L`unité des sens*

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L`unité des sens*
Intellectica, 2011/1, 55, pp. 159-170
L’unité des sens*
Heinz WERNER
Lorsque la psychologie scientifique a commencé l’étude précise du
domaine des perceptions avec des méthodes expérimentales, le chercheur, celui
du XIXe siècle, a trouvé devant lui, comme une sorte de donnée première, un
monde très déterminé de perceptions dont il a parlé et qu’il a dû analyser. Quel
était ce monde de perceptions ? C’était le monde très différencié, rationnellement construit, de l’intellectuel qui ne perçoit plus de façon immédiate et naïve
le milieu qui l’entoure, mais le pénètre au moyen de concepts logiques. Dans
ce monde, il n’y a rien d’indéterminé ni de vague ; toute chose y a ses contours
fermes ; il ne renferme pas ou ne doit pas renfermer de contradictions, de
significations indécises ; il n’y a que des choses constantes, bien définies, dont
on peut toujours vérifier la construction à partir de matériaux constants, des
choses dont les propriétés sont invariables. Toutes les perceptions peuvent être
définies avec précision à partir d’un certain nombre d’éléments nommés
« sensations », et à leur tour tous les éléments, toutes les sensations, peuvent
être définis avec précision par les excitants physiques.
Le progrès de la science résulte, on le sait, de ce qu’une série de faits se
révèlent qui ne se laissent pas insérer dans la théorie et se présentent donc tout
d’abord comme des exceptions. Dans ce monde de perceptions supérieurement
systématisé où tout est déterminé par des éléments constants, où il ne doit pas y
avoir de contradictions, on ne tarde pas à découvrir de telles exceptions.
Prenons une droite :
Ajoutons-y un angle
Cette même droite, engendrée par un excitant optique constant, paraît, dans
le deuxième cas, sensiblement plus grande. Pour lever la contradiction – (un
excitant constant est inconstant dans l’impression qu’il produit) –, on disait que
cette différence n’était qu’une apparence, qu’on se trompait, que c’était une
illusion. Normalement, disait-on, les perceptions sont faites d’éléments individuels toujours identiques à eux-mêmes, et ces perceptions restent invariables
tant que les excitants qui atteignent l’organisme ne changent pas ; mais il y a
aussi des conditions anormales, et alors on a les perceptions apparentes, les
illusions. Or, on le sait, la psychologie contemporaine est partie de ces faits
*
Reproduction de l’article original publié dans le Journal de Psychologie Normale et Pathologique,
1934, Vol. 31, 190-205. Traduit par Paul Guillaume.
© 2011 Association pour la Recherche Cognitive.
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d’illusions pour expliquer, par des principes nouveaux, toute la structure des
perceptions.
Fig. 1.
Si nous constatons que le côté a paraît plus petit dans le triangle II que dans
le triangle I, ce qui se révèle à nous dans cette observation n’est rien moins que
le principe fondamental de la théorie moderne de la Forme : il pose que dans
toute chose ou situation la partie dépend du tout. En d’autres termes, ces faits
qui se présentent d’abord à nous comme des exceptions, des curiosités ne sont
pas des illusions, mais des faits de telle nature que des lois générales de
structure des perceptions s’y montrent avec une netteté particulièrement saisissante et en quelque sorte avec exagération. Ces illusions nous apprennent que
le monde des perceptions ne se compose pas d’éléments isolés, constants et
rigides, qu’on ne part pas d’éléments pour construire une perception, mais que
ces éléments sont le terme très tardif, très évolué de l’analyse intellectuelle.
Nous ne connaissons pas d’éléments absolus qui serviraient à construire le
tout, mais au contraire ce sont les parties qui sont déterminées par le tout.
Valable à l’intérieur d’un domaine sensoriel particulier, par exemple pour les
phénomènes optiques, cette loi, par extension, s’applique aussi aux relations
des différents domaines sensoriels. La plupart des psychologues pensent encore
aujourd’hui que les domaines sensoriels, la vue, l’ouïe, le toucher, sont en
quelque sorte des éléments bien délimités l’un par rapport à l’autre, que chaque
sensibilité a ses qualités propres ; leur seul rapport viendrait de ce qu’elles
travaillent et agissent ensemble pour construire une forme supérieure.
Or en face de ce fait que chaque domaine sensoriel est ainsi délimité, on
trouve, ici encore, une série d’exceptions qui ont de tout temps apporté à la
psychologie des éléments, de grandes difficultés.
Telles sont ces qualités que nous appelons aujourd’hui intersensorielles.
C’est à cette catégorie de qualités intersensorielles qu’appartient, par exemple,
la qualité spatiale ; nous connaissons un espace optique mais aussi un espace
tactile, etc. L’espace optique dépend-il de l’espace tactile et moteur, ou
l’espace tactile et moteur de l’espace optique ? Telle était la position du
problème pour la psychologie des éléments, qui ne pouvait concevoir
l’existence de qualités antérieures à la différenciation des domaines sensoriels,
de qualités suprasensorielles. Dans les sons, on trouve aussi des qualités
spatiales ; ainsi on dit qu’un son est plus haut qu’un autre, que l’un est plus
volumineux, l’autre plus grêle. S’exprimer ainsi, c’est, selon les vues de la
psychologie des éléments, transporter par assimilation les qualités de l’espace
optique dans le domaine acoustique. C’est faire une comparaison, une
métaphore, que de parler de son plus volumineux ou plus haut ; cette
comparaison résulte de certaines associations ; nous croyons que le son
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volumineux remplit la bouche ; nous voyons que le son élevé est chanté avec
une extension du corps vers le haut. Il y a encore d’autres qualités qu’il est très
difficile de ranger dans un domaine sensoriel déterminé ; par exemple le
phénomène du rythme. Le rythme, d’après beaucoup de psychologues, serait
un processus moteur. Quand on trouve un rythme dans le domaine optique ou
acoustique, c’est probablement que certains phénomènes d’accompagnement
moteur se produisent en même temps qu’une succession d’éclats lumineux ou
de sons. Ces psychologues cherchent à interpréter de la même façon les faits de
mouvement, car il y a, ici encore, un mouvement musculaire, optique, acoustique. Il en est de même pour le scintillement, la vibration, la rugosité, car on
parle de crépitements sonores ou lumineux, de papiers ou de sons rugueux, de
couleurs criardes, de sons colorés. L’explication que la psychologie des
éléments donne de ces faits implique toujours une séparation tranchée des
différents domaines sensoriels. Quand on dit que des couleurs sont criardes,
c’est qu’elles font une impression analogue à celle de sons discordants ; les
couleurs éveillent le souvenir de sons discordants et sont qualifiées de criardes
en vertu d’une comparaison. Ces explications sont déjà très peu satisfaisantes
du fait qu’il existe certaines qualités que la psychologie des éléments ellemême ne peut désigner que comme qualités intersensorielles, appartenant, au
même titre, à tous les domaines sensoriels.
Une de ces qualités, c’est d’abord l’intensité. Quand on dit qu’un son est
fort ou faible, qu’une pression est forte ou faible, qu’une couleur est forte ou
faible, on parle incontestablement, dans tous ces cas, de qualités qu’on retrouve
identiques dans tous les domaines sensoriels. Des recherches récentes ont
prouvé que sans aucun doute le nombre des qualités intersensorielles est
extraordinairement plus grand que l’ancienne psychologie ne le croyait.
Au VIIIe Congrès international de Psychologie, Juhasz a attiré l’attention
sur le fait que les clartés ne sont pas de pures qualités optiques, mais qu’on
peut aussi distinguer les odeurs d’après leur clarté. Indépendamment de lui,
Hornbostel1, dans des recherches très étendues et très consciencieuses, a établi
que la clarté, comme l’intensité, est une qualité commune à tous les domaines
sensoriels. Si par exemple on examine, au point de vue de la clarté, une surface
froide et une surface chaude, tous les observateurs arrivent sans exception à
rapporter à la surface froide une impression de « clarté », à la surface chaude
une impression d’« obscurité ». Hornbostel dresse pour les différents domaines
sensoriels la table de coordination suivante :
CLAIR
Poli
Dur
Pointu
Léger
Froid
Douleur aigüe
OBSCUR
Rugueux
Mou
Émoussé
Lourd
Chaud
Douleur sourde
Pour vérifier qu’il s’agit toujours de la même impression de clarté et non de
simples analogies, Hornbostel a fait l’expérience suivante. Il prend une certaine
1
E. von Hornbostel, Ueber Geruchshelligkeit, Pflügers Archiv, t. 227, 1931. Journal de psychologie,
1934.
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odeur, par exemple celle du benzol, et fait déterminer par ses sujets la clarté de
cette odeur par comparaison avec un disque de secteurs blancs et noirs. Cette
clarté est, par exemple, jugée équivalente à celle de 40° de blanc (320° de
noir). Le sujet compare ensuite la même odeur avec un son d’une certaine
hauteur, c’est-à-dire avec un certain degré de clarté du son et établit
l’équivalence : odeur de benzol = 220 Hertz. Enfin le même sujet compare le
son qu’il vient de trouver avec une série de nuances optiques de gris et obtient
l’équivalence : 220 Hertz = 40° de blanc. Il résulte donc de ces expériences
que :
c de gris = c d’odeur = c de son = c de gris,
si c désigne un certain degré de clarté.
Ces équivalences, qu’on peut aussi représenter par un triangle
c de gris
c d’odeur
c de son
semblent confirmer l’hypothèse que la clarté n’est pas seulement une qualité
analogue, mais une qualité réellement identique des phénomènes dans les
divers domaines sensoriels.
Prouver qu’une certaine odeur ou une certaine impression de température
peut être claire ou obscure, c’est déjà se placer au centre du cercle de faits
qualifiés de synesthésies. Car de même qu’on parle de sons de couleur claire,
certaines personnes parlent de sons bleus ou rouges. La synesthésie pose un
problème semblable à celui des illusions géométriques dont nous parlions tout
à l’heure. On a d’abord considéré ces faits comme quelque chose d’anormal,
comme une curiosité particulière, comme une exception, puis on a fini par
reconnaître leur signification centrale pour le problème des rapports mutuels
des sensibilités et de l’organisation des sphères sensorielles. La psychologie
des éléments a commencé par admettre une étroite liaison associative, dans des
cas particuliers, entre le sens des couleurs et le sens des sons, liaison capable,
lors de la production de phénomènes sonores, de faire apparaître en même
temps des couleurs et vice versa. Mais on peut montrer : 1° que les
synesthésies sont des faits qui existent chez tous les hommes, ou du moins qui
peuvent être provoqués chez tous dans certaines circonstances expérimentales ;
2° mais que souvent le synesthésique n’a pas du tout l’impression d’une simple
juxtaposition associative de couleur et de son. Si par exemple, à un
synesthésique pour qui une certaine voyelle paraît bleue, on demande où il voit
le bleu, il répond souvent : « Je ne vois pas le bleu à côté de la voyelle, mais la
voyelle elle-même, le son lui-même est bleu ». Le son est donc bleu dans le
sens où il possède une certaine intensité ou une certaine hauteur. La
synesthésie prouve qu’il y a des cas où les qualités sensibles, ordinairement
spécifiques, ne sont plus séparées nettement par leur modalité ; au contraire,
des qualités d’un domaine sensoriel deviennent tout d’un coup qualités d’un
autre domaine sensoriel. Si nous pouvons prouver qu’il ne s’agit pas
d’exceptions, mais qu’on peut trouver chez tous les hommes de telles
corrélations intersensorielles, nous aurons par là établi solidement la thèse de
l’unité organique des sens.
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En fait, certaines expériences prouvent l’existence plus ou moins nette chez
tous les hommes d’une union de domaines sensoriels en apparence
complètement isolés. Il s’agit en principe de deux sortes d’expériences : 1° les
unes portent sur l’influence que les différents domaines sensoriels exercent les
uns sur les autres ; 2° les autres essayent de déterminer les sphères
psychologiques où la séparation des divers domaines sensoriels s’efface pour la
conscience et où l’unité de la vue, de l’ouïe et du toucher est réellement sentie.
Je considère d’abord les expériences d’influence, telles qu’elles ont été
faites surtout par Zietz et par moi à l’institut de Hambourg et, à notre
instigation, par V. Schiller au laboratoire de Berlin2. Quand on entreprend,
dans ces essais, d’influencer le son par la couleur ou inversement, il faut
d’abord se demander ce que doivent être les phénomènes influencés (couleurs,
formes, etc.) pour qu’une modification quelconque soit possible par l’action
des sons. Il serait sans doute impossible de modifier les couleurs des objets
dans une chambre en y produisant simplement des sons déterminés. Pourquoi ?
Parce que les couleurs des choses sont très stables, parce qu’en tant que
« couleurs d’objets » elles résistent à tout essai d’influence. Ces perceptions
auxquelles nous avons affaire dans la vie pratique quotidienne possèdent une
grande constance et une grande stabilité, sans lesquelles un milieu fixe serait
impossible. Pour obtenir des actions efficaces, il faut passer de ce monde de
perceptions stables fortement systématisé dans un monde où tout soit relativement labile, fluide et déformable. Ce n’est que dans un monde de phénomènes
labiles qu’on peut mettre en évidence des actions d’influence – si elles sont
possibles en principe – des différents domaines sensoriels les uns sur les autres.
Il faut ranger par exemple dans les phénomènes optiques de ce genre, non
prégnants, labiles, toutes les images stroboscopiques, c’est-à-dire présentant
des mouvements apparents que nous synthétisons en mouvements d’ensemble ;
les images projetées pendant une courte durée (tachistoscopiques) ; les images
consécutives, les couleurs peu saturées voisines des seuils de coloration, etc.
Dans tous ces cas, il est possible d’influencer le champ optique à partir d’autres
domaines sensoriels. Ainsi Zietz a étudié à l’Institut de Hambourg l’influence
des sons sur les images consécutives colorées. Au début de l’image consécutive, on ne produit d’abord, dans ces épreuves, aucun son, puis on en fait
entendre un, grave ou aigu. Nous observons, sous l’influence d’un son grave
ou aigu3, des changements de la qualité de la couleur, conformes au tableau
suivant :
2
Cf. les travaux suivants, dans la série que j’ai publiée sous le titre de « Untersuchungen über
Empfindung und Empfinden », Zeitschrift f. Psychol., 1929-1932 : I. Werner, Das Problem des
Empfindens und seine experimentelle Prüfung. – III. Zietz, Gegenseitige Beeinflussung von Farb- und
Tonerlebnissen. – IV. V. Schiller, Das optische Verschmelzen in seiner Abhängigkeit von
heteromodaler Reizung. – V. V. Schiller, Rauhigkeit als intermodale Erscheinung. – Le premier auteur
qui put établir une influence de différents domaines sensoriels l’un sur l’autre est peut-être
Urbantschitsch (Pflügers Archiv. 1883). Au point de vue neurologique, l’action des processus moteurs
sur le sensorium a été étudiée par Goldstein (Schweizer Archiv, 26, 1930). Récemment, G. W. Hartmann
a établi que la sensibilité différentielle optique augmente par application simultanée d’excitations
acoustiques, olfactives ou tactiles (J. of exp. Psychol., XVI, 1933).
3
Ce son doit d’ailleurs être d’une certaine espèce, comme nous le montrerons plus loin ; les sons
ordinaires sont insuffisants pour exercer une influence.
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SON GRAVE
Le rouge devient rouge foncé, violet.
L’orangé devient rouge, avec une
bordure bleue.
Le jaune devient brun, jaune rougeâtre,
souvent aussi rouge violacé.
Le vert devient bleu vert, bleu, avec
une bordure violette.
Le bleu devient violet, bordure rouge.
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SON AIGU
Orangé, jaune.
Jaune.
Jaune clair.
Vert clair, jaune.
Bleu clair, criard,
bordure verte.
L’influence est dans la plupart des cas « intelligible », c’est-à-dire que ce
sont des qualités déterminées du son qui modifient les couleurs, à savoir les
qualités qui appartiennent aussi à la couleur ainsi modifiée. Lorsque par
exemple la couleur se désagrège à l’audition d’un son grave et se concentre
pour un son aigu, ce sont ici des qualités déterminées des sons qui agissent ;
des sons graves sont relativement diffus, des sons élevés sont généralement
concentrés, denses. Mais il ne faut pas croire que ces actions vont, en toute
circonstance et chez tous les sujets, dans la même direction, que toujours, par
conséquent, un son grave agit de façon dissolvante sur les couleurs. On montre
au contraire qu’on peut, dans chaque son, saisir des qualités très différentes ;
c’est tantôt l’une, tantôt l’autre qui exerce une influence. Par exemple un son
grave paraît, à côté d’un son aigu, plus sombre, mais aussi moins pur ou plus
matériel, plus lourd, plus incolore, etc. Aussi les effets sont-ils très différents
chez différents sujets. On voit que chaque phénomène n’a pas une qualité
intersensorielle unique, mais qu’il en possède un grand nombre ; clarté,
inconsistance, mollesse sont des qualités qu’on retrouve dans les différents
domaines sensoriels et qui par suite peuvent simultanément s’exprimer sous
leur forme optique et acoustique au cours des expériences d’influence.
Des influences s’exercent aussi dans la direction inverse, de la couleur au
son. On emploie ici le dispositif expérimental suivant : le sujet est assis devant
une surface claire, homogène qui remplit la totalité de son champ optique ; il
regarde à travers un filtre de gélatine colorée. Il a l’impression d’être dans un
brouillard coloré. Selon la couleur de ce brouillard, la qualité des sons qu’on
fait résonner dans la salle est modifiée. Le bleu par exemple, fait paraître le son
plus grave, plus étendu ; le jaune le fait paraître plus haut, plus concentré, etc.
Ces actions intersensorielles sont particulièrement nettes dans les phénomènes
qui se déroulent dans le temps, ainsi dans les perceptions de rythme, de
crépitement, de scintillement. Si par exemple on fait se succéder dans le
stroboscope deux images qui s’uniraient difficilement en un seul mouvement
(fig. 2), la plupart des observateurs, avec une vitesse assez faible, ne sont pas
d’abord en état de voir un mouvement (dans le sens du passage du point à la
flèche et réciproquement). Mais si on produit un battement rythmique
synchrone avec la succession des images, il arrive souvent qu’un mouvement
apparaisse tout d’un coup dans le champ optique. Tout se passe comme si le
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dynamisme que l’observateur est incapable de susciter dans le champ purement
optique y était introduit par les phénomènes acoustiques et moteurs4.
Fig. 2.
Récemment, V. Schiller a montré que le scintillement produit par une certaine
vitesse de rotation dans un disque noir et blanc peut être soit renforcé, soit
affaibli quand on fait agir, pendant l’observation optique, des pulsations de
nature acoustique et optique. Dans un autre travail, V. Schiller montre qu’il
existe une qualité intersensorielle qu’on peut appeler « rugosité » ; il n’y a pas
seulement des perceptions tactiles de rugueux ou de poli, mais des sensations
optiques « rugueuses » (les phénomènes de scintillement) et des sensations
acoustiques « rugueuses », celles qu’on perçoit par exemple dans une
dissonance, par comparaison avec une consonance. L’observateur peut rendre
l’impression d’un son plus rugueux en frottant en même temps sa main sur la
surface d’un papier à gros grain. De même le scintillement optique fait paraître
plus « rugueux » un son riche en battements qu’on fait entendre
simultanément : il en fait mieux ressortir les battements. D’autre part une
consonance diminue l’agitation dans un champ optique scintillant, tandis
qu’une dissonance le rend plus « rugueux ».
Nous avons vu jusqu’ici deux choses : en premier lieu, qu’il existe des
qualités antérieures à la différenciation des divers domaines sensoriels et qu’on
peut appeler phénomènes intersensoriels ; en second lieu, que ces qualités
intersensorielles manifestent leur réalité dans l’influence réciproque des
phénomènes sensibles de modalité différente ; en outre, nous avons établi que
tous les phénomènes ne sont pas en général soumis à cette influence, mais
seulement ceux qui sont moins prégnants, moins stables. Il nous reste à
chercher comment doivent être à leur tour constitués les phénomènes capables
d’exercer cette action, quels caractères possèdent les états inducteurs. Si on
cherche à modifier une image consécutive de couleur au moyen d’un son, on
n’y arrive pas nettement avec un son que le sujet entend de façon précise et
nette en un lieu déterminé de l’espace. Inversement, on ne réussit pas
davantage à influencer un son par une couleur quand celle-ci est fixée à un
objet, quand elle est la surface colorée d’une chose. Pour que les couleurs ou le
son puissent avoir une efficacité, il ne faut pas que ce soient des phénomènes
« objectifs » ; ils doivent avoir le caractère d’« états ».
Qu’est-ce à dire ? Pour le comprendre, citons quelques expériences avec les
sons et les couleurs. Quand on frappe une série de notes au piano, on peut
mettre en évidence dans l’appréhension plusieurs stades qui se distinguent en
ce qu’un son est entendu comme plus extérieur ou plus intérieur. Le mode
d’appréhension le plus fréquent est celui où l’auditeur entend le son comme
4
Cf. Werner, Studien über Strukturgesetze, VIII. Zietz et Werner, Das dynamische Wesen der
Bewegung, Z. für Psychologie, 1928.
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Heinz WERNER
tout à fait extérieur, comme provenant d’une source sonore déterminée, comme
lié à un certain objet (par exemple à un instrument). Un tel son peut être appelé
son objectif (Gegenstandston). Par contre, on a souvent une autre variété d’état
de conscience ; le son ne siège pas dans l’objet, mais il remplit la salle ; ce
n’est plus un son objectif, mais un son spatial (Raumton). Mais il y a encore
une tout autre façon d’éprouver l’impression sonore : le son peut être senti dans
le corps de l’auditeur ; celui-ci est comme un vase qui résonne quand il reçoit
le son. « Je suis, dit un sujet, rempli de cette matière sonore, comme si j’étais
devenu un violon ou une cloche sur laquelle on jouerait. »
Ce sont exactement les mêmes différences d’impressions qu’on retrouve
dans la perception des couleurs. On sait que Katz a déjà caractérisé expérimentalement deux modalités des couleurs ; on distingue avec lui les couleurs
matérielles, superficielles des choses (Oberflächenfarben) qui sont comme une
pellicule tendue sur les objets, et les couleurs d’étendue (Flächenfarben)
(couleurs de fumée ou de brouillard). Les premières répondent aux sons
objectifs, les secondes aux sons spatiaux. Mais on peut encore éprouver les
couleurs « intérieurement ». À côté de la perception du rouge, il y a aussi un
sentiment corporel du rouge. On est complètement rempli par le rouge, on a
l’impression d’être en quelque sorte soi-même rouge, d’être intérieurement
illuminé par le rouge. On peut donc distinguer une sensation vitale des
couleurs, des sons, etc., et une perception objective des mêmes couleurs, des
mêmes sons, etc.
Par quoi ces sensations vitales sont-elles caractérisées ? Par le fait qu’elles
sont essentiellement senties dans le corps et sur le corps, qu’elles représentent
des états généraux du corps, psychiques et physiques tout à la fois ; au contraire les perceptions sont toujours ressenties comme quelque chose d’objectif.
Or, pour exercer une action inductive sur d’autres domaines sensoriels, sons
et couleurs doivent être donnés comme sensations corporelles et vitales. Ils ne
doivent plus être des couleurs ni des sons objectifs. Pour comprendre pourquoi
il doit en être ainsi, considérons encore de plus près ces impressions de sons et
de couleurs éprouvées dans tout le corps. Il apparaît en effet que cette
impression vitale est en relation bien plus étroite avec les autres sphères
sensibles que ce n’est le cas pour les perceptions objectives. Les impressions
subjectives de couleurs et de sons sont donc beaucoup plus proches les unes
des autres que les perceptions correspondantes. Il y a des cas où l’impression
subjective de couleur se dissout si bien dans une réaction corporelle qu’il n’y a
plus trace de « matière » optique, que le sujet ne peut même plus dire à quelle
modalité elle appartient, si elle est de nature optique ou acoustique. On peut
donc appeler cette couche d’états de conscience subjectifs couche synesthésique. C’est le sensorium commune, la sensibilité une, à partir de laquelle les
phénomènes spécifiques se différencient dans les divers domaines sensoriels.
On peut montrer directement, par des expériences appropriées, que tout acte
dans lequel se dessine une perception prend naissance dans cette couche
synesthésique commune. Par exemple, si je présente des couleurs très faibles,
peu saturées, beaucoup de sujets sentent d’abord la couleur comme pure
réaction corporelle. Quand on lui présente un bleu très pale, un sujet dit qu’il le
reconnaît à peine « avec les yeux ». « Ça descend dans le corps ; ce ne peut
donc être du vert, qui chez moi se localise en haut, ce ne peut être que du
bleu. » Le bleu est d’abord éprouvé comme sensation subjective, grâce à cette
attitude corporelle spécifique ; plus tard il se précise et se différencie, de sorte
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qu’il est aussi perçu optiquement. D’ailleurs, dans tout phénomène donné de
façon claire et précise, le processus de perception s’accomplit si vite qu’on ne
peut en suivre le développement à partir d’une impression corporelle générale.
Mais partout où les phénomènes sont d’abord confus et ne sont précisés
qu’ensuite, cette évolution consiste en ce que, saisis d’abord comme états, dans
le corps, à la manière de sentiments, ils passent de là dans la sphère des objets
pour y prendre leur forme définitive. On peut exprimer ce processus par le
schéma suivant :
Couche objective (sensibilité spécifique)
Couche vitale, subjective (sensibilité synesthésique)
Prenons encore deux exemples. Quand on veut séparer intérieurement deux
sons pris dans la région du seuil différentiel, c’est-à-dire peu distincts au point
de vue de la hauteur, on remarque, en s’observant avec précision, que cette
distinction prend d’abord une forme corporelle et subjective (par exemple on
sent le son le plus élevé dans la tète, le son le plus bas dans la poitrine), et
qu’ensuite, peu à peu, on perçoit aussi cette différence de façon purement
acoustique. Deuxième exemple : nous avons expérimenté avec des sujets qui
ne pouvaient pas se représenter les couleurs. L’un d’eux reçut la consigne de
réaliser une impression corporelle d’affection intense d’une certaine couleur.
Quand la concentration sur le sentiment de couleur eut atteint une certaine
intensité, on demanda au sujet de développer, à partir de ce sentiment, la
couleur dans la sphère optique. Cette évolution d’un sentiment vital de couleur
en couleur optiquement perçue, c’est-à-dire en représentation de couleur,
réussit de façon surprenante. Des sujets qui n’avaient jamais eu de
représentations de couleurs y arrivèrent par cette méthode de développement
organique. On peut donc admettre que les perceptions objectives sont pour
ainsi dire le terme d’un processus de développement qui commence dans la
couche subjective synesthésique et qui, partant de ce sensorium commune, se
différencie dans les diverses sphères sensorielles.
Je crois que nous pouvons maintenant comprendre comment les diverses
sphères sensorielles s’influencent réciproquement. Un son vécu comme état
subjectif influence évidemment le phénomène de couleur par l’attitude corporelle caractéristique qui lui correspond puisqu’aussi bien les phénomènes de
couleur ont leur racine dans des attitudes corporelles à tonalité affective, dans
des sentiments organiques généraux. C’est par la voie détournée du sentiment
organique général que les phénomènes du son, de la couleur, du tact, du goût et
de l’odeur peuvent s’influencer réciproquement, parce qu’ils se développent
tous à partir d’une couche commune primitive, d’un sensorium commune,
d’une sensibilité générale, corporelle, motrice, affective.
Nous pouvons donc dire : le lien intime des sens, l’existence de qualités
intersensorielles comme la clarté, l’intensité, la rugosité, etc., tout cela est
fondé sur le fait que l’organisme psycho-physique réagit dans sa totalité, avant
toute séparation en sphères distinctes de sensibilité ; cette totalité est la base
commune sur laquelle les divers phénomènes sensibles se différencient.
On peut encore employer cette formule : le lien intime des sens a un fondement génétique. Les sens différenciés se développent à partir d’une sensibilité
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Heinz WERNER
générale unique, synesthésique. Une preuve de cette hypothèse génétique est ce
qu’on appelle la « genèse actuelle ». Toute organisation actuelle d’objets optiques, acoustiques se développe à partir d’une réaction totale de l’organisme,
une et indifférenciée : nous l’avons déjà montré. Mais une autre preuve de cette
théorie génétique nous est fournie par la psychologie des types primitifs.
Partout où l’homme réagit de façon primitive, il le fait de façon plus indifférenciée, plus globale ; partout la sensibilité synesthésique est plus accentuée que
chez les types supérieurs. Les impressions synesthésiques sont beaucoup plus
fréquentes chez les enfants que chez les adultes. Stanley Hall rapporte par
exemple qu’environ 40 % des enfants d’une école qualifient les sons d’un
instrument de sons colorés. Nous avons nous-mêmes fait une enquête à
Hambourg chez des écoliers ; il en ressort que les synesthésiques paraissent
être environ trois fois plus nombreux chez les écoliers que chez les adultes. La
synesthésie joue aussi un rôle important chez les peuples primitifs et agit sur
leurs conceptions. Chez beaucoup de peuples primitifs, on trouve une division
du monde d’après des vues synesthésiques, qui s’est encore conservée dans la
cosmologie chinoise (fig. 3).
Fig. 3.
D’autre part, il y a encore ce qu’on peut appeler une « primitivité »
psychopathique. Par suite de processus pathologiques, l’organisme est ramené
à un niveau plus primitif, et il est très caractéristique que, chez de tels malades,
les phénomènes synesthésiques reparaissent. Un malade dit par exemple :
« Quand je dis : rouge, cela peut s’exprimer dans les couleurs, la musique, le
sentiment. Quand l’impression du rouge est produite, sous quelque forme que
ce soit, l’homme en éprouve à la fois toutes les autres formes. »
Une primitivité aussi anormale peut être reproduite expérimentalement. Des
états d’ivresse qui peuvent être provoqués artificiellement par des poisons sont
pour ainsi dire des maladies mentales expérimentales. La mescaline est un
exemple de ces poisons : elle est employée par les Indiens du Mexique pour
provoquer des états d’extase religieuse. Dans ces psychoses expérimentales, le
sujet intoxiqué par la mescaline montre une dégradation des fonctions sensorielles. Le monde rationnel objectif subit une désagrégation partielle ; il se
produit des états qui méritent à certains égards le nom de primitifs. Il est
caractéristique que là encore les territoires sensoriels ne sont plus si nettement
différenciés ; le caractère unitaire, synesthésique du sensorium commune est
L’unité des sens
169
plus marqué. Quand un de ces intoxiqués entend des sons, il les sent en même
temps comme colorés. Des sons aigus éveillent des impressions de couleurs
vives, criardes ; des sons graves, celles de couleurs sourdes. Si l’expérimentateur frappe contre le mur, le sujet voit des images optiques qui correspondent
aux coups et dansent en mesure devant ses yeux. « On croit entendre des bruits,
dit un sujet, et voir des figures, et cependant c’est tout un. Je ne sais pas si je
vois ou si j’entends. Je sens, je vois, je goûte, je respire le son. Je suis moimême le son »5.
Enfin indiquons encore quelques expériences sur les animaux, instituées par
mon collaborateur V. Schiller et qui, si elles étaient confirmées par des
expériences de contrôle, apporteraient une nouvelle preuve de la prépondérance des qualités intersensorielles dans le domaine primitif. Schiller a dressé
des goujons à choisir toujours, de deux chambres inégalement éclairées, la plus
claire pour y recevoir leur nourriture. Après que ces poissons eurent appris
progressivement à se diriger vers la chambre la plus claire, il leur donna à
choisir entre deux chambres caractérisées l’une par une odeur « claire » et
l’autre par une odeur « sombre » ; dans l’une il y avait, comme odeur sombre,
de l’indol, dans l’autre, comme odeur claire, de l’acétone. Dans l’ensemble des
épreuves, les poissons choisirent la chambre à l’acétone dans la proportion de
75 %, bien qu’avant le dressage ils eussent préféré l’indol. L’expérience
inverse, le dressage à une qualité « obscure », a donné aussi des résultats
positifs. Au cas où ces expériences seraient confirmées par des contrôles, il
faudrait y voir une preuve tout à fait décisive du fait que des animaux primitifs
ne réagissent pas dans ces circonstances avec une sensibilité spécifique, mais
de façon suprasensorielle.
Si on peut parler de qualités intersensorielles et chercher leur siège
psychophysique dans l’organisme psychophysique total, qui fonctionne encore
ici comme une unité indifférenciée, il faut cependant avouer que l’expression
« intersensorielle » est peut-être trop étroite et pourrait conduire à des
malentendus. Elle pourrait éveiller l’impression que la sensibilité est
spécifiquement et nettement séparée de toute la motricité, que la statique de
l’intuition et la dynamique du mouvement corporel sont deux cycles de
fonctions complètement séparés. Cette fausse interprétation doit être formellement rejetée. En effet, ces qualités synesthésiques ont précisément pour
caractère d’être des qualités dynamiques ; elles ont leur racine dans le
dynamisme de la réaction corporelle où le fait purement sensoriel et le fait
purement moteur ne sont pas encore différenciés. Tous les protocoles de nos
sujets le prouvent. Ainsi, si la couleur d’une image consécutive est modifiée
par un son, c’est que la couleur s’accorde avec une attitude corporelle et
dynamique qui répond à ce son, c’est que la couleur porte la marque de cette
attitude et de ce mouvement corporels. Un exemple : une image consécutive
jaune-vert se concentre à l’audition d’un son aigu ; elle prend un contour précis
et devient jaune d’or. L’analyse donne : le son aigu provoque une forte tension
corporelle interne qui s’exprime dans le domaine optique par le changement de
coloration, d’une part par la contraction de l’image, d’autre part par son
déplacement vers le jaune (le jaune est, dit le sujet, une couleur plus « tendue »
que le vert).
5
K. Beringer, Der Meskalinrausch, Berlin, 1922, p. 61 et suiv.
170
Heinz WERNER
Rappelons à ce propos une constatation de psychologie génétique : partout,
dans le domaine des faits primitifs, les perceptions sont essentiellement
modelées par les attitudes motrices6. Je rappelle les importantes expériences de
Buytendijk qui a prouvé que, sans liberté de mouvements, un chien ne peut être
dressé à la reconnaissance de figures, ou ne peut l’être que très difficilement7.
J’arrive à ma conclusion. Lorsqu’au XVIIIe siècle Gottfried Herder,
s’élevant contre la tentative de Condillac de réduire les faits psychiques à des
sensations particulières séparées les unes des autres, défendait l’idée de l’unité
du fonctionnement organique, il ne pouvait deviner que, près d’un siècle plus
tard, la psychologie et la physiologie entreprendraient de démontrer de
nouveau, avec des méthodes scientifiques, la théorie des faits élémentaires.
Tant que cette idée de Herder ne put être appuyée par des faits scientifiques, la
scission persista entre une conception naturelle et pour ainsi dire naïve de
l’unité d’action de l’âme et la théorie de la psychologie scientifique. Mon
exposé avait pour but de montrer que la psychologie contemporaine arrive
maintenant peu à peu à confirmer une conception naturelle et vivante de la
nature de l’âme, non pas en exposant quelque théorie purement abstraite, mais
en se fondant sur des faits concrets et contrôlables.
6
7
V. mon Einführung in die Entwicklungspsychologie, 2e éd., 1933, p. 48.
Buytendijk, Ueber die Formwahrnehmung beim Hunde, Pflügers Archiv, t. 295, 1924.