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Document de travail 2013-10 Mai 2013 “Traite négrière transatlantique : comment a été pérennisée la production du bien esclave?” Kinvi LOGOSSAH Université des Antilles et de la Guyane. Faculté de Droit et d’Economie de la Martinique. Campus de Schoelcher - Martinique FWI B.P. 7209 - 97275 Schoelcher Cedex - Tél. : 0596. 72.74.00 - Fax. : 0596. 72.74.03 www.ceregmia.eu Centre d’Etude et de Recherche en Economie, Gestion, Modélisation et Informatique Appliquée Traite négrière transatlantique : comment a été pérennisée la production du bien esclave ? Colloque « Esclavage dans les Antilles françaises : Avatar de la Servitude Antique ? » CREDDI-LEAD, UAG, Faculté des sciences économiques et juridiques de la Guadeloupe, Pointe-à-Pitre 22, 23 et 24 novembre 2012. Kinvi LOGOSSAH Ceregmia, Université des Antilles et de la Guyane [email protected] Résumé : Cet article montre que contrairement à ce que pouvaient laisser croire une littérature historique classique et une opinion largement répandue, la traite négrière transatlantique (TNTA) ne s’était pas développée à partir d’un esclavage interne africain préalable ou à partir de la traite musulmane qui l’avait précédée mais qu’il possédait des mécanismes vitaux propres. L’article met en évidence ces mécanismes vitaux propres et montre comment la dynamique économique qui en a résulté a assuré la pérennisation de la TNTA. Mots clés : Traite négrière, transatlantique, captif, esclave, production, dynamique, pérennisation. JEL classification : N000, N90, N97 Introduction Au cœur du commerce triangulaire qui a relié l’Afrique, les Amériques et l’Europe, entre le XVIème et le XIXème siècle, se trouvait la traite négrière transatlantique(TNTA). Quoique initialement, et idéologiquement, celle-ci fût une résultante de la « guerre sainte » chrétienne (Abramova 1985), elle s’était matérialisée par un système économique répondant au mobile du profit (Williams 1968, Dobb 1971) et fondé sur la production, l’échange et l’utilisation d’un bien : l’esclave. La production de celui-ci usait d’un input fondamental : le captif. Bien qu’un besoin croissant du bien esclave ce fût exprimé sur cette longue période, le succès du système de traite négrière transatlantique (TNTA) reposait toutefois de manière cruciale sur la pérennisation de la production de l’input fondamental, le captif. Comment était donc produit ce dernier ? Selon une littérature historique classique ainsi qu’une opinion largement répandue, ce furent par les canaux anciens de la traite musulmane et d’une traite interne propre à l’Afrique subsaharienne : contre des pacotilles servies par des européens, les rois africains vendaient leurs sujets (Fage 1981, Mintz 1981, Renault et Daget 1985, Daget 1990, 1 Petre-Grenouilleau 2004). Cette technique aurait permis l’ajustement offre-demande du bien esclave tout au long des quatre siècles de traite négrière. Nombre de documents historiques contredisent toutefois cette présentation (Zurara 1453 ; Ca Da Mosto 1456 ; Pigafetta et Lopes 1591 etc). Par ailleurs, les travaux relatifs à l’esclavage en Afrique subsaharienne montrent que la société négro-africaine pré - TNTA et prétraite musulmane n’était pas une société esclavagiste (Rattray 1956, Rodney 1966, Fage 1981, Meillassoux 1986, Holder 1998, Viti 1999) et que l’esclavage fut une institution imposée à la société négro-africaine de l’extérieur (Meillassoux 1986). Par exemple, étudiant la société Ashanti (Ghana actuel) Rattray (1956) montre que ceux que l’on pouvait y considérer comme esclaves, les odonko et domum1 durant la période de la TNTA, avaient pratiquement les mêmes droits que le commun des mortels dans la société. De même, étudiant la région ouest-africaine s’étendant de la Gambie au Libéria, Rodney (1966) montre qu’il n’y avait pas eu d’esclavage ou de traite avant l’arrivée des négociants européens alors que l’institution s’y était développée pendant la TNTA. Les travaux de Holder (1998) consacrés à la société Sama (Afrique de l’Ouest) établissent que dans cette société, durant la TNTA, il n’y avait pas de marché d’esclave et que la vente d’un humain ne pouvait se faire ouvertement (vente cachée) etc. Ce constat est aussi celui fait par Viti (1999) à l’issue de son travail consacré à la société Baoulé (Cote d’Ivoire). Par ailleurs, Meillassoux (1971, 1986) montre que certaines sociétés négroafricaines durant la période de la TNTA ne savaient pas utiliser l’esclave ; Meillassoux en conclut alors que l’esclavage n’est pas une institution propre à l’Afrique subsaharienne, mais une institution qui y a été imposée de l’extérieur ; ce qui est aussi l’avis de Fage (1981). Cet article propose donc de revisiter le processus de production de l’esclave durant la traite négrière transatlantique. Il montre que contrairement à la littérature historique classique de la traite négrière, cette traite ne s’était pas développée à partir de la traite musulmane qui l’avait précédée et qui allait se poursuivre en même temps qu’elle. Au contraire, le développement de la TNTA s’était appuyé sur des mécanismes vitaux propres : un ensemble complémentaire de techniques de production de l’esclave combinant le rapt direct par les européens, diverses techniques de coercition-incitation, l’implantation de négriers européens en Afrique subsaharienne, l’érection de l’esclave en monnaie. L’article montre alors comment la dynamique résultant de la mise en place de cet ensemble complémentaire de techniques de production et l’équilibre sur lequel elle débouche à long terme avait fini par engendrer en Afrique un nouveau système économique centré sur la production et la vente de l’esclave. En 1 Odonko : étranger acheté dans le but de l’asservir ; domum : humain donné en tribut par un Etat subjugué. 2 évinçant progressivement les activités économiques de la période prétraite, ce nouveau système économique impose une activité majeure aux agents désireux de s’enrichir l’économie : la production et / ou la vente de l’esclave. Ce qui va assurer la pérennité de la production. L’article est organisé de la façon suivante. Après avoir décrit le processus de production de l’esclave et établi qu’il est tributaire d’un input essentiel, le captif, l’article montre que la nécessité de diversifier ou de contrôler les canaux de fournitures de celui-ci ont conduit les négriers européens à mettre en place en Afrique diverses techniques de production du captif et de l’esclave. Ces techniques de production sont ensuite décrites. L’article montre enfin que l’ensemble de ces techniques, la dynamique ainsi que l’équilibre qui en résultent vont endogénéiser l’esclavage et assurer la pérennisation de la production de l’esclave. I – Le captif : input clé de production de l’esclave Initiée par le Portugal en 1441 et s’inscrivant d’abord dans le processus de guerre sainte chrétienne contre les infidèles qui lui fournissait alors sa justification idéologique (Abramova 1985), la TNTA s’était aussi matérialisée par un système économique répondant au mobile du profit (Williams 1968) et fondé sur la production, l’échange et l’utilisation d’un bien : l’esclave. Produit en Afrique subsaharienne et utilisé dans les Amériques, ce bien (l’esclave), contrairement à une opinion largement répandue (Fage 1981), ne se puisait pas dans une classe d’esclaves disponibles sur le continent noir. Dans le système de TNTA, l’esclave n’était pas non plus fourni par des éleveurs professionnels ou des parents « vendant leurs progénitures » ou encore par « des rois-nègres-trafiquant-leurs-sujets » (Meillassoux, 1971). L’obtention de l’esclave (E), résultait d’un processus de production dont la technologie (F) combine trois facteurs : le captif (C), la traite2 (T), et la vente (V) (voir schéma 1 ci-dessous) : (1) : E = F (C, T, V) (2) F’(C) > 0. De ces trois facteurs de production du bien esclave, le captif (C) reste l’input fondamental que la technologie de production (F) transforme en esclave (E) en lui combinant la traite (T) et la vente (V) (équation 1). L’équation (2) indique que, toutes choses égales d’ailleurs, plus le nombre de captif croît, plus le nombre d’esclave augmente. Cependant, l’input C (captif) ne se confond pas avec l’output E (esclave) (voir schéma ci-dessus). 2 Le facteur traite est la prestation consistant à extraire l’individu de son milieu de vie naturel et social. Il est ici considéré globalement, c’est-à-dire incluant l’extraction du captif de son milieu de vie, son acheminement jusqu’au lieu de vente ainsi que les ressources humaines et matérielles mises en œuvres pour cela. 3 Schéma 1 : Processus de production du bien esclave Input clé Captif Technologie Autres inputs Traite Vente Output Esclave Source : K. Logossah En effet, par définition, l’esclave, c’est l’étranger absolu, venant de loin ; celui qui est sans droits, dépourvu de toute personnalité et réduit à l’état de chose (Meillassoux 1986, Finley 1984, Bormans 2004). Son statut juridique est celui d’un meuble ; il est dès lors la propriété d’autrui, un autrui qui possède tout droit sur lui. Il n’est pas membre de la société où il vit et lorsqu’il participe au processus de production, il ne le fait pas sur la base d’un échange réciproque (Survelor 1983), à savoir, fourniture d’une prestation contre rémunération, quelle qu’en soit la nature. Certes, dans le système de TNTA, l’esclave reçoit, de son maître, nourriture, vêtement, logement et soins divers de santé ; toutefois, cela n’est pas la contrepartie de son travail et n’est pas très différent de ce qui est offert à d’autres meubles, 4 tels les animaux de trait. La deshumanisation, la désocialisation et la réification sont donc les traits majeurs de l’esclave. Ces caractéristiques montrent que le captif qui demeure dans son milieu social ne peut devenir esclave : il ne peut y être étranger et conserve de surcroit tous ses repères. Dès lors la technologie de production du bien esclave doit combiner à l’input captif le facteur traite. Celui-ci consiste à extraire et transporter hors de son milieu social, de son milieu de vie naturel, le captif. Perdant ainsi sa terre mère (Survelor 1983), séparé de son milieu social et déraciné, le captif devient un corps dépourvu de personnalité (Bormans 2004). Sa désocialisation et sa réification ainsi produite par la traite s’achèvent par une étape finale, la vente. II - Offre de captif : variable fondamentale de rentabilisation dans la TNTA Input essentiel de production de l’esclave, le captif restait la clé du système de TNTA : sans captif il ne pouvait y avoir esclave et sans esclave, il ne pouvait y avoir de système de TNTA. Par ailleurs, la TNTA étant un système économique d’essence fondamentalement capitaliste (Williams 1968), la finalité dans les unités de production élémentaires (les plantations agricoles) est la rentabilité ou le gain maximum. L’offre de captif reste le levier de cette rentabilité. Notons Q, l’output de l’unité de production esclavagiste élémentaire ; p, le prix de vente unitaire de cette production, cE, le coût de la force de travail esclave lors d’un cycle de production, u les autres dépenses de production (nourriture, vêtement, soin des esclaves, des animaux de trait, coût du petit matériel de production, des animaux de trait etc.), pE, le prix d’achat de l’esclave. En supposant que la durée de vie de l’esclave est de k cycles de production, alors : (3) cE = (1/k) *pE Le coût total de production de l’unité de production (CT) lors du cycle de production est : (4) CT = CT (cE, u). La force de travail utilisée lors d’un cycle de production étant un input variable, son coût (assimilé à l’usure de l’esclave) varie avec le volume de production réalisé ; le coût total de production est alors fonction de la quantité produite et croît en règle générale avec celle-ci : (5) CT = CT (Q). L’équation de profit brut d’une unité de production esclavagiste peut s’écrire ainsi : 5 (6) π = p*Q – CT (Q). De façon classique, ce profit atteint son maximum lorsque sa variation marginale est nulle. Ce qui conduit pour des unités de production supposées fonctionner en régime concurrentiel à la condition : (7) p = CT’(Q) L’équation (6) indique la condition traditionnelle de maximisation du profit de l’unité de production esclavagiste : le prix de vente unitaire de la production est égal à son coût marginal. Ce coût marginal de production est constitué de dépenses diverses (u : nourriture, soin des esclaves etc., de l’usure de l’outillage, des animaux …) et surtout du coût de la force de travail de l’esclave (cE : usure de l’esclave) (7) CT’(Q) = CT’(cE, u). En substituant l’équation (3) dans (7), on obtient : (8) CT’(Q) = CT’(pE, u). Cette équation (8) montre que la condition de maximisation du profit de l’unité de production élémentaire esclavagiste dépend du prix d’achat de l’esclave. Toutes choses égales d’ailleurs, un prix d’achat élevé signifie un coût d’usage de la force de travail esclave élevé et corollairement un coût marginal de production élevé. En conséquence la rentabilité est faible. Or, le prix d’achat de l’esclave dépend de l’offre et de la demande de ce bien mais surtout de l’offre et de la demande de captif. Et dans le système de TNTA c’est l’offre de captif qui joue le rôle clé dans la rentabilisation des unités de production esclavagistes. En effet, c’est par la production du captif, et non par le processus de reproduction naturelle que se renouvelle le stock des esclaves et donc de main d’œuvre employée dans les unités de production esclavagistes (Meillassoux 1986). L’offre de captif, et donc d’esclave, est donc une variable stratégique de rentabilisation : une offre excédentaire de captif réduit le prix d’achat de l’esclave, donc le coût de production des plantations agricoles esclavagistes et accroît la rentabilité des unités de production. Dès lors, les capitalistes européens organisateurs du système de TNTA (Williams 1968), mettront en place toutes les techniques en vue d’assurer une offre excédentaire de captifs. III – La production du captif : une variété de techniques Quoiqu’avant le XVème siècle l’Afrique était le théâtre d’une autre traite, celle musulmane, plus ancienne mais se pratiquant simultanément dans plusieurs espaces notamment l’Europe 6 et l’Asie (Kake 1985, N’diaye 2008, Skirda 2010), c’était par des mécanismes vitaux propres que le système de TNTA était mis en place et avait fonctionné du XVème au XIXème siècle (Logossah 2008). En effet, le captif étant l’input essentiel de production de l’esclave, la rationalité économique des capitalistes utilisateurs d’esclave (les négriers) leur recommandait d’en assurer une offre adéquate avec la demande. Or, les producteurs de captifs pouvaient être tentés par des comportements opportunistes s’ils sont en nombre restreint (Williamson 1975). Dans ce contexte, l’intérêt des négriers était de contrôler / et ou de diversifier les sources d’approvisionnement. Ce qu’ils avaient fait en mettant en place un ensemble complémentaire de techniques de production du captif, à savoir, le rapt direct, le dressage des anciens esclaves, la création de « princes négriers» au sein de la société africaine, la fomentation de guerres interafricaines, l’élimination – désignation – contrôle de rois africains, l’érection de l’esclave en monnaie. a) Le rapt direct Cette technique de production du captif était celle utilisée initialement par les portugais lorsqu’ils inaugurèrent la traite négrière en Afrique en 1441 : c’était la technique du filhamento : ils allaient attaquer les populations locales par surprise, les capturaient et les ramenaient au Portugal (Zurara3 1453). En effet, dans son ouvrage, au chapitre XII intitulé « Comment Antao Gonçalves ramena les premiers captifs », le Chroniqueur du royaume note (Zurara 1453 : 63-64) : « … en cette année 1441… l’Infant fit armer un navire de petit tonnage dont il remit le commandement à un certain Antao Gonçalves, son garde-robe, qui n’était encore qu’un tout jeune homme. Et le but de son voyage n’était autre, si l’on s’en tient à l’ordre formel de son maître, que d’aller charger ce navire de peau et d’huile de ces loups marins dont nous avons déjà parlé au chapitre précédent…Après avoir achevé son voyage, au moins en ce qui concernait sa principale mission, Antao Gonçalves appela Afonso Guterres, un autre page de l’Infant, qui l’accompagnait et tous les autres membres de l’équipage du navire, qui étaient au nombre de vingt et un, et il leur parla en ces termes : « Frères et amis ….la nuit prochaine, avec neuf d’entre vous, ceux qui seront les plus décidés à cette affaire, je veux explorer quelque partie 3 Né vers 1405 et mort vers 1474, Gomes Eanes de Zurara a vécu à la cour du roi dom Duarte qui régna sur le Portugal de 1433 à 1438 ; le successeur de ce dernier, le roi dom Afonso V dont le règne s’étendit de 1438 à 1481, le nommera chevalier de la maison du roi et commandeur de l’ordre du Christ, puis chroniqueur du royaume en 1450 et enfin Conservateur des archives royales en 1454. Travaillant avec le prince dom Henrique ou Henri Le Navigateur, De Zurara vit les marins aux ordres de Dom Henrique embarquer pour les cotes africaines et débarquer avec leurs captifs. Il assistera en personne au premier partage du butin et à la première vente publique des captifs d’Afrique à Lagos au Portugal le 4 août 1444 et en livrera un témoignage pathétique. 7 de cette contrée, le long de ce fleuve4; car il me semble que nous devons trouver quelque chose, puisqu’il est certain qu’il y a ici des habitants…et comme ils ne savent encore rien de notre présence, ils ne peuvent être rassemblés en si grand nombre que nous n’éprouvions leurs force ; et si Dieu nous accorde de les rencontrer, notre moindre victoire sera d’en capturer un, ce dont l’Infant, notre maître ne sera pas peu satisfait, car il pourra connaître par lui quels sont les autres habitants de ce pays…Et dès la nuit venue, Antao Gonçalves choisit les neuf qui lui parurent les plus aptes et il partit avec eux comme il l’avait décidé. Et s’étant éloigné de la mer d’environ une lieue, ils trouvèrent un chemin qu’ils surveillèrent, pensant que pouvait arriver par là quelque homme ou quelque femme dont ils pourraient s’emparer…ils repartirent et s’enfoncèrent d’environ trois lieues dans l’intérieur ; et là, ils découvrirent des traces d’hommes et de jeunes gens dont le nombre, à ce qu’il leur parut pouvait s’élever à quarante ou cinquante, et qui marchaient en direction opposée de celle qu’ils suivaient eux-mêmes…Et revenant vers la mer, ils ne cheminèrent pas longtemps sans voir un homme nu qui suivait un chameau et tenait deux sagaies à la main. Les nôtres se mirent à sa poursuite…Et bien qu’il fût seul et qu’il vît que les nôtres étaient si nombreux, cet homme voulut montrer que ses armes étaient digne de lui et il commença à se défendre de son mieux, en faisant firer contenance que sa force ne le comportait. Afonso Guterres le blessa d’un coup de lance, et l’homme effrayé par ses blessures jeta ses armes comme pour s’avouer vaincu. Et les nôtres s’emparèrent de lui sans un très grand plaisir. Et continuant plus avant, ils virent sur une colline, les gens dont ils suivaient les traces et au groupe desquels appartenait celui qu’ils emmenaient prisonniers… Et tandis qu’ils marchaient de la sorte, ils virent venir une Mauresque noire…Antao Gonçalves dit à ses hommes de se précipiter sur cette femme…Suivant son ordre, la Mauresque fut prise, ceux de la colline voulurent lui porter secours. Mais voyant les nôtres en disposition de les recevoir…ils déguerpirent dans une autre direction ». On était en cette année 1441, sur la cote occidentale de l’Afrique, à Rio de Ouro, au sud du cap Bojador, sur la côte maure. Cette côte où Antao Gonçalves fut rejoint par un autre jeune capitaine, Nuno Tristao, aux commandes d’une autre caravelle armée par son maître, l’Infant Henri Le Navigateur, « avec l’ordre spécial d’aller aussi loin que possible au-delà du port de la Galère5 et de s’y efforcer de faire des captifs du mieux qu’il pourrait » note De Zurara (1453 : 67). Celui-ci proposa alors à Gonçalves de poursuivre l’œuvre qu’il venait d’entamer (Zurara 1453 : 68-69) : « Antao Gonçalves, mon ami…, vous savez ce que veut 4 5 Rio de Ouro, sur la côte maure. Porto da Galé. 8 l’Infant notre maître et pourquoi il a fait de si grandes dépenses. Or, voici quinze ans, qu’il ne peut rien savoir de certain sur les habitants de ce pays, ni sur la loi ou l’autorité qui les gouverne. Et bien que vous emmeniez déjà ces deux créatures dont il apprendra peut-être quelque chose, il n’empêche qu’il ne soit bien préférable que nous en emmenions beaucoup d’autres, parce que , en plus des renseignements que le seigneur Infant pourra en obtenir, il tirera profit de leur servitude ou de leur rachat. Aussi me semble-t-il bien que nous agissions de al sorte : la nuit prochaine, choisissez dix des vôtres, et moi, choisirai dix des miens, parmi les meilleurs que nous ayons l’un et l’autre, et nous irons à le recherche des gens que vous avez rencontrés. Et puisque vous me dites, à ce que vous pensez, ils ne doivent pas être plus de vingt hommes de combat et que les autres sont des femmes et des enfants, nous pourrons les prendre tous facilement ; et si même nous ne les trouvons pas nous pourrons en trouver d’autres dont nous ferons une prise aussi et peut-être plus importante encore. »… Et telle fut leur fortune que, en pleine nuit, ils allèrent donner là où des gens dormaient sur le sol, répartis en deux campements…. Et comme la distance entre les deux campements était faible, les nôtres se divisèrent en trois groupes afin de tomber sur eux plus sûrement… Et lorsqu’ils furent tout près d’eux, ils les attaquèrent très vigoureusement, en criant très fort : « Portugal et Santiago ! ». La surprise jeta un tel désarroi parmi leurs adversaires qu’ils se mirent à fuir sans organiser leur retraite. Les hommes faisant pourtant montre de vouloir se défendre avec leurs sagaies, car ils ne savent pas se servir d’autres armes. L’un d’eux, en particulier, fit face à Nuno Tristao, et se défendit jusqu’à la mort .Et outre celui-ci, que Nuno Tristao tua de sa main, les nôtres en tuèrent trois et en prirent dix, tant hommes que femmes et enfants…Et parmi ceux qui furent pris, il y avait un de leur notables qui s’appelait Adahu, dont ils disaient qu’il était un chevalier… ». Ce butin ramené à l’Infant et qui reçut un accueil triomphal, donna le coup d’envoi de ce qui allait être la TNTA. A partir de cette année 1441, les marins portugais, notamment les chevaliers de l’ordre du Christ, opérant sous le commandement de l’Infant Henri le Navigateur, feront des incursions récurrentes sur les côtes africaines et captureront les autochtones par la même technique. Selon Zurara (1453 : 96) la première vente publique de captifs extraits d’Afrique par les portugais eut lieu le 8 août 1444, à Lagos (Portugal) en présence de l’Infant dom Henrique. Et le partage terminé, « certains vendaient leurs esclaves ou les envoyaient vers d’autres contrées, et il arrivait que le père restât à Lagos tandis que la mère était emmenée à Lisbonne et les enfants ailleurs encore » ( Zurara 1453 : 96). Les ventes ayant été faits à « prix d’or » (Pinto et Carreira 1985), l’entreprise de traite et vente de captifs africains en Europe se révéla d’emblée fructueuse ; aussi des volontaires, de plus en plus 9 nombreux, se pressaient pour obtenir de l’Infant Dom Henrique leur participation aux expéditions de filhamento sur les côtes africaines. Ces expéditions allaient donc se poursuivre en nombre croissant. Ainsi en 1445, du seul port de Lagos furent armées quatorze caravelles alors que d’autres partaient de Lisbonne et des îles de Madère : Zurrara (1453 :164) mentionnait au total, pour cette année, 26 caravelles armées pour aller au pays des Noirs. La première de ces expéditions à atteindre les côtes d’Afrique Noire et à capturer des autochtones fut celle commandée par Dinis Dias, laquelle parvint en 1444 sur la côte du Sénégal et capture quatre autochtones. Le rapt eut lieu en pleine mer lorsque la caravelle commandée par Dinis Dias croisa des barques d’autochtones qu’elle prit en chasse (Zurara 1453 : 108)6 . Au total, de 1441 à 1448, Zurara (1453 : 267) dénombrait 927 captifs ramenés des côtes d’Afrique au Portugal par les marins chevaliers de l’ordre du Christ, mais une lettre du roi dom Afonso, datée du 25 septembre 1448, donnait le chiffre de plus de mille captifs (Zurara 2003 : 346). Ainsi née par le rapt, la TNTA s’était caractérisée par cette production violence du captif et de l’esclave tout au long des quatre siècles qu’elle avait duré et n’avait été qu’un système de brigandage (Ferro 2003 : 110). Ca Da Mosto (1455 : 37) mentionnait par exemple que dans les îles Canaries où il était passé lors de sa première navigation de 1455 vers l’Afrique, les chrétiens (entendu Portugais) « ont coutume de débarquer la nuit par surprise chez les Canariens idolâtres7 et d’enlever des hommes et des femmes qu’ils envoient ensuite en Espagne pour les vendre comme esclaves » ; le Congo, dès le voyage de Diego Cao (1483), puis l’Angola seront confrontés à ces razzias pratiquées par les portugais. Par exemple en 1539, dix parents que le roi congolais N’zinga Mvemba avait envoyés étudier au Portugal avaient été razziés en mer par les Portugais et vendus comme esclaves au Brésil (Rothschild : 25). Ainsi, la traite négrière originelle, inaugurée par les portugais et usant du rapt pour acquérir les captifs, n’avait nullement besoin, pour exister, ni d’un esclavage africain préalable, ni d’une traite arabe transsaharienne préalable : aucune des deux traites n’expliquait donc la genèse de la TNTA. Il s’agissait d’une traite autonome, s’appuyant sur des mécanismes propres, d’abord le filhamento pratiqué par les portugais eux-mêmes. Ce dispositif originel, le rapt, allait se renforcer par d’autres techniques comme le « dressage » des anciens esclaves. 6 Il s’agit visiblement de pêcheurs qui se déplaçaient dans le cadre de leurs activités. Les renseignements fournis par Zurara laissent penser que les captifs sont des musulmans, de nationalité djolof. 7 Il s’agissait des autochtones, les Guanches, alors confrontés aux mêmes pratiques dont nous avons rendu compte plus haut. 10 Le dressage des anciens esclaves En effet dès la première vente publique de Lagos de 1444, les captifs étaient devenus des marchandises prisées : du Portugal, ils étaient peu à peu exportés vers l’Italie, l’Espagne, etc… De main-d’œuvre domestique, ils devenaient rapidement une main d’œuvre agricole : suivant l’exemple des espagnols qui utilisaient les Guanches (autochtones des îles atlantiques) comme esclaves agricoles aux îles Canaries dans la culture sucrière, le Portugal allait rapidement réexporter les esclaves noirs vers les îles atlantiques dont ce pays a pris possession, notamment Madère et les Açores où ils allaient servir d’esclaves agricoles. La demande s’étant développée et les razzias s’étant intensifiées, les populations côtières africaines avaient appris à se méfier des navires et évitaient de se rendre sur les plages de peur d’être capturées (Pinto et Carreira 1985). Alors, les portugais mettaient en place une technique complémentaire de production du captif. Ca Da Mosto (1456 : 86), nous livra cette technique en ces termes : « Nous parvînmes à l’embouchure d’un fleuve…nous jetâmes l’ancre et décidâmes de débarquer un de nos truchements, car nous avons sur chacun de nos navires des interprètes noirs, venus du Portugal, et qui étaient des esclaves noirs…Ces esclaves étaient devenus chrétiens au Portugal et entendait bien la langue portugaise. Nous les avions obtenus de leurs maîtres, au prix et à la condition qu’ils puissent choisir un esclave parmi la cargaison de ceux que nous devions ramener. Quant à nos truchements, outre ce service de traduction, ils pouvaient s’affranchir s’ils baillaient quatre nouveaux esclaves à leur maître ; par ce moyen, beaucoup parvinrent à se libérer de leur servitude ». Ce qui était nouveau ici n’était nullement l’utilisation des anciens captifs comme interprètes et agents de renseignements, car nombre d’expéditions dont avait traité Zurara en comportaient. Mais c’était le mécanisme du prix d’achat de leur liberté proposé aux anciens captifs : « une fois qu’on les avait baptisés et qu’ils parlaient la langue de leur maître ils étaient embarqués à bord des caravelles et envoyés auprès de leurs congénères. Ils devenaient des hommes libres après qu’ils avaient ramenés quatre esclaves » (Pinto et Carreira 1985 : 131). Si l’on se place dans les conditions idéologiques de la TNTA justifiée comme une action sainte, de salut des âmes, il était clair que c’était un véritable dressage que subissaient ces anciens captifs (Seti 1998, Logossah 1998a). Ils étaient en effet conditionnés eux-mêmes à aller capturer d’autres Noirs non chrétiens et à les livrer aux portugais, convaincus alors que c’était là des actions voulues par le Dieu des chrétiens. On comprend dès lors pourquoi ces anciens esclaves avaient joué un rôle important dans le développement de la traite et surtout pourquoi ils devenaient facilement des intermédiaires efficaces qui, plus tard, se spécialisaient dans l’approvisionnement des négriers en captifs. Nous voyons poindre ici les éléments primitifs 11 de ce que l’historiographie officielle de la TNTA dénomme les « rois nègres trafiquants d’esclaves ». Les portugais continueront toutefois à structurer leur système de traite en ajoutant un dispositif supplémentaire : la création d’une classe de négriers européens en Afrique Noire. La création d’une classe de négriers expatriés au sein de la société africaine En 1455, le prince dom Henrique faisait construire à Arguin le premier fort portugais (Ca Da Mosto 1455 : 42) sur la Côte occidentale africaine (voir carte page suisvante); cela allait marquer un tournant dans les activités du Portugal et leur organisation en Afrique : Arguin était destiné à servir le cas échéant de refuge, d’escale aux navires envoyés en reconnaissance vers le sud ; Arguin fut aussi un modèle pour les forts qui allaient être construits ultérieurement sur les côtes africaines aussi bien par le Portugal que par les autres nations européennes. Selon Ca da Mosto (1455 : 41-42), l’Infant dom Henrique avait conclu avec Arguin un accord qui réservait au Portugal l’exclusivité du commerce avec les Arabes dans le golfe. Et dès lors, les Arabes allaient commencer à fournir aux Portugais à Arguin, en échange de divers produits, de l’or et des captifs qu’ils ramenaient du pays des Noirs, au point qu’en 1455, au moment où se construisait le fort d’Arguin, les portugais ramenaient annuellement chez eux entre 700 à 800 esclaves. Selon Pacheco Pereira (Abramova 1985 : 23), à la fin du XVè siècle, les portugais ramenaient chaque année, au moins 3500 esclaves en provenance de la seule bande côtière allant du Sénégal à la Guinée, tandis que Boxer estimait que de 1450 à 1500, les portugais avaient extraits 150 000 africains (Pinto et Carreira 1985 : 132). Avec la construction de châteaux forts sur le sol africain à partir des années 1450, l’organisation de la production des captifs franchissait une nouvelle étape : l’organisation militaire des activités de traite sur le territoire africain renforcée par la technique de colonisation. En effet, après l’île du Cap Vert, les portugais conquirent celle de Sao Tomé et Principe entre 1470 et 1472. Le 24 septembre 1486, le roi du Portugal Joao II érigea Sao Tome en une capitainerie dont il fit don à Joa de Paiva, gentilhomme de sa maison puis il l’institua en colonie de peuplement, accordant des avantages importants à ceux qui voudraient s’y installer ; les premiers contingents de colons débarquaient alors sur l’île sous la direction de 12 13 Joa Peirera. Cette colonisation connut un nouvel essor à partir de 1493 lorsqu’arrivaient sur l’île des artisans sucriers de Madère et surtout lorsqu’y étaient déportés 2000 enfants juifs, garçons comme filles, séparés de leurs parents, âgés de huit ans au plus, de même que des prisonniers et des condamnés de droit communs auxquels le roi faisait donner des terres (Ballong-Wen-Mewuda 1988 : 124). Cette colonie de peuplement, constituée en grande partie de gens foi ni loi pour les adultes, reçut comme mission de développer la culture de canne à sucre, de malaguettes, d’épices, mais aussi le trafic humain. Pinto et Carreira (1985 : 133) observent en effet que « Les premiers colons de l’île furent des déportés, et des enfants juifs convertis, des ‘nouveaux chrétiens’ que l’on maria à des esclaves importés de la côte de Guinée d’abord puis du Kongo. Cette société de métis allait se convertir rapidement en trafiquant d’esclaves lorsque les habitants de Sao Tomé eurent obtenus du roi (du Portugal) le privilège du ‘rachat’, resgate, sur les côtes africaines en face de l’archipel….. A partir de 1483, les voyages de Diego Cao ouvrirent aux portugais les portes de l’Afrique centrale, par l’intermédiaire du royaume du Kongo….les colons de Sao Tomé devenaient de plus en plus actifs et importaient toujours davantage d’esclaves non seulement pour leur marché intérieur, mais également pour l’exportation. Ils s’installèrent peu à peu dans le royaume (du Kongo), sur le fleuve en élargissant de plus en plus leurs relations avec l’intérieur ». On voit ainsi apparaître une classe de négriers, installée en Afrique, suscitée par les portugais et qui allait devenir l’une des pièces centrales du dispositif négrier. La réalité était que ces colons, constitués en grande partie de hors-la -loi, allaient développer une activité soutenue de razzias à l’intérieur du Congo et sur les côtes environnantes ; ils constituaient une partie des grands princes marchands d’esclaves qui avaient sévi sur les côtes africaines durant la TNTA. Ils apparaissaient aussi comme les éléments primitifs des redoutables lançados que le Portugal installait au Congo-Angola dès le XVI ème siècle. Ces lançados (ceux qui osèrent se lancer à l’intérieur des terres) installé au sein des sociétés africaines au Congo – Angola, et qui s’adonnaient aux razzias – ventes de captifs en investissant l’intérieur des terres, étaient décrits en ce début du 16è siècle comme « la semence de l’enfer », « tout ce qu’il y a de mal », « assassins, débauchés, voleurs ». « Avec le temps, ce groupe d’intermédiaires va s’étoffer au point de constituer en plusieurs points de la côte, cette classe de « princes marchands » sur laquelle va reposer la traite » (M’bokolo 1998 : 3). Comme ce fut le cas à Sao Tome, en 1571, le roi du Portugal concédait au portugais Paulo Dias de Novais une charte de donation pour l’Angola. Dias de Novais devenait alors gouverneur à vie et donataire de la région angolaise comprise entre le Dande et le Cuanza alors que la Couronne Portugaise se réservait le monopole du commerce des esclaves. Dès 14 lors la traite connaissait un regain particulier en Angola, de Luanda à Sao Filipe de Benguela à partir de sa fondation en 1617. Ainsi en Afrique centrale, les portugais allaient continuer à razzier directement les populations à l’intérieur des terres. Cette technique de production du captif par installation de colonies d’européens au sein des sociétés africaines (Congo, Angola, Sao Tomé, Cap Vert etc.) était l’un des processus d’endogénéisation les plus importants du système européen de traite esclavagiste en Afrique8. Ce fut aussi l’un des dispositifs majeurs de pérennisation du système de TNTA. La fomentation de guerres interafricaines Cette pérennisation s’appuyait également sur la technique de fomentation de guerres interafricaines. Kay indiquait ainsi que « Les expéditions en Afrique étaient devenues autre chose que de simples entreprises commerciales. Elles avaient un but politique, celui par exemple, de fomenter des guerres entre tribus africaines » (Bwemba-Bong 2005b : 129). Et L’auteur de mentionner le rapport Wadstrom selon lequel les razzias conduites au Sénégal étaient surtout le fait des Maures agissant pour le compte des Français qui versaient une gratification annuelle à leurs chefs et leur fournissaient gratuitement des armes à feu et des munitions. De son côté, Morenas rapporte qu’en 1780, le gouverneur anglais de Saint-Louis, pour avoir des esclaves, excita les Maures contre les Ouali en leur fournissant des armes, des munitions et autres secours nécessaires, ce qui, deux ans plus tard, a abouti à la dévastation du pays Oualo (Bwemba-Bong 2005b : 129-130). Au point que la relation de cause à effet entre la TNTA et la généralisation des guerres en Afrique Noire n’était pas du tout celle popularisée par l’historiographie traditionnelle de cette traite, mais bien l’inverse : la TNTA ne s’était pas développée parce qu’il y avait « des guerres permanentes entre les tribus africaines », mais c’était le développement de la TNTA qui généralisait les guerres (Logossah 1998c) comme le constate d’ailleurs Morenas : « Il n’est malheureusement que trop vrai, que la plupart des guerres que se font les peuples d’Afrique, n’ont pas d’autres motifs que de faire des esclaves, pour fournir aux demandes des négriers ; d’où il faut conclure cette triste vérité, confirmée chaque jour par l’expérience et par les rapports des voyageurs, qu’à mesure que les 8 Il y eut aussi des colonies de négriers d’autres origines comme celle des Arabes d’Oman qui avaient pris possession de l’île de Zanzibar au XIXème siècle. Ces colons, disposant d’armées privées, enrôlant des rabatteurs autochtones, razziaient principalement en Afrique de l’Est et et accessoirement en Afrique Centrale (Kake 1985, Coquery-Vidrovitch 2003) et fournissaient les négriers européens. Quelques grandes figures de ces négriers colons arabes du XIXème siècle ayant opéré sur le continent africain étaient Tippu Tip et Râbbih Ibn Abdallah (Coquery-Vidrovitch 2003 : 455-458). 15 demandes des négriers augmentent, les guerres se multiplient, et qu’elles deviennent plus rares dans les contrées que la traite cesse de désoler » (Bwemba-Bong 2005b : 129). L’élimination – désignation – contrôle de rois africains La fomentation de guerres interafricaines pour pérenniser la production de captif et d’esclave, était menée conjointement avec la stratégie d’exercice du pouvoir en Afrique par personne interposée. Cette stratégie consistait pour les négriers européens à placer au pouvoir en Afrique des « rois » désignés par eux, de façon à les garder comme otage et à leur dicter leur volonté, notamment celle de les approvisionner en captifs. Bien entendu, ceux qui refusaient était éliminés. Les portugais avaient recouru assez tôt à cette technique. Ainsi, sur la Côte des Esclaves (région actuelle couvrant le Togo, le Bénin et le Nigéria), de nombreux roitelets étaient en fait désignés par les portugais. Tels les « rois de plage » de Petit Popo (actuelle ville d’Aneho au Togo), les « rois » d’Allada (République du Bénin actuelle) à partir d’un moment donné etc. Au Congo également, cette technique fut utilisée en 1568 à l’avènement au pouvoir d’Alvaro Ier. Celui-ci, chassé du pouvoir par les résistants Jaga suite à son alliance avec les Portugais, fut rétabli au pouvoir par les portugais (Pigafetta et Lopes 1591 : 170). Avant Alvaro 1er, la même technique fut utilisée sur le roi N’zinga Mvemba (Afonso Ier). En effet selon Pigafeta et Lopes (1591 : 151), à la mort du roi du Congo N’zinga- A-Nkuwu dit dom Joao Ier, vers la fin du XVème siècle, un conflit de succession éclata entre les deux prétendants au trône, notamment N’Zinga Mvemba, prince converti au christianisme comme feue son père et Pango, prince ayant rejeté le christianisme pour rester fidèle à la religion de ses ancêtres. Pango se trouvait à l’intérieur du pays, guerroyant contre des populations qui s’étaient rebellées du vivant de leur père. Or, « en même temps que la mort du roi, on publia la nouvelle de la succession à la Couronne de dom Afonso (N’zinga Mvemba), présent [à la cour]. Lui-même accompagna le corps de son père à sa sépulture, avec tous les seigneurs de la cour et les Portugais…Dès qu’il[Pango] eut appris que son père était mort et que son frère était déjà monté sur le trône, il composa avec les ennemis, rassembla une grande armée et marcha contre son frère, suivi de presque tout le royaume qui lui était favorable : il disposait ainsi de près de 200 000 hommes…Le roi Afonso les attendait dans la capitale avec le peu de soldats qu’il gardait... Faisant le compte des soldats, amis qu’il avait pour se défendre d’un ennemi si puissant, il n’arrivait même pas au nombre de 10 000. Parmi ceuxci il n’y avait pas plus de cent chrétiens du pays, outre quelques rares Portugais qui se trouvaient sur place…Pango fit signifier au roi et à tous ceux qui étaient avec lui que, s’ils 16 ne se rendaient incontinent, en lui remettant la capitale, en le créant roi, et en lui prêtant serment, et si de plus ils n’abandonnaient leur nouvelle religion, ils les passeraient tous au fil de l’épée, mais que, s’ils se soumettaient à ces conditions, il leur accorderait son pardon » (Pigafetta et Lopes 1591 : 151 – 156). Cependant, Pango fut vaincu lors de la bataille, qui eut lieu en 1506, puis il mourut9. Comment expliquer cela ? Pigafetta et Lopes (1591 : 158) soutenaient que Afonso Ier fut aidé pendant cette bataille par la Vierge Mère de Dieu et Saint Jacques. Historiquement cependant, cette exégèse ne tient pas. Il est clair que dans les conditions du combat caractérisées par l’énorme disproportion des forces, largement en faveur de Pango, et le soutien de la quasi-totalité du peuple dont Pango jouissait, N’zinga Mvemba ne pouvait gagner que s’il obtenait l’appui d’une force externe au royaume du Congo. Pour Pigafetta et Lopes cette force externe c’était les divinités chrétiennes, ce qui historiquement n’a pas de sens. On s’aperçoit sans peine que cette force externe qui avait secouru N’zinga Mvemba était la puissance portugaise dont la présence aux côtés du roi était constante depuis le décès de son père jusqu’au moment de la bataille (comme nous l’avons souligné dans la citation ci-dessus). Car, comment un Portugal puissamment armée et présent aux côtés de N’Zinga Mvemba, son allié, qui était à un doigt de perdre le pouvoir, aurait-il pu s’abstenir d’intervenir en sa faveur ? Cela dit, l’accession au pouvoir de N’zinga Mvemba ressemblait fort à un coup d’état perpétré avec l’appui des portugais : pendant que son frère était à l’extérieur en campagne militaire contre les ennemis du royaume et sans l’avoir informé de la mort de leur père, ni des questions relatives à la succession, N’Zinga prit le pouvoir et monta sur le trône ! Cette façon d’accéder au pouvoir n’était pas conforme à la tradition négroafricaine : il s’agissait d’une pratique importée. Ce qui pouvait expliquer la réaction du peuple entier qui soutenait alors Pango. Mais on comprend également que par son soutien à Pango, c’était un refus de la religion chrétienne et de l’alliance avec les Portugais que manifestait le peuple. En montant de cette façon-là sur le trône10, il était clair que N’Zinga se liait les mains aux portugais, ce qui expliquait également tous les déboires qu’il avait connus : s’étant opposé par la suite au développement de la traite dans son royaume contrairement à ce que les portugais espéraient de lui, ceux-ci avaient tenté de l’assassiner en 1526 (il échappa miraculeusement à la tentative d’assassinat). 9 Les sources historiques ne sont pas concordantes sur la date effective de cette bataille, certaines proposant 1492 ou une date intermédiaire entre 1492 et 1506. 10 Dans les conditions que nous venons de voir, Nzinga fut imposé au pouvoir contre la volonté populaire, par une puissance étrangère, le Portugal. Il semble que cette technique ait survécu jusqu’à nos jours en Afrique subsaharienne. Voir à ce sujet Bwemba-Bong (2005b). 17 L’érection de l’esclave en monnaie A l’ensemble des techniques précédentes de production du captif, il faut ajouter enfin l'érection progressive et définitive de l'esclave en monnaie d'échange par les négriers européens. En effet, « Dès 1482, ils [les Portugais], y édifièrent un fort, Sao Jorge da Mina [au Ghana actuel], qui permit un grand essor du commerce dans cette région. Paradoxalement, une des monnaies d’échange utilisée par les portugais pour obtenir de la poudre d’or était les esclaves, qu’ils ramenaient principalement du Benin » (Pinto et Carreira 1985 : 133). Ballong-Wen-Mewuda (1988) confirme également cet usage de l’esclave comme monnaie d’échange par les portugais. A partir de ce moment l’esclave allait peu à peu s’imposer comme monnaie dans les échanges d’importance : acquisition des armes et autres produits manufacturés européens. Cette pratique que Pinto et Carreira jugent « paradoxale », était en fait une œuvre de génie que les portugais réalisaient en cette fin du XVème siècle. Il apparaît ainsi que la TNTA fut un système possédant des mécanismes vitaux propres représentés par l’ensemble des techniques de production du captif présenté ci-dessus : d’abord le filhamento direct, ensuite le « dressage » d’anciens esclaves pour la chasse aux captifs, puis la création d’une classe de négriers expatriés au sein de la société africaine, la fomentation de guerres interafricaines, l’élimination et la désignation de rois des rois africains et enfin l’érection de l’esclave en monnaie (voir schéma 2 ci-dessous). D’abord mises en place par le Portugal principalement, ces techniques de production du captif allaient servir plus tard l’activité négrière de toutes les autres nations européennes. Ainsi, parce qu’elle disposait de techniques propres de production du captif et de l’esclave, la TNTA n’avait besoin ni pour exister, ni pour fonctionner, ni pour se pérenniser, que préexistât un esclavage interne africain. Par ailleurs, la TNTA ne fut pas une résultante de la traite musulmane et pouvait parfaitement se développer sans elle bien qu’elle utilisât également ce canal d’approvisionnement. La pérennisation de la production de captif L’ensemble des techniques de production du captif et de l’esclave mises en place par les négriers européens et décrites ci-dessus constituait, pour les populations et les sociétés africaines, un cadre de conditionnement et d’éducation. Ces techniques étaient en effet des stimuli auxquels les comportements sociaux et individuels locaux devaient répondre. Elles proposaient une nouvelle activité économique et une nouvelle organisation socioéconomique fondée sur la production et l’usage d’un bien : l’esclave. Comme tout bien, celui-ci possédait une utilité génératrice de désir chez les agents économiques qu’étaient les populations. 18 Schéma 2 - La production du captif – Mécanismes de pérennisation de la traite négrière transatlantique (TNTA) Techniques propres à la TNTA Canaux anciens de la traite musulmane Rapt direct (Europe – autres) Dressage d’anciens esclaves Fomentation de guerres interafricaines Elimination – contrôle des rois Colonies de négriers extra-africains Erection de l’esclave en monnaie Restructuration de l’économie CAPTIF Equilibre de long terme Normalisation ESCLAVE Source: K. Logossah 19 L’utilité étant le fondement premier des comportements des agents économiques, la rationalité des individus devait les pousser à produire et/ou à utiliser l’esclave dès lors qu’ils estimaient que cette activité pouvait leur procurer plus de plaisir que de peine11. Par ailleurs, on sait qu’introduire un ou des biens nouveaux dans une économie pousse toujours les agents économiques à l’(les)acquérir (Gagey et Berthelemy 1984). De surcroit l’esclave étant devenu une monnaie, son utilité était accrue : unité de compte, elle devenait aussi un intermédiaire des échanges et un instrument de réserve des valeurs. Le posséder devenait en conséquence un signe de richesse et de prestige. Progressivement donc, les forces économiques (utilité, intérêt, demande externe etc.) orientaient et poussaient les agents désireux de s’enrichir vers une activité économique majeure : la production et / ou la vente d’un bien : l’esclave. Dans ce contexte, la dynamique économique devrait à moyen ou long terme imposer cette activité. En effet, des générations allaient se renouveler dans cette organisation socio-économique où l’activité de production et/ou de vente du captif et de l’esclave apparaissaient comme les mieux à même de procurer la richesse aux individus : des individus allaient naître dans ce système socio-économique fondée sur la production et/ ou la vente du captif ainsi que de l’esclave, n’allaient connaître que ce système d’organisation économique et sociale ; dès lors, et à la faveur du renouvellement des générations, ce système socio-économique ne pouvait finir que par apparaître normal dans la société. Une fois cet état normal atteint, le système socio-économique fondé sur la production et/ ou la vente du captif et de l’esclave pouvait s’auto-reproduire et s’auto-entretenir. Cet équilibre de longue période possède une caractéristique importante : l’activité de production et/ou de vente de captifs et d’esclave était parvenue à un niveau lui permettant de dominer ou évincer la plupart des autres activités de l’économie. L’équilibre parachève ainsi la restructuration de l’économie en marche depuis la mise en place des diverses techniques de production du captif décrites plus haut et surtout depuis l’érection de l’esclave en monnaie. Avec l’équilibre, l’économie connaît désormais une transformation radicale ; la société aussi puisqu’une nouvelle organisation sociale y émerge. Au plan chronologique, l’équilibre pouvait se situer entre le XVIIème et le XVIIIème siècle. Il s’était caractérisé par le fait qu’un large pan de la société négro-africaine était occupé dans des activités de production et/ ou de vente de captif ou d’esclave, contraint par la dynamique d’évolution dont nous avions rendu compte ci-dessus. C’était alors " le commerce ou la mort" (M’bokolo 1998). Ainsi de nombreux marchands intermédiaires d’esclaves dénommés courtiers par les européens (et Dioula par les africains) pratiquant l’achat et la revente 11 L’agent économique rationnel ne se pose d’autres questions que celle de l’utilité : l’utilité est l’unique mobile de ses décisions et choix 20 d'esclaves, mais également le rapt, firent leur apparition (Gueye 1985). Emergeaient également de façon décisive à cette époque de nombreux royaumes négriers non musulmans comme le Benin, le Dahomey, l’Ashanti12 etc. Ces royaumes avaient érigé l’activité de production et de vente du captif et de l’esclave en un monopole d’Etat : périodiquement ils envoyaient leurs troupes razzier dans les pays voisins des populations dont la vente leur procurait des armes et d’autres produits européens. Une économie et une organisation sociale de violence s’étaient ainsi imposées. La multiplication des guerres, des razzias, des rapts destinés à produire des captifs et esclaves provoquaient la fuite des populations, le déclin des autres activités de production et renforçaient la prééminence de l’activité esclavagiste. Cette société de violence était le résultat d’une folie sociale à laquelle conduisait inexorablement la dynamique générée par la mise en place des diverses techniques de production du captif par les négriers européens, folie sociale que Gueye (1985 : 170) décrivait en ces termes : « la traite instaura un climat permanent de luttes fratricides. Prises dans l’engrenage, les strates dirigeantes consacraient le plus clair de leur temps à la guerre. Les pillages, vols, viols rafles de personnes et de bétails devenaient monnaie courante. Cette atmosphère de haine, de violence, de terreur, mit la société dans une sorte de porte-à-faux spirituel et moral. Les vertus morales des ancêtres étaient quotidiennement bafouées. Sans doute les dirigeants étaient-ils conscients du danger. Mais comme ils se trouvaient pris dans le mécanisme infernal de la traite, leur volonté était dérisoire au regard de tout ce qui poussait inexorablement vers le naufrage de la société ». En somme, on aboutissait donc non seulement à une économie restructurée profondément, mais également à une société transformée radicalement où les règles, les doctrines, les coutumes anciennes étaient remplacées par d’autres conformes à la nouvelle organisation économique esclavagiste. Avec cette organisation socio-économique, l’activité négrière était endogénéisée, pouvait durer autant que possible. Conclusion Portant sur la traite négrière transatlantique (TNTA), cet article a pour objet de retracer le processus de production de l’esclave, bien au centre du système de TNTA, et de montrer comment ce système a été mis en place et pérennisé. Il montre que contrairement à la littérature historique classique et à une opinion largement répandue, la TNTA ne s’était pas 12 Ces royaumes doivent être distingués de ceux des « princes marchands » étrangers (portugais principalement ou leurs descendants), dont nous parlé dans les techniques d’acquisition des esclaves. Par ailleurs Gueye souligne que contrairement à ces royaumes d’Afrique occidentale, en Afrique centrale et de l’Est ce sont les 21 développé à partir d’un esclavage interne africain préalable ou à partir de la traite musulmane qui l’avait précédée mais qu’il possédait des mécanismes vitaux propres. Ayant décomposé le processus de production de l’esclave, l’article montre que ce bien était produit à partir d’un input essentiel, le captif. L’analyse se concentre alors sur le processus de production de celuici. Elle montre que pour produire le captif, les négriers européens avaient mis en place en Afrique subsaharienne, un ensemble de techniques combinant le rapt direct par eux-mêmes à diverses techniques par personnes interposées : le « dressage » d’anciens esclaves pour la chasse aux captifs, la création d’une classe de négriers expatriés au sein de la société africaine, la fomentation de guerres interafricaines, l’élimination-désignation de rois africains ; ces techniques sont complétées par l’érection de l’esclave en monnaie. L’article montre alors comment la dynamique résultant de la mise en place de cet ensemble complémentaire de techniques de production et l’équilibre sur lequel elle débouche à long terme avaient fini par engendrer en Afrique un nouveau système économique et social centré sur la production et la vente de l’esclave. En dominant ou évinçant progressivement les activités économiques de la période prétraite, ce nouveau système économique impose une activité majeure aux agents désireux de s’enrichir dans l’économie : la production et / ou la vente de l’esclave. Ce qui avait assuré sa pérennité. Références Bibliographiques Abramova S. U. (1985) : « Les aspects idéologiques, doctrinaux, philosophiques, religieux et politiques du commerce des esclaves noirs », » in La traite négrière du XVè au XVIè siècle, UNESCO, Paris, pp., 22-38. Ballong-Wen-Mewuda J.B. (1988) : « Le commerce portugais des esclaves entre la côte de l’actuel Nigeria et celle du Ghana moderne aux XVè et XVIè siècle », in Daget S. (edit.), De la traite à l’esclavage, Actes du colloques international sur la traite des noirs, Nantes, 1988, tome I, pp.121-145. Ca’ Da Mosto d’A. (1456) : Voyages en Afrique Noire, traduction F. Verrier, éditions Chandeigne-Unesco, Paris, 2003. Coquery-Vidrovitch C. 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