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La bienvenue et l’adieu
© Éditions La Croisée des Chemins - Résidence Oued Dahab
Angle rue Essanaâni Appartement N° 1 1er étage - Quartier Bourgogne
Casablanca 20050
ISBN : 978-9954-1-0365-4
Dépôt légal : 2012MO/0143
Courriel : [email protected]
© Éditions Karthala
ISBN : 978-2-8111-0606-5
Site Internet : www.karthala.com
Sous la direction de Frédéric Abécassis,
Karima Dirèche et Rita Aouad
La bienvenue
et l’adieu
Migrants juifs et musulmans au Maghreb
(XVe-XXe siècle)
Volume I : Temps et espaces
Actes du colloque d’Essaouira
Migrations, identité et modernité au Maghreb,
17-21 mars 2010
Colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb
Essaouira, 17- 20 mars 2010
Rabat, le 15 mars 2010
Le CCDH est, comme son nom l’indique, une institution nationale consultative
placée auprès de Sa Majesté le Roi. Il est chargé de promouvoir et de défendre les
droits humains dans leur intégralité et indivisibilité. Depuis sa création en 1990,
il a été appelé également à accompagner la transition démocratique du pays.
À ce double titre, il s’est pleinement engagé dans le processus de réconciliation
conduit par la Commission indépendante d’arbitrage, puis par l’IER, dont il est le
légataire officiel dans la mesure où il a la charge du suivi de la mise en œuvre de ses
recommandations.
Une des principales recommandations de l’IER portait sur la nécessité de
restaurer la mémoire du pays et de relire l’histoire nationale d’une manière apaisée.
Les moments des grandes migrations comptent parmi ceux qui réclament le plus
une telle relecture.
Au-delà des manipulations et des récupérations politiques, toujours possibles,
toute grande migration laisse soupçonner en effet, derrière elle, des push factors qui
peuvent aller de la misère ordinaire à la persécution plus ou moins méthodique, en
passant par divers degrés d’oppression, et qu’il s’agit d’identifier, de documenter
et de reconnaître, car il y va de la capacité d’une société à se guérir, à se réunifier et
finalement à survivre et à se projeter dans l’avenir.
Certes, ce colloque ne se limite pas à l’examen des grandes migrations
contemporaines. Mais le migrant, c’est l’homme. Hier comme aujourd’hui, c’était
le meilleur témoin, à la fois des carences humanitaires des sociétés humaines et de
leur aspiration infatigable au mieux. Pour nous au CCDH, c’est une autre raison de
venir à ce colloque pour nous y instruire.
Ahmed Herzenni
Président du CCDH
Avant-propos
André Azoulay
Mot d’accueil
Ce rendez-vous n’est pas un rendez-vous ordinaire. En ouvrant nos travaux,
permettez-moi d’exprimer le vœu que nos réflexions soient aussi proches que
possible de la vérité scientifique et que sur une thématique qui suscite généralement
des débats passionnés et parfois irrationnels, la sérénité s’impose pour amorcer
ici un processus qui, je l’espère, va se prolonger. C’est une première étape ; il y en
aura d’autres, car nous sommes sur le bon chemin. Celui de la rencontre collective
pour récupérer une histoire et une mémoire qui nous appartiennent à tous. C’est la
première fois, je le note avec exaltation et responsabilité, que nous sommes réunis
pour aborder des sujets dont il faut dire honnêtement, que nous n’avions pas eu
l’audace, le courage ou la maturité requise pour les évoquer plus tôt ensemble, dans
une démarche solidaire et éthique.
Cette démarche commence aujourd’hui, à Essaouira, grâce à vous tous. Mais
prenez là aussi la juste mesure du fait que nous allons enfin aborder tous ces thèmes
à partir de leur profondeur historique. On a trop longtemps réagi, façonné, et
forgé nos attitudes et nos réflexes en privilégiant l’événement ou l’instant, et on a
malheureusement trop souvent oublié d’ouvrir les livres d’histoire. Ici, nous allons
ensemble réfléchir sur la grande distance, dans la grande durée, celle de la vérité
historique.
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Deuxième nouveauté, nous allons travailler en recontextualisant tout ce qui nous
est commun. On a trop souvent et parfois abusivement et de façon caricaturale,
parlé des migrations juives, des migrations musulmanes, quand elles étaient toutes
marocaines ou maghrébines. Il aurait fallu parler du Maroc ou du Maghreb avant
de parler de juifs ou de musulmans. Ici il n’y aura pas de dichotomie et nous allons
collectivement nous efforcer de résister à toutes les frilosités de l’instant, pour pousser
le plus loin possible notre réflexion sans nous écarter de la rigueur scientifique. Plus
nous irons loin, plus nous serons légitimes dans la démarche et mieux nous serons
préparés justement à apporter la réponse de notre histoire commune à l’équation
judéo-musulmane telle qu’elle s’offre à nous, aujourd’hui au Maghreb, avec ses
incertitudes, sa complexité et ses contrastes.
Les aléas du moment sont dans la tête de chacun d’entre nous. Et on ne va pas les
oublier ou les éradiquer simplement en disant : on ne veut pas voir, on ne veut pas
entendre, on ne veut pas savoir. Je pense qu’on doit tout entendre, tout dire, savoir
le maximum, pour apporter la réponse marocaine, la réponse maghrébine, aux défis
auxquels nous sommes confrontés. Ici comme ailleurs, les faits historiques sont
irréfragables et seule leur réalité doit nous guider.
C’est pour cela que ce rendez-vous d’Essaouira est différent et riche de promesses,
et je suis à la fois fier et heureux que ce processus naisse ici, à Dar Souiri où depuis
2003 la parole est donnée et la scène est ouverte aux poètes et aux chanteurs juifs
et musulmans du Maghreb et du Moyen-Orient, pour déclamer, chanter et danser
ensemble, en ressuscitant un répertoire qui, il y a fort longtemps, avait le talent de
s’écrire à deux mains et la grâce de se chanter à deux voix.
Le génie du lieu
Sur Mogador-Essaouira, deux ou trois compléments d’information et nuances.
La présence juive dans cette ville ne remonte pas à la période du roi Mohammed
Ben Abdallah. La présence juive est plus ancienne, même si le chapitre le plus
emblématique de cette histoire date du XVIIIe siècle. Seconde nuance, l’histoire de
la communauté juive ne s’est pas arrêtée. On a pu employer le terme de finie, je ne
crois pas que cette histoire soit finie.
Et ce que je vais dire sur Essaouira s’applique à tout le Maroc. Ce qui est
symptomatique du judaïsme marocain, c’est la force et la permanence de son identité
revendiquée et assumée comme de son adhésion spontanée et volontariste à ses
racines. Le judaïsme marocain contemporain ne commence pas et ne finit pas avec
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Avant-propos
la seule référence démographique au nombre résiduel de juifs encore présents sur le
sol marocain. On est aussi Marocain dans sa tête, et pas seulement par sa présence
sur le sol marocain. Les juifs marocains sont en majorité restés fidèles et attachés
à leurs racines où qu’ils se trouvent. C’est une réalité à la fois sociale, politique,
culturelle et historique qu’il faut prendre en compte. Aujourd’hui, il y a près d’un
million de juifs dans le monde, qui se réfèrent à leur marocanité. C’est ce qui fait à la
fois la singularité, et je crois la force et la légitimité de cette communauté quand elle
se définit comme marocaine.
Je crois qu’il faut prendre la juste mesure de cet enracinement, parce que rien
n’oblige ces Marocains qui sont en Angleterre, aux États-Unis, en Israël ou ailleurs, à
préserver leur langue, à cultiver leur mémoire, à transmettre leur histoire, à épanouir
leur rituel ou leur vie sociale là où ils vivent désormais, très loin du Maroc. Il ne
s’agit pas non plus d’un ascenseur social ou économique, loin de là. C’est un choix
délibéré volontaire, et collectif. C’est un choix qui est le nôtre. C’est ce qui me fait
dire ici que l’histoire du judaïsme marocain n’est pas celle d’un livre dont on écrirait
ici la dernière page.
Très rapidement, si vous me le permettez, encore deux autres précisions :
dans son intervention consacrée aux familles juives de la ville, Sidney Corcos a
beaucoup parlé, à juste titre, des tujjar as-sultan, ces grands hommes de la scène
politique, diplomatique et économique qu’Essaouira a donnés à l’Angleterre et aux
États-Unis. C’est important de le savoir et on pourrait en citer d’autres, mais il y a
d’autres espaces où ont excellé les Souiris. Il s’agit de la littérature, de la musique et
des sciences sociales. Il en est ainsi, par exemple, des écoles d’exégèse de la Torah à
Essaouira, qui ont aussi marqué le judaïsme universel.
Autre chose, l’école de musique andalouse juive à Essaouira est une école sur
laquelle on ne peut pas faire l’impasse. Le professeur Chetrit, qui est parmi nous,
connaît mieux que quiconque cette réalité. C’est l’une des marques d’excellence de
la ville, et il est important de la mettre en perspective avec la production souirie en
général, du zajal en particulier, en arabe dialectal. Les poésies qui ont été écrites ici
en arabe dialectal par des Souiris, musulmans et juifs ont été pendant longtemps
la colonne vertébrale de la culture littéraire et artistique locale. Et ce n’est pas non
plus par accident qu’aujourd’hui la renaissance d’Essaouira passe par la musique et
par la poésie. Il y a là une réalité et un déterminisme historique qu’il faut garder en
mémoire.
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Je terminerai en rappelant que l’analyse que nous faisons ici pour les Marocains
de confession juive rejoint de très près les mutations sociales qu’a connues Essaouira
dans sa composante musulmane. Des flux substantiels de migrations dans les deux
communautés ont modifié les équilibres démographiques et socioculturels de la
cité et, là aussi, il y a souvent convergence de destin et de destinée.
Enfin, je n’ai pour ma part aucun complexe à faire référence et à revenir au nom
de Mogador, puisque, je le rappelle, Mogador est un nom qui est parti d’ici vers le
nord de l’Europe. Il n’est pas descendu du Nord vers le Sud. La rue de Mogador à
Paris, ou le théâtre Mogador, la porte Mogador aux Galeries Lafayette sont nés ici.
Quand le prince de Joinville a bombardé Mogador en 1844 et qu’il l’a conquise
pendant quelques semaines, il a voulu honorer sa maîtresse qui était comédienne
à Paris en lui achetant un théâtre qu’il a baptisé du nom de la ville qu’il venait de
conquérir. Le théâtre a ensuite donné naissance à la rue, la rue à la porte des Galeries
Lafayette et ainsi de suite. Le nom de Mogador est endogène et il appartient au
Maroc et à son patrimoine.
À propos de la session « Trajectoires individuelles »
Nous venons de vivre une matinée exceptionnelle et je vous en suis profondément
reconnaissant. Je voudrais y ajouter deux notes personnelles, la première pour dire
ma gratitude à Albert Memmi qui est avec nous. Ma gratitude, car entré très jeune
dans la rhétorique marxiste et fasciné à la fois par la rigueur et la puissance de cette
pensée et de cette école, j’ai au même moment trouvé dans la lecture de La Statue
de sel, l’éclairage et le support intellectuel qui m’ont permis de traduire dans mon
propre environnement, ce que j’apprenais ou découvrais en lisant Marx. Il est
probable que sans La Statue de sel, j’aurais renoncé beaucoup plus tôt et beaucoup
plus vite à mon initiation marxiste et j’y aurais certainement beaucoup perdu en
rigueur et en rationalité.
C’est ensuite de Felix Nataf que je voudrais parler en complétant tout ce qui a
été dit ici très justement à son propos ce matin. Juif tunisien lui aussi, Felix Nataf
est à tous égards une personnalité atypique du judaïsme maghrébin. Il s’est très
tôt converti au christianisme, sans rien céder de son identité juive. Venu s’installer
au Maroc pendant le protectorat français, il a rejoint dès la fin des années 1940, le
camp des libéraux français qui avaient pris fait et cause pour le mouvement national
marocain et pour la fin du protectorat. Décidément peu avare de contradictions et de
paradoxes, Felix Nataf deviendra à la même époque l’un des principaux conseillers
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Avant-propos
du président de l’Omnium nord-africain, le groupe industriel et financier français le
plus puissant du Maroc et le plus profondément ancré dans les rouages et dans les
instances de la colonisation française.
Riche de toutes ces complexités, Felix Nataf n’en a pas moins été le passeur le
plus attachant de son époque. Tunisien, il affichait sans réserve sa marocanité en se
battant pour l’indépendance du Maroc. Français, il avait fait le choix de s’identifier
aux valeurs les plus emblématiques de la République en militant au Maroc pour la
liberté, la justice et la dignité reconnues et partagées par le plus grand nombre. Juif
converti, il se disait catholique pour approfondir et prolonger son judaïsme.
J’ai rencontré Felix Nataf au cœur de toutes ses contradictions et de toutes
ses croisades. Il acceptait le débat avec patience et sérénité et il savait vous faire
comprendre, avec pudeur et malice, que ses choix pouvaient déconcerter et créer
chez ses interlocuteurs plus de doutes que de certitudes. Mais très vite, il vous
faisait comprendre que la réponse à vos propres interrogations faisait partie de son
sacerdoce, sans restriction et sans tabou.
À propos de la session « Départs »
Un complément rapide à l’excellent exposé de Jean-Pierre Dedieu. Quand, en
Espagne, les juifs ont été confrontés au racisme le plus régressif et le plus sanglant, c’est
de l’islam qu’est venu leur salut et c’est l’islam qui leur a fait retrouver la dignité et leur
condition d’être humain. Il ne faut pas se priver de convoquer et de revisiter cette page
exaltante de l’histoire du judaïsme et de l’islam. Il ne faut pas s’en priver parce que cette
histoire est vraie et il faut en parler parce que nous avons plus que jamais besoin de savoir
que cette période a existé, même s’il y a eu au même moment des pages moins glorieuses
de la même histoire, je pense notamment à la période des Almohades.
Propos de shabbat, un vendredi soir à Essaouira
La soirée est belle, nos débats ont été riches et nous sommes très nombreux
réunis ici, musulmans et juifs, pour célébrer ensemble l’entrée du shabbat, comme
Essaouira a eu le talent et le don de le faire en écrivant pendant des siècles les plus
belles pages de notre histoire commune.
La magie et la lumière de ce moment de grâce partagé m’invitent à refaire avec
vous le parcours du combattant qui a été le mien ces trente dernière années, pour
mieux mesurer le chemin parcouru, le chemin qui nous permet d’être réunis ce soir,
sur les rivages d’Essaouira.
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Ce parcours commence en 1973, l’année où avec quelques amis juifs marocains
et séfarades vivant en Europe, nous décidons de créer à Paris le groupe Identité
et dialogue. Identité parce que nous étions à ce moment-là au fond du précipice.
Partout où ils avaient essaimé, de nombreux juifs marocains, prisonniers de leur
aliénation culturelle et soumis à la pression d’un environnement souvent hostile et
agressif, n’hésitaient pas à changer leurs noms et leurs lieux de naissance. Au lieu de
s’appeler Dahan, Tolédano ou Azoulay, ils troquaient leurs patronymes pour Durand
ou Dupont et, plutôt que d’être nés à Rabat, Fès ou Marrakech, ils s’inventaient des
lieux de naissance fictifs à Aix-en-Provence, Toulouse ou Strasbourg. Ce déni de
soi était suicidaire et porteur de drames futurs dont on voyait se dessiner la trame
sanglante en Israël. Ce fut notre chapitre identité, celui de la lente et douloureuse
reconquête de la dignité et de la fierté de soi.
Ce soir, nous sommes donc là pour fêter et célébrer notre mémoire retrouvée et
notre identité reconstruite. Je ne peux pas m’empêcher à cet instant précis d’imaginer
ce qu’il serait advenu de notre belle histoire si nous avions, nous aussi, accepté de
participer au suicide collectif auquel nous étions conviés par le consensus ambiant
et dominant de cette époque.
Identité mais aussi dialogue car pour ceux d’entre nous qui avaient choisi de ne
rien céder, de ne rien concéder ni sur leurs noms, ni sur leurs lieux de naissance
et encore moins sur les fondements philosophiques de leur propre identité, cette
résistance à l’amnésie et au déni de soi n’avaient de sens que dans la mesure où nous
restions fidèles aux valeurs que nous avaient enseignées nos rabbins, nos instituteurs,
nos parents, à Essaouira et partout ailleurs au Maroc. Ces valeurs étaient, pour faire
court, celles de l’acceptation et du respect de l’autre. Il n’y avait pas de justice ou de
dignité qui soient légitimes pour soi si elles n’étaient pas aussi celles reconnues à
l’autre et voulues pour tous les autres.
Au sein d’Identité et dialogue et depuis Paris, pour chacun d’entre nous, cet autre
et ces autres avaient un nom, celui de la Palestine et des Palestiniens. Nous y sommes
venus naturellement et sans détour ou faux fuyant. Notre histoire, nos sensibilités,
notre identité et notre vécu trouvaient ainsi naturellement leur cohérence et leur
légitimité dans cet engagement pour le droit, la justice et la dignité.
Discours de clôture
« Ils savaient que c’était impossible alors ils l’ont fait », c’est Mark Twain qui l’a
dit et écrit et ce dicton me semble, ce soir, le plus approprié pour qualifier à la fois
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Avant-propos
la qualité, la densité et la réussite de ces trois journées de débats sur Migrations,
identité et modernité au Maghreb.
Migration, identité et modernité appliquées pour l’essentiel à la migration, à
l’identité du judaïsme au Maghreb et à la profondeur historique de la relation judéomusulmane dans notre région, à sa résilience, à ses vérités, à ses incertitudes mais
aussi à ses renaissances successives quand tout aurait pu disparaitre, sombrer dans
l’indifférence ou se dissoudre dans l’amnésie collective qui aurait fini par vaincre et
s’imposer à tous par défaut, par vacuité ou par indifférence.
Ces trois journées à Essaouira feront date et nous savons maintenant que le
pire n’est pas le plus probable. En partageant ce constat avec vous, je pense avec la
même intensité à cet instant de lumière que j’ai vécu ici il y a près d’un demi-siècle,
à quelques dizaine de mètres de Dar Souiri où nous sommes réunis.
C’était à la fin des années 1950, dans le bureau de mon père ; l’un de ses meilleurs
amis, Hadj Limam était venu le voir comme tous les soirs et, après les accolades
d’usage, avait sorti des poches de sa djellaba un petit sac rempli de terre qu’il a remis
à mon père en lui disant : « Je rentre d’Al Qods où je viens de péleriner et comme il
t’est impossible d’y aller, je suis venu partager mes prières avec toi et t’apporter un
peu de cette terre sainte qui nous appartient à tous les deux. »
Cette scène m’a accompagné toute ma vie. J’en ai compris la force, la profondeur
et la tranquille modernité longtemps après. Mais aujourd’hui et cinquante ans
plus tard, quasiment au même endroit, c’est sur la force tranquille de cette image
exaltante de fraternité partagée que je voudrais conclure en soulignant encore une
fois que mon judaïsme au Maroc, en terre d’islam, n’a jamais été celui de la posture
convenue du militant ni celui de la seule nostalgie.
Cette histoire, notre histoire, chacun l’aura compris ici, ne s’écrit pas pour moi
seulement au passé.
Merci Frédéric Abécassis,
Merci Karima Direche,
Merci Driss El Yazami d’avoir voulu, d’avoir su et d’avoir réussi à nous réunir
pendant ces trois journées et dont nous avions tellement besoin pour nous
réconcilier avec nous-mêmes.
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Prosper Chetrit, dit Hajj Massoud, « dernier juif d’Oran »
(Tafilalet, vers 1927–Oran, mars 2010)
Photo M. Arrif et K. Dirèche
Introduction
Frédéric Abécassis et Karima Dirèche
C’est la rencontre en 2008 avec un vieil homme de 82 ans vivant à Oran qui a fait
naître l’idée de ce qui est devenu pour nous tous, au-delà de tous les noms qu’il a pu
prendre, « le colloque d’Essaouira ». Alors qu’il est décédé en mars 2010 quelques
jours avant la tenue de cette rencontre, sa figure en a accompagné la préparation,
associée à la lancinante idée, périlleuse pour l’historien, mais hautement heuristique,
qu’une autre histoire et un autre destin pour les juifs du Maghreb auraient peutêtre été possibles. Ce vieil homme, connu sous le nom de Hadj Messaoud dans le
quartier du centre-ville d’Oran où il a presque toujours vécu, était un juif du Maroc
arrivé en Algérie alors qu’il était encore enfant. Né dans le Tafilalet en 1927 ou
1928 dans une famille de commerçants grossistes en tissus, et enfant unique d’un
couple désuni, il se retrouve en Algérie, au gré des pérégrinations de la famille de
sa mère. Jusqu’à son adolescence, il est scolarisé dans une école à Oran. Sa mère
profite de ce séjour algérien pour demander le divorce et le garder auprès d’elle. La
Seconde Guerre mondiale, l’instauration du régime de Vichy et l’application des
lois antijuives en Algérie le font renvoyer au Maroc où sa mère estime que les juifs
sont plus en sécurité. Il est recueilli par un de ses oncles paternels, car son père,
entre-temps, était décédé, emporté à l’âge de 40 ans par une crise d’appendicite. La
Libération le fait revenir à Oran, où il apprend successivement les métiers de tailleur
et de cordonnier. Sa mère lui ouvre alors un magasin de chaussures et il se spécialise
dans le travail de bottier.
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Dans l’entretien filmé accordé en 20081, Hadj Messaoud, qui s’appelait aussi
Prosper Chetrit, nous a livré des éléments de sa vie et de celle de sa famille. Il
raconte, à sa manière avec des mots simples, sa mobilité entre l’Algérie et le Maroc,
la Seconde Guerre mondiale, les aléas de la guerre d’indépendance, le départ des
juifs vers la France et vers Israël, les pratiques du pouvoir algérien nouvellement
indépendant, la terreur des années 1990… Dans cette vie telle qu’elle nous a été
racontée se dessinent en filigrane l’histoire de l’Algérie et du Maroc, l’histoire et le
destin des juifs du Maghreb, l’histoire du temps colonial, celle des communautés
religieuses en terre d’islam. Mais, en même temps, son récit de vie ne représente
que lui-même, sans qu’il ait jamais manifesté aucune prétention à parler au nom
des juifs d’Algérie ou du Maroc. Au contraire, dans son récit, il y a comme une
distance raisonnée presque froide (apportée sans doute par le temps, la vieillesse
et la solitude) à l’égard de ses coreligionnaires dont il interprète le départ, en 1962,
comme un châtiment divin. Un châtiment causé, selon lui, par leur « impiété » et
leur volonté de « vouloir ressembler à tout prix à des Français ».
Pourquoi, lui, est-il resté ? S’agissait-il d’un choix volontaire et raisonné (avec
une forme d’agir sur son existence) ? Ou alors, les concours de circonstances, les
aléas de la vie et de l’histoire ont-ils contribué à faire en sorte qu’il reste en Algérie
(dans une logique de destin, de mektoub) ? À contre-courant des dynamiques
historiques de l’époque, où les indépendances des pays du Maghreb ont coïncidé
avec les grandes vagues de départ des juifs d’Algérie, du Maroc, de Tunisie ou de
Libye, la présence de Prosper-Messaoud dans l’Algérie des années 2000 soulève
un certain nombre d’interrogations sur les historicités des juifs du Maghreb. Elle
remet également en question les catégories d’appartenance et les représentations
classiques des juifs d’Algérie : israélite, pied-noir, Européen d’Algérie, rapatrié… Il
ne se réclame d’aucune d’elles. La langue arabe est sa langue maternelle, celle de son
identité, de sa sociabilité ; ses références culturelles et spatiales sont maghrébines
et juives, à mille lieues de la culture d’assimilation française généralement attribuée
aux juifs algériens. Le judaïsme, pratiqué et vécu au quotidien, était au cœur de son
identité, même si, depuis de nombreuses années, c’est seulement en compagnie de
lui-même qu’il célébrait le shabbat. Prosper-Messaoud était un artisan ; un homme
simple issu d’un milieu modeste. Sa culture politique n’était pas grande ; il analysait
1. Karima Dirèche et Majid Arrif, Prosper-Messaoud. Un juif d’Oran raconte, Aix-en-Provence, 2009,
135 min.
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Introduction
ce qui arrivait à l’aune des événements qui ont ponctué son existence et à l’échelle
de sa personne. Ce qui lui importait, avant tout, était de maintenir la cohérence
de son univers et de ses sociabilités. À la fois juif, Maroco-Algérien et Oranais, il
ne pouvait pas imaginer vivre ailleurs qu’à Oran, et l’expérience malheureuse d’un
séjour de deux mois en Israël en 1962 l’avait guéri à jamais de toute tentative d’un
autre départ. Quand nous l’avons rencontré, Prosper-Messaoud vivait dans les
réalités pragmatiques de l’Algérie des années 2000. Sa retraite était minuscule (90 €)
et il complétait ses revenus par l’écriture de talismans magico-religieux en hébreu. Il
recevait, dans son appartement, toutes sortes de personnes venues le consulter et il
en tirait une analyse sociologique désenchantée sur l’Algérie d’aujourd’hui.
Nulle nostalgie dans ses propos et, s’il y avait des regrets, c’étaient certainement
ceux liés à sa jeunesse perdue et à l’absence de sa mère, dont il ne se remettait toujours
pas de la disparition – elle est décédée en 1999 à plus de 90 ans. Il a pu évoquer, au
cours des entretiens, l’époque d’une certaine insouciance, de la légèreté d’un temps
passé où tout semblait aller de soi. Mais c’est surtout la cohérence d’un univers qui
lui manquait : celui qu’il avait patiemment construit autour de son métier, de sa
mère, de ses amis, de certains lieux de sociabilité et de loisirs. La ville d’Oran fut
le théâtre de son existence avec ses boulevards, son front de mer, sa monumentale
synagogue, ses cafés, sa population métissée. Une ville d’où les tensions de la guerre
d’indépendance et les clivages communautaires étaient étrangement absents. Les
longues heures d’entretien révélaient, de sa part, une volonté de ne garder que le
souvenir de sociabilités intercommunautaires, celui de la douceur de vivre d’une
ville méditerranéenne cosmopolite et joyeuse, celui de la gouaille citadine de sa
jeunesse. Les questions concernant la guerre, l’antijudaïsme, les conflits, étaient
souvent éludées pour privilégier des représentations d’un passé plutôt heureux et
lisse.
La double absence
Prendre en compte la narration de Prosper-Messaoud, acteur microhistorique,
c’est comme ouvrir une fenêtre sur une histoire sociale de l’Algérie. Les fragments
de sa vie réinterrogent les idées trop générales sur ce que pouvaient être les juifs
d’Algérie dans leur diversité, leurs particularités, leurs choix. Son récit vient
rejoindre les trop rares témoignages connus qui remettent en question la course à
l’assimilation et à la francisation attribuée aux juifs d’Algérie, dans les décennies qui
ont suivi la promulgation du décret Crémieux (1870). Ils soulignent, au contraire,
l’extrême vivacité, jusque dans les années 1930, de l’usage de l’arabe algérien ou
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du berbère dans les sociabilités les plus fréquentes et de spécificités culturelles
(vestimentaires, culinaires, habitat…) ; l’attachement à la culture juive algérienne
(musique, chants, cuisine) et aux pratiques religieuses. Ce sont deux événements
majeurs et traumatiques qui feront basculer les juifs d’Algérie dans un processus
accéléré de francisation : l’émeute antijuive de Constantine du 5 août 1934, que
l’on désigne très vite comme un pogrom2, et le retrait de la citoyenneté française par
les lois antijuives de Vichy. Une exclusion de la cité sur laquelle les juifs d’Algérie
émigrés en France demeurent, encore aujourd’hui, très silencieux. Le basculement
s’est certainement opéré à ces moments-là et la rupture avec les musulmans s’est
consommée, sans même que les acteurs de cette histoire aient vraiment pris la
mesure de l’amputation du corps social qui était en train de s’effectuer.
Prosper-Messaoud n’a jamais été concerné par le décret Crémieux puisqu’il est
toujours resté sujet marocain. L’idée d’être confondu avec un pied-noir ne lui a jamais
effleuré l’esprit. Comme il n’a pas accédé à la citoyenneté française ni à ses avantages,
son identité première n’a jamais été soumise à d’autres redéfinitions. Marocain ou
Algérien selon ses interlocuteurs, pouvant laisser entendre, par son surnom de Hadj,
qu’il était musulman, mais juif arabe avant tout, il a traversé sa vie sans remise en
question identitaire. En cela, il se démarquait de la majorité des juifs d’Algérie. Au
cours de l’été 1962, son destin ne s’est pas confondu ni scellé avec celui des pieds-
2. « […] Au début de l’année 1930, mon père au hasard de ses emplettes me fit connaître un quartier bien différent de celui du lycée, “la basse Casbah”. Partant du marché de la rue de la Lyre, la rue
Randon (actuelle rue Amara-Ali) conduisait à la grande synagogue d’Alger et se prolongeait au-delà
par la rue Marengo (actuelle rue Arbadji). […] Ce qui me frappa fut la tenue vestimentaire des passants : femmes d’âge mur assez corpulentes, robe colorée large et longue jusqu’aux chevilles ceinturée par un foulard à franges enroulé autour de la taille, chaussées de pantoufles ou de mules, un autre
foulard noué sur la tête ; les hommes étaient, pour la plupart, habillés de noir et coiffés d’un chapeau
noir à larges bords. Intriguée, je demandais à mon père qui étaient ces personnes. Ce sont des juifs
[…], me dit-il, qui habitent et vivent dans ce quartier près de la population indigène avec laquelle ils
s’entendent bien, et séparés de la population européenne. Ils ont gardé leurs coutumes ancestrales
et leurs habits traditionnels. Il est vrai que l’antisémitisme était manifeste dans les quartiers huppés
de la capitale, en témoignaient les graffitis que je voyais sur les murs de l’université près du lycée.
Cinq ans plus tard, début 1935, revenant dans ce même quartier, je découvris une véritable métamorphose : disparus les habits traditionnels, remplacés chez tous et toutes par des vêtements européens analogues à ceux des autres quartiers. La mutation s’était opérée à la fin de l’année 1934, après
une véritable tragédie survenue dans la ville de Constantine, un pogrom. », in Aldjia BenallègueNourredine, Le devoir d’espérance, Casbah Éditions, 2007.
20
Introduction
noirs, en mettant fin à une présence millénaire3 : il s’est toujours tenu à distance de
cette confusion des identités, des termes et des historicités où tout finit par se mêler
dans ce qui allait devenir une impossibilité à s’identifier et à se dire. Déni des deux
côtés qui rend incroyablement douloureux ce rapport au passé : la mémoire juive,
qu’il était légitime de gommer pour les autorités de l’Algérie indépendante parce
qu’elle se confondait avec celle des Français, n’avait guère plus de chances d’émerger
dans les années de plomb avec l’essor des théories liées au choc des civilisations
autant qu’aux classiques de l’antisémitisme européen ; la guerre d’indépendance,
relue dans cette perspective, n’était que la répétition de la bataille de Khaybar, qui
avait vu la défaite des « colons » juifs devant les armées du Prophète.
Pour un historien, la vie de Prosper-Messaoud pourrait être posée comme un
exercice heuristique ; celui qui permettrait d’accéder à ce passé des juifs du Maghreb
et à en renouveler les problématiques historiques. Car, dans l’Algérie d’aujourd’hui,
presque rien ne reste de cette présence millénaire : l’accès à la citoyenneté française
par le décret Crémieux et la confusion apportée, par l’indépendance, entre juifs et
pieds-noirs n’ont fait que renforcer l’oubli de cette histoire. Il n’existe pas, en Algérie,
de démarches mémorielles ni de reconstructions communautaires volontaristes
semblables à celles qui existent au Maroc ou en Tunisie. L’éphémère résurrection
en 2005 du pèlerinage de Tlemcen sur le tombeau du rabbin Ephraïm Enkaoua,
considéré comme l’un des plus grands saints thaumaturges du Maghreb, n’a pas
résisté à la guerre de Gaza de 2008.
La tenue de la rencontre à Essaouira, au contraire, a permis de mettre en relief
la spécificité de la situation marocaine : parmi les pays du Maghreb, c’est sans
doute le seul où un tel colloque pouvait être organisé. L’ancienneté et la constance
de sa politique mémorielle, conjuguée à la vitalité d’institutions communautaires
sur place et à l’étranger, ont permis que s’y affirme une continuité historique. Le
Maroc et la Tunisie ont, depuis plusieurs décennies, inscrit la démarche mémorielle
juive dans une légitimité politique et historique de reconnaissance nationale. Un
tourisme de pèlerinage, des colloques sur les juifs marocains, des hommages ou des
commémorations relèvent du champ public et participent de la volonté politique
d’une lecture patrimoniale se voulant tolérante et œcuménique pour la société
3. Richard Ayoun (en collaboration avec Bernard Cohen), Les juifs d’Algérie ; deux mille ans d’histoire,
J.-C. Lattès 1982, réédition Alger Rahma, 1994.
21
marocaine4. Le préambule de la nouvelle constitution, adoptée en juillet 2011, met
en avant une unité du royaume qui « s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain,
andalou, hébraïque et méditerranéen ». Même si les juifs du Maroc et de Tunisie
ne constituent, aujourd’hui, qu’une poignée de quelques milliers d’individus, ils
demeurent les témoins d’une présence historique ancienne qui n’a pas été arrachée
à son identité première.
Bien entendu, la question des statuts personnels est fondamentale pour
comprendre la diversité des traitements historiques de la judaïté des pays du
Maghreb, et l’Algérie présente à cet égard une configuration originale. La promotion
des juifs, leur intégration par la francisation à l’État français a certainement exacerbé
les sentiments d’injustice et d’inégalité ; et les tensions entre les deux communautés
se sont durcies. Ainsi le pogrom de Constantine est généralement attribué à la
francisation rapide des juifs dans un cadre d’antisémitisme français virulent qui
aurait alimenté les rancœurs et déchaîné un processus de violence inouïe.
Mais ne faut-il pas voir, dans cette option massive pour la francisation à l’époque
coloniale, de la part des juifs du Maghreb, un effet direct de leur statut de dhimmis5
en terre d’islam ? Le statut juridique des juifs en terre musulmane n’est guère
valorisant ni valorisé. Le lexique en arabe des expressions injurieuses concernant
le juif est suffisamment éloquent et laisse imaginer toute la gamme de situations
possibles de domination et de mépris, supportées par les communautés juives du
Maghreb. Soumises à de nombreuses contraintes et à une réglementation spécifique
dans l’espace public, elles ont pu faire l’objet de mesures discriminatoires encore
4. Un exemple de colloque associé au 1200e anniversaire de la fondation de la ville de Fès et dans
le cadre des manifestations intitulées Les Marocains fêtent leur histoire : « Le judaïsme marocain contemporain et le Maroc de demain ». Ce colloque s’est déroulé à Casablanca, en octobre 2008, sous le
patronage de hautes autorités religieuses et politiques : le Conseil consultatif des droits de l’homme
du Maroc, la Rabita Mohammedia des Oulémas du Maroc, l’Institut royal de la culture amazigh,
le ministère des Habbous et des affaires religieuses. Au-delà des célébrations officielles, on notera
aussi que le magazine Zamane (le « temps » en arabe), premier magazine à traiter de l’histoire du
Maroc, tirant à 15 000 exemplaires, consacrait son premier numéro et sa une en novembre 2010 à la
question : « Pourquoi et comment le Maroc a perdu ses juifs ? » Soulignons, enfin, le caractère unanime de l’hommage national rendu à trois figures récemment disparues : Edmond Amran Elmaleh,
Abraham Serfaty et Simon Lévy.
5. Terme qui s’applique essentiellement, selon le droit musulman, aux « gens du livre ». Appliqué
aux juifs et aux chrétiens, le statut de dhimmi soumet les non-musulmans à l’acquittement d’impôts
spécifiques et à un certain nombre de règles et de contraintes.
22
Introduction
plus rigoureuses que celles susceptibles d’affecter les chrétiens6. Cette histoire de
l’antijudaïsme maghrébin, nécessaire, n’est pourtant pas encore à l’ordre du jour
chez les historiens du Maghreb. Pas seulement parce que la thématique renvoie aux
tableaux misérabilistes qui avaient accompagné et justifié la colonisation. Altérée,
aujourd’hui, par l’antisionisme et par les prises de position liées au conflit israélopalestinien, elle est reléguée dans le non-dit ou dans des formulations idéologiques
communes à l’ensemble du monde musulman. De façon significative, Mahfoud
Kaddache, grand historien de la nation algérienne, ne consacre que deux pages aux
juifs dans un ouvrage qui en compte plus de sept cents. Et lorsqu’il évoque certains
traitements méprisants, c’est aux Turcs et à leur législation discriminatoire qu’ils
sont imputés, alors que les juifs d’Algérie auraient été « libres et tolérés » avant
leur arrivée7. En symétrie, ces silences et ces dénis de la mémoire sont confortés
par les rancoeurs d’une partie de l’historiographie : un propos qui vise à l’évidence
à justifier la séparation, se fonde sur un argumentaire faisant du statut de dhimmi
une condition malheureuse inhérente à l’islam, traversant le temps et les périodes
historiques, dont la période coloniale, jugée plutôt favorable aux minoritaires, aurait
effacé la mémoire8.
La discipline historique n’a pas pour objet, selon la formule de Jacques Berque,
de « prophétiser l’advenu », mais de rendre compte du passé. En adoptant une
démarche scientifique qui met ponctuellement entre parenthèses, pour des raisons
méthodologiques, l’état actuel et passé du conflit entre Palestiniens et Israéliens,
le colloque a permis de mettre en relief la dimension proprement maghrébine
de cette histoire migratoire dans ses rythmes, sa diversité de destinations et de
processus. La première des exigences de l’argumentaire est d’avoir rappelé que
le judaïsme maghrébin est une des réalités culturelles, religieuses et identitaires
de l’histoire propre à cet espace. Une histoire plus que millénaire, qui a façonné
les pratiques, les langues, les imaginaires de telle façon qu’elle ne peut être que
maghrébine et africaine. Il était important de rappeler cette histoire commune
6. Paul B. Fenton et David G. Littman, L’exil au Maghreb, la condition juive sous l’islam 1148-1912,
Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010.
7. Voir Mahfoud Kaddache, L’Algérie des Algériens, Paris Méditerranée, Edif, 2000, p. 526.
8. À l’ouvrage cité supra, il faut ajouter les travaux de Bat Ye’Or (dir), Le dhimmi : profil de l’opprimé
en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe, Éditions Anthropos, Paris, 1980, 335 p., ou
bien Les chrétientés d’Orient entre jihâd et dhimmitude : VIIe-XXe siècle (avec une préface de Jacques
Ellul), Éditions du Cerf, collection L’histoire à vif, Paris, 1991. 529 p.
23
au Maghreb ; à la fois pour des raisons épistémologiques liées à notre métier
d’historien, pour aider à la résilience de mémoires amputées, mais également pour
récuser l’amnésie d’État telle qu’elle se pratique aujourd’hui en Algérie ou en Libye.
Entre l’amertume et l’oubli, il faut rendre compte de la manière dont l’histoire
s’est frayé un chemin. Nul besoin pour cela de mobiliser l’image de l’Andalousie.
On aura beau jeu d’en dénoncer aujourd’hui la dimension en partie mythique et
une certaine complaisance. C’est oublier que les « Andalousies », chères à Jacques
Berque, sont « toujours recommencées », et que c’est en nous-mêmes que nous
en portons, à l’image d’une Terre promise, « à la fois les décombres amoncelés et
l’intarissable espérance »9.
Les sentiers invisibles
C’est à l’automne 2008 qu’est née l’idée d’organiser un colloque qui aborde de
façon frontale et publique dans un pays du Maghreb la question du départ des juifs,
recontextualisée dans sa profondeur historique et mise en perspective avec les flux
migratoires des communautés musulmanes. Les trois migrations qui ont marqué
la mémoire du judaïsme maghrébin au point d’apparaître aujourd’hui comme
constitutives de son identité ne sauraient, en effet, être isolées des mutations et
des mobilités qui affectaient, au même moment, d’autres composantes des sociétés
du Maghreb. La Reconquista a provoqué le départ et l’installation au Maghreb de
nombreux juifs d’Espagne et du Portugal ; elle a aussi marqué le reflux de l’islam
du continent européen et l’arrivée au Maghreb de nombre de familles andalouses,
musulmanes et juives, redessinant les relations commerciales, les lieux de religiosité,
les modes de contacts entre communautés de rites et de cultures diverses, les
mobilités linguistiques, les conversions à l’islam ou au christianisme.
Si la période moderne a connu d’autres migrations européennes vers le
Maghreb, notamment celle des Livournais vers la Tunisie, la colonisation, sous ses
formes politiques et socioculturelles, a induit au Maghreb, à partir du XIXe siècle,
de nouvelles mobilités. Celles-ci invitent à examiner de plus près le lien entre les
déplacements concrets de groupes ou d’individus et les mobilités professionnelles,
les changements de statut personnel ou les processus d’acculturation, qu’ils soient
individuels ou collectifs.
9. Jacques Berque, Andalousies, leçon de clôture au Collège de France, Paris, Sindbad, 1981, p. 43.
24
Introduction
Enfin, dans la seconde moitié du XXe siècle, la constitution de nouvelles diasporas
à partir des différents foyers du judaïsme maghrébin, la migration vers le nouvel
État d’Israël sont contemporaines d’une massification des mouvements migratoires
au départ du Maghreb et à destination de l’Europe ou de l’Amérique. Une histoire
comparée de ces migrations pourrait conduire à réévaluer les poids respectifs de
l’identitaire, de l’idéologique, du politique et de l’économique dans les processus
migratoires au Maghreb au cours du XXe siècle. Une approche dans la longue durée permet à la perspective comparatiste de se
déployer dans toutes les dimensions énoncées par Nancy Green10 : convergente,
lorsque le Maghreb fait figure de territoire d’accueil ; divergente, lorsqu’il est pays
de départ ; linéaire, lorsque c’est le parcours du migrant lui-même qui est envisagé
et sa situation d’arrivée rapportée à celle de départ, dans une migration qui peut être
de longue distance, mais aussi interne au Maghreb. La manière dont les migrations
modifient les lignes de genre s’inscrit aussi dans cette perspective comparatiste.
Lors d’une réunion tenue au printemps 2009, un premier argumentaire a été
présenté et débattu, aboutissant à l’intitulé : Les juifs dans les migrations maghrébines
à l’époque moderne et contemporaine : spécificités, échanges et recompositions identitaires.
L’histoire des phénomènes migratoires, associée à celle du fait communautaire
et religieux, permet de se dégager des figures figées, dans des démarches
anhistoriques ou essentialistes : les expériences migratoires mettent en jeu des
dynamiques qui agissent à la fois sur les catégories d’appartenance, les frontières,
les langues parlées et/ou empruntées aux autres, les interactions confessionnelles
et intercommunautaires, les processus d’émancipation politique et d’affirmation
de soi. Partant du simple constat que le départ des juifs du Maghreb coïncidait
avec les grandes vagues de migrations postcoloniales, ce colloque s’est donné pour
tâche d’en cerner la spécificité. Partant aussi de l’idée que la migration, pour être
vécue collectivement, n’en est pas moins une aventure individuelle, il s’est attaché
à mettre en évidence les ressorts des échanges, des constructions identitaires et des
recompositions communautaires en situation migratoire.
La période envisagée, du XVe siècle à nos jours, permettait à la fois d’inscrire ces
mouvements migratoires dans le processus de construction de l’État moderne en
10.Nancy Green, « L’histoire comparative et le champ des études migratoires », in Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 45e année, n° 6, 1990, p. 1335-1350 ; voir aussi Nancy Green, Repenser les
migrations, Paris, PUF, 2002
25
Europe du Sud et au Maghreb, et de considérer le Maghreb dans le double rôle qui a
été le sien : terre d’accueil à l’époque de la Reconquista et terre de départ à l’époque
coloniale et surtout postcoloniale. Un regard comparé porté sur le Maroc, l’Algérie, la
Tunisie et la Libye devait permettre de mesurer le poids des conjonctures politiques
et des traditions historiques dans les différentes modalités de cette histoire : les
juifs du Maghreb n’ont jamais formé une entité culturelle monolithique et encore
moins historique. Leur statut personnel a été variable selon les configurations
sociopolitiques et socioculturelles des États. Un juif algérien devenu citoyen français
en 1870, n’a pas eu le même destin historique que ses coreligionnaires des pays
voisins. Les niveaux socio-économiques, le niveau d’éducation, l’accès aux études et
les degrés d’assimilation aux modèles dominants (ottomans puis européens) furent
autant de clivages qui traversèrent des communautés hétérogènes, et cela selon des
historicités différentes.
C’est tardivement, début février 2010, que ce colloque a trouvé son titre définitif :
Migrations, identité et modernité au Maghreb. La recherche d’une formule plus
concise s’est accompagnée de longues discussions sur l’opportunité de maintenir
ou non le terme « juifs » dans le titre. La teneur des contributions proposées a fait
pencher la balance vers la seconde option : ces migrations « juives » renvoyaient
à des processus communs à d’autres composantes des sociétés du Maghreb, et
par ailleurs, de nombreux cas montraient que ce n’était pas forcément en tant que
juifs que des individus ou des familles se lançaient dans un projet ou un parcours
migratoire. Le postulat identitaire lui-même méritait d’être interrogé.
Le sous-titre du présent ouvrage, Migrants juifs et musulmans au Maghreb, déplace
délibérément la focale de la migration au migrant. Il a trouvé dans un poème de Goethe
devenu emblématique du romantisme allemand11 les mots renvoyant à l’universel de
la situation migratoire, et cela quels que soient la condition du migrant, sa religion, ses
motivations ou ses projets. Surtout, il entend faire du migrant un acteur de sa propre
histoire, et non pas un simple objet de l’histoire d’autrui12. Il rejoint en cela la visée que
Paul-André Rosental assigne aux sciences humaines, consistant à « bâtir un registre
explicatif collectif intégrant la diversité des situations particulières »13.
11.Johann Wolfgang von Goethe, Willkommen und Abschied, poème composé vers 1771.
12.Voir Benjamin Lellouch, Antoine Germa et Évelyne Patlagean (dir.), Les juifs dans l’histoire, de la
naissance du judaïsme au monde contemporain, Paris, Champ Vallon, 2011.
13.P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles. Espaces, familles et migrations dans la France du XIXe s., Paris, 1999, p. 144.
26
Introduction
En engageant une réflexion sur les causes des départs des décennies 1940-1970,
ce colloque a sans doute contribué à transformer en objet d’histoire ce qui demeure
aujourd’hui encore un sujet de polémique, lui-même trop souvent analysé de façon
extérieure aux acteurs parce qu’il porte la marque des griefs de la séparation. Les
positions sont d’autant plus irréductibles qu’elles sont animées par le même souci
de désigner des responsables et qu’elles reposent parfois sur des démarches plus
militantes, visant à accréditer l’idée que tous les migrants juifs du monde arabe
furent, comme les Palestiniens, des réfugiés14. À la conviction que les communautés
juives du Maghreb, et du Maroc en particulier, firent l’objet d’une manipulation
par des agents sionistes extérieurs avec la complicité objective ou intéressée des
États répond le motif de la discrimination et de la persécution, reposant sur l’idée
que le nationalisme arabe portait avec lui une réactualisation de la condition de
dhimmi. L’action et la réception du sionisme au Maghreb, d’un côté, et, de l’autre,
la politique des États maghrébins à l’égard de leurs minorités juives au moment des
indépendances furent à bien des égards, déterminantes15. Ni les unes ni les autres
n’ont pourtant été l’objet central de l’analyse. Peut-être parce qu’un détour par les
principaux intéressés était nécessaire pour tenter de refroidir cette histoire.
Loin des simplismes de la polémique, des entreprises mémorielles et des
instrumentalisations du passé, ce colloque entendait rendre à cette histoire toute sa
complexité et en pointer les équivoques. Sans esquiver les dimensions et les enjeux
politiques de ces départs, il a cherché à en réévaluer la place. Il a, pour cela, réintroduit
au cœur du questionnement les projets migratoires et les parcours de migrants. De
nombreuses communications se sont attachées à élucider des situations, établir les
profils de migrants, éclairer des contextes sociaux prenant en compte les politiques
14.Shmuel Trigano (dir.), L’exclusion des juifs des pays arabes, Aux sources du conflit israélo-arabe,
Paris, Éditions In Press, 2003.
La notion de réfugié juif du monde arabe a trouvé une traduction institutionnelle dans la loi adoptée
par la Knesset le 22 février 2010, prévoyant qu’un accord de paix ne pourra être signé avec un pays
arabe que s’il inclut des compensations aux réfugiés juifs originaires de ce pays. La loi définit comme réfugié juif tout citoyen israélien qui a quitté l’un de ces pays – Algérie, Maroc, Tunisie, Libye,
Égypte, Irak, Syrie, Liban, Yémen-Aden, Iran – en raison de discrimination et de poursuites ethnicoreligieuses. Voir Ftouh Souhail, « La Knesset officialise la compensation arabe aux réfugiés juifs »,
Magazine terredisraël.com, 23 février 2010, http://www.terredisrael.com/infos/?p=17893, consulté
le 31 décembre 2011.
15.Voir la thèse de Ygal Bin Nun, Les relations secrètes entre le Maroc et Israël et l’émigration juive 19551964, Paris VIII, 2002.
27
des États et les enjeux géopolitiques nationaux et internationaux du moment. La
multiplicité des catégories administratives et des figures de migrants, forgées sur le
moment, dans la gestion de cette migration, ou construites a posteriori par les acteurs
eux-mêmes ou par les sociétés qui les ont accueillis (réfugiés, exilés, déracinés,
déplacés, travailleurs migrants…) doivent être rapportées à leurs contextes de
production et d’usage.
Repenser les migrations
Par un jeu sur différentes échelles spatiales et temporelles, le premier volume
entend prendre du recul par rapport au traumatisme de ce qui a été vécu par beaucoup
comme une véritable amputation du corps social maghrébin. En inscrivant cette
histoire dans la longue durée, la première partie tend à en atténuer les blessures et
les clivages. Aussi loin qu’on puisse les repérer, les migrations juives ne sont pas
celles d’un corps étranger au Maghreb, mais semblent indissolublement liées à la
mobilité des confédérations tribales qui ont apporté à cet espace ses différentes
strates de peuplement. Les migrations de la péninsule Ibérique vers le Maghreb
au moment de la formation des États modernes mettent en avant le lien intime et
ambivalent entre migrations forcées et constitution des États-nations, mais aussi
entre mobilités et accès à la modernité. Le mouvement même qui signe l’exclusion
d’individus ou de groupes d’une nouvelle configuration politique est aussi celui qui
tend à dissocier pour tous, et notamment pour les migrants, l’espace de l’expérience
de l’horizon d’attente : le passé n’est plus le référent exclusif de l’expérience, tandis
que le futur et ce qu’on y projette deviennent une boussole pour le présent16. Cette
ouverture de l’avenir autorise des configurations variées selon les contextes entre
différentes générations d’arrivants au Maghreb, les communautés en place et les
pouvoirs politiques.
Le jeu se prolonge et se complexifie avec l’avènement des pouvoirs coloniaux.
Cette première mondialisation, contrainte, ouvre de nouveaux marchés, mais
elle en impose aussi les règles. L’extension de nouveaux horizons, l’apparition
d’opportunités inédites s’accompagnent d’une large diffusion des langues
européennes, notamment le français. Les mobilités géographiques accompagnent
les mobilités sociales, que celles-ci soient ascendantes, ou qu’elles correspondent à
16. Voir François Dosse, Christian Delacroix et Patrick Garcia, Historicités, Paris, La Découverte,
2009.
28
Introduction
des formes de prolétarisation liées au basculement géographique des économies et
à l’impossibilité de maintenir sur place des activités anciennes. L’ethnicisation des
rapports sociaux rigidifie les appartenances en faisant des juifs la cible de politiques
spécifiques d’encadrement, de « protection » et de promotion par l’instruction17.
Outre qu’elles amorcent une coupure irréversible avec les musulmans, ces politiques
confèrent une importance accrue à la démarcation entre juifs indigènes et ceux
pouvant se réclamer d’une ascendance européenne (notamment séfarade ou
livournaise), la frontière entre les deux pouvant s’avérer de plus en plus poreuse
au fil de la pénétration coloniale. Plus largement, au Maghreb comme ailleurs, les
dispositifs de contrôle des migrants, les différentiels en termes de solde migratoire
et de qualification des migrants participent de la construction des États-nations
par un marquage pérenne des frontières entre les États du Maghreb et par leur
rigidification administrative.
Le deuxième volume, Ruptures et recompositions, met l’accent sur les trajectoires
personnelles et collectives. Un premier moment s’interroge sur les ruptures qui ont
précédé ou accompagné les départs, en se posant aussi la question de leur caractère
endogène ou exogène : dans le cas du Maroc, si les migrations des années 1950 et
1960 vers Israël ont été largement organisées de l’extérieur, d’autres, dans les années
1920, ont été impulsées localement par des acteurs déjà acquis au sionisme. Les
récits de vie montrent des migrants acteurs de leur existence et porteurs de projets :
les individus et les groupes ne sont pas passifs face à un destin qui serait défini en
amont comme celui de l’exil et du déracinement. Les synergies et les dynamiques
déployées autour des départs mais également en diaspora expriment des volontés
de changer le cours de l’existence mais aussi, dans une certaine mesure, de maintenir
le sentiment d’appartenance à la terre quittée. En ce sens, l’histoire du sionisme au
Maghreb mériterait d’être abordée comme l’histoire d’un projet missionnaire, à
l’instar des travaux réalisés sur les missions catholiques ou protestantes au Maghreb
ou au Levant, qui ont montré toute la diversité des conditions de réception et
d’appropriation des dispositifs missionnaires, éminemment variables selon les lieux
et les époques18.
17.Voir Mohammed Kenbib, Les protégés, contribution à l’histoire contemporaine du Maroc, Rabat,
Faculté des lettres et des sciences humaines, 1996, p. 225 et suiv.
18.Voir Jérôme Bocquet (dir.), L’enseignement français en Méditerranée – Les missionnaires et l’Alliance
israélite universelle, Presses universitaires de Rennes, 2010.
29
Beaucoup de contributions, dans cette partie, montrent à quel point, dans la
confrontation à l’événement, les identités assignées, combinées à la bureaucratie
naissante, ont façonné des destins : juifs italiens de Tunisie, communauté de
« Livournais » mise à mal par le protectorat français et la tentation fasciste ;
ressortissants européens internés dans des « centres de séjour surveillés », des
« camps de transit », des « centres d’internement pour travailleurs étrangers » ou
des « centres disciplinaires » mis en place au Maroc par le régime de Vichy ; juifs
français de Libye refoulés en Tunisie par les autorités italiennes, juifs britanniques
déportés en Italie mais échappant à l’extermination des juifs de la Péninsule du fait
de leur nationalité ; juifs d’Algérie devenus « pieds-noirs » en 1962…
Les parcours individuels et collectifs de la migration ont révélé les enjeux
complexes et ambivalents liés au départ. Si les histoires individuelles expriment
souvent des ambitions de promotion sociale et d’aspiration à la modernité, elles
participent également aux transformations du groupe. La seconde partie du deuxième
volume rassemble des contributions qui se sont interrogées sur les contextes et les
modalités des recompositions communautaires, des « réveils » identitaires et des
« retours » mus par la mémoire. Un recul historique de près de cinquante ans a
permis, dans plusieurs cas, d’esquisser une périodisation du lien entre la mémoire, le
sentiment d’appartenance et la recomposition du groupe. Les études quantitatives
réalisées sur des actes de mariages célébrés dans des synagogues de Paris et de
Montréal des années 1950 à la fin des années 1960, et des études plus qualitatives
réalisées à Toulouse ont mis en évidence l’ouverture aux sociétés d’accueil par le
mariage exogame et la conversion : les migrations sont les moments par excellence
d’une recomposition communautaire. Plusieurs interventions ont souligné, par
ailleurs, que c’est dans la migration et en exil que les identités nationales se sont
substituées aux identités locales, comme si le fait de se dire marocain, algérien,
tunisien ou libyen renvoyait à une historicité commune prenant désormais le pas
sur le fait que l’on puisse se dire de Debdou, d’Essaouira, de Tlemcen, d’Oran, de
Nabeul ou de Benghazi.
Le troisième volume, Entre mémoires et nouveaux horizons, propose quelques
clés d’interprétation susceptibles de rendre compte de cette histoire. C’est sans
doute celui où s’exprime le mieux le dialogue entre histoire et mémoire qui fut
l’un des enjeux forts de ce colloque. Il rassemble des textes écrits pour la plupart
à la première personne, expression d’une position institutionnelle, d’un parcours,
d’un lieu d’élocution, d’un regard prospectif ou rétrospectif, exprimant chacun un
30
Introduction
point de vue partial et historiquement daté. À rebours du récit historique qui insiste
sur les périodisations, mémoire et représentations se conjuguent dans cette partie
pour estomper les ruptures, établir des continuités et « reconstituer la chaîne des
temps ». Qu’il s’agisse de l’affirmation de la continuité institutionnelle des cadres
communautaires, des efforts pour penser les nouvelles pratiques de l’espace liées
à la mondialisation, de la conviction assumée par le grand rabbin Joseph Messas
d’un destin des juifs du Maghreb conçu de longue date comme un exil et voué à
trouver son terme dans la nécessaire et inéluctable « immigration » vers Israël ;
d’un tremblement de terre – celui d’Agadir – perçu comme le signal de ce départ ;
qu’il s’agisse, à travers une généalogie se référant à un groupe d’ancêtres communs,
de tenter de reconstituer une communauté citadine et sa spécificité, et, avec elle,
lorsque le souvenir s’efface ou que la transmission a été rompue, les instruments
permettant à chaque exilé de s’y reconnaître – ou de s’imaginer d’un lieu originel – ;
que l’on cherche enfin, à travers des éléments de patrimoine matériel et immatériel,
des pierres tombales à la musique, à retrouver intactes les émotions de l’enfance, la
chaleur de sociabilités anciennes, le sentiment de la perte et la certitude qu’il suffirait
de peu de choses pour que tout cela puisse encore exister : tous ces textes ont en
commun la tentative obstinée de donner un sens à cette histoire. Tous doivent être
lus comme autant d’opérations cognitives, essentielles à la reconstruction de soi, du
groupe et du rapport à l’autre.
Chacun de ces textes atteste, à sa manière, de la puissance des effets de la
mémoire ou des anticipations dans la mise en mouvement des migrants, et de
l’effet structurant des récits fondateurs dans la dynamique des recompositions.
La communication centrale de ce volume, basée sur une enquête conduite dans
les années 2000 à Meknès et dans la diaspora des juifs de cette ville, montre que
ces récits de recomposition ne concernent pas seulement les groupes de migrants,
mais aussi ceux qui sont restés et doivent rendre compte du départ de leurs voisins
absents19. L’impossible conciliation des mémoires, au-delà des formules convenues,
de chacun de ces deux groupes doit-elle pour autant empêcher leur énonciation ?
C’est sans doute l’un des acquis les plus importants du colloque d’Essaouira, et peutêtre sa grande force que d’avoir su faire entendre, au Maroc, une parole d’ordinaire
cantonnée dans un cercle communautaire, vouée à la transmission ou à l’édification
19.Voir Emanuela Trevisan-Semi et Hanane Sekkat-Hatimi, Mémoire et représentation des juifs au
Maroc. Les voisins absents de Meknès, Paris, Publisud, 2011.
31
de la génération suivante. Énoncés et rendus publics, ces récits, dans la diversité
de leurs ressentis, peuvent se confronter à d’autres, s’ajuster à ceux des autres ou
marquer leurs différences. Aussi modeste soit-il, c’est un lieu d’espace public et de
débat qui a pu émerger en cette occasion.
La bienvenue et l’adieu
Le colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb organisé par le Centre
Jacques Berque et le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger a réuni du
17 au 21 mars 2010 à Essaouira, devant un public pouvant aller jusqu’à plus de
200 personnes, des intervenants venus de dix pays, d’une trentaine d’universités,
pour une soixantaine de communications scientifiques en français, anglais ou
arabe, et des moments consacrés à des présentations d’expositions, des débats et
des témoignages littéraires, musicaux ou cinématographiques. Les sessions de la
journée étaient consacrées aux communications scientifiques. Les soirées ont plutôt
mis en valeur les expressions artistiques de cette histoire, des témoignages d’acteurs
politiques ou du dialogue interculturel. Enfin, des rencontres ont été organisées dans
deux lycées de la ville, ainsi qu’au Centre de formation des instituteurs. Ce dispositif
qui accompagnait le colloque scientifique était destiné à mettre en scène le dialogue
nécessaire entre histoire académique, institutions d’enseignement et société civile.
Dans une cité dont une partie du patrimoine, remarquablement restauré, offrait des
lieux magiques à l’évocation du passé, il entendait signifier que l’histoire n’appartient
pas aux seuls historiens et que ceux-ci se doivent de dialoguer avec les expressions
multiples de la mémoire.
Le fait qu’un tel colloque ait pu se tenir dans des conditions de dialogue et de
sérénité optimales est déjà en soi un motif de fierté pour les universitaires qui s’y
sont engagés, et les responsables politiques qui ont bien voulu accepter de soutenir
leur initiative20. Ils y ont trouvé l’occasion de réaffirmer aux yeux du monde et de
leur opinion publique le droit de cité du judaïsme dans la mémoire et l’identité du
Maroc et du Maghreb. Les trois expositions qui ont accompagné la tenue du colloque
avaient pris soin d’inscrire les trajectoires migratoires juives dans un contexte
colonial et postcolonial plus large. L’une, présentée à Dar Souiri, portait sur le
20.Nous tenons tout particulièrement à remercier MM. André Azoulay, Driss El Yazami, Ahmed
Herzenni, Serge Berdugo et les membres du CCME de leur confiance et de leur soutien à cette aventure. Nous remercions également les nombreux partenaires de ce colloque, dont la liste est reproduite en annexe au présent volume.
32
Introduction
parcours d’Albert Memmi qui fut le président d’honneur du colloque ; la deuxième,
présentée à l’Alliance franco-marocaine d’Essaouira, réunissait de façon symbolique
en un même lieu des fonds de photographies des musées du judaïsme marocain de
Casablanca et de Bruxelles. Enfin, la troisième exposition, installée au Bastion de
Bab Marrakech du 17 mars au 5 avril, Un siècle d’histoire des Maghrébins en France par
l’affiche, était destinée à faire le lien avec l’exposition Générations présentée à la Cité
nationale de l’histoire de l’immigration de Paris, l’un des principaux partenaires du
colloque. C’est cette exposition qui a été inaugurée en ouverture du colloque, parce
qu’elle soulignait que les migrations juives et non juives ont pu être étroitement
solidaires les unes des autres et que les questions relatives à la migration, posées
sous l’angle de l’histoire culturelle et pas seulement économique, transcendent les
clivages communautaires. Elle a connu, pendant la manifestation et dans les jours
qui ont suivi, un grand succès de fréquentation.
Dans la charte que nous avions mise en ligne quelques semaines avant la rencontre
d’Essaouira, nous écrivions : « Ce colloque bénéficie des acquis d’un processus de
transition démocratique engagé au Maroc depuis près de deux décennies ; il entend
aussi très modestement y contribuer : en répondant à l’invitation de l’Instance
Équité et Réconciliation à une relecture de l’histoire du Maroc contemporain et en
cherchant à promouvoir tous les aspects de la diversité culturelle et humaine des
sociétés du Maghreb. »21 Entre la tenue de la manifestation et l’édition des actes,
les « printemps arabes » ont manifesté avec fougue les aspirations de la jeunesse
à briser les carcans de la parole. Chaque réunion du comité éditorial a pu sembler
ponctuée par la chute d’un régime. Loin de toute illusion lyrique, il nous a semblé
que le moment historique imposait une relecture de l’histoire à nouveau compte et
que l’apport de ces contributions pouvait, dans une modeste mesure, répondre à la
volonté de savoir qui se manifestait.
Cette histoire à plusieurs voix, traversée de questionnements, d’incertitudes
et d’historicités multiples, nous la revendiquons. Plus que jamais, la filiation avec
le colloque Identités et dialogue22, dont nous osions à peine nous réclamer, paraît
d’actualité. Ce colloque fondateur a sans doute favorisé l’émergence d’une tradition
universitaire marocaine sur l’histoire du judaïsme maghrébin, portée par quelques
21.https://sites.google.com/site/migrationsidentitemodernite/
22.Juifs du Maroc : actes du Colloque international sur la communauté juive marocaine, vie culturelle,
histoire sociale et évolution (Paris, 18-21 décembre 1978), Paris, La Pensée sauvage, 1980.
33
chercheurs plus que par des structures institutionnelles. La mise en ligne à partir
du site du colloque d’Essaouira d’une bibliographie exhaustive de tous les ouvrages
disponibles au Maroc sur les juifs d’Al Andalous et du Maghreb, et d’archives de
presse indexées disponibles sur Internet, pourrait contribuer à accroître la légitimité
de ce champ de recherche et lui donner un nouveau souffle dans les universités
marocaines et, espérons-le, du Maghreb.
L’avancée inexorable du temps pose la question de la pérennisation de cette
tradition. Depuis mars 2010, nous avons eu à déplorer la perte de deux participants
au colloque, Jacques Taïeb et Simon Lévy, qui furent l’un et l’autre, d’infatigables
explorateurs du passé, des traditions et des cultures du Maghreb. Deux figures
éminentes de l’histoire du Maroc contemporain, Edmond Amran Elmaleh et
Abraham Serfaty nous ont également quittés depuis cette date. Ces actes sont aussi
dédiés à leur mémoire, en reconnaissance de leurs œuvres et en témoignage de ce
que chacune a pu nous apporter.
Pour pouvoir imaginer l’avenir, peut-être faut-il commencer par élaborer une
histoire lisible par tous et enseignable à tous. Autant qu’une rencontre scientifique,
le colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb s’est voulu un signe adressé
aux sociétés civiles et aux politiques, destiné à rappeler l’exigence du dialogue et de
la concertation. Si le souvenir d’une « convivance » tend à s’effacer dans des pays
où le judaïsme a connu une présence millénaire, dans la mondialisation actuelle, la
condition de migrant tend, elle, à se généraliser. Dans cette perspective, la tenue de
ce colloque à Essaouira pourrait alors prendre le sens d’une défense et illustration
de la manière dont le Maroc décline, de façon sereine, les liens avec son émigration
et différentes manières d’appliquer un « droit au retour » : droit à l’établissement,
certes, mais aussi droit à la protection de ses investissements et de son patrimoine
ou simple droit de passage, toutes formes de pérennité de relations du Maroc avec
ses diasporas, qui, si elles pouvaient s’articuler avec un assouplissement des barrières
posées à la circulation des hommes, laissent imaginer de possibles nouveaux visages
de la modernité en Méditerranée.
Au terme de cette aventure, c’est encore la figure de Hadj Messaoud/Prosper
Chetrit que nous aimerions convoquer. En 2008, la seule question qui l’obsédait était
celle de sa mort : « Et si je meurs, qui va m’enterrer ? Des musulmans vont m’enterrer
mais sans nos traditions, sans nos prières. Je leur ai déjà montré l’emplacement de
ma tombe, je leur ai déjà écrit l’inscription qu’ils doivent donner au marbrier. »
La réalité aura donné raison à ses inquiétudes. Prosper-Messaoud a terminé ses
34
Introduction
jours seul, au mois de mars 2010 ; sans ses amis, sans ses voisins, sans ceux qu’il
considérait comme les siens. Son bref séjour dans un hôpital public d’Oran a révélé
des résistances de la part de certains médecins refusant de le soigner parce qu’il était
juif. Son appartement a été pillé et occupé dès son hospitalisation et il a terminé ses
jours auprès de quelques religieuses catholiques restées encore à Oran. La prière des
morts, le Kaddish, n’aura été possible et célébrée au-dessus de sa dépouille que grâce
à certaines interventions consulaires et à l’arrivée d’un rabbin venu de Paris. Il est
enterré aujourd’hui dans le cimetière juif d’Oran auprès de sa mère.
Les modalités du décès de Prosper-Messaoud pourraient n’être qu’un
épiphénomène social triste et navrant (mais finalement banal) de la solitude et de la
fin de vie d’un vieil homme : la figure de Hajj Messaoud/Prosper Chetrit présente
une tragique homologie avec celle du chibani, vieux travailleur immigré achevant
son existence en France dans la solitude et l’anonymat d’un foyer Sonacotra23. Elle
renvoie pourtant aussi à toute la problématique de la diversité religieuse et culturelle
qui s’est posée aux sociétés maghrébines postcoloniales. Une problématique délicate,
instrumentalisée et idéologisée à l’excès dans laquelle tous les protagonistes ont
joué leur rôle. Une idéologisation qui a caché les enjeux autrement plus importants
auxquels auraient dû se confronter les États nouvellement indépendants ; à savoir
ceux du combat démocratique et ceux de l’affirmation d’un État de droit qui aurait
pu permettre à chaque individu, à chaque groupe d’occuper la place qui lui revenait.
Les nationalismes recroquevillés sur des identités rigides et les effets collatéraux de
la création de l’État d’Israël ont étouffé toute possibilité de poursuivre ou d’inventer
des formes de vivre ensemble cette diversité. Ainsi, l’altérité devient un péril qui
remettrait en cause les nouvelles cohésions acquises de haute lutte. Mais l’altérité
ne vient pas seulement du juif, du chrétien ou du berbère ; elle englobe également
le contestataire, l’opposant, l’athée, la féministe et tous ceux qui bousculent
l’uniformisation des représentations identitaires et du projet sociétal. ProsperMessaoud s’était glissé dans un interstice qui lui avait permis de poursuivre son
existence à Oran, ce qui explique sans doute le caractère singulier de sa trajectoire
de vie et l’absence dans ses propos d’identité communautaire juive. Pour exister, il
avait, sans aucun doute, privilégié un processus d’individuation très fort, dans des
temporalités historiques lourdement chargées du poids des identités collectives et
23.Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil,
1999.
35
communautaires. Les conditions de sa mort interrogent brutalement les capacités
de l’Algérie d’aujourd’hui, mais aussi des autres États du Maghreb (notamment la
Libye), à penser ou à repenser le concept de diversité au cœur du projet politique.
On retiendra les derniers mots de Prosper-Messaoud accordés dans notre
entretien :
« L’adage dit : blâd blâ lihûd kil mahkama blâ esh shuhûd.
— Vous êtes les témoins de l’histoire ?
— Oui, un pays sans juifs, c’est comme un tribunal sans témoins… »
36
Première partie
« Mille ans, un jour »
Le peuplement du Maghreb :
Une histoire de migrations plurielles
Mohamed Mezzine
Une lecture rapide de la répartition des peuples au Maghreb aujourd’hui montre
clairement la grande diversité des noms de tribus, des toponymes et des espaces
portant le nom de telle ou telle tribu ou confédération, ainsi que l’apparente
incohérence de la distribution de ces peuples dans l’espace maghrébin. En fait, le
peuplement du Maghreb semble être le résultat des traces des passages successifs
de vagues de migrations qui ont modelé l’espace ethnologique et social de la région.
Tant et si bien que des noms de confédérations, de tribus (qbila), de fractions (arch)
continuent de peupler les traditions orales, la toponymie et la société.
Des noms de tribus ou de confédérations, comme les Sanhaja, Masmouda, Zenata,
Butr, Branès, qui ont traversé le temps, ressemblent aujourd’hui plus à des reliques
d’un passé toujours présent qu’à une réalité sur le terrain. Au début du XXe siècle,
Émile-Félix Gauthier disait déjà de cette situation : « On trouve partout n’importe
quel nom de tribu… en Afrique du Nord. »1 Ces noms de confédérations tribales
défient encore aujourd’hui la recherche, qui se pose de nombreuses questions : D’où
viennent ces noms ? Comment démêler les imbrications, les enchevêtrements et les
désordres apparents des groupements qui composent cette mosaïque de toponymes
1. Émile-Félix Gauthier, Le passé de l’Afrique du Nord, Paris, 1942, p. 358.
39
et de tribus ? Comment comprendre les liens et les interconnexions entre les uns et
les autres ?
La géographie historique de l’onomastique tribale, qui s’intéresse à la localisation,
dans le temps et l’espace, des toponymes qui ont désigné ou qui désignent encore
des groupements tribaux, constitue aujourd’hui l’une des bases possibles pour
comprendre la complexité des dynamiques de peuplement dans le Maghreb. Car le
peuplement du Maghreb est le résultat d’une longue histoire, qui a laissé derrière elle
un pays qui a vu se superposer, aux populations autochtones, de multiples apports
humains. La situation qui en a résulté est une mosaïque humaine qui dissimule
derrière elle des noms de tribus, de fractions, voire de grandes aires culturelles et/
ou linguistiques, qui augmentent cette complexité.
Pour tenter de répondre à tous ces questionnements, les documents disponibles
sont, malgré les apparences, limités. Il n’y a pas d’inventaire des origines de ces
tribus, ni des groupes les plus importants auxquels ils disent appartenir (même
pas pour les origines avouées et reconnues), ni de catalogues géographiques qui
répertorient et classifient la répétition des mêmes ethnonymes, ou des ethnonymes
les plus célèbres, qui serviraient de contre-épreuve. Pourtant, un tel outil pourrait
contribuer à comprendre les grands mouvements des populations, les grandes
migrations, et donc la logique de la situation humaine qui prévaut aujourd’hui
au Maghreb. On est obligé de restreindre la recherche à des sources historiques
rares et souvent contradictoires, ou à des légendes dites des origines, colportées et
transmises par une tradition orale tenace. Certes, de célèbres historiens arabes ont
tenté, depuis longtemps déjà, de voir un peu plus clair dans cette situation, comme
Ibn Raqiq, Ibn Hazm, Ibn Hawqal, al Maqdissi, el Ya’qubi et l’incontournable Ibn
Khaldun. Ils ont laissé des itinéraires, des généalogies et des chroniques qui, en plus
d’offrir des informations pertinentes sur les emplacements des tribus et leurs liens,
donnent des pistes de recherches intéressantes, sur leurs origines.
Certes, le passé du Maghreb a été mouvementé. Son histoire est une suite de
migrations, de déplacements… À tel point que certains anthropologues considèrent
que l’un des traits saillants des sociétés du Maghreb est le déplacement : la migration,
qui les rattache aux peuples de la Méditerranée. Ainsi, retracer les grandes lignes de
l’histoire du peuplement du Maghreb revient à faire l’histoire de cette migration
plurielle.
40
Le peuplement au Maghreb
L’objectif de ce propos est donc de présenter, dans ses grandes lignes, les étapes
qui ont conduit à la carte actuelle du peuplement du Maghreb, et d’essayer de
comprendre cette migration qui a occupée toute son histoire.
Cela ne va pas être aisé. Le débat, chez les historiens et chez les anthropologues,
qui vise à rendre intelligible la situation actuelle, est complexe, car les uns et les
autres utilisent souvent des concepts et des outils différents et empruntent des
entrées et des méthodes différentes.
Cependant, à la base ce débat, se cristallise d’abord sur les concepts : tribu,
confédération…
Le débat De la première chronique du IXe siècle jusqu’aux textes classiques de la culture
arabo-musulmane du XIVe siècle, en filigrane de chaque écrit, transparaît ce débat.
Les questionnements qui le sous-tendent sont nombreux. Les plus fréquents sont :
Comment se constitue une tribu ? D’où viennent ces tribus et ces confédérations qui
structurent le peuplement maghrébin ? Comment s’établit le lien entre les différentes
composantes de ces groupements ?
La plus célèbre réponse à ces questionnements a été celle d’Ibn Khaldun qui
explique l’essence de ce phénomène par la cohésion (al-açabiya). Selon lui, un
groupement (une tribu) se forme autour d’un élément, d’un objectif, d’un danger,
ou de la défense d’un territoire. La cohésion entre les membres du groupe les conduit
à se trouver un ancêtre commun.
L’Histoire des Berbères d’Ibn Khaldun va être une démonstration de sa définition
de la tribu. Cette approche sera adoptée par les nassaba berbères et arabes qui
viendront après lui dans leurs nombreux écrits.
Ces problèmes de concepts seront de nouveaux soulevés, au XIXe siècle, par les
orientalistes. Il s’agit, pour ces historiens, de régler la question de la terminologie
adoptée, mais aussi de faire le tri parmi les hypothèses explicatives les plus utilisées
des origines des tribus.
Se pose d’abord la question de savoir ce qu’est une « tribu » ? Et ce qu’est
une « confédération » ? Ensuite, quelles sont les origines des grandes tribus
et confédérations du Maghreb qu’on traite souvent comme si leur généalogie
était connue ? La définition explicative d’Ibn Khaldun est-elle suffisante, encore
valable ?
41
Jacques Berque a tenté de résumer ce débat dans son célèbre article « Qu’est-ce
qu’une tribu nord-africaine »2, pour la période précoloniale et coloniale.
Il rappelle que, pendant le XIXe et au début du XXe siècle, les historiens d’occasion,
comme les appelle A. Laroui, « géographes à idées brillantes, fonctionnaires à
prétentions scientifiques, militaires se piquant de culture » (officiers militaires, chefs
de « bureaux arabes », missionnaires) et, avant eux, les ethnologues, faisant face à
ces difficultés de définitions, vont distinguer sous un vocable simpliste une réalité
complexe du terrain. Ainsi, ils distinguent simplement les « petites et les grandes
tribus »3. Les anthropologues, suivis par les historiens de l’époque, vont tenter
de différencier les tribus, cette fois-ci, selon leurs rythmes, leurs alliances et leurs
territoires. Mais le débat ne s’arrêtera pas là. Il ne fera que s’amplifier pour aboutir en
fin de compte à distinguer trois écoles de pensées qui tentent, chacune, d’expliquer
ce qu’est une tribu, sa construction, son évolution et sa dispersion. L’une s’appuyant
sur le déterminisme héréditaire et sur la causalité génétique des Sémites (comme le
dit Jacques Berque), la deuxième sur les métaphores botaniques, la troisième fait
appel à la légende transmise par la tradition orale.
Pour les résumer, il y a :
– l’explication par l’ancêtre éponyme
– l’explication par la métaphore botanique
– et l’explication par la légende, et l’histoire.
L’explication par l’ancêtre éponyme C’est probablement la plus ancienne approche, qui semblait la plus solide au XIVe
siècle, déjà. Ibn Khaldun l’a adoptée et a organisé le schéma général de la répartition
des tribus berbères à partir de deux grands ancêtres : Butr et Branès.
Depuis, l’explication par l’ancêtre commun (éponyme) a fait son chemin. Surtout
que cette filiation permettait, avec une certaine commodité, de structurer les grands
ensembles de tribus et de les reconstruire sur un modèle d’hérédité et selon une
logique généalogique. Au XIXe siècle, la pratique coloniale, suivie en cela par les
historiens orientalistes de l’époque, après avoir adopté pour un temps le schéma
2. Jacques Berque, « Qu’est-ce qu’une “tribu” nord africaine ? » (p. 22-34), in Maghreb, histoire et
sociétés, SNED Duculot, Alger, 1974.
3. Ibid., p. 22.
42
Le peuplement au Maghreb
khaldunien, tel qu’il l’a proposé dans son Histoire des Berbères, va tenter d’en fixer les
contours, en systématisant son application.
L’institution coloniale des « bureaux arabes », en Algérie, prenait en
considération, en 1863, dans la référence foncière, « le cadre patriarcal » (fils d’un
tel), adoptant ainsi l’approche khaldunienne4, lorsqu’elle voulait définir la tribu de
référence d’un individu. Reprenant cette approche, en 1886, Masquarey, dans son
livre La formation des cités5, reconstituait autour de la tribu des groupes sédentaires
(fractions) se prétendant issus d’un ancêtre commun (éponyme) auquel se réfèrent
toutes les composantes du leff (sur le mode de la structure des groupes dans la cité
grecque et romaine).
Mais rapidement, les historiens postcoloniaux se rendent compte qu’il est difficile
d’accepter ce schéma, parce qu’il y a une extrême variété des origines et des groupes.
Et que l’on retrouve, en outre, certaines fractions de tribus dans plusieurs leff en
même temps. Ceci rendait très discutable l’application de l’hypothèse d’explication
par l’ancêtre éponyme, et donc la reléguait progressivement au rang de fiction,
difficilement acceptable.
Les explications par la métaphore botanique En parallèle à cette tentative d’explication par l’ancêtre éponyme, celle qui se
réfère à la nature faisait aussi son chemin. En effet, plusieurs années plus tard, ÉmileFélix Gauthier dans Le passé de l’Afrique du Nord6 (1941) et Georges Marçais dans
La Berbérie au IXe siècle7 (1942) montrent qu’il y a une extrême variété des origines
des tribus en Afrique du Nord revendiquant leur rattachement à un même ancêtre,
et que cette revendication ne s’appuyait sur aucune argumentation écrite. Et qu’il
arrivait que certaines de ces tribus changent, à un moment donné, d’ancêtre. Ce
qui fragilisait beaucoup la valeur de l’explication par l’ancêtre éponyme. Ils ont
ainsi proposé d’expliquer cette diversité des tribus qui se déclaraient d’une même
4. Statistiques et Documents relatifs au S. C. sur la propriété arabe, thèse inédite de Mme Rey Goldzeiger, soutenue en 1974, Paris.
5. Il a tenté de recomposer sur le mode de Rome et d’Athènes primitives la structure des groupes
sédentaires de la Kabylie, de l’Aurès et du Mzab, voir J. Berque, « Qu’est-ce qu’une “tribu” nordafricaine ? », op. cit., p. 23.
6. Émile-Félix Gauthier, op. cit., p. 358.
7. Georges Marçais, « La Berbérie orientale au IXe siècle d’après al-Yàqàbi », in Revue africaine,
1941, p. 42 et suiv., Alger.
43
origine en comparant la tribu à un arbre et, ainsi, les différentes tribus ne seraient
que des branches, issues initiales des souches mères d’un même tronc projetant
leurs surgeons de tous les côtés. Ce qui expliquerait, selon eux, l’extraordinaire
dissémination de certains groupes, à travers le Maghreb, comme les Senhaja du
Maroc atlantique (depuis l’époque almoravide, XIe siècle) et qu’on retrouve jusque
dans le Mzab, en Algérie, ou les Luata (Lemtouna ?) médiévaux de Libye, par
exemple, qui vivent encore aujourd’hui dans deux régions éloignées, une fraction
vivant dans la région de Bengrir, près de Marrakech, et l’autre dans le Sud algérien.
Comme l’explique É.-F. Gautier8, ce sont là des surgeons qui ont poussé, chacun
dans une région différente, mais qui se rattachent tous à une même souche mère.
En fait, Gauthier et Marçais ne faisaient que reprendre l’hypothèse d’Edmond
Doutté et d’Augustin Bernard, qui les avaient précédés.
En effet, déjà au début du XXe siècle, le premier9 avait proposé cette explication
des liens tribaux par la métaphore botanique, tout en émettant un certain doute.
Ainsi, en 1903, après avoir analysé ce qu’il prenait pour l’agrégat hétéroclite des
populations de Figuig et tenté de trouver une explication théorique à ce phénomène
de répartition et de dissémination des tribus, il arriva à la conclusion suivante :
« Les divisions des groupes actuels de populations constituent généralement non
des rameaux issus d’une même souche, mais des boutons, des greffes continuelles
apportées sur un pied primitif devenu parfois impossible à discerner. »10
Avec cette approche, il pouvait faire renaître n’importe quelle fraction dans
n’importe quelle région du Maghreb.
En 1911, Augustin Bernard, dans le même ordre d’idées, mais en le nuançant,
affirme que « la tribu ne se développe pas seulement par intussusception mais
aussi par juxtaposition »11. Deux formules promises à être largement reprises par de
nombreuses études, après lui, surtout par les orientalistes.
Elles ne seront pourtant aujourd’hui ni confirmées ni rejetées, car il n’y a pas de
vraies statistiques ni d’inventaires sérieux des tribus du Maghreb selon leurs origines
ou leurs ethnonymes. Inventaire qui aurait facilité la constitution de répertoires
8. Émile-Félix Gauthier, op. cit.
9. Edmond Doutté, « Figuig », in Bulletin de la Société de géographie d’Oran, 1903, p. 186.
10.Edmond Doutté, Ibid., p. 186.
11.Augustin Bernard et Napoléon Lacroix, L’évolution du nomadisme en Algérie, Alger, 1906, p. 271
et suiv.
44
Le peuplement au Maghreb
des ethnonymes, des vocables et des toponymes répétitifs à travers le Maghreb. Ce
qui aurait permis d’essayer de rattacher les toponymes ayant les mêmes référents
identitaires et d’utiliser ainsi, dans une même approche, les métaphores botaniques
et l’analyse géographique.
En fait, toute cette approche sera remise en question par les historiens
postcoloniaux qui vont mettre en avant l’explication par la légende et par l’histoire,
rejoignant par là même, d’une certaine façon, les historiens arabes et berbères
anciens.
L’explication par la légende Tout semble effectivement conduire à une explication où la légende et surtout
l’histoire (spécialement les chroniques) seraient à la base de toute construction de
« tribus » ou de « confédérations ». Nous l’avons déjà perçu avec l’explication
par l’ancêtre éponyme et avec l’explication par la métaphore botanique. L’histoire
et la légende semblent même constituer le cadre idéal pour soutenir et compléter
les deux premières explications. Mais ce seront surtout les légendes généalogiques,
construites sur des références aux grands leff khalduniens, qui allaient prendre
le relais pour apporter une explication logique à l’évolution du peuplement au
Maghreb. Deux grandes catégories de légendes seront mises en avant.
– La première catégorie est celle qui se base sur le premier ancêtre de la tribu,
d’abord ses faits de guerre, puis sa descendance différenciée, assignée par la
tradition à sa famille, et parfois même à ses actions qui sortent de l’ordinaire, les
karamat. L’ancêtre des Zenata et celui des Hawara en constituent des modèles
très significatifs. Les légendes construites autour de leurs personnages en font des
modèles. Les Mérinides ont repris à leur compte la légende de l’ancêtre des Zenata
pour l’adapter à la fraction mérinide.
– La seconde catégorie est construite sur la légende de l’ensemble d’un groupe
qui a survécu à de grands événements, face à des ennemis, ou qui a émigré vers
des contrées lointaines, comme les Sanhaja qui ont quitté, en trois vagues (qu’Ibn
Khaldun considère comme trois races), le Sahara atlantique pour remonter jusque
dans le pays Ghomara. On retrouve leurs légendes des origines reprise en partie
par les Ghumara. Le ralliement des tribus qui formaient au tout début cette grande
confédération s’est constitué en modèle. On le retrouve d’ailleurs aussi chez les
Masmouda.
45
Les grandes égéries des livres généalogiques (ansab12) vont mettre par écrit
les récits de ces légendes, les immortalisant et contribuant à la légitimation de la
« tribu » ou de la « confédération » ainsi constituées. Ces livres généalogiques
vont prospérer offrant des prolongements de choix aux légendes des origines et des
tribunes vivantes à des traditions orales vivaces. À titre d’exemple, la légende que s’est
créé le plus célèbre des Masmouda, Ibn Tumert, pour se constituer une généalogie,
qui ne trouvera pas de contradiction entre le fait d’être d’origine berbère et celui de
prétendre à une filiation chérifienne (arabe). Un exemple parmi tant d’autres, mais
les tribus au pouvoir seront les plus concernées par ce genre de légendes, que cellesci ssoient berbères ou arabes.
Les explications par l’histoire prennent le relai En fait, l’explication « historique » n’est guère loin, lorsque l’on s’appuie sur
la légende. Elle semble supérieure à l’hypothèse de l’explication par le système
généalogique (légende), qui s’en tient à l’image de dispersion accomplie à partir de
foyers primitifs, image répercutée par la tradition orale, et qu’elle tente d’expliquer.
Certes, le passé du Maghreb fut mouvementé. On ne peut minimiser ces grandes
marches des peuples berbères ou arabes, ces expansions dynastiques et cette
migration plurielle qui se déroule tout au long des siècles. Mais la façon dont les
évolutions, qui ont produit le schéma défendu par les grands généalogistes arabes
et berbères, ont pu s’exercer, nous échappe. Toutefois, les historiens considèrent
que depuis le début de l’histoire du Maghreb, trois à quatre grandes confédérations
berbères (selon les nassaba) constituent l’ossature humaine du Maghreb : les
Masmouda, les Sanhaja, les Zenata et, accessoirement, les Hawara. Elles descendent
toutes de deux grands ancêtres : Burnes et Batr.
– D’abord les Masmouda, qui sont des populations dans leur ensemble
sédentaires, qui se rattacheraient à un même ancêtre que les Sanhaja, Burnes. Ce sont
donc des Branès (filiation de Burnes). Elles ont toujours vécu sur les deux versants
du Haut-Atlas, se sont ensuite étendues vers le Haouz et sont, plus tard, remontées
vers le nord du pays. Elles forment une vieille confédération à laquelle se rattachent
de nombreuses tribus qui parfois ont gardé des liens généalogiques confus, mais en
tout cas très forts, même si certaines tribus masmouda se retrouvent dans d’autres
12.Les « Kutub al Ansab », genre littéraire qui a fleuri surtout au Maroc, à l’époque mérinide, puis
saâdide et alaouite.
46
Le peuplement au Maghreb
confédérations, de constitution plus tardive, souvent par intérêt stratégique. C’est le
cas dans le nord du Maroc où des tribus masmouda se seraient ralliées aux Sanhaja
et à d’autres fractions pour former (ou consolider, selon certains généalogistes) la
grande confédération des Ghumara.
– Les Sanhaja sont aussi des Branès, beaucoup plus nomades. Ils semblent baliser
les flancs sud des Atlas et du Tell. Certaines tribus de cette confédération ont des
prolongements jusqu’en Mauritanie, voire jusqu’au Sénégal et au Mali actuels où
elles se dissolvent en une évanescence d’origines et de groupes. Elles agrègent même
parfois des éléments venus d’ailleurs. La personnalité collective sanhaja y cède le
pas à des groupements moins homogènes. C’est le cas dans le Rif, au Maroc.
– Les Zenata sont connus pour être des bédouins berbères, qui se rattachent
à l’ancêtre éponyme Butr, célèbres par leur mobilité. Leur territoire s’étend de
l’Oriental marocain aux hauts plateaux algériens jusqu’au Mzab, dans le Maghreb
central. Ils forment au Maroc une grande confédération qui avait des ramifications
de l’Oriental jusqu’aux premières oasis du Tafilalet vers le sud. Ils constituaient la
charnière humaine qui reliait les deux Maghreb, le Central et l’Occidental, avec des
ramifications réelles ou supposées en Ifriqiya.
D’autres généalogistes ajoutent à ces trois grandes confédérations celle des
Hawara. Cette confédération reconnaît son rattachement aux Branès par son ancêtre.
Moins établie que les trois autres, elle est constituée de nombreuses fractions dont
les origines se confondent avec les Zenata. Elle couvre, au Moyen Âge, tout le long
du Tell algérien avec des avancées sur le Rif-Ghumara.
Cette division des populations berbères, en trois à quatre grandes confédérations,
a longtemps été à la base des livres d’Émile-Félix Gauthier, de Georges Marçais et
d’Henri Terrasse. Les trois historiens ont construit leur système sur ces grandes
divisions des confédérations et des tribus qu’a proposées Ibn Khaldun. Ils y ont
rattaché de nombreuses tribus et fractions de tribus, faisant remonter la construction
de ces confédérations à une époque bien antérieure à l’arrivée de l’islam au Maghreb.
Pourtant, ils ont très peu évoqué la question des tribus berbères juives.
Les historiens européens de la période coloniale et même précoloniale qui ont
essayé d’établir la liste des tribus et des « races » au Maghreb ont rarement tenté
de comprendre la relation entre les Berbères et les juifs. Les juifs ont été considérés
comme une catégorie à part, aux côtés des Maures, des Berbères, des Arabes et
47
des Andalous. En 1840, James Richardson, qui a visité le Maroc, a été le premier à
désigner les juifs de l’Atlas comme des « juifs shelouh ».
Les historiens d’aujourd’hui, qui travaillent sur le judaïsme et sur le peuplement
juif en Afrique du Nord, ont repris à leur compte cette question de la berbérité des
juifs du Maghreb. Et l’une des questions qui les préoccupe concerne l’origine de ces
juifs.
Les juifs constituent-ils une population à part, venue de différents horizons,
qui se serait berbérisée par la suite, ou, au contraire, fait-elle partie du socle sémite
berbère du Maghreb ?13 Les historiens des populations juives semblent hésiter entre
deux explications.
– La première est endogène et prône le rattachement des populations juives du
Maghreb par leurs origines ethniques aux populations locales berbères. C’est l’option
que défend, déjà au début du XXe siècle, l’historien orientaliste hébraïsant Nahoum
Slouschz. Il soutient que les juifs ne sont en fait que des éléments de confédérations
ou de tribus berbères judaïsées. Et que leurs origines se confondent avec celles des
grandes confédérations berbères. Slouschz s’appuie, pour cela, sur Ibn Khaldun dans
son Histoire des Berbères14. Voici le passage où Ibn Khaldun évoque ce phénomène :
« Une partie des Berbères professait le judaïsme, parmi les Berbères juifs, on
distinguait les Djerawa, tribus qui habitaient l’Aurès… Les autres tribus juives étaient
les Néfouça, Berbères de l’Ifriquya, les Fendlaoua, les Médiouna, les Behloula, les
Ghiatas et les Faza, Berbères du Maghreb el-Aqça. »15
Pendant longtemps, les opinions de Slouschz sur les origines berbères des juifs
vont avoir force de loi. Ses idées seront même reprises dans la période postcoloniale
par plusieurs chercheurs comme Gabriel Camps, qui affirme que « la plupart des
juifs indigènes de l’Afrique du Nord descendent des tribus berbères »16.
– La seconde explication est exogène et rattache les peuples juifs du Maghreb
à la diaspora de Palestine. Elle isole ainsi leur lignée, certes sémite, mais qui aurait
13.Raymond Mauny, « Le judaïsme, les Juifs de l’Afrique occidentale », in Bulletin de l’Institut
français d’Afrique Noire (IFAN), t. XI, Dakar, juillet-octobre 1949, p. 378-354. Et Robert Assaraf,
Éléments de l’histoire des Juifs de Fès, de 808 à nos jours, CRJM, Rabat, 2009, p. 28-29.
14.Ibn Khaldun, Histoire des Berbères, trad. De Slane, Alger, 1852-1856, t. 1, p. 208.
15.Ibid.
16.Gabriel Camps, Les Berbères : mémoire et identité, Paris, Éditions Errance, 1995, p. 98.
48
Le peuplement au Maghreb
été seulement berbérisée. L’historien Haïm Zeev Hieschberg17 estime ainsi que
l’essentiel du peuplement juif du Maghreb est le résultat de flux migratoires en
provenance de Palestine et d’autres régions du pourtour de la Méditerranée.
Il est difficile de trancher dans ce débat. Cependant, de nombreux historiens
ont tenté d’établir une histoire de ce phénomène, qui tienne compte des deux
approches.
Nous savons qu’en 70 apr. J.-C., à la faveur de la pax romana, de nombreuses
communautés juives s’installent sur tout le pourtour de la Méditerranée. Après la
chute de Jérusalem, Titus a envoyé en Mauritanie (césarienne et tingitane) douze
navires de captifs juifs, rachetés par leurs coreligionnaires, renforçant ainsi les
colonies juives déjà existantes. Ces groupes vont être renforcés par l’arrivée en 115
et 117 des juifs de Cyrénaïque, d’Égypte et de Chypre. Issachar ben Ami cite la
légende des sept sages qui auraient été envoyés de Palestine à cette fin. Et ainsi ces
juifs auraient diffusé leur foi dans les tribus locales berbères.
Ce sont ces tribus, dont parle Ibn Khaldun, qui étaient anciennes et bien
enracinées, qui se seraient fondues dans le milieu berbère, adoptant ses systèmes
généalogiques et ses légendes, évoquant leurs liens avec telle ou telle confédération,
déjà établie.
Ces tribus juives vont façonner, comme les autres tribus berbères musulmanes, des
généalogies complexes qui les rattachent aux dynamiques berbères autochtones.
Les enjeux idéologiques de ces approches sont implicites. Ils sont affichés
à l’époque du protectorat, puisqu’en exhumant les séquelles du passé berbère
judéo-chrétien on justifiait le régime colonial au Maghreb. Certaines légendes sur
l’expansion du judaïsme parmi les berbères, à l’époque préislamique, ont été même
historiées pour servir les besoins de l’administration coloniale dans sa volonté de
séparer les Berbères des Arabes.
Ces enjeux, mêmes cachés, sous-tendent des débats importants, puisqu’ils
interviennent dans la définition même d’une identité juive berbère. Les uns
veulent démontrer l’existence confirmée d’un judaïsme berbère autochtone au
Maghreb. Les autres démontrent par l’histoire la tendance berbère à la tolérance
17.Voir Nahoum Slouschz, Étude sur l’histoire des Juifs et du judaïsme au Maroc, Ernest Leroux, Paris,
1906, p. 49-52.
49
et à l’acceptation de l’autre, contrairement aux peuples wisigoths et romains, plus
tard ibériques, et à l’époque coloniale, aux Français. Mais aussi la légitimité des juifs
berbères maghrébins à revendiquer leurs origines locales, autochtones.
Tout cela s’appuie, bien entendu, d’abord sur Ibn Khaldun, mais aussi sur des
sources juives qui traitent du judaïsme dans le pourtour de la Méditerranée.
En fait, l’explication par l’histoire de toute dynamique de peuplement s’adosse à
l’autorité du grand maître Ibn Khaldun qui a conféré à l’historiographie européenne
et arabe une sorte de tutelle, en lui laissant en héritage sa construction stratifiée de
classement des populations berbères et sa théorie qui organise toute l’histoire du
Moyen Âge, en cycles, sous forme de successions au pouvoir de ces grandes lignées.
Selon son schéma, les trois grandes confédérations tribales ont produit chacune et
successivement sa dynastie politique : les Senhaja, la dynastie des Almoravides ; les
Masmouda, la dynastie des Almohades ; les Zenata, la dynastie des Mérinides. Cette
répartition des Berbères en trois grands ensembles, qui ont chacun produit une
dynastie, d’Ibn Khaldun reste une hypothèse qui a été rapidement transformée par
commodité en théorie explicative même s’il est difficile aujourd’hui de la confirmer
en la transformant en conviction scientifique. Car rien ne permet de dire que toutes
ces divisions ne sont pas que des prolongements d’un mythe explicatif, ancien, remis
à jour par l’auteur de l’Histoire des Berbères. Comment en effet concilier et mettre
dans un même ensemble – les Senhaja – les paysans (sédentaires) de la Grande
Kabylie et les chameliers (pasteurs) d’Ibn Tachfine qui ont régné sur l’Occident
musulman pendant plus d’un siècle ? Comment rendre compte de cette diversité
du terrain, qui met dans le même ensemble des Zenata ces bédouins mobiles de
l’Oriental et des hauts plateaux algériens avec des Zenata, habiles agriculteurs, du
Mzab, ou avec le montagnard znati des montagnes du Rif, au Maroc ?
Doit-on remettre en question l’explication par l’histoire que nous propose Ibn
Khaldun, reprise par les historiens de la période coloniale et même aujourd’hui par
certains historiens marocains, faute de trouver mieux ?
On peut au moins la remettre en débat. D’ailleurs, les linguistes et philologues
n’hésitent pas à semer le doute sur cette répartition en grands ensembles. Car les
parlers de chaque composante de ces ensembles ne sont pas des faits linguistiques
ordonnés. Ce sont plutôt des foisonnements qui interfèrent, comme le dit J. Berque,
50
Le peuplement au Maghreb
« parfois selon les lignes géographiques les plus paradoxales »18. Il suffit de voir
le cas du pays Ghomara (Rif) au Maroc, ou le parler et l’identité jbala semblent
en contradiction avec leur généalogie connue et établie. Ce sont des berbères
arabophones, dans leur ensemble, mais ils sont composés de fractions tribales arabes
et berbères. En tout état de cause, et en adoptant la répartition khaldunnienne des
Berbères, il est admis aujourd’hui, et les sources mises en avant par les nouvelles
monographies universitaires le confirment, que l’histoire des migrations au Maghreb
reste à faire ou à refaire. Même si un cadre pour retracer les grandes migrations a
déjà été adopté par les historiens.
Une histoire des grandes migrations est-elle possible ?
Pourrons-nous jamais arriver à retracer l’histoire des grands mouvements
migratoires qu’a connus le Maghreb ? Le doute est permis, même si textes, qui
séparent clairement les migrations des tribus berbères des migrations arabes, surtout
au Moyen Âge, semblent confiants. Ces écrits proposent un schéma serein, simple
et relativement clair.
Au Moyen Âge
El Bekri dans sa Description19, au XIe siècle, évoquait déjà des ensembles tribaux
complexes, dispersés. Il retrouve des lambeaux des grandes confédérations éparpillés
dans tout le Maghreb, mais n’esquisse aucune explication. Même, si en y regardant
de plus près, les grands noms de confédérations qui seront repris par Ibn khaldun
sont déjà là : Masmouda, Sanhaja, Zenata, Hawara… Cependant, vers le XIVe siècle,
époque d’Ibn Khaldun, les grands mouvements migratoires tribaux semblent avoir
déjà été effectués, celui-ci ne faisant que les préciser et les confirmer.
– Les Sanhaja remontent, durant plus de trois siècles (du VIIIe au XIe siècle), du sud
de l’Atlas et pénètrent par les grandes vallées pour aboutir au Souss, au Haouz et, en
moindre importance, au Tadla. Certaines branches, si l’on en croit les toponymes, sont
venues se perdre dans les Ghomara, dans le Rif actuel. Du côté du Maghreb central et de
l’Ifriqiya, le schéma de cette migration est beaucoup plus complexe. Cette complexité
sera accentuée par l’entrée en scène dans tout le Maghreb des tribus arabes.
18.Jacques Berque, op. cit., p. 27.
19.E. Bekri, Massalik al Ansar, trad. De Slane, Description d’El Bekri, 1913, p. 42, 112, 117, 124, 139,
etc.
51
– Les Masmouda qui étaient, comme signalé plus haut, à cheval sur l’Atlas et se
mélangeaient, dans un espace très vaste, avec les Senhaja, se présentent en un agrégat
complexe. Dans leur expansion vers les marges du Souss, ils rencontrent les Arabes
Maqil. Vers le nord, débouchant des vallées du Haut-Atlas, ils s’éparpillent dans le
Haouz jusqu’au pays Abda et Doukala. Certaines branches masmouda remontent
jusqu’au pays Ghumara. La certitude d’Ibn Khaldun semble sans équivoque.
– Les Zenata, beaucoup plus expansifs, s’ouvrent, au Moyen Âge, à des branches
(arch) des autres confédérations. Leur domination de l’Est marocain et des hauts
plateaux algériens est la conséquence de leur large déploiement tout au long du XIIIe,
puis du XIVe siècle.
Cette rétrospective n’est cependant que l’interprétation des informations
rapportées par les sources de l’époque et que les nassaba comme Ibn Hazm et Ibn
Khadun ont repris à leur compte. Sa subjectivité renvoie à la perception que les
auteurs de l’époque avaient de leurs milieux. C’est là un autre problème.
Dans ce même Moyen Âge, l’arrivée des Arabes semble avoir perturbé les
descriptions tranquilles des chroniqueurs et des voyageurs. Car à travers la
rétrospective qu’ils ébauchent des migrations berbères s’insinuent progressivement,
mais difficilement, les migrations arabes. Presque absentes au temps d’El Bekri, les
références aux mouvements des populations arabes se multiplient. Ibn Khaldun, qui
a vécu l’apogée de leur migration, en fait une référence à un système et à un genre de
vie bédouin20, al aarab.
La migration arabe se profile dès le XIIe siècle. Elle se déroule sur plus de
deux siècles, démantèle sur son passage les constructions confédérales fragiles et
probablement en phase de faiblesse. Composée de Hilaliens, de Maqils et de Soleïm,
la migration arabe, d’abord appoint d’une politique berbère en perte de vitesse,
va devenir, en élargissant ses espaces, plus omniprésente. Malmenant le substrat
berbère, elle s’insinue géographiquement dans toutes les contrées, ou presque.
Les Beni Hilal s’installent progressivement dans le Gharb, dans le Haouz grâce
aux largesses des pouvoirs politiques en place, le mérinide, puis le saadien. Ils
s’insèrent avec le temps dans un tissu tribal berbère déjà distendu.
20.Ibn Khaldun, Histoire des Berbères, op. cit., p. 209.
52
Le peuplement au Maghreb
Les Maqils, passant par le sud, contournent les Senhaja et les poussent vers le
nord, leur faisant franchir les cols de l’Atlas (du Deren).
Les Soleim tentent de consolider le mouvement maqil. Leur mouvement
migratoire est moins facile à suivre.
Ainsi, l’équilibre semble avoir été atteint dans cette recherche tribale des
territoires à occuper. Ibn Khaldun est obligé, dans son Histoire des Berbères, de laisser
une grande place aux tribus arabes.
Quand arrivent les Chorfas, au XVIe siècle, et avec eux le mouvement
maraboutique, la tribu ou la confédération, qu’elle soit berbère ou arabe, va obéir,
dans sa construction et son expansion, à de nouvelles exigences.
Les mutations aux temps des Chorfas et des Ottomans
À l’arrivée des Chorfas, au XVIe, la fresque de la répartition des populations au
Maghreb évolue pour atteindre une certaine stabilité au XIXe siècle. La remontée
générale des populations du sud vers le nord se consolide au moment où les côtes
marocaines font l’objet d’attaques ibériques. Les tribus arabes maqil du Draà
s’installent dans le Souss. Les Senhaja soutiennent le nouveau pouvoir saadien, qui,
avec ses origines arabes, tente, grâce à son statut de chérifien, d’arbitrer les nouvelles
migrations21. À la veille de leur arrivée au pouvoir (au XVIe siècle), Léon l’Africain
montre, avec beaucoup de réalisme, dans sa Description, le réveil des mouvements
migratoires22. Il insiste sur les épidémies et les famines qui poussent des populations
par milliers à changer de territoire. Le schéma du Moyen Âge évolue. Le mouvement
vers le nord continue. Il ne se stabilise que lorsque le pouvoir saadien fixe, pour
les besoins d’une politique nouvelle, les tribus qui lui sont fidèles dans les régions
sensibles. Al-Mansour (1578-1603) s’appuie sur les tribus guiches pour mener sa
politique de fixation des grandes confédérations arabes. Les Kholt, des Beni Hilal
de première date, installés dans le Gharb, avec les Beni Hsan et les Beni Malek, tous
de la confédération des Beni Hilal, tentent de se révolter contre El Mansour dès son
installation au pouvoir (en 1578). Ils s’insurgent et soutiennent des soulèvements,
comme celui du prince an-Nassir, le neveu d’El Mansour, qui menaçait Fès et tout
le nord du pays. Comme l’explique longuement A. Fichtali dans son livre Manahil
21.Al-Fichtali, Manahil as-Safa, établi par A. Krièm, 1972, Rabat.
22.Léon L’Africain, Description de l’Afrique, vol. I, Epaulard, 1949.
53
as Safa, le nouveau souverain réduit, pour les punir, leurs moyens de guerre, en leur
reprenant plusieurs milliers de chevaux, puis les oblige à changer de territoire et à
s’installer dans le Haouz. El Mansour déchire ainsi l’unité des Beni Hilal du Gharb,
et réduit leurs forces…
Pourtant, l’interpénétration des tribus, le renouvellement des compositions
des confédérations tribales continue et se consolide. Par exemple, la confédération
berbère des Cherraga (les gens de l’Est) se développe grâce à l’apport arabe des
tribus de l’Est, de la région de Tlemcen. Les Saadiens les ont installés au nord de Fès
et leur ont même construit une casbah, aux portes de la ville de Fès.
Les Ghumara intègrent des Senhaja et des fractions Zenata. Les Oudaya, les
Kholt sont intégrés, chacun dans des confédérations nouvelles. Ce schéma s’affirme
progressivement tout au long du XVIIIe et au début du XIXe siècle.
Les migrations contemporaines
Le mouvement se poursuit encore longtemps. La marche vers le nord et le
nord-ouest se confirme. Les Aït Atta, au sud de l’Anti-Atlas, quittent les zones semidésertiques, traversent le Saghro, repoussant les grandes confédérations berbères
vers les plateaux intérieurs. Les Aït Yafelman, les Aït Youssi, les Aït Saghrouchen
s’installent sur les grandes régions pastorales. Les Zemmours et les Zaêrs arrivent
pratiquement jusqu’à l’océan Atlantique. En Algérie et en Tunisie, le mouvement
est moins important. Les tribus berbères, pour la plupart Zenata, sont maintenues
sur les Hauts-Plateaux par les Ottomans. Quelques incursions débordent sur le Tell.
La colonisation accentue la sédentarisation. Les mouvements des tribus sont plus
limités. Les déplacements ne se font plus dans le cadre tribal ou confédéral. D’autres
motivations vont progressivement remplacer les motivations d’appartenance à une
tribu ou de déplacements pour chercher de nouveaux territoires.
La colonisation a établi de nouvelles règles. Le morcellement, la dispersion vont
rendre la cohésion tribale, donc la migration collective, plus difficile. La ‘asabiya
s’use. La substance du groupe se perd, engendrant une segmentation profonde. Seuls
quelques réseaux économiques et spirituels subsistent et maintiennent quelques
vieilles solidarités. Les mutations sociales, l’attrait de la ville amènent de nouvelles
formes de migrations. Une certaine rupture avec le passé menace. Le phénomène tribal
devient en partie intégré à de nouvelles données. Le politique, le social vont y chercher
des soutiens. Mais nous sommes là sur un autre terrain. La lecture du phénomène
tribal du XXe siècle reste difficile, peut-être plus difficile que sa lecture au Moyen Âge.
54
Le peuplement au Maghreb
Doit-on conclure en redisant les limites qui restreignent toute recherche sur
les migrations tribales du Maghreb ? La réponse, tout en étant affirmative, devrait
pourtant souligner les différentes pistes qu’emprunte la recherche aujourd’hui pour
tenter de répondre progressivement aux questionnements qui continuent à nous
interpeler. Il faudrait peut-être pour cela, comme le préconisent les anthropologues,
faire abstraction du miroir des représentations accumulées tout au long de l’histoire
et qui déforment notre vision du phénomène en marche, pour l’aborder à partir
d’autres dimensions.
Les pistes qui nous semblent aujourd’hui les plus prometteuses sont celles
des ethnologues qui, avec l’aide des linguistes, et en s’appuyant sur l’étude des
ethnonymes, à partir d’enquêtes sur le terrain, tentent de répertorier les parlers,
de les analyser et d’y chercher les traces d’interpénétrations des tribus. Le pays
Ghomara nous semble un terrain tout indiqué pour accueillir ce genre de travail.
D’autre part, de nouvelles pistes de recherches sont ouvertes par les expériences
à partir d’ADN, qui ont été lancées par des chercheurs de l’EHESS de Paris, sur des
populations du Sud tunisien, pour tenter de retrouver leurs origines.
55
L’Espagne au miroir de ses juifs
Une très vieille et très complexe relation
Jean-Pierre Dedieu
Peu de pays – le Portugal peut-être – ont entretenu avec les juifs des rapports à la
fois si durables, si intimes et si riches que l’Espagne. Fort présents jusqu’à la fin du
Moyen Âge, ils furent alors expulsés au terme d’un processus d’une rare complexité,
lié à la première émergence, en 1492, de l’unité politique du territoire que nous
désignons aujourd’hui de ce nom. Les juifs absents, le judaïsme resta omniprésent. Il
vivait dans l’esprit des chrétiens, qui ne concevaient leur religion et leur existence en
tant que société qu’en opposition à lui [Dedieu, 1989, p. 48]. Cet état de fait n’était
que la déclinaison du choix fondamental fait, dans la seconde moitié du XVIe siècle,
d’intégrer, autant qu’il était possible de le faire, dans la tradition chrétienne les aspects
civils et religieux du gouvernement des hommes. Un tel système de gouvernance
s’effondra au début du XIXe siècle [Dedieu, 2010]. La nouvelle convivialité politique
qui s’édifia dans la douleur sur ses décombres pendant la guerre d’indépendance
(1808-1814) et au cours des guerres civiles qui jalonnent l’histoire du pays jusqu’au
milieu du XXe siècle fit perdre au judaïsme le protagonisme qui avait été le sien. La
mémoire de ce rôle ancien lui conférait cependant une charge symbolique suffisante
pour qu’il ressurgît sous les espèces d’une réconciliation proclamée au moment de
la « transition démocratique » qui marque, à la fin du XXe siècle, l’instauration d’un
régime à la fois démocratique et laïcisé.
57
Nous ne traiterons pas des répercussions de cette histoire sur celle du judaïsme
marocain, qui en est pourtant largement tributaire. Nous voulons mettre en évidence,
en effet, que l’histoire du judaïsme ne peut se réduire à celle de la communauté
qui le constitue. Le judaïsme existe en tant que religion en ce qu’il est porté par
des juifs, cela est évident. Il existe aussi socialement, et dans bien des cas il faudrait
dire qu’il existe surtout, en ce qu’il est porté, défiguré certes, mais constitué en un
système cohérent de représentations, par des groupes où personne n’appartient
techniquement à la religion ou à la civilisation juive. Cette double existence n’est pas
son apanage. D’autres collectifs humains ont été choisis par des groupes différents
d’eux pour servir de support à leur représentation du monde – pensons aux noirs
des États-Unis. Ils ont, dès lors, une existence double, dont les deux faces évoluent
de façon autonome, mais en écho, dans des interactions qui peuvent atteindre une
grande intensité. Il est nécessaire pour comprendre leur histoire de les saisir d’un
seul regard sous leurs deux espèces.
L’historiographie espagnole est de ce point de vue, par son ancienneté, par la
qualité des travaux qu’elle a suscités, d’une maturité que je crois sans égale. Elle
fait depuis longtemps dialoguer étroitement, tout naturellement, en dépit de heurts
ponctuels [Netanyahu, 1995], des spécialistes de l’histoire interne du judaïsme
[Beinart, 1981] et des historiens qui s’intéressent à d’autres questions [Caro Baroja,
1962]. Elle est aidée en cela par des circonstances propres. Le judaïsme espagnol
a connu un fait sans doute unique dans les annales de la judaïté – au moins dans
celle que la documentation permet d’étudier véritablement –, l’éradication totale,
par l’exode, mais aussi et surtout par la conversion. Celle-ci fut le fruit d’une énorme
pression sociale, fondée sur la violence ouverte, sur la violence judiciaire, mais aussi
la violence informelle de la mise à l’écart imposée par le costume ou l’enfermement
dans des ghettos. Je ne vois pas de différence de nature, mais bien d’intensité, entre
une exclusion sociale systématique et organisée, le choix entre l’exil et la conversion
ou la menace du bûcher inquisitorial pour les convertis tentés de revenir en arrière. La
conversion n’en fut pas moins de règle pour ceux qui restèrent, et ils furent majorité,
totale et pratiquement unanime, à s’y plier. Thérèse d’Avila, la première femme
proclamée docteur de l’Église, et Diego Laynez, le deuxième général des jésuites,
étaient d’origine juive et de seconde génération. Il est probable que sainte Thérèse
au moins l’ignorait. Il est impossible de faire sérieusement l’histoire même interne
du judaïsme espagnol sans prendre en compte ce fait massif et sans s’interroger sur
ses raisons, qui ne résident pas seulement dans l’histoire interne de la communauté.
58
L’Espagne au miroir de ses juifs
De même, comme nous l’avons montré dans les premières lignes de notre texte,
est-il impossible de faire l’histoire de l’Espagne sans traiter du judaïsme, non point
comme une relique fossilisée, mais comme un facteur actif et longtemps décisif
dans la construction de la nation. Ajoutons que la distance créée par les années et
par la laïcisation de la société espagnole ont atténué les passions et rendu possible
de parler sereinement de questions qui, en d’autres lieux, conservent une charge
émotionnelle qui complique l’approche scientifique.
L’Espagne, en tout cela, peut nous servir de modèle, au sens propre du terme, qui
n’implique aucune hiérarchisation en dignité : un point de référence connu qui aide
à comprendre d’autres phénomènes homologues.
Le juif au centre de la construction identitaire de l’Espagne
Au commencement, à la fin du XIVe siècle, étaient trois ou quatre souverains
– Castille, Aragon, Navarre, et je ne sais si le sujet qui m’est donné me permet de
compter aussi le Portugal parmi eux. Chacun est roi de plusieurs royaumes ; plusieurs
royaumes chrétiens, tel Aragon qui est roi d’Aragon, de Valence, des Baléares et
comte souverain de Barcelone ; mais aussi plusieurs royaumes superposés dans un
même territoire, fondés sur la religion. Castille est roi des trois religions, non pas trois
religions en bonne harmonie au sein d’un même ensemble politique laïcisé, mais au
sein de trois royaumes, dont chacun a sa religion propre. Ils coexistent sur le même
territoire, mais chacun dispose d’une administration propre, d’un système fiscal
particulier, d’autorités spécifiques, et chacun entretient selon des modes différents
une relation que ne partagent pas les autres avec le souverain [Dedieu, 2010B].
Celui-ci, qui à tous est commun, gère du mieux qu’il peut les rapports entre tous. Le
plus difficile pour lui est de tenir la bride aux chrétiens. Ils sont majoritaires – quatre
millions peut-être contre 300 000 musulmans et autant de juifs ; ils se sentent appuyés
par l’Europe entière qui regarde avec un effarement grandissant cette coexistence
qui partout ailleurs a cessé ; ils cherchent un bouc émissaire pour expliquer leurs
malheurs. Car la situation des royaumes ibériques n’est guère florissante : ravagés
par la peste qui a provoqué un effondrement démographique, soumis en Castille
et en Navarre à d’incessantes guerres civiles qui laissent un royaume exsangue et
ouvert à toutes les interventions étrangères, privés en Aragon de leurs souverains
qui préfèrent leurs possessions italiennes1 et les réduisent au rang de périphéries
1. À partir de 1282, les rois d’Aragon ont acquis la Sicile, puis le royaume de Naples, créant
59
confiées à des vice-rois, ce sont partout des années noires. C’est dans un tel contexte
qu’un incident mineur déclenche à Séville, à l’été 1391, des pogroms qui s’étendront
comme une traînée de poudre jusqu’à Barcelone, provoqueront des centaines de
morts, des milliers de conversions forcées et marquent une rupture fondamentale
dans les rapports entre juifs et chrétiens dans la Péninsule [Niremberg, 1996].
Dans les années suivantes, la pression sociale se fait de plus en plus insistante, de
plus en plus précis les règlements qui les cantonnent dans certains quartiers, dans
certains métiers et leur imposent un costume particulier [Monsalvo Antón, 1995].
Les conversions se poursuivent à un rythme soutenu, surtout parmi les élites,
encouragées par le roi. Le judaïsme péninsulaire peut sembler en voie d’extinction.
Le juif est alors remplacé dans le rôle du coupable désigné de tous les maux aux
yeux du chrétien par l’ancien juif, le judéo-convers. Dans la première moitié du XVe
siècle, des textes apparaissent qui présentent la conversion comme la manœuvre
ultime du judaïsme, non plus pour détruire de l’extérieur, mais pour pervertir
de l’intérieur le christianisme, thèse mise en forme par le franciscain Alonso de
Espina dans son Fortalitium fidei composé au début des années 1460 et imprimé
anonymement, parmi les premiers incunables espagnols, quelques années plus tard
[Espina, fin XVe siècle]. Dès 1449, une révolte antifiscale populaire avait imposé à
Tolède, très brièvement, les premiers « statuts de pureté de sang », qui exigeaient
des responsables publics la preuve qu’ils n’avaient pas de sang juif. Car, de plus en
plus, le problème de la croyance est formulé en termes biologiques : le juif n’est
pas juif parce qu’il se veut juif ; il l’est par le sang, par la « race » – c’est le terme
qu’utilisent les textes – qu’il le veuille ou ne le veuille pas. Même baptisé, il est par
nature incapable de devenir chrétien.
Du point de vue théologique, de telles affirmations sont des monstruosités. Les
adversaires de la nouvelle idéologie ont beau jeu de rappeler que ces assertions
sont posées au nom d’une religion dont le fondateur était juif tout comme ses
apôtres. Rien n’y fait. Dans la seconde moitié du XVe siècle, quelques institutions
commencent à demander à leurs membres la « pureté de sang » et la conversion
est érigée en problème par la société chrétienne [Sicroff, 1960]. C’est que les
tensions que doit évacuer celle-ci restent considérables. Le milieu du XVe siècle est
marqué par une série de guerres civiles qui débouchent sur un reprise en main de la
ainsi, avec la Sardaigne qu’ils occupaient déjà partiellement, un ensemble politique qui embrassait la
Méditerranée occidentale presque entière.
60
L’Espagne au miroir de ses juifs
turbulente Péninsule par Ferdinand et Isabelle. Ceux-ci entreprennent de mettre au
pas l’aristocratie et les classes dirigeantes urbaines et ébauchent un rapprochement
entre leurs royaumes respectifs de Castille et d’Aragon. C’est vraisemblablement
pour évacuer ces tensions qu’ils demandent au pape, en 1478, la création dans
leurs royaumes d’un tribunal d’inquisition, chargé de d’enquêter sur les judéoconvers [Pastore, 2003B]. En abandonnant en apparence la politique de défense
des juifs et des conversos qui avait été la leur jusque-là, il donnent ainsi satisfaction
à une aspiration populaire et espèrent sans doute, eux et une bonne part des élites
converties, que confier l’affaire à un tribunal réglé, non plus à la rumeur publique,
reviendrait à le dégonfler. Les souverains prennent d’ailleurs toutes les précautions
pour garder le contrôle de la nouvelle institution, dont l’autorité est l’Église mais
dont ils désignent en fait les membres (1478) [Bennassar, 1979].
Le bilan du gigantesque filtrage que l’inquisition opère dans les milieux
« nouveaux-chrétiens » est complexe. Des dizaines de milliers de cas sont examinés
en quelques années (1480-1495). Des dizaines de milliers de condamnations
sont portées car la forme judiciaire de l’institution et l’efficacité de ses méthodes
d’enquête impliquent que tout contact avec elle signifie presque nécessairement
condamnation. Quelques centaines d’exécutions ont lieu ; quelques milliers de
condamnations à mort par contumace sont prononcées, contre des défunts ou
des accusés en fuite. La masse des autres sentences portent « réconciliation » des
intéressés avec l’Église, réintégration et pardon pour des pratiques ou des croyances
que les juges estiment contraires à la droite ligne de l’orthodoxie chrétienne. Elles
s’accompagnent de fait, même lorsque la confiscation des biens est prononcée
comme l’exige le droit en cette matière, d’une amende négociée, qui n’anéantit pas
les familles, mais en réduit la capacité d’action sociale et les met dans les mains du
roi, seul habilité à leur rétrocéder la propriété des biens qu’ils ont légalement perdus
[Gil, 2000-2003]. Très vite, le nombre des procès diminue. Quinze ans après la
fondation de l’inquisition, son activité n’est plus que résiduelle. On pourrait croire
la question réglée. En fait, elle a été érigée dans ses formes définitives.
Nous ignorons quel pourcentage de la population judéo-converse a eu affaire
à l’inquisition. Nous savons en revanche que le caractère massif de sentences
condamnatoires prononcées en public, souvent par centaines, eut pour effet de
convaincre même les plus hésitants de l’existence d’un problème. Nous savons
aussi que les traces écrites laissées par ces sentences marquera les accusés et leur
descendance comme étrangers à la majorité « vieille-chrétienne » de la nation, en
61
fournissant des éléments auxquels rattacher plus tard une démonstration juridique
du fait. Nous verrons bientôt l’importance de ce trait : la répression inquisitoriale a
constitué, de fait, un groupe marqué comme nouveau-chrétien qui donne consistance
au phantasme. Et ce d’autant plus que les condamnations, prononcées, rappelons-le,
en vertu du droit de l’Église, portaient incapacité d’exercice des charges publiques,
de métiers de santé et d’enseignement, de certains métiers du commerce pour les
condamnés et leur descendance immédiate, ce qui prolongeait leurs effets. Mieux,
de telles interdictions constituaient une source de revenus considérables pour les
autorités ecclésiastiques qui vendaient des dispenses. Pour profiter de cette manne,
le souverain fut amené à porter lui-même les mêmes interdictions et à vendre
conséquemment ses propres dispenses. La conséquence de tout cela fut l’inscription
de l’identité converse dans le droit civil castillan (Pragmatique de 1502 ; [Dedieu,
1993]). Dans le cadre du grand filtrage, enfin, fut prononcée en 1492 l’expulsion
des juifs d’Espagne, que les inquisiteurs accusaient d’exercer l’influence la plus
pernicieuse sur les nouveaux convertis. Elle eut pour effet de grossir le nombre de ces
derniers de quelques dizaines de milliers de personnes particulièrement suspectes,
qui préférèrent le baptême à l’exil, sur la motivation desquelles il était légitime de
s’interroger. Elle eut aussi pour effet, en éliminant les juifs, de concentrer sur les
nouveaux convertis tout le poids des représentations dont ils étaient l’objet.
L’action de l’inquisition eut enfin pour conséquence de donner à la question
judéo-converse une ampleur nationale qui, pour la première fois, préfigure l’Espagne
du futur. L’inquisition fut en effet simultanément imposée au royaume de Castille
et à ceux de la Couronne d’Aragon. L’espace inquisitorial, au titre du religieux,
transcende les frontières étatiques ; mais contrôlée par l’État, l’inquisition est aussi
une institution politique. C’est par elle que l’unité de l’Espagne, qui repose sur la
fusion de l’Aragon et de la Castille, dépasse, pour la première fois, l’union personnelle
des souverains et affecte les structures profondes des entités concernées. L’identité
de l’Espagne naît de la matrice inquisitoriale et d’un rejet commun de la judaïté.
Les années suivantes furent celles de l’assimilation religieuse. Les procès des
premières années de l’inquisition permettent de saisir des états de croyance aussi
variés que complexes. Consciemment ou inconsciemment, la judaïté restait présente
chez nombre de nouveaux convertis, volontairement cultivée ou involontairement
pratiquée par la simple persistance des rites sociaux antérieurs [Beinart, 1981]. Passée
la première vague, les inquisiteurs, dont les salaires étaient payés sur les confiscations
et amendes qu’ils prononçaient, se mirent à rechercher frénétiquement des
62
L’Espagne au miroir de ses juifs
coupables pour assurer par les amendes et les confiscations des revenus au tribunal,
entre autres pour payer les salaires. Les résultats furent décevants. Dans l’inquisition
de Tolède, encore à ce jour la mieux étudiée, la moyenne d’âge des accusés de
« judaïsme » s’élève d’une dizaine d’années tous les dix ans dans la première
moitié du XVIe siècle. On est à l’évidence en face d’un groupe en voie d’extinction
[Dedieu, 1989, p. 258]. On en trouvera des reliques subsistant en des endroits isolés
jusqu’à la fin du XVIe siècle, mais ce ne sont que des reliques [Amiel, 2001]. Les
procès que le tribunal mène à l’encontre des descendants de condamnés qui ont
négligé de payer la dispense royale montrent, au contraire, une course frénétique à
l’assimilation. Les pratiques évocatrices de judaïté sont systématiquement bannies
de la pratique familiale, le silence sur l’ascendance juive est total. Lorsque cela est
possible les enfants abandonnent les métiers du commerce et se reconvertissent
dans l’exploitation agricole ou l’armée. En quelques dizaines d’années, la pression
inquisitoriale, jointe à l’élimination des leaders les plus convaincus, exécutés ou
en exil, et à l’anéantissement des cadres communautaires, obtient la conversion
effective et sans retour de l’immense majorité des juifs de ce qui est aujourd’hui
l’Espagne [Dedieu, 1993].
La question judéo-converse ne perd pas pour autant son actualité. Tout au
contraire, son expression se transforme. Au fur et à mesure que la pratique des
nouveaux convertis les rend inattaquables quant au présent, l’accent est mis sur
l’héritage, l’hérédité. Déjà présente dans les textes fondateurs, la question du sang
devient prioritaire. Au milieu du XVIe siècle, entre 1559 et 1580, quelques-unes des
principales institutions sociales du pays dont être membre signifie appartenir à la
noblesse se dotent de statuts de pureté de sang effectifs [Lambert Gorges, 1982]. Il
faut désormais prouver, pour les intégrer, que les grands-parents au moins n’étaient
pas « infectés ». Nous avons vu le premier mis en place un siècle auparavant et
aussitôt aboli par la monarchie. Quelques autres furent adoptés par la suite
[Sicroff, 1960], mais ils restèrent longtemps des procédures légères et largement
formelles. À partir des années 1560, les conditions posées, les formalités d’enquête
deviennent de plus en plus lourdes et de plus en plus exigeantes. Elle s’accroîtront
jusqu’au XVIIIe siècle. Parallèlement, la « fermeture », comme l’on désignait leur
adoption, d’abord réservée à quelques corps prestigieux, s’étendra à un nombre
impressionnant d’associations professionnelles, religieuses et caritatives, souvent
dans un premier temps sous des formes sommaires qui ont tendance à se durcir
par la suite [Domínguez Ortiz, 1996]. À la fin du XVIIIe siècle, il était impossible
63
d’occuper un rang social qui sorte du plus ordinaire sans avoir au moins une fois
dans sa vie fait la preuve de sa « pureté de sang ».
La fonction de telles enquêtes évolue très vite. L’ascendance juive passe
rapidement au second plan dans les questionnaires. L’honorabilité sociale générale,
dans certains cas la noblesse, sont ce que l’on recherche en fait, et de plus en plus
[Dedieu, 1987]. De même, personne n’est dupe du résultat. En fin de compte,
l’enquête mesure le pouvoir social du candidat plus que l’ascendance juive. La
question n’est pas d’avoir ou non des ancêtres juifs, c’est de trouver une douzaine de
témoins qui vont jurer qu’on n’en a pas, même s’ils n’en savent rien ou soupçonnent
fortement le contraire [Soria, 2000]. Pour cela, il suffit d’avoir de l’argent et de
l’influence. Comme, par ailleurs, chaque collectif décide librement de se doter ou
non de statuts de pureté de sang, fixe librement les conditions et le prix des enquêtes,
évalue librement leurs résultats, l’idéologie de la pureté de sang, déjà fortement
teintée de pureté civile, devient en fait un système d’autocontrôle du recrutement
des élites de tous niveaux par les élites déjà en place [Carrasco, 2007] qui permet
toutes les manipulations [Contreras, 1992]. Elle est certainement l’un des éléments
clés qui expliquent la progressive rigidification de la société espagnole que certains
historiens de l’économie, et non des moindres, rendent responsable des difficultés
du XVIIe siècle [Yun, 2004, p. 557-561].
Même si ce qui est mesuré est en fait la capacité d’action civile, il n’en reste pas
moins que l’étalon de cette mesure est religieux. Et que son unité est le degré de judaïté.
C’est donc, au milieu du XVIe plutôt qu’à la fin du XVe siècle, que celle-ci devient un
facteur décisif dans la définition de l’Espagne. Le fait n’est pas étranger au virage de la
confessionnalisation catholique que prend le pays au même moment.
La rupture de l’unité religieuse de l’Europe au début du XVIe siècle posait un
grave problème de gouvernance. Le système politique européen reposait, en effet,
sur la distinction entre une société religieuse, l’Église, organisée selon des principes
de responsabilité personnelle et d’égalité, qui embrassait l’humanité chrétienne
tout entière et dont la fin consistait à conduire les hommes vers Dieu, et des sociétés
civiles, diverses, limitées, fondées sur l’inégalité, le collectif, dont la fin consistait à
assurer la survie matérielle de l’humanité. Chacun était membre des deux à la fois et
devait négocier des compromis incessants pour les faire cohabiter en lui, pour gérer
la tension entre les deux pôles. Les souverains étaient chargés de cette coordination à
l’échelle et dans le cadre du royaume. La tâche n’avait rien de simple lorsqu’à chaque
société civile correspondait une seule société religieuse. Elle devenait extrêmement
64
L’Espagne au miroir de ses juifs
complexe – la plupart des penseurs du XVIe siècle la considèrent même comme
pratiquement impossible – lorsque l’appartenance des sujets à plusieurs religions
faisait qu’à une société civile correspondaient plusieurs société religieuses [Dedieu,
2010]. D’où le drame politique que signifia la rupture de l’unité religieuse par la
Réforme. On inventa des solutions diverses pour résoudre le problème, et leur
diversité explique une grande partie des divergences qui différencièrent par la suite
les pays d’Europe. L’une des possibilités consistait à réduire par la force la dissidence
religieuse, puis à intégrer au maximum les aspects civils et religieux de la vie sociale,
politique et culturelle pour l’empêcher de renaître. C’est la solution que dans les
années 1550 choisit l’Espagne, après un vif débat interne [Pastore, 2003]. L’Espagne
désormais se définit comme catholique, ce catholicisme que l’on vient d’inventer à
Rome, qui se présente en continuité avec le christianisme antérieur, et qui l’est, mais
tout autant et guère plus que les Églises réformées. En tant que catholique, elle se
pose à la fois comme antiprotestante, antijuive, antimusulmane, non pas pour des
raisons circonstancielles, à cause d’une quelconque menace directe que les États
musulmans ou protestants feraient peser sur elle, mais pour une raison identitaire :
le maintien de son unité est à ce prix. Nous disons bien l’Espagne, non plus l’Aragon
ou la Castille. Le choix de l’identité catholique est fait par les deux royaumes, qui
à cette date sont encore indépendants l’un de l’autre quoique réunis depuis la fin
du XVe siècle sous le même souverain. Il constitue un lien très fort autour duquel
va se bâtir par la suite le premier nationalisme partagé. On sait les conséquences :
contrôle strict de l’accès à la culture par le clergé ; incapacité d’intégrer les morisques
– les musulmans résidant en Espagne, convertis de force au début du XVe siècle –
débouchant à terme sur leur expulsion ; idéologisation de la politique extérieure qui
rend difficile le compromis avec quiconque ne se revendique pas catholique.
Le judaïsme dans son rôle de repoussoir se trouvait placé en concurrence avec
un nouveau venu, le protestantisme ; avec une vieille connaissance aussi à laquelle
la pression de l’Empire turc et le soulèvement des morisques de Grenade en 1568
redonnèrent une présence active, l’islam. Tout aurait dû le ramener au second plan. Le
maintinrent en vie deux facteurs. L’émigration portugaise est le premier d’entre eux.
Dans le dernier tiers du XVIe siècle s’installèrent en Castille de nombreuses familles
portugaises d’origine juive, converties, mais qui n’avaient pas subi l’assimilation
inquisitoriale qui avait christianisé les juifs d’Espagne, d’un judaïsme donc souvent
assez visible. Ces immigrants se spécialisèrent dans le commerce et la banque, du
colporteur au grand marchand, du prêteur sur gage au financier international. Ils
65
jouèrent un rôle notable au XVIIe siècle dans le financement de l’État et la perception
des impôts [Yerushalmi, 1981]. Leur présence devint un enjeu politique et les
attaques menées contre eux visaient en fait plus haut qu’eux, les dirigeants qui les
utilisaient, contre qui des adversaires politiques tentaient de mobiliser l’antijudaïsme
de faible intensité omniprésent dans la société [Pulido, 2002].
L’autre facteur résidait dans le formidable potentiel de critique sociale que
recélait l’antijudaïsme. La pureté de sang était supposée constituer un facteur clé
dans la sélection des élites. Or l’immense majorité de ce qui comptait dans le pays,
de l’aristocratie aux membres d’oligarchies municipales qui tenaient en main le
pays réel, tout le monde avait du « sang juif » dans les veines. Telle était du moins
l’opinion commune, à laquelle les recherches récentes ne peuvent que donner
raison. Comme partout ailleurs, le pouvoir et la fortune constituaient les bases de la
hiérarchie sociale [Maravall, 1979] ; mais l’Espagne y avait ajouté cette exigence de
légitimité que personne ne pouvait véritablement satisfaire.
On comprend que, dès le début du XVIIe siècle, la monarchie ait commencé à
marquer des réserves face à l’idéologie de la pureté de sang. Celle-ci lui échappait et
constituait un frein inacceptable à la capacité du monarque à sélectionner les élites.
Il pouvait suppléer le défaut de fortune et même le défaut de naissance. Il ne pouvait
suppléer le défaut de sang pur car seuls Dieu et la nation en étaient juges.
Laïcisation et réconciliation
Le système qui s’était constitué à la fin du XVIe commença à donner des signes de
faiblesse dans le courant du XVIIIe siècle. La monarchie fut le moteur du changement.
Les souverains de l’époque admettaient de plus en plus difficilement de partager
le pouvoir sur la société civile avec une Église qu’ils sentaient indépendante. Ils
entreprirent contre sa tutelle une guerre d’usure, dans laquelle ils se virent épaulés
par tout le courant d’opinion que l’on met sous le nom de Lumières et qui consiste,
entre autres choses, en une vive revendication de l’autonomie des laïcs face aux
structures de commandement ecclésiastiques. Pour les philosophes des Lumières,
l’idéologie de la pureté de sang était aussi absurde que l’inquisition. Ils en parlèrent
moins, car la question les affectait moins directement. Rappelons à ce propos que la
question de la citoyenneté des juifs n’est que discrètement posée en France avant la
Révolution, sauf par de rares pionniers, tel l’abbé Grégoire [Hermon, 2000]. Il n’en
reste pas moins que toute exclusion de la communauté politique fondée sur des
critères religieux était en contradiction flagrante avec le principe de souveraineté
66
L’Espagne au miroir de ses juifs
de cette dernière, qu’ils voulaient indépendante de l’Église. Le judaïsme espagnol
avait été érigé en élément structurant du social lorsque l’Espagne avait instauré une
symbiose entre le politique et le religieux. Il perdit ce rôle lorsqu’elle défit cette
association. L’Espagne nouvelle, celle d’après l’absolutisme et la confessionnalisation
catholique, pouvait, devait se réconcilier avec ses juifs.
L’affaire ne fut jamais considérée comme prioritaire. Elle s’inscrivait dans la
problématique, plus large, des rapports entre le politique et le religieux, question
qui divisa les Espagnols avec une profondeur que nous imaginons mal aujourd’hui
et qui valut au pays un bon siècle de guerres civiles ouvertes ou larvées. La question
fondamentale dont on débat n’est nullement de savoir s’il faut abolir l’absolutisme
royal tel que l’avaient pratiqué les rois du XVIIIe siècle. Sur ce point, tout le monde
est d’accord. Il s’agit de décider si des règles voulues par Dieu et interprétées par
l’Église posent des limites à la souveraineté nationale, ou si celle-ci ne doit en avoir
d’autres que la libre volonté des citoyens, guidés ou non par la morale divine, mais
hors de toute intervention institutionnelle de la religion dans le monde politique.
Ce qui fit le départ entre les tenants de l’une et l’autre opinion ne fut pas la question
juive, mais celle de l’inquisition, en premier lieu [Sciutti, 2009], puis, une fois celleci abolie, la question de la liberté de croyance, d’expression et de pratique religieuse.
La charge du débat était telle que les gouvernements espagnols successifs préférèrent
introduire une tolérance de fait en évitant soigneusement les déclarations de
principe. Les juifs en bénéficièrent indirectement.
Leur présence dans le pays avait toujours été autorisée à titre individuel et
exceptionnel pour de brèves périodes, pour des missions touchant à la raison d’État.
Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, une communauté était accueillie à Oran, alors place
espagnole, au titre des services qu’elle rendait pour la survie de la place, jusqu’à
ce que la montée en puissance de l’antijudaïsme social ne conduise à l’expulser
en 1669 [Schaub, 1999]. Dès la première moitié du XIXe siècle, le séjour des juifs
sur le territoire national est toléré sans formalité. Certains jouent d’ailleurs un rôle
capital dans la vie publique espagnole, tels les Rothschild, les Pereire, les Camondo
et leurs agents, ou le banquier Bauer, établi à Madrid, dont le salon est fréquenté
par ce que la bonne société compte de mieux en matière artistique et culturelle. Les
juifs italiens sont particulièrement actifs ici, comme d’ailleurs dans d’autres pays
méditerranéens. La loi du 28 février 1855, qui établit la liberté de conscience, abolit
enfin le décret d’expulsion et officialise cette présence.
67
Les statuts de pureté de sang furent supprimés en août 1811 par le gouvernement
national de Cadix. La mesure fut présentée – et sans doute de fait perçue – comme
purement civile, l’abolition d’un frein à l’ascension sociale qui devait récompenser
les artisans populaires du soulèvement anti-français. C’est dans le même esprit,
pris au rebours, que Ferdinand VII les rétablit à son retour au pouvoir (1814),
que les constitutionnels les abolirent à nouveau en 1820, et que le roi les remit en
vigueur en janvier 1824. Ils sont abolis pour l’accès à tous les corps qui dépendent
du ministère de l’Intérieur en janvier 1835. La constitution de 1837 et tous les
textes constitutionnels postérieurs, qui portent égalité d’accès de tous les citoyens
à tous postes ou charges, les dérogent implicitement, mais aucune mesure ne fait
passer ces principes dans la pratique jusqu’en mai 1865, date où un décret supprime
l’exigence de pureté de sang pour toutes les carrières relevant de l’État [Caro, 1962,
III, 189-190]. Il était impossible de porter une interdiction plus ample, les statuts
ayant toujours relevé de l’initiative de chaque corps, autrement dit d’un domaine
que la nouvelle pensée politique classe dans le droit privé. La constitution de 1869
parachève le travail en précisant explicitement que l’accès de tous les Espagnols à
la fonction publique est fondé sur la seule nationalité, indépendamment de leurs
croyances religieuses. Ce n’est pas le judaïsme qu’avaient en tête ses auteurs, mais
plutôt le protestantisme ou l’athéisme proclamé.
Institutionnellement, l’idéologie de la pureté de sang est donc emportée dans
le grand mouvement de réforme de la vie publique qui caractérise le XIXe siècle. La
judaïté reste cependant présente dans les esprits comme un critère de classement
social. En 1849, l’État doit interdire la publication d’un vieux et très scandaleux
ouvrage, le Tizón de la nobleza española o máculas sambenitos de sus linajes [L’aiguillon
de la noblesse espagnole, les tâches et san benitos de ses lignages], jusque-là resté manuscrit
et interdit par l’inquisition vu sa charge sociale, qui dénonçait l’ascendance juive
de la plupart des familles de l’aristocratie [Mendoza Bobadilla, 1995]. Le tollé qui
accueille ce livre montre combien les vieilles représentations subsistaient et à quel
point, pour l’établissement d’une hiérarchie sociale, la question de l’ascendance
juive restait importante. Il est courant pour les conservateurs d’en faire reproche,
à tort ou à raison, à leurs adversaires politiques : le banquier Aguado, le libéral
Mendízabal, responsable de la nationalisation des biens du clergé, les grands
hommes politiques de tendance libérale de la seconde moitié du XIXe siècle, Emilio
Castelar et Antonio Maura. L’esprit traditionnel de la pureté de sang continue à avoir
des conséquences sociales, telle la marginalisation dans laquelle sont maintenues
68
L’Espagne au miroir de ses juifs
des familles « chuetas » de Majorque, descendantes des judéo-convers poursuivis
par l’inquisition à la fin du XVIIe siècle. Les milieux conservateurs éduqués, sur la
base de cet antijudaïsme endogène, virent progressivement à l’antisémitisme de
type européen. Les penseurs réactionnaires, dès les années 1810, voient dans les
révolutions le résultat d’un complot de tous les adversaires de l’Église, où les juifs
partagent la vedette avec les francs-maçons [Botti, 2001 et 2002]. La pensée de
Drumond et de Gobineau, au milieu du XIXe siècle, celle de Henry Ford, exercent
une influence certaine. Un bon exemple de cette évolution est fourni par L’Espagne
juive (La España judía) de Pelegrín Casalbó Pages (Barcelone, 1891), qui fit un
certain bruit. L’auteur est un polygraphe catholique, auteur d’une Histoire de la Vierge
Marie publiée avec imprimatur et célèbre en son temps. Très inspiré par Drumond,
il proclame son amour fraternel pour les juifs, que le Christ a pardonnés sur la Croix,
mais qu’il qualifie de « virus maléfiques » « qui tels un lierre trop serré étouffent
l’arbre sur lequel ils s’appuient ». Apparaissent des métaphores qui connaîtront une
certaine fortune européenne, y compris dans l’Allemagne nazie [Alvarez Chillida,
2002, p. 198-200]…
De tels arguments sont cependant combattus, même dans l’esprit de leurs
partisans, par l’hispaniolité des séfarades. Les juifs, en effet, ou plutôt certains
juifs, ceux d’origine espagnole, font l’objet, à partir du milieu du XIXe siècle, d’un
mouvement de sympathie, dans lequel les libéraux jouent un rôle prépondérant ; non
pas au titre de leur judaïté, mais malgré elle, au titre de leur nationalité ancienne.
La judaïté est un thème mineur, mais constant, des réformateurs. Elle est
consubstantielle tout d’abord à l’image de l’Espagne à l’étranger, dont il ne faut
pas sous-estimer le poids sur les élites espagnoles qui ont une forte propension à
se définir en fonction d’elle. Tout voyageur digne de ce nom se doit de rencontrer
en Espagne un juif ou un morisque, un curé athée, un gitan et un brigand. On peut
soupçonner dans bien des cas que la fiction littéraire prend le pas sur la capacité
d’observation [Borrow, 2001-1843]. Ce n’en reste pas moins un témoignage fort de
combien l’image de l’Espagne est associée, à l’étranger, à sa judaïté, et d’une critique
latente de la communauté étrangère qui voit dans cette survie de l’allogène la preuve
de l’échec de l’esprit de fermeture et l’annonce du triomphe de l’idéologie libérale.
Comme celle des morisques, l’expulsion des juifs devient, chez tous ceux
qui acceptent les nouvelles conventions politiques, qu’ils soient de droite ou de
gauche, une mutilation de la nation. C’est la thèse que défend généralement le
monde académique, qui produit, au milieu du XIXe siècle, les premiers travaux sur
69
la question [Castro, 1847 ; Amador de los Ríos, 1848]. Ceux-ci lavent les juifs de
l’accusation de complot anti-espagnol. Ils tentent de montrer qu’ils ne portent pas
la responsabilité de la décadence de l’Espagne, mais qu’ils furent victimes des forces
obscurantistes mêmes qui la provoquèrent. Cela ne va pas sans quelques contorsions,
car l’historiographie libérale qu’ils sont en train de forger défend fermement, par
ailleurs, l’œuvre d’unification des rois catholiques [López Vela, 2004].
La religion pouvant servir pour les libéraux d’élément constitutif des nations,
les juifs et les morisques expulsés deviennent des Espagnols comme les autres,
chassés indûment de leur pays au titre d’une conception erronée. Les conflits qui
opposent les pays musulmans à l’Espagne, le sentiment que l’islam représente
une société et une culture essentiellement étrangères et un danger, empêchent
cependant les intellectuels de tirer les conséquences ultimes de cette état de fait et
de proclamer l’hispaniolité des descendants de morisques. Vis-à-vis des juifs, il n’y
a pas de contentieux politique. Ils n’ont pas de pays. Ils sont persécutés. L’Espagne
peut donc leur offrir un asile, à ceux du moins qui descendent des expulsés de 1492.
Elle découvre les séfarades au Maroc, lors de la guerre de Tétouan [Botti, 2001] et
elle éprouve la sensation de retrouver des compatriotes. En 1886, se crée à Madrid
un Centre espagnol d’immigration israélite, patronné par Emilio Castelar ; en
1910, c’est la création, à Madrid toujours, d’une Maison universelle des séfarades,
appuyée par de nombreux hommes politiques, Melquiades Alvarez, Juan de La
Cierva, Romanones, entre autres, tous personnalités de premier plan. La loi du
20 décembre 1924, promulguée par le dictateur Primo de Rivera, autorisait sous
certaines conditions les séfardites à demander la nationalité espagnole jusqu’au au
31 janvier 1930. Elle eut peu de succès, car le retard économique de l’Espagne la
rendait peu attractive pour l’immigration. L’anticléricalisme s’en mêlant, un député
républicain proposa même de restituer à la communauté juive la synagogue de
Cordoue, transformée en église. Dans les années 1900-1920, le sénateur libéral
Angel Pulido avait mené une forte campagne pour obtenir la reconnaissance de la
mémoire séfarade de l’Espagne [Caro, 1962, III, p. 210-229].
L’attitude de Franco à l’égard des juifs est symptomatique de l’ambiguïté que
ressentent envers eux les élites espagnoles. Jusqu’en 1945 il n’y a trace chez lui
d’aucune hostilité à leur égard. Lors de ses campagnes dans le nord du Maroc, il
manifeste même à leur égard une sympathie active. Pendant la guerre civile, il les
protège contre les excès de ses propres partisans, dont beaucoup restent obsédés
par la théorie du complot. Les juifs d’Afrique du Nord et de Gibraltar appuyèrent
70
L’Espagne au miroir de ses juifs
d’ailleurs l’insurrection et la plupart des juifs d’Espagne, très inquiets du caractère
révolutionnaire des républicains, finirent par passer en zone nationale. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, l’Espagne intervint en faveur des séfarades. Dès le 17
septembre 1940, elle avertissait la France qu’elle les prenait sous sa protection, eux
et leurs biens. Des interventions semblables eurent lieu en Roumanie. Des pressions
diplomatiques espagnoles tirèrent quelques centaines d’entre eux du camp de
Belsen. Quelques milliers de vie au total furent sauvées, en dépit des protestations
allemandes. Ces faits furent abondamment utilisés par le régime pour se démarquer
du fascisme et du nazisme à la fin de la guerre. Le 2 janvier 1949 fut inaugurée la
synagogue de Madrid, qui en remplaçait d’autres détruites pendant la guerre, comme
celle de Barcelone. Il y avait alors peut-être 6 000 juifs sur le territoire péninsulaire
de l’Espagne. À partir de 1945 cependant et du blocus diplomatique international
auquel le régime est soumis, le discours du dictateur s’infléchit. Dans une série
d’articles qu’il publie sous pseudonyme, il retrouve le thème du complot judéomaçonique. Les difficultés politiques, la déception qu’il éprouve à l’égard des ÉtatsUnis, l’idée que la Terre sainte est aux mains des juifs par la faute d’une Organisation
des nations unies qui par ailleurs veut sa chute, le font retomber dans le vieux
fonds d’hostilité antijudaïque sous-jacent à la droite espagnole. Il faudra attendre,
rappelons-le, 1986, pour que l’Espagne établisse des relations diplomatiques avec
Israël [Alvárez Chillida, 2002, p. 398-402 ; González García, 2004].
Si le thème du « contubernio judeo-masónico » resta jusqu’à la fin l’un des
piliers de la propagande du régime, la question perdit de son acuité dans les vingt
dernières années de la dictature, mise en veilleuse comme d’ailleurs l’ensemble de
l’idéologie du régime. Elle revint au premier plan avec la transition démocratique.
Comme au XIXe siècle, parler en historien des juifs et des judéo-convers y fut
une manière de prendre position sur les problèmes de l’Espagne contemporaine.
Insister sur la judaïté de l’Espagne était une façon de nier le monopole catholique
qui, dans la vision franquiste de l’histoire, était censé l’avoir modelée. La question
du judaïsme espagnol est à cette époque intimement liée à celle de l’inquisition, qui
devient centrale dans la construction de la mémoire nationale. On assista donc à une
floraison d’études scientifiques, qui eurent une influence considérable sur la société.
L’Histoire des juifs dans l’Espagne moderne et contemporaine de Caro Baroja [Caro
Baroja, 1962] lança la mouvement, suivie des travaux de Haïm Beinart [Beinart,
1981], de Contreras [Contreras, 1982], de García Cárcel [García Cárcel, 1976] et
les miens propres sur l’inquisition [Dedieu, 1978], d’Angela Selke sur les chuetas
71
[Sekle, 1972], d’autres encore ; ce fut l’immense succès commercial des très austères
travaux du Congrès de Cuenca sur l’inquisition tenu en 1978 [Pérez Villanueva,
1980]. À cette occasion, Jaime Contreras, futur directeur à l’université d’Alcalá d’un
Institut d’études séfarades, mais encore doctorant et totalement inconnu, disposa de
toute la dernière page d’El País, déjà le premier journal espagnol, dans son édition
d’un jour férié pour communiquer sa vision du problème [El País, 1978]. Dans
l’église où j’assistais à la messe ce jour-là, le prêtre, faisant explicitement référence à
son article, improvisa un sermon sur l’inquisition. Et derrière l’inquisition, sur les
juifs, sur l’expulsion, sur l’exclusion, sur le caractère monolithiquement religieux de
la société espagnole. Le lecteur aura remarqué le poids des historiens étrangers dans
ce domaine. Ils étaient mobilisés par les leaders culturels espagnols pour donner
le poids d’une caution européenne à un message destiné avant tout à l’opinion
espagnole [Scholz, 1991].
Dans le monde intellectuel, la thématique passa par un apogée dans les années
1990, en partie à l’occasion du 5e centenaire [Benito Ruano, 1992]. Elle fut relayée
par une foule de « Guides de l’Espagne juive », « Routes des synagogues », et
autres textes, qui vont du catalogue scientifique à l’ouvrage de divulgation à l’usage
du touriste dans lequel certains auteurs se spécialisèrent [Alonso, 1994, 1994 ;
Izquierdo, 2000, 2005 ; Lacave, 1992, 2002 ; Atienza, 1994 ; Aradillas, 2002].
L’ascendance juive devint à la mode. L’auteur eut la surprise d’être consulté à
plusieurs reprises par des Espagnols, parfois des collègues dont il attendait plus de
pondération, qui tous désiraient qu’il leur confirme, à l’aide de ses bases de données
historiques, l’ascendance juive dont ils souhaitaient se parer. Il eut la surprise d’être
accueilli à Majorque, dans les années 1980, par les leaders de la communauté chueta
qui occupaient le haut du pavé, alors que vingt ans auparavant tout lien avec le
judaïsme était soigneusement dissimulé au tréfonds des mémoires familiales. Le
judaïsme, tout aussi mythique qu’auparavant – car le nombre des juifs en Espagne,
même s’il a fortement augmenté depuis les indépendances nord-africaines, reste
réduit –, est maintenant devenu symbole d’ouverture et de démocratie. Et, à l’inverse,
l’antijudaïsme l’apanage des nostalgiques du franquisme. La nouvelle mémoire
historique, volontairement construite par des politiques qui en avaient besoin pour
asseoir un gouvernement démocratique est irénique. Elle présente l’inquisition et
l’expulsion comme une souffrance imposée à tous les Espagnols, conversos, juifs,
musulmans et morisques, par une fraction dévoyée d’une élite nationale férue de
cléricalisme.
72
L’Espagne au miroir de ses juifs
Le judaïsme commence d’ailleurs à s’essouffler dans ce rôle. Le nombre des
publications à caractère scientifique ou de haute divulgation, à en juger par la base de
données Dialnet qui les recense, de onze par an dans la décennie 1990, passe par un
apogée entre 2000 et 2004 (une vingtaine par an), porté par la controverse suscitée
par la traduction espagnole de l’ouvrage de Benzion Netanyahu sur les origines de
l’inquisition [Netanyahu, 1995, 2000]. L’auteur avait auparavant publié une œuvre
de référence, qui niait l’identité juive des conversos [Netanyahu, 1966-1973]. Dans Les
origines de l’inquisition, il réaffirme cette thèse de l’intégration, constate le succès social
des convertis, en train de conquérir des positions de pouvoir. Il fait de l’inquisition une
machine de guerre contre eux : elle leur aurait inventé un judaïsme imaginaire pour se
livrer à un génocide permettant aux vieux chrétiens de conserver le pouvoir. La thèse
ne tient pas scientifiquement, mais la traduction de l’ouvrage par un historien qui avait
joué un rôle notable dans la reconstruction de la mémoire historique de l’Espagne au
moment de la transition démocratique, Angel Alcalá, suscita un tollé où s’impliqua
massivement la presse d’opinion. Elle fut ressentie comme une attaque directe contre
l’image d’une Espagne unie dans la souffrance de la répression qu’avaient voulu
donner les pères de la transition : c’était bien une Espagne majoritaire anéantissant
une minorité définie par ses origines religieuses. L’intérêt semble retomber un peu
dans les années récentes. Une sensation purement impressionniste me donne à
penser que le thème juif est remplacé dans les fonctions qu’il exerçait par la question
musulmane et, pour les historiens, les séfarades par les morisques, sujet sur lequel le
nombre des publications, quoique encore limité (une dizaine par ans dans Dialnet),
est en constante croissance. Dans ce domaine aussi, parler de l’autre est une façon de
parler de soi, et le discours tenu par les historiens sur la question en apprend souvent
davantage sur eux-même que sur l’objet explicite de leur étude [Vincent, 2006].
Au risque de me répéter ou de tomber dans le truisme, je ne peux que reprendre en
conclusion mon idée de départ. Ce que montre l’histoire de la relation de l’Espagne
avec ses juifs, c’est combien la relation à celui qui est posé comme autre dépend de l’idée
que chacun se fait de sa propre identité. Nous sommes en présence d’un cas d’école.
Les juifs, depuis cinq cents ans, sont remarquablement absents d’Espagne. Pendant
cinq cents ans, ils ont obsédé l’Espagne. La perception que celle-ci en eut a varié au
cours du temps, mais toujours en fonction non pas des réactions d’une communauté
dépourvue d’existence physique, mais de la manière dont les Espagnols se sont définis
eux-mêmes comme tels. Puissent les acteurs de tous les débats identitaires garder
présent à l’esprit qu’autant qu’en l’autre la réponse est en eux.
73
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78
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour
sous domination portugaise Le développement d’un tissu social original au xvie siècle
José Alberto Rodrigues da Silva Tavim
Les juifs ont été expulsés du Portugal par décret royal en 1497. Beaucoup se sont
rendus au Maroc en diverses étapes. Mais parmi ceux qui ont émigré vers le nord de
l’Afrique, certains sont restés dans les villes portugaises de la côte Atlantique, Safi
et Azemmour. D. Manuel Ier, le même roi qui les a expulsés de la métropole, leur
octroie des lettres reconnaissant l’existence légale de leur statut social et religieux,
permettant ainsi l’existence des judiarias (quartiers juifs), alors que ceux-ci avaient
« disparu » au Portugal (Safi, 1512 ; Azemmour, 1514). Cette communication tente
d’éclairer ce paradoxe : bien que le cadre institutionnel médiéval reste le même, on
assiste au développement d’un tissu social différent, dans un contexte de contacts
permanents, surtout économiques et sociaux, avec les sociétés et les pouvoirs du
Maroc, jusqu’à l’abandon de ces villes en 1541. Les quartiers juifs dans le Portugal médiéval : une organisation
parallèle à celle des communes chrétiennes
Depuis l’avènement du royaume du Portugal (XIIe siècle) surgirent, à travers le
territoire, des quartiers juifs : des espaces géographiques comprenant une ou plusieurs
rues et, dans le cas des plus amples, formant des quartiers de ségrégation. Les communes
79
juives, administrativement équivalentes à des communes ou des municipalités des
chrétiens1, étaient des associations de croyants qui vivaient dans les quartiers juifs.
Elles possédaient leurs institutions religieuses et judiciaires particulières et étaient
gouvernés par une oligarchie semi-autonome, mais avec la grâce et la prérogative
royales. Si, dans de nombreux cas, il y avait coïncidence entre la municipalité et les
quartiers juifs, dans les grandes villes, comme Porto et Lisbonne, ayant une plus grande
densité de population, chaque municipalité englobait différents quartiers juifs2.
Les quartiers juifs médiévaux portugais se trouvaient généralement protégés par
les murs de la municipalité chrétienne, se situant près de ses portes. Les communes
judaïques étaient également un synonyme de l’ensemble des organismes religieux,
administratifs et juridiques qui permettaient aux juifs de conserver leur propre
identité, malgré leur soumission à la loi générale du royaume.
Cette reconnaissance de leur identité était une grâce royale. Pour cette
raison chaque souverain traitait les juifs du royaume comme « ses juifs »3 et, en
contrepartie, beaucoup d’entre eux devaient payer une rente pour habiter les maisons
de la commune qui appartenaient, à vrai dire, au trésor royal4. En effet, c’est le roi
qui, par une charte de privilège, accordait à chaque communauté juive le droit à la
création d’une commune, stipulant celui de construire des synagogues, de tenir les
réunions de leurs propres assemblées, d’élire des magistrats, de fixer la charge fiscale
(et les exemptions), de suivre le droit talmudique et d’avoir une prison, de fixer des
impôts en interne pour l’entretien et les travaux dans l’espace communal et pour
l’assistance aux nécessiteux, et enfin d’utiliser l’hébreu dans les actes officiels de la
communauté jusqu’au au règne du roi João I (1385-1433), même s’il est prouvé que
son utilisation a duré jusqu’au règne du roi Afonso V (1438-1481)5. Dans certaines
chartes, d’autres privilèges étaient accordés, tels que l’exemption du service militaire
et l’accueil des membres de la maison royale et des fonctionnaires royaux6.
1. Voir António Borges Coelho, Comunas ou Concelhos, Lisbonne, Editorial Prelo, 1973.
2. Voir Maria José Pimenta Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, Lisbonne, Guimarães e Ca.
Editores, 1980, p. 20-22.
3. Voir Maria José Pimenta Ferro Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, Lisbonne, Universidade Nova de Lisboa, vol. I, 1982, p. 44-45 et 77.
4. Ibid., p. 24.
5. Maria José Pimenta Ferro Tavares, Los Judíos en Portugal, Madrid, Editorial MAPFRE, s.d., p. 18 et 45.
6. Maria José P. Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, p. 19.
80
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise Chaque municipalité avait ses propres fonctionnaires, élus lors d’une assemblée
dans la synagogue, qui faisait aussi office de salle du conseil municipal. Mais cette
base « démocratique » était, dans les faits, sous la tutelle d’un personnage de
confiance du roi – le grand rabbin, « Rabi-Mór », pendant du « Rab de la Corte »
castillan7 – appartenant à l’oligarchie de la communauté, par sa richesse et son rôle
dans le culte. Celui-ci avait ses auditeurs, qui dirigeaient chaque canton du royaume,
relayant sa juridiction sur tous les juifs de son district. Le grand rabbin en chef avait
ses fonctions définies depuis le règne du roi Pedro I (1357-1367). Il faisait fonction
d’officier principal de justice pour les juifs, siégeant en audience à la cour8. Il ne
s’agissait pas d’un hakham (savant religieux), car il devait être accompagné par un
légiste juif versé dans le Talmud. C’était surtout un courtisan juif, intermédiaire
direct entre le roi et ses juifs, occupant une place à la cour comme trésorier principal
et directeur financier, ou bien médecin. Le poste de grand rabbin fut aboli le 23 juin
1463, en raison du mécontentement royal face à la rivalité de familles de courtisans
juifs qui prétendaient chacune au siège tant convoité. Mais tout aussi importante fut
la création d’un cadre de fonctionnaires loyaux juste après la révolution de 1383,
ce qui écarta de la Couronne du Portugal D. João I de Castille (1379-1390) et qui
mena à la dynastie d’Avis (1385-1580)9.
Au contraire, les rabbins mineurs ou les rabbins des communes étaient choisis
par les privilégiés de la synagogue, et leur nomination confirmée par le grand
rabbin. Ils exerçaient la fonction pendant un an, ne pouvant pas être élus deux
années consécutives. Outre l’exercice de la justice au niveau local, administrée selon
les préceptes du Talmud, le rabbin communal devait encore relayer les ordres du
grand rabbin et fournir une assistance à la communauté. Les communes avaient
également, au-delà des conseillers municipaux et des procureurs de la chambre,
des échevins, des notaires et des greffiers ; ces derniers rédigeaient les documents
établis par les magistrats de la commune10. Bien entendu, dans la commune, il avait
aussi des personnalités chargées de prendre soin de la synagogue, le docteur en droit
(équivalent au rabbin actuel), le hazan et l’égorgeur.
7. Cf. Maurice Kriegel, Les Juifs à la fin du Moyen Âge dans l’Europe méditerranéenne, Paris, Hachette,
1979, p. 112-113.
8. Maria José P. Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, p. 25-27.
9. Reuven Faingold, « Los Judíos en las Cortes Reales Portuguesas », in Sefarad, nº 45, fasc. 1,
1995, p. 87.
10.Maria José P Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, p. 30.
81
Derrière cette oligarchie de puissants, qui servait directement le roi ou les
seigneurs de la région et était exonérée d’impôts, on trouvait la plupart des petits
marchands, les boutiquiers et les travailleurs ruraux et urbains, comme les artisans.
Au sommet de la société juive se trouvaient, déjà mentionnés, les juifs riches et
puissants qui étaient favorisés par de nombreuses exemptions, notamment fiscales.
Une de leurs activités de prédilection était le commerce international, spécialement
avec l’Espagne et le nord de l’Afrique, consacré à l’échange d’articles portugais,
comme le vin, le sel, les fruits secs et le liège, pour des produits comme le poivre,
l’encens et les velours. Les juifs commerçaient aussi dans les foires internes et se
dédiaient à l’usure. Au Portugal, ils pouvaient acquérir des biens immobiliers. Les
plus riches étaient aussi des locataires de la Couronne, titulaires de fermes fiscales sur
des biens immobiliers généraux, des droits du vin, des péages et des douanes. Plus
tard, ils seront impliqués dans le commerce des esclaves maures et de la Guinée. Ils
utilisaient le titre de « Dom », pouvaient se déplacer en mule et utiliser des armes,
et étaient exemptées du signe distinctif. En bref, ils se comportaient comme des
membres de la noblesse chrétienne. Reuven Faingold affirme que les juifs courtisans
furent les premiers Portugais à transgresser les interdictions de l’immodestie11.
Mais la plupart de la population juive du royaume était soumise à une charge fiscale
élevée, telle que la capitation, la dîme, l’impôt sur les biens meubles et immeubles,
et aussi au service militaire à cheval ou à pied, en fonction de ses biens. Elle avait
aussi à héberger le roi, sa famille, les nobles, les officiers royaux et leurs entourages.
En tout état de cause, les obligations fiscales des juifs étaient une importante source
de revenus de la Couronne, d’où la protection accordée par celle-ci12.
La fin des quartiers juifs dans le royaume : l’expulsion et l’arrivée
dans le nord de l’Afrique
En décembre 1496, le roi Manuel Ier (1495-1521) ordonna l’expulsion de tous
les juifs qui vivaient au Portugal, c’est-à-dire les juifs autochtones et ceux qui y
avaient été accueillis après l’expulsion de l’Espagne, promulguée en mars 1492.
La vraie raison de ce fait aurait été une exigence espagnole lorsque le roi portugais
prétendit se marier avec la princesse Isabelle, et être ainsi en mesure d’accéder à
11.« Los judíos en las Cortes Reales Portuguesas », p. 103.
12.Maria José P. F. Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, p. 105-150 ; Maria José P. F. Tavares,
Los judíos en Portugal, p. 63-88.
82
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise la Couronne d’Espagne. Il s’insère dans un contexte plus large de cheminement
vers l’unité politique, avec la fin du processus de « reconquête » chrétienne dans
la péninsule Ibérique, et la consolidation, de deux États modernes : l’Espagne et le
Portugal. Cela signifiait aussi à l’époque unité religieuse13. Mais cette décision, de
teneur religieuse, prend aussi racine dans l’animosité de la noblesse et surtout des
marchands chrétiens, qui considéraient les juifs comme des rivaux. Les juifs (et les
« Maures ») devaient quitter le royaume avant octobre 1497. Nous savons aussi que
D. Manuel aurait ordonné aux corrégidors des cantons d’occuper les synagogues
et de s’emparer de leurs ornements. Les juifs commencèrent alors à vendre leurs
propriétés afin de partir.
Cependant, l’intention du roi n’était pas de les faire partir. Il préférait qu’ils se
convertissent et restent dans le royaume en tant que chrétiens. Immédiatement, le
31 décembre, il limita les départs à des bateaux commandés par des hommes de
confiance, qui ne pouvaient partir sans une licence royale. À Pâques 1497, les enfants
mineurs, puis les adolescents et les jeunes de moins de 25 ans furent arrachés à leurs
parents et immédiatement baptisés afin d’être éduqués de manière chrétienne. Entre
juin et septembre, quelques juifs partirent vers plusieurs endroits, mais ceux qui ne
vendirent pas leurs biens ou qui n’obtinrent pas de licence royale pour quitter le
pays devaient être baptisés dans la capitale et par le royaume14.
Il est évident que sur la pression exercée par la princesse espagnole et sur le contexte
de l’expulsion du Portugal pesa beaucoup le fait que le pays avait reçu beaucoup
de juifs expulsés d’Espagne (plus de 30 000 personnes), certains clandestinement,
13.Concernant l’Espagne, voir, entre autres, Yitzhak Baer, trad. de l’hébreu par José Luis Lacave,
Historia de los Judíos en la España Cristiana, Madrid, Riopiedras, s.d., chap. 12-15 ; Julio Caro Baroja,
Los judíos en la España Moderna y Contemporánea, Madrid, Ediciones Istmo, vol. 1, 1986, chap. 8-10 ;
Béatrice Le Roy, L’Expulsion des Juifs d’Espagne, Paris, Berg International éditeurs, 1990, chap. 2 ;
Henry Kamen, « La expulsión : finalidad y consecuencias », in Los judíos de España, éd. Elie Kadourie, Barcelone, Editorial Crítica, 1992, p. 73-96 ; Luis Suárez Fernández, « La population juive à la
veille de 1492. Causes et mécanismes de l’expulsion », in Les Juifs d’Espagne : histoire d’une diaspora,
1492-1992, éd. Henry Méchoulan, Paris, Liana Levi, 1992, p. 29-41 ; pour le Portugal, Maria José P.
F. Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, p. 483-500 ; aussi pour l’Espagne et le Portugal, José
Amador de los Rios, Historia de los judios de España y Portugal, Madrid, Ediciones Turner, s.d., chap.
7-10. Voir également les considérations de Maurice Kriegel, in Les Juifs à la fin du Moyen Âge…,
op. cit., chap. 6.
14.Maria José P. F. Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, p. 483-500 ; id., Judaísmo e Inquisição.
Estudos, Lisbonne, Presença, 1987, p. 29-37.
83
d’autres (600 familles) avec la permission expresse et opportuniste du roi João II
(1481-1495), car ils furent soigneusement soumis aux impôts. La pression sociale,
économique et démographique, même dans les quartiers juifs, était énorme, ce qui
précipita la décision de D. Manuel, influencé par ses conseillers15. Il convient de
noter toutefois que certains de ces juifs espagnols ne restèrent pas dans le royaume,
s’apercevant qu’il s’agissait d’un chemin sans issue, et ils partirent donc vers l’Italie,
le nord de l’Afrique et la Turquie, comme d’autres l’avaient fait directement depuis
l’Espagne16.
Selon le chroniqueur Andres Bernaldez, les juifs qui sortirent par El Puerto de
Santa Maria et Cadix furent les premiers à atteindre Asilah, conquise en 147117.
Plusieurs juifs arrivés au Portugal dans le but d’atteindre le nord de l’Afrique
débarquèrent également à Asilah. Certains documents d’archives nous permettent
de supposer que la politique pratiquée dans le royaume en 1497 trouva là une
nouvelle extension. Le gouverneur D. Vasco Coutinho aurait obligé beaucoup de
juifs qui atteignirent Asilah à devenir chrétiens par le baptême en masse18, d’après le
chroniqueur Bernardo Rodrigues19. Une question plus complexe se pose à propos
des juifs qui reçurent l’ordre de D. Manuel, en 1499, de quitter Asilah et de partir
vers Fès selon un document existant à l’Arquivo Nacional da Torre do Tombo, à
Lisbonne20. S’agirait-il seulement des juifs castillans qui y vivaient encore après
le baptême de plusieurs de leurs frères de foi ? Nous constatons, en effet, que,
jusqu’à cette date, D. Manuel semblait poursuivre dans son comptoir sur la côte
marocaine la même politique qui avait cours dans le royaume : l’expulsion de ceux
qui persistaient ouvertement dans leur identité juive, pour éviter un phénomène
d’influence religieuse sur les nouveaux convertis.
15.Maria José P. F. Tavares, Judaísmo e Inquisição. Estudos, p. 23-25.
16.Voir François Soyer, The Persecution of the Jews and Muslims of Portugal. King Manuel I and the End
of Religious Tolerance (1496-1497), Leiden, Brill, 2007, chap. 2-3.
17.Historia de los Reyes Católicos Dom Fernando y Doña Isabel, sélection d’Octavio de Medeiros,
Madrid, Istmo, 1945, p. 83-84.
18.[Relation du gouvernement du conde de Borba, capitan d’Arzila], Arzila ?, 1497-1499, in Arquivo Nacional da Torre do Tombo (ANTT), Corpo Cronológico (CC), Parte III (P. III), maço I (m. I),
doc. 18, fol. 5vº e 7 vº.
19.Bernardo Rodrigues, Anais de Arzila, Lisbonne, Academia das Ciências de Lisboa, vol. I, 1915,
p. 445.
20.[Relation du gouvernement du conde de Borba, capitan d’Arzila], Arzila ?, 1497-1499, in ANTT,
CC, P. III, m. I, doc. 18, fol. 7-7 vº.
84
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise De la conquête à la création des quartiers juifs au Maroc
Les conquêtes portugaises qui suivirent au Maroc donnèrent lieu à une
« résurrection » du phénomène des juiveries. En fait, les places d’Asilah et de Santa
Cruz do Cabo de Guer, la dernière ayant été fondée en 1505, étaient trop petites
pour avoir un espace spécifique réservé aux juifs. À Ceuta et à Tanger, conquises
respectivement en 1415 et 1471, les juifs expulsés de la Péninsule à la fin du XVe
siècle n’eurent aucune garantie d’y préserver leur identité, en butte au même
contexte qui mena D. Manuel à leur expulsion d’Asilah. À Mazagan, occupé entre
1513-1514, la présence des juifs, même les locataires originaires d’autres places, ne
mena pas non plus à la création d’un quartier particulier juif : la fraction réduite
de population juive qui y habitait était à la mesure du rôle secondaire du bourg,
soumis en particulier à la concurrence d’Azemmour, jusqu’à son abandon en 1541.
On peut supposer que la notification royale du 30 août 1556, qui obligeait les juifs
à quitter les places portugaises de Ceuta et de Tanger dans les six mois, comprenait
également les juifs de Mazagan. À la fin de cette période, estimant que tous les juifs
n’étaient pas partis, le roi prolongea l’ordonnance de plus de trois mois jusqu’au 21
mai 155721. En outre, dans ces trois bourgs – après l’abandon de Safi et Azemmour
en 1541 –, il n’y avait plus de place pour une communauté juive dans la situation
religieuse qui était alors requise pour le royaume et l’empire : le 23 mai 1536 fut
publié la bulle Cum ad nihil magis qui instaura l’inquisition au Portugal22.
La conquête de Safi en 1508 et d’Azemmour en 1513 nous renvoient à un autre
contexte du règne de D. Manuel, plus avantageux pour la population convertie, et,
par conséquent, en dehors de la métropole, également pour les juifs. D. Manuel
avait promis le 20 mai 1497 de ne pas interroger les nouveaux convertis sur leur
comportement religieux pendant vingt ans. En conséquence, l’esprit de la population
chrétienne ancienne s’exacerba contre les nouveaux chrétiens, ce qui finit par
le fameux massacre de Lisbonne, en 1506, désavoué par le monarque, qui punit
sévèrement les promoteurs de l’événement en retirant des privilèges à la capitale23.
21.Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI. Origens e actividades duma comunidade, Braga, Edições APPACDM Distrital de Braga, 1997,
chap. 2.
22.Voir J. Lúcio de Azevedo, História dos Cristãos Novos Portugueses, Lisbonne, Livraria Clássica
Editora, 1975, livre 2, chap. 1 ; Israel Salvator Révah, Études portugaises, Paris, Fundação Calouste
Gulbenkian, 1973, chap. 8 ; Maria José P. F. Tavares, Judaísmo e Inquisição. Estudos, 1987, chap. 3.
23.Voir Yosef Hayim Yerushalmi, The Lisbon Massacre of 1506 and the Royal Image in the Shebet
85
De plus, le 21 avril 1512, il s’engagea de ne pas enquêter sur le comportement
religieux des convertis pendant seize années supplémentaires, soit jusqu’en 153324.
Avant les premiers pas vers l’établissement de l’inquisition au Portugal sous le règne
du roi João III (1521-1557), il existait donc un contexte religieux favorable qui
explique l’approbation de quartiers juifs dans les bourgs qui possédaient les plus
amples tracés urbains sous domination du Portugal : Safi et Azemmour.
Dans les deux cas, nous trouvons des informations sur les juifs de la péninsule
Ibérique dans le contexte des Expulsions générales, où il est affirmé qu’ils habitaient
déjà ces bourgs, certains d’entre eux ayant joué un rôle important dans l’aide à la
conquête portugaise.
À Safi, le rabbin Abraham informa Diogo de Azambuja – capitaine de Mogador
et qui deviendra le premier capitaine de Safi –, dont il était l’interprète, l’informa
de l’intention de certains musulmans de le tuer ; par le service de porteur de lettres,
il aida celui-ci et Garcia de Melo à devenir maîtres de la place. Selon un mémoire
du rabbin Abraham, Diogo de Azambuja aurait même obligé les juifs à porter des
armes25. Un autre individu, Isaac Benzamerro fut encore honoré par D. Manuel par
une charte datée du 3 mai 1509, avec la possibilité de venir au Portugal en compagnie
de deux domestiques, pour service rendu lors de la conquête de la ville26.
Dans le cas d’Azemmour, ce fut Jacob Adibe, désigné par le chroniqueur Damião
de Góis comme « Judeu de nação Portuguesa », qui avertit les Portugais en 1513
que ses habitants avaient quitté le bourg27. En 1510, deux juifs d’Azemmour – Isaac
et Ismaël Benzamerro –, sachant que les tribus avoisinantes avaient encerclé Safi,
auraient fourni, selon Jerónimo de Mendonça, deux frégates de 200 juifs pour aider
les Portugais28.
Yehudah, Cincinnati, Hebrew Union College Annual Supplements, nº 1, 1976.
24.J. Lúcio de Azevedo, História dos Cristãos Novos Portugueses, livre 2, chap. 1 ; Israel Salvator Révah, Études Portugaises, chap. 8 ; Maria José P. Ferro Tavares, Judaísmo e Inquisição. Estudos, p. 42-54.
25.« Memória de rabi Abraão » [Safim, 1510], pub. par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na
Expansão Portuguesa em Marrocos, Apêndice 7, doc. 4.
26.« Carta para Isaac Benzamerro poder negociar em Portugal », Évora, 3.5.1509, idem, Apêndice
7, nº 1.
27.Damião de Góis, Crónica do Felicíssimo Rei D. Manuel, Coimbra, Imprensa da Universidade, vol.
3, 1954, p. 188
28.Jerónimo de Mendonça, Jornada de África, Lisbonne, par Pedro Craesbeek, 1607, fol. 90
86
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise Ces parcours nous semblent étranges, surtout quand on considère que ces juifs
ibériques abandonnèrent l’Espagne et le Portugal seulement devant le dilemme de
l’expulsion. Toutefois, nous pouvons également avancer l’hypothèse que ceux qui
agissaient de la sorte investissaient sur le rétablissement, à partir des parcelles portugaises
en Afrique du Nord, des affaires rentables qui étaient auparavant la base de leur
subsistance économique. Ce qui vient étayer cette hypothèse, c’est la quantité de juifs
qui se déplacèrent de ces comptoirs vers la métropole et le grand nombre de voyages
réalisés afin de poursuivre le troc de marchandises entre le Portugal et le Maroc, et plus
largement entre le Portugal, son empire, l’Europe, et aussi l’Afrique subsaharienne29.
D. Manuel débuta par des privilèges attribués aux leaders, ceux qui firent preuve
de fidélité et contribuèrent à la conquête des places. Nous avons vu qu’Isaac
Benzamerro reçut une carte spéciale pour pouvoir se déplacer au Portugal. Le 13
juin 1510, il est à Évora et il est favorisé à nouveau par le roi avec l’exonération
de 10 000 réaux sur les droits de la marchandise transportée à Safi30. Toujours en
1510, le rabbin Abraham, se trouvant au Portugal, se vit confirmer par D. Manuel
la possession de certaines maisons, une tente et jardin à Safi31. À Azemmour se
vérifia également une récompense immédiate des membres de la famille Adibe,
pour leur information sur le déménagement des habitants de la place : José Adibe,
le père de Jacob Adibe, fut nommé grand rabbin de la communauté locale par une
charte royale du 23 juillet 151432 et, le lendemain, chargé du poste d’inspecteur de
la factorerie portugaise33. Un peu plus tard, le 9 septembre 1514, son fils Yahya sera
nommé « lingua », l’interprète de la ville34.
29.Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, Apêndice 4.
30.« Alvará de D. Manuel, em que quita de 10.000 reais de direitos a Isaac Benzamerro, judeu morador em Safim », Évora, 13.6.1509, in ANTT, CC, P. 1., m. 7, doc. 18.
31.«Carta de confirmação de alguns bens a rabi Abraão, em Safim », Almeirim, 17.4.1510, pub. par
José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI,
Apêndice 7, doc. 2.
32.« Carta de nomeação de Jocefe Adibe, judeu morador em Azamor, rabi-mor dos judeus moradores nesta cidade », Lisbonne, 23.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Documentos
Inéditos para a História dos Portugueses em Azamor », Arquivos do Centro Cultural Calouste Gulbenkian, vol. 2, 1979, p. 137.
33.« Carta de nomeação de Jocefe Adibe, judeu, morador em Azamor, para corretor da casa da
feitoria da mesma cidade », Lisbonne, 24.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Documentos Inéditos para a História dos Portugueses em Azamor », p. 137.
34.« Carta de confirmação do cargo de língua a Yahya Adibe », Évora, 8.9.1524, pub par Francisco
87
Après les privilèges attribués aux personnages principaux vint le moment
d’accorder des droits aux communautés qu’ils dirigeaient à travers le vieux modèle
des chartes octroyées aux communautés juives.
Dans le cas de Safi, nous avons connaissance de trois chartes, une de 1509 et deux
de 1512. Par une charte datée du 4 mai 1509, D. Manuel promettait aux présents et
futurs habitants juifs de ne jamais les expulser de la ville contre leur volonté ni de les
forcer au baptême chrétien. À leur sortie, ils pourraient emporter tous leurs biens et
personne ne devrait les harceler35. Quant aux chartes de 1512, la première datée du
2 janvier établit la présence des juifs à travers leur statut fiscal, négocié dans le royaume
par Mail Benzamerro en 1511, contre le pouvoir du grand rabbin Abraham36. Cette
charte privilégia la communauté avec le paiement d’une seule once de 320 réaux
par maison à partir de 1513, les veuves étant exemptes de cet impôt. Connaissant
l’existence des juifs pauvres dans la place, D. Manuel accorda l’autonomie aux juifs
répartiteurs pour distribuer les montants devant être payés par les membres de la
communauté, à condition que la somme finale soit établie. Ils devraient également
payer les droits d’entrée et de sortie des marchandises destinées à Safi comme les
autres résidents37. Le corollaire de cette politique qui reconnaissait le rôle essentiel
de la communauté juive fut la nouvelle charte de privilège émise le 20 avril de cette
même année. Selon ce document, D. Manuel autorisait la sortie de tous les juifs
qui vivaient à Safi, avec leurs familles, quand elles le souhaiteraient. D’autre part, il
voulait aussi attirer les juifs qui auraient « envie » de vivre dans la ville, augmentant
de la sorte la population de la communauté juive ainsi reconnue38.
Marques de Sousa Viterbo, in « Ocurrências da Vida Judaica », Archivo Histórico Português, vol. 2,
1904, p. 13-14.
35.« Cartas patentes de D. Manuel (Privilégio aos judeus de Safim) », Évora, 4.5.1509, in Les Sources inédites de l’histoire du Maroc - première série : Dynastie saadienne, Archives et Bibliothèques du
Portugal (SIHMP), dir. Pierre de Cénival, David Lopes et Robert Ricard, Paris, Éditions Paul Geuthner, vol. 1, 1934, p. 174-176.
36.« Carta de rabi Abraão ao secretário de Estado António Carneiro », (Safim), 26.3.(de 1511), in
ANTT, Cartas dos Governadores de África, nº 19.
37.« Carta de privilégio para os judeus que viverem na cidade de Safim », Lisbonne, 2.1.1512, pub.
par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, Apêndice 7, doc. 6.
38.« Carta de privilégio para os judeus que viverem na cidade de Safim », Lisbonne, 20.4.1512,
idem, doc. 7.
88
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise La communauté d’Azemmour, dirigée par les Adibe, eut une seule charte de
privilège daté du 28 juin 1514, exprimant les avantages et les impositions de tribut
similaires à la charte de Safi du 2 janvier 1512. Toutefois, elle exemptait les membres
de la communauté de la dîme sur les biens qu’ils feraient sortir ou entrer dans la
place par voie terrestre, pouvant, dans ce dernier cas, les vendre sans payer d’impôts,
ce qui s’avère être une incitation aux échanges commerciaux des juifs avec les
populations marocaines. La charte d’Azemmour se révèle aussi, dans sa singularité,
un document plus parfait que celles de Safi, comme si elle était, à leur suite, une
synthèse de leurs dispositions. En fait, comme les chartes de Safi du 4 mai 1509
et du 20 avril 1512, il s’agissait d’un document qui tentait de conserver et même
d’accroître la population juive, parce que le privilège était donné « aux juifs vivant
à présent en leurs domiciles et avec leurs biens dans notre ville d’Azemmour et qui
auront envie de venir et d’y rester avec leurs maisons et leurs biens »39.
Un Phénix ressuscité ?
D. Manuel établit quatre chartes de privilège, pour les juifs qui vivaient dans
les grandes villes contrôlées par les Portugais au Maroc – Safi et Azemmour – au
moment même où il fut décrété par la loi l’extinction de l’identité juive au Portugal,
y compris les personnes, les institutions sociales et les instruments culturels. La
péremptoire détermination législative de l’extinction de l’identité signifiait, dans la
pratique, l’impossibilité de parole ou d’action juives, dans la dimension ontologique
qui lui est donné par Hannah Arendt, quand elle considère que la vie sans parole et
sans action est littéralement morte pour le monde, n’étant plus une vie humaine, car
elle n’est plus vécue parmi les hommes40.
Cette réflexion est essentielle pour comprendre l’extension d’une réalité
institutionnelle de caractère médiéval dans une partie du pays qui était décrite dans
la titulature des rois du Portugal, depuis la conquête d’Asilah par D. Afonso V (14381481), comme « Reino do Algarve […] de Além-Mar em África »41, par opposition
39.« Carta de privilégio de D. Manuel I dirigida a todos os judeus residentes em Azamor », Lisbonne, 28.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Documentos Inéditos para a História dos
Portugueses em Azamor », p. 138-139.
40.Hannah Arendt, A Condição Humana, trad. de l’anglais par Roberto Rapozo, Lisbonne, Relógio
d’Água, 2001, p. 225.
41.Voir António Dias Farinha, « Norte de África », in História da Expansão Portuguesa, dir.
Francisco Bethencout et Kirti Chaudhuri, Lisbonne, Círculo de Leitores, vol. 1, 1998, p. 126-127.
89
à « Reino do Algarve d’Aquém », à savoir l’actuelle province de l’Algarve portugais,
conquise au XIIIe siècle. L’inclusion dans le royaume d’un territoire « outre-mer en
Afrique » serait utilisée à bon escient par D. Manuel Ier, connu pour ses ambitions
impériales42, afin de détourner vers l’Afrique une réalité que l’idéologie religieuse
prépondérante dans la péninsule Ibérique et sa stratégie matrimoniale rendirent
inadmissible. Nous constatons que dans les premiers jours d’existence du décret
d’Expulsion, D. Manuel agit avec prudence envers les juifs ibériques réfugiés à Asilah,
c’est-à-dire qu’il y appliqua la même politique de baptême forcé et d’expulsion que
celle qui avait été suivie en métropole. Mais Safi et Azemmour furent conquises
dans une conjoncture autre, créée après le massacre de 1506, lorsque le roi devint
plus complaisant à l’égard d’une minorité qu’il voulait intégrer dans le royaume. Et
d’autre part il s’agissait de nouvelles conquêtes urbaines.
Beaucoup de juifs qui vivaient à Safi et Azemmour appartenaient aux groupes
de personnes expulsées du Portugal ou, plus largement, de la péninsule Ibérique.
Les Benzamerro de Safi ont probablement pour origine une dynastie de médecins
et de fermiers fiscaux, qui avaient vécu à Séville entre le XIIIe et le XVe siècle. Au
cours de l’année de l’expulsion (1492), Isaac Benzamerro, étant à Badajoz, voulut
être remboursé d’une somme qu’il avait prêtée à Isabelle de Castille et Ferdinand
d’Aragon pour financer la conquête de Grenade. Il est attesté qu’une autre branche
de cette famille vivait au Portugal dans la ville d’Évora, au cours du XVe siècle. Il
s’agit, de toute façon, dans le cas de Safi, d’une famille disposant d’une grande
fortune, ce qui permit des entreprises considérables entre le Maroc et le Portugal,
et l’investissement dans l’affermage de la collecte des impôts, la gestion des
douanes d’Azemmour et Mazagan et le paiement des salaires à la population de
ces places43. Le rabbin Abraham, qui appartenait à la famille Rute, probablement
issu de la famille homonyme de juifs aragonais44, s’exprimait tant en castillan
qu’en portugais dans ses missives adressées aux autorités portugaises45. Les Adibe
42.Voir Luís Filipe F.R. Thomaz, «L’idée impériale manuéline », in La Découverte, le Portugal et
l`Europe, éd. Jean Aubin, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1990, p. 35-103.
43.Cf. José Alberto R. Silva Tavim, « Abraão Benzamerro, “judeu de sinal”, sem sinal, entre o Norte
de África e o Reino de Portugal », in Mare Liberum, nº 6, Dezembro de 1993, p. 115-1421
44. Voir David Corcos, « Rote (Roti, ar-Reuti, Arrueti, Aroti, al-Rueti, er-Routi, Rutty, Ruti, Rute) », in
The Encyclopaedia Judaica, éd. Cecil Roth et. al., Jérusalem, Keter Publishing, vol. 14, 1971, p. 323-324.
45.Vide José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, p. 206-210 et Apêndice 6, doc. 4.
90
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise d’Azemmour avaient sûrement une origine spécifiquement portugaise : plusieurs
documents témoignent de la présence d’éléments de cette famille au Portugal au
XVe siècle, également dans une situation économique aisée. C’est seulement vers
1524 que Moisés Adibe rejoignit les autres membres de la famille à Azemmour. Il
avait probablement été l’un des enfants enlevés à leurs parents en 1497, car il avait
été élevé par une nourrice en tant que chrétien dans la ville de Tavira à Algarve. En
outre, le chroniqueur Damião de Góis nous précise que le héraut Jacob Adibe était
un « judeu de nação português »46. D’autres, comme José Cordilha ou Gordilha,
Samuel Boqueira, Abraão Carrilho, Abraão Cortidor et Abraão Homem, présentent
également une onomastique d’origine péninsulaire47.
Nous pouvons donc affirmer qu’il y eut une rencontre des juifs expulsés de la
péninsule Ibérique avec les conquérants portugais du nord de l’Afrique. On aurait
pu penser que l’héritage de l’expulsion pèserait lourdement dans l’attitude des
juifs devant les Portugais. Ou que les conquérants portugais continueraient à les
chasser de leurs nouvelles possessions. Au contraire, on constate une « plasticité »
des attitudes sous l’effet d’une nouvelle conjoncture et d’un contexte spatial et
social différent. D. Manuel, utilisant cette particularité, prolongea dans le nord
de l’Afrique l’existence des quartiers juifs qu’il avait éliminés dans le royaume,
autorisant la parole et encourageant les activités des juifs d’Azemmour et de Safi,
à savoir en reconnaissant leur identité socioreligieuse dans ces places. D’autre part,
beaucoup de juifs qui acceptèrent la domination de familles puissantes comme les
Rute, Benzamerro et Adibe étaient prêts à coopérer avec les nouvelles autorités,
participant à nouveau aux vieux circuits de contact avec la péninsule Ibérique d’où
ils venaient. Les autorités portugaises, bien qu’avec beaucoup de réticence de la part
de l’Église, étaient prêtes à accueillir cette collaboration, parce qu’il leur apparut que
le rôle des juifs était aussi essentiel à la survie de ces places que celui des hommes
de la factorerie ou du corps d’habitants chrétiens, y compris les militaires. Et c’est
là la grande nouveauté : le « corpus » législatif qui permet les nouveaux quartiers
juifs se modèle sur la documentation médiévale traditionnelle, mais un contexte
social radicalement différent se lit immédiatement dans la structuration des chartes
de privilège.
46.Idem, p. 214-235.
47.Idem, p. 218-224, 243.
91
Dans le cas de Safi, il est clair que le pari du roi en 1509 était d’instaurer un
sentiment de sécurité parmi la population juive de la place, en leur promettant qu’il
ne se comporterait pas avec eux de la même façon que dans le royaume : il ne les
expulserait pas, ne les forcerait pas au baptême chrétien, il assurerait la préservation
de leur identité. Mais c’est seulement en 1512 que D. Manuel permet la liberté
totale de mouvement aux juifs qui constituaient ou devaient constituer le quartier
juif maintenant reconnu : soit le 2 janvier, soit le 20 avril, après les négociations
menées par Mail Benzamerro, dans le royaume, toute liberté de mouvement des
juifs fut permise, et même la possibilité d’abandonner la place. Mais ce n’était pas
une décision prise au hasard : le 1er juillet 1511, Isaac Benzamerro avait reçu le
privilège de voyager au royaume de Fez et aux « lieux de l’Afrique », autant de fois
qu’il le désirait, en prenant avec lui deux serviteurs48. Cela signifie que jusqu’en 1512
la plupart des juifs avaient dû rester dans la place – vu que le roi avait peur qu’ils
se déplacent en territoire musulman, surtout vers le Mellah de Fez – et que c’est
seulement après, une fois réintégrés dans le système socio-économique portugais,
et après avoir obtenu le privilège d’une faible pression fiscale, qu’ils furent autorisés
à quitter la place. Enfin, comme nous l’observons dans la charte d’Azemmour de
1514, D. Manuel voulut qu’encore plus de juifs soient attirés pour vivre dans ces
places.
Cette nouveauté qui apparaît dans le document de matrice médiévale révèle
également que le pouvoir royal reconnaissait que les juifs étaient un groupe
indispensable à la « respiration » de ses enclaves en territoire musulman. Cela fut
amplement démontré par l’abondante participation des juifs aux affaires les plus
considérables entre le Portugal et le royaume du Maroc, et au niveau des activités de
négociation politique ou d’espionnage menées par des personnages importants tels
que Jacob Rute, fils du rabbin Abraão49.
Cette situation particulière qui leur était garantie reconnaissait leur position
de lien entre le monde chrétien et le monde islamique, où ils commencèrent à se
déplacer plus librement. Toutefois, dans le cas de séjour précaire dans la métropole
portugaise, pour des raisons d’affaires ou diplomatiques, ils étaient soumis à
48.« Carta para Isaac Benzamerro poder ir ao reino de Fez », Lisbonne, 1.7.1515, idem, Apêndice
7, doc. 5.
49.Voir par exemple la synthèse de Robert Ricard, « L’Affaire Rute (automne 1542) » in SIHMP,
vol. 4, 1951, p. 106-112.
92
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise l’utilisation d’un signal d’identification, en particulier pour éviter tout contact avec
les nouveaux chrétiens50. Quelles furent les répercussions internes de cette situation
particulière dans le tissu social qui formait les « nouveaux » quartiers juifs ?
Comme dans le royaume, il fut « négocié » un espace spécifique, en dehors de
la zone urbaine habitée par la plupart de la population chrétienne. Nous n’avons
pas de documentation sur ce point concernant Safi, mais, à Azemmour, la question
du logement des juifs fut traitée le 30 octobre 1516 sur l’initiative de Yahya Adibe.
Le capitaine Simão Correia voulait que tous les juifs se concentrent dans une
ou deux rues, mais Yahya voulait que D. Manuel leur rendît deux ou trois rues le
long du quai de la rivière, qui menaient tout droit à la forteresse. Simão Correia
accepta également de défendre le quartier juif avec l’artillerie de la forteresse. Le
quartier juif incorpora aussi la vieille place de l’ancienne Azemmour islamique,
bien que D. João III indemnisât quelques juifs de la destruction de leurs maisons
qui y étaient implantées51. Les juifs pourraient s’abriter dans le château par la porte
du Bourg (Porta da Vila), en cas de danger52. Mais cette « primauté » n’était pas
occasionnelle. Dans un terrain faisant l’objet d’attaques constantes des différents
pouvoirs politiques du Maroc, tous les éléments étaient nécessaires, même ceux
relevant d’une autre identité religieuse. Par exemple, le 20 mai 1517, Simão Correia,
se référant à la garnison d’Azemmour, estimait à 100 les juifs qui y servaient53.
Nous avons mentionné qu’à Safi Diogo de Azambuja avait obligé les juifs à porter
des armes. L’un des juifs récompensés pour ce fait fut Isaac Benzamerro54. Lors
du siège tribal de 1510, le capitaine Nuno Fernandes de Ataíde rendit au noble
D. Rodrigo de Noronha le commandement des juifs de la place, jusque-là dirigés
par Isaac et Ismael Benzamerro, arrivés d’Azemmour pour protéger une zone près
de la citadelle qui comprenait 12 tours et 204 brasses de mur55. Le plus intéressant,
50.Duarte Nunes de Leão, Leis Extravagantes e Reportório das Ordenações (reproduction « facsimilé » de l’éd. de 1569), Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian, 1987, P. 4, tit. 5, ligne 7 –
« Dos judeus e mouros que andão sem sinal », fol. 122.
51.Vide José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, p. 240-241.
52.Vide Jorge Correia, Implantação da Cidade Portuguesa no Norte de África. Da tomada de Ceuta a
meados do século XVI, Porto, FAUP Publicações, 2008, p. 300 (plan de la ville ancienne) et 306.
53.« Carta de Simão Correia a D. Manuel », Azamor, 20.5.1517, in SIHMP, vol. 1, p. 186.
54.Voir supra, 25 et 26.
55.Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, p. 204-205.
93
comme nous l’avons dit, c’est que les deux Benzamerro avaient armé deux frégates
de 200 juifs pour sauver Safi56. On sait que, dans les communes juives médiévales
portugaises, tous les juifs, sauf les privilégiés, devaient accomplir le service militaire,
chacun selon ses revenus, à cheval ou à pied. Mais cette transposition dans le nord
de l’Afrique semble montrer une composante belliqueuse plus forte qu’en Europe,
correspondant aussi à l’incidence des combats sur le territoire de la conquête. Nous
pourrons donc avancer que l’encouragement de la permanence des juifs à Safi et à
Azemmour correspond également à la nécessité de compter sur leur contribution à
la défense de ces places.
Une autre diversification des fonctions qui correspond à une nouvelle situation
géographique et sociale c’est l’activité d’accueil. Nous avons déjà vu que, dans le cas
du Portugal médiéval, la communauté juive devait offrir l’accueil dans ses maisons
à des membres de la famille royale et aux fonctionnaires royaux. À Azemmour,
cette activité était liée à la pratique diplomatique : les juifs devaient accueillir les
alcades musulmans, leurs messagers et serviteurs et ceux des sultans de Fès aussi
bien que ceux des chérifs ; ils étaient après dédommagés en numéraire. C’était une
activité si méritoire et enrichissante qu’elle fut exercée surtout par les personnalités
privilégiées : Jacob Adibe, grand rabbin, son frère Moisés Adibe, et trois intendants
d’Abraão Benzamerro – Jacob Daroque, Juda Budara et Samuel Palençano57.
À Safi et Azemmour, des quartiers juifs fonctionnent donc à l’image du Mellah à
Fès (1438) et plus tard à Marrakech (1557) : ce sont les lieux de l’Autre civilisationnel,
dans lequel les résidents juifs devaient aussi abriter les chrétiens hors de la plupart
des zones urbaines où la population musulmane montrait un comportement
visiblement hostile58. C’est pourquoi l’humaniste Nicolau Clenardo, au cours de sa
visite à Fès en 1541, choisit de vivre au Mellah et non pas dans les douanes59. Il est
56.Voir supra, 28.
57.Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, p. 399-403 et 426-428.
58.Voir José Alberto R. Silva Tavim, « Subir a Fez em meados do século XVI : contribuição para o
estudo de um mellah », in Os Judeus Sefarditas entre Portugal, Espanha e Marrocos, éd. Carmen Ballesteros et Mery Ruah, Lisbonne, Edições Colibri, p. 87-117.
59.« Lettre de Nicolau Clenardo a Jacques Latomus », Fez, 9.4.1541 ; et « lettre de Nicolau Clenardo a Arnold Streyters, abbé de Tangerioo », Fez, 12.4.1541, pub. par Alphonse Roersche, Clénard
peint par lui-même, Bruxelles, Office de publicité, 1942, p. 67 ; et référence par Manuel Gonçalves
Cerejeira, O Renascimento em Portugal. Clenardo e a Sociedade Portuguesa do seu Tempo, Coimbra,
Coimbra Editora, 1949, p. 143.
94
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise supposé que les « visiteurs » musulmans « sentaient » le même niveau de sécurité
dans les quartiers juifs des places portugaises. Et dans ce contexte, dans le cadre
des vieux « devoirs » de la commune juive, une nouvelle vocation surgit comme
une adaptation à un nouveau cadre social. En ressuscitant une forme médiévale, les
Portugais s’alignent sur un usage musulman, sauf pour l’usage des armes, interdit
aux juifs en islam.
Mais la singularité des quartiers juifs de Safi et d’Azemmour révèle une autre
réalité. Contrairement à ce qui se passait dans le royaume, chacun de ces bourgs
était considéré comme une parcelle territoriale per se ayant chacune le droit à un
grand rabbin avec la même signification sociale que le grand rabbin médiéval. On
observe par la documentation qu’ils servirent d’intermédiaires avec le roi, assumant
des rôles importants, individuels ou familiaux tant dans les pratiques d’information
ou diplomatiques avec les entités politiques du Maroc, que dans la dynamisation
d’affaires importantes entre le Portugal et le Maroc.
Le cas d’Azemmour semble être de transmission héréditaire jusqu’à l’abandon
de la place en 1541 : la fonction de grand rabbin fut la prérogative de la famille
Adibe, étant exercé successivement par José Adibe (1514-1520 ou 1522), par l’aîné
de ses enfants Yhaya Adibe (1522-1534) puis, après sa mort, par son frère Jacob
Adibe (1534-1541)60. Il y eut seulement une brève interruption en 1520, lorsque
José Cordilha fut nommé grand rabbin par le fait que José Adibe avait été jeté hors
de la place à cause de sa fâcherie avec le capitaine D. Álvaro de Noronha61.
Safi connut une situation plus dramatique par rapport à la fonction de grand
rabbin parce que deux familles rivalisaient pour ce poste : les Rute, d’origine
ibérique62, qui étaient là avant la conquête portugaise, et les Benzamerro, comme
nous avons mentionné, de la même origine, mais venant d’Azemmour. Nous avons
déjà vu qu’avec rabbi Abraham Rute, interprète et argentier au service du capitaine
Diogo de Azambuja, Isaac Benzamerro fut parmi les premiers juifs à être mentionné
60.Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, Apêndice 3, nº 3.
61.Idem, p. 218-224.
62.Selon David Corços, ils sont venues de Rota, en Andalousie ou de Rueda, en Aragon – voir David
Corcos, « Rote », in Encyclopaedia Judaica, vol. 14, p. 323. Il y avait aussi des juifs au Portugal, au
XVe siècle, portent des surnoms comme Arote et Rude – voir Maria José P. F. Tavares, Os judeus em
Portugal no século XV, vol. 2, p. 28 et 64. On ne sait pas s`ils sont venus à Safi pendant l’Expulsion
générale d’Espagne de 1492, du Portugal, de 1496, ou même avant.
95
dans les sources portugaises, en raison des services rendus lors de la conquête de
Safi. Pendant son séjour au Portugal, en 1509, Isaac fut gratifié par D. Manuel du
poste de grand rabbin des juifs de Safi. Cependant, le roi avait agi par inadvertance,
méconnaissant le fait que le rabbin Abraham était déjà le grand rabbin des juifs de
cette place, et qu’il avait été confirmé lorsque Diogo da Azambuja occupait le poste de
capitaine. Le roi se vit donc contraint à la confirmation d’Abraão Rute comme grand
rabbin, pendant la présence de celui-ci à la cour du Portugal en 1510, et à retirer cette
grâce à Isaac Benzamerro.
C’était un affront pour la puissante famille Benzamerro : tous les juifs de
Safi devraient obéir au rabbin Abraão, sans autre recours que lancer un appel au
capitaine et, en dernier ressort, au souverain. Les Benzamerro ne pardonnèrent
pas cette audace du rabbin Abraão Rute et entamèrent contre lui une lutte interne
féroce63. En fait, le rabbin Abraão ne put pas résister à la « fronde » des puissants et
nombreux Benzamerro, dirigés par l’habile et très dynamique Abraão Benzamerro.
Le 9 juin 1523, le nouveau souverain – D. João III – ordonna l’émission d’une charte
de privilèges adressée aux « Judeus Benzamerro de Safim », ordonnant que toutes
les questions juives qu’ils auraient avec les juifs devraient être jugées par eux, selon
leurs propres lois64. Rabbi Abraão Rute tenta de répliquer devant le roi, en disant
qu’il ne voulait tout simplement pas lui obéir, parce qu’il les jugeait selon la loi juive65.
Les Benzamerro réussirent néanmoins à convaincre le roi que le rabbin Abraão Rute
était devenu son ennemi. Le 12 mai 1524, D. João III ordonna l’émission d’une autre
charte de privilèges adressée à Abraão Benzamerro, à sa famille et ses domestiques,
leur disant de ne pas obéire au rabbin Abraão Rute. Abraão Benzamerro avait dit au
roi qu’Abraão Rute était son ennemi juré, de telle sorte que le roi ordonna au capitaine
Gonçalo Mendes Sacoto d’accorder aux Benzamerro un juge juif supplémentaire66.
63.« Carta de mercê e confirmação do ofício de rabi-mor dos judeus de Safim a rabi Abraão »,
Almeirim, 5.6.1510, pub. idem, Apêndice 7, doc. 3.
64.« Carta de privilégio aos judeu Benzamerros de Safim », Almeirim, 9.6.1523, pub. idem, Apêndice 7, doc. 15.
65.« Requerimento de rabi Abraão a el-rei sobre a forma de julgar os Benzamerro », s.l., s.d. (Safim,
circa 1523), pub. idem, Apêndice 7, doc. 16.
66.« Carta de privilégio para Abraão Benzamerro, outros membros da sua família e criados, não
obedecerem a rabi Abraão », Évora, 12.5.1524, pub. idem, Apêndice 7, doc. 18.
96
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise Les Benzamerro sortirent victorieux de cette lutte, profitant d’une situation
nouvelle qui leur était favorable. Abraão Rute était étroitement lié à D. Manuel
et aux cercles de pouvoir gravitant autour de lui, dont faisait partie l’un de ses
principaux interlocuteurs – le secrétaire d’État António Carneiro. Au contraire, les
Benzamerro purent profiter de la bienfaisance du successeur D. João III, entouré
par d’autres élites au pouvoir. L’ordre d’émission d’une autre charte de privilège par
D. João III n’est pas une coïncidence : le 8 mai 1524, il autorise le déplacement
d’Abraão Benzamerro en métropole67. Jusqu’à sa mort en 1537, le rabbin Abraão
Rute fut obligé d’accepter la honte que représentait l’existence dans sa commune
d’une famille puissante, exonérée de sa juridiction. Son fils Jacob Rute, nommé
« língua » (interprète) et greffier pour la langue arabe à Safi en 152368, aurait trouvé
cette situation tellement intenable qu’en 1536 il quitta cette place pour celle de
Fès69, la ville où il fut également conseiller du roi70. Quant à son frère Moisés Rute, il
partit pour Asilah peut-être la même année71. Pour les Benzamerro, la consécration
politique de son ascension se vérifia le 24 mai 1537, lorsque, après la mort du rabbin
Abraão Rute et l’écartement de ses enfants, D. João III nomma Abrão Benzamerro,
déjà chevalier72, grand rabbin des juifs de Safi73.
C’est ainsi que s’instaura, au nord de l’Afrique, une réalité qui est attestée au
Portugal jusqu’à l’expulsion générale des juifs : la rivalité entre les plus importantes
familles juives afin de profiter de la fonction de grand rabbin. Signalons toutefois
que dans le cas de Safi, « la lute extrême » nous révèle des situations de dépendance
67.« Carta para Abraão Benzamerro vir a estes reinos », Évora, 8.5.1524, pub. idem, Apêndice 7,
doc. 17.
68.« Carta de mercê do cargo de língua a Jacob Rute », Almeirim, 7.7.1523, pub. par Francisco
Marques de Sousa Viterbo, in Notícias de alguns arabistas e intérpretes de Lìnguas Africanas e Orientais,
Coimbra, Imprensa da Universidade, 1906, p. 69-70.
69.« Carta de Jacob Rute a seu irmão [Moisés] », Fez, juillet de 1536 selon Elaine Sanceau, in
Colecção de S. Lourenço, Lisbonne, Centro de Estudos Históricos Ultramarinos, vol. 1, 1973, p. 4951 ; et début août de la même année, selon SIHMP, vol. 3, 1948, p. 46-48.
70.Voir supra, 49.
71.Voir supra, 69.
72.« Carta para Abraão Benzamerro, morador em Safim, gozar dos privilégios dos cavaleiros »,
Coimbra, 21.8.1527, pub. par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portuguesa em
Marrocos, Apêndice 7, doc. 21.
73.« Carta de mercê do cargo de rabi-mor dos judeus de Safim a Abraão Benzamerro », Évora, 24.5.
1537, pub. idem, Apêndice 7, doc. 30.
97
mutuelle entre courtisans juifs et l’appareil d’État, propres à la situation particulière
d’une enclave et non pas d’un royaume74. L’existence d’une dynastie de courtisans
juifs occupant la fonction de grand rabbin d’Azemmour semble être une nouveauté
dans le cadre portugais75. Elle montre aussi ce haut degré de dépendance de l’État
portugais à l’égard d’une famille qui, dès la conquête, a apporté des preuves solides
de fidélité.
Ces microcosmes de dépendance personnelle se révèlent jusque dans l’attribution
de postes au-delà même de la ville de Safi, dessinant tout un réseau d’influence.
Abraão Benzamerro se fit ainsi représenter par des serviteurs fidèles dans les
différentes fonctions qui lui furent attribuées : Jacob Daroque fut son intendant à
Azemmour, douanier et garde-rivière et collecteur des loyers de la cathédrale de
cette ville, le logeur et le pourvoyeur des envoyés du sultan de Fès et du chérif de
Marrakech, et le fermier des douanes d’Azemmour et de Mazagan, exerçant dans
cette dernière ville le métier d’interprète au nom de son seigneur ; Judas Budarão
ou Abudarham eut pour fonction de payer les soldes à Santa Cruz do Cabo de Guer
et fut également fournisseur des biens nécessaires aux voyages des émissaires du
chérif ; enfin, David Cint négociait et signait des contrats en son nom dans la ville
de Fès. Au centre de cet important réseau familial et domestique, déplaçant l’argent
nécessaire au fonctionnement de l’appareil administratif et à la guerre des places en
vue de rentabiliser les relations économiques entre les royaumes du Portugal et du
Maroc, Abraão Benzamerro réussit à éclipser la famille rivale des Rute76.
Le cas d’Azemmour est encore plus impressionnant. Au lendemain de sa
nomination au poste de grand rabbin des juifs d’Azemmour, D. Manuel nommait
José Adibe correcteur de la factorerie de la ville, grâce à la confiance qu’il avait en
lui77. Et le 9 septembre 1514, son fils et futur grand rabbin, Yahya Adibe, fut confirmé
pour le rôle crucial d’interprète de la ville78. Le seul pouvoir de substitution que nous
ayons pu déceler fut celui de José Gordilha ou Cordelha que D. João III nomma
74.Voir Maria José P. Ferro Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, vol. 1, p. 113-114.
75 Voir Reuven Faingold, « Los judios en las cortes reales portuguesas ».
76.Voir José Alberto R. Silva Tavim, « Abraão Benzamerro, judeu de sinal », p. 125.
77.« Carta de nomeação de Jocefe Adibe, judeu, morador em Azamor, para corretor da casa da
feitoria da mesma cidade, Lisboa, 24.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Documentos
Inéditos para a História dos Portugueses em Azamor », p. 137.
78.« Carta de confirmação do cargo de língua de Azamor a Yahya Adibe », Évora, 8.9.1524, in
Francisco Marques de Sousa Viterbo, Notícias de alguns arabistas, p. 13-14.
98
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise notaire devant le rabbin des juifs d’Azemmour et des écritures qui se feraient entre
eux79.
Parallèlement à cette concentration de fonctions honorables et économiquement
rentables entre les personnes de la même « maison » nous observons une autre
nouveauté : l’importance de la position sociale du poste de « língua », cruciale
dans ces mondes de frontières. Le poste était mis au concours par l’affichage d’avis.
Mais les candidats qui généralement saisirent cette position étaient des juifs, par
le fait qu’ils savaient ou comprenaient une autre « langue hispanique » aussi bien
que l’arabe, qu’ils utilisaient dans leurs affaires. C’était également une position de
prestige car son titulaire devait mériter une grande confiance de la puissance royale.
Ce n’est pas une coïncidence que son exercice ait été attribué aux membres les
plus importants de la commune ou à leurs serviteurs. Nous avons vu que le rabbin
Abraão Rute fut l’interprète à Safi du capitaine Diogo d’Azambuja, et qu’en 1523
son fils Jacob Rute fut nommé « língua de árabe » de cette ville, comme expert
dans cette langue et « scribe d’écriture mauresque ». Ce n’est qu’après son départ
à Fès en 1536, que le poste fut transféré à José Levi. Le seul « língua » officiel à
Azemmour fut Yahya Adibe, confirmé dans les années 1520 et 1524, qui cumulera
plus tard le poste avec celui de grand rabbin. Le grand potentat Abraão Benzamerro
fut nommé « língua » de Mazagan en 1527, puis de Safi et d’Azemmour au moment
où ces postes furent libérés80.
Cette grande proximité entre les juifs des enclaves et le pouvoir royal est
également évidente dans le service militaire et dans l’appui aux travaux dans les
villes. Nous savons que la communauté résidant à Safi eut, entre 1508 et 1513,
un rôle important dans la tâche de la construction des murs et des maisons de la
factorerie, ainsi que dans l’ouverture des raccourcis vers celle-ci, des travaux qu’ils
aidèrent à subventionner81.
79.« Carta de mercê do cargo de tabelião do rabi dos judeus de Azamor a Jusepe Gordilha », Almeirim, 11.5.1523, in ANTT, Chancelaria de D. João III, liv. 3, fol. 36vº.
80.Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século
XVI, p. 374-381.
81.« Carta de quitação para Nuno Gato, contador de Safim », Lisboa, 23.3.1513, in A. Braamcamp
Freire, « Cartas de Quitação del Rei D. Manuel », Archivo Histórico Portuguez, Lisbonne, Tipografia
Calçada do Cabra, vol. 4, fasc. 1-2, 1906, p. 478.
99
Mais la communauté s’affirmait également devant les autorités royales en se
démarquant de ceux qu’ils appelaient « judeus mouriscos » ou autochtones –
« toshavim ». À Safi, les « judeus mouriscos » vivaient ensemble, ségrégués des
autres juifs, et réalisaient des affaires entre eux. Par exemple, le 21 décembre 1518,
Meyman Belleanes et sa femme Ariqua vendirent à José Bem Myara et à sa femme
Soltana, tous des « judeus mouriscos », quelques maisons de la Rua de Gonçalo
Dias, près d’un mur, lesquelles s’accotaient d’un côté à la maison de ce Portugais
et de l’autre à la maison de Cyxbealla Menagullo, « judeu mourisco »82. La même
chose arriva à Santa Cruz do Cabo de Guer : suivant une accusation de Gutierrez
Pacheco, dans l’inquisition des Canaries en 1530, vivaient 15 ou 20 « judeus
mouriscos », dont le rabbin s’appelait Juda. A contrario, les deux séfarades, le rabbin
Frayan, venant de Tolède et Aaron Benzamerro, neveu d’Abraão Benzamerro, sont
convenablement différenciés83.
On assiste donc dans les enclaves portugaises du nord de l’Afrique au même
phénomène qui s’était produit dans les grandes villes comme Fès : la séparation,
allant de la pratique religieuse, aux « sources considérées essentielles » de la loi
en passant par les lois alimentaires, entre les expulsés ou « megorashim» et les
autochtones ou « toshavim » (parmi lesquels il faut inclure des juifs de la Péninsule
établis au Maroc avant les expulsions générales de la fin du XVe siècle). À partir du
milieu du XVIe siècle, la superposition du groupe des « megorashim » devint claire
soit en raison de l’acceptation générale de l’œuvre de Joseph Caro au Maroc, soit par
l’acceptation du « Livre des Taqqanot des Exilés de Castille »84. Selon David Corcos,
les « judeus mouriscos » poursuivirent leur vie à l’écart de la coexistence avec les
groupes fermés de « megorashim » qui se formèrent à Marrakech et notamment à
82.« Carta de venda de habitações na cidade de Safim, cujos contratantes são alguns “judeus mouriscos” », Safim, 15.12.1518, pub. par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, Apêndice VII, doc. XI.
83.« Denúncia de Gutierrez Pacheco », Las Palmas de la Gran Canaria, 3.3.1530, in Lucien Wolf,
Jews in the Canary Islands. Being a Calendar of Jewish Cases extracted from the Records of the Canariote
Inquisition of the Marquess of Bute, Londres, The Jewish Historical Society of England, 1926, p. 8990.
84.Voir Haim Zafrani, Les Juifs du Maroc – Vie sociale, économique et religieuse. Études de Taqqanot
et Responsa, Paris, Paul Geuthner, 1972, p. 61-64 ; et Joseph Tolédano, Le temps du Mellah. Une histoire des Juifs du Maroc racontée à travers les annales de la communauté de Meknès, Jérusalem, Éditions
Ramtol, 1982, p. 22-23.
100
Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise Azemmour, à Safi et à Agadir85. Ainsi, une fois de plus, nous vérifions que la formation
de ces communautés dans les places portugaises renforça un nouveau tissu social
juif au Maroc, où l’on assiste à l’imposition, à quelques exceptions près, du modèle
séfarade, et donc à la division entre ceux-ci et les « judeus mouriscos» ou les
« toshavim ». Preuve de cette assertion est le fait que des membres importants de la
communauté juive de Safi et leurs descendants occupèrent le poste de dirigeants de
la communauté juive de Fès. C’est le cas des Rute, qui occupèrent successivement
la fonction de « naguid » ou chef de communauté à Fès depuis le déjà mentionné
Jacob, immigré de Safi86. Les Benzamerro occupèrent également un poste important
à Fès, tel que le rabbin Isaac et le « naguid » David, à la fin du XVIe, et au début du
XVIIe siècle87.
***
L’identité juive de ces communautés parvint à se maintenir dans « les poches
de domination portugaise » du nord de l’Afrique parce que leur importance
primordiale dans le maintien de ces enclaves fut reconnue : les prêts et l’usure
étaient des activités aussi vitales que l’affermage de la distribution des soldes à une
population en condition de carence économique constituée principalement de gens
de guerre et de fonctionnaires royaux. Mais aussi parce que la plus haute autorité
du Portugal reconnut les juifs comme des experts mondiaux dans la négociation
entre plusieurs entités politiques et religieuses souvent en conflit, qu’elle avait aussi
besoin d’eux en tant que diplomates (sans avoir une définition officielle), interprètes,
informateurs, intermédiaires de commerce et experts dans l’essentiel rachat des
captifs, étant donné l’état de guerre latente. Initiée dans la péninsule Ibérique, « la
fermeture » du dialogue entre les deux civilisations, au moment de l’essor de la
dynastie saadienne et du renforcement de la Contre-Réforme au Portugal, mit fin à
la « survie » des juifs dans le prolongement de l’ancienne séfarade. L’expulsion des
juifs des différentes places fut provoquée par la décision des autorités portugaises
85.David Corcos, Studies in the History of the Jews of Morocco, Jérusalem, Rubin Mass, 1976, p. 168,
note 26.
86.Voir Haim Zafrani, Les Juifs du Maroc, p. 132 et 142 ; Robert Ricard, « L’Affaire Rute », p. 108,
note 4 ; David Corcos, « Rote », p. 323-324 ; et José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão
Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, p. 172-174.
87.Voir David Corcos, « Benzamero », in Encyclopaedia Judaica, éd. Cecil Roth, Jérusalem, Keter
Publishing, vol. 4, 1971, p. 572 ; Abraham Laredo, Les Noms des juifs du Maroc : essai d`onomastique
judéo-marocaine, Madrid, CSIC, 1978, p. 552.
101
d’abandonner Azemmour, Safi, Asilah et al-Qsar Sghir en 1541 (Santa Cruz do
Cabo de Guer fut conquise cette même année par le chérif Mawlay Muhammad
Shaykh)88.
Nous observons donc que la présence de communautés juives dans les enclaves
portugaises du nord de l’Afrique n’étaient pas un simple « Phénix ressuscité ». Les
raisons qui conduisirent la monarchie portugaise à la reconnaissance de l’existence
de quartiers juifs à Safi et Azemmour, aussi bien qu’à l’essor de l’immigration de
juifs vers les communes nouvellement établies, résultèrent d’un intérêt conjoncturel
où ces juifs apparurent indispensables en tant que médiateurs civilisationnels. Mais
l’autorisation d’une existence légale, fondée sur la primauté de leur rôle de médiateurs,
se répercuta immédiatement dans le tissu social des nouveaux quartiers juifs : ces
nouveaux immigrants tentèrent de s’affirmer de prime abord contre la population
juive autochtone et de souligner leur rôle primordial en tant qu‘hommes-charnières
entre les deux mondes – celui d’où ils avaient émigré et celui qui les accueillait. Les
juifs d’Azemmour et de Safi étaient déjà des experts dans les contextes marocains,
et certains de leurs dirigeants utiliseront leurs connaissances pour transférer leur
prépondérance à des villes comme Fès. Le choix de l’appartenance n’est pas si
linéaire. La permanence de la précarité en des lieux sous tutelle portugaise tels
que Safi se répercuta immédiatement dans les choix civilisationnels de membres
de ces familles. Par exemple, aux côtés des membres éminents installés à Fès, tels
qu’Isaac et David, la famille Benzamerro eut un « juif de cour » baptisé chrétien
à l’Escorial en 1589 : Moisés Benzamerro, à savoir Pablo de Santa Maria89. Mais
ceux qui choisirent de rester au mellah, comme à Fès – c’est-à-dire la plupart d’entre
eux – connurent d’importants profits liés l’ascension sociale et communale due à la
poursuite des relations avec la Péninsule, à travers les places portugaises.
Plus qu’un Phénix ressuscité, le tissu social des juifs, ayant pris forme dans
l’ancienne chrysalide médiévale, devint un avatar correspondant à des temps et
lieux de remarquable différence.
88.Voir Otília Rodrigues Fontoura, Portugal em Marrocos na Época de D. João III, S. l., Centro de
Estudos de História do Atlântico, 1996 ; et également Bernard Rosenberger, Le Maroc au XVIe siècle.
Au seuil de la modernité, s.l., Fondation des Trois Cultures, 2008, chap. 3.
89.Voir Robert Ricard, « Baptême d’un Juif de Fès à l’Escorial (1589) », in Hespéris, vol. 44, 1-2,
1937, p. 136.
102
Judeo-Spanish in Morocco:
language, identity, separation or integration?
Vanessa Paloma
The hybrid identity of the Jews of Northern Morocco is exemplified in their
language “Haketía” and through multiple expressions of oral traditions. I have
participated in Jewish community life between 2005 and 2011 with the extant
community in Tangier, and they practice synagogue chants in Hebrew, liturgical
poetry in Hebrew and Spanish, readings from the prophets in Spanish on certain
holidays and the Passover seder in both Hebrew and Spanish. They put their children
to sleep in Spanish and express humor and certain emotions in Arabic. Many
previous researchers have been privy to this complex relationship that language has
in the identity and literature of this community amongst them Zarita Nahón (1929)
in Tangier and Arcadio de Larrea Palacín (1954) in Tetuan. These are among the
early compilators of Romances which recognized the importance of Judeo-Spanish
literature in Morocco and its individual importance in parallel to Hebrew liturgical
poetry.
Although the conscious identification of most members of the community
today is as Spanish Jews, a profound interconnectedness to Moroccan language
and culture is revealed in colloquial speech, idioms and intimate conversations.
The Jewish community in Northern Morocco today has been reduced to less than
one hundred, with close to seventy in Tangier and ten in Tetouan. The other cities
103
which formed part of this Judeo-Spanish Moroccan identity historically, such as
Chefchauen, Larache, Asila and Alcazarquivir have no Jews left. However, there are
others who were born and raised in Northern Morocco and moved to Casablanca
in the 1950s and 1960s, all the while maintaining Spanish language as their main
household language.1 Others left Morocco in various waves of emigration which
began with the Spanish invasion of Tetuan in 1860 and continues until our days.
The current Judeo-Spanish diaspora is concentrated mostly in Spain, Venezuela,
Gibraltar, Toronto, Buenos Aires and Rio de Janeiro (Garzón, 223). This paper
explores the remaining current community’s identity formation and their complex
dynamics of separation and integration to Moroccan culture and society.
Historical development
Starting as early as 1391, Jews began fleeing the Catholic fervor that was sweeping
through the Peninsula in what has been called the Gerush Sbilia, Expulsion from
Seville (Levy 143). There had been previous recent migrations across the Strait of
Gibraltar during the European middle ages for religious reasons. Those migrations
were prompted by the Muslim Almohad’s Orthodoxy in the twelfth century and their
intolerance of non-Muslims in their midst. Many families left Spain for Morocco,
the most famous case being that of Maimonides, whose family went to Fez. Their
house is claimed to this day as one which is next to the Medersa Bouanania in that
city. Fez was the preferred Jewish destination in the early migrations, because it had
an established rabbinic leadership, and was known as a center of study.
By the early sixteenth century, Tetuan, north of Fez close to the Meditterranean
coast and next to an active port, became a new center for Jewish migration, allowing
for an exclusively Sephardic leadership to establish itself. This new locality became
a nucleus with a specifically Spanish and Andalusian heritage in its architecture,
family lineages and music.
Fez had an ancient Jewish community, which came to be known as the Toshavim
(dwellers) that had been decimated in 1465 in a wave of persecution and conversion
in central Morocco (Deshen, 8). When the Megorashim (expulsed ones) arrived
in great numbers after 1492, the existing community was overwhelmed by the
newcomers. There were significant differences in Jewish practice and perceptions.
1. Private Interview A.B. from Alcazarquivir ( January 4, 2008) in Casablanca, Morocco.
104
Judeo-Spanish in Morocco
The liturgical rites were slightly different between the newly arriving Spanish Jews
and the local community. For instance, their shehitá (kosher slaughtering) and their
ketubot (marriage contracts) had significant differences.
In Fez, in the sixteenth century, a group known as the Hajamei Castilla became
dominant in decisions of rabbinical law, but at the level of language and culture, the
struggle was more protracted. Even though the Sephardic community of Fez had
become an Arabic-speaking community by the eighteenth century, having dropped
their Spanish language traces, it is striking to note that in the 1940s there was an
Ein Keloheinu prayer sung in the synagogue Slat al Fassiyin in Hebrew, Arabic and
Judeo-Spanish. In a private conversation2, Professor Joseph Chetrit mentioned
that as far south as Taroudant, his village of origin, there was one family who sang
this prayer with its Spanish addition on the holiday of Simhat Torá. They did not
understand the Spanish anymore, but it was in honor of their Spanish ancestors that
they kept this tradition alive. This served as a remnant and trace to the memory of
this community’s connection to Spain.
Haketía
I started my paper by mentioning the unique language of the community of
Northern Morocco: Haketía. The classic work on this topic, Dialecto judeo-hispanomarroquí o hakitia is by José Benoliel. He started publishing a series of successive
articles in the 1920s and it was published as a book as recently as 1977. Benoliel
explains the origins, grammatical structure and various usages of Haketía. He also
provides a list of proverbs, Romances as well as a incipient dictionary of Haketía.
Benoliel states that there are three causes that attribute the fact that this language
was created, conserved and evolved. I find his articulation of these different periods
of evolution of the language as a demonstration of the perception of identity
formation in his time.
According to Benoliel, the pre-expulsion necessity for a language exclusive to
the Jews, was a means of protection. It benefitted Jews to communicate in a manner
that neither Muslims nor Christians could understand completely. He continues to
say that in present times (85-90 years ago or so) Jewish Hispano-Moroccans were
feeling more comfortable, and less afraid, and it is this level of comfort which was
propitiating them to move into a more “pure and Castillian manner of translating
2. March 18, 2010, Essaouira, Morocco.
105
their thoughts.” (author’s translation p. 6) Secondly he brings up a matter of
geography: the distance of Haketía speakers from Spain, and Spanish. This created the
necessity of replacing words that were forgotten from Spanish with others which more
more easily accessible in Arabic or Hebrew. Lastly, he states the third reason as,
“emanating from the first two, and of the growing distance in time, space, education
and customs between expulsed Jews and Spaniards. This leads them to the natural
desire to have a proper language to understand each other and recognize each other,
and to not be confused with their Arabic-speaking co-religionists.” (Page 6, author’s
translation)
In sum, what José Benoliel is stating here, is the slow, organic historical process
of the formation of a new intertwined identity, the Judeo-Hispano-Moroccan. The
Jews who chose to live in an exclusively Spanish speaking Jewish community at the
time of the expulsion (Tetuan, and not Fez, for example), began to integrate and
assimilate aspects of their Moroccan cultural and lingüistic surroundings.
Double diaspora
As a minority living through a double diaspora ( Jewish and Spanish homelands)
there was a communal decision to be made. One possibility was to integrate fully
into Moroccan society, as was eventually done by Jews who settled in Marrakesh
and cities in the south. Another possibility was to live in a parallel community, as
was the choice in Fez, where Megorashim and Toshavim lived side by side, with
tensions, power struggles and both positive and negative influences between the
communities.
There was a third vector that came into play: this was establishing population
centers where the authoctonous Jewish community was not very strong, thus
allowing the newcomers to maintain a monopoly on the form of Judaism that
was practiced. They were able to try to transplant their Judaism without much
negotiation with the existent rabbinat and community. By keeping strong ties to
the Spanish language as a marker of Judaism, I believe that they established another
demarcating boundary between them and the Arabic speaking Jewish population.
Identity formation
Judaism has maintained its relevance and continuity throughout societies,
surviving through cataclysmic events, migrations, and mutiple layering of priorities
in people’s lives. This historical reality owes much to the manner in which Jewish
personal and communal identity is created, preserved and transformed.
106
Judeo-Spanish in Morocco
Amin Maalouf ’s On Identity (2000) succintly articulates the complex factors
forming and developing one’s identity:
What determines a person’s affiliation to a given group is essentially the influence
of others: The influence of those about him – relatives, fellow-country-men, coreligionists – who try to make him one of them; together with the influence of those on
the other side, who do their best to exclude him… He is not himself from the outset;
nor does he just “grow aware” of what he is; he becomes what he is… Deliberately or
otherwise, those around him mould him, shape him instil into him family beliefs,
rituals, attitudes and conventions, together of course with his native language and
also certain fears, aspirations, prejudices and grudges, not forgetting various feelings
of affiliation and non-affiliation, belonging and not belonging. (21-22)
For the Sephardic Jews in Fez, maintaining a relationship of double diaspora and
living with the division within the community of Megorashim and Toshavim became
a mute point at a certain time. The slow “becoming” of their identity formation as
Sephardic Moroccans dropped Spanish and adopted Arabic as their main language.
It is mostly through lingüistic identifications that the final separation was defined
as a community. Even though Fassi Jews kept many halachic rulings from Spain,
today they express themselves musically and culturally as what Jews from the North
pejoratively call “forasteros,” foreigners3. Many of the so-called “forasteros” may be
actually Spanish in origin, but their cultural identity became slowly identified as
Judeo-Arabic.4 In return, Moroccan Jews from the North, who kept Spanish as the
basis for Haketía are called “les espagnoles” or “rumi” (a word in Arabic denoting
European or Christian). Notice that each community names the other with an
exclusionary label.
It is this separation from the Jewish “other” that I am interested in exploring. How
and why did this come about? What consequences does it have on the perceived
Marocainité of the Jewish community from Northern Morocco?
The names each one of these Jewish communities had for the other, identifying
them as a Jewish member of a local culture that was different from their own, is
an example of what Shlomo Deshen’s The Mellah Society: Jewish Community Life in
Sherifian Morocco explains as
…there are parallels between Jewish and non-Jewish living in a given time and
place... Jews living in any given time and place exhibit a variant of Jewish society, but
3. Private Interview J.Bengualid in Tangier, Morocco, November 1, 2008.
4. Private Interview Marcel Botbol from Fez in Tangier October 12, 2007.
107
in their commonalty with contemporary non-Jews they also exhibit a variant of the
local society that is common to Jews and non-Jews. (6)
Thus, the Spanish Moroccan Jews, were “les espagnoles, or rumi” for the
Moroccan Arabic-speaking Jews, who claimed to be authentically Moroccan.5
The duality of belonging and not belonging as illustrated by Maaluf became
simplified one layer less for the Jews in the communities of Tetuan, Tangier and later
Arcila, Larache and Alcazarquivir. I am focusing on these five cities, because they
are the urban centers that maintained a sizable corpus of oral traditions in JudeoSpanish until our generation. It is through the imprints of the languages embedded
in speech and song that I seek to discern threads of multiple identities that found
ways of living side by side.
Here are a few examples that demonstrate the intermingling of Arabic, Spanish
and Hebrew words and concepts in Haketía.
1 . The traditional name for Rabbi Yitzhak Bengualid, the Tsaddik of Tetuán is
Baba Señor, Arabic for father, Spanish for Sir and referring to a Rabbi.
2 . In the Romance El Dio del cielo Abraham that talks about the tests that Abraham
was confronted with, we have a permeation of Haketía in line 19 “De ahí se a[l]
hadró un mekatreg” referring to the Angel of Death going to tell Sara of Isaac’s
near death at the hand of his father (Weich-Shahak, 2008, 59), As Weich-Shahak
stated, this addition includes information from the midrash, which is not found
in ancient and peninsular versions. It is with this added element from the midrash
that there is a word from Arabic (alhadró) and one from Hebrew (mekatreg).
3 . In the funny short cantar of “Al entrar a la judería” it finishes with the statement
haudéalas , as Julia B. explained to me recently6, it comes from the word awed,
do it again, repeat it.
4 . The famous song of Rahel Lastimoza, telling the story of a married woman who
is wooed by a rich young man and stays true to her husband is sung at Hilulot.
There is a refrain awed awed (again, again) which was said to be the “forasteros”
telling the Jews of the North that they liked the song and to repeat the melody
one more time.
5. Ibid.
6. Private Interview Julia Bengio, from Tangier in Paris, June 1, 2011.
108
Judeo-Spanish in Morocco
5 . Another exclamation is aiwa, which means something like “so?” It is found in
the chant/song Ay Esterica, aiwa, cerra el ferrojo, aiwa, sube a la cama, aiwa, pa’
que te coja, aiwa. etc
There are many other examples of words in haketía permeating into mostly
Spanish songs.
Proverbs
Proverbs refer more succintly to complex identities. The following examples
include simple words from Hebrew or Arabic, as well as specific cutural contexts
that would only be understood by an insider.
Yaakov Bentolila illustrates a word used in the cultural context of Jewish traveling
husbands, and women’s changed status (254)
1 . “Cuando la mogaiba pide carne se serro la carniceria.” Moghaiba comes from
the ‘arubi Darija: rhaiba/no está en casa/is not home) The moghaiba is a woman
who does not receive a monthly stipend from her husband because he travels to
make a living.
This proverb refers to a cultural reality many Jewish women lived with, which
was the absent husband. The men would leave for work, and many times the wife
would be left in a difficult financial situation, thus the implication that the butchers
close when they see her approaching.
2 . Mas vale rico cuando en’anese (Hebreo/ani/pobre), que pobre cuando
enriquese. Here the usage of poor is in Hebrew ‘ani, whereas the word for rich is
kept in Spanish and not transformed into a’shirese.
3 . Pasar del alef bet a la guemará – This proverb implies knowledge of Hebrew
and the context that it is impossible to pass from the alef bet (basic alphabet)
straight to the guemará (complex Talmud study), without having done the
middle stages.
4 . Patas que nunca miraron saraweles – the word for pants here is the arabic,
saraweles (sarwal)
5 . Te entre una mehná (illness) – This curse uses the word mehná for added
strength.
109
Conversation
In intimate conversations in contemporary Morocco, people express the layers
of their identities in a non-codified and free manner. This can take the form of words
in haketía
1. Fui en ‘ca de mi madre ayer (I went to my mother’s house yesterday)
2. Estoy guahsheada de ti (I miss you)
3. La dafina me quedó akkdeada (The shabbat stew is a little burned)
4 . El terrah pasó para llevar la hala al farrán (The oven-boy came by to take the
challah to the oven)
5. El mel’ok, se le caiga el mazzal (What a scoundrel, may his luck disappear)
The oral tradition of the Jewish community of Northern Morocco is a rich deposit
of the traces of these intertwined identities. This simultaneous intermingling of
three seemingly disparate identities, which are all present in one community, and at
times in one sentence, elucidate the nuanced dynamics at play in this community’s
identity.
Although identity politics have usually placed Arabic speaking Moroccan Jews
as “fully” Moroccan and Haketía speakers as Spanish Jews living in Morocco (albeit
for centuries on end), it is clear that the five centuries in Morocco have molded
this community’s identity, even though they have not completely abandoned
the previous diasporic experience. The “double diaspora” has just added another
level of richness and complexity to their cultural palette. They are Judeo-HispanoMoroccan.
110
Judeo-Spanish in Morocco
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112
Deuxième partie
Colonisation et distorsion
de l’espace
Migrations des populations juives et
musulmanes à l’intérieur de l’espace
maghrébin, xixe et xxe siècles
Jacques Taïeb
Cette contribution présente les mouvements migratoires intramaghrébins à
l’exclusion donc des échanges avec le dehors, essentiellement l’Europe et le ProcheOrient. Les migrations seront abordées de pays à pays : Maroc, Algérie, Tunisie,
Libye. Les mouvements, à l’intérieur de chacune des quatre entités, ne seront pas
analysés, car cela dépasserait, et de loin, le cadre limité que nous nous sommes fixé.
On l’aura sans doute subodoré à l’énoncé de notre titre, la période étudiée
représente pour l’essentiel les temps coloniaux même si l’Algérie est, en la matière, un
cas particulier, ne serait ce que par la précocité du fait colonial. Par souci comparatif
enfin, nous tenterons, dans la limite d’une documentation lacunaire, de mettre en
parallèle ces migrations et celles des populations musulmanes à la même période.
Trois axes majeurs articuleront notre analyse. Les deux premiers axes
(résolument chronologiques) aborderont les migrations juives aux XIXe et XXe
siècles et révéleront de sensibles divergences quant à l’origine géographique des flux
migratoires et à leurs destinations. Le troisième axe enfin s’attachera, de manière
factuelle, à identifier les mouvements des populations musulmanes, aux mêmes
époques, et à analyser dissemblances et analogies entre les deux populations.
115
Le XIXe siècle : l’Algérie au centre du dispositif et foyer d’immigration
Le récit des migrations débute en 1805. Cette année-là, à Alger, le massacre
antijuif, perpétré par les janissaires turcs en juillet 1805, et sur les origines duquel
il serait ici trop long de s’étendre1, pousse au départ 200 personnes vers Livourne,
100 vers Tunis, et d’autres vers Tripoli de Barbarie. Dans les années qui suivent, les
départs se poursuivent vers les mêmes directions mais également vers la Terre sainte,
vidant partiellement la communauté juive d’un certain nombre de ses membres et
la privant de talents et de compétences.
Le déclin de la communauté d’Alger, au plan économique, surtout suite à la
croisière de l’amiral Exmouth qui mit fin à la course, catalysa aussi l’exode. En 1830,
le dénombrement effectué par les autorités françaises donna 6 025 juifs. Sans doute,
vu l’état embryonnaire de l’enquête, était-il inférieur à la réalité. En tout état de
cause, il y avait vraisemblablement moins de monde en 1830 qu’en 1805. Mais à
quel total s’arrêter à cette dernière date, 7 000 individus, peut-être plus ?
Changement de décor dès les premières années de présence française dans
l’ancienne régence d’Alger, qu’on commençait à appeler Algérie dans les années
1830. De répulsive, au moins pour Alger, la contrée commence à attirer des migrants
juifs venus du Maroc et de Tunisie. C’est ainsi que les patronymes Bellaïche, Borgel,
Douieb, Taïeb, Zeïtoun étaient perçus comme d’ascendance tunisienne et d’autres
comme Abécassis, Abouhassira, Bitton, Fhima se référaient à une origine marocaine.
Le recensement de 1872, quelque deux ans après la promulgation du décret
Crémieux – le mal nommé, puisqu’il s’agissait d’un acte législatif – permit de
comptabiliser 34 574 juifs indigènes auxquels il faudrait ajouter 5 238 étrangers,
Tunisiens et Marocains dans leur quasi-totalité2, qu’aucune étude sur l’Algérie et les
juifs d’Algérie ne paraît avoir retenus. Cela donnerait pour ces étrangers, le nombre
de 5 200 sur les 39 800 juifs du pays, une proportion d’environ 13 %. Encore ce
pourcentage serait-il sensiblement inférieur à la réalité, si l’on tenait compte des
enfants de ces étrangers nés en Algérie. La définition du juif indigène, mise en
place en 1871, après la promulgation du décret, les englobait en effet au sein des
autochtones, puisque nés in situ.
1. Cf. Isaac Bloch, Inscriptions tumulaires des anciens cimetières israélites d’Alger, Paris, Cercle de
généalogie juive, 2008, 2e édition, Paris, Librairie Armand Durlacher, 1888, p. 93-105.
2. Cf. Statistique générale de l’Algérie, année 1872.
116
Migrations des populations juives et musulmanes
Quelque trente ans plus tard les données de l’état civil en Algérie fournissent
quelques clés sur l’ampleur du mouvement migratoire en direction de la colonie. En
19023, sur 1 176 décès officiellement déclarés, 153 étaient des étrangers (13 %), sans
compter les étrangers devenus français de quelque façon que ce soit : naturalisation,
mariages, bénéficiaires du principe du jus soli du 26 juin 1889 qui faisait d’eux, sauf
refus de leur part à leur majorité, des citoyens français.
L’examen des naissances de l’année 19044 conduit à des conclusions très voisines.
On dénombrait, cette année-là, nés de mères juives 1 867 enfants dont les mères
étaient françaises par le décret Crémieux, 21 Françaises de souche par leurs pères, 51
par le Senatus Consulte du 14 juillet 1865 (elles-mêmes ou leur père) – qui donnait
aux juifs et aux musulmans la possibilité de devenir français en abandonnant leur
statut personnel. On dénombrait, par ailleurs, 213 enfants dont les mères étaient
étrangères. Enfin, 184 avaient bénéficié de la loi du 26 juin 1889, complétée par
celle du 22 juillet 1893, qui rendait automatiquement français les enfants nés en
France (et en Algérie) de parents étrangers, sauf refus à leur majorité5. Ainsi, sur les
2 336 naissances de 1904, les nouveaux-nés étrangers ou d’origine étrangère étaient
au nombre de 397, soit 17 % du total. Il faut donc relativiser l’impact du décret
Crémieux quant à l’obtention de la citoyenneté française, et ce par l’existence d’un
courant migratoire, puissant et continu, par nature extérieur au dit décret, et qui
privilégiait donc l’accès à la citoyenneté française par d’autres voies.
Comment enfin, pour l’essentiel, expliquer les raisons de cette immigration ?
L’explication traditionnelle, qui veut qu’elle fut corrélée à la recherche d’un statut
d’égalité politique avec les non-juifs, plus ou moins réalisée dans la colonie, et
débouchant même, après le décret Crémieux, à une situation particulière par rapport
aux autochtones musulmans, demeure largement valable. Elle doit cependant être
3. Ibid., année 1902.
4. Ibid., année 1904.
5. Une première anomalie de ce recensement des naissances de 1904 s’observe dans le fait que sur
ces 184 naturalisées, 144 étaient majeures en 1904, c’est-à-dire nées antérieurement à 1889. Celle-ci
s’explique par le fait que le jus soli de 1889 prévoyait que les enfants mineurs à cette date pourraient
acquérir la citoyenneté française à leur majorité. Autre anomalie, ce jus soli s’appliquait en principe
aux Européens (Espagnols, Italiens, Maltais, etc.) et nullement aux indigènes musulmans ou juifs
venus des pays voisins. Mais dans les faits, les juifs furent concernés au point que les annuaires statistiques les mentionnèrent le plus officiellement du monde. Cette attitude, à notre sens, pourrait
s’expliquer par le désir d’accroître le nombre des Français par rapport aux autres Européens, les Espagnols en particulier, et ce, en dépit d’un antisémitisme diffus dans les services de l’administration.
117
vraisemblablement amendée par des paramètres économiques, la mise en valeur
agressive (mais prometteuse) de la colonie fournissant des opportunités nouvelles.
L’Algérie, toujours au centre, devient répulsive
La crise antisémite de 1897-1898, poussant la population européenne à des
violences6 contre les communautés juives et appelant à l’abolition du décret
Crémieux, entraîne autour du début des années 1900 une vague de départs vers la
Tunisie, devenue protectorat français depuis 18817.
La deuxième vague d’émigration d’Algérie, plus précisément celle qui concerne le
département de Constantine et qui émerge dans le second versant des années 1930,
se dirige toujours vers la Tunisie. Là, en revanche, les chiffres directs concernant
les flux migratoires n’existent pas. Mais, à partir du recensement de 1941, dans
le cadre du statut des juifs du gouvernement de Vichy, et des travaux de Maurice
Eisenbeth8 sur le recensement de 1931, quelques données chiffrées peuvent être
avancées. En 1931, on recensait 13 110 juifs à Constantine, 3 888 à Sétif, 676 à
Bougie, 926 à Batna ; et en 1941, respectivement 12 961, 2 038, 626, 1 063. Il y
avait donc stagnation, voire tassement de la population juive du département de
Constantine, et la vox populi savait que les émigrants s’étaient très majoritairement
dirigés vers la Tunisie9.
Le pogrom d’août 1934 de Constantine fut à l’origine de ce flux cette même année
et au cours des années suivantes. Il révélait, par la même occasion, la détérioration
des relations entre musulmans et juifs, suite aux événements en Palestine mandataire
et à la propagande nazie (mais aussi à l’action très virulente du parti antisémite à
Constantine).
En matière anthroponymique, ces vagues venues d’Algérie vers 1900 et dans la
seconde moitié des années 1930 ont laissé des souvenirs précis. C’est ainsi que de
6. Ce déferlement de violences permit aux juifs d’expérimenter, avec une certaine efficacité, les mécanismes d’autodéfense (bagarres, bâtons, couteaux, etc.).
7. Ici, les sources écrites manquent, malheureusement. Mais, des traditions orales de source communautaire parlent de 700 familles établies en Tunisie. Et des sources proches de la résidence générale de France en Tunisie ramenaient le chiffre à 400. Peut-être la vérité se situe-t-elle à mi chemin ?
8. Maurice Eisenbeth, Les juifs de l’Afrique du Nord. Démographie et onomastique, Paris, Cercle de
généalogie juive – La Lettre Sépharade [Alger, 1936], p. 14.
9. Sur ce thème voir Jacques Taïeb et Claude Tapia, « Portrait d’une communauté », Les Nouveaux
Cahiers, n° 29, été 1972, p. 49-62.
118
Migrations des populations juives et musulmanes
nombreux patronymes sont, à juste raison, considérés comme « Algériens » comme
Abib, Aboujdid, Arki, Atlan, Bedoch, Benillouche, Chetboun, Chochana, Guedj,
Hadjadj, Hanon, Hassoun, Karsenty, Laloum, Mimouni, Narboni, Sayag, Swech…
Une autre indication est fournie par le nombre des juifs de nationalité française
tels qu’ils étaient signalés dans le recensement de 1941 ordonné par les autorités
de Vichy. On dénombrait, au milieu de cette année, en Tunisie, 68 268 Tunisiens
israélites selon la terminologie officielle, 3 208 israélites italiens, 668 Britanniques,
1 030 autres étrangers et 16 496 Français10. Or, de 1881 à 1939, on avait enregistré
7 056 naturalisations d’israélites tunisiens. D’autres Tunisiens étaient devenus
français par mariage. On comptait aussi des naturalisations chez les Italiens et
les autres étrangers. Certains Français descendaient de gens déjà immatriculés
au consulat de France à Tunis avant l’instauration du protectorat français sur la
Tunisie en 1881 (une grosse centaine de personnes ?). Il faut tenir compte aussi
de l’accroissement naturel de cette population de naturalisés. Mais entre les 16 496
Français et toutes les autres catégories, la marge était sensible et ne pouvait provenir
que de gens venus d’Algérie de la fin du XIXe siècle (de 1897 à 1939) et de leurs
descendants.
Pour importants qu’ils soient cependant, ces mouvements migratoires
n’épuisent pas notre thème. Rappelons, dans les années 1930, l’émigration depuis
la Tunisie vers le Maroc de plusieurs dizaines de personnes ; hommes d’affaires et
« capacités » comme on disait au XIXe siècle, tels que Félix Guedj, bâtonnier de
l’ordre des avocats à Casablanca, et son fils Max, Compagnon de la Libération, mort
au champ d’honneur, Raphaël Léyy, Ryvel de son nom de plume, directeur d’une
grande école de l’Alliance israélite à Casablanca, qui finit par retourner en Tunisie en
1943, et d’autres encore appartenant aux familles Nataf et Senouf.
Mais c’est surtout entre la Tunisie et la Libye que se situent, sur le long terme, les
échanges de population les plus signifiants. Depuis des générations, pour les gens du
Sud tunisien et de Tripolitaine (l’est de la Libye), musulmans ou juifs, l’herbe était
plus grasse dans la Tunisie du nord, le pays de Friguia, car, comme le disait un dicton
arabe populaire, hunâ sh. âba wâh. da, Fî Friguia seb‘a sh. âbât, « Ici il n’est qu’un nuage,
au pays de Friguia il en est sept » ; d’où un mouvement migratoire méridien Sud10.Cf. Jacques Taïeb, « Évolution et comportement démographique des Juifs de Tunisie sous le
Protectorat français (1881-1956) », Population (Institut national d’études démographiques), n° 4-5,
1982, p. 952-958.
119
Nord. Toutefois, après la Grande Guerre et la mise en valeur intensive de la Libye
par l’Italie, un mouvement inverse paraît bien s’être mis en place. Mouvement révélé
par l’expulsion (par le gouvernement de Rome) de 1 600 juifs, en 1942, citoyens
et surtout protégés français (Tunisiens), lesquels se retrouvent en Algérie et plus
encore en Tunisie. À eux se joignirent 400 Libyens fuyant les combats entre les forces
de l’Axe et les Britanniques et se dirigeant dans les mêmes directions. Mais dans leur
quasi-totalité ces émigrants retourneront en Libye en 1943 après la libération du
pays par la 8e armée britannique11.
Le mouvement Sud-Nord reprit sur une grande échelle, entre la fin de l’année
1945 et le début de l’année 1946, suite aux pogroms (130 morts) du 4 au 7 novembre
1945 qui ensanglantèrent les communautés juives du pays ; pogroms probablement
déjà liés aux événements de Palestine. À la suite également des heurts sanglants qui
opposèrent musulmans et juifs les 12 et 13 juin 1948 et qui firent, des deux côtés, de
nombreux morts12, les départs se multiplièrent à une grande échelle. Le recensement
du 1er novembre 1946 en Tunisie comptabilise près de 1 000 juifs non tunisiens, de
statut mosaïque et Libyens dans leur écrasante majorité13 ; chiffre sans doute inférieur
à la réalité car il s’agissait d’une population récemment arrivée, déracinée et de surcroît
non francophone, échappant donc en grande partie aux agents recenseurs.
Les mouvements migratoires des musulmans : analogies et dissemblances
Au XIXe siècle, l’Algérie toujours en position centrale
Après la prise d’Alger, les autorités françaises organisèrent un dénombrement de
la population. Elles comptabilisèrent dans la ville un peu plus de 16 000 habitants,
un nombre vraisemblable, sans doute un peu minoré. Dès la prise de la cité, les
4 000 janissaires turcs s’embarquèrent pour le Levant, bientôt suivis, pour certains,
11.Cette expulsion massive montrait bien que les protégés français étaient devenus fort nombreux
après 1918. Sur ce thème, voir Yaacov Haggege-Lilouf, Tôldôt Yehûdè Luv (en hébreu), traduction
française, Histoire des Juifs de Libye, Bat Yam, Centro di studi sull’ebraismo libico, organizzazione mondiale Ebrei de Libia, 2000, p. 84-85. L’historien Habib Kazdaghli, de l’université de la Manouba de
Tunis, nous a signalé qu’on recensait, en 1942, 2 600 passages de juifs de Libye vers la Tunisie, soit,
au-delà des chiffres fournis par l’ouvrage ci-dessus, au moins pour les immigrés non protégés français.
12.Cf. Renzo de Felice, Ebrei in un paese arabo. Gli Ebrei nella Libia contemporanea tra colonialismo,
nazionalismo arabo e sionismo 1835-1970, Bologne, Societa editrice Il Mulino, 1978, p. 285-357.
13.Cf. Annuaire statistique de la Tunisie, année 1947.
120
Migrations des populations juives et musulmanes
de leurs familles et par de nombreux Maures (les citadins et villageois musulmans
dans la terminologie de l’époque). Mais tous les Maures ne quittèrent pas la régence
d’Alger. Ils se contentèrent d’abandonner la ville dont la partie basse, livrée aux pics
des démolisseurs, fut bientôt, dans les années qui ont suivi la conquête, surmontée
d’immeubles à étages, violant l’intimité des demeures plus basses, atteinte à
l’honneur familial et cause de nombreux départs. Toujours dans ces années 1830,
les janissaires et leurs familles partirent d’Oran, de Tlemcen, et de Constantine, très
majoritairement en direction du Levant, soit 6 000 personnes et leurs familles.
Au-delà de ces premiers temps de la conquête, les mouvements migratoires se
poursuivirent pendant et après la révolte d’Abd el Kader (1835-1847), surtout vers
le Maroc ; mouvement essentiellement issu des tribus de l’Ouest algérien mais aussi
des citadins de Tlemcen, Mascara, Mostaganem et Alger. Vers la Tunisie se sont
déployées des fractions de tribus du Constantinois et de citadins ; comme ceux de
Bône vers Bizerte, après la prise de la ville par les Français, au début des années 1830.
Le mouvement grossit probablement après la révolte de l’Est algérien de 1870-1871
lourdement réprimée et suivie de confiscations des terres de parcours des tribus et
des impositions de lourdes amendes.
Après 1870-1875, les départs continuèrent et l’incessante émigration fut
certainement, avant 1870, une des causes du recul démographique de la population
musulmane14 : des quelque 3 millions d’individus estimés en 1830, la population
se réduit, en 1872, à 2,1 millions. Cette baisse est une conséquence des opérations
militaires, des disettes et surtout des épidémies meurtrières de choléra du début des
années 1830, de 1850-1851 et de 1867.
Après 1870, les départs se poursuivirent ; départs essentiellement politiques, liés
au refus de l’ordre colonial ; refus présent bien sûr avant cette date, mais non catalysé
par des événements particuliers comme les confiscations de terres, les amendes, la
crainte de la répression après l’échec des révoltes… Il y eut cependant quelques pics
migratoires comme ceux qui ont suivi la rébellion des awlâd sîdî chaykh au début
des années 1880, et les mouvements d’émigration de Sétif (1909-1910) et ceux de
Tlemcen (plus denses de 1910 à 1911). Il est à noter que le glissement des tribus
vers la Tunisie et le Maroc s’effectuait à l’évidence dans un cadre maghrébin alors
14.L’essentiel de nos informations sur ces mouvements issus de l’Algérie est tiré de l’ouvrage de
Kamel Kateb, Européens « indigènes » et Juifs en Algérie (1830-1962), Paris, INED, PUF, Cahiers de
l’INED n° 145, 2001, p. 49-66, p. 153-173.
121
que les citadins partaient aussi vers le Proche-Orient et surtout vers la Syrie où
s’était établi l’émir Abd el Kader après son exil en France.
L’instauration du protectorat français en Tunisie, en 1881, ne mit pas fin à
l’émigration algérienne. Bien que très diminuée, elle se poursuivit cependant jusque
vers 1900. Peut-être, à tort ou à raison, les émigrés imaginaient-ils un ordre colonial
plus léger dans la régence de Tunis. Après la Grande Guerre, les mouvements
intramaghrébins se limitèrent à des départs individuels peu politisés, quelque peu
browniens, tandis que commençait, à une vaste échelle, l’émigration de travail
vers la France. Il semble bien, en définitive, que l’extension du domaine colonial
français à tout le Maghreb, à la Syrie, au Liban ait rendu sans objet l’exode politique.
Dorénavant, la contestation anticoloniale se fera sur place.
Il est très difficile de préciser, durant les années 1830-1918, le nombre d’émigrants
qui se sont déplacés de l’Algérie vers le reste du Maghreb. Nous savons simplement
que le consulat de France à Tunis recensait en 1876, 16 600 Algériens musulmans
en Tunisie. Encore ce total était-il, sans doute, inférieur à la réalité.
Face à cet exode continu et démographiquement signifiant – 150 000 départs
sans retour, de 1830 à 1913, en tenant compte de ceux qui se sont dirigés vers le
Levant, davantage, un peu moins ? –, l’administration coloniale, assez bien renseignée
sur ses causes, fort mal sur l’importance des flux, avait, quant à elle, une attitude
contradictoire. Fort logiquement elle avait tendance à s’en réjouir car s’exilaient les
plus hostiles à l’autorité française et leur départ libérait des terres pour la colonisation.
Mais dans le même temps l’image de marque de la France se détériorait ; les rentrées
fiscales se dérobaient et le dépeuplement rural, peu accusé, il est vrai, après 1870,
laissait aux brigands et aux groupes armés hostiles la possibilité d’occuper l’espace
et de s’installer aux frontières.
En dehors de l’Algérie, foyer (d’émigration ?) répulsif par excellence, au XIXe
siècle, d’autres mouvements peu politiques existaient dont celui très lent mais
continu des Tripolitains vers la Tunisie pour des raisons économiques surtout, mais
sans doute aussi, après l’installation des Italiens dans leur pays, pour fuir la répression
fasciste. Le recensement tunisien de 1936 comptabilisait 24 000 musulmans libyens,
41 000 musulmans algériens, et celui de 1946 décomptait 87 454 musulmans non
Tunisiens dont une forte proportion d’Algériens et de Libyens15. Il existe enfin,
15.Annuaire statistique de la Tunisie, 1936 et 1947.
122
Migrations des populations juives et musulmanes
pour l’immigration en Tunisie, une composante marocaine peu fournie (à peine
4 500 sujets chérifiens au recensement de 1936) mais fort originale, très antérieure
à l’instauration du protectorat français en Tunisie et limitée aux villes et surtout à
Tunis. Constituée de pèlerins de retour de La Mecque, originaires du Souss et de
l’Anti-Atlas, établis comme gardiens, au point qu’à Tunis le mot h. âjj, pèlerin, devint
synonyme de ‘assâs, gardien ; une population perçue comme honnête, sérieuse et
folklorique car parlant une langue que l’homme de la rue appelait chelh. a et que nul
ne comprenait. La plupart, après avoir amassé un petit pécule, prenait la route de
l’Ouest.
es migrations pour tous suractivées mais des motivations différentes
D
selon l’appartenance confessionnelle ou ethnique
Les mouvements migratoires des deux populations présentaient quelques
analogies. Au XIXe siècle, l’Algérie est au centre d’un mouvement migratoire, qui voyait
les juifs s’y installer et les musulmans la quitter. Les temps coloniaux représentent
aussi, et là encore pour ces deux populations, une période de suractivation des flux
migratoires par rapport à la période antérieure. Les causes de ces migrations sont
essentiellement politiques mais les raisons économiques existent. Dans le sens
méridien, Sud-Nord ou Libye-Tunisie, juifs et musulmans, et depuis des lustres,
furent animés par la même fascination à l’égard de la Tunisie septentrionale, de
ses montagnes giboyeuses, de ses vergers plantureux, de « Tunis la verte », non
seulement par sa ceinture de jardins, mais par la joyeuseté de son accueil, « vert »
signifiant, dans l’arabe vernaculaire de la cité, laxisme des mœurs, vie nocturne, etc.
Un proverbe tunisien n’affirmait-il pas : Qandîl sîdî Mah. rez (le patron de la ville) ma
yed. wî ella ‘ala elbarânî : « le lumignon de sidi Mahrez ne luit que pour l’étranger. »
Mais ces ressemblances à l’évidence coexistent avec des dissemblances accusées.
Si l’Algérie du XIXe siècle demeure au centre des mouvements migratoires, elle est
répulsive en ce qui concerne les musulmans qui fuient la colonisation et attractive
pour les juifs à la fois par le prestige de la grande nation et son message universel
idéel de 1789-1791 et pour des raisons socio-économiques plus concrètes et
liées au dynamisme du marché de travail. L’émigration des juifs d’Algérie vers la
Tunisie (autour de 1900 et après 1934) est un phénomène spécifique, corrélé,
dans le premier cas, à l’antisémitisme colonial et dans le second à des phénomènes,
pour partie, extérieurs au Maghreb, à savoir la détérioration des rapports judéomusulmans (alimentée également largement par l’antisémitisme colonial !). Les
123
départs massifs des juifs de Libye vers la Tunisie après 1945 relevaient également
de la même logique. L’absence du moindre flux migratoire sérieux, constatée auprès
des juifs, entre le Maroc et la Tunisie, est encore un phénomène assez singulier ;
beaucoup moins net auprès des musulmans comme si l’éloignement géographique
jouait très fortement. Pourtant, aux temps précoloniaux, les lettrés juifs marocains,
souvent d’origine espagnole, et au-delà du groupe des lettrés, s’installaient à l’est du
Maghreb à leur retour de Terre sainte, comme le rabbin Simon Labi à Tripoli (XVIe
siècle), le rabbin Tsemah Sarfati à Tunis (fin du XVIIe siècle) ou encore le rabbin
Messaoud Elfassi, toujours à Tunis (second versant du XVIIIe siècle). Un certain
nombre de ces émigrés en Libye et en Tunisie héritaient du patronyme de h. ajjâj
(pèlerin), orthographié par les administrations coloniales, Haggege en Tunisie et en
Libye, Hadjadj en Algérie, patronyme semble-t-il inconnu au Maroc, et cela pour les
raisons déjà évoquées.
À l’issue de ce récit, on peut, de façon lapidaire, retenir le rôle clé de l’Algérie
au XIXe siècle, encore que de manière antithétique, pour les juifs et les musulmans,
pôle d’attraction pour les premiers, foyer de répulsion pour les seconds. Au siècle
suivant, en revanche, la dégradation des rapports entre juifs et non-juifs poussent
ces derniers au départ, tandis que l’émigration musulmane change de caractère en
se dirigeant prioritairement vers la France.
Ce rôle central de l’Algérie n’est, au fond, pas surprenant. La nature juridique de
cet espace, une colonie de peuplement, en fait, par essence, un lieu de confrontation
poussant à l’exode vaincus, mécontents et victimes.
La mobilité géographique est pour l’ensemble du Maghreb un fait marquant ;
fait massif et relativement nouveau par rapport à la période précoloniale, corrélé
donc, pour l’essentiel, aux bouleversements politico-économiques apportés par la
modernité coloniale. Ces phénomènes toutefois sont moins évidents pour l’axe
Libye-Tunisie, antérieur à la colonisation marqué par l’attrait des cieux embués du
Septentrion et les lumières de la ville de Tunis.
124
Identity and nation: Jewish
migrations and inter-community
relations in the colonial Maghreb
Daniel Schroeter
Before the nineteenth century, the Jews of the Maghreb were part of a transregional network of loosely connected Jewish communities, common historical
experiences, shared cultures and languages. Communication, travel, and migration
formed connections between Jewish communities that transcended the existing
political divisions of empires, kingdoms, and states of the Western Mediterranean
world.
After the expulsion from Spain in 1492 and in the centuries that followed, a
more distinctive Maghrebi identity emerged, yet one that eventually developed a
collective identity with the Iberian past. While many Jews in the Maghreb came to
identify with the larger world of Sephardi Jews, they remained a distinctive subgroup
of the larger entity, most highlighted when migrating to the Eastern Mediterranean
and to different parts of the Atlantic world.1
1. Daniel J. Schroeter, «The Shifiting Boundaries of Moroccan Jewish Identities,» Jewish Social
Studies, 15, 1 (2008): 145-164.
125
While Jews of the Maghreb were often fiercely loyal to their place or town of
origin, a label that was carried when travelling to or settling in new places, a larger
identity, rooted in the Arabo-Hispanic world of the Western Mediterranean-the consequence of the relative mobility of traders, pilgrims, and travelers--also
developed. Jews from the Maghreb who settled among the Sephardim of Western
Europe, regardless of their town of origin, were labeled Berberiscos, an ascriptive
identity used by the Sephardi establishment--the Spanish and Portuguese “Nation”-to distinguish itself from those coreligionists who came from the “Barbary.” While
it is doubtful that Jews from Tunis, Fez or other parts of the Maghreb arriving in
London or Amsterdam, would usually have described themselves as “Berberiscos,”
they also recognized themselves as part of a larger, yet distinctive group, with
cultural and religious customs that they held in common and which were different
from other subgroups of Sephardi and Mediterranean Jews. Jews who migrated from
the Maghreb to Palestine and to elsewhere in the Eastern Mediterranean, since the
sixteenth century were identified as “Westerners” or Maghrebi Jews.2
Let us jump to the post-colonial period. These trans-regional Jewish identities
have been replaced by national labels, ironically most sharply accented outside places
of origin: Moroccans, Tunisians, Libyans in Israel, Algerians in France, etc. These
labels also imply a sense of hierarchy or even rivalry, with each country of origin
establishing the perimeters by which each of these supposedly stable identities are
defined. These identities with countries of origin were a product of the modern,
especially colonial history of the Maghreb in which the nation state had become the
sine qua non of modernity for the Jews in North Africa.
Much of the literature on the Jews of the Maghreb imagines a singular Jewish
community associated to the countries in which Jews lived in the twentieth century
and that looks back to antiquity. Thus, the popular work of Haim Zafrani, is entitled
in one edition Mille ans de vie juive au Maroc, and in a later edition, Deux mille ans.3
Zafrani writes: “Le judaïsme d’Occident musulman plonge ses racines dans un passé
lointain. Historiquement, les juifs sont le premier peuple non berbère qui vint au
2. Ibid., 157. On sub-ethnic categories of Jews in the Eastern Mediterranean, see Matthias B. Lehmann, « Rethinking Sephardi Identity: Jews and Other Jews in Ottoman Palestine,» Jewish Social
Studies, 15, 1 (2008): 81-109.
3. The mille ans edition was published by G.-P. Maisonneuve et Larose in 1983; the deux mille ans
edition dates from 1998, also published in Casablanca by Eddif.
126
Identity and nation
Maghreb et qui ait continué à y vivre jusqu’à nos jours.”4 In fact, besides Zafrani’s
introductory remarks that situated the Jews in the ancient, pre-Islamic Maghrebi past,
the book itself is really focused on the post-sixteenth century period (post-expulsion)
in Morocco, and represents a synthesis of his various studies that concentrate on this
later period. Zafrani’s work in general reveals his great erudition and knowledge of
the literature and culture of the Moroccan-Jewish past; at the same time, it can be
regarded as a kind of nationalist reading, viewing Morocco as the true and only heir to
the Jewish Andalusian «Golden Age,» living in a symbiotic relationship with Muslims
(in this sense also connecting to the Muslim Andalusian past), while at the same time,
imagining a community and collective identity that is rooted in the ancient past.
Richard Ayoun and Bernard Cohen, in their Les Juifs d’Algérie : deux mille ans
d’histoire, are far more linear in their approach, writing a chronological narrative from
ancient times to the present, even inventing at times the antiquity of Jews for certain
communities when no or even contrary evidence exists. In contrast to Zafrani, who
maintained and even strengthened his ties to Morocco after his immigration to
France--and thus his emphasis on Judeo-Muslim harmony--for Ayoun and Cohen,
it is the reassertion of a vulnerable Algerian-Jewish identity in France that motivates
their writing, and I would say, shapes their analysis of Algeria. “Les fils des exilés de
1962, grandis dans le silence souvent amer, renouaient... avec leur propre passé.”5
Rather than seeking the cultural commonalities between Muslims and Jews, Ayoun
and Cohen emphasize that in uncovering an Algerian Jewish identity, they are
reflecting the universal condition of all Jews. “Sans cultiver les particularismes, la
recherche de notre identité participe d’une réflexion commune à tous les juifs, et
dont les implications vont bien au-delà des limites communautaires.”6 Practically
no attention is paid to the cultural exchange between Muslims and Jews, at least
not explicitly, but rather, the incidents of persecution drive the narrative. And yet,
even here there is an ambivalence, because to maintain some sense of a distinctive
diasporic identity in France, the Algerian experience cannot be entirely dismissed
as an unending saga of vicissitudes, nor can the assimilationist and colonialist
discourse--the benefits of western civilization--be accepted either in its entirety if
some sort of Algerian-Jewish identity is to be maintained.
4. Mille ans, 11.
5. Richard Ayoun and Bernard Cohen, Les Juifs d’Algérie : 2000 ans d’histoire (Paris: Jean-Claude
Lattès, 1982), 223.
6. Ibid., 8.
127
A third example for Tunisia is Paul Sebag’s Histoire des Juifs de Tunisie : des
origines à nos jours. Sebag follows a similar linear narrative to Ayoun and Cohen,
with each chapter devoted to a different chronological period. Sebag pays much
more attention to the place of the Jews in the larger history and society of Tunisia
than do Ayoun and Cohen for Algeria, and also concludes with the emigration of
Jews and the contemporary remnant in Tunisia. Although his book offers a kind of
national reading of Tunisian Jewish history, he offers a somewhat more pessimistic
view of the possibilities of a continued Tunisian Jewish identity than either Zafrani
or Ayoun/Cohen would suggest. With regard to Israel, Sebag is doubtful that the
cultural traits brought by Tunisian Jews will be transmitted to their children. Writing
on Tunisian Jewish immigrants in France: “les Juifs de Tunisie établis en France
peuvent fort bien affirmer leur identité en demeurant fidèles aux croyances et aux
pratiques de la religion juive, mais vouloir le faire en se réclamant d’une culture
judéo-tunisienne évanescente ne saurait être que la poursuite d’un fantasme.”7
These three works greatly contribute to knowledge of the Jews of all three countries,
and can be regarded as foundational texts for understanding the history of the Jews
in these three countries of the Maghreb. At the same time, they can be understood
as a kind of national reading of history, a framing of analysis that circumscribes
their histories within each respective country. The largely nineteenth and twentieth
century hyphenated identities (Moroccan-Jews, Algerian-Jews, Tunisian-Jews, etc),
produced by the introduction of European norms of modernity with the nation
state at the center, followed by the creation of national boundaries under colonial
rule and the development of «national» institutions that encompassed the history
of the Jews of each country, are conventionally applied anachronistically to the
histories and literatures of Jews originating in these countries. Yet if one regards
the identification with each country as a kind of “invented tradition” which can
be situated in time and place, then this opens up a different line of inquiry, one in
which the focus shifts to important trans-national, or trans-Mediterranean histories,
migrations, and identities which blurs some of the temporal distinctions between
pre-colonial and colonial that has characterized much of the scholarly literature on
the Maghreb.8
7. Paul Sebag, Histoire des Juifs de Tunisie : des origines à nos jours (Paris: L’Harmattan, 1991), 309310.
8. For an approach that stresses trans-Mediterranean migrations and the fluidity across borders,
see the recent study by Julia A. Clancy-Smith, Mediterraneans: North Africa and Europe in an Age of
128
Identity and nation
As “national” history, the case of Algeria is particularly problematic with regard
to the Jews’ identity. The colonial government of Algeria and the French Jewish
leadership sought to integrate the Jews into the national French administrative and
legal system, first by the establishment in Algeria of the French controlled Jewish
consistorial system and then the granting of French citizenship by the Crémieux
Decree of 1870 to the majority of Algerian Jews (only excluding some Jews in the
peripheral Saharan regions, notably the Mzab).9 While viewed in many accounts
as “emancipation,” scholarship has shown the degree to which these efforts were
resisted by some or strategically utilized by others, and that the newly established
colonial boundaries were often disregarded, as Jews continued to interact with
networks of Jewish authority in the Mediterranean that transcended national and
colonial borders.10 Furthermore, even after the acquisition of French nationality
following the Crémieux Decree, Jews were often not identified as “French,” except
in a legal sense; Jews with French nationality were still thought of as “Algerian,” or,
for example, “Moroccan” if they or their ancestors had migrated from Morocco.
Finally, the wisdom of this unilateral granting of French citizenship was constantly
challenged and questioned by the French authorities throughout the Maghreb-explicitly referred to as an error of judgment and the reason for not granting
citizenship to Tunisian and Moroccan Jews11--which underscores the complexity
of the relationship between identity and citizenship, or between one’s place of
residence and one’s formal nationality.
In the emancipatory rhetoric of a colonizing Europe, the transition from dhimmi to
citizen was to occur within the framework of the nation-state, and if such nation-state
did not exist, it had to be invented. For Algeria, the nation-state was that of France
imposed on the Jews from the outside. For Tunisia and Morocco, the nation-state was
Migration, c. 1800-1900 (Berkeley: University of California Press, 2011).
9. On the Crémieux Decree, see Steven Uran. «Crémieux Decree.» Encyclopedia of Jews in the Islamic World (Leiden: Brill, 2010). More generally, on the process of “emancipation” of Algerian Jews,
see Michel Abitbol, Le Passé d’une discorde : Juifs et Arabes du VIIe siècle à nos jours (Paris, 1999), 152166; Pierre Birnbaum, “French Jews and the “Regeneration” of Algerian Jewry,” Studies in Contempoary Jewry, 19 (2003) 88-95; and Ayoun and Cohen, Les Juifs d’Algérie, 119-149.
10.See especially Joshua Schreier, Arabs of the Jewish Faith: The Civilizing Mission in Colonial Algeria
(Rutgers University Press, 2010).
11.Daniel J. Schroeter and Joseph Chetrit, «Emancipation and its Discontents: Jews at the Formative Period of Colonial Rule in Morocco,» Jewish Social Studies, 13, 1 (2006): 171, 174-175, 179,
187-188.
129
indeed part of the modernizing agenda of European Jewry and of an elite of indigenous
Jews, who began to construct a nation-wide identity with the country in which they
lived, while at the same time identifying with modern European countries.
By the late nineteenth century, modernizing elites of Moroccan Jews began to
consider themselves as part of a larger body of Moroccan Jewry, with the idea that
they shared a common historical and cultural heritage.12 The idea that the various
Jewish communities of Morocco were part of a larger collectivity was the view of the
French Jewish organization, the Alliance Israélite Universelle. The Alliance began
to expand its influence in Morocco, soon after the foundation of the organization
in 1860, through its network of schools and political lobbying efforts, its local
committees and alumni associations.13 The growing self-definition of the new elites
as “Moroccan” did not contradict their aspirations for a modern, European identity,
even expressing support for and identification with European countries, while
rejecting the negative influences of the surrounding Muslim culture. France was the
model for the majority of elite Jews, in light of the influence of the Alliance Israélite
Universelle and the power of France in North Africa with its occupation of Algeria.
However, neighboring Spain in the north of Morocco also had a powerful influence,
especially since Spain’s war against Morocco in 1859-1860 and its occupation
of Tetuan, a turning point for Morocco’s northern Jewish communities.14 The
predominately Judeo-Spanish speaking Jews began to connect their Sephardi identity
to the actual modern nation state of Spain, and during the Spanish Protectorate in
Northern Morocco, would invoke their connection to their Spanish “homeland,”
in an effort to create a modern identity that was quite different from a nostalgia for
the Andalusian past. The ambivalent philosephardism or “politica sefardi” used by
the Spanish neo-colonial lobby as part of Spain’s expansionist policy in Morocco,
which continued during the Protectorate period to counteract French influence,
especially exercised through the Alliance Israélite Universelle, also helped promote
12.For a discussion of the developing concept of “Moroccan Jewry,” see Jessica Marglin, “Modernizing Moroccan Jews: The AIU Alumni Association in Tangier, 1893-1913,” Jewish Quarterly Review
(forthcoming)
13.For the Alliance israélite universelle expanding influence in Morocco, see Michael M. Laskier,
The Alliance Israélite Universelle and the Jewish Communities of Morocco, 1862-1962 (Albany: State
University of New York Press, 1983).
14.Sarah Leivovici, Chronique des Juifs de Tétouan (1860-1896) (Paris: Maisonneuve & Larose,
1984).
130
Identity and nation
Jewish loyalty to Spain.15 France, however, remained the most powerful symbol of
modernity, greatly promoted by the Alliance Israélite Universelle, which expanded
its network of schools and local committees in Morocco and Tunisia, inculcating
liberal principles of citizenship and solidarity between Jewish communities.
In the absence of citizenship in the Tunisian and Moroccan protectorates, Jews
began to imagine themselves as part of a larger national community based on
the modern European nation state, taking France, Spain, and in some instances-especially in Tunisia--Italy as their models. Yet it was a community without the goal
of becoming integrated into the larger society through the creation of the modern
Moroccan and Tunisian nation. Little incentive developed for Jews to participate in
the nascent nationalist movements, although there were a few who did in Tunisia,
Algeria, and Morocco. Only at the time of independence in Morocco and Tunisia
did the Jewish leadership that remained position themselves as citizens of the state,
as representatives of the Jewish communities as a whole. However, a gap remained
between nationality and participation in civil society, or between pronouncements
of leaders and the community as a whole.
For Morocco, the question of nationality as a legal question predated the issue
of nationality as an identity issue. It was the consequence of controversies over the
problem of “protection.” Protection extended extraterritorial rights to a growing
number of indigenous “Moroccans,” Muslims and Jews, effectively placing them
outside the legal jurisdiction of the state, and for Jews, this could imply escaping
their dhimmi status defined by the Islamic state. Many Jews entered into this
marketplace of competing protections, strategically seeking to improve their
status and maneuverability by gaining protégé status from foreign consulates, or
by migrating to places where foreign protection or citizenship was a possibility
15.Isabelle Rohr, The Spanish Right and the Jews, 1898-1945: Antisemitism and Opportunism (Brighton, UK: Sussex Academic Press, 2007), 19-25; Sharon Vance, “Sol Hachuel, ‘Heroine of the Nineteenth Century’: Gender, the Jewish Question, and Colonial Discourse,” in Jewish Society and Culture in North Africa, ed. Emily Benichou Gottreich and Daniel J. Schroeter (Bloomington: Indiana
University Press, 2010), 205-207, 217-218; “Mohammed Kenbib, Juifs et Musulmands au Maroc,
1859-1948 (Rabat: Université Mohammed V, Publication de la faculté des lettres et des sciences
humaines, 1994), 448-458; Isaac Guershon, “The Foundation of Hispano-Jewish Associations in
Morocco: Contrasting Portraits of Tangier and Tetuan,” in Sephardi and Middle Eastern Jewries: History and Culture in the Modern Era, ed. Harvey E. Goldberg (Bloomington: Indiana University Press,
1996), 181-189.
131
(Gibraltar, or Algeria for example, England in the case of Essaouira especially).16
After the Crémieux Decree, Jewish men from many places in Morocco set out for
Algeria with the hope of obtaining French nationality. Many returned as naturalized
French citizens after a short stay in Algeria.17
Essaouira in the nineteenth century is a revealing example of these competing
identities, nationalities, and protections. As part of a network of port cities stretching
across the Mediterranean, Jewish residents of the cities came from many countries;
both local protégés and foreign Jews came under a wide range of jurisdictions and
became embroiled in all kinds of disputes not only between foreign consulates and the
Makhzan, but between foreign powers, and internally within the Jewish community
where the “national” rivalries of competing consular authority increased tensions
among the elite leadership and their factions. Protégés of different foreign powers
competed for leadership within the Jewish community, and sometimes strategically
became agents of foreign powers. It is interesting to note, that often countries with
the least commercial interests in Morocco chose consular representatives from the
most powerful Jewish families in Essaouira: for example, Elmaleh for the AustroHungarian Empire and Corcos for the United States,18 rather than sending their
own nationals to represent their countries, as did, for example, Britain and France.
As shown by Mohammed Kenbib, the system of protection became arguably the
single-most vexing problem for the Makhzan,19 as the abusive expansion of extraterritorial
rights of foreign powers was a direct assault on the sovereignty of the ‘Alawid dynasty.
Furthermore, the symbolic strength of the dynasty was measured in its ability to protect
and control the weak, ahl al-dhimma, which in the Maghreb meant the Jews.
16.On Moroccan Jews becoming British subjects in Gibraltar or England, see Jean Louis Miège, Le
Maroc et l’Europe, 1830-1894, 4 vols. (Paris: Presses universitaires de France, 1961-63), vol. 2, 574578. See the list of English subjects in Essaouira in 1871 in Jean-Louis Miège, Documents d’histoire
économique et sociale marocaine au xixe siècle (Paris: Éditions du Centre national de la recherche
scientifique, 1969), 159-163.
17.On Moroccan Jews becoming naturalized in Algeria and then returning to Morocco, see Miège,
Le Maroc et l’Europe, 2: 674-677; Kenbib, Juifs et Musulmans au Maroc, 249-252, 66-71, 240-252.
18.Daniel J. Schroeter, Merchants of Essaouira: Urban Society and Imperialism in Southwestern Morocco, 1884-1886 (Cambridge: Cambridge University Press, 1988), 34-46; idem, “Anglo-Jewry and Essaouira (Mogador), 1860-1900: The Social Implications of Philanthropy,” Transactions of the Jewish
Historical Society of England, 28 (1984): 80-83.
19.Mohammed Kenbib, Les Protégés (Rabat: Publications de la faculté des lettres et des sciences
humaines, Université Mohamed V, 1996).
132
Identity and nation
This system might be interpreted as the unilateral imposition of imperialist
power over a weaker country, a prelude to the colonization of the country. While
from hindsight it can be shown that there was little that Morocco could do to
prevent the expansion of protection, it could also be argued that the Makhzan
was an active participant and contributor to this system. Consular jurisdiction
interacted and overlapped in various ways with Makhzan justice, while individual
protégés of foreign powers strategically appealed to competing legal authorities
to optimize on the outcome of disputes.20 Many Jews in Essaouira who were
protégés of foreign power, or who served as consular representatives themselves,
also continued to maintain their close connection to the royal palace. The sultans
relied on them as intermediaries and they, in turn, often sought redress from the
Moroccan government while simultaneously using their ties to foreign powers to
enhance their own interests. Clearly the Makhzan also saw the strategic importance
of the connection even with the dangerous dismantling of sovereignty that such a
system of protection implied.21
In the Madrid Convention of 1880, when the Moroccans met with the foreign
powers to attempt to regulate the system of protection and curb its abuses (which
it failed to do), a new concept was introduced. An article in the treaty established
the principle of perpetual allegiance, implying some notion of nationality. It
determined that Moroccans who became naturalized in foreign countries would
again be considered Moroccans after the same amount of time that they had spent
abroad had elapsed after their return to Morocco. This clause in the convention was
a reflection of the phenomenon of Moroccan Jews obtaining, after a stay abroad,
a foreign nationality, strategically sought and used upon their return to Morocco
with a privileged status. This implied that one could be a “Moroccan,” whether
Muslim or Jew, and that nationality was inalienable.22 While important for defining
the distinction between foreigners and native Moroccans, Moroccan nationality did
20.See the comments of Clancy-Smith, Mediterraneans, 199-202. This type of legal pluralism or “forum shopping” in Morocco is examined in detail by Jessica Marglin (doctoral dissertation in progress).
21.Daniel J. Schroeter, “From Dhimmis to Colonized Subjects: Moroccan Jews and the Sharifian and
French Colonial State,” Studies in Contemporary Jewry, 19, Jews and the State: Dangerous Alliances and
the Perils of Privilege, ed. Ezra Mendelsohn (New York: Oxford University Press, 2003), 110-112
22.André Chouraqui, La condition juridique de l’Israélite marocain (Paris, 1950), 60-62; Leland
L. Bowie, “An Aspect of Muslim-Jewish Relations in Late-Nineteenth-Century Morocco: A European Diplomatic View,” International Journal of Middle East Studies, 7 (1976): 5-6.
133
not imply any change in the Moroccan legal structure and was relevant in a very
narrow sense: not having the privileges of foreign or protégé status. It certainly was
unrelated to nationalism, or the development of a national identity. Ironically, the
notion of perpetual, inalienable nationality first established in 1880, became a part
of the Moroccan definition of citizenship, and has legitimized the return of Israeli
Moroccan Jews, who might still be considered Moroccan by nationality.
Tunisia presented a similar, but somewhat distinctive case. Jews in Tunisia in
the period before the protectorate also sought to obtain the protection of foreign
consulates, and the issue of protections and nationalities of Jews also embroiled the
Husaynid government of Tunisia in disputes with the foreign powers, such as in the
dispute over sumptuary laws. Mahmud Bey ordered all Jews, even those with foreign
nationality and protection, to stop wearing European hats. A case involving a Jew of
Tunisian origin who had become a British subject in Gibraltar, and upon returning to
Tunis, refused to remove his European hat; he was arrested, provoking a diplomatic
crisis.23 Similar conflicts involving Gibraltarian Jews were occurring in Morocco in
this period. Mawlay Sulayman attempted to ensure that British Jewish subjects of
Moroccan origins be subject to dhimmi status and to prevent them from wearing
European clothing. Efforts were made by the Moroccan authorities in Essaouira to
impose an exit tax on Gibraltarian Jews leaving Morocco.24 These seemingly minor
incidents, often led to major diplomatic disputes, the clash of plural systems of law
and jurisdiction, nationality and dhimma.
The division between Twansa and Grana in Tunisia was a further indication of the
complicated, contradictory and overlapping categories of identity, citizenship, and
nationality. With the special status that Jews obtained in the Tuscan port of Livorno
in the seventeenth century, Livornese Jews settled throughout the Mediterranean,
of which Tunis was an important destination. They were virtually autonomous from
the indigenous Twansa Jews, though they were considered as Tunisian subjects of
the bey, according to the Tunisian-Tuscan treaty of 1822. However, as new Livornese
23.David Cazès, Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie (Paris: Librairie Armand Durlacher, 1888),
144-46 ; Jean Ganiage, Les origines du protectorat français en Tunisie, 1861-1881 (Paris: Presses universitaires de France 1959), 50 ; Clancy-Smith, Mediterraneans, 58-59, Richard Ayoun, “Les Juifs
livournais en Afrique du Nord,” La Rassegna mensile di Israel, 50 (1984): 682-83.
24.Daniel J. Schroeter, The Sultan’s Jew: Morocco and the Sephardi World (Stanford: Stanford University Press, 2002), 88-89; Bernard Lewis, The Jews of Islam (Princeton: Princeton University Press,
1984).
134
Identity and nation
Jews immigrated to Tunisia, it was agreed in 1846 that those coming after 1822, who
were registered at the Tuscan consulate of Tunis, would retain their Tuscan nationality
regardless of how long they stayed in the country. This served to encourage more
immigration. Subsequently, and following Italian reunification, Jews who had come
from other parts of Italy were considered Italian nationals. There were some 1,100
Jews who were registered as Italian nationals in the consulate of Italy around 1870.
Some of the older Livornese family living in Tunisia for generations also became
naturalized as Livornese and later as Italians after a stay in Livorno and returning
with Italian nationality.25 After the establishment of the protectorate, the FrancoItalian conventions of 1896 reached an agreement that Italians in Tunisia would
retain their nationality in perpetuity, passed down from father to son.26
The closely guarded and privileged Italian status did not necessarily mean that
the Grana rejected connections to other European countries. As in Morocco, in
the period before the protectorate, increasing number of Tunisian Jews, usually
indigenous Grana, became protégés or naturalized citizens of the major European
powers, becoming British subjects in Gibraltar, or taking advantage of the Crémieux
Decree in Algeria to become French citizens and listed as being of Algerian origin
by the French consulate (whether of Tunisian or Algerian origin). The influence
of the Alliance Israélite Universelle, was particularly important, and identification
with France, the dominant power, would only increase during the Protectorate.27
Indeed, European countries, and the Jews themselves strategically chose nationality
as a source of empowerment and some of the Livornese acquired French nationality,
leading to a split within the Livornese community, reflecting French-Italian rivalry
in Tunisia.28 From the early twentieth century, the French eased the naturalization of
Tunisian Jews, in direct competition with the Italians who maintained close interests
in the country.29 Still in the 1930s there were well over 3,000 Italian Jewish citizens in
25.Sebag, Juifs de Tunisie, 110-112; Jacques Taïeb, Sociétés juives du Maghreb moderne (1500-1900) :
Un monde en mouvement (Paris: Maisonneuve & Larose, 2000), 55.
26.Ibid, 180.
27.Taïeb, Sociétés juives, 55; Abdelhamid Larguèche, Les ombres de Tunis : Pauvres, marginaux et minorités aux XVIIIe et XIXe siècles (Tunis: Centre de Publication Universitaire), 370-371; Abdelkrim
Allagui, “L’État colonial et les Juifs de Tunisie de 1881 à 1914,” Archives juives, 32, 1 (1999): 32-39.
28.Itshaq Avrahami, “La contribution des sources internes, hébraiques, judéo-arabes et arabes à
l’histoire des juifs livournais à Tunis,” La Rassegna Mensile di Israel, 50 (1984): 733-734.
29.Sebag, Juifs de Tunisie, 180-184.
135
Tunisia, and very few had exchanged their Italian for French nationality, preferring
to maintain their privileged position as agents of Italian interests in Tunisia. For this
reason as well, the Italian authorities endeavored to prevent the anti-Semitic Jewish
statutes imposed by the Vichy government in Tunisia on Italian Jewish citizens,
which would undermine Italian interests in the French protectorate.30
The actual lived experience of the Jews of the Maghreb under colonialism thus
reveals that national identities were not that fixed, often contingent on circumstances,
and far more ambiguous than the labeling by countries would suggest. Political
and geographical boundaries were also quite porous, while Jewish communities
maintained relationships across political frontiers in the Maghreb, and with migrant
communities in other countries, from Europe to Latin America.
The northern Moroccan town of Tetuan is perhaps the most illustrative example
of a migratory community. Immigrants from Tetuan were found in Gibraltar, and
were among the most important elements in the reconstitution of Jewish community
in Portugal, even before the formal ending of the Inquisition and the ban on Jews.
Others went to Spain, Livorno, and London. Many also settled in Latin America,
which was another important destination: Brazil, Peru, Argentina, Venezuela, and
Ecuador. Jews from other port cities as well, from Tunis, Tangier to Essaouira, were
to be found in all of these locations.31
Jews from Tetuan were dispersed throughout Western Algeria, a destination that
dates back at least the latter half of the 18th century. After the evacuation of Oran
by the Spanish in 1792, the bey, Muhammad al-Kabir, sought to repopulate the city,
attracting along with Muslims a significant Jewish population. Jews came from all
over Western Algeria and Eastern Morocco (including Oujda, Debdou, Tafilalet),
but also from Tetuan in large numbers. Coincidentally, the persecution of the Jews
during the short-lived reign of Mawlay Yazid, in which the community of Tetuan
30. Daniel Carpi, Between Mussolini and Hitler: The Jews and the Italian Authorities in France and Tunisia
(Hanover, NH: Brandeis University Press, Published by University Press of New England, 1994), 203-227.
31.The emigration of Jews of Tetuan and the maintenance of a “Tetuani” identity has been explored
in a number of articles by Richard Ayoun, “La précarité d’un refuge: l’émigration des Juifs tétouanais (1790-1860), in Présence juive au Maghreb, ed. Nicole Serfaty and Joseph Tedghi (Saint-Denis:
Bouchène, 2004), 51-67. “Les Tétouanais à Oran d’après des souvenirs de famille,” in Mosaïques
de notre mémoire, les Judéo-Espanols du Maroc (Paris: Centre d’études Don Isaac Abravanel, UISF,
1982), 195-218 ; “Quelques cérémonies des Juifs tétouanais en oranie au XIXe siècle et au début du
XXe siècle”, La Rassegna mensile di Israel, 49 (1983): 269-297.
136
Identity and nation
suffered greatly, caused many Jews to seek refuge in Algeria; Tlemcen may have
been the first destination, and from there, many resettled in the newly restored town
of Oran. Other Jews from Morocco settled in Oran via Gibraltar. The emigration
of Jews from Morocco continued after the French conquest of Algeria, perhaps in
even greater numbers than before. Again, the Jews from Tetuan formed a significant
part of the Jewish community of Oran, a city that competed with Algiers for the
largest Jewish community in Algeria, and communities of Tetuani Jews were found
elsewhere in Western Algeria, in Mascara, Sidi-Bel-Abbès, Aïn-Témouchent, etc.32
The new national boundaries established by colonial conquest, however, did little to
change a process of migration that had been initiated earlier. Spain’s war and occupation
of Tetuan in 1859-1860 caused more Jews to emigrate to Western Algeria, to Oran,
Mascara, and Sidi Bel-Abbès, and other places. The “Moroccan” Jews in Algeria (as
they were known) continued to maintain distinctive customs and a separate identity,
sometimes coming into conflict with the “native” Jews. After the implementation of the
consistorial system in Algeria, an instrument for enforcing the reduced competence
of rabbinical jurisdiction, Moroccan rabbis who had obtained leadership positions
in local Algerian communities, sometimes contested authority and control with the
appointed consistorial rabbis and officials, which was the case in Oran, Mascara,
Tiaret, etc. Thus, their identity as “Moroccan” or Tetuani, was reinforced, ironically
even if they later acquired French nationality, following the Crémieux Decree of 1870
or after a law was passed in 1889 that was designed to encourage foreign residents of
France (which included Algeria), by easing naturalization and removing certain legal
privileges that foreigners previously enjoyed.
Thus, the different timing of colonialism in the Maghreb in the nineteenth
and twentieth centuries, and the distinctive legal status granted to the Jews by the
colonial regimes in Algeria, Tunisia, and Morocco, contributing to a complicated
web of relations across the political frontiers. Seeking commercial opportunities,
foreign protection, the acquisition of citizenship, or religious training, Jews would
migrate across the countries of the Maghreb, or elsewhere in the Mediterranean and
Europe: Gibraltar, Livorno, Marseilles, London, etc.
32.Ayoun, “Les Tétouanais à Oran d’après des souvenirs de famille;” Richard Ayoun, “Les Juifs
d’Oran dans les années 1850,” in Mélanges offerts à Charles Leselbaum (Paris: Éditions Hispaniques,
2002), 69-89; Saddeq Benkada, “A Moment in Sephardi History: The Reestablishment of the Jewish
Community of Oran, 1792-1831,” in Jewish Society and Culture in North Africa, 172-173.
137
New or developing colonial towns, under the colonial economy, were frequently
composed of Jewish migrants, the result of internal migration or movement across
political frontiers. Jerban Jews, for example, migrated to and dominated various
communities in southern and western Tunisia, especially Medinine, Matmata ,Ben
Gardane, Zarzis, and Tozeur—forming in effect satellite communities of Hara
Kebira, the principal Jewish community on the island of Jerba; while other Jerban
Jews settled in Benghazi and Tripoli.33 Algerian Jews were prominent in Casablanca,
where they founded the Beth-El Synagogue. In Eastern Morocco, the Jewish
community of Oujda was composed of many “Algerians” of French nationality. The
rabbis of Oujda frequently received their ordination in Tlemcen, and the Jewish
community of Maghnia (or Marnia) in northwestern Algeria near the Moroccan
frontier was composed largely of Jews from Oujda. Marital strategies also reflected
both inter-communal ties and differing systems produced by colonial frontiers, with
frequent intermarriages between Jews from Morocco and Algeria. For example,
arranged marriages between the Jews of Oujda and Maghnia in Western Algeria
were frequent. There were also some cases of pregnant Moroccan women migrating
to Maghnia to give birth on Algerian soil, allowing them to make a claim for French
citizenship.34
The development of centralized Jewish institutions in Tunisia and Morocco on a
national scale during the colonial period solidified a certain sense of belonging to a
country defined by political boundaries. Yet as these examples of migration illustrate,
national boundaries did not constitute fixed identities and local identities easily
crossed regional and national frontiers. There is a paradox here that is apparent in
the post-colonial period. While scholars seek to explain the “imagined community”
that accompanies the development of the nation state, the consolidation of Jewish
identity as Moroccans, Tunisians and Algerians was accompanied by the distancing
from the emerging nation states in the Maghreb. These identities with the countries
of origins were further reinforced in the diasporas of Maghrebi Jews after the
independence of the Maghreb, and with the disappearance or near disappearance of
organized Jewish community life in these countries. The labeling of Jews from their
33.Pinqas ha-qehilot: Libya, Tunisia, ed. Irit Abramsky-Bligh ( Jerusalem: Yad Vashem, 1997) ; Abraham Udovitch and Lucette Valensi, The Last Arab Jews: The Communities of Jerba, Tunisia (Chur; New
York: Harwood Academic, 1984), 20, 29-30, 48, 104.
34.Yvette Katan, Oujda, Une ville frontière du Maroc (1907-1956) : Musulmans, Juifs et Chrétiens en
milieu colonial (Paris: Éditions L’Harmattan, 1990), 482-483, 489-490.
138
Identity and nation
places of origin in France and Israel has served to differentiate segments of society,
establishing a kind of “fixed” identity, but one that conceals a more ambiguous
identity, connected to a long history of migration and inter-communal ties that
transcended political frontiers.
139
Du séfarade à l’indigène :
Jacob Lasry et les négociants juifs dans l’Algérie coloniale
Joshua Schreier
En mars 1832, le général Pierre Boyer1, commandant français d’Oran, ville
récemment conquise par l’armée d’Afrique, envoya un rapport à ses supérieurs
dont voici un extrait : « [à Oran], le commerce se compose de 40 juifs au plus,
qui se cotisent ensemble pour l’achat de la cargaison d’un bâtiment de 70 à 100
tonneaux. »2 Une fois la cargaison arrivée, ces juifs se mettaient à « débarquer au
plus vite leurs marchandises, [à] les transporter dans leurs boutiques et magasins,
dans la haute ville, et [à] les étaler… ». Cette stratégie leur permettait à la fois
d’éviter les frais d’entrepôt, et de gagner un avantage sur leurs concurrents, c’est-àdire d’autres commerçants. Le résultat, selon Boyer, était qu’« il n’y a pas un seul
négociant français établi à Oran »3.
1. Pour plus d’informations sur la réputation de Boyer, voir Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie
contemporaine : Conquête et Civilisation (1827-1871) (Paris : Presses universitaires de France, 1964),
83.
2. SHAT, série 1 H 12, fol. 3 Rapport sur la province d’Oran, du général Boyer au gouverneur général
d’Algérie, 1er mars 1832.
3. Idem.
141
Treize ans plus tard, le 9 novembre 1845, le gouvernement français inaugura une
stratégie coloniale juive visant à améliorer une situation qui semblait bien différente
de celle qu’avait décrite Boyer. Cette campagne préconisait la mise en place d’une
série de consistoires israélites censés « civiliser » les juifs d’Algérie, supposés
« isolés », « misérables » et « opprimés ». Les premiers consistoires avaient été
établis en France sous Napoléon Ier, en 1808, quarante ans plus tôt. Leur but était de
« régénérer » les juifs de France. Dès le début de la conquête de l’Algérie, certains
membres de ces consistoires français, de tendance libérale, soutenaient que les
juifs des villes du littoral algérien étaient victimes du fanatisme musulman et que
les consistoires, considérés comme des éléments civilisateurs, leur permettraient
de se rattacher rapidement à la France. Un tel attachement ferait d’eux les alliés
du projet colonial. Quand le ministre de la Guerre décida de suivre ces conseils
en établissant les consistoires, ces nouvelles institutions coloniales adoptèrent la
devise « civilisation et patrie », et se virent chargées « d’encourager les juifs [à
faire] l’apprentissage des métiers utiles »4. Vers la fin de 1847, un officier juif du
consistoire d’Oran utilisa, peut-être pour la première fois, l’expression « mission
civilisatrice » pour décrire sa tâche.
Comment expliquer le décalage entre les déclarations agacées de Boyer, qui
soulignent la domination commerciale et l’omniprésence des juifs d’Oran, et un
autre discours colonial mettant l’emphase sur leur oppression et leur misère ? Cet
article privilégie les années qui ont suivi la conquête et l’installation des militaires
français dans les villes d’Algérie et propose l’hypothèse suivante : le ministre de la
Guerre n’a pas décidé de prendre en charge les communautés juives de l’Algérie
coloniale parce qu’elles étaient « exclues » ou inutiles, mais plutôt parce que
leur poids démographique et commercial dans les villes d’Algérie était devenu
préoccupant. Nous allons voir que les rapports militaires des premières années de
la conquête ne décrivent pas une communauté récemment affranchie de l’esclavage,
mais plutôt un groupe ayant une réelle influence économique, un groupe qui avait
tissé des réseaux interrégionaux importants avec des tribus et des négociants tant
musulmans qu’européens. Ce travail se distingue des traitements antérieurs de la
question, qui liaient principalement la politique émancipatrice française à l’égard des
4. De fait, le décret enjoint les rabbins « d’encourager les israélites à l’exercice des professions utiles
et plus particuliérement, des travaux agricoles ». Voir R. Estoublon et A. Lefébure, Code de l’Algérie
annoté. Recueil chronologique des lois, ordonnances, décrets arrêtés, circulaires, etc. actuellement en vigueur
(Alger: A. Jourdan, 1896) : 83.
142
Du séfarade à l’indigène
juifs algériens aux efforts des juifs français libéraux des consistoires métropolitains.
Les consistoires algériens ont bien été instaurés dans le but d’émanciper les juifs,
mais cette émancipation était au service de la conquête.
Le processus de « civilisation » a bien constitué une façon d’attirer une partie
importante de la population urbaine juive dans le camp français. Mais comment
l’action de « civiliser » a-t-elle affecté les identités sociales des bénéficiaires
supposés de cette stratégie ? Pour répondre à cette question, on examinera d’abord
la dynamique commerciale que Boyer a trouvé si problématique, ainsi que le degré d’intégration des commerçants juifs dans leurs milieux. On considérera ensuite
le cas d’un certain Jacob Lasry, négociant juif séfarade installé à Oran, et qui avait
des relations avec des négociants anglais, gibraltariens et marocains. Son odyssée
identitaire au cours des années 1840 et 1850 est celle d’un grand commerçant
qui s’est adapté aux institutions civilisatrices censées transformer les identités
de l’Afrique du Nord en les réorientant vers un nouvel axe bipolaire Françaisindigène. Le cas de Lasry nous donnera un aperçu de l’émergence d’un nouveau
sujet colonial : la communauté juive indigène. Jacob Lasry est un exemple frappant
d’une importante transformation : ce négociant séfarade est, en effet, devenu le
représentant « indigène » des juifs d’Oran.
Le colonialisme français s’est efforcé de réorienter le statut de l’élite juive
maghrébine. Cette transformation s’est opérée autour de nouvelles sources de
pouvoir et de privilèges, avec, parfois, des difficultés considérables. Si les activités
commerciales qui faisaient la fortune des élites séfarades avant la conquête n’ont pas
disparu après 1830, la domination française et le projet de civilisation ont apporté
des changements dans le paysage économique. Ils ont aussi mené à la constitution
de nouvelles institutions civiles ainsi qu’à de nouvelles difficultés.
La décision du ministre de la Guerre de créer des institutions civilisatrices pour
les juifs d’Afrique du Nord a été prise à la suite d’une crise économique locale
déclenchée par la conquête, et de l’arrivée de nombreux colons non français dans
les villes d’Algérie. Dans les années qui ont suivi 1830, les Français ont essayé de
ranimer le commerce des caravanes dans les villes d’Algérie. Au même moment,
la population d’Européens non français (Espagnols, Maltais et Italiens, pour la
plupart) a commencé à dépasser, en nombre, la population française. Les juifs,
quant à eux, constituaient un groupe démographique important dans les villes.
Oran, par exemple, comptait 17 000 habitants au moment de la conquête, dont
143
3 700 juifs5. Les correspondances militaires des années 1830 et 1840 déplorent
l’insuffisance numérique des colons français et la surreprésentation de pêcheurs de
corail napolitains, de pêcheurs maltais6, de juifs marocains, de juifs locaux, de Turcs,
d’esclaves libérés et de bandes d’ouvriers italiens ou espagnols circulant librement7.
Au cours des années 1830 et 1840, plusieurs officiers ont proposé des plans visant
à encourager l’immigration française, à décourager l’immigration étrangère, et
même à supprimer tout simplement la colonisation non militaire. Les juifs d’Algérie
étaient un groupe dont la fidélité à la France, les habitudes commerciales et le poids
économique inquiétaient les officiers français.
Selon les mémos des militaires, les commerçants juifs travaillaient avec des gens
de diverses confessions. Dans un rapport de 1832, par exemple, le commandant
français à Alger remarque avec plaisir qu’il y a de plus en plus de bateaux de pêche
au port. Malheureusement, il rapporte aussi, en juin de la même année, des plaintes
contre « une compagnie de Maltais, pêcheurs et juifs qui accaparent tout le poisson
et le vendent à des prix très élevés ». L’administration locale, pour « faire cesser ces
abus », a alors nommé un Sheik « afin de surveiller la quantité de poisson pêché ».
Au début, ces efforts ont eu du succès, « mais depuis la fin de décembre dernier, le
même abus s’est reproduit … »8, note le même commandant.
Il semble que l’affaire du prix du poisson n’était pas un incident isolé. Dans les
années1840, le général Thomas-Robert Bugeaud a décrit les juifs comme « le plus
grand obstacle au rapprochement des Arabes et des Français ». Il les tenait pour
des intermédiaires incontournables entre des colons et les indigènes. Bugeaud
déplorait par exemple le fait qu’ils « parlent la langue et qu’ils connaissent les
habitudes du pays, [qu’]ils s’imposent comme arbitres du commerce, et [qu’]ils
ne laissent que fort rarement un Arabe traiter directement avec un Français »9. Le
5. CAOM, fol. F80 1670/B, Rapport sur la province d’Oran et sur l’état de l’occupation dans cette partie
de la Régence, 25 avril 1853.
6. CAOM, fol. F80 1670/B. Du chef du bureau d’Alger au ministère de la Guerre, 3 juillet 1832 ;
SHAT, Série 1 H 11, dos. 2, Rapport particulier, Alger, 20 février 1832.
7. CAOM, fol. F80 1670/B, Rapport sur la province d’Oran et sur l’état de l’occupation dans cette partie
de la Régence, 25 avril 1853.
8. SHAT, series 1 H 11, dos. 2, Rapport particulier, Alger, 20 février 1832.
9. Thomas Robert Bugeaud, duc d’Isly, Mémoire sur notre établissement dans la province d’Oran :
Par suite de la paix, in Weil, Œuvres militaires du maréchal Bugeaud, duc d’Isly, réunis et mises en ordre
(Paris : L. Baudouin, 1883), 219. La brochure a d’abord été publiée en 1838.
144
Du séfarade à l’indigène
10 novembre1843, Bugeaud a repris les commentaires de Boyer (cités en début de
ce texte), décrivant Oran comme une « jolie ville fraîche et pittoresque », mais
ajoutant que « malheureusement la majeure partie de sa population se compose de
juifs rapaces et devenus insolents parce que nous les avons émancipés trop tôt »10.
Dix jours plus tard, il s’est plaint que les juifs « absorbent la meilleure part d’un
commerce que feraient fort bien nos nationaux… »11. La première représentation
coloniale officielle des juifs algériens était celle d’un groupe opprimé par l’islam.
La correspondance militaire des quinze premières années de la conquête déplorait
pourtant à maintes reprises leur puissance commerciale.
Il semblerait donc que les liens et les accords existant entre certaines tribus
et certains juifs ont pu préoccuper les Français, malgré les efforts accomplis par
l’administration coloniale pour influer sur le commerce local12. En 1839, par
exemple, un négociant musulman qui avait récemment acheté un morceau de
calicot à Mostaganem a rencontré un oukil (réprésentant) de l’émir Abd al-Qader
de Mascara. D’après un rapport militaire français, l’oukil a maltraité le négociant,
lui a pris le tissu et a exigé, au nom de l’émir, qu’il cesse de commercer dans les
villes occupées par les Français. Le tissu a été rendu à l’acheteur, mais le lieutenant
général a décrit les actions de l’oukil comme une escroquerie plus large impliquant
plusieurs tribus, mais aussi des marchands juifs influents. D’après l’officier français,
l’oukil n’aurait pas agi de la part de l’émir, mais plutôt par intérêt personnel, pour
trouver « un moyen de favoriser certains Israélites privilégiés » :
J’ai remarqué, en effet, que plusieurs d’entre eux, le Sr. Israel Serfati, par exemple, font des
envois considérables de marchandises dans l’intérieur avec le concours et la protection
des Oukil, à l’exclusion des autres. Les Juifs qui ont toujours entretenu de bonnes relations
avec l’Oukil jouissent naturellement de cette faveur, le préférant aux autres.13
10.SHAT, série 1 H 93, dos. 2, Bugeaud au ministère de la Guerre, 10 novembre 1843.
11.CAOM, 18 M1 2EE 5, Bugeaud au ministre de la Guerre, 19 novembre 1843. L’historien Michel
Ansky a même suggéré que, du XVIIe siècle à l’arrivée des Français, les juifs dominaient le commerce
dans les villes algériennes. Voir Michel Ansky, Les Juifs d’Algérie : du décret Crémieux à la libération
(Paris : Éditions du Centre, 1950): 23-24.
12. Daniel Holsinger, « Trade Routes in the Algerian Sahara in the 19th Century », in Revue de
l’Occident musulman et de la Méditerranée 30 :1 (1980) : 57-70. Dans une lettre adressée au ministère
de la Guerre, Bugeaud a noté qu’il était parvenu à raviver le commerce bédouin dans les marchés français, mais que les résultats n’étaient pas entièrement satisfaisants. Bugeaud au ministère de la Guerre,
20 septembre 1842. CAOM, fol. 2 EE 3, microfilm 18 MIOM 2 ; Holsinger, « Trade routes », 63.
13.SHAT, Série 1 H 62, dos. 2, Lt. colonel au lieutenant général, commandant supérieur de la province d’Oran, 5 juin 1839.
145
On ne sait pas si ce récit décrit bien les motivations de l’oukil ; reste que cette anecdote
n’est pas la seule qui évoque l’existence de liens étroits entre des marchands juifs et
musulmans. En 1853, par exemple, un juif s’est fait arrêter avec quelques comparses
kabyles pour vols près de Sidi-bel-Abbès. Selon la correspondance des officiers militaires,
il vivait « parmi les Kabyles du Maroc »14. Dernier exemple : en 1855, le bureau arabe
de la province d’Oran a établi une liste de tous les colporteurs juifs qui travaillaient dans
les tribus arabes et leurs demandes d’autorisation de faire ce travail15.
D’autres exemples indiquent que la misère de la communauté juive inquiétait
bien moins les militaires français que leur intégration, comme le révèle l’épisode qui
suit. En février 1832, le moqaddem (ou chef de la communauté juive) d’Oran, nommé
Amar, a démissionné16. Amar représentait les juifs auprès de la régence ottomane ;
il avait aussi travaillé avec les Français pour approvisionner Oran. Il était, en 1832,
l’intermédiaire entre les marchands juifs de la ville et la tribu des Doua’ir et Smela,
qui approvisionnaient le marché d’Oran17. Après la démission d’Amar, Muhammad
al-Qadi, un notable Doua’ir, a écrit à Boyer pour se plaindre de ce qu’en l’absence
du moqaddem certains juifs insultaient les vendeurs arabes et les dépouillaient18. AlQadi a déclaré alors qu’il ne reviendrait que quand Boyer « remettrait Amar à la tête
de la nation juive », estimant qu’« il est le seul qui comprend les intérêts des Arabes
et des Juifs et qui sache y mettre ordre »19. Sans perdre un instant, Boyer a répondu
à Muhammad al-Qadi pour lui assurer que lui aussi avait beaucoup d’admiration
pour Amar. Il a ajouté : « [Vous pouvez] venir avec vos produits, [et] si [un ?] Juif
vous manque de respect , adressez-vous à moi. »20 Le terme moqaddem est souvent
traduit comme « chef de la nation juive », mais la communauté dont cet homme
était responsable n’était pas strictement confessionnelle.
14.CAOM, fol. 3U/1, Commandant colonel de la subdivision d’Oran au général Pélissier, 5 avril
1853.
15.CAOM, fol. 3U/1, Extrait du registre des délibérations du consistoire d’Oran, 11 février 1855.
16.SHAT, 1 H 11, dos. 2, de Muhammad abd al-Kadi au général Boyer, sans date ; vraisemblablement février 1832.
17.Id. Voir aussi, SHAT 1 H 11, dos. 1, du général Boyer au gouverneur général d’Algérie, 21 janvier
1832.
18.SHAT, 1 H 11, dos. 2, de Muhammad al Qadi au général Boyer, sans date ; vraisemblablement
février 1832.
19.Ibid.
20.Ibid.
146
Du séfarade à l’indigène
L’histoire du négociant Jacob Lasry nous fournit un autre type d’exemple de la
transformation des juifs d’Algérie en une « communauté d’israélites indigènes. »
Lasry était un sujet protégé des Britanniques qui entretenait des liens familiaux
et commerciaux au Maroc, à Gibraltar et à Oran. Son affaire d’exportation de
bétail (moutons et bœufs), de blé et d’orge était très importante et impliquait des
négociants anglais et des consuls étrangers. En 1831, le général Clauzel, qui manquait
de soldats, a demandé au bey Ahmed de Tunis de choisir des beys pour Constantine
et Oran, beys qui assureraient les fonctions de représentants de la France. Le bey
Kheir al-Din Agha, installé à Oran, conclut un marché avec Jacob Lasry et James
Welsford, le vice-consul britannique à Oran. Ce marché permettait à Lasry d’obtenir
le droit d’exporter des céréales et du bétail à partir d’Oran, et donnait au bey d’Oran
la possibilité de faire un emprunt21.
Cependant, peu après l’acquisition des droits d’exportation par Lasry, le nouveau
gouverneur général, Pierre Berthezène, mit fin à la politique d’administration
indirecte et remplaça le bey tunisien par le général Pierre Boyer (mentionné plus
haut). Paris refusa par ailleurs de ratifier l’accord que le général Clauzel avait passé
avec le bey Ahmed, rendant ainsi caducs les accords passés par Kheir al-Din durant
son bref régime22. N’ayant plus le droit d’exporter, Lasry et Welsford firent appel
à la nouvelle administration française pour que justice leur soit rendue ; ils eurent
également recours aux autorités britanniques d’Alger et de Londres23. Lors d’une
entrevue dans le palais du bey en août 1831 entre le sous-intendant à Oran, Jacob
Lasry et quelques autres intéressés24, l’officier français assura aux marchands que les
droits d’exportation seraient respectés dès que Boyer aurait donné son autorisation
formelle25.
Pourtant, en fin de compte, en dépit même des plaintes déposées par Londres, les
autorités françaises ont refusé de valider l’accord que Lasry avait passé avec l’ancien bey
d’Oran. Dans un courrier adressé au consul britannique basé à Alger, le général Boyer
a expliqué que le bey « n’avait pas le droit de disposer de l’avenir, qui ne lui appartenait
21.BNA, F.O. 335/57/13, de James Welsford au colonel Sir Thomas Reed, Tunis, 18 janvier 1832.
22.BNA, F.O. 335/57/2, du vice-consul britannique à Alger au vicomte Goderich, 5 octobre 1831.
23.Ibid.
24.BNA, F.O. 335/57/2, Armée française d’Afrique, général Behaghel à l’invitation du général
Landois, copie d’une section des minutes, 22 août 1831.
25.BNA, F.O. 335/57/2, vice-consul britannique Welsford, copie certifiée d’une note de l’intendant
civil d’Oran Banachin, 27 octobre 1831.
147
point »26. Il semble que les autorités françaises d’Algérie ne voulaient pas ratifier des
accords qui auraient pu bénéficier à l’Angleterre au détriment de la France.
Cet incident entraîna, pour Lasry, des pertes économiques considérables ;
il se trouva également au cœur d’un incident diplomatique entre l’Angleterre et
les généraux français. Malgré cela, Lasry n’a pas été ruiné. Le consistoire israélite
colonial fit bientôt appel à ce commerçant aux attaches familiales internationales
et lui proposa de représenter et de diriger la communauté juive à laquelle il avait
pourtant lui-même nié appartenir au début de la conquête.
Aux débuts des années 1840, Jacob Lasry avait réalisé un investissement
immobilier important à Oran en acquérant un bâtiment avec une synagogue
privée (dite particulière). Pour les hommes riches, les synagogues particulières
étaient un moyen d’investir mais aussi d’augmenter leur prestige au sein de leur
communauté, en faisant œuvre pieuse. Or l’établissement du consistoire israélite
d’Oran, dont l’un des buts était « civilisateur », avait conduit à la suppression des
synagogues particulières d’Algérie. Peu après le décret de novembre 1845 établissant
les consistoires en Algérie, Lasry, qui craignait que son investissement religioimmobilier ne soit menacé, a écrit aux autorités françaises. Il avait déjà une longue
expérience auprès des consuls européens, mais la présence (et la politique) coloniale
et civilisatrice de la France exigeaient d’autres stratégies. Lasry a estimé alors qu’il
fallait expliquer, dans une lettre au ministre de la Guerre à Paris, qu’il existait des
différences rituelles importantes entre les divers groupes de juifs en Algérie ; un
élément que la nouvelle loi sur les synagogues semblait ignorer. Sa synagogue, a-til expliqué dans sa lettre, portait le nom de Beit ha-Knesset européenne Lasry et
servait à ceux qu’il appelait les « séfarades européens » en Algérie27 (il s’agissait,
sans doute, des juifs du Maroc qui parlaient haketia, une forme occidentale de
judéo-espagnol). Lasry a ainsi expliqué pour des raisons économiques et financières
qu’il n’appartenait pas à la communauté des juifs autochtones d’Algérie, mais plutôt
à celles de juifs européens (du Maroc !). Il a ainsi obtenu gain de cause. Lasry a sans
doute perdu de l’argent avec l’installation de Boyer à Oran, mais il a réussi à garder
sa synagogue (et par conséquent son investissement immobilier).
26.BNA, F.O. 335/57/2, Pierre Boyer au vice-consul britannique, 11 octobre 1831.
27.CAOM, F80 1631, Lasry au ministère de la Guerre, document transcrit et attaché à la lettre du
ministère de la Guerre, Direction des affaires algériennes, au gouverneur général d’Algérie, 24 février
1846.
148
Du séfarade à l’indigène
Dans les années 1850, l’administration civile a installé Lasry dans les fonctions de
président du consistoire israélite de la province d’Oran28. Il a succédé à des dirigeants
très contestés pour des raisons peu claires. Sa tâche était de veiller à renforcer les
liens de la communauté des juifs indigènes à la France. Ainsi, le consistoire colonial
a fait appel à un négociant juif dont les racines étaient au Maroc et à Gibraltar et
qui entretenait des liens étroits avec des consuls d’un pouvoir rival ; il a choisi un
homme qui avait failli être ruiné par suite des caprices d’un représentant du nouveau
pouvoir colonial français. Et il lui a fourni une structure et un cadre qui lui ont permis
de se muer en dirigeant et en délégué de ce qu’on appelait « la communauté israélite
indigène », en somme en un agent de la mission civilisatrice française.
Conclusion
Ces épisodes tirés des premières années de la conquête nous en apprennent long
sur la création coloniale d’une communauté juive à Oran. D’abord, il semblerait que
l’intégration des juifs – du moins dans les réseaux commerciaux – ait suscité plus
d’inquiétudes de la part des Français que leur isolement, leur persécution ou leur
misère supposés. Il se peut même que ce soit précisément cette intégration qui ait
conduit le gouvernement français à lancer une politique « civilisatrice » destinée
à lier le destin de ces juifs à la France. Des travaux antérieurs à celui-ci soulignent
l’écart entre une stratégie militaire « antijuive » et les efforts de certains libéraux
civilisateurs des consistoires israélites métropolitains, qui voulaient à tout prix
émanciper leur cousins « orientaux » afin de ne pas les laisser vivre sous le même
statut colonial qui gouvernait les musulmans. Il semble plutôt que ce sont d’abord
les exigences coloniales et les besoins de la conquête qui ont joué un rôle dans
l’établissement d’une politique civilisatrice visant les juifs d’Algérie.
Une autre conclusion que l’on peut tirer de l’histoire de Jacob Lasry et de ses
coreligionnaires est que l’idéologie civilisatrice et les institutions coloniales qui la
représentaient ont créé un contexte historique qui a mené à une mutation profonde
des identités juives méditerranéennes. Lasry n’est pas sorti indemne de l’installation
du pouvoir colonial français en Algérie. Il est allé jusqu’à mobiliser l’autorité des
consuls britanniques pour tenter de récupérer ses biens. Mais une décennie et demie
plus tard, les nouvelles identités coloniales et les institutions dont elles étaient le
28.CAOM, fol. 3U/1, Projet du consistoire d’Oran pour les notables de la circonscription, 5 mai
1853.
149
reflet (et qu’elles ont aidé à créer) ont offert à Lasry de nouvelles opportunités. Sa
richesse, produit de ses attaches familiales et de ses connections transrégionales,
lui a paradoxalement permis de profiter de la consolidation du pouvoir français et
de la campagne visant à lier les juifs d’Oran aux colonisateurs. Il a su mobiliser son
identité « européenne séfarade » pour se distinguer des « indigènes » et protéger sa
synagogue au cours des années 1840, mais il a aussi réussi à s’inventer suffisamment
de racines locales pour se présenter comme un juif à la fois algérien et éclairé,
capable de servir la France dans sa mission coloniale. Il s’est ainsi déclaré apte à faire
participer les juifs d’Afrique du Nord, récemment devenus « indigènes, » à une
téléologie française d’émancipation.
150
Colonisation et migration
au Maghreb (183o-1962)
Les flux migratoires entre le Maroc et l’Algérie
à l’époque coloniale
Mimoun Aziza
Les migrations de population expriment les changements affectant l’organisation
et le fonctionnement de la société et de l’espace. Dans le cadre des sociétés rurales
maghrébines, les déplacements de population étaient intégrés dans les genres de
vie. Des mouvements saisonniers ou temporaires étaient pratiqués par les hommes
des régions aux milieux écologiques fragiles et à faibles potentialités économiques.
Traditionnellement, les gens des populations périphériques arides quittaient leur
terre pour louer leur bras. Par milliers, les montagnards du Haut-Atlas ou du Rif
devenaient moissonneurs dans les plaines céréalières du Maroc atlantique, les
Kabyles étaient colporteurs, d’autres s’engageaient dans les armées ou le commerce.
En plusieurs régions, les spécialisations professionnelles s’établirent, des filières
migratoires se constituèrent, permettant les départs.
Avant la colonisation, ces migrations provisoires demeuraient marquées par les
cadres régionaux de la vie communautaire. Des déplacements de population dans
les zones frontalières entre le Maroc et l’Algérie étaient fréquents. Il ne s’agissait
pas de flux réguliers et permanents, mais plutôt d’une sorte de nomadisme que
151
pratiquaient une bonne partie des tribus frontalières. L’implantation de l’économie
coloniale a engendré des changements importants. L’accaparement des meilleures
terres par les colons, la monétarisation des échanges et des services et le déclin des
économies vivrières provoquèrent la rupture des hiérarchies sociales anciennes
et la prolétarisation d’un nombre croissant de paysans. Par exemple, la législation
agraire introduite par la France en Algérie favorisait la propriété privée européenne.
Selon Claude Liauzu1, cette législation avait un objectif politique, faire place pour
les colons, mais aussi démanteler les assises de la société rurale et les moyens de
sa résistance. Ce phénomène a provoqué des flux migratoires importants vers les
grandes villes du Maghreb : Casablanca, Alger, Oran, Tunis, etc. et vers l’étranger.
L’occupation coloniale a également entraîné des déplacements de population
à l’intérieur du Maghreb : des Algériens qui fuyaient les atrocités de la conquête
française se réfugièrent au Maroc. En même temps, des Marocains partirent chercher
du travail dans la nouvelle colonie nord-africaine.
Des Algériens s’exilent au Maroc
Dès l’occupation française de l’Algérie en 1830, des dizaines de milliers
d’Algériens fuient leur pays soumis aux « chrétiens » et s’installent au Maroc.
Près d’un siècle plus tard, l’instauration du protectorat français au Maroc va inciter
davantage les Algériens à s’installer au Maroc, phénomène qui a duré tout au long
de la période coloniale. En suivant l’évolution historique de ces flux migratoires, on
pourrait distinguer quatre vagues principales2 :
– La première vague a débuté juste après l’occupation française en 1830. La
résistance de la population algérienne à la colonisation et à la conquête militaire
du pays a provoqué des départs collectifs de tribus vers le Maroc. Pour des raisons
de proximité géographique et de liens familiaux et religieux qui unissent les deux
sociétés maghrébines, le Maroc a été la destination de la première vague de migrants
algériens appelés les muhâjirîn, c’est-à-dire « les exilés pour la foi ». L’émigration
pour la foi était considérée comme un devoir pour celui qui est vraiment soumis
1. Claude Liauzu, (1996), Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Éditions Complexes,
Bruxelles, p. 116.
2. Henri Lombard distingue quatre principales vagues, il qualifie chaque étape d’un terme différent : immigration « de l’exil » jusqu’en 1907 ; immigration « appelée » de 1909 à 1926 ; immigration « favorisée » de 1926 à 1942 ; mais immigration seulement « supportée » de 1942 à la fin du
protectorat (1956).
152
Colonisation et migration au Maghreb
à la volonté d’Allah ; il doit rejoindre le pays de la Foi, le Dar el Islam, abandonner
le Dar el H’arb, le pays passé aux mains du colonisateur et légalement voué à la
guerre3. Cet exil était soit individuel, et il s’agissait alors d’une élite – des oulémas,
des cadres administratifs, des artisans, etc. –, soit collectif – et des tribus entières ou
des fractions de tribus comme celles de la région oranaise franchissaient la frontière
pour s’installer au Maroc.
Les sources marocaines témoignent d’un accueil chaleureux qui a été réservé
aux exilés algériens, « le Sultan marocain Abderrahmane Ibn Hicham a donné ses
ordres pour qu’ils soient bien accueillis et logés… »4. Dans son Histoire de Tétouan,
Mohamed Daoud raconte que, dès le débarquement français à Alger en 1830,
deux bateaux, avec à leur bord des familles algériennes, arrivent à Tétouan en août
1830. Et en 1842, on recense à Tétouan plus de 700 Algériens pauvres5. Dans une
lettre du sultan au gouverneur de Tétouan, Abderrahmane Ash’àsh, ordonne qu’ils
soient librement intégrés : « Ils sont libres, ceux parmi eux qui désiraient intégrer
librement l’artillerie ou la marine, admets-les et n’y contrains personne. Ceux qui
voudraient demeurer indépendants, libre à eux de choisir. Les commerçants et les
artisans, parmi eux, ont le loisir de gagner leur vie en pratiquant leurs métiers… »6
Aux notables de ces émigrés, le sultan affecta une bourse annuelle et distribua des
largesses à l’occasion des fêtes religieuses. À ses gouverneurs de provinces il donna
des directives formelles pour que ces exilés fussent aidés, respectés et exonérés de
toutes charges makhzéniennes.
Ces émigrés de la première vague venaient particulièrement de l’Ouest algérien.
Ils se sont installés, en majorité, à Oujda et à Fès. D’autres se sont réfugiés à
Tétouan, Taza, Meknès, Tanger. Il faut compter en outre ceux qui se sont installés à
la campagne.
– La deuxième vague est contemporaine à l’occupation d’Oujda en 1907 par les
Français, suivie de leur établissement du protectorat : c’est celle de « l’immigration
3. Charles-Robert Ageron (1967), « Les migrations des musulmans algériens et l’exode de Tlemcen (1830-1911) », in Économies, Sociétés, Civilisations, 22 années, n° 5, p. 1047-1066.
4. In Mohamed Daoud (1979), “Tarikh Tétouan” (en arabe), Imprimerie royale, Rabat, tome 8,
p. 314.
5. Ibid., p. 357.
6. Lettre du sultan Abderrahmane Ibn Hicham au gouverneur de Tétouan, datée mardi 23 Joumada
al-Awal 1246/ 9 novembre 1830. Direction des Archives royales, Rabat, cité par Ismail Moulay Abd
al-Hamid al-Alaoui, Tarikh Oujda Wa Angad fi Dawhat al-amjàd, Casablanca, 1985, tome I, p. 108.
153
appelée » (1907-1926). Pendant cette période, arrivent beaucoup d’Algériens qui
seront appelés à jouer le rôle d’intermédiaires entre les occupants et les Marocains :
des interprètes, grâce à leur connaissance de l’arabe et du français, des greffiers,
des instituteurs, des professeurs… Leur nombre ne cesse d’augmenter ; encore
les statistiques sont-elles inférieures à la réalité, un grand nombre d’Algériens
étant confondu avec les Marocains. Henri Lombard7 souligne que, pendant cette
deuxième période, les Algériens musulmans formaient « une colonie annexe de
la colonisation européenne ». En effet, appelés soit par l’administration soit par
des frères déjà installés, des cousins ou des amis affluèrent par centaines de toute
l’Oranie. Particulièrement de Tlemcen, de Nedroma et de Maâscar, des familles
entières croyaient à la pérennité de la présence française au Maroc et considéraient
notamment le Maroc oriental comme un simple prolongement de l’Algérie8.
Ceux qui s’étaient exilés pour des raisons religieuses lors de la conquête de
l’Algérie par les Français n’ont pas tenu, après l’installation du protectorat au Maroc,
à se prévaloir de leur qualité de sujets français. Il leur importait peu d’ailleurs de
changer de nationalité puisque, de toute façon, leur statut demeurait régi par la loi
musulmane. Eux ou leurs descendants figurèrent désormais comme des Marocains
dans les statistiques9. En 1907, ils formaient plus d’un cinquième de la population
d’Oujda qui comptait alors quelque 6 000 habitants. Pour 1910-1911, Louis Voinot10
parle de 1 500 Algériens groupés en 300 foyers, mais le recensement de 1911, cité
par Augustin Bernard11, n’enregistre que 200 Algériens sujets français.
À vrai dire, il est difficile de se faire une idée non seulement du chiffre exact de cette
population, mais aussi de sa position par rapport à la France. Surtout que le statut de
« “sujet français” n’a pas toujours été facilement détecté par l’administration française.
Ainsi, beaucoup d’Algériens se retrouvent “noyés” dans la masse des Marocains, faute
d’avoir entrepris les démarches pour faire connaître leur origine algérienne et donc
leur qualité de sujet français, ceci plus au moins volontairement »12. De nombreuses
familles ont fini par avoir la nationalité marocaine, telles que les Ben Mansour, les
7. Op. cit., p. 9.
8. Y. Katan, (1990), Oujda, une ville frontière du Maroc (1907-1956), L’Harmattan, Paris, p. 432.
9. Katan, op. cit. L’auteur cite le cas du Khalifat du pacha d’Oujda en poste en 1955 et qui, bien
qu’originaire de Géryville en Algérie, se considérait comme marocain.
10.Voinot Luis (1912), Oujda et l’Amalat, Oran, Fouque, p. 37.
11.A. Bernard (1911), Les confins algéro-marocains, Larose, Paris.
12.Y. Katan, op. cit., p. 437.
154
Colonisation et migration au Maghreb
Abdelghani, les Ouled Saâdouni. D’autres, d’origine algéro-turque (les Koulouglis),
restèrent sans nationalité. Quant à ceux reconnus comme sujets français, H. Lombard
explique, par exemple, qu’il y avait des familles qui recevaient du Makhzen marocain
l’indemnité due aux muhâjirîn et prenaient la précaution d’inscrire leurs enfants à
l’état civil de Tlemcen, ceci dès avant l’occupation française du Maroc ; c’est le cas
des Triqui et des Meziane. D’autres ont préféré ne pas se manifester comme tels et
passer pour des Marocains. Il remarque aussi que la présence des Algériens à Oujda
représente un atout pour la France. Il écrit : « dans ce Maroc étranger à la France, les
Algériens qui vivaient même musulmans, même ayant fui la domination française et
n’aspirant qu’à se fondre dans la population qui les entourait, servaient déjà l’intérêt
français commercialement et politiquement, le plus souvent involontairement. »13
Aux yeux des Marocains, cette participation massive des Algériens à l’administration
du protectorat leur donne l’image de gens se rapprochant des Français et s’éloignant
de leurs frères musulmans. C’est pourquoi ils sont traités de shab nçara, c’est-à-dire
« les amis des chrétiens »14.
– La troisième vague se signale comme période de réglementation de l’entrée des
Algériens au Maroc : c’est celle de « l’immigration favorisée » (1926-1942). Avec
le temps, les Algériens sont devenus moins indispensables pour l’administration
française et sont progressivement remplacés par des Marocains pour les petits
emplois. On réglemente leur admission au Maroc. Surtout, on change leur statut
de fonctionnaires, qui est assimilé à celui des Marocains en 1926 : l’arrêté viziriel
du 8 janvier 1926 déplace les fonctionnaires algériens musulmans du cadre français
vers le deuxième cadre spécial marocain et assimilé. En outre, les salariés algériens
ne peuvent plus bénéficier de la législation sociale appliquée aux citoyens français ;
en effet, n’étant pas des citoyens, mais des « sujets français », ils ne peuvent pas
bénéficier de la majoration de traitement de 38 % et du remboursement des frais de
voyage en congés accordés aux Français. Les Algériens, à travers la Fédération des
Algériens musulmans du Maroc, ont protesté contre cette réorganisation de 1926.
Ils ont exprimé leur refus de cette confusion avec les Marocains, allant même jusqu’à
accuser la France de « racisme assimilateur ». Cette fédération rappelle que « de
nombreux Algériens, abandonnant leur situation en Algérie ou même interrompant
leurs études, ont répondu à l’appel de la France, se sont expatriés, ont donné au
13.Op. cit. , p. 5.
14.M. Lemaille (1937), p. 42.
155
Maroc sa première armature et ont pu rendre au protectorat de réels services… ;
que la nationalité prime [sur] l’origine et que le racisme assimilateur, qui leur est
opposé, n’est pas appliqué aux israélites, le juif algérien conservant un statut distinct
et supérieur à celui de juif marocain »15.
Malgré ces inconvénients, les Oranais continuent d’affluer vers le Maroc. Ils
sont 2 471 en 1926 pour passer à 4 594 en 1936. La crise économique de 1931 les
empêche d’émigrer vers la France, alors ils se tournent vers le Maroc. Oujda fut leur
point d’arrivée : plus de la moitié des Algériens (57,6 %) au Maroc vivaient dans
cette ville en 1936. Pourtant, le Maroc aussi tend à se fermer à leur émigration, à
cause de la crise économique. À partir de cette période, les conditions d’entrée des
étrangers au Maroc, donc des Algériens dans ce cas, sont devenues plus sévères ;
elles sont réglementées par un dahir du 20 octobre 1931, dont les dispositions sont
renforcées en 1934. Parmi ces conditions, il fallait présenter un contrat de travail
accordé par l’employeur pour une durée d’une année minimum ; ce contrat devait
être visé par le Service du travail de Rabat. Les Algériens protestèrent contre cette
loi, d’autant plus que l’entrée des Marocains en Algérie était pratiquement libre et
qu’ils subissaient, de ce fait, une concurrence sur le marché du travail algérien sans
réciprocité16.
– La quatrième vague est, au plan économique, celle de l’immigration
« supportée » (1942-1956) et non plus « appelée » ou « favorisée », selon
l’expression d’Henri Lombard. Elle est le fait essentiellement de travailleurs sans
capitaux à la recherche d’emplois et qui vont se confondre avec les prolétaires
marocains. Ce caractère nouveau s’affirme après la Seconde Guerre mondiale.
Dans la ville d’Oujda par exemple, leur nombre passe de 4 813 en 1943 à 14 322 en
1951 ; un nombre qui a triplé en l’espace de huit ans. Cette hausse vaut aussi pour
les autres villes ou villages de la région orientale du Maroc, comme Berkane, Ahfir
et Taourirt. Cela est principalement dû à des facteurs liés à la situation dans la région
oranaise, qui connaît alors une poussée démographique importante, et à l’arrêt de
la migration vers la France du fait de la guerre et du débarquement des Alliés. Ces
immigrants sont majoritairement des ouvriers sans qualification professionnelle,
15.In Rapport de la Fédération des Algériens musulmans au Maroc sur la situation des Algériens musulmans au Maroc, cité par H. Lombard, p. 26.
16.Il s’agit de l’émigration saisonnière des Marocains vers l’Algérie que nous traiterons également
dans ce texte.
156
Colonisation et migration au Maghreb
des chômeurs à la recherche de travail. Un grand nombre s’adonne à la contrebande
qui règne alors à Oujda. « Une population algérienne s’est créée qui se compose de
gens sans profession déterminée, instables, chômeurs... se rapprochant de la plus
basse couche sociale marocaine tout près de laquelle ils vivent. »17 Après la fin de
la guerre, ce mouvement s’intensifie : c’est encore une foule de gens sans contrat de
travail, créant de petites boutiques et vivant avec les Marocains démunis dans des
quartiers, ou « villages », périphériques.
Le dernier afflux des Algériens vers le Maroc est lié aux événements de la guerre
d’indépendance de l’Algérie, déclenchée en 1954. À partir de cette date, des milliers
de réfugiés algériens s’installent à Oujda : 6 386 en 1957 et 9 851 en 195818.
Les flux migratoires du Maroc vers l’Algérie
La migration marocaine vers l’Algérie a débuté vers la moitié du XIXe siècle. Il
s’agissait, dans un premier temps, d’un mouvement saisonnier des travailleurs rifains.
Ce mouvement de va-et-vient permanent entre le Rif et l’Algérie était connu chez
les Espagnols sous le terme golondrina, qui veut dire « hirondelle », certainement
pour son caractère saisonnier. Les Rifains utilisaient le terme Asharrak qui signifie
« partir vers l’Est » pour parler de leur départ vers l’Algérie. On désignait l’Algérie par
Lanjiri ou Ashark. Les habitants du Maroc oriental, notamment les Beni-Snassen et
les Sahraoua, avaient aussi l’habitude d’aller chaque année travailler en Algérie. Des
milliers de Rifains ont fini par s’y installer définitivement. À Misserghin, près d’Oran,
il y avait un village presque entièrement peuplé de Rifains, fixés définitivement dans
le pays. Un douar marocain à Aïn Turk dans la province d’Oran s’est formé dans les
années 1940, à la suite des grandes famines sévissant dans le Rif et entraînant un
exode massif vers l’Algérie.
L’un des premiers témoignages qu’on a pu recueillir de ce cas situe le début de
cette migration vers la moitié du XIXe siècle : « Le 18 novembre de la même année
1852, agissant sans doute en représailles, les Espagnols de Melilla s’emparent d’une
barque marchande appartenant à des Guelaya, et qui faisait route pour Oran où, de
plus en plus, d’année en année, les travailleurs de cette tribu viennent maintenant
17.H. Lombard, op. cit., p. 31.
18.P. Depis (1962), Notes sur le problème des réfugiés algériens au Maroc oriental (mars 1956-mai
1962), mémoire pour le CHEAM.
157
louer leurs bras aux colons à l’époque des moissons. »19 En 1895, Augustin
Mouliéras20 rappelle que chaque année plus de 20 000 Rifains viennent travailler
chez les colons en Algérie. Louis Milliot21 rapporte vers 1934 que « cette émigration
remontait aussi loin que les souvenirs des générations actuelles et, d’après les
témoignages des anciens colons d’Oranie, il y a une cinquantaine d’année au moins
que le défrichement et les moissons y sont exécutés par des travailleurs rifains ».
Les informations recueillies par Raymond Bossard22 auprès des « vieux » du Rif
oriental montrent que dans la commune rurale de Dar Kebdani, on allait en Algérie
dès avant la guerre avec les Espagnols, probablement avant 1909. Cette migration
devient plus importante dans la dernière décennie du XIXe siècle, lorsqu’une liaison
maritime fut établie entre Melilla et Oran. En 1896, il y avait 15 524 Marocains
en Algérie, le département d’Oran en regroupait 11 82423. « De longue date, nous
connaissons le Rifain, qui a coutume de venir en Algérie faire la moisson et les
vendanges, comme un laborieux travailleur, courageux et probe. D’autres fois il se
montre un cheminot précieux et bien des kilomètres de rails furent posés par lui, en
Oranie principalement. »24
Plusieurs facteurs faisaient varier le nombre d’émigrants d’une année sur l’autre :
les récoltes dans le Rif, la concurrence des machines agricoles plus perfectionnées,
les événements politiques, les mesures administratives et les crises économiques.
Mais jusqu’au moment de « la guerre des sables »25, qui a eu lieu entre l’Algérie et le
Maroc en 1963, le flux migratoire ne s’est jamais complètement arrêté.
19.H. Duveyrier, « La dernière partie inconnue du littoral de la Méditerranée : le Rif », in Bulletin
de la géographie historique et descriptive, Paris 1887, t. II, p. 142.
20.A. Moulieras, Le Maroc inconnu, volume 1, Exploration du Rif, Paris, 1895.
21.L. Milliot., « L’exode saisonnier des Rifains vers l’Algérie », in Bulletin Économique du Maroc
1933-1934, p. 313.
22.R. Bossard, Un espace de migration, les travailleurs du Rif Oriental (Province de Nador), Thèse de 3e
cycle en géographie, Université de Montpellier, 1979, p. 52.
23.Démontés (Victor), « Les Étrangers en Algérie », Bulletin de la Société de géographie d’Alger,
1898, pp. 204-205.
24.Taillis ( Jean du), Le nouveau Maroc, suivi d’un voyage dans le Rif, Paris, 1925, p. 332.
25.Cette guerre de courte durée a eu lieu entre le Maroc et l’Algérie en 1963 en raison d’un conflit
concernant les frontières entre les deux pays.
158
Colonisation et migration au Maghreb
Les sources historiographiques
Nous disposons d’un certain nombre de documents fournissant des informations
précieuses concernant l’émigration rifaine vers l’Algérie. Nous avons, en premier lieu,
le journal espagnol Telegrama del Rif, publié à Melilla dès le début du XXe siècle. Puis,
il y a les annuaires statistiques du protectorat qui fournissent des données chiffrées
importantes, mais malheureusement ces annuaires ne couvrent qu’une période très
courte du protectorat, de 1941 jusqu’à 195526. Et nous ne disposons que d’un seul
rapport semi-officiel27. Concernant le courant migratoire qui utilisait la voie maritime à
partir de l’enclave espagnole de Melilla, et qui débuta vers le milieu du XIXe siècle, nous
disposons d’un ensemble de rapports diplomatiques rédigés à Oran et à Alger entre
1859 et 1863 et conservés aux Archivo Histórico National de Madrid et aux archives du
ministère des Affaires étrangères espagnol28. Du côté français, l’étude de Louis Milliot,
doyen de la faculté de droit d’Alger, publiée dans le Bulletin économique du Maroc de
1933-1934, demeure toujours le document indispensable pour l’étude des conditions
de vie et de travail de cette main-d’œuvre marocaine concentrée essentiellement dans
l’Ouest algérien. L’auteur a effectué des enquêtes personnelles auprès de ces migrants
et dispose de données chiffrées importantes lui permettant d’analyser en profondeur
certains aspects du phénomène, notamment le mouvement d’entrée et de sortie
d’Algérie. Cependant, il faut signaler que ces données sont limitées dans le temps : elles
ne couvrent que les années 1931-1932. Pour la même période, nous avons consulté un
certain nombre de lettres adressées par le consul général français de la région d’Oujda
à la résidence générale à Rabat qui fournissent des renseignements intéressants et
des données numériques importantes concernant cette mobilité29. À cette masse
documentaire, il conviendrait d’ajouter les traditions orales populaires féminines
(littérature, poèmes et chants rifains) qui évoquent l’absence d’un mari ou d’un frère30.
26.Il s’agit des Anuarios Estadísticos de la Zona del Protectorado y de los Territorios de Soberanía de
España en el Norte África publiés par l’Instituto Nacional de Estadística (Presidencia del Gobierno)
Madrid, entre 1942 et 1955.
27.F. B. Perez, trabajadores rifeños en Argelia, conferencias desarrolladas en la Academia de Interventores, 1948-1949, Tetuán, 1959, p. 5-17.
28.Ces documents ont été partiellement étudiés par Juan-Bautista Vilar dans un article intitulé « Los orígines de la inmigración laboral marroquí en la Argelia francesa, los rifeños en la Oranie
(1855-1963) », in Cuadernos de la Historia Moderna y Contemporánea, Universidad Complutense de
Madrid, VI, 1985, p. 117-146.
29.Archives de l’Armée de terre à Vincennes (France), série 3 H 139.
30.Voir à ce propos les poèmes recueillis par Louis Justinard dans « Note sur la littérature et la
159
Le parcours migratoire
Avant de quitter le Rif, l’ouvrier prépare un repas particulier auquel il invite ses
voisins et les membres de sa grande famille. D’après Louis Milliot, « l’ouvrier doit
s’adresser aux bureaux d’intervenciones pour procurer un passeport non timbré
qui lui est délivré sur feuille simple, moyennant une redevance très modique
d’une peseta, sans photographie ni aucune formalité tracassière. Le plus souvent,
les immigrants possèdent, en outre, une carte d’identité avec photographie et
signalement dite “tarjeta de Identidad” »31. En réalité, les émigrants respectaient
rarement ces procédures administratives. Notamment ceux qui empruntaient la
voie terrestre et partaient en général à pied. En principe, le passeport devait être visé
au passage dans la zone française où, de plus, les intéressés étaient astreints à une
visite sanitaire comportant douche, épouillage et vaccination ; moyennant quoi, on
leur remettait une carte sanitaire exigible pour le franchissement de la frontière. En
Algérie, la réglementation applicable à la main-d’œuvre rifaine est le droit commun
de tous les étrangers c’est-à-dire qu’en principe pour pouvoir demeurer dans le pays
comme « travailleurs », les intéressés devaient produire un certificat d’embauche et
obtenir la délivrance d’une carte d’identité spéciale. Mais bien peu se soumettaient
entièrement à ces prescriptions. Celles-ci ne semblaient pas, du reste, pouvoir être
facilement appliquées. Les employeurs étaient les premiers à souhaiter qu’aucun
renforcement inopiné de contrôle ne vienne troubler un courant transfrontalier qui
s’avérait extrêmement utile32.
poésie chez les Rifains », Bulletin de l’Enseignement public au Maroc, numéro spécial, janvier 1926.
M. Biarnay dans ses « notes sur les chants populaires rifains », in Les Archives berbères, publication
du Comité d’études berbères de Rabat (1915-1916), p. 26-43, cite le cas d’une femme abandonnée
sans ressources par son mari qui est parti en l’Algérie et qui se voit, au retour de celui-ci, séquestrée,
maltraitée, accusée d’infidélité ; elle crie son indignation :
Lorsqu’il partit pour la perverse Algérie, à qui me confia-t-il ?
Il me mit une faucille dans la main et me dit : Moissonne le blé !
Lorsqu’il revint, me rapportant seulement un vêtement grossier,
Il me dit : Maintenant voile-toi !
31.Ibid., p. 318-319.
32.En 1931, au cours d’une période de trois semaines durant lesquelles un essai de pointage avait
été fait dans une commune de l’Ouest algérien, on avait relevé l’entrée de 6 500 Rifains et le départ
de 2 000. On imagine alors les difficultés matérielles que pouvait rencontrer l’établissement d’un
contrôle strict durant cette période d’affluence. Voir L. Milliot, p. 319.
160
Colonisation et migration au Maghreb
Pour son transport, le travailleur rifain avait besoin d’une certaine somme
d’argent. Quand il ne la possédait pas, il était obligé de recourir à l’emprunt ou de
partir à pied en affrontant les risques de la route, comme c’était le cas pendant les
années de famine dans le Rif (1941-1944). Les ouvriers qui partaient à pied pour la
première fois préféraient être accompagnés des anciens migrants qui connaissaient
le chemin par expérience. En partant du Rif, ils empruntaient des itinéraires connus
par les anciens. Il y avait deux itinéraires principaux : le premier passait par Taourirt
et aboutissait à Oujda, emprunté surtout par les Metalsa et les Beni-Bou-Yahyi.
Le deuxième chemin franchissait la Moulouya au pont international sur la route
de Berkane ou aux multiples gués situés en amont ou en aval. Une partie de ces
émigrants voyageait à pied et une autre utilisait les autocars qui circulaient dans la
zone espagnole et traversaient le Maroc oriental. Les départs du douar s’effectuaient
généralement en groupe afin d’éviter les dangers de la route, car le voyage n’était pas
toujours sûr, surtout lors du retour. Quelle que soit la saison, grâce au mouvement
incessant de va-et-vient entre le Rif et l’Algérie, les intéressés se trouvaient toujours
en nombre suffisant pour poursuivre le voyage. Ce mouvement leur permettait, par
ailleurs, d’être renseignés progressivement sur l’état du marché de la main-d’œuvre
et le développement de la saison des travaux. Ce sont des informations ainsi
échangées en cours de route qui les guidaient vers telle ou telle région algérienne.
En plus des dangers que représentait le voyage à pied, il n’était pas avantageux en
termes économiques car l’ouvrier perdait en temps et en nourriture l’équivalent
du transport en autocar. Cependant, la moitié des émigrants empruntaient la voie
terrestre afin d’échapper aux formalités de contrôle administratif instauré pour la
traversée de la zone française et la pénétration en Algérie. Les autorités espagnoles
essayaient parfois de contrôler ce courant migratoire et de l’arrêter complètement
en période de difficultés. Par exemple, en 1928, après la conquête totale du Maroc,
les autorités espagnoles avaient développé une intense campagne de propagande
pour détourner ce courant migratoire vers le sud de l’Espagne pour la récolte des
olives. Mais les problèmes économiques et sociaux de l’Andalousie ont rendu cette
initiative impossible. Le développement de ce mouvement dépendait des facteurs
économiques propres aux deux pays : le Maroc et l’Algérie. Les opérations militaires
de la conquête de 1924 à 1928 ont provoqué une telle raréfaction de travailleurs rifains
en Algérie, que des émissaires-recruteurs étaient envoyés d’Algérie, afin de ramener
les équipes qui faisaient défaut dans les exploitations. D’après le Rapport mensuel
du protectorat français de janvier 1930, les Espagnols avaient pris des mesures pour
limiter et contrôler cette émigration. Les Caïds dressaient des listes de ceux qui se
161
trouvaient en Algérie33. « Dans la circonscription de Melilla de sévères mesures
auraient été prises pour empêcher l’exode habituel des indigènes vers l’Algérie ou le
Maroc oriental. Les autorités espagnoles auraient promis que d’importants travaux
seraient prochainement entrepris pour utiliser la main-d’œuvre. » 34
Il faut signaler que les statistiques officielles ne sont qu’approximatives. Il est
difficile de donner une valeur absolue aux chiffres fournis par les services des douanes
aux frontières, parce que, d’une part, le contrôle ne s’opérait pas sur la totalité des voies
d’accès et, d’autre part, chaque individu venait et retournait fréquemment plusieurs fois
au cours de la même année. En outre, les Rifains essayaient d’échapper à tout contrôle
dans la mesure du possible. Sur les chantiers algériens, les employeurs commettaient
des erreurs dans l’appréciation de l’origine ethnique de leurs ouvriers. Les statistiques
dont nous disposons proviennent de deux sources. D’une part, les statistiques des
entreprises de transports maritimes qui fournissent les chiffres des ouvriers rifains
débarqués à Oran : 5 500 en 1930, 15 400 en 1931 et 11 300 en 1932. D’autre part, le
relevé effectué sur les transports espagnols empruntant la route du pont international
de la Moulouya. Celui-ci présente les chiffres suivants : 19 000 en 1930, 34 000 en
1931 et 29 800 en 1932. D’après les statistiques algériennes, le nombre de Marocains
dans le département d’Oran en 1936 est de 19 902, dont 4 395 vivaient dans la ville
d’Oran et 15 507 dans les autres communes. Les communes qui comptaient plus de
mille Marocains en 193635 sont les suivantes :
– Aïn-Temouchent
1 390
– Aïn-Kial
1 286
– Er-Rahel
1 297
– Hammam-Bou-Hdjar
1 034
– Laferriere
1 114
– Rio-Salado
1 292
33.Archives militaires de Vincennes (France), série 3 H 139.
34.L. Milliot, p. 397.
35.Répertoires statistiques des communes de l’Algérie (recensement de 1936), Direction des services économiques, Service central des statistiques, gouvernement général d’Algérie.
162
Colonisation et migration au Maghreb
Amplification du phénomène après la Seconde Guerre mondiale
Chassés par les famines des années 1940, les Rifains quittent massivement leur
pays36. 1941, année de la grande famine dans le Rif, a connu un exode massif des
Rifains vers l’Algérie : plus du quart de la population masculine de certaines tribus
du Rif oriental se trouvait en Algérie, comme le montre le tableau suivant :
Pourcentage d’ouvriers émigrés par rapport à la population masculine de certaines tribus
du Rif oriental en 1941
Tribus
Émigrants hommes
Population masculine
totale
Part de
l’émigration
Temsaman
1 567
7 504
20,8 %
Beni Saïd
1 544
5 617
27,5 %
Beni Touzine
1 193
8 246
14,5 %
Tafersit
301
1 636
18,4 %
Total
4 605
22 999
20 %
Source : Annuaire statistique de la zone du protectorat espagnol au Maroc 1942.
En 1942, les sources espagnoles estimaient à 46 000 le nombre d’ouvriers
disponibles dans la zone espagnole pour l’émigration37.
Cette migration a permis à une bonne partie de la population du Rif de se mettre
en contact avec l’économie coloniale. Le travail, chez les colons français en Algérie,
représentait la première forme de salarisation connue par les Rifains. L’impact de
cette émigration sur la société rifaine apparaît dès le début du XXe siècle : « Les
Marocains, qui dans les débuts n’achetaient que des produits de toute première
nécessité, se créaient des besoins grâce à l’argent qu’ils rapportent de leur séjour
en Algérie : ils voyaient leur pouvoir d’achat augmenter. »38 Les sommes d’argent
rapportées dans le Rif servaient de complément de ressources. Ils permettaient aussi
à quelques-uns d’acquérir des lopins de terre. On peut légitimement penser que les
36.L’information concernant cette période est plus généreuse grâce aux Annuaires statistiques de la
zone du protectorat espagnol, publiés à partir de 1940 jusqu’à la fin du protectorat.
37.Il s’agit de l’Annuaire statistique de 1942.
38.Ed. Déchaud, « Melilla et les présides », in Bulletin de la Société de géographie commerciale de
Paris, 1909, p. 2-3.
163
conséquences de cette émigration sur la société rifaine furent aussi importantes que
les changements introduits par la colonisation espagnole. La colonisation a participé
à l’intensification de ce phénomène, en privant un grand nombre de paysans de
leurs terres sans créer sur place un nombre important d’emplois d’ouvriers agricoles.
Avant la colonisation espagnole, cette émigration avait un caractère saisonnier,
les séjours des Rifains étaient courts (de trois à quatre mois), mais, pendant la
période coloniale, les séjours commencèrent à être plus longs. Comme en témoigne
M. Pascalet, le premier vice-président de la chambre de commerce d’Oujda, « cet
exode commence au Rif dès la fin du mois de mai et dure de quatre à cinq mois. La
moisson finie, ils se livrent au travail de la vigne ou s’embauchent dans les entreprises
de dépicage pour attendre les vendanges. Ils ne retournent chez eux qu’en septembre.
Quelques-uns, très rares, restent en Algérie pour piocher la vigne »39. À tour de
rôle et aux frais du groupe, ils retournent chez eux pour aller voir leur famille et
acheminer leurs économies et celles des autres membres du groupe. Ces émissaires,
véritables rekkas ou bouchta (déformation du terme français « la poste »), faisaient
plusieurs allers-retours entre l’Algérie et le Rif. Et grâce au mouvement de va-etvient entre le Rif et l’Algérie, les intéressés restaient en contact avec l’actualité dans
le Rif. Aussi, le fait de vivre ensemble constituait un facteur favorable au maintien
des relations avec leur pays. La vie en groupe qu’ils menaient leur permettait de
réaliser des économies. D’après plusieurs témoignages, le Rifain dépensait la moitié
de son salaire en nourriture en Algérie et rapportait l’autre moitié dans sa tribu.
À part la nourriture, les ouvriers rifains n’effectuaient aucun achat à l’intérieur du
territoire algérien : les premiers achats avaient lieu à Oujda. Les sommes d’argent
rapportées chaque année dans le Rif sont estimées à environ 50 millions de francs
en 193240. En 1950, M. Counil parle d’un milliard de francs. La somme rapportée
par chaque ouvrier dans sa tribu est estimée à 27 000 francs en 1950, en prenant
pour base un salaire moyen de 300 francs par jour pour un séjour de six mois par
année41. Ces sommes d’argent ramenées d’Algérie ont contribué, certainement, à
modifier légèrement les modes de consommation dans le Rif.
39.Bulletin du Comité de l’Afrique française, 1929, p. 521-523.
40.Milliot, op. cit., p. 397. 41.Counil (M), Les travailleurs marocains en Algérie, mémoire de CHEAM n° 1672, 1950.
164
Colonisation et migration au Maghreb
Conclusion En provoquant les bouleversements des structures socio-économiques du
Maghreb que nous connaissons, la colonisation a facilité le déplacement des
populations et a créé les conditions favorables aux flux migratoires intermaghrébins.
Aujourd’hui, les relations « humaines » entre les deux pays voisins, l’Algérie et le
Maroc, sont réduites au strict minimum. Les populations frontalières, habituées
pendant des siècles à vivre dans de grands espaces, se trouvent actuellement
confrontées à des barrières physiques qui les empêchent de se déplacer. Cette
situation ne facilite ni le déplacement des populations ni les échanges commerciaux
illégaux. Mais la population locale défie cette politique officielle en développant une
activité commerciale parallèle, sous forme de contrebande. La situation actuelle n’est
pas l’héritage de l’époque coloniale, mais elle est plutôt le résultat des politiques
gouvernementales postcoloniales. À l’heure des indépendances, plus de 350 000
Marocains vivaient en Algérie, il n’en reste aujourd’hui que 50 000. Le Maroc aussi
a abrité plus de 100 000 Algériens, seulement 12 000 y vivent actuellement.
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166
La modernité juridique au Maroc :
protégés juifs, tribunaux consulaires et droit islamique
Jessica Marglin
Souvent, les historiens décrivent l’histoire juridique des juifs vivant dans le Maroc
moderne comme la progression d’une condition oppressive vers celle de l’égalité
et de la « justice ». L’historiographie des juifs dite « néolacrymale » souligne la
discrimination inhérente à la loi islamique envers les non-musulmans1. D’après cette
approche, puisque les institutions judiciaires musulmanes considéraient les juifs
comme juridiquement inférieurs aux musulmans, le fait d’être soumis à la juridiction
islamique menaçait le bien-être des juifs. Ainsi, la capacité des juifs de s’épanouir
culturellement, économiquement et socialement était directement proportionnelle
à la façon dont les juifs étaient autorisés à gérer leurs propres affaires, particulièrement
dans le domaine judiciaire2. Cette historiographie souligne les efforts déployés par
les dirigeants des communautés juives pour empêcher leurs coreligionnaires d’avoir
1. Sur l’historiographie « néolacrymale », voir Mark R. Cohen, Under Crescent and Cross: The Jews
in the Middle Ages (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1994), chapitre 1.
2. Pour un exemple extrême de ce point de vue, voir Bat Ye’or, The Dhimmi: Jews and Christians under Islam (Rutherford : Fairleigh Dickinson University Press, 1980), 56-57. Pour une approche plus
nuancée, voir Moshe Gil, A History of Palestine, 634-1099 (Cambridge : 1992), p. 164-165.
167
recours aux tribunaux islamiques. Elle conclut que la majorité des juifs évitaient
autant que possible le recours au système juridique islamique3.
Selon les chercheurs qui partagent ce point de vue, la diffusion de la protection
consulaire pendant la seconde moitié du xixe siècle marque le début de l’émancipation
juridique juive, représentant ainsi un tournant dans l’histoire moderne des juifs. Suite
aux traités de capitulation signés pour la première fois avec le sultan marocain au
xviie siècle, les puissances européennes étendent leur protection officielle, y compris
la juridiction civile, à un nombre croissant de juifs et de musulmans marocains4. De
plus en plus, les activistes juifs européens (comme l’Alliance israélite universelle)
insistent sur la nécessité d’une protection étrangère afin d’éviter aux juifs marocains
la partialité inhérente aux tribunaux islamiques5. Plusieurs historiens continuent à
affirmer que les juifs voulaient échapper à un système juridique discriminatoire et
opter pour un autre qui les traiterait sur un pied d’égalité6. Ces chercheurs avancent
que la progression de l’inégalité vers l’égalité culmina sous le protectorat français,
lorsque les juifs étaient placés soit sous la juridiction des tribunaux juifs, soit sous
celle des tribunaux « indigènes » et laïques (ainsi, non discriminatoires)7.
3. Voir, par exemple, André Chouraqui, La condition juridique de l’Israélite marocain, Paris, Presses
du livre français, 1950, p. 119-121 ; Haim Zafrani, Les juifs du Maroc : vie sociale, économique et religieuse, études de Taqqanot et Responsa, Paris, Geuthner, 1972, p. 117 ; Id., « Judaïsme d’Occident musulman. Les relations judéo-musulmanes dans la littérature juridique. Le cas particulier du recours
des tributaires juifs à la justice musulmane et aux autorités représentatives de l’état souverain », Studia Islamica, n° 64 (1986), p. 125-149 ; Jane S. Gerber, Jewish Society in Fez, 1450-1700: Studies in
Communal and Economic Life, Leiden, Brill, 1980, p. 60.
4. Sur la protection consulaire au Maroc, voir notamment Mohammed Kenbib, Les protégés : contribution à l’histoire contemporaine du Maroc, Rabat, Faculté des lettres et des sciences humaines, 1996.
5. Voir, par exemple, L’Alliance israélite universelle, L’Alliance israélite universelle ; publié à l’occasion
du 25e anniversaire de sa fondation célébré le 1er mars 1885, Paris, Alliance israélite universelle, 1885 ;
Narcisse Leven, Cinquante ans d’histoire ; l’Alliance israélite universelle, 1860-1910, Paris, F. Alcan,
1911, p. 237-260 ; André Chouraqui, L’Alliance israélite universelle et la renaissance juive contemporaine, 1860-1960 ; cent ans d’histoire, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 111-113 ; Mohammed Kenbib, Juifs et musulmans au Maroc, 1859-1948, Rabat, Faculté des lettres et des sciences
humaines, 1994, p. 214-218.
6. Pour une évaluation générale en ce sens, voir Norman Stillman, The Jews of Arab Lands in Modern
Times, Philadelphia, The Jewish Publication Society, 1991, p. 4-5.
7. Sur le statut juridique des juifs sous le protectorat, voir Chouraqui, Condition juridique, en particulier p. 121-122. Il est important de préciser que des juifs n’étaient pas satisfaits de leur statut juridique sous le protectorat, et souhaitaient que la France leur accorde la nationalité française afin qu’ils
soient exemptés de tous les tribunaux marocains (voir, par exemple, Michael M. Laskier, The Alliance
168
La modernité juridique au Maroc
Pourtant, les archives judiciaires consulaires consultées ici (celles de la France,
de la Grande-Bretagne et des États-Unis) racontent une autre version de l’histoire.
Elles montrent que la loi islamique continuait de jouer un rôle important dans les
stratégies judiciaires des juifs8. Les protégés juifs fréquentaient à la fois les tribunaux
islamiques et consulaires. Plusieurs juifs, y compris ceux qui ne bénéficiaient pas de
la protection consulaire, préféraient avoir recours aux tribunaux islamiques plutôt
qu’aux tribunaux consulaires, même s’ils avaient la possibilité de fréquenter ces
derniers. Le recours des juifs aux institutions judiciaires islamiques, au cours du xixe
et au début du xxe siècle, doit être vu dans le contexte d’une relation de longue durée
avec la loi islamique. Depuis la période médiévale, les juifs du monde musulman
recouraient aux tribunaux de la sharī‘a (la loi islamique) et au sultan pour leurs affaires
judiciaires, avec ou sans le consentement des autorités rabbiniques9. Loin d’essayer à
tout prix d’éviter les institutions judiciaires islamiques, les juifs cherchaient parfois à
résoudre leurs différends conformément à la loi islamique. Cela indique que les juifs
n’étaient pas rétifs aux normes et pratiques des institutions judiciaires islamiques et
ne rejetaient pas systématiquement les tribunaux islamiques en invoquant l’injustice
inhérente de la loi islamique vis-à-vis d’eux. Les choix judiciaires des juifs marocains
indiquent, en revanche, qu’ils utilisaient les institutions disponibles pour optimiser
leur propre avantage.
Pour beaucoup de juifs, le recours aux tribunaux consulaires ne constituait pas
une occasion d’échapper à un système juridique injuste (la loi islamique) vers
d’autres plus justes (systèmes juridiques occidentaux tels qu’ils étaient appliqués
dans les tribunaux consulaires), mais plutôt une option supplémentaire pour élargir
l’éventail des possibilités judiciaires qui étaient à leur disposition. Les juifs qui
bénéficiaient d’une protection étrangère avaient le choix de recourir aux tribunaux
juifs, aux tribunaux de la sharī‘a et aux tribunaux consulaires. La multiplicité des
Israélite Universelle and the Jewish Communities of Morocco, 1862-1962, Albany, State University of
New York Press, 1983, p. 163-171 et Daniel J. Schroeter and Joseph Chetrit, «Emancipation and its
Discontents: Jews at the Formative Period of Colonial Rule in Morocco», Jewish Social Studies, n.s.
13, n° 1 (2006), p. 170-206.
8. Mes sources proviennent principalement de trois archives diplomatiques : les archives du ministère des Affaires étrangères à Nantes (MAE Nantes) ; les archives du Foreign Office (le ministère
des Affaires étrangères) conservés aux Archives nationales du Royaume-Uni (FO) ; et les Archives
nationales des États-Unis II (USNA II).
9. Voir surtout S. D. Goitein Shlomo Dov Goitein, A Mediterranean Society, 5 vol., Berkeley, University of California Press, 1967-1988, v. 2, p. 399-401.
169
instances judiciaires mises à la disposition des juifs est caractéristique du pluralisme
juridique10. Il permettait aussi ce qu’on appelle le forum shopping, c’est-à-dire le choix
d’une instance judiciaire suivant les avantages qu’elle présente pour le plaignant11.
La diversité de ces instances à la disposition des justiciables, qu’ils soient juifs ou
non-juifs, représente une forme de mobilité. Un aspect important de la modernité
au xixe siècle était la possibilité de « migrer » entre plusieurs systèmes judiciaires
et juridiques, beaucoup plus qu’à l’époque antérieure. Les juifs en particulier
profitaient de cette « migration judiciaire ». Au lieu de voir les choix judiciaires
des juifs comme le produit d’une affiliation idéologique avec la justice occidentale,
je propose une histoire judiciaire des juifs marocains caractérisée par une mobilité
inédite dans le domaine juridique.
Les juifs et la loi islamique
Afin de comprendre l’impact de la protection étrangère sur les stratégies des
justiciables juifs, il est nécessaire de procéder à une introduction brève sur la manière
dont ils fréquentaient les institutions judiciaires islamiques avant la diffusion des
tribunaux consulaires. J’emploie le terme « islamique »12 pour décrire plusieurs
institutions judiciaires au Maroc, y compris les tribunaux de la sharī‘a présidés par
un qād. ī (juge) et les tribunaux du Makhzan (l’État) présidés par le responsable
local (qā’id ou pasha)13. Bien que les affaires pénales aient été plus souvent jugées
par les tribunaux du Makhzan que par ceux de la sharī‘a, les compétences des deux
juridictions pouvaient souvent se chevaucher14.
10.Concernant le pluralisme juridique en général, voir, par exemple, Sally Engle Merry, «Legal Pluralism», Law and Society Review 22, n° 5, 1988, p. 869-896.
11.Sur le forum shopping, voir, par exemple, K. von Brenda-Beckmann, “Forum Shopping and Shopping Forums: Dispute Processing in Minangkabau Village”, Journal of Legal Pluralism 19, 1981,
p. 117-159.
12.J’utilise le terme « islamique » ou « musulman » plutôt que « marocain », souvent présent
dans les sources françaises, car l’utilisation du terme « marocain » implique que les tribunaux marocains juifs étaient en quelque sorte moins « marocains » que ceux des musulmans. Il est vrai que
les tribunaux du Makhzan ne statuaient pas nécessairement en référence à la loi islamique, ils étaient
néanmoins théoriquement soumis à la sharī‘a.
13.Les tribunaux tribaux existaient dans les zones rurales, mais ils ne font pas partie de la présente
discussion.
14.Albert Maeterlinck, « Les institutions juridiques au Maroc », Journal de droit international privé, 1900, p. 477-483 ; G. Salmon, « L’administration marocaine à Tanger », Archives Marocaines,
1, 1904, p. 1-37 ; Louis Mercier, « L’administration marocaine à Rabat », Archives Marocaines , 7,
170
La modernité juridique au Maroc
Conformément à l’interprétation standard de la loi islamique, les dhimmīs, c’està-dire les non-musulmans vivant sous l’autorité musulmane, bénéficiaient d’une
grande autonomie judicaire15. Les ahl al-dhimma avaient le droit d’appliquer leurs
propres lois en établissant des tribunaux communaux ; pour les juifs, un beit din
composé de trois hommes, souvent des rabbins. Les tribunaux des dhimmīs avaient la
compétence de statuer dans les affaires civiles et intracommunautaires. Cependant,
toutes les affaires qui concernaient des musulmans et des juifs devaient être traitées
par les tribunaux islamiques. De même, les tribunaux rabbiniques n’avaient pas la
compétence de statuer dans les affaires criminelles. Les tribunaux juifs assuraient un
nombre de services tels que l’enregistrement des contrats, la validation des mariages
et divorces, la répartition des successions et la résolution des disputes juridiques16.
Ainsi, l’autonomie judiciaire ne signifie pas que les juifs marocains n’avaient
aucune raison de s’adresser aux tribunaux islamiques. Les juifs pouvaient
comparaître devant les tribunaux islamiques pour plusieurs types d’affaires. Puisque
la loi islamique était la seule à avoir compétence sur les musulmans, les juifs qui
s’engageaient dans les transactions commerciales avec des musulmans étaient
contraints de s’adresser aux tribunaux islamiques. Principalement, ceci signifie que
les contrats conclus entre juifs et musulmans devaient être enregistrés par deux ‘udūl
(notaires musulmans) et signés par un qād. ī. Parmi ces contrats, on trouve les lettres
de créance établies entre les créditeurs juifs et les débiteurs musulmans17. Il était
dans l’intérêt des prêteurs juifs d’enregistrer de tels prêts dans des tribunaux de la
sharī‘a. De cette façon, si un débiteur ne payait pas sa dette, le créditeur juif pouvait
intenter une action en justice contre son débiteur musulman auprès d’un tribunal
islamique dont les décisions seraient appliquées par les autorités de l’État.
1906, p. 350-401 ; A. Péretié, « L’organisation judiciaire au Maroc », Revue du monde musulman, 13,
n° 3, 1911, p. 509-531.
15.Sur le statut des non-musulmans dans la loi islamique, voir Antoine Fattal, Le statut légal des nonMusulmans en pays d’Islam, Beirut, Imprimerie catholique, 1958, p. 344-348.
16.J’ai consulté des documents produits par des tribunaux juifs au Maroc conservés dans un certain
nombre d’archives : à Jérusalem, Yad Ben Zvi, les Archives centrales pour l’histoire du peuple juif, et
la Bibliothèque nationale juive ; aux Pays-Bas, la Bibliothèque de l’université de Leiden ; en Belgique,
la collection privée de Paul Dahan au Centre de la culture judéo-marocaine à Bruxelles ; et aux ÉtatsUnis, le Jewish Theological Seminary de New York.
17.On peut trouver des centaines de reconnaissances de dettes dans les collections ci-dessus.
171
En plus des affaires dont la juridiction revenait exclusivement aux tribunaux
islamiques, les juifs avaient parfois volontairement recours à leurs services, même
quand les tribunaux rabbiniques auraient pu remplir la même fonction. Très
souvent, les juifs utilisaient les tribunaux islamiques comme notaires publics, c’està-dire qu’ils enregistraient leurs contrats, leurs ventes ou tout autre accord devant
un qād. ī même si les parties contractantes étaient toutes les deux juives18. En fait, les
rabbins marocains promulguaient périodiquement des ordonnances communales
(taqanot) d’après lesquelles les juifs étaient obligés d’enregistrer leurs transactions
juridiques auprès des tribunaux islamiques. Par exemple, à Fès au xviie siècle, le
conseil communal adopta une série de taqanots qui obligeaient les juifs résidant dans
cette ville d’enregistrer leurs mariages, leurs baux et leurs transactions mobilières
devant un qād. īī, en même temps qu’auprès d’un tribunal rabbinique19. Ainsi, ils
espéraient empêcher les juifs de profiter de la coexistence des systèmes juridiques juif
et musulman. Par exemple, un juif qui avait vendu une maison à un coreligionnaire
avec un contrat signé par des notaires juifs pouvait ensuite vendre la même maison
à un musulman avec un contrat enregistré dans un tribunal islamique. Le tribunal
juif était alors incapable d’exécuter la vente car la sharī‘a est considérée comme la loi
suprême au Maroc. Lorsque le malheureux acheteur juif essayait de réclamer son
droit devant un tribunal islamique avec un acte de vente en hébreu, le qād. ī refusait
systématiquement de reconnaître son droit, puisque sa preuve n’était pas conforme
à la loi islamique20. Dans d’autres cas, c’étaient les autorités rabbiniques elles-mêmes
qui exigeaient le recours aux tribunaux islamiques afin de s’assurer de l’exécution des
contrats. Les auteurs des ordonnances communales pouvaient en effet imposer des
amendes pour les infractions mineures et l’excommunication (h. erem) pour les plus
graves ; cependant, ni l’une, ni l’autre n’étaient aussi dissuasives que le châtiment
physique21. Même si les juifs qui habitaient à Fès dirigeaient leurs propres prisons,
leur possibilité de recours à la violence était, néanmoins, limitée, puisque, selon la
loi islamique, les dhimmīs n’étaient pas censés posséder des armes22. Les leaders juifs
18.Encore une fois, les collections ci-dessus recèlent de nombreux exemples de tels contrats.
19.Avraham ben Mordekhai Ankawa, éd., Kerem H. emer: Taqqanot t. akhmei Qast. ilyah veT.ulit. ulah ( Jérusalem: Ha-Sifriyah ha-Sefaradit Benei Yisakhar, 2000), nos 52-55.
20.Voir en particulier Ibid., n° 53, daté du Shvat 5345 (janvier 1585).
21.Sur l’excommunication au Maroc voir Zafrani, Les Juifs du Maroc, p. 18.
22.Sur l’existence d’une prison juive à Fès, voir Ankawa, éd. Kerem H. emer, n° 53. Pour le cas de
Marrakech, voir Emily Gottreich, The Mellah of Marrakesh: Jewish and Muslim Space in Morocco’s Red
City, Bloomington, Indiana University Press, 2007, p. 73.
172
La modernité juridique au Maroc
avaient intérêt à faire en sorte que certaines affaires soient soumises aux institutions
judiciaires islamiques. C’est pour cette raison qu’ils exigeaient que certains contrats
soient établis conformément à la loi islamique.
Enfin, les juifs avaient recours aux tribunaux islamiques afin de poursuivre d’autres
juifs en justice quand cela était plus avantageux pour leurs affaires. En 1603, les rabbins
de Fès adoptèrent une taqanah interdisant aux juifs de poursuivre en justice leurs
coreligionnaires dans les tribunaux islamiques en profitant de leurs liens personnels
avec des musulmans puissants qui pourraient influencer le jugement en leur faveur23.
Naturellement, les leaders rabbiniques étaient contre le recours à cette stratégie car elle
minait à la fois leur solidarité communautaire et l’autorité dont ils jouissaient. L’école
malékite24 exige que le qād. ī juge toute personne (y compris les non-musulmans) qui
fait appel à son tribunal, conformément aux préceptes de la loi islamique25. Ainsi, les
juifs continuaient de fréquenter les tribunaux islamiques, parfois contre la volonté de
leurs rabbins, quand ils pouvaient tirer avantage de ces institutions.
Bien sûr, le recours des juifs aux tribunaux islamiques n’était pas propre au Maroc ;
des historiens ont montré que les non-musulmans de l’Empire ottoman avaient
systématiquement recours aux institutions juridiques musulmanes en cas des litiges
inter- et intracommunautaires26. Tout comme dans le reste du monde musulman, la
nature du système juridique marocain signifiait que, malgré leur autonomie judiciaire,
les juifs avaient toujours l’occasion d’avoir recours aux tribunaux islamiques.
23.Ankawa, éd. Kerem H. emer, n° 77.
24.L’école malékite est la seule école de droit islamique en vigueur au Maroc.
25.Toutefois, un juge malékite est libre de refuser de considérer l’affaire en premier instance et de le
renvoyer devant un tribunal des dhimmīs. Ce n’est pas le cas dans toutes les écoles de droit ; l’école
shaféite considère le jugement d’un qād. ī concernant un cas parmi des non-musulmans comme agissant seulement dans le cadre d’un arbitre, et donc pas nécessairement comme une application de la
loi islamique. Pour comprendre l’approche des quatre écoles sur ces points, voir Fattal, Statut légal,
p. 353-358.
26.Voir, par exemple, Joseph Hacker, “Jewish Autonomy in the Ottoman Empire, its Scope and Limits: Jewish Courts from the Sixteenth to the Eighteenth Centuries”, in The Jews of the Ottoman
Empire, éd. Avigdor Levy, Princeton, The Darwin Press, 1994 ; Najwa Al-Qattan, “Dhimmis in the
Muslim Court: Legal Autonomy and Religious Discrimination”, International Journal of Middle Eastern Studies 31, n° 3, 1999, p. 429-444 ; M. Göçek, “The Legal Recourse of Minorities in History:
Eighteenth Century Appeals to the Islamic Court of Galata”, in Minorities in the Ottoman Empire, éd.
Molly Greene, Princeton, Markus Wiener Publishers, 2005 ; Richard Wittmann, “Before Qadi and
Vizier: Intra-Communal Dispute Resolution and Legal Transactions among Christians and Jews in
the Plural Society of Seventeenth Century Istanbul”, Ph.D Dissertation, Harvard, 2008.
173
Protégés sous juridiction islamique d’après les traités
Le nombre croissant de protégés, pendant la seconde moitié du xixe siècle,
fit des tribunaux consulaires un élément de plus en plus important du système
judiciaire marocain. Pourtant, la présence de ces tribunaux ne signifie pas que les
protégés juifs et musulmans cessaient d’avoir recours aux institutions judiciaires
musulmanes. En effet, les traités signés entre le gouvernement marocain et les pays
étrangers exigeaient que les protégés aient recours aux tribunaux islamiques dans
plusieurs circonstances.
Dans les premiers traités de capitulations, les cas qui opposaient un ressortissant
ou protégé étranger à un sujet marocain relevaient tous de la juridiction marocaine27.
C’est-à-dire que les protégés étrangers qui voulaient intenter une action en justice
contre un associé commercial sans protection consulaire devaient le faire auprès
d’un tribunal islamique28. Puisque les conflits étaient jugés conformément à la loi
islamique, toute la documentation devait être conforme aux normes de la sharī‘a. De
nombreux protégés ont pris la précaution d’établir des contrats chez les ‘udūl dans
l’éventualité où ils auraient à poursuivre leurs associés qui n’avaient pas la protection
consulaire devant un qād. ī.
L’affaire « Benaim contre Darmon » nous montre comment ces considérations
s’articulaient29. Entre 1840 et 1842, Moïse Benaim, un juif marocain résidant à
Marseille et naturalisé français, tenta de récupérer l’argent que lui devait David
Isaac Darmon, un juif marocain qui vivait à Essaouira30. En juillet 1841, Darmon
et Benaim conclurent un contrat quant au paiement de la dette qu’ils avaient
enregistrée auprès de la chancellerie française. Ce contrat fut traduit en arabe
et signé en présence des ‘udūl et du qād. ī31. Il est clair que Benaim voulait que le
contrat soit ratifié par un tribunal islamique au cas où Darmon reviendrait sur ses
27.Kenbib, Les protégés, p. 38. Cela a été spécifié pour la première fois dans un traité entre le roi
français et le sultan du Maroc en 1767, bien que par la suite cette clause semble avoir été appliquée à
d’autres puissances étrangères.
28.Ces traités stipulent que de tels cas devaient être jugés par un représentant du Makhzan, et non
un qād. ī. Néanmoins, des cas entre étrangers ou protégés et des sujets marocains ont été parfois jugés
devant les tribunaux de la sharī‘a. Ces traités exigeaient aussi la présence du consul au procès.
29.Voir le dossier intitulé MAE Nantes Tanger 138, Dossier Benaim c. Darmon.
30.Connue sous le nom de Mogador par les Européens.
31.MAE Nantes Tanger 138, Acte de chancellerie entre David Isaac Darmon et Ange Benaim,
21 juillet 1841. (En fait, Moise a envoyé son fils Ange signer l’accord pour lui.)
174
La modernité juridique au Maroc
obligations. Puisque Darmon était un ressortissant marocain, Benaim était obligé
de le poursuivre devant un tribunal marocain. En effet, lorsque Darmon se déroba
à ses obligations, Benaim écrivit à la fois à Darmon et au consul français à Essaouira
en menaçant de porter l’affaire devant un tribunal du Makhzan. Puisque le contrat
conclu entre les deux parties avait été rédigé devant les ‘udūl et signé par le qād. ī,
Benaim était convaincu que le représentant du sultan à Essaouira obligerait Darmon
à honorer les dettes selon le contrat32.
Le traité signé en 1856 entre la Grande-Bretagne et le sultan du Maroc élargissait
la compétence des tribunaux consulaires en précisant que dorénavant le statut
juridique du défendant déterminerait la juridiction compétente dans les affaires
concernant les sujets marocains33. Ainsi, si un plaignant marocain intentait une
action contre un protégé britannique, l’affaire serait jugée par un tribunal consulaire
britannique. Mais si un protégé britannique engageait une action contre un sujet
marocain, il serait toujours obligé de le faire devant un tribunal islamique34. Ainsi, il
demeurait dans l’intérêt des protégés juifs d’enregistrer leurs contrats conclus avec
des sujets marocains auprès des tribunaux islamiques. En 1895, les héritiers d’Issac
Pariente, qui était à la fois juif, marocain et ressortissant britannique, formulèrent
une demande auprès du consul britannique à Tétouan afin de régler les affaires du
défunt Issac. Parmi les documents qu’ils signèrent, certains portaient la signature
des ‘udūl, c’est-à-dire des documents notariés dans un tribunal de la sharī‘a qui
attestaient un prêt considérable que Pariente avait accordé à un certain Tallul El
Angeri35. Sans doute Pariente avait-il enregistré ces documents auprès d’un tribunal
de la sharī‘a dans l’éventualité où El Angeri refuserait d’honorer ses dettes ; dans
ce cas, Pariente aurait été obligé de le poursuivre devant un juge musulman. Les
archives consulaires contiennent un bon nombre de cas similaires où des protégés
32.MAE Nantes Tanger 138, Benaim au consulat français à Mogador, sans date (reçue le 6 septembre 1842) ; Benaim au Consulat français à Mogador, 25 août 1842 ; Benaim à Darmon, juin 1842.
33.Kenbib, Les protégés, p. 49.
34.Il n’est pas clair si ce traité, spécifiquement, tentait d’éviter de soumettre les sujets britanniques et
les protégés aux tribunaux islamiques, comme le stipulait le traité français auparavant. Néanmoins, le
rôle des tribunaux islamiques restait central dans ces cas, quelle que soit l’intention pour laquelle le
traité avait été conclu.
35.FO 636 / 3, 3 février 1895, p. 123b-124a.
175
juifs ont enregistré leurs transactions financières avec des sujets marocains auprès
des tribunaux islamiques36.
Il y avait aussi des cas où les protégés étaient obligés de comparaître devant les
tribunaux islamiques même en tant que défendant. Par exemple, en 1859, M. Bulten,
sujet britannique, engagea des poursuites contre trois juifs marocains qui lui devaient
de l’argent37. Deux d’entre eux, Bentolba et Pariente, étaient des sujets marocains,
tandis que le troisième, Bentata, était un protégé américain. Pourtant, les consuls
américain et britannique se mirent d’accord pour que l’affaire soit réglée par un qād. ī
qui statua conformément à la loi islamique38. On ignore les raisons qui ont poussé les
deux consuls à porter l’affaire devant un tribunal islamique ; on ne sait pas non plus
si Bentata, qui avait droit à la juridiction américaine, pouvait exprimer son opinion
sur l’affaire. De toute façon, il est important de remarquer qu’un juif qui relevait de
la protection consulaire pouvait néanmoins être soumis à la juridiction islamique.
Un litige locatif en 1870 fut une autre occasion d’appeler un protégé juif devant
un tribunal islamique malgré le fait qu’il était défendant. Dans ce cas, un citoyen
français du nom de Lambert poursuivait le protégé italien Joshua Toledano39.
Lambert confirma qu’il avait signé un contrat de location avec Toledano, mais que
ce dernier avait refusé de lui remettre les clés de la propriété. Au début, le consul
italien essaya de régler l’affaire à l’amiable mais ses tentatives échouèrent. Par la suite,
Lambert porta l’affaire devant le pasha de Tanger qui statua en sa faveur ; Toledano
remit les clés à Lambert40. On ne sait pas vraiment pourquoi Lambert avait fait appel
à un tribunal islamique alors que Toledano était un protégé italien. Quelle qu’en soit
la raison, de tels cas laissent supposer que la protection consulaire ne constituait pas
une garantie automatique qui assurait l’immunité contre la juridiction islamique.
36.Voir, par exemple, le dossier de Benoliel c. Rahhali (MAE Nantes Tanger B 487). En 1909, Salomon Benoliel, un juif vivant à Fès, qui était également protégé français, tenta de recouvrer une dette
d’un certain Omar Rahhali, un musulman et un sujet marocain. Benoliel poursuivit Rahhali devant
le qād. ī de Fès où Rahhali reconnut sa dette et les deux se mirent d’accord sur un mode de paiement.
Lorsque Rahhali se trouva en défaut, Benoliel fit appel au consul français à Tanger pour faire pression
sur les autorités marocaines et pour obliger Rahhali à se conformer à l’accord conclu devant le qād. ī.
37.FO 636 / 2, 3 novembre 1909, p. 38b.
38.En fin de compte l’affaire a été réglée hors du tribunal.
39.MAE Nantes Tanger A 157, Dossier Lambert c. Toledano.
40.MAE Nantes Tanger A 157, pasha de Tanger au ministre français, 11 Rajab 1287 (7 octobre
1870).
176
La modernité juridique au Maroc
La pratique consistant à porter les litiges relatifs aux biens immobiliers devant les
autorités judiciaires marocaines fut codifiée lors de la conférence de Madrid tenue
en 1880. Le traité qui en découlait régularisait ces questions de compétence des
juridictions consulaires entre les nations participantes41. L’article 11 précisait que ces
affaires devaient être soumises à la juridiction exclusive des « lois du pays »42. Par la
suite, les litiges sur la propriété qui incriminaient des protégés se multiplièrent. Face
à de tels cas, les protégés juifs furent fréquemment obligés de recourir aux tribunaux
islamiques43.
Malgré la juridiction désignée par le traité de Madrid, de nombreux protégés
juifs faisaient en sorte que les différends sur les biens immobiliers soient portés
devant un juge musulman. Le différend entre Sol Azancot et Abraham Elazar est un
exemple à citer. En 1891, Azancot, juive marocaine et protégée française, poursuivit
Elazar, lui aussi juif et protégé brésilien, à propos d’un différend sur leurs propriétés
adjacentes44. Azancot se plaignait qu’Elazar ait ouvert illégalement une fenêtre dans
sa maison qui portait atteinte à sa vie privée et qu’il ait endommagé par ailleurs sa
maison lors des travaux de rénovation. Elle demanda que l’affaire soit traitée par le
qād. ī tout en précisant que celui-ci était le « seul compétent dans cette affaire d’après
les traités internationaux régissant la propriété immobilière au Maroc »45. Voyant
41.Sur la discussion de la protection à la Conférence de Madrid, voir Kenbib, Les protégés, 57-66.
42.Le texte intégral de l’article est le suivant: « Le droit de propriété au Maroc est reconnu à tous les
étrangers. L’achat de propriété devra être effectué avec le consentement préalable du gouvernement,
et les titres de ces propriétés seront soumis aux formes prescrites par les lois du pays. Toute question
qui pourrait surgir sur ce droit sera décidée d’après les mêmes lois, avec l’appel au Ministre des Affaires étrangères, stipulé dans le traité. »
43.Voir, par exemple, MAE Nantes Tanger B 461, Dossier Aflalo c. Goffard (1904): dans ce cas, un
protégé juif italien nommé Aflalo poursuivait Goffard, un citoyen français, pour une propriété contestée. Les deux parties se rendirent au tribunal de la sharī‘a, où l’affaire fut réglée. Voir aussi MAE
Nantes Tanger B 461, Gautsch c. Laredo (1905): cette affaire concerne Gautsch, un citoyen français, qui poursuivait Jacob Laredo, un juif marocain et protégé allemand, pour entrave à sa propriété.
L’affaire fut renvoyée au qād. ī, où elle fut tranchée en faveur de Gautsch. Cependant, Laredo refusa,
par la suite, de se conformer à la décision et le consul allemand fit de même: aucune résolution n’est
conservée dans le dossier. Enfin, voir USNA II, reg. 84, vol. 289, Asaad Karam vs. Jacob Benatuil,
juin 1909, p. 9: Karam affirmait une dette de 275 dollars espagnols qui lui était due par Benatuil, un
protégé américain, “for legal services rendered in 1908-1909 in establishing, in shrāā, the boundaries
of a certain property in the emsallah.”
44.MAE Nantes Tanger B 1325, Dosssier Azancot c. Elazar, 1891-1892.
45.MAE Nantes Tanger B 1325, Azancot à Souhart (ministre français), 30 juillet 1891.
177
que le ministre français n’agissait pas assez vite pour satisfaire sa demande, Azancot
décida de faire appel directement au qād. ī. Cependant, ce dernier l’informa qu’il était
nécessaire de statuer en présence des deux parties et que le consul brésilien était la
seule personne habilitée à convoquer son protégé Elazar au tribunal46. Finalement,
et après six mois, l’affaire Azancot fut jugée par un tribunal de la sharī‘a (après une
résistance acharnée de la part du consul brésilien)47. Azancot semble avoir gagné,
puisque Elazar fut forcé de bloquer la fenêtre en question48. Il est vraisemblable
qu’Azancot pensait qu’elle gagnerait le procès conformément à la loi islamique, ce
qui explique son insistance pour que l’affaire soit jugée par le qād. ī.
Un bon nombre de litiges immobiliers étaient liés au système juridique islamique
puisqu’il s’agissait de fondations religieuses (h. abs ou waqf). Ainsi, dans un litige qui
dura un an (de 1887 à 1888), Aron (ou Haroun) Zagury intenta une action en justice
contre Judah Assayag pour non-respect d’un contrat de location à Casablanca49.
Les deux parties bénéficiaient de la protection consulaire : Assayag jouissait de la
protection française et Zagury de la protection portugaise. Le litige concernait un
magasin que Zagury avait loué à Assayag. Le magasin appartenait aux h. ubūs, ce qui
signifiait que Zagury lui-même louait la propriété du nāz. ir (l’administrateur de la
fondation). Cependant, Zagury demandait à Assayag un loyer plus élevé que celui
qu’il payait lui-même au nāz. ir. Lorsque ce dernier découvrit que Zagury profitait
de la sous-location de la propriété, il ordonna à Assayag de cesser les paiements à
Zagary après expiration de leur contrat et de payer le loyer plus élevé directement
aux h. ubūs50. Assayag se soumit à la demande du nāz. ir. Zagury, de son côté, intenta
des poursuites contre Assayag parce qu’il avait, selon lui, rompu leur contrat de
sous-location. Assayag écrivit au consul français local et demanda que l’affaire soit
portée devant un tribunal de la sharī‘a, en expliquant que :
46.MAE Nantes 1325 B Tanger, Azancot à Souhart, le 26 août 1891.
47.Voir MAE Nantes Tanger B 1325, Calaço (ministre portugais) à Souhart, le 4 avril 1892.
48.MAE Nantes 1325 B Tanger, ministre français à Calaço, le 19 août 1892.
49.Nantes MAE, B Tanger 1325, Dossier Assayag c. Zagury.
50.Le nāz. ir et Assayag ont affirmé que le contrat de bail de Zagury relatif au magasin du h.abs a expiré au même temps que le contrat entre Zagury et Assayag, ce qui leur permettait de passer le contrat
initial de Zagury à Assayag.
178
La modernité juridique au Maroc
« Suivant les droits de propriété établies conventionnellement au Maroc en ma
qualité de sujet français que j’ai l’honneur d’être pour des affaires de propriétés il
me paraît qu’elles doivent être jugées par le Chariaa Mahométan, par conséquence je
désirerais que la justice soit exécutée moralement. »51
Le vice-consul français à Casablanca et le ministre français à Tanger se mirent
d’accord pour que l’affaire soit examinée par un qād. ī, puisqu’il s’agissait d’un litige
foncier52. Cependant, leur collègue, le consul portugais, s’y opposa et tenta d’obliger
Assayag à payer le reste du loyer sans avoir recours à un tribunal islamique53. Le
consul du Portugal, ainsi que son protégé Zagury, protestèrent que le contrat avait
été signé entre deux étrangers et, que par conséquent, il n’avait rien à avoir avec le
système juridique islamique54. Toutefois, le vice-consul français, Assayag et le nāz. ir
persistèrent, arguant que le litige était sous la compétence de la loi islamique. Même
si le consul portugais refusa d’obliger Zagury à comparaître devant un tribunal
de la sharī‘a, Assayag et son consul, eux, se rendirent devant le qād. ī local ‘Abd alRah.mān al-Barīs, qui statua en faveur d’Assayag55. Le verdict de l’affaire reposait sur
le fait que, suivant la loi islamique, il était du devoir du nāz. ir d’assurer la meilleure
situation financière pour la fondation dont il était responsable. Même si le contrat
de location du h. abs en question n’avait pas expiré, le nāz. ir était obligé de louer le
dépôt à la personne qui payait une somme plus élevée pour assurer les intérêts de la
fondation56.
L’affaire « Assayag contre Zagury » montre que, parfois, les traités qui régissaient
la juridiction consulaire coïncidaient avec les intérêts personnels des individus. Il est
probable qu’Assayag savait que la loi islamique trancherait l’affaire en sa faveur. C’est
sûrement pour cette raison qu’il a voulu ardemment que le litige soit porté devant
un tribunal islamique. De même, il était dans l’intérêt du vice-consul français, qui
souhaitait certainement une décision en faveur de son protégé, de porter l’affaire
devant un qād. ī . Quant à Zagury, il était probablement conscient que sa plainte serait
déboutée, une fois jugée selon la loi islamique ; c’est pour cette raison qu’il faisait
51.Nantes MAE, B Tanger 1325, Assayag à Callomb, le 30 août 1887.
52.Nantes MAE, 1325 B Tanger, Féraud à Callomb, 15 décembre 1887.
53.Ibid.
54.Nantes MAE, B Tanger 1325, consul portugais à Féraud, 31 décembre 1887.
55.Nantes MAE, B Tanger 1325, Callomb à Féraud, 26 décembre 1887.
56.Nantes MAE, 1325 B Tanger, ‘Abd al-Rah. mān al-Barīs à Muh. ammad Slama, 19 décembre 1887 :
‘Abd al-Rah.mān al-Barīs à Muhammad al-Tūrīs (Torres), 16 janvier 1888.
179
de son mieux pour éviter de comparaître devant un qād. ī. Même si la juridiction de
l’affaire était déterminée par les traités internationaux, il est important de souligner
qu’Assayag a spécifiquement exprimé le désir de comparaître devant un tribunal
islamique afin d’obtenir « justice ». Le fait qu’Assayag ait écrit sa certitude de trouver
la justice devant un tribunal islamique est significatif ; ces paroles contredisent
l’idée que tous les juifs pensaient que le système judiciaire islamique au Maroc était
systématiquement injuste.
L’affaire « Emsellem contre Roffé » illustre comment les juridictions
concurrentes ont rendu les litiges sur la propriété particulièrement complexes,
nécessitant l’intervention des responsables judiciaires musulmans. En 1904, Moise
Emsellem, protégé français résidant à Tanger, déposa une plainte auprès du ministre
de la France au Maroc (Saint-René Taillandier) contre Meir Benhaim qui était
protégé belge. Emsellem informa Saint-René Taillandier que Benhaim avait refusé
de régler le loyer d’un magasin qu’Emsellem lui avait sous-loué57. Emsellem n’était
pas lui-même le propriétaire dudit magasin ; il l’avait loué auprès d’une fondation
religieuse appartenant à une mosquée58. Saint-René Taillandier écrivit au consul
belge afin de satisfaire les exigences de son protégé contre Benhaim. Au cours de
l’enquête, il apparut que le magasin appartenait aux shurafā’ (les descendants du
prophète Mohammed) d’Ibn Masar et que le nāz. ir d’une mosquée voisine était
responsable de la propriété59. Le nāz. ir révéla qu’Emsellem n’avait aucun droit sur la
propriété en question. En fait, la famille Ibn Masar avait loué le magasin à un protégé
américain Salomon Roffé. Ce dernier possédait des documents établis devant un
qād. ī et signés par des ‘udūl qui assuraient son bail sur la propriété. Ainsi, c’était Roffé
et non Emsellem qui avait le droit de louer le magasin à Benhaim. Benhaim cessa
le paiement du loyer à Emsellem par ordre du nāz. ir et commença à payer Roffé
directement.
Quelle était l’origine de la confusion ? Si Roffé était le locataire légitime du
magasin, pourquoi Emsellem avait-il entamé une action en justice concernant
la location ? Les sources indiquent que la réclamation d’Emsellem concernant la
propriété était basée sur des documents établis selon la loi juive auprès d’un tribunal
57.Nantes MAE, B Tanger 461, Emsellem à Saint-René Taillandier, 3 novembre 1904.
58.Ce n’est jamais expliqué clairement. Cependant, le fait qu’un nāz. ir de la mosquée voisine était
responsable du loyer pour le magasin suggère fortement que ce fut le cas.
59.MAE Nantes, Tanger B 461, consul de Belgique à Saint-René Taillandier, 19 novembre 1904.
180
La modernité juridique au Maroc
rabbinique. Emsellem est allé chez le qād. ī pour tenter de toucher le loyer qu’il croyait
lui être dû, sans doute parce qu’il était au courant que les litiges liés à la propriété
relevaient exclusivement de la compétence islamique. Pour justifier sa demande,
Emsellem montra au qād. ī les documents légaux établis en hébreu qui, disait-il, lui
donnaient le droit de louer la propriété en question. Il affirma que son père avait
acheté « les clés » de la propriété – c’est-à-dire le droit de louer la propriété – à un
juif, qui lui-même les avait achetées à un autre juif60. Il est probable que le droit de
louer en question était un h. azaqah, un contrat légal qui existe exclusivement dans la
loi juive et qui permet aux juifs d’acheter le droit d’habiter une propriété distincte
de la propriété elle-même. Celui qui jouissait du droit d’usufruit sur une propriété
était la seule personne qui avait le droit de sous-louer ladite propriété61. Cependant,
les documents légaux établis selon la loi juive n’étaient pas reconnus par la loi
islamique. « …le Nadir a déclaré que ces achats ne sont pas valables, n’étant pas
basés, comme ils devraient l’être, sur un contrat en arabe passé entre les propriétaires
de la Mosquée et le premier détenteur »62. Il est surprenant qu’Emsellem ait même
essayé de présenter des documents établis par un tribunal juif comme preuves auprès
d’un tribunal islamique. Comme juif vivant au Maroc, il est difficile d’imaginer
qu’Emsellem n’était pas au courant du fait que la loi islamique ne reconnaît pas les
contrats établis selon la loi juive.
Il faut envisager la possibilité que les documents communiqués par Emsellem
aient été tout à fait légaux. Cela laisse penser, qu’à un certain point, Roffé avait
contracté son propre bail avec les Ibn Masar dans un tribunal de sharī‘a, et qu’il
l’a fait innocemment, croyant qu’aucune autre personne n’avait droit à la propriété
en question. Cependant, il est plus probable d’envisager la possibilité que Roffé
était au courant qu’Emsellem jouissait des droits d’usufruit suivant la loi juive,
particulièrement si on considère la nature des liens étroits qui existaient entre les
communautés juives à cette époque. Ce n’était pas la première fois que les juifs
faisaient appel à la sharī‘a afin de profiter des avantages présentés par la loi islamique
60.« Il déclare posséder des papiers, établis également en hébreu prouvant que son père a acheté la
clé à un israélite, qui, lui aussi, l’avait acheté à un autre israélite. » (Ibid.)
61.Pour des compléments sur les h.azaqot, voir Meir Benayahu, “Legal agreements concerning ‘Hazaqot of Courtyards, Houses, and Stores’ in Salonika and the Rulings of Rabbi Yosef Taitatzaq [In
Hebrew]”, Mikhael 9, 1985, p. 55-146.
62.MAE Nantes, Tanger B 461, consul de Belgique à Saint-René Taillandier, 19 novembre 1904.
181
qui ne figuraient pas dans la loi juive63. Dans ce cas, Roffé aurait utilisé le fait que la
h. azaqah n’était pas reconnue par la loi islamique afin d’obtenir le droit d’usufruit
qui, selon la loi juive, appartenait déjà à quelqu’un d’autre.
Quelle que soit la cause motivant les revendications concurrentes relatives
au magasin en question, il semble bien qu’Emsellem fit appel au consul français
parce qu’il savait qu’il ne pouvait pas gagner sa cause dans un tribunal islamique.
Cependant, les consuls belge et français ont confirmé la décision du qād. ī, et
Emsellem ne put pas recouvrir le loyer qu’il pensait lui être dû. Dans cette affaire
qui concernait à la fois les systèmes judiciaires juif, islamique et européen, c’est la
loi islamique qui l’a emporté.
Protégés sous juridiction islamique par leur volonté
Dans les affaires mentionnées auparavant, il était obligatoire pour les juifs de
fréquenter les tribunaux islamiques. Toutefois, il y avait des cas où les protégés juifs
faisaient appel aux tribunaux islamiques même s’ils étaient pleinement en droit de
recourir aux tribunaux consulaires. Il semblerait, dans de tels cas, que le choix du
système juridique musulman leur paraissait plus avantageux. Il indique bien que la
pratique appelée forum shopping (pratique où le plaignant choisit le tribunal qui lui
donnera gain de cause), était bel et bien établie dans le Maroc précolonial.
L’affaire « Rey contre Gassal et Benchimol » (qui a duré de 1836 à 1838) est
un exemple qui illustre les façons dont les protégés juifs profitaient des tribunaux
islamiques64. Dans cette affaire, un homme d’affaires français, Marius Rey, tenta de
poursuivre en justice deux partenaires d’affaires : ‘Abd al-Qarīm Ghassāl (Gassal
suivant la transcription française), un musulman marocain, et Abraham Benchimol,
un juif marocain. Rey expliqua au consul français de Tanger qu’il avait d’abord cru
que Benchimol était protégé français parce qu’il travaillait en tant qu’interprète au
consulat de France65. Toutefois, Benchimol s’était déclaré, au moins dans le cadre
63.Cette stratégie est attestée chez les juifs au Maroc ainsi que tout au long du Moyen Âge. Pour le
Maroc, voir Zafrani, Les Juifs du Maroc, p. 120. Pour la période médiévale, voir en particulier Gideon
Libson, Jewish and Islamic Law: A Comparative Study of Custom during the Geonic Period, Cambridge :
Islamic Legal Studies Program, Harvard Law School, 2003, p. 111. Sur l’utilisation des tribunaux
islamiques pour vendre ou louer des maisons qui ont déjà été vendues ou louées à un juif dans un
tribunal juif, voir Ankawa, éd. Kerem H. emer, n° 42-43.
64.MAE Nantes, Tanger A 138, Dossier Rey c. Gassal et Benchimol.
65.Benchimol travaillait pour le consulat français depuis 1815 : voir MAE Nantes, Tanger A 138,
182
La modernité juridique au Maroc
de cette poursuite, sujet marocain66. Conformément au traité signé à l’époque avec
la France, cela signifiait que l’affaire devrait être jugée par un tribunal islamique67. Il
ne fait aucun doute que Benchimol avait déclaré qu’il était sujet marocain afin que
le cas soit traité par un juge musulman.
Et Benchimol voulait que l’affaire soit jugée par un tribunal islamique pour des
raisons claires. Au début, Rey avait tenté de poursuivre Benchimol devant le tribunal
consulaire français, mais le consul avait refusé pour des raisons indéterminées,
probablement parce que Benchimol s’était déclaré sujet marocain68. Ainsi, Rey fut
obligé d’avoir recours à la « loi mauresque ». Pourtant, comme Rey l’avait expliqué
à son consul, il était perdu d’avance dans ses tentatives de naviguer dans le système
judiciaire islamique. C’est afin de l’éclaircir sur le fonctionnement de la loi islamique
qu’il avait eu recours au consul :
Sans doute dans un pays civilisé où les lois sont réunies en un Codde [sic] que
chacun peut consulter, où les étrangers comme les nationaux peuvent déclarer sur
leurs droits, ce n’est pas au Juge à indiquer aux parties les garanties réciproques qu’ils
peuvent exiger, c’est aux parties elles-mêmes de recourir aux moyens qui leurs est
[sic] possible de connaître, mais dans un pays comme celuici [sic] où l’étranger
qui malgré des conventions écrites qui ne le rendaient justiciables que des lois de
sa nation, invoque vainement cette juridiction arbitraire tout à coup obligé de se
soumettre à une législation et à des formalités qui lui sont inconnues il semble…
naturel que la personne qui est chargée de protéger ses intérêts non comme juge mais
comme défenseur peut lui indiquer quelles sont les lois qui le protègent.69
Cette lettre montre à la fois la frustration de Rey devant son incapacité à
comprendre la loi islamique et le refus du consul français de l’aider. Rey était
furieux d’être soumis à la juridiction marocaine malgré l’existence de « conventions
écrites » qui, selon lui, lui donnaient le droit d’avoir recours exclusivement aux
tribunaux français. Il est probable que la frustration des commerçants (et même des
consuls) qui se trouvaient dans des positions semblables fut responsable, du moins
Dossier « Affaire Abraham Benchimol avec le gouvernement français », 1833.
66.Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 16 octobre 1837. Il n’est pas certain que Gassal ait
pu réclamer la protection française.
67.Avant le traité 1856 conclu avec la Grande-Bretagne, tous les cas impliquant un Européen et un
sujet marocain ne pouvaient être jugés que par un tribunal marocain (Cf. supra). Cependant, même
après 1856, ce cas aurait été jugé devant un tribunal islamique parce que les défendeurs Benchimol
et Gassal étaient des sujets marocains.
68.Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 30 août 1837.
69.Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 21 octobre 1837.
183
en partie, des révisions des accords de capitulation dans les traités signés après 1856
qui accordaient des compétences plus larges aux tribunaux diplomatiques70.
Les correspondances ultérieures montrent l’incapacité de Rey à se tirer de cette
situation délicate. Même s’il avait compris qu’il était obligé d’accepter que les
accords conclus avec Benchimol soient notariés par les ‘udūl, Rey eut du mal à les
exécuter. Les ‘udūl, qui avaient établi la version de l’accord entre Rey et Benchimol
en arabe, avaient commis plusieurs fautes, résultat d’une traduction erronée faite par
l’interprète juif de Rey71. Alors que le dénouement de cette affaire n’est pas conservé
dans les archives, il est clair qu’en soumettant l’affaire à la compétence de la loi
islamique, Benchimol a réussi à désavantager considérablement son adversaire. Alors
que Benchimol était certainement au courant du fonctionnement d’un tribunal de
sharī‘a, Rey ignorait presque complètement la loi islamique et ses conventions. En
plus, Benchimol avait l’avantage linguistique sur Rey qui était obligé d’avoir recours
aux interprètes pour toutes ses relations avec les autorités judiciaires musulmanes.
Il y a peu de doute que Benchimol a choisi le système judiciaire islamique parce
qu’il savait que sa position serait plus forte devant le qād. ī que devant le tribunal
consulaire français.
Un cas assez différent illustre à quel point la pratique du forum shopping était
répandue parmi les protégés juifs et musulmans au xixe siècle. En 1872, Accan Lévy,
un juif marocain qui était l’interprète du vice-consulat britannique d’Essaouira
pendant plusieurs années, fut démis de ses fonctions72. L’explication mentionnée dans
les archives est brève mais révélatrice : « … proofs were obtained of Accan Levy being
in the habit of applying to the local authorities, and of arranging cases of litigation without
the vice-consul’s knowledge and consent; as also of his exacting unlawful remunerations
and fees from persons in town. » Autrement dit, le vice-consul britannique a accusé
Lévy d’arranger des affaires afin que des ressortissants ou protégés britanniques
comparaissent devant des tribunaux islamiques. Il est probable qu’au moins certaines
de ces affaires auraient dû être soumises à la juridiction consulaire britannique, ce
70.Toutefois, il est important de noter que, même après 1856, ce cas aurait été soumis à la juridiction marocaine puisque la nationalité du défendant déterminait la juridiction du tribunal (et Benchimol était sujet marocain, au moins pour la présente affaire). Néanmoins, après 1856, les consuls ont
commencé à jouer un rôle plus actif dans les cas qui incriminaient leurs protégés ; une évolution liée
au changement progressif dans l’équilibre des pouvoirs en faveur de l’Europe.
71.Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 29 décembre 1837.
72.FO 635 / 4, Public Acts, Mogador, 32a-b.
184
La modernité juridique au Maroc
qui a certainement poussé Lévy à arranger ces affaires « à l’insu du vice-consul et
sans son consentement ». La mention de « rémunération et frais illégaux » suggère
que Lévy recevait des pots-de-vin pour ses efforts73.
Même si nous disposons de peu de détails sur les actions de Lévy, nous pouvons
formuler des hypothèses sur ce qu’il faisait. Il faut d’abord souligner le fait que la
grande majorité des personnes ayant accès à la juridiction britannique à Essaouira
à cette époque était des juifs. S’il y avait quelques sujets britanniques (marchands,
capitaines de navires et marins) et quelques protégés musulmans, ils étaient moins
nombreux que les commerçants juifs à avoir obtenu la protection britannique74.
Ainsi, il est probable qu’un nombre significatif de ceux qui avaient versé des potsde-vin à Lévy afin qu’il porte leurs affaires devant les autorités marocains était des
juifs. Comme on l’a observé lors de la discussion du cas d’Abraham Benchimol, les
juifs avaient souvent un avantage sur les Européens dans les tribunaux marocains.
Il semble tout à fait possible que Lévy ait été accusé d’avoir facilité le recours aux
tribunaux islamiques auprès des protégés juifs, même si leurs affaires relevaient de
la juridiction britannique. Le moins que l’on puisse dire c’est que le licenciement de
Lévy montre que certaines personnes à Essaouira étaient prêtes à offrir des pots-devin pour que leurs affaires soient jugées par les « autorités locales ».
Enfin, il y avait aussi des cas où des sujets marocains – qui étaient normalement
soumis à la juridiction islamique – ont choisi d’être jugés par des tribunaux
islamiques même s’ils avaient la possibilité de comparaître devant des tribunaux
consulaires. Ces cas indiquent que les juifs marocains s’adressaient aux institutions
judiciaires islamiques lorsqu’ils croyaient qu’elles leur étaient plus avantageuses que
les tribunaux consulaires.
Melal Bonina, une juive marocaine, avait d’abord tenté de poursuivre un Français
devant un tribunal islamique. En 1899, Bonina a poursuivi Louis Constant Pouteau
(ou Poutot), sujet français vivant à Tanger, pour agressions physiques et verbales et
pour l’avoir jeté hors de sa maison75. Les traités régissant la compétence des affaires
73.Il est également possible que Lévy ait aidé les protégés à poursuivre les sujets marocains devant
les tribunaux locaux conformément aux compétences dévolues par les traités internationaux. Dans
ce cas, la plainte contre Lévy aurait été de ne pas avoir informé le vice-consul de ses actions.
74.Daniel J. Schroeter, Merchants of Essaouira: Urban Society and Imperialism in Southwestern Morocco, 1844-1886 (Cambridge : 1988), en particulier le chapitre 3.
75.Nantes MAE, Tanger F 3, 6 mars 1899.
185
incriminant les étrangers stipulaient clairement que toutes les poursuites engagées
contre des sujets français comme Pouteau devaient être portées devant des tribunaux
consulaires français. Néanmoins, Bonina a d’abord exposé son affaire devant les
autorités judiciaires islamiques76. Conformément aux traités, l’affaire Bonina devait
être jugée par un tribunal consulaire. Toutefois, le fait que Bonina se soit adressée à
un juge musulman en premier lieu est significatif.
Bien sûr, il est possible que Bonina n’ait pas été au courant que la compétence
sur l’affaire relevait exclusivement au consulat français. Cependant, considérant le
grand nombre d’étrangers qui vivaient à Tanger à cette époque, il paraît peu probable
que Bonina ignorait complètement les règles régissant les affaires qui incriminaient
les ressortissants ou protégés étrangers77. Il est plus vraisemblable pour expliquer
son action que Bonina était convaincue de bénéficier d’une réception plus
favorable en s’adressant à un tribunal islamique. Peut être pensait-elle aussi qu’un
tribunal consulaire français aurait favorisé les ressortissants français puisque, après
tout, les consuls étaient spécifiquement chargés de protéger les intérêts de leurs
ressortissants78.
Dans un autre cas, des juifs, qui étaient des ressortissants marocains, choisirent
de comparaître devant des tribunaux islamiques afin de profiter des dispositions
de la loi islamique. En 1885, la société anglaise Glassford and Co (Glassford et
Associés), dont le siège se trouvait à Gibraltar, poursuivit trois juifs résidant à
Tétouan ( J. Benmerqui, J. Cohen Garzon et Bendahan) pour le recouvrement
76.Le dossier ne précise pas si Bonina a introduit l’affaire devant un qād. ī ou le gouverneur de la ville.
Puisque les affaires criminelles relevaient de la compétence des tribunaux de la sharī‘a aussi bien que
ceux du Makhzan, il est impossible de savoir à quel tribunal elle a fait appel.
77.Les statistiques démographiques sont très peu fiables, mais l’Annuaire du Maroc pour l’année
1905 estime que la population totale de Tanger était estimée à 44 000 habitants, dont 9 115 étaient
des Européens et 10 000 étaient des juifs (voir Albert et Daniel Cousin Saurin, Annuaire du Maroc
(Paris : 1905), p. 408.
78.Voir, par exemple, Kenbib, Les protégés, p. 54-55. Il y a trop cas qui démontrent le soutien du consul pour ses sujets et protégés pour les citer tous ; voir, par exemple, le cas d’Abraham Corcos (viceconsul des États-Unis à Mogador) contre Sidi Mesod Shedini, dans USNA II, registre 84, vol. 1,
lettres envoyées entre juin et novembre 1867. Pour illustrer l’exemple d’un sujet français qui estimait
que son consul ne défendait pas suffisamment ses intérêts devant les tribunaux, voir la discussion cidessus, en particulier MAE Nantes, Tanger A 138, Rey c. Benchimol et Ghassal, en particulier Rey à
Méchain, 30 août 1837 et 21 octobre 1837.
186
La modernité juridique au Maroc
de créances79. Cette société voulait porter l’affaire devant le tribunal consulaire
britannique au Maroc80. La société menaça même les trois juifs de les poursuivre
en justice à Gibraltar – probablement au cas où ils ne seraient pas d’accord pour un
jugement par le tribunal consulaire britannique au Maroc. Ainsi, les sujets marocains
auraient eu l’occasion d’éviter le système judiciaire marocain s’ils l’avaient voulu.
Cependant, tous les trois choisirent d’avoir leur affaire jugée par un tribunal de
sharī‘a, ce qui était de leur droit en tant que sujets marocains :
…me avisté con dichos señores [Benmerqui, Cohen y Garzon, and Bendahan] y les
expuse las reclamaciones de aquellos [Glassford and Co.]; pero negandose éstos a pagar
las intereses, notifiqué a los Srs. Glassford y Co. lo que alegaban y que tenian intención de
recurrir al Shraah como Subditos Marroquies, donde créen no serán obligados a pagar
intereses .81
En d’autres termes, les trois juifs préféraient être jugés par un qād. ī car, selon
la loi islamique, ils n’étaient pas obligés de payer les intérêts sur le crédit82. Nahon
plaida devant le pasha de Tétouan que l’affaire était un litige commercial et que, par
conséquent, elle ne relevait pas de la compétence de la loi islamique ; sans doute,
dans l’espoir de voir l’affaire jugée par le pasha lui-même (ce qui aurait pu être plus
favorable pour Glassford and Co). Cependant, le pasha répondit que compte tenu
de la demande des trois juifs à être jugés par un tribunal de sharī‘a, il était obligé
d’honorer leur requête83. Le pasha confirma lui aussi que cela signifiait que les juifs
79.FO 636 / 3, Nahon à Blanc, 13 octobre 1885.
80.Isaac Nahon, le vice-consul à Tétouan, n’était pas tout à fait clair dans sa lettre décrivant le cas,
donc j’hésite de fournir une version définitive des faits.
81.FO 636 / 3, Nahon à blanc, 13 octobre 1885.
82.En fait, la loi islamique a recours à un certain nombre de modalités de facturation des intérêts.
Toutefois, l’école malékite était généralement moins tolérante à l’égard de ces fictions juridiques (voir
Mir Siadat Ali Khan, « The Mohammedan Laws against Usury and how they are Evaded », Journal of
Comparitive Legislation and International Law, 11, n° 4, 1929, p. 233-244 ; Joseph Schacht, «Riba», in
Encyclopedia of Islam, éd. P. Bearman et al., Leiden, Brill, 2003). Mais un contrat qui stipule un intérêt
pur et simple aurait été nul dans un tribunal de la sharī‘a.
83.Selon l’école de droit malékite, un juge a le droit de refuser une affaire portée devant lui par deux
dhimmīs de la même confession. Pourtant, d’autres écoles (telles que l’école hanafite) stipulent que
le juge doit accepter une telle affaire. Le pasha semble se référer à ce principe dans sa déclaration
qu’une fois que les dhimmīs ont demandé à être jugés selon la loi islamique, il faut respecter leur
choix. Cependant, toutes les écoles de droit conviennent qu’un cas entre deux dhimmīs de différentes
confessions devra être jugé par un tribunal islamique et que la loi islamique doit être appliquée. Pour
un résumé de ces questions, voir Fattal, Statut légal, p. 351-358. Il est toutefois possible qu’aucune de
187
ne seraient pas obligés de payer les intérêts84. Les raisons qui ont poussé Benmerqui,
Cohen et Garzon à choisir le tribunal marocain au lieu du tribunal consulaire étaient
claires : ils savaient que la loi islamique ne pouvait pas les obliger à payer les intérêts.
Ainsi, ils avaient choisi le système juridique qui leur serait favorable.
Cette brève étude des archives des tribunaux consulaires montre que les juifs
étaient loin d’être opposés aux tribunaux islamiques. Depuis au moins la période
médiévale, ils avaient eu recours aux tribunaux islamiques pour mener leurs
affaires quotidiennes avec les musulmans, et choisi d’avoir recours aux tribunaux
islamiques pour un nombre d’affaires intrajuives qui, théoriquement, relevaient
de la compétence juive. Au xixe siècle, lorsque plusieurs juifs bénéficièrent de la
protection consulaire et, par conséquent, eurent la possibilité d’être jugés par
les tribunaux consulaires, plusieurs d’entre eux continuèrent d’avoir recours au
système judiciaire islamique. Tous les juifs marocains n’étaient donc pas impatients
d’« échapper » à la loi islamique en faveur d’une juridiction étrangère. Même
ceux qui avaient acquis la protection consulaire continuaient d’avoir recours aux
institutions judiciaires marocaines pour plusieurs raisons. Quelques-uns comme
Assayag ont même déclaré que c’est précisément dans un tribunal islamique qu’ils
pensaient « que la justice serait exécutée moralement »85.
Si on considère les tribunaux consulaires comme le début d’une révolution
juridique qui, pour la première fois, a permis aux juifs opprimés d’obtenir justice, on
cache les nombreuses façons dont les juifs continuaient d’avoir recours au système
juridique islamique. Je suggère qu’il est plus juste de considérer l’émergence des
tribunaux consulaires comme une expansion du pluralisme juridique qui caractérisait
déjà le système judiciaire marocain ; les tribunaux consulaires n’étaient qu’une option
supplémentaire parmi des institutions judiciaires déjà existantes. Avant l’apparition
des tribunaux consulaires, les juifs avaient l’habitude d’avoir recours aux tribunaux
juifs ou musulmans pour régler leurs contentieux. Même lorsque plusieurs juifs
bénéficiaient de la protection, les tribunaux musulmans ont continué d’être un choix
pour ces juifs ; ils avaient donc accès à trois systèmes juridiques au lieu de deux.
ces considérations n’était applicable puisque les traités régissant la juridiction consulaire prévalaient
sur la sharī‘a dans de tels cas.
84.Malheureusement, la résolution de cette affaire ne figure pas dans les archives.
85.Nantes MAE, B Tanger 1325, Assayag à Callomb, 30 août 1887.
188
La modernité juridique au Maroc
Cette réévaluation des relations entre juifs et musulmans à la lumière de la sphère
juridique suggère une approche moins idéologique de l’historiographie des juifs dans
le monde musulman. Plusieurs historiens interprétèrent les options juridiques des
juifs comme étant liés à un ensemble de valeurs ; d’après eux, les juifs choisissaient
les tribunaux consulaires parce qu’ils préféraient l’égalité à l’inégalité. Ce point de
vue suggère que les juifs refusaient le système juridique islamique pour des raisons
idéologiques. Pourtant, le fait que beaucoup des protégés juifs continuaient d’avoir
recours aux institutions judiciaires islamiques milite en faveur d’une interprétation
moins idéologique. Les juifs choisissaient, lorsqu’ils en avaient les moyens,
l’institution judiciaire où présenter leurs différends dans le but d’optimiser leur
chances de gagner leur cause, et cela quel que soit le système juridique concerné.
L’acquisition de la protection consulaire n’a fait qu’élargir l’éventail des options
juridiques mises à la disposition des juifs marocains, et donc leur permettait d’avoir
plusieurs choix de « forums ». Les protégés étaient souvent motivés par leur propre
intérêt pratique plutôt que par des principes comme l’égalité. En nous débarrassant
de l’idéologie dans l’histoire des relations entre juifs et musulmans, on peut accéder
à une nouvelle histoire des relations intercommunautaires.
189
De Tombouctou à Conakry
Musulmans et juifs du Maroc dans l’espace de la relation
Maroc-Afrique noire (fin XIXe siècle-début XXe siècle)
Rita Aouad
L’Afrique subsaharienne reste un espace peu évoqué dans l’histoire des migrations
marocaines. Pourtant, depuis le Moyen Âge au moins, le bilad es Sudan accueille
des communautés marocaines, et plus largement maghrébines, spécialisées dans le
commerce.
L’histoire de ces marchands est étroitement corrélée aux cycles du négoce
caravanier transsaharien (Abitbol, 1980 ; Aouad, 1995 ; Miège, 1981) et elle est
liée à la diffusion et au statut de l’islam dans cette aire géographique, une religion
d’abord adoptée par les élites puis renouvelée et popularisée par le biais des zawiya-s
à partir du XVIIIe siècle (Triaud, 2008). D’où l’assimilation encore courante de ces
Marocains à la seule figure du commerçant musulman, figure longtemps auréolée
du prestige de la culture arabo-musulmane en milieu islamisé subsaharien. À y
regarder de plus près, la dimension biconfessionnelle – musulmane et juive – de
cette présence marocaine ne peut pourtant échapper, venant confirmer la thèse
d’un continuum social et culturel de l’espace transsaharien, du Maroc à la boucle du
Niger, au fondement de la prospérité du commerce caravanier au long cours, depuis
son « âge d’or » au Moyen Âge jusqu’à son déclin définitif à l’aube de la période
coloniale (Abitbol, 1981 ; Mauny, 1949 ; Miège, 1982).
191
Au tournant du XIXe et du XXe siècle, en effet, le commerce transsaharien
entre définitivement en décadence. Un dernier cycle assez prospère, des années
1850 aux années 1870, a été alimenté par la demande intérieure marocaine et les
réexportations, vers l’Europe, à partir du port d’Essaouira : négociants musulmans
et surtout juifs de la ville ont activement participé à cet ultime essor (Schroeter,
1988). La colonisation française conduit, inexorablement, à partir des années 18801890, à la fermeture du Sahara « […] appréhendé comme une barrière naturelle
et un espace « inutile » […] », devenu « […] une zone tampon quadrillée de
fortins (borj) à fonction de séparation » (Bennafla, 2008, p. 16). Les « chaînes
ininterrompues »1 de colonies de commerçants musulmans et juifs qui s’égrainaient
depuis les ports présahariens du Maroc jusqu’aux cités sahéliennes, le long des axes
caravaniers, s’étiolent et la présence judéo-marocaine disparaît des relais sahariens
et des cités sahéliennes. Dans le même temps, en direction des ports coloniaux de
l’Afrique de l’Ouest, Saint-Louis mais aussi Dakar et Conakry, s’ouvrent pour les
Marocains (toujours en grande majorité musulmans mais aussi en petite minorité
juifs) de nouvelles opportunités d’expatriation vers le sud, que nombre d’entre eux
vont saisir.
Les décennies à la charnière du XIXe et du XXe siècle correspondent aux derniers
moments d’une présence commune de Marocains musulmans et juifs à Tombouctou
et dans les ports coloniaux de l’Afrique occidentale. La mise sous protectorat du
Maroc en 1912 marque en effet un tournant. Alors que la présence marocaine
musulmane se renouvelle, s’ancre et se métisse dans le contexte colonial de l’Afrique
occidentale, celle des juifs originaires de l’Empire chérifien disparaît, d’abord de
Tombouctou puis des ports d’Afrique occidentale attractifs au tournant du siècle
mais vite abandonnés pour d’autres horizons. Les conditions dans lesquelles se
produit cette divergence de destin accompagnent ce travail. Épisode à cheval entre
deux temps, ce moment permet d’éclairer les enjeux de la rencontre entre une
tradition migratoire ancienne et la situation coloniale. Il met ainsi remarquablement
bien en évidence, dans un contexte inattendu, l’accélération des mutations que
connaît la communauté juive marocaine à cette période. Trois niveaux d’analyse
ont été privilégiés : géographique, avec le basculement de la présence marocaine en
Afrique occidentale de l’intérieur vers les littoraux ; individuel, avec des parcours
qui montrent la permanence et les changements de cette tradition migratoire ;
1. L’expression est de M. Abitbol, 1982, p. 564.
192
De Tombouctou à Conakry
identitaire et statutaire avec les questions d’appartenance nationale et de hiérarchie
sociale que soulève cette migration marocaine en situation coloniale.
De Tombouctou à Conakry
Au niveau géographique, l’évolution marquante de ces décennies est le
redéploiement de la présence marocaine en Afrique occidentale, du monde des cités
sahéliennes vers celui des ports coloniaux atlantiques, de Tombouctou à Conakry.
Les cités sahéliennes, et en premier lieu Tombouctou, ont été traditionnellement
les ports d’attache de communautés originaires du Maroc à partir desquelles
l’exploration de marchés plus intérieurs, plus méridionaux ont été confiés à des
agents, souvent liés familialement. Ces percées ne conduiront pas, sauf exception,
à une présence stabilisée à l’intérieur de la boucle du Niger2 : le Sahel reste donc
longtemps une frontière au-delà de laquelle la présence marocaine est sporadique
et l’activité commerciale contrôlée par d’autres communautés.
À partir du dernier quart du xIxe siècle, la présence marocaine en Afrique
subsaharienne essaime et se littoralise, calquant sa dispersion sur les mutations
spatiales induites par la géographie coloniale. Les ports maritimes, institués en
capitales, deviennent les lieux de passage privilégiés des produits et des hommes,
conduisant à l’enclavement du Sahel, arrière-pays peu à peu abandonné et désolé.
Les premiers Marocains, d’abord musulmans et en majorité fassis, commencent
donc à débarquer avec une certaine régularité à Saint-Louis à partir des années 1870
et à s’installer dans ce qui est à l’époque la capitale et le principal port du Sénégal
français3. L’arrivée régulière des juifs est plus tardive, elle débute dans les années
1890 et intéresse surtout Dakar dont la croissance rapide commence à porter
ombrage à Saint-Louis, révélant les potentialités de la future capitale de l’Afrique
occidentale française (1902) et d’un grand port africain4. Au début du XXe siècle, à
partir du Sénégal, les Marocains vont essaimer vers le sud, franchir la frontière de la
2. Quelques rares exemples de Marocains ayant dépassé la frontière sahélienne dans D. J. Schroeter,
1988, p. 243 note 127 ; R. Aouad-Badoual, 1994, p. 338 ; ANM, fonds ancien 4D112 (un Marocain
de Gao, décédé à Kano au début du XXe siècle).
3. Ils y rejoignent un groupe « minuscule » de Marocains signalés dès la fin du XVIIIe siècle et qui
se renouvelle, par la voie du fleuve, dans la deuxième moitié du XIXe siècle à partir de Tombouctou.
À ce sujet, quelques renseignements chez R. Pasquier, 1987, tome 1, p. 359.
4. Dès 1888, Aaron Ben el Hazan, frère d’Eliahou Ben el Hazan dont il sera question plus loin, est
signalé comme commerçant à Gorée, Annuaire du Sénégal et Dépendances, 1888, p. 250.
193
Gambie anglaise et arriver à Bathurst : des familles anciennement implantées dans
les villes sénégalaises y envoient agents ou correspondants5. Au même moment,
ils sont quelques-uns à s’installer à Conakry6, capitale politique et économique de
la Guinée depuis 1885. Créée ex-nihilo, la ville voit sa population passer de trois
cents habitants en 1885 à dix mille à la fin du XIXe siècle suivant le « boom » du
caoutchouc qui donne à la Guinée d’alors une image d’Eldorado colonial (O. Goerg,
1990). C’est le point extrême de la présence marocaine à l’époque. Au tournant du
siècle, celle-ci est en effet encore peu palpable en Côte d’Ivoire où sont signalés de
manière épisodique quelques rares Marocains7.
Dans les ports où débarquent ces Marocains mais aussi des Européens, beaucoup
de ceux qu’on appelle alors des Levantins ou « Libano-Syriens » ainsi qu’une maind’œuvre africaine, se regroupe peu à peu une population cosmopolite attirée par les
opportunités de l’économie de traite coloniale : ces capitales sont, avant tout, les
têtes de voies de chemin de fer vers l’intérieur que dessine la route de la gomme et de
l’arachide au Sénégal, la route du caoutchouc en Guinée. Au début du XXe siècle, on ne
compte pas moins de seize lieux d’implantations du commerce marocain le long des
voies de chemin de fer Saint-Louis–Dakar et Dakar–Bamako, dix le long de l’axe de
pénétration Conakry–Niger8. En Guinée, la présence marocaine est exclusivement
judéo-marocaine. Elle se confond avec les activités d’une « multinationale », tantôt
identifiée comme tangéroise, espagnole ou gibraltarienne, une « holding » aux
activités diversifiées (commerce général, import-export, ligne de navigation, service
postal) : la maison Cohen-frères de Tanger dont les employés sont, pour la plupart,
5. Selon la mémoire familiale, le premier Marocain serait arrivé à Bathurst dans les années 1890
et le doyen des Marocains en Gambie au début du XXe siècle serait Chérif Bekhaly signalé comme
commerçant à Saint-Louis de 1886 à 1889. Entretien avec Edris Makward, juin 2010, Annuaire du
Sénégal et Dépendances, 1886-1889.
6. L’arrivée de Joseph Garzon date de 1900. Dossier de naturalisation de J. Garzon, ANS23G32
CAOM 14mi1119.
7. Deux Marocains signalés à Aboisso en 1911. ANS 22G24 CAOM 14mi 1109. Il faut attendre les
années 1950 pour voir se dessiner un courant d’installation de Marocains en Côte d’Ivoire, Y. Abou
el Farah, A. Akmir, A. Beni Azza, 1997, p. 270. De Bathurst, les commerçants marocains vont pénétrer les marchés de l’Afrique britannique, Sierra Leone et Nigéria, pendant l’entre-deux-guerres, une
histoire encore méconnue. Entretien avec Edris Makward, juin 2010.
8. Pour le Sénégal, en 1910-1911 : Saint-Louis, Rufisque, Dakar, Tivaouane, Thiès, Ngaye-Méké,
Piré-Gourey, Louga, N’Dande, Kaolack, Pout, Foundiougne, Fitick, Khombole, Dapa, Dagana,
Zinguichor, Mekhe. Pour la Guinée : Conakry, Coyah, Bel Air, Kindia, Boké, Dubreka, Mamou,
cercle de Timbo, Faranah, Kankan (listes établies d’après les annuaires de l’AOF).
194
De Tombouctou à Conakry
des juifs du Maroc. L’implantation de cette entreprise accompagne voire précède
la construction du chemin de fer Conakry–Kankan entre 1899 et 1914. D’abord
implantée à Conakry, la maison ouvre une succursale à Kindia en 1906, Mamou en
1908, étend ses activités à Faranah à la même date, s’installe à Kankan en 1912 – et
ceci avant même l’arrivée de la voie de chemin de fer –, franchit la frontière guinéosoudanaise la même année, atteint Bamako puis Koulikoro en 19139. Une présence
qui se calque sur la nouvelle géographie coloniale et en renforce les traits quand
elle ne la dessine pas elle-même, prenant l’aspect d’un véritable « front pionnier »,
porté par l’attractivité des nouvelles infrastructures et des nouveaux centres. Ainsi,
au Soudan français, la maison Cohen-frères ne poursuivra pas son installation en
direction des anciennes cités sahéliennes, vers Tombouctou notamment.
En effet, la littoralisation de la présence marocaine en Afrique de l’Ouest et sa
dispersion le long de ces nouveaux axes s’accompagne d’une stagnation de celle-ci
dans ses lieux d’implantation traditionnelle. Dans les années 1860-1870, au moins
une centaine de commerçants « marocains » sont signalés à Tombouctou, dont une
dizaine de juifs, participant activement au dernier cycle du commerce transsaharien10.
Sous l’effet de « l’ouragan toucouleur »11 et de la conquête française en 1894,
leur nombre va se tasser pour être estimé au premier dénombrement colonial en
1912 à moins d’une centaine d’individus sur une population évaluée à dix mille
habitants environ12. Plus que l’évolution des chiffres, celle de la composition de
cette communauté est révélateur : les Fassis et les Marrakchis sont désormais très
peu nombreux et les juifs du Maroc ont disparu du kaléidoscope tombouctéen. La
communauté marocaine, à présent dominée par l’élément saharien, a perdu de sa
diversité reflétant l’appauvrissement du cosmopolitisme sahélien et la contraction
de l’aire de rayonnement des cités de la boucle du Niger. Parmi les grandes familles
négociantes de la ville attachées au Maroc au début du XXe siècle, des Tekna
9. Annuaires de l’AOF des années citées.
10.Deux sources ont été retenues : A. Beaumier, 1870, p. 29 (630 commerçants étrangers dont 600
Touatiens, 20 à 25 Marocains de Fès ou du Tafilelt, 6 à 7 Tripolitains) et F. Dubois, 1897, p. 290 (le
quartier de Baghindé était en grande partie occupé par ces Arabes, qui naguère étaient au nombre de
300 Marocains, Touatiens, Tripolitains). Sur les commerçants juifs du Maroc, A. Beaumier, 1870 et
O. Lenz, 1886-87, t. 2, p. 154. (« En ce moment plusieurs familles juives de l’oued Noun ont acheté
le droit d’habiter et de commercer à Timbouctou. »)
11.L’expression est de M. Abitbol, 1979, p. 238.
12.ANM, FA, 5D50, Recensement de la ville de Tombouctou, 1912.
195
de Guelmim – les Benbarka par exemple (R. Aouad, 1993), les Boularaf, Ben
Abdelouahab (Y. Abou El Farah, A. Akmir, A. Beni Azza, 1997) – des Tadjakants
de Tindouf, comme Mohammed el Bachir ould el ‘Abd el Hartani, qui comptent
toujours parmi les principaux animateurs du commerce de gros de la région13.
L’évolution géographique de la présence marocaine en Afrique occidentale
apparaît ainsi comme un véritable marqueur des mutations spatiales de cet espace.
Elle montre la grande sensibilité de cette minorité spécialisée aux évolutions
de son temps, sensibilité encore plus exacerbée chez les judéo-marocains qui
tournent définitivement le dos à l’ancien monde des échanges transsahariens et des
cités sahéliennes entré en crise structurelle pour tenter « l’aventure » coloniale.
L’attractivité des ports de ce « nouveau monde » s’explique par la « course à la
fortune stimulée par l’aspiration vers l’émancipation sociale et politique […] »
(M. Abitbol, 1988, p. 12). Ces deux facteurs favorisèrent, à l’époque, l’expatriation
de centaines de juifs marocains de l’Algérie à l’Amérique du Sud.
Mais cette plongée dans le nouveau monde n’est pas sans risque. Le miracle
colonial, suspendu aux fluctuations et à la concurrence du marché mondial, est
souvent un mirage. En témoigne la quasi-disparition de la communauté marocaine
de Guinée à la fin du cycle du caoutchouc en 191214 qui fait basculer la colonie dans
une crise de reconversion au moment où il faut compter avec la rude concurrence
des Libano-Syriens. Ces derniers arrivent en effet massivement dans ce territoire
(O. Goerg, 1990, p. 86), comme dans toute l’Afrique de l’Ouest au cours de ces
décennies. Débarqués « accidentellement » (les premiers migrants se seraient
arrêtés, faute de moyens, sur leur route vers l’Amérique), ils y inventent des modalités
d’insertion économique originales au fondement d’une implantation durable.
Continuité et rupture d’une tradition migratoire
Les commerçants marocains qui s’installent à partir des années 1870 dans les
capitales coloniales de l’Afrique occidentale sont les héritiers, à la différence de
ces derniers, d’une tradition séculaire. Ils peuvent reproduire, avec un décalage
chronologique, les stratégies commerciales éprouvées pendant des générations
par leurs prédécesseurs implantés à Tombouctou, à Gao ou à Djenné. Ils partagent
13.R. Aouad-Badoual, 1994, tome 1, p. 308-320.
14.Quatre-vingt Marocains recensés en 1905, six en 1911. Des chiffres à manier avec précaution.
M. Freitas, 1968, p. 43, ANS2G23, CAOM, 14mi1109.
196
De Tombouctou à Conakry
avec les animateurs du grand commerce caravanier de solides réseaux familiaux ou
confessionnels. Les musulmans jouissent, en milieu islamisé, d’un prestige lié à
leur érudition et à leur ascendance chérifienne, à leur affiliation à une confrérie (la
Tijâniyya), à leur statut de haj. Distingués socialement, ils s’intègrent par les mariages
sur place15. Leur installation est accompagnée par celle d’un frère ou d’un fils, aide ou
agent itinérant. Beaucoup de points communs entre Sidi el Makki Buhillal originaire
de Fès, un des grands marchants marocains installés à Tombouctou au milieu du
XIXe siècle dont les frères commerçaient jusque dans les villes haoussa (Schroeter,
1988, p. 243, note 127) et de nombreux commerçants fassis arrivés à Saint-Louis ou
Dakar à la fin du XIXe siècle avec un fils, un frère ou un neveu chargé d’explorer « les
marchés de l’intérieur » de la colonie. À la fin du XIXe siècle, l’installation au Sénégal
peut être considérée comme un moment d’une carrière professionnelle qui saisit
les opportunités de la mondialisation du commerce et des affaires, préfigurant ainsi
« les carrières à l’international » d’aujourd’hui. Âgé de 26 ans, Moulay Ali el Ktiri
arrive à Saint-Louis au début des années 1880. Derrière lui, déjà, une expérience
du négoce en Méditerranée et en Angleterre. Il y reste six ans avant de retourner à
Fès où il joue, à la veille du protectorat, le rôle de bourgeois éclairé (Dr D’Anfreville
de la Salle, 1905, p. 155). David Hatchwell de Mogador, d’abord comptable de la
maison Afriat à Londres, installé à Rufisque en 1910, élargit ensuite ses activités en
Gambie anglaise (ANS, 21G41 CAOM 14 mi1102). Mais l’expérience en Afrique
occidentale reste pour beaucoup de Marocains – essentiellement fassis – plus
sédentaire : l’itinéraire plus modeste d’un simple boutiquier, vendant tissus, effets
vestimentaires, babouches et livres religieux en provenance du Maroc, forge l’image
stéréotypée du fassi en Afrique noire jusqu’à aujourd’hui : commerçant de détail
écoulant auprès de sa clientèle des produits choisis.
Parmi ces parcours qui dessinent une communauté hétérogène, deux destins
judéo-marocains forcent les traits d’une rupture entre tradition commerçante
transsaharienne et élan entrepreneurial prospérant sur le terreau du capitalisme
colonial de l’Afrique occidentale.
15.Pour exemple : « Chérif Bakhali était un érudit avec une réputation en Gambie et au Sénégal.
C’est grâce à cette réputation qu’en visite à Saint-Louis un marabout local du nom d’Abalye Sarr
lui a offert comme épouse sa fille aînée, Khady, née à Saint-Louis en 1883. » Entretien avec Edris
Makward, juin 2010.
197
En 1900 meurt le dernier représentant d’une présence juive marocaine à
Tombouctou, le dernier dhimmi de la ville, l’héritier de la petite communauté
formée autour du rabbin Abi-Serour Mardochée dans les années 1860-187016. Au
moment de la conquête française en 1894, trois juifs originaires du Maroc, dont
deux frères du Tazerwalt, Eliahou et Aaron ben el Hazan Yacoub El Harrar, vivent
encore à Tombouctou. Eliahou – baptisé Léon Azan par les Français – va connaître
une rapide déchéance. Jouant d’abord un rôle d’intermédiaire entre les militaires
français de Tombouctou et le chef de la tribu maure des Bérabiches, il est victime,
dans un climat de grande tension, de l’antisémitisme du commandant de la région17
condamné en 1895 pour « espionnage en faveur de l’ennemi », ruiné par le paiement
de deux mille francs d’amende et mis en prison18. Conduit sous escorte et enfermé
à Bamako, il meurt à Tombouctou en 1900 endetté et bien isolé des siens puisque
la nouvelle de son décès ne parvient que six ans plus tard à son frère Makhlouf
(ANM, fonds ancien, 4D112). D’Eliahou à Léon, le destin du dernier dhimmi de
Tombouctou sonne comme une fin de monde. Dans la cité sahélienne devenue
forteresse, on retiendra donc cette rencontre ratée entre le judaïsme marocain
incarné par un personnage polyglotte, à la mobilité étonnante et aux rôles multiples,
et la colonisation française dans sa version antisémite matinée de « soudanite »19.
L’année même de la disparition du dernier juif marocain de Tombouctou, les
Cohen-Frères de Tanger s’installent à Conakry, deviennent concessionnaires d’une
ligne postale de navigation entre Conakry et la Basse-Guinée en 1906, arment une
flotte et comptent parmi les grandes entreprises de la colonie au début du XXe siècle.
La « world compagnie »20 des frères Cohen de Tanger maille l’espace économique
16.Sur ce personnage au parcours exceptionnel : A. Beaumier, 1870 ; J. Oliel, 1998 ; T. Nathan,
2008 ; M. Abitbol, 2009, p. 346-347.
17.« Le juif Azan Léon, usurier de profession, espion par intérêt, médecin à l’occasion… » Rapport du chef de bataillon d’infanterie de la marine Réjou, commandant la région de Tombouctou au
lieutenant-colonel gouverneur du Soudan, le 8 septembre 1895, ANS 15G212CAOM14mi1054.
18.Ordre n° 8 du chef de bataillon d’Infanterie de la marine, commandant la région de Tombouctou,
4 septembre 1895, ANS 15G215 14mi1057.
19.« Au Soudan, il faut être pessimiste à rebours. Le soleil surchauffe les cervelles, aiguise les langues et rend souvent injuste pour autrui. C’est la « soudanite », maladie toute locale, se manifestant sous des formes diverses. Personne n’y échappe, peu ou prou. » Selon la propre définition du
commandant Réjou. Commandant Réjou, 1898.
20.Le siège social est à Tanger. La compagnie est aussi présente à Gibraltar, en Algérie.
198
De Tombouctou à Conakry
guinéen et constitue un véritable empire monté avec l’habilité des self-made men du
nouveau monde et la bénédiction des autorités coloniales21.
La simultanéité de ces deux parcours met en regard, d’un côté, le processus
rapide de marginalisation du judaïsme intérieur marocain, de l’autre, l’inscription
dans des réseaux mondialisés du judaïsme tangérois, illustrant les profonds clivages
traversant désormais la société judéo-marocaine. Ces mutations rapides ont lieu à
un moment de crise et d’accentuation des pressions coloniales sur le Maroc. L’une
des principales conséquences sociales et politiques de ce processus est l’éclatement
des cadres traditionnels d’appartenance avec le développement du phénomène des
protections à l’intérieur du pays, des naturalisations à l’extérieur22. Originaires de
l’empire chérifien, expatriés dans des territoires coloniaux, les Marocains d’Afrique
occidentale sont au cœur de ces tensions.
Appartenance nationale, catégorisation juridique et identité
dans l’espace migratoire Maroc-Afrique noire
Le mouvement de naturalisation de ces Marocains commence au début des
années 1890 et culmine dans les années 1909-1912 constituant la quasi-totalité des
étrangers naturalisés à partir de l’AOF23. La tendance est exacerbée chez les judéomarocains. En effet, quasiment tous les juifs du Maroc sollicitent et acquièrent
– malgré les débats suscités24 – la nationalité française lors de leur séjour en AOF25,
sans pour autant y faire souche. Ce qui indique clairement qu’expatriation et
acquisition de la nationalité française sont ici liées expliquant aussi le tarissement
21.Dossiers de naturalisation des Cohen ANS23G33CAOM14mi1119, Annuaires du gouvernement
général de l’AOF.
22.Qui ont forcé à une première définition internationale de la nationalité marocaine à la conférence entérinée par la convention de Madrid de 1880.
23.En 1911, sur six dossiers de naturalisation parvenus d’AOF et d’AEF au ministère des Colonies,
cinq concernent des Marocains, le dernier un « Libano-Syrien ».
24.De Guinée, le secrétaire général écrit au lieutenant de la colonie au sujet de la demande de naturalisation d’Abraham Cohen en 1904 : « Je me permets de rappeler que la naturalisation des Israélites
d’Algérie a soulevé de violentes polémiques et qu’en Tunisie, pays de protectorat comme pourrait le
devenir le Maroc, il ne semble pas que l’on pousse à la naturalisation de cette catégorie d’indigènes. »
ANS23G33, CAOM 14mi1119.
25.En plus d’autre nationalité, comme c’est le cas de Abraham Benaïon – dit Albert – sujet brésilien
naturalisé français en 1911 mais déjà parti pour Tanger au moment de la remise de son décret de
naturalisation ! ANS 23G32/CAOM14mi1119.
199
de ce courant migratoire une fois le protectorat instauré au Maroc et le statut des
Marocains modifiés. De nombreux Fassis musulmans deviennent également
français au Sénégal formant une catégorie particulière dans le paysage social de la
colonie française (R. Aouad, 2009). Ces choix les distinguent des « Marocains » de
Tombouctou, peu prompts à troquer le prestige de leur ascendance septentrionale
contre le statut de citoyen français qui ne constitue pas un « nirvana »26 dans
leur cité aux marges du monde colonial. Ces derniers s’inscrivent toujours dans le
monde des échanges transsahariens sur lequel il est difficile de plaquer les notions
d’étranger et de national, de migration et d’expatriation, telles qu’elles se forgent à
la fin du XIXe siècle dans l’Europe des États-nations et s’exportent vers le monde
colonisé. Leurs modes de mobilité induisent des séjours plus ou moins prolongés
dans différents lieux de résidence, des allers-retours, en bref : une vie de mobilité
partagée entre plusieurs mondes. Logiques migratoires complexes donc sur
lesquelles on a apposé aujourd’hui les notions de migrations circulaires, systèmes
résidentiels et multilocalisation (F. Boyer, 2007). Les Tekna de Tombouctou, à la vie
partagée entre Tombouctou et Guelmim, Tombouctou et Marrakech ou Essaouira
en sont un bon exemple à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (R. Aouad, 1993).
De l’autre côté, les Marocains, fassis ou juifs, s’embarquant sur les cargos européens
à Tanger ou Casablanca, débarquant à Saint-Louis ou Dakar, soumis au contrôle
sanitaire, passant frontière, déposant caution financière de rapatriement, surveillés
et passibles d’expulsion, usent, avec les possibilités de naturalisation, de rares brèches
juridiques permettant d’ échapper aux stigmates de l’étranger et/ou de l’indigène en
situation de domination coloniale.
Étrangers ou indigènes ? Quel est précisément le statut de ces Marocains aux
yeux des autorités coloniales ?
C’est en tant qu’étrangers résidant dans une colonie française que les Marocains
domiciliés en Afrique occidentale sont en droit, entre 1894 et 1912, de solliciter
la naturalisation française27. Dans l’esprit du législateur colonial, ce critère d’accès
à la citoyenneté visait implicitement les étrangers de « droit commun » d’origine
européenne appartenant, de fait, au groupe des colonisateurs à distinguer des
étrangers « assimilés aux indigènes » en raison de leur statut personnel jugé
26.Terme emprunté à Christian Bruschi, 1987-1988.
27.C’est le décret du 7 février 1897 qui clarifie les conditions de naturalisation française à partir de
l’AOF. En 1912, la situation change puisque les Marocains appartiennent désormais à une catégorie
particulière d’étrangers, les protégés.
200
De Tombouctou à Conakry
proche de celui des sujets français (C. Bruschi, 1987-1988). Dans cette hiérarchie
d’étrangers caractéristiques de la colonisation, la place des Marocains est ambiguë :
« Citoyens d’une nation fort ancienne et d’ailleurs reconnue par l’ensemble des
puissances […] » ne pouvant « […] être assimilés aux noirs […] » pour les uns,
ils sont pour les autres des « […] étrangers musulmans […] » qui ne doivent pas
être « […] plus favorablement traités que nos sujets. »28
En même temps qu’ils s’interrogent sur l’attitude à adopter face à ces demandes
de naturalisation – octroyées dans la majorité des cas car elles ne constituent pas
un courant massif – les représentants de l’autorité coloniale en Afrique occidentale
française ouvrent « la boîte de pandore » de la « marocanité ». Débats suscités
par les naturalisations mais aussi catégories adoptées lors des identifications et des
recensements montrent la complexité de l’affaire ! Musulmans et juifs, blancs, métis
et noirs, étrangers et Français, le cas des Marocains d’Afrique occidentale française
brouille les contours des catégories de religion, couleur de la peau, d’africanité
et d’européanité, d’indigénat et de citoyenneté. Déjà, dans le cadre d’un projet
d’émigration de jeunes israélites de Mogador vers le Sénégal dans les années 1890,
le chargé d’affaires de France à Tanger affirmait, lapidaire, que ces derniers ne
« […] sont pas à proprement parler des Marocains […] » restreignant sa définition
de la marocanité aux seuls musulmans29. À Tombouctou, les classifications coloniales
évoluent d’une mosaïque sahélienne bien simplifiée – en noir et blanc – dans
laquelle les Marocains sont le plus souvent assimilés à des « commerçants blancs »30
à un éclatement ethnique extrême où ils ne sont quasiment plus identifiables : le
recensement colonial de 1912 éclate, en effet, la dénomination des Tombouctéens
en pas moins de trente-six groupes ethniques dans lesquels Marocains, Teknas,
Tadjakants, Berabers, Filali, Arabes et Maures constituent des catégories à part31.
28.Correspondance entre le lieutenant gouverneur de Saint-Louis, le gouverneur du Sénégal et le
gouverneur général de l’AOF au sujet de la demande de naturalisation de Moulaye Hamed Bougaleb,
1911. ANS 23G31/ CAOM 14mi1119.
29.Lettre du chargé d’affaires de France à Tanger du 28 août 1894 au ministère des Colonies, CAOM,
Séries géographiques, Sénégal et dépendances XIV, dossier 25.
30.Encore en 1900, catégorie de « commerçants blancs », ANM, FA, 2 E71, fiches de renseignements, Tombouctou.
31. ANM, FA, 5D50, Recensement de la ville de Tombouctou, 1912. Au sujet de la difficulté du classement « racial » et de l’identification des Marocains, le responsable du recensement, M. Huchery, commis
première classe aux affaires indigènes avoue ses difficultés : « Il est matériellement impossible d’attribuer
à chaque individu de race exacte. Ce travail a consisté à enregistrer les déclarations qui m’étaient faites. »
201
Autre évolution de la classification à la fois étonnante et révélatrice : celle des
commerçants marocains des territoires côtiers de l’AOF. Catégorisés dans un
premier temps comme « Syriens et assimilés », l’activité commune – le commerce –
déterminant ici un groupe aux contours assez flous32, puis identifiés comme
« Africains étrangers »33, les Marocains peuvent devenir dans les années 1920 des
« Européens étrangers » ; ce classement est justifié par l’élaboration d’une définition
des populations non européennes comme étant « toutes les populations qui ne
sont pas de race blanche et pas issues d’Europe »34 ce qui conduit à une acception
effectivement assez large de l’européanité… dans le sens de son assimilation à la
race dite blanche. Derrière ces catégories fluctuantes se lit l’embarras et l’empirisme
d’une administration coloniale dérangée par un groupe peu « ethnographiable » –
dans le sens colonial d’identification de catégorie – difficile donc à intégrer dans la
gestion hiérarchisée des groupes caractéristiques de la colonisation.
Cette mise en perspective voulait d’abord montrer que des migrations ni forcées
ni massives35 pouvaient présenter un intérêt historique, rejoindre et illustrer des
mutations plus globales, d’ordre géographique, économique et sociopolitique : le
renversement de l’espace Maroc-Afrique noire sur ses littoraux et l’enclavement
de l’espace sahélien, la maritimisation et l’extraversion de l’économie de traite
ouest-africaine, l’éclatement des cadres d’appartenance traditionnels au contact
de la colonisation française, la complexification des statuts sous administration
coloniale. Pris un à un et mis côte à côte, les destins de ces « diasporais » marocains
d’Afrique subsaharienne, longtemps oubliés de l’histoire, incarnent tout cela. Parmi
eux, quelques individus maintiennent une présence judéo-marocaine en Afrique
subsaharienne l’espace d’une génération, celle de l’entrée dans la modernité
coloniale, au cours de laquelle ils testent les possibilités offertes et font le choix de
ne pas rester. En se détournant d’un territoire à l’économie fragile où une partie
de l’activité commerciale passe sous contrôle des Libano-Syriens et, en portant
32.« La question des Syriens en Guinée française », À travers le monde, 1895, p. 22 : « Au début,
cette population cosmopolite, qui n’est pas entièrement syrienne, mais comprend également des Italiens, des juifs marocains et de Gibraltar, des Maltais, des Égyptiens […]. »
33.Les recensement de 1909 (Gorée), de 1912 (sur la populations des principales villes de l’AOF)
adoptent ces catégories (ANS 3G11/136 CAOM 14mi740 ; ANM, FA, 5D85).
34.Voir pour l’exemple le recensement du cercle de Louga de 1926, ANS 2G26/69, CAOM 14mi
2623.
35.Quelques centaines de musulmans, quelques dizaines de juifs…
202
De Tombouctou à Conakry
leurs regards ailleurs, ils montrent bien qu’ils choisissent et ne subissent pas leur
trajectoire migratoire.
L’Afrique subsaharienne, espace séculaire de circulation et d’échange du Maroc
apparaît donc comme un espace où s’est, avec bien des nuances, jouée la « rencontre
coloniale » : choc, mais aussi adaptation, accommodement voire usage stratégique
et temporaire de celle-ci. En cela, elle constitue un laboratoire et un observatoire, un
concentré des mutations que connaissent, à cette période, la société marocaine en
général et les juifs du Maroc en particulier.
Sources
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ANM, fonds ancien, 5D50 : recensement de la population du cercle et de la ville de
Tombouctou
ANM, fonds ancien, 5D85 : recensement statistique de la population du cercle de
Tombouctou.
ANM, fonds ancien, 2 E 71 : Notes et fiches de renseignements sur les chefs et
notables, Tombouctou, 1897-1917
Archives nationales du Sénégal (ANS) Centre national des archives d’outre-mer,
Aix-en-Provence (CAOM)
ANS2G26/69CAOM14mi2623 : rapports périodiques
ANS3G11/136CAOM14mi740
ANS15G212/CAOM14mi1054 : Région Nord (chef-lieu Tombouctou.
Correspondance des commandants de la région Nord au gouverneur du Soudan.
1894-1896.
ANS22G23/CAOM 14mi1109 : statistiques générales pour l’office colonial :
culture et colonisation, justice, population, 1910.
ANS22G24 /CAOM 14mi1109 : statistiques générales des colonies de l’AOF
destinées à la préparation de la situation générale en AOF, 1911.
ANS23G32/CAOM 14 mi1119 : naturalisations des étrangers. Accessions
accordées. 1905-1916
ANS23G33CAOM14mi1119 : naturalisations des étrangers. Accessions refusées.
1903-1920.
203
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206
Le peintre Atlan (1913-196o) de
Constantine à Paris ou la migration
du regard
Anissa Bouayed
Dans l’effondrement politique, social et culturel qui suit la conquête, la
société algérienne est confrontée brutalement à d’autres systèmes symboliques
qui s’imposent avec l’arrivée des populations européennes et par la domination
coloniale. Un regard forcément marqué par l’altérité s’exerce désormais sur le pays et
ses gens. Regard médiatisé par toute une série de techniques, elles-mêmes étrangères
dans leurs formes mais aussi dans l’esprit qui en sous-tend l’emploi. La peinture de
chevalet fait plus qu’une incursion au Maghreb : elle installe une vision orientaliste
appelée à un grand succès, elle se pérennise sur place par ses peintres d’habitude, ses
écoles, puis ses galeries et ses musées. Les autochtones en sont d’abord l’objet, puis
imperceptiblement certains se lancent dans la nouvelle aventure artistique, passant
de l’autre côté du miroir. Parmi les premiers peintres dits indigènes, on peut citer
aussi bien des peintres d’origine musulmane comme les frères Racim (Omar naît
en 1883, Mohamed en 1896) qu’un peintre juif, Salomon Taïb, né en 1877. Nous
sommes encore à la fin du XIXe siècle ou au tout début du XXe, lorsque ce dernier
entre en peinture, en pleine mode orientaliste dans laquelle il va se complaire. Ces
exemples de mobilité culturelle, cette migration du regard, nous en disent long
sur la décomposition-recomposition de la société en situation coloniale, sur les
207
segmentations à l’œuvre et la vitalité, malgré la contrainte, qui pousse quelques
personnalités éclairées et curieuses à saisir le moment moderne, à rivaliser de génie
avec la culture dominante, quitte à s’en approprier les techniques, les codes et les
référents et, en bénéfice second, à imposer à terme un regard différent, qui n’est
plus celui de l’origine, ni le regard extérieur et allogène des voyageurs et esthètes
européens, en affirmant leurs « points de vue » et leur discours sur le réel.
À la fin de la période coloniale, il est très intéressant de noter que le premier
peintre natif d’Algérie à passer radicalement à l’art abstrait et à s’imposer à Paris,
en y vivant et en y travaillant, est Jean-Michel Atlan, né à Constantine en 1913, qui
grandit dans la communauté juive de la vieille cité, puis s’exile à Paris dès 1930 et y
meurt, célèbre, en 1960 sous son nom de peintre, Jean Atlan. Avant lui, d’autres rares
artistes peintres venus du Maghreb étaient souvent perçus à travers le prisme ethnique
ou orientalisant. En effet, ses précurseurs ou ses contemporains ont rencontré des
écueils dans la perception que la société d’accueil (la métropole coloniale) avait de
ces nouveaux venus sur la scène picturale. Les attentes de la société occidentale ont
pour une part « informé » l’œuvre même des artistes, ainsi que leur posture sociale.
Mammeri dans les années 1920 ou encore Hemche une génération plus tard, par
exemple, se démarquent difficilement du moule orientaliste, qui prévaut encore
dans les salons et chez les amateurs d’art. Dans les années 1930, Mohamed Racim
s’inscrit dans une renaissance (la Nahda) de formes plastiques antérieures, certes
modernisées, mais considérées comme indéfectiblement attachées à l’aire arabomusulmane. Les questions de la tradition, de l’authenticité pèsent sur l’appréciation
esthétique. Et même après la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où Atlan se
fait connaître, la jeune Baya éblouit Paris, force les portes de la modernité, mais les
commentaires des critiques, tout en ne tarissant pas d’éloges, l’enferment parfois,
elle et sa peinture, dans des catégories stéréotypées : « art naïf », représentante
de « l’Arabie heureuse », selon les expressions de l’époque, parmi lesquelles les
appréciations enthousiastes d’André Breton.
Comment Atlan a-t-il pu se démarquer des catégories globalisantes, lui qui
revendiquait une inspiration berbère, voire africaine ? Avec lui, les termes du
débat quittent les formulations implicites ou hâtives, car le peintre, de par sa solide
formation universitaire, construit son propre discours sur sa pratique artistique.
En effet, Atlan vit à Paris dans le milieu de l’intelligentsia et des artistes depuis les
années 1930 ; il a une stature d’intellectuel, de poète, de militant anticolonialiste
puis de résistant qui force le respect de tous. Il contribue au débat intellectuel sur l’art
208
Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
moderne, répond aux critiques et tente de sortir d’un débat piégé sur l’identité pour
que seule sa peinture, son apport novateur, soit objet d’analyse et de commentaire.
Une place incontestée dans un ensemble minoré
Un étrange mouvement de balancier se produit lorsqu’on cherche à saisir l’apport
des artistes venus d’Algérie sur la scène picturale européenne à l’époque coloniale.
Référence pour le monde de l’art, le Bénézit accorde très peu de place aux artistes
algériens. Chez les précurseurs, Hemche et Racim sont honorés d’une notice à part
entière, mais d’autres artistes importants sont totalement absents (Yelles, Ali-Khodja,
Guermaz…). Seule la génération née dans les années 1930 est relativement bien
représentée avec les notices de Baya, Benanteur, Khadda et Issiakhem. Mais le seul
artiste à avoir une notice vraiment conséquente, servie par un texte extrêmement
élogieux, est justement le peintre Jean Atlan.
Minorer la participation des artistes algériens à l’histoire artistique du XXe siècle
n’est-il pas un dommage colonial et postcolonial ? Ce que pointe un chercheur
algérien, Mansour Abrous, dans son dictionnaire biographique des artistes
algériens :
« Les artistes algériens sont évincés de l’histoire de l’art contemporain. Ils sont
relégués aux chapitres arts populaires, arts mineurs, art arabe ou art africain. Toujours
le règne de la spécificité, encore indigènes ou colonisés de l’art. […] L’urgence
de fixer la mémoire passe inévitablement par l’urgence de mémoriser les actes,
d’immortaliser les acteurs. […] L’inventaire s’impose en hommage à ces créateurs
qui font entrer l’Algérie dans l’histoire universelle. »
Mansour Abrous retient exclusivement pour la période de la colonisation les
artistes arabes (auxquels s’ajoute Dinet, converti à l’islam en 1913) et ceux parmi
les non-musulmans qui optèrent pour la nationalité algérienne à l’indépendance :
on trouve ainsi Myriam Ben (née en 1928 à Alger) ou Denis Martinez (né en
1941). Mais on ne trouvera pas Atlan, né sous la colonisation et décédé avant
l’indépendance. Pourtant celui-ci revendiquait avec fierté son algérianité, son
origine judéo-berbère.
Entrer de plain-pied dans l’art contemporain
La plupart des études sur l’histoire de la peinture en Algérie font démarrer, avec la
génération née autour des années 1930 et active au mitan du siècle, l’entrée de plainpied dans l’art contemporain. Cette génération s’engage dans une voie nouvelle,
propose une nouvelle esthétique, de façon synchrone à la remise en cause de l’ordre
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colonial. Leurs précurseurs étant considérés, parfois à tort, comme trop proches de
leurs maîtres orientalistes tandis que les miniaturistes, courant fécond en Algérie,
relèvent dans les classifications des arts islamiques. À l’échelle du pays, en termes
généraux de générations engagées, avec le contenu socialement dynamique que le
concept, élaboré par Mannheim, recèle, cette perspective est éclairante et ces jeunes
artistes se présentent comme une génération de rupture. Mais il faut reconnaître que
des personnalités exceptionnelles ont devancé l’appel. C’est le cas d’un Guermaz,
né en 1919, passant à l’abstraction très tôt, et c’est celui d’Atlan, dont la biographie
si particulière, marquée par une période de latence relativement longue avant de se
donner entièrement à la peinture, perturbe la logique du temps.
Dans l’exil, le cheminement vers la singularité
Écarts et paradoxes semblent récurrents dans l’itinéraire du peintre, pour dessiner
un parcours aboutissant à une grande singularité, difficilement saisissable.
La biographie d’Atlan, au lieu de donner un cadre contextuel rassurant qui
expliciterait l’œuvre, fait surgir les interrogations, voire les paradoxes qui semblent
tenir de l’aporie : venu en France pour faire sa philosophie, Atlan consacre plusieurs
années à ses cours à la Sorbonne et, après sa licence, poursuit sa quête philosophique
par un travail sur la dialectique. Mais il fréquente dans le même temps les poètes, avant
de se mettre lui-même à la poésie. La poésie le conduit progressivement à la peinture
à laquelle il s’adonne totalement à partir de 1945, abandonnant l’enseignement de
la philosophie. Première énigme, comment concilie-t-il dans l’expression de sa
conscience la rationalité, la raison « raisonnante » de la philosophie et la création, avec
sa valorisation de l’imaginaire et de la perception sensible ? Refuse-t-il la hiérarchie
hégélienne, si prégnante dans les Leçons d’esthétique, plaçant l’art, expression de l’Esprit
à travers une forme sensible, derrière la Pensée et sa puissance spéculative, réflexive
et conceptuelle ? Avec humour, Atlan lui-même donne une clé pour comprendre le
choix ou le combat entre ces deux formes de l’esprit :
« J’ai commencé à m’intéresser à la philosophie par un abus de confiance. À 14 ans,
je croyais que la philosophie occidentale était la clef du monde […] Mais lorsque j’ai
fait mes études de philosophie, j’ai été très déçu, j’aurais dû faire de la Kabbale ou du
zen. »
Rapport au réel qui n’exclut ni la pensée magique ni le mystère, le choix
d’Atlan est celui d’un poète qui veut conserver ces liens mystérieux au monde, et
pas seulement l’analyser. Il a voulu créer aussi son propre monde, pas seulement
proposer des concepts. À une époque où la peinture devient de plus en plus
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Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
conceptuelle, comme l’a bien noté Benedetto Croce, Atlan veut se situer entre
abstraction et figuration, se démarque de l’abstraction géométrique et privilégie
le geste, le rythme, l’expressivité, le lyrisme. Ses fervents admirateurs mettent en
avant cette part mystérieuse, « maudite » aurait pu dire Bataille à la même époque.
Il s’agit sans doute de cette « énergie excédante » dont le mouvement « traduit
l’effervescence de la vie », où Bataille voit, hors de la rationalité économique,
l’importance de champs de « consumation » tels que la fête, l’érotisme ou l’art. Atlan
disait quelques mois avant de mourir alors qu’il se savait très malade : « La peinture
est une aventure qui met l’homme aux prises avec les forces redoutables qui sont en
lui et hors de lui, le destin, la nature. » Tous les propos tenus par les critiques, ses
propres déclarations montrent que la pensée d’Atlan participe d’une vision holiste
de l’art : c’est la création artistique qui donne la pleine conscience de soi et, dans un
mouvement dialectique, la conscience de soi devient cet indispensable levier pour
affronter l’art comme un combat singulier, fruit d’une individuation poussée à son
extrême accomplissement, dans la pratique solitaire et silencieuse de la peinture et
dans la naissance d’un style si personnel.
L’émigration transforme le lien au pays
Deuxième écart remarquable, car porteur d’élan créateur, son récit des origines
formulé bien après son arrivée et son installation durable à Paris. Atlan parlait
volontiers de sa ville natale et berceau de sa famille, Constantine. Il y revenait souvent
au moment des vacances universitaires, tout au moins dans la première partie de sa
vie parisienne. Maurice Nadeau raconte avec ironie que leur engagement politique,
groupusculaire à Paris, avait, grâce à Atlan, une forte excroissance constantinoise,
qui ne tenait qu’aux qualités de persuasion du jeune philosophe entré en militance
à l’extrême gauche. Implication dans le milieu familial, retrouvailles avec ses anciens
camarades de lycée, Atlan est actif à Constantine lors de ses séjours :
« J’ai connu Atlan à une époque où nous préparions tous deux – et avec quelques
autres – un avenir meilleur à l’humanité, dit Maurice Nadeau. Nous n’étions bien
vus de personne, pas même de ceux dont nous nous étions faits les “représentants
éclairés”. Atlan, très sérieux au fond et dévoué, et toujours sur la brèche, commentait
nos déceptions avec le sourire. Rien ne lui faisait peur et si, à Belfort, il ne réussissait
pas à enflammer les foules, à Constantine, il parvenait à grouper plus de militants que
nous n’en avions à Paris. »
Mais le lien au pays natal, dont tous les écrivains et spécialistes des questions
du déracinement montrent qu’il est l’un des tropismes les plus féconds pour la
création littéraire ou artistique en situation d’exil, n’est pas fait que de voyages. La
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perte du pays natal n’est pas la perte de l’amour du pays natal, comme le remarquait
Edward Saïd. Il y a certes rupture sociale, perte des repères géographiques dans
leur quotidienneté, mais aussi permanence et aiguisement d’une présence mentale
qui comble partiellement la discontinuité entre l’homme en exil et son groupe
d’origine, une source puissante d’évocations et d’inspiration, instillée de nombreuses
réminiscences. Et dans le récit du peintre, le site exceptionnel de la ville, son passé
prestigieux et rebelle deviennent des hyperboles puissantes. Dans les souvenirs liés
à sa ville, Atlan fait radicalement la part des choses : le site vertigineux, le passé de
citadelle de la résistance dès l’époque romaine, la présence d’une nature sauvage et
violente, et au cœur de tout cela, l’inscription de sa famille dans ce territoire, voilà
ce qui fait partie d’un héritage revendiqué. « Mes origines sont judéo-berbères,
comme un peu tout le monde là-bas dans cette vieille ville, comme Jugurtha, qui
fut la capitale de la Numidie et qui est construite avec des rochers, des ravins, des
nids d’aigle et des cactus. » La présence mentale de la ville désormais absente, en de
nombreux textes, fait partie du viatique qui accompagne dans son voyage l’émigré
volontaire qu’est Atlan. Par le fait de l’éloignement, les contingences réelles du milieu
d’origine s’effacent pour n’en garder que les images qui nourrissent l’imaginaire.
Ces contingences, Atlan en a pointé lui-même quelques-unes, dont celles qui
nous intéressent le plus sur la difficulté (voire l’impossibilité) qu’il aurait eu à
assumer son destin de peintre dans cette ville coloniale. En effet, Atlan se démarque
dans le même temps d’une autre vision de Constantine et de ses aspects provinciaux
de ville coloniale, timorée en matière de culture, confite dans des représentations
orientalistes ressassées, qui perdurent depuis le XIXe siècle, poussant à l’inertie,
endormant les vocations au lieu de les faire naître :
« Les tableaux qui étaient accrochés au mur du musée municipal ne m’ont guère
incité à découvrir la peinture. Si j’étais né à Paris, je m’y serais certainement intéressé
plus tôt. »
« Je suis né en Algérie, à Constantine, où les préoccupations picturales étaient
absolument inexistantes. On ne pouvait voir, à Constantine, que des sculptures
romaines de la décadence. Le musée présentait un Horace Vernet et des scènes
militaires de la conquête. À part ça, il existait des peintres locaux du genre “marché
arabe”. Dans mon enfance, je ne pouvais imaginer la peinture et la sculpture
autrement que comme ces choses pompières reproduites dans mon livre d’histoire
de France. »
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Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
C’est donc cet amour, ce lien empathique, presque fusionnel à la ville et au
pays natal, qui est premier, sans médiation picturale. Les analystes de l’œuvre du
peintre constantinois insistent sur le lien à la terre même s’il ne s’agit absolument
pas d’une peinture de paysage. Kenneth Withe en rend compte dans la biographie
qui accompagne le catalogue raisonné :
« Si, sur les bancs du collège et du lycée, en lisant par exemple le Bellum Jugurthae
de Salluste, le jeune Atlan apprend l’histoire, dans la rue et dans les alentours de la
ville, il s’imprègne d’une atmosphère assez particulière. Mais le monde que connaît
surtout Atlan est un monde moderne, dont la modernité s’est installée sous le signe
du colonialisme. […] Le colonialisme, c’est la main mise sur l’espace […] Il ne s’agit
pas ici d’entrer dans les détails de la politique et de l’économie, il s’agit d’observer
leurs incidences sur la culture et sur l’art d’Atlan. La culture, c’est sans doute d’abord
une sensation de l’espace, de l’espace vécu, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un peintre.
[…] Je ne suis pas certain que le jeune Atlan était pleinement conscient de cette
situation […] mais cela eut deux résultats : d’un côté il allait s’attacher à ce qui restait
de sensoriel et de palpable ; de l’autre il allait chercher une dimension de vie située
bien en dehors du cadre colonial, de tous les contextes aliénés. Par ses origines, Atlan
est un résistant et un rebelle […] et le résistant, le rebelle, le mystique évoluent dans
le contexte d’une terre sensible, riche en images. Il utilisera certains éléments de
cette terre comme métaphores, pour dessiner les contours de cette atopie que nous
appelons son Atlantide. »
L’épreuve limite sous l’Occupation
Atlan doit arrêter d’enseigner, alors qu’il est professeur à Paris, à cause du zèle
antisémite de Pétain, dès l’armistice signé et la mise en place de la collaboration. Il est
victime des lois antijuives du gouvernement de Vichy édictées dès 1940 qui interdisent
aux juifs l’accès aux métiers de la culture, de l’enseignement et de l’information. C’est
dans ce contexte hostile qu’Atlan écrit et commence à dessiner. Le seul autoportrait
que nous connaissons de lui, un profil très sombre, au trait charbonneux, date de
cette année 1940, si sombre elle aussi. Œuvre inaugurale, l’autoportrait est aussi une
inscription volontaire dans l’histoire, au moment le plus terrible de l’histoire des
juifs. Ce profil tracé d’un geste rapide est la façon la plus personnelle de revendiquer
à la fois une identité de peintre et une présence au monde. C’est donc en toute
connaissance de cause qu’Atlan entre dans la Résistance où son frère est déjà engagé
(il sera tué au combat). Arrêté à Paris en juin 1942, Atlan simule la folie et continue
à dessiner et à peindre au cours de son internement à l’hôpital psychiatrique SainteAnne et c’est sans doute la connivence de certains médecins mais encore l’acte de
peindre qui le maintinrent en vie dans le huis-clos psychiatrique. Sa vocation s’est
ainsi affirmée dans un contexte hors du commun et des plus difficiles.
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À la Libération, il décide donc de s’adonner exclusivement à la peinture.
Définitivement, il s’invente peintre. Là encore, autre paradoxe, non seulement il
abandonne l’enseignement, mais également l’action politique. Rupture mystérieuse
dans l’itinéraire protéiforme d’un homme qui était sur tous les fronts, cet abandon
a trait sans doute à l’urgence de se donner à fond à la peinture après l’épreuvelimite de l’Occupation et la tragédie de la guerre. L’épreuve surmontée devient
moment fondateur. Sa peinture ne se réfère jamais explicitement à ces épreuves, ni
à un quelconque mot d’ordre. Atlan évite cet écueil, maintient le cap, écarte ainsi
visée propagandiste et instrumentalisation, toujours possibles quand le primat du
politique s’impose. Dans certains écrits, il récuse fermement le réalisme socialiste,
toujours en cours dans les années 1950-1960, qui reste pour lui une peinture de
circonstance. Il va jusqu’à se démarquer également d’une certaine tentation de
l’expressionisme : « Je suis attaché à l’expressionisme au sens d’expression de la
violence profonde et non au sens vulgaire de peinture hurlante qui veut donner le
change. »
La formation intellectuelle d’Atlan lui permettait d’être commentateur de sa
propre peinture. Cela est utile pour voir, comme l’ont suggéré, avec Stuart Hall, les
tenants des Cultural Studies, le hiatus plus ou moins profond entre le moment de
la production d’une œuvre et celui de la réception, du décodage de l’œuvre ; écart
indiquant les tensions latentes dans le champ culturel. Cela est d’autant plus prégnant
qu’un imaginaire colonial a investi depuis un siècle le champ des représentations.
Ainsi, la démarche et l’œuvre d’Atlan sont aux prises avec la volonté de récepteurs
tels que les critiques de procéder à des catégorisations parfois réductrices. Atlan
eut à le subir, mais en s’en défendant avec brio, comme par exemple l’affirmation
d’avoir affaire à un peintre « régional » : « Quand je suis sorti de Sainte-Anne
on disait que ça ressemblait à de la peinture de fous ; né à Constantine, que ça
ressemblait à de la peinture africaine. » Refusant les stéréotypes, Atlan ne veut
« ressembler » à personne, affirme sa modernité, sa singularité et sa place sur la scène
internationale, en commentant lui-même la réception de son œuvre. Invalidant les
critiques folklorisantes citées plus haut, il accorde plus de crédit à d’autres essais
d’interprétation de son travail. Mais beaucoup de discours flirtent plus ou moins
facilement avec des catégories ethnologiques ou une terminologie quelque peu
connotée. En effet, des critiques, parfois les plus élogieuses, mettraient Atlan dans
la catégorie du primitivisme moderne, trouvant à son travail « une force barbare ».
Ce jugement informe la réception au fil des ans. La référence dans le monde de l’art,
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Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
le dictionnaire Bénézit (réédition de 1999, quarante ans après la mort du peintre),
condense de cette manière la réception de la peinture d’Atlan :
« On s’accorde unanimement à en reconnaître le caractère barbare, bien que formulé
en tout clarté d’esprit dans des peintures sévèrement construites où traînent des
échos de l’Afrique profonde. »
Une matrice culturelle autre
Que peut-on voir dans les soubassements de ces essais de classification ? D’un
côté, les errements de la critique, au gré des archétypes en cours, y compris des
stéréotypes coloniaux, face à une œuvre moderne et originale, mais aussi la
reconnaissance d’un vaste champ culturel qui inspire le peintre et qui ne passe pas
par les codes, les référents, de l’histoire de l’art européen. Atlan disait lui-même :
« Il y a une vraie rupture chez moi avec le pompiérisme de tout ordre, une reprise
de contact avec les grandes traditions (qui ne sont pas des traditions), je veux dire
les primitifs, les Égyptiens, les Assyriens, les Étrusques… » Certains ont donc
compris qu’Atlan, par choix mais aussi par héritage culturel, puisait son originalité
dans un fonds culturel autre, revivifié, qui sert de matrice à l’inspiration de l’artiste.
Il s’agit ici de culture au sens large, et Atlan peut être perçu comme un passeur qui
fait advenir dans l’art contemporain des sources d’inspiration lointaines dans le
temps et dans l’espace. Son refus des étiquettes et des classifications ne ressort-il pas
ainsi du fait qu’il avait ses propres raisons d’être abstrait (si l’on penche pour cette
classification), ou encore de privilégier le signe, comme d’autres peintres venus du
Maghreb le mettront en évidence après lui dans ce que l’on nommera l’« école du
signe » en oubliant parfois qu’il est en le précurseur ?
Son ami et critique André Verdet avait su dire l’impact de ce fonds qui resurgit
dans l’œuvre d’Atlan :
« Toute peinture vraie est la projection plastique d’un idéal, d’une morale, d’une
culture, qui très souvent s’ignorent en s’anéantissant dans l’acte créateur. L’œuvre de
Jean Atlan baigne à même l’humus des âges archaïques, par-delà le néolithique, mais
la vie enfouie, gorgée de civilisations accablées ou disparues, retentit dans le plein ciel
de nos jours, se répercute dans l’ère nouvelle, se prolonge dans l’avenir. »
Cette mise au jour de cultures extraeuropéennes revient encore sous la plume
de ce critique, comme si, par son apport actuel, Atlan opérait une traversée de
temporalités différentes de celles de la culture européenne :
« Atlan, “ce souterrain des civilisations afro-méditerranéennes” […] possède par son
art le secret de remuer le vieux fonds des sensibilités humaines. »
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Il y a sans doute dans cette attention portée à une peinture qui part d’autres
référents un contexte historique favorable : l’après-Seconde Guerre mondiale est
une époque de grande curiosité intellectuelle pour les autres cultures, comme
ce fut le cas au début du XXe siècle, avec les premières expériences des peintres
européens découvrant les productions culturelles d’autres peuples hors d’Europe
et les incorporant dans leurs recherches plastiques, débouchant sur de nouvelles
propositions esthétiques. À nouveau, un ensemble de facteurs historiques trouvent
alors leur traduction dans le champ de la culture : le désarroi moral consécutif à
l’effroyable bilan humain de la Seconde Guerre mondiale, guerre initiée en Europe,
relativise la suprématie de la civilisation européenne. Et encore, dès la fin de la
guerre, la poussée irréversible de la décolonisation, qui met en branle les sociétés
dominées sur d’autres continents, incite à regarder d’un œil neuf leurs productions
culturelles et leurs différentes modalités d’expressions artistiques. En ce qui concerne
seulement l’Algérie, l’Europe découvre, dès 1945, des écrivains et des artistes natifs
de ce pays qui s’imposent désormais sur la scène artistique : les écrivains Kateb
Yacine, Mohamed Dib, Malek Haddad, les peintres Atlan, Benanteur, Khadda,
Mesli, Issiakhem… À la différence des premières expériences du début du XXe
siècle, où l’art « autre » était saisi comme immuable, a-historique, hormis peut-être
pour André Breton, après la Seconde Guerre mondiale, issus des sociétés dominées
ou colonisées, émergent des ténors qui entendent chanter leurs propres partitions
dans le concert universel, tout en utilisant les vecteurs culturels contemporains : art
moderne, langue internationale… et généralement en choisissant volontairement
l’exil durable ou passager. Le métissage change finalement de direction et fait
dialoguer des formes vivantes de l’art et de la culture.
Les discours tenus sur l’œuvre d’Atlan, négatifs ou élogieux, participent pour
une part de cette « découverte », de cette « reconnaissance » – les termes euxmêmes montrent l’ambigüité de ces changements de regard – et véhiculent de ce
point de vue un contenu historiquement daté où les meilleures intentions peuvent
être teintées de paternalisme.
L’autre grand critique et ami d’Atlan, Michel Ragon, tente d’éviter ce dilemme,
en commentant en de nombreux écrits :
« Tu as été un pionnier de ce que j’appelle depuis un certain temps […] “une autre
figuration”. Pas un art autre, pas une nouvelle figuration, mais “une autre figuration ”. C’està-dire une peinture qui n’a rien à voir avec l’esthétique de l’art abstrait classique et qui n’a
rien à voir non plus avec l’esthétique figurative traditionnelle. D’un côté, c’est une peinture
symbolique. […] De l’autre, c’est plutôt une peinture hantée par la métamorphose. […]
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Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
Permets-moi de t’enfermer provisoirement dans ces tiroirs pour t’en ressortir aussitôt
au plein soleil de ton Afrique natale. Car, cette Afrique du Nord explique aussi bien ta
peinture que ces écoles par lesquelles en fait tu n’es jamais passé. […] Il y a chez toi du
barbare judéo-berbère, si fier d’être né dans la ville de Jugurtha et riant sous cape à la
pensée que de nos jours saint Augustin aurait dû se faire vendeur de cacahuètes. Cette
Afrique du Nord […] elle est contenue dans ta peinture. Et ta ville natale de Constantine
[…] Oui, il y a tout cela, bien que rien ne soit décrit. »
Cinquante ans après la disparition brutale de Jean Atlan, Michel Ragon confirme
toujours cette appréciation de l’œuvre du peintre. Il m’a permis de renforcer cette
investigation par la lecture du poème Le sang profond, écrit par Atlan en 1946, qui
montre la prégnance du même univers onirique, des mêmes images mentales que
celles qui nourrissent sa peinture, dans une grande cohérence.
Comment ne pas penser au milieu juif constantinois où l’on nommait la ville
la « deuxième Jérusalem », aux tenues traditionnelles des femmes, à la place de
la musique andalouse, à la vieille citadelle, aux gorges du Rummel qui entaillent
le rocher, au retour sur soi d’un visionnaire, familier de l’ésotérisme de la Kabbale,
dans ce poème, Le sang profond :
« Œil devenu la proie des songes
Ainsi demeurons-nous voilés de larmes
C’est au tour des prodiges de charmer les danseuses
Grâce cousue aux plis des robes
Elles sont descendues dans le fleuve […] »
Les titres, « indication poétique », ensemble signifiant
Autre indice des lieux, des temporalités et des mythes qui ont pour le peintre
un fort pouvoir d’évocation : les titres de ces œuvres. En effet, les titres sont très
souvent un message linguistique, un guide pour la lecture d’une œuvre. Leur relevé,
sur tout le corpus du catalogue raisonné, constitue une série significative, à mon
sens, des préoccupations présentes au moment de la création tout en se gardant
bien de réduire l’œuvre à un thème ou à un sujet précis et anecdotique. Dans la
polysémie d’une peinture qui ne se veut pas analogique, le titre de l’œuvre, à l’instar
de la légende de l’image commentée par Roland Barthes, agit pour « fixer la chaîne
flottante des signifiés ». Atlan disait lui-même :
« Le problème des titres est en effet irritant. J’en ai donné autrefois, j’en redonne
aujourd’hui. […] Pourtant, le titre est nécessaire. D’abord pour une raison pratique.
[…] Ensuite le titre donne au spectateur une suggestion, une indication poétique.
[…] à mi-chemin entre ce qui risquerait d’épaissir – ou d’éclaircir – le “mystère” de
mes formes. »
217
Si Atlan donne peu de titres à ses œuvres (la plus grande majorité des œuvres
n’est pas désignée par un titre), le sens de l’identité transparaît, en revanche, presque
toujours dans les intitulés des œuvres qui en expriment la dimension. Identité
religieuse (référent sui generis du père féru de la Kabbale et d’ésotérisme) et identité
culturelle sont présentes dans Le Lion de Judas de 1945, la série des « miroirs du roi
Salomon » de 1959. Également et surtout, au moment même où les combats en
Algérie ne pouvaient pas ne pas avoir de résonnance chez cet artiste, ne nomme-t-il
pas une toile Les Aurès, une autre La Kahena en 1958, désignant ainsi lieu et symbole
emblématiques de la résistance algérienne. Il ne s’agit pas bien sûr d’une position
politique ou d’une peinture « à sujet », mais de l’indice d’un fonds culturel que
l’artiste porte en lui et qu’il convoque dans le présent.
C’est d’ailleurs cette partie du monde, d’où il est issu, qui revient en une
géographie poétique, sous les qualificatifs de Maghreb (terme pourtant peu utilisé
à l’époque où l’on parlait plutôt d’Afrique du Nord et de Nord-Africains) comme
légendes de toiles nommées précisément Maghreb I, Maghreb II. La fascination
pour le passé rebelle se lit aussi dans le titre Numidie, en référence à l’appellation de
la région au temps de l’occupation romaine et des luttes du chef numide Jugurtha
contre l’Empire romain. De façon plus intérieure encore au monde de cette région,
en 1954, il nomme aussi une toile Peinture berbère. C’est, à mon sens, la seule de ses
œuvres qui porte ce titre tout à fait générique, ouvert, sans recherche d’un signifiant
plus codé ou plus poétique. Peinture berbère, ce titre a la simplicité d’une profession
de foi ou d’un manifeste de l’être au monde. « La rutilante Peinture berbère où se
profile l’arrière-pays des songes », dit justement Kenneth White.
La dimension africaine est également très présente, avec plusieurs œuvres qui se
nomment Rythmes africains I (en 1954) et Rythmes africains II (en 1959), Sahara,
Sahel, Soudan, African Queen, etc. En revanche, si l’on procède à « une lecture en
creux », on ne trouve aucun titre contenant l’item Algérie ou Algérien. Ce qui
est aussi, à mon sens, l’indice d’un attachement culturel fort mais d’un évitement
strict de l’engagement politique au moment des épreuves de la décolonisation.
Anticolonialiste militant dans les années 1930, Atlan, comme créateur, se garde
désormais de laisser transparaître un thème politique dans sa peinture.
Synthèse et/ou unicité ?
La prégnance de ses souvenirs d’Algérie, la vivacité des images de sa ville natale
sont, en somme, des matériaux constamment travaillés par le peintre dans une
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Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
métamorphose continuelle, un substrat qui l’habite et qui fait écho dans sa création.
Sa mémoire, comme jonction et tension entre le passé et le futur, est un élément
central de sa conscience. Atlan utilise souvent l’idée de ce qui est encore présent en
lui de son pays natal. Cette coprésence rappelle le terme utilisé par le grand écrivain
de la créolité, Édouard Glissant, pour nommer les pratiques culturelles syncrétiques
propres aux artistes et intellectuels à cheval sur plusieurs cultures. L’exil met ainsi
Atlan en position de s’adonner au syncrétisme, relevant de l’entre-deux. Il transporte
en lui un autre monde qui transparaît dans son travail artistique tout en refusant
de procéder par analogie avec la réalité visible. Il dit d’ailleurs dans un aphorisme
– aussi pertinent que ceux d’Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray –, qu’il
privilégie « la réalité de la vision, plutôt que la vision de la réalité ! ».
Images liées à un imaginaire riche et fécond, couleurs de terre, du brun le plus
sombre au rouge en passant par tous les ocres, donnant une forte impression
d’espace minéral, cernes noirs imprimant un rythme, inscrivant dans l’espace des
formes totémiques, ou encore une calligraphie au sens obscur, volonté de convoquer
des forces invisibles, des pulsions latentes, sous-jacentes. L’univers du peintre, qu’il
met sous nos yeux, est bien singulier et ne ressemble à aucun modèle pictural déjà
connu dans l’histoire de la peinture occidentale. Mais la seconde école de Paris, qui
éclot après-guerre et privilégie l’abstraction lyrique, entend aussi se débarrasser des
modèles et des académismes. Il y aura donc des recherches non pas identiques mais
similaires, des convergences avec d’autres artistes. En 1960, peu de temps avant
la mort brutale du peintre, Michel Ragon écrit une lettre qui doit figurer dans un
nouveau livre sur l’artiste :
« On sait que la peinture gestuelle, sous l’influence de la calligraphie extrêmeorientale est aujourd’hui très à la mode. Mais aurais-je su que tu étais un pionnier de
cette peinture gestuelle, si nous ne nous connaissions pas depuis si longtemps ? En
fait, ton dessin de 1945 était encore plus calligraphique que celui de 1960. »
Ne pouvant facilement définir sa peinture, beaucoup de critiques trouvent
commode d’utiliser le terme de synthèse, et on dit alors de lui qu’il fait la synthèse
de l’expressionisme, du surréalisme, de l’abstraction. D’autres procèdent par
élimination, sa peinture n’est ni figurative ni abstraite, etc… La difficulté à classer
ne vient-elle pas du fait que, pour classer, il faut « reconnaître » selon une grille
de lecture déjà établie ? N’y a-t-il pas un impensé, un vide conceptuel, un point
aveugle qui ne permet pas de regarder sans présupposés, ces œuvres que l’artiste
nous donne à voir ? Si le moment historique offre une curiosité bienveillante pour
des œuvres nouvelles, il n’y a pas encore d’outillage conceptuel qui permette de les
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« décoder ». Finalement, les termes « inclassable », « insolite », qui reviennent
souvent pour l’œuvre d’Atlan, soulignent, par leur imprécision, l’impossible recours
aux canons esthétiques en usage tout en signifiant l’éminente singularité de son art.
Réception parmi les créateurs algériens
Parmi les peintres algériens qui arrivèrent à l’âge de la création au milieu des
années 1950, l’influence d’Atlan, déjà célèbre, a-t-elle été importante ? Ils sont
arrivés à Paris, eux aussi en situation d’exil volontaire pour parfaire leur formation
et se frotter à la scène artistique parisienne qui, malgré la prééminence désormais
évidente de New York, reste encore l’une des plus importantes. Il semble qu’Atlan
ait peu influencé directement cette génération, plus avide alors de combler des
lacunes dans leurs connaissances de l’art occidental, de visiter les musées, de se
perfectionner à l’école des beaux-arts ou dans une académie, que de trouver un aîné,
qui plus est autodidacte. C’est ainsi que Mesli parle de son insertion à Paris, de sa soif
d’apprentissage, sans aller spontanément vers Atlan. Issiakhem ne l’évoque pas.
Benanteur, le plus rétif face aux questions d’identité, qu’il trouve sclérosantes,
dit même :
« Atlan a été le premier, dans le contexte maghrébin, à poser le problème non pas
de la nationalité mais des racines. Il s’est défini en tant que maghrébin et africain, il a
écrit de nombreux articles où il exprimait sa position. À l’époque, les gens réagissaient
plus par rapport à l’actualité que par rapport à la peinture. […] Il s’agissait moins
de montrer de la peinture que d’avoir un thème à expliciter. […] Atlan a trouvé un
accord entre son discours et sa peinture, ce qui dégageait un sens lumineux pour le
profane. Or il faut se demander si Atlan est dans la logique de la peinture, parce que
celle-ci a sa logique et son intelligence propres. »
Jugement très dur, qui correspond peu d’ailleurs à la démarche réelle d’Atlan qui
se tenait loin des mondanités et des phénomènes de mode, qui pouvait à la fois dire
que son bagage culturel puisait à d’autres sources, mais qu’il refusait d’être enfermé
« assigné » à un folklore quelconque. « La peinture est ailleurs. Elle n’est surtout pas
là où sont les modes, les tricheurs ; elle est tout à fait en dehors du fameux problème
abstraction ou figuration. […] j’ai écrit quelque part que mes formes n’avaient
ni passeport ni papier d’identité », répétait Atlan. Benanteur ajoute aussi une
appréciation importante : l’œuvre d’Atlan connaît une éclipse au début des années
1950, après une renommée fulgurante à la fin des années 1940, et une reprise non
moins prodigieuse après 1956, qui le conduit du Japon aux États-Unis et que seule
la mort interrompt. Au moment de cette éclipse où Atlan quitte la galerie Maeght et
220
Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
se trouve peu exposé, Benanteur a pu penser que ce type de peinture, très proche du
fonds maghrébin, était une sorte d’impasse, confirmée par la désaffection actuelle
que subissait l’artiste constantinois.
Le plus attentif à l’apport d’Atlan, parmi les peintres de cette génération, fut
Khadda. Il est le seul de la génération de rupture à avoir nourri une réflexion
historique et théorique. Ses œuvres sont un jalon essentiel de l’histoire de la
peinture en Algérie. Ses écrits sont aujourd’hui des références incontournables pour
quiconque aborde la question. Dans une mise en perspective à partir des premiers
peintres algériens, il situe l’apport d’Atlan :
« Atlan, le constantinois prématurément disparu, est un pionnier de la peinture
algérienne moderne. Toute son œuvre aux rythmes barbares n’est que mémoire des
gorges du Rhummel et du nid d’aigle qu’est Constantine. »
Place difficile que celle d’Atlan dans l’histoire de l’art. Place instable pour
un apport pourtant si homogène avec une œuvre inimitable car si proche de la
personnalité même de l’artiste, comme si mémoire, histoire et création, avec lui,
avaient avancé de pair. La remarque vaut pour la France mais aussi pour l’Algérie.
Malgré cette reconnaissance par un peintre aussi important que Khadda, peu
de choses d’Atlan ont été montrées en Algérie. À ma connaissance, une seule fois,
en 1966, les centres culturels français d’Alger et de Constantine ont montré un
ensemble d’œuvres : détrempes, pastels, lithographies et livres illustrés. Depuis, pas
d’exposition, encore moins de rétrospective. Son nom ne figure pas souvent dans
les écrits sur l’art, il est peu fait mention dans la presse de son apport esthétique,
ses œuvres ne sont pas dans les musées. Alors qu’Albert Camus, né en Algérie la
même année que le peintre, mort en France la même année que lui également, est
une personnalité centrale de l’histoire culturelle, Atlan est absent d’un patrimoine
culturel qu’il a contribué à revivifier, à universaliser en le propulsant sur la scène
artistique contemporaine et en montrant l’étonnante modernité de ses formes.
Toutefois, des peintres créant aujourd’hui en Algérie, intrigués par le silence qui
occulte cet artiste, alertés par quelques mentions laconiques, ont voulu comprendre
sa démarche. Pour le peintre constantinois Nadir Remita, le choc de la découverte
fut grand, engendrant un désir de créer, non pas en imitant Atlan, mais en essayant,
par la présence magique de la peinture, de retrouver ce lien si particulier au pays : ce
fut l’exposition « La huppe messagère », réalisée à Constantine en 2002, qu’il dédia
à Atlan. Il considère tout comme un autre artiste de Constantine, Ahmed Benyahia,
qu’Atlan est le précurseur de la peinture moderne algérienne. Alors, reconnu dans
221
le petit cénacle des peintres algériens, mais inconnu ailleurs, quel chemin doit être
parcouru pour affûter le regard en retrouvant Atlan et, avec lui, un pan entier de
l’histoire culturelle de ce pays ? Cette tâche relève des historiens, des responsables
d’institutions culturelles, du public : ne pas laisser une œuvre si importante dans
l’oubli. Nous avions dit, par ailleurs, qu’une meilleure connaissance de l’œuvre
pallierait, dans l’histoire de la peinture en Algérie, « un déficit cruel » et comblerait
« un chaînon manquant ». C’est, selon nous, une nécessité intellectuelle, éthique
et esthétique.
222
Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard
Bibliographie sélective
Mansour Abrous, Les artistes algériens. Dictionnaire biographique, 1917-1999, Alger,
Casbah éditions, 2002, 304 p.
Jean Atlan, Le Sang profond, poèmes, Paris, Grande Chaumière, 1946.
Roland Barthes, Rhétorique de l’image, in Communications, 1964, repris in Essais
critiques III, Paris, Le Seuil, 1982.
Georges Bataille, La part maudite, Paris, Éditions de Minuit, 1949.
E. Bénézit, Dictionnaire critique et documentaire des peintres…, réédition sous la
direction de Jacques Busse, Paris, Gründ, 1999, 14 vol.
Anissa Bouayed, L’art et l’Algérie insurgée, les traces de l’épreuve, 1954-1962, Alger,
Enag, 2005, 166 p.
Anissa Bouayed, La formation historique de l’élite artistique algérienne : entre identité
et modernité, p. 177-202 de l’ouvrage collectif Images du Maghreb, Images au
Maghreb, (XIXe-XXe siècle) Une révolution du visuel ?, Gremamo-Laboratoire Sedet,
coordination moderne Omar Carlier, Paris, L’Harmattan, 2010, 328 p.
Hegel, Introduction aux leçons d’esthétique, Pairs, Nathan, 2003.
Djilali Kadid, Benanteur, Empreintes d’un cheminement, Paris, Myriam Solal, 1998,
214 p.
Mohammed Khadda, Eléments pour un art nouveau, Alger, unap, 1972, 78 p.
Jacques Polieri, Kenneth White, Atlan, catalogue raisonné de l’oeuvre complet, Paris,
Gallimard, 1996, 675 p.
Michel Ragon et André Verdet, Jean Atlan, Genève, éditions René Kister, 1960,
collection Les grands peintres, 35 p.
Michel Ragon, Atlan, Paris, Georges Fall éditeur, 1962, 91 p.
Michel Ragon, 50 ans d’art vivant, Paris, Fayard, 2001, 509 p.
223
Annexes
Comité scientifique du colloque
Frédéric Abécassis, Université de Lyon,
ENS Lettres et sciences humaines,
Centre Jacques Berque pour les études en
Sciences humaines et sociales, Rabat
Abdelkrim Allagui, Université de TunisManouba
Lisa Anteby-Yemeni, CNRS, Institut
d’ethnologie méditerranéenne, européenne
et comparative (IDEMEC), Maison
méditerranéenne des sciences de l’homme,
Aix-en-Provence.
Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal,
Rabat
Joseph Chetrit, Université de Haïfa
Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques
Berque pour les études en sciences humaines
et sociales, Rabat
Mohamed Elmedlaoui, responsable de
GIM (Géopolitique, identité et migration)
à l’Institut universitaire de la recherche
scientifique, Université Mohamed V-Souissi,
Rabat
Mohammed Hatimi, Université Sidi Mohamed
Ben Abdellah de Fès
Mohammed Kenbib, Université
Mohammed V-Agdal, Rabat
Driss Khrouz, Bibliothèque nationale
du royaume du Maroc, Rabat
Habib Kazdaghli, Université de TunisManouba
Claudia Moatti, University of Southern
California, Los Angeles
Michel Peraldi, Centre Jacques Berque pour
les études en sciences humaines et sociales,
Rabat, Maroc
Daniel Schroeter, University of Minnesota,
Minneapolis
Emanuela Trevisan-Semi, Université de Venise
Lucette Valensi, EHESS
Colette Zytnicki, Université ToulouseLe Mirail
Comité d’organisation du colloque
Frédéric Abécassis, Université de Lyon, ENS
Lettres et sciences humaines, Centre Jacques
Berque pour les études en sciences humaines
et sociales, Rabat
Laura Abou Haidar, Institut français
de Marrakech
Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal,
Rabat
Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques
Berque pour les études en sciences humaines
et sociales, Rabat
Mohamed Elmedlaoui, responsable de
GIM (Géopolitique, identité et migration)
à l’Institut universitaire de la recherche
scientifique, Université Mohammed
V-Souissi, Rabat
Mohammed Hatimi, Université Sidi Mohamed
Ben Abdellah de Fès
Mostafa Aghrib, Institut français de Marrakech,
chargé de mission
Loubna Mourady, Centre Jacques Berque pour
les études en sciences humaines et sociales,
Rabat
Mahjoub Zamrani, Centre Jacques Berque
pour les études en sciences humaines et
sociales, Rabat
226
Comité éditorial des actes
Frédéric Abécassis, Université de Lyon, ENS Lettres et sciences humaines, LARHRA
Michel Abitbol, Université hébraïque de Jérusalem
Rita Aouad, Lycée Descartes, Rabat
Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal, Rabat
Joseph Chetrit, Université de Haïfa
Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales,
Rabat
Mohamed Elmedlaoui, IURS, Université Mohamed V-Souissi, Rabat
Habib Kazdaghli, Université de Tunis-Manouba
Daniel Schroeter, University of Minnesota, Minneapolis
Yaron Tsur, Department of Jewish History, Tel Aviv University
Lucette Valensi, EHESS
Colette Zytnicki, Université Toulouse-Le Mirail
Site Internet du colloque
https://sites.google.com/site/migrationsidentitemodernite/
Réalisation du site : Justine et Frédéric Abécassis
Revue de presse : Badreddine Badi
Édition audiovisuelle en ligne (Mediamed) : Abdelmajid Arrif
227
Partenaires du colloque
Conseil de la communauté marocaine à l’étranger
www.ccme.org.ma
Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales
www.ambafrance-ma.org/cjb
Commission nationale marocaine pour l’UNESCO
http://maroc.comnat.unesco.org
Conseil consultatif des droits de l’homme
www.ccdh.org.ma
Association Essaouira Mogador
www.association-essaouiramogador.org
Conseil des communautés israélites du Maroc
www.mimouna.net
Comité de coopération Marseille Provence Méditerranée
www.comitecoop.org
Cité nationale de l’histoire de l’immigration
www.histoire-immigration.fr
Service de coopération et d’action et culturelle de l’ambassade de France au Maroc
www.ambafrance-ma.org/cooperation
Service de coopération et d’action et culturelle de l’ambassade de France en Algerie
http://scacalger.ambafrance.org/site
Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, Tunis
www.irmcmaghreb.org
Centre de recherche français à Jérusalem
www.crfj.org
Délégation Wallonie-Bruxelles à Rabat
www.wbi.be
Instituto italiano di cultura Maroc
www.iicrabat.esteri.it/IIC_Rabat
Centre national de la recherche scientifique
http://www.cnrs.fr/
École normale supérieure de Lyon
www.ens-lyon.eu
Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes
http://larhra.ish-lyon.cnrs.fr
Agence nationale de recherche - Projet Imaginaires du Sud
UMR Temps, espaces, langages, Europe méridionale-Méditerranée
http://telemme.mmsh.univ-aix.fr
Al Akhawayn University
www.aui.ma
École de gouvernance et d’économie de Rabat
www.egerabat.com
228
UMR Migrations internationales, espaces et sociétés
www.mshs.univ-poitiers.fr/migrinter
Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires
http://w3.lisst.univ-tlse2.fr/
UMR France méridionale et Espagne : histoire des sociétés du Moyen Âge à l’époque
contemporaine http://framespa.univ-tlse2.fr/
Université de Rennes 2
www.univ-rennes2.fr
Institut de documentation pour l’étude de l’histoire du Maghreb
Agence universitaire de la Francophonie
www.auf.org
Marocan American Friendship Fundation
http://maff.weebly.com
The Moroccan-American Commission for Educational and Cultural Exchange
www.macece.org
Alliance franco-marocaine d’Essaouira
www.ambafrance-ma.org/institut/afm-essaouira/index.cfm
Ministère de la culture/Délégation provinciale d’Essaouira
http://www.minculture.gov.ma/
Académie régionale d’éducation et de formation de Marrakech - Tensift - Al Haouz
Institut français de Marrakech
www.institutfrancaismarrakech.org
Alliance israélite universelle
www.aiu.org
Fondation du judaïsme français
www.fondationdujudaisme.org
Le Centre mondial du judaïsme nord-africain Marseille- Société d’histoire des juifs de Tunisie
www.shjt.fr
Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, Casablanca
http://www.casajewishmuseum.com/
Le Centre de la culture judéo-marocaine à Bruxelles (CCJM)
http://www.judaisme-marocain.org/
La Maison de la photographie, Marrakech
http://maison-delaphotographie.com/
Fondazione Centro di Documentazione Ebraica contemporanea, Milan
http://www.cdec.it/
Génériques
http://www.generiques.org/
Royal Air Maroc
http://www.royalairmaroc.com/
229
230
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233
234
235
Table des matières
Volume 1 : Temps et espaces
Ahmed Herzenni Lettre de soutien du CCDH . ................................................................................. p. 007
André Azoulay Avant-propos ............................................................................................................................ p. 009
Frédéric Abécassis et Karima Dirèche Introduction . ....................................................... p. 017
Première partie : « Mille ans, un jour »
Mohammed Mezzine Le peuplement du Maghreb : une histoire de migrations
plurielles ................................................................................................................................................................................. p. 039
Jean-Pierre Dedieu L’Espagne au miroir de ses juifs : une très vieille et très complexe
relation .................................................................................................................................................................................... p. 057
José Alberto Rodrigues da Silva Tavim Les quartiers juifs de Safi et Azemmour
sous domination portugaise : le développement d’un tissu social original au XVIe siècle
. ........................................................................................................................................................................................................
p. 079
Vanessa Paloma Judeo-Spanish in Morocco: language, identity, separation or
integration ? ........................................................................................................................................................................ p. 103
Deuxième partie : Colonisation et distorsion de l’espace
Jacques Taïeb Migrations des populations juives et musulmanes à l’intérieur de l’espace
maghrébin, XIXe et XXe siècles . ............................................................................................................................ p. 115
Daniel J. Schroeter Identity and nation: Jewish migration and inter-community
relations in the colonial Maghreb .................................................................................................................... p. 125
Joshua Schreier Du séfarade à l’indigène : Jacob Lasry et les négociants juifs dans
l’Algérie coloniale ........................................................................................................................................................... p. 141
Mimoun Aziza Colonisation et migration au Maghreb (1830-1962) : les flux
migratoires entre le Maroc et l’Algérie à l’époque coloniale ..................................................... p. 151
Jessica Marglin Aspects de la modernité judiciaire au Maroc : protégés juifs, tribunaux
consulaires et loi islamique .................................................................................................................................... p. 167
Rita Aouad De Tombouctou à Conakry : musulmans et juifs du Maroc dans l’espace de
la relation Maroc-Afrique noire (fin XIXe siècle-début XXe siècle)...................................... p. 191
Anissa Bouayed Le peintre Atlan (1913-1960) de Constantine à Paris ou la migration
du regard ............................................................................................................................................................................... p. 207
237
Volume 2 : Ruptures et recompositions
Troisième partie : Ruptures
Yaron Tsur L’« exode de Fès » : sur les origines de l’émigration sioniste du Maroc
Habib Kazdaghli Immigrations des juifs de Tripolitaine vers la Tunisie (1936-1948)
Liliana Picciotto La déportation des juifs de Libye sous l’occupation italienne 1942-1944
Jamaâ Baïda Les « réfugiés » juifs européens au Maroc pendant la Seconde Guerre mondiale
Pierre-Jean Le Foll-Luciani Des étudiants juifs algériens dans le mouvement national algérien à Paris (1948-1962)
Nathalie Deguigné L’émigration des juifs maghrébins et le camp du Grand Arénas 1946-1966
Benjamin Stora Juifs d’Algérie. Les choix du départ. Réflexions sur les vagues de départ des juifs d’Algérie en direction de la France
(1958-1968)
Quatrième partie : Recompositions
Harvey Goldberg The notion of «Libyan Jewry» and its cultural-historical complexity
Joseph Chetrit L’identité judéo-marocaine après la dispersion des communautés : Mémoire, culture et identité des juifs du Maroc en
Israël
Chantal Bordes-Benayoun Unité et dispersion des choix identitaires des juifs originaires du Maghreb en France contemporaine
Yann Scioldo-Zurcher et Yolande Cohen Migrations juives maghrébines à Paris et Montréal, approche quantitative du mariage
religieux en migration, 1954-1980
Colette Zytnicki Les juifs séfarades, acteurs d’un renouveau identitaire ? L’exemple de Toulouse (des années 1950 à la fin des années
1960)
Nasima Moujoud Employées « musulmanes »/employeurs « juifs » maghrébins en migration : la singularité de la relation de
services domestiques
Volume 3 : Entre mémoire et nouveaux horizons
Serge Berdugo La communauté juive marocaine : communauté matricielle et diaspora
Ami Bouganim La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation
Haïm Saadoun Histoire familiale mémoire collective : les vagues d’émigration des Juifs du Maroc vues par le rabbin Joseph Messas
Orna Baziz L’exode des rescapés juifs d’Agadir après le séisme de 1960
Emanuela Trevisan Semi Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 1960-1970
Victor Hayoun Généalogie, onomastique et migrations : le cas de la communauté juive de Nabeul
Sidney Corcos La communauté juive de Mogador-Essaouira, immigrations et émigrations, recherche généalogique et onomastique
Asher Knafo « Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes »
Mohamed Elmedlaoui Le patrimoine immatériel, lieu de mémoire et de dialogue interculturel
Franklin Rausky De la condition coloniale à la culture de l’exil : clés pour comprendre la pensée sociale d’Albert Memmi
Abdelmadjid Merdaci Constantine-sur-Seine : retour sur un transfert de mémoire
Driss El Yazami Postface : pour une histoire des mobilités maghrébines
238
Liste des auteurs
(l’institution de rattachement est celle de mars 2010)
Frédéric Abécassis, ENS de Lyon,
Centre Jacques Berque pour les études
en sciences humaines et sociales, Rabat
Rita Aouad, Lycée Descartes Rabat
Mimoun Aziza, Université Moulay Ismail,
Meknès
André Azoulay, conseiller de Sa Majesté
Mohammed V, président de la Fondation
Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures
Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal,
faculté des lettres & sciences humaines, Rabat
Orna Baziz, David Yellin College, École
académique de formation des maîtres
Serge Berdugo, ambassadeur itinérant
de Sa Majesté, secrétaire général du Conseil
des communautés israélites du Maroc
Anissa Bouayed, Université Paris 7, Jussieu
Ami Bouganim, écrivain et philosophe
Chantal Bordes-Benayoun, LISST-CNRSUniversité de Toulouse 2
Joseph Chetrit, Université de Haïfa
Yolande Cohen, Université du Québec
à Montréal
Sidney Corcos, chercheur, directeur de musée,
Jérusalem
Jean-Pierre Dedieu, CNRS, LARHRA,
Université de Lyon
Nathalie Deguigné, comité de coopération
Marseille-Provence-Méditerranée, Marseille
Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques
Berque pour les études en sciences humaines
et sociales, Rabat
Mohamed Elmedlaoui, Institut universitaire
de la recherche scientifique, Rabat
Driss El Yazami, président du Conseil
de la communauté marocaine à l’étranger,
CCME, Rabat
Harvey Goldberg, Hebrew University
of Jerusalem
Victor Hayoun, Institut de recherche AMIT
[Association mondiale des israélites
de Tunisie], Netanya
Ahmed Herzenni, président du Conseil
consultatif des droits de l’homme, Rabat
Habib Kazdaghli, Université de TunisLa Manouba
Asher Knafo, Brit - revue des juifs du Maroc,
Ashdod
Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Université
de Rennes 2
Jessica Marglin, Princeton University
Abdelmadjid Merdaci, Université Mentouri,
Constantine
Mohammed Mezzine, Université Sidi
Mohammed Ben Abdellah de Fès
Nasima Moujoud, Université Pierre Mendès
France, Grenoble, LARHRA
Vanessa Paloma, The Hadassah-Brandeis
Institute
Liliana Picciotto, Centro di documentazione
ebraica contemporanea CDEC, Milan
Franklin Rausky, Université de Strasbourg
Haïm Saadoun, Université ouverte d’Israël,
Raanana
Joshua Schreier, Vassar College, Poughkeepsie,
New York
Daniel J. Schroeter, University of Minnesota,
Minneapolis
Yann Scioldo-Zurcher, CNRS, Poitiers
Benjamin Stora, Université de Paris XIII,
Inalco
Jacques Taïeb, Société d’histoire des juifs
de Tunisie
José Alberto Rodrigues da Silva Tavim,
Instituto de Investigação Científica Tropical,
Lisbonne
Emanuela Trevisan Semi, Université
de Ca’ Foscari, Venise
Yaron Tsur, Tel Aviv University
Colette Zytnicki, Université de ToulouseLe Mirail
239