Une libertine ingénue

Transcription

Une libertine ingénue
Séquence 3, séance 10
Une libertine ingénue
Objectif : En quoi ce texte fait-il le portrait de Manon en libertine ingénue ? (plan pour l’oral)
Support : Manon Lescaut de l’Abbé Prévost (L’Ecume des Lettres p. 55)
Activité : Lecture analytique
v La situation du passage :
La scène est inattendue : une visite du chevalier Des Grieux chez l’amant de sa maîtresse (le jeune G… M...) en l’absence
(provoquée) de celui-ci ! Chaque fois que Des Grieux retrouve Manon après une « trahison » (c’est la troisième), son attitude est la
même : peu sûr de lui, il évite tout d’abord de parler (« J’écoutais ce discours avec beaucoup de patience » l. 16) et se contente de
faire comprendre à sa maîtresse sa désapprobation ; puis devant l’incompréhension de Manon et son émotion (elle ne s’exprime que par
mimiques ou hésitations), il abandonne sa sévérité et redevient l’esclave de sa passion (« j’eus pitié de sa peine » l. 33).
I.
Le libertinage de Manon
a. La fascination pour le luxe d’une femme vénale
L’ambivalence de Manon se manifeste régulièrement dans cet extrait, tout d’abord dans l’admiration non dissimulée qu’elle exprime face
à la vie luxueuse offerte par G... M... (l. 3 à 10, p. 55). Ses paroles ne sont pas réécrites au style direct par Des Grieux mais au style
indirect libre : on devine pourtant dans les adjectifs employés l’effet que les richesses traduisent sa fascination pour ces signes
extérieurs de richesse : « tous les appartements qui étaient d’un goût et d’une propreté admirables » l. 4-5 ; « collation exquise » l. 8.
Cette énumération de richesses trouve son aboutissement dans cette réplique rapportée cette fois au style direct : « Je vous avoue,
continua-t-elle, que j’ai été frappée de cette magnificence » (l. 10-11).
M. G. connaît les faiblesses de Manon et fait des cadeaux pour la séduire :
« il avait compté dix mille livres dans son cabinet » l. 5
« il y avait ajouté quelques bijoux… le collier et les bracelets de perles » l. 6-7
« les nouveaux domestiques qu’il avait pris pour elle en leur ordonnant de la regarder maintenant comme leur maîtresse » l.
9-10
Lorsque Manon se laisse séduire par G... M... dans le but d’obtenir de lui des avantages matériels pour elle et le Chevalier, elle endosse
le rôle de la courtisane (=prostituée) ou de la femme entretenue : « il l’avait reçue effectivement comme la première Princesse du
monde » l. 3.
b. Une courtisane calculatrice
S’il n’est point question de sentiments, il y a de la part de Manon un calcul qui rappelle les premiers essais de dissimulation de la
Marquise de Merteuil (l. 19 à 24, p. 82). Les deux libertines partagent également une maturité précoce. Manon, malgré son ingénuité
est déjà une femme d’expérience, qui « fait réflexion » (l. 11-12) de l’attitude la plus opportune, à un degré moindre cependant que la
Marquise de Merteuil qui prétend posséder, à quinze ans « les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur
réputation ». Notons que Manon s’interroge sur la finalité de son stratagème (« ce serait dommage de nous priver tout d’un coup de
tant de bien… aux dépens de G… M… » l. 12-15, mais non sur les moyens (l’infidélité). Deux hypothèses :
celle de Des Grieux : « elle est légère et imprudente » l. 28, ce qui explique son malaise quand Des Grieux lui demande où
elle pensait passer le nuit (l. 32-33) : elle ne considérait pas son stratagème comme cruel et immoral jusqu’aux reproches de
Des Grieux ;
ou une autre : Manon cherche à calmer Des Grieux et détourne son attention en passant sous silence son infidélité, et en
insistant sur la finalité (une vie confortable avec Des Grieux)
II.
L’ingénuité de Manon
a. Une sincérité touchante
Tout le texte met en avant la sincérité de Manon envers Des Grieux (si elle est rouée, c’est uniquement envers G… M... qui apparaît
comme un amant fat et véreux dans le récit de Des Grieux : le lecteur ne le plaint pas.)
« Elle m’apprit alors tout ce qui lui était arrivé, depuis qu’elle avait trouvé G… M… » l. 1-2
« Le dessein de son infidélité était si clair qu’elle n’avait pas même eu le soin de me le déguiser » l. 17-18.
« je fus touché par l’ingénuité de son récit » l. 25
« cette manière bonne et ouverte avec laquelle elle me racontait jusqu’aux circonstances dont j’étais le plus offensé » l. 2627.
« elle est droite et sincère » l. 28
Cette sincérité plaide en faveur de l’ingénuité de Manon : elle est insouciante, imprudente car elle a envisagé la fin (obtenir de l’argent
de G… M…) mais non la cruauté des moyens, pour Des Grieux (l’infidélité).
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b. Une recherche ponctuelle de confort
Lorsqu’elle reçue comme la « première Princesse du monde » par G... M..., Manon envisage de profiter de ce confort, de ce luxe
auxquels elle ne peut résister et essaye alors de concilier cette vie fastueuse et son amour pour le Chevalier : « J’ai fait réflexion que ce
serait dommage de nous priver tout d’un coup de tant de biens [...] et que nous pourrions vivre agréablement aux dépens de G... M... »
(l. 11 à 15). Elle est donc frivole, ne fait pas grand cas de l’infidélité qu’elle commet envers Des Grieux en acceptant de devenir la
maîtresse de G... M… par vénalité, elle est aussi imprudente en surestimant la naïveté de sa victime, mais ce n’est pas une froide
calculatrice : c’est plutôt une opportuniste qui profite de son ascendant sur un homme riche pour accéder au luxe (l’expression « ce
serait dommage » l. 12 témoigne de l’à-propos de Manon : c’est le luxe brandi par G.M. qui lui donne l’idée d’en profiter, ce n’est pas
une attitude réfléchie à l’avance). Manon n’est pas une autre Merteuil : elle demeure dans la frivolité d’une attitude ponctuelle, destinée
à améliorer son confort alors que le libertinage de la Marquise de Merteuil est beaucoup plus sombre et sérieux, consistant en une
sorte de politique austère dont la finalité est le pouvoir.
III.
Un personnage ambigu
a. Une héroïne qui inspire des sentiments contradictoires
Tout comme un héros tragique, Des Grieux, qui nous raconte cette troisième trahison, oscille entre deux pôles extrêmes, le rejet et
l’adoration :
1. les aveux de Manon commencent par le blesser :
« J’y trouvais assurément quantité de traits cruels et mortifiants pour moi » l. 16-17
« Quel aveu pour un amant ! » l. 19-20 (le point d’exclamation révèle son désespoir)
Le premier mouvement du chevalier est de reprocher à Manon le mal qu’elle lui fait. Cet épisode est tout à fait semblable aux
autres révélations de trahisons où Des Grieux s’emporte parfois contre Manon en la traitant de « Perfide Manon, ! ah perfide,
perfide » s’écrie-t-il dans un épisode précédent.
2. Des Grieux cherche ensuite à disculper Manon en s’en rendant responsable :
« j’étais en cause en partie de sa faute, par la connaissance que je lui avait donnée d’abord des sentiments que G.M. avait
pour elle » l. 21-23 : Des Grieux suggère que d’avoir révélé les sentiments de G. M. pour Manon lui a donné l’idée de s’en
servir pour lui soutirer de l’argent.
« j’étais en cause en partie de sa faute (…) par la complaisance que j’avais eue d’entrer aveuglément dans le plan téméraire de
son aventure » l. 23-24 : Des Grieux suggère que c’était à lui de pallier, l’insouciance, le manque de prudence et de
discernement de Manon, qui n’avait sans doute pas envisagé le mal qu’elle ferait à Des Grieux en étant entretenue par G.M. et
en devenant sa maîtresse.
3. Des Grieux finit par être ému et convaincu par la sincérité de Manon (l. 25-27). En dissociant l’intention de Manon (=
l’intention « louable » de soutirer de l’argent pour vivre plus confortablement avec Des Grieux) de l’acte lui-même (l’infidélité),
Des Grieux atténue la culpabilité de la frivole Manon (il finit par croire que Manon n’avait pas songé que pour se faire
entretenir par G. M., elle devait être infidèle à Des Grieux).
4. Des Grieux finit par avoir pitié de Manon (l. 33)
Des Grieux s’apparente au héros tragique incapable de vraie lucidité, capable de magnifier l’être aimé passionnément et de l’absoudre
par un amour qui tient du miracle : « par un tour naturel de génie qui m’est particulier » l. 24-25 ; « l’amour suffisait seul pour me
fermer les yeux sur toutes ses fautes » l. 29-30.
b. L’incompréhension de Des Grieux face à Manon
Si les scènes de retrouvailles après une trahison de Manon se ressemblent toutes (avec un décalage entre un amant blessé, abattu, et
une maîtresse qui semble réjouie, épanouie), si Manon semble aussi ambiguë et insaisissable, c’est que Des Grieux peine à la
comprendre. Un peu plus haut dans le récit, la gaieté de Manon déconcerte Des Grieux tout autant que la « tendresse ordinaire » avec
laquelle elle accueille son chevalier chez le jeune G. M. Cette incompréhension semble dépendre de la définition que chaque individu
donne à l’amour. Pour Des Grieux, il s’agit d’un engagement total de l’être supposant une parfait exclusivité (« J’étais trop satisfait de
l’espérance de l’enlever le soir même à mon rival » l. 30-31 ; « je lui déclarai naturellement que j’attendais qu’elle me suivît à l’heure
même » l. 34-35) alors que Manon n’accorde aucun prix aux caprices du corps. Manon penche toujours du côté de la facilité et de
l’aisance : elle est toujours séduite par le luxe et les richesses et fait ce qu’il faut pour les obtenir, quitte à être physiquement infidèle
au chevalier. Elle fait en réalité deux parts dans sa vie sentimentale : la fidélité du cœur (« la fidélité que je souhaite de vous est celle
du cœur » dit-elle à un autre moment) et le reste (argent, amusement, etc.). Elle se conduit véritablement en fille (= prostituée). Nous
sommes en présence de deux logiques différentes jusqu’au moment où Manon renonce à elle-même et à ses caprices (en Louisiane) : dès
lors la distance se réduit puisque Manon se conforme aux aspirations de son chevalier par le repentir et le don de soi.
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c. Le filtre de la narration
Etant donné le montage narratif (l’épisode vécu par le jeune Des Grieux fait l’objet d’un récit rétrospectif, au passé, par un Des Grieux
plus âgé), le lecteur n’a qu’une vision très limitée des personnages et des événements, qui passent par le filtre du ressenti (ce que Des
Grieux a compris et ressenti à l’époque) et le filtre de la mémoire (qui apporte un éclairage nouveau par une Des Grieux plus
expérimenté). Le lecteur ne connaît donc pas la « vraie » Manon, il ne l’aperçoit que par le portrait que Des Grieux en fait (point de
vue interne) :
Manon parle peu : ses paroles sont retranscrites pour la plupart au style indirect libre (l. 2-10 les soins que G…M… réserve à
Manon) ou par un récit de parole (« elle ne me répondit que par des mais et des si ininterrompus » l. 32-33) et des
mimiques ou des attitudes (« cette question (…) l’embarrassa » l. 32). Seul le stratagème échafaudé par Manon pour profiter
de l’argent de G… M… est retranscrit au style direct (l. 10-15). Le lecteur n’a donc que peu d’éléments pour attester de
l’ingénuité de Manon.
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Manon n’est pas comprise par Des Grieux (cf. plus haut) : le héros est déstabilisé par l’attitude contradictoire de Manon (son
infidélité / sa sincérité) : une grande partie du texte (l. 16-31) est réservée aux pensées du jeune Des Grieux qui formule des
doutes et des hypothèses sur les motivations de Manon : « Elle ne pouvait espérer que G… M… la laissât, toute la nuit, comme
une vestale. C’était donc avec lui qu’elle comptais de la passer » l. 19-20. L’incompréhension de Des Grieux se traduit dans le
texte par deux expressions un peu contradictoires qui semblent définir Manon : « elle pèche (vocabulaire religieux de la faute,
causée notamment par le Malin, le diable) sans malice (la malice est une caractéristique du diable) » l. 27 ; « elle est légère et
imprudente (défauts) ; mais elle est droite et sincère (qualités) » l. 28.
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Des Grieux laisse parler les émotions plus que la raison : « J’étais trop satisfait de l’espérance de l’enlever le soir même à mon
rival » l. 30-31 ; « j’eus pitié de sa peine » l. 33
Le Des Grieux confesse sa naïveté, à l’époque : Des Grieux fait ainsi ce commentaire à l’Homme de qualité, au moment de son
récit : « Ajoutez que l’amour suffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes » l. 29-30.
Toute cette scène passe donc par les filtres de Des Grieux. Il est alors difficile pour le lecteur de se faire une idée exacte de qui est
Manon. C’est une ombre insaisissable et fascinante.
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v Conclusion
Cette scène nous fait pénétrer la psychologue des deux personnages. Son intérêt est de nous montrer la différence profonde entre
leurs valeurs morales et sentimentales. Le caractère exclusif de la passion de Des Grieux ne trouve pas un écho tout à fait similaire
chez Manon. Il n’en reste pas moins qu’elle a besoin de l’amour de son chevalier et, si elle le reçoit avec autant de liberté parfois, c’est
peut-être parce qu’elle est assurée de le posséder. C’est une Manon bien ambiguë qui nous est présentée ici : est-elle une vraie libertine
qui sait manipuler Des Grieux ? Est-elle une ingénue inconstante et frivole ? Si Des Grieux peut paraître naïf, à l’échelle de l’ensemble
de l’œuvre, l’évolution de Manon au cours du roman semble lui donner raison : la jeune femme évolue peu à peu de la légèreté
décomplexée (dans cet extrait par exemple) à la contrition, avant d’aspirer à la simplicité d’une vie apaisée en Amérique. En effet, le
couple formé par le Chevalier et Manon en Amérique est en rupture radicale avec les dérèglements et la débauche de leur vie
parisienne. Manon est loin de toute tentation et semble se plaire dans une vie simple auprès de son chevalier. Les deux amants
semblent avoir concilié leurs aspirations et ont réussi à toucher le bonheur auquel Des Grieux aspirait : « vivre tranquille auprès [de
Manon] ». Le retour vers la religion est souligné (l. 5 632 à 5 635) et devient le moyen de concilier deux tendances jusque-là
incompatibles : le bonheur individuel dans la passion amoureuse et la morale (l. 5 642 avec l’expression « amour vertueux »).
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