans le dictionnaire : tin wets’kunsaj janal ti’ yuum k’uj « j’ai présenté des offrandes de nourriture à Dieu/Yum K’uh ».
DC indique pour sa part qu’on peut faire des offrandes directement à Dieu mais pas à Yum K’uh, il faut obligatoirement
passé par les Báalam ou les Ah Kanul.
327
Et tu verras, des fois, comme le rhume par exemple, comme ce que tu as actuellement129,
ma’ ti’ tuláakli’, chen humhump’íiti’,
ça ne s’étendra pas à tous, il y en aura seulement un peu,
tumen tunbo’ota’an ti’,
car on les [=NB] pait pour ça,
le’ti’e’ tunmeyaho’ob, ho’ol umeyah,
eux, ils travaillent, ils sortent travaillent,
tun detenertik.
ils stoppent la maladie [K7_TC_09].
DC décrit la scène en utilisant une image très administrative. Nous verrons qu’il continue
cette métaphore pour illustrer les fonctions des différents esprits. Suite à une brève carrière de
delegado (maire) du village, DC connaît bien les rouages administratifs qui règlent la vie civile du
village entre les autorités locales et supérieures. Toutefois son image n’est pas une invention
idiosyncrasique et le chamane du village, pour évoquer la fermeture des frontières symboliques du
village pendant la période de la fête en juin, prend également l’image de la police qui ferme les
routes. Il semble que les Mayas fassent un parallèle entre les autorités administratives humaines et
surnaturelles. DC imagine ce dialogue aussi surprenant qu’informatif, entre l’agent délégué par
Dieu chargé d’annoncer aux autorités protectrices du village (les Báalam kàaho’ob) que Dieu a
décidé d’envoyer une maladie collective sur le village. L’agent est un héraut et il rapporte la parole
de Dieu (d’où l’emploi du citatif bin, « on dit »). Les esprits gardiens du village se heurtent à
l’absurdité administrative et le manque de connections entre les diverses autorités qui semblent
aussi exister dans les autres plans de la réalité, et répondent que ceci est impossible car les habitants
ont bien payé pour leur protection (avec des offrandes de nourriture). Les Protecteurs décident donc
d’en informer leur supérieur (dans la hiérarchie des autorités villageoise), Yum K’uh et c’est ce
dernier qui se rend chez Dieu pour négocier une entrée limitée de la maladie dans le village. Les
actions rituelles des hommes sont toujours déterminantes dans ces négociations. Les entités
protectrices du village n’agiront en effet que si elles ont été correctement rétribuées, une action
effectuée préventivement ou bien lorsque les hommes viennent directement demander la protection
des esprits gardiens aux ho’kàah contre une maladie.
Le second exemple de DC implique cette fois les habitants qui font un rituel pour l’arrivée
de la pluie. Ce sont les nohoch máak (« les grandes personnes »), c’est-à-dire les prieurs et les
anciens du village, aidés par des volontaires. Ce rituel intègre celui du ch’a’ chàak effectué dans
l’église et aux ho’kàah à la fin de la fête du village (le 25 juin). Il est également destiné à payer les
protecteurs du village pour avoir protégé les habitants pendant une semaine jour et nuit. Le rituel est
réalisé à l’église puis successivement dans les deux ho’kàah. DC décrit la hiérarchie et les fonctions
des différents acteurs et comment se fait la négociation :
DC : Ah kanul, le’ti’ kut’àan yéetel Nukuch báalam
Les Protecteurs, eux ils parlent avec les Esprits gardiens
pwèes tumen kàasi u’igwàal chen he’ex yaànilo’o’ usòoldado
eh bien, car ils sont quasiment pareils, juste comme des soldats
yéete’ hudisyàale, yéetel polisyàas, yàan udiferensya.
avec des autorités juridiques, avec la police, il y a une différence.
O : Le’ ah kanulo’ob, le’lo’ polisya ?
Les Ah Kanul seraient la police?
D : hàah
Oui
O : Le’ Nukch Báalmo’obo’ ma’axi’ tun ?
Les esprits gardiens qui sont-ils alors ?
D : Bey yàanilo’obo’ judicial
Ils sont comme les autorités judicaires
129
Lors de cette discussion je suis enrhumé. Le rhume est une maladie qui est dite « être apprise » (kanbil), c’est-à-dire
(selon ce que m’explique une linguiste maya de Che’màax) qu’elle est transmissible entre les individus et donc
collective.
328
O : Kux le’ màas nohchi’ Yum K’uh ?
Et leur supérieur alors, Yum K’uh ?
D : Le’lo’ uhach hèefe’o’ (…) presidente munisipal beyo’ igwàal.
Lui, c’est leur vrai chef (…) comme le président municipal, pareil.
Le’te’ ba’ax ukursa ti’e umachik,
Ce qu’on lui donne, lui il le prend,
le’ti’ kubin yiknal Dyòos Yumbil, nohoch!
et il va chez Dieu, le grand!
Yiknal Hesukrìisto, yiknal upàapa Hesukrìisto, pwèes le’ti’ unukilo’ob.
Chez Jésus-Christ, chez son père, et eh bien, car c’est lui le plus grand.
Kuplanyartik ba’ax … táan loh te’ela’ tunk’àata’abe’.
Il planifie que … « un rituel loh est en train de se faire là, on demande quelque chose »
Le’ti’ kuya’alik :
Et lui [=Dieu ?] il dit :
« Bwèeno’ ! Tàal dìiya yan amèetik uk’axal ». Yan xan uk’ax le’ ha’o’.
« Bon ! Tel jour vous ferez tomber la pluie ». Et il pleuvra [K7_TC_09].
Dans cet extrait DC désigne clairement le rôle et le titre des différents esprits en les intégrant
dans une hiérarchie et rend donc valable notre tentative de classification. On note une fois encore
que les habitants, représentés par les prieurs, s’adressent aux autorités protectrices du village et que
c’est leur supérieur, Yum K’uh, qui va décider/négocier avec Dieu si la pluie doit tomber ou non. Il
est intéressant de noter que Yum K’uh est une entité qui n’est pas directement accessible et on
pourrait même y voir une certaine clandestinité, d’où le fait que personne ne nous en ait jamais
parlé. Toutefois, Villa Rojas signale l’existence de Kumk’uh (chak) (nom que l’on retrouve aussi
dans certaines prières de spécialistes rituels, Valentina Vapnarsky, communication personnelle)
comme étant le supérieur des chak, les divinités de la pluie. Il semble avoir un rôle similaire à celui
du Yum K’uh décrit par DC, en étant un intermédiaire entre les chak et Ki’ichkelem Yum (Dieu).
Lors du hanli’ chako’ob (un rituel destiné à obtenir la faveur des divinités de la pluie, Villa Rojas
note : « según en H-Men de Tusik, dicha ofrenda es recibida, en primer lugar, por el Cichcelem
Yum, el cual se la pasa al kunkú-chac, a su vez, da parte de ella a los otros chacob de menos
categoría, recomiéndoles que rieguen con frecuencia la milpa del oferente » (1987 : 317).
Il est toutefois surprenant que Yum K’uh (littéralement : « seigneur sacré ») ne soit pas San
Juan, le patron du village. Mais DC fait une distinction très nette entre les diverses entités
surnaturelles. De plus, San Juan est directement accessible et même les non spécialistes peuvent lui
faire des offrandes. Le schéma ci-dessus (figure 8-4) résume la hiérarchie faite par DC des
différentes autorités surnaturelles du village. En arrière plan de chaque entité est indiqué l’espace
considéré comme étant l’endroit où elle demeure. Nous avons choisi d’intégrer le saint Patron du
village dans la mesure où il est aussi un intermédiaire entre les hommes et les autorités supérieures
de la terre. San Juan est par ailleurs considéré comme le gardien de l’espace villageois.
329
Figure 8-4: la hiérarchie des entités surnaturelles du village selon DC
Les saints ont aussi une place importante dans la cosmologie yucatèque. Même si nous
n’approfondirons pas ce sujet par manque de temps et de documents, intéressons nous au saint
patron du village de x-K’opch’en : San Hwàan (San Juan). Le saint patron n’est pas situé au ciel
comme la plupart des entités surnaturelles d’origine catholique, l’espace auquel il est lié est l’église
du village, « sa maison » (unayl). Le saint a également une certaine autorité et un pouvoir sur
l’espace villageois délimité par les limites ejidales. Ceci est particulièrement clair dans les rituels
pour les âmes des morts où toutes celles qui ont leurs ossements enterrés dans l’espace villageois
sont sous l’autorité et la protection du saint. On le dit aussi, dans certain cas, être le supérieur des
Nukuch báalmo’ob qui se trouvent sur ce territoire. Toutefois, il semble que les aires d’influences
entre esprits gardiens de la forêt et saint patron aient des limites différentes (même si elles peuvent
se superposer). En effet, le chamane, lorsqu’il fait un rituel hanli’ kòol et appellent des esprits
gardiens, ne nomment pas seulement les esprits qui se trouvent dans la limite du territoire villageois
(en citant des toponymes qui se trouvent dans d’autres villages) et ne cite pas non plus
obligatoirement tous les esprits gardiens du village. Les prières et les cérémonies des spécialistes
rituels semblent intégrer à la fois les saints et les esprits gardiens (au moins ceux du village). A la
fin de la fête du village il y a un bien un rituel collectif où le saint et les esprits gardiens sont dit
« manger ensemble » (much’ hanal) dans l’église, mais la table-autel du chamane est aussi séparée
de la glòorya (l’autel de l’église) comme le sont les prières et les types de rituels qui se font en
simultanés sans se confondre. En effet, selon DC les offrandes du rituel lòoh n’est pas uhanli’
sàanto’, « le type de nourriture que mange le saint ». Mais, comme Villa Rojas le souligne à propos
des rituels aux esprits gardiens de la forêt et des champs, « en todas estas ceremonias se tiene
presente a Dios y santos católicos, los cuales reciben, también, su parte de homenaje » (1987 :
304). On notera aussi que les offrandes destinées aux esprits gardiens, sont préparées exclusivement
par des hommes (on le comprend si l’on tient compte de l’incompatibilité avec la féminité déjà
évoquée), dans l’église et cuit sous la terre.
330
3
Les implications de la relation espace et maître
Considérer les Yùumtsilo’ob comme étant les « maîtres des espaces », une catégorie
générique d’esprits gardiens qui comprend aussi bien les esprits gardiens de l’espace forestier
(Nukuch báalmo’ob), les Protecteurs des espaces (socialisés) et des hommes (les Ah Kanulo’ob), le
maître de la pyramide et l’arux (tous étant par ailleurs et simultanément maîtres des animaux)
impose de définir précisément la relation qu’ils ont aux espaces.
A cette fin nous montrerons que tous les espaces ont un maître, c’est-à-dire qu’ils sont
impliqués dans une relation avec une ou plusieurs entités naturelles ou surnaturelles, puis comment
cette relation définit des droits et des devoirs entre les différents maîtres.
3.1
Tous les espaces ont un maître
Pour illustrer ce point nous prendrons l’exemple de la « maison de K. » (unayl K.). K. est
une femme très pauvre qui vient du village voisin une semaine par an pendant la fête du village au
mois de juin. Elle vient pour pouvoir profiter des máatan (offrandes de nourriture lors des rituels).
La maison qu’elle occupe fait partie du sòolar que j’occupe habituellement et qui est considéré
généralement comme étant « le mien ». En réalité, ce sòolar, comme la maison de K. et celle où je
vis durant mes séjours à x-K’opch’en, appartiennent à DC qui en est le propriétaire légal (c’est lui
qui est en possession des documents administratifs) mais ne l’habite pas.
La maison où séjourne K. n’est pas faite pour être habitée, il n’y a pas de foyer et on l’utilise
en principe pour nettoyer des peaux d’animaux. Mais K. et sa famille s’en accommodent dans la
mesure où DC leur prête cette maison à titre gracieux.
La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi cette maison qui n’est habitée qu’une
semaine par an est-elle considérée comme « la maison de K. » ? Et comment ce fait-il que celle-ci
soit considérée comme étant son « maître » (uyùumil) alors que c’est moi qui occupe le sòolar la
moitié de l’année et que DC en soit le propriétaire légal ?
De toute évidence K., DC et moi n’avons pas la même relation à cet espace et
l’accumulation de « maîtres/propriétaires » (yùum-il) ne semble pas être gênante pour les Mayas.
Les définitions que nous avons proposées plus haut et qui concernaient l’influence d’un maître sur
les entités et les objets semble aussi s’appliquer sur les espaces. Mais voyons plus précisément ce
qu’implique cette relation dans le cas de l’espace.
3.2
La relation à l’espace implique des droits et des devoirs
A partir de ce que nous avons montré précédemment nous pensons qu’on peut considérer
que la relation entre l’espace et ses maîtres implique des droits et des devoirs. L’espace est l’objet
qui est « possédé » et ce sont les relations entre ces différents maîtres qui nous intéressera ici.
Toutefois, l’espace n’est pas qu’un simple objet. En effet, y sont incorporés des entités (comme les
animaux par exemple) et certaines propriétés (dangerosité, socialisation, etc.).
331
3.2.1
De la part de celui qui vit ou exploite l’espace
Celui qui vit ou exploite l’espace (lui-même maître de l’espace) a des devoirs envers les
autres maîtres des espaces. C’est le cas du paysan avec les Nukuch báalmo’ob, esprits gardiens des
espaces forestiers.
(1) Un des premiers devoirs du paysan est de nourrir et/ou partager les fruits de la récolte
de l’espace exploiter. Cette opération est possible entre les humains et les entités surnaturelles grâce
au rituel. Toutefois cette relation semble aussi s’appliquer entre humains. Pour illustrer ce dernier
cas, nous citerons un extrait de nos notes de terrain :
Cet après-midi R. et Ep’ viennent chercher des fruits ’áabal et des x-k’anpech dans mon sóolar [cf.
K7_TC_14(4)]. Les deux enfants étaient entrés dans mon sòolar par derrière car ils venaient de chez
leur grand-mère. R. m’appelle comme s’il y avait quelque chose d’urgent ou de grave. J’y vais
aussitôt et ils me disent qu’ils sont simplement en train de récolter des fruits. R. a un pochon
(usàabukan) qu’il a rempli de ’áabal. Il me demande alors si je peux m’en procurer un, car Ep’ lui
non plus n’en a pas. Je retourne dans ma maison chercher un pochon. Il est un peu plus grand que
celui de R. Il me dit de le remplir avec des fruits car après tout c’est ici mon sòolar, c’est moi
uyùumil et ce sont mes fruits. Il me donne donc un sac rempli (le plus petit !) et me dit de le garder
pour que j’emporte les fruits chez moi pour les manger. [NT_TC-04-05-04]
J’interprète le comportement des deux garçons (probablement encouragé plus tôt par leur
grand-mère) comme leur volonté de rétribuer le « propriétaire » de l’espace et des fruits qui y
poussent. Ils soulignent bien le fait qu’ils viennent dans mon sòolar et que j’en suis le yùumil, titre
qui sous-tend implicitement certains droits légitimes sur cet espace. Cela malgré que ma seule
action sur cet espace et les fruits soit d’y vivre six mois par an. Je n’ai pas planté les arbres mais ma
présence, même épisodique, fait de moi un maître de cet espace, position légitimée par le fait que
DC m’a accordé le droit de l’occuper. Il semble que les deux enfants aient donc déjà intégré les
éléments fondamentaux de cette relation d’appartenance des espaces. Lorsqu’ils seront adultes et
cultiveront un champ, ils s’impliqueront dans un type similaire d’interrelation avec les maîtres de
l’espace forestier, qui se trouvent être des entités surnaturelles à un autre plan de la réalité. Pour les
rétribuer, ils utiliseront le rituel selon des principes similaires.
(2) Un autre aspect important de la relation entre le maître de l’espace et celui qui l’exploite
est que ce dernier a l’obligation d’informer le maître des actions qu’il exerce sur l’espace. DC me
résume en substance ce que dit selon lui le chamane lorsqu’il s’adresse aux esprits gardiens au cours
d’un rituel lòoh ou hanli’ kòol destiner à rétribuer les maîtres des espaces, avant ou après
l’exploitation d’un champ dans la forêt :
Le meyah ts’inmèetka’,
Le travail que je viens de faire,
mix sáamal ka’abe’ kawa’ale’ ma’ awòohle’ex,
ne dites pas demain ou après-demain que vous ne saviez pas,
le’ mèetike’ int’anke’ex awu’uye’ex,
c’est pour cette raison que je vous le dit pour que vous l’entendiez,
le’ hanal kink’ubik te’exa’, tink’ubik te’ex
les offrandes de nourriture que je vous présente, je suis en train de vous les présenter
ma’ despwèese kawa’like’ex ma’ awòolhe’ex,
et ne dites pas après que vous ne saviez pas
làah awòohle’ex, le’ mèetike’ tinmeyahtik.
vous savez tout, c’est pour cela que je fais le rituel.
Le discours du chamane est probablement un peu plus policé mais il semble que les faits
d’informer autant que de nourrir soient fondamentaux. On retrouve cette exigence dans la prière de
F. adressée aux maîtres des animaux lorsqu’il présente la tête et le foie du cerf (« Voici que je vous
332
apporte la tête du cerf. Vous Grands Protecteurs/Grands Jaguars sachez que je vous offre la tête de
votre animal domestique et son foie »).
Mais celui qui exploite ou vit dans l’espace, après avoir rempli ses obligations peut avoir
certaines exigences, parmi lesquelles figure notamment la protection. La plupart des rituels destinés
à rétribuer les entités surnaturelles sont des prières pour demander aussi que ces entités protègent
l’espace dans lequel les personnes déambulent, vivent ou travaillent. Il peut s’agir autant de
demander aux esprits gardiens qu’ils fassent s’éloigner les animaux dangereux (leurs animaux
domestiques) que de prier les Protecteurs qu’ils préservent et défendent l’individu afin qu’il ne lui
arrive pas malheur.
3.2.2
De la part du « maître » de l’espace
Le maître de l’espace a lui, de fait, l’obligation de protéger l’espace auquel il est lié. Les
rituels effectués pour nourrir et informer les entités surnaturelles font entrer les esprits gardiens dans
une relation où ils n’ont finalement pas d’autres choix que d’accepter ses prières/exigences. Ceci est
également vrai entre humains et R. et Ep’ lorsqu’ils viennent cueillir des fruits dans mon sòolar ne
me demandent pas la permission au préalable. Lorsqu’ils m’appellent, ils ont quasiment terminé de
récolter leurs fruits. Mais le fait de me prévenir et de me donner une partie de leur « récolte » est
une rétribution suffisante et légitime. Le fait que le sòolar appartient également à leur oncle doit
aussi être un élément à prendre en compte.
Mais face aux exigences de la personne qui vit ou exploite l’espace, le maître attend une
rétribution de droit, en principe des offrandes de nourriture. Toutefois, certains paysans tentent de
se soustraire à cette contrainte de la relation avec les esprits gardiens. Ils sont cependant vite rappelé
à l’ordre par les entités surnaturelles qui les châtient eux ou un membres de leur famille en leur
envoyant par exemple une maladie (un mauvais vent). Ce fut le cas de T. contraint de faire faire un
hanli’ kòol pour voir sa fille guérir du mal de jambe terrible qui la faisait souffrir. La plupart du
temps, les paysans prennent les devants en faisant des rituels préalables à l’exploitation.
DC souligne l’importance de cette rétribution obligatoire en prenant l’exemple de
l’exploitation d’un ancien puits (construit par les esprits gardiens). Avant de se servir d’un ancien
puit, par exemple lors de l’installation d’un nouveau paysan dans son ràancho, il convient de
demander la permission de l’exploiter tu’Ah kanul ’úuchben ch’e’en, « aux Protecteurs de ce puits
antique ». Il faut leur dire : mi kech ameyahteh, mi kech alimparteh, « tu vas être utilisé, tu vas être
nettoyé ». Sans cela, au matin, le paysan retrouvera le puits rempli d’escargots. Il les enlèvera mais
le lendemain, il sera à nouveau plein de mollusques. Il faudra donc faire des offrandes de nourriture
en conséquence. Le type de rituel, la quantité et la qualité des offrandes seront indiqués par le
chamane, cet intermédiaire nécessaire qui peut entrer en contact avec les entités surnaturelles,
connaître leurs exigences et en faire part aux humains. DC conclu en disant que tanbo’otik le’
kamahantik, « tu paies ce que tu empruntes ».
On peut conclure que les droits et les devoirs des différents maîtres engagés dans une
interrelation spécifique en fonction de la place hiérarchique qu’ils occupent. L’échelle des
exigences et des obligations, des droits et des devoirs est une échelle à gradient sur laquelle se
placent les différents maîtres.
La relation entre maître et entité et espace suppose également un certain degré d’habituation.
Ceci est évident dans les deux sens : dans la relation des maîtres à leurs entités domestiquées
(animaux ou arux), mais aussi dans la relation des humains avec les entités surnaturelles. W. me dit
qu’une des obligations des paysans envers les esprits gardiens est de les nourrir pour qu’ils n’aient
333
pas faim (mun yu’ubik wi’ih). Les entités sont donc contentées mais s’habituent aussi à ce
traitement et deviennent de plus en plus exigeantes. Cela à tel point dans le cas de l’arux qu’il est
souvent nécessaire de le tuer. De même, le paysan entre lui aussi dans cette dépendance et, en
s’attribuant plus de bienfaits (protection, meilleures récoltes), il augmente les exigences de
rétributions rituelles des esprits gardiens. C’est ce qui explique, entre autres, les différences entre
les paysans du village qui ne font pas tous les mêmes types rituels et aux mêmes occasions.
3.3
A qui appartient un champ ?
Pour conclure ce chapitre sur les maîtres des espaces et cette seconde partie, nous tenterons
de répondre à une question que nous avons posée à T. en 2004 : à qui appartient un champ ? La
réponse que nous tenterons d’apporter viendra comme une sorte de synthèse rassemblant les divers
éléments que nous avons tenter d’exposer tout au long de cette seconde partie en intégrant les
informations et les observations ethnographiques que nous avons pu recueillir, mais également les
hypothèses que nous avons proposées et particulièrement celle qui considère les plans de la réalité
ainsi que la hiérarchisation des maîtres des espaces.
Alors que nous sommes dans sa cuisine, lui dans son hamac et moi assis au bord de la table
basse où sa femme est en train de préparer des tortillas pour mon dîner, j’interroge mon ami T. :
O : ma’ax uyùumil le’ ràancho’ ?
qui est le maître du ràancho ?
T : máakamáak ?
lequel ?
O : ati’al !
le tien !
T : pwèes ten uyùumil !
eh bien, c’est moi qui suis le maître !
O : pero ma’ax kananteh ?
mais qui le protège/s’en occupe ?
T : ten xan, ten kinmeyahe’.
c’est moi aussi, c’est moi qui le travaille.
O : pero uyùumil k’áax, ma’ le’ Nukuch Báalmo’obo’ ?
mais les maîtres de la forêt, ne sont-ce pas les Esprits gardiens ?
T : le’ti’, pero uyùumil kòol, ’arux.
c’est eux, mais le maître du champ c’est l’arux. [NT_TC-04-05-04]
Pour T. il semble qu’il n’y ait pas d’incompatibilité entre tous ces différents maîtres d’un
même espace. Toutefois, si l’on souhaite pousser le raisonnement jusqu’au bout, alors il convient
aussi de prendre en compte ce que nous avons énoncé dans les chapitres précédents en ajoutant que
le paysan n’est pas propriétaire de sa terre puisque celle-ci appartient à l’assemblée de ejidatarios du
village, mais aussi que la protection du village revient en dernier lieu, semble t-il, au saint patron
San Juan. Enfin, la terre est sous la protection de Dyòos, Dieu, le créateur du monde et son gardien.
Dans le schéma ci-dessus (figure 8-5) nous avons tenté de faire une hiérarchie intégrant tous ces
éléments.
334
Figure 8-5: hiérarchie des maîtres d'un champ
La hiérarchie que nous proposons vise à intégrer le maximum d’éléments lié à la possession
d’un champ, c’est-à-dire un espace forestier exploité par un paysan. Mais ce champ, espace situé sur
le territoire ejidal, appartient de droit à toute la communauté et est inaliénable. Ces autorités sont
humaines et existent dans le monde réel, perceptible par les humains en condition normale. Mais les
Mayas considèrent que l’espace forestier appartient également aux esprits gardiens de l’espace
forestier qu’ils rétribuent régulièrement par des divers rituels effectués tout au long de l’année.
Dans la mesure où le saint patron du village, San Juan, est aussi considéré comme le gardien du
territoire villageois et qu’on le dit parfois être le supérieur des esprits gardiens, nous l’avons intégré
dans cette hiérarchie. Il est intéressant de noter que l’influence de San Juan recoupe les limites du
territoire ejidal contrairement aux esprits gardiens qui ont une influence spatiale plus limitée. Enfin,
au sommet de cette hiérarchie des entités surnaturelles se trouvent (Hahal) Dyòos, le créateur et
gardien du monde, ultime référent dans de nombreux domaines qui touchent à l’ordre cosmique et à
l’homme en particulier. Nous avons également inclus l’arux, qui a une place particulière dans cette
hiérarchie, puisqu’il est directement sous l’influence de son « maître » humain, le paysan, dont il est
l’entité domestiquée (uyàalak’). L’arux agit pour le profit de son maître (par exemple lorsqu’il vole
la gourde des esprits gardiens de la pluie), et donc, indirectement, pour son propre bénéfice.
La hiérarchie proposée (même si elle reste schématique), loin d’être anecdotique, reflète la
perception que les Mayas ont de leur espace. Nous pensons qu’en terme d’analyse, l’inclusion des
autorités humaines et surnaturelles ne devrait pas être simplement destinée à rester dans les
publications des ethnologues, mais qu’elles pourraient également servir à d’autres disciplines
scientifiques ou aux autorités décisionnaires de la société mexicaine. Les études des agronomes ou
des autorités, ne considérant jamais sérieusement le rapport surnaturel des Mayas à leur espace,
prennent souvent des décisions inappropriées qui ne tiennent pas compte de cette logique. Dans la
mesure où les Mayas sont les exploitants directs avec une certaine légitimité historique de leur
espace, il convient de considérer leurs représentations et leur logique d’usage des ressources
forestières et agricoles. Comme l’ont montré Atran & al. (2002 ; 2003 ; 2004) dans leur étude avec
les Itza’, et comme nous avons tenté de le souligner chez les Yucatèques, l’ethnothéorie maya
relative à l’espace, mais aussi à l’exploitation des ressources forestière, attribue un rôle primordial
335
aux entités surnaturelles et plus particulièrement les esprits gardiens. Intermédiaires nécessaires
entre le paysan et le milieu, ils ont des exigences finalement proches des contraintes écologiques qui
déterminent le modes d’exploitations et autorisent un usage de la forêt sur le long, voire le très long
terme, tout en permettant sans cesse son renouvellement. Contrairement à ce qu’on pourrait penser,
cette gestion ne repose pas uniquement sur un savoir technique (même s’il est important et
indispensable) mais également sur une perception de l’espace où l’homme n’est pas au centre du
cosmos et où il doit tenir compte des autres entités qui le peuplent, esprits gardiens et maîtres
légitimes de l’espace de par leur attachement au passé lointain mais dont l’influence est toujours
actualisée.
4
Conclusion
Pour les Mayas Yucatèques, tous les espaces sont appartenus et les relations avec un espace
et ses possibles différents maîtres impliquent une variété de relations et d’interrelations, non
seulement entre chaque « maîtres » (yùumil) et l’espace auquel ils sont associés, mais aussi entre les
différents maîtres. Chacun semble avoir une relation particulière à l’espace avec un degré
d’appartenance variable et se place dans une hiérarchie par rapport aux autres « maîtres ». Il semble
aussi que les maîtres des espaces, lorsqu’ils sont des entités surnaturelles, aient une certaine
domination légitime sur les espaces auxquels ils sont liés mais également un rôle de protection à
assumer. Mais les maîtres subalternes (si l’on conçoit la relation entre les maîtres comme
hiérarchique), tel que le paysan ou les habitants du village, doivent rétribuer ces entités surnaturelles
pour obtenir leur faveur et leur protection.
Il est notable, à ce propos que les chasseurs, protagonistes des contes de DC (annexes 4, 5 &
7), sont toujours en train de déambuler dans la forêt lorsqu’ils rencontrent les entités spirituelles. Si
l’on considère que ce sont des paysans, ils sortent donc des espaces dans lesquels ils sont
habituellement protégés. La protection de ces espaces leur ait accordée suite à l’action de rétribuer
rituellement les maîtres surnaturels qui y sont attachés. Ainsi, lorsqu’ils sortent des espaces
socialisés et sûrs pour errer dans des espaces sauvages, cette protection n’est plus effective car les
maîtres y sont différents. C’est alors qu’ils rencontrent des entités surnaturelles ou accèdent à
d’autres plans de la réalité, évènements toujours potentiellement dangereux. Il en va de même pour
les enfants qui jouent dans la zone dangereuse de l’espace rituellement instancié et qui se font
enlever par les esprits gardiens de la forêt.
Les entités surnaturelles « maîtres des espaces » forment un ensemble dont les limites
semblent floues mais où il semble tout de même que certaines catégories d’esprits ou certains
statuts soient individualisables et identifiables précisément. L’identification dépend apparemment
du niveau d’expertise. Les spécialistes rituels sont, du fait de leur activité et de leur contact
privilégié avec les entités surnaturelles, sans nul doute les plus savants dans ce domaine. Les non
experts, essentiellement les paysans, considèrent eux une collectivité d’esprits où chaque entité doit
se reconnaître dans une catégorie désignée par un nom générique (Yùumtsilo’ob, Nukuch
Báalmo’ob). Les chamanes quant à eux, en plus de leur savoir faire rituel, ont une connaissance
beaucoup plus précise des catégories et des noms des divers esprits gardiens, désignés notamment
grâce aux toponymes des lieux auxquels ils sont attachés. En cela, on peut considérer qu’ils sont,
dans un certain sens, des « géographes du sacré ».
Nous remarquons enfin que le monde des entités surnaturelles de la forêt est exclusivement
masculin (hormis la vierge « maître » de la pyramide qui semblerait plutôt appartenir à l’espace du
village mais que l’origine très ancienne ne permet pas de catégoriser formellement). Nous avons
souligné l’incompatibilité ontologique avec la féminité qui se retrouve autant dans les contes que
dans les comportements des hommes vis-à-vis de leurs femmes lorsqu’elles viennent dans l’espace
336
forestier ou agricole (prohibition de la chasse, restrictions spatio-temporelles des déplacements et de
certaines activités, etc).
Une des raisons possible de cette incompatibilité, parfois contextuelle, avec la féminité
semble liée à des relations déterminées d’une part, en fonction du caractère froid ou chaud de ces
entités et, d’autre part, par leur relation à la terre. Villa Rojas insiste sur le fait que les esprits
gardiens recherchent et apprécient les choses « froides »130. C’est la raison pour laquelle, on leur
offre, dans certains rituels, uniquement des choses froides (tel le sàanto síis ’óolal ou les boissons à
base de miel d’abeilles natives considéré comme « froid ») et que, sur l’autel des rituels plus
importants, sont disposées certaines feuilles d’arbres considérées de nature « froide » (par exemple
les feuilles de chakah, halal ou x-kanan131). Ces dernières ne servent pas uniquement d’ornements
et semblent aussi participer à inciter les esprits à se rendrent au lieu du rituel du fait que, selon Villa
Rojas, les esprits gardiens aiment les choses relatives à la fraîcheur « de hecho, siempre buscan
para residir la frialdad de las cuevas y cenotes, así como los lugares de frondosa vegetación »
(1987 : 307). De manière plus ou moins liée, les esprits gardiens sont aussi attachés, apparemment,
à l’inframonde (même si cet aspect n’apparaît pas de manière flagrante dans notre ethnographie). Ils
sont dits vivre à l’intérieur de monticules naturels ou artificiels ou bien dans des grottes (sahkab).
Villa Rojas ajoute que les esprits gardiens (qu’il désigne lui comme k’uil k’áaxo’ob) résident dans
les grottes ou des cénotes des espaces qui sont sous leur influence (1987 : 291). Un facteur à mettre
en lien avec un autre type d’offrandes (« chaudes » ?) qui sont, elles, cuites sous la terre à l’aide du
four enterré dit pìib. Ceci s’oppose à la nature de la femme, particulièrement dans les moments où
elle est considérée comme est plus « chaude » et donc plus « dangereuse ». C’est notamment les cas
lorsque les femmes ont leurs menstruations ou qu’elles sont enceintes, on les dits alors k’oha’an,
« malades ». Dans ce cas, elles ne peuvent assister aux rituels pour les esprits gardiens, ni à la
cuisson du pìib et il leur est également fortement déconseillé de regarder des nourrissons, car elles
peuvent leurs transmettre le mauvais œil. De plus, comme le fait remarquer Hanks, les femmes ne
montent pas aux arbres ou n’entrent jamais dans les grottes, ce qui, avec d’autres facteurs, lui
permet de suggérer que la femme est directement liée à la surface de la terre132 (1990 : 112). Cette
opposition est aussi forcément contextuelle et des recherches supplémentaires sont à mener pour
mettre en évidence les natures profondes des esprits gardiens et des femmes, mais également les
facteurs contextuels qui engendrent des changements de ces natures et leurs incompatibilités.
Les remarques préalables sur les esprits gardiens amènent aussi un second questionnement à
propos de la représentation du sòolar conçu comme unité symbolique indépendante mais en lien
direct avec le cosmos. En effet, dans le chapitre 6-2.2.1 nous avons souligné l’importance de la zone
de végétation non défrichée comme espace communicationnel avec les esprits gardiens et sa
proximité avec le pìib. Ces deux éléments se trouvent également la plupart du temps à la périphérie,
ou pour le moins éloignés, des lieux de résidence, essentiellement féminins. Cependant, nous
n’avons pas de détails relatifs à la nature de ses lieux en rapport à leur « froideur » ou « chaleur »
potentielle. Nous ne savons pas non plus si le pìib ou certaines excavations (de sahkab) peuvent être
considérés comme étant en lien avec l’inframonde. Ainsi, des recherches supplémentaires
pourraient être menées pour comprendre l’organisation symbolique de l’unité d’habitation
domestique en fonction des concepts de « chaud » et « froid » et également relativement à un axe
symbolique vertical liant l’inframonde, la surface terrestre et peut-être aussi le ciel, faisant ainsi
échos à une représentation symbolique de l’univers largement répandue chez les Mayas de la
péninsule du Yucatán, mais aussi plus largement en Méso-Amérique.
130
Les concepts de « chaud » et « froid », chez les Mayas comme dans le reste de cultures méso-américaines n’est pas
en lien direct avec la température mais plutôt relatif à la nature de l’objet ou de l’entité (López Austin 1984 ; voir
notamment Redfield & Villa Rojas 1967 ; Villa Rojas 1987).
131
respectivement : Bursera simaruba, L. ; non identifié ; Hamelia erecta, Jacq.
132
L’auteur ajoute aussi que la terre est « at its best, cool moist, fecund the ground in which plants grow » (Hanks
1990 : 112).
337
Conclusion de la seconde partie
Dans cette partie nous avons considéré non pas uniquement les espaces tels qu’ils peuvent
apparaître à l’œil étranger, mais aussi les représentations mentales liées à l’espace, que nous avons
aussi qualifiée d’ethnothéorie maya de l’espace. Nous avons, dans ce cadre, introduit une notion
qui nous paraît heuristiquement intéressante et qui semble bien refléter une vision maya de l’espace,
celle des « plans de la réalité ». Ce concept permet de prendre en compte à la fois l’espace physique
tel qu’il peut être appréhendé par la science occidentale et, dans une certaine mesure l’espace
physique tel que le conçoivent les Mayas eux-mêmes (c’est-à-dire tel qu’il peut être perçu grâce aux
cinq sens dans des conditions normales), en y ajoutant d’autres plans où existent, selon la
perception maya, des entités surnaturelles ayant une ontologie différente des hommes. Ce concept
est très productif pour l’étude de l’espace culturel car il permet une approche scientifique qui prend
en compte à la fois l’espace physique mais également ses représentations. La mise en évidence de
ces représentations a pu être faite grâce à diverses méthodes : l’utilisation d’entretiens semidirectifs, la prise en compte de conversations mais aussi l’observation des comportements. Le
croisement de ces données et la systématisation du discours maya ont révélés une complexité de
l’espace maya mais aussi sa variabilité contextuelle.
Nous avons en effet pu constater que l’espace maya, qu’il soit domestique, agricole ou
forestier, est d’une grande complexité. Aux frontières physiques se superposent des frontières
sociales ; aux chemins physiques, ceux d’entités surnaturelles ; à la réalité perceptible par les
humains, d’autres plans de la réalité. Un seul espace peut être sujet à diverses formes
d’appropriations car la complexité de l’espace est aussi due à son aspect dynamique. Nous avons
pu constater, notamment à travers l’étude précise de l’espace rituellement instancié, que la qualité
d’un même espace est variable. Cette variabilité est également le fait de facteurs très contextuels,
notamment lorsqu’elle est le fruit d’interrelations entre des individus, comme c’est le cas avec la
restructuration de l’organisation spatiale en fonction du mauvais œil.
L’analyse de différents types d’espaces (le village, l’unité d’habitation domestique, l’espace
agricole, la forêt) a permis de dégager l’existence de schémas (pattern) d’organisation de
l’espace. En premier lieu, on constate qu’il existe une réelle opposition entre des espaces très
socialisés (tel que le village où peuvent déambuler les hommes, les femmes et les enfants sans
risques, dans la journée au moins), des espaces socialisés (tel que le ràancho où femmes et enfants
peuvent se rendre, qui reste potentiellement dangereux car s’inscrivant avant tout dans l’espace
forestier) et des espace sauvages (la forêt). Nous avons vu que dans ce dernier cas, l’espace est
potentiellement dangereux pour les enfants et les femmes qui s’y rendent sous certaines conditions
uniquement, mais aussi pour les hommes qui peuvent s’y perdre et y faire des rencontres
hasardeuses. La qualité de ces espaces est avant tout due à la présence d’entités surnaturelles qui les
qualifient en fonction d’une échelle de dangerosité/protection variable selon les contextes
(temporels notamment), la nature ou le statut de l’individu (selon son âge ou son sexe) mais
également en fonction des offrandes qui sont faites aux entités. La fonction protectrice des esprits
gardiens est effective si elles sont contentées et ceci est autant valable pour l’espace villageois (où
les Báalam kàaho’ob protègent les habitants des maladies collectives) que dans le champ (où les
Nukuch báalmo’ob traitent avec les animaux dangereux) où la forêt (où les Ah Kanulo’ob protègent
la personne dans ses déambulations). Nous avons aussi pu remarquer que la création et la
délimitation des espaces ont pour effet de placer les espaces sous l’influence de nouveaux maîtres
des espaces. Ceux-ci sont humains (le paysan s’il s’agit d’un champ ou les habitants dans le cas
d’un sòolar) ou surnaturels (comme cela semble être la cas avec les Ah Kanulo’ob). De plus,
comme que le souligne Hanks (1990), la fermeture des espaces apparaît comme une manière de les
sécuriser. Toutefois, nous avons aussi vu que cette fermeture peut être utilisée à mauvais escient,
notamment lorsque des sorciers y placent des vents enfermés (k’al ’ìik’o’ob). Enfin, nous avons
338
également pu constater que l’instanciation rituelle de l’espace a des effets similaires en contexte
villageois comme forestier, même si chaque espace garde sa qualité première (potentiellement sûre
pour le village et potentiellement dangereuse dans la forêt). Dans les deux cas, le rituel, en
modifiant temporairement la qualité des espaces, permet l’accès à d’autres plans de la réalité et la
communication avec des entités surnaturelles.
Il convient aussi de lier la présente partie avec la précédente et de se demander dans quelle
mesure la description de l’organisation de l’espace perçue à partir du discours des adultes permet la
contextualisation et l’explication partielle des résultats obtenus dans les divers tests. Nous avons
précédemment montré que les résultats de sujets yucatèques, dans leur majorité, reposent sur une
perception géocentrique de l’espace et utilisent plus particulièrement un cadre de référence à
repères spatiaux orienté. Car ce ne sont manifestement pas les indices linguistiques qui soutiennent
ce cadre de référence géocentré, même s’ils sont parfois présents, ni la deixis gestuelle qui l’induit,
représentant plus une conséquence de cette vision géocentrée qu’une cause.
Par la description et l’analyse de l’organisation spatiale, nous avons donc constaté que
l’espace yucatèque est (1) un espace orienté, où les repères spatiaux sont fondamentaux et
omniprésents. Nous avons pu mettre en évidence qu’il existe, à côté des repères spatiaux de divers
types (arbres, maison, etc) utilisés comme origos indexicaux (voir chapitre 4 et 5), des repères plus
fondamentaux qui déterminent des orientations générales (essentiellement cardinales) comme c’est
le cas du soleil, mais aussi de la lune et de la direction des vents. L’orientation de l’espace
transparaît notamment à travers le rituel. Comme nous l’avons remarqué, la direction cardinale est
omniprésente et la course du soleil, en plus d’être ostensiblement visible, a une forte valeur
symbolique. L’organisation du village et l’orientation des maisons tiennent compte de l’axe solaire
par rapport auquel elles sont parallèles ou perpendiculaires, plaçant ainsi les enfants, dès leur
naissance dans un monde orienté. Plus largement le cosmos tout entier, dans la cosmologie maya,
tient compte de l’orientation cardinale. Les spécialistes rituels notamment, en sont non seulement
conscients mais doivent la respecter dans leur action sur le monde tout comme les adultes non
experts lorsqu’ils font des rituels simples, qu’ils aient lieux aux champs ou dans la maison. Si pour
les non experts il s’agit uniquement de placer l’autel dans la bonne direction (celle vers où sont
censés venir les esprits, le plus souvent l’est), les spécialistes intègrent cette orientation dans leurs
prières et leurs actions rituelles (voir Hanks 1990). Les repères spatiaux sont également
fondamentaux que ce soit dans l’espace villageois (les maisons ou les arbres), l’unité d’habitation
domestique mais aussi dans l’espace forestier où ils sont des marqueurs indispensables pour
l’orientation. Il est intéressant de souligner que les repères spatiaux sont aussi importants pour les
experts de l’espace forestier (essentiellement les hommes adultes) que pour les non experts (les
femmes en particulier). Par exemple, l’identification des arbres (comme marqueur), en contexte
villageois ou forestier, semble être une attitude primordiale dans la reconnaissance de l’espace et
ceci dès l’enfance. L’analyse des raisons apportées par les Mayas quant à l’égarement en forêt, est
une voie très productive d’expliciter leur ethnothéorie de l’espace et a permis de mettre en évidence
certains principes fondamentaux de l’orientation maya. Le fait que les experts du milieu forestier
insistent particulièrement lorsqu’ils sont perdus sur le changement de sens de la course du soleil,
souligne l’importance, pas forcément consciente et non linguistiquement exprimée, de ce type de
repères fondamentaux et de l’orientation géocentrique des cartes mentales des experts. Les non
experts n’ont apparemment pas une compréhension aussi évidente des orientations cardinales et
s’appuient sur d’autres indices (comme les repères spatiaux) qui, finalement, reposent sur des
principes géocentriques qui tiennent indirectement compte de l’orientation du monde. C’est par
exemple le cas lorsque W. regarde l’orientation des racines des arbres poussées par les bulldozers
pour rentrer au village. Il en va de même dans le cas du placement des autels dans le même coin de
la maison, toujours disposés de façon identique à celui de l’église, c’est-à-dire vers l’est.
L’espace maya est également (2) un espace peuplé. Nous avons pu voir que tous les
espaces sont habités et que la présence des différentes entités naturelles et surnaturelles non
seulement donne sa qualité à l’espace mais détermine aussi son organisation, c’est par exemple le
339
cas avec les mauvais vents. La présence d’entités dans les espaces a donc aussi un impact
fondamental sur l’organisation cognitive de ces espaces. Toutefois, si l’on peut supposer que ce
peuplement cognitif de l’espace n’aura pas d’influence importante sur les résultats des divers tests,
il semble un facteur essentiel dans la compréhension (c’est-à-dire la façon de s’y comporter
socialement, mais aussi émotionnellement, et la perception de leur qualité) et la mémorisation des
espaces. La conduite de tests dans différents contextes spatiaux pourraient d’ailleurs être envisagée
afin de tester la validité de l’impact du peuplement de l’espace au niveau cognitif. Nous détaillerons
les caractéristiques des différentes entités au chapitre 10 en nous intéressant aux relations
émotionnelles et à la qualité des espaces qu’elles induisent.
Comme nous l’avons souligné dans le cadre de l’espace agricole, l’apprentissage de l’espace
se fait essentiellement par expérimentation directe. Toutefois, ce mode de connaissance n’est pas le
seul et dans la partie suivante nous nous intéresserons non seulement aux modes de connaissance
des espaces par les enfants mais également aux espaces d’apprentissage. A travers des exemples
précis et détaillés, nous reprendrons différents aspects déjà évoqués dans cette partie en les
appréhendant à partir de questionnements liés directement aux enfants et à l’apprentissage.
340
PARTIE III :
Apprentissage de l’espace : étayage, expérience et émotions
341
Dans cette dernière partie, nous aborderons le thème de l’apprentissage de l’espace en
tentant de mettre en évidence les stratégies d’étayage de l’apprentissage de l’espace mais aussi en
essayant d’accéder à la perception qu’ont les enfants de certains espaces. Deux perspectives seront
donc adoptées. (1) D’abord, nous étudierons la place des enfants en nous basant sur des publications
antérieures et des données ethnographiques recueillies durant nos séjours. Nous aborderons
essentiellement les ethnothéories parentales relatives au statut des enfants, les principes sous-jacents
à leur développement tels qu’ils sont perçus par les adultes et les représentations qu’ont ces derniers
de la relation qui existe entre l’espace, les entités qui le peuplent et les enfants. (2) Dans une autre
perspective, nous analyserons la façon dont les enfants eux-mêmes ont intériorisés et expriment leur
relation à l’espace. Ceci sera possible à l’aide de données recueillies grâce à une ethnographie
participante, des entretiens formels et des conversations informelles réalisés avec les enfants. Dans
la mesure du possible, nous avons tenté de recueillir et d’utiliser des matériaux sous forme de
documents enregistrés en vidéo ou audio. Ces informations sont à mettre en rapport avec, d’une
part, les résultats des tests (partie I) et, d’autre part, les données ethnographiques exposées dans la
partie II.
Toutefois, les matériaux recueillis s’ils sont représentatifs, ne sont pas nombreux et
permettent seulement des interprétations restreintes. En effet, la durée limitée de nos séjours ne
nous a permis d’accéder à ce type de matériaux qu’une fois que nous avons eus une bonne
connaissance de la langue, des principes généraux des adultes relatifs à l’espace et après seulement
avoir réussi à gagner la confiance des familles qui nous ont laissés travailler avec les enfants,
parfois directement dans le cadre familial. Nous concevons donc cette partie comme une étape
préliminaire à des études plus approfondies à venir.
Afin d’apporter au lecteur une meilleure compréhension de notre travail et de nos
interprétations, nous souhaitons rapidement exposer les courants et les méthodes sur lesquels nous
nous appuyons pour l’étude de l’apprentissage.
Avant de débuter l’étude de l’apprentissage de la socialisation, certains principes
fondamentaux doivent être pris en compte. En premier lieu, il convient de rappeler que les
apprentis/néophytes/enfants ne sont pas des réceptacles passifs d’un savoir culturel qui serait
imparti depuis une source d’autorité. Ils participent au contraire de façon créative au processus
d’apprentissage en influant sur le contexte dans lequel se déroule l’apprentissage. Ainsi les
contextes d’apprentissage ne sont pas des lieux où le savoir est seulement transmis mais il est
constitué et renouvelé. Ensuite, l’environnement humain et non humain de l’apprenti, lui offre
un appui décisif dans l’acquisition des connaissances. Le contexte est donc fondamental en étant
constitué d’artéfacts mais aussi des relations sociales et linguistiques en jeu dans les échanges entre
les différents participants (Gibson 1979 ; Hutchins 1995). L’environnement social n’est pas
forcément présent lors de l’action et le contexte (culturel) est aussi constitué de certaines valeurs qui
peuvent guider les comportements, notamment la valorisation socioculturelle de certains savoirs,
savoir-faire et compétences (Bril 2002). Les relations entre apprentis sont décisives dans les
processus de transmission et de construction du savoir. Certains auteurs considèrent même
l’existence d’une réelle culture enfantine (peer culture) qui contribue activement, notamment à
travers les jeux symboliques, à la reproduction et au changement du monde des adultes (Corsaro
1985 ; Corsaro & Eder 1990 ; Kyratzis 2004). Enfin, l’apprentissage n’est donc jamais séparé de
l’action ou de l’expérimentation, l’apprenti apprend donc dans tous les contextes.
Pour ce travail, nous nous inspirerons du courant développé par Bambi Schieffelin et Elinor
Ochs, language socialization (Schieffelin & Ochs 1986, 1995). Ce mouvement s’attache à l’étude
de la socialisation à travers le langage et les formes de socialisation qui utilisent la langue. Il ne vise
pas simplement à l’étude du rôle d’intégration de l’enfant dans la société mais prétend aborder la
socialisation langagière tout au long de l’existence et à travers un ensemble d’expériences et de
contextes divers. Selon cette convention, la socialisation est vue comme un processus interactif et
342
les individus ne font pas qu’intérioriser automatiquement les règles sociales mais ils sont des
participants actifs qui sélectionnent les informations dans un processus de construction sociale du
monde. Une des tâches de l’interaction sociale est donc de maintenir une compréhension partagée,
ceci basé sur l’hypothèse que toutes les interactions sont potentiellement des expériences
socialisantes et que les membres de la société se socialisent les uns les autres en négociant le sens
de chaque situation.
La socialisation par le langage (à distinguer des processus d’acquisition du langage) suppose
qu’on ne s’intéresse pas seulement à ce qui est communiqué mais également à la façon dont la
communication est structurée. C’est-à-dire comment les contextes et leur organisation internes sont
compris par les enfants à travers des clefs et des indices dans la langue (Gumperz 1997). D’autres
facteurs importants sont donc aussi considérés : les stratégies performatives, les variations
phonologiques, morphologiques et syntaxiques et les procédures d’interprétations, etc. L’étude de la
socialisation par le langage lie la microanalyse du discours des enfants à un ensemble plus large de
pratiques et de croyances ethnographiques des familles, des groupes sociaux ou des communautés
où sont socialisés les enfants. Mais comme la relation entre comportement langagier et idéologie
culturelle n’est pas explicite ou évidente, elle doit donc être construite à partir d’une base de
données ethnographiques incluant des interviews, des observations et des transcriptions.
Ochs et Schieffelin associent à leur perspective de recherche, la socialisation des émotions et
notent que pour que l’enfant devienne un membre compétent, socialement et linguistiquement d’un
groupe social, il doit aussi apprendre à transmettre aux autres ses sentiments de manière appropriée
en étant aussi capable de reconnaître les humeurs et les émotions des autres. Nous développerons
plus avant ce point au chapitre 10.
De plus, les études linguistiques concernant les processus d’acquisition (Brown 1998a, b ;
De León 1998b ; Pfeiler & Martín Briceño 1997, 1998 ; Pye 1992) et de socialisation (Brown 1998a
; De León 1998a ; Haviland 2000a ; Pye 1986) sont riches dans l’aire maya et seront une source
d’inspiration pour notre travail.
Une autre perspective notable dans notre approche des processus d’apprentissage et de
socialisation sera le courant de la « cognition située » (situated cognition) et plus particulièrement la
théorie développée par Jean Lave et Etienne Wenger dans leur ouvrage Situated learning :
Legitimate peripheral participation (Lave & Wenger 1991). Cette approche propose un point de
vue analytique où les relations interindividuelles et sociales sont vues comme décisives dans les
processus d’apprentissage. Pour Lave & Wenger, l’apprenant ne gagne pas un ensemble de
connaissances abstraites qu’il va pouvoir transposer et réappliquer dans d’autres contextes, mais il
acquiert l’aptitude à accomplir certaines tâches en s’engageant dans un processus dans les
conditions d’une « participation périphérique légitime » (Legitimate peripheral participation). Pour
les auteurs, les participants, même s’ils ne sont pas directement engagés dans l’action, apprennent à
partir de leur position légitime en périphérie. Cette notion complexe, intégrée dans des structures
sociales, implique des relations sociales de pouvoir et l’individu tentera donc de passer d’un statut
de participant périphérique à celui de participant complet (et non pas central dans la mesure où,
même si ce mouvement est considéré comme centripète, Lave & Wenger ne considèrent pas qu’il y
ait un ou des centre(s)). Ce changement de statut pourra être encouragé ou au contraire empêché
selon les structures et la répartition du pouvoir dans le groupe social mais aussi en fonction de
l’efficacité des relations d’apprentissage.
Enfin, comme dans la partie précédente où nous l’avons défini et avons montré son
importance dans notre approche, nous utiliserons le concept d’« ethnothéorie » développé par
Harkness & Super (1996). Cette notion nous sera essentiellement utile à présent pour l’étude du
discours parental mais nous souhaitons toutefois apporter une précision quant à l’usage que nous en
ferons. Pour plusieurs auteurs (D’Andrade 1992 ; Harkness & Super 1996), les ethnothéories
parentales semblent organisées de manière hiérarchique avec d’autres croyances plus générales qui
343
les subsumeraient. Pour illustrer cette hiérarchisation, Harkness et Super prennent l’exemple du
dessein des parents sur le long terme pour le développement de leur enfant qui serait supérieur
hiérarchiquement aux projets à courts termes plus pragmatiques, tels que le rôle maternel et le
développement idiosyncrasique d’un enfant (1996 : 8). Dans la mesure où nous considérons que les
ethnothéories sont des organisations plus ou moins conscientes de savoirs, et non des croyances,
nous ne souscrivons pas à cet agencement hiérarchique. Nous préférons considérer tous les savoirs
comme valides et non hiérarchisés. Le dessein des parents sur le long terme semble plutôt être une
attente générale et abstraite et, même si c’est une ligne directrice, elle est probablement socialement
soutenue et/ou contrainte. Les projets à courts termes font appels à un savoir et des considérations
plus concrètes où sont également mises en jeux des attentes sociales ou des relations de pouvoir. Il
semble donc plus intéressant de considérer les savoirs comme répartis et pertinents en fonction du
contexte et de l’intentionnalité des individus. En effet, les ethnothéories ne forment pas une sous
classe de savoirs généraux, mais engagent plutôt des savoirs et des connaissances de domaines
adjacents qui influent, en fonction de facteurs contextuels (histoire récente, relation de pouvoir,
caractère partagé ou non du savoir, etc), sur les idées des individus.
Toutes ces approches, méthodes et concepts (l’étude de la socialisation par la langue, la
cognition située et les ethnothéories) s’ils ont été développés hors du champ de l’ethnologie
classique (mais par des (ethno)linguistes et des psychologues principalement) sont, selon nous
décisifs pour cette discipline.
Dans le chapitre 9, après avoir rapidement présenté le concept d’habituation, une notion
fondamentale pour les Mayas Yucatèques dans leur ethnothéorie de l’apprentissage, nous décrirons
les processus de découverte des espaces en fonction du développement de la personne maya. Le
chapitre suivant (10), abordera le principe de gestion culturelle des émotions et définira la notion de
qualité des espaces. Nous illustrerons l’impact de la gestion culturelle des émotions sur la
compréhension de l’espace et les déplacements en examinant deux émotions : la peur et la notion de
timidité/honte. Enfin, dans le chapitre 11, nous exposerons le concept de contexte spatial que nous
exemplifierons, puis nous traiterons du rêve comme espace d’apprentissage pour finalement, à
travers une étude de cas, résumer toutes les notions abordées dans notre étude générale de
l’apprentissage de l’espace.
344
Chapitre Neuf : Le concept d’habituation et la découverte
des espaces
Pour évoquer l’apprentissage de l’espace, il est nécessaire dans un premier temps d’exposer
les modes de découverte des espaces par les enfants yucatèques. De façon générale on peut
considérer que cette découverte, et donc l’expérimentation des espaces et leur apprentissage, se fait
de manière concentrique à partir d’un centre, qui serait la maison, vers l’extérieur. Toutefois, nous
verrons que plusieurs paramètres viennent nuancer ce schéma.
Nous verrons d’abord que le concept d’habituation est prédominant tout autant dans les
ethnothéories parentales de l’apprentissage que dans l’apprentissage de l’espace et des entités qui le
peuplent. Puis, nous décrirons les espaces que les enfants découvrent au fur et à mesure qu’ils
grandissent, dans quelles conditions et comment ces découvertes sont aussi liées non seulement à
des changements développementaux mais aussi sociaux, qui construisent l’individu comme être
culturel et l’intègrent dans la communauté et le cosmos.
1
Le concept d’habituation
Le concept d’habituation est fondamental et très prégnant dans l’ethnothéorie parentale de
l’apprentissage des Mayas Yucatèques. Une attention particulière au développement des enfants a
permis aux parents mayas d’en venir aux mêmes conclusions que les chercheurs (psychologues,
linguistes ou ethnologues) (Bril 2002 ; Lave & Wenger 1991 ; Rogoff & Lave 1999 ; Schieffelin &
Ochs 1995 ; Vygotsky 1978) : les processus d’apprentissage se font peu à peu, par observation et
répétition, dans des contextes sociaux déterminés (ou « communautés de pratiques ») et, dans le cas
qui nous concerne, dans des espaces particuliers. Toutefois, malgré la conscience qu’ont les
Yucatèques de ce processus, tous les domaines d’apprentissage ne sont pas concernés. Les Mayas
considèrent en effet que les aptitudes de certaines activités, tel que le chamanisme ou les techniques
de parturition, sont apprises et enseignées de manière différente, notamment à travers l’expérience
onirique. Nous détaillerons plus loin ces formes d’apprentissage par le rêve.
Pour parler de l’habituation, les Yucatèques emploient la racine adjectivale sùuk, qui
signifie, selon le dictionnaire de Bricker & al. (1998) : tame, accustomed, « apprivoisé, habitué ». A
travers plusieurs exemples de contextes d’emplois nous tenterons de cerner l’étendue de ce concept
qui recoupe différentes notions du français.
(9.1)
Jorgé táan usùukbesik huntúul chan kitam
Jorgé apprivoise un jeune sanglier
(9.2)
le’ ba’alch’e’o’ob, sùuka’an uhanal ich kòol
les animaux sont habitués à [venir] manger dans le champ
(9.3)
sùuk umáan yáalam k’áax
il est habitué à déambuler sous la forêt
(9.4)
tèene’ waye’ kinsùuk intàal ts’òon
moi, c’est ici que j’ai l’habitude de venir chasser [annexe 01-l.154]
(9.5)
tene’ ts’o’ok insùuktal waye’
as for me, I have already adjusted to this place [tiré de Bricker & al. 1998 : 250]
je me suis habitué à vivre ici [=je suis bien ici]
345
(9.6)
sùukbesa’an le’ ch’upalo’, bòora’ ma’ sahak ut’ankech
la jeune fille s’est habituée [litt : a été habituée] à toi, maintenant elle n’a plus peur de te parler
La racine sùuk est utilisée pour faire référence aux processus de domestication ou
d’apprivoisement comme c’est le cas dans l’exemple 9.1. L’exemple suivant (9.2), implique
toujours les animaux mais le sens n’est plus exactement celui de la domestication, sinon celui de
l’« habitude/habituation ». On peut dire des animaux dans l’exemple 9.2 qu’ils sont sùuka’ano’ob,
« habitués » à venir manger les produits du champ car il le font régulièrement et sans trop de
crainte. Les exemples 9.3 et 9.4 impliquent les hommes et on peut dire de quelqu’un qu’il est sùuk,
« habitué » à déambuler sous la forêt, ce qui signifie qu’il connaît bien le milieu à force de s’y
rendre. C’est le cas de Jorgé qui, dans son discours, insiste même sur le fait qu’il « s’habitue » à
venir chasser dans un endroit particulier de l’espace forestier (ceci transparaît à travers l’emploi de
sùuk comme racine verbale). Dans l’exemple 9.5, c’est le sens de « trouver sa place dans un
milieu » qui est sous-tendu. C’est du moins ainsi que Bricker& al. (1998 : 250) analysent l’emploi
de sùuk avec le suffixe inchoatif –tal. Enfin, l’exemple 9.6 est intéressant car il montre l’implication
des émotions, dans la mesure où la jeune fille n’a plus peur, mais souligne aussi que le processus
d’habituation peut être, comme dans le cas de la domestication/apprivoisement, une action d’une
entité sur une autre. C’est le cas des hommes vers les animaux mais aussi d’un homme vers un autre
homme (ou une femme). Il semble également que les hommes peuvent habituer les entités
surnaturelles, notamment en les nourrissant (à la manière des animaux sauvages qu’on nourri pour
les faire venir régulièrement dans un endroit). Dans tous les cas, l’habituation implique un
processus répétitif et progressif où les changements se font peu à peu.
Les exemples 9.2 à 9.5 indiquent également que l’habituation est aussi liée à l’espace. En
effet, pour les Mayas (comme le montre particulièrement l’exemple 9.5), l’individu peut et doit
s’habituer à un endroit particulier. Evidemment, ce n’est pas uniquement l’espace en lui-même qui
est en jeu mais également les entités qui le peuplent et les relations sociales engendrées par un
contexte spatial déterminé.
Les ethnothéories parentales mayas yucatèques, largement étudiées par Gaskins qui
s’intéresse particulièrement aux jeux symboliques des enfants et aux rôles culturels, présentent aussi
le développement des enfants comme un phénomène progressif de changement continu dans les
capacités et les connaissances des enfants. D’où l’utilisation du progressif linguistiquement pour
décrire ces phases (táan uhóok’ol ut’an, « il commence à parler [litt. sa parole est en train de
sortir] », táan ukanik pak’ach, « elle apprend à faire des tortillas », etc). L’emploi contrastif du
terminatif indique que les capacités sont considérées comme étant complètement acquises ou
maîtrisées : ts’o’ok uhóok’(o)l ut’an, « il parle couramment [litt : sa parole a fini de sortir] » ts’o’ok
ukanik pak’ach, bòora uyòohel, « elle a terminé d’apprendre à faire des tortillas, maintenant elle
sait ». Chaque nouvelle compétence est apprise « petit à petit » (Gaskins 1996 : 355).
L’apprentissage est un phénomène essentiellement adaptatif qui demande à l’apprenant de
déterminer, avant même le savoir qui est en jeu, les relations sociales et les formes culturelles
d’interactions qui s’appliquent dans le contexte d’apprentissage. Ces formes de relations sociales et
de pouvoir sont ce que Lave & Wenger (1991) considèrent comme des « communautés de
pratiques ». Ces dernières sont définies par les auteurs comme « a set of relations among persons,
activity, and word, over time and in relation with other tangential and overlapping communities of
practice » (p. 98). Plus un apprenant s’implique dans la communauté de pratique, plus il a tendance
à devenir un participant complet (full participant) dans une activité spécifique. La forme la plus
éloignée de la participation complète est ce que Lave & Wenger nomment la participation légitime
périphérique (Legitimate Peripheral Participation). Loin de sous-estimer des phénomènes
longtemps peu définis et finalement peu étudiés, comme l’observation et l’imitation, les deux
auteurs les considèrent comme faisant partie intégrante de la participation. En effet, Lave & Wenger
346
considèrent que la participation périphérique est bien plus qu’un simple « poste d’observation »
passif :
It crucially involves participation as a way of learning – of both absorbing and being absorbed in –
the “culture of practice.” An extended period of legitimate peripherality provides learners with
opportunities to make the culture of practice theirs. From a broadly peripheral perspective,
apprentices gradually assemble a general idea of what constitutes the practice of the community.
This uneven sketch of the enterprise (available if there is legitimate access) might include who is
involved; what they do; what everyday life is like; how masters talk, walk, work and generally
conduct their lives; how people who are not part of the community of practice interact with it; what
other learners are doing; and what learners need to learn to become full practitioners. It includes an
increasing understanding of how, when, and about what old-timers collaborate, collude, and collide,
and what they enjoy, dislike, respect, and admire. In particular, it offers exemplars (which are
grounds and motivation for learning activity), including masters, finished products, and more
advanced apprentices in the process of becoming full practitioners (Lave & Wenger 1991 : 95).
Ainsi, même lorsqu’un enfant est un observateur, apparemment passif, d’une activité, il
apprend à devenir un membre de cette communauté de pratique car cette expérience permet de lui
rendre le contexte d’apprentissage plus transparent, facilitant sa future participation comme membre
plus complet. L’observation de « maîtres » (masters), qui sont ou bien des personnes référents
comme la mère, le père ou les autres membres de la famille ou bien des experts (tel que le chamane
pour le domaine du savoir rituel), est déterminante. Selon Gaskins, les enfants passent une grande
partie de leur temps à observer les activités des adultes et des objets : plus de 25 % de leur temps
pour les enfants de 0 à 2 ans, autour de 15 % pour les enfants de 3 à 8 ans et autour de 10 % de 11 à
17 ans (2000 : 382). L’observation est capitale, non seulement pour comprendre les techniques et
les habitudes de travail, mais aussi les relations et les émotions impliquées dans une activité et donc
dans un contexte mais aussi un espace. Les changements de comportements notamment sont des
indicateurs pertinents du changement de contexte et donc, des modifications des relations sociales et
des interactions impliquées. Ceci est particulièrement vrai lorsque différentes activités se déroulent
dans un même espace. Nous analyserons plus en détail divers contextes spatiaux, mais, afin
d’éclairer dès maintenant notre propos, nous prendrons deux exemples de l’importance de
l’observation et de la participation périphérique pour la compréhension du contexte spatial et des
interrelations qu’il implique. Lorsqu’un enfant, un jeune garçon (autour de 5 ou 6 ans), commence à
accompagner son père au champ, même s’il reste assis dans un coin, il observera, en plus des
activités pratiquées, des changements de comportement chez son père. Il notera d’abord sa grande
attention aux dangers potentiels de l’espace forestier. Il incitera en effet son fils à se tenir à un
endroit particulier et à ne pas aller n’importe où du fait des dangers liés aux animaux (tels que les
serpents par exemple) mais aussi aux esprits gardiens (qui peuvent enlever les enfants, voire annexe
6). Pour ces diverses raisons, les enfants doivent toujours être à portée de vue. Plus tard, lorsque le
jeune garçon sera plus grand, il notera aussi des variations dans le discours des hommes lorsqu’ils
se retrouvent dans l’espace forestier, beaucoup plus libre sur certains sujets qu’en contexte
domestique où sont présents les femmes et les enfants. Dans ce dernier exemple, le changement de
contexte spatial implique aussi un changement d’espace (du village à l’espace forestier), mais il
arrive que la modification du contexte spatial se réalise dans un espace unique. C’est le cas, déjà
étudié plus haut, de l’espace rituel domestique où la maison, lieu d’activité commune telle que la
vannerie par exemple, peut devenir en quelques minutes, un espace rituel impliquant alors des
relations différentes entre les participants humains et non humains, qui deviennent aussi
spatialement contraignantes (notamment avec l’interdiction faite aux enfants de ne pas traverser le
chemin des âmes des morts) (voir chapitre 6-2.5.3.1). Ainsi, l’observation de ces simples
changements comportementaux et émotionnels font de l’enfant un participant périphérique et non
simple observateur passif. Les parents attendent d’ailleurs des enfants qu’ils prennent conscience de
ces changements et considèrent que le rôle des jeunes doit être celui d’observateur actif.
347
L’habituation est conçue, par les Mayas, comme une forme de participation très progressive
qui commence dès le plus jeune âge. Mais on considère aussi que les enfants sont des êtres
autonomes avec une personnalité et une individualité propre. Gaskins indique :
development is seen not only as gradual and continuous but also as largely natural and automatic.
In terms of many characteristics, including intelligence, talent, and disposition, children are thought
to be influenced almost completely by innate forces that are beyond both their own and their
parent’s ability to change or control (1996 : 355).
Contrairement à l’éducation occidentale en général, et française particulièrement, où l’enfant
peut et doit être éduqué (où les parents ont pour fonction de définir, pour une large part, le
comportement de leur enfant), les parents yucatèques considèrent que les enfants doivent être
« amadoués ». D’où leur propension à ne jamais forcer les enfants ou les contraindre trop
ouvertement. D’où aussi leur large utilisation de certaines méthodes indirectes (comme le mensonge
par exemple) pour tromper les enfants afin qu’ils agissent de manière convenable ou appropriée.
Ceci vient également du fait que, dans l’ethnothéorie parentale, les jeunes enfants (avant 6-7 ans) ne
sont pas tenus responsables de leurs actes car ils n’ont pas suffisamment de compréhension (na’at).
Ce sont leurs aînés qui sont en général responsables des actions de leurs cadets (Gaskins & Lucy
1987).
Nous ne développerons pas ici plus avant le concept d’habituation car nous le retrouverons
dans les parties suivantes en l’exemplifiant et en l’approfondissant à chaque fois. Nous étudierons
particulièrement sa relation à l’espace et aux émotions. Voyons à présent les étapes du
développement des enfants et comment ils découvrent progressivement les espaces.
2
Les étapes du développement et la découverte de l’espace maya
Il semble que les enfants mayas yucatèques, au fur et à mesure de leur développement,
découvrent les espaces de façon concentrique à partir de l’espace domestique vers l’extérieur. Cette
ouverture correspond aussi, dans une certaine mesure, à la qualité des espaces en jeu : du plus sûr
vers le potentiellement dangereux. Mais ce schéma concentrique en fonction de l’âge n’est pas aussi
strict qu’il n’y paraît et plusieurs paramètres sont à considérer. D’abord, le sexe des individus : les
jeunes garçons ont des parcours différents des filles à partir d’un certain âge. Les liens familiaux
sont également importants car les déplacements des enfants dans le village seront très liés à
l’emplacement de la maison de leurs proches (les grands-parents notamment). Le réseau familial
importe aussi et le nombre de frères et sœurs, d’oncles et de tantes, ainsi que la place de l’enfant
dans la fratrie seront déterminants dans les déplacements et la reconnaissance de divers espaces.
Pour l’étude de la découverte des espaces en fonction de l’âge, nous considèrerons divers
stades. Ils sont inspirés du travail de Gaskins (1996) construit sur l’étude du discours des parents
yucatèques. Selon l’auteur, les parents ne reconnaissent pas de stades formels de développements
mais s’accordent sur l’existence de quelques étapes visibles de développement chez leurs enfants (le
fait qu’ils rampent ou qu’ils marchent par exemple). Si la classification de Gaskins vise à l’étude de
la compréhension de l’enfant telle qu’elle est perçue par les parents, nous nous intéresserons pour
notre part à l’étude des espaces explorés en fonction de stades de développements. Cette analyse ne
se fera pas uniquement à partir du discours parental mais nous intégrerons des observations
ethnographiques réalisées dans différentes familles. Du fait de notre expérience de terrain limitée
(trois ans uniquement) et fractionnée, nous n’avons pas conduit d’observations longitudinales avec
un seul enfant sur le long terme. Mais il semble que, jusqu’à maintenant, les habitudes de
déplacements des jeunes yucatèques soient relativement similaires à ce qu’elles étaient il y a
quelques années. Nous invitons par ailleurs le lecteur à se référer, à titre de comparaison et pour
plus de détails, à l’ethnographie de Villa-Rojas (1987).
348
Afin d’étudier la découverte des espaces par les enfants jusqu’à l’âge adulte, nous
déterminerons dix stades : de la naissance à l’après-vie.
2.1
Les nouveaux nés (nèene’)
Les nouveaux nés, very young babies pour Gaskins (1996), sont qualifiés en maya de nèene’
(emprunt à l’espagnol) ou bien de ho’olobèen pàal (litt. : « né d’hier ») lorsqu’ils n’ont encore que
quelques jours. Ils restent en général uniquement dans la maison pendant les premières semaines de
vie, parfois sans jamais sortir. Lorsqu’on demande aux femmes où elles emmènent leur jeune enfant
pendant cette période, la réponse typique est mix tu’ux « nulle part ».
Traditionnellement les femmes mayas accouchent dans leur hamac, sur une chaise ou bien à
genoux sur une natte au sol (Jordan 1989 ; Villa Rojas 1987). Certaines femmes continuent de
mettre au monde des enfants de cette manière aujourd’hui encore. Il semble, selon les personnes
interrogées, que l’orientation de la femme, lorsqu’elle accouche, n’a pas d’importance. Pour la mise
au monde du nourrisson, on fait en général appel à une sage-femme. Mais sont aussi présentes
généralement les grands-mères de l’enfant (umàadin), faisant parfois office de sage-femme, ainsi
que d’autres femmes qui comptent parmi les familiers. Le père est lui aussi souvent présent, même
s’il arrive que celui-ci ne désire pas assister à l’accouchement. Traditionnellement, il accompagne la
mère, l’aidant à soutenir certaines positions, notamment lorsque la femme accouche accroupie
(Jordan 1989 ; Valentina Vapnarsky, communication personnelle). Lorsque le bébé est mis au
monde, il est lavé et la maman lui donne sa première tétée puis on l’emmaillote dans un linge et on
le couche dans un hamac où il se reposera aux côtés de sa mère. En principe, il est très rare que des
personnes qui ne vivent pas dans l’unité d’habitation familiale, y compris les familiers, viennent
rendre visite à l’enfant. Généralement, même les frères ou les sœurs ne rendent visite à la mère du
bébé que plusieurs jours ou semaines après la naissance. Pendant au moins cinq jours, la mère et
son enfant ne sortent pas du tout de la maison et son mari ou sa belle famille sont là pour subvenir à
ses besoins. L’enfant restera uniquement dans le hamac ou dans les bras de sa mère, de son père ou
parfois d’autres membres de la famille. Les femmes conviennent que ce n’est qu’au bout de deux
semaines qu’il est possible de s’aventurer en dehors du contexte domestique. S’il n’arrive rien à
l’enfant, on ne l’emmène ni chez le docteur, ni chez le chamane. Dans le cas contraire, on choisira
l’un ou l’autre en fonction des symptômes de l’enfant.
Toutefois, la forme et les principes de l’accouchement traditionnel tendent à s’effacer devant
la poussée de l’occidentalisation et l’accouchement à l’hôpital devient la norme. La politique
gouvernementale d’information qui a réussi à convaincre un grand nombre de femmes que l’hôpital
est plus sûr et la baisse toujours croissante du nombre de sages-femmes traditionnelles sont les
facteurs principaux de ce changement. Lorsqu’elles sont presque arrivées à terme, les mères sont
emmenées à Kàariyo (Felipe Carrillo Puerto) ou bien, si elles en ont les moyens ou en cas de
problèmes plus graves, à Chétumal (capital de l’état du Quintana Roo). Les médecins, souvent peu
scrupuleux, plutôt que d’attendre quelques jours au-delà de la date fixée pour l’accouchement,
réalisent des césariennes. Cette pratique, souvent non justifiée médicalement133, prend aujourd’hui
des proportions inquiétantes. En effet, la majorité des femmes que nous avons interrogées qui ont
récemment accouchées à l’hôpital (4 sur 5 de mars 2004 à janvier 2006) ont toutes été xotbil,
« opérée » (littéralement : « coupée »). Certaines nous ont avouées qu’elles l’ont été pour chacun de
leur enfant né en contexte hospitalier. Non seulement l’opération peut entraîner des complications
après l’accouchement (comme une mauvaise cicatrisation et des infections) mais a pour effet de
rendre les femmes complètement inactives de six mois à un an, devenant alors un poids pour leurs
proches. Lors de la délivrance (avec ou sans opération), la femme accouche allongée dans un lit et
se retrouve souvent seule avec des médecins qui ne parlent pas maya. L’absence de familiers et du
133
Il semble que les médecins choisissent de provoquer les naissances plutôt que d’attendre quelques jours la délivrance
naturelle de l’enfant, apparemment pour des raisons économiques (liées à la place dans les hôpitaux) et cela sans qu’il y
ait de problème ou de retard importants.
349
père qui ne sont pas autorisés à être présents, rend cette expérience encore plus traumatisante pour
la mère. L’accouchement à l’hôpital change également le rapport à l’espace et ce n’est qu’au bout
de un ou deux jours que le nourrisson (parfois séparé de sa mère) est ramené chez lui. Par la suite,
des visites de contrôle sont effectuées et le bébé est emporté en ville, avec à chaque fois beaucoup
de précautions (notamment contre le mauvais œil). L’accouchement à l’hôpital met fin au
cloisonnement traditionnel de la mère et de l’enfant, qui était auparavant considéré comme une
précaution pour la santé de l’enfant (à l’égard des risques de mauvais vents par exemple) au profit
d’une autre forme de sécurité proposée par la médicalisation en centre hospitalier.
Dès la naissance, l’enfant maya yucatèque est en relation directe et physique à l’espace,
notamment à travers ses appartenances et plus particulièrement avec le placenta (utàabil tùuch) et le
nombril (tùuch). La placenta est considéré comme le compagnon du bébé (unùup) (Jordan 1989) et
il est qualifié généralement de utàabil tùuch, littéralement « le cordon du nombril ». Après
l’accouchement, il est de coutume que le père de l’enfant aille le brûler dans la forêt. Les femmes et
les hommes interrogés ne donnent pas de raison précise à cette pratique mais il semble qu’une des
raisons soit de permettre une meilleure cicatrisation du nombril. Nous inférons cette hypothèse (à
laquelle conviennent DC et quelques autres hommes interrogés) suite à l’observation que nous
avons faite d’une pratique quasiment similaire dans le processus de castration des cochons. Lorsque
F. vient de retirer les gonades des cochons mâles pour qu’ils grossissent plus rapidement, sa mère se
charge de brûler les organes dans un coin du sòolar. Elle m’explique que cela permet de faciliter la
cicatrisation des coupures réalisées sur l’animal. Elle souligne que si les gonades étaient mangées
par des chiens par exemple ou juste jetées dans la forêt, il est plus que certain que le cochon
développerait une infection et mourrait. Il semble qu’il en aille de même pour les enfants entre le
placenta et le nombril. Villa-Rojas concernant cette pratique se contente de citer la réponse
suivante : « para que le vean los niños », sans autre explication (1987 : 405).
Le bout du cordon ombilical (lui aussi nommé tùuch, « nombril ») reçoit un traitement
spécial jusqu’à ce qu’il tombe. Les femmes mayas le chauffent (tok-ik) avec une préparation à base
d’ail (’àaho’) et/ou de ruda (rùuda), parfois mixé(s) à d’autres herbes. Le plus souvent, cette
préparation est achetée chez un yèerbatero, un type de chamane spécialiste des herbes médicinales.
On place les herbes dans un petit linge que l’on chauffe avec des braises et on tapote doucement le
nombril de l’enfant. Cette opération est répétée quotidiennement. Les parents portent une grande
attention à ce que le nombril ne s’infecte ou ne saigne pas. Les mauvais vents et particulièrement le
mauvais œil sont considérés comme une des causes courantes de ces maux. Un père qui revient des
champs ou une femme enceinte qui regarderait le nourrisson lui donnerait le mauvais œil et le
nombril se mettrait à saigner, pouvant entraîner jusqu’à la mort de l’enfant. On porte donc une
grande attention à la fin de la première semaine de vie, à la tombée du tùuch. Celui-ci devra être,
selon plusieurs informateurs, planté dans un espace précis car ce lieu influencera la destinée de
l’individu. On dit que le nombril doit être placé loin en forêt afin que l’enfant ne soit pas effrayé de
sortir en forêt ou la nuit. A. me dit qu’il convient de l’enterrer au pied d’un arbre et de faire une
marque sur celui-ci pour que, une fois la personne décédée, son âme puisse le récupérer sans
problème avec ses autres appartenances134. Si une mère ou un père décidait d’enterrer le nombril
dans la cour de l’unité d’habitation domestique, cela aurait pour conséquence, dit-on, de rendre
l’enfant peureux et il ne voudrait jamais sortir la nuit. Une institutrice maya yucatèque qui vit à
Carrillo Puerto nous raconte que sa mère avait enterré son nombril dans la cour de l’école et c’est la
raison pour laquelle elle fait aujourd’hui ce métier. Selon elle, la perte du nombril de ses deux sœurs
explique pour une large part le fait qu’elles aient arrêté leurs études mais aussi l’instabilité de leur
vie. Elle a demandé qu’on aille jeter le bout du nombril de son fils dans une lagune de la côte
134
De même, les cheveux coupés doivent être placés à un endroit précis, le plus souvent dans le muret du sòolar, pour
les mêmes raisons.
350
caraïbe pour que celui-ci n’ait pas peur de l’eau. Elle me raconte que depuis il adore l’eau et n’est
jamais malade, même lorsqu’il sort jouer sous la pluie, au grand étonnement de sa famille maya135.
Sous le hamac du jeune enfant, sont toujours placés différents prophylactiques : une vieille
machette, une demie calebasse posée à l’envers, des racines de tank’as che’, une chaussure. La
combinaison des ces éléments est un kòontra ’ìik’, un prophylactique contre les mauvais vents qui
se meuvent par eux-mêmes mais aussi ceux transportés par certains oiseaux qui crient la nuit (non
identifiés) qui, lorsqu’ils volent au dessus du hamac de l’enfant la nuit peuvent lui envoyer des
mauvais vents, souvent mortels. On aménage lors de cette période une des absides de la maison en
la séparant visuellement du reste de la maison par un drap. Ceci permet d’accueillir des visiteurs
extérieurs sans risque qu’ils voient le bébé immédiatement en rentrant et ne lui transmettent des
mauvais vents qu’ils ramèneraient de l’extérieur. Lorsqu’un étranger rend visite à une femme qui a
un nourrisson, on le fait attendre en général une demi-heure (en discutant et souvent en lui offrant à
manger pour qu’il n’ait pas faim, une facteur qui engendre des mauvais vents) avant qu’il ne puisse
voir le bébé, le temps que les mauvais vents qu’il était susceptible de porter en entrant se dissipent.
Les jeunes enfants, jusqu’à ce qu’ils aient plusieurs années ne dorment jamais seuls et sont placés
dans le même hamac que leur père ou leur mère.
2.2
Les très jeunes enfants (mehen pàalalo’ob)
Après quelques mois les enfants sont capables de se tenir assis et sont, selon Gaskins
nommés lap babies (« les enfants que l’on prend sur les genoux »). Les Mayas ne donnent pas de
terme défini pour cette période nommant les enfants mehen pàalalo’ob (litt. « les petits enfants »)
en opposition aux nourrissons (nèene’). Les jeunes enfants sont au début toujours pris dans les bras
ou déposés dans le hamac, puis au fur et à mesure qu’ils grandissent, commencent à être posés au
sol. Avec ce changement, on constate aussi une évolution dans les déplacements et les précautions
prises vis-à-vis des maladies. Plus l’enfant grandit plus il devient résistant et donc moins sujet au
mauvais œil notamment. Si l’on prenait soin de séparer visuellement les enfants des autres
personnes qui évoluaient dans le même espace, on se contente maintenant de leur passer la tête à
l’alcool lors des sorties. Dans le cas de conditions spéciales, notamment s’il y a des hommes saouls,
des précautions supplémentaires seront prises car les enfants restent encore sujets au mauvais œil136.
C’est souvent après quelques mois que l’enfant se voit attribué un prénom. L’enregistrement légal
des enfants sur les registres civils impose aux parents de trouver un nom à leur enfant. Toutefois, ce
nom administratif, est généralement remplacé par un diminutif ou un surnom. Notons que chez les
Lacandons, les parents attendent plusieurs années avant de donner un nom à leurs enfants,
seulement dénommés ’och (« opossum »). Les orphelins dont les parents sont morts avant de
baptiser l’enfant gardent ce nom toute leur vie (Boremanse 1998, Milan Kováč, communication
personnelle). Le choix du nom ou du surnom est lié à différents critères, essentiellement la
personnalité de l’enfant, qui est dite se révèler au fur et à mesure de son développement, mais aussi
des évènements personnels ou anecdotiques dans la vie de l’individu (Vapnarsky, communication
personnelle).
Les enfants plus grands sont maintenant transportés à l’extérieur. Le mode de transport est
un indicateur d’un changement majeur dans la vie de l’enfant en tant que membre du groupe
culturel. En effet, avant le rituel de passage héets méek’, on ne porte jamais les enfants sur la
hanche. Durant cette cérémonie, le parrain ou la marraine ouvre les jambes de l’enfant, en le
135
Villa-Rojas, citant Pardal (1937 : 259), signale que les Aztèques avaient pour habitude d’enterrer le placenta des
jeunes garçons sur les champs de bataille pour leur donner le goût de la guerre et ceux des jeunes filles auprès du foyer
pour qu’elle apprécie leur maison et qu’elles aient le goût de s’en occuper (1987 : 405).
136
Par exemple, il est possible de frotter la tête de l’enfant avec de l’alcool, de lui placer un collier avec une croix
autour du cou ou de placer contre son corps une amulette contenant un petit citron et de l’ail (on dit que le citron
absorbera le mauvais éventuel).
351
prenant sur sa hanche, ce mode de portage nommé héets méek’ sera ensuite le plus fréquemment
utilisé et est caractéristique des Mayas Yucatèques. Ce rituel s’effectue en principe à trois mois pour
les filles et quatre pour les garçons. Bien que certaines femmes interrogées en ignore la raison,
d’autres informateurs nous ont confirmé que ces chiffres ont directement à voir avec l’espace de vie
du futur individu. Les filles, de par la forte répartition des tâches en fonction des genres, sont de fait
liées à l’espace domestique et plus particulièrement au foyer obligatoirement composé de trois
pierres. Les hommes quant à eux, évoluent traditionnellement dans l’espace du champ définit
canoniquement par ses quatre angles. Toutefois, si ces raisons semblent relativement superficielles
et simplistes (notamment dans la mesure où l’espace domestique est aussi composé de quatre angles
et que le champ est en réalité composé de quatre angles plus un cinquième point représenté par le
centre), elles sont cohérentes avec le principe de ce rite de passage qui a pour objectif de faire de ce
nouvel être qui vient de venir au monde, un individu culturel. Pour des raisons pratiques ou
financières (cette cérémonie implique plusieurs participants et est couplée avec le baptême
catholique réalisé à l’église), il se peut que la cérémonie n’ait pas lieu à la période précise de trois
ou quatre mois. On considère alors qu’il faut attendre six mois pour les fille et huit mois pour les
garçons, soit le nombre normal multiplié par deux. Villa Rojas définit ainsi le but de cette
cérémonie :
El hetzmek tiene por objeto dotar al niño de las facultades mentales y físicas que requieren todos los
miembros útiles de la comunidad; los medios para lograr este propósito se limitan a simples actos
que simbolizan la facultad que se quiere despertar (1987 : 413).
Nous ne décrirons pas ici précisément le déroulement de ce rite que nous n’avons pas eu
l’occasion d’observer dans le village, le lecteur pouvant se référer à l’ouvrage de Villa Rojas pour
une description détaillée (1987 : 412-415).
Même si les Mayas conviennent que les enfants à cet âge commencent à développer
certaines capacités intellectuelles, ils ne les considèrent pas comme des interlocuteurs à part entière
et ne cherchent pas à les solliciter intellectuellement (par exemple en posant des questions ou des
problèmes de façon ludique pour augmenter les connaissances de l’enfant). On constate que
l’espace de l’enfant s’étend maintenant à l’extérieur, même si les sorties sont brèves et encore
relativement rares.
2.3
Les bébés « trotteurs » (hùuk’il pàal)
Les mères laissent les enfants maintenant déambuler à quatre pattes (hùuk’ila’ankil) dans la
maison (uniquement si le sol est en ciment) et avec les nouvelles possibilités de déplacements
viennent également des nouveaux dangers. Le plus notable est le foyer placé à même le sol dans la
cuisine. W. me raconte que sa petite fille (M, 1 ; 5) a récemment saisi le comal (plaque posée sur le
feu pour cuire les aliments) et s’est brûlée fortement la main. Des précautions sont aussi prises pour
respecter l’équilibre entre le « chaud » et le « froid », un concept fondamental de la constitution de
la personne dans les cultures mésoaméricaines (qui s’exprime aussi dans les règles de
consommation des aliments). On fait attention par exemple à ne pas déposer des enfants sur un sol
trop froid ou bien près d’une source de chaleur (tel que le foyer). On ne les autorise pas plus à sortir
lorsqu’il pleut ou si le temps est nuageux, notamment si leur énergie vitale est considérée comme
chaude (chokoh uyóol). Gaskins nomme les enfants à ce stade de leur développement scooter
babies.
Les enfants, lorsqu’ils sont posés à terre sont sans cesse le fruit d’une grande attention et ils
sont toujours sous la surveillance de leur mère ou de leurs aînés qui s’occupent d’eux dès l’âge de
trois ou quatre ans. Nous avons remarqué que c’est très souvent l’aîné direct qui s’occupe de son
cadet. Ainsi, une jeune fille de deux ans et demi mettait un point d’honneur à porter, transporter et
s’occuper de sa jeune sœur d’à peine une année, cela alors qu’elle-même a trois aînés.
352
2.4
Les bébés qui marchent (xi’ximbal pàal)
Entre un an et deux ans les enfants commencent à se lever et à faire leurs premiers pas.
Gaskins les nomme upright babies. On prend alors encore plus de précautions car les possibilités de
déplacements augmentent, même s’ils restent encore limités à la maison et au sòolar. On ferme par
exemple les issues de la maison et on ne laisse jamais les enfants sans surveillance. Un des
nouveaux dangers est la chute des enfants, bien que les mères tentent de l’empêcher, elles ne sont
pas affolées lorsqu’un tel évènement survient. A présent, les enfants sont sortis, durant la journée au
moins, sans autres précautions relatives au mauvais œil notamment, car on les considère
suffisamment résistants. Les mères, lorsqu’elles vont au moulin pour moudre le maïs emportent leur
enfant avec elle et le présente ainsi aux autres habitants du village.
Même si la maison reste le lieu le plus sûr de l’espace de vie de l’enfant, il comporte tout de
même certains dangers. J. me raconte qu’elle surveille de près son unique fille de deux ans
lorsqu’elle déambule dans la maison. Elle se méfie surtout des coins sombres où peuvent se cacher
toutes sortes d’animaux dangereux tels que des scorpions (nombreux dans les maisons mayas) ou
des serpents. L’enfant, même à cet âge, est contraint dans ses déplacements car il doit être toujours
sous surveillance de sa mère ou ses aînés en raisons des risques liés à certains espaces mais aussi
pour des raisons plus prosaïques. Lorsqu’en fin d’après midi, l’on vient de donner le bain aux
enfants, la plupart des parents ne les reposent pas à terre pour éviter qu’ils se salissent. Ils sont alors
portés ou déposés dans le hamac jusqu’au lendemain. Ce mode de contrôle des mouvements des
enfants est également plus satisfaisant pour les parents qui appréhendent toujours l’arrivée de la nuit
et ses multiples dangers (animaux dangereux, moindre visibilité, vents mauvais, etc).
A partir de cet âge, quand les enfants commencent à comprendre certaines parties du
discours direct qui leur est adressé, et jusqu’à ce qu’ils soient beaucoup plus grands, les mères
tentent d’effrayer les enfants par divers modes. La plupart du temps, elles font référence à un être
malveillant et polymorphe désigné chi’ichi’ (voir plus loin). La plupart du temps, le chi’ichi’ est
nommé pour éviter que les enfants ne se rendent dans un endroit particulier (où on localise) mais il
arrive qu’il soit aussi invoqué pour les empêcher de toucher à un objet, alors qualifié de chi’ichi’.
Comme dans de nombreuses cultures meso- et sud-américaines, on ne contraint pas directement les
enfants (par des injonctions directes) mais l’enfant doit, de son propre chef (ou du moins doit-il le
penser), changer son comportement. Pour cela les parents et les aînés jouent sur le registre
émotionnel, notamment en utilisant la peur. Comme dans certaines cultures du pacifique, à Samoa
(Ochs 1988 : 150-153) ou à Tahiti (Levy 1973 : 447), la peur est un moyen de faire obéir les enfants
et les parents yucatèques indiquent clairement qu’un enfant qui a peur est beaucoup plus docile.
D’où aussi l’utilisation de forme de punitions physiques qui doivent cependant être appliquées avec
parcimonie au risque, selon les parents, d’habituer les enfants à ce traitement et les rendre encore
plus ’àasah, « mutin/turbulent ». En utilisant, dès le plus âge, des êtres tel que le chi’ichi’, mais
aussi les étrangers et les non familiers comme menaces directes envers les enfants, non seulement
les parents définissent des patrons de gestion culturelle des émotions mais commencent aussi un
processus de peuplement culturel de l’espace. En effet, la présence du chi’ichi’ par exemple et la
référence aux étrangers qui peuvent emporter l’enfant avec eux « à l’extérieur », ont pour
conséquence de rendre les espaces peuplés d’êtres ambivalents, parfois méchants ou dangereux, et
ainsi de qualifier ces espaces qui peuvent varier dans leur qualité, de sûr à potentiellement
dangereux par exemple. Cette variation est liée à la distance (par rapport à un point central qui serait
le foyer) mais pas uniquement, car nous avons aussi vu que des changements de contextes spatiaux
changent la qualité d’un même espace, même si ce phénomène se produit dans une temporalité
limitée.
2.5
Les enfants qui sortent accompagnés
Vers l’âge de deux, trois ou quatre ans, les enfants qui marchent correctement, commencent
à sortir accompagnés beaucoup plus fréquemment et plus longtemps, sans autres précautions. Selon
la configuration de la famille, les enfants sortent régulièrement accompagnés de leur mère, et
353
beaucoup plus s’ils ont des aînés. Les sorties sont en général motivées par des commissions et les
mères n’hésitent pas à envoyer leurs enfants acheter des produits à la tyèenda (échoppe) proche,
voire chez un familier. Les garçons comme les filles apprécient grandement ces occasions de sorties
hors de l’unité d’habitation domestique et en profitent, ne revenant souvent qu’après une demiheure ou une heure pour une petite course parfois « urgente » et peuvent ainsi passer jusqu’à une
demi-journée dehors. La présence de l’école maternelle (kinder) pousse les plus jeunes à s’éloigner
de leur maison quotidiennement et ils sont toujours accompagnés d’un membre de leur famille, la
mère ou un aîné. En général, les enfants restent toujours dans le périmètre du sòolar, étant
maintenant moins surveillés directement, du moins visuellement, mais les mères opèrent sans arrêt
une surveillance « auditive » de leurs enfants, en écoutant leurs mouvements, les appelant à
l’occasion pour s’assurer de leur situation.
Gaskins considère ce stade comme celui où les enfants sont dits commencer à comprendre
(Beginning-to-start-understanding children) (1996 : 353) et peuvent à présent suivre les directives
qui leur sont adressées. Ils débutent aussi à prendre soin d’eux-mêmes : ils commencent à manger
seul, à s’habiller (mais pas à se coiffer), à aller dormir par eux-mêmes dans le hamac. Gaskins
mentionne qu’ils se lavent seuls, mais les entretiens réalisés avec quelques mères et plusieurs
observations réalisées à x-K’opch’en indiquent que les enfants se lavent seuls (correctement au
moins) beaucoup plus tard (vers l’âge de 6 ou 8 ans). Gaskins indique aussi qu’à ce stade, les
enfants se rendent seuls dans les endroits appropriés pour leurs besoins naturels, dans la journée au
moins. Pour les jeunes enfants, de jour comme de nuit, la zone proximale de la maison est le lieu de
défécation (voir figure chapitre 6-2.2.5). Plus tard, ils s’éloigneront pour se conformer aux
habitudes des adultes. Il est courant que les mères disent que la nuit, les enfants ne font pas leurs
besoins à l’extérieur et les enfants qui urinent sur eux la nuit ne sont pas rares, même jusqu’à un âge
avancé (7-8 ans).
On attend maintenant des enfants qu’ils soient des participants périphériques et qu’ils
commencent à s’intéresser aux activités des adultes et de leurs aînés. Les jeunes enfants ont une
forte propension à copier le comportement de leurs aînés et particulièrement leur aîné direct.
Comme nous l’avons mentionné, il semble que les enfants mayas, dans les familles où il y a
plusieurs enfants, aient tendance à se rassembler en dyade. Les parents encouragent ce
rassemblement en faisant deux enfants proches ayant moins de deux ans d’écart et attendent ensuite
deux ou trois ans pour faire un nouvel enfant. Cette dyade aîné-cadet et la reproduction des
comportements de la part du cadet apparaît fondamentale dans les processus d’apprentissage. Le
cadet doit respect à son aîné et un des moyens caractéristiques des enfants (mais aussi des parents)
de rappeler cette supériorité de l’aîné et de contrôler le comportement, de l’enfant est le k’op ho’ol
(des coups de poing fermés sur la tête). Les coups portés ne sont jamais très violents et uniquement
destinés à calmer ou à punir les enfants. Les plus jeunes reproduisent, souvent sans en comprendre
le but ou la signification, tous les comportements, déplacements et travaux effectués par leurs aînés,
ceux-ci devenant des guides dans l’étayage de l’apprentissage. Il n’est pas rare de voir un aîné rire
aux éclats et son cadet se forcer à rire tout en ignorant la raison, un cadet se mettre à courir et le
plus jeune l’imiter, etc. Il en va de même pour les tâches quotidiennes, reproduites ou
complémentaires à celles des adultes, les jeux spécialement conçus pour les enfants étant rares,
voire inexistants. L’aîné direct a également la charge de son cadet et l’accompagne dans quasiment
tous ses déplacements. Toutefois, cette dyade est soumise à d’autres contraintes et l’aîné ne peut
assumer la responsabilité de son cadet dans tous les contextes. Par exemple, pour des sorties plus
lointaines, c’est un enfant plus grand ou un parent qui emmènera le benjamin. Les rassemblements
se font aussi en fonction des affinités qui existent entre frères et soeurs.
Les enfants, dans la mesure où ils peuvent sortir sans plus de protections car ils ne sont plus
considérés comme des bébés maintenant, sont aussi instrumentalisés pour les sorties. Les femmes
ou les jeunes filles les prennent comme alibi, mais surtout comme protection, lorsqu’elles
souhaitent sortir dans la journée dans le village et se rendre chez une amie par exemple. La présence
d’un enfant interdit la possibilité de rapports sexuels ou d’agression et représente une garantie non
seulement pour la femme, mais aussi pour ses parents dans le cas des jeunes filles qui sortent avec
leur frère ou leur sœur, mais aussi avec leur neveu ou leur nièce. Les jeunes enfants, qui n’ont pas
354
encore conscience des règles sociales ont ainsi une grande liberté de mouvement, souvent mise à
profit par leurs aînés ou parents, dans la mesure où ils peuvent traverser les frontières sociales sans
encourir de réprimandes trop sévères (les habitants s’en excusent en disant qu’un enfant ne sait pas
ce qu’il fait). Les jeunes sont donc parfois des émissaires pour porter des messages ou annoncer la
présence de leurs parents sans que ceux-ci soient dans l’obligation de se justifier ou d’annoncer leur
arrivée.
2.6
Les enfants qui sortent seuls
Vers l’âge de cinq ou six ans, selon l’environnement familial (s’il y a beaucoup ou pas du
tout d’aînés), on commence à envoyer les enfants faire de petites courses seuls (tusbelta’al pàal).
C’est également à partir de cet âge que les enfants deviennent productifs et commencent à aider
leurs parents dans les travaux quotidiens. Ils y sont invités et jamais forcés, ils font ce qu’ils
peuvent et autant qu’ils le veulent. Par exemple, lorsque S., son mari et ses enfants pèlent les lianes
qui viennent d’être bouillies, elle incite vivement son fils W. (6 ans) à les aider. Celui-ci d’abord
réticent n’en fera rien, puis au bout de quelques temps, pèlera une ou deux lianes jusqu’à ce qu’il se
fatigue et délaisse l’activité.
C’est aussi à partir de cet âge qu’on note une différenciation dans les activités, les habitudes
et les déplacements en fonction du sexe. La scolarisation et la demi-journée passée à l’école
renforcent également ce phénomène où les enfants, souvent séparés de leur frère ou sœur, ont
tendance à se regrouper par affinités plutôt qu’en fonction de la proximité spatial (voisinage) ou
selon des réseaux familiaux (même si ceux-ci sont très prégnant dans les relations entre pairs). A ce
stade du développement, les garçons ont tendance à sortir plus et plus facilement que les filles. Ces
dernières ne sortent que très rarement seules. Le trajet pour se rendre et revenir de l’école peut
toutefois se faire non accompagné, même si on encourage les enfants à rentrer ensemble lorsque
aucun aîné ou parents ne peut se rendre disponible.
On commence à emmener les enfants hors du village (entendu comme espace socialisé) et
c’est l’époque des premières sorties en forêt et des premières visites aux champs. Si les garçons sont
plus favorisés pour ces sorties, les jeunes filles y sont aussi amenées. Ce n’est qu’à l’âge de six ans
que W., le fils de S., accompagne pour la première ses parents et sa tante dans la forêt proche du
village. On n’attend pas des enfants qu’ils aident leur aîné mais qu’ils soient des participants
observants. Il en va de même pour les travaux des champs. Les enfants ne sont jamais forcés pour
ce genre de sorties et c’est souvent à leur propre demande qu’ils accompagnent leurs parents ou
leurs aînés. La raison principale est liée au phénomène d’habituation. On considère en effet que les
enfants doivent s’habituer à observer les activités pour pouvoir ensuite les reproduire correctement,
faisant de l’observation (apparemment passive) ; une étape indispensable de l’apprentissage dans
l’ethnothéorie parentale maya. Les enfants doivent aussi s’habituer à l’environnement forestier ou
agricole qu’ils découvrent, à la façon de s’y déplacer, aux espèces qui s’y trouvent, etc. Mais ce
processus d’habituation n’est pas unilatéral et les esprits gardiens sont aussi dits devoir s’habituer à
la présence des enfants, qu’ils tolèrent uniquement. Dans le cas des jeunes garçons, qui reprendront
ensuite l’espace agricole de leur père, les esprits gardiens devront s’habituer à ces nouveaux
individus avec lesquels ils auront des relations directes dans quelques années, lorsque ceux-ci seront
des paysans adultes. Dans la mesure où les entités surnaturelles sont relativement peu tolérantes visà-vis des enfants et des femmes, les sorties en forêt ou aux champs sont brèves et rares. Notons
qu’une des occasions privilégiées pour ce genre de visite sont les grandes offrandes aux esprits
gardiens de type hanli’ kòol. Evidemment le contexte spatial rituel en forêt impose des précautions
et une configuration de l’espace particulière en fonction de l’âge des enfants mais également du
sexe (voir chapitre 7-2).
On n’autorise jamais les enfants à sortir seuls de nuit et, lorsqu’ils doivent faire une course
le soir tombé, on les incite à s’y rendre à plusieurs si les parents ne peuvent ou ne veulent pas les
accompagner. Alors que je mange un soir chez T., sa femme demande à ses trois filles les plus
355
âgées d’aller acheter du café à l’échoppe communautaire. Elle indique à sa dernière (D., 5 ans) de
rester à la maison. Lorsque j’en demande la raison, les parents me répondent que les sorties sont
dangereuses à cette heure et récemment une des filles a aperçu un x-ya’ax kàan (« un serpent vert »,
non identifié) dans le coin nord du sòolar. Pour taquiner sa jeune sœur, Ma. lui fait croire qu’elle a
vu, derrière la maison, la x-muher-lòoba137 (« la femme loup garou ») et que sa petite soeur devrait
en avoir peur. Lorsque la distance est considérée comme trop importante, ce sont les parents qui se
chargeront de la course. Quand C. et ses sœurs reviennent chez elles, alors qu’elles sont allées dans
les trois échoppes à proximité de leur maison sans y trouver ce qu’on les avaient envoyer acheter,
c’est leur père qui se rend à vélo dans une échoppe localisée à l’autre bout du village. La mère de C.
m’explique que la distance est trop importante pour que les filles (de 13 ans pour la plus grande) s’y
rendent de nuit.
Les enfants qui sortent seuls jouent aussi un rôle fondamental dans la perception de l’espace
des parents. En effet, ils sont les yeux et les oreilles de leurs parents, rapportant les évènements
observés et entendus dans d’autres espaces, notamment l’espace publique (la place du village ou le
moulin particulièrement). Les discours rapportés des enfants offrent la possibilité aux parents
d’avoir une connaissance différée des évènements qui se déroulent dans d’autres espaces sans s’y
rendre personnellement.
2.7
Les enfants comme participants entiers
Lorsqu’ils ont atteint l’âge de dix ou douze ans, on considère les enfants comme des
participants entiers. Gaskins regarde ce stade comme celui où les enfants comprennent correctement
(having-reached-understanding children) (1996 : 354). Ils peuvent, et doivent, participer aux tâches
quotidiennes qu’on leur demande d’accomplir de façon impérative et sans aide ou surveillance de la
part d’adultes ou d’aînés. Les jeunes filles doivent aider ou remplacer leur mère dans les activités
quotidiennes, notamment celles qui ont lieu dans l’espace domestique du sòolar : laver le linge
(p’o’ nòok’) ou la vaisselle (p’o’ nùukul), balayer (míis), laver le maïs (p’o’ k’u’um), l’emporter
pour être moulu (bis huch’bil), faire les tortillas (pak’ach) et préparer les aliments. Les garçons,
dans une moindre mesure s’il ont des sœurs aînées, sont aussi mis à contribution et participent à
certains travaux féminins (tel que nourrir les animaux domestiques par exemple) et masculins,
comme aller chercher du bois pour le feu dans la forêt proche. Garçons comme filles doivent
s’occuper de leur cadet (kanant pàal), même si cette activité est plus spécifiquement dédiée et
prisée par les jeunes filles, futures mères. Gaskins note une modification du contrôle parental et les
parents du même sexe que l’enfant leur porteraient une plus grande attention. Les observations que
nous avons réalisées dans les quelques familles que nous connaissons révèlent plutôt une primauté
sur le contrôle des activités et le comportements des enfants de l’un ou l’autre parent, voire des
deux, mais plutôt fonction de la personnalité des adultes. Couramment, c’est la mère qui se charge,
pour une large part de l’éducation, les pères n’étant présents qu’en début de matinée, qu’en fin
d’après-midi et une partie de la soirée (en étant parfois absents de longues périodes lorsqu’ils
sortent travailler à l’extérieur). Toutefois, malgré leur rôle quelque peu en retrait, ce sont eux qui
ont toujours le dernier mot lorsqu’il est question d’autorité.
Les jeunes filles sortent moins désormais et leur espace de liberté, comme leurs
déplacements spontanés, se voient restreints. Il est rare qu’elles sortent sans avoir un objectif ou une
raison, le plus souvent une course est un alibi suffisant. Leur espace de vie se limite de plus en plus
aux limites du sòolar alors que les garçons, quant à eux, commencent à explorer de nouveaux
espaces, d’abord dans le village, en étendant rapidement leurs déambulations à la forêt environnante
137
De l’espagnol mujer loba. Cette entité a été très médiatisée en 2004 dans toute la péninsule du Yucatán et les médias
(télévision, radio et presse) ont mentionnés toutes sortes de témoignages de personnes l’ayant aperçu et ayant constaté
les dégâts qu’elle aurait causés. Il semble que cette féminisation du loup garou tel qu’il est habituellement présenté soit
une réactualisation de la x-Tàabay, autre figure féminine de la mythologie maya qui apparaît la nuit et qu’on dit se
transformer en x-ya’ax kàan.
356
où ils pratiquent diverses activités, telles que la coupe du bois de chauffage mais aussi la chasse de
petits animaux avec un lance pierre. Cette variation dans la découverte des espaces en fonction du
sexe a probablement une incidence sur la connaissance de l’espace (espèces d’arbres, repères
spatiaux forestiers, etc.) mais apparemment pas sur les principes d’orientation, si l’on en juge par
les résultats des divers tests que nous avons menés (voir Chapitres 1 à 5).
2.8
Les jeunes adultes
Les jeunes adultes, à partir de l’âge de 15 ans (parfois avant), lorsqu’il terminent la
secundaria (l’équivalent du collège), ont le choix entre continuer les études ou bien commencer leur
vie d’adulte. Ils sont maintenant des participants complets dans toutes les activités domestiques et
agricoles et aident leurs parents comme de vrais partenaires (Gaskins 1996 : 354).
Les filles sont maintenant sexuellement matures et donc potentiellement mariables. C’est
pourquoi les parents restreignent de manière significative leurs déplacements et les laissent
rarement (voire jamais) sans surveillance. Elles participent complètement aux activités des adultes
et aident leur mère, les remplaçant parfois, dans de nombreuses activités (la cuisine, le lavage les
vêtements, la tenue de l’échoppe, etc). Dans le village de x-K’opch’en, le travail de la vannerie
offre des opportunités aux jeunes femmes (et aux jeunes hommes parfois) de gagner de l’argent en
travaillant à domicile, même si les revenus sont souvent destinés à la famille.
Les jeunes garçons, s’ils n’ont pas leur propre champ ou s’ils ne suivent pas leur père dans
les travaux agricoles, quittent le village pour aller travailler à l’extérieur, le plus souvent dans les
grands centres touristiques tels que Cancun, Playa del Carmen, Tulum, Majahual, etc. Ils sont
souvent sèekre de àalbanil (« aide de maçon ») et leur travail consiste en tâches simples mais
éprouvantes, telles que porter des sacs de ciments ou préparer le ciment. Ceux qui ont fait des
études supérieures cherchent un travail comme aide-cuisinier dans les restaurants des centres
touristiques, les plus chanceux sont serveurs. Ces activités à l’extérieur du village sont souvent
temporaires et permettent d’accumuler un pécule. Les Mayas considèrent ces travaux spéculatifs
comme le fait d’« aller gagner (de l’argent) », bin gàanar. Idéalement, l’argent rapidement
accumulé est ensuite mis à profit pour construire sa propre maison et pour se marier. Les jeunes
hommes à partir de 15 ans décident de la façon dont ils souhaitent passer leur temps et dépenser leur
argent. Lorsque les pressions familiales ne sont pas trop fortes, ils peuvent décider seuls s’ils
souhaitent se marier et avec qui.
2.9
Les jeunes parents et les adultes seuls
Lorsque les jeunes dépassent l’âge de 20 ou 25 ans, ils choisissent ou bien de se marier ou
bien de continuer à vivre en célibataire avec leur parents.
Lorsqu’un homme décide de se marier (parfois dès 15 ans) il va demander au père de la
jeune fille s’il peut « parler avec sa fille » (tsikbal yéetel u’ìiha) en sa présence. Il lui demande alors
si la jeune fille veut bien le suivre et se marier avec lui, en maya ts’o’okl ubèel, littéralement « finir
son chemin ». Après la noce, le jeune emmène donc la mariée dans sa nouvelle maison, le plus
souvent dans le sòolar de ses parents. La jeune mariée commence alors sa vie de jeune fille et de
mère car le mariage est souvent suivit d’une naissance. Lorsque les amants n’ont pas les moyens de
se marier, il arrive que la jeune fille décide (en concertation avec le jeune homme) de s’enfuir
(púuts’ul). La jeune fille choisit un moment dans la journée ou la nuit pour partir avec ses affaires,
le plus souvent contenues dans un simple sac et va s’installer chez la famille de son mari. Plus tard,
s’ils en ont les moyens, les amants se marieront, sinon ils vivront une vie identique à celle d’un
couple marié. Il en va de même pour les jeunes adultes déjà mariés et séparés qui vivent avec un
nouveau partenaire. Les Mayas se considérant comme catholiques, le divorce n’est pas
envisageable. Ils considèrent que la personne avec qui ils se sont mariés sera leur compagnon
357
éternel lorsqu’ils se retrouveront dans l’après-vie, même s’ils ont vécu avec une autre personne
ensuite.
Dans le couple, la jeune femme est maintenant en charge de son mari et doit lui préparer ses
repas, lui laver ses vêtements et s’occuper de ses enfants. Le mari a lui l’obligation de ramener du
maïs, du bois de chauffe et/ou de l’argent pour faire vivre sa famille. Le fait d’être marié ne garantit
pas la fidélité et les jeunes femmes sont très surveillées et leur sorties restreintes, même si la jeune
femme a désormais plus de liberté et sort maintenant pour aller faire moudre son maïs au moulin,
parfois pour faire des achats et visiter sa famille ou ses amies. Lorsque le couple vit dans une unité
d’habitation où sont présents également les frères, ces derniers n’adressent généralement pas la
parole à leur belle-sœur (voir Hanks 1990 pour les règles d’évitement entre les membres d’une
même unité d’habitation). Le jeune mari en revanche est complètement libre de ses mouvements et
sort parfois même hors du village pour des période plus ou moins longues (pour aller travailler ou
bien simplement se divertir, en allant par exemple à la cantina, terme qui désigne un bar pour
adulte). L’argent de la famille, et celui que gagne éventuellement la femme (avec l’artisanat) est
maintenant géré par le mari qui décide comment le dépenser (même si c’est pour se saouler). Les
femmes mariées ont un certain pouvoir dans le couple du fait de leur rôle primordial dans la
subsistance de la famille (particulièrement la préparation des repas) et semblent avoir certains
moyens de pressions sur leur mari (tel que la grève du sexe, même s’il est difficile de savoir, audelà des plaisanteries, si ce moyen est réellement employé et s’il est efficace). Toutefois, la
personnalité des individus joue un grand rôle dans l’équilibre des forces dans le couple, même si on
considère que la femme doit le respect à son mari et qu’elle doit lui être soumise.
D’autres adultes, hommes ou femmes, décident de ne pas se marier (ou personne n’est venu
les demander en mariage dans le cas des jeunes filles) et continuent à vivre avec leurs parents. Ils
participent complètement aux activités de la maison et du champ (pour les hommes). Ils ont parfois
une maison à part dans le sòolar pour les hommes ou bien continuent à vivre dans la maison de
leurs parents pour les femmes.
2.10 Les âmes des morts
La découverte des espaces ne se limite pas à la vie biologique du corps mais s’étend à
l’après-vie ou l’âme doit suivre certains parcours particuliers. La personne qui vient de décéder ne
sait pas qu’elle est morte, elle pense qu’elle continue de vivre avec ses familiers. Elle apprendra son
état lorsque sera prononcé son nom lors de la messe en son honneur. Une âme plus âgée (un
familier ou le parrain/marraine) se chargera de conduire l’âme vers l’au-delà. Pendant une période
d’un an, on dit que l’âme devra expier ses péchés. Elle devra traverser le feu de Kisin (divinité de
l’inframonde aujourd’hui assimilée à la figure du diable) grâce à l’aide de son chien, si elle en avait
un durant sa vie et qu’elle l’a bien traité. L’âme étant de très petite taille, elle se nichera alors dans
un coin de l’oreille de son chien qui sautera par-dessus le feu. Si la personne n’en possédait pas ou
si elle ne l’a pas traité convenablement, elle sera alors contrainte de traverser le feu et d’endurer les
pires souffrances. La traversée du feu ou d’un parcours difficile semé d’épines (k’i’ix) semble être
la raison pour laquelle on laisse au mort ses chaussures, afin qu’il ne s’abîme pas la plante des pieds
(utáan (u)yòok)138. Ce stade semble correspondre à une sorte du purgatoire, apparemment
obligatoire pour toutes les âmes adultes, dans la mesure où les Mayas considèrent que les hommes,
à partir du moment où ils peuvent dire des gros mots (c’est-à-dire dès que les enfants commencent à
parler), sont forcément pécheurs (k’eban).
Durant cette période, on dit aussi que l’âme doit récupérer ulu’umil uyòok, « la terre de ses
pieds ». Cela signifie que l’âme doit repasser par tous les endroits qu’elle a parcourus durant sa vie
et récupérer la terre de ses pieds mais aussi, comme nous l’avons mentionné, ses appartenances (son
nombril ou ses cheveux notamment).
138
On retrouve une vision similaire chez les Lacandons de Naha[ ?] (Milan Kováč, communication personnelle).
358
Ensuite, après cette période d’un an où l’âme sera aussi chargée d’accomplir certaines tâches
contraignantes parmi les âmes, elle reviendra tous les ans pendant deux mois (du 31 octobre ou du 1
novembre jusqu’au 25 décembre) pour être remémorée lors du culte familial effectué en son
honneur dans la maison de ses parents ou de ses enfants. Le retour régulier des âmes ne semble pas
être limité dans le temps car, même lorsque personne ne se rappelle de leurs noms, les âmes
anonymes sont incluent dans la catégorie de todos los pixàan (« toutes les âmes »).
3
Conclusion
L’habituation se révèle un concept fondamental dans l’ethnothéorie maya de l’apprentissage
car l’individu, au même titre qu’un animal sauvage, doit être apprivoisé ou domestiqué, c’est-à-dire
qu’il doit toujours agir selon sa volonté propre et sa nature et que les seuls moyens d’influer sur son
comportements sont indirects (même s’il semble qu’il existe des moyens plus directs et fortement
symboliques durant la prime enfance, comme la cérémonie du héets méek’). Une des stratégies de
limitation et de contrôle des déplacements des enfants est le peuplement de l’espace avec des entités
potentiellement dangereuses tel que le chi’ichi’. Toutefois, si les adultes s’amusent de la croyance
des enfants quant à l’existence et à leur peur du chi’ichi’, les autres entités surnaturelles qui
peuplent l’espace maya sont considérées comme bien réelles et l’enfant devra non seulement
apprendre à les connaître mais aussi les apprivoiser et à déterminer des types d’occupations des
espaces en fonction de leur présence et de leur qualité déterminée par sa propre ontologie (s’il est
un homme adulte, une femme ou un enfant).
La reconnaissance des espaces se fait pour les jeunes yucatèques de façon concentrique à
partir de la maison, espace sûr et socialisé, vers l’extérieur, espace potentiellement dangereux et
sauvage pour ce qui est en rapport à la forêt.
Dès sa naissance, l’enfant maya est attaché à l’espace. La maison est traditionnellement,
bien que cela tende à changer avec la modernisation de la société et des soins, le lieu de la naissance
et des premières semaines de vie. L’endroit où sera placé le nombril et le placenta, liera
matériellement l’enfant à l’espace et déterminera aussi, non seulement le destin de l’individu (même
après sa mort), mais également son développement physique et sa personnalité (terme entendu dans
son acception commune en français). L’espace dans lequel il évolue après la naissance est
également déterminant et il convient de le protéger notamment en fonction de la configuration des
mauvais vents.
Plus tard, avec le développement de ses capacités physiques, évoluent les potentialités de
déplacements et ce n’est que lorsque la différenciation selon le genre devient effective (à partir de
7-8 ans) que l’on constate une différenciation des possibilités de mouvements entre filles et garçons,
les premières étant plus confinées à l’espace domestique alors que les seconds ont accès à plus
d’espaces et entament un processus de socialisation avec l’espace forestier et les entités qui
l’habitent. L’organisation du réseau familial dans l’espace villageois conditionne aussi les
déplacements et, lorsque les grands-parents particulièrement, habitent l’autre bout du village, les
enfants s’y rendent régulièrement sans considérer la longueur du trajet comme démesurée, alors
qu’une échoppe située à la même distance pourra être considérée comme lointaine et sera peu
fréquentée.
Les espaces habités et parcourus durant l’existence conditionnent aussi le destin et le
parcours de l’âme dans l’après-vie. Lorsque la personne meurt elle devra, selon les Yucatèques,
repasser par tous les endroits fréquentés durant sa vie humaine et récupérer ses appartenances.
Soulignons par ailleurs que, chez les Mayas Yucatèques, tout l’espace domestique est à la
mesure des enfants. En effet, le mobilier notamment est adapté aux enfants : les tables où l’on
mange sont basses, les chaises petites ou bien adaptées à la taille des jeunes, etc. Car la vie du
village est largement fonction des enfants, sans arrêt présents et avoir des enfants (en moyenne 4 ou
359
5 par famille) est le but de tous les couples mayas pour qui chaque grossesse est considérée comme
une « bénédiction de Dieu ». Cette conception est linguistiquement exprimée car, contrairement au
français, il n’y a pas d’action dans le fait d’avoir des enfants : « une femme a des enfants »,
kuyàantal pàal ti’ huntúul ch’upal, mais on ne « fait » pas des enfants. L’importance économique
des enfants est également non négligeable (voir notamment Kramer 2005) et les garçons sont
relativement valorisés dans une fratrie car ils resteront dans l’unité d’habitation familiale
contrairement aux jeunes filles qui, une fois mariée, partiront chez leurs beaux-parents. Depuis
l’enfance jusqu’à la mort, la personne maya est entourée d’enfants.
La modernité est un facteur qui influence la reconnaissance des espaces et nous avons vu
que l’accouchement en milieu hospitalier modifie le schéma concentrique de découverte des
espaces. La scolarisation, qui impose aux enfants de se rendre une demi-journée à l’école (hormis le
samedi, le dimanche et pendant les vacances), fait évoluer à la fois les déplacements mais
également les réseaux sociaux qui ne se font plus uniquement sur des critères liés à la proximité
spatiale (de voisinage notamment) ou familiale, mais de plus en plus sur des critères de relations
personnelles. Ceci est notamment décisif pour les adolescents qui vont dans des classes mixtes et
ont désormais d’autres modes de fréquentations et de connaissances que les bals de village,
longtemps une des rares occasions dans la vie des jeunes pour établir des relations avec le sexe
opposé139.
Nous avons souligné à plusieurs reprises que l’occupation des espaces par les enfants se fait
généralement sous la surveillance et le contrôle des parents ou des aînés. Une fois de plus nous
retrouvons un patron déjà évoqué, celui des frontières sonores et visuelles. En effet, la surveillance
des plus jeunes est toujours visuelle, lorsqu’elle n’est plus uniquement tactile, c’est-à-dire quand
l’enfant commence à être autonome. Lorsqu’ils jouent ou déambulent dans l’espace domestique par
exemple, les enfants doivent toujours se situer dans une zone visuelle couverte par le regard de la
mère. Les maisons en chuyche’ ou « bois tressé » (en réalité des rondins de bois disposés les uns à
côté des autres) est pour cela très pratique. Plus tard, quand les enfants sont plus autonomes et
peuvent se déplacer seuls, ils n’ont généralement pas le droit de s’éloigner plus loin que la zone
sonore déterminée par la distance que peut couvrir la voix de la mère. En effet, les enfants doivent
toujours être entendus ou pouvoir entendre un appel et y répondre aussitôt. Comme le précise
Gaskins, les enfants doivent toujours être disponibles pour effectuer une tâche assignée par leur
parents ou leurs aînés même s’ils doivent interrompre leur activité ou leur jeux (1996).
139
Lors de ces rencontres des couples peuvent se former et après quelques bals seulement le jeune peut aller demander
la main d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas auparavant.
360
Chapitre Dix : Espaces et émotions
Les travaux de scientifiques, qu’ils soient psychologues, linguistes ou anthropologues ont
soulignés depuis plusieurs années l’importance des émotions dans le développement des enfants.
Non seulement les émotions ont un rôle fondamental dans les processus d’apprentissage, mais elles
font elles-mêmes l’objet d’un apprentissage. C’est la gestion culturelle des émotions.
Dans ce chapitre, nous nous focaliserons sur l’étude de deux émotions du répertoire
(ethno)psychologique maya, à savoir la notion de peur (sahak) et de timidité/honte (su’ulak). Ces
émotions doivent en effet être définies en fonction d’une « ethnopsychologie » (Lutz 1988) maya,
c’est-à-dire un ensemble de croyances à propos de la nature humaine et du développement des
capacités des enfants à ressentir et se comporter émotionnellement comme un adulte140. Le choix de
l’étude de ces deux émotions n’est pas fortuit, toutes deux sont en rapport direct avec notre sujet.
L’apprentissage de l’espace et des entités qui lui donnent sa qualité est intrinsèquement lié aux
émotions et particulièrement à la peur et la timidité/honte. En effet, les deux émotions doivent être
internalisées par les enfants en fonction de critères culturels spécifiques, faisant d’eux des êtres
sociaux « émotionnellement compétents » (Gordon 1989), qui réagissent de façon appropriée dans
certains espaces (ou contextes spatiaux) mais également qui acquièrent une habileté à comprendre,
anticiper ou gérer leurs déplacements et leur occupation de l’espace.
Après avoir replacé notre réflexion dans le débat à propos de la gestion culturelle des
émotions et défini la notion de « qualité des espaces », nous tenterons de comprendre comment les
émotions sont intrinsèquement liées à l’apprentissage, à une compréhension et à une perception
maya de l’espace.
1.1
La gestion culturelle des émotions
La question principale qui se pose dans l’étude des émotions et particulièrement dans celles
d’autres cultures est, grossièrement, de savoir si les émotions sont naturelles ou culturelles et, dans
ce dernier cas, dans quelle mesure elles sont culturellement spécifiques, soient en étant le fruit
même de la culture ou bien en étant simplement influencées ou guidées par celle-ci.
Le débat sur la réalité et la compréhension des émotions remonte, dans le domaine de
l’anthropologie, aux années 1930 avec l’impact des travaux de Margaret Mead qui, à partir de ses
études à Samoa (Mead 1928) et en Nouvelle Guinée (Mead 2001[1930]) (dans le pacifique),
s’attache à relier les caractéristiques des individus aux conditions et expressions particulières des
cultures océaniennes, à leurs méthodes et à leur cadre d’éducation. Elle remet ainsi particulièrement
en cause l’universalité des troubles qui accompagnent la période de l’adolescence et le concept de
« mentalité primitive ou prélogique » (développé par Lévy-Bruhl et Freud notamment) qui faisait
un rapprochement entre la mentalité infantile et celle des primitifs. Plus largement, ses travaux
proposent une nouvelle approche qui conteste l’universalité du développement tel qu’on le
concevait à partir de l’étude des enfants dans les sociétés occidentales. En étudiant diverses sociétés
très différentes de Nouvelle Guinée, elle aborde sous un nouveau jour la question des différences
biologiques relatives au sexe et la structuration culturelle des hommes et des femmes et, dans une
certaine mesure, la gestion culturelle des émotions (Mead 1935).
140
Lutz (1988) propose une définition plus complète de ce concept analytique qu’elle résume ainsi: « ethnopsychology
is concerned with the way people conceptualize, monitor, and discuss their own other’s mental processes, behaviour,
and social relationships » (1988 : 83).
361
Dans les années 1970, de nouvelles recherches, proches de la biologie évolutionniste,
s’intéressent également aux émotions mais visent à mettre en avant leur caractère universel. Des
chercheurs comme Paul Ekman (1980 ; 1972) ou Izard (1971) réalisent des études dans diverses
parties du monde pour montrer, dans une perspective darwinienne, que les expressions du visage et
les émotions qu’elles évoquent, sont des comportements spontanés hérités du passé, des
dispositions à l’action sélectionnées par l’évolution. Pour cela, on présente des portraits
photographiques avec le visage d’une personne qui évoque une « émotion de base » (la joie, la
tristesse, la colère, etc) et on demande à un sujet d’identifier l’expression de la personne et ce
qu’elle ressent. Ces études sont d’abord menées à l’intérieur d’un même groupe culturel, avec des
images de personnes de ce groupe, pour déterminer s’il y a un consensus quant à l’interprétation de
l’émotion au sein même de la culture puis, on présente les mêmes portraits à des personnes d’autres
groupes culturels, afin de savoir si la même émotion sera interprétée d’une façon identique par tous
les membres de cette communauté et si elle correspond aux réponses du premier groupe. Ces
travaux, qui démontrent une certaine universalité des émotions, suscitent néanmoins beaucoup
d’interrogations et présentent certaines limites. D’abord, en ce qui concerne le nombre d’émotions
de base qui doivent être considérées et leurs définitions précises. Plus largement, le problème se
pose de l’interprétation de ces émotions qui ne sont pas de simples réponses à des stimuli, dans la
mesure où elles sont intégrées, voire dépendantes, de relations sociales ou de « scripts culturels »
(Russell 1989) en étant à la fois l’expression d’un état mental d’une personne mais aussi d’autres
individus (soulevant, entre autres, le problème de l’empathie et de la sympathie). En effet, pour
comprendre les états émotionnels basiques, l’individu doit pénétrer au-delà des expressions de ces
états et comprendre les objectifs et les états mentaux antécédents et les conséquences mentales de
ces émotions. Enfin, il est possible qu’une même expression puisse être interprétée de manière
différente dans une même culture. Harris donne l’exemple de la « fierté » (pride) et du
« soulagement » (relief) en anglais qui sont distinguées non par des indices faciaux, posturaux ou
vocaux, mais par le vocabulaire et surtout à partir d’une situation (c’est-à-dire lié à des éléments
contextuels). On peut également ajouter, comme le souligne Hanks, que chez les Yucatèques, les
individus du même groupe ne s’autorisent pas à préjuger des états mentaux d’une personne à partir
de son expressions ou de ses comportements (considérés comme jamais totalement transparents)
dans la mesure où l’individu est dit être capable de maîtriser, cacher ou manipuler ces expressions
(Hanks 1993a : 221).
Dans une perspective beaucoup plus sociale, Lutz (1986 ; 1988 ; Lutz & Abu-Lughod 1993)
propose dans les années 1970, une approche relativiste des émotions en postulant qu’elles n’ont pas
d’autre réalité que la manière dont elles sont conçues, nommées, identifiées et commentées à
l’intérieur d’une culture. Dans son ethnographie réalisée chez les Ifaluk (en Micronésie), elle part
d’une conception non essentialiste des émotions en considérant qu’elles doivent être définies
comme des supports de communication utilisés par les individus pour caractériser une situation,
justifier leurs actes et persuader autrui. Pour Lutz, les émotions sont donc liées à des situations
sociales, politiques et culturelles dont elles ne peuvent être dissociées. Cette position pose le
problème de commensurabilité des émotions. En effet, comment traduire les émotions d’une culture
dans une autre, en l’occurrence pour Lutz, celle des Ifaluk dans celle de l’anthropologue (la classe
moyenne américaine protestante) ? Pour cela l’auteur met en parallèle le vocabulaire de l’émotion
des Ifaluk et celui des américains, leur inscription dans la notion de personne et leur signification
dans chacune des sociétés. Pour Lutz, il est impossible de traduire directement une émotion prise
dans le répertoire ethnopsycholique Ifaluk, il faut d’abord passer par une approximation et la
comparaison des contextes sociaux et moraux dans laquelle ces notions émotionnelles apparaissent,
car elles leur sont intrinsèquement liées. Pour les tenants de l’anthropologie des émotions, celles-ci
sont fondamentalement un phénomène social.
Les travaux plus récents sur l’apprentissage et la compréhension des émotions par les
enfants proposent une approche plus modérée, considérant à la fois les émotions d’un point de vue
362
biologique (et donc des phénomènes développementaux) mais en tenant compte également de la
forte dimension sociale et culturelle dans lesquels les émotions et leurs expressions s’inscrivent.
Ces positions sont résumées par Gordon (1989 : 321-322) qui oppose une conception du répertoire
émotionnel comme « système ouvert » ou « système fermé ». Le premier (open system) considère le
nombre des émotions comme potentiellement infini, contingent uniquement en fonction des
variables sociales ou des interprétations culturelles (Gordon 1989 ; Saarni 1989). Le second (closed
system), propose une approche développementale, parfois liée à un point de vue biologiste,
culturellement variable mais où l’enfant partirait avec une base panculturelle (Russell 1989). Harris
et Saarni (1989) considèrent que pour les deux perspectives : « social experience is likely to be, at
most, a general facilitator or inhibitor of cognitive development, rather than a major determinant in
its own right ». En effet, dans tous les cas, l’enfant, considéré comme un participant de la vie
sociale qui cherche à comprendre la « vie mentale » de ses parents, de son entourage et de ses
compagnons, devra développer pour cela ce que certains considèrent comme « une théorie de
l’esprit » (pour une discussion, voir Gopnik & Wellman 1994 ; Harris 1994) lui permettant de
comprendre les processus psychologiques qui sous-tendent les activités sociales quotidiennes.
Ainsi, la question, dans la mesure où n’y a pas de programme automatique de
l’enseignement des émotions, est la suivante : par quels mécanismes l’entourage et la communauté
transmettent-ils à l’enfant des informations concernant quelle émotion il doit ressentir de façon
appropriée dans un contexte particulier et comment l’enfant anticipe t-il les attentes et les
contraintes qui sont à l’oeuvre dans une situation interpersonnelle ? Pour y répondre, il convient de
considérer que les émotions sont à la fois un phénomène interne (d’où l’importance d’étudier la
compréhension des émotions) et social, lié non seulement aux autres membres de la communauté et
du cosmos entre eux mais en aussi en interrelation directe avec l’individu et ces autres entités. Il
faut alors, comme nous le rappellent Goodwin et Goodwin (2000), tenir compte dans l’étude de ces
phénomènes que les ressources cognitives utilisées par les participants pour construire des actions
ne sont pas logées uniquement dans la psychologie de l’individu, mais également dans le langage et
les pratiques culturelles (Duranti 1997 ; Ochs 1988) et dans les artefacts et l’environnement matériel
(Hutchins 1995).
Plusieurs phénomènes semblent à l’œuvre dans l’étayage et l’apprentissage des émotions.
Un premier serait la capacité de l’enfant à ressentir et comprendre les émotions. L’autorégulation
émotionnelle dépendrait alors de ses capacités d’introspection. Les auteurs ne s’accordent pas sur
l’importance de ce phénomène interne, difficilement discernable, qui, selon certains, varierait au
cours du développement.
Dans tous les cas, il semble que l’environnement social soit déterminant dans les processus
de compréhension des émotions par les enfants eux-mêmes. Le débat se situe autour de la
proportion de cette influence. Pour des auteurs comme Meerum Terwogt et Olthof (1989), il existe
un lien étroit et quasiment automatique entre la situation et l’émotion alors que pour des auteurs tels
que Saarni, l’enfant est directement et de diverses façons influencé par le contexte social. C’est
l’environnement social qui dictera quelles émotions il doit ressentir et lui fournira, notamment dans
des situations neutres ou ambiguës, des informations sur ce qu’il doit ressentir. Ces informations
seront communiquées verbalement ou non, sans être toujours directes ou immédiates. Pour Saarni
en effet « the child’s parents or the surrounding culture will often provide a gloss on a particular
situation, and that gloss will effectively teach the child what to feel » (Harris & Saarni 1989 : 16).
L’étude de deux types d’émotions particulières, la peur et la timidité/honte chez les Mayas
Yucatèques, permettra de nuancer ces deux perspectives (les émotions comme phénomène
biologique vs. socialement construites) que nous ne considérons pas comme antinomiques mais
plutôt liées à des contextes et des manifestations émotionnelles différentes. En ce qui concerne la
peur, nous verrons que cette émotion est présente relativement tôt chez les enfants et très exploitée
par l’entourage de l’enfant. Les injonctions sont souvent directes. En revanche, la timidité/honte est
363
une émotion plus complexe et qui nécessite un apprentissage plus long et plus subtil dans la mesure
où elle est très liée à des formes de relations sociales et des normes culturelles spécifiques ainsi qu’à
des contextes précis nécessitant une compréhension du statut des individus présents, une attention à
l’apparence, aux types de relations en jeu, aux antécédents et aux conséquences liés à la situation. Il
est, de plus, très rare que l’on commente directement la situation, les gloses sont souvent différées
et énoncées dans l’intimité. Ainsi, dans le cas de la peur, il semble que la relation entre la situation
et l’émotion puisse être parfois évidente, même si ce lien n’est pas automatique, alors que dans le
cas de la timidité/honte, des explications et des informations (souvent différées) sont nécessaires à
la prise de conscience de la part de l’enfant de la conformité de ressentir de la timidité/honte et à sa
compréhension de cette émotion.
L’étude des émotions doit donc tenir compte, à la fois de phénomènes internes liés à la
compréhension des émotions par les individus et particulièrement les enfants, mais aussi du soutien
que fournit l’environnement, social notamment, à cet apprentissage. Toutefois, il convient
également de considérer les conceptions que les Mayas eux-mêmes ont des émotions, de leur
développement, leur catégorisation et de leur relation à la personne en tant qu’être humain. C’est ce
que Lutz (1988) considère comme l’« ethnopsychologie » et que nous nommerons l’« ethnothéorie
des émotions ».
Pour les Mayas, une partie des émotions est liée aux variations de l’état de l’énergie vitale
(’óol), dont le siège semble avoir été le cœur. Linguistiquement certaines émotions sont formées en
composition avec la racine ’óol, qui renvoie à une « énergie vitale » et qui implique une notion de
« désir » et de « volonté » (’óol-al). C’est le cas par exemple d’émotions telles que l’effroi (ha’as
’óol), la tristesse (lúub ’óol), la joie (ki’imáak ’óol), l’ennui (náak ’óol), le dynamisme (sak’ óol),
l’absence de dynamisme (ma’ak’ óol), la compassion (kux ’óol). Bricker et al. (1998: 18)
mentionnent également que la timidité peut se dire ma’a’ óol, littéralement « pas d’envie, sans
d’énergie vitale ». Pour les Mayas, comme pour les Ilongot des Philippines (Rosaldo 1980) ou les
Achuars d’Amazonie (Descola 1993), les émotions ne semblent pas être distinctes du raisonnement,
à l’inverse de la notion cartésienne qui prévaut en occident et dans les cultures judéo-chrétiennes.
Ainsi, le terme pour « connaissance » est composé des racines ’óol « énergie vitale, désir » et k’ah
« se rappeler » : k’ah ’óol. De même, la notion que nous traduisons par « imagination » est fondée
sur un principe identique, ts’i’ óol selon Bricker et al. (1998: 17). Le concept d’énergie vitale ou de
désir est également lié à la santé et « être en bonne santé » se dit, littéralement, « avoir l’énergie
vitale droite », tòoh ’óol. Notons que la tristesse (lúub ’óol, littéralement « la chute de l’énergie
vitale ») est interprétée comme un signe de mauvaise santé. L’expression de ces émotions se forme
avec l’utilisation d’un préfixe de possession, ainsi pour dire qu’elle est triste une personne dira :
lùub-(u)l inw-óol (tombé-NOM 1A-énergie.vitale) « je suis triste », littéralement « mon énergie
vitale est tombée ». Cependant, toutes les émotions ne sont pas formées sur ce principe et il existe
des racines spécifiques pour d’autres émotions : sahak (la peur), su’ulak (la timidité/honte), p’uh (la
colère, mais aussi employé comme verbe transitif signifie « faire peur, ennuyer, effrayer,
chasser »141), che’eh (le rire), etc.
Les Mayas considèrent qu’avec l’arrivée de la conscience émotionnelle viennent également
les capacités de raisonnement. Nous avons remarqué qu’à notre présence certains bébés très jeunes
n’étaient pas effrayés, à la surprise (mais surtout au grand désarroi) de leurs parents. Les gens
considèrent qu’un enfant qui n’a pas peur ne reconnaît pas le danger et donc « n’a pas de
conscience/pensée » (mina’an utùukul), d’où une des raisons de sa faiblesse et de la nécessité
impérieuse de le protéger. Une pratique des Yucatèques consiste aussi à provoquer des émotions
fortes chez le jeune enfant, le plus souvent comme un jeu dont il est la victime inconsciente. Ainsi
au cours d’une même interaction les parents chercheront-ils, en référence à un objet ou à des
personnes, à provoquer certaines émotions chez l’enfant (la peur par exemple), puis ils le
141
P’uh fait aussi référence à une technique de chasse (voir chapitre 6-3.3.3.2) et au fait de chasser les animaux d’un
espace. Une des tâches principales des enfants consiste à « effrayer les animaux pour qu’ils sortent de la maison » (p’uh
ba’alche’ táankab).
364
rassureront ensuite et lui demanderont de ne pas avoir peur dudit objet ou de ladite personne. Le but
est de susciter des émotions ambivalentes face à une autre entité. On pourrait se demander si ce type
de soutien émotionnel n’aurait pas pour effet de perdre l’enfant qui, au final, ne saurait plus quoi
ressentir. Mais les Yucatèques considèrent cette pratique comme essentielle pour donner à l’enfant
une conscience, non seulement de ce qu’il doit ou peut ressentir face à une autre entité, mais
également pour qu’il se rende compte de ce qui est vrai ou faux, s’il doit effectivement ressentir
cette émotion ou non et discerner si on lui ment ou non quant à la qualité de cette entité ou de cet
objet. Cette distinction sera essentielle à l’enfant pour déterminer la qualité des espaces en fonction
des entités qui les peuplent.
1.2
La qualité des espaces
Nous considérons que les espaces ont une certaine qualité, temporellement variable et
déterminée en fonction du contexte et des participants (voir partie II). De manière générale, nous
proposons que la qualité des espaces est déterminée par la qualité de ou des entité(s) qui le
peuple(nt), variant généralement entre le sûr ou le dangereux. La forêt par exemple est de façon
quasi-permanente un espace potentiellement dangereux car habitée par les esprits gardiens de la
forêt ainsi que d’autres entités sauvages (animaux ou esprits).
Mais le statut des participants et leurs relations seront également déterminants dans la
qualification d’un espace. Cette interrelation sera fondamentale dans l’étayage de l’apprentissage
des émotions. Dans la mesure où les entités naturelles ou surnaturelles, et plus rarement les objets,
déterminent la qualité des espaces et contraignent son occupation et les déplacements, il sera
nécessaire au jeune enfant de les identifier, de les reconnaître et donc d’apprendre leurs
caractéristiques. Ces dernières peuvent être très variables car les entités sont parfois ambivalentes
(sûres ou dangereuses selon le contexte) et également polymorphes.
En existant dans une culture donnée, et plus précisément dans l’esprit des Mayas
Yucatèques du Quintana Roo, ces entités et les espaces qu’elles peuplent, sont donc culturellement
spécifiques. Le fait que leur apprentissage soit intrinsèquement lié à certaines émotions implique
donc une gestion culturelle des émotions déterminée par une cosmologie particulière et des
ethnothéories proprement mayas liées à la fois à la constitution de la personne, à son
développement, à l’éducation, aux émotions et à l’espace.
2
La dangerosité de l’espace et la notion de peur (sahak)
La peur, souvent considérée comme « émotion de base » est largement soutenue
culturellement chez les Mayas pour guider les enfants dans leur apprentissage de la qualité des
espaces et des entités qui les peuplent. Pour une comparaison avec les modes socialisation tzotzil au
Chiapas, le lecteur pourra se référer notamment aux travaux de Lourdes de León (1997 ; 2003).
2.1
La notion de peur
Il existe en maya deux formes linguistiques, parfois synonymes, pour exprimer la peur
référant cependant à deux manifestations de la peur : la « peur » (sahak) et l’« effroi » (ha’as ’óol).
Il semble que l’effroi soit une peur soudaine, d’origine interne( ?), qui bouleverse l’énergie vitale,
littéralement l’« étouffe »142, et qui a des effets physiques comme celui de « faire se dresser les
cheveux sur la tête » (ch’il(i)k ubah ho’ol). En revanche, la peur (sahak) peut être moins brutale,
142
ha’as dans ha’as ’óol viendrait, selon Bricker et al. (1998 : 95), de la racine hak’, « étouffer ».
365
plus liée à l’angoisse et déterminée en fonction d’une certaine habituation (plus on est habitué
moins on a peur). La racine sahak est une racine adjectivale qui peut être transitivisée (pour
exprimer l’action d’un agent sur un patient) avec le suffixe -bes- que l’on retrouve dans plusieurs
formes d’action sur des entités, notamment l’habituation (sùuk-bes-ik). Il est également important
de distinguer la peur d’une simple émotion basique en réaction à des stimuli dans la mesure où la
peur (sahak) des esprits de la forêt, du conflit social ou de la maladie ne sont pas des stimuli
immédiatement apparents et sont le fruit d’un apprentissage et de normes culturelles spécifiques.
Pour Lutz, « to perceive and understand such dangers require both learning and complex
information processing that go far beyond instinct » (1988 : 184). Il semble aussi que, dans une
moindre mesure toutefois, l’effroi (ha’as ’óol) soit culturellement guidé.
La peur (sahak) est, pour les Mayas, un moyen de faire émerger la conscience des enfants et
joue un rôle déterminant dans le respect en général et le respect de l’autorité en particulier. En effet,
on considère que quelqu’un qui n’a pas peur, un jeune enfant par exemple, n’est pas conscient
(mina’an utùukul, mina’an una’at). Ainsi A., lorsque je lui demande pourquoi on demande sans
arrêt aux enfants de faire attention de ne pas tomber (bik lúubuk !), de me répondre qu’on doit
protéger l’enfant de lui-même car « il n’a pas peur de tomber » (ma’ sahak ulúubul). Il semble qu’il
en aille de même des esprits vers les hommes et DC, me racontant qu’il y a des « entités qui
effraient » (ha’as ’óol) dans le village abandonné de San Pedro, sur la route de San Andrès,
souligne que les Nukuch Báalmo’ob ou les Ah Kanulo’ob (esprits gardiens) font peur ou effraient
les hommes (sahakbesik/ha’asik uyóol máak) pour qu’ils fuient avant qu’ils ne soient attrapés par
les vents mauvais portés par d’autres entités surnaturelles dangereuses (ba’ala’ kuyaáwat, « les
choses qui crient ») [MD3_TC_06].
L’utilisation de la peur pour susciter l’autorité n’est pas spécifique aux Mayas et on la
retrouve à Samoa par exemple où, selon Ochs, on fait peur aux enfants en leur infligeant même
certains sévices physiques afin qu’ils aient peur de ne pas obéir. Comme chez les Mayas, les
avertissements et les menaces gestuelles ou orales sont les techniques les plus favorisées (1988 :
150-151). Chez les Yucatèques, en plus des avertissements oraux, la présentation d’une liane
comme menace de punition physique (qui consiste à frapper les pieds ou les mollets), et parfois sa
mise à exécution, est relativement courante mais doit être appliquée, selon les personnes
interrogées, avec parcimonie. En effet, fouetter (hats’-ik) trop fort ou trop régulièrement un enfant
aurait pour effet de le lòoko-kin-s-ik143, de le « rendre fou/sans raisonnement ». Ce dernier n’aurait
alors ni respect des autres ni respect de l’autorité de ses aînés. Plusieurs informateurs voient comme
explication à la turbulence de certains enfants, le fait qu’ils soient trop fouettés par leurs parents,
une attitude mal perçue par les autres habitants du village. Mais le fait d’effrayer raisonnablement
un enfant lui permet, comme me le fait remarquer Doña R. de faire émerger sa conscience (ti’ ken
asahakbesik, le’ti’ kuch’a’ik na’at tuhunal, tunhunal mismo ken cha’a’ na’at, « en l’effrayant, lui, il
prendra conscience tout seul, de lui-même il prendra conscience ») [MD-inter-F-03].
La peur est, pour les Yucatèques, à la fois un régulateur important dans les relations avec les
autres entités (naturelles ou surnaturelles) et les relations sociales mais doit aussi permettre à
l’enfant d’exercer un contrôle sur ses propres déplacements et la façon dont il occupera l’espace.
Les parents et l’entourage suscitent donc la peur chez l’enfant afin qu’il régisse de façon
appropriée, mais également afin qu’il ressente une émotion particulière face à un espace ou une
entité spécifique. Le but est que l’enfant parvienne à développer une compréhension de ses propres
émotions. Ceci est d’autant plus évident que, dans des situations où l’on fait peur à l’enfant, à
l’arrivée d’un étranger par exemple, l’entourage ne ressent pas cette émotion. Il ne pourra donc pas
aligner son comportement émotionnel sur celui de son entourage et tentant de comprendre ou
d’inférer leur état émotionnel, souvent à l’opposé du sien. En effet, ce genre de taquineries,
143
de l’espagnol loco, « fou ».
366
considérées comme un jeu, suscitent en général le rire chez les autres participants. Lorsque l’enfant
grandit il devient aussi un acteur plus complet et participe activement au jeu en assumant son rôle
de victime. C’est par exemple le cas du fils de Wh (2 ans) qui, alors que DC et lui sont chacun sur
le pas de leur portes, situées à une trentaine de mètres de distance, s’enfuit dans la maison au
moindre mouvement d’approche de DC. Ce dernier ne s’avance pourtant que de quelques
centimètres et le jeune Wh fait semblant de prendre peur, ayant intégrer le principe de méfiance des
personnes extérieures. Si DC se rendait vraiment sur le seuil où se trouve l’enfant, le jeu se
transformerait alors en menace et le jeune Wh se réfugierait réellement dans sa maison,
probablement en pleurant. Dans le cas de la peur de l’étranger, on attend d’un enfant (mais pas d’un
nourrisson) qu’il ait peur à la vue d’une personne extérieure s’approchant de lui. Mais lorsque cela
ne se produit pas, alors on tente par divers moyens de provoquer cette peur en s’appuyant sur des
prédispositions ou des réflexes plus ou moins instinctifs ( ?), tels que la surprise. Par exemple,
lorsque j’arrive chez Don Sùus et que son petit fils, alors dans les bras de son oncle S., ne semble
pas réagir à ma présence, S. se précipite vers moi avec l’enfant -ne lui donnant pas l’opportunité de
me reconnaître- qui se met aussitôt à pleurer. On le rassure ensuite en lui disant qu’il ne doit pas
avoir peur et on me le donne même pour que je le prenne dans mes bras afin qu’il me connaisse et
s’habitue à moi. L’objectif de ces pratiques vise à ce que l’enfant ait dorénavant le réflexe de se
protéger de lui-même des étrangers qu’il ne connaît pas et, dans une moindre mesure, de ceux qu’il
connaît mais qui ne sont pas des familiers. En effet, les étrangers ou les personnes extérieures sont
potentiellement dangereuses, en étant porteuses du mauvais œil par exemple, mais aussi en
cherchant à voler les enfants. Il est également possible qu’elles soient des avatars d’esprits gardiens
qui se présentent sous l’apparence d’une personne connue et dans ce cas, ce seront des indices
contextuels qui renseigneront l’enfant ou la personne. Plus largement, l’utilisation de la peur dans
les interrelations joue un rôle essentiel dans la compréhension et le respect des règles sociales mais
aussi morales. Lutz fait remarquer que « in developing sense of fear (…) Ifaluk parents act morally
to create the desired citizen, for whom nonconformity and misbehaviour ought to represent
danger » (1988 : 207).
La notion de peur est également directement attachée à certains espaces, c’est le cas de la
forêt particulièrement mais aussi de la ville et de l’extérieur en général. Soit les espaces en euxmêmes sont intrinsèquement effrayants, comme c’est le cas du village de San Pedro la nuit où se
présentent diverses entités surnaturelles. Soit c’est la présence d’entités qui qualifient les espaces,
parfois temporairement, comme c’est le cas des hommes ivres qui boivent à un coin de la rue. Dans
ce cas, la reconnaissance de ces entités sera déterminante et modifiera les déplacements des
personnes (généralement les femmes et les enfants, mais aussi certains hommes) qui ne souhaitent
pas entrer en contact avec elles.
Enfin, la peur et ses manifestations, comme les pleurs par exemple, sont aussi utilisés par les
enfants pour réguler les relations sociales. Lorsqu’ils souhaitent mettre fin à une interrelation, ou à
certains jeux ou taquineries dont ils sont victimes, les enfants se mettent à pleurer (on considère
souvent qu’ils ont peur ou qu’ils sont fatigués) et c’est le signal, pour les autres participants, de le
laisser tranquille. En principe l’enfant se réfugie dans l’espace proximal de sa mère ou bien dans un
endroit hors de l’espace inclusif des participants (dehors ou dans un coin de la maison) et on
redirige la conversation ou les interactions (souvent en excluant l’enfant temporairement).
2.2
Les animaux
Les animaux sont des entités liées directement aux espaces mais leur présence est aussi très
dépendante du contexte temporel, et en particulier de la nuit. Ce sont essentiellement les animaux
dangereux qui seront ici considérés dans la mesure où ils qualifient l’espace dans lequel ils
déambulent, jouant un rôle de restricteurs spatial.
Certains, comme les animaux sauvages, sont surtout localisés dans la forêt, un milieu à la
fois sauvage et de fait potentiellement dangereux. Mais les animaux dangereux se rencontrent aussi
367
dans le village et à l’intérieur des maisons. Parmi ceux fréquemment cités et rencontrés on citera les
serpents. Ils sont un danger réel et sortent généralement à la tombée de la nuit, circulant entre les
parties rocheuses autour de la maison, voire à l’intérieur de celles-ci, à la recherche de proies telles
que les petits rongeurs. Les scorpions sont aussi une menace permanente, surtout pour les très
jeunes enfants, car ils circulent sur les poutres des toits des maisons desquels ils leur arrivent de
tomber144. Ils chassent les insectes, essentiellement les blattes, très nombreuses. Leur piqûre n’est
pas mortelle mais douloureuse. Enfin, on citera aussi les x-ch’ik’ich, insectes microscopiques qui
peuplent certains espaces non défrichés du sòolar et de la forêt. Présents une grande partie de
l’année dans les hautes herbes, ils sont utilisés par les mères comme restricteurs spatiaux pour
empêcher les enfants de se rendre ou ne pas trop rester dans certains endroits non défrichés et
considérés comme dangereux. La piqûre de cet animal (du type aoûtat) crée de fortes
démangeaisons.
Les animaux dangereux, qu’ils vivent dans la forêt ou dans le village, sont utilisés comme
menace par les parents et l’entourage dans l’étayage de l’apprentissage de l’espace et jouent un rôle
dans la symbolisation d’espaces considérés comme dangereux. Mais si tous ces animaux
représentent un réel danger, ils ne sont pas pour autant forcément visibles. Les scorpions sont
toujours présents mais se déplacent sur les parties cachées des poutres de la maison, à l’instar des
serpents. Ces derniers sortent généralement la nuit et sont difficilement perceptibles dans la
pénombre. Enfin, les x-ch’ik’ich, de par leur très petite taille, sont difficilement discernables et on
ne cherche en principe pas à vérifier leur présence au risque d’encourir des démangeaisons.
Notons également que certains animaux sauvages ou domestiques peuvent être des avatars
d’entités surnaturelles -tels que kisin (le diable) ou la x-Tàabay, tous deux se transformant en
serpent, indiscernables de leurs congénères.
2.3
Les entités surnaturelles
Les entités surnaturelles sont, par essence non visibles dans des conditions normales, sont
pour la plupart, attachées à des espaces particuliers (comme c’est le cas par exemple des esprits
gardiens de la forêt), même si ce lien à l’espace n’empêche pas les déplacements. D’autres entités
en revanche, sont beaucoup plus mouvantes, occupant divers espaces sauvages comme socialisés, et
sont versatiles, en ayant la capacité de changer d’apparence.
2.3.1
Les espaces peuplés de dangers
Il existe des espaces spécifiquement considérés comme dangereux et qui suscitent la peur
ou l’angoisse. C’est par exemple le cas du village abandonné de San Pedro ou du cimetière situé à
la limite de l’espace villageois socialisé. Bien que le contexte temporel soit déterminant dans la
qualité des ces espaces (essentiellement dangereux la nuit pour les adultes), les enfants et les
femmes interrogées ne les considèrent pas tout à fait sûrs de jour non plus. Beaucoup racontent que
si on se promène à San Pedro de nuit, on risque d’entendre toutes sortes d’entités surnaturelles qui
se manifestent essentiellement en criant ou en gémissant. Une fois encore, nous retrouvons un
patron déjà rencontré précédemment, celui de zone sonore préventive de danger. En effet, si une
entité s’approche trop près de la personne ou, pire encore, si elle devient visible, elle lui transmettra
les mauvais vents (parfois mortels) qu’elle draine avec elle. Il semble que les esprits gardiens du
lieu utilisent la peur ou l’effroi, à la fois pour faire fuir les humains indésirables, mais également
pour les protéger des autres entités dangereuses. Plusieurs personnes nous ont fait part d’une réelle
angoisse lorsqu’elles passent devant ce lieu, en particulier la nuit. Il en va de même dans le cas du
cimetière où les enfants, même en dehors de la période du retour des âmes (lorsqu’elles sont dites
144
Mais, comme me précise DC, pour me rassurer, chen por dèeskuido kulùublo’o’ (« ils ne tombent seulement que par
inattention ») !.
368
rester plus spécifiquement à l’endroit de leur tombe), pensent qu’ils sont susceptibles d’y croiser les
esprits des défunts. Les âmes sont dites ha’askik uyóol máak, « effrayer les gens » et les enfants
interrogés disent qu’ils sont sahak, « qu’ils ont peur » de s’y rendre.
2.3.2
Les esprits liés à un espace
Certaines entités sont directement attachées à des espaces qu’elles qualifient en fonction
de leur propre qualité. On note alors une différence entre les hommes adultes, les femmes et les
enfants garçons ou filles à l’égard de l’évocation et du parcours des espaces forestiers. Nous avons
interviewé deux groupes d’enfants, un premier composé uniquement des cinq filles de T. (de 5 à 14
ans) [Int_M.yI-05.08.03], et un second où les quatre filles de P. (de 4 à 12 ans) sont accompagnées de
leurs deux cousins, deux frères de 9 et 13 ans [Int_C.yI-14.07.03]. Pour tous les enfants (même si ce
sont en général les plus grands qui prenaient majoritairement la parole), les esprits gardiens vivent
dans la forêt dont ils sont les « maîtres » (uyùumil k’áax) alors qu’ils évoquent plus volontiers
l’arux (uyùumil kòol) comme gardien de l’espace agricole (voir chapitre 8). Toutefois, tous
reconnaissent aux deux types d’entités les mêmes caractéristiques et le même caractère dangereux.
Tous les enfants considèrent en effet que les esprits gardiens comme l’arux ne tolèrent pas les
enfants, en particulier les jeunes filles, et les femmes. A part le fait d’avoir peur ou d’être effrayé
(sahak ou ha’as ’óol), il existe différentes menaces encourues par les enfants notamment. La
première est celle d’être attrapé par des mauvais vents. La seconde réside dans le fait que les entités
surnaturelles cherchent en général à kidnapper, voir à tuer les enfants. Sur ce point, les filles de P.
évoquent la dangerosité de se rendre au champ lors de rituels effectués pour la rétribution des
esprits gardiens (car ils sont appelés à venir consommer les offrandes, voir chapitre 7-2), bien que
cet évènement soit pourtant une des rares occasions où la famille se rend entièrement dans l’espace
forestier. Une des filles de T, Mi., me met en garde d’emmener mon amie pour aller mesurer la forêt
(p’is kòol) au risque qu’elle se fasse tuer. Les enfants ne semblent pas faire de différences en
fonction du contexte temporel et la présence des entités, et donc la qualité des espaces, ne varient
pas en fonction du jour ou de la nuit. Seul le cas de l’instanciation rituelle de l’espace paraît revêtir
un caractère exceptionnellement périlleux.
Les jeunes filles semblent particulièrement angoissées quant à l’évocation de l’espace
forestier, dans lequel elles ne se rendent pourtant qu’occasionnellement (en principe uniquement
dans la partie la plus socialisée, le ràancho), alors que les jeunes garçons ont une perception plus
distanciée de ces risques. Lorsque je demande à Ep’ (8 ans) s’il y a des esprits gardiens dans la forêt
entourant le village, il me répond que ceux-ci ne se rencontrent que loin dans la forêt et qu’ils ne se
rapprochent que la nuit [MD_TC_05(5) & K7_TC_14]. Nous avons aussi eu l’occasion de le suivre, lui
et son cousin R. (7 ans), plusieurs fois dans l’espace agricole où leurs comportements ne semblaient
pas refléter d’angoisses particulières, même lorsqu’ils ont été laissés seuls. Toutefois, dans les cas
des garçons comme des filles, les sorties dans l’espace agricole sont toujours limitées et se font le
plus souvent accompagnées d’hommes adultes, généralement le père.
2.3.3
Le caractère polymorphe des entités surnaturelles
Enfin, une grande partie des entités surnaturelles ont un caractère polymorphe. Les Mayas
considèrent que certains esprits, généralement considérés comme des vents (’ìik’), c’est-à-dire
invisibles, peuvent prendre l’apparence d’entités naturelles et donc devenir visibles pour les
humains. C’est le cas de la x-Tàabay par exemple qui peut à la fois se transformer en serpent xya’ax kàan145 mais aussi prendre l’apparence de personnes familières. Alors que nous sommes aux
champs avec J. et F., ceux-ci me demandent de façon ironique, quelle sera ma réaction si je voyais
ma voisine A. avec une jupe longue arriver aux champs en me proposant de la suivre. Quand je leur
145
Redfield & Villa-Rojas mentionnent eux le chayi’ kàan (1967 : 122).
369
réponds que je la suivrai, ils se mettent à rire de mon innocence : « que viendrait-elle faire ici ? »,
me disent-ils. Ils ajoutent que sa longue jupe cache probablement une patte de volaille car « ce ne
serait pas ta voisine mais la x-Tabay ! », concluent-ils. Nous développerons le problème de la
reconnaissance des familiers et des étrangers en fonction des espaces plus loin.
2.3.4
L’étayage du peuplement de l’espace : l’exemple du chi’ichi’
Afin d’illustrer les processus de peuplement des espaces chez les enfants nous souhaitons
maintenant développer l’analyse d’une entité particulièrement importante dans l’apprentissage de
l’espace et dans la vie des jeunes enfants mayas, le chi’ichi’. Pour cela nous utiliserons un extrait
d’une vidéo (cf. annexe vidéo chichi) où M. (1 ; 6 an) évoque la présence du chi’ichi’. Les réactions
de son entourage à cette évocation spontanée nous renseignent sur les formes d’étayage de
l’apprentissage mais aussi sur les principes de gestion et de compréhension des émotions, dont la
peur (sahak), est la principale, même si nous verrons que d’autres sentiments sont également
sollicités.
Scène 2 :
Alors que je viens de sortir ma caméra vidéo et commence à filmer, la petit M. se réfugie dans les
bras de sa mère Bola. Elle considère la caméra comme étant chi’ichi’. Ci-dessous sont retranscrits
deux extraits de la vidéo (la transcription complète est en annexe 9).
[Je (O) suis venu dans la maison de W, la grand-mère de Mariela (M) (1 ; 6) qui s’occupe
généralement d’elle avec sa mère Bola (B). Sont aussi présents, le frère de W., Pancho (P), sa fille
Lili (L) venue avec ses enfants, ainsi qu’une jeune voisine hispanophone (V) [K7_TE_10-09.12.05]]
[00 : 05]
W→tous : Ileh ! Le’ te’ ba’ala’ kuyilik.
Regarde ! C’est cette chose [la caméra vidéo] qu’elle voit.
M→B : Bòoola\
Bola\
W : « x-Bòola »\
« Bola »\
chi’ichi’!
chichi !
W→tous : « x-Bòola chi’ichi’ », ki !
« Bola, chichi », dit-elle !
→M : Tu’ux yàan le’ chi’chi’o’ ?
Où est le chichi ?
O→M : Tu’ux yàan ?
Où est-ce qu’il est ?
W→tous : « Chi’ichi’ », ki !
« chichi », dit-elle !
O→W : Ba’ax chi’chi’i’ ?
Qu’est-ce c’est le chichi ?
(…) [00 : 51]
W→O : Le’ te’ ba’al amachmo’, sahak ti’, bey wale’ chi’ichi’, ki. Wáa te\
La chose que tu as pris, elle en a peur, c’est sûrement pour elle le « chichi » dit-elle\
O : Le’ te’ he’ela’ ?!
Ça ?!
W : Hàah !
Oui !
O→W : Le’ kàamaraháa ?!
La caméra vidéo ?!
W→O : Hàah ! Ila’a’ taho’oseh, ka’ h bine’ « x-Bòola chi’chi’i’ », ki !
370
Oui ! Quand elle a vu que tu l’as sortie, elle est partie et elle a dit : « Bola chichi ! »
La jeune M. a peur de la caméra vidéo et le manifeste à la fois dans son discours, en la
qualifiant de « chichi » mais aussi dans son comportement, en prenant peur, et dans ses
déplacements, en faisant un large détour depuis la hamac où elle se trouvait avec sa grand-mère
pour me contourner et aller rejoindre sa mère B.
Dans le cas présent, le chichi, selon l’analyse de la grand-mère, est la caméra vidéo.
Cependant, malgré son caractère polymorphe, le chichi est généralement conçu comme une entité
d’apparence humaine ou animale. Selon Bricker et al. (1998 : 69) le chichi est un type de vers et il
n’est donc pas étonnant que W. prenne cet exemple (x-nòok’ol) pour illustrer les autres choses
désignées comme chichi par sa petite fille. On note également que B. demande à sa fille : « qui a
acheté les piñatas ? » (de formes humanoïdes) accrochées en hauteur à une poutre du toit. Elle
cherche ainsi à faire peur à sa fille car, comme me l’avait confié W., les piñatas sont régulièrement
désignées à M. comme étant aussi des chichi dont elle a peur. Il est difficile de savoir si la jeune
fille a peur de la caméra, un objet, ou bien de la caméra et de l’ethnologue (un étranger et un non
familier) qui la tient. Probablement des deux. En effet, la distinction du chichi comme entité
naturelle (humaine ou animale) ou artéfact n’est pas claire. Lors de notre entretien avec les filles et
les neveux de P., les enfants mentionnent que, lors de la fin du monde qui aura lieu selon eux vers
Dos mil i pìiko (« l’an deux mille et quelques »), les objets (tels que les tables ou les chaises) se
transformeront en chichi, deviendront vivants et dévoreront les hommes (yan ubin ukuxtal, yan
usu’ut de chi’ichi’) [Int_C.yI-14.07.03]. Il semble que le nom chi’ichi’ soit dérivé de la racine chi’,
« mordre ». Le fait de mordre est en effet une des caractéristiques du chichi. D’ailleurs dans
l’extrait vidéo (Annexe vidéo_chichi), L. tente de faire peur à sa nièce en lui disant qu’elle va être
mangée par le chichi. Les parents insistent d’ailleurs largement sur le caractère dangereux de cette
entité pour que les enfants modifient leur comportement ou ne touchent pas certains objets ou
animaux alors qualifiés de chichi146.
Dans la séquence du chi’ichi’ (cf. Annexe vidéo chichi et annexe 9), plusieurs émotions sont
mises en jeu entre les participants et la façon dont elles sont sollicitées ou inhibées chez la jeune
fille nous renseigne non seulement sur les processus de gestion des émotions mais aussi sur la
manière dont l’entourage amène l’enfant à la compréhension de ses propres ressentis. D’abord, la
jeune M. a peur de la caméra, ce qui semble amuser les autres participants. Chacun d’eux prend ou
se voit alors assigner un rôle particulier. La mère (B) devient celle qui rassure car c’est vers elle que
se rend sa fille après avoir vu la caméra. Elle lui dit qu’elles dénonceront l’ethnologue (source du
danger) au père, faisant intervenir un membre non présent mais au caractère sécurisant. L. quant à
elle, assume le rôle de taquine et soutient la peur de M. en lui disant que le chichi va la manger. B.
vient alors au secours de sa fille en l’encourageant à insulter sa tante (L). Pendant un temps, la jeune
fille n’est plus au centre de la conversation. Puis c’est W. qui la sollicite à nouveau, en lui
demandant de dire où est le chichi. B. reprend la question en lui soufflant de répondre qu’il n’y en a
pas. Puis, c’est elle qui oriente sa fille vers les piñatas, également considérées comme des chichi, et
cherche ainsi à changer de rôle en devenant celle qui taquine. Dans la séquence suivante, la jeune
fille s’est remise à pleurer alors que le reste des participants est en train de rire. L. essaye alors de
provoquer une nouvelle émotion, la honte, pour que M. s’arrête de pleurer. Elle lui dit que ses
pleurs ne sont pas bien. Puis, changeant de rôle, elle se fait soudain l’alliée de la jeune fille en se
tournant vers l’ethnologue et sa caméra (depuis le début le danger et la cause de peur) en
l’enjoignant de l’insulter. Une autre émotion est alors en jeu, la colère, qui donne à l’enfant un
moyen de prendre un rôle actif dans l’échange. Elle s’exécute en utilisant une insulte courante chez
les Mayas (na’) et particulièrement dans cette famille. Le but de L. est à la fois de procurer un
moyen de défense à M. et, dans le même temps, de lui faire dire des gros mots afin de se moquer
146
A ce sujet, W. me fait part de son inquiétude lorsqu’elle laisse sa petite fille sortir dans la cour car cette dernière a
tendance à sucer les pierres qu’elle ramasse par terre.
371
d’elle dans la mesure où l’enfant ne se rend pas compte de ce qu’il dit147. L’objectif est atteint et
tout le monde se met à rire. La mère de M. a changé de rôle et demande maintenant à sa fille de
l’insulter elle. Mais L. continue de mobiliser l’attention de la jeune fille en reprenant l’ethnologue
comme cible en demandant de l’insulter à nouveau afin qu’il range sa caméra. Le but est encore une
fois de proposer à M. un moyen de défense et de lui faire répéter l’insulte. Quant P. entre dans la
conversation, B. se remet alors du côté de sa fille et le prend pour cible en incitant M. à l’insulter lui
à présent.
Pour que ce « drame »148 soit efficace, il semble qu’il faille plusieurs participants, mais
surtout différents rôles. D’abord, une source de danger qui suscite la peur qui peut être une entité
surnaturelle, naturelle, voire un objet (ici un peu des trois dans le cas du chichi). Mais cela ne
semble pas suffisant et une personne est là pour entretenir le sentiment de peur (rôle assumer par L.
puis B). Il arrive que ce soit la personne source du danger qui occupe ce rôle en taquinant l’enfant
pour, le plus souvent, le faire pleurer. Enfin, un autre participant doit jouer un rôle de protecteur ou
d’allier pour que l’enfant ne soit pas trop perdu ou trop apeuré.
Il est évident que le but de ce genre de drame est à la fois de faire prendre conscience à
l’enfant qu’il existe des entités dangereuses qui parcourt l’espace (dans le cas présent, l’espace
domestique) mais aussi de l’amener à la compréhension de ses propres émotions. Ceci est
particulièrement clair dans la mesure où les autres participants ne partagent pas la même émotion
que l’enfant. Lorsque M. pleure ou est en colère, les autres rient. Elle ne peut donc calquer son
comportement sur celui de l’entourage. En revanche, ce dernier, même s’il ne partage pas les
sentiments de l’enfant lui permet de ne pas être abandonné (en le rassurant) et lui fournit des
moyens de défense en lui proposant d’autres émotions, comme la colère par exemple. Cette dernière
émotion se manifeste dans la séquence par le fait de dire des insultes violemment. L’emploi
d’insultes n’est d’ailleurs pas anodin et est considéré comme un réel système de défense contre
certaines entités surnaturelles. Le chamane de San Andrès me dit que les enfants ne sont pas enlevés
par les esprits gardiens de la forêt lorsqu’ils savent parler, mais surtout lorsqu’ils sont en mesure de
dire des insultes. Ceci reflète à la fois le fait qu’ils sont capables de raisonner mais aussi qu’ils sont
pécheurs (k’ebano’ob), deux critères apparemment décourageants pour les esprits gardiens qui
recherchent des êtres purs et sans trop de conscience pour leur enseigner leur savoir ésotérique. Le
fait donc de soutenir l’apprentissage des insultes face à une entité dangereuse ou inconnue dans le
cadre d’un drame sans réel danger, permet à l’entourage de M. de la préparer à d’éventuelles
mauvaises rencontres (des esprits gardiens par exemple) pour qu’elle soit en mesure de se défendre
et d’avoir les réflexes appropriés. Ce genre de provocation émotionnelle se retrouve également dans
d’autres groupes mayas, les Tzotzils par exemple, mais avec d’autres objectifs résumés par De
León, qui rapporte que « pequeñas dosis de prácticas de "enojo" alternadas con pequeñas dosis de
"miedo" (…) [tienen con] finalidad de fortalecer el "alma" y, con esto, la persona » (2003 : 507).
Enfin, ce genre de drame fait émerger la grande ambivalence de la qualité des participants
(comme des entités en général) et de l’espace. En effet, dans la séquence du chi’ichi’, nous sommes
dans la maison de W., le foyer de M. où elle peut normalement se sentir en sécurité. Toutefois, ceci
n’est pas évident puisque l’irruption d’un objet étranger et menaçant modifie l’organisation de
l’espace et des déambulations : lorsqu’elle voit la caméra, M. se dirige vers sa mère en s’éloignant
le plus possible de l’espace où se trouve l’ethnologue. Mais les participants eux-mêmes ont un
caractère ambivalent et non seulement ils s’attribuent un rôle (ou s’en voient attribuer un) au début
de l’échange mais celui-ci peut se modifier au cours même de le session. Ainsi B. est d’abord
rassurante avant de provoquer sa fille et L., qui joue au début le rôle de taquine, se transforme
soudainement en alliée en aidant la jeune fille à se défendre face à la source du danger.
147
Ce type d’amusement est aussi très courant avec les étrangers non mayanistes qui cherchent à apprendre leurs
premiers mots.
148
En anglais drama, terme utilisé dans la littérature pour désigner une séquence interrelationnelle où est évoqué un
problème (généralement d’ordre affectif) qui implique l’enfant, qui est limitée dans le temps et souvent considérée par
les adultes comme non sérieuse.
372
De même que chez les Inuits (Briggs 1992), l’objectif de ces petits drames est de faire
émerger la conscience des enfants. Le but est également de les faire émerger en tant que participants
sociaux entiers en leur indiquant leur rôle dans les échanges, autrement dit qu’ils contrôlent leur
comportement social (Eisenberg 1986), mais aussi émotionnel. Si dans la séquence du chi’ichi’, la
taquinerie et les émotions suscitées chez l’enfant (la peur, la honte ou la colère) sont un sujet de
plaisanterie pour l’entourage, d’autres situations, quasi-équivalentes dans leur déroulement,
impliquent un danger réel et un sentiment de peur et d’angoisse chez tous les participants. C’est par
exemple le cas avec l’instanciation rituelle de l’espace pour le culte des âmes des morts effectué
dans la maison (voir chapitre 6-2.5.3.1). Dans la séquence du chi’ichi’, le langage n’est pas central,
probablement en raison du jeune âge de M (1 ; 6), et ce sont les intonations, les comportements et
les émotions qui sont déterminants dans le soutien de l’apprentissage et les processus de régulation
du comportement de l’enfant.
2.4
La gestion de l’étranger
Les étrangers, par définition, ne sont pas attachés aux espaces quotidiens des enfants Mayas
Yucatèques mais ils les parcourent cependant. C’est justement leur caractère étranger ou étrange qui
confère à ces entités humaines (mais parfois aussi surnaturelles) leur qualité dangereuse et qui est
sensé, au moins pour les parents Mayas, provoquer un sentiment de peur ou d’angoisse chez la
personne. Nous allons maintenant analyser plusieurs types d’entités étrangères ou étranges en
tentant de montrer comment le comportement émotionnel et les relations sociales sont orientés
culturellement chez les enfants yucatèques.
2.4.1
Les étrangers inconnus
La rencontre avec un étranger complètement inconnu (maya ou blanc) est, pour les Mayas,
un évènement exceptionnel, qui provoque divers sentiments et offre différentes options dans les
relations sociales.
Les adultes incitent les enfants à avoir peur et, très rapidement, ces derniers lorsqu’ils ne
sont plus des nourrissons, se cachent et/ou se mettent à pleurer à la vision, même lointaine, d’un
étranger. Ce sentiment est aussi partagé par les adultes et notamment les femmes. A mon arrivée, en
tant qu’étranger blanc (grìingo), non mayaniste et homme, j’ai eu l’opportunité de prendre la
mesure de la réalité de cette peur vis-à-vis de l’étranger inconnu. Malgré que les habitants de xK’opch’en aient une certaine habitude des étrangers, lorsque je passais dans les rues du village, les
femmes fermaient leur porte et les enfants dans les maisons où j’entrais se mettaient immédiatement
à pleurer, surtout les plus jeunes. Lorsque l’étranger est inconnu de tous, il semble que tous
partagent le même sentiment de peur, mais lorsqu’il n’est inconnu que des enfants, les adultes
taquinent les enfants en les menaçant en leur disant qu’ils vont se faire voler par le gringo. Car le
vol d’enfant n’est pas seulement attribué aux esprits gardiens de la forêt et les gringos notamment
sont réputés voler les enfants destinés, selon les Yucatèques, au trafic d’organes. On dit qu’ils leur
volent leurs yeux ou bien des organes internes. Cette peur est basée entre autre sur des évènements
réels (au moins dans d’autres parties du pays ou dans certains états d’Amérique Centrale), ou
considérés comme tels, et la rumeur fut largement diffusée par les médias il y a plusieurs années. B.
Pfeiler, une linguiste qui travaille depuis de nombreuses années au Yucatán m’a confié son
expérience pendant cette période :
Había dos ocasiones el mismo día: la primera fue en un pueblo (siempre en el municipio de Felipe
Carrillo Puerto), donde mi amiga y yo habíamos trabajado también y encargado unos huipiles: Este
día en que fuimos a los dos pueblos, en el primero, al llegar, la gente y sobre todo los niños
desaparecieron en seguida al vernos llegar en el coche. Cuando paramos con la familia donde
habíamos encargado los huipiles, primero tampoco nos querían recibir, pero luego, como venir por
el encargo, nos entregaron el pedido y nos comentaron entonces sobre el robo de los niños, (el
373
“robaniños”), de que la situación es terrible, pero aun mas en su pueblo vecino, donde los
habitantes ya dejaron de trabajar y se dedican, para poder sobrevivir, a asaltar camiones de carga
en la carretera. Pero, como nosotras estábamos seguras de que la población nos requete reconozca,
nos fuimos allá: no había absolutamente NADIE en la calle, finalmente vimos a una persona
acechando desde su puerta de la casa y aprovechamos a preguntar por la casa del H-men (que era
situada detrás de la escuela Zinder, y por eso quizás, los habitantes no sospecharon). Nos
contestaron y nos fuimos allá. No estaba el H-men y pensábamos regresar al rato, y mientras ir a
otra población cercana.
Es entonces que llegamos al coche y parecía que todo el pueblo estaba rodeando el coche, ya se
habían puesto piedras alrededor. Después de enseñarles las cartas de las instituciones laborales,
Universidad de Quintana Roo, Universidad de Yucatán, nos pidieron los pasaportes, y no nos
querían dejar ir. Pedí que me acompañasen a la casa de la familia conocida, lo hizo la mitad de la
gente, la otra se quedó cuidando a mi amiga en el coche, sin embargo tal familia dijo nunca
haberme visto!!
Pedí que se comunicaran por teléfono a mi lugar de trabajo, pero no quisieron. Finalmente, después
de horas, llegó la policía antimotines y el jefe de policía, para verificar nuestra identidad. Después
de haberlo hecho les dijeron a los habitantes que tomaran más precaución en sus acciones, pero no
lo quisieron escuchar. Después me enteré por la policía que ellos fueron llamados para venir,
porque ya atraparon a dos mujeres, “hasta la maya hablan, y están de huipil”….
Después de todo, antes de salir, me obligaron a abrir la cajuela para checar, y al final la personas
supuestamente conocidas admitieron conocerme!!
En el pueblo anterior nos habían dicho, el que roba es un alto huero, extranjero…
Les habitants du village qu’elle connaissait ne voulaient plus la reconnaître, probablement
pour des raisons sociales vis-à-vis des autres habitants du village pour qui elle était devenue une
réelle menace. Elle ne fut donc plus acceptée pendant une période jusqu’à ce que les événements
s’apaisent (Barbara Pfeiler, communication personnelle). Nous verrons que certaines entités
surnaturelles et dangereuses peuvent prendre l’apparence de familiers et il est possible que cette
idée ne soit pas étrangère au fait de repousser légitimement quelqu’un qui semble pourtant connu.
Lorsqu’on croise un inconnu, plusieurs possibilités d’interrelations sociales sont
envisageables et souvent déterminées par le nombre de participants présents mais aussi le contexte
spatial dans lequel survient cette rencontre. L’évitement est une première réaction possible et
souvent celle choisie par les femmes et les enfants, peu importe l’espace dans lequel ils se trouvent
(dans le village, la forêt ou en ville). Lorsqu’une personne arrive dans le village en voiture et
demande son chemin, les hommes, d’après nos observations, lui répondent et la renseignent de
façon exacte. En revanche, croiser une personne inconnue en pleine forêt ou dans l’espace agricole,
ne suppose pas le même type d’inférence. C’est ce que m’explique J. lorsqu’il me demande si je
mens parfois. Il me dit qu’il est important de mentir, notamment lors de rencontres avec une
personne inconnue. Pour illustrer son propos, il prend l’exemple d’une confrontation en forêt avec
une personne que je n’ai jamais rencontrée auparavant et qui prétexte s’être perdue, cherchant le
chemin du village de x-K’opch’en. Dans ce cas, me dit J., je dois lui mentir et lui indiquer une autre
direction, celle du village de Petkàakab par exemple. En effet, j’ignore si la personne est réellement
humaine, il est tout à fait envisageable pour lui qu’elle puisse être un avatar de kisin (la figure maya
du diable). Il ajoute également qu’à l’inverse, en tant que wèero (de l’espagnol huero, un « blanc »),
si jamais je demandais mon chemin à des enfants dans un village où personne ne me connaît, ces
derniers m’indiqueraient à coup sûr une mauvaise direction [NT_TC-26.04.04].
2.4.2
Les étrangers contextuels (familiers et non familiers)
Il semble que le sentiment de peur puisse également être lié à des personnes familières mais
qui, en fonction d’un contexte particulier, présentent les mêmes caractéristiques que des étrangers.
374
Même si les enfants connaissent la personne, les contextes spatiaux et temporels peuvent
contribuer à susciter la peur. C’est le cas par exemple lorsque Ld. (11) et sa jeune sœur qui vont
lak’intah uchìich, c’est-à-dire « tenir compagnie pour la nuit à leur grand-mère » et qu’elles
pleurent toute la nuit. En effet, on m’explique qu’elles ne sont pas habituées à dormir dans la
maison de leur grand-mère et même si elles se trouvent dans un espace connu le contexte temporel
le modifie en lui attribuant les mêmes propriétés qu’un espace étranger.
Nous l’avons précédemment mentionné au chapitre 7 (1.2), un familier, par exemple le père
d’un enfant qui revient chez lui d’un extérieur contextuel (la forêt) peut ramener avec lui des
mauvais vents et transmettre le mauvais œil à son enfant. On peut considérer de la même manière le
cas des personnes ivres qui, de par leur enivrement, changent de nature et développent notamment
des mauvais vents du type mauvais œil. Une personne ivre devient une « entité étrange » et
étrangère dans la mesure où on ne peut plus agir avec elle selon les normes communicationnelles et
sociales habituelles. Ceci est parfaitement connu et accepté chez les Mayas qui prennent donc des
précautions particulières, essentiellement pour les enfants, face aux buveurs. En effet, une personne
qui s’enivre perd le sens des réalités sociales et change de qualité, devenant dangereuse en
qualifiant pareillement l’espace dans lequel elle se trouve et dans lequel elle déambule. Alors que
N. et ses deux sœurs cadettes sont en train de puiser de l’eau arrive leur oncle ivre. L’aîné se
précipite et poussent ses deux sœurs pour qu’elles se pressent à rentrer sur le chemin de la maison
en disant : he’ kutàal le’ kala’ano’ ! (« voilà qu’arrive l’homme ivre ! ») sans se référer à leur oncle
qui approche par un terme de parenté, car ce dernier est maintenant avant tout considéré comme une
entité dangereuse. Mais les hommes sont aussi accoutumés à boire dans un endroit précis (même
s’il n’y a pas officiellement de cantina à x-K’opch’en) comme par exemple à l’échoppe de J situé à
l’angle de deux rues non loin de l’échoppe communautaire. Alors qu’un soir où les hommes s’y
enivrent, L. chez qui je mange, envoie ses deux filles faire une course à l’échoppe communautaire,
mais je lui demande si elle le ferait si les buveurs se trouvaient sur le chemin. Elle me répond que
non car c’est dangereux, les hommes ivres, ajoute t-elle, hach kupoch’ik máak, kuchukik máak
tumen ma’ k’aha’an ti’ (« ils insultent les gens et ils attrapent les gens car ensuite ils n’en ont plus
le souvenir »). Par « attraper », L. sous-entend à la fois un type d’agression physique, mais aussi
éventuellement sexuelle. Comme elle le souligne, le fait de s’enivrer semble déresponsabiliser les
individus qui n’ont pas à se justifier de leur actes a posteriori car, n’étant pas eux mêmes lors des
faits (sans conscience ou capacité de raisonnement), ils ne s’en rappellent plus et ne peuvent donc
en rendre compte. De même, une autre fois, L. met en garde ses filles qui sortent la nuit tombée en
lui disant que Lòol, un jeune homme proche de leur famille, est ivre et qu’elles doivent donc se
méfier de lui (alors qu’elles n’ont rien à craindre en temps normal). En revenant, de leur course je
croise les filles qui sont effectivement sur leurs gardes dans la rue.
Il peut aussi arriver que des familiers puissent, en fonction d’un contexte particulier, agir de
manière inappropriée, comme des étrangers. De même que les étrangers sont dits enlever les
enfants, certains familiers peuvent, non pas voler, mais agresser des membres de leur famille. On
évoque le cas de jeunes filles qui, se rendant au moulin à la tombée de la nuit, ont eu des relations
sexuelles, apparemment non consenties, dans la partie non défrichée du sòolar d’un membre de leur
famille. Dans ce cas, le contexte temporel est déterminant et la partie non défrichée du sòolar
semble alors partager certaines caractéristiques avec la forêt, également lieu de relations sexuelles
discrètes (voir chapitre 6-3.3.5).
Enfin, dans des cas plus rares et que nous n’avons jamais directement observés à xK’opch’en (alors que nous en avons des témoignages directs recueillis chez les Itza’ de San José,
Guatemala), les personnes familières peuvent se révéler être des avatars d’entités surnaturelles.
Nous avons déjà mentionné le cas des esprits gardiens de la forêt qui prennent l’apparence de
familiers quand ils enlèvent des enfants ou l’exemple pris par J. de ma voisine qui se présenterait
aux champs avec une longue jupe et qui serait en réalité la x-Tabay. Dans ce cas, ce sont des indices
contextuels qui peuvent mettre la personne en alerte (la jupe dans le cas de la x-Tabay qui dissimule
ses pieds de gallinacé) mais également des indices spatiaux, c’est-à-dire l’espace dans lequel se
déroule la rencontre (comme le fait de croiser un homme seul et perdu en pleine forêt, en réalité un
avatar de kisin, le diable maya).
375
Ainsi, même les familiers sont des entités ambivalentes qui peuvent, dans certains contextes,
se révéler aussi dangereuses que des étrangers et avec lesquelles il est donc nécessaire de prendre
des précautions identiques. C’est peut-être une des raisons pour laquelle les adultes, comme dans la
séquence du chi’ichi’ peuvent jouer plusieurs rôles apparemment contradictoires dans un même
drame, protecteur ou taquin, afin de soutenir l’apprentissage de l’ambivalence des entités qu’ils
rencontreront dans les espaces connus ou inconnus où ils grandiront. Si les entités sont
ambivalentes, de même le sont les espaces qu’elles qualifient parfois (par exemple dans le cas des
buveurs dans les rues).
3
La gestion des sorties ou la notion de timidité/honte (su’ulak)
Nous traiterons plus rapidement d’une émotion importante dans le gestion spatiale,
complexe et fortement soumise à la gestion culturelle : la notion de su’ulak ou « timidité/honte ».
Les observations que nous avons réalisées, considérant la complexité de la notion de
su’ulak, ne serviront qu’à illustrer une étude préliminaire des émotions et des contextes sociaux
dans lesquelles elles se manifestent. Notre objectif est toutefois limité à l’analyse de l’impact de ce
sentiment sur les déplacements. C’est pourquoi dans un premier temps, nous tenterons de proposer
une définition succincte de la notion de su’ulak puis nous prendrons quelques exemples pour
illustrer son impact sur la compréhension de l’espace social.
3.1
La notion de timidité/honte
Pour mesurer l’étendue de la notion de su’ulak dans le répertoire émotionnel des Mayas, il
est nécessaire de faire une comparaison avec certains concepts du répertoire occidental dans lequel
elle doit être traduite.
En occident, la honte est considérée comme un état émotionnel causé par la conscience
d'avoir agi de manière inappropriée par rapport à des normes sociales. C’est donc une transgression,
ainsi considérée en psychanalyse, comme externe au sujet. Il semble que, pour éprouver de la honte,
il faille avoir une conscience, même rudimentaire, de soi en tant que personne sociale et une
compréhension des sentiments des autres vis-à-vis d’une action et de la responsabilité qui découle
d’un comportement (Gordon 1989 : 320). Le sentiment de honte a aussi certains effets
physiologiques caractéristiques, comme les joues qui rougissent par exemple.
Chez les Yucatèques, il semble que la notion de su’ulak rassemble à la fois une grande part
de ce qui est considéré en occident comme de la timidité (un manque d’aisance face aux autres
membres du groupe social) et de la honte. Mais, contrairement à l’occident, la notion de culpabilité
ne semble pas centrale au concept de su’ulak. En revanche, le jugement, parfois par anticipation,
des autres membres de la communauté, est déterminant et Bricker et al. signalent que l’inverse de
su’ulak est su’tal, qu’ils traduisent par « dignité » (1998 : 250). La timidité/honte est également très
liée à la peur (mais se distingue toutefois des émotions analysées précédemment, sahak et ha’as
’óol), à la fois la peur du jugement des autres mais aussi celle de la publicité de certains actes ou
comportements. A travers les discussion que nous avons pu avoir avec certains informateurs
hommes et femmes, on peut distinguer deux formes principales de su’ulak. La première est une
forme de timidité/honte intrinsèque de la personne (umòodo máak) et fait qu’elle n’ose pas parler
facilement ou en public. Se détourner de son interlocteur ou de pencher la tête pour échapper à son
regard sont les formes d’expressions corporelles caractéristiques de ce sentiment. Le seconde forme
tient au manque d’assurance des personnes qui, bien qu’elles sâchent ce qu’elles doivent dire ou
376
faire, ont peur de mal faire ou de se ridiculiser devant les autres participants. A l’opposé de ces
personnes, sont celles qui n’ont pas de « dignité » (mina’an usu’tal), considérées à la fois comme
« folles » (lòoko) mais aussi comme « dégourdies » (bìibo, chingon).
Pour les Mayas, la notion de su’ulak a à voir avec la notion de peur et il semble que
l’habituation (sùuk) soit parfois opposée à la timidité/honte car, selon les parents, plus les enfants
sont habitués à voir une personne étrangère, moins ils ont peur et moins ils sont timides/honteux. Il
est notable que les enfants mayas socialisés en langue espagnole, mais aussi selon des normes
sociales différentes des normes mayas traditionnelles, n’éprouvent pas autant de honte que les
enfants locuteurs mayas. Une des remarques qui revient souvent chez les habitants du village
lorsqu’ils observent un enfant socialisé en espagnol est la suivante : ma’ su’ulaki’, « il n’a pas
honte/il n’est pas timide »). Mais le manque de timidité et de honte semble aussi s’accompagner
d’un manque de respect des relations sociales. Nous avons pu observer, pendant un rituel pour les
âmes des morts, l’échange suivant entre un grand-père et son petit fils qui vit à la ville de Carrillo
Puerto et dont le père n’est pas maya :
Le petit fils de R. est extrêmement turbulent, particulièrement en comparaison avec les autres enfants
du village présents, tous très calmes et qui se contentent en majorité d’observer. Comme le père de
l’enfant est absent, plusieurs fois son oncle propose au grand-père de le fouetter avec une liane. On le
menace même à différentes reprises pour qu’il change son comportement et écoute ce qu’on lui dit.
Alors que le rituel est terminé, le grand-père, Don R., va chercher une table basse en plastique où,
quelques minutes auparavant, l’enfant était en train de lire ou de dessiner, afin de la placer devant le
nohoch máak V. (le prieur). L’enfant, non content, va rechercher la table en disant « es mia ! » et
alors que R. la lui reprend, l’enfant insiste et tire la table vers lui. Le grand-père le gifle alors
relativement violemment. L’enfant est d’abord vexé puis se met à pleurnicher avant d’aller se mettre
dans un coin jusqu’à ce que tout le monde soit parti [NT_TE-09.11.05].
De manière générale, les Mayas qui ont pu observer les étrangers des grands centres
touristiques où ils ont travaillé, considèrent que les occidentaux ne sont pas timides/honteux. On
mentionne souvent le fait de se mettre en maillot de bain et d’avoir des comportements extravagants
(pour les Mayas), notamment interactionnels : ils parlent fort, adressent la parole immédiatement,
posent de nombreuses questions, parfois concernant directement leur interlocuteur, etc. Il semble
que la notion de su’ulak recouvre aussi ce que nous considérons comme de la pudeur.
Apparemment, il existe une différenciation selon le genre par rapport à la notion de su’ulak
et G., un jeune adolescent du village avec qui je voyage souvent à l’extérieur, me fait remarquer que
les jeunes filles de certains villages où nous passons « parlent rapidement » (sèeb ut’an), c’est-àdire qu’elles adressent facilement la parole à des étrangers, un comportement, plutôt attendu de la
part des hommes, et qui prouve qu’elles ne sont pas su’ulak.
Le sentiment de su’ulak, éminemment social, se construit donc au cours du développement
de l’enfant en fonction d’une part, de sa compréhension de ses propres émotions et celles des autres
et, d’autre part, de la conscience de son existence en tant qu’être social au sein d’une communauté
où existent des normes spécifiques. Ainsi, il serait intéressant de conduire des recherches de façon
plus approfondie pour évaluer les changements du contenu de la notion de su’ulak en fonction de
l’âge des individus, de leur mode de socialisation (en langue maya ou espagnole) et de leur position
dans la communauté. Il semble qu’au départ, la notion de su’ulak soit très liée à la notion de peur
puis, plus tard, au jugement des autres. En effet, les adolescents, garçons ou filles, éprouvent une
grande honte/timidité vis-à-vis des jeunes de leur âge et particulièrement ceux du sexe opposé.
Selon ce que nous avons pu observer, notamment dans la séquence du chi’ichi’, il existe des
processus pour créer ce sentiment, pour faire honte. C’est le cas, par exemple lorsque L. dit à M. qui
en train de pleurer, que ses pleurs ne sont pas bien. Nous n’avons jamais relevé d’appuis
linguistiques directs de ces formes d’humiliation (par exemple en disant « tu devrais avoir honte »).
En revanche, les expressions faciales et corporelles et la prosodie sont caractéristiques.
377
3.2
L’impact du su’ulak sur les déplacements
Même si le sentiment de su’ulak n’est pas forcément décisif dans la compréhension et
l’organisation de l’espace chez les Yucatèques, il semble qu’il contraigne de manière relativement
conséquente les déplacements. Hanks fait remarquer que traverser le seuil d’un espace domestique
sans y avoir été invité au préalable par un adulte est considéré comme impoli et subtsil149
« honteux » (1990 : 105). Ce sentiment semble cependant plus déterminant chez certaines
personnes, comme les adolescents non mariés particulièrement.
Par exemple, lorsque je demande à J. (14 ans) pourquoi il passe par des chemins derrière le
village pour se rendre au champ, il me confie qu’il a honte/qu’il est timide de s’exhiber avec ses
vêtements abîmés en passant sur la route principale. De même, les femmes, lorsqu’elles vont
ramasser du bois de chauffe ou des lianes en forêt, portent leur fardeau en mecapal (portage sur le
front), mais uniquement lorsqu’elles sont dans un espace où elles ne peuvent être vues. Quand elles
se retrouvent sur la route où elles peuvent croiser d’autres personnes, notamment du village, elles
changent de type de portage (Vapnarsky, communication personnelle).
Si l’apparence est déterminante, l’anticipation du jugement des autres est aussi décisive.
Ainsi, A. qui vient de rompre avec son fiancé ne souhaite pas se montrer à la fête de mariage de sa
voisine car elle est, selon ses proches, su’ulak.
Les Mayas, et les femmes particulièrement, anticipent leurs sorties. Leur apparence, comme
leur comportement, varient ainsi grandement en fonction de l’espace dans lequel ils se trouvent. Les
rencontrent susceptibles de provoquer le sentiment de su’ulak contraignent ainsi les déplacements.
Mais, il convient de souligner que la notion de su’ulak recouvre de nombreux domaines (que nous
n’étudierons pas ici) et détermine pour une large part la notion de personne, les relations sociales
ainsi que les formes de communications.
4
Conclusion
Toutes les sociétés déterminent des formes spécifiques de compréhension des émotions en
définissant des critères de compétences émotionnelles et en régulant l’exposition des enfants à
certaines émotions. Pour Gordon (1989) notamment, les enfants assimilent les compétences
émotionnelles en observant leurs manifestations chez leur entourage et en les partageant avec lui.
Toutefois, ce mode d’apprentissage ne semble pas suffisant si l’on regarde ce qui se passe dans la
séquence du chi’ichi’ où M. (1;6 an) est la seule à éprouver une peur, entretenue par un entourage
qui, lui, renvoie une autre émotion quasiment contradictoire, le rire. Dans ce cas, il y a impossibilité
pour l’enfant d’aligner son comportement émotionnel sur celui des autres participants. Le but de
l’entourage est de souligner la spécificité de la relation de la jeune fille avec l’entité chichi (à la fois
naturelle, surnaturelle et artéfact) et de lui faire prendre conscience de ses propres émotions dans
cette confrontation. Ce que les chercheurs considèrent comme la compréhension des émotions.
Car les émotions sont pour une large part indissociables des phénomènes sociaux. Les
expériences émotionnelles et leurs expressions dépendent essentiellement du sens qui leur est
assigné par la culture à travers une interprétation sociale. Dans les cas que nous avons analysés,
c’est l’interrelation de la personne avec des entités (naturelles ou surnaturelles) qui implique des
règles sociales et émotionnelles. C’est notamment le cas de la timidité/honte qui à la fois engendre
une peur du jugement de l’autre mais aussi une certaine méfiance, en impliquant par ailleurs une
notion de respect.
149
sub-tsil est formé sur la même racine que su’ulak : su’ (voir Bricker & al. 1998 : 250).
378
Les patrons émotionnels semblent donc transmis avec des pratiques culturelles et des modes
de socialisation. Certaines émotions sont plus valorisées que d’autres et l’environnement culturel
favorisera donc une exposition plus importante de l’enfant à certains modes de gestions d’émotions
particulières (la peur face aux entités inconnues, la timidité/honte en fonction du statut de
l’interlocuteur). Gordon désigne ce processus, qui se produit relativement tôt dans la vie des
enfants, anticipatory socialization of valued emotions. Pour lui, « through consistent and
reinforcing exposure, an emotion becomes an approved and often spontaneous reaction. It also
serves as a culturally accepted explanation for a wide range of behaviours congruent with social
values and needs » (1989 : 332). Les formes de socialisation émotionnelle dès le plus jeune âge (on
le voit avec M., avant l’âge de deux ans) finissent donc par procurer à l’enfant des réflexes
émotionnels culturellement valorisés dans certaines situations sociales, dans le cas qui nous occupe,
face à certaines entités ou certains espaces. Ceci a pour finalité de faire ressentir ces réactions
comme « naturelles » alors qu’elles sont finalement, dans leur déclenchement et dans leur
manifestation, éminemment culturelles. Cette perception des émotions comme naturelles dans la
plupart des ethnothéories, qui les lient parfois aux capacités cognitives du raisonnement et de la
conscience, permettent de proposer des explications à un certain nombre de comportements, par
exemple chez les Yucatèques le fait que les enfants pleurent (parce qu’ils ont peur) à la vue de
personnes étrangères.
Il est donc nécessaire, dans notre travail de description et d’analyse de ces processus
culturels, de considérer et de différencier à la fois notre point de vue scientifique de ces procès,
c’est-à-dire en décrivant les modes d’étayage et leurs conséquences internes chez les apprenants
(même si elles sont parfois difficilement observables) et les ethnothéories indigènes quant à
l’explication de ces procès. En effet, les ethnothéories yucatèques des émotions, de l’éducation, de
la personne, etc, c’est-à-dire les conceptions sous-jacentes et parfois pas complètement conscientes
des adultes et des enfants, vont guider les comportements et les explications des modes de
socialisation. Toutefois, les deux approches prennent en compte les propriétés et les capacités liées
au développement humain qui, réciproquement, ont forcément un impact sur ces formes de
socialisation et d’éducation.
En plus de souligner le rapport qu’il existe entre les émotions, leurs modes de socialisation
et l’espace, notre objectif est de montrer comment l’internalisation d’émotions spécifiques et
culturellement définies est aussi lié à un contexte. Ce contexte induit non seulement d’autres entités,
et donc des relations sociales, mais aussi un espace particulier. D’où le fait qu’il faille considérer
l’apprentissage des émotions, des relations sociales, de l’espace et de l’existence et des
caractéristiques des entités qui le peuple comme un phénomène « incarné » (embodied) dans
l’individu culturel. En effet, les réactions émotionnelles culturellement spécifiées deviennent
spontanées et inconscientes en fonction de relations sociales particulières qui renvoient à des
conceptions proprement mayas quant à la qualité de l’espace. Il nous semble que c’est là une des
raisons pour laquelle il est nécessaire de considérer les ethnothéories des individus comme
partiellement conscientes, même si elles restent culturelles. Elles détermineront les états mentaux,
les inférences, les intentionnalités en fonction d’objectifs et de normes sociales particulières.
Ainsi la représentation culturelle de l’espace n’implique pas uniquement des croyances
explicites sur l’espace et les entités, mais aussi des phénomènes internes à la fois cognitifs,
émotionnels et comportementaux, d’où la nécessité pour les chercheurs de ne pas considérer
uniquement un phénomène plutôt qu’un autre mais d’avoir une perspective englobante regroupant
tous ces aspects.
379
Chapitre Onze : Apprentissage de l’espace et espaces
d’apprentissage
Le présent chapitre développera essentiellement la relation entre espace et processus
d’apprentissage (c’est-à-dire comme intériorisation d’un savoir) et processus d’étayage (comme
phénomène externe à l’individu). Nous nous intéresserons dans un premier temps au « contexte
spatial », un concept que nous avons proposé (et défini au chapitre 4) afin d’avoir une approche
analytique où l’espace tient le rôle principal. L’espace n’est en effet pas un facteur unique en étant
lié au temps, parfois à des relations sociales et émotionnelles (dont certaines décrites au chapitre 10)
et, plus largement à des capacités cognitives perceptuelles (sur lesquelles nous ne nous attarderons
pas). Mais le concept de contexte spatial permet de prendre en compte tous ces facteurs. Après avoir
décrit les bases théoriques de ce concept nous en donnerons quelques rapides exemples.
Dans un second temps, nous analyserons un exemple d’activité enfantine en contexte avec la
sortie en forêt de Ep’ et de deux autres enfants. Cet exemple nous permettra d’avoir une idée des
capacités des enfants quant à leur mode d’orientation en forêt, mais également de leur degré de
maîtrise technique dans la coupe des arbres en forêt. D’autre part, une interview réalisée ensuite
avec Ep’, autorisera non seulement une comparaison entre le discours des enfants et leur
comportement lors de la sortie, mais aussi un examen des représentations de Ep’ par rapport à cet
évènement en mettant en évidence certains processus de mémorisation utilisés.
1
La notion de contexte spatial et les espaces linguistiques
L’élaboration de la notion de « contexte spatial » nous a semblé nécessaire dans l’étude des
processus développementaux car elle permet la délimitation d’un contexte d’analyse (Gaskins
1999 : 26-27). Ce concept s’inspire largement de celui d’« affordances » proposé par Gibson (Bril
2002 ; voir aussi Bril & Lehalle 1998 ; 1979) mais aussi de celui de « niche de développement »
(Super & Harkness 1986), même si contrairement à ce dernier, ce n’est pas l’individu ou l’action
qui est le point de référence, mais l’espace (ou le type d’instanciation de l’espace). L’intérêt n’est
pas de proposer une approche plus générale ou contradictoire aux précédentes, mais de nous
focaliser sur le thème qui nous occupe dans la présente étude, l’espace, mais aussi de comprendre
comment ce facteur peut-être déterminant dans la compréhension de l’univers de l’enfant pendant
son développement.
Nous définissons le contexte spatial comme étant un espace physique déterminé, mais dont
les limites ne sont pas toujours fixes et qui impose certaines contraintes ou offre certaines
possibilités de type relationnelles, sociales ou émotionnelles entre les diverses entités qui
l’occupent. Ces contraintes ou ces possibilités peuvent être variables en fonction d’un contexte
temporel. Il se rapproche ainsi de la notion de « champ d'actions encouragées » (field of promoted
action) (Reed & Bril 1996). Car le contexte spatial est avant tout une relation entre les participants
et/ou les entités qui s’y trouvent et dont l’influence n’est pas forcément liée à la présence physique
et immédiate (on peut en effet imaginer que la présence différée d’une entité ayant certaines
exigences relationnelles peut influer sur les actions). En ce sens, il « contriendrait » certains patrons
compportementaux. Bien évidemment, ces patrons sont internalisés, souvent de manière
inconsciente, par les individus et correspondent à des normes culturelles. Cette vision est empruntée
au courant dit de la cognition distribuée (distributed cognition) qui considère que la cognition n’est
pas un phénomène interne ou uniquement interindividuel, mais que l’environnement joue aussi un
rôle dans les processus cognitifs, mémoriels notamment (Hutchins 1995). Enfin, nous considérons
380
que le contexte spatial est lié aux émotions et que celles-ci sont aussi culturellement prescrites en
fonction des espaces selon une temporalité donnée. Dans cette optique, le contexte spatial comme
internalisé dans l’esprit des individus, ressemble au concept développé par les géographes, celui de
« place cognition » (ou « cognition environnementale »). Il s’agit de la conscience, des impressions,
des informations, des images et des représentations symboliques culturellement spécifiques, relatifs
à un espace. Les individus ont non seulement une information et des images sur l’existence de cet
espace et de ses éléments constitutifs, mais ils ont des idées plus ou moins conscientes sur sa
fonction, sa dynamique, sa signification et ses propriétés symboliques (Kitchin 1994a) et nous
ajouterons également sur les interrelations sociales et émotionnelles qui doivent être entretenues
avec les entités qui le peuple (elles-mêmes liées à cet espace).
Afin d’illustrer rapidement l’intérêt analytique de ce concept nous prendrons plusieurs
exemples de contextes spatiaux dans lesquels se retrouvent régulièrement les enfants. Pour
déterminer les différents contextes nous nous baserons sur nos observations ethnographiques, mais
soulignons immédiatement que, loin d’être exhaustif, cet exposé n’a pour but que de donner des
pistes pour des études à venir dans lesquels les caractéristiques et le nombre de contextes devront
être explorés plus avant. Nous insisterons essentiellement sur « l’espace linguistique », non
seulement en considérant le niveau de langage ou les propos tenus dans certains espaces, mais en
étudiant également le rapport (parfois concurrentiel) entre la langue traditionnelle, le maya, et la
langue officielle, l’espagnol. Soulignons que le concept de contexte spatial autorise aussi l’étude de
problèmes plus larges en proposant un cadre contextuel aux processus d’étayage et d’apprentissage
et, dans une certaine mesure, aux phénomènes sociaux.
1.1
La maison
L’intérieur de la maison est un espace clairement délimité par les parois qui, si elles
permettent parfois de voir l’environnement externe (par les interstices qui existent entre les rondins
de bois), reste relativement fermée aux regards extérieurs. Cet espace constitue, lorsqu’il n’y a pas
d’étrangers et en contexte non rituel, un lieu intime, potentiellement sûr et où les individus sont en
confiance. On y note une plus grande liberté linguistique ainsi que dans les rapports sociaux et
émotionnels entre les membres de la famille. Ces possibilités linguistiques, sociales ou
émotionnelles contrastent avec les contraintes qui existent dans des lieux publiques où les individus
sont plus réservés non seulement avec les autres habitants mais aussi entre eux. Cependant, la
maison n’est pas un espace sans contraintes et les règles sociales d’évitement et de respect sont
relativement strictes entre les habitants (voir Hanks 1990) et la présence d’enfants interdit certains
sujets de conversations. De plus, comme nous l’avons souligné au chapitre précédent (chapitre 62.2.3), la cuisine peut être un lieu de conversations discrètes, voire confidentielles.
En principe, la langue parlée dans le cadre de la maison est le maya. La plus grande majorité
des enfants apprennent le maya comme langue maternelle mais, dans certaines familles, les parents
socialisent leurs enfants en langue espagnole. Ceci a pour effet, d’une part, de faire de la maison un
espace de bilinguisme, mais aussi de créer des types d’échanges linguistiques non réciproques.
C’est-à-dire que certains membres conversent entre eux en espagnol, par exemple les aînés avec le
plus jeune enfant, alors que la mère qui s’adresse en maya à son enfant (ne sachant parler
l’espagnol) et se voit répondre en espagnol (qu’elle comprend cependant). Ce changement dans la
socialisation par le langage n’a pas que des conséquences linguistiques, comme le pensent les
parents, mais entraîne aussi des modifications comportementales, relationnelles et dans la gestion
des émotions (voir chapitre 10-3.1).
Enfin, l’espace de la maison est, comme tous les autres espaces, soumis à une évolution
temporelle qui en fait, de jour un espace ouvert où peuvent entrer des personnes étrangères à la
famille, alors que la nuit ce lieu devient fermé et son occupation réduite à ses habitants.
381
On soulignera la présence de plus en plus répandue de poste de télévision dans la maison.
Ce média, uniquement en langue espagnole, est un facteur essentiel de changement culturel en
introduisant non seulement la langue espagnole directement dans les foyers, mais aussi des valeurs
culturelles non traditionnelles et parfois même orientées politiquement ou socialement. Dans
certains foyers, on assiste à un phénomène déjà connu en occident où la télévision devient une
« nurse cathodique » dont les conséquences sur la transmission culturelle et la construction de
l’identité sont déjà perceptibles.
1.2
L’école
L’école est un contexte spatial bien particulier au sein de l’espace villageois. En effet, il est
physiquement délimité (voir figure 6-1) et les règles linguistiques et relationnelles diffèrent de
l’environnement maya traditionnel. Langue de communication privilégiée et quasi-obligatoire, avec
et entre les professeurs au moins, est l’espagnol.
L’école maternelle est une école bilingue et les deux enseignantes parlent couramment
maya. Plusieurs journées d’observations, que nous avons pu enregistrer en vidéo, nous ont permises
de constater que chaque énoncé en espagnol est systématiquement répété (et traduit) en maya. Pour
les professeurs, le but de cette pratique est d’habituer les enfants à la langue espagnole et de leur
fournir quelques bases linguistiques pour l’entrée à l’école primaire. Lorsque les enfants entrent à
l’école primaire, le professeur qui enseigne en premier niveau (primer grado) parle également
maya, contrairement aux professeurs des niveaux suivants de l’école primaire et de la secundaria
(l’équivalent du collège en France). Ainsi, les enfants qui ne maîtrisent pas complètement la langue
ne comprendront pas le contenu de certains énoncés. La plupart des élèves arrêtent leurs études
après le collège. En effet, pour entrer au niveau supérieur il faut se rendre au village de x-Ha’azil ou
à la ville de Felipe Carrillo Puerto, situés à plusieurs kilomètres et débourser une somme que la
majorité des familles ne peuvent assumer. Le niveau scolaire est très faible mais les enfants
apprennent les bases du calcul et de la lecture. L’apprentissage de la langue espagnole est renforcé
par la télévision.
Les relations sociales, notamment entre l’enseignant et les élèves contrastent avec celles qui
existent en dehors du cadre scolaire. De plus, les enfants y sont regroupés par niveau (et donc par
classes d’âge) en opposition au regroupement traditionnel par lien de parenté. Par exemple, à l’école
maternelle, les enfants sont divisés en deux classes spatialement séparées et les plus jeunes
(particulièrement les fillettes), qui ne supportent pas de se retrouver seuls avec les autres élèves et la
maîtresse, rejoignent, lorsqu’ils en ont un, leur aîné, dans l’autre classe de maternelle. Dans ce cas,
ils sont complètement exclus des activités et restent passifs à observer les activités des autres, ce qui
ne semble toutefois pas les gêner. L’école oblige donc à des relations sociales particulières qui
n’existent parfois pas en dehors de cet espace. C’est par exemple le cas de ce groupe de jeunes filles
qui se regroupent dans la cours de l’école primaire pour former un groupe où la langue de
communication est l’espagnol. Dans ce groupe, une jeune fille est originaire du village mais ne
parle pas maya (même si elle le comprend parfaitement), une autre a été socialisée en espagnol en
dehors du village et deux autres sont des sœurs qui sont bilingues mais parlent uniquement maya
chez elles et entre elles. En dehors du contexte spatial scolaire, les fillettes ne se fréquentent pas et
n’ont aucun lien de parenté. Ainsi, l’école, un contexte spatial, spatialement et temporellement
défini, en imposant ou en autorisant certains types de relations sociales et linguistiques, semble
propice à la création d’une culture de pairs (peer culture) (Corsaro & Eder 1990 ; Kyratzis 2004)
qui s’oppose à la culture traditionnelle des adultes. Ceci ne semble pas être le cas dans d’autres
contextes, comme nous le verrons plus loin.
382
En résumé, le contexte spatial de l’école forme un îlot physiquement, linguistiquement et
culturellement séparé de la vie traditionnelle du village, même si sa fréquentation est désormais
complètement intégrée dans la vie des enfants mayas actuels. Les enfants doivent donc apprendre,
lorsqu’ils entrent dans ce contexte spatial particulier à changer leur mode de communication, à
adopter d’autres types de relations sociales (vis-à-vis des professeurs notamment) et à gérer de
manière différente leurs émotions (en étant séparés des membres de leurs famille, face aux
enseignants et à leurs pairs).
La plupart des parents interrogés sont favorables à la scolarisation qui apporte certaines
bases essentielles et nécessaires pour vivre dans la société mexicaine actuelle. On soulignera
toutefois que la grande majorité des savoirs enseignés dans le cadre scolaire n’est jamais
réapproprié dans d’autres contextes plus traditionnels avec lesquels ces savoirs n’ont aucun lien, si
ce n’est l’individu lui-même. Par ailleurs, les professeurs ne vivent pas au village et lorsqu’ils y
restent parfois, c’est uniquement dans l’espace de l’école. La grande passivité de la majorité des
élèves, et ce dans tous les niveaux, est notable face à un système d’enseignement complètement
séparé des formes de transmission culturelles traditionnelles. Les professeurs n’attendent d’ailleurs
pas que les élèves comprennent ou assimilent le savoir dispensé, au moins si l’on en juge par les
devoirs à la maison qui consistent majoritairement à recopier des pages de livres scolaires. Enfin,
les contraintes relationnelles sont différentes de celles qui existent dans les autres contextes
spatiaux. Les professeurs, dans leur majorité, ne parlent qu’espagnol et n’ont pas une réelle
conscience de la vie que mènent leurs élèves en dehors du cadre de l’école, c’est ainsi qu’ils ont des
exigences relationnelles et scolaires souvent non adaptées. Afin d’illustrer la coupure qui existe
entre le milieu scolaire et la vie quotidienne, nous mentionnerons le fait que les professeurs
s’adressent aux élèves en utilisant leur nom de baptême (inscrit sur leur état civil), une forme
d’adresse délaissée par tous les autres membres de la communauté (qui ne connaissent
généralement pas ce nom qui, dans une certaine mesure, doit être tenu secret) au profit du surnom.
1.3
L’espace agroforestier
Comme nous l’avons évoqué à diverses reprises (chapitre 6, 8 et 9), les relations
communicationnelles ou émotionnelles sont variables dans l’espace forestier ou agroforestier selon
la nature des individus (enfant, femme ou homme adulte), ces possibilités ou ces contraintes
relationnelles sont toujours déterminées par la présence d’entités surnaturelles que sont les esprits
gardiens (Yùumtsilo’ob). Ainsi, l’espace forestier peut-être conçu comme un contexte spatial qui, en
lui-même, contient certains patrons comportementaux auxquels doivent s’adapter les individus.
Evidemment, la compréhension de ces patrons doit faire l’objet d’un apprentissage (en n’existant
réellement que dans la tête des individus) qui sera soutenu par un étayage particulier de la part des
autres membres de la communauté et qui s’appuiera sur des objets de l’environnement. Ces
artéfacts, comme l’explique Hutchins (1995), sont non seulement conçus comme des supports de
mémorisation (c’est le cas de repères spatiaux) mais pourront aussi déterminer l’action et les
processus cognitifs et émotionnels (particulièrement lorsque des repères spatiaux sont considérés
comme le siège d’entités naturelles ou surnaturelles).
L’espace forestier conçu comme contexte spatial impose des contraintes de type
émotionnelles (nous l’avons détaillé au chapitre 10) mais aussi relationnelles. En effet, il existe une
incompatibilité entre la nature féminine et les entités surnaturelles qui empêche ou perturbe la
communication. Les relations avec les enfants (les garçons essentiellement) et les esprits gardiens
sont aussi particulières et si des formes de communication existent, elles sont relativement
violentes : les esprits gardiens enlèvent les enfants en altérant leur perception pour ensuite leur
enseigner un savoir chamanique. Les hommes quant à eux, s’ils sont les plus à même d’entrer en
communication avec les entités surnaturelles sans courir de risques particuliers, doivent tout de
même se soumettre aux impératifs sociaux et rituels qui leur imposent de rétribuer les esprits
gardiens selon un mode communicationnel rituel (voir chapitre 7-2).
383
Au plan émotionnel, nous noterons uniquement le fait que la simple virtualité de la présence
des entités conditionne la gestion des émotions. En effet, même si les individus ne perçoivent pas,
par exemple, les esprits gardiens, ils savent qu’ils sont en principe présents dans cet espace,
suscitant un sentiment de peur (sahak) particulièrement chez le enfants ou les femmes.
L’espace de la forêt ou du champ semble représenter pour les hommes et les jeunes garçons
un espace linguistique de liberté. En effet, on y évoque des sujets qu’on n’aborde pas dans l’espace
domestique ou villageois et surtout en présence de femmes ou d’enfants. Les plaisanteries à
caractère sexuel sont l’exemple peut-être le plus flagrant. Par ailleurs, lorsque les hommes
communiquent avec les entités surnaturelles c’est apparemment toujours en maya.
Mais linguistiquement, l’espace forestier est aussi un lieu fortement lié à certaines activités,
essentiellement agricoles (mais aussi apicoles et de chasse) et donc à ce que Fillmore (1978 ; 1985)
considère comme des « Cadres ». Ainsi, comme nous l’avons noté déjà (voir chapitre 2-6.1), y sont
employés des termes spécialisés tels que les noms de directions cardinales, appartenant au cadre
linguistique de référence absolu et qui font apparemment partie d’un habitus masculin, auquel
femmes et enfants n’ont pas accès, et qui explique les résultats obtenus au test d’évaluation
linguistique (chapitre 2).
1.4
L’espace rituel
L’espace rituel n’est pas un espace physiquement individualisé et il est généralement limité
temporellement. Il est parfois, selon notre terminologie, un « espace instancié ». Mais, on peut aussi
le considérer comme un contexte spatial dans la mesure où il impose ou autorise des formes de
communication et de relations sociales ou émotionnelles spéciales.
Nous ne reviendrons pas sur la description de l’espace rituellement instancié (nous
renvoyons le lecteur au chapitre 7-2), mais nous soulignerons que, comme dans le cas du contexte
spatial forestier, c’est la présence virtuelle de certaines entités (âmes des morts, esprits gardiens,
saints, etc.) qui impose des formes particulières de relations sociales, communicatives et
émotionnelles.
Il semble, selon nos observations, que les enfants intériorisent d’abord les caractéristiques
du contexte spatial rituel dans le cadre du village pour les transposer ensuite dans un autre espace,
celui de la forêt. Ce qui semble a priori logique dans la mesure où les enfants ont d’abord accès aux
rituels dans l’espace socialisé et, ensuite, dans l’espace forestier (voir chapitre 9). En effet, l’espace
rituel n’est jamais indépendant de l’espace physique dans lequel il est instancié même si les types
de relations créées, quelques soit l’espace (domestique/villageois ou forestier) y si sont
généralement comparables. Pour illustrer ce point, nous prendrons l’exemple d’une discussion avec
Ep’ (8 ans) et son cousin R. (7 ans) alors que nous sommes dans le ràancho du père de R. à
l’endroit où se trouve un autel de type kunche’ (voir figure 6-18). L’espace n’est pas rituellement
instancié mais R. comme Ep’ sont capables d’expliquer comment se déroule un rituel, où se placent
les participants et de déterminer le « devant » de l’autel, c’est-à-dire là où se trouve le prieur.
Autrement dit, ils savent que l’endroit où ils se situent lors de l’interview (derrière l’autel et la croix
de bois) est un espace dangereux (ou au moins non accessible) en contexte rituel. Quand je
demande à Ep’ s’il connaît le contenu de la prière énoncée dans ce type de rituel, il me répond que
non, car celui-ci ne fait que murmurer. C’est alors que R. commence à fredonner une prière à la
manière des prieurs. En fait, il récite un Ave Maria, une prière attachée à l’espace socialisé qu’il a
pu entendre au village [K7_TC-21(2)]. Il apparaît donc que les enfants, s’ils ont intériorisés certaines
règles du rituel, doivent encore apprendre les caractéristiques particulières du contexte rituel dans
l’espace forestier et le contenu des prières en maya. Ceci se fera probablement auprès du père ou du
grand-père ou d’un chamane (si ces derniers ne peuvent lui enseigner, voir Hanks 1993b). Connaître
ces prières est indispensable car tous les hommes adultes, lorsqu’ils travaillent leur champ, doivent
être en mesure de les réciter et communiquer avec les entités surnaturelles liées à cet espace.
384
1.5
Conclusion
En quoi le concept de contexte spatial dans lequel l’espace est le facteur principal sousjacent aux relations sociales, aux formes de communications ou à la gestion des émotions est-il plus
intéressant que la focalisation sur l’action (comme c’est le cas dans les études de socialisation du
langage par exemple) ? La présentation de divers contextes spatiaux nous fournit quelques réponses.
D’abord, le contexte spatial permet de s’abstraire du type d’action pratiquée ou des formes
verbales de communication. En effet, les personnes lorsqu’elles se rendent en forêt par exemple,
peuvent accomplir différentes tâches et ne communiquent pas forcément verbalement, notamment si
elles sont seules. Ce n’est en effet pas l’activité qui déterminera les types de relations sociales ou
émotionnelles mais bien un espace particulier dans lequel se trouvent généralement certaines
entités. De plus, le contexte spatial permet aussi de considérer la présence virtuelle d’entités pas
forcément tangible (car elles sont absentes ou bien non perceptibles). En effet, c’est le caractère
habituel (ou conçu comme tel) de la présence des entités et les relations qu’elles impliquent qui est
en quelque sorte « incorporée » dans l’espace physique, le transformant en artéfact cognitif, support
de mémorisation et déclencheur de comportements et d’émotions (Hutchins 1995).
Ensuite, le contexte spatial, permet de prendre en compte les facteurs qui induisent chez
l’individu certains comportements ou réactions (émotionnelles notamment, par exemple l’angoisse
lors de sorties seul en forêt). Ceci implique que les enfants doivent adapter leur comportement
social et émotionnel en fonction de contexte spatial particulier, et c’est ce dernier qui, conjugué à un
habitus, lui donne des indices pour réagir de façon appropriée. D’autre part, la notion de contexte
spatial entraîne la nécessité d’un apprentissage. Non seulement l’enfant devra reconnaître les
caractéristiques pertinentes de l’espace physique (ou instancié) mais aussi les types de relations
sociales ou émotionnelles et les formes de communications sous-jacentes. Les formes d’étayage de
cet apprentissage doivent être observables.
Toutefois, un travail ethnographique plus approfondi doit être conduit et certaines
expérimentations envisagées afin de mieux comprendre et d’exploiter plus avant la notion de
contexte spatial. Cet outil est sans nul doute décisif pour comprendre les formes d’apprentissage de
l’espace et la reproduction ou la transformation des représentations spatiales culturellement
spécifiques (telles que la qualité des espaces par exemple).
2
Le rêve comme espace d’apprentissage
Pour les Mayas, le rêve est un « espace » d’apprentissage. Non seulement, il permet la
communication avec des entités qui se situent à un autre plan de la réalité (les âmes des morts, les
saints ou les esprits gardiens par exemple), mais le rêve permet d’avoir des expériences décisives
dans l’apprentissage.
Le rêve peut-il être considéré comme un « contexte spatial » ? Considérer le rêve comme un
espace peut sembler abusif dans la mesure où le facteur principal est une temporalité déterminée par
le cycle physiologique de l’homme, qui a lieu généralement la nuit. Toutefois, c’est bien un espace
communicationnel qui permet d’entrer en contact avec des entités surnaturelles ou non présentes
physiquement. C’est un contexte où il existe également des contraintes relationnelles, même si des
travaux supplémentaires seraient nécessaires pour les mettre en évidence de façon plus détaillée.
Le rêve constitue réellement un espace d’apprentissage où les modes d’enseignement
diffèrent des modes plus communs par habituation. Certaines vocations et les savoirs qui y sont
385
associés ne sont conçus comme étant révélés et acquis uniquement dans le rêve. C’est le cas du
savoir chamanique (Hanks 1993a, b) ou de certaines techniques de parturition des sages-femmes
(Jordan 1989). En effet, l’apprenti est en relation avec des entités surnaturelles qui lui indiquent des
techniques, des objets ou lui procure un savoir dont il se rappelle ensuite à son réveil.
Contrairement à l’apprentissage par habituation, le savoir est directement acquis. Cela semble
d’ailleurs une condition sine qua non dans la relation d’apprentissage. En effet, si l’apprenti oublie
des choses enseignées lors de ces sessions (par manque d’efforts selon les Mayas), cela peut
conduire les entités surnaturelles à rompre cette relation.
Ces sessions d’apprentissage ont donc un statut particulier en étant, comme le souligne
Hanks, des expériences « hors du corps » (1993a : 238). Contrairement aux autres formes plus
traditionnelles d’apprentissage, elles excluent l’expérimentation physique et directe en faisant, selon
un point de vue scientifique, une sorte d’apprentissage « pré-cognitif ». Ainsi le rêve est-il aussi un
mode d’apprentissage de l’espace. Les Mayas considèrent en effet qu’on peut connaître un espace
notamment avant de s’y être rendu. Ainsi, plusieurs de nos informateurs m’ont demandé si je
connaissais le village de x-K’opch’en avant d’y venir pour la première fois. Ils font alors référence
à une ethnothéorie de l’apprentissage différente de celle qui a cours en occident. Dans cette
dernière, les visions perçues en rêve sont considérées comme se basant sur une expérience préalable
et sont fondamentalement conçus comme des réminiscences de souvenirs150. Ma réponse fut donc
que, de mon point de vue, il était impensable d’avoir pu rêver du village n’y étant jamais allé et
n’en ayant aucun souvenir.
Pour les Mayas en revanche, les visions discernées durant l’expérience onirique peuvent être
une réalité effectivement perçue par l’âme (uchan ’èespiritu máak) qui sort du corps et découvre
des espaces ou entre en contact avec des entités à un autre plan de la réalité ou bien comme des
visions du futur qui ne peuvent pas encore être comprises par manque d’informations. Ces messages
peuvent parfois être envoyés par des entités surnaturelles et le type d’entité en déterminera la
lecture. On dit par exemple que les saints apparaissent tels des hommes et avertissent les individus
d’un possible danger alors que les âmes des morts délivrent des messages qui doivent être compris
« à l’envers » (kulpach), c’est-à-dire comme signifiant l’inverse de ce qu’ils signifient
normalement. Il arrive que les visions d’évènements futurs ne soient pas comprises immédiatement,
et J. me confie un jour après que nous nous connaissions depuis quelques années, qu’il avait déjà
rêvé de moi il y a longtemps sans savoir qui j’étais alors. Il m’a dit qu’il avait vu en rêve un blanc,
apparemment un ami, entouré d’enfant. Sur le coup, il n’y avait pas prêté attention ne connaissant
aucun blanc, puis il a ensuite réalisé plusieurs années après que c’était moi. Le rêve permet donc
d’avoir une expérience préalable de la réalité avant que les évènements ne se soient déjà produits.
Doit-on ainsi interpréter les rêves dans lesquels les personnes perçoivent l’arrivée de proches,
généralement quelques nuits avant leur venue ? Ou bien, est-ce la présence de l’âme de la personne
qui va arriver qui, en parcourant l’espace dans lequel elle va se rendre, entre en contact avec l’âme
de ses proches et provoque ces visions ?
Cette conception de l’apprentissage suscite de nombreuses interrogations, notamment quant
à la réalité des formes d’apprentissage et d’étayage. En effet, d’un point vu scientifique, le rêve
prémonitoire ou l’acquisition de connaissances pendant l’expérience onirique n’est pas
envisageable. On considère donc que les individus acquièrent les connaissances, notamment par
habituation et expérimentation, mais qu’ils ne prêtent pas attention à ces phases d’apprentissage ou
d’étayage (en les refoulant inconsciemment et/ou en ne les considérant comme non pertinentes).
Ceci semble d’autant plus surprenant que les Mayas, dans leur ethnothéorie de l’apprentissage
intègre fortement la notion d’habituation et d’expérimentation. Mais il convient de rappeler que les
savoirs acquis en rêve ont un statut culturellement particulier et sont généralement considérés
comme secrets inscrits dans une vocation révélée. Si cette forme d’apprentissage conçue comme
onirique est possible, c’est probablement du en grande partie, comme l’a fort bien montré Jordan
avec les sages-femmes yucatèques, à la forme complètement informelle de transmission du savoir,
150
Nous ne faisons pas référence aux visions considérées comme prémonitoires qui impliquent des ethnothéories
différentes et à propos desquelles il n’y pas de réel consensus en occident
386
diluée dans la vie quotidienne. Le savoir est donc reformulé et compilé individuellement selon une
perception culturelle proprement maya. Ceci implique des expériences oniriques interprétées selon
des notions et un univers symbolique culturel donné mais aussi que ces expériences soient
culturellement construites (expliquant comment les personnes qui sont prêtes à assumer une
fonction, telle que sage-femme par exemple, se voient révéler en rêve leur vocation par un Vierge).
3
Apprentissage de l’espace, une étude de cas : la sortie en forêt
avec Ep’, W et R
En guise de conclusion à ce chapitre et plus largement à notre travail sur l’organisation et
l’apprentissage de l’espace, nous souhaitons nous livrer à une étude de cas, celle d’une sortie en
forêt de trois garçons âgés de 8 à 11 ans, Ep’ (8 ans), M. (10 ans) et W. (11 ans) réalisée en avril
2004. Cette sortie en forêt est exceptionnelle dans la mesure où un groupe d’enfants aussi jeunes
n’est jamais autorisé, selon nos observations, à se rendre en forêt seul sans adultes pour y couper du
bois. C’est un travail scolaire imposé par le professeur de l’école primaire qui a motivé cette tâche.
La raison de la sortie en forêt ne s’inscrit donc pas dans le cadre du processus traditionnel de
découverte des espaces mais semble cependant légitime dans la mesure où les parents l’ont
approuvée, pour les garçons au moins. Ces derniers sont par ailleurs habitués à participer plus ou
moins activement à l’activité de coupe de bois. Toutefois, celle-ci se fait généralement sous la
conduite d’un aîné, toujours présent pour guider les enfants.
Le type de recueil de données et la méthode d’analyse que nous utiliserons s’inspirera du
Natural History Mode (voir par exemple Briggs 1992) qui vise à observer une action en continue et
à en extraire les divers phases en tenant compte des changements comportementaux ou émotionnels
qui s’y produisent et en observant attentivement les interactions entre participants au cours de
échanges verbaux et non verbaux et leur degré d’engagement dans l’action. Autrement dit, ce mode
de recueil et d’analyse de données permet de « contextualiser » l’apprentissage et, ainsi, de
comprendre comment se fait la construction du savoir en relation directe à l’espace.
Pour l’analyse de cet évènement, nous nous baserons sur différents documents. Lors de cette
sortie, nous avons réalisés des observations vidéos et nous avons également pu prendre quelques
photos que viennent compléter des observations d’ethnographie participante. Ensuite, une dizaine
de jours plus tard (le 05.06.2004), nous avons interviewé Ep’ au sujet de cette sortie et nous
mettrons donc en regard de nos observations, ses propos et également un dessin qui retrace son
parcours dans la forêt le jour de la sortie.
Dans un premier temps, nous retracerons donc les étapes de cette sortie en nous basant sur
l’Annexe vidéo EP ainsi que nos notes de terrain, puis, dans un second temps, nous ferons l’analyse
de ce parcours et des évènements significatifs qui s’y sont produits en les confrontant avec ce que
nous avons décrit tout au long des divers parties. Le but sera de mettre en évidence les modes de
soutien de l’apprentissage, mais aussi la relation évidente et indispensable de ce savoir à l’espace.
3.1
La sortie en forêt : description et étapes
Le 26 avril 2004, Ep’, W. et R. passent devant ma maison avec chacun une machette à la
main. W. a emmené son vélo et c’est Ep’ qui transporte la bouteille d’eau. Ils me disent qu’ils sont
en route pour la forêt, leur professeur leur a demandé d’aller couper des branches afin de construire
des clôtures pour des plantations de bananiers dans le cadre d’un travail scolaire. Chaque groupe
doit couper 45 branches pour la clôture et 4 piliers plus gros qui soutiendront la structure dans les
387
angles. Je demande aux garçons si je peux les accompagner, ce à quoi ils me répondent qu’ils sont
d’accord.
Lorsqu’ils arrivent au croisement à la hauteur de la maison de DC, Ep’ et W. se demandent
dans quel endroit ils vont se rendre pour trouver du bois (0’20)151. Il semble que, sous l’influence de
Ep’, ils s’accordent pour aller derrière le terrain de baseball, un lieu qu ce dernier connaît bien pour
s’y rendre régulièrement avec ses frères aînés et ses oncles, par ailleurs propriétaires de ces
parcelles de forêt (voir figure 6-10). Sur le chemin, lorsqu’ils traversent le terrain de baseball, Ep’
fait allusion à une grande excavation (sahkab) qui se trouve au sud-ouest, vers la parcelle de son
frère (0’27). Mais c’est vers une autre excavation, localisée le long du chemin qui mène vers le sud,
que les trois garçons se dirigent en courant. Une fois rendus au fond, ils me demanderont de les
prendre en photo tous les trois (1’15).
Autour du sahkab, Ep’ repère certains arbres (1’30) et les trois garçons commencent donc à
en couper. Lorsqu’ils voient un arbre qui convient, ils dégagent un périmètre autour afin de pouvoir
le couper correctement. Ep’ coupe ainsi une branche de xa’an, une espèce de palme, ainsi qu’un
autre arbre adjacent (2’30). W. lui demande à quelle fin il coupe cet arbre, s’il servira de bois pour
la clôture ou bien comme pilier (yòok). Pour W., il conviendrait pour un pilier car les bois pour la
clôture doivent être plus minces. Il lui indique la taille des piliers à l’aide de l’étalon (p’isil che’)
qu’il vient de faire (3’35) et les deux enfants conviennent du nombre qu’il reste encore à couper.
Les moments de travail alternent avec des moments de jeu et Ep’ tente avec M. de monter aux
arbres, en l’occurrence à un chakah dont l’écorce, d’apparence pelée, est très glissante (hahalkil)
(3’44). Les enfants utilisent, au moins au début, l’étalon pour couper les branches à la bonne mesure
(5’20).
Alors qu’ils décident de changer d’endroit (ko’one’ex yáanal tu’ux !) (5’46), s’engage une
discussion sur le nombre et la taille des branches à couper (6’00). Apparemment les bois pour la
clôture doivent être plus grands. Ep’ et M. indiquent la taille en levant le bras au-dessus de leur tête
(6’37). W. fait remarquer qu’il faut de piliers de un mètre, la longueur de l’étalon, dimension qu’il
met en évidence en utilisant la méthode de mesure usitée par tous les adultes, c’est-à-dire en tendant
le bras (7’08). Comme W. est encore un enfant, son bras ne mesure que 50 cm et il mesure donc en
deux fois. Avant de partir, les garçons s’interrogent sur quel chemin prendre et demandent à W. où
se trouve son vélo (7’25). M. me demande si je connais le nom de l’arbre qui se trouve à côté de lui,
qu’il pense être un arbre chéechem152 dont la sève est extrêmement urticante (7’35). Les branches
coupées sont disposées le long du chemin et après être revenus auprès du sahkab, les trois garçons
s’enfoncent plus au sud dans la forêt (7’55).
Devant une dépression topographique (8’03), j’interroge les enfants sur l’utilité de ces
branches qu’ils coupent. Ils me répondent qu’elles serviront à faire un enclos pour les bananiers
qu’ils vont planter le même jour dans la cour de l’école. Pendant que Ep’ coupe des branches, W.
lui demande le nombre qu’il a déjà coupé et l’enjoint de les sortir sur le chemin (8’27). Les enfants
ne s’enfoncent jamais loin à l’intérieur de la forêt en restant toujours à quelques mètres du chemin.
M. propose ainsi de couper les arbres qui se trouvent directement sur le bord du sentier (8’31), W.
est d’accord il lui dit de les couper (ch’akeh !) en utilisant une forme impérative. A nouveau les
enfants utilisent l’étalon car ils coupent maintenant des branches plus grandes qu’ils diviseront
ensuite en deux (8’48). La technique utilisée par les garçons pour couper les arbres est tout à fait
similaire à celle de leurs aînés, ainsi Ep’ de couper un arbre d’abord au pied, puis de l’étendre
ensuite à terre pour en couper les branches du haut, sans oublier, enfin, de les retirer ensuite du
chemin (9’22 à 10’50). Il évoque une croyance (bey uya’aleh, « comme on dit ») selon laquelle, si
tu as mangé dans ton hamac alors l’arbre que tu coupes ne tombera pas (9’22). M. fait remarquer à
Ep’ qu’il devrait couper l’arbre à la hauteur des xexàay (début des ramures) (9’50), un conseil
aussitôt suivi par Ep’. Quand je l’interroge W., ne peut me donner le nom des arbres qu’il coupe
mais il peut cependant indiquer d’autres arbres plus grands de la même espèce, comme celui qui se
151
152
Les indications temporelles font référence au code temporel de l’Annexe vidéo EP.
Metopium brownei (Jacq.), en français « bois mulâtre ».
388
trouve derrière lui (te’ wa’la’an he’lo’ « celui debout là-bas »). Il souligne également que cette
espèce ne pousse que dans la forêt et que les plus gros arbres peuvent servir à la fabrication des
maisons. Ep’, qui se trouve maintenant plus à l’intérieur de la forêt, coupe différents arbres en les
laissant à l’endroit où il les a coupés (11’33). Il a déjà repéré d’autres arbres, qu’il connaît mais dont
il a oublié le nom lors de l’interview (13’ 43), et se déplace en gardant en mémoire la position des
arbres déjà coupés, de ceux qu’il projette d’abattre et de la position du chemin (14’15). M. a
finalement trouvé une branche de chéechem qu’il tient au bout de sa machette afin d’éviter de la
prendre dans sa main du fait de son caractère nocif (14’30). Il indique ensuite une plante, nommé
hanan puis une autre dont le nom est x-tsu’tsuk (14’48 et 15’08). Ep’ se met à siffler pour savoir où
se trouve W. et afin que ce dernier les rejoigne lui et M. (15’13). Sur le chemin M. indique un autre
arbre chéechem, reconnaissable aux traces noires laissées par la sève séchée (15’22), puis donne le
nom de l’arbre que Ep’ est en train de couper, un xu’ul (15’42).
Les trois enfants s’arrêtent devant un petit monticule qu’ils considèrent rapidement être une
tombe et évoque l’histoire d’un homme, le grand-père de M., tué il y a quelques années et retrouvé
dans une grotte à moitié enterré (15’50). Malgré que Ep’ note que le’ pixan kusahakbesik máak
(« les âmes effraient les gens »), les enfants se mettent à creuser le monticule à l’aide de leur
machette. Alors que je prends une photo, Ep’ s’éloigne et dit qu’il ne veut être pour rien dans cette
histoire de déterrer les morts (cf. figure 11-6). M. se met à parler de muka’an tak’in (« d’argent
enterré ») et tous acquiescent (non filmé). Lorsqu’ils ont atteint le croisement des chemins plus au
sud, suffisamment de bois a été coupé et les trois enfants décident donc de rentrer en ramassant les
branches déjà coupées sur le chemin du retour (16’48). W. utilise le porte-bagages de son vélo alors
que Ep’ et M. porte leur fardeau sur l’épaule à la façon de leurs aînés. Sur le chemin du retour, M.
me rappelle l’emplacement de la tombe (te’ bàanta’ yàan le’ kimeno’) qu’il pointe avec sa machette
(17’35). Ep’ va rechercher les quelques branches qu’il a laissées dans la forêt (17’42). Une fois tous
les bois collectés, les enfants se rendent ensemble au terrain de baseball où ils retrouvent un groupe
d’autres jeunes garçons (cf. figure 11-1). Ils entament une discussion sur leur collecte de bois et sur
les exigences des professeurs. W. part à vélo avec les autres garçons et Ep’ et M. se retrouvent
seuls. Les deux garçons s’accordent une pause au terrain de baseball (18’01). Ils conviennent, étant
donné le poids important des branches, de conjuguer leurs efforts en ne faisant qu’un fardeau qu’ils
porteront à deux (18’32). Ep’ utilisera la ficelle de sa bouteille d’eau pour lier les bois à la façon des
adultes (18’50). Les deux garçons retournent alors, non sans peine, jusqu’à la maison de Ep’ où tous
se retrouveront en fin d’après midi pour couper toutes les branches et les emporter à l’école.
3.2
Analyse
A partir d’un évènement comme la sortie en forêt de Ep’ est ses compères, il est possible de
dégager plusieurs axes d’analyse.
3.2.1
Un habitus maya
A partir de l’observation des comportements réalisée lors de cette sortie et d’une
ethnographie conduite avec les adultes, nous pouvons mettre en évidence un certain nombre de
ressemblances dans les modes d’appréhension de l’espace et les techniques employées entre les
enfants et leurs aînés.
Comme les adultes, les enfants se rendent en forêt en emportant avec eux les outils et les
accessoires considérés comme nécessaires à la coupe de bois. Ils ont chacun une machette, mais
prennent aussi soin d’emmener une bouteille d’eau car nous sommes au mois d’avril, pendant la
période sèche, et il est presque midi, l’heure la plus chaude de la journée. Cette précaution contraste
avec l’oubli de W. et de sa mère lorsqu’elles se perdent en forêt (voir chapitre 6-3.5.1.1). On peut
également imaginer que Ep’ a emporté cette bouteille sous l’incitation de ses parents. W., qui
389
possède un vélo, le prend avec lui, non pas tant pour pouvoir se déplacer rapidement, mais pour être
en mesure de ramener le fardeau de bois plus facilement sur son porte-bagages, à la manière des
hommes qui rapportent ainsi quasi-quotidiennement du bois de chauffe. La façon dont il attachera
les branches à l’aide d’une vieille chambre à air, est conforme à celle des adultes De même, la façon
dont Ep’ et M. transportent leur fardeau sur l’épaule en y incluant leur machette ressemble à la
méthode de leurs aînés.
Les techniques de coupe de bois utilisées par les enfants ressemblent également à celles de
leurs aînés (que nous avons documentés lors de nos nombreuses sorties en forêt avec des hommes
adultes). Avant l’abattage d’un arbre, les enfants prennent soin de dégager un périmètre autour de
l’arbre à couper. Cette mesure est essentielle pour éviter que la machette ne se prenne dans des
branches ou des lianes alentours et, par la force et l’amplitude des mouvements, n’en viennent à se
blesser gravement. L’arbre est généralement coupé à une dizaine de centimètres au dessus de la
terre, bien que la hauteur de coupe puisse varier selon des critères peut-être liés à la forme de l’arbre
(s’il est droit ou courbé). Une fois coupé, l’arbre est ensuite couché à terre, selon les possibilités
offertes par la végétation environnante. Lorsque cela est possible, comme c’est le cas avec l’arbre
que coupe Ep’ (9’55), il le couchera sur le chemin. Comme les adultes, les enfants sont intéressés
par des troncs droits, et, dans la mesure du possible, ils coupent donc les arbres à la naissance des
ramures afin de ne récupérer que la partie rectiligne. A l’instar des hommes lorsqu’ils coupent un
arbre sur le chemin, Ep’ prend soin d’enlever les branches coupées pour laisser le chemin libre.
Enfin, comme leurs aînés, les enfants, une fois qu’ils ont abattus quelques arbres, changent de lieux
régulièrement. Pour couper une cinquantaine de branches, Ep’, W. et M. ont exploré au moins trois
endroits différents avec chacun un rayon de plusieurs mètres.
Enfin, certaines techniques employées par les enfants rappellent celles des adultes lorsqu’ils
exploitent le milieu forestier. C’est le cas par exemple avec l’emploi d’un étalon en bois d’un mètre
(ou p’isil che’) déjà mentionné au chapitre 6-3.2.1. W. en calcule la dimension en employant une
technique habituelle chez les Mayas à partir de la longueur de son bras tendu. Et, comme les
hommes adultes, lors du défrichage d’un champ (chapitre 6-3.2.1) ou lors de leurs déplacements en
forêt (chapitre 6-3.4), les enfants recourent au repérage sonore pour se localiser et communiquer
sans se voir.
Soulignons par ailleurs, la discussion entre les trois enfants et un autre groupe de garçons
sur le chemin du retour qui rappelle les échanges entre groupes d’adultes. Les sujets abordés sont
généralement l’avancée dans le travail, la description des espaces où ils se sont rendus, etc. Ce
furent les thèmes abordés par les enfants lors de la sortie, mais dans la mesure où nous n’avons pas
d’enregistrement de ces échanges, nous n’en approfondirons pas l’analyse.
Figure 11-1: rencontre de Ep', W. et M. avec un autre groupe d'enfants
390
On note cependant certaines nuances dans les techniques et les comportements des enfants
avec l’habitus adulte. D’abord, Ep’, lorsqu’il dégage l’arbre qu’il veut abattre (2’30), coupe une
branche de palme (xa’an). Ce geste est contraire à l’éthique des adultes Mayas Yucatèques pour qui
cette espèce est très valorisée et préservée jusqu’à maturation, stade où la palme devient un
matériau privilégié de construction (pour les toits essentiellement). Ensuite, on constate que les
enfants manquent clairement d’aptitude dans le maniement de la machette (voir par exemple 4’41
ou 9’50). D’après notre expérience avec les hommes adultes, le meilleur angle de coupe est 45°,
mais les enfants coupent eux selon un angle quasiment droit (à 90°) n’utilisant ainsi pas les
propriétés optimales de la lame et la force de leur mouvement. Il nous est difficile de donner une
explication à ce geste mais nous pouvons proposer deux explications : ou bien les adultes
encouragent les enfants à couper les branches avec un angle de 90° pour éviter au maximum la
machette de glisser au risque de blesser la personne, ou bien, les enfants n’ont pas encore
suffisamment exploré les propriétés de l’objet et manquent d’expérience dans la maniement de cet
outil. De plus, est également possible que les machettes emportées par les enfants ne soient pas très
bien effilées (soit qu’ils ne les aient pas affûtés, soit que les parents, qui leur ont données, n’ont pas
souhaité que les machettes soient trop efficientes et ne puissent blesser les enfants). Enfin,
contrairement aux hommes adultes, les enfants ne connaissent pas le nom de la majorité des arbres
qu’ils coupent, même si nous verrons qu’ils en connaissent les propriétés.
Mais si les enfants ne connaissent pas tous les noms des arbres qu’ils coupent, ils ne font pas
d’erreur dans le choix des essences. Pour s’en convaincre, nous avons pris un photo du fardeau de
Ep’ et l’avons fait analysé par DC pour qu’ils nous donne les noms et caractéristiques des diverses
essences coupées par son neveu, voir figure 11-2 ci-dessous.
Figure 11-2: photo du fardeau de Ep' analysé par DC
On constate qu’une seule essence seulement (pom) ne convient pas tout à fait pour la
construction de clôtures. Par ailleurs, aucune essence n’est complètement inutilisable ou dangereuse
(tel le chéechem dont la sève est urticante). Les enfants connaissent donc les essences d’arbres, dont
la plupart ne poussent qu’en forêt, avant de connaître leur nom.
3.2.2
Apprentissage, relations sociales et échanges linguistiques dans le groupe
En observant Ep’ et ses deux compères se déplacer en forêt, travailler ensemble et avoir des
échanges verbaux, on peut se demander dans quelle mesure les trois garçons forment une
391
« communauté de pratique » et un « groupe de pairs » (peer group). Ces deux types de
regroupement font référence à deux approches analytiques qui définissent des types de relations
sociales et linguistiques particulières impliquant à chaque fois l’apprentissage. Nous tenterons de
montrer comment chacune de ces deux notions peuvent être pertinentes pour comprendre les règles
sociales et les relations de pouvoir qui s’établissent à travers les comportements et les échanges
verbaux entre les trois enfants. Nous considérerons aussi que, malgré le caractère temporaire de ce
regroupement, les enfants appartiennent, dans d’autres contextes relativement comparables, à des
groupes plus larges qui sous-tendent des relations similaires.
Le groupe que forme Ep’, W. et M. peut être regardé comme une « communauté de
pratique » dans la mesure où, selon la définition qu’en donne Wenger (1998), ils se rassemblent
pour effectuer une tâche en commun et apprennent ensemble à la réaliser de la meilleur façon
possible. Toutefois, et contrairement à la définition complète de Wenger, les garçons n’interagissent
pas régulièrement pour l’accomplissement de cette tâche particulière, au moins dans un groupe tel
que celui formé lors de cette sortie. En revanche, les enfants sont constamment des participants
périphériques dans d’autres communautés de pratiques comme c’est le cas lorsqu’ils participent aux
travaux agricoles ou agroforestiers avec leurs aînés, notamment pour la coupe de bois. Lors de cette
sortie, ils se retrouvent comme participants entiers car les trois garçons effectuent tous toutes les
tâches de l’activité : recherches, coupe et transport des arbres. Cependant, et comme dans tous les
groupes formés par les adultes lors de tâches en commun, tous les participants n’ont pas un rôle
identique ou équivalent. En effet, d’après nos observations, il se dégage toujours une personne
référent dans chaque groupe, dont le rôle est de diriger les actions des autres en prenant une
décision qui fait généralement suite à des négociations entre tous les membres. Ce rôle est en
principe implicitement assumé par le plus âgé du groupe (supposément le plus expérimenté ?) et il
laisse sa place à l’arrivée d’un membre plus âgé. Lors de la sortie observée, c’est clairement W. qui
se pose comme référent, probablement du fait de son âge (11 ans) mais aussi de son expérience et
de sa forte personnalité. On constate que c’est lui qui, à plusieurs reprises, prend les décisions ou
valide celles des autres. C’est le cas probablement lorsque les enfants choisissent un endroit où se
rendent les enfants pour couper du bois, puis c’est lui qui décide de changer de lieu (5’45 :
ko’one’ex yáanal tu’ux, « allons ailleurs ») pour la recherche d’autres arbres. Lorsque M. propose
de couper les arbres près du chemin (8’30 : ko’ox ch’ak e’ che’ ti’ yòok umèetah, « coupons ces
arbres pour en faire des piliers [litt : des jambes]), W. acquiesce en utilisant un impératif : chakeh !
(« coupe le(s) ! »), confirmant ainsi la pertinence de la proposition de M. (et en l’y autorisant d’une
certaine manière). Régulièrement, il demande aux autres combien d’arbres ils ont coupés et est le
référent quant à la taille à laquelle il convient de couper les bois.
On note enfin, comme chez les adultes, une tendance chez les enfants à discuter et négocier
le déroulement et la forme de résolution des tâches ou de l’activité dans laquelle ils sont impliqués.
Ces négociations se traduisent verbalement par des propositions (changer d’endroit), des conseils
(comme lorsque M. indique à Ep’ où couper la ramure de l’arbre) et peut aboutir à une résolution
des tâches en commun (comme lorsque Ep’ et M. décident de fusionner leur fardeau pour le
transporter ensuite à deux). Cette forme de résolution de problème en collaboration est ce que
Roschelle et Teasley nomment « la cognition partagée » (shared cognition). Les individus
s’appuient sur les connaissances des autres participants où « collaborative problem solving takes
place in a negotiated and shared conceptual space, constructed through the external mediational
framework of shared language, situation and activity - not merely inside the cognitive contents of
each individual's head » (1995 : 71). Cette forme de résolution de problème négociée en
collaboration est fortement privilégiée chez les Mayas et particulièrement, selon nos observations,
dans les activités des hommes adultes.
C’est l’implication des enfants dans des communautés de pratiques où ils sont participants
périphériques qui leur a permis, malgré leur manque d’expérimentation directe dans toutes les
tâches, d’avoir une idée précise sur leur exécution et leur déroulement. Ainsi, leur manque
d’expérience ne signifie pas qu’ils n’ont pas de représentations définies des tâches à accomplir et,
392
nous le verrons, des relations d’apprentissage en jeu dans l’activité. Au contraire, on constate qu’ils
reproduisent les schémas utilisés par leurs aînés.
Peut-on en revanche considérer le groupe d’enfant comme formant un « groupe de pairs »
(peer groupe) ? Si l’on considère la définition proposée par Corsaro & Eder (1990) du groupe de
pairs comme « un ensemble d’activités ou de routines stables, d’artéfacts, de valeurs et de
préoccupations produits par les enfants et partagés dans l’interaction avec des pairs » (notre
traduction), on se heurte à la même limitation que dans celui de la communauté de pratique, c’est-àdire que le groupe formé par les trois garçons et leur production ne peut être, dans sa configuration
lors de cette sortie, considéré comme une activité stable et régulièrement partagée. Toutefois, le
concept de groupe de pairs peut se révéler pertinent dans le cas analysé car il autorise une étude des
relations sociales de pouvoir et des échanges verbaux entre les trois enfants qui, par ailleurs, font
régulièrement partis d’un groupe de pairs plus large dans le cadre de l’école où les mêmes relations
sont en jeu.
Pour Kyratzis, le groupe de pairs, et par là, la « culture de pairs » (peer culture) en tant que
groupe social d’enfants, a plusieurs intérêts car il permet (a) de construire une identité sexuelle et
(b) de gérer les relations entre les genres (essentiellement à l’adolescence), (c) de résister à la
culture adulte, (d) de (re)construire des affiliations dans les groupes d’enfants à partir de critères
ethniques et, point qui nous intéressera plus particulièrement, (e) de gérer les inclusions et les
rapports de pouvoir à l’intérieur d’un groupe (2004 : 627).
Dans la mesure où le groupe d’enfants étudié lors de cette sortie est composé de garçons
uniquement nous ne parlerons pas de la différenciation sexuelle. Soulignons toutefois que les
enfants, hors du contexte familial et à l’école notamment, tendent très tôt à se regrouper de façon
exclusive selon le sexe. Comme nous l’avons mentionné (chapitre 9-2.6) à partir du stade où les
enfants sortent seuls, les filles ne se retrouvent quasiment jamais entre elles à l’extérieur pour
former des groupes d’activités contrairement aux garçons qui se réunissent pour jouer (au football
ou au basket-ball sur la place du village), pratiquer des activités de chasse (au lance-pierre) ou
simplement discuter. Les enfants étant tous Mayas et tous du même village, l’enjeu interethnique
n’est ici pas pertinent.
En revanche, il est intéressant d’analyser comment, notamment à partir des échanges
verbaux, se construisent des relations de pouvoir entre les enfants. Comme nous l’avons souligné, la
forme de travail et les relations d’apprentissage en communauté de pratique impliquent toujours une
personne référent. C’est W., de par son âge (11 ans) et sa forte personnalité qui assume donc ce
rôle. Les enjeux d’intégration et de pouvoir se situent donc dans la place que Ep’ et M. prendront
dans le groupe, si l’on suppose une organisation plus ou moins hiérarchique entre les enfants
(apparente dans les prises de décisions, les comportements et les échanges verbaux). Malgré que
Ep’ soit plus jeune que M., il participe activement dans les prises de décisions et s’il ne décide pas
en dernier lieu du lieu où les enfants se rendent, il suggère d’aller derrière le terrain de baseball.
Dans cet espace qu’il connaît, il est plus à l’aise que M., moins familier de ce lieu. De plus les
relations sociales entre les participants et impliquées par ce contexte spatial lui donne une place
déterminante dans le groupe. Ep’ et W. sont en effet cousins et la partie de forêt où se rendent les
enfants appartient aux oncles de Ep’ (lui donnant ainsi une légitimité pour y couper des arbres). Ma
présence renforce aussi peut-être la position de Ep’ dans le groupe car je le connais depuis mon
arrivée au village, trois ans plus tôt. Cependant, la structure du groupe ne semble pas réellement
affectée par ma présence en n’empêchant pas W. de prendre des décisions et Ep’ des initiatives
(monter aux arbres par exemple) sans me consulter alors que je suis de fait l’aîné. Mais mon statut
d’étranger et de participant très périphérique semble ne pas m’impliquer dans les relations de
pouvoir qui existent entre les enfants. Toutefois, les relations ne sont pas uniquement hiérarchiques
et, comme nous l’avons souligné pour les adultes, il existe des négociations entre les membres. Pour
son intégration au groupe, M. donne des conseils et fait constamment des propositions puis se lance,
après que j’ai sollicité à plusieurs reprises les enfants pour qu’ils m’indiquent le nom des arbres
qu’ils sont en train de couper, dans la description taxinomique de la plupart des plantes qu’il
393
connaît. De cette façon, M. m’intègre aussi au groupe car il me connaît moins que Ep’ et W. et il
tente ainsi de construire une relation par défaut basée sur la peur et la timidité/honte (voir chapitre
10), pour la transformer en relation de confiance.
Enfin, peut-on considérer que le groupe de pairs, dans le cas de la sortie analysée, permet la
résistance à la culture des adultes ? Considérant ce que nous avons énoncé, notamment à propos de
la reproduction de l’habitus des adultes, la réponse est non. Au contraire, les enfants tendent à
reproduire, probablement inconsciemment, la culture des adultes. Non seulement dans les
déplacements et les techniques utilisées mais également dans les types de relations sociales et les
échanges verbaux. Mais l’exemple que nous avons analysé n’est probablement pas pertinent
concernant ce point particulier. Dans la littérature concernant la culture des pairs, ce sont
essentiellement dans le cadre scolaire et les jeux symboliques (relativement rares dans la culture
maya traditionnelle, Gaskins 1999 : 47) qu’on note la création et la reproduction d’une culture
enfantine. Si l’activité étudiée n’en fait pas partie, certaines observations préliminaires à l’école et
des discussions complémentaires avec les enfants nous ont permis de constater qu’il existe une
culture enfantine maya et que, si la résistance à la culture adulte existe, elle se traduit
essentiellement par une manipulation de valeurs culturelles mayas et mexicaines (c’est-à-dire non
mayas), notamment avec l’usage de la langue espagnole.
3.2.3
L’apprentissage de l’espace : repères spatiaux, historicité et émotions
Après la sortie, nous avons demandé à Ep’ de faire un dessin du trajet qu’il a suivit avec W.
et M ; lors de la sortie quelques jours plutôt (cf. figure 11-3). Par ailleurs, nous avons également
réalisé une interview en lui demandant de décrire les différents lieux où il s’est rendu. La
transcription de cette interview est en annexe (cf. annexe 10).
Figure 11-3 : dessin de Ep’ retraçant la sortie en forêt
Ce qui transparaît clairement dans le dessin comme le discours de Ep’, à l’instar des
hommes adultes (voir chapitre 6-3.4), est la prédominance des repères spatiaux. Ceux-ci sont de
divers types, rappelant la variété rencontrée dans les réponses du test du labyrinthe aveugle (voir
chapitre 3-2.5.2). Sur le dessin de Ep’ (cf. figure 11-3), on note une illustration du terrain de
baseball (n°1 & A10 l.9) où apparaît distinctement l’endroit où lui et M. se sont arrêtés pour se
reposer (un lieu qui sert en principe de « tribune » lors des compétitions de baseball) (voir
figure 11-4).
394
Figure 11-4: Sur le chemin du retour, Ep' se repose à la "tribune" du terrain de baseball
Les accidents de terrains sont également des repères pertinents qui sont symbolisés dans le
dessin de Ep’ (n° 2 et 5 de la figure 11-3) et mentionnés lors de l’interview (A10 l.26). On
soulignera l’importance de l’excavation (sahkab), qui prend dans le dessin de Ep’ un espace notable
(n°4 de la figure 11-3) et qu’il mentionne aussi à deux reprises (A10 l.13 & 43). Les repères
végétaux, notamment les arbres (A10 l. 20, 41 & 70), constituent aussi des repères importants et
apparemment facilement mémorisables.
On remarque l’importance des chemins à la fois dans le dessin et le discours de Ep’ (A10
l.16, 18, 32 & 84) qui, comme nous l’avons souligné au chapitre 6-4, sont fondamentaux pour relier
les repères entre eux mais pouvant aussi constituer eux-mêmes des repères. C’est semble t-il le cas
avec le chemin des fourmis sàay figurant en n°3 dans la figure 11-5 (voir aussi figure 11-3 et 17’12
dans l’Annexe vidéo EP). Nous considérons ce chemin comme un repère spatial dans la mesure où
Ep’ l’utilise dans la description de son parcours comme un lieu où ils sont arrivés : k’ucho’on (…)
yiknal ubèele’ sàay , « nous sommes arrivés à l’endroit où il y a un chemin de fourmis sàay » (A10
l.15-16). De plus, l’emploi de yiknal (littéralement « dans son espace proximal ») renforce cette idée
du chemin des fourmis conçu comme un repère et non un chemin qui mène à un lieu précis.
395
Figure 11-5: Ep' marchant dans le chemin des fourmis sàay
Ep’ fait aussi allusion à « la moitié du chemin » qui mène au village de Petcacab localisé
plus au sud que nous interprétons comme étant le croisement que les trois garçons atteignent avant
de faire demi-tour (noté 5 sur la figure 11-3). Ep’ emploie le verbe directionnel « monter » pour
signaler que c’est l’endroit le plus loin où ils se soient rendus avec W. et M. Une étude
supplémentaire serait nécessaire pour comprendre le sens exact de l’emploi de ces verbes dans la
compréhension de l’espace (mais nous renvoyons le lecteur aux travaux de Bohnemeyer 2003, in
press ; Bohnemeyer & Stolz in press).
De la même façon que dans la typologie proposée lors du test du labyrinthe aveugle
(chapitre 3), Ep’ fait plusieurs fois références à des lieux conçus comme des repères spatiaux à
partir d’un évènement, c'est-à-dire en liant l’espace à une temporalité particulière (le déroulement
d’un évènement) mais impliquant aussi un savoir partagé avec le co-locuteur, en l’occurrence
l’ethnologue. Selon les termes de Hanks (1990), en ayant suivi Ep’ et ses deux compères dans la
forêt, lui et moi sommes dans un rapport de grande « symétrie de savoir » (symmetry of knowledge)
et les possibilités de référence offerte par Ep’ dans le « cadre participatif » (participant frame) sont
d’autant plus grandes que nous avons ce savoir partagé. C’est ainsi qu’il fait référence à des repères
spatiaux à chaque fois combinés à un évènement : « là où criaient les oiseaux » (A10 l.35), « là ou
M. est monté dans l’arbre gumbo-limbo » (A10 l.41), « quand tu nous a pris en photo dans la
grotte » (A10 l.43). Ep’ fait aussi référence à un terrier de tatou où il s’est enfoncé jusqu’à la
cheville (A10 l.52). Lorsqu’il reporte cet évènement il utilise un cadre indexical sociocentré
déterminé par la position des participants.
Plus largement, certains repères s’inscrivent dans une « historicité de paysage ». C’est le cas
notamment avec le petit monticule de terre au bord du chemin qui évoque à M. l’endroit où son
grand-père à été retrouvé enterré et qui est rapidement interprété comme une tombe (15’50). C’est
ainsi que M., me le rappellera sur le chemin du retour (17’35). Cette interprétation indique non
seulement que les enfants ont une connaissance, même approximative, d’évènements de l’histoire
396
locale à moyen terme153, et qu’ils ont une tendance nette à interpréter l’espace à partir de
d’évènements inscrits dans le court terme (les actions lors de la sortie) et le moyen terme (l’histoire
du grand-père de M.). Les adultes, comme nous l’avons souligné au chapitre 8, plaquent en plus sur
l’espace une historicité sur le long terme en voyant par exemple dans les monticules préhispaniques,
les maison des esprits gardiens construites, selon la chronologie maya, avant la création de
l’homme.
La mention des enfants à « l’argent enterré » (muka’an tak’in), reflète aussi cette perception
culturelle maya de l’espace. La thésaurisation aux époques antérieures et les dépôts préhispaniques,
font que l’on retrouve parfois dans les habitats anciens de l’argent enterré ou caché dans de petite
excavation (sahkab). Pour les Mayas, la présence d’argent dans les villages abandonnés ne fait
aucun doute, même s’ils considèrent que cet argent peut apparaître uniquement dans des conditions
particulières, par exemple la nuit dans l’ancien village de San Pedro, également un moment
privilégié pour la sortie des esprits gardiens et des spectres dangereux.
Les émotions sont aussi largement impliquées dans la découverte, la compréhension et la
mémorisation des espaces. Dans le cas du monticule interprété comme une tombe, c’est un
sentiment d’inquiétude qui pousse Ep’ à ne pas vouloir déterrer le cadavre ou l’argent qui s’y trouve
éventuellement (voir figure 11-6). En revanche, W. et M. ne semblent pas avoir peur, même s’ils
cesseront rapidement leur entreprise d’excavation. Nous avons mentionné que les enfants
entretiennent une relation spécifique avec l’espace forestier, considéré comme potentiellement
dangereux du fait de la présence des esprits gardiens de la forêt. Ceci semble contraster avec
l’apparente légèreté avec laquelle les trois garçons se rendent en courant dans le sahkab où je les
prends en photo (1’15).
Figure 11-6: Alors que W. et M. creusent la "tombe", Ep' fait signe qu'il ne veut pas être impliqué dans cet acte
Toutefois, plusieurs facteurs expliquent la confiance apparente des trois enfants. Lors de
l’interview Ep’ m’explique qu’il pense que les esprits gardiens, s’ils vivent bien dans la forêt, se
tiennent dans la journée loin des limites du village (comme espace socialisé) et que donc la forêt
alentour n’est pas dangereuse (A10 l.76). De plus, tous les trois sont des garçons. Ep’ précise que la
forêt est beaucoup plus dangereuse pour les filles : Le’ Báalmo’be’, le’lo’ kuchuhko’ob bin ch’upal,
màas ya’ab bine’ kuchuhk le’ ch’upa’, « les esprits gardiens, eux, ils attrapent, dit-on, les filles, ils
attrapent plus, dit-on, les filles » [MD5_TC-5]. Enfin, le fait de parcourir la forêt à trois semble moins
153
Les enfants font référence à un évènement qui s’est déroulé il y a plusieurs années dans le village : un homme a été
assassiné par un membre de sa famille et son corps fut caché dans une excavation. Le cadavre fut découvert quelques
jours plus tard.
397
périlleux que seul. En effet, Ep’ raconte que les esprits gardiens sont bien présents dans la forêt et
qu’ils se rapprochent du village la nuit pour attraper des gens, surtout lorsqu’ils sont seuls :
E : Nukuch Báalmo’obo’ !
les esprits gardiens !
Kuchuhko’ob bin máak (…) chen tunhunal kubin máak,
Ils attrapent, dit-on, les gens (…) les gens qui vont seuls,
ka’atúul bine’ munchuhko’ob, sahako’ob,
à deux, dit-on, ils ne les attrapent pas, ils ont peur,
mix ba’al uch’a’mo’o’.
ils n’ont rien attrapé.
Wáa tuhunal, kuba’apachko’obe’ kuchuhko’ob.
Si [la personne] est seule, ils l’entourent et l’attrapent.
Sa’ahkecháa bin k’áax ?
As-tu peur d’aller dans la forêt ?
O : Pwèes, chen hump’íit ! Pero tak ti’ áak’ab ?
Eh bien, un peu ! Mais la nuit aussi ?
E : ti’ áak’ab màas kuhóolo’ob bin !
la nuit, c’est là qu’ils sortent le plus ! [K7_TC-14]
Il est significatif qu’il me demande ensuite si j’ai peur d’aller en forêt, évoquant ainsi une
émotion dominante dans les rapports des hommes, mais surtout des enfants, vis-à-vis des esprits
gardiens (voir chapitre 10-2.3).
Le fait d’être à trois (quatre avec moi) semble rassuré Ep’ qui souligne que seul, il a peur
d’aller en forêt, contraire à W. : tinhunal (…) sa’ahken bin te’ k’áaxo’. W. ma’ sa’ahki’, « seul (…)
j’ai peur d’aller en forêt. W. il n’a pas peur » [K7_TC-14]. Cependant, il semble que le comportement
de W. puisse également être interprété comme une certaine forme d’inconscience, selon les
principes que nous avons énoncés au chapitre 10-2.
3.3
Conclusion
Comme nous l’avons signalé, cette sortie en forêt est relativement exceptionnelle car les
enfants ne sont pas accompagnés d’adultes mais elle permet aussi de ce fait de donner une
évaluation (informelle mais contextualisée) des capacités des enfants à se repérer dans l’espace, de
leur technique de coupe et jusqu’à quel degré ils ont intégré l’habitus des adultes dans le travail
agroforestier. Cet apprentissage s’est fait essentiellement par l’observation participante et la
participation périphérique aux actions des aînés mais manque clairement d’expérimentation. Mais,
lors de cette sortie, et contrairement au processus d’apprentissage maya par habituation décrit
précédemment (chapitre 9), les enfants se voient dans l’obligation d’avoir un rôle de participants
complets mais sans être passés par les étapes intermédiaires qui impliquent l’expérience.
Cependant, on peut tout de même être surpris de voir un garçon de huit ans réagir en milieu
forestier à la manière d’un adulte expérimenté, laissant ainsi supposer une véritable et précoce
« incorporation » (embodiment) des ethnothéories et des pratiques.
Il ressort que l’expérimentation du milieu forestier, s’il elle permet certes un développement
des connaissances et des techniques se base sur une perception et des ethnothéories mayas de
l’espace intégrées très tôt dans la vie de l’enfant. L’implication des enfants dans les activités, si
nous la considérons comme une participation périphérique dans une « communauté de pratique »
(dans le sens de Lave et Wenger), engendre un savoir qui reste majoritairement inconscient. En
effet, pour Lave & Wenger (1991), l’apprenti, en tant que participant périphérique, a des
responsabilités limitées et il n’a pas à acquérir des représentations mentales qui resteront définitives
par la suite, ni une leçon, mais un jeu de représentations abstraites. Les auteurs considèrent ainsi
l’apprentissage comme un processus non pas uniquement interne à l’esprit de l’individu mais qui se
produit également dans un cadre participatif. Il en va de même pour les ethnothéories,
398
majoritairement inconscientes, et qui semblent donner lieu à des représentations pouvant être
négociables.
Pour renforcer ce dernier point, on constate que le savoir des enfants est pour une part non
linguistique. En effet, ils ne sont pas capables de nommer tous les arbres qu’ils coupent, même s’ils
les reconnaissent et sont conscients des propriétés de chaque essence. Il en va de même pour le
savoir spatial. Les enfants sont capables de s’orienter en milieu forestier et ont une représentation
géocentrique de l’espace en ignorant les termes de directions cardinales154. Ces résultats nous
incitent donc à avoir une approche de l’apprentissage de l’espace qui tient compte non seulement
des connaissances linguistiques des enfants mais aussi des processus cognitifs internes et des
processus sociaux et cognitifs externes (cognition distribuée) en jeu lors d’activités entre les
participants (cognition partagée) et en fonction de l’espace dans lequel ils se trouvent (le contexte
spatial).
154
W. a obtenu des résultats absolus dans tous les tests du MPI. Les réponses de Ep’ sont plus nuancées (100 à l’animal
task, 50 à la maze task, et 25 à la chips task), au test de connaissance linguistique il ne connaît aucun nom de direction
cardinale mais peut indiquer là où se lève et là où se couche le soleil.
399
Conclusion de la troisième partie
Pour conclure cette partie concernant l’espace et l’apprentissage, nous souhaitons revenir sur
les deux formes principales d’apprentissage considérées par les Mayas Yucatèques et leur lien à
l’espace : l’habituation (chapitre 9-1) et le rêve (chapitre 11-2). Ce sont deux formes
d’apprentissage distinctes qui renvoient à différents types de savoirs.
Le rêve constitue un mode d’accès perceptuel particulier permettant de communiquer avec
des entités se situant à un autre niveau de la réalité, autrement dit des entités surnaturelles telles que
les esprits gardiens de la forêt, les saints ou les âmes des morts. Toutefois, ces formes de
communication (révélation, dialogue, avertissement, messages dont le sens est inversé, etc.) doivent
être étudiées de façon plus systématique et approfondie. Nous considérons que l’expérience
onirique peut être considérée comme un « espace (et un temps) d’apprentissage » dans la mesure où
il semble que la personne (ou son âme) rencontre réellement les entités surnaturelles qui lui révèlent
certains savoirs particuliers (dont le plus connu est le savoir chamanique) dans un espace déterminé.
Les témoignages recueillis évoquent souvent l’espace forestier, où les entités désignent par exemple
des plantes en les nommant et en explicitant leur qualité et leur pouvoir curatif. Le chamane, une
fois éveillé peut alors se rendre dans cette partie de la forêt pour y cueillir ladite plante. De plus,
l’expérience onirique est également une forme d’apprentissage de l’espace en autorisant la
reconnaissance d’espaces sans s’y rendre corporellement.
L’autre forme d’apprentissage de l’espace considérée par les Mayas (et dans une certaine
mesure, les scientifiques) est l’habituation. Nous avons vu que les enfants explorent les espaces où
ils seront amenés à passer leur existence de façon concentrique et récurrente en étant toujours
guidés et surveillés par des aînés. Ils apprendront ainsi les éléments, selon nous fondamentaux, qui
leur permettront ensuite de se repérer et de se diriger dans l’espace : les repères spatiaux. Ils
acquerront ainsi un savoir spatial qu’ils partageront ensuite avec les autres membres de la
communauté et qui facilitera les inférences et la communication, autrement dit, pour reprendre les
termes de Hanks, une plus grande symétrie indexicale (1990). Toutefois, cette découverte des
espaces est sujette à diverses contraintes, dont les plus importantes sont sans doute le genre et l’âge
(chapitre 9). De plus, elle ne se limite pas à la mémorisation de repères spatiaux et de l’espace
physique. En effet, l’apprentissage de l’espace par habituation recouvre aussi une compréhension
des entités naturelles ou surnaturelles qui peuplent les espaces et le rapport, notamment émotionnel
(chapitre 10), que les enfants devront entretenir avec elles.
L’habituation des enfants aux espaces, à leur qualité déterminée par les entités qui leur sont
liées et aux activités qui s’y déroulent, transforme ces espaces en « contexte spatiaux » qui, d’une
certaine façon, contiennent en eux-mêmes des patrons comportementaux. Bien sûr, la notion de
contexte spatial (chapitre 11-1) est essentiellement analytique mais s’appuie cependant en partie sur
la thèse de la « cognition distribuée » qui considère que l’environnement physique et les artéfacts
ont un rôle, parfois décisif, dans les processus cognitifs (notamment mémoriels) individuels ou
interindividuels (Hutchins 1995) ainsi que dans la gestion des émotions.
Mais les contextes spatiaux et toutes les relations qu’ils englobent (sociales, émotionnelles,
communicationnelles) sont culturellement soutenues, comme nous l’avons montré rapidement au
chapitre 10 avec la gestion culturelle des émotions. Des études supplémentaires, basées sur des
observations réalisées grâce à une ethnographie participante, enregistrées en vidéo dans la mesure
du possible, ainsi que certains protocoles expérimentaux, seraient nécessaires pour approfondir et
exploiter plus avant cette notion qui autorise l’étude de la perception culturelle de l’espace chez les
Mayas Yucatèques.
Enfin, nous avons essentiellement traité de deux caractéristiques dans notre classification de
la qualité des espaces, à savoir : la dangerosité ou le caractère sûr des espaces. Toutefois, des études
supplémentaires permettraient d’enrichir et de compléter cette typologie.
400
Chapitre Douze : Conclusion : apports, limites et objectifs
Notre parcours à travers différents domaines de savoirs à partir d’approches diverses, mais
complémentaires, nous a permis de mettre en évidence certaines représentations cognitives de
l’espace des Mayas Yucatèques, ainsi que leurs processus de constructions culturelles.
Afin d’établir une synthèse générale de notre analyse, nous examinerons d’abord les
différents apports et les résultats exposés tout au long de ce travail, en montrant comment ils sont
complémentaires et permettent de mettre en évidence les traits fondamentaux de la pensée spatiale
yucatèque. Nous établirons ensuite un bilan de l’approche interdisciplinaire en indiquant sa grande
productivité mais également, certaines de ses limites. Enfin, nous distinguerons quelques
problématiques qui pourront faire l’objet d’études ultérieures, complémentaires à ce travail.
1
L’espace culturel
Un des apports majeurs, sans doute, de notre analyse est la remise en cause de la thèse
whorfienne, au moins telle qu’elle est proposée par Levinson (2003), de l’influence du langage sur
la cognition spatiale. Les résultats obtenus aux tests développés par le Max Planck Institute of
Psycholinguistics de Nimègue indiquent une majorité de réponses « absolues », correspondant au
cadre de référence non linguistique utilisé par les sujets (chapitre 1). Pourtant ce cadre, basé sur
l’utilisation d’un vocabulaire spécifique (en l’occurrence des termes de directions cardinales), n’est
pas linguistiquement maîtrisé, et donc utilisable, par toutes les catégories de populations interrogées
(chapitre 2). Nous retiendrons deux conclusions principales aux résultats de ce test. La première est
liée au type de répartition du vocabulaire spatial dont la distribution semble correspondre à une
division du champs sémantique spatial en Cadres (tels qu’envisagés par Fillmore (1978 ; 1985)) et
qui est apparemment fonction d’une certaine praxis de l’espace. En effet, seuls les hommes adultes
401
habitués au travail des champs semblent maîtriser les termes cardinaux. La seconde conclusion est
relative à la grande connaissance des repères spatiaux et à la précocité avec laquelle ils sont
employés pour des localisations. Avec le test du labyrinthe aveugle (décrit et analysé aux chapitres
3 et 4), nous avons exploré cette piste et avons pu mettre en évidence l’utilisation privilégiée d’un
cadre de référence géocentrique à repères spatiaux pour l’indication de directions. L’emploi de ce
cadre se fait très tôt (dès six ans) et, s’il ne repose pas sur l’emploi d’un vocabulaire spatial
spécialisé, il nécessite en revanche une grande connaissance de l’environnement et/ou la
construction par les locuteurs d’un cadre indexical au cours de l’interaction. Évidemment, plus le
savoir partagé (ou « symétrie indexicale ») est grand entre les deux locuteurs, moins cette
construction demandera de ressources cognitives (chapitre 4). La description et l’analyse de la
deixis gestuelle pour l’indication de direction à partir de situations spontanées ou quasiexpérimentales (chapitre 5) ont confirmé ces conclusions et, par là, la pertinence du test précédent.
Les Mayas Yucatèques utilisent donc de façon privilégiée un cadre de référence non
linguistique géocentrique qui n’est pas directement soutenu par la structure de la langue. Dans la
mesure où ce sont ne sont pas non plus des facteurs environnementaux qui sont à l’origine de
l’utilisation de ce cadre (aux tests du MPI, les Yucatèques ont des résultats identiques à ceux des
Tzeltal qui vivent dans les montagnes du Chiapas), nous pensons que cette influence est basée sur
des facteurs culturels, liées à un habitus maya et à une praxis de l’espace culturellement
spécifique. Newcombe et Huttenlocher précisent en effet que « aspects of spatial competence such
as spatial reasoning, spatial language, and map use, while resting on a foundation of simpler skills,
also require abilities and strategies that are almost certainly more dependant on cultural
transmission, with input likely to be much variable across children and social groups » (2000 :
213). Loin d’être discrets, ces facteurs culturels sont diffus dans les pratiques sociales et
linguistiques, les comportements et les systèmes de représentations culturels (ou ethnothéories),
nécessitant ainsi une ethnographie précise et une attention toute particulière aux processus
d’étayage et d’apprentissage de l’espace.
Mais l’objectif de notre travail n’était pas seulement limité à la question du choix et de
l’utilisation des cadres de référence linguistique et non linguistique. Nous souhaitions en effet
proposer une image plus complète des représentations cognitives de l’espace chez les Mayas
yucatèques. C’est donc à partir d’évaluations psycholinguistiques de la représentation cognitive et
du raisonnement spatial (chapitres 1 à 5) et d’évaluations du savoir et des représentations des
enfants (chapitres 10-2, 11-3), enrichies d’observations des pratiques et des comportements
(chapitres 6, 9-2 et 11-3) et d’une description des ethnothéories mayas de l’espace (chapitres 6, 8-3,
9-1, 10), que nous avons pu donner une idée de la cognition spatiale beaucoup plus riche que ce qui
est ordinairement présenté par la psychologie et la linguistique. Par cette remarque, qui n’est pas
une critique quant à la validité des travaux psychologiques ou linguistiques, nous souhaitons
simplement insister sur le fait que, par le truchement de l’histoire de la discipline, la focalisation sur
un objet de recherche conduit parfois les chercheurs à surévaluer son importance. Nous avons ainsi
constaté de quelle manière les représentations culturelles (sociales, symboliques, émotionnelles)
jouent également un rôle fondamental dans la compréhension de l’espace et le raisonnement spatial.
Ces facteurs, dans la recherche en contexte occidental, sont tellement évidents qu’ils ne sont parfois
pas suffisamment considérés et probablement sous-évalués. La recherche interculturelle offre donc
un support de comparaison où ces facteurs deviennent plus saillants, permettant d’estimer plus
précisément leur impact sur la cognition.
1.1
Une carte mentale de l’espace maya
La diversité des données analysées tout au long de ce travail nous autorise maintenant à
présenter une image de la pensée spatiale maya yucatèque à partir des principaux facteurs
déterminants dans sa construction. Nous en distinguerons deux types, évidemment liés, mais
séparés pour des raisons analytiques : des facteurs internes à la cognition individuelle et des facteurs
externes, qui se construisent particulièrement en relation à l’environnement cognitif (physique et
402
social). Notre démarche est proche de celle de Kitchin (1994a ; 1994b ; Kitchin & Blades 1997) qui
s’intéresse la « cartographie de la cognition » (cognitive mapping) et qui distingue plusieurs traits
importants de cette cartographie mentale de l’espace : le nom du lieu, sa recognition visuelle et ses
éléments constitutifs, le savoir relatif à sa localisation, les expériences interactionnelles qui s’y
produisent, le sens qui lui est généralement assigné et ses propriétés symboliques. Même si l’auteur
envisage la construction des cartes mentales comme un processus dynamique et non isolé du
contexte, il concentre son analyse essentiellement sur des facteurs internes à l’individu. Nous
reprendrons ces différents éléments et informations en y ajoutant quelques autres mais surtout, en
les illustrant à partir des éléments que nous avons exposés tout au long de notre analyse de l’espace
maya.
En premier lieu, il semble que les Mayas Yucatèques aient une représentation
géocentrique « par défaut » de l’espace. Mais que cela signifie t-il exactement ? Il semble que le
cadre de référence sous-jacent aux représentations spatiales dans les tâches de localisation
(chapitres 3 à 5) et de raisonnement spatial (chapitre 1) soit un cadre géocentrique à repères
spatiaux. Toutefois, les résultats de diverses expérimentations indiquent que les jeunes enfants
particulièrement, éprouvent des difficultés à utiliser ce cadre dans certaines tâches (dans le test du
labyrinthe aveugle (chapitre 3-2.5.2.1) ou dans leur utilisation de la deixis gestuelle (chapitres 5-3))
et ils semblent se reposer sur l’utilisation d’un cadre de référence non linguistique égocentré. Mais
les expérimentations que nous avons utilisées n’ont pas permis d’interroger des enfants de moins de
cinq ans et il reste difficile d’évaluer précisément leur maîtrise du cadre géocentrique dans
différents contextes. Nous reviendrons plus loin sur le problème du développement des
expérimentations. Ceci signifie que le cadre géocentrique doit faire l’objet d’un apprentissage et
n’est donc un cadre « par défaut » que dans la mesure ou il correspond à une norme culturelle. C’est
sur cette dernière que les individus s’appuient dans la construction de leurs représentations mentales
de l’espace (chapitres 5, 6), leur raisonnement spatial (chapitre 1) mais aussi pour les inférences
qu’ils font lors de leurs échanges verbaux (chapitres 3 et 4) et gestuels (chapitres 5). Il apparaît, par
ailleurs, que les Mayas Yucatèques vivent dans un monde géocentré. Nous avons ainsi pu noter
l’importance que revêt l’attention à la course du soleil. Il semble également que les relations entre
les éléments dans l’espace soient toujours envisagées en fonction de leur orientation dans le monde
réel, même lorsque cela n’est pas exprimé linguistiquement (comme c’est le cas avec l’alignement
(hiérarchique ?) des cadres de référence, voir chapitre 5-2.3). L’orientation du monde est également
fondamentale dans certains domaines de savoir, notamment rituel, comme l’indique l’observation
des comportements rituels (chapitres 6-2.5.3 et 7-2.3) et le contenu des prières (voir Hanks 1990). Il
reste malgré tout difficile de savoir comment cette représentation vient aux individus et nous
esquisserons une hypothèse pour y répondre.
La reconnaissance de l’espace est également basée sur, mais pas uniquement, une
récognition visuelle dans la mesure où la vue semble être le sens privilégié pour appréhender
l’environnement (Newcombe & Huttenlocher 2000). L’ethnothéorie maya de l’espace lui accorde
une grande importance et, être perdu est généralement synonyme d’une perception visuelle altérée
(cf. chapitre 6-3.5). Toutefois, nous avons aussi constaté que les autres sens sont importants pour la
reconnaissance de l’espace et dans certaines activités, telle que la chasse par exemple (chapitre 63.3.3 et 3.4). Mais la recognition visuelle signifie également avoir des images mentales de certains
lieux et renvoie à des processus mémoriels que nous n’aborderons pas. L’importance de la vue dans
la perception de l’espace a souvent été un argument pour considérer que le système de référence de
l’homme est fondamentalement égocentré. Si cela peut-être le cas dans les premières années de la
vie (ibid.), certains groupes humains, malgré leur attention à ce mode de perception peuvent s’en
abstraire et faire reposer leurs représentations spatiales sur un cadre géocentrique. C’est le cas des
Mayas Yucatèques.
Le savoir relatif à la localisation des espaces est, selon Kitchin (1994a), de deux types :
l’orientation spatiale et le wayfinding. L’orientation spatiale se réfère au processus par lequel une
personne sait où elle se trouve par rapport à un repère spatial. Nous avons vu que, chez les Mayas,
ce type de repérage est maîtrisé très tôt et en fonction de diverses échelles (chapitres 2 et 5). Le
wayfinding est la capacité à apprendre et à se rappeler un itinéraire dans un environnement et d’être
403
capable de se localiser depuis n’importe quel endroit. Les exemples de reproduction graphique de
trajets effectués par un adulte, J. (chapitre 6-3.4) et un enfant de 8 ans, Ep’ (chapitre 11-3.2.3),
indiquent également une grande maîtrise de ce mode de mémorisation de l’espace où les repères
spatiaux sont fondamentaux.
La reconnaissance des éléments constitutifs des espaces est un point sur lequel nous
avons largement insisté dans notre analyse. Nous considérerons que la plupart des éléments
physiques qui occupent les espaces doivent être considérés comme des repères spatiaux qui peuvent
être de divers types (chapitres 2-6.4, 3-2.5.4, 6-1.2 & 3.4 et 11-3.2.3) et avoir différentes fonctions
(essentiellement celle de point d’ancrage ou d’origo indexical, chapitres 2, 3, 4-1.2 et 5).
L’utilisation par les Yucatèques de ces éléments dans la représentation spatiale et notamment
l’indication de direction est différente de celle qui en est faite par des locuteurs français par exemple
(voir chapitre 5-2.1). Les chemins constituent également des éléments indispensables de la
représentation de l’espace en cela qu’ils relient les repères spatiaux lorsqu’ils n’ont pas eux-mêmes
cette fonction (chapitre 6-4). Tous ces éléments, qui entrent en compte dans les processus de
mémorisation des espaces, doivent faire l’objet d’un apprentissage qui passe par l’expérimentation
directe ou indirecte des espaces. Cette expérimentation est encouragée ou contrainte en fonction de
l’âge et du sexe des individus (chapitres 6, 9-2), des facteurs significatifs lorsqu’ils sont conçus en
rapport au peuplement culturel de l’espace par des entités naturelles et surnaturelles, sur lequel nous
reviendrons plus loin. Cependant, ces facteurs et le type d’activité pratiquée ne semblent pas en
eux-mêmes déterminants pour la résolution de certaines tâches spatiales (chapitres 1, 3 et 5), ceci
dans la mesure où les principes d’orientation sont identiques dans le village comme dans le milieu
forestier. Nous avons pu constater que les raisonnements spatiaux des hommes et des femmes
reposent sur une ethnothéorie de l’espace similaire, qui varie essentiellement en fonction du degré
d’expertise (chapitres 6-3.4). Mais tous les objets qui occupent un espace ne sont pas forcément
mémorisés et seuls les éléments pertinents, c’est-à-dire culturellement saillants, sont généralement
retenus (cf. par exemple annexe 12, figure 6-2 et chapitre 11-3).
Le nom des espaces et la toponymie sont essentiels dans les processus d’apprentissage et
de mémorisation des espaces. Nous avons pu constater que la construction de la toponymie est
souvent fonction d’éléments saillants dans les espaces et se trouve donc être culturellement
déterminée. Ainsi, la connaissance de la toponymie par certains acteurs leur permet de déterminer
une « géographie du sacré », comme le montre particulièrement l’étude des prières des spécialistes
rituels (chapitres 6-3.4, 7 et 8).
L’identification de la fonction des espaces est également une information essentielle dans la
représentation spatiale des individus. En réalité, les fonctions, loin d’être intrinsèques aux espaces,
sont déterminées par les activités qui y sont pratiquées. Nous avons vu par exemple que, dans
l’espace domestique, les bâtiments (tels que la maison), ne sont pas significatifs a priori et peuvent
être multifonctionnels. Toutefois, on peut, en nous basant sur les activités et les représentations des
Mayas eux-mêmes, distinguer quelques grands types d’espaces selon leur fonction : l’espace
domestique (ou sont pratiquées essentiellement les activités féminines) (chapitres 6-2 et 11-1.1),
l’espace forestier (chapitres 6-3 et 11-1.3), l’espace agricole (inclus dans le précédent) et l’espace
rituel (chapitres 6, 7-2 et 11-1.4). On notera que la forte séparation sexuelle des activités contraint
aussi l’occupation des espaces.
Mais l’identification possible des espaces selon leur fonction ou leur qualité, n’est pas
suffisante pour rendre compte de leur extrême variabilité. Pour cela, il est nécessaire de considérer
la dynamique des espaces. En effet, à travers les exemples de la dangerosité de l’espace (chapitre
7-1) et celui de l’« instanciation rituelle de l’espace » (chapitre 7-2), nous avons pu constater que les
espaces ont une « qualité » (une propriété symbolique), déterminée par la nature des entités qui les
peuplent, et que certains facteurs contextuels (le temps ou la nature et le statut des personnes par
exemple) peuvent en faire varier la qualité mais aussi la fonction (cf. transformations de l’espace
domestique ou agricole en espace rituel, chapitres 6-2.5.3 et 7-2.3 respectivement).
Enfin, les espaces déterminent des expériences interactionnelles, notamment sociales et
émotionnelles. Ces expériences sont, pour les Mayas, à la base de l’apprentissage qui se réalise dans
404
un cadre participatif (chapitre 11-3) et sont culturellement déterminées en faisant référence, de
manière sous-jacente, au peuplement des espaces (chapitre 7) et à leur appartenance (chapitre 8),
autrement dit, aux propriétés symboliques des espaces (comme leur « qualité » par exemple). Les
relations entre les différents maîtres des espaces sont des relations sociales de pouvoir et sont
contraignantes pour tous les acteurs (chapitre 8-3). Mais nous avons également souligné
l’importance des relations et de l’internalisation de comportements émotionnels culturellement
spécifiques dans la découverte, l’occupation et l’apprentissage des espaces (chapitres 9 et 10). Plus
précisément, ces relations sont contraintes par le type et la nature (parfois changeante) des entités
qui occupent les espaces, mais également la nature et le statut des individus ainsi que d’autres
facteurs contextuels (voir la dynamique des espaces).
Nous ferons deux remarques quant aux facteurs énumérés. D’une part, on constate que tous
ces éléments sont liés dans notre analyse, reflétant leur imbrication dans la pensée spatiale. D’autre
part, tous ces facteurs peuvent être considérés comme des représentations internes à la cognition de
l’individu. Si les expériences interactionnelles impliquent forcément plusieurs acteurs, les individus
peuvent avoir des idées sur ces relations même lorsqu’elles ne sont pas engagées ou que certains
acteurs ne sont pas forcément physiquement présents (c’est le cas des entités surnaturelles
notamment).
Mais la construction du savoir spatial et des représentations mentales peut aussi être activée
par des facteurs « externes » à la cognition. Nous appuyons notre raisonnement sur les théories
proposées par les courants de la « cognition distribuée » et de la « cognition partagée ». La première
approche, considère certains éléments de l’environnement comme des « artéfacts cognitifs »,
participant au raisonnement de l’individu (Hutchins 1995). La seconde suppose que les individus
s’appuient sur les connaissances des autres participants dans un espace conceptuel où ces
connaissances sont négociées et partagées à travers le cadre médiatif du langage, de la situation ou
de l’activité (Roschelle & Teasley 1995).
L’analyse conversationnelle du test du labyrinthe aveugle a montré combien les sujets, en
partageant certaines normes culturelles de représentation spatiale (voir l’exemple de « vers
toi/moi » chapitre 3-2.5.2.1), construisent ensemble, en se basant sur les éléments disponibles dans
l’environnement (physique ou cognitif), le cadre spatial et indexical dans lequel ils feront des
références (chapitre 4-2). Hanks (2005) détaille ce processus dans son analyse de la deixis
yucatèque, en montrant combien la structure de la deixis maya autorise cette construction mais aussi
sa manipulation en fonction du contexte. L’observation des comportements, le recueil de discours et
l’analyse des ethnothéories mayas nous a ainsi permis de présenter quels sont les types de savoirs
importants pour les Yucatèques dans leur (inter)compréhension et leur construction de l’espace,
c’est-à-dire sur quelles propriétés de l’environnement ils basent leurs représentations cognitives de
l’espace.
Nous avons proposé, dans une optique de recherche plus centrée sur l’étude de l’espace, un
concept analytique, celui de contexte spatial, qui rassemblerait la plupart des ces facteurs (chapitre
11-1). Ce concept présente plusieurs avantages et autorise une approche holistique de l’espace. En
partant de la considération d’un espace physique plus ou moins clairement déterminé, il met en
relation à la fois les caractéristiques physiques de cet espace (notamment les éléments qui le
constituent), ses propriétés symboliques (son nom, sa fonction et sa qualité définis selon des
variables dynamiques) et les expériences relationnelles (sociales et émotionnelles) qu’il sous-tend et
que, d’une certaine manière, il « contient ». Car l’espace et les éléments physiques qui s’y trouvent
sont aussi des supports cognitifs rappelant aux individus ses diverses caractéristiques. De plus, le
contexte spatial rend aussi compte des contraintes qui existent dans les échanges interindividuels,
notamment linguistiques (chapitre 11-1). Enfin, considérer des représentations qui ne sont
complètement internes à l’individu permet de mettre en évidence ce qui est culturellement transmis
405
et fait de l’espace un objet d’étude anthropologique multidimensionnel. Toutefois, comme nous
l’avons signalé, il convient de mener des études supplémentaires pour éprouver, enrichir et préciser
la validité de ce concept.
1.2
Anthropocentrisme versus géocentrisme ?
En ayant envisagé l’étude la cognition spatiale à partir de différentes approches, nous avons
tenté d’intégrer à notre analyse le plus de facteurs pertinents possibles afin d’appréhender la pensée
spatiale maya telle qu’elle se construit au cours de développement de l’individu en fonction d’un
contexte culturel spécifique. Notre optique analytique repose en effet à la fois sur des évaluations
scientifiques des performances des individus (les expérimentations et quasi-expérimentations) mais
considère également l’examen des propres représentations culturelles (ethnothéories), des pratiques
linguistiques et de l’habitus (étudié à partir de l’ethnographie) des Mayas Yucatèques concernant
l’espace.
Si nous avons pu montrer que les représentations culturelles ont indéniablement une
influence dans la représentation cognitive de l’espace, il reste à établir encore dans quelle mesure et
en fonction de quelle tâche cette influence est déterminante.
Il reste notamment difficile de savoir comment les représentations culturelles (sociales,
symboliques et émotionnelles) influencent ou non le choix des cadres de référence « par défaut ».
Nous avons vu que, à partir d’un certain âge, les Yucatèques utilisent de façon privilégiée un cadre
de référence géocentrique qui respecte toujours l’orientation du « monde réel » (c’est-à-dire tel qu’il
peut être appréhendé par un GPS par exemple). Mais comment expliquer le choix de ce cadre
privilégié ?
Nous souhaitons soulever la question, quasi-philosophique, de l’anthropocentrisme
cosmologique en opposition au géocentrisme. La culture occidentale, et plus précisément les
ethnothéories de l’espace occidentales, placent au centre de l’univers l’homme. La plupart des
théories scientifiques occidentales modernes, notamment dans les sciences humaines (psychologie,
linguistiques, sociologie notamment), ont toujours pris comme base à leurs théories certains
postulats tels que la notion d’individu comme isolé du monde, de l’universalité du corps et de la
réalité physique comme unique réalité (même si ces notions ont été critiquées par l’ethnologie, voir
par exemple Mauss 2004 [1950]). Les recherches interculturelles, tant en anthropologie qu’en
psychologie ou en ethnolinguistiques, ont depuis nuancer cet anthropocentrisme et montré que
l’homme n’est pas universellement conçu comme « la mesure de toutes choses », n’en déplaise à
Protagoras.
Les Yucatèques vivent en effet dans un monde peuplé d’entités, qui existent à d’autres plans
de physicalité (ou « plans de la réalité », voir chapitre 7-2.2), et se conçoivent eux-mêmes comme
des éléments dans un espace sur lequel il n’exerce qu’on contrôle limité (voir Figuerola 2005 pour
une réflexion identique chez les Mayas Tzeltal). Ainsi, doivent-ils se soumettre à des règles
d’occupation des espaces définies d’une part, par la qualité des entités qui les occupent (familiers,
étrangers, maîtres surnaturels des espaces, mauvais vents, etc.) et d’autre part, par le type de relation
dans laquelle ils sont impliqués avec ces entités, où leur propre nature et leur statut (homme,
femme, enfant, spécialiste rituel ou assistants, etc.) sont déterminants. Ce peuplement culturel de
l’espace se fait dès le plus jeune âge et permet ainsi aux enfants d’incorporer très tôt ces règles de
façon tacite.
Nous avons aussi suggéré que les Yucatèques vivent dans un monde orienté et les entités qui
existent dans le monde doivent être localisées précisément en fonction de cette orientation, où le
point de vue de la personne n’a aucune pertinence. L’étude de la cosmographie à travers les prières
rituelles est à ce titre exemplaire. Mais plus concrètement, l’orientation du monde transparaît
également dans les activités quotidiennes, notamment agricoles, où la course du soleil (Yùum k’ìin,
une entité vivante) ou la direction des vents, sont essentiels.
406
Enfin, Hanks (1990 ; 2005) suggère, dans son analyse de la deixis yucatèque, l’importance
pour les locuteurs d’une perspective « sociocentrée » où les contextes discursifs doivent être
construits de façon interactive, à partir d’un savoir partagé et où l’accès perceptuel de tous les
participants doit être pris en compte. L’intégration des individus comme participants (entiers ou
périphérique) dans les pratiques linguistiques et les activités quotidiennes est une caractéristique
fondamentale des relations sociales mayas. C’est de plus, un aspect décisif dans les processus
d’apprentissage, toujours informels, qui se réalisent habituellement dans des cadres participatifs (ou
« communautés de pratiques ») (Lave & Wenger 1991).
Ainsi, cette perspective, presque morale, considère l’occupation de l’espace et par là, sa
représentation cognitive, comme culturellement contrainte, obligeant les individus à connaître sans
cesse leur position dans l’univers ainsi que le type de relation qu’ils doivent entretenir avec les
maîtres des espaces. C’est ce processus, « incorporé » dans la routine quotidienne des Mayas
Yucatèques qui, de manière inconsciente, oblige les enfants à adopter ce cadre géocentrique sur
lequel ils baseront ensuite leur représentations des espaces et qui sera déterminant dans leur
raisonnement spatial. Bien sûr, cette perspective tient également compte des facteurs
développementaux. Il semble que la représentation géocentrique de l’espace demande des
ressources cognitives importantes et doit faire l’objet d’un apprentissage. C’est sans doute la raison
pour laquelle les enfants, dans certaines tâches spatiales, semblent se reposer sur d’autres cadres
(notamment égocentré), peut-être mobilisant moins de ressources cognitives lorsqu’ils ne maîtrisent
pas encore suffisamment le cadre géocentrique.
1.3
Quel apport pour l’anthropologie de l’espace ?
Le principal apport de notre travail à l’anthropologie de l’espace (et du paysage) sera la
description, basée sur une ethnographie réalisée auprès d’hommes non spécialistes, de femmes et
d’enfants, des représentations culturelles des Mayas Yucatèques concernant leur environnement.
Les chapitre 6, 7 et 8 ont mis en évidence, non seulement les formes d’occupation des espaces, mais
ont soulignés leur dynamique. Nous avons également développé le thème de l’appartenance des
espaces, en analysant la relation qui existe entre maître(s) et espace(s). Enfin, l’analyse les formes
de leur peuplement a permis l’examen des différents types d’esprits gardiens de la forêt et de leur
fonction en proposant une catégorisation de ces entités surnaturelles.
Nous avons aussi cherché à inclure ces représentations culturelles dans une compréhension
plus large du raisonnement spatial, en les liant particulièrement aux processus de compréhension,
d’orientation et de mémorisation des espaces. L’attention aux formes d’étayage et d’apprentissage
de l’espace a ainsi contribué à mieux comprendre les processus de transmission culturelle du savoir
spatial chez les Mayas Yucatèques.
Enfin, nous pensons qu’un aspect comparatif peut et doit être envisagé avec d’autres
groupes de l’aire maya dans un premier temps, puis, dans un second temps, avec des groupes
appartenant à d’autres aires culturelles. Toutefois, cette tâche ne sera possible qu’à partir
d’échanges directs avec d’autres chercheurs pour un examen en commun des données qui permettra
l’élaboration d’une grille analytique commune et donc une comparaison plus productive.
2
L’approche interdisciplinaire : bilan
La conclusion de ce travail multidisciplinaire est plutôt positive dans la mesure où,
globalement, les résultats obtenus par les diverses approches envisagées, l’anthropologie, la
linguistique et la psychologie ont été commensurables et complémentaires. Si chaque disciplines
407
permet d’approfondir un aspect particulier de la relation entre culture, langage et cognition dans le
domaine spatial, la confrontation des résultats en élargie la compréhension.
La complémentarité des approches peut être illustrée par l’utilisation des tests et de leur
analyse psychologique et linguistique afin de développer des concepts analytiques validés ensuite
par l’ethnographie et utilisables pour l’anthropologie. Telle fut notre démarche pour mieux
déterminer la notion de « contexte » et plus particulièrement celle de contexte spatial. Dans ce cas,
l’intérêt principal des situations expérimentales, comme celle du labyrinthe aveugle par exemple
(chapitre 3), fut qu’elles ont autorisées l’observation attentive des processus de construction
interactive du savoir dans un cadre interactionnel identique pour tous les participants (chapitre 4).
En considérant le test comme une activité psychologique et socioculturelle, et en tenant compte
d’autres facteurs, tels que l’importance du contexte temporel, l’expérience personnelle des sujets et
le statut des individus (chapitre 4-2), nous avons pu mieux comprendre comment s’opère la
construction du savoir spatial à partir d’éléments contextuels. Dans la dernière partie de notre
analyse, nous avons pu valider les conclusions de ce test et souligner l’intérêt que présente la notion
de contexte spatial.
Cependant, il existe certaines limites aux formes d’expérimentations sur lesquelles nous
souhaitons apporter quelques réflexions. Nous avons déjà, au chapitre 1, insisté sur les limites des
expérimentations en contexte non occidental. Nous revenons maintenant sur cette question, en
examinant plus précisément l’importance de la prise en compte des facteurs liés au contexte culturel
dans lequel se déroulent les évaluations.
Nous avons montré comment les représentations cognitives de l’espace doivent être
appréhendées en tenant compte des facteurs culturels qui les influencent et les déterminent dans
une certaine mesure (cf. discussion sur le cadre géocentrique « par défaut »). Mais il existe d’autres
limites, liées par exemple aux formes d’interactions sociales lors des expérimentations. Nous
avons insisté, en suivant Gaskins (1999 ; 2000), sur l’importance des processus d’habituation et
d’observation dans les comportements et les ethnothéories mayas. Lorsque les enfants viennent
donc pour participer à une expérimentation, ils ressentent souvent le besoin d’avoir eu auparavant
une expérience préalable d’observation participante. Toutefois, ceci n’est pas toujours possible et
les enfants, comme la plupart des adultes, même lorsqu’ils sont familiers de l’expérimentateur,
ressentent le cadre du test comme une situation anxiogène, ne leur laissant ainsi pas l’opportunité de
fournir des réponses optimales aux tâches proposées. Ainsi M et N, lorsqu’elles repassent les
épreuves du labyrinthe aveugle en 2005 (les évolutions b et c, voir chapitre 3-2.5.3), n’osent pas se
parler librement (elles sont su’ulak, timides/honteuses) alors qu’elle connaissent le test et
l’ethnologue. Nous pensons que le stress lié à ces interrelations (sociales et émotionnelles) avec
l’ethnologue, dans un contexte spatial particulier (sa maison), pourrait en partie expliquer certains
résultats aléatoires aux tests du MPI.
Une autre limite est liée à la conception des tests et à l’analyse des résultats. En effet,
nous avons remarqué avec les tests du MPI, l’importance de poser des questions légitimes, précises
et pertinentes aux sujets, sous peine d’avoir des résultats difficilement analysables ensuite. Dans la
mesure où notre démarche intellectuelle est proche de celle du courant de la cognition située, nous
pensons également que les expérimentations doivent poser des questions qui demandent un
raisonnement le plus proche possible de celui en jeu dans les tâches quotidiennes. Ceci afin d’avoir
une idée des capacités optimales des sujets. En effet, le défaut principal des tests réalisés en
psychologie interculturelle est de reposer sur des a priori culturels qui ne sont pas forcément
évidents pour les sujets d’une autre culture. Par exemple, le recours à une pensée abstraite ou à une
évaluation sans objectif concret, s’ils sont partie de l’habitus des personnes scolarisées, ne sont en
aucun cas universellement pertinents. Le recours à des objets qui n’existent pas dans la culture
d’origine est aussi un élément qui doit être envisagé avec nombre de précautions. Les photographies
ou les feuilles de papiers par exemple sont des espaces de projections mentales qui sont fonction de
408
règles d’interprétation culturelles bien spécifiques. Ainsi Bril et Lehalle de remarquer que « les
recherches interculturelles sur la cognition devraient partir de l’analyse des pratiques culturelles
régionales (activités professionnelles, jeux traditionnels, etc.) » et que « les réponses des taches
cognitives doivent s’analyser selon les attitudes et les représentations spécifiques à leur culture »
(1998 : 92-93). Les deux auteurs continuent, citant Cole et al. (1971 : 13), en indiquant que « quand
on présente une tâche à un sujet et que celui-ci semble répondre au hasard ou stupidement, la
première question que l’on doit se poser est « qu’est-ce que le sujet est en train de faire ? » Un
comportement n’est jamais aléatoire, bien qu’il puisse sembler l’être pour un observateur qui a une
orientation particulière » (1998 : 93, leur emphase). Les expérimentations doivent en effet tenir
compte du type de raisonnement utilisé, d’où l’importance du type de tâche ou de problème à
résoudre mais aussi de la façon dont ce problème est interprété. A ce titre, le test du labyrinthe
aveugle s’est révélé très productif.
Nous pensons, dans une optique similaire, que des limites peuvent aussi être soulevées quant
à l’universalité des évaluations du raisonnement spatial par la neurobiologie. D’une part, ces
analyses d’imageries cérébrales se déroulent dans un contexte particulier (celui du laboratoire)
différent du contexte quotidien et on demande souvent aux sujets de s’attacher à la résolution d’une
tâche très spécifique. De plus, la majorité de ces expérimentations se déroulent en contexte
occidental et on peut se demander si des sujets d’autres cultures utiliseraient de façon similaire leurs
ressources cognitives dans l’achèvement de taches identiques. D’autre part, certains auteurs, comme
Peterson et al., font un parallèle entre les représentations spatiales linguistiques et neuronales ou
perceptuelles. Mais, comme nous l’avons montré (cf. notamment chapitre 5-2.3), il n’est pas
évident que l’utilisation de cadres de références linguistiques soit le reflet systématique de ce qu’ils
encodent « en surface ». De plus, l’emploi du cadre de référence égocentré chez les locuteurs
occidentaux n’est pas forcément ou uniquement lié à la perception visuelle à partir du corps de
l’individu. En effet, ces informations sont ensuite mentalement codées différemment et on peut se
demander si ce codage et la mémorisation de ces informations se fait en conjonction avec d’autres
facteurs (input des autres sens, y compris kinesthésique, mais aussi évènements, émotions, etc.).
Enfin, ces remarques posent alors le problème de la comparaison interculturelle. Dans quelle
mesure des tests adaptés à chaque contextes culturels peuvent-il rester comparables ? Doit-on
envisager les résultats dans une démarche proche de celle de Lutz pour la compréhension des
émotions, à travers des facteurs de comparaison pertinents dans chaque culture ? Nous laisserons
ces questions pour les reprendre dans le cadre de recherches futures en collaboration avec d’autres
chercheurs d’aires culturelles différentes.
3
Perspectives de recherches transdisciplinaires
Nous souhaitons enfin, proposer certaines perspectives de recherches transdisciplinaires afin
de continuer et compléter ce travail. Comme nous avons pu le remarquer, l’espace constitue un
domaine particulièrement propice à la recherche interculturelle et interdisciplinaire et de
nombreuses questions restent à approfondir, notamment celles ayant traits à l’influence des
représentations culturelles et du contexte dans la résolution de différentes tâches cognitives et à
l’étanchéité des domaines de savoirs.
Plus précisément, une étude de l’influence du contexte spatial sur le raisonnement cognitif
pourrait être envisagée en développant des protocoles expérimentaux adaptés et transposables dans
différents lieux (espaces domestiques, écoles, forêt, etc) afin d’examiner les éventuelles influences
du contexte. Envisager une action des entités naturelles ou surnaturelles dans les raisonnements des
sujets concernant la résolution d’un problème spécifique, lié à l’orientation par exemple, s’avérerait
très utile pour mesurer l’importance des relations sociales et émotionnelles sur la cognition.
409
La conduite d’expérimentations relatives au type d’orientation et à la pertinence des cadres
de référence dans différentes tâches et activités quotidiennes (culture d’un champ, vannerie,
préparation des tortillas, rituel, etc) autoriserait l’étude de la transposition et de l’exportation des
savoirs dans différents domaines.
Il serait aussi intéressant d’approfondir la question de l’influence de la culture dans le
raisonnement spatial chez les enfants dans les premières années de leur vie. Toutefois, ce type
d’expérimentation demande à la fois des protocoles spécifiques et précis, un certain matériel
d’expérimentation, mais avant tout une très bonne connaissance des personnes et des parents.
La conduite des tests réalisés chez les Yucatèques dans des groupes proches appartenant au
même groupe linguistique et culturel (Itza’, Mopan, Lacandon), accompagnés d’une ethnographie
précise fournirait un support d’analyse comparatif des influences culturelles pertinent et productif.
Ceci dans la mesure où ces groupes sont à des degrés différents d’acculturation, particulièrement
avec la langue espagnole. Certains résultats préliminaires chez les Itza’ au Guatemala indiquent
que, malgré la perte de la langue maya traditionnelle, il existe toujours un peuplement culturel de
l’espace spécifiquement maya (voir notamment Atran & al. 2002). Il est également intéressant de
constater que les immigrés ladinos, lorsqu’ils s’installent dans l’aire d’influence culturelle itza’, ont
des interrelations avec des entités surnaturelles typiquement Itza’, laissant penser que le contexte
spatial « contient » bien certaines valeurs symboliques et des relations interactionnelles
spécifiquement culturelles.
410
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