Les Cahiers de la Maison Jean Vilar

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Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
N° 110 - JUILLET 2010
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LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
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Sommaire
Mon semblable, mon frère, par Jacques Téphany
Souvenirs de la maison Russie par Rodolphe Fouano
L’instant et l’éternité, par Dominique Fernandez
L’empreinte Tchékhov, par Jacques Lassalle
Récit d’une vie, par Jacques Téphany
Chronologie
Pages choisies
Stanislavski, Meyerhold, Tchékhov par Béatrice Picon-Vallin
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Paroles de metteurs en scène
Intuition et sentiment, par Constantin Stanislavski
La vie telle qu’elle est, par Georges Pitoëff
Pourquoi La Cerisaie ? par Jean-Louis Barrault
Le rire de la jeunesse, par Jean Vilar
Dépasser Stanislavski, par Giorgio Strehler
La modernité même, par Antoine Vitez
Une vérité simple, par Georges Lavaudant
Une intimité troublante, par Claire Lasne
La difficulté de vivre, par Maurice Bénichou
Le personnage et le comédien, par Éric Lacascade
Un théâtre profondément existentiel, par Alain Françon
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Traduire, adapter Tchékhov
Une forme française, par Pierre-Jean Jouve
Le jardin des cerises, par Georges Pitoëff
Fidélité, par Jean-Claude Grumberg
Un travail d’écrivain, par Daniel Mesguich
Le mouvement de pensée, par Peter Brook
Une Cerisaie sur mesure, par Jean-Claude Carrière
Un temps à passer ensemble, par Chantal Morel
Traduire Tchékhov, par André Markowicz et Françoise Morvan
Statut du traducteur, par Irène Sadowska-Guillon
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Lire Tchékhov
Que vous vivez mal, messieurs ! par Maxime Gorki
L’homme et l’œuvre, par Elsa Triolet
Tchékhov et les femmes, par Roger Grenier
Un problème en soi, par Luchino Visconti
Le monde de Tchékhov, par Vassili Grossman
Le moins métaphysicien des écrivains russes, par Vladimir Volkoff
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Tchékhov en France, par Marie-Claude Billard
Quiz, par Rodolphe Fouano
Remerciements
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Couverture : conception graphique www.genevievegleize.fr d’après une photo d’Olivier Martel / akg-images (voir page 9).
Ci-contre : détail d’un manuscrit de Tchékhov : Les Trois Sœurs.
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Mon semblable, mon frère
Jacques Téphany
L’ennui, avec Vilar,
c’est qu’il ne se prête pas à la glose.
Bernard Dort
Huit mois durant, nous aurons lu
Tchékhov, presque tout Tchékhov,
écouté ses biographes, visionné
les mises en scène de ses pièces,
les films qui s’en sont inspirés. Huit
mois tellement consacrés au docteur
Tchékhov qu’il nous en est devenu
presque familier. Et pourtant, le but
atteint, il nous échappe. Ce n’est
évidemment pas sans malice que
nous proposons, en exergue, ce
dépit d’un grand analyste du théâtre
contemporain exprimé publiquement
lors d’un colloque vénitien en 1981,
moins pour tout rapporter à Vilar
selon une obsession maison, que
pour l’associer à une même qualité
d’homme.
Au départ, répondant à l’amicale
intuition de Culturesfrance, nous
avons réagi, oserons-nous l’écrire ?,
comme tout le monde : nous nous
sommes précipités sur l’air connu
de l’œuvre dramatique, tétralogie de
légende : Oncle Vania, La Mouette,
Les Trois Sœurs, La Cerisaie. Certes, il
y aussi Ivanov, ou encore ce Platonov
écrit à vingt ans et qui contient en
germe tout le génie final. Mais aussi
cet Esprit des bois, alias Le Sauvage,
préfiguration de Vania. Et encore une
petite dizaine d’actes courts comme
des nouvelles. Et drôles. Et tragiques.
Et puis, d’accord avec Dominique
Fernandez qu’on lira plus loin, nous
avons ressenti la même lassitude – le
mot est un peu fort – qu’en face des
sommets mozartiens, comme si nous
avions déjà fait plusieurs fois cette
ascension et que nous en connaissions
tous les paysages.
Alors nous avons pris les chemins
de traverse, ceux qui constituent
précisément cette œuvre puzzle faite
de plusieurs centaines de nouvelles.
Rien ne va droit dans la trajectoire
d’Anton Pavlovitch Tchékhov : il est bon
mais indifférent, amoureux par pleines
bouffées mais ennemi du moindre
risque de passion, profondément
russe et d’autant plus critique avec
ses compatriotes, engagé dans la
vraie vie mais étranger à la politique
sauf pour s’en garder, responsable
mais découragé par avance, distant
mais incapable de solitude, fêtard
et mélancolique, dilettante et grave,
alcoolique avec modération, amateur
délicieux et travailleur forcené,
érotomane et pudique, rêveur et
bâtisseur…
Son œuvre en ordre consciencieusement dispersé est, dans son temps,
l’expression d’un monde inquiet de
sa propre finitude, mais elle convient
aussi aux commissaires soviétiques
capables d’aller verser une larme sur les
lamentations risibles d’Olga KnipperTchékhov après avoir logé une balle
dans la tête de Monsieur et Madame
Meyerhold, un après-midi ordinaire
dans les caves de la Loubianka… On
n’en finirait pas de ces contractions,
convulsions, contradictions, de ces
oxymores touchant à tout Tchékhov,
donc à rien qui le fixe autrement que
dans une série d’instantanés.
Ses exégètes avouent renoncer à
définir « de quoi c’est fait ». Tous ont ce
geste consistant à frotter délicatement
deux doigts contre le pouce, les yeux
plissés d’interrogation ou de plaisir
intellectuel, quelques commentaires
vaguement subtils accompagnant
leur impuissance. C’est qu’il existe
un mystère Tchékhov impossible à
théoriser ; on se résout à l’associer à
son laconisme, comme si des phrases
perdues au plus fort des passions
(Regardez la neige qui tombe…, Un
seul ennui, les jours raccourcissent…)
ouvraient des perspectives géniales sur
la condition humaine. Il faut convenir
qu’il n’est pas aisé de gloser autour de
l’âme d’un amateur de pêche à la ligne
qui pouvait aller poser ses cannes au
bord des lacs sans poisson, comme ça,
pour le plaisir de l’idée… On pense au
chat de Mallarmé qui, selon Malraux,
jouait à être chat chez Mallarmé.
À chacun son Tchékhov. Celui qui nous
aura le plus attaché, étonné, c’est le
Tchékhov incrédule devant lui-même et
devant son génie. Sans effort, l’un des
plus grands écrivains et dramaturges
du siècle reste un simple. Non pas un
modeste car sa fréquentation de la
douleur dans son métier de médecin,
son travail acharné au service de la
littérature, sa façon de s’excuser d’être
malade jusqu’à l’infirmité, relèvent
d’une indiscutable fierté d’homme.
Mais un simple comme on le dit de
certaines plantes aux effets bénéfiques,
de ces humbles organismes qui ne se
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tournant merveilleusement parmi
les fleurs qu’on aurait pu en tomber
amoureux…, et puis il se remet au
travail et n’y pense plus du tout. J’y
pense et puis j’oublie.
Est-ce ainsi que Tchékhov a écrit ce que
nous tenons pour un des plus grands
chefs-d’œuvre du théâtre mondial, en
n’y tenant pas ? Est-ce ce détachement
qui aura inspiré à la petite équipe de
la Maison Jean Vilar un tel sentiment
de plénitude au moment de préparer
une exposition devenue, petit à petit,
une installation ? Nous n’avons pas à
nous défendre de quelque snobisme
que ce soit : en parlant d’installation,
nous ne rejoignons pas la meute des
derniers chics. Simplement, puisque
c’est la simplicité qui nous inspire,
nous nous sommes approprié ce
qui nous était donné. C’est cela qui
distingue Tchékhov de tous les autres :
le génie du don, sans attente d’aucune
monnaie de retour. Et la liberté qu’il
nous donne d’être tchékhoviens à notre
guise en faisant dialoguer, tout au long
du parcours proposé, le concret et
l’abstrait, l’infini et le borné. Armés de
cette sorte de confusion heureuse, nous
avons tenté d’approcher l’âme russe
dont il est l’une des manifestations les
plus claires et obscures…
VMoscou, 1891.
Collection Musée Littéraire, Moscou.
risquent pas à la comparaison avec
les cocktails de molécules qui font la
médecine savante. Non, dit Tchékhov,
tout cela n’est pas sérieux : je vous
donne un petit coup de main avec mes
historiettes, nourrissez-vous plutôt
de Tolstoï, moi je ne fais que passer.
Six ans après ma mort, vous m’aurez
oublié. Allons, disons… six ans et
demi ! La moindre élégance, quand on
n’est qu’un comparse, commande de
sourire.
Plus que par la compassion, la pitié
pour l’espèce humaine, l’exigence de
justice, c’est donc par son indifférence,
son doute, son scepticisme à son
propre endroit que nous définirions
notre Tchékhov. D’où son autodérision.
Comment croire en soi quand les autres
sont meilleurs en tout, en talent, en
santé, en vanité, en générosité, en
cruauté, en amour, en… ?
La dernière nouvelle récemment
traduite par Lily Denis1, Chez des amis,
met en scène la vente annoncée d’un
domaine – les Kosminki –, ressemblant
furieusement à Babkino, Mélikhovo,
ou encore au jardin des cerisiers. Où
les verts paradis approchent de leur
fin dans l’insouciance des amours
enfantines – et pourtant si lourdement
adultes. La journée achevée, le témoin
de cette faillite, de ces larmes dans
les rires, de ces rires dans les larmes,
revient chez lui en ville, pense encore
dix minutes à ces gens charmants qui
courent à leur perte, à cette jeune
femme si jolie dans sa robe blanche
Si nous devions choisir au sortir de ce
bout de chemin avec Anton Pavlovitch,
nous retiendrions son sentiment
comique de la vie. Ils ne sont pas
nombreux ces tristes qui s’amusent de
riens, ces simplement compliqués : ils
trébuchent, et c’est drôle ; ils meurent,
et c’est idiot. Ils ne sont pas nombreux
ceux dont on peut dire sans risque
de se tromper : Mon semblable, mon
frère.
J. T.
(1) Dans Le Malheur des autres, Gallimard,
collection Du monde entier, 2004
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Souvenirs de la maison Russie
Rodolphe Fouano
La précédente livraison de nos Cahiers
invitait à s’interroger sur la pertinence
des célébrations et des hommages.
Entre culte, fétichisme et opportunité
médiatico-commerciale, la frontière est
parfois difficile à cerner. Reconnaissonsle pourtant : 150 ans, ça se fête ; et
Tchékhov le valait bien ! Aussi n’estil pas surprenant de voir éclore en ce
printemps 2010 de nombreuses mises
en scène de ses pièces, y compris dans
les Théâtres nationaux : Julie Brochen
monte La Cerisaie au TNS (le spectacle
sera repris à l’Odéon pendant le
Festival d’automne) et Alain Françon,
qui a déjà beaucoup pratiqué l’auteur,
présente Les Trois Sœurs au Français,
salle Richelieu.
De nombreux hommages à Tchékhov
s’inscrivent dans le cadre de l’Année
de la Russie en France. Pour préparer
celui que la Maison Jean Vilar propose,
nous nous sommes rendus à Moscou,
en plein mois de janvier, comme pour
nous initier à l’hiver russe, sur les traces
de notre cher Anton Pavlovitch. Le 29
janvier, lors du Festival international de
théâtre qui porte son nom à Moscou,
une cérémonie avec discours et dépôt
de gerbes fut organisée au cimetière du
monastère Novodievitchi où il repose, à
quelques mètres de Stanislavski et de
Boulgakov. Scène surprenante, sous
la neige, qui participe sans doute de
“l’âme russe” dont parle si élégamment
Dominique Fernandez dans son dernier
ouvrage. Signe de l’attachement à la
terre plus que fétichisme, qui interdit
toute ironie. Des télévisions locales et
des photographes fixèrent l’événement,
montrant les représentants officiels du
gouvernement et de la Ville de Moscou,
tête nue malgré le froid glacial (-25°c),
pénétrés du souvenir du disparu.
Bernard Faivre d’Arcier joua le jeu,
s’exprimant devant les caméras pour
témoigner de l’attachement du public
français à Tchékhov, l’un des auteurs
dramatiques les plus joués dans le
monde.
Et le même jour, à la même heure,
un avion conduisait une importante
délégation d’artistes - parmi lesquels
Muriel Mayette, Jacques Lassalle
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Le Festival Tchékhov est dirigé par
Valéri Chadrine dont l’énergie et la
sympathie sont légendaires. Président
de la Confédération internationale des
Unions théâtrales, il est le directeur
artistique pour son pays des années
croisées France-Russie. Une occasion
unique
d’échanges.
L’opération
dépasse toutefois largement les
deux nations puisqu’une tournée
de spectacles est organisée dans 36
pays jusqu’en décembre 2010. Audelà d’une célébration opportune, les
organisateurs entendent faire valoir
le patrimoine tchékhovien dans sa
diversité.
Un colloque était ainsi organisé
pendant ces “Journées Tchékhov”
à la Maison Pachkov, magnifique
palais néoclassique de la fin du 18ème
siècle, baigné dans une lumière
blanche, actuellement bâtiment de la
Bibliothèque Lénine dont les fenêtres
donnent sur les remparts du Kremlin.
Un cadre “surréel” où les intervenants
se devaient d’évoquer l’œuvre du
dramaturge et nouvelliste.
Malgré les exégèses et les interventions
de Declan Donovan ou de Peter Stein,
malgré la brillante communication
de Jacques Lassalle aux résonnances
sarrautiennes confiant que Tchékhov,
qu’il a somme toute peu monté,
l’a toujours accompagné dans sa
démarche artistique, et évoquant les
“récupérations” dont l’œuvre a fait
l’objet sous les différents régimes
politiques, malgré l’intervention de
Béatrice Picon-Vallin, spécialiste du
théâtre russe au CNRS, Anton Pavlovitch
a gardé là encore tout son mystère.
Une intervenante alla jusqu’à parler
“d’algorythme tchékhovien”... Notre
mauvais esprit, trompé sans doute
par les raccourcis de la traduction
simultanée, nous conduisit alors à
avancer l’hypothèse que Tchékhov
est dans tout, et que tout est dans
Tchékhov !
Nous n’avons cessé de vérifier cette
intuition, confirmée au fur et à mesure
de nos découvertes dans les musées qui
nous ont ouvert leurs collections, aussi
bien qu’à l’occasion des spectacles
qu’il nous a été donné de voir. Des
performances souvent conçues comme
des variations autour d’un mythe, avec
quelques clichés : la neige, des jardins
aux cerisiers en fleurs, une coupe de
champagne bue sur un lit de mort, le
transport du défunt dans un wagon
d’huîtres… Il fallut parfois résister pour
que “notre” Tchékhov ne disparaisse
pas, emporté par un torrent d’audaces
spectaculaires certes mais souvent
gratuites ; et aussi lutter contre nousmêmes cette fois pour que Tchékhov
ne soit pas réinventé, déformé, tant
nos découvertes nous invitaient
parfois à le confondre avec Hugo ou à
le rapprocher de Céline. Il partage avec
le premier un humanisme généreux, le
lyrisme en moins. Il y a en Tchékhov une
espèce d’Hugo économe, préoccupé
des misères et des misérables mais
auxquels, lui, ne consacre pas de
développement romanesque, faute de
héros. Avec Céline, autre médecin de la
littérature, il partage une vision clinique
du monde et des êtres, sans sacrifier à
l’illusion d’un monde meilleur et donc
à la chimère politique.
Ces correspondances nous ont quelque
peu éclairés, sans faire disparaître
le mystère. Tchékhov est resté pour
nous un autre, un génie exotique. On
est toujours l’autre pour l’autre, on le
sait. Sans doute Tchékhov trouvaitil exotique notre côte d’Azur qu’il
affectionnait, buvant du champagne,
jouant au casino et suivant les démêlés
de l’Affaire Dreyfus dans L’Aurore !
Nous avons suivi l’itinéraire inverse,
heureusement guidés par les vapeurs
de vodka et des kilos d’œufs de
saumon, à défaut de ce caviar
qu’Anton Tchékhov, lui, consommait
ordinairement… Décidément, Tchékhov
est dans tout et tout est dans Tchékhov !
R. F.
V
dont on lira plus loin le témoignage,
Mathias Langhoff, Frank Castorf, Peter
Stein... à Taganrog, au bord de la mer
d’Azov, pour visiter la maison où naquit
l’auteur de La Mouette, avant d’être
reçue par le président Dmitri Medvedev
lui-même, pendant plus d’une heure,
loin des caméras cette fois.
V
À Moscou, l'entrée du cimetière
et l'hommage rendu sur la tombe
de Tchékhov, le 29 janvier, pour
le 150e anniversaire de sa mort.
Le Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
Photos Rodolphe Fouano.
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L'instant, l'éternité
Dominique Fernandez
de l'Académie Française
Pourquoi ma passion pour la Russie ? À quinze ans, j’ai lu
Guerre et Paix en trois jours et trois nuits. J’ai tout de suite
su que je venais de lire le plus grand roman de tous les
temps. Depuis, je l’ai relu deux ou trois fois avec le même
éblouissement. Un peu plus tard, après la guerre, j’ai
découvert Eisenstein : j’ai dû voir Potemkine une dizaine
de fois. Ensuite, j’ai découvert la musique, Tchaïkovski, les
ballets… C’est ainsi que la culture russe sous tous ses aspects
– sauf peut-être celui de la peinture où l’Italie l’emporterait
d’une courte tête – est devenue pour moi la plus belle du
monde. Longtemps je me suis refusé à découvrir ce pays en
voyage organisé, entouré de flics… Je ne m’y suis rendu qu’en
1986 à l’occasion d’une création de Pelléas et Mélisande : je
garde le souvenir d’une ville de Moscou épouvantablement
sale, ce qui a bien changé depuis… En 1993, Gallimard
m’a demandé d’écrire un de ces petits livres de la série
« Découvertes » sur Saint-Pétersbourg en raison même de
mon ignorance du sujet. Je me suis donc rendu dans la ville
de Pierre le Grand pour y passer une quinzaine de jours, et
au bout d’une heure j’étais comme chez moi. Je connaissais
bien la ville par Crime et Châtiment, par Onéguine, par Gogol
et, depuis, je me rends au moins une fois par an en Russie,
même et peut-être surtout si je n’ai rien à y faire. J’aime trop
ce pays.
Les maisons d’écrivains sont souvent très émouvantes.
Celle de Pouchkine à Saint-Pétersbourg, de Tolstoï à Iasnaïa
Poliana, de Gorki à Moscou, de Madame Hanska et Balzac
en Ukraine, de Tchékhov à Yalta, dont les murs sont couverts
des photos de ses amis, Chaliapine, Rachmaninov…
L’hospitalité russe, et celle de Tchékhov en particulier, est
telle que les visiteurs sont légion et qu’il était littéralement
envahi d’amis ! Comme à Mélikhovo je crois, pour pouvoir
travailler en paix, Tchékhov avait, non loin de Yalta, à
Gourzouf, une autre petite maison où il écrivit ses dernières
pièces : l’âme de cette maison est intacte. Elle n’a rien d’un
musée, on dirait que le propriétaire vient de sortir pour une
promenade.
Je ne suis pas un spécialiste de Tchékhov, mais si l’on veut
s’amuser à le placer dans le ciel de la littérature russe,
je suivrais volontiers le classement humoristique de
Nabokov : d’abord Pouchkine, le fondateur de la langue
russe comme l’est Cervantès de la langue espagnole ou
Goethe de l’allemande. Il faut bien avoir en tête qu’il n’y
a rien, en Russie sur le plan littéraire, avant 1800-1820
sauf quelques scribes. Et tout à coup survient Pouchkine !
C’est pourquoi les Russes le connaissent par cœur, alors
qu’en France personne ne vous récitera du Racine. À côté
de la simplicité de Pouchkine, on trouve la complexité de
Gogol, une œuvre beaucoup plus tourmentée, aux limites
du fantastique et de la folie. Ensuite, Tolstoï se place en
tête du groupe constitué de Dostoïevski, qui n’est pas mon
favori, Tourgueniev et Tchékhov, et pour ce dernier moins
pour ses pièces que pour ses nouvelles. Je crois d’ailleurs
éprouver à l’encontre de ce théâtre, comme envers Mozart,
une certaine saturation quand la lecture des nouvelles – au
hasard Le Violon de Rotschild, La Steppe, Salle n° 6… – est
une surprise constante. Tchékhov pousse à l’extrême, selon
moi, un trait russe caractéristique, la compassion pour
l’humanité (encore une qualité étrangère à notre littérature
et qu’on trouvera presque uniquement chez Simenon, cet
écrivain dont on n’a pas encore saisi toute la grandeur et
qui serait assez proche d’un Tchékhov), compassion pour
le désarroi de l’humanité exprimée à travers un art qui
n’appartient qu’à lui, celui de l’instant. Cette alchimie de
l’instant dans l’immensité russe, c’est Tchékhov.
Où que vous vous trouviez en Russie, vous avez le sentiment
de l’espace infini alors même que vous êtes naturellement
réduit à votre champ de vision. En Europe occidentale, les
limites sont visibles, sensibles. Cette communion avec la
nature sans bornes, le monde infini, le vague incessant,
constitue l’essence même de l’âme russe. Observez qu’on
ne peut pas dire « l’âme française », « l’âme espagnole »
ou « l’âme italienne »… Non que ces pays manquent d’âme,
mais de dimension, assurément. L’âme russe n’est pas un
cliché. Lorsqu’on est là-bas, il faut savoir quitter les grandes
villes et s’aventurer dans ces espaces, découvrir les petites
villes perdues au milieu de rien, ou de tout, et voir de ses
yeux la puissance et l’immensité de cette terre qui fait de
tous les écrivains russes à la fois des hommes de l’Orient et
de l’Occident, de l’Asie et de l’Europe.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
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Les écrivains médecins sont des personnages attachants :
ce sont des humanistes au sens premier, évident, du terme.
Je crois que c’est cet humanisme qui a conduit Tchékhov à
traverser son immense patrie peuplée de miséreux partout
présents dans son œuvre, et à faire le voyage de l’Orient
le plus extrême, jusqu’à Sakhaline. Être à la fois Russe et
médecin explique ce questionnement spécifique à cette
littérature. En France, il y a des prisons, elles font partie du
paysage urbain à côté des hôpitaux, des écoles, des stades
ou des théâtres… Elles sont à proximité. En Russie, il y a des
bagnes, et ils sont situés comme de l’autre côté du monde,
on s’y rend après des mois de voyage périlleux et exténuant.
La Sibérie, c’est une mort civile dans l’exil et l’oubli, et cette
menace concerne tout un chacun… Souvenirs de la Maison
des morts reste l’un des plus grands livres de Dostoïevski.
Avec Résurrection, Tolstoï pose la même question de
l’enfermement, des travaux forcés, et Soljenitsyne – et tant
d’autres – ne cesseront de la poser à nouveau.
C’est l’idée même de liberté qui est en question. La liberté
n’est pas un concept russe. Quiconque a une petite idée
de la Russie comprend la nécessité d’un pouvoir central
énergique pour ne pas dire à poigne. Un aimable social
démocrate de notre République ne tiendrait pas un weekend dans un espace de neuf heures d’avion entre Moscou
et Vladivostok, sans compter un climat épouvantable. Mes
amis écrivains russes appellent évidemment de leurs vœux
la liberté d’opinion et d’expression, mais pour eux les vraies
valeurs sont l’entraide, la convivialité, l’hospitalité – pas la
liberté. C’est cette contradiction qui est passionnante : la
liberté c’est l’illimité, le vertige. Or la steppe interminable
appelle le rêve d’une clairière à l’horizon limité. Il faut donner
des bornes à l’immensité, pour ainsi dire des garde-fous.
Ce qui ouvre la porte à d’autres enfers : Godounov, Ivan le
Terrible, Pierre le Grand, qui coupaient eux-mêmes la tête de
leurs ennemis, ne sont pas moins terrifiants que Staline. Et
en même temps, - tant pis si je choque - ces tyrans (même
Staline !) étaient artistes, contradiction monstrueuse que
nous avons beaucoup de mal à comprendre.
Tchékhov était beaucoup trop fin pour avoir un regard
politique sur les choses. La politique conduit naturellement
au parti pris, au sectarisme, et l’on peut comprendre que
Gorki s’engage en raison de ses origines : à dix ans, il
travaillait comme un esclave et il appelait la révolution
du fond de son expérience douloureuse. Il paiera cher sa
foi, ses illusions, dans cette maison de riche au style art
nouveau, à Moscou, que Staline mit à sa disposition et qu’il
détestait, où il fut à coup sûr empoisonné par ses médecins.
V
Les marais de la Baraba, une photo extraite de l'ouvrage
de Dominique Fernandez, L'âme russe. Cette image a
inspiré l'affiche de l'exposition Le Mystère Tchékhov,
en couverture de ce numéro des Cahiers de la MJV.
Photo Olivier Martel / akg images
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Sans qu’elles soient toutes roses, Tchékhov ne connaît pas
une enfance et une adolescence aussi éprouvantes : il reçoit
une éducation, une culture, il fait des études de médecine.
Tchékhov est tout le contraire d’un Gorki : il est sans illusion,
il ne donne aucun conseil. Tout le contraire d’un Tolstoï qui
est un prophète insurgé contre l’État, le progrès, la science…
Tchékhov est un très grand écrivain dont il est difficile de
parler à cause de son humilité même. C’est très mystérieux…
Il est fragmentaire, dépouillé, sans ornement, car l’art
pour l’art – comme l’idée de liberté – n’est pas un concept
russe. Les grands auteurs russes avaient toujours le souci
d’être accessibles : ils avaient conscience de l’état culturel,
intellectuel de leur pays, ils s’adressaient à une population
peu alphabétisée : ils ont pratiqué une littérature proprement
populaire et non pas professionnelle comme chez nous.
Proust est inimaginable en Russie. Lorsqu’il écrit, l’auteur
russe a le sentiment de son lecteur. En France, les romans
écrits pour les lecteurs sont les romans de gare (comme les
romans policiers de Simenon précisément, et pour cette
raison si méprisé !), alors que les grands écrivains écrivent
pour la littérature. Tout cela dépend évidemment de l’état
historique du pays, de son raffinement. Ce qui n’empêche
pas Dostoïevski d’avoir un style à lui qui n’est pas celui de
Tolstoï, lequel n’est pas celui de Tchékhov. Cette littérature
« populaire » n’exclut absolument pas le style, là est le secret
des Russes, parce qu’ils ne sont pas coupés de leur lecteurs
comme nous le sommes. Même Victor Hugo, qui est sans
doute le seul à avoir réussi l’exploit d’une littérature à la fois
exigeante et populaire, reste « littéraire ». Il est certain que
Tchékhov écrit en conscience pour être lu par les gens les
plus simples.
haut – soit si peu connu chez nous ? Au-delà des mauvais
souvenirs qu’ont pu laisser trois guerres successives avec
l’Allemagne, d’où viennent cette réserve à l’égard de la
littérature allemande et cette sympathie pour la russe ?
Encore un mystère…
On m’opposera qu’on est en droit de s’interroger sur la
question du style dans la mesure où l’on n’a accès qu’à la
traduction et je ne pratique pas assez le russe moi-même
pour prétendre le parler. Le remède à cette difficulté, c’est
de lire plusieurs traductions. Seule la poésie me paraît
quasiment intraduisible, mais la comparaison entre plusieurs
traductions est une voie d’accès aux grands romanciers
tout à fait acceptable, même si les Russes ne pensent pas
comme nous : ainsi, ils n’ont qu’un temps pour le passé,
leur vocabulaire est beaucoup plus concret que le nôtre,
et plus riche, plus précis… Il reste que ces grands auteurs
se sont parfaitement acclimatés, ils « passent » très bien et
tant pis si ce n’est pas exact, si « le jardin des cerisiers » est
plus littéral que « la cerisaie », si « les possédés » est une
approche plus juste que « les démons », ou l’inverse… Nous
savons bien que les deux langues n’ont pas le même état
et qu’une traduction trop exacte touche au galimatias des
versions grecques ou latines de nos chères études ! Pour
moi, une vraie traduction ne doit pas être seulement fidèle
au texte mais à la pensée. L’avantage avec l’œuvre souvent
brève, fragmentaire, de Tchékhov, est de pouvoir aller d’une
traduction à l’autre, ce qui procure certain plaisir… De toutes
façons, la question reste très mystérieuse : comment se faitil que les auteurs allemands « passent » moins bien que
les auteurs russes ? Que Thomas Mann – que je place très
D.F.
d’après un entretien avec Jacques Téphany
Enfin, je crois qu’il ne faut pas réduire Tchékhov à je ne sais
quel impressionnisme, qui n’appartient pas à l’âme russe et
encore moins à son génie. L’impressionnisme abolit l’espace,
et Tchékhov c’est l’espace. Même s’il n’écrit que quelques
pages d’une histoire de rien, d’une histoire sans histoire,
l’espace est là, au-dedans comme au dehors, Tchékhov ne
se limite jamais au seul sujet de la nouvelle… Les grands
peintres français ne sont pas impressionnistes, ni Cézanne, ni
Manet, ni Van Gogh ne le sont. L’impressionnisme de Monet,
Sisley, Pissaro, est petit en comparaison, et ne correspond
pas au sentiment de l’immensité. On a reproché à Lévitan,
le grand ami de Tchékhov, une peinture de calendrier des
postes, mais pour moi la peinture de calendrier c’est Monet !
D’ailleurs, on le retrouve souvent sur les calendriers…
Les tableaux d’Isaac Lévitan sont métaphysiques, en
comparaison. Il n’est pas étonnant que Tchékhov ait aimé
Au-dessus du repos éternel, ce tableau où l’on voit un fleuve
s’épandre infiniment au pied d’une minuscule chapelle et
de son cimetière : Tchékhov est là tout entier, si petit et
pourtant immense, car pour lui tout est vivant, l’homme,
l’animal, mais aussi les objets, un cendrier, le moindre brin
d’herbe… Encore un trait caractéristique de l’âme russe :
cette intemporalité, cette absence d’analyse psychologique,
d’introspection (sauf chez Dostoïevski), ce détachement
proposent une autre énigme à notre fascination…
V
Ecrivain et critique littéraire, distingué par le Prix Médicis et le Prix
Goncourt, Dominique Fernandez a été élu à l’Académie française
en mars 2007, au fauteuil de Jean Bernard.
Dernier ouvrage paru : L’Ame russe, photographies d’Olivier Martel,
Ed. Philippe Rey, 2009.
Isaak Ilyich Levitan : Au-dessus du repos éternel,
huile sur toile (150x206), 1894.
Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.
13
L'empreinte Tchékhov
Jacques Lassalle
Dans le même temps que Jacques Téphany et Rodolphe
Fouano étaient invités par l’attaché culturel de l’Ambassade
de France à Moscou à préparer sur le terrain Un mois
Tchékhov que la Maison Jean Vilar a programmé en juillet
2010, Valéri Chadrine me conviait une nouvelle fois, la
cinquième, à son Festival Tchékhov. Dans mon livre Ici plus
qu’ailleurs (à paraître en avril 2011 chez POL, ndlr) je reviens
sur l’étonnante figure de Chadrine. Je raconte aussi comment
je fus amené à rallier, fin janvier, avec quelques autres, dans
l’avion présidentiel, au bord de la mer d’Azov, la ville de
Taganrog où naquit Tchékhov et comment j’eus l’occasion,
autour d’une table ronde, de m’entretenir avec Medvedev,
« mon » troisième Président russe, après Gorbatchev et
Poutine. Mais il n’y a place ici que pour l’hommage que
j’ai prononcé au cours du symposium international que le
Festival consacra à Tchékhov le 28 janvier dernier.
Je suis heureux d’aimer Tchékhov.
Tolstoï
Parler, en quelques mots, de notre relation à Tchékhov ?
Ou, a contrario, parler de lui « en général » sans oublier le
nouvelliste, le grand reporter, l’épistolier qui ne sont pas
moins grands que l’auteur de théâtre ? J’imagine alors son
sourire de politesse ennuyée, si d’aventure il avait à nous
écouter. Comme j’aimerais, en ce moment, trouver l’angle
d’approche imprévu, l’anecdote qui éclaire et condense.
Parmi beaucoup d’autres – on a tant écrit, on écrira tant encore
à propos de Tchékhov – deux écrivains qui m’importent, eux
aussi, ont su le faire. Ce sont la Française Nathalie Sarraute
et l’Américain Raymond Carver. La première, il n’est pas
indifférent qu’elle soit d’origine russe, a donné pour titre à
l’un des textes de son Usage de la parole (1984), Ich sterbe.
Ces deux mots sont les derniers que Tchékhov a prononcés
dans la chambre d’hôtel de Badenweiller où il était en train de
mourir, veillé par sa femme Olga Knipper. Ich sterbe signifie, je
meurs en allemand. Pourquoi l’allemand ? Pourquoi une telle
redondance ? Pourquoi un si bref et si tautologique adieu ?
Nathalie Sarraute en débusque les possibles raisons, en
explore les souterraines et vertigineuses arborescences.
Toute une vie, toute une œuvre se recomposent ainsi à partir
de l’entêtant et insurpassable laconisme qui les conclut.
C’est encore dans la chambre mortuaire de l’hôtel de
Badenweiller que Raymond Carver, – en qui beaucoup
voient le Tchékhov américain –, situe son récit Les Trois roses
jaunes. Tchékhov vient de mourir. Le petit groom qui déjà,
sur la demande du médecin et d’Olga Knipper, avait apporté
du champagne à l’intention du mourant, revient peu après
avec un bouquet de trois roses jaunes. A qui les destinet-il ? À l’illustre mort qu’il n’a fait qu’apercevoir quand il
vivait encore ? À sa belle épouse ? C’est par ses yeux en tout
cas que nous accompagnons les tribulations du défunt et
de sa veuve jusqu’au départ pour Moscou dans un wagon
frigorifique réservé au transport d’huîtres. Et Les Trois roses
jaunes est le dernier récit que Raymond Carver composa
avant sa propre mort en août 1988.
Compte tenu de plusieurs projets renoncés in extremis,
– Une Cerisaie à la Comédie-Française, une Mouette dans la
Cour d’honneur d’Avignon, un Vania dans un théâtre privé
parisien et sans oublier un spectacle-parcours autour de
Tchékhov, théâtre-roman, dans le cadre de l’Ecole des Maîtres
à Udine en Italie –, je n’aurais effectivement mis en scène
Tchékhov que deux fois. Une fois dans ma langue – Platonov
à la Comédie-Française –, une fois en néo-norvégien – La
Cerisaie au Norske Teatret d’Oslo. C’est bien peu finalement
en tant d’années. À ceux de mes amis auxquels il arrivait
de s’en étonner, j’ai longtemps répondu : « Pourquoi mettre
en scène les pièces de Tchékhov puisque je ne cesse de le
mettre en scène dans les pièces des autres ? ». C’était plus
qu’une boutade, plus qu’une façon de différer, comme il
m’arrive trop souvent, les échéances auxquelles, à tort ou
à raison, j’accorde le plus d’importance. C’était reconnaître
que la pensée de Tchékhov m’habite ; que je ne sais pas
voir le monde et traverser l’Histoire sans m’y référer ; que
me souvenant de la façon dont il sut dépasser la tentation
seulement scientiste du médecin qu’il fut et l’autocompassion pour le malade qu’il fut aussi, j’ai tenté, je
tente encore de rester fidèle à sa poétique du plus grand
détachement, dans la plus grande proximité.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
14
Le directeur d’un grand théâtre à Paris me déclarait
récemment : « Au fond, l’urgence aujourd’hui c’est d’en finir
avec votre Tchékhov ». Et aussi prompt que lui à dégainer,
je lui répondis de façon tout aussi provocante : « En
finir peut-être, mais pas avec mon Tchékhov, avec votre
Claudel ». Au-delà des boutades, n’est-ce pas pourtant
une sorte de satiété tchékhovienne qu’évoquait à bon droit
mon honorable interlocuteur, un excès de consensus, une
fixation abusive, qui empêcherait à terme toute tentative
de sortie ou de renouvellement ? Car enfin tout le monde
aujourd’hui revendique, traduit, adapte, met en scène, joue,
Tchékhov. Qu’importe si les pratiques, les références, les
modalités, les objectifs des uns et des autres se révèlent
contradictoires voire incompatibles ? Tchékhov est à l’affiche.
Cela suffit. Mais de quel Tchékhov peut-il s’agir ? L’œuvre
transcenderait-elle par définition chacun des traitements
qu’elle endure? Procèderait-elle d’une unité originelle que
rien ne pourrait entamer ? On serait tenté de le croire, si l’on
songe à la multitude de propositions disparates qui nous
ont été faites, voire assénées, sans que jamais, la parole de
Tchékhov se perde tout à fait.
Dans le même temps, en Europe occidentale, dans le sillage
des nostalgiques russes blancs émigrés et de la lumière
tamisée des Pitoëff, puis d’André Barsacq, s’affirmait sur les
scènes européennes une certaine conception de l’homme
éternel, transcendant l’Histoire, ses ruptures et ses
tragédies en une musique douce, un humour tendre, une
tristesse d’âme insondable et discrète. C’est ce Tchékhovlà que je rencontrais en premier. Il bouleversait ma mère :
« C’est lui que tu devrais mettre en scène, et pas tes auteurs
allemands qui me font peur » me disait-elle. Je n’ai pas eu
le temps de lui donner cette joie. Je me souviens pourtant.
Catherine Sellers, Tania Balachova, Jacques Amyriam,
Paul Bernard jouaient La Mouette à l’Atelier chez Barsacq.
Comme la Macha des Trois Sœurs , nous rêvions de Moscou
et nous nous sentions l’âme slave.
Tout commence, semble-t-il, à l’orée du XXe siècle avec
Stanislavski et le Théâtre d’Art. Ils font de Tchékhov le cobaye
autant que le parangon du naturalisme psychologique,
le chantre d’un humanisme discret, celui de la vie grise,
de la résignation, au jour le jour, dans la vague espérance
d’un avenir meilleur. Le consentement à la terne usure
du quotidien devient, ici, la condition d’une sorte de salut
spirituel, de rédemption intérieure. C’est oublier pourtant
que Tchékhov n’a cessé de désigner la soumission au
quotidien comme la plus sûre façon qu’ont les hommes de
s’abdiquer.
En manière de protestation, se souvenant de la mise en
garde de Tchékhov à Stanislavski : « Ne voyez pas dans La
Cerisaie un drame, voyez-y une comédie », se souvenant
aussi de ses conversations avec l’auteur, quand il était luimême un de ses interprètes au Théâtre d’Art, Meyerhold a
choisi de privilégier en lui l’héritier de Gogol, de majorer dans
l’œuvre sa dimension farcesque, proche déjà d’un tragique
du grotesque et de l’absurde. Meyerhold ne s’y risqua luimême, à ma connaissance, que dans deux pièces en un
acte : La Demande en mariage et Le Jubilé, mais il a ouvert
la voie à une approche féconde, chaque fois qu’elle a su ne
pas se limiter à la seule dimension satirique ou burlesque
du projet tchékhovien.
Vint l’ère communiste. Elle rapatrie un demi-siècle durant
Tchékhov dans le camp du réalisme socialiste, transformant l’être tchékhovien en homo sovieticus, vertueux
et tenace, dur au mal, arpenteur de bonheurs simples,
procureur infatigable des injustices et des privilèges
de la société tsariste, héros somme toute tranquille, en
attente de lendemains qui chanteraient sous la dictature
d’un prolétariat enfin libéré de la lutte des classes et de
l’exploitation capitaliste.
VLa Mouette, mise en scène André Barsacq, 1955.
Photo Lipnitzki / Roger-Viollet.
Il fallut attendre Vilar et sa « création mondiale » de Platonov,
dans l’adaptation encore très partielle de Pol Quentin, pour
que nous découvrions enfin chez le jeune Tchékhov de 20
ans une formidable réserve de révolte et de colère. Ici les
hommes ne s’abandonnaient plus, résignés et charmants,
aux cruelles facéties de la fatalité. Comme Tchékhov, ils
étaient entrés dans la vie pour combattre les paresses,
les mensonges, les injustices, l’alcool. Ils avaient créé des
dispensaires, des écoles, des bibliothèques, des centres
de loisirs. Mais la plupart avaient renoncé. Le théâtre de
Tchékhov, en effet, ne consiste pas seulement en une variation
infiniment recommencée, autour de la vente d’une maison
de famille qui dirait le passage du temps et la bascule des
15
sociétés. Inlassablement il revient sur l’histoire d’un échec,
celui de jeunes hommes, Platonov, Ivanov, Vania, Treplev,
Verchinine qui, ayant présumé de leurs forces, finissent par
céder à la veulerie et au cynisme. Mais cet échec n’est pas
dû aux seules fatalités de l’Histoire, il reste le leur. Ils en
sont les premiers sinon les seuls responsables et le savent.
Dans la veine de celui de Vilar, d’autres Tchékhov ont
commencé à nous parvenir. En Amérique, il y eut, sous le
signe du naturalisme psychologique de Stanislavski, revisité
par l’Actor’s Studio de Strasberg et Kazan, l’attention portée
à l’Amérique d’en bas, celle que la grande dépression de
1929 avait pour longtemps déglinguée et, qu’après Steinbeck
et Caldwell continuaient de visiter un Arthur Miller, un
Tennessee Williams, un Raymond Carver justement.
Plus tard, en Tchécoslovaquie, dans l’avant 68 et l’espérance
du Printemps de Prague, Krejca et son théâtre Zabranou
faisaient d’une admirable trilogie tchékhovienne un foyer de
résistance contre l’occupant, hier l’allemand, aujourd’hui le
russe.
Avant et après la chute du mur, à l’automne 88, les metteurs
en scène des deux Allemagnes avaient fait progressivement
de Tchékhov un contemporain qui aurait survécu comme
eux à la Shoah, au Goulag, à Hiroshima. En son nom,
ils dénonçaient rageusement la médiocrité aveugle et
corruptrice de leur société respective. Ils en intégraient, de
façon délibérément provocante, les situations, les espaces,
les costumes, l’environnement sonore et visuel. Devenu
parisien, Mathias Langhoff allait même jusqu’à situer Les
Trois Sœurs dans une petite ville de la frontière orientale,
au plus fort du conflit russo-afghan. Les images de guerre
projetées sur la scène dynamitaient l’appartement des
Trois Sœurs. Verchinine s’apprêtait à rejoindre Kaboul, l’air
résonnait de songs brechtiens, Tchékhov, bon gré mal gré,
faisait chambre commune avec Heiner Müller.
Très tôt, le cinéma de son côté s’était intéressé à Tchékhov,
quelquefois à partir de certaines de ses nouvelles (La Dame
au petit chien, Le Duel, Les Yeux noirs), plus souvent encore,
par pure filiation spirituelle et esthétique (Ozu, par exemple,
et sa filiation au Japon, en Chine, en Corée). Mais après
Mikhalkov (Variations sur un piano mécanique, d’après
Platonov), Soutter (Les Trois Sœurs), Malle (Oncle Vania),
certains s’appliquent même, désormais, à faire cinéma de
son théâtre.
Après plus d’un siècle de si diverses, si continues, si
contradictoires interprétations, comment aujourd’hui jouer
Tchékhov? Comment l’entendre ? Comment le traduire ?
Comment l’actualiser sans le dissoudre ? Un peu partout
dans le monde ces pérennes questions continuent plus que
jamais d’enfiévrer les écoles de traduction, l’Université, les
revues spécialisées, les scènes petites et grandes. Et chacun
court, belliqueux et hagard, de colloques en symposiums.
Le temps ne serait-il pas venu pourtant de calmer le jeu ? De
faire enfin retour sur l’œuvre elle-même en relisant aussi, à
l’occasion, ce que Tchékhov lui-même, assez chichement il
est vrai, a pu en écrire ?
Un ami acteur m’a invité, il y a peu, à un exercice d’élèves
qu’il venait de diriger au Conservatoire de Paris. But déclaré
de l’exercice : questionner à travers quelques fragments
de La Cerisaie, la pensée théâtrale de quelques grands
théoriciens, la plupart du temps également praticiens :
Diderot, Nietzsche, Antoine, Stanislavski, Meyerhold,
Brecht, Artaud, Grotowski, Kantor… Par-delà ses évidentes
vertus pédagogiques et les qualités d’implication et
d’interprétation des jeunes acteurs, cet exercice confirmait
ce que nous pressentions : le théâtre de Tchékhov n’est
réductible à nul type d’appropriation qu’elle soit radicale ou
masquée. Il récuse sereinement toute idéologie préalable,
toute arrogance de méthode, toute esthétique étrangère à
la lettre même de ses textes.
Autre constante : Tchékhov n’affirme rien, il ne proclame
rien. Il ne prend pas la pose du savant, du philosophe,
du militant ou du maître à penser. Il ne croit qu’à la vérité
des faits et des sensations. Cette vérité, il la traque dans
ses manifestations les plus menues, les plus banales,
apparemment les plus insignifiantes. Mais il ne cède jamais
à l’entassement cumulatif. Les choses, les mots, il ne cesse
de les choisir, de les filtrer. L’écriture de Tchékhov est moins
celle du presque rien que celle du rien de trop.
Dans son parti obstiné d’incertitude vis-à-vis de tout, de tous
et de lui-même, Tchékhov garde pourtant une conviction
originelle à laquelle il n’a jamais dérogé : en chaque homme
loge un esclave qui le soumet, l’aliène, lui confisque sa vie.
Le grand-père maternel de Tchékhov avait vécu le servage,
avant son abolition en 1861 par le tsar Alexandre II, abolition
que le vieux Firs de La Cerisaie, lui-même ancien serf,
regrettait si fort. Son petit-fils ne l’avait jamais oublié, mais
il savait aussi qu’être né serf n’est pas la seule façon d’être
esclave. On peut l’être de sa misère, de son ignorance,
de sa paresse, de ses peurs, de ses préjugés de caste.
Aucune abolition proclamée ne vaudra jamais contre ces
esclavages-là. Tchékhov, sa courte vie durant, s’est exténué
à les dénoncer et à les combattre chez les autres, et d’abord
sans doute en lui-même.
Il me semble qu’on ne peut aborder Tchékhov sans nous
souvenir au moins de ces quelques vérités que nous tenons
de lui :
- Rien n’importe plus que le texte que l’on joue, que l’on
met en scène. Même pas soi. Un texte ne saurait être
un prétexte ou un alibi. On n’accède à une œuvre que de
l’intérieur de cette œuvre. On ne fait que la trahir si l’on
reste à sa périphérie, ou si, sous prétexte de l’améliorer, on
la détourne, on la théorise, on la violente. On ne la rejoint,
on ne se rejoint, qu’en s’oubliant.
- Porter à la scène, c’est toujours mettre en tension deux
époques et deux espaces ; ceux de l’auteur et ceux de la
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
16
représentation. On ne doit pas les confondre, ni sacrifier
l’un au profit de l’autre. On n’a pas à choisir entre l’ailleurs
et l’autrefois de l’un et le ici et le maintenant de l’autre. Il
faut les traiter ensemble, mais distinctement.
- Autour de la table, on ne sait jamais assez d’une œuvre ; sur
la scène, on en sait toujours trop. Ce que je mets en scène,
c’est ce que je ne sais pas, ou en tout cas ce que je crois ne
pas savoir, ce que je ne sais pas même si, obscurément, je
le sais déjà. Tout désir, toute nécessité que l’on a de porter
un texte à la scène partent de son secret non de sa feinte
transparence. Secret quelquefois approché, jamais tout à
fait atteint. On pourrait tout aussi bien écrire cela du rapport
qu’entretenait Tchékhov avec ses personnages, et de celui
que nous entretenons avec son texte et nos acteurs.
Dans son édition de la Pléiade, le grand tchékhovien Claude
Frioux nous révèle le sujet de la pièce à laquelle travaillait
Tchékhov dans les semaines qui précédèrent sa mort : « Un
savant aime une femme qui ne l’aime pas ou le trompe et
il s’en va dans le grand nord. Il se représentait le troisième
acte comme cela : un bateau pressé par les glaces et, sur le
pont, le savant se tient solitaire ; autour, c’est le silence, le
calme, la grandeur de la nuit, sur un fond d’aurore boréale
il voit passer l’ombre de la femme aimée ». Comment Frioux
a-t-il eu connaissance de ce manuscrit ? Comment celui-ci se
présente-t-il et comment se serait-il organisé ? La réponse à
ces questions importe, certes. Mais l’essentiel à nos yeux
est ailleurs. Dans ce canevas dont nous ne saurons jamais
davantage et dont nous ne souhaitons pas à vrai dire que
quelqu’un songe à le reprendre, Tchékhov, cet éternel
présent-absent à son théâtre et à ses nouvelles, consent
pour la première fois à se mettre en scène sans presque
plus d’intermédiaire. Perdu au milieu des glaces, dans le
silence infini d’une aurore boréale, il s’avance seul (lui qui
eut si peu droit à la solitude), vacant (lui qui ne s’accorda
jamais de répit), amoureux délaissé (lui qui s’amusa
souvent de l’amour qu’on lui portait). De tous les portraits
et documents photographiques qui nous restent, c’est cette
image, pourtant imaginaire, que désormais je garderai de
lui.
J. L.
Jacques Lassalle est auteur et metteur en scène. Il a notamment
dirigé le Théâtre national de Strasbourg de 1983 à 1990 et la
Comédie-Française de 1990 à 1993. Il est président de l’Association
Jean Vilar depuis avril 2009.
V
Denis Podalydès dans le rôle-titre Platonov,
mise en scène Jacques Lassalle, Comédie-Française, 2003.
Photo Ramon Senera / CDDS Enguerand Bernand.
17
Récit d’une vie
1860-1904
Parmi une abondante bibliographie, le Tchékhov de Virgil Tanase
(Folio-biographies, Gallimard) est sans doute la biographie la
Le père d’Anton Pavlovitch Tchékhov,
Pavel Egorovitch Tchékhov, est fils d’un
serf qui a racheté sa liberté en 1841,
le servage n’étant aboli par Alexandre II
qu’en 1861. Il est persuadé qu’un enfant
battu en vaut deux. Ses fils – dans l’ordre :
Alexandre, Nikolaï, Anton (né le 17 janvier
1860), Ivan, Mikhaïl et Marie (Macha) –
passent donc leur enfance entre les chœurs
de l’église de Taganrog et les coups répétés
de leur père pour lequel Tchékhov gardera
pourtant, jusqu’au bout, une affection et
une fidélité indéfectibles.
plus abondante et détaillée. Tanase révèle en particulier une vie
amoureuse, ou érotique, intense chez un auteur dont le théâtre
a souvent subi des lectures très, trop chastes ! Ce récit d’une vie
s’inspire largement de cette biographie, non sans l’avoir croisée
avec celle d’Irène Némirovski (La Vie de Tchékhov, Albin Michel,
1946), d’Henri Troyat (Tchékhov, Flammarion, 1984), de Sophie
Laffite (Tchékhov, Seuil – Collection Écrivains de toujours, 1955) et
«Dans mon enfance, je n’ai pas eu
d’enfance », écrira Anton Pavlovitch, tout
en gardant de Taganrog le souvenir d’une
ville du bord de la mer d’Azov « si chaude, si
belle, tellement verte ! J’aimais ces matins
calmes, ensoleillés, au son des cloches, le
feuillage des acacias et des pommiers, les
branches des lilas se déversant par-dessus
les palissades édentées. J’aimais aussi le
parfum du lilas et les ombres jouant dans
le feuillage d’un vert cru au crépuscule
de mai, le bruissement des hannetons, le
silence, la tiédeur de l’air ».
Alexandre Zinoviev, (Mon Tchékhov, Éditions Complexe, 1989), ou
encore de Nina Gourfinkel (Tchékhov, Seghers – Collection Théâtre
de tous les temps, 1966).
En Russie, la famille est au centre de la
société. Tchékhov n’échappe pas au respect
de cette règle absolue : « Mon père et ma
mère sont les seuls êtres au monde pour
lesquels je n’épargnerai jamais rien. Si un
jour j’accomplis quelque chose d’important, tout le mérite leur reviendra. Ce sont
des gens merveilleux que l’amour pour leurs
enfants rend précieux et absout de tous les
écarts dus à une existence difficile ».
V
Le jeune Tchékhov choisit d’étudier la
médecine à un moment où la jeunesse
russe est portée par un élan de solidarité
envers ceux qui vivent dans le dénuement.
Modestement, car toute ambition lui est
étrangère, il pansera les blessures et
soignera les malades sans distinction de
classe, d’intelligence ou de bonté, il se
penchera avec compassion sur les
souffrances d’une humanité égale devant la
douleur, il fera un métier concret, évident,
nécessaire. Et rémunérateur : car l’argent
jouera un rôle essentiel tout au long de sa
vie.
La famille d'Anton Tchékhov,
à Taganrog. Collection Musée
littéraire, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
18
En 1879, le jeune bachelier quitte Taganrog
et rejoint à Moscou sa famille qui s’est
enfuie nuitamment quelques années
auparavant pour éviter la prison pour
dettes. Moscou sera LA ville de Tchékhov,
son origine et son but, alors qu’il ne fera
que de brefs séjours à Saint-Pétersbourg,
ville de Dostoïevski ou de Pouchkine. Et
qu’importent les conditions d’existence
lamentables de cette tribu et de ses hôtes
contraints de vivre dans un sous-sol
insalubre et surpeuplé (nous sommes en
Russie, on ne laisse personne dehors).
Cependant que son frère Nikolaï fréquente
les cercles artistiques et parvient à vendre
quelques tableaux, l’étudiant en médecine
Anton Pavlovitch trouve un moyen commode
et pas trop fatigant de gagner quelques
kopeks : il écrit de courtes histoires à
destination des revues humoristiques à
l’instar de son frère aîné, Alexandre, le plus
doué de la fratrie, qui commence à se faire
un petit nom… Ces revues satiriques sont
friandes de textes courts sans prétention
et amusants : surtout pas de littérature,
elle est réservée aux vrais écrivains. Des
miniatures, des sketches, des croquis,
signés « Antocha Tchékonté », « Ulysse »,
« Le Frère de mon frère », « L’Homme sans
rate »… La revue La Libellule (mais il s’agit
peut-être de La Cigale, les traductions
alternent sur ce point) apprécie ces textes
qu’elle lui paie cinq kopeks la ligne.
Trop de textes lui étant refusés, à vingt
ans Tchékhov se tourne une première fois
vers le théâtre. Il écrit une longue pièce
également refusée. Il en détruit le manuscrit
dont un premier jet sera retrouvé après sa
mort : il s’agit de Platonov, L’Homme sans
père. Grâce à son frère Alexandre, Anton
commence à publier dans une revue de
plus grand renom, Le Réveille-Matin. Sa
nouvelle La Propriétaire, en 1882, banale
histoire de moujiks et d’alcool, affirme
définitivement un talent jusque-là bridé
par l’obligation d’amuser et de divertir.
Nicolaï Leikine, rédacteur en chef de la
revue Les Éclats, l’engage à huit kopeks la
ligne, ainsi que son frère Nicolaï, excellent
dessinateur. En un an, Tchékhov écrit
plus de cent nouvelles courtes, autant de
« choses vues » sur le mode satirique qui
concourent à forger son style particulier.
Véritable soutien de famille, il écrit de plus
en plus pour combler les déficits de ses
V
Avec son frère, Nikolaï, illustrateur de ses premiers récits, 1883 (Tchékhov a 23 ans).
Collection Musée littéraire, Moscou.
frères bambochards impénitents – et Anton
n’est pas en reste : tout au long d’une trop
courte existence qui sera bridée puis brisée
par la maladie, et derrière l’apparence d’une
œuvre mélancolique pleine d’un lucide
scepticisme, son humour, son goût pour
le bonheur, les joies simples, la pêche, les
amis, la fête… ne se démentiront jamais.
Entre l’écriture – de tous les instants –, les
études de médecine – où il ne brille pas
particulièrement –, une famille délirante,
Tchékhov mène une existence épuisante.
Il décroche toutefois son diplôme de
médecin en juin 1884 et, dès l’été suivant,
découvre la grandeur et les servitudes de
ce qu’il ne cessera de prendre pour sa vraie
vocation. Il se lie d’amitié pour un jeune
peintre, Isaac Levitan, obligé de séjourner
en banlieue car Moscou est interdit aux juifs
depuis l’assassinat d’Alexandre II (auquel
a succédé Alexandre III qui a rétabli un
régime ultra autoritaire). À la fin de l’année,
les premiers symptômes de l’hémoptysie
qui aura raison de lui se déclarent. Il trouve
chez des amis, à Bobkino, en grande
banlieue de Moscou, un havre de paix et
de bonheur où il continue de consulter et
d’écrire. Fin 1885, Leikine l’invite à SaintPétersbourg, capitale des belles lettres :
19
de parler avec lui. Mais quand vous avez
compris son mode de fonctionnement, et
que vous vous êtes rendu compte qu’il est
d’une sincérité difficile à trouver chez la
majorité des gens, la discussion avec lui
devient un vrai bonheur. »
Sous la pression conjuguée de Souvorine
et de Grigorovitch, « irrité de voir quelqu’un
se mésestimer au point de signer d’un
pseudonyme », Antocha Tchékonté devient
tout simplement, et à contrecœur, Anton
Tchékhov. Une lettre de Grigorovitch est
assurément l’élément déclencheur : après
le 25 mars 1886, Tchékhov ne sera plus un
journaliste doué, mais un écrivain : « Vous
êtes voué à créer des œuvres exceptionnelles
et véritablement artistiques. Ce serait un
immense péché de ne pas le faire. Vous
devez respecter ce talent si rarement
concédé. Cessez d’écrire trop vite. Je ne
connais pas votre situation financière, mais
si elle n’est pas bonne, tant pis : mieux vaut
avoir faim comme nous autrefois que de
ne pas laisser à vos émotions le temps de
mûrir pour donner naissance à ces œuvres
accomplies qui n’ont rien de spontané
et surgissent uniquement dans les rares
moments d’inspiration heureuse. Elles
valent cent fois plus qu’une centaine de
nouvelles éparpillées dans divers journaux.
J’apprends que vous allez publier un recueil
de vos contes : si vous avez l’intention de le
publier sous le pseudonyme Tchékhonté, je
vous implore de télégraphier à votre éditeur
et de le publier sous votre nom véritable. »
V
Couverture de la revue Eclats, 1889 :
Tchékhov au carrefour de la littérature narrative et du théâtre.
Collection Musée littéraire, Moscou.
« Quand je ne savais pas que tous ces gens
lisaient mes contes et qu’ils les jugeaient,
j’écrivais en toute sérénité comme je mange
des crêpes. Maintenant, quand j’écris,
j’ai peur. » Dimitri Grigorovitch, influent
auteur de l’époque, convainc sans peine
le directeur de la revue Temps nouveaux,
de publier les nouvelles de Tchékhov
douze kopeks la ligne : Alexeï Souvorine,
le directeur de cette publication en phase
avec le pouvoir tsariste, sera désormais le
meilleur ami, le plus fidèle et sûr soutien de
Tchékhov jusqu’à sa mort.
Autodidacte, Souvorine est à la tête d’un
réseau de presse qui lui rapporte une
fortune considérable. Cet homme puissant,
haï et redouté, est aussi roublard, cynique,
calculateur que Tchékhov est honnête
et désintéressé. Mais, selon Tchékhov,
« Souvorine est la sensibilité incarnée, un
homme exceptionnel. En art, il est tel un
setter qui chasse la bécasse : il s’excite
et s’agite avec une énergie démoniaque,
obnubilé par sa passion. C’est un mauvais
théoricien. Il n’a jamais fait d’études
scientifiques et ignore beaucoup de choses.
Sa pureté et son intégrité sont purement
animales, son indépendance de jugement
aussi. Incapable de construire des théories,
il a développé ce dont la nature l’a doté avec
une grande générosité : son instinct, qui
est devenu, chez lui, une forme supérieure
de l’intelligence. Il est toujours agréable
Tchékhov accueille cette recommandation
comme on reçoit « un ordre de quitter la ville
sous vingt-quatre heures ». Dès la nouvelle
En chemin, sa réflexion, tout en s’élevant,
prend des accents plus graves : « La
nature nous a fait don, à nous les Russes,
d’une extraordinaire capacité de foi, d’une
intelligence perspicace, d’une aptitude
à réfléchir, mais toutes ces qualités sont
anéanties par l’indolence, la paresse, notre
plaisir à rêvasser. » Mais comme toujours, il
reste sceptique à son propre endroit : « J’ai
honte pour le public qui se pâme devant
les petits chiens de salon parce qu’il ne
sait pas reconnaître les éléphants. Je suis
convaincu que personne ne fera attention
à moi quand je commencerai à travailler
sérieusement. »
Après de courts essais théâtraux (Sur la
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
20
grand’ route, Le Chant du cygne), et malgré
sa méfiance envers l’art dramatique,
Tchékhov relève le défi de Korch, directeur
d’un théâtre renommé à Moscou : « Je suis
allé me coucher, j’ai pensé à un sujet, j’ai
écrit une pièce ». En dix jours, Ivanov est
écrit : « L’intrigue est compliquée, mais pas
stupide. Je termine chaque acte comme je
le fais pour mes nouvelles : je laisse les
choses aller tranquillement, et à la fin,
pan ! dans la gueule du spectateur ! J’ai mis
toute mon énergie dans quelques pages
qui me paraissent d’une grande intensité ;
en revanche, les scènes qui les relient sont
insignifiantes et d’une extrême banalité.
Mais je suis content car, même si la pièce
est mauvaise, j’ai créé un nouveau genre. »
l’heure. Le pays est en pleine effervescence
politique : depuis l’assassinat d’Alexandre
II, le régime d’Alexandre III exerce de
féroces représailles contre les milieux
révolutionnaires, ce qui n’empêche pas
d’autres attentats contre le tsar, et d’autres
féroces répressions… Mais ces questions
dépassent Anton Tchékhov : après tout, il
n’est pas un écrivain, seulement un aimable
amateur, un moujik moins doué que ses
frères, dont le vrai métier est la médecine.
Il n’a aucun rôle à jouer dans la littérature
de son pays et il n’accorde aucun crédit à
sa petite notoriété passagère : il sera vite
oublié. Tchékhov ne se départira jamais
de cette autodérision, de ce mépris pour
Ivanov est créé le 10 novembre 1887 au
théâtre Korch dans les conditions de
l’époque : quatre répétitions avec une
bande inorganisée de comédiens turbulents
qui n’en font qu’à leur tête d’affiche, aucune
idée de « l’ensemble » ni de la mise en scène
qui ne se cristallisera quelques années plus
tard qu’avec l’arrivée du Théâtre d’Art de
Stanislavski et Némirovitch-Dantchenko.
Sans atteindre aux excès d’une bataille
d’Hernani, cette première est fort agitée
et Tchékhov s’amuse du scandale qu’il
a provoqué. Il signe une lettre « Schiller
Shakespearovitch Goethe ».
V
son destin littéraire. Quant à la politique,
l’écrivain ne doit, selon lui, s’y intéresser
que pour mieux s’en garder.
Malgré le prix Pouchkine, malgré de
nombreuses rencontres amoureuses,
malgré la fréquentation nouvelle de
l’homme de théâtre Vladimir NémirovitchDantchenko, malgré celle de Piotr
Tchaïkovski avec qui il envisage l’écriture
d’un opéra, malgré le succès de son lever
de rideau L’Ours, et celui de la reprise
d’Ivanov au théâtre Alexandrinski de
Saint-Pétersbourg, Tchékhov ne cesse de
se mésestimer : « Nous autres, écrivains
d’aujourd’hui, nous peignons la vie telle
qu’elle est, mais au-delà, il n’y a rien.
Portrait d'Anton Pavlovitch Tchékhov, 1888.
Collection Musée littéraire, Moscou.
Alors que son frère aîné Alexandre – qu’il
ne cessera de considérer comme supérieur
à lui en dons et en talent – sombre dans
l’alcool et la misère, l’admiration, les
encouragements, l’amitié de l’intelligentsia
littéraire de Saint-Pétersbourg contribuent
à soutenir de nouvelles audaces : répondant
à une commande de la revue Le Messager
du Nord, Tchékhov se risque à un long
récit publié en mars 1888, La Steppe, dont
« chaque page est compacte comme un petit
conte séparé, les tableaux se chevauchent,
se bousculent, l’un cachant l’autre… Cela
finit par être nuisible à l’intérêt général et
le lecteur s’ennuiera et crachera dessus. »
Mais « c’est mon chef-d’œuvre et je suis
incapable de faire mieux ». La Steppe est
le récit du voyage d’un petit garçon de
neuf ans qui traverse l’immensité russe
avec son oncle, dans un convoi de chariots
pour se rendre en ville où il sera mis à
l’école. Aucune action. Un lent voyage.
Tout sauf un « roman » alors qu’on attend
de lui qu’il s’attaque aux problèmes de
21
Son itinéraire laisse rêveur : 5000
kilomètres à travers toundra, steppe,
déserts, montagnes, fleuves en furie,
inondations, routes défoncées, sans oublier
les crises d’hémorroïdes, les quintes de
toux, les brigands, ni les bordels – mention
particulière aux petites japonaises de
l’extrême est… Nijni-Novgorod, Iaroslav, le
fleuve Volga, Perm, la rivière Kama, l’Oural,
Ekaterinbourg, Tyumen, Tomsk, Krasnoïarsk,
Irkoutsk, le lac Baïkal, Sretensk, le fleuve
Amour, Pokrovskaïa, Blagovechtchensk,
Nikolaïevsk, et enfin Alexandrovsk, capitale
de l’île de Sakhaline où Tchékhov s’installe
pour trois mois le 11 juillet 1890, après 81
jours d’un voyage exténuant et superbe.
V
Pose de chaînes à une condamnée, bagne de l'Ile de Sakhaline.
Collection Musée Littéraire National.
Même fouettés, nous sommes incapables
de faire mieux. Nous n’avons aucun but,
ni immédiat, ni lointain. Notre âme est
vide. Nous n’avons pas de convictions
politiques, la révolution ne nous fait pas
rêver, nous n’avons pas la foi, les fantômes
ne nous font pas peur, et en ce qui me
concerne je ne redoute même pas la mort
ou de devenir aveugle. Celui qui ne veut
rien, n’espère rien, ne craint rien, ne peut
pas être un artiste. » De son propre aveu, il
ne lui manque qu’un amour malheureux qui
survient sous les traits de Lydia Mizinova,
la belle « Lika » que d’aucuns reconnaîtront
en Nina dans La Mouette, personnage
enthousiaste, provocant, moderne mais
vaincu par avance.
Instabilité et insatisfaction culminent en
mai 1889 avec la mort, à trente et un an,
de son frère Nicolaï. Le récit Une Banale
Histoire n’est pas bien reçu par la critique, la
pièce L’Esprit des bois (première version de
Oncle Vania) mérite d’être retravaillée selon
Némirovitch-Dantchenko, le personnage de
Sérébriakov y serait inspiré de Souvorine
lui-même, amoureux d’une femme
beaucoup trop jeune pour lui… Créée au
théâtre Abramov de Moscou, la pièce est un
échec. Décidément, il faut fuir un malaise
persistant malgré un été ensoleillé sur les
bords de la Mer Noire, fuir une vie sociale
et amoureuse agitée, fuir les bassesses, les
médisances, les jalousies, et aussi le deuil
persistant de Nicolaï. Fuir, là-bas fuir… Ce
sera l’île des bagnards, Sakhaline : « Je
paierai ainsi ma dette envers la médecine
que j’ai traitée comme un cochon ».
Tchékhov s’est abondamment documenté
sur la question carcérale : la société
s’occupe du criminel jusqu’au moment de
la sentence, et après elle l’oublie. Mais
comment vit-il en prison ? telle est la
question qu’Anton Pavlovitch se pose avec
l’aide de son entourage : « Nous avons fait
pourrir des millions d’hommes en prison.
Nous l’avons fait sans état d’âme et d’une
manière barbare. Nous les avons relégués à
des milliers de verstes et enchaînés dans le
froid. Nous les avons rendus syphilitiques
et dépravés, nous avons fait d’eux des
criminels en rejetant la responsabilité
sur des gardiens abrutis par la boisson,
mais les coupables, c’est nous. » Il a sans
doute en mémoire Souvenirs de la maison
des morts de Dostoïevski, paru en 1861…
Le 21 avril 1890, il quitte Lika, « cette fille
merveilleuse qui me fait fuir à Sakhaline.
(…) Elle ne me rendra pas heureux, elle est
tellement belle ! »
Tchékhov s’attelle alors à une enquête
sociale qui réunira près de 10.000
questionnaires en treize points recueillis
auprès des bagnards et de leurs familles,
des gardes-chiourmes, des colons,
des enfants également. Il assiste à des
punitions corporelles qui sont de véritables
supplices : « Lorsque le fouet a sifflé et
qu’il s’est abattu sur le condamné, quelque
chose en moi s’est déchiré en morceaux
et a gémi de mille voix ». Chaque fois
qu’il le peut, le docteur Tchékhov soigne,
soulage, guérit… Il trouve même le temps
d’écrire des nouvelles et une pièce dont
il détruit les manuscrits. Il fait le constat
effrayant de la déchéance physique,
intellectuelle, d’une société ruinée par
les maladies, la prostitution, l’alcoolisme.
Lorsqu’il embarque sur le Pétersbourg
pour Odessa via Hong-Kong, Ceylan, Suez
et Constantinople, il quitte l’enfer pour le
paradis. « Quand j’aurai des enfants, je leur
dirai avec orgueil : Fils de chien, dans cette
putain de vie, je me suis tapé une Hindoue
aux yeux noirs, et tu sais où ? Dans un
bois de cocotiers par une nuit de pleine
lune ! » Il achète aussi trois mangoustes
qui l’accompagneront jusqu’à Moscou où
il arrive enfin en décembre 1890. Faute de
cobras à leur mettre sous la dent, il devra
confier les mangoustes au zoo de Moscou
où il leur rendra fréquemment visite.
Les meilleurs partis, les plus jolies
femmes ne demandent qu’à l’aimer, et
même à l’épouser. Parmi elles, une belle
comédienne, Véra Kommissarevskaïa, qui
se trouvera souvent sur son chemin. Et
toujours Lika qui lui réclame « rien qu’une
demi-heure d’amour », cependant que les
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
22
jaloux le persécutent : on lui reproche de
ne pas prendre parti contre les répressions
toujours plus violentes du régime, son
voyage à Sakhaline est considéré comme
une désertion, l’amitié de Souvorine est
la preuve de sa compromission avec la
réaction. Dans l’incapacité de se mêler aux
luttes collectives, il essaie de « voir l’homme
tel qu’il est », se refuse à prétendre changer
le monde, améliorer l’humanité, faire
spectacle de soi en donnant des leçons.
Tchékhov est médecin, il agit au plus près
de ses possibilités, de sa modestie. Il n’est
pas de taille… Et ils ont peut-être raison,
ceux qui s’acharnent contre lui : la difficulté
qu’il éprouve à écrire la nouvelle Le Duel le
conduit à douter de son métier d’écrivain.
Et d’ailleurs, cela en vaut-il seulement la
peine ? Pas d’autre issue qu’une nouvelle
fuite proposée par Souvorine : ce sera un
voyage magnifique en Europe. Vienne,
Venise, Bologne, Rome, Naples… Souvorine
note que ce qui intéresse le plus Tchékhov,
ce sont les cimetières, les cirques, dont les
clowns qui sont de vrais comédiens. Puis
c’est Nice, le casino de Monte-Carlo où il
prend plaisir à perdre de l’argent après en
avoir tellement manqué, et enfin Paris, ses
cabarets, ses manifestations ouvrières, ses
peintres, ses Russes… De retour à Moscou,
il retrouve les amoureuses dont il ne veut
pas, et son désir d’être « un petit chauve
assis à une table dans un grand bureau ».
Il lui reste l’amitié d’une mangouste et
l’envie de se retirer à la campagne, loin
du microcosme assommant. Il s’installe à
Mélikhovo en février 1892.
Pendant les longues veillées fort peuplées,
il lui arrive de s’éloigner discrètement une
demi-heure et de revenir content : « Je viens
d’écrire pour soixante kopeks ». Choléra,
typhus, diphtérie, scarlatine obligent le
docteur Tchékhov à courir la poste et sont
une bonne excuse pour ne pas écrire, sauf
cette Cigale (ou Libellule) qui s’inspire
directement des aventures sentimentales de
son copain Levitan, fâché pour longtemps.
Et toujours ces amours sans amour : « Mon
amour n’est pas le soleil et il ne fait pas le
printemps, ni pour moi ni pour l’oiseau que
j’aime. Lika, ce n’est pas toi que j’aime si
ardemment, mais en toi mes souffrances
passées et ma jeunesse perdue ».
Son frère Alexandre dénonce l’atmosphère
étouffante de Mélikhovo et la présence
encombrante du père, Pavel Egorovitch.
Car, miracle d’indulgence filiale, ce père
brutal et alcoolique qui, certes, s’est
calmé, fait partie du décor quotidien !
Anton sait bien que son âme a besoin
d’espace, « mais je mène une vie mesquine
à courir après les roubles et les kopeks.
V
Il n’est rien de plus minable que la vie
bourgeoise avec ses pièces de monnaie,
ses conversations absurdes, ses vertus
inutiles et conventionnelles. Mon âme
s’est flétrie parce que je travaille pour de
l’argent et que l’argent est au centre de
mes activités… Je n’ai aucune estime pour
ce que j’écris, ce que j’écris me révulse et
m’ennuie. »
L’amitié de Souvorine résiste à une
polémique opposant la revue Temps
Nouveaux à La Pensée russe où Tchékhov,
désormais, publie ses récits. Fin 1893, L’Île
de Sakhaline reçoit un accueil élogieux. Les
autorités seront amenées à adoucir le sort
des condamnés et Tchékhov est « content
d’avoir accroché dans (sa) garde robe ce
vêtement de forçat ». La nouvelle Le Moine
noir décrit son retour à la normale : « J’avais
perdu la raison, atteint par la folie des
grandeurs, mais j’étais gai, vivant, et même
heureux. Maintenant que j’ai retrouvé mes
esprits, je suis comme tout le monde, un
homme quelconque, et je mène une vie
A Melikhovo, la maison où Tchékhov écrivit La Mouette.
Collection Musée Melikhovo.
Tchékhov y est heureux. « Ses yeux perdent
leur tristesse habituelle, son regard
devient clair et serein », il est ébloui par
la renaissance du printemps, l’explosion
de la nature. Sur son bureau, la photo de
Tchaïkovski, au mur, des tableaux de son
frère Nikolaï et de son ami Levitan avec qui
il s’amuse à chasser. Le maladroit blesse
une bécasse qu’Anton doit achever : « Une
charmante et tendre créature de moins
dans l’univers, et deux imbéciles qui
rentrent pour dîner ». C’est déjà le début
de La Mouette stupidement tuée par le
jeune Treplev. Mélikhovo est envahi d’amis,
de malades qu’il soigne gratuitement,
l’hospitalité de Tchékhov est légendaire,
d’autant qu’il déteste la solitude : « Seul,
je ne sais pourquoi, j’ai peur, je suis une
coquille de noix au milieu de l’océan ».
23
ennuyeuse. » Il participe au « zemstvo »,
petite assemblée locale, accepte des
responsabilités
sociales,
médicales,
judiciaires, se laisse déborder, s’épuise.
L’hémoptysie s’aggrave, il éprouve des
malaises : « Une sorte de pressentiment
me pousse à me hâter, et puis peut-être
qu’il n’en est rien, simplement le regret
de voir ma vie s’écouler, si monotone, si
banale… » De nouveau, il faut s’enfuir…
Petits voyages vers Yalta, Taganrog, sur la
Volga, puis Odessa avant Vienne, Milan,
Gênes, Paris, Berlin… Par dépit, Lika a
vécu une liaison avec un de ses meilleurs
amis, Potapenko, dont elle attend un
enfant. Potapenko est marié, il est au
bord du suicide, c’est le drame. Tchékhov
en fera une comédie. Tchékhov se tiendra
toujours à distance des systèmes, existants
ou utopistes. Son admiration confinant
pourtant à l’idolâtrie pour Tolstoï (Guerre
et Paix date de 1864-1869) ne l’empêche
pas de se méfier de ses théories et autres
règles de vie. « Je crois dans l’individu,
je vois le salut dans les personnalités
individuelles disséminées dans toute la
Russie, intellectuels ou paysans ; ils ne sont
peut-être pas nombreux, mais ils sont une
V
force. » De Tolstoï, dont il avait déjà
vivement contesté La Sonate à Kreutzer
(1889) en tant qu’homme et médecin, il
refuse surtout l’invitation à un retour à la
nature, sorte de principe écologique avant
la lettre, teinté de sectarisme rétrograde
prôné par un aristocrate, quand lui, Anton
Pavlovitch, n’est qu’un moujik : « Dès mon
enfance, j’ai cru au progrès et il ne pouvait
en être autrement puisque mon sang de
moujik me permet de mesurer la distance
entre l’époque où nous étions fouettés
et celle où nous ne l’étions plus. J’aime
les gens intelligents, sensibles, courtois,
et ceux dont les chaussettes puent me
laissent indifférent autant que les femmes
en bigoudis. La philosophie de Tolstoï a eu
un effet puissant sur moi, elle m’a guidé
pendant six ou sept ans. […] J’ai changé
d’avis. Le bons sens et le discernement
me disent qu’il y a plus d’amour dans
l’électricité et la vapeur que dans la
chasteté et le végétarisme. »
Réconcilié avec Levitan, il découvre ses
dernières toiles : « Il ne peint plus avec
jeunesse, mais avec brio. Les femmes
l’ont épuisé, je crois. Ces charmantes
créatures nous donnent leur amour et, en
échange, nous prennent deux fois rien :
notre jeunesse. Pour peindre un paysage,
il faut de l’enthousiasme, de l’extase, ce
qui manque quand le désir est satisfait.
Si j’étais paysagiste, je mènerais une vie
monacale, je mangerais une fois par jour
et je ferais l’amour une fois par an. » À la
suite d’une nouvelle aventure amoureuse
partagée entre une mère et sa fille, Levitan,
incapable d’une décision, se tirera une
balle dans la tête sans réussir à se tuer,
tel Treplev dans La Mouette. Quant à
Souvorine, il passe par une dépression
que Tchékhov soulage en faisant avec lui le
tour des cimetières de Moscou, leur balade
préférée. Cependant, Anton ne cesse de
tousser et de maigrir. Un ami le conduit à
Iasnaïa Poliana où il fait la connaissance
de Tolstoï. Ils prennent un bain ensemble,
Tchékhov est fasciné par la santé de fer du
vieil écrivain (67 ans).
Automne 1895 : à Mélikhovo, Tchékhov
achève « une comédie avec trois rôles
féminins, six masculins, quatre actes,
un paysage, (vue sur le lac), beaucoup
de discussions sur la littérature, peu
Entouré des comédiens du Théâtre d'Art de Moscou, Tchékhov lit La Mouette. À sa droite, Constantin Stanislavski
et Olga Knipper, à l'extrême droite de l'image, Vsevolod Meyerhold. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
24
d’action et des tonnes d’amour. » C’est La
Mouette dont il est « plus mécontent que
satisfait. L’ayant lue d’un bout à l’autre,
je dois me rendre à l’évidence : je ne suis
pas un auteur dramatique. » D’ailleurs,
elle n’enthousiasme pas son entourage.
Et puis, on reconnaît trop facilement des
faits et des personnages réels, l’aventure
de Potapenko et Lika en particulier. Mais
aussi l’instituteur, directement inspiré de
l’engagement personnel de Tchékhov pour
l’école de Mélikhovo dont il dessine luimême les plans…
Au printemps 96, Tchékhov est bouleversé
par la catastrophe de Khodynka, dans
la banlieue de Moscou : au cours
de la distribution des «saucisses du
couronnement » en l’honneur du nouveau
règne de Nicolas II (Alexandre III est
mort en 1894), une bousculade monstre
fait plus de mille morts. Puis sa maladie
empire au cours d’un voyage au Caucase.
Mais il est heureux parce que La Mouette
a reçu le visa de censure et va être jouée
en octobre à Saint-Pétersbourg, si heureux
qu’il reprend en cachette L’Esprit des bois
et termine en un mois une nouvelle version
intitulée Oncle Vania. Bonheur de courte
durée : la création de La Mouette est une
catastrophe, la « comédie » n’est pas
drôle et la farce vire au drame. Tchékhov,
désabusé, écrit : « Même si je vis encore
cent ans, je n’écrirai plus jamais pour le
théâtre. Je suis un auteur dramatique
nul. » Il quitte Saint-Pétersbourg comme
« quelqu’un dont la demande en mariage
vient d’être repoussée et qui n’a rien de
mieux à faire que de vider les lieux. »
Mais dès le lendemain de la première,
le public réserve un tout autre accueil à
La Mouette : d’après les télégrammes
de ses amis, c’est un succès colossal !
Le vrai public semble avoir compris
l’universalité de ce théâtre, sa proximité
avec les simples habitants du monde
quotidien, il approuve sa façon de raconter
l’indécision et l’enthousiasme, les velléités
et la résignation qui font le caractère de
la classe moyenne… Les témoignages de
spectateurs lui rendent courage : « Je me
suis lavé à l’eau froide et me voici prêt à
écrire une nouvelle pièce . » Cependant,
le médecin de Mélikhovo est surchargé
de tâches administratives, il participe au
recensement, construit une école, alimente
la bibliothèque de sa pauvre ville natale,
Taganrog… Il finit par s’enfuir à nouveau
à Moscou où l’attendent de nouveaux
épisodes amoureux. Depuis Pétersbourg,
son frère Alexandre en témoigne : « On
dit que tu es souvent à Moscou où tu
passes ton temps à forniquer, la rumeur
est arrivée jusqu’ici. » Par ailleurs, sa
première rencontre avec Stanislavski n’est
pas favorable : l’ironie, l’autodérision de
Tchékhov ne plaisent pas au jeune acteur
qui commence à se faire une réputation.
Mars 1897 : Tchékhov subit une très grave
crise d’hémoptysie. Il crache beaucoup de
sang. Hospitalisé, il reçoit la visite de Tolstoï
qui lui parle d’immortalité : « Pour lui, note
Tchékhov, elle est une essence mystérieuse
où tout se confond en une sorte de masse
gélatineuse informe. Mon individualité,
mon esprit se dissoudre dans cette masse ?
Je ne veux pas de cette immortalité ! » Sa
nouvelle Les Moujiks est caviardée par la
rédaction de La Pensée russe afin de lui
éviter une arrestation. Pourtant, Tchékhov
se garde bien de proposer des solutions
politiques aux problèmes sociaux qui
assaillent sa patrie : « La masse est bête
et le restera. L’homme intelligent doit
abandonner tout espoir de l’éduquer et de
l’élever à son niveau. Il vaut mieux agir de
manière concrète, construire des chemins
de fer, des télégraphes, des téléphones,
et rendre ainsi la vie meilleure à tous… »
Autant d’accents que l’on retrouve dans
la bouche de ses personnages. Après
une autre terrible hémorragie, il s’installe
quelques mois à Mélikhovo où il ne tarde
pas à être littéralement envahi, victime de
son incapacité à refuser l’hospitalité à qui
que ce soit. Il faut s’enfuir une nouvelle
fois : ce sera Biarritz, grâce à Souvorine
et aux droits d’auteur de La Mouette
qui continue une belle carrière dans de
nombreux théâtres.
Tchékhov éprouve une préférence pour
Nice où les Russes sont comme chez eux.
Il a beau ne pas apprécier la compagnie de
ses compatriotes, il se console avec celle
de nombreuses jeunes femmes, russes
ou françaises. Le climat de la Côte d’Azur
lui réussit, il va mieux. En janvier 98, il
découvre le J’Accuse d’Émile Zola et croit à
l’innocence de Dreyfus. Il s’enthousiasme :
« Un vent frais souffle ici, et tout Français
a la preuve que, Dieu merci, il y a encore
une justice et qu’un innocent accusé à
tort trouve toujours quelqu’un pour le
défendre ». Souvorine ne partage pas cette
opinion, sa revue Temps nouveaux campe
du côté de la réaction antisémite, ce qui
va fâcher les deux amis jusqu’à leurs
retrouvailles parisiennes au printemps de
l’année suivante, sur le chemin du retour à
Mélikhovo qui manque terriblement à Anton
Pavlovitch, toujours sujet au mal du pays.
C’est là que Tchékhov découvre la demande
de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko de
monter La Mouette au nouveau Théâtre
d’Art qu’il vient d’ouvrir à Moscou avec
Constantin Stanislavski, riche industriel –
forges et cotons –, qui met sa fortune au
service de sa passion pour le théâtre.
Pour l’histoire du théâtre, c’est bien à
Nemirovitch-Dantchenko
que
revient
l’honneur d’avoir imposé Tchékhov contre
l’avis général. La Mouette n’a pas laissé le
meilleur souvenir auprès des beaux esprits
malgré son succès populaire. L’auteur luimême ne dit-il pas à son ami Souvorine :
« Je n’aime pas les acteurs, écrire des
pièces me déprime » ? La première réponse
de Tchékhov à la demande de NemirovitchDantchenko est donc négative car tout
l’attriste, et surtout le milieu littéraire et
théâtral. L’ennui de Mélikhovo a cependant
raison de ses dernières réticences, et
Constantin Stanislavski s’attaque enfin à
cette Mouette si peu désirée… Il passe l’été
à chercher les solutions aux problèmes de
cette dramaturgie nouvelle et découvre qu’il
ne peut la servir sans la mettre en scène.
C’est-à-dire sans renoncer aux habitudes
histrionesques, au programme personnel
des acteurs de l’époque et de toutes
celles qui l’ont précédée, pour adopter
le seul point de vue du personnage. Une
révolution théâtrale est en marche : elle
passe par une quête de la re-présentation
du réel, les acteurs s’efforçant de
s’approcher de la vraie vie, soutenus par
le metteur en scène qui fait appel, lui, à
des techniques décoratives, lumineuses,
sonores concourant à l’ambiance générale
du tableau. Cette forme de naturalisme
mêlé d’impressionnisme, où les bouleaux,
les terrasses, les samovars, les grillons,
les grenouilles sont vrais et les larmes, les
émois, les pulsions absolument sincères,
dominera longtemps la tradition théâtrale
tchékhovienne contre l’avis même de
l’auteur : « Dans une toile de Kramskoï,
proteste-t-il, vous avez beaucoup de
25
V
N.A. Bazhenov (d'après un dessin de V.A. Simov), décor pour La Mouette, 1898.
Collection Musée du Théâtre d'art, Moscou.
portraits remarquables. Remplacez le nez
peint d’un de ces personnages par un nez
authentique : ce nez sera vrai, d’accord,
mais le tableau sera gâché ». Ce désaccord
entre les deux artistes, malgré les succès et
un indiscutable respect réciproque, ne sera
jamais dissipé.
Le temps de tomber amoureux d’une comédienne qui joue Arkadina, Olga Knipper,
Tchékhov regagne Yalta pour ménager
sa santé et se faire de nouveaux amis, le
jeune compositeur Sergueï Rachmaninov,
le chanteur Fiodor Chaliapine, de nouvelles
jeunes amitiés féminines aussi… Il apprend
la mort de son père, achète un terrain à
Aoutka avec vue magnifique sur la mer.
Tchékhov est « aussi isolé à Yalta que
Dreyfus sur son île du Diable ». Yalta sera
sa « Sibérie méridionale ».
En décembre, on lui déconseille de se rendre
à Moscou pour la création de La Mouette
qui représente un quitte ou double pour les
gérants du Théâtre d’Art. Le silence qui suit
le rideau du premier acte plonge la troupe
dans l’angoisse de l’échec et de la ruine,
mais l’ovation qui monte soudain comme
pour soulager une trop forte émotion
la fait entrer dans la légende : sans se
comprendre, Tchékhov et Stanislavski sont
unis par la volonté du public.
La vente de Mélikhovo tarde à se réaliser.
Le succès des dernières nouvelles, surtout
de Petite chérie que Tolstoï relit quatre
fois, les droits d’auteur, ne suffisent pas
à faire face à la construction de la maison
de Yalta ni à l’incorrigible générosité de
Tchékhov – qui finit par accepter l’offre de
l’éditeur Adolf Marx de publier ses œuvres
complètes pour une belle somme, certes,
mais pourtant inférieure à celles obtenues
par des auteurs moins importants : Anton
n’est pas un homme d’affaires avisé ! Il faut
quitter Souvorine, qui ne lui en voudra pas :
« J’ai la sensation désagréable d’épouser
une femme riche. » Devenu « marxiste »,
Tchékhov n’en demeure pas moins étranger
à tout engagement politique en un moment
de forte effervescence politique. Souvorine
continue de se ranger aux côtés du pouvoir,
la revue Temps nouveaux est violemment
contestée par l’intelligentsia. À Yalta,
Tchékhov préfère se consacrer à son jardin
et à l’amitié des jeunes Maxime Gorki et
Ivan Bounine, futur prix Nobel. « Tchékhov
est bon, doux, prévenant, parler avec lui est
particulièrement agréable… », écrit Gorki, il
est « le premier homme libre, le premier qui
ne révère rien » qu’il ait connu.
Au printemps 1899, le Théâtre d’Art se
précipite sur la nouvelle version de L’Esprit
des bois devenu Oncle Vania, que le théâtre
Malyi de Saint-Pétersbourg vient de refuser.
Olga Knipper quitte les bras de NémirovitchDantchenko, qui en est soulagé, pour ceux
de Tchékhov qu’elle finira par épouser,
capital qu’elle saura faire prospérer une
cinquantaine d’années. Le 1er mai, alors
que la saison est terminée et les décors
rangés, pour le convaincre de lui confier
Vania, Némirovitch-Dantchenko donne une
représentation particulière de La Mouette,
devant une dizaine de spectateurs amis.
Tchékhov souligne quelques défauts (sa
remarque : « Trigorine devrait avoir des
pantalons à carreaux et des chaussures
éculées », montre bien qu’il lit sa pièce
comme une comédie où Trigorine est plus
risible qu’admirable, et Stanislavski qui
interprétait d’abord le personnage sur le
registre du sérieux finira par lui donner
raison), mais il cède à la pression. Anton
se découvre de plus en plus auprès de
l’habile et coquette Olga Knipper, ce qui
ne l’empêche pas de fréquenter une jeune
femme envoyée par Gorki, « une femme
bien même si c’est une pute ». La propriété
de Mélikhovo est enfin vendue, la maison de
Yalta commence à être habitable, Tchékhov
en achète même une autre au fond d’une
crique, 20 kilomètres plus loin, à Gourzouf.
À Moscou, l’histoire se répète : le public
choisi de la première de Vania (26 octobre
1899) fait la fine bouche, Tolstoï déteste :
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
26
« Shakespeare écrivait comme un pied, mais
vous c’est pire », dit-il à l’oreille d’Anton.
Mais le public payant et populaire accueille
la pièce triomphalement dès le lendemain.
À Yalta, l’ennui est désespérant malgré
l’élection de Tchékhov à l’Académie des
belles-lettres, ce qui lui procure quelques
privilèges : moins de censure, moins de
contrôles policiers… Tchékhov est débordé
par sa propre charité envers ses amis
malades. Heureusement, au printemps
1900, le Théâtre d’Art fera une tournée en
Crimée avec La Mouette et Oncle Vania,
nourrissant le secret espoir d’en rapporter
une nouvelle pièce qui pourrait raconter
l’histoire, inspirée de rencontres réelles,
de trois sœurs… À Sébastopol, Tchékhov
assiste au triomphe d’Oncle Vania :
l’ovation l’oblige à monter sur scène saluer
dans un état de fatigue extrême. À la fin de
l’année, Levitan meurt, Souvorine – dont
l’amitié est indestructible – observe que
Tchékhov crache de plus en plus de sang,
et les intrigues, l’habileté manœuvrière
d’Olga Knipper triomphent des derniers
obstacles : « Affaire conclue, annonce
Nemirovitch-Dantchenko à Stanislavski :
Knipper épouse Tchékhov ». Il faudra tout
de même attendre le 25 mai 1901.
Octobre 1900 : première lecture à Moscou
des Trois Sœurs qui laissent perplexes
les comédiens du Théâtre d’Art, surtout
ce personnage de baron Touzenbach qui
répond toujours à côté et, fidèle à l’art
du laconisme tchékhovien, invite ses
interlocuteurs à regarder la neige tomber…
Et puis, que c’est triste ! Tchékhov est
furieusement déçu par lui-même, mais Olga
Knipper le reprend et l’accompagne dans
les corrections nécessaires. Il fuit à Vienne
puis à Nice une nouvelle série de deuils, il
est très malade, il achève les corrections
de la pièce dont la première – au succès
mitigé – aura lieu sans lui le 31 janvier
1901 : sur le chemin du retour, il s’est arrêté
à Pise, Florence, Rome. L’Italie l’enchante.
Il rentre à Yalta où il dissimule, derrière un
extrême souci d’élégance, un état de santé
de plus en plus catastrophique cependant
que les convulsions politiques contre le
régime tsariste finissent de ranger Les Trois
Sœurs dans le camp de la contestation : le
Théâtre d’Art joue à guichets fermés.
Quel étrange couple que celui d’Anton
et d’Olga ! Il apprécie les femmes qui
ressemblent à la lune, celles qu’on ne
voit qu’une fois par mois. Avec Olga, il est
servi : elle place sa carrière au premier
rang de ses préoccupations, jalouse
toutes celles qui ont pu approcher son
amant, entretient une grande familiarité
avec Evguénia et Macha, la mère et la
sœur si dévouées à Anton, revient vers
lui, s’échappe à nouveau… Il finit par
céder bien que « l’idée d’un mariage avec
félicitations et verres de champagne qu’on
lève en souriant bêtement me fasse très
peur. » Le soir même de leur mariage, Olga
et Anton partent pour Oufa, dans l’Oural,
afin de faire une cure de « koumis », un lait
de jument fermenté qui redonne quelques
forces au tuberculeux. De retour à Yalta,
l’ambiance est celle d’un nœud de vipères :
« Les relations avec ma belle-sœur sont
gentiment mauvaises », écrit Macha ; elle
estime, d’accord avec sa mère, Evguénia,
qui ne supporte pas sa belle-fille, qu’Anton
s’est fait piéger par une aventurière. « Je
serai toujours une blessure entre ta sœur
et toi… Elle est capable de tout pour nous
séparer », écrit l’épouse honnie à son mari
vaguement indifférent aux intrigues de son
gynécée.
À l’automne 1901, Tchékhov soigne son
hémoptysie à Gaspra, en Crimée, non loin
de Yalta, chez une riche amie du comte Léon
Tolstoï qui, selon Tchékhov, « accomplit
tout ce que l’on peut espérer et attendre
de la littérature. […] Lorsqu’il disparaîtra,
les écrivains ne seront plus qu’un troupeau
sans berger, une épouvantable ratatouille. »
Gorki les rejoint, observe leur amitié
complice. « J’aime beaucoup Tchékhov, écrit
Tolstoï, il est modeste et silencieux comme
une jeune fille, il marche comme une jeune
fille, il est tout simplement merveilleux ! »
s’enthousiasme : « C’était superbe, un
spectacle merveilleux, bien au-delà de ce
que j’avais écrit. Je me suis un peu occupé
de la mise en scène, j’ai donné aux acteurs
quelques indications, les gens trouvent que
la pièce est beaucoup mieux que la saison
dernière. »
Olga vit sa vie de comédienne adulée,
travaille le jour, s’amuse la nuit, s’emploie
à ruiner la carrière d’actrice de Lika,
collectionne les vacheries contre ses
supposées rivales, et Tchékhov l’attend
patiemment. Quand il s’apprête à regagner
Yalta parce que le froid moscovite le rend
malade, elle lui fait des scènes sur l’air
du « ne m’abandonne pas ». Il rêve de
faire avec elle « un petit Allemand » qu’ils
appelleraient Pamphile. Ils s’écrivent
ensuite des lettres pleines de tendresse et
d’amour, et si elle est jalouse, désormais,
c’est de Gorki et de Bounine qui partagent
l’amitié d’Anton et en savent plus qu’elle
sur la pièce qu’il a entrepris d’écrire. Il la
rassure : « Je ne sais pas moi-même de quoi
elle aura l’air, quel est son avenir, cela change
continuellement. » Il éprouve beaucoup de
difficultés à achever la nouvelle L’Évêque,
qui sera l’une de ses plus pénétrantes, alors
qu’à Saint-Pétersbourg, le tsar assiste à une
représentation triomphale des Trois Sœurs.
La pièce de Gorki, Les Petits bourgeois,
reçoit elle aussi un accueil très favorable,
même si elle est jouée devant un parterre
farci de policiers. Olga en est l’interprète,
À Moscou, Tchékhov se mêle de la reprise
des Trois Sœurs, corrige la mise en scène
de Stanislavski, supprime les imitations
de roucoulements de colombes par les
acteurs en coulisse et tout un ensemble
de détails véristes, d’artifices inutiles. Le
public fait un triomphe à cette nouvelle
lecture dépouillée, et Tchékhov lui-même
V
Ivanov, affiche,
Théâtre de la ville de Saratov, 1889.
Collection Musée Bakhrushin.
27
elle s’effondre en scène victime d’une
hémorragie : cette grossesse extra-utérine
est sans doute le fruit de sa vie dissipée,
le calendrier ne correspond pas vraiment
avec les allers-retours à Yalta…, mais peu
importe ! Tchékhov la soigne avec une
tendresse infinie, relayé par Stanislavski
avec lequel va naître, à cette occasion ou
grâce à elle, une véritable amité.
Un séjour reposant dans la somptueuse
propriété des Morozov, riche industriel qui
subventionne les activités du Théâtre d’Art,
ne rend pas sa santé au tuberculeux de plus
en plus souvent sujet à de violentes quintes
de toux. Selon un témoin, il lui arrive de
déverser des flots de sang comme d’une
bouteille renversée. Il est empêché d’écrire,
recommande au Théâtre d’Art d’inaugurer
son nouveau théâtre avec Les Bas-fonds
de Gorki, qu’il trouve sensationnels,
ne parvient guère à apaiser les guerres
intestines entre Macha et Evguénia d’une
part, Olga d’autre part – qui va mieux et
a pu reprendre son activité d’actrice et
d’intrigante. Il espère toujours qu’elle lui
donnera un petit Pamphile. Ils se prennent,
se déprennent, s’éloignent, s’accusent, se
pardonnent…
En août 1902, Tchékhov démissionne de
l’Académie des Belles-Lettres au motif que
l’élection de Gorki est annulée par le tsar.
Une visite de Souvorine à Yalta semble
jeter une ombre sur leur amitié, puis une
nouvelle mise en scène de La Mouette (par
le nouveau mari de Lika) s’inspirant de la
méthode de Stanislavski – le comédien
doit accepter l’effacement de sa propre
personnalité au service du personnage
– remporte un énorme succès au théâtre
Alexandrinski
de
Saint-Pétersbourg,
assurant des revenus dont Tchékhov
commençait à avoir un urgent besoin. Le
couple Anton-Olga va mieux : l’actrice a
d’autant plus recouvré son dynamisme
qu’elle perçoit un meilleur salaire grâce aux
succès en série du Théâtre d’Art, surtout
Les Bas-fonds, objet d’une fête délirante
qui se termine en pugilat général.
Tchékhov reste seul : souffrant des plus
graves ennuis intestinaux, il a mal aux
membres, il ne sait pas que la maladie
s’attaque maintenant aux os. Les vingt
pages de La Fiancée, son dernier récit,
lui prendront trois mois d’effort. Olga se
souvient parfois qu’elle a un mari malade et
isolé à des centaines de kilomètres de ses
divertissements effrénés, de ses intrigues
pour écarter Vera Kommissarevskaïa et
autres rivales de scène. Pour Anton, « tout
est pour le mieux, les choses vont comme
elles doivent aller… » Ils se rejoignent tout
de même à Moscou, dans un cinquième
étage, un calvaire pour lui, une demi heure
d’ascension : « Tu peux rester dans le hall
d’en bas, Schnaps (son teckel) te tiendra
compagnie ! » Les médecins sont en complet
désaccord et Tchékhov ne sait plus à quelle
villégiature se vouer : Moscou ? Yalta ?
Pour l’été 1903, se sera Fominskoïe, non
loin de Babkino, le paradis de ses débuts…
Il apprend que le nouveau propriétaire
de Mélikhovo a fait abattre les arbres du
verger, de même que Lopakhine rasera la
cerisaie. Ou comment la vraie vie constitue
la matière même de l’œuvre de Tchékhov…
Apprenant la nouvelle d’un de ces pogroms
que les antisémites, appuyés par la
police tsariste, perpètrent de plus en plus
souvent, il offre le récit de son choix à un
éditeur de Varsovie en signe de solidarité :
« C’est pour moi un plaisir de savoir qu’un
de mes textes traduit en yiddish se trouve
dans ce recueil qui doit venir en aide aux
victimes de Kichinev. »
V
De retour à Yalta, Olga veille jalousement
sur la santé de son mari, et peut-être plus
sérieusement encore sur son assiduité à
écrire la nouvelle pièce que le Théâtre d’Art
attend impatiemment. Quand le manuscrit
de La Cerisaie leur parvient enfin, en
octobre, ils sont enthousiastes, certes,
mais pleins d’interrogations : s’agit-il du
drame d’une noblesse qui disparaît sous les
Aux côtés d'A. P. Tchékhov, sa mère,
sa sœur et son épouse Olga Knipper,
à Yalta, 1902. Photo L.V. Sredin.
Collection Musée Melikhovo.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
28
Et comme d’habitude, dès le lendemain,
le public populaire fait à La Cerisaie un
accueil qui dépasse les espoirs les plus
fous. Elle tiendra longtemps l’affiche. Au
cours d’une promenade à traineau avec
Olga, il redécouvre les paysages enneigés
de la campagne moscovite qu’il aime pardessus tout et écrit à l’un de ses anciens
amours – inachevé comme tant d’autres – :
« Je vous souhaite de ne plus compliquer
les choses, la vie est beaucoup plus simple
que vous ne croyez. »
V
Moujiks et Ma vie, d'A. P. Tchékhov,
Ed. A. Suvorin, St Pétersbourg, 1899.
Collection Musée Melikhovo
coups du mercantilisme de la bourgeoisie
montante ou d’un vaudeville dont le
personnage principal est insouciant, frivole
et nonchalant ? Tchékhov veut se mêler
des répétitions, Olga est furieuse de la
distribution féminine qu’il envisage… Pour
éviter l’insuccès redouté, elle imagine avec
Némirovitch-Dantchenko et Stanislavski de
transformer la première en un hommage
à l’écrivain et attirer ainsi davantage
l’attention du public sur sa personne – qui
se ronge de solitude à Yalta en regardant le
téléphone : « Je me morfonds en attendant
le moment où ma femme daignera me faire
venir auprès d’elle. » Le 2 décembre 1903, il
est appelé à Moscou, où il arrive le 4.
Moscou, enfin ! Tchékhov retrouve le
plaisir des soirées entre amis, des longues
discussions nocturnes avec Bounine,
Chaliapine, Gorki, Rachmaninov…, mais son
désaccord avec Stanislavski et sa manière
de diriger les répétitions de La Cerisaie
est profond. Il trouve le jeu trop lent, trop
proche d’une réalité qui n’est pas la sienne
– ou alors c’est la pièce qui est mauvaise !
Le soir de la première (17 janvier 1904), la
« surprise » ne le surprend pas : titubant,
il se résigne à paraître sur le plateau,
recevoir une ovation et subir les discours
de congratulations dont les Russes sont
si friands, alors qu’il est dans un état de
faiblesse avancé. Et, en effet, l’hommage à
l’auteur fait passer au second plan l’accueil
mitigé de la pièce par la société cultivée.
Comme d’habitude, en quelque sorte…
À Yalta, il a la joie de renouer avec son frère
aîné, Alexandre, qui a cessé de boire. Une
réunion familiale presque au complet le
comble. En avril, le succès de La Cerisaie
à Saint-Pétersbourg dépasse de loin celui,
pourtant immense, de Moscou. Mais la
vie, ou ce qu’il en reste, est solitaire et
inquiète : la guerre russo-japonnaise a
éclaté en janvier 1904, son seul compagnon
est son médecin qui lui voue une profonde
amitié. Tchékhov rêve de Moscou, d’une
vie familiale bourgeoise avec Olga qui
poursuivrait sa magnifique carrière pendant
qu’il passerait ses journées à pêcher.
Contre l’avis du bon docteur de Yalta, il
retourne à Moscou écouter les conseils
d’un spécialiste qui lui recommande une
ville d’eau allemande, Badenweiler, dans
la Forêt-Noire. Nombreuses disputes entre
Olga et Macha, convaincue que ce nouveau
voyage va achever son frère. Mais Olga veille
sur Anton comme un cerbère : personne
ne peut plus l’approcher. Malgré quinine,
morphine, arsenic, il souffre énormément,
trouve encore la force d’envoyer d’autres
livres à la bibliothèque municipale de
Taganrog, imagine une pièce dont le héros,
un savant, part en expédition au Pôle Nord
pour oublier la femme qui l’a déçu… Devant
le train en partance pour Berlin, il souffle
à l’oreille d’un ami : « Je pars crever en
Allemagne. »
de touristes rentre à l’hôtel épuisé après
une journée d’excursion, mais le cuisinier
s’est envolé, il n’y a rien à manger… Et de
décrire les réactions de ces bourgeois peu
habitués à mourir de faim. Olga veut placer
une poche de glace sur sa poitrine pour
ralentir les battements d’un cœur gavé
de morphine : « Pas la peine de mettre
au frais un cœur déjà vide. » Puis c’est au
tour de son docteur de vouloir le mettre
sous oxygène. Inutile : « Ich sterbe », lui
dit tranquillement Tchékhov : « Je meurs ».
Le médecin lui propose une coupe de
champagne. « Voilà longtemps que je n’ai
pas bu de champagne ». Il boit, se retourne
sur le côté et meurt. Nous sommes le 14
juillet 1904 (2 juillet selon le calendrier
Julien). Il n’a pas cessé de penser que son
œuvre ne lui survivrait pas six ou sept
ans…
Dernières ironies de l’histoire : son
corps est ramené à Moscou via SaintPétersbourg dans un wagon frigorifique
destiné au transport d’huîtres. Il
« voyage » en compagnie d’un général :
à l’arrivée, d’aucuns se tromperont de
convoi mortuaire. Tchékhov est enterré au
cimétière de Novodievichi, à Moscou.
Maria (Macha) Tchékhov, sa sœur, fidèle
gardienne de sa mémoire, meurt à Yalta
en 1957 à quatre-vingt-quatorze ans.
Après une longue et prestigieuse carrière
d’actrice, Olga meurt en 1959, à quatrevingt-onze ans. Elle repose aux côtés de
Tchékhov, à Novodievichi. Tout à côté, un
carré est réservé aux principaux animateurs
du Théâtre d’Art. Sur chacune des tombes,
le signe de la mouette.
J. T.
Après une courte rémission à Berlin, Anton
et Olga s’installent à Badenweiler. Ils sont
obligés de trouver une pension de famille
car les quintes de toux, épouvantables
et répétées, dérangent la clientèle de
leur hôtel. Camphre et oxygène rendent à
Tchékhov quelques forces, il se voit même
complètement guéri jusqu’au moment où il
a une syncope. Très faible, il invente pour
le plaisir d’Olga une histoire amusante qui
ferait une charmante nouvelle : un groupe
29
Chronologie
1860
1888
1897
Anton Pavlovitch Tchékhov naît à Taganrog,
sur les bords de la mer d’Azov (17 janvier). Il
est le fils de Pavel Egorovitch, lui-même fils
de serf et boutiquier, et d’Evguenia Iakovna
Morozova, femme soumise à l’alcoolisme
et aux brutalités de son mari.
Tchékhov publie La Steppe et reçoit le Prix
Pouchkine.
Grave hémoptysie. Tchékhov séjourne trois
semaines en clinique où il reçoit la visite de
Tolstoï. Il repart pour l’étranger à l’automne,
reste un mois à Biarritz puis passe l’hiver à
Nice. La lecture du J’accuse de Zola le range
du côté des dreyfusards.
Anton a deux frères aînés, Alexandre et
Nicolaï. Il aura deux autres frères Ivan et
Mikhaïl, et une sœur, Marie, qui se vouera
à l’œuvre de son frère jusqu’à sa mort
en 1957. Enfant souvent battu par son
père, Anton reçoit l’éducation d’une école
grecque avant d’entrer au lycée.
1876
Faillite du père. Fuite de la famille à Moscou
pour échapper à la prison pour dettes.
Anton reste à Taganrog avec Ivan, survit en
donnant des cours, subvient à distance aux
besoins de sa famille en grande difficulté à
Moscou.
1877
Premier voyage à Moscou. Courtes
publications par l’entremise de son frère
Alexandre.
1879
Installation à Moscou. Tchékhov s’inscrit à
la faculté de médecine.
1880
Première nouvelle humoristique publiée
dans La Libellule. Première pièce connue :
Platonov qui, refusée et oubliée, ne sera
découverte qu’après sa mort, en 1920.
1881
Le tsar Alexandre II, malgré ses efforts
de libéralisation et de modernisation du
régime, meurt assassiné après un règne
de vingt-cinq ans. Son fils, Alexandre III, lui
succède et rétablit l’absolutisme : il crée
l’Okhrana (police politique) et réduit toutes
les libertés sans parvenir à endiguer la
montée des mouvements révolutionnaires.
1881-1887
Textes bigarrés sont publiés sous le
pseudonyme d’Antocha Tchékhonté, le
Frère de mon frère, ou encore l’Homme sans
rate… Anton finit ses études de médecine
(1884), et rencontre à Saint-Pétersbourg
Alexéï Souvorine, directeur propriétaire de
la revue littéraire Temps nouveaux, dans
laquelle il écrit à partir de 1886, signant de
son vrai nom. Sa première grande pièce,
Ivanov, est mal reçue au théâtre Korch, à
Moscou. L’année suivante, elle sera jouée
avec succès à Saint-Pétersbourg.
1889
Le Dr Tchékhov ne parvient pas à sauver
son frère Nikolaï, qui meurt le 17 juin. Il
envisage d’abandonner la littérature pour
se consacrer entièrement à la médecine.
Sa nouvelle pièce, L’Esprit des bois
(première variante de Oncle Vania), est mal
reçue à Moscou. Crise existentielle. Projet
d’une étude sur les déportés de l’île de
Sakhaline.
1890
Il traverse la Sibérie pour rejoindre Sakhaline
où il se consacre à une magistrale enquête
sociologique auprès des bagnards. Retour
en bateau par Hong Kong, Ceylan, Suez,
Constantinople et Odessa. Ce voyage de
neuf mois fait l’objet de comptes rendus
dans Temps nouveaux qui contribueront à
humaniser le traitement de la chiourme de
Sakhaline.
1891
Voyage avec Souvorine à travers l’Europe :
Vienne, Venise, Florence, Rome, Naples et
Paris. Publication de la nouvelle Le Duel. Le
docteur Tchékhov organise les secours pour
les victimes de la famine en Russie.
1892-1893
Publication de la nouvelle Salle n°6.
Tchékhov achète une propriété à Melikhovo
où il s’installe avec ses parents. Il participe
activement à la lutte contre l’épidémie de
choléra. Débuts d’une passion orageuse
avec Lyka - et autres multiples amours qui
émaillent toute son existence.
1898
Vladimir Nemirovitch-Dantchenko fonde à
Moscou le Théâtre d’Art avec Constantin
Stanislavski. Répétitions de La Mouette où
Tchékhov fait la connaissance de l’actrice
Olga Knipper qu’il épousera trois ans plus
tard. Mort de son père, resté à Mélikhovo
et auquel, malgré une enfance maltraitée,
Tchékhov est resté affectivement lié.
Construction d’une maison à Aoutka,
près de Yalta, où il réside désormais.
Il fréquente Ivan Bounine et Maxime Gorki,
écrivains débutants. La Mouette, créée le
17 décembre, est mal accueillie par la
critique et bien reçue par le public.
1899
Tchékhov cède ses droits à l’éditeur Adolf
Marx (ce qui lui fait dire qu’il devient
« marxiste ») qui publie le premier tome
de ses Œuvres complètes. Le Théâtre
d’Art crée Oncle Vania. Une fois de plus, la
critique reçoit mal la pièce mais le public lui
fait un triomphe. Publication de La Dame au
petit chien.
1900
Les problèmes de santé de Tchékhov
s’aggravent. Élu membre de l’Académie des
Belles-Lettres, il en démissionnera deux
ans plus tard lorsque l’élection de Gorki
sera invalidée par le tsar.
1894
1901
Nouveau voyage à Trieste, Venise, Milan,
Gêne, Nice, Paris, Berlin. Tchékhov souffre
de phtisie et va se soigner en Crimée.
Première au Théâtre d’Art des Trois Sœurs.
La critique est à nouveau réservée, mais
le public lui fait un triomphe. La santé de
Tchékhov est de plus en plus fragile.
Succédant à Alexandre III, Nicolas II renforce
l’autocratie d’un régime qui trébuchera en
1905 et chutera en 1917.
1895
Première rencontre avec Léon Tolstoï
à Iasnaïa Poliana. Tchékhov écrit une
nouvelle pièce, La Mouette. Le récit du
voyage à Sakhaline, paru en volume, reçoit
un accueil élogieux.
1896
Création de La Mouette au Théâtre
Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg. Mal
reçue par la critique, la pièce trouve
cependant un large public.
1903
Tchékhov achève la rédaction de La
Cerisaie.
1904
Créée en janvier 1904, la pièce remporte un
immense succès public.
Tchékhov part en cure à Badenweiler,
en Allemagne, accompagné d’Olga, où il
s’éteint le 2 juillet. Il repose au cimetière de
Novodievitchi, à Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
30
Collections Musée littéraire national, Musée du Théâtre d'Art (Moscou), Musée de Mélikhovo.
31
Pages
choisies
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
32
ARTISTES
« Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs,
des hommes de grande qualité, qui m’accordaient leur
bienveillance. Grâce à ces conversations, j’ai pu comprendre
que leur raison et leur liberté propre régissent moins leur
profession que la mode et l’humeur de la société. Les
meilleurs d’entre eux ont joué la tragédie, l’opérette, le
vaudeville, les féeries et, chaque fois de la même façon,
il leur semblait qu’ils étaient sur le droit chemin et qu’ils
étaient utiles. Ce qui prouve qu’il ne faut pas chercher la
cause du mal dans les acteurs, mais plus profondément
dans l’art lui-même et dans les rapports de la société avec
lui. »
Ma lettre ne fit qu’irriter Katia. Elle me répondit :
« Nos violons ne sont guère accordés. Je ne vous parlais pas
des gens de grande qualité qui ont pu vous témoigner de la
bienveillance, mais d’une bande d’aigrefins qui n’ont rien de
commun avec la noblesse. C’est un troupeau de sauvages
qui ne sont montés sur la scène que parce qu’on ne les
aurait reçu nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes
que par impudence. Pas un talent mais beaucoup de ratés,
d’ivrognes, d’intrigants, de mauvaises langues. Je ne puis
vous dire combien il m’est amer de voir que l’art, que j’aime
tant, est tombé entre les mains de gens que je hais. Il m’est
amer que les meilleures gens ne voient le mal que de loin,
ne veuillent pas s’en approcher et, au lieu d’intervenir,
développent dans un style pesant des lieux communs et une
morale oiseuse. […] Je suis inhumainement trompée, je ne
peux plus vivre. » (Une Banale Histoire)
V
AUTOPORTRAIT ?
Ma chère, lisez Maupassant ! Une seule de ses pages vous
donnera plus que toutes les richesses de la terre ! À chaque
ligne, c’est un nouvel horizon qui s’ouvre. Les mouvements
du cœur les plus doux, les plus tendres, alternent avec des
sentiments violents, tumultueux ; votre âme, comme sous
une pression de quarante mille atmosphères, se transforme
en une parcelle infime d’une substance d’une vague couleur
rose qui aurait, si on pouvait la mettre sous la langue, une
saveur âpre, voluptueuse. Quelles folles trouvailles dans
les transitions, les motifs, les mélodies ! Vous reposez sur
le muguet et la rose et, tout à coup, une idée effrayante,
magnifique, inéluctable, fond sur vous à l’improviste
comme une locomotive, vous enveloppe d’un nuage de
vapeur brûlante et vous assourdit de son sifflement.
Lisez Maupassant, ma chère, je l’exige ! (Un Royaume de
femmes)
Isaak Ilyich Levitan, Hautes eaux,
huile sur toile (64,2x57,5) 1897.
Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.
CONSTRUIRE
Comprenez, expliquait le docteur, comprenez que si vous
bâtissez une école et que, d’une manière générale, vous le
faites bien, ce n’est pas pour les paysans mais au nom de la
culture, de l’avenir. Et plus les paysans sont mauvais, plus il
y a de raisons de la bâtir, il faut le comprendre. (Ma Vie)
CRITIQUE
La critique n’existe pas chez nous. Ecrire pour celle dont
nous disposons est aussi vain que faire sentir des fleurs à un
quidam enrhumé. Parfois, je perds courage. Pour qui, pour
quoi est-ce que j’écris ? Le public ? Mais je ne le vois pas, ce
public, et j’y crois moins qu’aux revenants ; il est inculte, mal
élevé, et ses meilleurs éléments manquent de conscience et
de sincérité à notre égard. Je ne parviens pas à savoir s’il a
ou n’a pas besoin de moi. On dit que je suis inutile, que je
perds mon temps à des vétilles, mais l’Académie me décerne
un prix… Le diable lui-même n’y voit pas clair. Écrire pour de
l’argent ? Mais je n’ai pas d’argent, et l’habitude de ne pas
en avoir m’a rendu presque indifférent envers lui. Quand il
s’agit uniquement d’en gagner, je ne me fatigue pas. Alors,
écrire pour récolter des éloges ? Mais les éloges ne font
que m’exaspérer… Si nous avions une critique, je saurais
quelle sorte de matière je représente, bonne ou mauvaise,
qu’importe ?, et si, pour ceux qui se consacrent à l’étude
de la vie, je suis aussi nécessaire que l’étoile à l’astronome.
Alors je me donnerais de la peine, je saurais pourquoi je
travaille… Mais les choses étant ce qu’elles sont, moi, vous,
les autres avons l’air de maniaques qui écrivent des livres
pour leur propre plaisir. C’est agréable, sans doute, ce plaisir
dure aussi longtemps qu’on écrit, mais après ? Bien des
peuples, bien des religions, des langues, des civilisations
ont disparu faute d’historiens. Ainsi disparaissent sous nos
yeux quantité de vies et d’œuvres d’art faute de critique.
On m’opposera que la critique, chez nous, ne trouve pas de
pâture, que nos œuvres sont faibles et insignifiantes. C’est
un raisonnement étroit : on étudie la vie non seulement
d’après ses acquisitions, mais aussi d’après ses pertes.
(Lettre à Souvorine)
ÉCHAPPER
Deux ans plus tôt, lorsqu’il était tombé amoureux, il lui avait
semblé qu’il suffirait de se lier à Nadéjda et de partir avec
elle au Caucase pour échapper à la trivialité et au vide de
l’existence ; de même, à présent, il était convaincu qu’il
suffirait de la quitter et de retourner à Pétersbourg pour
trouver tout ce qui lui manquait. « Fuir, murmura-t-il en se
rongeant les ongles, fuir ! » Il se vit, en imagination, prenant
le bateau, déjeunant, buvant de la bière glacée, bavardant
avec des dames sur le pont, puis montant dans le train à
Sébastopol et partant. Salut, liberté ! Les gares défilent les
unes après les autres, l’air est de plus en plus froid, plus
âpre, voici des bouleaux et des pins, voici Koursk, Moscou…
Dans les buffets on vous sert de la soupe aux choux, du
mouton au gruau, de l’esturgeon, de la bière, ce n’est plus
la sale Asie mais la Russie, la vraie Russie. Les voyageurs
33
parlent de commerce, de nouveaux chanteurs, de l’amitié
franco-russe, partout on sent une vie cultivée, intellectuelle,
alerte… Plus vite, plus vite ! Voici enfin la perspective Nevski,
l’avenue Morskaïa, et enfin la rue Kovenski où il habitait
autrefois avec des étudiants, voici le cher ciel gris, la bruine,
les cochers de fiacre mouillés… (Le Duel)
la nature suscite en moi un désir irrésistible d’écrire, mais
je ne suis pas seulement un paysagiste, je suis aussi un
citoyen, si je suis un véritable écrivain, j’ai le devoir de parler
du peuple, de ses souffrances, de son avenir, mais en fin de
compte je ne sais peindre que des paysages, et dans tout le
reste je suis faux, faux jusqu’à la moelle. (La Mouette)
ÉCOUTER
Elle pensa qu’il ferait bon s’installer pour toujours dans
ce monastère où l’existence était calme et sereine comme
un soir d’été ; il ferait bon oublier tout à fait son prince
ingrat, dépravé, son énorme fortune, ses créanciers qui
la harcelaient tous les jours, ses malheurs et sa femme
de chambre, Dacha, qui lui avait montré ce matin un air
insolent. Il ferait bon rester toute sa vie assise là, sur un
banc, à regarder entre les fûts de bouleaux, en bas, au pied
de la montagne, le brouillard du soir effilocher ses flocons,
au loin, au-dessus de la forêt, une nuée de freux, pareille
à un voile noir, gagner à tire d’aile son refuge nocturne,
deux frères convers, l’un monté sur un cheval pie, l’autre à
pied, mener les chevaux au pacage de nuit et, heureux de
leur liberté, folâtrer comme des gamins, leurs jeunes voix
résonner dans l’air immobile et distinguer chacune de leurs
paroles. Il ferait bon, assise ici, prêter l’oreille au silence :
tantôt une brise légère effleure la cime des bouleaux, tantôt
une grenouille fait craquer les feuilles sèches de l’an passé,
tantôt, au-delà du mur, l’horloge du couvent sonne le quart…
Il ferait bon demeurer immobile, écouter et penser. Penser…
(La Princesse)
ÉLAGUER
Renoncer à la subjectivité, rien de plus facile : il suffit d’être
un peu honnête, ne pas faire de soi le héros de ses romans
mais jeter son moi par-dessus bord, l’abdiquer ne serait-ce
que pour une demi-heure. La subjectivité est chose affreuse.
[...] Abréger ! Abréger ! Commencer directement par la
deuxième page, supprimer plus de la moitié. Je n’admets
pas de récit sans rature : il faut abréger. La brièveté est sœur
du talent. L’art d’écrire consiste moins à écrire qu’à élaguer
ce qui a été mal écrit. Sculpter un visage signifie supprimer
du bloc de marbre tout ce qui n’est pas dans ce visage.
Voici comment les débutants devraient procéder : plier leur
cahier et en déchirer la première moitié. Les débutants, afin
« d’introduire » le lecteur, s’étendent deux fois trop. Il faut
que le lecteur comprenne exclusivement d’après le cours de
l’action, les conversations et les actions des personnages
sans que l’auteur intervienne. Arrachez la première moitié
de votre cahier et vous verrez qu’il suffira de modifier le
début de la seconde pour que votre récit soit parfaitement
clair. Pas de superflu. Elaguez tout ce qui n’est pas en
relation directe avec le sujet. Si dans un premier chapitre,
vous mentionnez un fusil suspendu au mur, il faut que ce
fusil parte dans le deuxième ou troisième chapitre. S’il ne
doit pas servir, inutile de le suspendre au mur.
Les descriptions de la nature doivent être brèves et amenées
à propos. Il faut saisir les petits détails de manière que le
lecteur, en fermant les yeux, puisse reconstituer tout le
tableau. [...] Des détails aussi dans le domaine psychique,
Dieu nous garde de généraliser ! Éviter la description
des états d’âme et faire en sorte que l’on comprenne les
personnages d’après leurs actes.(Correspondance)
ÉCRIRE
Jour et nuit je suis poursuivi par la même idée obsédante :
je dois écrire, je dois écrire, je le dois… J’ai à peine terminé
un récit que je dois immédiatement en écrire un second,
puis un troisième, un quatrième… J’écris sans cesse comme
si j’étais talonné par le temps, et je ne peux pas faire
autrement. Quelle vie stupide ! Je suis près de vous, je suis
ému, et je n’oublie pas un seul instant qu’un récit m’attend
sur ma table. Je vois ce nuage qui passe et qui ressemble
à un piano, et je pense aussitôt : il faudra mentionner un
nuage à la forme de piano. Ça sent l’héliotrope ? Vite ! je
note en moi-même : parfum trop sucré, couleur de veuve,
ne pas l’oublier pour la description d’un soir d’été. Je saisis
au vol chacune de vos paroles, chacune des miennes, et je
m’empresse de les enfermer toutes dans mon garde-manger
littéraire, ça pourra servir un jour. Dès que je finis un travail,
je cours au théâtre ou à la pêche, c’est là qu’il faudrait
s’oublier, mais pas du tout : déjà roule dans ma tête un
lourd boulet de fonte, un sujet nouveau. Et de nouveau ma
table m’attire, et de nouveau je me hâte d’écrire et d’écrire,
et c’est ainsi toujours, toujours, je n’ai pas de répit, je sens
que je dévore ma propre vie, que pour le miel que j’offre aux
autres je prends le pollen de mes fleurs […] Tant que j’écris
je suis satisfait, il m’est agréable de lire les épreuves, mais
à peine est-ce sorti des presses, je ne peux plus supporter
ce que j’ai écrit […]. Je ne me suis jamais plu à moi-même, je
ne m’aime pas comme écrivain. J’aime cette eau, ces arbres,
ETERNITE
Sur la promenade, pas une âme. La ville, avec ses cyprès,
avait l’air d’une morte, et seul se faisait entendre le bruit de la
mer contre le rivage. Une barque se balançait sur les vagues
avec, à la proue, une lanterne à la lueur ensommeillée.
À Oréanda, ils s’étaient assis sur un banc non loin de
l’église, regardant la mer au-dessous d’eux et se taisant.
Yalta était à peine visible à travers le brouillard matinal ; sur
les sommets des montagnes se tenaient, immobiles, des
nuages blancs. Les feuilles des arbres ne bougeaient pas, les
cigales chantaient, et le bruit sourd et monotone de la mer
montait vers eux, parlait du repos, du sommeil éternel qui
nous attend tous. Ce bruit de la mer se faisait entendre déjà
à une époque où ni Yalta, ni Oréanda n’existaient encore ;
il se fait entendre maintenant et continuera, aussi sourd et
indifférent, de se faire entendre quand nous ne serons plus
là. Et dans cette continuité, dans cette indifférence absolue
envers la vie et la mort de chacun de nous, gît, peut-être,
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
34
le gage de notre salut éternel, d’un perpétuel progrès de la
vie sur la terre, d’un indéfini perfectionnement. Et il pensait
qu’au fond, si on y réfléchit profondément, tout en ce monde
est beau, sauf ce que nous-mêmes pensons et faisons, dès
que nous oublions les buts supérieurs de la vie et notre
dignité humaine. (La Dame au petit chien)
HYPNOSE
Regardez cette vie : les forts sont insolents et oisifs, les
faibles ignares, semblables à des bêtes ; alentour, une
invraisemblable pauvreté, des pièces surpeuplées, la
dégénérescence, l’ivrognerie, l’hypocrisie, le mensonge…
Pourtant, dans toutes les maisons, dans les rues, le calme et
la tranquillité règnent : sur cinquante mille habitants d’une
ville, pas un qui crie ou s’indigne à haute voix. Nous voyons
ceux qui vont faire leur marché, qui mangent le jour, dorment
la nuit, disent leurs fadaises, qui se marient, vieillissent,
traînent benoîtement leurs morts au cimetière ; mais nous
ne voyons pas et n’entendons pas ceux qui souffrent, et
tout ce qu’il y a d’horrible dans l’existence se passe quelque
part en coulisse. [...] L’homme heureux ne se sent bien que
parce que les malheureux portent leur fardeau en silence
et que, sans ce silence, le bonheur serait impossible.
C’est une hypnose générale. [...] Le calme et la tranquillité
m’oppriment. J’ai peur de lever les yeux vers leurs fenêtres,
car il n’est pas pour moi de spectacle plus pénible que celui
d’une famille heureuse en train de prendre le thé autour
d’une table. (Les Groseillers).
PAYSAGE
Figurez-vous un grand jardin à l’ancienne, des parterres
agréables, des ruches, un potager, en bas la rivière avec
ses saules chevelus qui, par grande rosée, paraissent
légèrement mats, comme s’ils grisonnaient, et, sur l’autre
rive, des prairies, au-delà une forêt de pins toute noire,
terrible. Il y pousse des lactaires en veux-tu en voilà, et au
plus profond de la futaie vivent des élans. Il me semble que
quand je mourrai et qu’on clouera mon cercueil, je verrai
toujours en rêve ces aubes où, vous savez, le soleil vous
éblouit déjà, ou bien les merveilleux soirs de printemps où,
dans le jardin et au-delà, chantent les rossignols et les râles
des genêts, où les sons d’un accordéon montent du village,
ceux d’un piano de la maison, où la rivière gronde, bref, où
l’on entend un tel concert qu’on a envie à la fois de pleurer
et de chanter à tue-tête. (Ariane)
NOBLESSE
Ce que les écrivains de la noblesse reçoivent gratuitement
par droit de naissance, les roturiers l’achètent au prix de leur
jeunesse. Essayez donc d’écrire l’histoire d’un jeune homme
fils d’un serf ancien boutiquier, chantre à l’église, lycéen,
étudiant, dressé à courber l’échine, à baiser les mains
des popes, soumis aux idées d’autrui, reconnaissant pour
chaque morceau de pain, cent fois rossé, courant donner
quelques leçons misérablement chaussé, bagarreur, aimant
torturer les animaux, acceptant avec gratitude les dîners de
parents riches, hypocrite devant Dieu et devant les hommes
sans nécessité aucune, simplement par conscience de sa
propre nullité. Racontez comment ce jeune homme essaye
de se libérer goutte à goutte de l’esclave qui est en lui et
comment, se réveillant un beau matin, il se rend compte que
ce n’est plus un sang d’esclave qui coule dans ses veines,
mais le sang d’un être humain. (Lettre à Souvorine)
V
Maïa Plissetskaïa dans La Dame au petit chien,
1985. Collection Musée Bakhrouchine.
35
PROGRÈS
La morale tolstoïenne a cessé de me toucher jusqu’au fond
de mon âme, je n’ai plus de sympathie pour elle parce que
le sang qui coule dans mes veines est un sang de moujik
et qu’on ne peut pas m’étonner avec des vertus de moujik.
Dès mon enfance j’ai appris à croire au progrès et n’aurais
pas pu ne pas y croire, car la différence entre l’époque où on
me fouettait et celle où j’avais cessé de l’être était terrible.
J’aime les hommes intelligents, la sensibilité, la politesse,
l’esprit. Mais que des hommes grattent leurs cors aux pieds
ou que leurs bandes molletières empestent m’est tout aussi
indifférent que de savoir que les jeunes filles portent des
papillottes ! La philosophie tolstoïenne m’a touché pendant
dix-sept ans, mais désormais quelque chose en moi proteste :
la raison et la justice me disent que dans l’électricité et la
vapeur il y a plus d’amour du prochain que dans la chasteté
et le refus de manger de la viande. La guerre est un mal, la
justice des hommes est un mal, mais il n’en découle pas que
je sois obligé de dormir sur le poêle à côté d’un ouvrier et de
sa femme. (Lettre à Souvorine)
V
Maquette de V. V. Dmitriev pour Les Trois Sœurs, 1940.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
PUBLIC
Si nos théâtres sont mauvais, la faute n’en est pas au public.
Le public est toujours et partout le même : intelligent ou
bête, sensible ou impitoyable selon son humeur du moment.
Depuis toujours, le public a été un troupeau qui a besoin
de bons bergers et de bons chiens, et il suit docilement ces
bons bergers et ces bons chiens. Vous vous indignez parce
qu’on rit aux plaisanteries plates et applaudit les grandes
phrases ; c’est pourtant ce même public stupide qui fait les
salles combles d’Othello et pleure en écoutant la musique
d’Eugène Onéguine. Aussi bête qu’il soit, le public est en
somme plus intelligent, plus sincère, plus bienveillant
que ne le sont les directeurs de théâtre, les acteurs et les
dramaturges qui se croient supérieurs à lui. Le malentendu
est réciproque. (Lettre à Souvorine)
SAKHALINE
J’ai vécu au nord de Sakhaline pendant deux mois. J’y ai
tout vu. La question est maintenant de savoir non ce que
j’ai vu mais comment je l’ai vu. Je ne sais pas ce que je vais
arriver à en tirer mais j’ai beaucoup fait. Chaque jour levé à
cinq heures du matin, et couché tard, violemment tendu en
pensant à tout ce que je n’avais pas encore réalisé. [...] J’ai eu
la patience de faire le recensement de toute la population, le
tour de tous les lieux de déportation, d’entrer dans chaque
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
36
isba, de parler avec chacun. J’ai utilisé un système de fiches
et inscrit près de dix mille forçats et déportés. Autrement dit ,
il n’y en a pas un seul à qui je n’ai parlé. J’ai particulièrement
bien réussi le recensement des enfants sur lequel je fonde
pas mal d’espoirs. J’ai assisté à un châtiment par les verges,
après quoi j’ai rêvé de bourreaux et d’horribles chevalets.
J’ai parlé à des hommes enchaînés à des brouettes, au total
j’ai détraqué mes nerfs et me suis juré de ne plus retourner
à Sakhaline […]. La médecine ne pourra pas m’accuser de
trahison, j’ai payé mon tribut à la science et je suis content
que, dans ma garde-robe d’écrivain, ait aussi sa place ce dur
vêtement de condamné. (Lettre à Souvorine)
SCIENCE
Les diverses connaissances ont toujours vécu en paix.
L’anatomie et les belles-lettres ont une origine également
noble, les mêmes buts, et n’ont aucune raison de se faire
la guerre. Entre elles, il n’y a pas de lutte pour la vie. Si un
homme connaît les lois de la circulation du sang, il est riche.
Si, en plus, il apprend l’histoire des religions et une romance
de Tchaïkovski, il devient plus riche encore. C’est pourquoi
les génies ne se battaient jamais, et chez Goethe, à côté du
poète, coexistait parfaitement le naturaliste. Ce qui lutte, ce
ne sont pas les connaissances, la poésie avec l’anatomie,
mais les erreurs, donc les hommes. […] Je me sens quant à
moi beaucoup plus alerte et content de moi-même quand
j’ai conscience d’avoir deux métiers au lieu d’un.
[…] Mon saint des saints est le corps humain, la santé,
l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et une liberté
absolue qui affranchit de la violence et du mensonge sous
quelque forme que ce soit. Tel est le programme auquel je
me tiendrais si j’étais un grand artiste.
[…] Je ne doute pas que mes études de médecine aient
largement influencé mon activité littéraire ; elles ont
sensiblement élargi le champ de mes observations et m’ont
enrichi de connaissances. Seul un médecin peut apprécier
ce que ces études m’ont apporté en tant qu’écrivain. Elles
m’ont orienté et probablement évité bien des erreurs. La
méthode que je dois aux sciences naturelles m’a toujours
tenu en éveil. Je ne suis pas de ces hommes de lettres qui
assument à l’égard de la science une attitude négative, et
je n’envie pas ceux qui croient tout pouvoir comprendre par
eux-mêmes.
[…] Je me sens plus satisfait de moi-même à la pensée que je
possède deux métiers : la médecine est ma femme légitime,
la littérature ma maîtresse. Quand j’en ai assez de l’une, je
vais coucher avec l’autre. (Lettre à Souvorine).
TAGANROG
Comment vivaient ces habitants, c’est honteux de le
dire ! Pas de jardin public, pas de théâtre, pas d’orchestre
convenable, la bibliothèque municipale et celle du club
n’étaient fréquentées que par les adolescents juifs si bien
que les revues et les livres neufs restaient des mois sans être
coupés ; les gens riches et ceux de la classe intellectuelle
dormaient dans des chambres sans air, étroites, dans des
lits de bois hantés par les punaises, les enfants habitaient
des locaux d’une saleté repoussante appelés chambres
d’enfants, les domestiques, même vieux et respectés
dormaient à la cuisine, à même le sol, et se couvraient de
guenilles. […] On mangeait mal, on buvait une eau insalubre.
À l’assemblée municipale, chez le gouverneur, chez l’évêque,
dans toutes les maisons on disait depuis longtemps que notre
ville n’avait pas d’eau potable et à bon marché, et qu’il était
indispensable de contracter un emprunt de deux cents mille
roubles auprès de l’État pour amener l’eau ; les gens très
riches, que l’on pouvait compter au nombre d’une trentaine
et à qui il arrivait de perdre aux cartes des domaines entiers,
buvaient eux aussi de l’eau non potable et passaient leur
vie à parler avec passion de l’emprunt. Je ne comprenais pas
cela : il me semblait qu’il leur aurait été plus simple de sortir
ces deux cent mille roubles de leur poche ! Dans toute la
ville, je ne connaissais pas un honnête homme. Mon père
recevait des pots-de-vin et s’imaginait qu’on les lui offrait en
considération de ses qualités morales […] Je voyais défiler
les gens qui avaient été rayés du nombre des vivants par
leurs proches et leurs parents, les chiens martyrisés jusqu’à
devenir fous, les moineaux plumés par des gamins et jetés
à l’eau vivants, et une longue, longue série de stupides et
lentes souffrances que je n’avais cessé d’observer dans
cette ville depuis mon enfance . (Ma Vie)
VIEILLIR
Le plus saint des droits royaux est le droit de grâce. Je me suis
toujours senti roi parce que j’ai joui de ce droit sans limites.
Je n’ai jamais jugé personne, j’ai toujours été indulgent, j’ai
volontiers pardonné, à droite et à gauche. Là où d’autres
protestaient et s’indignaient, je ne faisais que conseiller et
persuader. Toute ma vie j’ai cherché seulement à rendre ma
société supportable à ma famille, à mes étudiants, à mes
collègues, à mes domestiques. Et mon comportement a
servi de leçon, je le sais, à tous ceux qui se sont trouvés
dans mon entourage. Mais maintenant je ne suis plus roi.
Il m’arrive quelque chose qui ne convient qu’aux esclaves.
Dans ma tête, jour et nuit, errent de mauvaises pensées, et
dans mon âme font leur nid des sentiments que j’ignorais. Je
hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, j’ai peur. Je suis
devenu sévère, exigeant, irascible, maussade, soupçonneux
à l’excès. Même ce qui n’était jadis que prétexte à un
calembour ou à un rire sans malice me cause aujourd’hui
une sensation pénible. Ma logique même a changé :
naguère je ne méprisais que l’argent, maintenant ma hargne
va non pas à l’argent mais aux riches, comme s’ils étaient
coupables. Je haïssais la violence et l’arbitraire, maintenant
je hais les gens qui y recourent comme s’ils étaient les
seuls coupables, et non pas nous tous, qui ne savons que
nous former les uns les autres. Si c’est un changement de
convictions qui a amené en moi des idées nouvelles et de
nouveaux sentiments, d’où a-t-il pu venir ? Le monde estil devenu pire et moi meilleur, ou bien étais-je aveugle et
indifférent ? S’il est dû à un affaiblissement général de mes
forces physiques et intellectuelles (en fait, je suis malade et
je perds du poids chaque jour), ma situation est pitoyable…
(Une Banale Histoire)
37
Stanislavski, Meyerhold, Tchékhov,
des rencontres de légende
Béatrice Picon-Vallin
Dès la fondation du Théâtre d’Art de Moscou en 1898,
Vsevolod Meyerhold fait partie de la troupe. Il est l’un
des interprètes attitrés des pièces de Tchékhov, jouant le
rôle de Treplev dans La Mouette aux côtés de Constantin
Stanislavski (Trigorine), puis de Touzenbach dans Les Trois
Sœurs… Comédien amateur, il avait déjà joué Louka dans
L’Ours. Ne doutons pas qu’il est fortement impressionné
par le grand succès remporté par La Mouette à Moscou,
deux ans après son échec à Pétersbourg au Théâtre
Alexandrinski. Il a 24 ans, il tient le rôle d’un jeune artiste
révolté à la recherche, comme lui, de « formes nouvelles ».
Lorsqu’il quitte le Théâtre d’Art en 1902, il crée sa propre
compagnie en province, à Kherson et Tiflis, et met à son tour
en scène (tout en continuant à y jouer1) les quatre grandes
pièces de Tchékhov avec qui il s’était lié d’amitié, au Théâtre
d’Art. ll se dit attaché à lui « comme un chien fidèle », et lui
dédicace une photo en ces termes : « Du pâle Meyerhold à
son dieu » ! Il adapte même certaines de ses nouvelles pour
le théâtre.
Anton Tchékhov, de son côté, tenait l’acteur Meyerhold en
grande estime : il le trouvait intelligent et cultivé, et il déplora
son départ du Théâtre d’Art. Il existe une correspondance
entre les deux hommes et, surtout, une dernière lettre, en
mai 1904, où Meyerhold se livre à une analyse de La Cerisaie
qui n’a déjà plus rien de commun avec celle du Théâtre
d’Art. C’est que Meyerhold, en se frottant seul au répertoire
symboliste, avait compris les réserves de Tchékhov pour le
vérisme des mises en scènes du Théâtre d’Art, émises dès
les premières répétitions de La Mouette. Dans cette lettre,
Meyerhold écrit à Tchékhov : « Votre pièce est aussi abstraite
qu’une symphonie de Tchaïkovski ». Il évoque le bruit de la
mort derrière des personnages qui dansent, inconscients de
leur condition : selon lui, ce qu’on doit entendre, c’est l’entrée
en scène de l’Horreur. Meyerhold entrevoit que la musique
de Tchékhov n’est pas une musique d’accompagnement
comme l’entendait Stanislavski2.
Après la mort de Tchékhov, Meyerhold reprend le rôle de
Treplev au Théâtre d’Art où il est brièvement de retour en
1905, mais très vite, il ne mettra plus en scène un auteur qu’il
considère en 1911 comme déjà dépassé. Les basculements
de l’Histoire – 1905, 1917 – le conduiront vers un théâtre
tragicomique dénonciateur, celui de Nikolaï Erdman ou de
Vladimir Maïakovski. On a longtemps cru que Meyerhold
n’était revenu à Tchékhov qu’en 1934 par les petites
« farces », montées de façon excentrique, sous le titre de
33 évanouissements. Or une archive récemment découverte
montre qu’il projetait en 1932 de monter à nouveau La
Cerisaie. Dans un exposé où il annonce ses plans pour le
répertoire de son théâtre, il revient sur le désaccord de
Tchékhov avec la lecture du Théâtre d’Art que celui-ci
aurait exprimé clairement dans ses lettres à Meyerhold
sur lesquelles il compte s’appuyer. Malheureusement, si
les lettres de Meyerhold à Tchékhov nous sont parvenues,
celles de Tchékhov à Meyerhold ont disparu. Elles étaient
son plus grand trésor3, mais la personne de confiance à qui
il les avait remises craignant de les perdre dans la tourmente
révolutionnaire est décédée. Ne doutons pas que cette
correspondance aurait légitimé le débat que Meyerhold
voulait alors relancer autour d’Anton Tchékhov contre
Stanislavski devenu, entre-temps, intouchable. Pour autant,
Meyerhold garde un immense respect pour Stanislavski,
mais il veut montrer la possibilité d’autres voies et il insistera
en vain, malheureusement, pour que celui-ci vienne voir 33
évanouissements.
La Mouette par le Théâtre d'Art de Moscou, 1898.
Au centre, Meyerhold, Olga Knipper et, à l'arrière-plan
(cigarette), Stanislavski.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Dans son livre Du Théâtre, publié en 1913, Meyerhold
exprime une critique plus radicale encore du « naturalisme
d’états d’âme » qui constitue la marque de fabrique
du Théâtre d’Art. Il y raconte comment, lors d’une des
premières répétitions de La Mouette, Tchékhov apprend
qu’à tel moment de l’œuvre on entendra un bébé pleurer,
un chien aboyer, et mille autres fioritures naturalistes et
effets sonores imitatifs, à l’époque relativement nouveaux.
« Mais pourquoi ? » s’inquiète l’auteur. Parce que c’est le
bruit de la vie, lui est-il répondu. Et Tchékhov de protester :
la scène n’est pas la reproduction de la vie, elle en est la
quintessence. C’est à partir de ce refus du réalisme par
Tchékhov lui-même que Meyerhold construit sa lecture, une
lecture qui tend à l’abstraction.
38
Le théâtre de Tchékhov subira différentes métamorphoses
scéniques suivant les époques. Tout d’abord, en 192223, en partance pour les USA, pour fuir les attaques de
l’avant-garde révolutionnaire, le Théâtre d’Art présente son
« modèle » tchékhovien au cours de tournées en Europe.
Il reçoit en France un accueil favorable, certes, mais la critique
reste réservée devant une troupe qu’elle trouve fatiguée,
et puis Tchékhov n’est pas encore connu, apprécié, bien
traduit. Ensuite, les Pitoëff imposeront avec leur traduction,
mais dans une grande simplification des décors visuels et
sonores, une vision nostalgique de l ’ « âme russe » et de
la « petite musique » tchékhovienne : ils apporteront avec
eux leur exotisme slave et cette lecture creusera un sillon
profond dans l’imaginaire français autour de Tchékhov : la
voix de Tchékhov sera leur voix pendant près de vingt ans…
La grande rupture avec cette tradition originelle intervient
en 1960 avec le Tchèque Otomar Krejca et sa mise en scène
de La Mouette dans les décors de Josef Svoboda. On a dit
que Krejca montrait un Tchékhov cruel, mais je le qualifierais
plutôt de lucide, loin de la douceur nostalgique, sentimentale
et folklorique qui appartenait à la lecture précédente.
Beaucoup plus proche du Tchékhov médecin, Krejca a
opéré un travail au scalpel sur l’analyse dramaturgique,
l’alternance d’action et d’inaction, les relations entre des
forces antagonistes…, ouvrant le chemin à des lectures de
plus en plus fortes et décapées. J’ai ainsi souvenir, à Moscou,
d’une version scénique de La Mouette par Anatoli Efros, fin
1967, où les situations étaient grattées jusqu’à l’os, avec
des robes aux couleurs criardes, vertes et roses, des acteurs
grinçants, parlant haut, d’une version esthétiquement —
sinon politiquement — incorrecte qui fut interdite au bout
de quelques représentations : elle n’appartenait pas à la
doxa du moment. Devait-elle pour autant quelque chose
à Meyerhold ? Elle suivait en tout cas la voie ouverte par
Krejca qui lui-même retrouvait le langage de la métaphore
que Meyerhold, metteur en scène-poète, avait contribué a
créer.
On trouve un écho direct de la lettre de Meyerhold de 1904
et de cette vision sonore d’un bal trépignant dans la mise en
scène que Peter Brook fera de La Cerisaie en 1981-83. Il s’en
servira très lisiblement dans sa représentation de l’acte III,
avec ses flots continus de danseurs, sa musique nasillarde,
ses piétinements et ses claquements de mains, sans pour
autant signer une mise en scène meyerholdienne.
En fait, il est difficile de se faire une idée des mises en scène
tchékhoviennes de Meyerhold : la trace essentielle dont
nous disposons est son approche de 33 évanouissements :
il y relie L’Ours, Le Jubilé, La Demande en mariage, par
un moment commun mis en exergue où les personnages
éprouvent des malaises, bien repérés par le docteur
Tchékhov et comptabilisés par le metteur en scène : l’un
étouffe, l’autre demande de l’eau, l’autre encore vacille…
Ces évanouissements sont accompagnés de musique,
pour les hommes à l’aide d’instruments à vent, pour les
femmes d’instruments à cordes ; Grieg, Johann Strauss,
39
Offenbach et Tchaïkovski sont convoqués pour créer une
couleur « lyrico-satirique » qui, selon Meyerhold, est la
couleur tchékhovienne, éviter ainsi le jeu psychologique et
organiser un jeu physique : s’il y a émotion, c’est celle du
spectateur qui intéresse les artistes de théâtre.
L’interprétation de Tchékhov par le Théâtre d’Art — son
« réalisme intérieur » et quotidien — est demeurée
longtemps dominante. Cela s’explique par l’histoire de ce
théâtre et le contexte politique. Le Théâtre d’Art est né avec
La Mouette, dont l’image, bientôt brodée sur le rideau de
scène, demeurera inchangée jusqu’à aujourd’hui4. On se
souvient que Stanislavski n’était pas conquis au départ
par cette pièce qui n’avait pas marché, en 1896, à SaintPétersbourg : le Théâtre Alexandrinski était habitué aux
exigences des acteurs vedettes et ignorait tout de celles de
l’ensemble. Or, le théâtre de Tchékhov est essentiellement
un théâtre d’ensemble, ce que Stanislavski et NémirovitchDantchenko comprendront vite. En attendant, le jeune
Théâtre d’Art a besoin d’un succès qui lui amène du public
et personne n’est sûr des chances de cette Mouette qui
peut signer son arrêt de mort. L’auteur lui-même est si
angoissé qu’il s’éclipse à Yalta. Le soir de la première, au
premier entracte, silence de mort dans la salle. Sur scène,
derrière le rideau, on panique, c’est l’échec, la ruine, certains
s’évanouissent : même si on s’évanouissait facilement à
l’époque, il est certain que le Théâtre d’Art jouait ce soirlà son va-tout ! Après ce silence de quelques secondes qui
parut durer une éternité, une ovation éclata et ce fut un
succès au-delà de toute espérance. Ce moment aventureux
a scellé un lien définitif entre Tchékhov et le Théâtre d’Art
symbolisé par l’envoi immédiat, après le premier acte, d’un
télégramme à l’auteur. Ce lien perdurera même au plus fort
de leurs différends ou incompréhensions.
du théâtre en URSS, alors que dans les deux décennies
précédentes Tchékhov y aura été très peu joué. Mais cette
réalisation ne dépassera pas les frontières de la Russie
soviétique : le nom de Tchékhov restera injustement associé
au seul Stanislavski, alors que c’est bien NémirovitchDantchenko qui a convaincu ce dernier de le monter et que
les mises en scène de tous les spectacles tchékhoviens sont
signées de leurs deux noms !
V
Les Trois Soeurs, m. en sc. Nemirovitch-Dantchenko, 1940.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
Stanislavski évoque souvent le travail avec et sur Tchékhov
dans Ma Vie dans l’art qui sera traduit dans toutes les
langues, contribuant à une sorte de position dominante
sur l’œuvre : cette identification historique est aussi cause
de la propagation d’une tradition théâtrale. En regard,
nous avons très peu d’archives sur le travail de Meyerhold
en province où, dans un premier temps d’ailleurs, pour
apprendre le métier émergent de metteur en scène, il copie
les spectacles du Théâtre d’Art. Si dans Du Théâtre — un
livre d’apprentissage essentiel pour tout jeune metteur en
scène—, il propose une critique scientifique des mises en
scène Tchékhoviennes au Théâtre d’Art, ce livre n’est pas
traduit à l’époque, tandis que Ma Vie dans l’art écrit aux
Etats-Unis (publié en 1924 en anglais et en 1926 en russe),
fera le tour du monde. Et les cahiers de mise en scène des
pièces de Tchékhov rédigés par Stanislavski ont servi de
modèle, ou de canevas, une fois publiées, à Peter Stein
comme à Alain Françon.
Après Krejca, une nouvelle voie est ouverte en 1974 par
Giorgio Strehler qui propose une version poétique, onirique
d’une Cerisaie noyée dans la blancheur— plateau blanc,
velum qui descend dans la salle, d’où tombent des feuilles
mortes, et qui au finale vient envelopper tout le dispositif
scénique de Luciano Damiani. Il me semble que Strehler
s’inscrit là dans l’intuition de Meyerhold ( « Votre pièce est
abstraite comme une symphonie de Tchaïkovski » ), sans
faire coller la pièce à la description des mœurs d’une époque,
d’un vrai mobilier-avec-samovar, d’un vrai jardin — autant de
réalités qui réduisent Tchékhov. Strehler ne s’appuie pas sur
le quotidien, sur le naturalisme psychologique, mais, bien
plus essentiellement, sur le symbolique. Sans topographie
précise, la cerisaie est intériorisée et le temps, concentré
dans la symphonie blanche qui se joue entre printemps
en fleurs et hiver neigeux5, ne renvoie plus à une saison
précise : le spectacle devient une méditation sur le temps
qui passe.
Peu après la mort de Stanislavski, Némirovitch-Dantchenko
signera en 1940 une dernière mise en scène des Trois Sœurs,
hymne d’espoir déchirant qui comptera dans l’histoire
En 1981, on en a déjà parlé, Peter Brook marque une nouvelle
étape dans la lecture de Tchékhov par une actualisation
extrême : il considère que la cerisaie, c’est le théâtre même,
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
40
V
Les Trois Soeurs, m. en sc. Stanislavski,
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
le lieu du théâtre, et celui des Bouffes du Nord. Lorsque
les personnages « oublient » Firs, ils oublient en même
temps les spectateurs qui se trouvent avec lui enfermés
dans le théâtre après avoir entendu le bruit de la clef
dans la serrure… Spectateurs, nous vivons alors en direct
l’expérience de l’abandon de la maison-théâtre. Brook est-il
allé si loin avec nous et Tchékhov qu’il ne l’a plus jamais mis
en scène par la suite ?…
Il faut observer que, dès les débuts de la mise en
scène moderne au Japon, les artistes japonais se sont
immédiatement attachés à Tchékhov et à Gorki — Les
Trois Sœurs, Les Bas-fonds —, en copiant les spectacles
grâce aux cartes postales éditées par le Théâtre d’Art
qui avait déjà compris l’intérêt des produits dérivés et
l’importance de sa mission de formation. Il ne s’agissait pas
seulement de quelques clichés, mais de dizaines d’images
retraçant l’intégralité de la représentation : une véritable
« captation » photographique, dirait-on aujourd’hui. C’est
ainsi que les premières mises en scènes japonaises étaient
des copies conformes de ces théâtres-photos, comme on
dit romans-photos. Le Théâtre d’Art n’était pas un théâtre
commercial, puisque c’est contre cela qu’il s’est fondé,
mais assurément une entreprise désireuse de durer,
consciente des nécessités économiques ainsi que de sa
propre grandeur : elle devait essaimer, faire connaître
l’importance de ses découvertes. Il faut rappeler que le
Théâtre d’Art est le fruit d’une rencontre entre un « fils de
famille », Constantin Stanislavski, passionné de théâtre et
acteur amateur, et un auteur-professeur de théâtre (parmi
ses élèves se trouvait Meyerhold), Vladimir NémirovitchDantchenko. Ces deux hommes habités par une grande idée
du théâtre se rencontrent dans un restaurant, le Bazar slave,
et discutent dix-huit heures durant ! C’est en cette nuit
passionnée que naît le projet du Théâtre d’Art à direction
bicéphale dont ils définissent d’emblée et en détail les
ambitions et les exigences, parmi lesquelles « l’accessibilité
à tous», formule qui devait à l’origine compléter le nom du
théâtre. Mais une telle accessibilité suppose des prix de
places modiques, ce qui s’est vite avéré irréalisable. Ils ont
créé, pour fonder le Théâtre, une société par actions qui
réunit des capitaux privés provenant des riches marchands
de Moscou, ce que stigmatisera Meyerhold en s’insurgeant
contre « la présence des millionnaires moscovites dans la
salle ». Soumis assez vite aux compromis impliqués par le
mécénat, l’histoire du Théâtre d’Art reste cependant la belle
histoire de la rencontre entre des amateurs et une école de
formation professionnelle, et entre un acteur et un auteur.
Ce sont toutes les forces vives du théâtre qui se sont liguées
ce soir-là au Bazar slave, et l’on comprend pourquoi ces
ardentes dix-huit heures sont devenues une légende dans
l’histoire du théâtre russe et mondial.
Il faut insister sur un point essentiel : Stanislavski et
Meyerhold sont tous deux des chercheurs. Ainsi, lorsque
Stanislavski s’essaie à Maeterlinck, en 1904, il s’aperçoit
vite que ce qui n’est pas encore sa « méthode » ne convient
pas du tout pour traiter ce type de littérature dramatique. De
même avec Shakespeare. C’est pourquoi en 1905 il demande
à Meyerhold – qui s’est fait une réputation personnelle —,
de revenir pour créer un studio d’essai près le Théâtre d’Art,
où il monte La Mort de Tintagiles de Maeterlinck (que Claude
Régy mettra en scène un siècle plus tard, non sans penser
aux écrits de Meyerhold). A la générale, Stanislavski
41
V
Les Trois Soeurs, 1997.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
assiste à une représentation symboliste où les acteurs se
déplacent dans une pénombre, derrière un tulle. Au bout de
dix minutes, n’y voyant rien, il réclame de la lumière... D’où
leur nouvelle séparation sur la base d’un profond différend
esthétique qui ne conçoit aucune concession d’un côté, ni
de l’autre. Plus tard, dans les années trente, Stanislavski
invitera des acteurs familiers de la biomécanique conçue par
Meyerhold, il voudra en savoir davantage, essayer, mettre sa
propre méthode à l’épreuve des recherches de Meyerhold. Et
il ne faut pas oublier qu’en janvier 1938 lorsque Meyerhold
est privé de son théâtre, Stanislavski l’accueille aussitôt
faisant de lui le metteur en scène de son théâtre d’opéra.
Nous n’avons malheureusement aucune trace des débats et
controverses qui ont assurément animé les échanges qu’on
pourrait qualifier de testamentaires entre ces deux artistes,
en pleine terreur stalinienne : peut-être parlèrent-ils de
Tchékhov ? Stanislavski, malade, meurt au milieu de 1938. La
biomécanique passera par pertes et profits avec l’assassinat
de Meyerhold6. À partir de 1975, l’un de ses comédiens,
N. Koustov, transmettra sa méthode à l’invitation du cousin
de Peter Brook, Valentin Ploutchek. Mais la biomécanique
n’est pas une méthode miracle qui s’apprend en un stage
d’une semaine : il s’agit d’une méthode très précise fondée
sur un entraînement quotidien tendant à l’acquisition
d’une prise de conscience sans cesse renouvelée du
fonctionnement du corps dessiné et pensant. Une terrible
discipline du corps. Les troupes russes, celles de Dodine ou
de Fomenko, réunissent aujourd’hui, chacune à leur façon,
les fils de ces deux enseignements.
Parmi les grandes heures du théâtre de Tchékhov, gardonsnous d’omettre la mise en scène magnifique des Trois Sœurs
par Matthias Langhoff (1993), ou encore, la précédant,
celle de Iouri Lioubimov au Théâtre de la Taganka en 1981.
Lioubimov avait installé la pièce dans une caserne, partant
du principe que la maison des trois sœurs est une caserne,
que la Russie est une caserne. Ouvrant un des murs de
la salle de la Taganka sur une rue obscure et une nuit de
neige, il faisait entrer sur scène une fanfare militaire.
Langhoff approfondit cette découverte et creuse la pièce de
perspectives inouïes : comme si toute l’histoire de la Russie
du XXe siècle apparaissait d’une seule inspiration sur le
plateau. On voyait revenir à nous le politique, et du fond de
son landau, à la fin du spectacle, le bébé agitait le drapeau
de la nouvelle Russie d’après la chute du Mur !
Enfin, terminons par Iouri Pogrebnitchko, qui fut l’assistant
de Lioubimov pour Les Trois Sœurs, et qui est peut-être
aujourd’hui l’exemple de la résistance la plus déterminée à
la marchandisation du théâtre, le sien ayant été incendié au
profit d’on ne sait quelle promotion immobilière criminelle. Il
s’est replié sur sa minuscule salle de répétition où il donne,
dans les conditions d’une extrême précarité et proximité,
son énième version des Trois Sœurs plongées dans la
même militarisation du monde, spectacle où se mêlent deux
générations de sœurs, deux trios qui se succèdent, dans
un espace bordé de cailloux blancs, ceux-là même que les
militaires faisaient « pousser » dans les villes de garnison.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
42
Pogrebnitchko nous dit que les pièces de Tchékhov sont
comme de grandes maisons anciennes dont il ne faut pas se
lasser de visiter toutes les chambres, les coins et les recoins,
pour découvrir des portes dérobées, regarder à travers des
fenêtres que le temps a parfois murées, contourner les lieux
trop fréquentés, dissiper le brouillard d’un soi-disant savoir,
sans pourtant jamais oublier l’histoire scénique de ces
grandes demeures théâtrales.
B. P.-V.
d’après un entretien avec Jacques Téphany
Béatrice Picon-Vallin dirige le laboratoire de recherche sur les Arts
du spectacle au CNRS.
1 : Dans La Cerisaie, il joue Trofimov.
Lettre de Meyerhold à Tchékhov, 8 mai 1904
Cher Anton Pavlovitch,
[…] Votre pièce est abstraite comme une symphonie de
Tchaïkovski. Et le metteur en scène doit, avant tout, y
percevoir des sons. Au troisième acte, sur le fond d’un
trépignement bête – et c’est ce trépignement qu’il
faut entendre –, l’Horreur pénètre les personnages
insensiblement, sans qu’ils s’en aperçoivent. La Cerisaie
est vendue ! Ils dansent. Vendue ! Ils dansent, et comme
ça jusqu’à la fin. Quand on lit la pièce, le troisième acte
produit la même impression que ce tintement dans l’oreille
du malade de votre nouvelle, Le Typhus. Comme une
démangeaison. Une gaîté dans laquelle se font entendre
les bruits de la mort. Il y a dans cet acte quelque chose de
terrible, à la Maeterlinck. Je ne fais cette comparaison que
faute de pouvoir m’exprimer avec davantage de précision.
Votre grand art est incomparable. Quand on lit des pièces
d’auteurs étrangers, votre originalité vous situe tout à
fait à part. Et pour ce qui est de la dramaturgie, il faudra
que l’Occident prenne des leçons sur vous.
Au Théâtre d’Art, le troisième acte ne laisse pas une telle
impression. Le fond est à la fois trop grave et trop proche.
Au premier plan, l’histoire, avec les queues de billard, les
amusettes. Et tout ça présenté sans liens. Tous ces trucs
ne reconstituent pas la chaîne du « trépignement ». Et
pourtant c’est bien à des danses que l’on a affaire, les
gens sont insouciants et ne sentent pas le malheur. Au
Théâtre d’Art, on a trop ralenti le rythme de cet acte.
On a voulu représenter l’ennui. C’est une erreur. Il faut
représenter l’insouciance. Il y a une nuance : l’insouciance
est plus active. C’est alors que tout le tragique de l’acte
se concentre. […]
V. Meyerhold, qui vous aime profondément.
2 : Lire la lettre ci-contre.
3 : Lire la deuxième lettre ci-contre.
4 : Cet emblème, qui se retrouve également sur la tombe des compagnons
Meyerhold, Écrits sur le théâtre,
édition revue et augmentée, L’Âge d’Homme, 2009
Note (1935-1938)
du Théâtre d’Art, sera au cœur de l’exposition présentée à la Maison Jean
Vilar, prêt du musée du Théâtre d’Art de Moscou.
5 : Lettre de A. Tchékhov à C. Stanislavski, 5 février 1903 :
Je ne me sentais pas bien, à présent j’ai ressuscité, ma santé s’améliore,
et si je ne travaille pas encore à l’heure actuelle comme je le devrais, c’est
la faute au froid (il fait 11 degrés dans mon bureau), à la solitude et à la
paresse, laquelle est née en 1859, c’est-à-dire un an avant moi. Néanmoins,
je compte me mettre à la pièce après le 20 février, et l’avoir finie pour le 20
mars. Dans ma tête, elle est déjà toute prête. Elle s’appelle La Cerisaie, en
quatre actes : au premier acte, on voit des cerisiers en fleur par la fenêtre,
un jardin entièrement blanc. […] Il neige...
6 : Arrêté, Meyerhold, membre du PC depuis 1918, fut longuement
torturé fin 1939 pour espionnage et trotskisme, puis fusillé en secret le
Tchékhov m’aimait. C’est la fierté de ma vie, un de mes
plus chers souvenirs. J’ai correspondu avec lui, mes
lettres lui plaisaient. Il me conseillait toujours de me
mettre à « écrire » moi aussi et m’avait même donné des
lettres de recommandation pour des éditeurs. J’avais pas
mal de lettres de lui, huit ou neuf je crois. Mais elles ont
toutes été perdues sauf une, que j’ai laissé publier. Dans
les autres, il y avait beaucoup de choses flatteuses pour
moi et cela me gênait de les montrer. Quand j’ai quitté
Léningrad, je les ai données à un musée en dépôt, mais
à mon retour, l’homme à qui je les avais confiées était
mort. Je ne peux me le pardonner. Ce que je n’ai pas voulu
garder s’est conservé, et ce à quoi je tenais le plus, je l’ai
perdu. C’est ce qui arrive souvent dans la vie.
2 février 1940, sa femme ayant été elle-même, entre-temps, assassinée.
La complète réhabilitation de sa mémoire n’interviendra qu’en 1988.
Meyerhold, Écrits sur le théâtre, L’Âge d’Homme, 1980
43
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
44
Paroles de metteurs en scène
Intuition et
sentiment
Constantin Stanislavski
La représentation des pièces de Tchékhov ne se décrit pas ;
c’est impossible. Leur charme n’est pas dans le dialogue,
mais dans ce qu’il cache, dans les silences, dans les regards
des acteurs, dans le rayonnement de leur vie intérieure. Les
objets inanimés, les sons, le décor, l’aspect physique du
personnage, tout concourt à créer l’état d’âme qui émane
du spectacle. L’intuition et le sens artistique jouent ici le
rôle principal […]
La portée poétique d’une pièce de Tchékhov ne se révèle pas
de prime abord. L’ayant lue, on se dit : «C’est bien, mais…
rien d’extraordinaire, de frappant. Tout est banal. C’est vrai…
mais c’est du déjà vu… Il n’y a là rien de neuf».
Il arrive même qu’une connaissance plus approfondie de
l’œuvre déçoive le lecteur. L’affabulation, le sujet ? Ils
tiennent en deux mots. Les rôles ? Beaucoup de bons rôles,
mais pas un de ces grands rôles qui sont le véritable emploi
de certains comédiens. On retient des morts, des scènes
isolées… Seulement, voici qui est bizarre : la pièce vous
hante et plus on y pense, plus on veut y penser. On la relit,
une fois, deux fois – et on commence à découvrir le minerai
caché.
Il m’est arrivé de jouer des centaines de fois le même rôle
dans les pièces de Tchékhov, et chaque fois cela m’a fait
découvrir en moi des sentiments nouveaux et dans l’œuvre
même des profondeurs et des nuances insoupçonnées.
V
Tchékhov est inépuisable ; il a l’air de représenter le
quotidien, mais en réalité, par-delà les contingences et le
particulier, c’est l’Humain, avec une majuscule, qu’il met en
œuvre.
Maria Roksanova et Stanislavski dans
La Mouette, 1898. Collection
Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
[…] Dans les pièces de Tchékhov, l’action n’est pas extérieure ;
dans la passivité même des personnages se cache une
action intérieure compliquée. Tchékhov a prouvé mieux
que quiconque que l’action scénique doit être comprise du
dedans ; l’œuvre dramatique ne doit être bâtie que sur la vie
profonde des personnages, épurée de tout élément pseudoscénique. Tandis que l’action extérieure amuse, distrait ou
émeut les nerfs, l’action intérieure seule les empare de
notre âme, par une sorte de contagion, et la régit. Il est
préférable, évidemment, que les deux actions coexistent,
étroitement fondues. L’œuvre gagnera en ampleur et en force
45
dramatique. Mais c’est à l’action intérieure qu’appartient la
première place.
C’est pourquoi ils ont tort, ceux qui jouent dans Tchékhov
«la situation» et qui ne saisissent que l’aspect superficiel
des rôles sans en pénétrer la vie profonde. L’essentiel, ici,
c’est l’âme des personnages.
Il ne s’agit pas de jouer, de représenter Tchékhov ; il faut
être, c’est-à-dire vivre, exister, en suivant pour ainsi dire
la voie principale de l’âme sise en ses profondeurs. La
puissance de Tchékhov est faite d’effets les plus divers,
souvent inconscients. Tantôt il est impressionniste, tantôt
symboliste, et quand il le faut, réaliste jusqu’à friser le
naturalisme.
Il manie la vérité extérieure à l’égal de la vérité intérieure.
Mieux que quiconque, il sait utiliser et faire vivre l’accessoire
inanimé, le décor, l’éclairage. Il a augmenté et affiné la
connaissance que nous avions de la vie des objets, des sons,
de la lumière, de tout ce qui au théâtre, comme dans la vie,
agit si fortement sur l’âme humaine. Crépuscule, coucher
ou lever du soleil, pluie, orage, premiers chants des oiseaux
matinaux, bruit de sabots sur le pont, fracas d’une voiture
qui s’éloigne, l’heure qui sonne, cri du grillon, tocsin, — de
tout cela Tchékhov se sert non pas pour obtenir des effets
scéniques, mais pour nous révéler la vie même de l’esprit.
Comment nous séparer, nous et tout ce qui se passe en
nous, du monde de la lumière, des sons et des choses qui
commandent en partie notre vie psychologique ? On a eu
tort de nous railler pour nos «grillons» et pour tous les effets
de bruit et de lumière que nous utilisions, ne faisant en cela
que suivre les indications de l’auteur. Si nous avons réussi à
le faire bien au lieu de le faire d’une façon «théâtrale», nous
méritions plutôt l’approbation.
Oui, pour jouer Tchékhov, il faut tout d’abord creuser jusqu’à
ce qu’on rencontre le minerai d’or, s’abandonner à sa vérité,
à son charme, lui faire confiance, – et puis, avec le poète,
selon la ligne spirituelle de son œuvre, trouver la porte
secrète du superconscient. C’est là, dans ces mystérieux
ateliers, que s’élabore «l’état d’âme» de Tchékhov, où
sont contenues toutes les richesses invisibles et souvent
inconscientes de son œuvre.
Divers sont les moyens qui y mènent. Pour aborder Tchékhov
et son trésor secret, nous prenions, Némirovitch-Dantchenko
et moi, des chemins différents : Vladimir Ivanovitch l’abordait
en écrivain, du côté artistique et littéraire, et moi, en metteur
en scène, du côté de l’image. Le premier temps cette
différence nous gênait. Nous nous lancions dans de longues
discussions, passant du particulier au principal, du rôle à
la pièce et à l’art en général. On en arrivait à se quereller,
mais ce n’était jamais dangereux ; bien au contraire, ces
divergences purement artistiques étaient fécondes ; elles
nous enseignaient à pénétrer sciemment la nature même
de l’art. Quant à la délimitation de nos points de vue et de
notre travail théâtral, littéraire et scénique, elle disparut
bientôt ; nous nous convinquîmes qu’on ne pouvait séparer
la forme du fond, le côté littéraire, psychologique ou social
des images, de la mise en scène et des décors, et que c’est
précisément cet ensemble qui fait d’un spectacle une œuvre
d’art.
Il est certain, cependant, que notre travail en commun sur
Tchékhov exigeait, pour aboutir à des résultats satisfaisants,
une certaine rencontre de forces créatrices : 1/ un homme de
théâtre, auteur dramatique et maître de la jeunesse théâtrale,
comme l’était Némirovitch-Dantchenko ; 2/ un régisseur
libéré des clichés conventionnels, capable d’extérioriser la
pensée du poète et de révéler la vie de l’esprit à l’aide de
ses réalisations scéniques, d’un certain style imposé de jeu,
de nouveaux effets de lumière et de sons ; 3/ un peintredécorateur ayant des affinités avec Tchékhov, comme l’était
V. A. Simov.
Il fallait, enfin, cette jeunesse pleine de talent, imbue de
littérature moderne, comme Mmes Knipper, Lilina, MM.
Moskvine, Katchalov, Meyerhold, Loujski, Gribounine, etc.
[…]
Les circonstances qui accompagnèrent la représentation
de La Mouette furent tristes et compliquées. Le processus
tuberculeux de Tchékhov s’étant précipité, son état d’esprit
devint tel qu’il n’aurait pu supporter un second échec de sa
pièce après celui qu’elle avait subi à Pétersbourg. L’insuccès
pouvait devenir fatal pour l’écrivain. Sa sœur, Maria
Pavlovna, émue jusqu’aux larmes, nous en prévenait en
nous suppliant de renoncer au spectacle. C’était impossible,
car les affaires matérielles du théâtre allaient mal, et il nous
fallait une pièce nouvelle pour faire monter les recettes. Que
le lecteur juge dans quel état nous abordâmes la première.
La salle était loin d’être pleine (la recette ne fut que de six
cents roubles). En scène, nous écoutions toujours une voix
intérieure qui nous disait impérieusement : « Jouez bien, très
bien ; forcez le succès, le triomphe. Si vous ne l’obtenez pas,
sachez qu’en recevant votre télégramme, l’écrivain que vous
aimez mourra, et c’est vous qui l’aurez tué. Vous deviendrez
ses bourreaux ».
Je ne me souviens pas comment nous avons joué. Le
premier acte se termina dans un silence de mort. Une actrice
s’évanouit ; je tenais à peine debout, tant j’étais désespéré.
Tout d’un coup, après un long silence, ce fut, dans le public,
une tempête, un fracas, des applaudissements enragés. Le
rideau s’écarta, pétrifiés. De nouveau la tempête… et de
nouveau le rideau… Nous demeurions immobiles, sans nous
rendre compte qu’il fallait saluer. Enfin, nous comprîmes et,
indiciblement émus, nous nous embrassâmes comme on le
fait la nuit de Pâques. Nous fîmes une ovation à Mme Lilina,
qui jouait Macha et qui, par sa dernière réplique, avait
dégelé le cœur des spectateurs. Le succès croissait d’acte
en acte. Il s’acheva en triomphe. Un télégramme détaillé fut
expédié à Tchékhov.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
46
V
Ivanov, mise en scène Constantin Stanislavski.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou
47
On avait senti dans ce spectacle la présence de talents
originaux et vrais qui petit à petit avaient formé une troupe
de combat.
La maladie retenait Tchékhov en Crimée, loin de Moscou.
Mais il vint avec les premières chaleurs, au printemps
1899, dans le secret espoir de voir La Mouette. Il exigeait
qu’on la lui montrât. La saison était terminée, le local avait
passé dans d’autres mains et notre matériel se trouvait
emmagasiné dans une étroite remise. Il fallait, pour montrer
le spectacle à Tchékhov recommencer presque tout le travail
qu’on avait fait au début de la saison. Mais le désir de
Tchékhov était pour nous une loi. Pendant le spectacle, qui
eut lieu au Théâtre Nikitski, Tchékhov avait l’air de me fuir. Je
l’attendais dans ma loge, mais il ne vint pas. Mauvais signe !
Je me décidai à l’aller trouver.
– Grondez-moi un peu, Anton Pavlovitch, le priai-je.
– Mais non, mais non, c’est très bien ! Seulement, il faut des
souliers troués et un pantalon à carreaux.
Je ne pus lui arracher un mot de plus. Qu’est-ce que cela
signifiait ? Etait-ce désir de cacher son opinion, plaisanterie
pour se débarrasser de moi, raillerie ?... Comment ! mon
personnage, Trigorine, est un écrivain à la mode, un homme
à femmes, et il faudrait lui faire porter un pantalon à carreaux
et des chaussures trouées ? Moi qui au contraire m’étais
composé un costume extrêmement élégant : pantalon blanc,
escarpins, gilet blanc, chapeau blanc, maquillage flatteur.
Un an ou plus s’écoula. De nouveau je jouais Trigorine dans
La Mouette, et tout d’un coup, pendant une représentation,
je compris : « Mais bien sûr, il faut des chaussures trouées
et un pantalon à carreaux ! Trigorine n’est pas un bellâtre ! Et
c’est là justement qu’est le drame : les jeunes filles aiment
en lui l’écrivain, l’auteur de nouvelles attendrissantes ; et
voilà pourquoi, l’une après l’autre, elles se jettent dans ses
bras, sans remarquer l’insignifiance de l’homme, sa laideur,
sa mise débraillée. Ce n’est que lorsque les romans d’amour
de ces «mouettes» s’achèvent qu’elles comprennent que
leur imagination virginale avait créé ce qui jamais n’avait
existé ».
La profondeur de la portée des remarques laconiques de
Tchékhov me frappèrent. Nous étions toujours à l’affût
d’un mot de lui, jeté au hasard, d’une allusion à une
interprétation intéressante, à une explication originale
des personnages. Ainsi, un jour nous discutions sur le
rôle de l’oncle Vania [héros d’une pièce du même nom].
Il est admis que, régisseur de la propriété du professeur
Sérébriakov, l’oncle Vania porte le costume traditionnel du
hobereau : bottes, casquette, parfois un fouet à la main,
puisqu’il doit faire sa tournée d’inspection à cheval. Mais
Tchékhov s’indigna :
– Mais voyons, tout est noté dans le texte ! Vous n’avez pas
lu ma pièce !
Nous reprîmes l’original, mais n’y trouvâmes aucune
indication, sauf quelques mots portant sur la cravate en soie
de l’oncle Vania.
– Mais oui, c’est cela, c’est bien cela ! Tout est noté ! nous
persuadait Tchékhov.
– Qu’est-ce qui est noté ? La cravate en soie ?
– Mais bien entendu ! Ecoutez, il a une magnifique cravate,
c’est un homme élégant, cultivé. Ce n’est pas vrai que nos
propriétaires fonciers portent des bottes. Ce sont des gens
bien élevés qui s’habillent fort bien, à Paris. Je vous dis que
j’ai tout noté.
Cette insignifiante allusion reflétait, selon Tchékhov, tout le
drame de la vie russe moderne : une nullité, le professeur
absolument inutile, est au comble du bonheur ; il jouit
comme savant d’une gloire imméritée, il est l’idole de
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
48
Pétersbourg ; il écrit des ouvrages scientifiques stupides
dont de vieilles dames font leurs délices. Mais ce n’est
qu’une bulle de savon, tandis que des hommes pleins de vie
et de dons, comme l’oncle Vania, croupissent dans des coins
oubliés de la vaste Russie si mal organisée…
Un autre fait caractéristique : nous préparions Les Trois
Sœurs. Sans attendre la première, Tchékhov partit pour
l’étranger, sous prétexte de mauvaise santé. Mais je pense
que c’était plutôt inquiétude pour sa pièce.
On en était déjà aux répétitions générales, lorsqu’arriva
une lettre de Tchékhov. Elle ne portait que cette phrase :
« Biffer le monologue d’André dans le dernier acte et le
remplacer par les mots : Une épouse n’est qu’une épouse ».
Dans le manuscrit, André prononçait un brillant monologue
qui dépeignait l’esprit petit bourgeois de bien des femmes
russes : avant le mariage elles sont toute poésie et toute
grâce, mais une fois mariées elles revêtent robe de chambre
et pantoufles, atours sans goût ; et il en va de même pour
leur âme. Que dire de ces femmes ? Cela vaut-il la peine
de s’y arrêter longuement ? « Une épouse n’est qu’une
épouse !» L’acteur, grâce à l’intonation, peut tout exprimer
par ces mots. Cette fois encore le laconisme profond et plein
de sens de Tchékhov avait raison.
Rien d’étonnant à ce que la préparation de La Cerisaie fût
lente et pénible : la pièce en elle-même est très difficile.
Son charme est dans un arôme insaisissable, profondément
caché. Pour le sentir, il faut, pour ainsi dire, brusquer
l’éclosion d’un bourgeon, sans toutefois le violenter, pour
que la tendre fleur ne se fane pas.
A cette époque, notre technique intérieure, l’art d’agir sur
la création des acteurs, demeuraient encore assez primitifs.
Nous n’avions pas encore trouvé les voies mystérieuses qui
mènent à l’œuvre poétique. Pour aider les acteurs, pour
exciter leur mémoire affective et leur divination créatrice,
nous avions recours à l’illusion des décors, au jeu des bruits
et des lumières. Comme cela réussissait parfois, j’en vins à
abuser de ces effets scéniques.
– Ecoutez ! disait un jour Tchékhov de façon à ce que je
l’entendisse. J’écrirai une nouvelle pièce qui commencera
ainsi : « Qu’il fait beau, qu’il fait doux ! On n’entend ni
oiseaux, ni chiens, ni coucou, ni hibou, ni rossignol, ni
grelots, ni horloge, ni même un seul grillon. »
C’était évidemment une pierre dans mon jardin.
Constantin Stanislavski
extrait de Ma vie dans l’art, préface de Jacques Copeau,
Paris, Ed. Albert, 1934
V
La Mouette, mise en scène Constantin Stanislavski,
1898. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
49
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
50
La vie
telle qu’elle est
Georges Pitoëff
Tchékhov est peu connu en France. Probablement parce
que son œuvre est moins immédiatement percutante que
l’œuvre de Gorki, par exemple, moins « sensationnelle ». Cela
tient peut-être aussi à ce que Gorki est actuellement plus
international que Tchékhov. Le héros de Gorki est toujours,
ou presque, un homme exceptionnel, extraordinaire, un
homme imagé, porteur d’une grande pensée, un être
symbolique, tandis que le héros de Tchékhov… il n’y en a
pas.
Dans tout ce qu’a écrit Tchékhov, vous ne trouverez pas
un seul héros. Pas de héros. Tout Tchékhov est là. Il nous
montre la vie telle qu’elle est. Il nous parle de ces hommes,
de ces femmes que nous voyons partout et toujours…
Dans l’immense Russie, il a su voir et comprendre tous ceux
qui ne représentent rien d’extraordinaire, qui ne sont pas
des héros, mais qui forment le Russie. Il allait dans les coins
les plus perdus de la Russie et il regardait comment vivent
là-bas les êtres humains, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Et
il nous raconte tout cela.
Que de forces, que d’amour, que de larmes et de souffrances
il a trouvés dans ces endroits inconnus ! Mais cette force et
cet amour ne font pas de grandes actions, ne forment pas des
héros – non, tout reste là-bas, dans cette petite ville perdue,
tout vit ignoré de tous, enseveli sous la neige, étouffé par
la vie. Mais cela n’en existe pas moins. Et ces êtres qui
souffrent, et qui aspirent, et qui auraient pu devenir grands,
accomplir des actions héroïques, ces êtres ne sont-ils pas
dignes aussi de notre attention ?
Ce sont ces êtres-là que Tchékhov a choisis pour nous les
montrer, pour nous dire que ces inconnus de la grande vie
qu’il a profondément aimés sont dignes d’êtres vus de plus
près, que c’est peut-être, précisément, dans leurs âmes que
nous trouverons la « vraie » beauté, le « véritable amour ».
V
Georges Pitoëff
1939
Ludmilla Pitoëff dans La Mouette, Paris 1939.
Photo Lipnitzki / Roger-Viollet.
cité dans Cahiers d’art du théâtre et du cinéma,
n°1, 1960, Ed. Spectacles
51
Pourquoi
La Cerisaie ?
Jean-Louis Barrault
Je tiens La Cerisaie pour le chef-d’œuvre de Tchékhov. Parmi
les quatre grandes pièces qu’il a écrites pour le théâtre, elle
est celle qui se généralise le plus impérativement, celle qui
s’universalise le mieux.
Tout en reflétant avec une grande ressemblance l’âme
russe, elle s’en arrache spontanément, et, projetée ainsi
dans l’espace, elle se répercute dans toutes les âmes de
l’humanité. Sur tous les plans.
La Cerisaie prend tout d’abord naissance dans le SILENCE.
C’est en quelque sorte, une vaste pantomime qui se
déroule pendant deux heures, ornée de temps en temps,
sous la forme d’une tirade, d’un véritable poème, comme
on accroche au long d’un collier uniforme ici et là un beau
bijou.
Le reste ? Une monture discrète de courtes répliques qui
sertissent ce silence rare. La Cerisaie s’écoule lentement
comme la vie. C’est une source qui, toute fine, bruit comme
une âme. Peu de pièces nous donnent cette impression
«physique» du temps qui passe.
C’est que, partant aussi fondamentalement du silence, elle
reproduit exceptionnellement le PRESENT. Or, le théâtre est
l’art même du présent. C’est du théâtre essentiel.
Le présent est, dans la vie, ce qui est le plus insaisissable.
Pas étonnant que La Cerisaie soit, elle aussi, insaisissable.
L’action proprement dite de La Cerisaie se passe donc dans
le silence, et les répliques du dialogue, outre ces tiradespoèmes qui s’en isolent, ne sont faites, comme en musique,
que pour faire vibrer ce silence.
[…] Mais de même que la subtilité anglo-saxonne s’approche
plus que les autres des confins de la folie, de même que la
clarté française s’y retrouve mieux dans l’étude des tourments
du cœur, le tempérament russe est mieux préparé que tout
autre à percevoir le temps présent. N’est-il pas à cheval sur
l’Orient et l’Occident, comme le présent est à cheval sur le
futur et le passé ? Si internationale que se révèle La Cerisaie,
nous n’en rendrons donc pas moins hommage à l’âme russe
de nous ouvrir ainsi la voie dans cette perception intime et
infinitésimale du temps qui passe.
Ce non-accomplissement de chaque instant laisse un dépôt
silencieux d’angoisse qui, lui, traite le vrai sujet.
Si un compositeur appliquait dans son art cette subtilité de
composition théâtrale, il est probable que sa musique serait
ultra-moderne. Thèmes à peine émis, aussitôt disparus,
comme s’ils brûlaient ; apparente incohérence dont les
ramifications secrètes obéissent à une méthode scientifique
profondément délibérée.
De cette composition théâtrale, d’inspiration musicale très
savante, il résulte que le mouvement dramatique de l’action
est très délicat à respecter ; c’est avant tout un mouvement
lent.
Et c’est cela encore que j’aime dans La Cerisaie. Le mouvement dramatique d’une œuvre théâtrale ne correspond
pas à la rapidité des événements, ni à la vitesse du jeu des
personnages. C’est une question de densité, non de vélocité.
Le mouvement dramatique d’une œuvre est efficace lorsque
chaque instant est bien rempli.
On a coutume aujourd’hui de dire que dans Tchékhov il y a
peu d’action – le récent Dictionnaire des œuvres le précise
pour La Cerisaie même ! – Il faut entendre par là que dans
Tchékhov il y a peu de combinaisons d’actions, peu de
chevauchements d’événements, peu de complications
d’intrigues ; mais cela ne veut pas dire qu’il y a peu d’action.
Ne pas confondre l’Action et l’Intrigue. «Que ce que vous
ferez soit toujours simple, et ne soit qu’un», dit Horace. Et
Racine ajoute : «Toute l’invention consiste à faire quelque
chose de rien.» Dans La Cerisaie, l’action est au contraire
constante, tendue et complète, car, encore une fois, chaque
moment est bien rempli. Chaque instant a sa propre densité,
mais cette densité n’est pas dans le dialogue, elle est dans
le silence, dans la vie qui s’écoule.
[…] Cette vie toute faite de silence, ces thèmes d’action
passagère mystérieusement concertés, cette douloureuse
et angoissante lenteur dans le déroulement de l’action,
soulèvent, pour des acteurs français, des problèmes
passionnants.
Maquette de décor de V. Y. Levental pour La Cerisaie,
mise en scène A. V. Efros, Théâtre Taganka, Moscou, 1975.
Collection Musée Bakhrushin
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Bâtie sur le silence, et ne vivant que dans le présent,
la composition dramatique de cet ouvrage est
fondamentalement musicale. Et le présent est une matière
si fugitive qu’un thème étant proposé, l’auteur ne peut le
développer, ni encore moins le finir, il passe à un thème
suivant. Le pourrait-il au reste qu’il ne le ferait pas : une
fatalité mortelle pèse sur La Cerisaie, à peine l’effleure-ton qu’on s’arrête, puis qu’on se dérobe pour l’éviter. C’est
ainsi que l’on passe d’un instant quotidien à une sensation
sentimentale, de cette sensation à une réflexion générale,
de cette réflexion à une boutade, d’une bouffonnerie à
des considérations sociales, etc., etc., sans jamais épuiser
aucun de ces moments qui ne sont que des évasions d’un
danger vers lequel on revient constamment. Succession de
torpeurs secouées par des sursauts, comme pour échapper
à cette aimantation qui attire vers le malheur… ou comme
lorsqu’on s’empêche de dormir, de crainte de mourir
pendant le sommeil.
52
L’acteur français, pour régler son jeu, a l’habitude de
s’appuyer sur le texte, car dans le théâtre français l’action
est le plus souvent refermée dans le texte. Ici, c’est hors du
texte qu’est le jeu.
Quand l’action est tapie dans le texte, elle se déroule
dans un rythme plus rapide. L’acteur français est donc par
essence un acteur rapide. Le rythme de La Cerisaie est lent,
même pour des Russes. Or la lenteur française ne peut
correspondre à la lenteur russe.
Il faut donc que La Cerisaie, en français, se déroule pour des
Français, avec une lenteur française et non avec une lenteur
russe qui ne serait valable que pour des Russes.
Mais cette lenteur constitue pour une troupe française un
excellent exercice. Une véritable leçon de vie dense.
Aussi, peu de pièces préoccupent-elles autant les acteurs
qu’une pièce comme La Cerisaie.
Rare est l’acteur qui se perd ; mais cela arrive pourtant.
L’acteur vit alors un des meilleurs instants de sa vie
artistique.
Plus rare encore est la troupe qui arrive à se perdre. La
Cerisaie est une des très rares œuvres où une troupe entière
peut se perdre, ne plus croire qu’elle est dans un théâtre,
mais croire profondément que cette famille existe, que cette
maison existe et qu’on est dans la vie.
Et cette métamorphose unique se fait avec des moyens de
bon aloi ; car la pièce n’appartient ni au naturalisme, selon
la mode de 1904, ni même au réalisme. Elle appartient à
la vérité ; une vérité qui selon ses deux visages (la vérité
a toujours deux visages) est faite à la fois de réel et de
poésie : l’apparent et le secret. C’est, si l’on veut, du
réalisme poétique… comme Shakespeare.
C’est du moins ainsi que nous espérons la présenter. Au
reste nous aimons tant La Cerisaie que cela nous autorise
à la «manger» à notre guise : l’amour vaut plus que le
respect.
Mais là ne s’arrête pas notre amour pour La Cerisaie.
La Cerisaie est comparable à ces tables gigognes qui
s’emboîtent, presque à l’infini, les unes dans les autres.
Le sujet intime, familier, universellement quotidien se
développe, irrésistible, du particulier au général. Comme
ces fleurs japonaises qui poussent, par miracle, dans un
verre d’eau dès qu’on y a jeté leur mystérieux comprimé.
La Cerisaie a la valeur d’une «parabole». Partant de la
vie courante elle se déploie, sans en avoir l’air, jusqu’aux
confins des sphères métaphysiques.
Et, chose extraordinaire, partant de l’individu observé dans
son univers familier et quotidien, elle atteint rapidement le
53
point de vue général de la société et elle ne s’arrête pas là ;
elle s’élève encore pour retrouver l’Individu, pris cette fois
sous l’angle le plus large, philosophique, universel. C’est
précisément ce qui en fait une très grande pièce.
[…] Une autre leçon de La Cerisaie ? Tchékhov, en traitant
son sujet, nous montre ce que doit être un artiste. C’est
une modestie hypocrite qui, en général, nous fait éviter le
mot : artiste. L’artiste est avant tout témoin de son temps.
L’artiste doit donc s’efforcer d’être avant tout le servant de
la JUSTICE. Comment être partisan et être juste ? Impossible.
Un pur artiste ne peut donc pas être partisan, à moins que ce
ne soit de la justice. C’est le seul cas où il puisse s’engager ;
et puisque c’est le seul cas, il doit d’autant plus s’y engager.
Pour la justice… On dit que Tchékhov était parmi les rares
écrivains qui étaient reconnus des deux camps.
Dans La Cerisaie on aime Gaiev, comme on regrette encore
de nos jours l’époque 1900. Mais on aime aussi Lopakine,
et l’on voudrait l’aider, le raffiner, le rendre moins timide,
lui apporter ce quelque chose qui lui manque, dont il a
conscience et qui lui fait honte. Et l’on ne peut pas, en même
temps, ne pas approuver les propos que tient Trofimov ; on
regrette même la mollesse de notre étudiant, on le voudrait
plus réaliste dans ses perspectives révolutionnaires.
Bref, ce qui reste de La Cerisaie, grâce à Tchékhov, c’est
l’impartialité. Son art est un art de justice. Encore une fois :
du grand théâtre.
Aucun héros conventionnel, rien que des êtres complexes,
aucun robot, rien que des cœurs qui battent.
Et ce sera le dernier point sur lequel je m’arrêterai pour
exprimer quelques-unes des raisons qui me font aimer La
Cerisaie : La Cerisaie est, en définitive, «plantée» sur le
cœur. Ce cœur, cette surchair qui dépasse l’esprit et qui
renferme, en vrac, ces quatre-vingt-quinze sens, dont parle
Trofimov, que nous ne connaissons pas, et qui vont bien
plus loin en sensibilité que les cinq pauvres sens qui ont été
mis officiellement à notre disposition.
Ce cœur qui nous met dans «cet état de larmes» quand nous
revoyons les choses du passé, mais qui, en même temps,
par sa pulsation obstinée, nous pousse vers l’avenir et nous
entraîne à déguster tout le présent.
Ce cœur qui est toute sensation, toute volonté ; bien
supérieur, il me semble, à la tête qui n’apporte que l’idée,
aux sens qui n’apportent que la convoitise. Lui, il est avant
tout révélation, voyance, et pourquoi ne pas dire le mot :
Amour, c’est-à-dire véritable connaissance.
J.-L. B.
Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault,
n°6, Julliard, 1954
Tchékhov est «artiste» encore parce qu’il nous donne une
leçon de tact, de mesure ; pour tout dire : de pudeur. Il n’est
de grand artiste que dans la pudeur. L’impudicité ne trouve
son excuse que dans un excès de candeur ou de naïveté.
Ne confondons pas ici pudeur et pruderie. Il nous enseigne
enfin l’économie. On ne peut absolument rien retrancher
de La Cerisaie. Tout ce qui aurait pu être enlevé, Tchékhov
l’a fait. Tout y est élagué au maximum. Et l’on pense, en
étudiant cette œuvre, à la réflexion de Charlie Chaplin, cet
incomparable artiste, faite à propos d’un de ses films :
«Quand une œuvre semble terminée, bien la secouer,
comme on secoue un arbre pour ne garder que les fruits qui
tiennent solidement aux branches.» … «Ne rien mettre sur le
théâtre qui ne soit très nécessaire, etc.» disait notre maître
Racine.
Aussi, dans Tchékhov, ses indications doivent-elles être
examinées avec précaution et circonspection. Ne dit-il pas
dans une de ses lettres : «On trouve souvent chez moi
l’indice «à travers larmes», mais cela démontre l’état des
personnages et non les larmes.»
Maquettes d'Edouard Pignon pour Ce fou de Platonov,
régie de Jean Vilar, 1956.
Collection Association Jean Vilar, Avignon.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Enfin, Tchékhov est encore un artiste exemplaire car tous
ses personnages, comme dans Shakespeare, sont ambigus :
Lopakine, le terrible, est un timide, un indécis, et un homme
bon ; Mme Ranevskaia la fragile victime est une passionnée ;
Gaiev, la grande tradition, est un paresseux ; Trofimov, le
révolutionnaire, est un mou et un velléitaire.
54
Ce fou de Platonov
Régie de Jean Vilar
En 1956, l’honneur de la création mondiale de Ce Fou de
Platonov (encore qu’il existe une information imprécise
sur une représentation antérieure en Suède) revient à
Jean Vilar à qui Pol Quentin avait apporté une adaptation
étrangement amputée du premier acte. Écrite à l’âge de
vingt-quatre ans par Tchékhov, la pièce avait été refusée,
retravaillée puis abandonnée au profit d’Ivanov. Énorme
projet par ses personnages et ses thèmes foisonnants, Vilar
avait identifié les forts caractères féminins et la faiblesse des
hommes sur fond de perte de la propriété foncière comme
dans La Cerisaie, tout en affirmant la cocasserie tragique de
la vie de province. On se prend à rêver sur la qualité de la
distribution qui réunissait, outre Jean Vilar, Maria Casarès,
Monique Chaumette, Christiane Minazzoli, Roger Mollien,
Daniel Sorano, Georges Wilson, Jean-Pierre Darras, Jean
Topart, Philippe Noiret… Dans les notes inédites que nous
publions ici, on verra comment, quoique la pièce finisse
tragiquement, Jean Vilar en soulignait la tonalité drôle, vive,
humoristique.
Acte I
Scène I : Triletzki, Bourgrov, Glagolaiev Père
Cette première scène est vivement enlevée. Ne perdez pas
de temps au cours des premières répétitions à « chercher »
votre personnage. Vous le trouverez peu à peu en collant
répliques à répliques, prenant un ton chaud, élevé.
D’ailleurs, l’atmosphère du premier acte est celle d’une fête,
d’une soirée exceptionnelle en province. On y danse, on y
boit beaucoup, on rit, on vit haut, tout cela pour masquer
pendant au moins un soir l’indigence de la vie. C’est d’autant
plus forcené.
Triletzki n’est pas tout a fait saoul. Il est habillé de vêtements
élimés.
Glagolaiev est un monsieur de très bonne compagnie, riche,
très soigné, un peu lourd car il est assez âgé. Dans cette
scène comique d’apparence, Glagolaiev ne rit pas et le jeu
doit être sans effet. Il est très richement habillé. Barbes,
moustaches, perruques blanches.
Bougrov, il n’a ici qu’une réplique. Ne pas insister, ce n’est
pas [dans cette] scène que le personnage peut se dessiner.
Mise en place descendant les marches (fond), les 2 sont
poursuivis par Triletzki, très en verve et gai.
Bougrov s’éloigne côté jardin. Triletzki et Glagolaiev
descendent au centre du plateau. Faire une mise en place
simple mais en mouvements dans le sens : Triletzki poursuit
Glagolaiev qui s’échappe à tout coup.
55
Scène II : Triletzki + 2 domestiques
Les 2 domestiques sortent de la porte-fenêtre, descendent les
escaliers et vont chacun dans des directions différentes :
L’un vers coulisse jardin
L’autre vers coulisse cour.
Lorsqu’ils sont arrêtés par « eh là vous deux » de Triletzki.
Bien respecter les indications de Tchékhov. Les valets
saluent très bas. Ils appartiennent depuis toujours à la
grande famille des Voinitzev.
Ne pas faire des mimiques inutiles quand vous recevez
l’argent.
Triletzki, une fois de plus, se retrouve au centre à la fin de
la scène.
Maintenir un grand mouvement, presto.
Scène III : Le Père Triletzki, Triletzki, Sacha
Le Père Triletzki est très vieux – 80 ans : c’est l’âge du
roi Lear, à la lettre le roi Lear. Sa sensibilité est forte et
puissante, on ne peut lui résister quand il est sur le plateau.
Ne pas trop ralentir, sinon Triletzki qui est ivre et Sacha qui
est impatiente de partir, seraient en position de spectateur
et non d’acteur.
Bien réglés les petits mouvements avec Sacha, notamment
lorsque celle-ci essaye à tout coup de l’entraîner.
Sacha : quand l’actrice se mettra en colère, il est nécessaire
de marquer dans cette première scène de Sacha, combien
Sacha est douce, honnête simple, humaine. Pas de colère
crispée et dure, donc !
Elle n’est plus très jeune. Sa voix est celle d’une femme,
un peu grave. A travers tous ses malheurs considérables
causés par les vies anarchiques de son mari, de son frère,
de son père, elle a conservé cette bonté innée qui est celle
des servantes au grand cœur. Le jeu doit rester réaliste. Elle
conduit père et frère, un peu comme elle mène son petit
Kolya. C’est Antigone, fille de prolétaires. Elle dirige tout
cela comme on dirige une famille nombreuse et pauvre.
Acte I, scène IV
Petrin : ne pas pousser trop loin la composition du
personnage par les moyens habituels de voix, geste, etc.
c’est-à-dire par l’extérieur, sans être habité par cette âme
d’usurier. Attention, son abord est assez sympathique du
moins pour un lecteur français. Mais je crois que ce genre
d’homme est assez odieux à un Russe. Ne pas se laisser
gagner par cet amour occidental pour le type slave. Petrin
est odieux. C’est un des grands personnages de la pièce.
Petrin est un usurier en goguette ce soir là et il est drôle.
Mais c’est le ver dans le fruit : il participe à la soirée d’Anna
Petrovna qui ne l’a certainement invité que pour l’amadouer.
Il hait la veuve. C’est un Gobseck au petit pied. [...]
Scène V
Mise en place : Petrin, jardin, Bougrov, cour.
Heure indication générale suivante de Tchékhov « Puis ils se
promenèrent »
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
56
Scènes VI et VII
Ils croisent les deux usuriers, qui leur laissent avec beaucoup
de facilité le passage.
Voinitzev est doux. Il est pressant. Il est très amoureux de
sa femme. Le mouvement les amène de la maison au jardin.
Premier plan.
Puis au centre, sur Sofia : « Je t’en prie, ne m’interroge pas ».
Après s’être approché de Sofia sur : « Je me demande où
vous, femmes, …ennui », il répond à Sofia au centre. Chaque
foi qu’il s’approche, intuitivement et sans s’en rendre compte
elle même, elle l’esquive ou s’éloigne d’un pas.
Anna Petrovna : une fois de plus, Anna joue de sa fenêtre
comme d’un masque.
L’appel vocal est charmant mais vif. Ne pas faire un sort à
ce genre de phrase. Elle intriguera d’autant plus que ces
apparitions seront visibles certes, mais rapides.
À la fin de la scène, Anna est au jardin près du banc.
Voinitzev entre très vivement dans la maison.
Scène VIII
La première réplique de Sofia n’est pas un monologue. Il ne
peut en avoir le poids. Ce sont des gromelots rapides, encore
que distinctement entendus. Ce sont des soupirs haletants
et les uns sur les autres. Soupirs ici exprimés par des mots.
Ne pas ralentir. Et ne pas trop penser.
Dès que Sofia voit Platonov, sa réaction est telle que nous
devons comprendre que hic jacet lupus.
Jouant la scène, je ne crois pas nécessaire de transcrire la
mise en place. Nous chercherons cela avec la Sofia. [...]
est aisé et s’enchaîne comme dans une conversation banale,
quotidienne.
Vengerovitch est au jardin.
Scène XII
La scène est vive, gaie, enjouée et doit être jouée telle par
les deux interprètes.
Grekova descend les marches et va au centre.
Platonov d’abord au jardin.
C’est sur « … petite dinde » qu’il s’avance vers elle
jusque- là il n’a pas fait un pas vers elle. Les distances
sont donc assez grandes jusque-là. Elles vont se resserrer.
Et alors, bien suivre les indications de Tchékhov :
« Il passe son bras sous sa poitrine etc... »
« Il l’embrasse »
« Elle se dégage »
etc.
Oui Grekova est en larmes sur « Vous ne m’auriez pas
embrassée sans cela… »
Le ton de cette scène doit être doublement soigné, car c’est
la figuration scénique des insolences de Platonov, et qui
le mèneront au tribunal. Il est odieux. Elle est terriblement
blessée. À fond.
V
Je vois qu’à un moment Petrin s’assied mais un très court
moment. Pour exprimer une pose physique : la fête est
fatigante et l’alcool le travaille. Il n’est pas chez lui ; il a un
complexe d’infériorité dans ce milieu de propriétaire et il
n’ose s’asseoir, même quand les patrons ne sont pas là. [...]
V
Maquettes d'Edouard Pignon pour Ce fou de Platonov,
régie de Jean Vilar, 1956.
Collection Association Jean Vilar, Avignon.
Scène X
[...] Vengerovitch, sur les marches/ première réplique
Ossip jardin premier plan
Vengerovitch est vraiment gêné par la présence d’Ossip. Ce
n’est pas le lieu pour rencontrer un moujik. D’autre part,
c’est la fête, il est assez ivre et les conditions sont donc
mauvaises pour « discuter ». Bien marquer cela. Ossip, lui,
s’en fout. Il est très calme.
Je rappelle que le dialogue s’enchaîne sur le ton le plus
quotidien.
Dans la longue réplique dernière de Vengerovitch, toute son
âme tortueuse et craintive se montre. Il veut et il ne veut
pas. Démolir quelqu’un mais ne pas le tuer. La lâcheté.
Ossip s’éloigne et disparaît par le fond du jardin.
Vengerovitch, sur l’entrée de Platonov, reste au jardin. Il se
retourne vers lui.
Scène XI
Je mettrai en place de vive voix.
N.B. Ici aussi ne pas prendre de temps inutiles. Prendre
uniquement ce que l’on appelle des respirations. Le dialogue
57
Le rire
de la jeunesse
Jean Vilar
Tchékhov, tout comme notre Molière, est, à travers les courtes
ou grandes comédies, un farceur. Les personnages sont,
au moins, drôles, et aux heures les plus douloureuses de
leur petit destin, ils appartiennent, quoi qu’il en soit et quoi
qu’ils disent, et même s’ils attentent à leur vie, au monde de
l’ironie. Tchékhov n’est pas le Labiche du désespoir.
Je sais, il y a Treplev, il y a Nina ou Ivanov et bien d’autres.
Mais précisément, le génie propre à Tchékhov, sa nature
foncière, le satiriste qu’il fut toujours, au théâtre du moins,
a fait entrer dans le domaine de la comédie la mort ou le
suicide sans que ni l’une ni l’autre n’y soit insolite. Médecin
de profession et malade, il connaît trop bien les réalités
physiologiques pour prendre au sérieux le romanesque ou
la déchéance de ces héros. La mort, dans ce théâtre, entre
au magasin des accessoires comiques et le dérisoire est ici
un instrument de la farce. Bref, je ne vois nulle tristesse dans
ces faillites et dans ces échecs, dans cette décrépitude. La
mort adolescente est elle-même un événement simple.
Nous sommes loin de Chatterton. À travers ces personnages
de tous les jours, Tchékhov, en souriant, exorcise les
romantismes de l’échec et de la mort. Allons, il faut jouer et
il faut lire, ami lecteur, les pièces de Tchékhov comme des
comédies. Elles sont drôles. Elles se moquent. Elles sont
vives.
Jean Vilar
préface à La Cerisaie et à La Mouette,
Le Livre de Poche, 1963
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
V
La dernière demeure de Tchékhov : dessins
de S. M. Tchékhov publiés dans une brochure
Maison-musée à Yalta adressée à Vilar en 1957.
Ci-contre, lettre de la sœur de Tchékhov
à Jean Rouvet, administrateur du TNP.
Collection Association Jean Vilar.
58
59
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
60
Dépasser Stanislavski
Giorgio Strehler
À l’interlocuteur étonné qui me demanderait : « pourquoi
une autre Cerisaie ? », je répondrais avec beaucoup de
simplicité : parce que La Cerisaie est un chef-d’œuvre.
Il suffit donc d’être un chef-d’œuvre pour avoir « raison »
d’être représenté ? Est-il juste de représenter les chefsd’œuvre ? Ou non ? Les classiques et ainsi de suite ? C’est
une vieille histoire mais elle vaut la peine qu’on s’y arrête
un instant.
1) Je crois que oui. Car toute grande œuvre de l’intelligence,
du cœur humain est éternelle. L’idée de « momentané »
est dépassée par les grandes œuvres qui représentent des
points de référence pour l’homme.
Je ne crois aux classiques qu’à cette condition : comme
étant écrits aujourd’hui pour aujourd’hui et pour demain.
S’ils ne sont pas tels, ce ne sont pas des classiques, ce sont
des œuvres plus ou moins importantes, des documents
plus ou moins négligeables d’un « moment » de l’histoire
qui passe. Le vrai classique ne passe pas. Il peut être plus
évident à certaines périodes, moins à d’autres ; certaines
« choses dites » d’une certaine façon seraient aujourd’hui
dites autrement, peut-être, et demain autrement encore ; de
même, certains aspects formels peuvent se modifier comme
certains aspects de contenu : mais l’œuvre d’art reste
intacte, elle est là et parle. Elle est juste, elle est nécessaire,
elle est active, elle est révolutionnaire, toujours et toujours
dans l’histoire.
V
2) Pourquoi malgré tout, parmi « tout le théâtre mondial »,
cette Cerisaie en 1974 ? Je réponds encore : parce qu’elle
est magnifique, parce que je l’aime, parce que j’en sens la
nécessité. Et si je suis un interprète « juste », je devrai bien
être, d’une façon ou d’une autre, ce miroir du temps dont
nous parle Shakespeare, non ? Si l’œuvre m’est nécessaire,
elle doit bien l’être d’une façon ou d’une autre pour les
autres.
La Cerisaie, mise en scène Giorgio Strehler, 1974.
Photo Luigi Ciminaghi / Piccolo Teatro de Milan.
Vous n’ignorez pas que c’est ma deuxième mise en scène de
La Cerisaie et que je fus très malheureux à la première. Je me
rappelle nettement la fin : les applaudissements habituels,
et même très chaleureux, me sembla-t-il, mais j’éprouvais
un sentiment de profonde insatisfaction intérieure. Le
sentiment d’avoir à peine effleuré La Cerisaie, par fatigue,
inexpérience et manque de temps. La Cerisaie fut montée
après La Trilogie de La Villégiature, après l’exposition
créatrice de La Villégiature ; elle devait être la suite d’une
même réflexion sur la « fin » d’une société, sur le frisson
de la fin et ses pressentiments, pendant deux moments
particuliers de l’histoire européenne et du monde. Mais
j’abordai la deuxième phase, le cœur un peu sec. Nous
commençâmes à répéter La Cerisaie trois ou quatre jours
après la première de la Trilogie de Goldoni. Cette année,
après avoir repris La Cerisaie, je ferai « ensuite » La Trilogie.
Le destin qui se venge, ou l’histoire, ou autre chose, je n’en
sais rien, mais là aussi un effet du hasard…
Je sortis dans la cour, la même qu’aujourd’hui, tandis qu’il
commençait à neiger et je m’enfuis comme un voleur, plus
que d’habitude, car je m’enfuis toujours aux premières de
mes mises en scène. Cette fois là, je m’enfuis davantage.
J’ai donc un compte à régler avec moi-même, si j’en suis
capable ! Mais, évidemment, ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Tôt ou tard, les réflexions ininterrompues ou inachevées
doivent être reprises pour qu’on les termine, qu’on les
achève, ou pour savoir si nous serons un jour capables de
les mener à leur terme.
Mais ce n’est certainement pas ce qui me pousse aujourd’hui
à penser à une Cerisaie différente évidemment, tout à fait
différente de celle d’alors.
Je ne sais pourquoi, je vous l’avoue, mais cette Cerisaie,
telle qu’elle commence à se dessiner, est proche de Lear.
Elle prolonge une réflexion qui n’est pas formelle, mais de
fond. Je dis : je ne sais pourquoi. La réflexion, ou une partie
de la réflexion, c’est le sentiment du temps, le temps, une
enquête sur le temps, sur les générations qui passent, sur
l’Histoire qui change, sur le changement, sur la douleur qui
« fait mûrir », « la maturité est tout ! », comme dit Edgar ! Sur
l’espoir et la certitude active que ce monde, on doit le faire,
qu’il se fera… je ne sais…cela et beaucoup d’autres choses
encore.
61
Voila ce que je voulais vous dire : que ce Tchékhov, que
tout Tchékhov est vivant pour moi. Ce n’est pas un poète du
renoncement et du désespoir. Mais ce n’est pas pour ça qu’il
ne connaît pas la douleur, la douleur même d’être vivant et
de faire, jusqu’à la fin, ce qui doit être fait.
Oui La Cerisaie est un chef-d’œuvre, et sur tous les plans.
La Cerisaie est peut-être l’exemple le plus grand de ce que
le meilleur de la société bourgeoise nous laisse, sur le
plan théâtral, dans une conscience d’elle-même à laquelle
d’autres sont incapables d’atteindre.
[…] Nous sommes en train de nous rendre compte
aujourd’hui qu’il faut tenter de représenter Tchékhov non
pas sur le modèle de Stanislavski (et ce fut notre tâche
que de conquérir cette dimension), mais dans une autre
perspective : plus universelle et symbolique, plus ouverte
à des sollicitations fantastiques ; avec le risque terrible de
retomber dans une sorte d’abstraction passe-partout, d’ôter
toute signification à la réalité plastique de Tchékhov, c’est-àdire aux choses que sont les pièces, les tables, les chaises,
les fenêtres : choses et surtout histoire. Car l’histoire est vue
par le spectateur comme milieu, comme costumes, visages,
cheveux, lunettes, faux cols, etc. Le reste est évidemment
nécessaire, c’est-à-dire l’histoire à l’intérieur des choses
et des personnages. Mais isoler un acte de Tchékhov dans
un « décor abstrait », dans un vide symbolique, c’est ôter
une réalité plastique à l’histoire. Cela revient à dire que cet
acte se déroule aujourd’hui et toujours. Or, le problème de
Tchékhov est toujours celui que j’appelle des « trois boîtes
chinoises ».
Il y a trois boîtes : l’une dans l’autre, encastrées, la dernière
contient l’avant-dernière, l’avant-dernière la première.
La première boîte est celle du « vrai » (du vrai possible qui, au
théâtre, est le maximum du vrai), et le récit est humainement
intéressant. Il est faux de dire, par exemple, que La Cerisaie
n’a pas d’intrigue « amusante ». Elle est, au contraire,
pleine de coups de théâtre, d’événements, de trouvailles,
d’atmosphère, de caractères qui changent. C’est une histoire
humaine très belle, une aventure humaine émouvante. Dans
cette première boîte, on raconte donc l’histoire de la famille
de Gaev et de Lioubov et d’autres personnages. Et c’est une
histoire vraie, qui se situe certes dans l’Histoire, dans la vie
en général, mais son intérêt réside justement dans la façon
de montrer comment vivent réellement les personnages,
et où ils vivent. C’est une interprétation-vision « réaliste »,
semblable à une excellente reconstitution, comme on
pourrait la tenter dans un film d’atmosphère.
La deuxième boîte est en revanche la boîte de l’Histoire.
Ici, l’aventure de la famille est entièrement vue sous l’angle
de l’Histoire, qui n’est pas absente de la première boîte,
mais en constitue l’arrière-fond lointain, la trace presque
invisible. L’Histoire n’y est pas seulement « vestiaire » ou
« objet » : c’est le but du récit. Ce qui intéresse le plus ici,
c’est le mouvement des classes sociales dans leur rapport
dialectique. La modification des caractères et des choses
en tant que transferts de propriétés. Les personnages sont
certes, eux aussi, des « hommes », avec des caractères précis,
individuels, des vêtements ou des visages particuliers, mais
ils représentent – au premier plan – une partie de l’Histoire
qui bouge : ils sont la bourgeoisie possédante qui est en
train de mourir d’apathie et de démission, la nouvelle classe
capitaliste qui monte et s’empare des biens, la toute jeune
et imprécise révolution qui s’annonce, et ainsi de suite. Ici,
les pièces, objets, vêtements, gestes, tout en gardant leur
caractère vraisemblable, sont comme un peu « déplacés »,
ils sont « distancés » dans le discours et dans la perspective
de l’Histoire. Sans aucun doute la seconde boîte contient
la première, mais c’est justement pourquoi elle est plus
grande. Les deux boîtes se complètent.
La troisième boîte enfin est la boîte de la vie. La grande
boîte de l’aventure humaine ; de l’homme qui naît, grandit,
vit, aime, n’aime pas, gagne, perd, comprend, ne comprend
pas, passe, meurt. C’est une parabole « éternelle » (pour
autant que puisse être éternel le bref passage de l’homme
sur la terre). Et là les personnages sont envisagés encore
dans la vérité d’un récit, dans la réalité d’une histoire
« politique » qui bouge, mais aussi dans une dimension quasi
« métaphysique », dans une sorte de parabole sur le destin
de l’homme. Il y a les vieux, les générations intermédiaires,
les plus jeunes, les très jeunes ; il y a les maîtres, les
serviteurs, les demi-maîtres, la fille du cirque, l’animal, le
comique etc. – une sorte de tableau des âges de l’homme.
La maison est « La Maison », les pièces sont « Les Pièces
de l’Homme » et l’Histoire devient une grande paraphrase
poétique d’où n’est pas exclu le récit mais qui est contenue
toute entière dans la grande aventure de l’homme en tant
qu’homme, chair humaine qui passe.
Cette dernière boîte amène la représentation sur le versant
symbolique et « métaphysico-allusif » – je ne peux trouver le
mot exact. Elle se purifie d’une grande partie de l’anecdote,
se hausse à un autre niveau, vole très haut.
[…] Une représentation « juste » devrait nous donner sur
scène les trois perspectives réunies, tantôt en nous laissant
mieux percevoir le mouvement d’un cœur ou d’une main,
tantôt en faisant passer l’Histoire devant nos yeux, tantôt en
nous posant une question sur le destin de notre humanité
qui naît et doit vieillir et mourir, malgré tout le reste, Marx
inclus. Un décor « juste » devrait être capable de vibrer
comme une lumière qui frémit à cette triple sollicitation…
[…] Epaisseur sociale de La Cerisaie
L’échantillonnage des personnes de La Cerisaie présentet-il, du point de vue sociologique, quelques faiblesses ?
C’est une question que l’on est amené à se poser lorsqu’on
examine le texte sous l’angle de la « deuxième boîte »,
celle de l’Histoire. Il semble évident qu’il ne peut présenter
tous les exemples ou, mieux, tous les « cas typiques » de
l’Histoire.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
62
V
Manuscrit de Tchékhov : La Cerisaie.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
[…] Tchékhov disait : « Chacun écrit comme il peut et comme
il sait. » C’est dans ce savoir que réside la différence
fondamentale entre « naturalisme » et « réalisme ». La
théorie de Lukacs sur la différence qu’il y a entre raconter et
décrire est parfaitement valable ici. Celui qui sait, raconte,
celui qui ne sait pas ou qui sait par « acquisition extérieure »,
décrit. Et Tchékhov raconte toujours. Une propriété donc ;
dans cette propriété, une maison et un jardin. Et ceux qui
habitent ou qui passent dans cette maison et ce jardin.
Le jardin devient le lieu d’une rencontre-choix d’une partie
de la société. Une autre partie en est exclue. Mais celle qui
reste est très importante, elle possède tous les caractères
d’une typisation historique et humaine (toutefois limitée).
Et c’est là qu’il faut faire attention, qu’il faut affirmer avec
courage que Tchékhov ne pouvait pas et ne devait pas
aller « au-delà ». Parce que le savoir de Tchékhov n’allait
pas plus loin. Sur le futur, en somme, Tchékhov ne pouvait
sans doute guère en savoir plus que ce qu’en sait le vieil
étudiant, et, sur le passé, guère plus que ce que laisse
entrevoir le vieil « esclave » Firs. Entre ces deux pôles, dans
une perspective incroyablement exacte, se situent, tous les
autres personnages, hommes et femmes. Avec des vides
que d’autres comédies, d’autres nouvelles de Tchékhov
comblent, jusqu’à un certain point.
Giorgio Strehler
Un Théâtre pour la vie, 1974,
Ed. Fayard, 1980, pour la traduction française
63
La modernité même
Antoine Vitez
Et puis, en travaillant et en montant La Mouette, j’ai été
déçu, déçu de quelque chose dont maintenant je suis
content : ce langage-qui-ne-veut-rien-dire et que je trouvais
magnifique, ce procédé du collage dont je m’enchantais…,
mais ça n’était pas vrai, ça n’était pas écrit du tout pour ça.
Il y a un leurre, exprès. Après avoir énormément travaillé sur
les pièces de Tchékhov au Conservatoire (toutes, mais je n’ai
monté que La Mouette, et pas très bien), j’ai la certitude au
contraire qu’absolument rien, pas un mot, pas une indication
de scène ne reste sans sens. Il y a beaucoup plus de sens
dans Tchékhov que dans la vie, une obsession du sens :
son style vise à donner du monde et des conversations ou
des rapports entre les gens une théorie. Rien de ce qui est
apparemment « par hasard » n’échappe à l’intention de
signifier ou d’interpréter. Au travers de Lundi rue Christine,
Tchékhov nous prouverait que les hommes s’entendent, se
répondent et nous disent des choses. Je ne parle pas du
sens totalisable de l’œuvre, je dis simplement que chaque
réplique a un sens utile pour le personnage, utile pour la
fiction. Quant au sens général de celle-ci, il n’est pas plus
donné dans Tchékhov que dans Tartuffe par exemple, et
Dieu sait si on peut rêver à ce niveau, où rien n’est fermé.
Mais concurremment à ce que je viens de dire, et dont je suis
personnellement assuré, je trouve chez Tchékhov un procédé
littéraire contemporain des Calligrammes d’Apollinaire, qui
est de travailler avec la banalité, avec aussi la dentelle ou
les blancs. […]
[…] Une autre dimension sous-tend ces personnages : sous
l’apparent tissu de la banalité quotidienne s’agitent de
grandes figures mythiques, cachées. C’est dans son théâtre
mais aussi dans l’idée qu’il a de la vie, dans la mesure où
ce théâtre-microcosme est une tentative pour représenter
la vie-de-tout-monde. Rappelons-nous que cette œuvre
est contemporaine des premières découvertes de Freud ;
les grandes et les petites actions permutent sans cesse, la
tragédie peut se tenir dans la cuisine ou entre des meubles
ou des préoccupations ordinaires ; et inversement les
actions quotidiennes peuvent atteindre à la nudité de la
tragédie classique. Il y a une sorte de retournement, un
refus de l’ancienne « noblesse des styles ». Que les grandes
E. S. Kochergin. Maquette de décor pour La Cerisaie,
Saint-Pétersbourg, 1993.
Collection Musée Bakhrouchine, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Si Tchékhov représente la modernité même, par rapport à
une pièce comme Le Révizor par exemple, je me rappelle
par contre très bien l’époque où les pièces de Tchékhov
étaient injouées et injouables, et où la plupart des hommes
de théâtre disaient que c’était trop long, très ennuyeux,
qu’il ne s’y passait et qu’on n’y comprenait rien… Cela vous
parait peut-être étrange, mais j’ai connu cette époquelà, je parle du début des années cinquante… J’avais à peu
près vingt ans, et jamais on ne jouait en France une pièce
de Tchékhov correctement – je ne dis pas qu’on le joue
correctement maintenant, mais on sait au moins ce qu’il
y a à jouer dedans. C’est le problème des classiques, de
leur lecture et de leur interprétation. En ce qui concerne Le
Révizor, l’une des raisons de mon « échec » auprès de la
critique (mais pas auprès du public lui-même, c’est à noter)
est que l’opinion publique française ne saisit pas l’enjeu
de ce texte, je veux dire ce qu’il y a à jouer là-dedans. Pour
Gogol, on n’a toujours pas de référence en France, alors que
pour Tchékhov, oui : quelles que soient les mises en scène,
on sait à peu près de quel jeu et de quel enjeu il s’agit. Je
me rappelle très bien que lorsque j’ai commencé à faire du
théâtre, en 48-49, Tchékhov restait extrêmement mystérieuxon ne comprenait pas le sens du texte. Jeune comédien, je
ne savais pas du tout de quoi il retournait. L’idée dominante
était qu’il s’agissait d’un texte évanescent, impressionniste,
de brumes du Nord, de vapeurs russes, et donc que c’était
beaucoup trop long : trop de brumes pour peu d’action,
il fallait couper. Les premières représentations qui ont
redonné ou délivré le sens des œuvres de Tchékhov (ce que
je n’ai pas réussi à faire dans Le Révizor) furent celles de
Sacha Pitoëff. Elles n’échappaient pas à une certaine idée du
théâtre de Tchékhov que je vais dire, qui est que ce théâtre
se donne pour tâche de représenter la vie et le non-sens de
beaucoup de moments quotidiens, qu’il y a énormément
de répliques (je le croyais et c’était ce que Sacha voulait
montrer) qui ne veulent rien dire, sont là pour ne rien
vouloir dire sinon la banalité, comme autant de petites
feuilles mortes ou détachables de « la vie »… Que c’était
ça le charme de Tchékhov. J’en ai moi-même été longtemps
persuadé. D’autant plus que ces choses « sans intérêt »,
ces collages me paraissaient très légitimes littérairement,
et me rappelaient Lundi rue Christine d’Apollinaire, fait de
conversations entendues, d’images de la simple vie. Où l’on
ne comprend pas de quoi les gens parlent.
64
65
figures mythologiques ne sont pas éloignées de nous mais
en nous – c’est ce qu’a magnifiquement montré Freud :
Œdipe, Hamlet sont à portée de notre main, nous portons
en nous-mêmes et au cœur de nos actions les plus banales
toute la tragédie du monde. Cette remarque me semble utile
dans la mesure où elle redonne de l’optimisme vis-à-vis du
théâtre, de la représentation des « grands classiques » par
exemple : on dit souvent qu’aujourd’hui nous ne vivons plus
à l’époque des « géants », comme Richard II ou Napoléon…
Ce qui est faux, puisque nous avons eu Staline ou l’ayatollah
Khomeiny. Je veux dire que les figures historiques ne
sont pas moins « grandes » aujourd’hui qu’hier. Mais en
revanche nous avons l’impression que notre vie quotidienne
est minable par rapport aux grands mythes passés. D’où
l’importance de Freud : les grands mythes sont notre vie
même ; quant à Napoléon ou Richard II, ils ne sont peutêtre pas plus grands que nos petites histoires, ou celles-ci
pas moins intéressantes que les grandes. Les schémas, les
figures sont les mêmes, et cela l’œuvre de Tchékhov le dit :
la présence de Shakespeare dans son œuvre l’atteste, et par
exemple ce fait que La Mouette est une vaste paraphrase
de Hamlet, où Treplev répète Hamlet, Arkadina Gertrude,
Trigorine Claudius, et Nina Ophélie guettée par la folie, etc.
[…]
Dans La Cerisaie, je vois pour ma part beaucoup de choses :
non pas une pièce entièrement reconstituée, comme Hamlet
dans La Mouette, mais plutôt des fragments. J’y verrais des
morceaux de la grande histoire qui s’annonce, et un effort
de conscience tout à fait exceptionnel, qui a pour résultat
de transformer le public en spectateur de l’inconscient des
personnages – ce qu’on retrouvera chez Brecht. Tchékhov
nous montre, nous fait toucher l’inconscient ; et toute mise
en scène de Tchékhov à mon avis, fait faire à un acteur une
action par exemple qui le porte de droite à gauche alors que
son désir le porterait de gauche à droite ; l’acteur devra jouer
cette contrariété des pas et de la tête au point de rendre le
spectateur voyeur de l’inconscience du personnage, de sa
dissociation. Autre chose me semble dans La Cerisaie très
consciemment dit : c’est l’apparition d’une nouvelle classe
en Russie, et la passation des pouvoirs. Et à ce sujet, il y
a selon moi une extraordinaire ironie de l’histoire en ce
qui concerne Tchékhov, un sarcasme qui n’intéresse pas
que La Cerisaie mais toute l’œuvre, Ivanov en particulier.
Tchékhov m’apparaît comme quelqu’un qui, à l’instar de
ses contemporains, voit la fin de la grande histoire – en quoi
évidemment il se trompe…
[…] Lopakhine donc va sortir la Russie, et là m’apparaît la
grimace de l’histoire, et la dimension après-coup prophétique
de Tchékhov. Car si, l’histoire immédiate lui donne tort, si le
« grand ouragan » va effectivement déchaîner une révolution,
conformément aux idées qu’il prête pour rire et sans y
croire aux Tousenbach ou aux Trofimov, cette révolution
finalement n’aura été qu’une ruse de l’Histoire pour installer
au pouvoir des gens qui auront tous les traits de Lopakhine
ou de Borkine. Autrement dit, si Tchékhov se trompe à
court terme, le long terme lui donne étrangement raison. La
révolution aura servi en Russie à rattraper les conquêtes ou
le niveau de vie qu’un capitalisme couronné d’une idéologie
à la Homais promettait aux contemporains de Flaubert. (Il ne
faut jamais couper Tchékhov de Flaubert ou de Maupassant :
intellectuellement, ce sont ses vrais contemporains.) Ce que
Tchékhov craint pour la Russie, et l’avenir immédiat qu’il a
sous les yeux, c’est celui d’un pouvoir d’instituteurs ou de
pharmaciens de village, positivistes farouches, rationalistes
et militaristes, pouvoir de bureaucrate à front bas que le
régime dit communiste généralisera. Chamraïev, l’intendant
de La Mouette, est bien au faîte de sa gloire aujourd’hui.
Extrait de la revue Silex, n°16, 2e trimestre 1980.
Isaak Ilyich Levitan : Bosquet de bouleaux,
huile sur papier (28,5 x 50), 1889.
Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
[…] Il considérait toute la pensée apocalyptique, issue par
exemple de Soloviev et qu’on retrouve dans la « pièce
moderniste » de Treplev, comme des blagues, des bêtises
ridicules. Tout le discours de Tousenbach par exemple
(« Dans vingt ans, le monde aura changé, tout le monde
sera au travail, un grand ouragan va passer », etc.) n’est en
aucune façon celui de Tchékhov. Je crois qu’il voyait l’avenir
de la Russie à peu près comme les bourgeois libéraux et
un certain nombre de socialistes légalistes pouvaient le
voir, c’est-à-dire comme un avenir capitaliste, une sorte
d’assagissement du tsarisme qui porterait au pouvoir
Lopakhine. La Cerisaie nous montre que c’est Lopakhine
l’avenir de la Russie. Et ce Lopakhine apparaît sous beaucoup
de traits dans toute l’œuvre de Tchékhov : il y a Borkine dans
Ivanov, mais Borkine est antipathique alors que Lopakhine
est individuellement sympathique. Simplement l’un comme
l’autre est grossier, ne connaît pas la valeur de ce que ses
grosses mains touchent ; Lopakhine ne connaît pas le goût
de ces cerises exceptionnelles dont le vieux Firs reste le seul
témoin, aussi va-t-il transformer ce verger et avec lui toute la
Russie en un immense lotissement, comme fait l’Occident.
On voit arriver les promoteurs et s’annoncer une Russie
d’où les valeurs auront disparu ; c’est une problématique
proche des « mondes engloutis », comme dans Le Mariage
de Figaro. Naturellement beaucoup de privilèges injustes
vont disparaître, mais avec eux se perdra aussi un art de
vivre. […]
66
Une vérité simple
Georges Lavaudant
Tchékhov c’est la vie, toute la vie. Il déjoue les classifications.
Dans la même scène, il est capable de passer du grotesque
à la sincérité, en une phrase, il fait se rencontrer le rire et
l’émotion, en un seul personnage, il fait apparaître le ridicule
et la profonde vérité. Il met en jeu le théâtre et, au même
instant il détruit le théâtre. Il possède l’écriture la plus légère
et la plus aigue, la plus magistrale et la plus innocente qui
se puisse rencontrer au théâtre. Comme avec Mozart, on se
demande comment il a pu avoir ce toucher. Le pessimisme
ou l’optimisme ne dépendent que du metteur en scène ou
l’acteur qui vont en proposer une interprétation.
[…] La moindre phrase ouvre à une humanité, à un moment
de vie et de vérité si éclatante qu’on ne peut plus s’en
passer. Tchékhov met ses personnages à la vie et on ne peut
pas les supprimer. Il nous est arrivé à tous de regrouper
des personnages en un seul, c’est le jeu de l’économie du
théâtre, mais avec Tchékhov c’est toujours une tristesse
parce qu’on supprime la vie, même pour deux phrases…
Il n’y a pas de personnages secondaires chez Tchékhov.
[…] On peut croire que les personnages de Tchékhov
sont placés sous le regard d’un observateur, comme des
marionnettes, et que la vie réelle, mesquine et ordinaire
est en jeu… Oui, apparemment. Mais l’art que soulève son
écriture nous éloigne définitivement de cette plate approche
du réel. Nous sommes, au contraire, dans une forme de
représentation sublime, une alchimie s’opère, comme chez
Mozart. Pour être réaliste, pour approcher la réalité, il ne
s’agit pas de reproduire sur scène ce qui s’est passé dans la
réalité. Euripide est le premier à avoir senti cela : l’illusion
de l’authenticité passe par une économie du langage, une
réduction de la langue qui produit un effet de surprise où le
non-dit est aussi essentiel que l’exprimé.
Le trash, la reproduction telle que la vie, le chromo, n’ont
rien à voir avec Tchékhov.
[…] Il se démarque de cette recherche du naturel, de ce qu’on
prend pour la vraie vie. Il réinvente un art qui n’appartient
qu’à lui. D’ailleurs, les yeux fermés, on le reconnaît : quatre
ou cinq répliques de Tchékhov sont comme quatre ou cinq
mesures d’un grand musicien, on l’identifie à coup sûr, et
pourtant cette musique est faite des mêmes notes que
beaucoup d’autres, ces répliques, des mêmes mots banals.
Qu’est-ce qui fait que ces bêtises sont tout à coup plus
troublantes, plus énigmatiques ? Peut-être qu’on aimerait
voir Les Bas-fonds de Gorki à la télévision sous le regard
trash d’un puissant réalisateur, mais Tchékhov échappe
définitivement à ce registre.
[…] La question est d’accompagner la parole de Tchékhov
au ras de sa vérité. C’est ce que j’ai cru comprendre de
Cassavetes : saisir la violence et la déprime dans le même
mouvement, ne pas être convenu dans la langueur ou le
67
spleen tchékhovien, vivre Tchékhov au présent, dans sa
vérité simple. A cette condition, les paroles sont justes,
elles jaillissent dans leur efficacité, loin de tout effort de
vérisme.
[…] Cette alchimie est très difficile à expliciter… Au cinéma,
la capture de l’émotion est plus forte parce qu’on a les
moyens de l’approcher une fois pour toutes, on n’a pas à la
reproduire tous les soirs.
V
Propos recueillis par Jacques Téphany
Extrait de Quelque chose de Platonov
Ed. Maison Jean Vilar, 2002
Auteur et metteur en scène, Georges Lavaudant a notamment dirigé
l’Odéon-Théâtre de l’Europe de 1996 à 2007. Il a monté Platonov
en 1986 et La Cerisaie en 2004.
Une intimité
troublante
Claire Lasne
Quand on déclenche une familiarité avec son œuvre, elle
devient rapidement si profonde, si intime qu’on ne peut s’en
défaire. Dans un texte de présentation de sa mise en scène,
Georges Lavaudant témoigne de l’imprégnation qui s’opère
dans l’esprit des acteurs lorsqu’on travaille Tchékhov : lors
des pauses pour boire un café, des arrêts pour déjeuner,
on parle d’autre chose, on se détend, et pourtant les mots
de la pièce, des phrases entières reviennent, les répliques
vous suivent, naturellement, toujours à propos. L’œuvre
de Tchékhov est une musique obsédante, fascinante, avec
laquelle j’entretiens une intimité troublante.
J’ai l’impression d’avoir un rapport tout à fait exceptionnel
avec Tchékhov, et je le vis de façon exclusive… Mais quand
j’entends les autres décrire leur vision de Tchékhov, leur
relation à lui, je me rends compte que je ne suis pas la
seule…
Propos recueillis par Jacques Téphany
Quelque chose de Platonov, Ed. Maison Jean Vilar, 2002
Les Trois sœurs, mise en scène Maurice Bénichou,
à la «campagne Bouchony», scénographie de
Claude Lemaire (Festival d'Avignon 1988).
Photo collection Famille d'Anselme de Puisaye
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Claire Lasne est comédienne et metteur en scène. Co-directrice
du Centre dramatique de Poitou-Charentes depuis 1998, elle
a décidé de monter toutes les pièces de Tchékhov dans l’ordre
chronologique. La Mouette a été présentée à Avignon en 2008.
68
La difficulté
de vivre
Maurice Bénichou
Il m’est toujours apparu en lisant le théâtre et les récits de
Tchékhov, qu’il était derrière chacun de ses personnages
mais qu’il ne s’y attardait jamais ; il entre avec eux dans
leur monde et se retire aussitôt pour les regarder vivre. Il
est clair que tous ces personnages, ceux qui sont aveuglés
par leur rêve et ceux qui se regardent vivre, qui ironisent sur
leur existence, presque tous cherchent à élever leur esprit, à
devenir plus fraternels. Tchékhov écrivait « Entre Dieu existe
et Dieu n’existe pas, il y a un espoir immense que l’homme
sage et sincère traverse avec une grande difficulté. Le Russe
ne connaît que l’un de ces deux extrêmes, car ce qu’il y a
entre les deux ne l’intéresse pas. C’est pourquoi d’ordinaire
il ne sait rien ou presque ».
Mais il décrit ce monde, sans haine, sans mépris, sans
jugement définitif, avec une compassion magnifique ; il parle
de la difficulté de vivre, du temps qui passe et qui détruit
l’étincelle divine qui était en chacun, du chemin inéluctable
qui nous conduit vers le froid et l’obscurité. Il dit « Des milliers
d’hommes soulevaient une cloche, ils y avaient mis tant de
peine, de patience et d’argent et tout à coup la cloche est
tombée et s’est brisée, tout à coup sans rime ni raison ! ».
Il dit aussi que la vie est magnifique, absurde, dérisoire.
On n’a jamais pu classer son théâtre dans la catégorie :
comédie, vaudeville ; drame, farce tragique ; d’ailleurs, il ne
voulait appartenir à aucun courant, il voulait avancer seul
avec fermeté et modestie sur la route qu’il s’était choisie et
raconter la vie telle qu’il la voyait, instant par instant, détail
par détail, comme celui qui n’aurait ni langue, ni oreilles,
seulement des yeux, des yeux d’une acuité si grande qu’ils
verraient avant tous les gestes inutiles et parasites qui nous
détournent de notre chemin.
M. B.
Les Trois Sœurs, programme du CADO d’Orléans , 1988
Maurice Bénichou est acteur et metteur en scène. Il joua sous la
direction de Peter Brook dans La Cerisaie, au Théâtre des Bouffes
du Nord, en 1981 et 1983. Il monta lui-même Les Trois Sœurs de
Tchékhov au Festival d’Avignon, en 1988.
69
Le personnage
et le comédien
Eric Lacascade
Sans a priori sur le personnage. Je pars de l’acteur, du
comédien qui, dans un groupe qui nous réunit depuis
longtemps, m’a paru le plus proche du rôle, le plus apte à
l’assumer. Christophe Grégoire (qui jouait Treplev dans La
Mouette) est ainsi chargé d’une lourde responsabilité car
il a été coopté, élu, en quelque sorte, par ses camarades,
dans un moment d’intelligence et d’amitié d’ailleurs assez
beau. Même « élection » de Murielle Colvez (Arkadina dans
La Mouette) pour interpréter le rôle de la Générale : il s’agit
d’une actrice à la palette de jeu assez originale. Le travail
consiste à rapprocher cette humanité de femme de ce rôle
qui va sans doute lui donner des renseignements sur ellemême.
commenter, de rectifier. Tel camarade, distribué dans un
plus « petit » rôle, propose par exemple une improvisation
pleine de liberté et d’ironie sur le personnage de Platonov,
qui permet à l’acteur chargé (c’est le mot) de la partition
de Platonov et, naturellement, quelque peu tendu par
cette responsabilité, de s’ouvrir à un horizon plus libre et
respirable…
Il faut être curieux du personnage, il faut l’aimer jusqu’à
accepter ces renseignements qu’il risque de vous donner
sur vous-même. Jouvet parle très bien de ce dialogue : s’il
joue Macbeth, ou Hamlet, il écrit à Hamlet, ou Macbeth
tous les soirs, pour s’entretenir avec lui. Sans parler d’être
le personnage, je crois fortement à ce dialogue avec l’idée,
ou avec le fantôme. On est au travail vers, au travail sur,
de temps en temps on l’approche, il s’approche, souvent
il échappe, et parfois il y a fusion, moment de grâce
suspendu qu’il n’est pas nécessaire d’obtenir sur toute
la durée du spectacle. Ces points de rendez-vous avec le
personnage me semblent suffisants. Ce qui m’intéresse,
c’est donc de travailler sur la frontière entre ce qui constitue
la personnalité, l’individualité même de l’acteur, et le
personnage. Comment ces deux forces dialoguent-elles ? Si
l’on ne voit que l’acteur, l’intérêt est limité ; si l’on ne voit
que le personnage, c’est un fantôme, une idée. Le lien entre
l’être-acteur et le personnage-fantôme, s’opère à travers
le texte et c’est cette lente rencontre, cette appréhension
réciproque sur laquelle nous travaillons actuellement.
Propos recueillis par Jacques Téphany
Quelque chose de Platonov
Ed. Maison Jean Vilar, 2002
Eric Lacascade est comédien et metteur en scène. De Tchékhov, il a
monté Ivanov, Cercle de famille pour trois sœurs et La Mouette, au
Festival d’Avignon, en 2000, et à la Comédie de Caen qu’il a dirigée
de 1997 à 2006. On retiendra sa mise en scène de Platonov, dans
la Cour d’honneur du Palais des papes, en 2002.
En famille, avant de partir pour Sakhaline, 1890.
Collection Musée Littéraire, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
[…] Le long travail d’adaptation m’a permis d’effectuer des
choix et de sentir, sinon de définir, les lignes directrices sur
lesquelles je souhaitais m’appuyer. Ensuite, j’ai fait mes
propositions de jeu aux acteurs, en fonction des contraintes
d’espace, des problématiques psychologiques. Nous avons
fait beaucoup d’improvisations autour de ces propositions,
chaque acteur masculin travaillant tous les rôles d’hommes,
chaque actrice travaillant tous les rôles féminins, jusqu’à ce
que chacun sache tous les rôles. Un travail très « gymnase »,
université d’acteurs. Chacun est en droit d’observer, de
Ainsi le spectacle naîtra, le jour de la première, fort de toutes
les idées du groupe. Ce chemin parcouru ensemble ne nous
rend pas propriétaires de nos inventions puisque chacun
d’entre nous emprunte beaucoup à ses camarades. Chacun
est porteur de l’ensemble.
70
71
Les Trois Sœurs
Alain Françon
Revenir à la création du Théâtre d’Art
Certaines mises en scène des Trois Sœurs nous restent en
mémoire, je pense à celles de Peter Stein, Matthias Langhoff,
Jean-Paul Roussillon. Mais c’est la première création, au
Théâtre d’Art, qui nous a servi de repère.
Avec Jacques Gabel, le scénographe, on commence toujours
notre travail en regardant de près les images du décor de
Stanislavski. Quand on a imaginé l’acte III, par exemple, on
a repris l’organisation du mobilier de la chambre : tout est
placé sur une même ligne à l’avant-scène, un canapé, de
chaque côté un secrétaire, celui d’Olga et celui d’Irina, puis
leur table de toilette à chacune. Ensuite nous avons accentué
ce que raconte le texte en tournant le décor de telle sorte
qu’apparaisse un angle de cette chambre. C’est bien sûr une
façon de mettre en avant le fait que l’espace vital des sœurs
se réduit. Mais très curieusement, c’est dans cet endroit très
intime et qui est le plus étroit qu’il y a le plus de monde qui
afflue pendant l’acte.
Dans le cahier de régie de Stanislavski, le plus intéressant
c’est d’étudier le système d’organisation des répliques dans
l’espace. Très souvent, il apporte plus de cohérence à une
réplique, il fabrique plus de sens, ou alors il la fait entendre
à un endroit parfaitement inattendu. On imagine à la lecture
de ces annotations que tout était complètement actif. Je
m’en rends compte dans la mise en scène : la plupart du
temps, il suffit de faire un mouvement pour redéplacer le
texte, réattaquer une phrase et ne pas jouer plusieurs
répliques sur la même intensité, ou le même sens. En effet,
chez Tchékhov, le sens n’est jamais donné une fois pour
toutes, c’est une littérature mineure, comme le dit Deleuze
à propos de Kafka, ses pièces ne sont jamais que des petites
phrases accolées qui font, mine de rien, une réplique. C’est
du théâtre mine de rien.
Du centre vers la périphérie
Depuis le temps qu’ils traduisent Tchékhov, Françoise
Morvan et André Markowicz ont observé que les pièces sont
construites par des motifs qui ont tous la même valeur, il n’y
a pas de hiérarchie d’importance entre eux. Ils constituent
le texte de la pièce, un corpus qui avance d’acte en acte.
Leur assemblage dans des intrigues multiples (au détriment
d’une intrigue unique) crée une forme ou un principe
épique, romanesque, qui fait alterner le dramatique et le
non dramatique, l’important et l’insignifiant, l’essentiel et le
secondaire (l’inessentiel dans la vie prend souvent plus de
place que le reste). De ce fait l’histoire racontée n’a pas de
« centre de gravité ». Pas de centre, c’est-à-dire pas d’idée
majeure centralisatrice et pas de gravité non plus : un des
motifs les plus récurrents de la pièce, que les personnages
disent tous, c’est « … pas d’importance ! ». C’est l’inverse
du modèle ibsénien où le sens est toujours sur la crête
de l’essentiel, où il s’agit de philosopher pour essayer de
trouver la vérité. Ibsen cherche à centrer le plus possible,
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
72
à approfondir le centre de gravité jusqu’à l’extrême, pour
conclure sur la nécessité ou pas d’un mensonge vital qui
permette de continuer à vivre. Tchékhov ne travaille pas sur
ce centre de gravité, il essaye au contraire de s’en éloigner
de plus en plus et de se tourner vers la périphérie. Au lieu
d’être centripète, il est centrifuge.
Les personnages n’ont pas de centre non plus, ce qui empêche
de porter sur eux un jugement final définitif. Ils n’ont pas
d’unité apparente, on les voit par des « biais » toujours
différents. Si on regarde comment fonctionnent les relations
entre les motifs et les personnages dans la pièce, on se rend
compte qu’il n’y en a pas un qui leur soit particulièrement
affilié. Prenons par exemple l’adjectif « étrange », très vite
on constate qu’il traverse tout le monde. Chez Ibsen, le motif
aurait été celui d’un seul personnage.
Cependant on a l’impression que pour affirmer quand
même une unité, Tchekhov se sent obligé de prendre un
« symbole » : l’oiseau dans La Mouette, la maison dans La
Cerisaie, Ivanov et sa mélancolie… Il y a bien du symbolique
dans Les Trois Sœurs, on pense notamment aux Parques.
Mais il me semble que ce qui fait le plus l’unité symbolique
des Trois Sœurs, c’est l’incendie de l’acte III. Il est
relativement bref, instantané par rapport au reste entassé
depuis des années, et il détruit tout. Ce qui couvait jusquelà se met à brûler, ensuite il reste les ruines et les cendres.
La pièce se développe sur quatre ans – ce qui pourrait
permettre un temps de construction identitaire – mais en
réalité tout ça représente un tout petit laps de temps, et
tout ce qui vient avant ou après ce fragment de temps est
immense – « deux ou trois cents ans », dans les discours de
Verchinine. C’est pourquoi les pauses sont fondamentales
dans le théâtre de Tchékhov : elles ne doivent pas faire
résonner le silence intérieur des personnages, ce ne sont
pas des silences de gêne ou de non-dits, mais ce sont les
silences du monde. Quand ça s’arrête, il faudrait que ça
renvoie aux grands espaces et au grand silence.
A. F. (mars 2010)
Propos recueillis par Adèle Chaniolleau, dramaturge et assistante
à la mise en scène des Trois Sœurs, interprétée par la troupe de
la Comédie-Française, et présentée en alternance, salle Richelieu,
du 22 mai au 16 juillet 2010.
Alain Françon est metteur en scène. Il a dirigé le Théâtre national
de la Colline de 1996 à 2009.
Le silence du monde
Photo © Christophe Raynaud de Lage
Le drame classique était profondément dialogique : les
scènes n’avançaient que par l’état du dialogue, toujours
pour aller vers une question précise. Dans Les Trois Sœurs,
si par moment le dialogue semble se centrer sur un sujet
qui est énoncé, tout à coup un glissement s’opère où celui
qui est en train de parler se met à dire des choses de lui,
dans une situation et face à un interlocuteur qui n’exigent
absolument pas qu’il le dise. C’est une initiative pour parler
de soi qui se fait sur un mode très particulier : ce ne sont pas
des monologues, mais de brefs moments « d’auto-analyse »
qui ont pour source les motifs et leur développement.
Ces paroles sont prononcées au milieu de tous, elles sont
la part consistante d’un dialogue improbable et l’ouverture
vers un certain lyrisme.
V
En général, c’est du passé qui revient dans ces momentslà, ou à l’inverse, les personnages se projettent dans le
futur. Mais ce n’est jamais du présent. Le présent est très
inconsistant dans Les Trois Sœurs et paradoxalement le
théâtre de Tchekhov est un théâtre profondément existentiel.
Pour les personnages, c’est l’existence qui précède toujours
l’essence.
Maquette de décor de Jacques Gabel pour Les Trois Sœurs,
mise en scène Alain Françon, Comédie-Française, 2010.
Photo Jacques Gabel.
73
traduire, adapter Tchékhov
Une forme
française
Pierre-Jean Jouve
C’est vers 1925 que Pitoëff me demanda d’écrire avec lui le
texte des Trois Sœurs de Tchékhov. Il fallait un texte vivant,
d’une réelle forme française, à travers quoi passerait le
plus possible de la nostalgie substance russe. Une forme
assez alerte, et dure en même temps, pour supporter les
sautes continuelles d’humeur, la disparate du discours,
les changements de ton et de situation, les délégations de
douleur ou de colère, les moments soudains aigus, la pitié
enfin de cette œuvre extraordinaire. Si je me souviens bien,
le premier travail se faisait dans un appartement assez vide,
rue de Buenos-Aires et face à la base de la tour Eiffel. De
grandes pièces avec beaucoup d’enfants dans une familiarité
sérieuse. Il est probable que Georges Pitoëff me dictait en
marchant les phrases les plus proches du dialogue russe ;
j’emportai le premier brouillon et je revenais avec un texte
au net, on recommençait à discuter.
Car Pitoëff avait le plus grand sens de la valeur du texte.
Comme il s’était décidément engagé dans l’adaptation
du théâtre étranger à Paris, ressentant là une mission
particulière – il cherchait aussi à travailler dans la langue la
meilleure, celle qui permet le meilleur jeu. D’où ses travaux
constants avec divers écrivains, qui se superposaient à
tous les autres labeurs : dispositions financières, projets
de mise en scène, répétitions, représentations. Existence
« de fou » d’un directeur-metteur en scène-décorateurauteur-acteur. Après tout spectacle, on se sentait presque
coupable d’indifférence devant une telle somme d’activité,
et désireux de voir de près le sourire navré de Georges, les
yeux brillants de grâce de Ludmilla.
Pierre-Jean Jouve
Cahiers d’art du théâtre et du cinéma,
n°1, 1960, Ed. Spectacles, Paris
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Maquette de décor de V. A. Simov pour le 2ème acte
de La Cerisaie, 1904.
Collection Musée du Théâtre d'art de Moscou.
74
Le Jardin des cerises
Georges Pitoëff
Pour traduire Tchékhov il faut non seulement savoir les
deux langues, mais surtout savoir quel sens il faut donner
au texte, parfois vague, qui prête à plusieurs interprétations
[…] ça doit donner en scène. Tout est dans les plus petites
choses. Le Jardin des Cerises (impossible de dire « Cerisaie »,
il faut absolument conserver le mot de « jardin ») est la plus
délicate de toutes les pièces de Tchékhov. Pour faire parler
ses personnages, il faut les connaître. Je dirai même qu’il
faut connaître toute l’œuvre de Tchékhov pour comprendre
ce qu’est Le Jardin des Cerises. Je connais l’admirable
interprétation de Stanislavki. Je l’ai même jouée moi-même
et chaque fois je trouve des nouvelles beautés dans ce beau
jardin. Dans ce jardin – qui est la Russie.
Georges Pitoëff à Jacques Copeau
29 août 1921
Dans notre traduction française de La Mouette de Tchékhov
l’adaptation ne porte que sur certaines nécessités purement
scéniques. Ainsi, nous avons simplifié partout où cela était
possible les noms des personnages en les appelant par leur
petit nom ou par : mère, oncle, général, etc. D’habitude,
l’auditeur se perd dans les noms compliqués russes et met
même un certain temps pour comprendre ce dont il s’agit.
Et puis pourquoi appeler Nina, comme dans le texte russe,
par son nom de famille Zaretchnaïa ? Zaretchnaïa ne dit
absolument rien à l’oreille française, tandis que pour l’oreille
russe, ce seul nom sonne comme un poème. Zaretchnaïa
veut dire : celle qui vit au-delà de la rivière. Treplev, c’est
celui qui frémit comme une feuille, c’est l’âme du jeune
poète qui frémit. Si on ne comprend pas cela, il vaut mieux
l’appeler tout simplement par son petit nom, Kostia.
Nous avons également remplacé dans le texte de Kostia le
nom de l’écrivain Nekrassov absolument inconnu en France,
par le nom de Pouchkine. De même dans la dernière scène,
nous faisons dire à Nina : « Chez Pouchkine, le meunier
dit : « Je suis un corbeau ». Dans le texte, c’est : « Dans
Roussalka, le meunier dit : « Je suis un corbeau ». Pour que
le public français pût comprendre cette phrase, il faudrait
qu’il connût l’admirable poème de Pouchkine qui s’appelle
Roussalka. Même ce nom, Roussalka, est intraduisible. Si
vous voulez, c’est une ondine, tout en n’étant pas ondine.
Une jeune paysanne, fille du meunier, est séduite par un
prince. Le meunier laisse faire les choses, car l’or du prince
est tentant. Mais le prince se marie et abandonne la jeune
fille qui se jette dans la rivière et devient la Reine des EauxRoussalka. A partir de ce moment, le meunier, son père,
devient fou et dit toujours : Je suis un corbeau comme Nina
dit : Je suis une mouette. Nous avons aussi remplacé par les
mélodies connues que chantonne toujours le Docteur Dorn
les chants tziganes indiqués par Tchékhov (il n’y a que l’air de
Si Belle qui soit maintenu) et nous avons également remplacé
par des personnages et par des titres de pièces connus du
public français, les personnages et les titres des romans
connus du public russe dont parle toujours l’intendant.
Cité dans la revue Silex, n°16, 2e trimestre 1980
75
Fidélité
Jean-Claude
Grumberg
Il y a bien longtemps j’aimais une jeune femme qui aimait
lire les nouvelles de Tchékhov. Au moins aimions-nous ainsi
quelque chose en commun. Ma connaissance de l’œuvre
de Tchékhov et l’amour que je portais à ses nouvelles et à
son théâtre me rendait certes plus séduisant que le fait de
porter des hallebardes ça et là : j’étais, vous l’aviez compris,
jeune acteur non tchékhovien…
En tournée, loin d’elle, je décidai un jour d’ennui
particulièrement intense, de transposer pour la scène
une de nos nouvelles préférées… Le texte de Duel d’Anton
Tchékhov, version scénique Jean-Claude Grumberg, 1960,
existe encore, et même quelques années après, Lucien
Attoun a inscrit cette œuvre impérissable à son répertoire
dramatique de France-Culture. Ainsi, je peux dire que
l’amour de Tchékhov a guidé mes premiers pas sur le chemin
de la littérature et qu’insensiblement il m’a forcé à franchir
le Rubicon : je me suis marié, je n’ai plus cherché de travail
comme hallebardier, j’ai fini de lire l’œuvre de Tchékhov et je
me suis mis à écrire…
Bien plus tard, quand Bénichou m’a parlé de son désir de
monter un jour Les Trois Sœurs, mon amour pour Tchékhov,
ou peut-être une forme de fidélité maladive, m’a poussé à lui
proposer mes services… Encore plus tard, il m’a demandé –
Bénichou – de passer à l’acte, de réadapter, de revisiter, que
dire, de travailler disons avec lui, sur une version nouvelle
des Trois Sœurs…
D’abord, lisant le mot à mot de Madame Geneviève Carolus
Barre qu’il m’avait passé, sans trop savoir pourquoi je me
suis mis à pleurer… Alors j’ai voulu reculer, c’était trop
fluide, trop délicat, trop beau pour moi. Dans la confection,
j’avais appris que les trop belles soies, les tissus trop fins, les
mousselines trop riches étaient particulièrement difficiles
à travailler, que le moindre coup d’aiguille malencontreux
provoquait des trous, des catastrophes irréparables, qu’il
fallait avoir la main légère et sûre pour se lancer ainsi dans
la couture.
Jean-Claude Grumberg est comédien, auteur dramatique,
scénariste. Sa dernière pièce, Vers Toi Terre promise, Tragédie
dentaire a reçu le Prix du Syndicat de la Critique et le Molière de
l’auteur en 2009.
Un travail d’écrivain
Daniel Mesguich
Michel Vittoz avait étudié un mot à mot avant de me
proposer non pas une adaptation mais une écriture de
Platonov. En aucune façon je ne voulais une traduction
respectueuse, à mes yeux le pire service rendu aux auteurs
de langue étrangère, mais bien un travail d’écrivain, ce qui
est une meilleure façon d’être fidèle à l’original. Ensemble,
nous avons fait des coupes, supprimé des personnages (par
exemple Ossip que j’avais mêlé au personnage de Bougrov).
Par ailleurs, j’ai ajouté deux personnages à la distribution de
Tchékhov : deux domestiques, deux « bonnes » se faufilaient
– comme on dit en couture, j’emploie le mot à dessein-, tout
au long du spectacle.
Quelque chose de Platonov
Ed. Maison Jean Vilar, 2002
Daniel Mesguich est comédien et metteur en scène. Il a monté
Platonov ou l’homme sans père de Tchékhov au Théâtre de
l’Athénée-Louis Jouvet, en 1982. Il dirige le Conservatoire national
supérieur d’art dramatique (CNSAD) depuis 2007. Dernier roman
paru : L’Effacée (Plon, 2009).
Isaak Ilyich Levitan : Pommiers en fleurs,
huile et encre sur toile (37 x 50), 1896.
Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Mais la fidélité – toujours elle – m’a empêché de me défiler.
Fidélité à Bénichou – on n’a pas tellement d’amis et passé
un certain âge on a du mal à s’en faire – fidélité à Tchékhov
bien sûr et pourquoi ne pas le dire, bien que cela n’intéresse
personne et que cela risque de nuire à mon image de
séducteur à lunettes, fidélité à celle qui aimait Le Duel, et
qui, elle aussi, pleurait la nuit sur les nouvelles de Tchékhov
sans trop savoir pourquoi.
Les Trois Sœurs
programme du CADO d’Orléans, 1988
76
Le mouvement de
pensée
Peter Brook
Il existe quatre versions de La Cerisaie en français, et
davantage encore en anglais. Et pourtant, chaque fois il faut
remettre ça. Il est nécessaire de réévaluer régulièrement les
adaptations existantes – elles portent toujours la marque
de l’époque à laquelle elles ont été écrites, tout comme les
spectacles que rien ne destine à durer.
Il fut un temps où l’on croyait qu’un texte devait être recréé
librement par un poète pour qu’il en restitue l’atmosphère.
Aujourd’hui, on se soucie principalement de la fidélité :
approche qui oblige à peser absolument chaque mot, à
s’y concentrer. C’est d’autant plus intéressant, dans le cas
de Tchékhov, que sa qualité essentielle est la précision.
Je comparerais ce qu’on appelle communément sa poésie
avec ce qui constitue la beauté d’un film : une succession
d’images naturelles, authentiques. Tchékhov a toujours
recherché le naturel. Il voulait que les représentations et les
mises en scène fussent aussi limpides que la vie elle-même.
Aussi, pour rendre cette atmosphère particulière, faut-il
résister à la tentation de donner une tournure « littéraire » à
des phrases qui, en russe, sont la simplicité même. L’écriture
de Tchékhov est extrêmement concentrée, elle utilise un
minimum de mots. D’une certaine façon, elle est comparable
à celle de Pinter ou de Beckett. Comme chez eux, c’est la
construction qui compte, le rythme, la poésie purement
théâtrale qui vient non pas de l’emploi de jolis mots, mais
du mot juste au bon moment. Au théâtre, quelqu’un peut
dire « oui » de telle façon que ce « oui » ne soit plus ordinaire
– il peut devenir un mot superbe parce qu’il est l’expression
parfaite de ce qui ne peut être exprimé autrement.
Dès que nous avons opté pour la fidélité, nous avons voulu
adapter exactement le texte français au texte russe pour le
rendre, dans ses moindres détails, aussi musclé et réaliste.
Le risque était de tomber dans les expressions toutes faites
et artificielles. On peut trouver des équivalents en écriture
littéraire ; le langage parlé, en revanche, n’est pas exportable.
Jean-Claude Carrière a utilisé un vocabulaire simple, essayant
de donner aux acteurs, de phrase en phrase, le mouvement
de pensée que Tchékhov a conçu, en respectant le détail du
tempo donné par la ponctuation. Shakespeare ne mettait
pas de ponctuation, elle a été ajoutée plus tard. Ses pièces
sont comme des télégrammes : les acteurs doivent euxmêmes composer des groupes de mots. Avec Tchékhov, en
revanche, les phrases, les virgules, les points de suspension
ont une importance fondamentale, tout aussi fondamentale
que les « pauses » indiquées avec précision par Beckett. Si
on ne les respecte pas, on perd le rythme et les tensions de la
pièce. Dans l’œuvre de Tchékhov, la ponctuation représente
une série de message codés qui enregistrent les relations et
les émotions des personnages, les moments où les idées se
rassemblent et se développent à leur façon. La ponctuation
nous permet de saisir ce que les mots cachent.
Extrait de Point de suspensions, Seuil, 1992
77
Une Cerisaie
sur mesure
Jean-Claude
Carrière
J’ai compris que c’en était fini de mon espoir de vacances et
que j’allais devoir m’atteler à la traduction de La Cerisaie.
À partir du texte russe, la belle-mère de Peter, qui ne
connaissait pas suffisamment le français, m’a fait un mot
à mot anglais et ensemble nous sommes arrivés à notre
version française de la pièce. Notre travail consistait à
adapter le texte français au texte russe avec la plus grande
fidélité, à restituer la simplicité des phrases russes sans
chercher à leur donner une tournure littéraire.
Peter Brook participait bien sûr à ce travail. Dès que nous
avions deux ou trois scènes, nous en parlions et surtout nous
pouvions les essayer avec des comédiens dans l’espace des
Bouffes du Nord. Tout ce travail s’est fait dans un constant
aller et retour entre l’écriture et la scène. Il n’a pas été très
long - deux mois peut-être - mais intense. Pour moi, un texte
n’est jamais définitif avant la cinquantième représentation.
Le public aussi nous aide à écrire.
En 1981, Peter Brook met en scène La Cerisaie de
Tchékhov adaptée par Jean-Claude Carrière. Une
Cerisaie qui fait date et change notre regard sur le
théâtre tchékhovien.
Tchékhov n’est pas un auteur qui dit tout ; il évoque
Quand Peter Brook a décidé de monter La Cerisaie, pièce
ultra connue et souvent traduite, j’ai pensé pouvoir prendre
quelques mois de vacances ou faire autre chose. Il y avait
des traductions d’Adamov, d’Elsa Triolet et d’autres encore
faites par des gens d’origine russe. Mais en commençant à
travailler sur ces différentes traductions, Peter, qui connaît
le russe, s’est aperçu qu’elles ne correspondaient pas du
tout au rythme ni même au sens du texte original.
Il m’a demandé d’assister à quelques répétitions pour me
montrer les différences entre les textes français et celui de
Tchékhov. Pour voir si je pouvais y arriver, nous avons fait
un essai en prenant au hasard une page dans La Cerisaie.
La belle-mère de Peter, qui était Russe, m’a fait un mot à
mot. Nous sommes tombés sur le passage où le paysan
Pichtchik est très fier de sa fille parce qu’elle lit Nietzsche.
À un moment donné, on dit dans le texte russe : « Nietzsche,
cet homme au cerveau colossal ». La belle-mère de Peter
m’a expliqué que le mot colossal n’existait pas en russe.
Tchékhov a pris le mot allemand avec un « k ».
Dans toutes les traductions que j’avais, cette phrase était
traduite par « cet homme a une remarquable intelligence »,
« cet homme très intelligent » etc. Tchékhov a écrit tout
autre chose. « Cet homme au cerveau colossal » un acteur
peut le jouer, en faire beaucoup de choses. « Un homme à
l’intelligence supérieure » c’est complètement plat.
Dans La Cerisaie, Epikhodov se lance dans ses phrases
comme dans une grande aventure. Ses phrases ne se
terminent pas, restent en suspens. Or dans toutes les
traductions elles sont finies, achevées.
Je me souviens que Peter m’a dit alors : « Tu sais, Tchékhov
est un écrivain. Ce n’est pas quelqu’un qui fait des phrases
comme de l’eau tiède. Il écrit plus comme Beckett que
comme un auteur de boulevard. Il a une langue forte, riche,
très vivante. Ce n’est en aucun cas un auteur nostalgique,
triste, terne, comme on avait tendance à le croire ».
énormément, il laisse son texte respirer. Dans ses œuvres,
beaucoup de choses se passent entre les répliques. C’est
un de mes auteurs favoris et pas seulement pour le théâtre.
Longtemps j’ai eu un exemplaire de ses contes dans ma
poche. C’est un vrai compagnon.
Chez lui, comme chez la plupart des grands auteurs, il n’y a
pas les bons et les méchants. Pas de personnages marqués
comme mauvais, pernicieux, menteurs, chacun a une vie
propre.
Dans La Cerisaie par exemple, même les personnages
qui ont très peu de répliques ont une vie, ils incarnent
quelqu’un. À mon avis cela tient au fait, de ce qu’on peut
savoir de Tchékhov, qu’il réunissait deux qualités qu’on
trouve rarement ensemble : l’intelligence et la bonté.
On sent constamment ce va-et-vient entre une perception
très aiguë du sentiment humain et une grande tendresse, une
bonté pour ses personnages. Il n’en méprise aucun. Il leur
donne toutes les chances d’exister. Je l’ai souvent rapproché
du cinéaste japonais Ozu que j’aime énormément. Chez Ozu,
tous les personnages sont pleins de bonne volonté, veulent
le bien des autres. Mais les petits incidents de la vie, les
petites impossibilités, font que ça tourne mal.
Vous me parlez de la fameuse théâtralité des personnages
de Tchékhov. On ne peut pas dire que ses personnages se
comportent comme n’importe qui dans la vie. Ce sont des
êtres de théâtre. Pour certains d’entre eux, leur théâtralité
s’extériorise ; pour d’autres, elle s’intériorise, ils se taisent.
Une autre chose, très sensible chez lui - mais cela c’est
l’Histoire qui nous le dit, à l’époque il ne le savait pas - est
qu’il décrit la fin d’un monde. Ses personnages appartenant
à la même catégorie sociale, la bourgeoisie moyenne, qui se
targuent d’être cultivés, qui veulent vivre à l’occidentale, qui
croient au progrès, ne savent pas qu’ils vont dans le mur.
C’est très troublant par exemple chez Trofimov, l’éternel
étudiant, qui parle avec un lyrisme formidable du futur de la
Russie sans se douter de ce qui l’attend.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
78
Je ne dirais pas que l’écriture de Tchekhov soit une partition
musicale, je ne crois pas qu’il pensait musique, mais il
avait en lui la musique, en tout cas le son de sa pièce très
précisément.
L’auteur français qui est tout aussi précis c’est Feydeau, il
mettait des notes de musique pour indiquer exactement
à quelle hauteur l’acteur devait parler. Beckett aussi était
extraordinairement précis dans ses indications.
Chez Tchékhov, en plus de la forme écrite, il y a tout le
mouvement sonore. La ponctuation, les silences, le dialogue
direct ou indirect, les espaces entre les répliques, indiquent
les détails du tempo, les mouvements de la pensée, le
passage d’une émotion à une autre. Les indications de mise
en scène, de silence, d’arrêt, qu’il donne ont une importance
fondamentale. Il y a parfois deux points de suspension et
pas trois. On sent que cela a vraiment un sens pour lui.
Prenons la fameuse scène de la non-déclaration de
Lopakhine à Varia. C’est le plus bel exemple qu’on puisse
trouver de ce qu’on appelle le dialogue indirect. Chacun sait
ce que l’autre devrait dire, pourrait dire, mais aucun n’en
parle. On parle du thermomètre, du froid qu’il fait, etc., et en
même temps on parle d’autre chose. Les mots thermomètre,
froid ont quelque chose à voir avec l’atmosphère de la
scène. Et ce silence à la fin, comme si Lopakhine attendait
que quelqu’un l’appelle du dehors pour lui demander de
venir. Ce « j’arrive » libérateur laisse Varia complètement
effondrée. Cette scène ne fait qu’une page mais tout ce qui
y passe de sentiments humains exprimés, non exprimés,
sous-entendus, conscients, inconscients, c’est énorme.
Un temps
à passer ensemble
Chantal Morel
Il n’a jamais été question de raccourcir la pièce au motif de
la rendre « efficace » dans le temps ordinaire d’un spectacle
ordinaire. Nous étions en quête d’un temps à passer
ensemble à partir de huit heures du soir jusqu’à ce que la
nuit nous rende à notre quotidien à une heure imprévisible…
Nous voulions nous user, épuiser nos corps et nos
résistances ensemble, acteurs et spectateurs. Si nous avons
fait des coupures, des adaptations, ce n’est jamais dans le
souci d’accélérer l’action, de mutiler des personnages. Nous
voulions garder le grouillement, la multitude.
Je n’ai pas eu de problèmes ni de difficultés à traduire cette
pièce. C’était un vrai bonheur de travailler côte à côte avec
Peter, sa belle-mère et les comédiens. Ce n’était pas un
travail de cabinet.
Vous savez, s’il y a des problèmes c’est que quelque chose
ne va pas soit dans sa propre écriture, soit dans le texte sur
lequel on travaille. Avec Tchékhov, comme avec Shakespeare,
on est à un tel niveau que cela ne peut être que le bonheur.
Notre adaptation a été formidablement bien accueillie à
l’époque. Elle a vécu son temps. Peter Brook vous dirait que
toute adaptation ou traduction doit être revue ou refaite
tous les 10 ans. Parce que nous-mêmes nous changeons,
parce que notre langage change, etc.. Notre traduction
véhicule forcément des éléments, des tics caractéristiques
du langage du début des années 1980.
Avec Dominique Laidet qui a joué Platonov, nous avons
d’abord fait un mot à mot avec Xénia Klimoff. Nous nous
sommes vraiment attardés sur tous les mots : Xénia parlait,
racontait une multitude d’impressions, de souvenirs,
d’explications sur ce pays qui nous était totalement inconnu.
Après quoi nous avons travaillé avec une universitaire,
Françoise Courtan, avec qui nous avons écrit un texte adapté
à l’expression orale, théâtrale, mais toujours dans un grand
souci de fidélité. Nous connaissions notre Platonov par
toutes nos fibres, nos terminaisons nerveuses, et non pas
par la lecture, l’approche littéraire, intellectuelle. Avec Xénia,
nous avions appris, par exemple que le lieu de l’action est
très, très chaud en été, qu’on peut y trouver des pastèques.
Des pastèques ! C’était à mille milles de l’imaginaire
convenu ! En hiver, il y fait très, très froid. Chaleur étouffante,
froid paralysant… toujours le corps, la tension du corps…
Platonov est écrit avec la chair, les sens, le système nerveux.
Alors, nous avons fait une longue descente à l’intérieur des
mots et des silences, de l’environnement qui les ont fait
naître, en nous gardant de toute appropriation narcissique.
Cette façon de rencontrer le texte fut essentielle pour nous
permettre d’entrer dans le monde grouillant de Platonov.
D’après un entretien avec Irène Sadowska-Guillon
réalisé au printemps 2010
Quelque chose de Platonov
Ed. Maison Jean Vilar, 2002
Jean-Claude Carrière est comédien, scénariste, auteur dramatique.
Son parcours est marqué par un long compagnonnage avec Buñuel
puis Peter Brook. Dernier titre paru : Mon Chèque (Plon, 2010).
Chantal Morel est metteur en scène et directrice de compagnie.
Son Platonov (durée huit heures) situait l’intrigue dans une usine
désaffectée.
79
Traduire Tchékhov
André Markowicz
et Françoise Morvan
André Markowicz : Tchékhov est le seul auteur russe que
nous ayons traduit à deux. Quand j’étais enfant, à Moscou,
dans les années 60, j’ai été élevé par une grand-mère et
une grand-tante qui auraient pu connaître Tchékhov, qui
parlaient la langue qu’il donne à ces trois sœurs qui rêvent
sans fin de retrouver Moscou, à Vania, à sa mère, comme à
Sérébriakov et à Sonia… Tous baignent dans un même état
de langue et dans un même rêve de culture, d’émancipation
par la culture, par la beauté, une même croyance intelligente
en un avenir possible — et c’est ce rêve qui est trahi. Il est
trahi dans Platonov, dans Les Trois Sœurs, dans Oncle Vania
comme dans La Cerisaie. Mais il est trahi injustement, et la
croyance en cet avenir meilleur demeure. […] La présence de
Tchékhov pour moi, c’est la présence de la langue perdue,
du russe d’avant la Révolution et des valeurs, des espoirs,
de la vie qu’il portait. J’entends cette langue comme celle
d’avant un séisme et ce séisme y est déjà présent. Tchékhov
le perçoit avec une prescience qui serre le cœur. Chaque
phrase, banale, on ne peut plus banale (en cela réside
son art) contient un gouffre. Mais comment faire sentir en
français justement ce qui n’est pas dit, et ce qui ne doit
surtout pas être dit ? Un indice, un tout petit indice, donne
soudain le sentiment que l’on côtoie un abîme, et cet indice
n’est jamais perçu que comme une infime distorsion dans
un ensemble.
J’aurais très bien pu traduire tout seul le théâtre de Tchékhov
puisque je comprends ce qu’il dit – je suis de langue
maternelle russe – et que, finalement, on ne me demandait
que de donner un équivalent français à des phrases russes.
Je sais d’ailleurs que j’aurais apporté à cette traduction
quelque chose qui, certainement, jusqu’alors faisait défaut
aux traductions françaises, la perception du non-dit, une
sorte de relation immédiate à l’arrière-fond du texte. Je n’y ai
aucun mérite : par le hasard du sort, ce que je perçois dans
ma langue maternelle se traduit dans ma langue paternelle
avec une intensité émotive à peu près comparable. Ça ne se
traduit pas, ça se transpose. Finalement, j’aurais pu traduire
tout le théâtre de Tchékhov en trois ou quatre mois, juste le
temps de taper et de relire. C’est d’ailleurs comme ça que
j’ai traduit Platonov, en 1990, quand Georges Lavaudant me
l’a demandé — et ma traduction, qui était très défectueuse,
a été encensée… Sauf que, par une chance incroyable,
lors de la lecture à la table, puis au cours des répétitions,
grâce à la présence d’un metteur en scène et de comédiens
exceptionnels, j’ai compris que je n’avais rien compris. Et,
autre chance incroyable, j’avais, avec Françoise Morvan,
qui avait relu cette traduction, quelqu’un qui avait à la
fois la même expérience de langue perdue, et qui avait ce
qui me manquait à l’arrivée : la possibilité de mobiliser
immédiatement la présence en soi de plusieurs registres
vécus de l’intérieur, des possibilités tellement évidentes
qu’elles sont invisibles, et que, bien sûr, on n’y pense pas…
Ma langue paternelle est le français, j’ai fait des études
de lettres, je possède bien cette langue, comme on dit, et
pourtant il me manque ce qui fait la vie d’une langue vécue
depuis plusieurs générations, ces petites phrases, ces
mots qu’on ne dit plus, même si, bien sûr, on les connaît,
et les noms de plantes ou d’oiseaux qui sont employés par
Tchékhov parce qu’ils disent à eux seuls tout un paysage,
une saison, une lumière… Il me manque aussi la lenteur, la
patience. Pour Dostoïevski, ce qui compte, c’est l’impulsion,
l’énergie. Tchékhov est un auteur très rapide, contrairement
à ce qui a pu être dit, mais qui perçoit tout à chaque instant
dans sa totalité et place le plus petit détail à son juste endroit
en tenant compte du tout, ce qui donne une impression de
lenteur. La première fois que nous avons fait une expérience
de traduction ensemble avec Françoise (j’étais alors étudiant
et c’était mon premier contrat : je devais traduire des
nouvelles de Tchékhov), je lui ai envoyé mes épreuves pour
relecture et je suis tombé des nues : elle me corrigeait en
remettant en place les phrases selon l’ordre du texte russe…
C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à
travailler ensemble. […]
Nous avons mis au point une méthode de traduction
totalement improvisée mais qui, au fil des années, s’est
affinée sans vraiment changer : je dactylographie, le
matin, un texte totalement spontané, tel qu’il se traduit
en moi, en mettant en note des explications. Françoise le
reprend, l’après-midi, et pose des questions ; elle fait des
propositions ; nous les reprenons ensemble le soir ; le
lendemain, elle rédige de nouvelles propositions pendant
que j’avance sur la suite : nous revoyons ses propositions et
nous avançons un peu, et ainsi de suite, jusqu’au moment
où, soudain, un personnage trouve sa voix, puis un autre,
puis nous savons intuitivement ce qu’ils diraient, et il nous
faut juste avancer un peu comme un comédien investit son
rôle, sauf que nous en avons plusieurs à interpréter. C’est
généralement à la dixième ou à la douzième étape du travail
que les choses sont mises en place, et Françoise propose
une dernière version, provisoirement définitive, que nous
revoyons, avant de la soumettre au metteur en scène.
À ce moment-là, peut suivre une phase décisive : on
confronte, on interroge, avec le metteur en scène, l’assistant,
le dramaturge, un ou des comédiens parfois… Françoise
s’est déjà chargée de chercher les traductions existantes et
de les confronter à notre version, de manière à poser des
questions sur les divergences qui existent toujours, mais
il arrive que le metteur en scène ait le désir d’avancer, lui
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
80
aussi, en confrontant les versions qu’il a accumulées. Un
travail vraiment passionnant a lieu alors, et nous reprenons
le tout en interrogeant le texte de très près, et, souvent, en
l’étudiant dans toute la finesse de ses détails, comme on
peut le faire, encore une fois, en s’essayant à une sorte de
mot à mot… Cela ne change parfois rien du tout à la version
que nous avons proposée mais cela permet de repérer les
points faibles, les erreurs, s’il y en a, ou de préciser des
interprétations… Ensuite, tout se met en place mais peut
encore évoluer au fil des répétitions et des questions des
comédiens.
Au total, c’est une œuvre à deux mains, qui appartient
d’ailleurs, en fin de compte, bien plus à Françoise qu’à moi
(rien à voir avec les romans de Dostoïevski, qu’elle a relus,
et dont elle a considérablement amélioré la traduction, mais
dont le mouvement, l’impulsion, le style ne doivent rien
qu’à moi), même si, après quinze ans de travail, on continue
à m’attribuer, à moi seul, ces traductions, — ce qui m’agace
considérablement — car cela révèle, une fois de plus, la
condescendance avec laquelle on considère le travail de
traduction en France. On s’imagine que traduire consiste à
faire passer des phrases étrangères en français. On traduit
le sens et l’on s’imagine avoir traduit le texte, dans une
profonde indifférence à la forme, au style, aux registres de
langue et au non-dit…
La langue de Tchékhov se caractérise par son apparente
banalité. Tout est là et rien n’y est. On peut d’ailleurs très
bien se dire que tout ça n’a aucune importance, aucun
intérêt… C’est plat, c’est banal, voire trivial… Au cours de
notre travail, nous avons appris, peu à peu, à isoler ce
que nous avons appelé des motifs. Or le motif essentiel
d’Oncle Vania est le mot pochly (banal, trivial) qui s’oppose
à prekrasny (splendide, magnifique). Il me semble que
Tchékhov avait pris en compte et inclus dans la trame même
de la pièce ce qui est à la fois la caractéristique de sa langue
et la thématique profonde de sa pièce.
V
Première publication de la pièce La Mouette
dans La Pensée russe, décembre 1896.
V
Françoise Morvan : La langue d’Oncle Vania est ce dont
il est question dans la pièce, ce qui est en question, ce
qui fait question, la chair de personnages qui ne sont
que ce qu’ils disent et qui — pour la première fois dans
l’histoire du théâtre, et, d’ailleurs, pour la première
fois aussi dans l’œuvre de Tchékhov — sont ensemble
ce qu’ils disent, comme des modulations sur une
même trame, des variations épisodiques, non plus des
personnages éternels ; et ce qui importe est cette langue
qui les porte, et ce grand espoir qui les mène au gouffre.
Nouvelles d'A.P. Tchékhov, Ed. A. Marks, 1901.
Collection Musée de Melikhovo.
81
Le passage de L’Homme des bois à Oncle Vania marque
le point de basculement du théâtre de Tchékhov d’une
conception relativement classique à une modernité qui nous
échappe encore. Dans L’Homme des bois, les actes sont
divisés en scènes, les personnages sont caractérisés par leur
manière de parler ; dans Oncle Vania, plus de scènes mais
des moments d’une vision du tout, plus de personnages
mais des variations sur des formes de présence, et des mots
qui glissent de l’un à l’autre, comme autant de modulations
sur un même thème. C’est dans Oncle Vania qu’apparaît
ce que nous avons appelé les motifs. Nous avons tenté
assez souvent de nous expliquer à ce sujet mais sans être
vraiment compris : on a cru généralement que nous voulions
parler des motifs de l’œuvre de Tchékhov, des thèmes, si
l’on veut. Ce n’est pas du tout ça. Le terme de motif, que
nous avons emprunté à la stylistique (pattern), désigne un
ensemble de mots récurrents qui se constituent en réseau
et parfois entrent dans des réseaux d’oppositions binaires
(nous parlons alors de contre-motifs).
André Markowicz : Le texte de théâtre ne pose pas de
problèmes spécifiques au traducteur. Bien sûr, il faut
veiller à ne pas donner des informations contradictoires au
comédien — par informations contradictoires, je désigne,
par exemple, pour les répliques de la première page dont
nous avons ici le mot à mot, un mélange de style paysan et
de style littéraire : quand Denis Roche fait dire à la nourrice
« peut-être veux-tu une petite goutte ? » il est certain que
l’actrice chargée de jouer le rôle se trouve assez mal à
l’aise. Une bonne actrice peut surmonter le handicap et des
textes désastreux interprétés avec brio laissent souvent
les spectateurs enchantés — mais le but est quand même
de restituer le texte dans sa cohérence. Et, pour Tchékhov,
en rendant sensibles le non-dit, ces minuscules scènes qui
sont d’une intensité d’autant plus grandes parfois qu’elles
ne sont pas perçues consciemment (cela fait penser aux
tropismes de Nathalie Sarraute) : pour prendre encore un
exemple dans notre première page traduite en mot à mot,
Astrov refusant le thé ne dit pas « je n’en veux pas » ou « je
n’y tiens pas » ; il se dérobe, s’absente concrètement, dans la
syntaxe, en éludant le je. Il est plus facile de jouer ce retrait,
ce vide intérieur d’Astrov, en gardant cette proposition du
texte russe. Le but n’est pas de faire un calque parfait ou de
restituer mécaniquement la syntaxe mais de rendre sensible
ce qui se joue dans un tel petit indice. Or, pour Tchékhov, le
moindre détail est signifiant, le moindre écart significatif.
Françoise Morvan : Oncle Vania et L’Homme des bois nous
ont posé un problème spécifique qui est que nous avons
commis l’énorme erreur de publier le texte, à la demande
de l’éditeur, avant d’avoir eu la moindre commande d’un
metteur en scène (c’était en 1994 et nous voulions publier
ensemble Oncle Vania et L’Homme des bois en gardant tout
ce que Tchékhov avait gardé et en montrant l’incroyable
travail auquel il s’était livré, tantôt sur de minuscules détails,
tantôt sur de grandes masses, pour donner de L’Homme des
bois, qui n’avait pas plu, une sorte d’épure). Deux ans après,
Robert Cantarella a décidé de mettre en scène ces deux
pièces. Il n’a monté qu’Oncle Vania en fin de compte mais
cela nous a montré à quel point nous avait manqué la mise
à l’épreuve du plateau… Nous avons refait cette traduction
au fil des répétitions et, pour finir, une deuxième édition
revue et corrigée est parue en 2001. Au total, nous avons
participé à la mise en scène de Claude Yersin au Nouveau
Théâtre d’Angers en 1996 ; à celle de Charles Tordjmann, au
Théâtre de Nancy, en 2001 ; puis à celle de Julie Brochen, au
Théâtre de l’Aquarium, en 2003 (c’est l’enregistrement de
cette mise en scène qui a été diffusé par Arte en septembre
2004) et à la mise en scène de Claudia Stavisky aux Bouffes
du Nord en 2009. Chaque fois, le metteur en scène s’est
soucié d’interroger le texte et nous avons pu tirer parti de
ce questionnement pour affiner, améliorer certains points
qui nous avaient échappé. Ce n’est pas toujours le cas :
certains metteurs en scène se contentent d’une lecture à la
table ou s’en dispensent, et nous savons simplement par la
SACD que notre traduction est jouée. Mais il arrive aussi, de
plus en plus souvent, malheureusement, que des metteurs
en scène bricolent des bouts de notre traduction en les
mélangeant avec d’autres bouts de traductions disponibles
ou des improvisations personnelles, de manière à toucher les
droits… Ce qui est bizarre, c’est l’indulgence dont bénéficie
cette pratique. On a beaucoup de mal en France à comprendre
qu’une traduction est une œuvre au sens plein, qui engage la
personne, ou qu’elle n’est rien. Mais passons… Nous avons
eu la chance de travailler vraiment avec ces équipes et de
participer à des spectacles de grande qualité. L’expérience
la plus inattendue et la plus passionnante a peut-être été
celle que nous avons vécue avec le début des répétitions
d’Oncle Vania : première mise à l’épreuve du texte, avec pour
but de placer les personnages dans l’espace en déduisant
les déplacements de ce que dit Tchékhov (il a pensé à tout,
il dit tout, à nous de comprendre…). D’habitude, nous nous
interdisons de participer aux répétitions, passé le moment
de recherche sur le texte mais nous restons à disposition
du metteur en scène et des comédiens pour répondre aux
questions, mais, là, nous étions restés, à l’invitation de
l’équipe, et nous avons participé aux recherches concrètes
sur les déplacements, l’inscription du texte dans l’espace.
Stupéfiant ! C’est vraiment une expérience à faire, et je
pense d’ailleurs que toute réflexion sur Oncle Vania, après
le premier stade de décryptage du texte, devrait commencer
par là. Comment tout s’organise autour de la guitare de
Téléguine, et le trajet de cette guitare, durant la pièce…
Tchékhov est un auteur vraiment extraordinaire. C’est
le théâtre des occasions manquées, telles qu’elles sont
données à rêver au spectateur.
A. M. et F. M.
[D’après un entretien réalisé par Pierre Campion initialement titré
« Traduire Oncle Vania » dont on peut retrouver l’intégralité sur le
site internet de Pierre Campion, « À la littérature » : http://pierre.
campion2.free.fr/markowiczmorvan1.htm. NDLR]
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
82
Statut du
traducteur
Pour Tchékhov, tombé dans le domaine public, l’œuvre du
traducteur se substitue à l’œuvre originale. Comment estelle protégée en tant que propriété intellectuelle ? Quels
sont les droits du traducteur ? En quoi l’adaptation diffère-telle de la traduction ? Selon quels critères l’adaptateur est-il
considéré comme auteur d’une œuvre originale ?
Isabelle Meunier-Besin, responsable du service juridique à la
SACD, a bien voulu apporter un éclairage sur ces questions.
Selon la loi française, la traduction peut être appréhendée
en termes de propriété intellectuelle. Par ailleurs, elle entre
dans la catégorie plus vaste des œuvres dérivées. Que
recouvre cette notion ?
« Le traducteur part d’une œuvre originale et crée, en s’en
inspirant, une autre œuvre. Sa traduction lui appartient. Mais
bien évidemment, dans tous les cas, les droits de l’auteur
de l’œuvre originale doivent être respectés. S’agissant des
droits patrimoniaux d’autoriser ou d’interdire l’exploitation
d’une œuvre et d’en toucher une rémunération, il faut
demander l’autorisation de l’auteur de l’œuvre originale
avant de procéder à une représentation théâtrale de sa
traduction. »
Qu’en est-il des droits des œuvres tombées dans le domaine
public, en l’occurence ceux des œuvres de Tchékhov ?
« Si la traduction qui en a été effectuée est toujours protégée,
on demande au traducteur l’autorisation de représenter
l’œuvre traduite. En France la protection des droits de
l’auteur et du traducteur court pendant 70 ans à compter de
l’année civile qui suit leur décès. Si le traducteur est décédé
et que sa traduction est protégée, ce sont ses héritiers qui
sont les ayants droits. »
L’adaptateur bénéficie-t-il des mêmes principes de
protection ?
« En termes juridiques, l’adaptation fait aussi partie des
œuvres dérivées, à savoir une œuvre originale transformée.
Dans le cas de la traduction, l’œuvre originale est transformée
en français. Dans le cas de l’adaptation, elle est modifiée.
Si bien que l’adaptateur peut lui aussi bénéficier des droits
pour autant que son adaptation soit originale. C’est la
condition de la protection en droits d’auteur français, voire
européens. »
V
V. G. Serebrovsky pour La Mouette, 1992.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
83
Le problème est de définir ce qu’est une œuvre originale.
N’importe quelle création peut bénéficier d’une présomption
d’originalité. Mais on peut la contester.
« Dans le sens juridique, pour être originale, une traduction
doit refléter la personnalité de son auteur. La SACD ne
peut décider si oui ou non une adaptation est originale. On
est là dans le subjectif. S’il y a un conflit, l’estimation de
l’originalité appartient au juge qui fera appel aux experts et
procédera par analogie ou par comparaison. »
Il est relativement fréquent que le metteur en scène, pour
monter une pièce, utilise divers morceaux de traductions
différentes ou même ses propres improvisations sur la pièce
en y effectuant des coupes et des modifications.
« Juridiquement, le metteur en scène qui veut procéder
à des coupes doit demander l’autorisation. À partir du
moment où une œuvre est protégée, on ne peut la modifier
sans autorisation du traducteur, lequel est en droit de s’y
opposer en vertu du droit moral, c’est-à-dire du droit au
respect de l’intégrité de l’œuvre. Si le metteur en scène n’a
pas demandé l’autorisation, le traducteur peut enter une
action en justice sur le fondement de la violation de son
droit moral. »
Il arrive qu’un éditeur détienne les droits soit de l’œuvre
originale soit de sa traduction.
« Il y a parfois une succession d’éditeurs : l’éditeur de
l’œuvre originale auquel l’auteur a cédé ses droits, l’éditeur
de la traduction qui normalement a une autorisation de
l’éditeur original pour éditer la traduction. Si le traducteur a
cédé ses droits à l’éditeur de la traduction, l’autorisation de
représenter l’œuvre est demandée à ce dernier.
Tout dépend aussi du contrat que celui-ci a avec l’éditeur de
l’œuvre originale : le droit de représentation théâtrale a-t-il
été cédé ou pas. »
Propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon
Dans le cas de figure où le traducteur accepte qu’il y ait des
modifications faites à sa traduction par un metteur en scène
ou un adaptateur s’agira-t-il pour autant d’une œuvre en soi,
justifiant le partage des droits entre l’auteur de la traduction
et l’adaptateur ?
« Ceci se passe de gré à gré. Le traducteur peut autoriser les
coupes ou les modifications en refusant en même temps que
le metteur en scène ou l’adaptateur soit mentionné dans le
bulletin de déclaration et qu’il y ait partage des droits. Dans
certains cas où les choses se font en étroite collaboration,
le traducteur peut, estimant que l’apport de l’adaptateur est
réel et original, accepter le partage des droits. »
PRÉCISION : Dans le numéro 109 de nos Cahiers (page 12),
il est fait allusion à certaines difficultés d’obtention des
droits de représentation d’une pièce de Brecht par André
Benedetto. Claude Brulé, qui eut l’honneur de présider la
Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD),
nous demande de préciser que l’honorable Société n’a pas le
pouvoir d’autoriser ou de refuser des droits de représentation :
elle est mandataire de l’auteur ou de ses ayants-droit qui lui
transmettent leurs consignes. Dont acte.
Oncle Vania, Théâtre d'Art de Moscou, 1899.
Collection Musée du Théâtre d'Art.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
V
Du point de vue économique pour le partage des droits
entre l’auteur original et le traducteur il n’y a pas de règles
précises : il peut être de 50 %, 60 % et 40 %, mais il peut
y avoir 70 % et 30 %, voire dans certains cas d’œuvres
littéraires adaptées pour le théâtre 80 % et 20 %.
« Dans le cas des œuvres de Tchékhov, c’est le traducteur
qui est considéré comme l’auteur. La SACD va percevoir
les droits et garder une partie qu’on appelle l’emprunt au
domaine public, reversé à une caisse collective servant à
tous les auteurs vivants, pour des actions sociales. Le reste
des droits perçus est reversé au traducteur.
Dans le cas de montage de diverses traductions, le metteur
en scène doit reverser une part des droits à chacun des
traducteurs. S’il ajoute des choses personnelles et s’il estime
qu’elles sont originales, il va apparaître avec un partage des
droits sur le bulletin de déclaration en tant qu’adaptateur.
Mais cela peut être contesté s’il n’a pas demandé et obtenu
les autorisations des traducteurs dont il a exploité des bouts
de traduction. »
84
lire Tchékhov
Que vous vivez mal,
Messieurs !
Maxime Gorki
Dans l’œuvre de Tchékhov passe une innombrable théorie
d’esclaves de leurs amours, de leur bêtise, de leur paresse
ou avidité de bien-être, esclaves d’une peur obscure de
la vie, vaguement troublés, remplissant leur existence de
discours décousus sur l’avenir parce qu’ils sentent qu’il n’y
a pas de place pour eux dans le présent. Parfois, au cœur de
cette masse grise, retentit un coup de feu ; c’est Ivanov ou
Treplev qui a compris ce qu’il y avait à faire, mourir.
Certains forment de jolis rêves sur la beauté de la vie dans
deux cents ans, mais personne ne se pose cette simple
question : qui donc la rendra belle si nous nous bornons à
rêver ?
À côté de cette foule grise et ennuyée d’êtres impuissants,
est passé un homme grand, intelligent, attentif. Il a jeté un
regard sur ces mornes habitants de sa patrie et, déchiré de
désespoir, sur un ton de doux mais profond reproche, il a dit
avec un triste sourire, d’une belle voix sincère : « Que vous
vivez mal, messieurs ! ».
85
L’homme et l’œuvre
Elsa Triolet
Parler d’un auteur étranger, dont le nom est célèbre, mais
l’œuvre mal connue d’après des traductions souvent
imparfaites, est comme parler couleurs à un aveugle de
naissance. Le livre sur Helen Keller, muette et aveugle,
raconte, entre autres, comment son institutrice lui expliquait
le blanc et le noir à l’aide d’un piano : tout en haut du
clavier, c’était le blanc, le noir s’enfoncait dans les sons les
plus profonds… Pour que l’œuvre de Tchékhov, pour que
l’homme Tchékhov arrivent à la conscience d’un public nonrusse, il me faudrait trouver une équivalence pareille aux
sons-couleurs. Parler d’un auteur étranger, mort depuis
cinquante ans, quand il est déjà si difficile de parler d’un
vivant pour ceux qui connaissent sa langue…
Il n’y a qu’à lire les biographies de nos contemporains,
de ceux que nous nous sommes trouvé avoir connus
pour nous apercevoir de ce que la fantaisie artistique, les
renseignements faux et la mauvaise foi peuvent faire d’un
homme et de sa vie ! Toute biographie, dès qu’elle sort
du strict domaine des faits matériels, est nécessairement
romancée. Pour m’imaginer Anton Pavlovitch vivant, me
l’imaginer pour vous, je ne peux qu’essayer de rapprocher
son œuvre des éléments biographiques que l’on possède.
C’est cet aspect-là de sa vie qui nous importe, à nous,
ses lecteurs ; quant à la couleur de ses yeux… les avait-il
marron, bleus ou gris, comment le savoir ? Les trois couleurs
se trouvent dans les souvenirs de ses contemporains. Tout
est sujet à caution, sauf l’œuvre qui est là, et qui témoigne
pour son créateur.
Avant-propos de L’Histoire d’Anton Tchékhov d’Elsa Triolet,
Les Editeurs Français Réunis, 1954
V
V. Y. Levental : Maquette de décor pour
Les Trois Sœurs, mise en scène A. V. Efros,
1982. Collection Musée Bakhrushin.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
86
Tchékhov
et les femmes
Roger Grenier
La brève nouvelle Une Petite Plaisanterie donne une image
exacte de l’attitude de Tchékhov envers les femmes. Un
garçon et une fille font des descentes en traîneau. Chaque
fois qu’ils sont en pleine vitesse, que la fille est effrayée, le
garçon chuchote à son oreille : « Je vous aime, Nadenka. »
Quand la course s’achève, elle ne sait jamais si ces paroles
ont été vraiment prononcées, ou si elle a cru les entendre,
dans la griserie de la descente. La femme de lettres Lydia
Avilosa, qui a raconté, avec plus ou moins de vérité, ses
amours avec Anton Pavlovitch, reconnaissait dans cette
nouvelle son comportement amoureux. « J’entendais je
vous aime. Mais, après un court instant, tout disparaissait,
tout redevenait ordinaire, banal. »
Tchékhov l’avoue à maintes reprises, il ne sera jamais un
passionné, et encore moins dans le domaine des sens que
dans celui des sentiments. Dans la nouvelle Véra, il parle
ouvertement de cette impossibilité d’aimer : « Il voulait
découvrir la raison de son étrange froideur. Il voyait bien
qu’elle était en lui-même, et ne provenait pas d’une cause
extérieure. Il reconnut que ce n’était pas la froideur dont se
piquent si souvent les gens intelligents, ni de la froideur d’un
fat imbécile, mais une simple impuissance de l’âge, l’incapacité de ressentir profondément la beauté, une vieillesse
précoce acquise par l’éducation, par la lutte désordonné pour
gagner son pain, par la vie isolée dans une chambre d’hôtel. »
« Une simple impuissance de l’âge »… Il écrit cette nouvelle
à l’âge de vingt-sept ans.
On connaît sa résistance au mariage. Son frère Alexandre
lui écrit : « Tout ce qui te restera, ce sera d’aller au zoo
parler avec ta mangouste des joies du célibat. » (Il s’agit
d’une mangouste rapportée d’Inde, au retour du voyage de
Sakhaline.)
On doit a Tchékhov cet aphorisme : « Si vous craignez la
solitude, ne vous mariez pas. »
Il est d’ailleurs persuadé que toutes les femmes sans
exception, des plus frustes aux plus cultivées, ne pensent
qu’au mariage.
Anton finira par épouser l’actrice Olga Knipper. Il avait écrit
à son ami Souvorine : « Je promets d’être un bon mari,
mais donnez-moi une femme qui, ainsi que le fait la lune,
n’apparaisse pas quotidiennement à mon horizon ».
Olga, une des vedettes du Théâtre d’Art, vivait à Moscou. Et
lui, la maladie le clouait à Yalta.
Il n’est d’ailleurs pas exempt de misogynie. A l’âge de
vingt-trois ans, il projetait d’écrire une Histoire de l’autorité
sexuelle, montrant la suprématie du sexe fort, dans le règne
animal comme dans l’espèce humaine. Il ne se proposait
pas moins que d’étudier l’inégalité entre les sexes du point
de vue de la zoologie, de l’anthropologie, de l’anatomie,
de la pathologie, de la criminalité, de la prostitution, de
l’enseignement… Il explique, dans ses Carnets, que les
femmes apprennent facilement les langues parce qu’il y a de
la place dans leur cerveau qui contient beaucoup de vide.
On peut lire, dans Ninotchka : « Ce n’est pas une grosse
affaire que d’être aimé : les dames ont été créées pour
cela. »
Pourtant il garde le souvenir des coups de cœur les plus
éphémères. Ainsi, avec une admirable simplicité, Beautés
se présente comme le souvenir apaisé, longtemps après, de
deux images entrevues au cours de voyages dans le sud de la
Russie. Une jeune fille sur le quai de gare fait ressurgir tout à
coup les émotions ressenties jadis auprès d’une autre jeune
fille, dans un village arménien. La rencontre d’une beauté
est alors inséparable d’un sentiment de tristesse. « Ma
tristesse n’était-elle que ce sentiment particulier qu’éveille
en l’homme la contemplation de la vraie beauté ? »
Mais dans une lettre à sa sœur, c’est sur le mode comique
qu’il décrit à peu près la même scène. Il se rend à Taganrog,
sa ville natale, en Ukraine. Le train s’arrête à Khartsyzskaïa. Il
déjeune au buffet. « Puis, petit tour sur le quai. Demoiselles.
A la dernière fenêtre du premier étage de la gare est assise
une demoiselle (ou une dame, comment savoir) avec un
corsage blanc, languissante et belle. Je la regarde, elle me
regarde… Je mets mon pince-nez, elle aussi… Oh merveille
d’apparition ! J’ai attrapé une inflammation au cœur et j’ai
passé mon chemin. »
Partout où il vit, à Moscou, à Mélikhovo, il a besoin d’être
entouré de femmes. Et qui mieux que lui en a parlé ?
Préface de La Dame au petit chien
et autres nouvelles (Folio, Gallimard)
87
Un problème en soi
Luchino Visconti
Tchékhov est le plus grand auteur de théâtre contemporain
et son influence, son empreinte, sont reconnaissables
même dans le cinéma réaliste italien. Sa position moderne,
et sa conception réaliste de la vie lui vient aussi d’avoir
été médecin et, comme tel, d’avoir été amené à disséquer
l’âme humaine jusque dans ses replis les plus cachés et
à fouiller dans l’intimité des personnages sans desseins
ambitieux. Beaucoup considèrent Tchékhov comme un
auteur crépusculaire, exprimant une vision amère de la vie,
mais il est essentiellement un auteur réaliste. La tragédie,
si elle advient, advient hors de la scène, lointaine, comme
des drames classiques, les drames de la Grèce antique.
Souvent, Tchékhov, répondant à ceux qui soutenaient qu’il
était un auteur pleurnichard – peut-être à Stanislavski –,
affirmait que ses drames étaient des vaudevilles, que la
tragédie réside dans le fait de vivre le quotidien, et il disait
aux hommes : « Regardez comme vous vivez mal, essayez
de vivre mieux. » Et il a toujours pris soin d’éviter les pics
dramatiques.
Extrait d’une interview de Maurizio Liverani,
in : Paese Sera, 19 décembre 1952,
cité in : Visconti, Ed. Actes Sud, Institut Louis Lumière, 2009
V
V.A. Simov, maquette pour Ivanov, 1904.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
88
Le monde
de Tchékhov
Vassili Grossman
Ne touchez pas à Tchékhov, je l’aime plus que tous les autres
écrivains. […]
Il a pris sur ses épaules cette démocratie russe qui n’a pu
se réaliser. La voie de Tchékhov, c’était celle de la liberté.
Nous avons emprunté une autre voie, comme a dit Lénine.
Essayez donc de faire le tour des personnages tchékhoviens.
Seul Balzac a su, peut-être, introduire dans la conscience
collective une telle quantité de gens. Non, même pas.
Réfléchissez un peu : des médecins, des ingénieurs, des
avocats, des instituteurs, des professeurs, des propriétaires
terriens, des industriels, des boutiquiers, des gouvernantes,
des laquais, des étudiants, des fonctionnaires de tous
grades, des marchands de bestiaux, des entremetteuses,
des sacristains, des évêques, des paysans, des ouvriers,
des cordonniers, des modèles, des horticulteurs, des
zoologistes, des aubergistes, des gardes-chasse, des
prostituées, des pêcheurs, des officiers, des sous-officiers,
des artistes peintres, des cuisinières, des écrivains, des
concierges, des religieuses, des soldats, des sages-femmes,
des forçats de Sakhaline…
la liberté et de l’homme a toujours été partisane, fanatique ;
elle a toujours sacrifié l’homme concret à une conception
abstraite de l’homme. Même Tolstoï, avec sa théorie de la
non-résistance au mal par la force est intolérant, et surtout,
son point de départ n’est pas l’homme mais Dieu. Il veut
que triomphe l’idée de la bonté, mais les hommes de Dieu
ont toujours aspiré à faire entrer de force Dieu en l’homme :
et pour arriver à ce but, en Russie, on ne reculera devant
rien : on te tuera, on t’égorgera sans hésiter.
Qu’a dit Tchékhov ? Que Dieu se mette au second plan, que se
mettent au second plan les « grandes idées progressistes »
comme on les appelle ; commençons par l’homme, soyons
bons, soyons attentifs à l’homme quel qu’il soit : évêque,
moujik, industriel millionnaire, forçat de Sakhaline, serveur
dans un restaurant ; commençons par aimer, respecter,
plaindre l’homme, sans quoi rien ne marchera jamais chez
nous. Et cela s’appelle la démocratie, la démocratie du
peuple russe, une démocratie qui n’a pas vu le jour.
En mille ans, l’homme russe a vu de tout, la grandeur
et la super grandeur, mais il n’a jamais vu une chose,
la démocratie. Et voilà (nous y revenons), ce qui sépare
les décadents de Tchékhov. L’État peut s’irriter contre le
décadent, lui donner une taloche ou un coup de pied au cul ;
mais l’État est incapable de comprendre l’essentiel chez
Tchékhov, et c’est pourquoi il le tolère. La démocratie n’a
pas sa place chez nous, la véritable démocratie, bien sûr, la
démocratie humaine.
Extrait de Vie et destin
traduit du russe par Alexis Berelowitch
avec la collaboration d’Anna Coldefy-Faucard,
Ed. L’Âge d’Homme, 1980
Ça suffit ! Ça suffit ! […]
Ah, ça suffit ? Non, cela ne suffit pas ! Tchékhov a fait entrer
dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des
hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales,
de tous les âges... Mais ce n’est pas tout ! Il a introduit ces
millions de personnes en vrai démocrate, comprenez-vous,
en démocrate russe. Il a dit comme personne ne l’a fait avant
lui, pas même Tolstoï, que nous sommes avant tout des
êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! Il a dit
que l’essentiel, c’était que les hommes sont des hommes, et
qu’ensuite seulement, ils sont évêques, russes boutiquiers,
tatares, ouvriers. Vous comprenez ? Les hommes sont bons
ou mauvais non en tant que Tatares ou Ukrainiens, ouvriers
ou évêques ; les hommes sont égaux parce qu’ils sont des
hommes. Il y a cinquante ans on pensait, aveuglé par des
œillères partisanes, que Tchékhov a été le porte-parole d’une
fin de siècle. Alors que Tchékhov a levé le drapeau le plus
glorieux qu’ait connu la Russie dans son histoire millénaire :
le drapeau d’une véritable démocratie russe, bonne et
humaine ; le drapeau de la dignité de l’homme russe, de
la liberté russe. Notre humanisme a toujours été sectaire,
cruel, intolérant. D’Avvakoum à Lénine, notre conception de
89
Le moins
métaphysicien
des écrivains russes
Vladimir Volkoff
Tchékhov passe pour le moins métaphysicien des écrivains
russes. Ce n’est pas assez de dire qu’il n’a ni doctrine ni
idéologie : une pensée sortant tant soit peu du commun lui
paraîtrait de mauvais goût. À part Pouchkine, il est à peu
près le seul des plus grands à ne pas proposer de recette
pour sauver le monde. Quant à philosopher sur l’existence
de Dieu et l’immortalité de l’âme, il n’y songe même pas.
En apparence.
En réalité, il y a bien une philosophie qui baigne toute
son œuvre, philosophie peut-être inconsciente, à coup
sûr inséparable à la fois de son génie d’écrivain, de sa
profession de médecin et de la bienfaisance qu’il exerça
libéralement dès qu’il en eut les moyens. Cette philosophie,
c’est justement la compassion, et c’est dans cette unité de
Tchékhov écrivain-médecin-homme, dans la convergence
de ses talents (au sens scripturaire du terme), qu’il faut
chercher la fine pointe de son originalité. C’est une question
classique de savoir si un être méchant peut être un bon
artiste. Elle ne se pose pas à propos de Tchékhov. Il éprouve
une intense compassion pour ses personnages comme
il éprouva une intense compassion – je ne dirai pas pour
l’humanité, mais pour les hommes : cet homme-ci et cet
homme-là. Et, la cruauté de son analyse n’étant que l’autre
face de cette extrême et compatissante attention, de là
provient cette impression que l’on a, après avoir travaillé sur
son œuvre, de connaître un homme débonnaire et rassurant,
qui pardonne tout (ou presque), avec qui il fait bon passer
un moment : Anton Pavlovitch.
Préface à Nouvelles d’Anton Tchékhov,
L’Age d’Homme, 1993
réédition La Pochothèque, Le Livre de poche
V
L'épouse de Tchékhov, Olga Knipper,
dans La Cerisaie, 1911.
Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
90
Tchékhov en France
Françoise Morvan et André Markowicz
assurent la plupart des traductions
jouées sur la scène française.
Marie-Claude Billard
ETUDES ET CRITIQUE DRAMATIQUE
TRADUCTIONS
Publiés en Russie à partir de
1886/1887, les contes et nouvelles
sont peu à peu traduits et diffusés par
les revues françaises :
- à partir de 1893 dans La Revue des
Deux Mondes,
- à partir de 1896 dans La Revue
Blanche, La Revue des Revues et
La Nouvelle Revue,
- à partir de 1897 dans La Revue de
Paris et La Quinzaine,
- à partir de 1899 dans La Revue
illustrée et La Revue Bleue.
Chez les éditeurs, Ollendorf sort un
premier texte en 1895 dans un recueil
sur les conteurs russes, et trois autres
dans Le livre des bêtes en 1901.
La même année et l’année suivante,
Perrin publie Les Moujiks comprenant
onze textes de Tchékhov et Un Duel.
En 1911, Calmann-Lévy édite Valet de
chambre – Récit d’un terroriste.
Denis Roche et le duo Léon
Golschmann/Ernest Jaubert sont
les principaux traducteurs de cette
époque.
Côté théâtre, il faut signaler un écho
des représentations russes des Trois
Sœurs dans La Revue Bleue du 13 avril
1901 et une traduction de cette pièce
dans la La Revue Blanche en février et
mars 1903.
A l’occasion d’une tournée,
La Mouette a été jouée en russe le
18 juin 1902 au Théâtre Antoine.
Valentin Mandelstamm, un Russe
habitant Paris, en fait la critique dans
La Revue d’art dramatique.
On trouve un compte-rendu de la
création du Jardin des Cerises à
Moscou dans Le Mercure de France,
janvier 1904.
Après la mort de Tchékhov, le rythme
des traductions des pièces de théâtre
s’accélère avec les productions des
Pitoëff qui utilisent leurs propres
traductions. En particulier :
La Demande, adaptation de Marcel
Genevrière et Georges Pitoëff,
Comœdia, 18 mai 1914,
L’Oncle Vania, scènes de vie à la
campagne, traduction de Maurice
Rémon, Les Ecrits nouveaux, avrilseptembre et octobre 1921,
La Cerisaie, traduction de C. Moskova
et A. Lamblot, Bruxelles, 1922.
Et surtout : Théâtre en 2 volumes et
Œuvres complètes en 16 volumes
traduit par Denis Roche, Plon, 1922 et
1923.
Au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale et au moment du
cinquantième anniversaire de la mort
de Tchékhov (1954), de nouvelles
initiatives de traduction, d’édition
et de mises en scène favorisent la
diffusion de son œuvre auprès du
public et de la profession :
Théâtre, Moscou, éd. Langues
étrangères, 1947.
Œuvres, traduction et présentation
d’Elsa Triolet, Les Editeurs français
réunis, 1952-1962, 20 vol.
Théâtre, traduction d’Arthur Adamov,
Club français du livre, 1958.
Théâtre complet [nombreux
traducteurs], L’Arche, 1958-1961, 3 vol.
Théâtre, traductions d’André Barsacq,
Antoine Vitez, Georges et Ludmilla
Pitoëff et Pierre-Jean Jouve, Denoël,
1958.
Œuvres complètes [traduction d’Arthur
Adamov et Elsa Triolet pour la partie
théâtre], Editions rencontres, 1965.
Tchékhov est édité par Claude Frioux
dans la Bibliothèque de la Pléiade
à partir de 1970 (traductions d’Elsa
Triolet, Madeleine Durand, André
Radiguet, Edouard Parayre et Lily
Denis) et depuis les années 1990,
Côté articles et études, Tchékhov
est une première fois mentionné
dans un article sur la littérature
russe contemporaine de La Revue
indépendante en mars 1888.
Jules Legras dans Au pays russe
(A. Colin, 1895) relate sa visite chez
l’écrivain à Mélikhovo en 1892.
Anna Mitrofanovna Anitchkova, Russe
vivant à Paris, analyse le propos de
Tchékhov dans deux articles de La
Revue Blanche d’avril 1903 intitulés :
« Les Conditions sociales des lettres
russes contemporaines ».
En 1924, une publication de
Camille Poupeye aux éditions de
La Renaissance d’Occident à Bruxelles
sur les dramaturges exotiques
consacre un chapitre entier à
Tchékhov, unique représentant en
l’occurrence du théâtre russe.
Plusieurs textes de Pitoëff sur
Tchékhov sont rassemblés dans
Notre Théâtre édité par Jean de Rigault
aux éditions Messages en 1949.
Dans les années 50, Nina Gourfinkel
publie plusieurs études et articles sur
Tchékhov :
- « Tchékhov au Théâtre artistique de
Moscou », Revue d’Histoire du théâtre,
vol. IV, 1954,
- « Introduction à la dramaturgie
soviétique : Tchékhov et Gorki »,
Théâtre populaire, n°19, 1er juillet 1956
- « Les interprétations russes
de Tchékhov » (à l’occasion des
spectacles du Théâtre d’Art de
Moscou au Théâtre des Nations,
1958). Réalisme et poésie au théâtre,
CNRS, 1967.
En 1954, la revue Europe édite un
numéro spécial Tchékhov et le
numéro 6 des Cahiers Renaud-Barrault
sur Anton Tchékhov et La Cerisaie
ouvre la voie aux études et
commentaires dramaturgiques qui
se multiplient dans le sillage des
mises en scène de la décentralisation
théâtrale des années 60 et 70.
91
En 1955, paraît une biographie de
Pierre Brisson : Tchékhov et sa vie
et les éditions du Seuil consacrent
l’auteur avec un Tchékhov par luimême dans la collection Ecrivains de
toujours par Sophie Laffitte.
De 1920 à 1940, la critique dramatique
suit les productions des Pitoëff qui
sont les seuls à jouer Tchékhov en
français. Comme ils sont Russes avec
un fort accent, on leur reconnaît un
incontestable talent à exprimer le
caractère des personnages mais il
faudra du temps pour comprendre
les pièces.
Ainsi Lucien Dubech en 1928 à propos
des Trois Sœurs : « Ce peuple entier
atteint de neurasthénie collective
nous paraît proprement une maison
de fous… »
Et Benjamin Crémieux en 1939 :
« En vérité, on a devant La Mouette
le même sentiment de perfection que
devant Antigone ou Bérénice. »
Sentiment confirmé à la suite des
mises en scène de Jean-Louis Barrault
et Jean Vilar (1954 et 1956) par Renée
Saurel et Guy Dumur qui conclut
son article dans Théâtre populaire à
propos du Platonov de Vilar : « Mais
on n’aurait jamais fini de mesurer
l’importance d’une telle création ».
Le ton est donné, l’auteur Tchékhov ne
sera plus remis en cause.
QUELQUES PRODUCTIONS
Film Pathé 1912 :
La Contrebasse de Koneskoff.
Georges et Ludmilla Pitoëff :
- La Mouette, Genève 1921 ;
Paris 1922 et 1939
- Oncle Vania, Genève 1921 ;
Paris 1921-22
- Les Trois Sœurs, Paris 1929.
Festival international de Paris/
Théâtre des Nations
au Théâtre Sarah Bernhardt :
- Oncle Vania, mise en scène de
Per Axel Brannervitch, 1956.
- Les Trois Sœurs, en langue russe,
Théâtre d’Art de Moscou, 1958.
- La Cerisaie, en langue russe,
mise en scène de T. Stanitsyn, 1958.
- Oncle Vania, mise en scène de
M. M. Kedrov, 1958.
- La Mouette, mise en scène de
Eino Kalina, 1962.
- La Cerisaie, en langue russe,
Théâtre d’Art de Moscou, 1964.
Ivanov, réalisation de Jean Prat, mise
en scène de Jacques Mauclair, pour
la télévision, Théâtre d’Aujourd’hui,
1956.
Une Demande en mariage (adapté par
André Barsacq) :
- Mise en scène de Maurice
Jacquemont, Ambigu, 1957.
- Mise en scène d’André Barsacq,
Théâtre de l’Atelier, 1959.
En 1972, une étude d’Atac-Informations
situe Tchékhov au 8ème rang des
auteurs joués dans la décentralisation
théâtrale française après Labiche et
Ionesco et avant Racine.
Depuis, l’engouement n’a pas
cessé : ses pièces, ses nouvelles,
sa correspondance constituent un
matériau théâtral fécond.
Platonov est intéressant à cet égard :
pièce de jeunesse, sans titre, brouillon
de l’œuvre future, elle a donné lieu
à de nombreuses versions dont une
performance de 8 heures dans une
usine désaffectée (Chantal Morel,
1984).
La Maison Jean Vilar a consacré une
étude aux différents Platonov produits
jusqu’à ce jour en France : Quelque
chose de Platonov, 2002.
Actuellement, il n’y a pas ou peu
de saison théâtrale en France sans
Tchékhov. Les metteurs en scène du
théâtre public s’y intéressent tous
à un moment ou à un autre de leur
carrière.
Tchékhov serait-il devenu un auteur
incontournable ?
M.-C. B.
Conservateur
Bibliothèque nationale de France
à la Maison Jean Vilar
Oncle Vania (traduction d’Elsa Triolet)
- Mise en scène de Gabriel Monnet,
Comédie de St Etienne, 1960.
- Mise en scène de Jacques Mauclair,
Comédie-Française, 1961.
La Cerisaie traduction de Georges
Neveux, mise en scène de Guy Parigot,
Comédie de l’Ouest, 1961.
La Mouette, traduction d’Elsa Triolet,
mise en scène de Gabriel Monnet,
Comédie de Bourges, 1964.
Au cours des années 60, Tchékhov
inspire les adaptations de Gabriel
Arout et il devient impossible de lister
toutes les mises en scène liées à son
œuvre.
Portrait de Tchékhov par son frère, Nikolaï,
1884. (Copie par I.D. Klobounovsky, 1970).
Collection Musée Littéraire National.
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
92
V
Au lendemain de la guerre, la
Compagnie Sacha Pitoëff reprend les
productions des parents : Oncle Vania
en 1950, Les Trois Sœurs en 1960,
La Mouette en 1961 et Ivanov en 1962
dans la traduction d’Antoine Vitez.
La Cerisaie : traduction de Georges
Neveux, mise en scène de Jean-Louis
Barrault, Théâtre Marigny 1954.
Reprise en 1960 à l’Odéon.
La Mouette traduction et mise en
scène de Suria Magito, Comédie de
l’Est, 1954.
La Mouette : traduction de G. Pitoëff,
mise en scène d’André Barsacq,
Atelier, 1955.
Ce fou de Platonov : traduction de Pol
Quentin, régie de Jean Vilar, TNP, 1956.
93
Quiz
Tchékhov
par Rodolphe Fouano
1) Fils de Pavel Egorovitch Tchékhov et
d’Evguenia Iakovna Morozova, quelle place
Anton Pavlovitch occupe-t-il dans la famille ?
Est-il...
a) le deuxième enfant d’une famille de cinq ?
b) le troisième d’une famille de six ?
c) le quatrième d’une famille de sept ?
2) Son grand-père paternel, Egor
Mikhaïlovitch Tchékhov, est :
a) le cadet d’une famille noble mais ruinée
de Saint-Pétersbourg
b) un représentant de la petite bourgeoisie
de Moscou
c) serf du comte Tcherkhov
3) Où se situe sa ville natale, Taganrog ?
a) près de Yalta
b) au sud de Moscou
c) au bord de la mer d’Azov
4) Le jeune Anton est d’abord élève dans
une école :
a) juive
b) grecque
c) de musique
5) Qui le bat régulièrement et sauvagement
durant son enfance ?
a) sa mère
b) son père
c) un voisin
6) Evoquant cette période malheureuse,
qu’en dira-t-il ?
a) Dans mon enfance, je n’ai pas eu de
câlins
b) Dans mon enfance, je n’ai pas eu
d’enfance
c) Dans mon enfance, j’ai beaucoup
souffert
7) Nicolas Ier règne de 1825 à 1855. Qui lui
succède ?
a) Nicolas II
b) Alexandre II
c) Michel II
8) En quelle année le servage est-il aboli en
Russie ?
a) 1848
b) 1861
c) 1870
9) Pavel Egorovitch, le père de Tchékhov,
fait faillite en 1876 et fuit à Moscou pour
éviter la prison pour dettes. Quel commerce
tenait-il ?
a) une quincaillerie
b) une épicerie
c) une armurerie
10) La piété de Pavel Egorovitch est notoire.
Comment se manifestait-elle ?
a) Il passait ses journées à l’église
b) Il s’occupait d’œuvres de bienfaisance
c) Il peignait des icônes
11) Quel est le nom de la revue qui publie,
en mars 1880, le premier récit d’Anton
Tchékhov ?
a) La Cigale
b) La Fourmi
c) La Libellule
12) Sous couvert de quels pseudonymes
écrit-il alors ?
a) Le frère de mon frère
b) Antocha Tchékhonté
c) L’homme sans rate
13) Combien est-il payé ?
a) cinq kopecks la ligne
b) dix kopecks la ligne
c) quinze kopecks la ligne
14) La même année, il écrit sa première
pièce connue, Platonov, qui, refusée et
oubliée, ne sera jouée que longtemps
après sa mort. A qui en doit-on la création
mondiale ?
a) Sacha Pitoëff
b) Jean Vilar
c) Jean-Louis Barrault
15) En 1881, l’Okhrana menace une large
partie de la population russe. De quoi
s’agit-il ?
a) d’une incurable maladie du cerveau
b) de la police politique du tsar
c) d’une forme de grippe espagnole
16) A partir de 1882, Tchékhov écrit des
nouvelles humoristiques pour la revue
Eclats dirigée par Leïkine. Comment
son frère Nikolaï est-il associé à cette
collaboration ?
a) Il lui suggère des thèmes et inspire
certains personnages
b) Ils écrivent à quatre mains
c) Nikolaï illustre les récits
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
94
18) Tchékhov fait la connaissance d’Alexéï
Souvorine en 1885. L’année suivante,
celui-ci lui propose d’écrire dans la revue
la plus prestigieuse de Russie dont il est le
directeur. Quel en est le titre ?
a) Les Temps modernes
b) Le Temps des cerises
c) Temps nouveaux
19) Après l’échec de sa première pièce,
Ivanov, en 1887, au théâtre Korch de
Moscou, par quel pseudonyme Tchékhov
signe-t-il la lettre ironique qu’il adresse à
son frère Alexandre ?
a) Schiller Molièrovitch Goethe
b) Schiller Shakespearovitch Goethe
c) Schiller Cervantovich Goethe
20) Dans quel journal Tchékhov publie-t-il,
en 1888, son récit intitulé La Steppe, que
d’aucuns considèrent comme un chefd’œuvre ?
a) Le Courrier du Nord
b) La Voix du Nord
c) Le Messager du Nord
21) Quel Prix littéraire reçoit-il en octobre
de la même année pour son recueil Dans le
crépuscule ?
a) le Prix Gogol
b) le Prix Pouchkine
c) le Prix Dostoïevski
22) D’avril à décembre 1890, Tchékhov
réalise une enquête sociologique sur les
déportés de l’île de Sakhaline, en Sibérie,
dans l’Océan Pacifique. Combien de
questionnaires remplit-il au contact des
forçats et de leurs familles ?
a) 5.000
b) 8.000
c) 10.000
23) Sur la route du retour, en escale à
Ceylan, quel étrange animal rapporte-t-il
en souvenir ?
a) un capucin
b) une mangouste
c) un python
24) Tchékhov a réalisé plusieurs voyages en
France. Dans quelle ville passe-t-il l’hiver
1897/1898 ?
a) Biarritz
b) Nice
c) Paris
25) Quels lieux Tchékhov aimait-il visiter ?
a) les cimetières
b) les hôpitaux
c) les bordels
26) En 1892, Tchékhov achète sa propriété
de Mélikhovo où il s’installe avec ses
parents. Où se réfugie-t-il pour écrire au
calme ?
a) au grenier
b) à la cave
c) dans un chalet construit dans le jardin
V
17) En 1884, Tchékhov termine ses études :
a) d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées
b) d’agronomie
c) de médecine
V
Aquarelle de V. Nizov : le cabinet
du Dr Tchékhov, à Moscou.
Revue Spectateur, 1881 : Saison du
mariage : Annotations d'A.P. Tchékhov,
illustrations de son frère Nikolaï.
Coll. Musée Littéraire National.
95
27) De quels noms Tchékhov baptise-t-il les
deux chiens de la maison ?
a) Morphine et Pénicilline
b) Bromure et Quinine
c) Typhus et Aspirine
31) Quel est le titre de la première version
d’Oncle Vania ?
a) Mon Oncle
b) Les Fraises sauvages
c) L’Esprit des bois
28) A quelle activité de loisirs Tchékhov
aime-t-il s’adonner ?
a) la chasse aux papillons
b) la pêche à la ligne
c) les courses de lévriers afghans
32) A quelle occasion Tchékhov qualifie-t-il
Zola d’âme noble ?
a) En 1893, lorsque le romancier achève le
cycle des Rougon-Macquart
b) En 1898, en découvrant l’article
“J’accuse” dans L’Aurore
c) En 1902, en apprenant par la presse qu’il
est mort asphyxié
29) Tchékov fut très lié avec Isaac Levitan,
d’un an son cadet, qui était :
a) un marchand de meubles moscovite
b) un peintre paysagiste
c) un concertiste du Bolchoï
30) Quel écrivain français envisage-t-il de
traduire en russe ?
a) Molière
b) Zola
c) Maupassant
33) Quel est le titre de la pièce créée au
Théâtre d’Art de Moscou par Constantin
Stanislavski , en 1898 ?
a) L’Albatros, à cause de ses ailes de géant
b) Une Hirondelle, qui ne fit pas le
printemps...
c) La Mouette, oiseau exotique à Moscou
34) Qui est Nemirovitch-Dantchenko ?
a) Le descendant russe d’un cousin de
Dante
b) l’aïeul des pianistes Katia et Anastasia
Nemirovitch-Dantchenko
c) le co-fondateur du Théâtre d’Art de
Moscou
35) Pourquoi Tchékhov se déclare-t-il
soudain « marxiste » en 1899 ?
a) par sympathie pour Karl Marx dont il
vient de lire Le Capital
b) parce que son nouvel éditeur s’appelle
Adolf Marx
c) parce qu’il a découvert des bonbons
“Marx” dont il raffole
36) Quel est le titre de la célèbre nouvelle
publiée par Tchékhov en décembre 1899 ?
a) L’Oiseau et l’enfant (dont la chanteuse
française d’origine portugaise, MarieMyriam, fera un tube lors du concours de
l’Eurovision en 1977)
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
96
47) Quel âge a-t-il alors ?
a) 44 ans
b) 48 ans
c) 50 ans
48) Son corps est rapatrié par le train, dans
un wagon :
a) de seconde classe
b) à bestiaux
c) transportant des huîtres
49) Où repose-t-il ?
a) dans le parc de la maison de Mélikhovo
transformée en musée Tchékhov
b) au cimetière du couvent Novodievitchi à
Moscou
c) dans la crypte d’une église de Taganrog,
sa ville natale.
38) Tchékhov voit dans la première son
« épouse légitime » et dans l’autre sa
« maîtresse ». De qui parle-t-il ?
a) de sa mère et de sa sœur Macha
b) d’Olga Knipper, qu’il épouse en 1901, et
d’une jeune courtisane à laquelle il fut lié
c) de la médecine et de la littérature
39) Elu membre de la section Belles-Lettres
de l’Académie des Sciences en 1900,
Tchékhov en démissionne deux ans plus
tard. Pour quelle raison ?
a) il s’y ennuie
b) sa maladie l’empêche d’assister aux
réunions
c) en signe de solidarité avec Gorki, le tsar
ayant annulé l’élection de ce dernier
40) De combien d’années Tchékhov est-il
l’aîné de Gorki ?
a) 5 ans
b) 8 ans
c) 10 ans
42) Quel nom souhaite-il donner à l’enfant
qu’il n’aura pas de son épouse, Olga ?
a) Alexeï, en hommage à son éditeur
Souvorine
c) Nikolaï, en mémoire de son frère
précocement disparu en 1889
c) Pamphile
V
37) De qui parle Tchékhov lorsqu’il dit :
« Sa mort laisserait un grand vide dans ma
vie. Je n’ai aimé personne comme je l’aime,
lui.»
a) de son chien
b) de son éditeur Souvorine
c) de Tolstoï
41) En 1901, Tchékhov part à Oufa, dans
l’Oural, pour se soigner en suivant une
cure...
a) de sushis ?
b) de koumis ?
c) de raviolis ?
Lettre d'A. P. Tchékhov
à V. G. Korolenko, 1887.
Coll. Musée Littéraire National
V
A. P. Tchékhov à Melikhovo, 1897.
Coll. Musée de Melikhovo.
43) De quelle maladie Tchékhov souffre-t-il ?
a) de cyclothymie
b) d’hémoptysie
c) d’agoraphobie
44) Sur son lit de mort, que boit Tchékhov,
en guise de ciguë ?
a) une tasse de thé
b) un verre de vodka
c) une coupe de champagne
45) Où meurt-il, le 2 juillet 1904 ?
a) dans son lit à Yalta
b) dans la loge d’Olga Knipper à Moscou
c) dans un hôtel de Badenweiler, en
Allemagne
46) Quels sont ses derniers mots ?
a) la farce est jouée
b) je reviendrai
c) je meurs
Réponses du Quiz
1b, 2c, 3c, 4b, 5b, 6b (cf. Récit d’une
vie p. 16), 7b (cf. chronologie p. 28),
8b, 9b, 10ac, 11ac (cf. Récit d’une
vie p. 17), 12abc, 13a, 14b, 15b, 16c,
17c, 18c, 19b, 20c (cf. Récit d’une vie
p. 19), 21b, 22c, 23b (cf. Récit d’une
vie p. 20), 24b, 25ac, 26c, 27b, 28b,
29b, 30c, 31c, 32b (cf. Récit d’une
vie p. 23), 33c, 34c, 35b, 36c, 37c,
38c, 39c, 40b Maxime Gorki (18681936), 41b, 42c, 43b, 44c, 45c, 46c
Tchékhov prononce ces mots en
allemand, 47a, 48c, 49b (cf. Récit
d’une vie p. 27).
b) L’Homme qui parlait à l’oreille des
chevaux (que Robert Redford porta à
l’écran, en 1998)
c) La Dame au petit chien
97
L’année France-Russie 2010
est organisée et mise en œuvre
Ghjdtltybt uj l f Ahfywbz-Hjccbz 2010
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pour la Fédération de Russie :
Cj cnjhjys Hjccbqcr jq atlthfwbb :
le Ministère des Affaires étrangères,
le Ministère de la Culture,
le Ministère du Développement économique,
le Ministère de l’Éducation et de la Science,
l’Ambassade de la Fédération de Russie en France.
Président du Comité national d’organisation :
Sergueï Narychkine,
Coordinateur national : Mikhaïl Chvydkoï.
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Vbybcnthcndjv rekmnehs
Vbybcnthcndjv tr jyjvbxtcr juj hfpdbnbz
Vbybcnthcndjv j ,hfpjdfybz b yferb
G jcjkmcndjv Hjccbqcr jq atlthfwbb dj Ahfywbb
Ghtpbltyn yfwbjyfkmyjuj jhufybpfwbjyyjuj r jvbntnf :
Cthutq Yfhs i rby
Yfwbjyfkmysq r j jhlbyfnjh : Vbxfbk I dsl r jq
pour la France par :
Cj cnjhjys Ahfywbb :
le Ministère des Affaires etrangères et européennes,
le Ministère de la Culture et de la Communication,
le Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi,
le Ministère de l’Éducation nationale,
le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la
Recherche,
le Ministère de la Santé et des Sports,
l’Ambassade de France en Russie,
et Culturesfrance.
Président du Comité français d’organisation :
Louis Schweitzer,
Commissaire général : Nicolas Chibaeff.
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Keq I dtqnpth
Utythfkmysq egjkyjvjxtyysq : Ybr jkz I b, ftd
Manifestation organisée avec le soutien du Comité des
mécènes de l’année France-Russie 2010 :
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vtwtyfnjd uj l f Ahfywbz-Hjccbz 2010
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
98
Remerciements particuliers à
Jcj , fz ,kfuj l fhyjcnm
Culturesfrance, année France–Russie
Futyncnde Reknehbahfywbz & uj l» Ahfywbz–Hjccbz
Vfhb Hfqvjy- Ybr jkz I b, ftd- Ybr jkz Heqcty
Marie Raymond, Nicolas Chibaeff, Nicolas Ruyssen
Ambassade de France à Moscou
Blanche Grinbaum, Olga Tararine
G jcjkmcnde Ahfywbb d Vjcrdt
<kfy i Uhby, jv- Jkmuf Nfhfhby
pour les prêts des documents :
Musée national du théâtre – Musée Bakhrouchine
à Moscou
Dmitri Rodionov (directeur)
Irina Ganula (conservateur en chef )
Tatiana Egorova (directrice des relations internationales)
Lali Badridze (conservateur)
Musée national littéraire à Moscou
Marina Gomozkova (directrice)
et Galina Kolganova (conservateur)
Musée national du Théâtre d’art à Moscou
Marfa Boubnova (directrice)
Maria Polkanova (conservateur)
Musée national Tchékhov de Mélikhovo
Konstantin Bobkov (directeur)
pour leur collaboration :
Ujcel fhcndtyysq wtynhfkmysq ntfnhfkmysq veptq bv
F.F. <fxhe i byf
Lvbnhbq Hj lbjyjd (lbhtrnjh)
Bhbyf Ufvekf (ukfdysq xhfybntkm)
Nfnmzyf Tujhjdf (jnltk vt ; leyfhj lysx jnyj i tybq)
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Ujcel fhcndtyysq Kbnthfnehysq veptq
Vfhbyf Ujvjpr jdf (lbhtrnjh)
Ufkbyf Rjkufyjdf (xhfybntkm)
Veptq Vjcr jdcr juj Xel j ; tcndtyyjuj ntfnhf
Vfhaf <e,yjdf (lbhtrnjh)
Vfhbz G jkrfyjdf (pfvtcnbntkm lbhtrnjhf)
Ujcel fhcndtyysq kbnthfnehyj vtvjhbfkmysq
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Rjycnfynby <j , r jd (lbhtrnjh)
Rctybz Xfqr jdcrfz (ukfdysq xhfybntkm)
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Galerie nationale Tretyakov à Moscou
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Ujcel fhcndtyyfz Nhtnmzr jdcrfz ufkthtz
Ce n°110 des Cahiers de la Maison Jean Vilar
a été conçu pour accompagner l’installation
Le Mystère Tchékhov réalisée par :
Manifestation organisée dans le cadre de
l’Année France-Russie 2010
Une coproduction
Association Jean Vilar (Maison Jean Vilar)
Culturesfrance
Jacques Téphany, scénario, direction du projet
Violette Cros et Claude Lemaire, scénographie
Rodolphe Fouano, collaboration littéraire
Frédérique Debril, coordination
Roland Aujard-Catot, responsable administratif
Francis Mercier, responsable technique
assisté de Jean Meyrand et Romain Stepek
Secrétariat / accueil : Séverine Gros
Stagiaires : Marine Charny, Lauriane Justamond,
Elsa Ladame.
Visuel Le Mystère Tchékhov :
Graphisme Geneviève Gleize
Photo Olivier Martel (Agence akg-images)
99
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Adhésion : 25 euros Bienfaiteurs : à partir de 40 euros
Montant :
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Chèque à l’ordre de l’Association Jean Vilar. Merci.
Bulletin à adresser à la Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon
Les précédents Cahiers de la Maison Jean Vilar sont disponibles en téléchargement sur le site http://maisonjeanvilar.org
L’équipe permanente
de la Maison Jean Vilar
La Maison Jean Vilar
Les Cahiers
de la Maison Jean Vilar
Association Jean Vilar
est subventionnée par
Le programme de lectures
Président : Jacques Lassalle
proposé en coréalisation
Directeur délégué : Jacques Téphany
avec la Maison Antoine Vitez
Assistant : Roland Aujard-Catot
aux visiteurs de l’exposition
Communication : Rodolphe Fouano
Le Mystère Tchékhov en
Responsable de projets : Frédérique Debril
juillet 2010 est soutenu par
Responsable technique : Francis Mercier
l’ADAMI.
Directeur
de la publication
Jacques Lassalle
Directeur de la rédaction
Jacques Téphany
Rédacteur en chef
Rodolphe Fouano
Accueil : Séverine Gros
Entretien : Fernande d’Antonio
Bibliothèque nationale de France
Conservateur en chef : Marie-Claude Billard
Bibliothécaires : Sylvie Barce, Catherine Cazou,
Remerciements
Elisabeth Roisin.
à la Couscousserie de l’Horloge
Assistante : Jeanne Gleye
Secrétariat de rédaction
graphisme et réalisation
Frédérique Debril
assistée de
Lauriane Justamond
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
Imprimerie Laffont - Avignon
100
101
n 110
°
http://maisonjeanvilar.org
ISSN 0294-3417
LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110
102