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Édito I hommes &migrations n° 1278 L’héritage de Sayad Par Marie Poinsot, rédactrice en chef La revue l’avait annoncé. Ce deuxième volume du panorama régional des histoires des immigrations poursuit la découverte des flux migratoires qui ont marqué depuis le milieu du XIXe siècle l’histoire des territoires, des terroirs et des villes françaises. Ce dossier rassemble les récits historiques réalisés par les équipes sélectionnées par l’Agence pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé). La rédaction a choisi de le regrouper selon une logique simple : les grandes régions de l’immigration qui correspondent à des pôles de croissance économique et urbaine ; les régions d’immigration modeste ou récente où souvent le monde rural a joué un rôle important ; les régions d’outre-mer dont les migrations échappent à l’Hexagone. Ces histoires attestent de l’apport des populations étrangères à la construction des sociétés et des identités régionales. Les résultats de ces études historiques constituent de ce point de vue une avancée fondamentale dans la connaissance de l’immigration en France, car elles explorent la dimension régionale des phénomènes migratoires tout en maintenant une ambition nationale et une cohérence scientifique qui a été assurée par la coordination d’une équipe d’historiens rassemblés autour de Gérard Noiriel. La rédaction souhaite que ces synthèses puissent apporter un premier aperçu des études régionales que le lecteur pourra bientôt consulter dans leur intégralité sur le site Internet de l’Acsé ou à la médiathèque de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration qui vient d’ouvrir au public début avril. Cette médiathèque porte le nom d’Abdelmalek Sayad en hommage à ce sociologue, proche de Pierre Bourdieu, qui a durablement guidé les études sur l’immigration en France par la profondeur et l’originalité de sa pensée. Outre le don à la médiathèque de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration de l’ensemble des archives de Sayad que Rebecca, sa femme, a voulu préserver de la destruction ou de l’éparpillement, cette reconnaissance souligne combien son œuvre propose aujourd’hui, dix années après sa disparition, des repères fondamentaux pour les travaux menés dans le domaine des sciences sociales sur l’immigration ici et à l’étranger. Travaux que la revue s’est efforcée, depuis plusieurs décennies, de diffuser auprès d’un public universitaire et plus largement. Certains des membres du comité de rédaction ont connu Abdelmalek Sayad ; ils se souviennent d’une personnalité à l’écoute et généreuse, associant rigueur scientifique, modestie et engagement militant sur les enjeux liés aux migrations. Il s’intéressait à toutes les sources permettant de mieux comprendre les réalités migratoires et à toutes les problématiques qui émergeaient progressivement dans le champ des études sur l’immigration à partir des années 1960, sans sectarisme ni a priori. L’héritage qu’il nous laisse, ce sont ses publications et la masse de la documentation rassemblée pendant des années de travail qui est aujourd’hui consultable à la médiathèque de la Cité. Mais, également, son ouverture d’esprit, sa liberté de pensée, sa méfiance à l’égard des discours formatés, et surtout son travail méticuleux des sources. ■ 1 Cité nationale de l’immigration Palais de la Porte Dorée 293, avenue Daumesnil - 75012 Paris Tél. 01 53 59 58 60 - Fax : 01 53 59 58 66 www.histoire-immigration.fr [email protected] www.hommes-et-migrations.fr Comité d’orientation et de rédaction Mogniss H. Abdallah, Augustin Barbara, Jacques Barou, Hanifa Cherifi, Christophe Daum, Alain Somia, Abdelhafid Hammouche, Mustapha Harzoune, Le Huu Khoa, Marie Lazaridis, Khelifa Messamah, Juliette Minces, Gaye Petek, Marie Poinsot, Catherine Quiminal, Edwige RudeAntoine, Alain Seksig, Anne de Tinguy, André Videau, Catherine Wihtol de Wenden Directrice de la publication Patricia Sitruk Rédactrice en chef Marie Poinsot Secrétariat de rédaction/révision Ana Fernandes Sinde Iconographe Marie Poinsot Maquettiste Sandy Chamaillard Site internet Renaud Sagot Anne Volery Promotion, diffusion, partenariat Karima Dekiouk Vente au numéro Nejib Lakhram Conception graphique Olivier Brunot Erratum : La traduction de l'article de Nikola Tieze sur la figure de Zinedine Zidane dans le dossier 1277 a introduit de nombreux faux-sens qui amène l'auteur à se distancer du texte. La rédaction le regrette. En couverture : Groupe de trois Polonaises chez Pierre Laurentie, 1928, fonds Louis Clergeau © Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy / Archives départementales de Loire-et-Cher. En ouverture, p. 4 : Usine d’emboutissage d’obus d’Ivry, 1916 © Musée national de l’Histoire et des Cultures de l’immigration, CNHI. Un demi-siècle d’immigration en France En 1950, Jacques Ghys (1914-1991) fondait Les Cahiers nord-africains, première revue de réflexion et d’action sur la présence de l’immigration maghrébine en France, éditée par l’association d’alphabétisation Amana. En 1965, les Cahiers prenaient acte de la diversification des flux migratoires en France et devenaient Hommes & Migrations. La revue, pionnière et unique en son genre, publiait dès cette époque des dossiers de fond et des articles de réflexion faisant autorité sur les sujets les plus divers, mélangeant volontairement les regards et laissant la parole aussi bien aux praticiens de terrain qu’aux spécialistes universitaires ou aux décideurs politiques. De 1999 à 2004, H&M a été éditée dans le cadre du groupement d’intérêt public Adri (Agence pour le développement des relations interculturelles). À partir du 1er janvier 2005, elle a été éditée par le Gip Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) qui a repris les activités de l’Adri. La plus ancienne des revues traitant des phénomènes liés ou consécutifs à la mobilité humaine aborde le siècle nouveau avec la même volonté que par le passé de comprendre, d’expliquer et d’accompagner ces questions. Le décès de Philippe Dewitte, son rédacteur en chef, intervenu en mai 2005, a privé l’équipe du pilote intellectuel de la revue qui, pendant plus de 10 ans, avait su faire d’Hommes et Migrations une véritable revue ayant sa place et sa particularité dans le champ des revues en France. C’est cet héritage que Hommes et Migrations entend conserver et développer dans la Cité nationale de l’histoire de l’immigration devenue établissement public au 1er janvier 2007. Sommaire I hommes &migrations n° 1278 6 Dossier Histoires des immigrations : panorama régional Volume II Un dossier coordonné par Laurence Mayeur, directrice des études et de la documentation à l’Acsé : 1998-2008 et Marie Poinsot, rédactrice en chef de la revue Hommes et Migrations, CNHI. Ce dossier présente les résultats de la deuxième phase du programme de recherche intitulé “Histoire et mémoires des immigrations en régions aux XIXe et XXe siècles” initié en 2005 par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et pour l'égalité des chances (Acsé). Les récits historiques concernent 16 régions, parfois des inédits sur l'immigration pour certaines régions. Un article de l’équipe de coordination du programme dirigée par Gérard Noiriel propose une analyse des articles. 234 Collections ■ Faire connaître et reconnaître le parcours de ceux qui ont choisi la France par Fabrice Grognet 240 Kiosque ■ Revue de presse Sous le signe d’un bilan par Mustapha Harzoune 250 Musiques ■ Khaled : Liberté par François Bensignor 257 Cinéma ■ Par André Videau 264 Livres ■ Par Mustapha Harzoune 3 4 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Histoires des immigrations : panorama régional Volume II Un dossier coordonné par Laurence Mayeur, directrice des études et de la documentation à l’Acsé : 1998-2008 et Marie Poinsot, Rédactrice en chef de la revue Hommes et Migrations, CNHI I hommes &migrations n° 1278 6 À l’échelle de l’observation, l’implication des régions Par Laurence Mayeur 8 Histoire et mémoires des immigrations en régions et dans les DOM aux XIXe et XXe siècles. Des études riches, des perspectives fécondes Par l’équipe de coordination 18 Île-de-France. Histoire et mémoire des immigrations depuis 1789 Par Natacha Lillo et Marie-Claude Blanc-Chaléard 32 Regards sur les migrations aux XIXe et XXe siècles en Rhône-Alpes Par Sylvie Schweitzer 48 Histoire de l’immigration en PACA aux XIXe et XXe siècles Par Yvan Gastaut 62 Entrées migratoires en Corse. Mise en relief de quelques spécifités Par Philippe Pesteil 76 Deux siècles d’immigration en Languedoc-Roussillon Par Suzana Dukic 88 De l’assimilation à l’intégration : les immigrés en Champagne-Ardenne aux XIXe et XXe siècles Par Monique Lakroum 100 La Franche-Comté, carrefour de multiples influences Par Janine Ponty et Laure Hin 114 Histoire et mémoire des étrangers en Bourgogne aux XIXe et XXe siècles Par Pierre-Jacques Derainne 128 Faire l’histoire de l’immigration en région Centre : un début Par Sylvie Aprile 142 Poitou-Charentes. Histoire et mémoires des immigrations Par Pierre Billion, Antoine Dumont et Julie Garnier 154 Limousin. Histoire de l’immigration aux XIXe et XXe siècles Par Jean-Philippe Heurtin 166 Histoire de l’immigration en Auvergne Par Jacques Barou 174 La Guadeloupe et la Martinique dans l’histoire française des migrations en régions de 1848 à nos jours Par Michel Giraud 198 La question migratoire en Guyane française : histoire, société et territoires Par Frédéric Piantoni 218 La Réunion. Le traitement de l’étranger en situation pluriculturelle : la catégorisation statistique à l’épreuve des classifications populaires Par Jacqueline Andoche, Laurent Hoarau, Jean-François Rebeyrotte, Emmanuel Souffrin 5 6 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I À l’échelle de l’observation, l’implication des régions Par Laurence Mayeur, directrice des études et de la documentation à l’Acsé : 1998-2008. En publiant, sur deux numéros, l’ensemble des résultats d’un programme d’études commandité par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (Acsé) visant à retracer, sur un siècle et demi, l’histoire des immigrations propre à chacune des régions de France, la revue hommes et migrations donne un aperçu du travail accompli par 25 équipes d’historiens et de sociologues, appartenant pratiquement toutes au vivier d’universitaires ou de chercheurs présents dans chacune des régions. Leur mobilisation témoigne de l’évolution, depuis trente ans, de la recherche sur l’immigration en France et invite à déployer l’histoire du peuplement dans des approches comparatives. À l’heure où l’on entreprend de réformer la recherche et d’interroger les compétences territoriales de l’État, l’exemplarité d’un appel d’offres, coproduit avec l’ensemble des directions régionales de l’Acsé, mérite, également, d’être soulignée. Elle démontre la capacité des pouvoirs publics à décentraliser la commande et à engager, dans le renouveau des investigations, l’ensemble des territoires où se joue aujourd’hui la cohésion sociale. Réaffirmer cette capacité d’ingénierie collective, en des temps de crise financière où la rareté des crédits en sciences sociales exige de mutualiser des compétences et de construire des projets animés par l’implication d’acteurs pluriels, est un des acquis de ce programme qui a suscité un investissement partagé : ■ de la part des partenaires associés à la coordination nationale – mission recherche du ministère de la Culture, de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, de Génériques, mais aussi, au sein des comités de suivi régionaux : représentants des Drac, des conseils régionaux, des archives départementales et, enfin, des associations investies localement sur le champ de la mémoire, favorisant des logiques d’appropriation et de restitution locale ; ■ de la part des chercheurs eux-mêmes, confrontés aux attentes institutionnelles et aux calendriers impitoyables de la commande, qui ont relevé le défi de tout faire tenir (récit introspectif, inventaire statistique et bibliographie) et de donner le meilleur d’eux-mêmes à des questions engageant des enjeux de mémoire et de réconciliation collective ; I hommes & migrations n° 1278 ■ enfin, de la part de toute l’équipe de coordination scientifique qui, sous la direction bienveillante de Gérard Noiriel, a garanti le projet, sa crédibilité et sa cohérence, en réunissant, trois années durant, les chercheurs régionaux, à l’École des hautes études en sciences sociales, lors de séminaires d’échanges favorisant l’approche comparative et la convergence des questionnements. La qualité des résultats, qui doit beaucoup à la solidité des équipes, résulte également d’un processus d’adhésion à un objectif collectif impliquant, pour les chercheurs comme pour les pouvoirs publics, d’en partager le risque. Sans cette conjonction d’efforts et de volontés, entre le niveau national et le niveau régional, le programme n’aurait pu aboutir en raison de son extrême difficulté, y compris organisationnelle. Paradoxalement, l’ampleur du programme, la complexité des attendus du point de vue des chercheurs comme du point de vue des institutions, les contraintes multiples portées par les universitaires pour répondre, en des temps très courts, à l’ensemble des exigences du marché ont joué, par des effets de solidarité et de confiance partagée, en faveur de la ténacité des équipes et de la qualité des résultats. Ce panorama des recherches menées dans chaque région de France et d’outre-mer offre aujourd’hui à la Cité un matériel d’enquête inédit. Rappelons que c’était, dès l’amont de la commande, en 2005, son objectif : offrir au nouveau musée des connaissances nouvelles, susceptibles de rencontrer l’intérêt d’un public large. D’où l’injonction faite aux chercheurs de présenter l’histoire reconstruite, sous forme d’un récit, à terme, publiable. Chaque récit est singulier. Si les réponses apportées sur les départements d’outremer, en raison du fait colonial, convergent à rendre compte de sociétés marquées par l’héritage de l’esclavage, de l’engagisme qui lui succède et par l’échec d’un développement économique construit sur des migrations forcées, les territoires de la métropole, où s’inscrivent des vies de labeur oubliées, font renaître la variété des économies locales, à dominante rurale ou industrielle, lesquelles apparaissent dans toute leur diversité. C’est donc à 25 histoires différentes que le programme aboutit, révélant, au sein de lignes de fractures locales qu’il reste encore à approfondir, la spécificité économique des territoires qui agrègent, selon des rythmes et des concentrations de migrants différenciés, les apports successifs de main-d’œuvre et de peuplement. Achevé par un colloque inscrit dans le cadre de l’année européenne du dialogue interculturel, organisé à Paris les 15 et 16 septembre 2008, la restitution des travaux poursuit sa route, accompagnée par les directions régionales, à Orléans, Rennes, Marseille… Capital de données qu’il convient désormais de rendre accessible, à la recherche comme au grand public, par un travail de publication. ■ 7 8 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Histoire et mémoires des immigrations en régions et dans les DOM aux XIXe et XXe siècles Des études riches, des perspectives fécondes Par Anne-Sophie Bruno, Gérard Noiriel, Laure Pitti, Philippe Rygiel, Yann Scioldo-Zürcher, Alexis Spire, Claire Zalc, coordination nationale de l’enquête(1) . Le second volet du programme Histoire et mémoires des immigrations en régions aux XIXe et XXe siècles remis à la coordination témoigne d’une forte mobilisation des équipes(1). Y sont développées des pistes de recherche pour la plupart inédites en histoire et sociologie de l’immigration – citons d’emblée la singularité des DOM qui rend compte des migrations de servitude sous des angles neufs ; l’importance des différentes échelles d’analyse qui complexifient l’histoire des migrations ; le poids des logiques de recrutement dans les dynamiques migratoires régionales ; la part encore trop méconnue du secteur agricole dans l’histoire de l’immigration de travail, tout comme de celle des femmes ; enfin, l’observation menée à des échelles géographiques variées. Autant de pistes de travail futures dont nous ne pouvons donner dans cet article qu’un court aperçu. Rappelons que la coordination scientifique avait tout d’abord demandé aux chercheurs de quantifier les différentes immigrations d’étrangers qui se sont succédé dans les régions, cela sur la totalité de la période contemporaine. Cette approche quantitative devrait non seulement permettre de mieux connaître les fondements de la longue histoire migratoire française, mais aussi fournir un matériel d’enquête susceptible d’impulser un travail de comparaison entre les données régionales et les moyennes nationales, voire d’impulser une comparaison entre les différentes régions, travail jusqu’alors rendu impossible par l’absence d’enquêtes coordonnées nationalement. I hommes & migrations n° 1278 Dans le même temps, les différentes équipes avaient aussi à organiser un important travail de recension de l’ensemble des travaux menés en histoire et en sociologie de l’immigration, en présentant notamment les mémoires universitaires, afin d’offrir un point de vue bibliographique exhaustif, enrichi d’ouvrages malheureusement trop souvent ignorés. Enfin, leur regard sur les dynamiques mémorielles liées à l’immigration qui existent aujourd’hui dans les régions a été sollicité. Soit un matériau très riche que nous n’aborderons dans cette introduction qu’à partir de quelques lignes de force mais qu’il conviendra d’approfondir dans la durée. Des sources riches En ce qui concerne le panorama des sources inventoriées, à titre d’exemple, le travail réalisé en Île-de-France par l’équipe de Génériques(2), en charge du volet “sources” de l’étude régionale, confirme une nouvelle fois la richesse des perspectives ouvertes par le travail d’inventaire des sources de l’histoire de l’immigration. Il a donné lieu à un inventaire impressionnant. Les différents centres des archives publiques (nationales, départementales, communales) ont été prospectés, mais également d’autres centres d’archives comme les archives de la chambre de commerce et d’industrie, des églises et des organismes culturels, des archives associatives non déposées dans un centre d’archives publiques. Enfin, les bibliothèques, médiathèques, instituts de recherche et centres de documentation, ainsi que les musées, les photothèques et les cinémathèques, tout comme certaines archives privées (familles, entreprises…) font également l’objet d’un dépouillement approfondi qui s’est concentré autour de plusieurs pistes, marquées par un effort de prospecter tous azimuts. Un systématisme des recherches effectuées, mais également une inventivité des démarches qui s’illustre dans l’important travail de recension des sources iconographiques, notamment filmiques, mené auprès de la Bifi, du Forum des images ou encore de Gaumont Pathé Archives. Là encore, l’inventaire recèle des découvertes et notamment des collections iconographiques impressionnantes, qui vont des estampes aux affiches en passant par les cartes postales, diapositives, photographies… Les différentes images, notamment des actualités cinématographiques, concernant les étrangers sont inventoriées avec précision. Enfin, elles sont complétées par une très riche collection de photographies mettant en scène la vie quotidienne de l’immigration italienne et espagnole dans la capitale (lieux d’habitation, mariages, scènes de travail). Ces différents traits se retrouvent, à des degrés variables, dans les inventaires réalisés par les équipes du programme. 9 10 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Des historiographies différenciées Plusieurs études confirment l’impact des contextes et orientations régionales sur la production universitaire. Certaines régions ne disposent que de travaux récents. À titre d’exemple, en Champagne-Ardenne, l’évolution du nombre de mémoires consacrés à l’immigration dans cette région montre que l’attention des observateurs et des chercheurs à ce sujet n’a commencé à devenir importante qu’au début des années 1990. Dans ces travaux, l’immigration est appréhendée par le biais de la main-d’œuvre des bassins industriels et par celui de l’intégration urbaine des populations étrangères dans les Ardennes. Cette particularité tient au poids des études menées à l’université de Reims dans les cursus d’aménagement du territoire et d’histoire. L’historiographie de la région Corse, à l’inverse, montre combien l’immigration a été une source de travaux anciens, mais qu’elle est aussi réinterrogée à l’aune des questions politiques propres à l’île. Ainsi, on trouve des ouvrages, publiés avant la Première Guerre mondiale, consacrés aux communautés italiennes et grecques. En langue italienne ou en langue vernaculaire corse, ils seront régulièrement publiés tout au long du siècle et mentionneront notamment des données sur les populations italiennes. Par contre, les travaux universitaires s’intéressant aux étrangers ne sont entrepris qu’à partir des années 1980 et entrent souvent en résonance avec le mouvement indépendantiste et nationaliste. Dans les départements d’outre-mer, surtout en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion, on remarque une même tendance historiographique : si quelques ouvrages datent du premier XXe siècle et font référence à quelques communautés étrangères présentes dans les îles, ce n’est que dans les deux dernières décennies du siècle que l’histoire de l’immigration a réellement été construite. Après une première série de travaux portant sur l’esclavage et la mise au jour d’études sur l’engagisme, l’immigration est abordée comme un sujet historique autonome. Une focale régionale, des échelles d’analyse multiples Les “régions-frontières”, telles que la Champagne-Ardenne, le Languedoc-Roussillon, certains des DOM, Rhône-Alpes ou encore la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, présentent des caractéristiques particulières, qui gagnent à être comparées. Si toutes sont marquées par des migrations de proximité, le brassage des populations, la chronologie de ces histoires migratoires, les logiques qui les sous-tendent, la perception et le rapport aux étrangers-voisins présentent à la fois des points communs – notamment sur le terrain de la xénophobie – et des différences notables. I hommes & migrations n° 1278 Originalités régionales L’analyse d’éventuelles spécificités régionales, au regard de l’histoire de l’immigration à l’échelle nationale, constitue donc un premier axe de croisement entre les différentes études. Ces spécificités peuvent, en premier lieu, ressortir de chronologies décalées. Ainsi, la région Auvergne se caractérise par le fait que, pendant longtemps, l’immigration a été très faible. Jusqu’à la guerre de 1914-1918, en effet, cette région montagneuse a surtout été une zone d’émigration. Dès le XVIIIe siècle, on note un fort mouvement de départs à l’étranger (notamment en Espagne). Au XIXe siècle, les migrants auvergnats travaillent fréquemment aux côtés des migrants étrangers dans les Rhône-Alpes est, comme exploitations agricoles, les mines, les chantiers la région parisienne de travaux publics. La chronologie des mouveou la région provençale, ments migratoires plus récents apparaît décaun carrefour que lée, comparée aux flux nationaux. caractérise l’extrême De même en Rhône-Alpes, même si l’originadiversité des populations lité est difficile à définir à l’échelle d’une région passant par la région. à la fois grande et diverse, qui voit coexister des départements très tôt urbanisés et industrialisés et des départements montagnards, pour certains frontaliers : si les populations que l’on retrouve dans ces différents espaces, le calendrier des migrations, comme la place prise par les étrangers dans les structures économiques diffèrent d’un lieu à l’autre, le calendrier des migrations et la composition des populations étrangères constituent bel et bien une originalité à l’échelle régionale. Les migrations de masse apparaissent tardives pour une région de forte et précoce industrialisation. Le pourcentage d’étrangers présents en Rhône-Alpes est inférieur à la moyenne nationale avant la Première Guerre mondiale, il correspond peu ou prou à celle-ci entre les deux guerres, et ne la dépasse qu’après la Seconde Guerre mondiale. Cette spécificité s’estompe au XXe siècle. Rhône-Alpes est alors, comme la région parisienne ou la région provençale, un carrefour que caractérise l’extrême diversité des populations passant par la région. Pour autant, les trois principales régions d’immigration présentent toutes des caractéristiques de cosmopolitisme, ou d’ouverture, très différentes. Variations intrarégionales Le Languedoc-Roussillon montre qu’il existe aussi des spécificités de répartition locale des flux. On peut retenir le cas de la commune de Capestang où s’est fixée, dès le milieu du XIXe siècle, une petite communauté espagnole composée de com- 11 12 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I merçants, d’artisans et d’ouvriers agricoles, originaires d’Andalousie et de Catalogne. Outre les Pyrénées-Orientales, fortement marquées par la question frontalière, les deux départements qui ont accueilli le plus grand nombre d’immigrants sont l’Hérault et l’Aude, dominés par la viticulture. On peut noter aussi une présence récurrente des immigrants dans les zones industrialisées du département du Gard (dans la sériculture au XIXe siècle, dans les mines de charbon au XXe siècle). Aujourd’hui, ce sont surtout les grandes villes, comme Montpellier, Perpignan et Béziers, qui accueillent les immigrants. À une échelle micro, l’attention apportée aux quartiers d’immigration, dans l’étude Île-de-France, ou aux dimensions du logement et de l’habitat, dans l’étude de la région Centre, montre toute la richesse d’une telle approche. L’implantation des étrangers dans la capitale à la fin du XIXe siècle dessine des quartiers d’immigration qui perdurent par la suite. Le premier lieu phare de l’immigration italienne est l’ensemble Bastille/faubourg Saint-Antoine/Nation, en raison de la Au milieu des proximité de la gare de Lyon. Le deuxième est années 1970, des cités le quartier Villette/Pont-de-Flandre, le long HLM, marquées d’un bassin industriel. Parallèlement, des par le gigantisme (4 000 à La Courneuve, microquartiers juifs se constituent : en preFrancs-Moisins mier lieu le Pletzl (“petite place” en yiddish) à Saint-Denis), remplacent qui rassemble les casquettiers, fourreurs et les bidonvilles. maroquiniers dans le Marais, et celui de Montmartre, surtout habité par des tailleurs roumains. Dans l’entre-deux-guerres, Belleville devient également un haut lieu de la vie communautaire yiddish. À partir des grands travaux haussmanniens, le rejet en proche banlieue d’industries sales y draine une population de travailleurs étrangers, désireux d’habiter au plus près de leur lieu de travail : Montreuil comme extension du faubourg Saint-Antoine, Aubervilliers pour l’industrie chimique liée à l’utilisation de déchets provenant des abattoirs de la Villette, Saint-Denis et Saint-Ouen pour l’industrie métallurgique. Le boom de l’immigration dans l’entre-deux-guerres confirme l’implantation des étrangers dans la petite couronne et en Seine-et-Oise, d’une part à cause des difficultés de logement dans la capitale, d’autre part en réponse à l’offre du marché du travail dans ces communes. Après 1945, les quartiers d’immigration demeurent le nord et l’est de Paris ainsi que la proche banlieue ouvrière, la crise du logement donnant lieu à l’émergence de gigantesques bidonvilles (Champigny pour les Portugais, La Folie à Nanterre pour les Algériens). Au milieu des années 1970, des cités HLM, marquées par le gigantisme (4 000 à La Courneuve, Francs-Moisins à Saint-Denis), remplacent les bidonvilles. I hommes & migrations n° 1278 Importance de l’agriculture Plusieurs études mettent en lumière cette caractéristique trop longtemps ignorée de l’histoire de l’immigration. En général, les travaux étudient l’immigration principalement dans les zones industrielles et le cadre urbain, et très peu d’études évoquent le rôle des travailleurs immigrés dans la remise en culture des campagnes et dans le développement de l’agro-industrie, alors que les archives publiques témoignent de l’importance du phénomène. Déficit que le programme comble. En Champagne-Ardenne, les flux les plus anciens et les plus constants sont en effet liés au travail agricole et à l’affouage. Après 1850, beaucoup de jeunes gens venus de Belgique ou du grand-duché s’installent à Reims et trouvent à s’employer comme domestiques d’écurie. Des bûcherons belges commencent par venir comme migrants saisonniers puis se sédentarisent peu à peu dans les forêts champenoises. De même, en région Centre, l’industrialisation ayant été tardive et les grandes exploitations agricoles nombreuses, le secteur agricole a longtemps employé une part notable de la main-d’œuvre étrangère régionale, et aujourd’hui encore la présence des étrangers dans le secteur agricole peut être localement importante. Les formes de cette présence ont varié dans le temps. Les Belges, au XIXe siècle, sont salariés mais parfois aussi exploitants agricoles. Les plus nombreux sont, durant l’entre-deux-guerres, les Polonais, et, parmi eux, on note une proportion importante de femmes. Les Turcs sont aujourd’hui nombreux dans la région de Romorantin à travailler dans le maraîchage et le bûcheronnage, mêmes s’ils sont logés dans les logements du secteur social de la ville, cependant que des agriculteurs du nord de l’Europe (Néerlandais en particulier) reprennent des exploitations agricoles de bonne taille. Plus marquante encore, l’originalité de la région Languedoc-Roussillon tient au fait que le facteur économique majeur qui explique l’intensification de l’immigration au XIXe siècle est le développement de la viticulture. La crise du phylloxera et la modernisation de l’économie viticole provoquent une concentration de la production et l’afflux d’ouvriers agricoles, en majorité d’origine espagnole. L’ampleur de ces mouvements est telle que, dès le début du XXe siècle, la région Languedoc-Roussillon se place au-dessus de la moyenne nationale pour le taux de population étrangère. En 1931, ce taux dépasse les 10 %, contre 7 % environ en moyenne nationale. Le rapport consacré à cette région donne ainsi des indications très précieuses sur ce secteur d’activité viticole, qui a toujours employé un grand nombre d’immigrants mais n’a pas encore attiré suffisamment l’attention des historiens. Aujourd’hui, le nombre de saisonniers espagnols dans la 13 14 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I viticulture se réduit, car ils sont en partie remplacés par des immigrants venus d’Afrique du Nord, surtout des Algériens, mais aussi des Portugais, nombreux à travailler dans le BTP. Logiques de recrutement à l’origine de la physionomie migratoire des régions La région Bourgogne apporte un exemple de l’impact de l’intervention de l’État sur la physionomie des migrations en régions. Le recrutement organisé, pour l’économie de guerre, de migrants étrangers (par l’intermédiaire du Service de la main-d’œuvre étrangère, à l’origine une section du Service ouvrier du sous-secrétariat d’État de l’Artillerie et des Munitions) et coloniaux (via le Service d’organisation des travailleurs coloniaux), y a été particulièrement important, dans la métallurgie (Algériens kabyles, Chinois et Portugais notamment, aux usines Schneider du Creusot), la chimie (Chinois à la poudrerie Vonges en Côte-d’Or), le BTP (Italiens et Espagnols à Montbard), la céramique (Tunisiens aux Grandes tuileries bourguignonnes à Chagny), les entreprises travaillant pour le compte de l’armée américaine…, mais aussi dans l’agriculture, par l’intermédiaire de l’Office national de la maind’œuvre agricole, devenu en 1917 Service de la main-d’œuvre agricole. Bien que conçue pour l’économie de guerre, cette intervention étatique change la physionomie des migrations en région Bourgogne Cette implantation liée au-delà des années où elle est mise en œuvre aux politiques patronales est (1916-1918). Ainsi, au début des années cependant fortement 1920, “le flux nord-africain se maintient dépendante de la conjoncture vers la Bourgogne” pour ne diminuer qu’à économique et rend les territoires de l’immigration partir de la fin de la décennie. particulièrement mouvants. Le cas de la Franche-Comté montre l’impact des logiques patronales de recrutement sur la physionomie migratoire d’une région frontalière, initialement région de mono-, voire de bi-immigration (suisse et allemande), précisément en raison de ce caractère frontalier. L’exemple du recrutement de mineurs polonais dans les mines de Ronchamp illustre ainsi le poids des politiques patronales sur le contour des populations étrangères dans la région. Quasiment absents du bassin d’emploi au début du siècle, dès le milieu des années 1920 les Polonais constituent ainsi la moitié des mineurs de fond de la mine. Cette I hommes & migrations n° 1278 implantation liée aux politiques patronales est cependant fortement dépendante de la conjoncture économique et rend les territoires de l’immigration particulièrement mouvants. Le déclenchement de la crise entraîne ainsi, à partir de 1934, le licenciement et le départ de la majorité des mineurs polonais de Ronchamp, selon un processus identique à celui observé dans les autres régions minières. Femmes au travail L’équipe en charge de la région Rhône-Alpes s’est livrée à un repérage assez systématique de la présence féminine durant les différentes périodes, insistant sur le fait que, s’il peut arriver localement, ou durant une courte période, que les hommes soient majoritaires, une grande part des immigrés sont des immigrées. Celles-ci sont nombreuses à travailler, à la fois parce qu’existent des formes spécifiques de migrations féminines, mais aussi parce qu’il est fréquent que les femmes et les filles d’immigrés travaillent. Ainsi, durant l’entre-deux-guerres, les salariées sont nombreuses parmi les femmes de la cité Gillet, à Vaulx-en-Velin, qui abrite durant l’entre-deux-guerres une usine de soie artificielle employant un personnel étranger nombreux. Cette caractéristique vaut pour des célibataires, ou des femmes mariées sans enfants, mais aussi pour une proportion non négligeable des femmes mariées ayant déjà un enfant. De même, l’équipe en charge de la région Centre a porté une attention particulière au travail des migrantes. Cela se traduit, d’une part, par le relevé à partir des données statistiques de l’importance numérique de celui-ci aux diverses périodes, d’autre part, par un coup de projecteur sur une population particulière, celle des travailleuses polonaises de l’agriculture présentes dans les fermes de la région durant l’entre-deux-guerres. La vie de celles-ci nous est connue par un ensemble archivistique exceptionnel, conservé aux AD37, constitué de la correspondance (plusieurs milliers de lettres) entre des migrantes et l’inspectrice du travail chargée de leur protection. Ces lettres, en cours de traduction et d’analyse, mettent en évidence les formes d’exploitation spécifiques auxquelles sont soumises ces jeunes femmes, souvent isolées et vulnérables, mais aussi leurs capacités de résistance. En Île-de-France, l’étude montre que la région a toujours constitué un pôle d’arrivée très important des migrations féminines, surtout en raison de la forte demande en matière de service domestique ; c’est ce qui explique que le ratio entre hommes et femmes immigrés y a toujours été plus équilibré que dans d’autres régions. Jusque dans l’entre-deux-guerres, l’immigration étrangère à Paris est majoritairement masculine, à l’exception notable des Arméniens qui comptent des femmes en plus grand nombre, en raison des effets du génocide. À partir du début 15 16 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I des années 1960, des femmes, célibataires ou mariées, sont souvent pionnières en matière d’émigration, surtout parmi les Espagnols : elles trouvent à s’embaucher massivement dans le secteur du service domestique, et habitent donc très majoritairement dans les quartiers bourgeois mais dans des chambres de bonnes et des loges de concierges. À l’inverse, dans les DOM, à l’exception de la Guyane, on note la faible part de l’immigration féminine, le système de l’engagisme s’adressant prioritairement aux hommes. Une histoire régionale des réfugiés politiques Dans plusieurs régions, les réfugiés politiques apparaissent comme des acteurs centraux d’une histoire de l’immigration dont la chronologie varie en fonction de la situation géographique et des caractéristiques sociopolitiques des territoires étudiés. Les réfugiés apparaissent comme d’autant plus visibles qu’ils sont implantés dans les régions de faible immigration : ce trait tient à la tradition de dissémination administrative des centres d’accueil sur l’ensemble du territoire national, qui contraste avec les logiques économiques qui concentrent les migrations autour de certains bassins d’emploi. Ce trait est particulièrement marqué en Auvergne, où l’une des originalités de la région tient à la place, proportionnellement plus importante qu’ailleurs, des réfugiés politiques. La position géographique de l’Auvergne (au centre de la France) et son caractère montagneux expliquent que les pouvoirs publics y aient souvent regroupé des étrangers, regardés avec une certaine suspicion. Dès la fin du XVIIIe siècle, on trouve en Auvergne un grand nombre de prisonniers de guerre et des déserteurs des armées ennemies, notamment tchèques, polonais, suisses et allemands. Dans la première moitié du XIXe siècle, la région accueille aussi des réfugiés pourchassés par les autorités de leur pays : Italiens, Espagnols (carlistes et républicains), et surtout Polonais. Parmi ces derniers, un grand nombre fera souche sur place. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Auvergne va accueillir aussi beaucoup de réfugiés coloniaux, regroupés dans des camps comme celui de Noyant-d’Allier (pour les rapatriés d’Indochine) ou comme le camp de BourgLastic pour les harkis. L’enquête accorde une part importante au problème d’intégration de ces immigrants. L’étude souligne un point observé ailleurs, mais qui mériterait d’être creusé : la forte participation des travailleurs immigrés aux grèves de la période 1919-1920. C’est l’une des rares périodes d’agitation qu’ait connues la région. Les Espagnols et les Algériens sont à l’avant-garde du mouvement et feront l’objet d’expulsions massives (1 200 selon l’étude). Cette politisa- I hommes & migrations n° 1278 tion précoce et l’afflux d’un grand nombre de réfugiés antifranquistes expliquent la forte participation des Espagnols aux actions de la Résistance dans cette région. Éclairage intéressant, en longue durée, sur les immigrations forcées, depuis les prisonniers de guerre du XVIIIe siècle, jusqu’aux réfugiés coloniaux de l’après Seconde Guerre mondiale. Pour conclure… Dans la droite ligne des travaux des équipes ayant rendu leur rapport final en juin 2007, ce second volet du programme confirme l’enrichissement des connaissances qu’offre chacun de ces panoramas dressés à l’échelle régionale. Complexification et nuance des chronologies retenues à l’échelle nationale, interrogations sur les catégories et les échelles d’analyse, mise à jour de sources encore peu mobilisées, éclairages d’histoires régionales, largement méconnues, que la mise en réseau des cher■ cheurs pourra désormais continuer à interroger. Notes 1. Anne-Sophie Bruno, maître de conférences en histoire, université Paris-XIII ; Gérard Noiriel, directeur d’études, EHESS ; Laure Pitti, maître de conférences, université Paris-VIII ; Philippe Rygiel, maître de conférences, université Paris-I ; Yann Scioldo-Zürcher, chargé de recherche au CNRS-Migrinter ; Alexis Spire, chargé de recherche au CNRS, université Lille-II ; Claire Zalc, chargée de recherche au CNRS-IHMC. 2. L’étude réalisée par Génériques sur les souces de l’immigration en Île-de-France n’est pas publiée dans le cadre de ce dossier. 17 18 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Île-de-France Histoire et mémoire des immigrations depuis 1789 Par Natacha Lillo (dir.), historienne, maître de conférences à l’université Paris-VII Denis-Diderot, Et l’équipe : Marie-Claude Blanc-Chaléard*, Jean-Yves Blum Le Coat, Maria-José Vicente, Anne Gingel, Pilar Gonzalez Bernaldo, Manuela Martini, Catherine Quiminal, Marie-Christine Volovitch-Tavares, Sylvie Zaidman. * Natacha Lillo étant empêchée, M.-C. Blanc-Chaléard s’est chargée de l’adaptation du texte initial pour cet article. Vie quotidienne d’une bonne espagnole, Paris, 1962 © Jean-Philippe Charbonnier - Eyedea, Rapho À la fois centre d’activités économiques, pôle culturel et destination de la grande majorité des exilés et réfugiés, l’Île-de-France, devenue une “région monde”, est un observatoire privilégié et singulier du phénomène migratoire, qui a contribué à son expansion territoriale et participé à son dynamisme économique. L’histoire de l’immigration postcoloniale en région continue, elle, à s’écrire au quotidien, et d’autres, comme celle des mouvements de sans-papiers et de mal-logés, y sont en devenir. I hommes & migrations n° 1278 Une région capitale Près de 40 % des immigrés recensés en France vivent aujourd’hui en Île-de-France. Cette situation exceptionnelle résulte d’une longue histoire. La région, découpée en huit départements, n’a pas toujours existé sous sa forme actuelle. À la Révolution, elle correspondait au département de la Seine (Paris intra-muros et les communes de la petite couronne formant la Seine-banlieue), puis s’étendit vers la Seine-et-Oise au nord et à l’ouest et la Seine-et-Marne à l’est. Un remaniement administratif (1964) donna naissance en janvier 1968 aux deux couronnes actuelles : celle des départements limitrophes de la Seine-Saint-Denis au nord et à l’est de Paris (préfecture Bobigny), du Val-de-Marne au sud et à l’est (Créteil) et des Hauts-de-Seine (Nanterre) au nord et à l’ouest ; et la grande couronne, avec, issus de l’ex-Seine-etOise, les Yvelines à l’ouest (Versailles), l’Essonne au sud (Évry) et le Val-d’Oise au nord (Cergy-Pontoise), la Seine-et-Marne (Melun) conservant à peu près son ancienne configuration. La région prit le nom d’Île-de-France en 1976. Comme toute métropole de l’Europe industrielle au XIXe siècle, Paris a grandi grâce aux migrations. Capitale d’un État centralisé, pôle culturel autant que centre d’activités économiques, la région draina avant tout des provinciaux (à plus de 90 %), du Bassin parisien, du Centre et de l’Ouest, mais la part des étrangers ne cessa de croître. Des prolétaires venus d’au-delà les frontières contribuèrent ainsi à la formation du peuple de Paris et de ses banlieues au long des XIXe et XXe siècles. En même temps, capitale des révolutions et des libertés, Paris resta la destination de la grande majorité des exilés et des réfugiés ayant choisi de s’établir en France. Aussi, contrairement à bon nombre d’autres régions où les immigrés furent essentiellement des travailleurs manuels, l’Île-de-France, et notamment Paris, n’a cessé d’attirer une grande diversité d’étrangers, dont un grand nombre d’étudiants, des élites intellectuelles et artistiques, sans parler des hommes d’affaires et des membres du corps diplomatique. L’autre singularité de la région, en contraste avec les grands espaces d’accueil frontaliers (Nord, Sud-Est), tient à la variété des origines. Babel dénoncée par l’extrême droite, la capitale et ses faubourgs apparaissent comme un concentré de la diversification tendancielle des migrants dans l’histoire. Des Belges et Allemands du XIXe siècle aux Portugais et Algériens des années 1960 en passant par les Italiens, les Espagnols, les Juifs orientaux et autres réfugiés d’entre-deux-guerres, l’Île-de-France où vivent désormais la presque totalité des immigrants venus d’Afrique subsaharienne et d’Extrême-Orient constitue une mosaïque de plus en plus colorée. Au vu du recensement de 1999, l’Île-de-France constitue une “région monde”, à l’instar de quelques grandes métropoles de la planète. 19 20 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Faute de pouvoir développer ici l’ensemble du “récit historique” présenté à la demande de l’Acsé(1), nous porterons l’éclairage sur trois questions à nos yeux fondamentales pour l’Île-de-France : la contribution des vagues migratoires successives à l’expansion géographique ; l’apport considérable des immigrés en matière de développement économique ; enfin, la place des migrations coloniales et postcoloniales dans l’histoire de la société francilienne. Il s’agira d’interroger le lien entre le traitement spécifique réservé aux “Français musulmans d’Algérie” (avec ses effets sur les ressortissants du Maghreb dans leur ensemble) et les difficultés liées à l’intégration des “jeunes issus de l’immigration” depuis les années 1980, souvent stigmatisés comme habitants des “banlieues”(2). Ce choix laisse délibérément de côté d’autres spécificités, comme les apports des exilés politiques appartenant aux élites, des nombreux étudiants, scientifiques et artistes étrangers qui contribuèrent au rayonnement de la capitale française. Les immigrés, acteurs décisifs de l’expansion géographique de l’Île-de-France Si, à la fin de l’Ancien Régime et lors de la période révolutionnaire, les étrangers constituaient, selon les sources, entre 3 et 6 % des Parisiens, les flux migratoires augmentèrent sensiblement avec l’avènement du second Empire (1852) et l’accélération de la révolution industrielle, comme dans le reste de la France. Les grands travaux haussmanniens modifièrent radicalement le visage de la capitale et une première banlieue naquit au-delà des fortifications. Les vagues de travailleurs étrangers se succédèrent dès lors sur les chantiers de l’agglomération en croissance permanente. Les étrangers accompagnent la croissance de l’agglomération (1850-1950) Les immigrés du XIXe siècle vivaient principalement dans les arrondissements populaires de la capitale (XIe, XIIe, XIXe, XXe). Ainsi, en 1896, 82 % des 39 554 Allemands et ressortissants de l’Empire austro-hongrois recensés dans la Seine habitaient Paris intra-muros, tout comme 75,7 % des 43 724 Belges(3). À partir du tournant du siècle, le développement industriel de la Seine-banlieue modifia cet état de choses. Les Italiens, vite plus nombreux que les Belges, constituèrent en banlieue des colonies précoces (Montreuil, Nogent-sur-Marne, Saint-Denis), même si, jusqu’en 1914, les principales concentrations restaient intra-muros, dans l’Est parisien ou le quartier de la Villette(4). L’énorme vague d’immigrants et de réfugiés d’entre-deuxguerres aboutit à un entassement hors du commun dans les vieux quartiers d’accueil (Marais, faubourg Saint-Antoine) et entraîna de nombreuses installations dans les I hommes & migrations n° 1278 arrondissements périphériques (la Villette, Belleville). On vit surtout exploser les implantations en banlieue. Les communes industrielles proches devinrent encore plus cosmopolites (Boulogne-Billancourt, Saint-Denis, Aubervilliers). Plus loin, les ouvriers étrangers participèrent comme les Français au mouvement des lotissements, urbanisant les terrains disponibles les moins chers (non équipés), ou occupant de façon sauvage les zones inconstructibles (Alfortville, Issy-les-Moulineaux, Montreuil, Bagnolet, etc.). En 1931, plus de la moitié (51,2 %) des 102 764 Italiens de la Seine résidaient en banlieue, tout comme 53,2 % des 31 547 Espagnols. Explosion spatiale et ruptures après 1950 Cette évolution continua de manière encore plus marquée et rapide entre 1945 et 1975. L’installation se dilata dans une série de cercles concentriques, au fur et à mesure de l’implantation d’industries dans les espaces loin du centre engorgé, entre autres dans le secteur automobile, alors très demandeur de main-d’œuvre peu qualifiée immigrée pour le travail posté à la chaîne. La construction de grandes infrastructures à partir des années 1960 (boulevard périphérique, autoroutes, aéroports) fut dans une large mesure menée à bien par des ouvriers immigrés, notamment portugais, algériens et espagnols. Des milliers d’entre eux, employés dans le BTP, contribuèLa construction de rent à l’édification des grands ensembles d’hagrandes infrastructures à bitations HLM, destinés à accueillir des classes partir des années 1960 populaires françaises victimes d’une crise du (boulevard périphérique, logement sans précédent. Les immigrés, plus autoroutes, aéroports) que jamais condamnés aux taudis, s’entassèfut dans une large mesure menée à bien par rent nombreux dans d’immenses bidonvilles des ouvriers immigrés. qui s’étalèrent aux portes de la capitale(5). Les Algériens, concentrés dans les années 1950 à Paris et dans la petite ceinture, s’en éloignèrent peu à peu à cause de la saturation du parc des hôtels meublés. En 1962, les 43 000 Algériens recensés intra-muros représentaient 41,5 % de ceux de la région parisienne ; leur nombre absolu avait à peine diminué en 1968 (42 000) mais ils ne représentaient alors plus que 23 % de ceux de l’Île-de-France, suite à l’afflux migratoire massif après l’indépendance. Nouveau tournant dans les années 1970 : alors qu’une politique volontariste mettait fin aux bidonvilles, les cités HLM de banlieue accueillirent une quantité croissante d’étrangers. À partir de 1973, la décision gouvernementale de suspendre l’immigration, suivie du rétablissement du regroupement familial après 1976, entraîna l’arrivée de nombreuses familles (marocaines, turques puis d’Afrique subsaharienne). Beaucoup accédèrent à l’habitat social dans des communes très 21 22 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I périphériques, les unes pourvues d’un parc important, comme Clichy-sous-Bois, Tremblay-en-France (93) ou Sarcelles (95), les autres proches des grandes entreprises métallurgiques qui avaient employé les migrants de la période de l’expansion industrielle, comme à Argenteuil (95), Flins ou aux Mureaux (78). Une participation décisive au dynamisme économique de l’Île-de-France Des chantiers haussmanniens à ceux du gaullisme triomphant un siècle plus tard, la force de travail immigrée fut décisive dans la construction au sens propre des grandes infrastructures de la région capitale, indispensables à son rayonnement national et international. Les immigrés jouèrent également un rôle décisif dans l’aventure industrielle de l’agglomération, ainsi que dans les domaines traditionnellement urbains de l’artisanat et du petit commerce. On oublie souvent les ouvriers qualifiés britanniques qui, dès les années 1820, apportèrent leur savoirfaire pour les nouveaux procédés de fabrication industrielle (minoteries, machines à vapeur, chemins de fer, etc.). À partir du milieu du XIXe siècle, de très nombreux artisans et membres de l’“aristocratie” ouvrière allemande vinrent habiter la capitale pour y exercer les métiers de tailleur, bottier, ébéniste, typographe ou forgeron ; moins connue, mais active dans le Paris de l’époque, une présence suisse relativement qualifiée de petits industriels, d’employés et d’artisans. Premiers flux prolétaires, insertion dans le tissu industriel et urbain Si, à partir de 1870, les vagues migratoires italiennes étaient surtout constituées de ruraux qui trouvaient à s’employer sur les chantiers ou, dans une moindre mesure, dans l’industrie lourde, dans le quartier du faubourg Saint-Antoine, une partie non négligeable d’entre eux se spécialisa dans les métiers du meuble. La vie communautaire s’organisa autour de nombreux petits commerces “ethniques”, souvent tenus par des femmes, qui pouvaient ainsi allier tâches domestiques et sources de revenus complémentaires. Selon un modèle bien connu dans l’immigration, des petites entreprises ont émergé, surtout dans le bâtiment. Souvent assises sur une base familiale ou du moins villageoise, elles jouèrent, au fil des décennies, un rôle de plus en plus important, notamment dans la construction pavillonnaire en banlieue. Les deux dernières décennies du XIXe siècle virent également l’arrivée à Paris de populations juives venues d’Europe centrale et orientale, persécutées dans l’Empire russe. Nombre de ces immigrés, installés en majorité dans les IIIe et IVe arrondissements (espace baptisé le “Pletzl”), s’employèrent dans la confection, I hommes & migrations n° 1278 comme travailleurs à domicile ou dans de petits ateliers. Ils se firent une spécialité de l’industrie de la casquette, en expansion spectaculaire à partir des années 1890. Dans l’entre-deux-guerres, les immigrés juifs continuèrent à occuper une place importante dans la confection, les cuirs et peaux et la casquetterie. Réfugiés, coloniaux, immigrés des temps d’expansion (années 1920, Trente Glorieuses, 1945-1975) La Première Guerre mondiale fut à l’origine de l’arrivée de migrants venus d’autres horizons, espagnols, algériens, marocains et indochinois notamment. Si, pour nombre d’Espagnols, cette expérience fut à l’origine de la création de solides chaînes migratoires durant la période suivante, la plupart des “coloniaux” furent rapatriés à la fin du conflit ; néanmoins, certains d’entre eux, notamment des Kabyles algériens, s’établirent à Paris et en proche banlieue dans l’entre-deux-guerres, trouvant essentiellement à s’employer comme manœuvres dans la grande industrie métallurgique et chimique. C’est alors que commencèrent à affluer des vagues de réfugiés, exilés de la révolution russe, ou rescapés du génocide arménien. Nombre d’anciens membres des armées tsaristes furent recrutés par de grandes entreprises, comme Renault ou Citroën ; d’autres, pour échapper à l’usine, devinrent chauffeurs de taxi, devenant un “type parisien” de l’entre-deux-guerres ; la “mode russe” fut à l’origine de l’ouverture de plusieurs cabarets à Pigalle où de nombreux artistes réfugiés trouvèrent du travail. À leur arrivée en région parisienne au début des années 1920, la plupart des réfugiés arméniens s’embauchèrent dans l’industrie lourde. La crise des années 1930 et les premiers décrets-lois sur les quotas d’ouvriers et d’employés étrangers après 1932 incitèrent nombre d’entre eux à revenir à la tradition de l’artisanat et du petit commerce. L’émergence d’unités pavillonnaires favorisa le travail en famille à domicile et développa la dynamique entrepreneuriale, autour du tricot à Issy-lesMoulineaux, de la confection à Alfortville, communes où ils étaient nombreux. Entre 1945 et 1975, la région parisienne fut particulièrement concernée par les flux massifs de migrants en provenance d’Europe du Sud (Italiens puis surtout Espagnols et Portugais) et du Maghreb. Les premiers furent embauchés massivement dans le BTP et, dans une moindre mesure, dans l’industrie métallurgique et chimique ; ils étaient accompagnés, voire parfois même précédés par de nombreuses femmes (notamment en ce qui concerne les Espagnols), qui trouvèrent à s’employer dans le service domestique comme employées de maison, femmes de ménage ou concierges. Les originaires du Maghreb se partagèrent entre le BTP et l’industrie, surtout automobile. OS le plus souvent, ils furent des acteurs majeurs de l’économie taylorisée. 23 24 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Mondialisation : l’attraction urbaine continue au-delà de la croissance Alors que, entre 1982 et 1990, la population étrangère diminua de 3,6 % en France, elle augmenta de 2,8 % en Île-de-France. À cette date, 12,9 % de la population de la région était étrangère, contre 6,3 % dans le reste du pays. La région accueillait une proportion croissante d’immigrés : 33,1 % de ceux recensés en métropole y résidaient en 1982 et 35,7 % en 1990. La désindustrialisation de bien des anciennes régions d’accueil (mines du Nord et de l’Est, sidérurgie lorraine, chantiers navals, etc.), l’arrivée des familles, celle des réfugiés débarquant le plus souvent à Roissy ont renforcé la polarisation des immigrés en Île-de-France et le caractère pluriethnique de sa population. Si la domination numérique des Méditerranéens d’Europe et du Maghreb est conforme à la moyenne française, les “nouvelles migrations” sont sur- Bidonville portugais de Champigny-sur-Marne, 1963 © Paul Almasy - AKG-Images I hommes & migrations n° 1278 représentées. Ainsi, en 1999, 65,7 % des 282 736 ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne établis en France habitaient la région, tout comme 87,6 % des 28 319 ressortissants de la République populaire de Chine, et 89 % des 23 476 Sri Lankais. Ces chiffres ne tiennent compte que des étrangers en situation régulière ; or, si le problème des sans-papiers est récurrent depuis les années 1980, il touche davantage cette grande agglomération où l’emploi illégal est plus facile et les réseaux d’entraide plus nombreux. Si le recrutement dans le BTP reste important, les membres de ces nouvelles vagues intègrent désormais surtout les branches les plus dévalorisées des services, en raison de la désindustrialisation massive de l’Île-de-France à partir du milieu des années 1970 : nettoyage industriel, traitement des déchets pour les hommes ; service domestique et emplois précaires dans la grande distribution pour les femmes. Par ailleurs, nombre d’Asiatiques, souvent membres de la diaspora chinoise, qu’ils soient arrivés en tant que boat people à partir de 1975 ou plus tardivement, ont, grâce à des systèmes d’entraide communautaire éprouvés, rapidement été à l’origine d’une multitude d’établissements commerciaux, aujourd’hui présents à travers toute l’Île-de-France, même si leur cœur historique bat dans le XIIIe arrondissement : restaurants, traiteurs, épiceries, salons de beauté, etc. Le traitement spécifique de l’immigration coloniale et postcoloniale et ses conséquences actuelles Divers ouvrages cités en bibliographie évoquent avec pertinence l’existence d’une sorte de creuset à Paris et dans ses banlieues jusqu’aux années 1970, permettant une intégration relativement aisée des enfants de migrants. En revanche, pour des questions qui tiennent au poids de la crise économique et surtout du chômage depuis 1975, mais également beaucoup aux préjugés datant de la période coloniale, les jeunes gens issus des immigrations originaires du Maghreb et des autres pays africains sont aujourd’hui confrontés à des difficultés d’insertion bien plus grandes, problématique qui se croise régulièrement avec celle de la “question des banlieues”. Ni étrangers, ni citoyens Le nombre des Algériens recensés dans le département de la Seine quintupla après la Première Guerre mondiale (ils étaient 6 111 en 1921). Le département devint peu après le premier à les accueillir. En 1926, sur les 18 000 Algériens de Paris intramuros, 3 100 habitaient dans le XVe, à proximité des grandes usines automobiles du quai de Javel et de la banlieue sud-ouest. La majorité de ceux vivant en Seine-banlieue 25 26 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I étaient installés dans des communes industrielles de la boucle de la Seine à hauteur de Gennevilliers, en lien avec les usines Renault de Boulogne-Billancourt : Asnières, Colombes, Puteaux, Courbevoie, Clichy, outre Saint-Denis et Aubervilliers, les deux grandes communes de la banlieue nord, où industrialisation rime avec immigration. Ce “premier âge” de l’immigration algérienne était marqué par l’omniprésence des hommes venus seuls, surtout de Grande Kabylie. Originaires de la colonie la plus proche et la plus dominée de l’Empire, ils eurent à subir un rejet où se mêlaient les clichés sur les “indigènes loin de notre civilisation” et des inquiétudes d’ordre hygiénique et sécuritaire. Leur statut de sujets français, c’est-à-dire ni étrangers ni citoyens, invitait à les traiter spécifiquement. Fut ainsi créé en 1923 le Service des affaires indigènes nord-africaines qui dépendait à la fois des ministères de l’Intérieur et du Travail, de la préfecture de police et de la préfecture de la Seine. Tout en exerçant un contrôle policier étroit sur les Nord-Africains, il fut à l’origine de l’ouverture de dispensaires, de foyers et de bureaux de placement. Face au développement de la tuberculose et d’autres pathologies liées à la précarité parmi la population nord-africaine et à la peur de la contamination, le gouvernement décida de fonder un hôpital spécifiquement réservé aux musulmans. Comme aucun quartier de la capitale n’en voulait, le département dut imposer sa construction sur des terrains disponibles à Bobigny, malgré l’opposition de la municipalité communiste. Il fut inauguré en mars 1935. Deux ans plus tard, en juin 1937, un cimetière musulman privé, géré par l’hôpital, fut ouvert dans une friche de Bobigny, entraînant les protestations des riverains. Quant à la “grande mosquée” édifiée à l’initiative du gouvernement dans le Ve arrondissement, il s’agit, dès son inauguration en 1926, d’un monument de prestige, destiné à accueillir avant tout des notables, les ouvriers nord-africains pratiquants de la Seine devant se contenter d’arrière-salles de cafés sans imam. Pour autant, l’émigration favorisa le développement de la conscience nationale algérienne. La région parisienne en fut le berceau avec la fondation à Paris, en 1926, de l’Étoile nord-africaine (ENA) de Messali Hadj, puis du Parti du peuple algérien (PPA) en mars 1937 à Nanterre. Le temps des “FMA” Après la guerre vint le boom de la présence algérienne en région parisienne, au grand dam des hommes politiques et des démographes spécialisés dans les questions migratoires. L’octroi de la citoyenneté en septembre 1947, devenue inévitable après la Libération, offrit aux migrants d’Algérie la libre circulation interdite aux ouvriers étrangers soumis aux règlements de l’Office national de l’immigration (Oni). Pourtant, les “Français musulmans d’Algérie” (FMA), relevaient tou- I hommes & migrations n° 1278 jours d’un traitement à part. L’exode fut vite considérable et une grande partie s’installa à Paris et en région parisienne à la recherche d’un emploi. Pour beaucoup employés par l’industrie mécanique, aux postes les moins qualifiés et les plus dangereux, ils donnèrent corps à l’image de l’OS dans les fonderies, les presses et sur les chaînes de montage de l’automobile, à commencer par celles de l’usine Renault de Billancourt – en 1956, avec quelque 4 500 personnes, 12 % de sa main-d’œuvre était algérienne(6). Ils étaient fortement représentés dans les entreprises métallurgiques, chimiques (coulage du caoutchouc), de manutention, dans les garages et, on l’a vu, dans le BTP. Partout, ils étaient au bas de l’échelle professionnelle. La guerre d’Algérie a été la cause de profonds traumatismes et a creusé le fossé entre immigrés et métropolitains. La région parisienne fut le théâtre de sanglants affrontements entre partisans du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj et militants du Front de libération nationale (FLN). Surtout, la répression policière, orchestrée par le préfet Maurice Papon et épaulée de nombreuses forces spéciales, a pris une dimension de terreur qui s’afficha au grand jour lors des événements du 17 octobre 1961(7). La discrimination s’étend aux “Maghrébins” Les Algériens, jugés trop politisés et combatifs, plusieurs grandes entreprises françaises, qui cherchaient de la main-d’œuvre non qualifiée, allèrent dès les années 1960 recruter des ruraux marocains directement dans leurs villages, sous l’égide de l’Oni. Au début des années 1970, l’usine Renault de Boulogne-Billancourt comptait 4 000 Algériens, 2 000 Marocains et 900 Tunisiens (soit 21,6 % de ses 32 000 salariés). L’étude de leur promotion professionnelle entre 1960 et 1975 montre que tous furent victimes d’une gestion ethnique de la main-d’œuvre : moindre accès à la formation professionnelle que les Français, mais aussi que les Italiens, Portugais ou Espagnols, assignation à vie aux secteurs de production les plus durs et aux échelons les plus bas de la grille de classification. Recrutés comme manœuvres, ils étaient au mieux promus OS ; mais, embauchés comme OS, ils le restaient. Ces traitements discriminatoires furent à l’origine de plusieurs actions revendicatrices. Elles furent soutenues, dans le sillage des événements de mai 1968, par certains militants étudiants d’extrême gauche, qui avaient pris conscience des conditions d’exploitation des immigrés. Les conflits se multiplièrent au cours des années 1970, montrant la capacité de ces immigrés à s’organiser par eux-mêmes. À l’usine, ceux de Penarroya à Saint-Denis en 1971 et 1972, de Girosteel au Bourget (93) en 1972. Ces mouvements se renouvelèrent dans les années 1980, avec la crise de l’automobile (en mai et juin 1982 à l’usine Citroën d’Aulnay-sousBois, juin 1982 puis fin 1983 à l’usine Talbot de Poissy). Sur le front du logement, 27 28 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Gréve des nettoyeurs du métro, meeting CFDT à la bourse du travail, Paris, 1980 © Jean Pottier, Kharbine-Tapabor l’agitation s’amplifia à partir de 1970 dans les foyers de travailleurs de la région parisienne. L’hébergement en foyer s’était développé avec la création de la Sonacotra (Sonacotral jusqu’en 1963), dont le but était de construire pour loger les FMA tout en les surveillant. Le mouvement de grève de paiement des loyers s’étira de 1970 à 1978. Peuple des banlieues À partir de 1973-1975, l’accès massif des immigrés maghrébins au parc locatif social en Île-de-France fut pratiquement concomitant de la mise au chômage de milliers de salariés peu qualifiés de l’industrie métallurgique et mécanique. La question de l’immigration, d’aucuns diraient le “problème(8)”, s’est déplacée. Les immigrés des Trente Glorieuses ont perdu leur image de “travailleurs” pour se voir accoler celle, péjorative, de “bénéficiaires des prestations sociales”, voire de “clandestins”. La prise de conscience par leurs voisins franciliens qu’il ne s’agissait pas d’une présence provisoire d’hommes seuls mais d’un véritable peuplement à long terme, rendu manifeste par l’arrivée des femmes et la naissance des enfants à l’occasion du regroupement familial, a entraîné leur fréquente stigmatisation en tant qu’habitants des banlieues où ils importeraient leur “bruit” et leur “odeur” spécifiques(9). Très vite, les difficultés de ces quartiers urbains grandis trop vite furent assimilées à la présence des jeunes “trop” nombreux, généralement d’origine maghré- I hommes & migrations n° 1278 bine. À partir des années 1980, maintes cités de banlieue sont devenues le théâtre de violences (meurtres de jeunes comme celui de Toufik Ouanès, 9 ans, à La Courneuve en 1983, rodéos urbains). De fait, le contexte prolongé de crise de l’emploi a tôt imposé à ces jeunes, déjà porteurs de l’humiliation et des difficultés de leurs parents, une discrimination en matière d’insertion dans la société. La réponse de l’État, à travers la “politique de la ville”, tentée depuis plus de vingt ans au profit des “quartiers sensibles”, conduit souvent à les stigmatiser davantage. Depuis plus de vingt ans, ces quartiers ont vu leur population se diversifier et les nouvelles migrations, souvent hors de tout contexte postcolonial, connaissent des problèmes comparables. C’est que la ville d’aujourd’hui génère de l’inégalité et de la ségrégation. Ainsi, le cœur étranger de l’agglomération, qui s’est naturellement installé sur la partie la plus industrielle et populaire(10), le département de SeineSaint-Denis depuis 1968, le “9-3” pour certains, fait figure de département emblématique des difficultés de la ville contemporaine. Il fut le point de départ des émeutes de l’automne 2005 en Île-de-France. En 1999, il comptait 1,4 million d’habitants, dont 258 850 étrangers, soit 18,9 % de sa population, contre une moyenne de 11,9 % en Île-de-France. C’est aussi le département le plus affecté par le chômage (17,2 % de chômeurs contre 11,5 % dans toute la région), et qui compte le plus de locataires dans le parc HLM (63 % contre 46 % pour l’ensemble de l’Îlede-France). C’est enfin le plus jeune de la région avec 36,5 % de moins de 25 ans. Et, au-delà de la violence et du repli communautaire dans lesquels on l’enferme volontiers, la jeunesse de ce département et de bien des communes de banlieue constitue le peuple d’une ville en constante mutation, marquée depuis le début par la diversité de ses origines. La culture parisienne digérait jadis les apports étrangers, faisant de la musique auvergnate et italienne le genre “musette” ; l’identité francilienne se nourrit aujourd’hui de la diversité exprimée, y compris quand cette expression reproduit la violence des relations sociales. Une impossible conclusion Si les vagues migratoires du passé sont aujourd’hui pratiquement totalement oubliées (Anglais, Allemands, Suisses et même Belges), si les Méditerranéens d’Europe ne posent plus problème car socialement intégrés et citoyens européens, si les Asiatiques sont souvent loués pour leur acharnement au travail et leur esprit d’entreprise, comme nous venons de le voir, l’intégration des descendants des anciens “sujets” africains de “l’Empire” et des nouvelles migrations continue à poser problème, malgré quelques indéniables réussites individuelles. L’assimilation médiatique trop courante des banlieues à l’“immigration à problèmes” oublie systématiquement le fait que, dans ces espaces, ne vivent pas que des 29 30 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I immigrés, loin de là. Leur proportion dans les ZUS (zones urbaines sensibles) d’Île-de-France allait de 7,5 à 42 % (recensement de 1999). Et, malgré toutes les mesures, plus ou moins coercitives, prises par les pouvoirs publics, l’histoire de l’immigration en Île-de-France continue à s’écrire au quotidien, marquée, ces dernières années, par d’importants mouvements de sans-papiers et de mal-logés, lesquels s’inscrivent désormais comme l’un des mouvements citoyens réclamant, au même titre que les nationaux, le droit à la reconnaissance de son intégration par ■ le travail et, plus récemment, son droit au logement. Notes 1. Disponible à la documentation de l’Acsé et, à partir d’avril 2009, à la médiathèque de la CNHI, Porte Dorée. 2. Cet article s’appuie sur les ouvrages publiés et les travaux de recherche répertoriés en bibliographie, et sur un certain nombre d’articles, trop nombreux pour être cités. Ont été aussi utilisés des mini-mémoires de licence sur l’histoire de la banlieue (étudiants de Jacques Girault, Paris-XIII, 1994-1998 ; consultables aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis). 3. Les Belges de banlieue sont assez nombreux dans les maraîchages qui demeurent autour de Paris. On retrouvera les tableaux de chiffres dans le “récit historique” référencé en note 1. 4. Entre 1896 et 1911, l’augmentation moyenne du nombre d’Italiens fut de 43,5 % en France mais de 83 % dans la Seine. Cf. le “récit historique” référencé en note 1. 5. Les plus connus, de par leur taille, étant La Folie à Nanterre pour les Algériens, Champigny pour les Portugais et La Campa à Saint-Denis/La Courneuve pour les Espagnols. 6. Renault-Billancourt était l’usine de France qui employait le plus grand nombre d’Algériens entre 1946 et 1974. 7. La répression policière de la manifestation suscitée par le FLN contre le couvre-feu imposé aux Algériens entraîna un véritable massacre (qui, selon les sources, coûta la vie à 40, voire à quelques centaines de personnes), provoqua l’interpellation de plus de 10 000 Algériens et de nombreuses expulsions. 8. Ce “problème” fait irruption dans la vie politique française en 1983-1984, à la suite des bons résultats des candidats du Front national lors de l’élection municipale partielle de Dreux puis lors des élections européennes. 9. On observe ici une dichotomie dans le discours selon qu’il concerne les “bons” immigrés, originaires de l’Europe méditerranéenne et du Sud-Est asiatique, ou les “autres”, qui seraient “inassimilables” pour des raisons liées à une religion et à des traditions totalement différentes. Dichotomie récurrente dans l’histoire. 10. Voir les analyses cartographiques de la géographe Michelle Guillon, “Étrangers et immigrés en Île-de-France”, doctorat d’État de géographie, Paris-I, 1992. Bibliographie sur l’immigration en Île-de-France aux XIXe et XXe siècles Ouvrages publiés Adler, Marie-Ange (d’), Le Cimetière musulman de Bobigny. Lieu de mémoire d’un siècle d’immigration, Paris, Autrement, 2005. Blanc-Chaléard, Marie-Claude, Les Italiens dans l’Est parisien, Une histoire d’intégration (1880-1960), Rome, École française de Rome, 2000. Costa-Lascoux, Jacqueline, Live, Yu-Sion, Paris XIIIe, lumières d’Asie, Paris, Autrement, 2002. De Rudder, Véronique, Guillon, Michelle, Autochtones et immigrés en quartier populaire, d’Aligre à l’îlot Châlon, Paris, CIEMI-L’Harmattan, 1987. Fasild-Insee, Atlas des populations immigrées en Île-de-France, 2004. I hommes & migrations n° 1278 Goldring, Michel, La Goutte-d’Or, quartier de France. La mixité au quotidien, Paris, Autrement, 2006. 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Guillon, Michelle, “Étrangers et immigrés en Île-de-France”, doctorat d’État de géographie, Paris-I, 1992. Lillo, Natacha, “Espagnols en ‘banlieue rouge’. Histoire comparée des trois principales vagues migratoires à Saint-Denis et dans sa région au XXe siècle”, doctorat d’histoire, IEP-Paris, 2001. Pitti, Laure, “Les ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970”, doctorat d’histoire, Paris-VIII, 2002. Zalc, Claire, “Immigrants et indépendants. Parcours et contraintes. Les petits entrepreneurs étrangers dans le département de la Seine (1919-1939)”, doctorat d’histoire, Paris-X-Nanterre, 2002. Quelques romans Banier, François-Marie, Les Femmes du métro Pompe, Paris, Gallimard, 2006. Berberova, Nina, Chroniques de Billancourt, Arles, Actes Sud, 1994 (1re édition 1928-1930). Cavanna, François, Les Ritals, Paris, Belfond, 1998. Kornblum, Schlomo, Rue de Belleville, Varsovie, 1935. Lépidis, Clément, L’Arménien, Paris, Le Seuil, 1976. Vasseur, Nadine, Il était une fois le Sentier, Paris, Liana Levi, 2000. 31 32 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Regards sur les migrations aux XIXe et XXe siècles en Rhône-Alpes Par Sylvie Schweitzer, professeure d’histoire contemporaine, université Lyon-II, et membre du LARHRA. Et l’équipe : Renaud Chaplain, Dalila Berbagui et Émilie Elongbil-Ewane. Épicerie de la rue Saint-Laurent, photographie, vers 1950 © D. R. / photo : Collection Musée dauphinois – Grenoble Fortement industrialisée et donc avide de main-d’œuvre étrangère bon marché, la région Rhône-Alpes a depuis toujours une forte tradition migratoire. L’immigration a d’abord été surtout frontalière, avant de s’étendre à des nations très diverses. À noter, le caractère familial de cette immigration, où le nombre de femmes, enfants et personnes âgées a toujours été élevé. I hommes & migrations n° 1278 Entité administrative sans réelle cohésion historique ou géographique, la région Rhône-Alpes englobe des territoires très différents sur huit départements. Coexistent des zones fortement urbanisées (Rhône, Loire, Isère), des départements à dominante rurale (Ardèche, Drôme, Ain) et deux départements de montagne (Savoie et HauteSavoie) – dont les habitants constituent des étrangers en France jusqu’en 1860. Dans le Rhône, la Loire, l’Isère et les Savoie, l’industrialisation accélérée à partir des années 1880 installe un tissu d’entreprises de toutes tailles et avides de main-d’œuvre peu qualifiée, peu revendicative et mal payée, autrement dit des étrangers, mais aussi des étrangères. L’épaisseur du tissu industriel, tant dans le Rhône que la Loire ou l’Isère, facilite aussi l’insertion des migrant-e-s issu-e-s de vagues plus ponctuelles, comme les Arménien-ne-s au début du XXe siècle, les juifs/juives d’Europe de l’Est et les Espagnol-e-s des années 1930. Quant à l’émigration postcoloniale, venue du nord de l’Afrique, sa place dans la population régionale est, en proportion, plus importante que la moyenne nationale. Ainsi, cette région mêle et superpose toutes les strates migratoires que le territoire hexagonal a connues aux XIXe et XXe siècles. Une région industrialisée qui brasse les nationalités La situation géographique de la région, qui occupe une place centrale à l’échelle européenne et qui jouxte la Suisse et l’Italie, surdétermine l’identité des hommes et des femmes qui viennent s’y installer, durablement ou non. Les populations originaires de la péninsule italienne, dont on sait l’importance à l’échelle du territoire national, sont ici fort nombreuses et les Italien-ne-s sont longtemps la première nationalité présente dans ces départements avant d’être relayé-e-s par les Algérien-ne-s dans le dernier tiers du XXe siècle(1). Originaires de pays limitrophes, les Suisses (deuxième nationalité la mieux représentée jusque dans les années 1920) sont l’exemple d’une nationalité mal connue, à l’instar d’autres, comme les Luxembourgeois-es, les Allemand-e-s, les Russes ou les Hongrois-es. On voit ainsi des commerçantes suisses plus nombreuses que les espagnoles dans l’entre-deux-guerres et, dans les transports en commun comme dans les usines de guerre, des ouvriers suisses embauchés comme manœuvres ou ouvriers spécialisés (OS). Guère présent-e-s non plus dans la bibliographie, les Polonais-es, à l’immigration pourtant active jusqu’à l’installation du régime communiste après la Seconde Guerre mondiale et que l’on a surtout étudié-e-s dans le cadre minier, leur vivier. C’est comme si la part des étrangères et étrangers dans les différents 33 34 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I secteurs d’activité était pensée monochrome : Polonais des mines, Italiens du bâtiment, Indochinois des usines de guerre, Espagnoles des services aux personnes, Algériens des forges et des usines mécaniques… Des études fines montrent cependant des cohabitations bien plus larges et complexes, comme par exemple dans ces usines de textiles artificiels de la banlieue lyonnaise, à Vaulx-en-Velin. À la SASE, construite et dirigée par les Gillet en 1924, ce sont 24 nationalités qui sont présentes conjointement dans des ateliers qui ne requièrent que de très rares qualifications : italienne, hongroise, polonaise, espagnole, russe, albanaise, yougoslave, serbe, roumaine, bulgare, suisse, arménienne, tchécoslovaque, mongole, allemande, belge, algérienne, ukrainienne, lituanienne, grecque, portugaise, sénégalaise, estonienne, américaine(2). Même si l’immense majorité de ces étrangères et étrangers est non qualifiée, la question des langues de communication dans les ateliers reste par exemple posée, tout comme celle de la scolarisation des enfants. La comparaison des différents recensements montre par ailleurs une arrivée massive de centaines de Hongrois (hommes, femmes, adolescent-e-s et enfants de tous âges) entre 1926 et 1931, et leur départ avant 1936, au moment de la grande crise. Une mémoire tronquée : représentations collectives et figure de l’immigré masculin De fait, l’état des travaux historiques ne révèle pas tant un manque d’intérêt pour les nationalités minoritaires qu’une mémoire marquée par des représentations collectives qui imaginent un “creuset français” forgé dans la présence de quelques nationalités dominantes (italienne, espagnole, portugaise et maghrébine plus tard) complétées par celles de réfugié-e-s politiques, en particulier les Arménien-ne-s et les Espagnol-e-s. Par ailleurs, l’histoire de ces migrations – si l’on excepte les migrations politiques, toujours imaginées comme collectives, et donc familiales – reste encore marquée par la figure de l’immigré masculin, célibataire et toujours prêt à retourner “au pays”. L’importance de l’immigration féminine L’histoire du territoire rhônalpin montre, au contraire, la très forte présence des étrangères : elles représentent plus ou moins 40 % de la population, quelle que soit l’époque, avec des nuances selon les nationalités et les lieux (dans certains départements, il y a plus de femmes que d’hommes) et une accentuation de leur pré- I hommes & migrations n° 1278 sence après les années 1970 et les mesures de rapprochement familial. Par ailleurs, ces femmes travaillent, pour au moins un tiers d’entre elles, dans des travaux d’ailleurs tout aussi peu qualifiés que ceux des hommes. Ouvrières dans les grandes usines ou les petites, elles sont également présentes dans les services aux personnes et passent, comme les hommes, par les métiers du commerce(3). Une immigration familiale De fait, durant le XIXe et le XXe siècle, l’immigration est familiale, avec une présence marquante des enfants et adolescent-e-s, qui constituent 20 % des populations recensées. On sait peu sur eux, en particulier sur la scolarisation, les modes d’apprentissage du français et les modes de garde des plus jeunes, dont les mères sont salariées. Quant aux adolescent-e-s, en tout cas pour les plus fraîchement arrivé-e-s, leur mise au travail dans les entreprises se module en fonction de l’âge de scolarisation obligatoire, soit 12 ans jusqu’en 1956. Les recensements des cités Gillet de Vaulx-en-Velin toujours montrent ainsi que les trois quarts des 1519 ans sont actifs/actives. Par ailleurs, une partie des très jeunes femmes mentionnées comme inactives sont à l’évidence chargées de la garde des jeunes enfants ou de l’entretien des pensionnaires hébergés par leurs parents(4). Un très fort taux de naturalisations, notamment féminines Région de forte présence étrangère à partir du premier conflit mondial surtout, Rhône-Alpes est aussi une terre de naturalisé-e-s, avec là une prééminence des femmes. Prendre en compte ces populations naturalisées dans le décompte de la présence étrangère permet d’en mieux cerner la présence, en particulier la population active puisque, de fait, la naturalisation n’implique pas, ou rarement, un changement d’activité économique, en tout cas pour les personnes arrivées en France à l’âge adulte. Quant aux “deuxièmes générations”, cette question majeure de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, elles restent mal connues, apparaissant le plus souvent dans le cadre du recueil de sources orales en particulier, tel “Arménien” ou telle “Italienne”, souvent Français-es de fait parce que né-e-s sur le territoire, racontant l’histoire de leurs parents, puis la leur. Ces diverses caractéristiques se retrouvent peu ou prou en Rhône-Alpes durant les quatre grandes périodes de peuplement que l’on peut distinguer : 1789-1914, 1914-1945, 1945-1975, 1975 à nos jours. 35 36 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Une immigration tempérée : les années 1789-1914 Les débuts de la grande industrialisation mobilisent d’abord la main-d’œuvre des zones rurales, avant de faire appel aux pays étrangers. La région est caractérisée par le développement des mines, des chemins de fer, de la métallurgie, qui se superposent aux industries textiles traditionnelles. Cette industrialisation a pour corollaire l’extension des villes : Lyon bien sûr, qui passe de 300 000 à 450 000 habitants, mais également Valence, Saint-Étienne, Roanne et Grenoble. Du coup, le Rhône, qui regroupe 50 % des étrangères et étrangers au milieu du XIXe siècle, n’en compte plus que le tiers en 1906, et, dans les huit départements, les villes préfectures concentrent les plus fortes proportions. La population étrangère se compose, en ordre décroissant, d’originaires d’Italie, de Suisse, d’Allemagne, d’Espagne, de Pologne, de Belgique et d’Angleterre, soit des populations blanches et de tradition chrétienne. Ainsi, à Lyon, la communauté protestante renouvelée par une importante immigration de Suisses, d’Allemand-e-s (notamment de Prusse), est regroupée dans trois secteurs économiques : la banque, la soie et les “carrières intellectuelles”(5). Au début du XIXe siècle, nombreux sont aussi les petits artisans et commerçants. La croissance industrielle et urbaine détermine l’émergence d’une forte immigration économique : entre 1861 et 1911, le nombre d’immigré-e-s dans la région Rhône-Alpes quadruple, passant de moins de 20 000 à près de 80 000, et leur part dans la population totale passe dans le même temps de 0,5 % à plus de 2 %. Cette part reste néanmoins en deçà de la moyenne nationale. Les hommes sont majoritaires parmi la population étrangère, surtout jusqu’en 1901 où ils représentent dans les recensements toujours plus de 60 % des effectifs. Immigration masculine ? Les femmes constituent tout de même 40 % de la population étrangère, et sont, parfois, dans certains secteurs de travail ou certains départements, plus nombreuses que les hommes. C’est le cas, par exemple, des Allemandes, qui représentent 56 % des Allemands installés en Rhône-Alpes en 1906. Une immigration frontalière : Italien-ne-s et Suisses Ainsi, avant 1914, l’immigration dans la région Rhône-Alpes est avant tout une immigration frontalière : en 1876 comme en 1911, Suisses et Italien-ne-s – même si la part des Suisses tend à baisser – constituent plus de 80 % des étrangères et étrangers en Rhône-Alpes. Si l’on compare avec la situation à l’échelle nationale, la spécificité de la région rhônalpine apparaît nettement. Ce n’est en effet qu’en 1901 que les Italien-ne-s deviennent le groupe national le plus présent en France. I hommes & migrations n° 1278 Autre spécificité rhônalpine, la faible représentation des Belges, qui ne constituent que 3 % des étrangères et étrangers de la région en 1861, et 1 % en 1896. Si Italien-ne-s et Suisses forment le gros de l’immigration avant 1914, les départements ne sont pas tous touchés de la même manière. Dans l’Ain et la HauteSavoie, Suisses et Italien-ne-s représentent plus de 90 % des étrangères et étrangers du département. En Savoie, ce sont les Italien-ne-s à eux/elles seul-e-s qui dépassent les 90 % des étrangères et étrangers. Les trois départements frontaliers sont donc caractérisés par une immigration homogène, essentiellement en provenance des pays qu’ils jouxtent. La forte présence des Italien-ne-s en Isère est sans doute également liée à la proximité de ce département avec la Savoie, et donc avec l’Italie. Il reste que les Italien-ne-s constituent plus de 50 % des étrangères et étrangers dans l’ensemble des départements rhônalpins en 1911, y compris les plus éloignés de la péninsule (Ardèche, Loire). On note certaines spécificités départementales, comme la place des Espagnol-e-s dans le département de l’Ardèche ou celle des Allemand-e-s dans le Rhône. Il faut également dire un mot des nationalités peu nombreuses mais bien présentes. De 1861 à 1911, plusieurs centaines d’Anglais-es, d’Austro-Hongrois-es, de Russes ou de Hollandais-es sont dénombrées dans la région Rhône-Alpes. Leur présence bouscule l’apparente uniformité de l’immigration. Graphique 1 : Évolution du poids des nationalités dans la région Rhône-Alpes, 1861-1911 37 38 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Les secteurs d’activité de la main-d’œuvre étrangère Le secteur textile embauche également des immigrés, et plus particulièrement des femmes et des jeunes filles, dans les grandes filatures de l’Ain et de la Drôme(6). Dans ce dernier département, le consul italien à Lyon estime que plus d’un tiers de ces jeunes filles ont moins de 16 ans et travaillent plus de dix heures par jour. La révolution ferroviaire engendre par ailleurs un appel de main-d’œuvre étrangère. On retrouve surtout des Italien-ne-s en Haute-Savoie, Savoie, Isère et Rhône. Leur importante mobilité rend difficile l’étude de leurs profils professionnels car ils exercent des “activités tantôt de journaliers, tantôt d’ouvriers dans le bâtiment ou sur les chantiers de travaux publics (notamment les chantiers de la PLM)(7)”. On les retrouve aussi dans les métiers manuels en tant qu’ouvriers dans l’industrie ou l’agriculture. Ils exercent enfin d’autres professions dans le petit commerce et les professions libérales. Banquiers, industriels et commerçants, ingénieurs et techniciens : une partie de cette population, sans doute infime, est très qualifiée et aide à l’industrialisation française ; mais, dans l’ensemble, ce sont bien des populations étrangères sans qualification qui sont recensées dans les industries en plein développement, des verreries à la métallurgie, et dans les services aux personnes. Une croissance sous tension : les années 1914 - 1945 Encadrée par les deux conflits mondiaux, et entre guerres et crises économiques, cette deuxième période est marquée par l’extension de la présence étrangère dans la région et le fort développement des industries mécaniques et chimiques, dont les grosses unités comme les usines Berliet à Lyon ou la Manufacture à SaintÉtienne sont représentatives, ou encore par celui de la chimie, dont les usines Gillet sont un fleuron, ainsi que par la multiplication des sites électro-chimiques dans les vallées alpines. Crises politiques et économiques et législations xénophobes marquent ces décennies, où la main-d’œuvre “nationale” ne peut cependant pas suffire au développement économique. Première Guerre mondiale : occupation du nord de la région, repli de l’immigration vers le sud Les deux guerres mondiales organisent des temps industriels spécifiques, notamment pour les mouvements en noria des salarié-e-s. Durant la Première Guerre mondiale, l’occupation du nord du territoire entraîne le repli des industries et la I hommes & migrations n° 1278 région Rhône-Alpes devient, en particulier avec Lyon, Saint-Étienne et Roanne, le premier arsenal de France : la main-d’œuvre des colonies africaines et asiatiques est fortement sollicitée. Ainsi, s’ils sont 5 313 en 1911 et 18 961 en 1921, on peut estimer à 30 000 environ les étrangères et étrangers travaillant dans la Loire au plus fort de la guerre, où arrivent des groupes constitués par des Espagnols, des Marocains, des Italiens, auxquels s’ajoutent plusieurs centaines de prisonniers “allemands”, en réalité tous alsaciens-lorrains. Sont également cantonnés là des “Chinois” (Indochinois et Chinois), des Kabyles, des Grecs, des Albanais et des Arméniens, sans que l’on connaisse, pour l’instant, la proportion de femmes. Entre-deux-guerres : la région devient un pôle majeur d’immigration C’est durant l’entre-deux-guerres que la région Rhône-Alpes s’affirme comme un pôle majeur d’immigration en France et que se lissent les différences entre les départements. Ainsi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la proportion d’étrangers dans les départements rhônalpins était encore très inégale : en 1921, de l’Ardèche (0,38 % de la population) au Rhône (3,72 %), elle allait du simple au décuple, tandis que les départements savoyards se distinguaient par une forte proportion avoisinant les 5 %. Les écarts se réduisent durant l’entre-deux-guerres. En 1936, la différence entre le département qui compte la plus grande proportion d’étrangers (Savoie, Parmi ces immigrés 8,52 %) et celui qui en compte la moins imporde l’entre-deux-guerres se tante (Ardèche, 1,76 %) ne va plus que de 1 à 5. comptent des familles À partir de 1931, et malgré le reflux dû à la juives originaires de l’est crise économique et aux législations nationade l’Europe, qui seront les les xénophobes, la proportion d’étrangères et cibles des déportations étrangers au sein de la population rhônalpine durant la Seconde Guerre mondiale et aussi (7 %) dépasse la proportion relevée en France des spoliations allemandes. (6,6 %). La proportion des Italien-ne-s, de 68 % avant-guerre, dépasse à peine les 50 % en 1921, recul qui se fait surtout au profit des Espagnol-e-s – qui devancent désormais les Suisses – et, dans une moindre mesure, des Polonais-es. Parmi ces immigrés de l’entre-deux-guerres se comptent des familles juives originaires de l’est de l’Europe, qui seront les cibles des déportations durant la Seconde Guerre mondiale et aussi des spoliations allemandes. À Lyon, sur 787 propriétaires répertorié-e-s, 263 sont de nationalité étrangère(8) : un quart de ceux/celles-ci sont des Turc-que-s, naturalisé-e-s français-es pour un quart, et leur installation en France s’est faite généralement dès 1910 ; la plupart sont venus en couple. On trouve également des Polonais-es, issu-e-s en majorité du sud-ouest du pays et de 39 40 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I localités voisines du comté de Varsovie et qui représentent un cinquième des spolié-e-s ; la plupart sont arrivé-e-s en France entre la fin de la Première Guerre mondiale et 1933, 19 sont naturalisés français. Des 35 Grecs (13 % du total des propriétaires d’origine étrangère), dont 29 sont nés à Salonique, 19 sont naturalisés. Quant aux Allemand-e-s, arrivé-e-s à partir de 1933, la plupart sont des commerçant-e-s et 3 seulement sont naturalisés. Si les départements savoyards sont toujours, en 1931, caractérisés par une forte présence – 80 à 90 % – des Suisses et des Italien-ne-s, les populations immigrées se sont diversifiées dans le département de l’Ain, où l’on trouve par exemple de nombreux Africains, probablement des soldats. Les autres nationalités sont diversement installées sur le territoire régional. Les Polonais-es sont particulièrement nombreux dans la Loire, très certainement employés dans les bassins miniers du département(9). On retrouve les Arménien-ne-s dans l’Ardèche et dans la Drôme(10) et les Espagnol-e-s très présent-e-s dans les départements les plus urbanisés (Isère, Loire, Rhône) ainsi qu’en Ardèche, ce qui était déjà le cas dans les années 1910. L’industrie demeure le premier employeur des étrangères et étrangers Les secteurs d’activité n’évoluent guère, si ce n’est au gré des renouvellements des industries : près de 80 % des étrangères et étrangers travaillent dans l’industrie, et moins de 10 % sont dans le secteur agricole. Représentant 7 % de la population régionale, étrangères, étrangers et naturalisé-e-s constituent 15 % de la main-d’œuvre industrielle. On constate toujours une forte disparité entre les personnes originaires des pays les plus industrialisés et les plus riches (Angleterre, Belgique, Suisse) et ceux qui viennent de pays industriellement moins avancés (Espagne, Italie, Pologne) : les premières se retrouvent dans les secteurs commerciaux et les professions libérales, les secondes travaillent à 80 ou 90 % dans l’industrie et dans des segments très peu qualifiés. Nouvelles vagues : les années 1945-1975 Cette troisième période recouvre les Trente Glorieuses et les processus de décolonisation. Néanmoins, en Rhône-Alpes, la grande vague est postérieure à 1954 : en effet, le nombre d’étrangères et d’étrangers dans la région aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale a considérablement chuté par rapport aux années 1930, de près de 30 % (de 200 000 environ en 1936 à moins de 150 000 en 1946) ; on ne I hommes & migrations n° 1278 compte alors que 4 % d’étrangers au sein de la population rhônalpine. En revanche, le nombre de personnes naturalisées a plus que doublé, passant de 40 000 à près de 100 000. Montée en flèche de l’immigration À partir du milieu des années 1950, l’immigration explose : le nombre d’étrangères et d’étrangers triple quasiment, passant de 149 788 individus en 1954 à 444 640 en 1975, et la hausse caractérise l’ensemble de la région. Si les différences entre les départements sont encore conséquentes, elles sont bien moins marquées que dans les années 1930. En 1975, la différence entre le département le moins caractérisé par la présence étrangère (l’Ardèche) et celui comptant proportionnellement le plus d’étrangers (le Rhône) n’est que de 1 à 3, alors que cette différence était de 1 à 5 dans les années 1930. Graphique 2 : Les nationalités dans la région Rhône-Alpes (1946-1975) En 1968, la carte des nationalités dans la région est extrêmement diversifiée. Les Espagnol-e-s sont majoritaires dans l’Ain, l’Ardèche et la Drôme, les Algérien-ne-s dans la Loire et le Rhône, et la Savoie compte toujours 60 % d’Italien-ne-s. Les Portugais-es se retrouvent de manière à peu près égale dans tous les départements, ce qui n’est pas le cas des Marocain-ne-s (très présent-e-s dans l’Ain, l’Ardèche et la Loire) ou des Tunisien-ne-s (que l’on retrouve majoritairement dans le Rhône et 41 42 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I l’Isère). Enfin, dans l’Ain, l’Isère, la Drôme et la Haute-Savoie, les Nord-Africains ne constituent que le troisième groupe présent dans le département, toujours devancés par les Italien-ne-s et les Espagnol-e-s. Afflux de l’immigration nord-africaine Bien différente est la situation qui prévaut sept ans plus tard. En 1975, les NordAfricain-e-s sont désormais majoritaires dans toute la région, à l’exception des départements savoyards (toujours caractérisés par une forte présence italienne) et représentent 49 % des étrangères et étrangers présents dans le Rhône et la Loire. Les Portugais-es constituent quant à eux-elles la deuxième nationalité présente dans l’Ain (23 % des étrangères et étrangers) et le Rhône (15 % des étrangères et étrangers). L’immigration en provenance d’Afrique du Nord constitue sans conteste l’évolution majeure de ces décennies. Parallèlement, la vague des années 1954-1975 s’accompagne, pour les hommes comme pour les femmes, d’une augmentation très importante du nombre des enfants et adolescent-e-s identifiés comme “étrangers” dans les recensements, donc en principe nés en dehors du territoire national. La part des moins de 15 ans passe ainsi de 18 % en 1954 à 27 % en 1968. En 1975, près d’un-e étranger/ère sur trois a moins de 15 ans. Cependant, l’analyse sexuée des différentes nationalités révèle de profondes disparités. Les populations italienne, espagnole et polonaise sont caractérisées par un équilibre des sexes, où la part des hommes ne dépasse pas les 55 %. En revanche, les nouvelles immigrations – portugaise, nord-africaine surtout – apparaissent fortement masculines. On compte en effet 69 % d’Algériens pour 31 % d’Algériennes, et 75 % de Tunisiens pour 25 % de Tunisiennes. On trouve donc beaucoup d’hommes jeunes en âge de travailler (70 % des étrangères et étrangers ayant entre 25 et 34 ans sont des hommes), peut-être célibataires, ce qui correspond en partie à la mémoire de cette vague d’immigration où les hébergements pour célibataires, en foyers ou en garnis, tiennent une place importante. Les pouvoirs publics s’investissent de plus en plus fermement dans les politiques de logement (Sonacotra, HLM), soutenues par le tissu associatif (Aralis). Fin de la guerre d’Algérie : nouvelles politiques de gestion et d’accueil des étrangères et étrangers La fin de la guerre d’Algérie va modifier les politiques de gestion et d’accueil des migrant-e-s en supprimant la spécificité algérienne. On constate cela dans les mesures prises au niveau national, par exemple lorsque la Sonacotral devient la Sonacotra. Ce changement est perceptible aussi au niveau local, comme le montre l’exemple de la I hommes & migrations n° 1278 Maison de l’Afrique du Nord : en décembre 1963, elle devient la Maison de l’Afrique du Nord et du travailleur d’outre-mer, et deux ans plus tard, en avril 1965, prend le nom de Maison du travailleur étranger. Elle élargit ses compétences en devenant un acteur central dans l’accueil et l’hébergement de l’ensemble des populations immigrées de l’agglomération lyonnaise(11). C’est également le cas à Grenoble où un travail de coopération est mis en place entre la municipalité et l’Office dauphinois des “travailleurs immigrés” pour répondre notamment à la demande d’hébergement(12). Reste que les bidonvilles et les garnis sont encore nombreux, surtout dans les grandes agglomérations. En 1967, par exemple, 223 garnis sont recensés dans l’agglomération lyonnaise, qui hébergent, officiellement, 5 070 personnes, dont 80 % sont d’origine algérienne. Bien que la population algérienne soit majoritaire, on constate que ce mode d’habitat est également utilisé par d’autres populations étrangères(13). Industrie et BTP : des emplois toujours largement occupés par les populations immigrées Les caractéristiques socioprofessionnelles révèlent toujours de profondes disparités entre les populations nationale et étrangères qui, même issues de pays différents, travaillent toujours majoritairement dans l’industrie et le bâtiment. Les catégories BTP et Industrie concernent en 1968 à peine 40 % des Rhônalpin-e-s actives et actifs, mais plus de 80 % des étrangères et étrangers qui travaillent. Les populations étranGraphique 3 : Les secteurs d’activité des étrangères et étrangers (1968) 43 44 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I gères apparaissent largement sous-représentées dans les professions du secteur tertiaire et, ce qui n’est guère étonnant, dans les emplois du service public. A contrario, les étrangers, 9 % de la population de la région, ne représentent pas moins de 25 % des employés dans les BTP. Si les populations étrangères ont peu participé à la reconstruction du pays dans les années 1945-1950, elles constituent l’un des principaux moteurs de l’essor de la construction des années 1960. L’enracinement : de 1975 à nos jours La quatrième et dernière période court de 1975 à nos jours. Alors que depuis le début du XXe siècle l’augmentation du nombre des étrangères et étrangers se faisait en harmonie avec le reste du territoire national, on compte désormais un pourcentage plus élevé d’immigré-e-s en Rhône-Alpes que sur le reste du territoire (9 % contre 7 %). C’est en 1975 que la région passe la barre des 600 000 étrangères et étrangers, pour s’installer ensuite dans la stabilité numérique : même si les recensements ne sont que le reflet de l’immigration officielle, ne comptabilisant ni clandestin-e-s ni sans-papiers, on ne compte, en 1999, que 5 % d’immigré-e-s en plus par rapport à 1982, quand les naturalisé-e-s croissent en nombre : dans les années 1980, leur nombre augmente de 28 % et de 35 % au cours des années 1990. Graphique 4 : Proportion d’immigré-e-s dans la population totale des départements rhônalpins (1999) I hommes & migrations n° 1278 Graphique 5 : Évolution des nationalités dans la région Rhône-Alpes (19751999) Nouvelle vague migratoire en provenance d’Afrique subsaharienne, d’Asie et de l’espace Schengen Pour les trente dernières années, des mutations sont à souligner pour les origines nationales : ainsi, si les étrangères et étrangers en provenance d’Europe du Sud (Italie, Espagne et Portugal) et du Maghreb constituaient encore près de 90 % des recensé-e-s dans la région Rhône-Alpes en 1975, en 1999, cette proportion n’est plus que de 68 %, les populations immigrées provenant de plus en plus de nouveaux territoires. Les années 1970 et 1980 ont ainsi vu l’essor de l’immigration en provenance d’Afrique subsaharienne (Cameroun, Sénégal, Madagascar) ou d’Asie (Vietnam, Cambodge, Laos). Il faut enfin faire une place à l’immigration en provenance de la CEE puis de l’UE, et notamment du Royaume-Uni, phénomène bien attesté à partir des années 1970 et qui se renforce au fil des recensements. Les possibilités offertes par l’espace Schengen sont pleinement utilisées par des individus dont le profil diffère sans doute – mais les travaux sur le sujet sont rares – de celui des populations issues de pays moins développés. Crises économiques : augmentation du chômage et du travail précaire Le temps des crises économiques du dernier tiers du XXe siècle annonce aussi le déclin du salariat industriel, lieu d’emploi majoritaire des immigré-e-s. La struc- 45 46 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I turation socio-économique de l’immigration s’en trouve profondément transformée et est perceptible dans l’augmentation du taux de chômage et l’accroissement des contrats de travail précaires. La population immigrée est ainsi nettement plus exposée au chômage que la moyenne rhônalpine (en 1999, 19,8 % contre 11 %). Dans cet ensemble, les populations d’origine maghrébine et asiatique ont en commun d’être plus souvent ouvrières et plus souvent sans emploi (30,1 % et 23,3 %). Territoire depuis toujours industrialisé et de surcroît frontalier de l’Italie, RhôneAlpes a une forte tradition migratoire originaire de nations très diverses. Les caractéristiques de ces populations, où l’on doit noter la forte présence de femmes, d’enfants et de personnes âgées, n’a, semble-t-il, rien de spécifique par rapport aux autres régions. C’est globalement une immigration de travailleuses et travailleurs qui circulent sur le marché dit “secondaire” de l’emploi, autrement dit le secteur non qualifié, dont l’industrie est fort pourvoyeuse. On ne sait guère comment ces populations circulent et/ou se fixent, comment s’organisent précisément les noria et les demandes de naturalisation. En tout état de cause, les départements de cette région, qui comptent des centaines de milliers d’étrangères et étrangers, sont représentatifs du creuset français, de la variété de ses cultures et de connaissances ■ encore largement à approfondir. Notes 1. La bibliographie disponible montre cette prééminence italienne, quand elle reste encore fort limitée sur l’histoire des Algérien-ne-s, comme d’ailleurs sur celle des Tunisien-ne-s et Marocain-e-s. 2. Par ordre décroissant, recensements de 1926, 1931 et 1936. 3. Cf. Zalc, Claire, “Femmes, entreprises et dépendances. Les entrepreneuses étrangères à Paris durant l’entre-deuxguerres”, in Travail, genre et sociétés, 13/2005 ; Berbagui, Dalila, “Trajectoires de travailleurs indépendants étrangers dans le département du Rhône : mobilités et statuts socioprofessionnels (seconde moitié du XXe siècle)”, in Bruno, Anne-Sophie, Zalc, Claire (dir.), Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers en France XIXe-XXe siècles, Publibook, Paris, 2006. 4. Schweitzer, Sylvie, “La mère de Cavanna. Étrangères au travail, XIXe-XXe siècles”, in Travail, genre et société, n° 20, 2008. 5. Krumenacker, Yves, Des protestants au siècle des Lumières : le modèle lyonnais, Honoré Champion, Paris, 2002. 6. Rave, Jean-Christophe, “L’Italie à Lyon à la fin du XIXe siècle”, mémoire de maîtrise, Olivier Faron (dir.), université Lyon-II, 2003, 158 p. 7. Rave, Jean-Christophe, “L’Italie à Lyon à la fin du XIXe siècle”, op. cit. 8. Sur 787 propriétaires, seul-e-s 549 ont leur lieu de naissance précisé. Cf. Douzou, Laurent, Voler les Juifs. Lyon 1940-1944, Hachette littératures, Paris, 2002. 9. Jabolonski, Agnès, “Les immigré(e)s polonais(es) et leurs descendants dans le département de la Loire de 1919 à nos jours”, mémoire de DEA d’histoire, université de Saint-Étienne, 2005. 10. Présence repérée par les chercheurs Huard, Jean-Luc, “Les Arméniens de Valence des années vingt à nos jours”, in Revue drômoise, 2005, fascicule 515 ; Jarnbodjian, Daniel, “L’arrivée des Arméniens en Ardèche, une enquête”, in Mémoire d’Ardèche et Temps Présent, n° 64, 1999. 11. Archives départementales du Rhône, 248 W 233 et 248 W 243. 12. Archives municipales de Grenoble, 47 W 24. 13. Ne sont recensés que quatre Français, un à Décines, trois à Saint-Priest, tous dans des garnis dont les propriétaires sont français. I hommes & migrations n° 1278 47 48 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Histoire de l’immigration en PACA aux XIXe et XXe siècles Par Yvan Gastaut, maître de conférences en histoire contemporaine, université de Nice Sophia-Antipolis, membre de la Maison des sciences de l’homme (MSH) et du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC). Marseille, 1943 © Paul Almasy - AKG-Images Depuis toujours terre d’immigration, la région est devenue, aux XIXe et XXe siècles, un pôle majeur d’immigration, avec des spécificités contrastées bien marquées : migrations des villes et des campagnes, migrations de luxe et de travail, prépondérance du pôle marseillais et spécificité du pôle azuréen, notamment dû à l’essor du tourisme. Bien que de nombreux travaux existent sur certains aspects de l’histoire de cette immigration, des recherches restent à faire, qui mobiliseraient toutes les méthodologies historiques pour permettre de comprendre les logiques spatiales, socio-économiques et culturelles de la région. I hommes & migrations n° 1278 Terre d’immigration depuis l’Antiquité La région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) est une terre d’immigration très ancienne, comme en témoignent l’installation des colons grecs de Phos et celle des riches propriétaires terriens italiens de la République puis de l’Empire romain. Seule une histoire sur le très long terme, de l’Antiquité à nos jours(1), permettrait de restituer toute l’évolution et la complexité du brassage des populations dans ce creuset qu’est le Sud-Est français. Il s’agit d’une région aujourd’hui très urbanisée avec une population de 4,5 millions de citadins, soit 90 % de sa population, qui approche les 5 millions d’habitants. Une majorité réside dans ses quatre grandes métropoles, Marseille, Nice, Toulon et Avignon, et dans les nombreuses villes moyennes de plus de 20 000 habitants. Les 300 000 étrangers ou 430 000 immigrés recensés en PACA, selon le distinguo établi par l’Insee (2), représentent près de 10 % de la population et vivent, eux aussi, principalement dans ces espaces urbains, même si leur présence en zone rurale n’est pas à négliger. L’essor du tourisme explique la logique des flux migratoires Étudiée sur deux siècles, la région a beaucoup changé : plusieurs travaux historiques ont bien montré les mutations socio-économiques de la région en y incluant l’importance du fait migratoire(3). Outre la spectaculaire croissance démographique et une répartition des populations sur le territoire régional de plus en plus déséquilibrée, les trois quarts vivant dans une bande d’environ 100 kilomètres de largeur qui suit l’axe de la vallée du Rhône et le littoral, l’essor du tourisme est d’une importance capitale pour comprendre la logique des flux migratoires. La vocation agricole n’est plus la principale caractéristique de PACA. La trilogie traditionnelle méditerranéenne fondée sur le blé, la vigne et l’olivier a aujourd’hui quasiment disparu, et l’exode rural a touché les régions à agriculture extensive, dès la seconde moitié du XIXe siècle, surtout les Alpes du Sud. Autre élément majeur pour bien appréhender la question de l’immigration, la région PACA est faiblement industrialisée par rapport au reste du pays : elle s’inscrit dans une zone qui n’a pas connu la révolution industrielle du milieu XIXe siècle et qui n’a été concernée que de manière ponctuelle par l’essor industriel du XXe siècle(4). En revanche, le secteur tertiaire est triomphant avec aujourd’hui 79 % des actifs (contre 3 % pour le primaire et 18 % pour le secondaire). PACA, perçue et vécue comme une région où il fait bon vivre, est, depuis le début des années 1960, la première région touristique l’été, la seconde l’hiver(5). 49 50 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Une immigration attirée vers les centres urbains Ainsi, les villes dont l’accroissement naturel est faible, quand il n’est pas négatif, doivent l’essentiel de leur gain démographique aux “estrangiés”, terme désignant en Provence celui qui n’est pas né sur place. Grosses pourvoyeuses d’emplois, elles drainent toute une population issue des départements limitrophes, paysans de la montagne ou habitants des petits bourgs oubliés par le progrès et attirent aussi de nombreux travailleurs immigrés. Si la Provence a toujours été une terre d’immigration, c’est à partir du milieu du XIXe siècle que les mouvements migratoires ont pris une ampleur exceptionnelle faisant de la future région PACA un espace cosmopolite. Par exemple, les Italiens constituent un tiers des admissions à l’arsenal de Toulon en 1860, 43 % des ouvriers de la parfumerie Chiris à Grasse, au début du XXe siècle. Ils représentent alors 20 % de la population de Marseille, 25 % de La Seyne, et de Nice, 30 % à Cannes. Ce sont les pêcheurs napolitains de la presqu’île de Saint-Mandrier, près de Toulon, ou du quartier Saint-Jean à Marseille, les petits commerçants toscans du cours Saleya à Nice, les nourrices lucquoises si recherchées par les familles bourgeoises et, surtout, les Piémontais. Ces derniers sont partout, dans l’agriculture périurbaine, le bâtiment, l’hôtellerie, les usines et les ports. Nouveaux venus, ils constituent toujours un pourcentage relativement important de la population, y compris dans les petites villes. Si l’histoire de l’immigration à l’échelle régionale n’a jamais fait l’objet d’une étude historique, plusieurs travaux apportent une somme de connaissance non négligeable et constituent une solide base de réflexion : approches sectorisées par départements, ou plus souvent par villes, comme Marseille ou Nice, voire par quartier ; approches par nationalité ou groupe minoritaire comme les Russes, les Suisses, les Italiens ou les Maghrébins. De même, aucune étude n’a envisagé l’échelle de l’histoire contemporaine dans son ensemble, les travaux portant des périodisations plus serrées. Tourisme et immigration de luxe à l’est… Bien que l’on puisse remonter jusqu’au XVIIIe siècle, grâce aux travaux de Michel Vovelle(6), l’orientation générale des activités économiques et sociales de la région PACA en lien avec la présence d’étrangers sur deux siècles se résume à un découpage simple : tourisme à l’est et industries à l’ouest. Ainsi, deux sortes d’immigrations sont à distinguer : une immigration de luxe, faite d’une minorité, et une immigration de masse, caractéristique des flux migratoires du XXe siècle essentiellement. I hommes & migrations n° 1278 La vocation touristique du littoral de la Provence orientale remonte à l’époque moderne. Hyères et Nice sont, au XVIIIe siècle, les deux seules stations hivernales au monde. Le tourisme est l’élément moteur de l’urbanisation, il submerge les anciennes activités côtières, provoquant une explosion démographique et accentuant le déséquilibre entre le littoral en plein essor et l’intérieur qui se vide de ses hommes et de sa substance économique(7). Les étrangers apprécient le climat local, considéré comme favorable aux loisirs sous toutes ses formes et aux santés délicates. Après 1815, de part et d’autre du Var qui est alors un fleuve-frontière, les Anglais lancent de nouvelles stations, lord Brougham à Cannes en 1834 et James Henry Bennet à Menton en 1849. Les riches aristocrates britanniques se font construire châteaux et villas dans des parcs immenses à la végétation exotique. En 1860, Nice redevenue française accroît le potentiel touristique de la région. La voie ferrée atteint Menton en 1869 et met ainsi la Riviera à portée des grandes capitales européennes. Des trains de luxe acheminent des flots de migrants de Paris, Vienne, SaintLa vocation touristique du Pétersbourg, Londres. À Cannes en 1867, littoral de la Provence on compte 522 familles d’hivernants orientale remonte à l’époque parmi lesquelles la plupart sont étrangères, moderne. Hyères et Nice le triple, dix ans plus tard, sept fois plus à la sont, au XVIIIe siècle, veille de la Première Guerre mondiale. les deux seules stations L’immigration de luxe connaît un essor hivernales au monde. remarquable à partir des années 18701880. Lords anglais, Allemands, Russes ou Slaves s’installent, toujours plus nombreux, sur la Côte d’Azur, investissant les plus beaux hôtels et se faisant construire les demeures les plus fastueuses. Certes, ces grands aristocrates, membres des cours royales d’Angleterre, de Belgique ou de Russie, ne constituent pas une immigration définitive puisqu’ils partagent leur temps entre les environs de Nice et leur patrie d’origine, mais ils entraînent la venue, définitive celle-là, auprès d’eux, d’une myriade de domestiques qui s’installent à l’année sur la Côte d’Azur afin d’y entretenir les installations et les demeures de leurs maîtres. La preuve de cette immigration est fournie au début du XXe siècle par l’édification, au cœur de la cité niçoise, de l’église russe, pour permettre aux Russes résidant dans la ville de suivre les offices selon le rite orthodoxe. Après avoir connu une forte décrue après la Première Guerre mondiale, cette immigration de luxe reprend dans une période récente sur la Côte d’Azur, mais aussi dans le Vaucluse qui constitue un nouveau pôle d’attraction. Néanmoins, pour spectaculaire qu’elle soit, elle ne constitue que la partie émergée de l’iceberg, donc la plus infime : elle se double en effet d’une immigration de masse. 51 52 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I …industries et immigration de masse à l’ouest La situation est très différente dans la Provence occidentale où la croissance urbaine repose en grande partie sur l’industrie. Loin d’égaler les puissantes concentrations industrielles de l’Europe du Nord-Ouest, elle présente, sous forme ponctuelle, des implantations qui vont de la fabrique traditionnelle à la technologie la plus avancée et qui attirent des travailleurs étrangers. À Salon-deProvence, à partir de 1873, la voie ferrée, un embranchement du PLM, favorise l’essor de deux activités anciennes : le négoce des huiles et l’industrie du savon. Pour Gardanne, c’est la modernisation de l’exploitation de lignite, dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui est déterminante : la production est passée en cent ans de 12 000 à 625 000 tonnes. Cette industrie emploie en 1811 moins de 100 ouvriers paysans sur l’ensemble du bassin, elle en emploie 2 800 à plein-temps un siècle plus tard. S’y ajoute en 1894 une usine de traitement de la bauxite dans le Var, alors premier département producteur de France. Si Arles et Avignon voient leur fonction portuaire s’effondrer avec l’arrivée du chemin de fer, ce dernier apporte néanmoins des compensations : les ateliers de réparations ferroviaires, installés à Arles en 1856, occupent 1 200 à 1 400 ouvriers étrangers à la ville, l’équivalent des emplois supprimés dans la marine. Avignon, où les activités anciennes périclitent, accueille, en 1880, un important dépôt de locomotives qui attire quelque 2 000 cheminots. Dans ces cas, les apports extérieurs soutiennent la croissance relative de la population. Sur la côte, les progrès de la construction navale reflètent le développement des échanges maritimes. Les chantiers se modernisent en adoptant la vapeur, l’hélice, les coques en fer. À La Ciotat et à La Seyne, ils passent sous le contrôle du puissant groupe capitaliste des Messageries maritimes et font travailler, dès le second Empire, environ 2 500 ouvriers dans chaque ville. En 1901, la Société des chantiers et ateliers de Provence, créée deux ans plus tôt par l’armateur marseillais Alfred Fraissinet, lance son premier navire à Port-de-Bouc : forte de cette activité, la ville passe de 1 500 habitants à la fin du XIXe siècle à 3 400 en 1911. À la même époque, l’arsenal constitue à Toulon l’élément majeur de la vie économique, et occupe à lui seul un dixième de la population active de la région PACA. L’industrie joue donc pour toutes les villes de l’ouest le même rôle fondamental que le tourisme pour les stations de la Côte d’Azur à l’est. Au-delà de ce découpage un peu artificiel, toute la région est progressivement gagnée par une immigration de masse, celle d’un “lumpenprolétariat” qui est tout le contraire d’une immigration de luxe. Ces travailleurs immigrés s’implantent partout dans la région à partir des dernières décennies du XIXe siècle en relation avec les phénomènes d’industrialisation et d’urbanisation. I hommes & migrations n° 1278 L’industrie moderne supplante les industries traditionnelles : la ruée vers Marseille Dans cet ensemble sociogéographique, la ville de Marseille est un cas à part, unique. La cité phocéenne connaît une impressionnante croissance : 100 000 habitants à la fin de l’Ancien Régime ; 300 000 à la fin du second Empire ; plus de 800 000 au début des années 2000, ce qui déséquilibre l’ensemble de la région. Depuis le milieu du XIXe siècle, une industrialisation moderne fondée sur les données du commerce marseillais, sur les constructions navales, le lignite de Fuveau Gardanne, les bauxites du Var, l’utilisation pétrolifère de l’étang de Berre coïncide avec un déclin de presque toutes les industries traditionnelles. Or, l’industrie nouvelle, à peu d’exceptions près, a concentré les usines et les hommes, dans un rayon de 50 kilomètres autour de la ville de Marseille, tandis que la vieille industrie dispersée, conjuguée à l’exode rural, affaiblit le reste de la région. L’aspect démographique de ces changements est particulièrement frappant : par exemple, la Haute-Provence, exsangue, n’assure plus le rôle de réservoir humain, de foyer d’émigration régionale qu’elle avait joué pendant des siècles. La croissance de la basse Provence, littorale et marseillaise, est contrainte de s’alimenter à d’autres sources, celle de l’immigration extérieure et internationale. Marseille, premier port de France et de Méditerranée À Marseille, tout gravite autour du port, devenu le premier de France et de Méditerranée. À partir de 1849, une mutation s’accomplit qui va conditionner l’avenir de la cité phocéenne : l’arrivée du chemin de fer. D’autant que, depuis 1850, les eaux de la Durance permettent la modernisation et le développement des industries. La vapeur, utilisée comme force motrice dans les usines et sur les navires, révolutionne la production et les transports. Sous le second Empire, la ville se dote d’un système capitaliste moderne grâce à l’installation de plusieurs succursales de banques et la création en 1865 de la Société marseillaise de crédit. Enfin, l’ouverture de six nouveaux bassins portuaires sur le littoral nord, de 1844 à 1914, porte à 20 kilomètres la longueur des quais et à 200 hectares la superficie des plans d’eau(8). En 1870, Marseille se place au premier rang des ports d’Europe continentale avant de se laisser dépasser par Hambourg, Anvers et Rotterdam à la fin du siècle. La ville reste cependant la place commerciale principale du sud de l’Europe en relation avec les cinq continents. Elle est la “porte de l’Orient” et de l’Afrique mais aussi celle du “Nouveau Monde” où débarque un nombre crois- 53 54 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Ouvrier comorien, réparation navale, Marseille, 1982 © Yves Jeanmougin sant d’immigrants, notamment italiens. En 1913, la ville possède 17 sociétés d’armement, son port est fréquenté par une soixantaine de compagnies de navigation françaises et étrangères. Sa position centrale – entre l’Europe du Nord et l’Afrique et entre l’Atlantique et les “au-delà de Suez” – favorise les échanges les plus divers de marchandises exotiques et de produits manufacturés. Toutefois, les déceptions consécutives au percement de l’isthme de Suez, qui ne fait pas de Marseille “l’entrepôt de la Méditerranée” comme on l’avait espéré, pousse la ville à étendre sa fonction industrielle : savon, pain de sucre, pâtes alimentaires Scaramelli, Rivoire et Carret, bougies Fournier, bière Phénix, amer Picon, vermouth Noilly, les tuileries briqueteries, industries chimiques et métallurgiques déjà anciennes, hauts-fourneaux créés plus récemment sous le second Empire, usine de la Barasse où l’on fabrique de l’alumine depuis 1906 complètent le dispositif auquel il faut ajouter les manufactures de tabac et d’allumettes. Ainsi, Marseille est devenue, au début du XXe siècle, une grande ville populaire, à près de 50 % ouvrière, où les travailleurs migrants, principalement italiens, représentent le cinquième de la population. I hommes & migrations n° 1278 La cité phocéenne, ville de migrants Marseille a accueilli de manière successive, à partir du XVIIe siècle, trois vagues migratoires principales : italienne, arménienne et nord-Africainne. Malgré les spécificités socioculturelles de chacune et l’attachement puissant de certaines de ces communautés à leurs traditions, la ville a toujours su absorber les nouveaux arrivants sans heurts, en faisant montre d’une grande tolérance, notamment en ce qui concerne la pratique des cultes. La xénophobie a cependant existé de manière régulière, occasionnant parfois des poussées de fièvre comme, en 1881, avec l’affaire des “Vêpres marseillaises” qui illustre le rejet des travailleurs italiens, victimes des préjugés et de la violence physique. Un siècle plus tard, en 1973, ce sont les Algériens qui sont la cible d’un racisme virulent à la suite d’un fait divers dramatique, l’assassinat d’un traminot par un Algérien. Toutefois, la mosaïque marseillaise n’a jamais donné lieu à un véritable métissage. Les minorités intégrées sont restées tout de même fortement structurées autour de leurs références respectives. Le cas de Marseille au cœur de la question de l’immigration en France Entre accueil et rejet, la cité phocéenne se place au cœur de la question de l’immigration en France à l’époque contemporaine. Parmi les nombreux chercheurs à s’être intéressés au sujet, l’historien Émile Témime a entrepris, avec succès, le vaste projet de retracer une histoire des migrations à Marseille sur le temps long, depuis les origines de la ville et en soulignant l’étonnante diversité de ses composantes(9). La migration avait jusqu’alors été abordée dans différentes histoires de Marseille ou de la Provence, mais jamais de manière spécifique. Apportant un solide socle de connaissance, l’étude d’Émile Témime a été complétée par différents travaux scientifiques abordant, pour tout ou partie, la question des migrations pour la seule ville de Marseille. Le cas de Marseille est de fait omniprésent dans les études abordant l’immigration, attention totalement justifiée dans les faits. Une nouvelle génération de chercheurs pilotés par Pascal Blanchard et Gilles Boëtsch en 2005 avec Marseille, porte Sud(10 apportent un excellent complément, notamment en matière d’iconographie, à l’œuvre d’Émile Témime, de même que toutes les approches plus fines proposées par la collection dirigée par Émile Témime et Pierre Milza “Français d’ici, peuples d’ailleurs” aux éditions Autrement. Différents lieux et/ou nationalités sont étudiés sur des périodes données comme le quartier de Belsunce(11), le camp du Grand Arénas(12), les Comoriens(13), les colporteurs africains(14). Très utiles également, les tra- 55 56 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I vaux d’économistes comme ceux de Bernard Morel(15) et de sociologues comme ceux de Jocelyne Cesari(16), Véronique Manry(17), Jean Viard(18) ou Michel Péraldi(19) révèlent que, depuis une vingtaine d’années, des problématiques fécondes nourrissent la réflexion dans les sciences humaines et sociales sur la question des migrations dans la cité phocéenne. Une répartition inégale de la population étrangère sur le territoire régional L’évolution de l’immigration en PACA épouse la tendance nationale. Depuis le XIXe siècle, elle constitue le reflet des grands événements, crises et évolutions que connaissent la région et le pays en lien avec l’état des relations internationales. Cela se traduit souvent par des vagues d’arrivée et, parfois, par des départs. La courbe évolutive ci-dessous permet de mettre en relief les évolutions de ces flux. D’une manière générale, PACA se divise en deux séries de départements : ceux où l’immigration est très élevée, les Bouches-du-Rhône et les Alpes-Maritimes, qui se disputent la première place selon les années de recensement, ainsi que le Var, qui conserve fidèlement sa troisième position ; à ceux-là, s’ajoutent les départements où l’immigration, pour marquer en profondeur la donne démographique, demeure relativement faible par rapport au reste de la région. Les Basses-Alpes, devenues plus tard les Alpes-de-Haute-Provence, sont souvent plus touchées par l’immigration que les Hautes-Alpes, et moins que le Vaucluse, certaines années de recensement pouvant infirmer ce constat général. Il n’est ainsi pas rare que les deux premiers départements, les Bouches-du-Rhône et les Alpes-Maritimes, accueillent à eux seuls plus de 70 % de la population étrangère I hommes & migrations n° 1278 de toute la région. La position frontalière ou portuaire de ces deux départements constitue le facteur principal de cette situation, analyse qui vaut également en partie pour le Var. Mais il ne faudrait pas mettre la faiblesse de l’immigration dans les autres départements (Vaucluse, Basses-Alpes puis Alpes-de-Haute-Provence et Hautes-Alpes) uniquement sur le compte des conditions naturelles. S’il est vrai que certaines nationalités, comme les Italiens ou les Espagnols, se sont dirigées vers les zones rurales où les attendent de rudes travaux, l’immigration dans les campagnes n’a jamais été, en PACA, un phénomène massif(20), même à la fin XIXe siècle, période de fort peuplement des campagnes. Si l’on prend ainsi les cinq chefs-lieux d’arrondissement de la région les plus peuplés d’étrangers en 1872, l’on ne trouve que des villes littorales, la cinquième, La Seyne-sur-Mer, ne comptant que peu d’immigrés par rapport à Marseille, en tête du classement. Ces observations ne font que se confirmer encore plus nettement au XXe siècle, comme le montre le recensement de 1990 qui divise les données entre “partie rurale” et “partie urbaine” dans la plupart des départements : ce ne sont jamais plus de 5 % des immigrés en moyenne, dans le meilleur des cas, qui choisissent la campagne. Grâce aux recensements, il est possible de cerner le profil de la population étrangère en PACA à travers les XIXe et XXe siècles, notamment la répartition des différentes nationalités. Les chiffres peuvent également dévoiler d’autres aspects et donner une idée des modes et même des causes de l’immigration de ces différentes nationalités. L’immigration italienne et maghrébine en PACA Il est d’usage de caractériser les différentes phases de l’histoire de l’immigration, en PACA comme ailleurs, selon les nationalités prédominantes : à une “période italienne” succéderait ainsi un “moment maghrébin”. Cette image, si elle correspond dans les grands traits à la réalité, doit cependant être questionnée et nuancée. Les réflexions d’Émile Témime sur l’évolution de la population immigrée à Marseille peuvent s’appliquer à l’ensemble de la région et constituent un socle intéressant pour analyser les données statistiques. Il est indéniable que les Italiens ont écrit les pages les plus nombreuses et les plus importantes de l’histoire de l’immigration dans la région et même, par la force de leur présence et de leur action, de l’histoire de la région en général ; pour beaucoup, Français comme Italiens, la frontière apparaît comme une barrière absurde, tant le sort d’une partie importante de la région fut intrinsèquement lié au sort de l’Italie(21). Il est significatif que, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sur fond de revendi- 57 58 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I cations irrédentistes, les Niçois pro-Italiens et pro-Français aient nourri une vaste polémique afin de savoir quelle était la réelle identité de Nice(22). La frontière semble en fait scinder artificiellement une zone, soudée par plus de points communs que de différences. Frontière, parfois ignorée, d’autant qu’elle se révéle perméable en de nombreux points, sans compter qu’elle n’est parfois tout simplement pas indiquée, notamment dans les zones de haute montagne(23). Aussi, PACA peut-elle apparaître comme une simple marge de l’Italie. Le rôle de l’immigration italienne a fait l’objet de nombreuses études, souvent fouillées et ayant fait date. Citons simplement ici quelques données, que fournissent les recensements : en 1911, sur 132 469 étrangers dans les Bouches-du-Rhône, pas moins de 114 635 viennent d’Italie, soit 86 % ; dans les Alpes-Maritimes, 87 556 des 118 842 étrangers sont italiens, soit près de 74 %. Les petits départements ne sont pas en reste : dans les Hautes-Alpes, le rapport s’élève à 3 212 sur 3 409, ce qui porte la proportion à 94 %, les Basses-Alpes offrant des chiffres avoisinants. Si elle subit un fléchissement au fil du temps, la proportion d’Italiens, dans la population étrangère totale, reste forte et dominante : en 1936, elle est de 55 % dans les Bouches-du-Rhône, de 76 % dans les Alpes-Maritimes comme dans le Var, et toujours de 81 % dans les Hautes-Alpes. Certes, il faut tenir compte des naturalisations, mais les chiffres reflètent une régression des nouvelles arrivées. Cette présence ne chute pas immédiatement après 1945 : au recensement de 1946, la nationalité italienne est la première indiquée et compte encore pour 75 % de l’immigration dans les Alpes-Maritimes, mais pour 43 % dans les Bouches-du-Rhône, et les départements abritant moins d’étrangers suivent une tendance analogue, comme le Vaucluse, qui ne compte plus que 52 % d’Italiens. Est-ce à dire pour autant qu’ils sont supplantés par une autre colonie, comme celle des Maghrébins ? Une courbe retraçant l’évolution parallèle des Italiens et des Maghrébins au XXe siècle invite à repousser une observation si tranchée. I hommes & migrations n° 1278 L’évolution des deux groupes de population est claire, mais il serait abusif de conclure que les Maghrébins, d’ailleurs composés de trois nationalités contre une, ont complètement remplacé l’ancienne population italienne. Ils représentent le premier groupe d’immigrés mais sont loin de dominer l’ensemble de la colonie étrangère de manière écrasante, le cas des Bouches-du-Rhône demeurant toutefois une exception. Le pic de la présence des Maghrébins, en 1990, se rapproche du niveau de l’immigration italienne dans sa phase descendante, vers la fin des années 1930. De plus, l’élargissement de la palette des nationalités présentes implique qu’il est de plus en plus difficile pour une nationalité de détenir à proprement parler le monopole : ainsi, pour cette même année 1990, si la part des Maghrébins s’élève à 60 % dans les Bouches-du-Rhône, elle n’est que de 38 % dans les Alpes-Maritimes, et de 28 % dans les Hautes-Alpes. Il existe en revanche un profil commun des colonies italienne et maghrébine : l’ancienneté et la force des liens avec la région PACA(24), la diffusion uniforme à travers la région, et la présence de structures communautaires fortes. Permanence de la population européenne Plusieurs indices confirment l’idée qu’il n’existe pas à proprement parler, pour l’ensemble de la région, de prédominance maghrébine, au premier rang desquels la permanence de la colonie européenne. Les nationalités présentées dans les tableaux de recensements en témoignent d’emblée : en 1968, par exemple, la moitié des nationalités, six sur douze(25), appartient à l’Europe continentale. Pour cette même année, les Européens représentent dans toute la région 154 384 étrangers sur un total de 252 104, soit 61 %. Dans certains départements, la proportion est nettement plus élevée, comme dans le Vaucluse, avec 82 %, ou les Hautes-Alpes, avec 75 %. La présence européenne faiblit toutefois de plus en plus mais se maintient à 105 049, en 1999, soit 43 %(26) ; dans les Alpes-Maritimes, les chiffres officiels comptent 69 % d’étrangers d’origine européenne, ce qui ne reflète cependant pas le cas général. Terre d’immigration, la région PACA est sans conteste un pôle majeur de la présence étrangère en France, au XIXe et au XXe siècles. Outre les nombreux travaux déjà effectués sur certains aspects de cette histoire, il reste encore beaucoup à chercher et à écrire. L’originalité de cette région tient à ses contrastes entre migrations des villes et migrations des campagnes ; migrations de luxe et migrations de travail ; poids des réfugiés ; prépondérance du pôle marseillais et spécificité du pôle azuréen. Ces contrastes imprègnent l’espace régional et donnent à la présence immigrée une importance capitale pour qui veut comprendre les logiques spatiales, socio-économiques et culturelles de PACA. Dans la mesure où il convient d’analyser ce champ, 59 60 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I sous tous ces aspects, toutes les méthodologies historiques doivent être mobilisées : histoire politique et des représentations, histoire sociale, socio-histoire, micro-histoire, dans la perspective de mettre en lumière, non seulement les apports de ces migrants sur le temps long, mais aussi les modalités de leur intégration, dans une ■ identité régionale largement modelée par ces apports multiples. Notes 1. Témime, Émile (dir.), Migrance, histoire des migrations à Marseille, Édisud, Aix-en-Provence, 1989-1991. 2. Voir Pillet, Colette, Les Populations immigrées en PACA, Insee-Fasild, 2004. 3. Voir, notamment, Baratier, Édouard (dir.), Histoire de la Provence, Toulouse, Privat, 1969 ; Emmanuelli, François-Xavier (dir.), La Provence contemporaine de 1800 à nos jours, Rennes, Éditions Ouest-France, 1994 ; ou encore Bordes, Maurice (dir.), Histoire de Nice et du pays niçois, Toulouse, Privat, 1976 ; Ruggiero, Alain (dir.), Nouvelle histoire de Nice, Toulouse, Privat, 2006. 4. Le nombre d’actifs employés dans l’industrie est, par exemple, deux fois inférieur à celui de la région Rhône-Alpes. Les actifs sont concentrés dans la vallée du Rhône et les zones littorales : 90 % des établissements y sont localisés. Les Bouches-du-Rhône regroupent un tiers des établissements, les Alpes-Maritimes seulement un quart. Les deux départements alpins ne sont quant à eux guère industriels (moins de 10 %). Principales zones : les chantiers de construction navale à Toulon, dont l’activité commence dès l’annexion de la Provence à la France, complétés par les ateliers de La Seyne puis ceux de La Ciotat. Il faut attendre les années 1960 avec Fos-sur-Mer pour voir se développer un complexe industrialo-portuaire intégré à la conurbation de Marseille. 5. Les activités de tourisme et de loisirs se sont répandues sur l’ensemble de la région. Ainsi, dans tous les cantons le nombre de résidences secondaires est élevé : 450 000 pour l’ensemble de la région, dont les deux tiers dans le Var et les Alpes-Maritimes. Dans les communes du littoral et dans un grand nombre de communes de montagne, sous l’effet du tourisme et des loisirs, le nombre des habitants double en été. 6. Vovelle, Michel, “Les migrations en Provence au XVIIIe siècle”, in Recherches Régionales, n° 4, 1981. 7. Une seule exception toutefois, Grasse, où la parfumerie traditionnelle, stimulée par le développement de marché et l’apparition de techniques nouvelles, entre dans l’ère industrielle. 8. Le port est alors équipé de sept formes de radoub, de 37 hectares de hangars et d’entrepôts ainsi que d’un dock monumental. 9. Témime, Émile (dir.), Migrance, histoire des migrations à Marseille, op. cit. Le premier tome porte sur “La préhistoire de l’immigration (1482-1830)”, le deuxième sur “L’expansion marseillaise et ‘l’invasion italienne’ (1830-1918)”, le troisième sur “Le cosmopolitisme dans l’entre-deux-guerres” et le quatrième sur “Le choc de la décolonisation” (1945-1990). 10. Paris, La Découverte, 2005. 11. Témime, Émile, Marseille transit, les passagers de Belsunce, Paris, Autrement, 1995. Voir également un article publié dans Vingtième siècle, “Marseille, ville de migrations”, vol. 7, n° 1, 1985. 12. Témime, Émile, Deguigné, Nathalie, Le Camp du Grand Arénas (1944-66), Paris, Autrement, 2001. 13. Direche-Slimani, Karima, Le Houérou, Fabienne, Les Comoriens à Marseille, d’une mémoire à l’autre, Paris, Autrement, 2002. 14. Bertoncello, Brigitte, Bredeloup, Sylvie, Les Colporteurs africains à Marseille, Paris, Autrement, 2004. 15. Marseille, naissance d’une métropole, Paris, L’Harmattan, 1999. 16. Voir notamment l’ouvrage dirigé par Cesari, Jocelyne, Moreau, Alain, Schleyer-Lindenmann, Alexandra, Plus marseillais que moi, tu meurs !, Paris, L’Harmattan, 2001. 17. “Belsunce 2001 : chronique d’un cosmopolitisme avancé”, in Péraldi, Michel (dir.), Méditerranéennes, Marseille : derrière les façades, rapport, 2002. 18. Marseille, ville impossible, Payot, Paris, 1995. 19. Cabas et containers, Paris, Maisonneuve, 2001. 20. Cf. Faidutt-Rudolph, Anne-Marie, L’Immigration italienne dans le sud-est de la France, Gap, Ophrys, 1964, p. 116 sqq ; Claude, Gérard, Les Étrangers en milieu rural : un siècle d’immigration italienne et espagnole en Provence, 1850-1940, thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille-I, 1992 ; Id., “La mobilité des Italiens en milieu rural au début du siècle, 1890-1930 : approche du phénomène”, in Revue européenne des migrations internationales, vol. 11, n° 1, 1995, p. 199-210 ; Schor, Ralph, “‘Italiens des villes’ – ‘Italiens des champs’ : l’accueil des immigrés italiens dans les Alpes-Maritimes et le Sud-Ouest”, in Recherches régionales, janvier-mars 1982. I hommes & migrations n° 1278 21. Voir, par exemple, Schor, Ralph, “Nice, entre France et Italie (1870-1875)” in Rainero, Romain H. (a cura di), Aspetti e problemi delle relazioni tra l’Italia e la Francia, Milan, Unicopli Cuesp, 2005, p. 29-44. 22. On trouvera la palette des arguments déployés par les deux camps dans Ruggiero, Alain, “1930-1940 : comment prouver que Nice est bien française ?”, in Cahiers de la Méditerranée, n° 33-34, décembre 1986-juin 1987, p. 127-142. 23. Cf. Tombaccini-Villefranque, Simonetta, “La frontière bafouée : migrants clandestins et passeurs dans la vallée de la Roya (1920-1940)”, in Cahiers de la Méditerranée, n° 58, juin 1999, p. 79-95. 24. Voir, pour le cas de Marseille, notamment Firro, Kaïs, “Marseille et le Levant de 1861 à 1914”, thèse de doctorat, université de Nice, 1979 ; ou encore, sous un autre angle, Guiral, Pierre, Marseille et l’Algérie, 1830-1941, Gap, Ophrys, 1957. 25. Il s’agit des Allemands, Belges, Espagnols, Italiens, Portugais et Suisses. 26. Dans les recensements, cette population est indiquée “CEE”. 61 62 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Entrées migratoires en Corse Mise en relief de quelques spécificités Par Philippe Pesteil, maître de conférences, université de Corse. Ouvriers de la mine d’antimoine de Meria devant une forge portative et une chaudière, carte postale, vers 1908 © Commune de Matra - clichés Jean Harixalde De par son histoire et sa situation géographique, la Corse a longtemps entretenu des rapports privilégiés avec son voisin italien, qui lui a apporté un fort contingent d’immigrés (immigration politique et économique), longtemps hégémonique, qui influença socialement, culturellement et politiquement l’île. Lorsque, dans les années 1960, la Corse bascule vers une nouvelle économie, de nouveaux immigrés affluent, notamment des Marocains (surtout manœuvres et récoltants), ainsi qu’un contingent non négligeable, mais rarement mentionné, de ressortissants allemands qui investissent le secteur touristique. La question de l’immigration y reste toutefois un sujet sensible. I hommes & migrations n° 1278 En neuf millénaires de peuplement, la Corse a vu se succéder de nombreux groupes qui ont influencé l’histoire économique, sociale et culturelle de l’île. Les apports de population ne sont pas tous équivalents, qui vont des arrivées individuelles aux apports massifs et continus, et les installations ne furent pas toujours définitives, la Corse ayant été parfois une terre d’asile temporaire ou de travail saisonnier. On a pu dire qu’elle est à la fois une terre accueillante et ouverte sur l’extérieur tout en étant méfiante de ces apports étrangers. Cette double tendance à l’apparence contradictoire fonctionne de concert et permet d’appréhender les phénomènes migratoires et leurs représentations. Au recensement de 1999, l’île comptait 26 000 immigrés, soit 10 % de sa population, la plaçant au deuxième rang national après l’Île-de-France. Cette donne évolue puisque, en 2005, elle n’était plus qu’au 5e rang et est la seule région à connaître un recul de la proportion des immigrés. Cependant, elle est aussi la région qui comporte le plus d’immigrés dans sa population active (18,3 %), en raison notamment de l’importance des classes retraitées. Nous avons construit nos propos à partir des grandes lignes structurantes et particularisantes de l’immigration en Corse et avons porté l’accent sur l’adéquation entre les flux migratoires et leur composition avec l’évolution des caractéristiques économiques insulaires. À signaler aussi que nous avons adopté une définition large du terme synonyme d’étrangers, la distinction entre réfugié politique et migrant pour des raisons économiques n’étant pas toujours aisée et la réalité du terrain imposant souvent de passer d’une catégorie à l’autre. Le flux italien, du quasi-monopole au tarissement des apports Tant par l’importance de ses effectifs et sa pérennité que pour l’influence qu’il a eue sur l’île, le flux italien mérite d’être mis en relief. Si nous n’oublions pas son impact social, nous traiterons ici d’un aspect souvent peu entrevu : les aspects politiques qui découlèrent des différents courants migratoires. Dès le XVIIe siècle, l’apport d’une main-d’œuvre toscane, principalement destinée à la construction des terrasses visant à réduire les pentes et à limiter le ruissellement, a été décisif pour la Corse, tant pour l’essor économique que pour la constitution des paysages. S’il a été gommé par la mémoire collective, il détermine la continuité des flux migratoires à but économique qui ne se démentiront pas du XVIIe au milieu du XXe siècle. L’examen de l’évolution de l’immigration italienne confirme qu’il s’agit de la présence la plus massive des étrangers sur l’île pour une période d’au moins un siècle. 63 64 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Ce n’est qu’à partir des années 1930 que la proportion des Italiens se situe sous les 90 %, pour remonter à 92 % dans les années 1950, période de marasme économique et démographique très profond précédant l’arrivée des Marocains. Première moitié du XIXe siècle : les exilés du Risorgimento Les révoltes et répressions qui ponctuent la première moitié du XIXe siècle dans la péninsule italienne apportent à la Corse son lot de réfugiés, simples militants recherchés ou proscrits politiques et intellectuels. L’accueil qui leur est réservé éclaire l’expression “politiquement françaises, culturellement italiennes” qui sert à qualifier les élites locales. Une évidente proximité, souvent confortée par une même sensibilité politique, a permis aux exilés de trouver sur place un soutien moral et matériel non négligeable. C’est ainsi que la Corse abritera pour des périodes plus ou moins longues les poètes Pitro Sterdini, Flaminio Lolli, l’écrivain et militant Giovanni la Cecilia, sans compter des politiques influents parmi lesquels très temporairement Giuseppe Mazzini lui-même(1). Parmi les plus célèbres écrivains qui laissèrent une influence importante au sein du milieu littéraire bastiais, florissant à l’époque, citons Niccolò Tommaseo et Francesco Domenico Guerrazzi, fondateur du roman historique du Risorgimento qui puisera de son épisode corse une profonde inspiration. Tommaseo, lui, grand nom de la littérature italienne du XIXe siècle, va activement œuvrer, à l’instar des auteurs européens qui participent à la réhabilitation des cultures populaires rurales et y puisent un argumentaire pour prôner l’émergence des revendications nationales, à la valorisation des figures héroïques corses, notamment celle de Pascal Paoli, le “père de la patrie”. Ces deux auteurs, qui insistent sur les figures historiques de l’île, célèbrent les résistances insulaires aux envahisseurs et, de façon générale, exaltent la culture rurale et son authenticité, inspirent les auteurs locaux et fournissent des arguments aux partisans du maintien des liens culturels, voire politiques avec l’Italie. Ce sentiment d’appartenance à la même culture sera repris par le mouvement autonomiste aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Des influences politiques réciproques L’influence des écrivains et plus encore des hommes politiques se retrouvera dans le développement du carbonarisme qui, avec la chute de Charles X et l’avènement de Louis-Philippe, en qui il escomptait un allié libéral, se tourna résolument vers la cause de l’unité italienne. Avec l’échec de 1831, l’activité carbonariste en Corse vint alimenter le mouvement Giovine Italia de Mazzini. Sur le terrain, celui-ci va céder le terrain aux pinnuti, société secrète fortement semblable à la précédente. I hommes & migrations n° 1278 Les contacts et les influences entre le mouvement du Risorgimento, les carbonari italiens et les pinnuti corses sont historiquement avérées. Louis-Napoléon sera d’ailleurs élu en 1848 avec 95 % des voix, soutenu par les pinnuti en raison de son soutien aux carbonari italiens et de sa politique d’aide à l’unité italienne. Mais l’élection d’un Corse à la tête de la France verra les perspectives d’un rapprochement politique avec l’Italie, qui accédait enfin à l’indépendance, définitivement closes. Après l’unité italienne : une immigration essentiellement économique L’affirmation de ce fort courant de sympathie fini par se dissoudre avec l’unité italienne et la disparition des exilés, bientôt remplacés par des immigrés pauvres venus chercher du travail en Corse. Ainsi, les Italiens participent à tous les grands chantiers qui s’ouvrent en Corse (construction du chemin de fer, percement et élargissement des routes) ou à l’essor de l’industrie (usines de tanin, scieries…). Ils fournissent également un important contingent à l’artisanat en tant que maçons. Mais ils continuent plus classiquement à constituer une force de travail importante pour le monde rural. Soulignons leur spécialisation dans le domaine du charbon de bois où des équipes structurées autour d’un caporal réalisent l’ensemble du procès de production, de l’abattage des arbres à l’acheminement du combustible. En définitive, on les retrouve partout où il existe une offre de travail, généralement peu qualifiée, peu rémunérée et physiquement dure. De nos jours, une certaine distanciation à l’égard du voisin italien Quand le gouvernement italien adhère à la Triplice (1882) et les relations avec la France se tendent sous le gouvernement Crispi(2), le regard porté sur l’Italie et ses ressortissants présents sur l’île devient tout autre. Les rapports s’apaisent après 1901 lors du rapprochement Paris-Rome et surtout durant la Première Guerre mondiale, pour se durcir à nouveau à partir de l’époque fasciste, en 1923. La Corse accueillera de nouveau de nombreux Italiens fuyant le gouvernement en place (difficile ici de discerner l’immigré proprement dit du réfugié politique). Des ressortissants italiens présents en Corse lors de l’entrée en guerre et durant l’Occupation participeront à la libération de l’île. Leur importance numérique ainsi que leur implication dans la Résistance se concrétiseront par une forte présence du parti communiste dans certaines régions : Sartène, Alta Rocca, Bastia. Cette importante présence d’immigrés italiens engendra plus d’une fois des commentaires alarmistes qui pouvaient utiliser les tensions internationales pour stigmatiser l’étranger. Le rappel incessant de la dure domination génoise fait même 65 66 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I naître le terme “d’ennemi héréditaire” que l’on étend aux ressortissants italiens d’après l’unité. Le même procédé est alimenté par l’histoire récente ou l’actualité : les déboires italiens lors de la conquête de l’Éthiopie (défaite de Dogali en 1887), la très problématique réussite en Lybie, les hésitations d’alliance entre France et Allemagne, le comportement des troupes lors de la bataille de Caporetto (octobre 1917) font l’objet de commentaires ironiques et dépréciateurs dans une île à longue tradition militaire. Ces procédés visent à se distancier d’un voisin dont on a longtemps partagé l’histoire et la culture et à marquer son appartenance, désormais clairement affichée, à la nation française. Un traitement discriminant à l’égard des immigrés italiens pauvres En dehors des cercles érudits, l’attitude à l’encontre des immigrés pauvres varie au gré des vicissitudes de la politique internationale, de leur nombre supposé et des rumeurs véhiculées localement. La constante demeurera un sentiment global de mépris qui se concrétisera par un traitement discriminant(3). Les surnoms, proverbes et dictons illustrent ce rapport à l’altérité qui prit longtemps les péninsulaires pour cible. Ceux-ci sont génériquement dénommés i Lucchesi, le particulier valant pour le général, allusion à l’important contingent au début du flux migratoire des travailleurs originaires de la province de Lucques, en Toscane. L’interjection o Lucchisò vaut comme un rappel des origines non autochtones de l’interlocuteur ; sa variante o Sardò constitue son équivalent plus usité pour la Corse-du-Sud, où la présence des Sardes domine. Raillés pour leurs pratiques gastronomiques (manghjalupini(4)), ils sont aussi accusés de véhiculer des maladies(5). Le mariage avec un Italien équivalait à une déchéance, recours ultime pour celle qui, n’ayant pu trouver mieux ou s’étant montrée trop difficile, devait se contenter d’un Lucquois. À titre d’exemple, citons le proverbe encore usité : A la fine di tantu guai, un Lucchese un mancò mai(6). Dans un autre registre, l’expression fà u Lucchese signifie s’abstenir durant les élections : l’engouement pour la politique communale et les enjeux locaux sont tels que le manquement à prendre parti ne peut être que l’attitude réservée à un étranger qui, par définition, ne vote pas. Une main-d’œuvre pourtant précieuse qui assure le maintien de certains secteurs d’activité On ne peut évoquer l’apport de l’immigration sans rappeler que la Corse est aussi une terre d’émigration : l’île connaît son sommet démographique en 1881, avec 273 000 habitants, pour régresser régulièrement jusqu’à 160 000 en 1960. La pauvreté en main-d’œuvre locale a été compensée par la force de travail d’une I hommes & migrations n° 1278 Scieurs de long débitant des planches, carte postale, vers 1900 © Musée de la Corse – clichés Jean Harixalde péninsule dont l’économie ne parvient pas à retenir tous ses ressortissants. L’essaimage continu et touchant l’ensemble du territoire n’a pas produit de phénomène de concentration ni de ghetto. Les capacités pour le travail en montagne souvent acquises dans la région d’origine prédisposaient à l’accomplissement des tâches les plus rudes (muletiers, bûcherons, scieurs, bergers…). Cette compétence a permis de reconduire des activités qui se seraient éteintes dans les villages sans leur reprise par des familles immigrées qui y ont fait souche. Il en est de même pour les activités maritimes dont on sait le peu d’engouement qu’elles rencontraient en Corse, à l’exception du Cap : la pêche est souvent pratiquée par des familles d’origine napolitaine ou sarde. En ville, elles fournissent nombre de petits commerçants, artisans en particulier dans les métiers du bâtiment et des finitions. L’anecdote de l’Italien débarqué avec pour tout bien une truelle et qui possède désormais une entreprise BTP ayant pignon est devenue une réalité. Un long cheminement vers l’intégration sociale De nombreuses familles corses ont désormais lié des alliances avec au moins un descendant d’immigré italien(7). Des liens familiaux ont été fréquemment maintenus avec la parentèle restée en Toscane ou en Sardaigne qui s’intègrent dans une nouvelle façon de vivre ses origines étrangères. Des voyages réguliers permettent aux enfants d’entretenir une familiarité avec la culture des ascendants et d’appré- 67 68 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I hender des modes de fonctionnements sociaux différents. Des échanges de tous ordres (alimentaires, informationnels, matériels…) perpétuent une spécificité qui individualise l’identité dans le panorama local. Enfin la carte du culturel, parfois porté par les associations et les manifestations qu’elles réalisent (Semaine du cinéma italien à Bastia, jumelages…), permet d’établir un lien entre une communauté, son héritage culturel populaire ou savant et la société corse. Cette donne ne met pas à l’abri des rappels à destination vexatoire. Une expression de la région de Sartène ne dit-elle pas sò di a carrittata(8) pour désigner des familles d’origine italienne ? Le patronyme suffit pour les initiés à signaler l’ascendance toscane ou sarde. Personne n’est à l’abri de ce phénomène qui peut s’abattre aussi bien sur ceux ayant gravi l’échelle sociale que sur ceux issus d’une déjà lointaine immigration. Il s’agit d’une tendance très répandue qui peut surgir à la moindre tension dans un échange ou comme argumentaire ad hoc pour discréditer la légitimité d’une prise de parole. On est ici dans le parfait exemple d’un état provisoire caractérisant une génération, éternisé en stigmate transmissible. Le phénomène tend à s’atténuer en raison d’un partiel renversement des stigmates qui favorise la diversité des origines et valorise les identités composites, surtout quand elles sont latines. En outre, la question italienne est passée d’actualité ; l’immigration régresse et n’est plus alimentée par un flux continu, et la population n’ayant pas acquis la nationalité française est la plus âgée parmi l’ensemble des ressortissants étrangers (58 ans, pour 42 ans en moyenne). L’attention s’est reportée sur la communauté marocaine. Des flux diversifiés caractéristiques de l’économie moderne C’est dans les années 1960 que la Corse bascule vers une économie fondée sur l’agriculture littorale et le tourisme, tout en confortant une prépondérance marquée du secteur tertiaire. Il s’agit d’un bouleversement profond qui voit l’accélération de l’urbanisation et le dépeuplement de l’intérieur. La viticulture et les agrumes exploités en plaine ainsi que la politique d’équipements destinée à rattraper les retards de développement vont justifier le recours à une main-d’œuvre immigrée. L’arrivée massive des pieds-noirs à la suite de l’indépendance algérienne Si certains Français du Maroc firent l’acquisition de terres en Corse dès 1957, ce fut l’indépendance de l’Algérie et l’exode des pieds-noirs qui bouleversa la donne. En 1966, on dénombrait environ 15 000 rapatriés arrivés dans l’île, dont 4 500 I hommes & migrations n° 1278 pour la seule année 1962. Plus de la moitié étaient originaires d’Algérie et une partie avait une ascendance insulaire. Près de 40 % d’entre eux s’installèrent en ville (Ajaccio, Bastia, Bonifacio, Porto-Vecchio…), investissant le secteur commercial (hôtellerie, garages automobiles, entreprises du bâtiment…), y apportant un dynamisme certain et de nouvelles pratiques commerciales, en particulier le recours au crédit. La plupart, néanmoins, choisirent l’agriculture et plus particulièrement la viticulture dans la plaine orientale. Leur maîtrise des techniques modernes révolutionna une agriculture insulaire en état de déliquescence avancée. Ce sont eux qui feront appel à la main-d’œuvre nord-africaine. Le secteur Aléria/Ghisonaccia voit alors se concentrer les efforts de développement ainsi que les nouvelles populations immigrées venues travailler en qualité d’ouvriers agricoles. Une dominante maghrébine marocaine La forte présence des Marocains en Corse est un des facteurs les plus caractéristiques de l’immigration insulaire dans l’ensemble national. Avec environ 11 000 ressortissants, ils représentent 42 % des étrangers (12 % au niveau national)(9). Il s’agit d’une communauté à fort taux de rotation car si les effectifs restent stables les arrivées n’ont pas baissé. Il s’agissait au départ de répondre à des besoins saisonniers correspondant aux récoltes viticoles et agrumicoles (clémentines) ; l’offre de travail s’est à présent stabilisée et s’étale sur toute l’année, malgré les difficultés à obtenir un permis de séjour et à pérenniser un emploi qui tend à se raréfier. Le taux de chômage des Marocains est élevé et se situe à un quart des actifs. L’absence fréquente de diplôme entrave la recherche d’un emploi, phénomène patent en ce qui concerne les femmes. Seulement 15 % des Marocaines entre 20 et 59 ans ont un emploi, souvent peu qualifié (employée de maison, personnel de nettoyage, assistante maternelle). Il s’agit d’une population jeune : 36 % des natifs marocains ont moins de 30 ans, ce qui explique le faible taux d’acquisition de la nationalité française – 7 %, contre 25 % pour l’ensemble national. Essentiellement employée dans l’agriculture et le bâtiment, cette population se concentre sur les bassins d’emploi concernés par ces activités : Aléria/Ghisonaccia, Porto-Vecchio, Bastia, Ajaccio, Calvi. Si les Marocains sont nombreux dans la capitale de la Haute-Corse, ils sont en moindre proportion en Corse-du-Sud, où les Tunisiens et les Italiens sont mieux représentés. La difficile intégration de l’immigration marocaine Outre la forte densité marocaine sur certains quartiers (Citadelle de Bastia) ou portions du territoire, le mode de résidence traduit une certaine promiscuité. Entre 20 et 40 ans, 1 immigré sur 6 vit en communauté pour une proportion régionale de 1 sur 25. Ce comportement est adopté souvent par les hommes seuls, soit célibataires 69 70 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I soit ayant laissé la famille au Maroc ; c’est le cas de 20 % des hommes de plus de 15 ans. Les femmes, quant à elles, sont en couple à 80 % (57 % seulement pour les hommes), souvent venues rejoindre leur conjoint déjà sur place. Elles sont mariées à 93 % avec un ressortissant de la même nationalité ; seules les Tunisiennes présentent un taux d’endogamie supérieur, avec 97 %. En outre, dans un autre registre, des travaux en linguistique ont explicité l’usage de l’arabe comme élément difféRégulièrement, des attentats renciateur, affirmation de la séparation et non revendiqués sont commis de la différence. La distinction est très nette à l’encontre de véhicules, chez les Marocains entre la langue francommerces, appartements, çaise, assimilée à la réussite et la modernité mosquées ; le consulat et possédant une meilleure valeur foncdu Maroc a plusieurs fois été visé, ainsi que l’association tionnelle, et la langue corse, tenue comme antiraciste Ava Basta. vernaculaire, traditionnelle et rurale. Cette tendance en matière d’utilisation de sa langue d’origine et d’acquisition de la locale ne se retrouve pas par exemple chez les Portugais, peu portés à construire leurs frontières de groupe sur la clôture étanche des autres identités(10). L’importance numérique, renforcée par cette tendance au regroupement, est stigmatisée par une partie de la population corse qui y voit un risque d’invasion et, pour quelques-uns, justifie des actes d’intimidation. Les Maghrébins, une population stigmatisée, victime d’actes racistes En 2001 et 2002, des incidents éclatent entre jeunes, et des actions ponctuelles sont perpétrées à l’encontre des ressortissants marocains. Un groupuscule clandestin se constitue et commet des plasticages signés : “I Clandestini Corsi” ; il sera rapidement démantelé et ses membres, jugés. D’autres groupes (OSC, Corsica Cristiana) se sont également signalés par des actes de propagande (distribution de tracts). Régulièrement, des attentats non revendiqués sont commis à l’encontre de véhicules, commerces, appartements, mosquées ; le consulat du Maroc a plusieurs fois été visé, ainsi que l’association antiraciste Ava Basta. Les Marocains, et les Maghrébins de façon générale, sont accusés de trafic de drogue et plus globalement de perpétrer toute sorte de délits et actes d’incivilité. Les murs de Corse sont régulièrement bombés ou tagués d’inscriptions xénophobes ciblant cette communauté(11) : IAF(12) est le slogan le plus courant qui apparaît dès 1976 et se répand à partir de 1982. Si de réelles tensions existent, des entretiens réalisés auprès de ressortissants marocains à Ghisonaccia révèlent aussi une certaine satisfaction d’être et de vivre en Corse(13). I hommes & migrations n° 1278 Même s’il faut tenir compte d’une évidente réserve à se confier, il apparaît que l’île est appréciée pour son climat, sa nature, sa tranquillité(14) par rapport au continent, perçu comme un territoire d’insécurité. De façon générale, les Corses sont décrits comme accueillants, la vie sur place est agréable. Parmi les inconvénients, la difficulté à se loger, la cherté des prix sont fréquemment cités. Les conditions de travail sont peu évoquées. Les jeunes générations, cependant, plus sensibles au contexte ou plus concernées, avancent le manque d’infrastructures ludiques, les tensions entre communautés, le chômage. Cette dernière difficulté s’atténue en partie avec l’obtention de la nationalité française. Une présence originale : les Allemands de Corse Cependant, l’immigration en Corse ne peut se réduire à des nationalités venues fuir la misère et s’employer dans le bâtiment et le salariat agricole. Le cadre de vie a aussi attiré une population européenne en mal de nature préservée et à la recherche d’un rythme de vie moins soutenu que dans les territoires industrialisés. En matière d’immigration, on pense rarement à évoquer les ressortissants allemands, désormais troisième nationalité européenne in situ et dont les effectifs (2,5 %) demeurent stables, venus s’installer sur l’île à la recherche d’une qualité de vie autre. On a peu de données précises sur cette communauté qui se caractérise par sa discrétion, mais que l’on retrouve très active dans des domaines liés à la nouvelle économie. Très peu nombreux dans les années 1950, les Allemands arrivent individuellement ou en petits groupes, attirés par une destination méditerranéenne où ils découvrent une nature aux multiples aspects : mer, montagne, plage, forêts, climat tempéré… Leur venue coïncide, à partir des années 1970, avec ce qu’on a appelé la “vague hippie” et correspond localement à l’ouverture vers une économie du tourisme. La mise en service d’une ligne régulière Gênes-Bastia à partir de 1968 va contribuer à attirer vers la Corse de nombreux touristes allemands, dont certains, séduits par la beauté du pays et les perspectives de réaliser un rêve bucolique, demeureront sur place. Ils s’éparpillent alors sur le territoire, et en particulier le long de l’axe Bastia/Porto-Vecchio sur la plaine orientale. Ils recherchent souvent les habitats isolés entre village et littoral pour mettre en pratique des principes de vie proches de la nature. Leur concentration est particulière sur les communes allant de Folelli à Ghisonaccia, en passant par Linguizetta. Ceux tentés par l’expérience villageoise embrasseront la vie de berger, avec des fortunes diverses. Selon les individus, le rêve arcadien pourra lentement se concrétiser dans un austère dénuement doublé d’isolement. Les puristes perpétuent volontairement une existence faite de petits travaux et de succession de récoltes (clémentines, châtaignes). D’autres, bénéficiant d’une réussite devenue référentielle en matière agricole, exportent leur production à l’international. 71 72 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Tourisme : secteur d’activité privilégié des Allemands Beaucoup s’investissent également dans le tourisme comme activité d’appoint en travaillant comme salariés dans les structures de vacances. On les trouve ainsi employés saisonniers dans les six camps de naturistes qui s’égrainent de Moriani à Porto-Vecchio. Leur compétence linguistique, peu partagée en Corse, y compris en anglais, leur assure des embauches qui répondent aux besoins de la clientèle. Certains mettent aussi en place des formules B and B, type d’hébergement convivial chez l’habitant qui a tardé à se mettre en place sur l’île. Les Allemands, précurseurs du tourisme naturiste en Corse Devenue une destination touristique prisée, la Corse va inciter des investisseurs d’outre-Rhin à répondre à une demande particulière en matière de structures d’accueil. Ainsi, les initiateurs du nudisme se rendront acquéreurs de vastes surfaces pour y installer leur structure, ce qui n’enthousiasma pas la totalité des habitants des communes concernées. Dans un premier temps, ce tourisme sera considéré comme économiquement sans impact sur la société locale, voire moralement dangereux, et sera l’objet de nombreuses critiques. Par la suite, un modus vivendi semble avoir été trouvé et l’offre s’est intégrée dans le panel constitutif du tourisme insulaire. Avec le recul, on réalise même que les espaces devenus camps de naturistes ont été ceux qui ont le mieux résisté au développement de la construction accélérée du littoral et au bouleversement des écosystèmes. On retrouve ce souci de la préservation naturelle dans les activités de production, et la volonté de bâtir une économie agricole non intensive et basée sur le respect de l’environnement caractérise la démarche entreprise. Cette sensibilité écologique de la première heure a accéléré une prise de conscience sur la fragilité de l’environnement et l’intérêt de sa préservation. L’immigration allemande aujourd’hui On assiste à présent à l’arrivée d’un nouveau public plus fortuné, moins porté au renoncement. Désireux d’acquérir une résidence secondaire pour une retraite ensoleillée ou pour disposer d’un habitat de vacances qui soit aussi un investissement, ces nouveaux arrivants allemands couvrent l’ensemble du territoire sans exclusive. Soucieux de tranquillité et de nature, ils n’hésitent pas à investir dans une maison de village, contribuant à maintenir les maigres effectifs du rural. Majoritairement plus âgés que leurs prédécesseurs des années 1970, ils ne rompent pas les liens avec leur pays d’origine avec lequel ils partagent leur temps. Malgré des itinéraires non concertés, des habitats disséminés, l’absence apparente de désir de s’instaurer en communauté, les ressortissants allemands ont constitué I hommes & migrations n° 1278 un réseau d’interconnaissance et d’entraide discret mais efficace. Les liens conservés avec l’Allemagne sont un soutien logistique parfois précieux ; le bouche-àoreille permet d’attirer de nouveaux venus désireux de découvrir une île si prisée par les touristes de ce pays. La population corse est longtemps restée réservée à l’égard de cette présence insolite et pittoresque. Entre indifférence, amusement et agacement, les attitudes varient en fonction des individus et des rapports entretenus avec ces ressortissants. Leur réputation bohème, l’inattention à des paramètres esthétiques et différenciateurs locaux (vêtements, voitures), des pratiques marginales supposées ou affichées (consommation de haschich), les identifient parmi les autres communautés. L’immigration en Corse de nos jours : un sujet toujours sensible La question de l’immigration demeure un sujet sensible dans une île où une partie des habitants considère que l’État instrumentalise les mouvements de population pour noyer la population endogène sous la masse des nouveaux arrivants. La situation démographique de la Corse ne vient pas calmer ces craintes qui se développent dans un contexte de crise identitaire, de marasme économique et de précarité sociale. La quête identitaire et mémorielle, le souci de reconnaissance politique et/ou culturelle d’une partie de la population corse peuvent être interprétés à travers un sentiment de concurrente dû à la présence d’autres minorités sur le territoire. On ne peut pourtant occulter un passé d’accueil et d’aide aux plus démunis qui ont accosté sur ces rives en quête d’un travail ou fuyant les conflits. Serbes et juifs de Syrie pendant la Première Guerre mondiale, Russes blancs, républicains espagnols figurent parmi les groupes qui ont trouvé un refuge provisoire ou définitif sur l’île, venant rejoindre Italiens, puis Maghrébins et Portugais aspirant à de meilleures conditions de vie. De nombreuses familles ont ainsi pu réaliser sur place une ascension sociale qui leur paraissait irréalisable chez elles. La somme de travail investie par les vagues d’immigrés dans les réalisations et les productions de toutes sortes a contribué également à relativiser l’impact de l’émigration et de l’effondrement de l’agro-pastoralisme sur la société. Il apparaît très clairement que les apports successifs dépendent de la position géostratégique de la Corse dans l’ensemble euro-méditerranéen et qu’elles contribuent à la mise en place et à l’adaptation locale d’une économie mondialisée. La fragilité du tissu local très soumis aux variations saisonnières et conjoncturelles (tourisme, agriculture, construction) agit aussi sur les conditions de vie des étrangers et les possibilités de 73 74 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I choisir des stratégies d’intégration. D’autres nationalités arrivent à présent qui reflètent les évolutions des flux migratoires européens. Les natifs d’Europe de l’Est, les Asiatiques, les ressortissants de l’Afrique subsaharienne, encore peu nombreux récemment, se signalent dans les zones urbaines. Il est difficile de dire si la société corse sera en état de les accueillir et quelle sera la qualité de la réception. Pourrontils comme leurs prédécesseurs italiens et malgré les attitudes parfois hostiles ■ s’adapter à une société au fonctionnement complexe ? Notes 1. Ettori, Fernand, “Entre la France et l’Italie”, in Le Mémorial des Corses, t. 3, Albiana, Ajaccio, 1982, p. 134-165. 2. Guichonnet, Paul, L’Italie. La monarchie libérale. 1870-1922, Hatier, Paris, 1969. 3. Rey, Didier, “Italie. La question italienne en Corse (de 1882 à 1915)”, in Dictionnaire historique de la Corse, Albiana, Ajaccio, 2006, p. 522. 4. Mangeurs de lupins. 5. Rovere, Ange, “Italophobie”, in Le Mémorial des Corses, t. 3, op. cit., p. 340-344. 6. “À la fin de tant de malheurs, un Lucquois ne manqua jamais.” 7. Il est à noter que de nombreux citoyens français bénéficient de la double nationalité et continuent par exemple à voter en Italie. 8. Littéralement : “ils sont de la charretée”. Allusion aux temps où les travailleurs italiens employés à la journée étaient chargés sur un véhicule à cheval par le patron qui les emmenait sur le lieu de travail. La région de Sartène représente un territoire où les clivages ont longtemps été parmi les plus accusés de Corse. Avoir un ancêtre qui a été vu sur la charrette continue de suivre les familles d’origine étrangère. 9. Les données statistiques qui suivent sont extraites de l’Atlas des populations immigrées en Corse, Insee/Fasild, 2005. 10. Géa, J.-M., “Pratiques, représentations et intégration linguistiques chez les migrants en Corse”, in Histoire et mémoire des immigrations en région Corse, Acsé, avril 2008, p. 45-56. 11. Bertoncini, Pierre, “Graffiti bombé et territoire corse (1973-2003)”, thèse en anthropologie soutenue à l’université de Corse, (sous la dir. de Philippe Pesteil), juin 2005. 12. I arabi fora : les arabes dehors. 13. Cf. Pesteil, Philippe, Histoire et mémoire des immigrations en région Corse, op. cit., p. 26-33. 14. Le terme de “tranquillité” revient constamment chez les enquêtés pour qualifier le contexte local. I hommes & migrations n° 1278 75 76 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Deux siècles d’immigration Languedoc-Roussillon Par Suzana Dukic, chargée d’études, Institut social et coopératif de recherche appliquée, Iscra-Méditerranée. Travailleurs marocains et espagnols dans le verger du mas des Tuileries, Environs de Nîmes © Jacques Widenberger Traversé par des courants migratoires de faible ampleur du Moyen Âge à l’Ancien Régime, le Languedoc-Roussillon est devenu, à l’ère des grandes migrations politiques et de travail, un des plus importants pôles nationaux d’immigration, aux XIXe et XXe siècles. Longtemps de voisinage, l’immigration a joué un rôle majeur dans le développement de la viticulture dans la région. Aux côtés de ces formes migratoires désormais anciennes, la région accueille aujourd’hui une immigration inédite. I hommes & migrations n° 1278 Une région singulière en termes d’immigration La région Languedoc-Roussillon présente des singularités fortes en matière d’immigration : une proportion d’étrangers supérieure à la moyenne nationale durant tout le XXe siècle ; le poids décisif de l’agriculture, notamment la viticulture, dans l’immigration de travail ; le phénomène simultané et croisé des immigrations étrangères et des émigrations régionales liées à l’exode rural ; la prépondérance des migrations de voisinage, notamment espagnoles, durant près de cent cinquante ans ; l’importance des vagues migratoires en provenance d’Algérie puis du Maroc ; enfin, des formes récentes de migrations nord-européennes liées à l’héliotropisme qui côtoient d’autres mouvements migratoires liés à la pauvreté, à l’asile et à la famille. Bien entendu, ces tendances sont modérées par l’observation à plus petite échelle, car l’histoire de l’immigration en Languedoc-Roussillon est, comme ailleurs, très différenciée selon les territoires(1). Du Moyen Âge à l’Ancien Régime : une présence étrangère réelle mais de faible ampleur Dès le Moyen Âge et durant l’Ancien Régime, des étrangers – étudiants, ingénieurs ou savants – viennent en petit nombre en Languedoc-Roussillon se former ou proposer des savoir-faire rares. Des armateurs, marchands, épiciers, drapiers ou orfèvres lombards, marocains du Gharb ou égyptiens s’affairent dans les foires et les places de village, à Montpellier et Saint-Gilles notamment. Une petite bourgeoisie suisse et allemande liée à la banque et au négoce des vins et des soieries est présente dans le port de Sète dès le XVIIIe siècle. Aux côtés de ces migrants hautement qualifiés, des étrangers, peu formés, poussés par le dénuement, viennent chercher du travail dans la région, essentiellement dans les secteurs de l’agriculture, de la pêche et de la domesticité. Cette présence étrangère, bien que réelle, est marginale d’un point de vue numérique et ne représente que quelques centaines d’individus tout au plus. Le XIXe siècle : premiers afflux de population immigrée Au début du XIXe siècle, le territoire contenu dans les frontières actuelles de la région Languedoc-Roussillon est essentiellement agricole et les campagnes de l’arrière-pays languedocien vivent “repliées sur elles-mêmes(2)”. En 1851, la région compte 8 664 étrangers, soit 0,6 % de la population régionale, contre 1 % au niveau national. Entre 1851 et 1886, la progression de la population régionale est forte, soutenue à la fois par l’arrivée des populations montagnardes françaises et l’afflux 77 78 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I d’immigrants venus travailler dans la viticulture en bas pays languedocien, dans les industries naissantes sur le piémont ou les activités portuaires ou salines sur le littoral. (La Lozère se tient toutefois à l’écart de la dynamique régionale, murée dans un lent et séculaire déclin démographique.) Au tournant du siècle, le Languedoc-Roussillon compte proportionnellement plus d’étrangers que la moyenne nationale(3). Le XXe siècle : la région devient un des principaux pôles nationaux d’immigration Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France est “le point de mire des Européens à la recherche de travail et/ou fuyant les persécutions(4)”. Dans ce contexte, et face à la grave crise démographique qui secoue le Languedoc-Roussillon, la région devient rapidement un des principaux pôles nationaux d’immigration. Ainsi, entre 1911 et 1921, la part de la population étrangère en LanguedocRoussillon double, passant de 3 à 7,6 % de la population régionale totale, et se situe largement au-dessus de la moyenne nationale (3,9 %). Dans les années 1920 et 1930, la proportion d’étrangers en Languedoc-Roussillon est supérieure de 3 points à celle de l’échelon national. Un pic est atteint en 1931 où l’on compte jusqu’à 10 % d’étrangers dans la population régionale. À partir des années 1930 néanmoins, la crise économique, sociale et politique mais aussi morale qui secoue le pays prend les étrangers pour cible, et l’on constate un reflux de leur nombre dans la région, à l’instar de ce qui se passe au niveau national. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le nombre d’étrangers présents dans la région a baissé, même si la part de la population étrangère s’élève à 8,1 % en Languedoc-Roussillon, contre 4,3 % au niveau national. Dans les années 1960 et 1970, leur nombre progresse à nouveau (19 763 étrangers de plus entre 1962 et 1975, soit 16 % d’augmentation), mais la part de la population étrangère en LanguedocRoussillon demeure stable (autour de 8 %). Les étrangers en Languedoc-Roussillon continuent à être proportionnellement plus nombreux qu’au niveau national, même si l’écart se réduit (1,5 point entre l’échelon régional et national en 1975). À partir des années 1970, l’immigration de travail est officiellement suspendue, mais les arrivées d’immigrants se poursuivent, notamment au travers du regroupement familial. L’apparente stabilité des chiffres de l’immigration régionale cache de nouvelles évolutions dans la composition de la population immigrée (importance de l’immigration maghrébine et étiolement de la colonie espagnole, nouvelles vagues d’immigration européenne et extra-européenne liées à la signature des accords de main-d’œuvre, naturalisations, féminisation, vieillissement). La part de la population étrangère s’établit à 7 % de la population régionale en 1982, légèrement en des- I hommes & migrations n° 1278 sous de la moyenne nationale (8 %). Le nombre d’étrangers se stabilise à partir de 1982 : la région compte 134 832 étrangers en 1982, 132 854 en 1990 et 131 493 en 1999, mais leur part dans la population totale passe de 7 % en 1982 à 5,7 % en 1999(5). En 2004, le Languedoc-Roussillon est la quatrième région d’immigration en France, après les régions Île-de-France, PACA et Rhône-Alpes. Le rôle des immigrants dans la naissance et le développement de l’“usine à vin” régionale Les grandes étapes du développement de la viticulture languedocienne et roussillonnaise sont indissociablement liées à l’apport de population étrangère. Pendant la première moitié du XIXe siècle, la culture de la vigne progresse, dans le Roussillon notamment, au détriment de celle du blé, de l’olive et de l’élevage, jusqu’à une conversion totale à la monoculture viticole(6). L’arrivée du chemin de fer précipite la vocation viticole de la région et son intégration dans l’ensemble économique français(7). À partir des années 1850, la viticulture s’oriente vers la production de masse, dont le développement nécessite le renfort d’une maind’œuvre extérieure, non qualifiée et bon marché en provenance des régions montagnardes françaises(8) et de l’étranger, essentiellement d’Espagne. Une deuxième étape dans l’emploi de la main-d’œuvre étrangère est franchie après 1876. À la crise de l’oïdium(9), qui secoue le monde viticole languedocien en 1851, succède celle du phylloxéra(10), à la fin des années 1860 dans le Gard et l’Hérault, puis à compter des années 1870 dans l’Aude et les Pyrénées-Orientales. Le renouvellement du vignoble est, en partie, assuré par des étrangers car les modifications techniques imposées par la lutte contre le phylloxéra ont entraîné des changements radicaux dans la culture (labour, arrachage et replantage de plants américains) demandent des besoins de main-d’œuvre importants. Ainsi, dans l’Aude par exemple, la population étrangère recensée passe de 2 937 à 9 240 entre 1876 et 1881. Malgré la crise de mévente entre 1892-1914, la région est une “usine à vin” qui emploie une main-d’œuvre étrangère importante de travailleurs installés à demeure mais aussi de saisonniers venus se constituer un pécule avant de repartir au pays. Ainsi, dans le secteur viticole, on estime à 20 000 le nombre de saisonniers ibériques au début du XXe siècle. D’abord logés dans le domaine, nombre d’ouvriers agricoles permanents accèdent, au bout de quelques années, au statut de métayer ou de fermier, et deviennent propriétaires de leur logement. 79 80 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La dépendance du secteur viticole à la main-d’œuvre étrangère ne se dément pas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : plus de la moitié des étrangers de la région travaillent dans le secteur “forêts et agriculture” en 1954. D’après les directions départementales de l’emploi et du travail, plus de 55 400 contrats de travail saisonnier, représentant approximativement un million de journées de travail, ont été conclus en 1966 dans les quatre départements viticoles de la région (Aude, Gard, Hérault et Pyrénées-Orientales), soit une progression de 650 % par rapport à 1956. Progressivement, les actifs étrangers, essentiellement espagnols, se détournent de ce secteur d’activités, qui représente le plus bas degré de réussite sociale, au profit du BTP puis du tertiaire. À partir des années 1970, les Marocains remplacent les Espagnols dans l’agriculture où les conditions observées sont plus précaires (pauses et buvettes réduites voire supprimées) et les cadences soutenues (de 400 souches taillées par jour on passe à 500, voire à 800 dans certains domaines). Plus tard, la gestion de la main-d’œuvre agricole se structure autour du travail au noir et de l’embauche de travailleurs migrants sous contrat Omi, véritable “contrat d’esclavage” légal. Des renforts de main-d’œuvre étrangère dans un tissu industriel pourtant ténu De sources statistiques, nous savons que, en 1934, les industries de transformation constituent le deuxième secteur d’activités des étrangers après l’agriculture dans l’Aude, l’Hérault et les Pyrénées-Orientales, et après les industries extractives dans le Gard. Dans les Pyrénées-Orientales, par exemple, l’emploi étranger concerne essentiellement les petites industries traditionnelles (bouchons de liège au Boulou ou à Port-Vendres, d’espadrilles, ainsi que les fabriques dans les secteurs de “bois et meubles” ou de “textile et vêtements”). Toujours dans les Pyrénées-Orientales, 8 % des actifs étrangers travaillent dans les industries d’extraction (essentiellement dans la mine de plomb argentifère de Lamanère). Dans le Gard, ce taux s’élève à 37 %. L’emploi de la main-d’œuvre étrangère dans la vallée du Gardon est ancienne et date du début de l’exploitation de la houille cévenole. Dès la fin de l’Ancien Régime en effet, à l’instar des mineurs belges et néerlandais, des mineurs anglais et des “spécialistes piémontais” arrivent à La Grand-Combe pour enseigner aux ouvriers nationaux les méthodes de travail, notamment d’abattage(11). À l’orée du passage à la production industrielle, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la politique de main-d’œuvre est dictée par un patronat d’inspiration paternaliste qui recrute des travailleurs exclusivement catholiques qu’il fait venir de Lozère, I hommes & migrations n° 1278 d’Ardèche, du Massif central, mais aussi d’Italie et d’Espagne(12). Plus tard, en 1916, la création des services de travailleurs coloniaux et la signature par le gouvernement français de conventions avec la Pologne et la Tchécoslovaquie(13) diversifient l’origine nationale des mineurs étrangers. La reprise en main progressive par le comité central des houillères du recrutement Dans la seconde moitié des étrangers (sélection dans le pays d’oridu XIXe siècle, la politique de main-d’œuvre est gine, répartition sur les sites d’exploitation) dictée par un patronat traduit une stratégie de contrôle social fort. d’inspiration paternaliste Dans les années 1920 et 1930, la population qui recrute des travailleurs étrangère employée dans les mines cévenoles, exclusivement catholiques majoritairement originaire du Maghreb (des qu’il fait venir de Lozère. Berbères de Kabylie pour l’essentiel), de la rive nord de la Méditerranée et de l’Europe de l’Est, croît rapidement. L’embauche et le renvoi des mineurs étrangers, particulièrement des Nord-Africains, constituent une variable d’ajustement durant les crises conjoncturelles du secteur minier (1927-1928, 1931-1935), favorisée par le cadre juridique de l’emploi de la main-d’œuvre indigène. Après la Seconde Guerre mondiale, la multiplication des grands travaux, des opérations d’urbanisme et l’explosion du périurbain créent de nouvelles opportunités d’emploi pour les immigrés à des postes de manœuvres ou de maçons dans le BTP, au détriment des secteurs d’activités où ils sont traditionnellement embauchés. En recul dans l’agriculture, on constate également un net repli de la main-d’œuvre étrangère dans le bassin minier et industriel d’Alès-La Grand-Combe : 22 % (soit 1 741 personnes) des actifs gardois employés dans les mines en 1954 étaient étrangers contre 3,8 % en 1975 (soit 480). Plus tard, la destruction de l’emploi industriel n’est que partiellement compensé par l’emploi créé dans le secteur tertiaire. Les vagues migratoires espagnoles : entre immigrations économiques et exils Durant près de cent cinquante ans, entre le milieu du XIXe siècle et 1990, l’immigration espagnole est prépondérante en Languedoc-Roussillon. Le voisinage avec la péninsule Ibérique joue à plein. Tout au long des XIXe et XXe siècles, la région constitue une destination privilégiée des Espagnols aspirant à de meilleures conditions économiques ou fuyant les persécutions politiques. En 1851, ils représentent 57,2 % des étrangers en Languedoc-Roussillon, contre 7,8 % au 81 82 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I niveau national. À la main-d’œuvre espagnole s’ajoutent les ressortissants ibériques réfugiés dans la région pour des raisons politiques (guerres carlistes, fin de l’Empire colonial espagnol en 1898). Les effectifs sont, au milieu du XIXe siècle, modestes : la région compte alors moins de 5 000 Espagnols (dont 3 600 uniquement dans les Pyrénées-Orientales). Entre 1851 et 1911, la progression des effectifs espagnols suit celle de la production viticole et la région en compte près de 35 000 en 1911, soit un tiers des ressortissants espagnols de France(14). Ceux-ci se Pendant l’Occupation, répartissent essentiellement dans l’Aude une loi sur le “travail (8 610 soit 91,1 % des étrangers du départeobligatoire des réfugiés” ment), l’Hérault (12 501, soit 69,1 %) et les est édictée et les exilés Pyrénées-Orientales (12 575, soit 94,3 %). sont employés L’Espagne, neutre pendant le premier conflit dans la région dans l’agriculture et les activités mondial, fournit par ailleurs d’importants paramilitaires. contingents de main-d’œuvre durant cette période(15) (d’autant que les migrants du Massif central et des Cévennes, moins nombreux du fait de la guerre, se dirigent vers les centres urbains plutôt que vers le midi viticole). Plus tard, les revers militaires des républicains durant la guerre civile espagnole entraînent des afflux massifs de réfugiés en France, particulièrement dans les départements de la région Midi-Pyrénées et du Languedoc-Roussillon. La Retirada (“retraite” en espagnol) débute après la chute de la Catalogne. Entre la fin du mois de janvier et le 9 février 1939, date à laquelle la frontière est fermée par les franquistes, ce sont près d’un demi-million d’Espagnols, civils et militaires, le plus souvent dans le dénuement le plus complet, qui franchissent la frontière à pied, escortés par des troupes coloniales, tirailleurs sénégalais ou soldats marocains. En l’absence totale de dispositif d’accueil, les réfugiés sont regroupés et internés, dans des conditions matérielles déplorables, dans des camps de fortune, dont certains au bord des plages du Roussillon (Argelès, Saint-Cyprien, Le Barcarès). Le nombre exact de décès est impossible à chiffrer, mais on estime à plusieurs milliers le nombre de morts dûes au froid, au manque d’eau et d’hygiène. Parmi eux, le poète d’origine sévillane Antonio Machado, engagé aux côtés des Républicains, succombe à la dysenterie le 2 février 1939. Les associations d’immigrés espagnols de la région organisent la solidarité, et le Centro Español de Perpignan, par exemple, accueille plusieurs centaines d’enfants réfugiés et leur propose nourriture, éducation et assistance médicale. Pendant l’Occupation, une loi sur le “travail obligatoire des réfugiés” est édictée et les exilés sont employés dans la région dans l’agriculture et les activités paramilitaires. Dès 1940, les étrangers jouent un rôle actif dans la Résistance, notam- I hommes & migrations n° 1278 ment depuis les maquis des Cévennes. Des guérilleros espagnols (ainsi que des résistants allemands impliqués dans le Travail allemand) prennent une part active dans la libération de plusieurs communes du Languedoc-Roussillon, dont Prades, Céret et Perpignan dans les Pyrénées-Orientales, mais aussi dans les villes de Montpellier et Nîmes. La prépondérance de l’immigration espagnole sur les autres nationalités se vérifie encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, malgré une baisse notable des effectifs. Ainsi, 72,3 % des étrangers sont de nationalité espagnole en Languedoc-Roussillon en 1946. Aux exilés de la guerre civile espagnole succède, à partir de 1956, par le truchement de l’Office national d’immigration, une immigration espagnole communément qualifiée d’immigration économique. Les effectifs espagnols atteignent un pic en 1968 avec plus de 108 000 ressortissants en Languedoc-Roussillon (ils constituent également, à cette date, la première colonie étrangère au niveau national). Après 1975, on assiste au passage d’une immigration majoritairement ibérique à une immigration algérienne puis marocaine. En 1975, les Espagnols représentent tout de même 57 % de la population étrangère en Languedoc-Roussillon. Entre 1975 et 1982, les recensements de population comptent 28 780 ressortissants espagnols de moins. La baisse se poursuit en 1990 et 1999, les Espagnols ne représentant alors plus que 17,9 % de la population étrangère. Depuis 1990, ils ne sont plus au premier rang des étrangers en Languedoc-Roussillon. Aujourd’hui, cette immigration semble avoir fait souche du fait de son ancienneté et de son “invisibilisation(16)” (mariages mixtes et naturalisations). Pour autant, les politiques d’asile au moment de la Retirada, les jugements dépréciatifs portés sur les travailleurs ibériques et leurs familles par la société dite d’accueil, les difficultés d’apprentissage de la langue française rencontrées par certains immigrés ibériques traduisent la violence occultée d’une intégration longtemps qualifiée d’“exemplaire” ou “sans douleur”(17). Une présence italienne ancienne Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la deuxième colonie étrangère au niveau régional est italienne, avec une présence marquée dans le Gard et l’Hérault. À Sète, par exemple, la présence italienne remonte à la fondation de la ville au XVIIe siècle, mais “l’année 1873 marque un tournant dans l’histoire des migrations sétoises(18)”, où l’on constate, du fait de réseaux migratoires efficaces, d’importantes arrivées d’Italiens de Gaète et du Mezzogiorno. L’hostilité du monde ouvrier à l’encontre des étrangers, conséquence d’une montée du sentiment national et 83 84 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I xénophobe dans la seconde moitié du XIXe siècle, trouve sa plus violente illustration lors de la récolte du sel à Aigues-Mortes en août 1893 avec le massacre de huit ouvriers italiens et de plusieurs disparus. Autre fait notable, l’afflux d’Italiens dans les années 1920 dans tout le Sud-Ouest, notamment dans le Lauragais audois. Encouragée par les autorités locales, l’immigration italienne apparaît comme la dernière planche de salut avant l’abandon définitif de terres agricoles (du fait du déficit démographique et de l’exode rural). Au recrutement organisé et planifié par les offices et comités locaux et régionaux de main-d’œuvre s’ajoutent nombre de travailleurs clandestins. L’étiolement de la colonie italienne est progressif à partir des années 1950, tandis qu’apparaît une timide communauté portugaise dans la région. L’immigration algérienne dans le sillage du processus de décolonisation À partir de 1947, la loi Lamine-Gueye (1946), qui accorde la nationalité française (et donc la citoyenneté) à tous les sujets de l’Empire, est appliquée en Algérie. Cependant, l’octroi de la nationalité française n’est pas accompagné de la citoyenneté politique et juridique. Le statut de “Français musulmans d’Algérie” prévoit néanmoins la libre circulation en métropole. Le département des PyrénéesOrientales constitue alors “un lieu de passage et de courte durée pour la plupart des Algériens débarquant à Port-Vendres ou atterrissant à l’aérodrome de Perpignan-Llabanère(19)” dans les années 1950. Au recensement de 1954, 5 980 “musulmans originaires d’Algérie” ont été dénombrés en Languedoc-Roussillon, dont 3 960 dans le Gard, soit 66 % des effectifs régionaux. Après les accords d’Evian de 1962, l’immigration algérienne se poursuit et s’intensifie. Le nombre d’Algériens double entre 1962 et 1975 au niveau régional, suivant en cela la tendance nationale. Avec le processus de décolonisation et la fin de la guerre d’Algérie, la composition sociologique de la population régionale est modifiée par l’arrivée nombreuse de pieds-noirs et harkis. Le Languedoc-Roussillon va ainsi “accueillir”, dans des conditions le plus souvent indignes, bon nombre des milliers de “Français musulmans” ou harkis. Ces derniers arrivent dans la région à l’issue d’un voyage sans retour. Les conditions de rapatriement déterminent leurs trajectoires individuelles et familiales alors qu’ils sont installés, provisoirement ou durablement, dans trois anciens camps de la région : à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), sur le causse du Larzac ou au camp de Saint-Maurice l’Ardoise (Gard) jusqu’à la fin des années 1970. I hommes & migrations n° 1278 L’immigration marocaine : de l’essor à la relégation urbaine Aux côtés des Algériens apparaissent, durant ces années, deux nouvelles vagues migratoires. La première, tunisienne, reste modeste. On compte en effet 640 Tunisiens en Languedoc-Roussillon en 1962, 720 en 1968, 1 708 en 1975, 2 284 en 1982, 2 752 en 1990. La seconde, de plus grande ampleur, résulte de la signature d’accords de main-d’œuvre avec le Maroc en 1963. Entre 1962 et 1975, la colonie marocaine passe de 400 à 13 713 personnes. Elle est ainsi multipliée par 35 en moins de quinze ans, pour représenter 9,5 % des étrangers de la région en 1975. Les Marocains constituent alors la première communauté étrangère en 1990 avec 40 547 ressortissants, soit 30,5 % de la population régionale. Au recensement de 1999, ils sont 43 437, soit 33 % de la population étrangère. Il s’agit d’une population majoritairement urbaine, présente à Montpellier, Béziers ou Perpignan, mais également “dans le chapelet de villes qui s’étire tout au long du couloir languedocien de Pont-Saint-Esprit à Castelnaudary, sans pour autant respecter la hiérarchie urbaine : Nîmes et Narbonne ont moins attiré que Sète, Lunel et Beaucaire sont mieux représentées(20)”, ainsi que la vallée de l’Hérault et Lodève, et la haute vallée de l’Aude. La population immigrée marocaine n’est pas répartie également au sein des villes. Elle habite majoritairement en immeuble collectif, dans la partie la plus vétuste du parc immobilier. À Montpellier, la Zup de la Paillade et le Petit-BardPergola, à l’ouest de la ville, concentrent de fortes proportions de populations immigrées, Les deux tiers d’origine maghrébine, qui n’ont pas pu avoir des chômeurs étrangers accès à la propriété dans le périurbain ou à la de la région sont marocains, les immigrés location dans d’autres quartiers de la ville. natifs d’un pays européen Le quartier du Plan Cabanes, situé en bordure étant proportionnellement sud du centre-ville devient, à partir des années moins touchés. 1980, malgré une faible implantation résidentielle, “le quartier arabe dans l’imaginaire de la population montpelliéraine(21)”, du fait de l’implantation de commerces de produits orientaux, de lieux de culte musulman et d’un marché très animé. Les taux de chômage dans ces quartiers sont très nettement supérieurs à la moyenne de la ville. Une étude de l’ANPE de mars 1997 montre d’ailleurs que les deux tiers des chômeurs étrangers de la région sont marocains, les immigrés natifs d’un pays européen étant proportionnellement moins touchés. Les risques de relégation sociale pèsent fortement, en raison notamment de pratiques discriminatoires avérées dans différentes sphères de la vie sociale au niveau de l’emploi(22), mais également du logement(23). 85 86 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Des phénomènes migratoires nouveaux Aujourd’hui, les formes classiques de l’immigration de travail, de refuge et de regroupement familial cohabitent avec des migrations jusqu’ici inédites. Tout d’abord, l’installation dans la vallée du Rhône, le Lauragais, les Hautes-Corbières, les Cévennes gardoises et héraultaises de ressortissants d’Europe du Nord, retraités ou actifs en reconversion professionnelle, attirés dans la région par le climat, les paysages et les possibilités d’acquisition de foncier à bas prix est, depuis les années 1960, en constante augmentation. À l’inverse, une population très précarisée de mineurs étrangers isolés, difficilement quantifiable, en situation d’errance, pour l’essentiel originaires du Maroc, renouvelle la figure de l’immigré économique ou du réfugié tant leur situation semble déterminée par ces deux dimensions, en même temps qu’elle interpelle les acteurs associatifs et professionnels du secteur social. Autres figures inédites du migrant, celles incarnées par les demandeurs d’asile déboutés à Montpellier (Kurdes), soutenus dans leur bras de fer avec l’administration par des collectifs de sans-papiers et par la Cimade, ou plus récemment celles d’étrangers sans-papiers conjoints de citoyens français réunis au sein du Collectif des amoureux au ban public pour le droit des couples mixtes à vivre en famille qui s’est créé à Montpellier… Autant de phénomènes migratoires ■ spécifiques dont l’histoire reste à écrire… Notes 1. Voir le rapport final de l’étude de l’Acsé, Dukic, Suzana (coord.), Histoire et mémoire des immigrations en Languedoc-Roussillon, XIXe-XXe siècles, mai 2008, 2 tomes. 2. Maurin, Jules, “Les migrations en Languedoc méditerranéen, fin XIXe-début XXe siècle”, Recherches régionales, n° 4, octobre-décembre 1981. 3. Calvo, Michel, “Démographie et données sociales sur l’immigration en Languedoc-Roussillon. Le Languedoc-Roussillon”, in Hommes et migrations, vol. 1169, 1993. 4. Blanc-Chaléard, Marie-Claude, Histoire de l’immigration, La Découverte, “Repères”, Paris, 2001, 121 p. 5. Dans le même temps, le Languedoc-Roussillon connaît une des plus fortes croissances démographiques régionales (+ 9,8 % entre 1982 et 1990, par exemple). I hommes & migrations n° 1278 6. Gavignaud, Geneviève, Propriétaires et viticulteurs en Roussillon. Structures, conjonctures, société, XIIIe-XXe siècles, Publications de la Sorbonne, Paris, 1983. 7. Fornairon, José-Dominique, “Les étrangers d’origine méridionale en Languedoc-Roussillon de 1850 à nos jours”, in Revue de l’économie méridionale, n° 76, 1972. 8. On parle de “Gavaches pour désigner les migrants venant principalement du Narbonnais, Biterrois, de l’Ariège, du Tarn et de l’Aveyron”. Voir Cholvy, Gérard, “Biterrois et Narbonnais, mutations économiques et évolution des mentalités à l’époque contemporaine”, in Economie et société en Languedoc-Roussillon de 1789 à nos jours, Centre d’histoire contemporaine du Languedoc-Méditerranéen et du Roussillon, actes du colloque, Montpellier, 1978. 9. Il s’agit d’un champignon qui couvre la vigne d’une poussière grisâtre. L’emploi de la fleur de soufre permet d’enrayer la maladie. 10. Le phylloxéra est une maladie de la vigne dûe à l’insecte du même nom qui provoque la galle sur les feuilles et des nodosités sur les racines, conduisant à la mort du cep en quelques années. 11. Santucci, Marie-Renée, “La main-d’œuvre étrangère dans les mines de La Grand-Combe jusqu’en 1940”, in Mines et mineurs en Languedoc-Roussillon de l’Antiquité à nos jours, actes du colloque de la Fédération historique du Languedoc méditerranéen, Montpellier, 1977. 12. Cabanel, Patrick, Histoire des Cévennes, PUF, “Que sais-je ?”, n° 3342, Paris, 2004. 13. Sugier, Fabrice, “L’immigration européenne dans le bassin houiller de La Grand-Combe”, in Causse et Cévennes, n° 4, tome 17, octobre-décembre 1992. 14. En 1911, la part des Espagnols dans la population étrangère régionale s’accroît, se situant autour de 76 %, en même temps qu’augmente la part des étrangers dans la population totale (elle est multipliée par 5). 15. Lillo, Natacha, “L’immigration espagnole en France dans l’entre-deux-guerres à travers l’exemple du Languedoc- Roussillon”, in Exils et migrations ibériques, n° 2, nouvelles séries, printemps 2007. 16. Dreyfus-Armand, Geneviève, “La constitution de la colonie espagnole en France”, in L’Intégration des Espagnols et l’identité hispanique en Languedoc-Roussillon, Observatoire de l’intégration en Languedoc-Roussillon, actes du colloque, Montpellier, 1995. 17. Dukic, Suzana, “Les immigrants espagnols à l’épreuve de l’hospitalité conditionnelle en Languedoc-Roussillon (XIXe-XXe siècles). Le principe d’hospitalité”, in VEI-diversité, juin 2008. 18. Llopis, Magali, “Histoire d’une immigration : la colonie italienne de Sète”, in Bulletin de la société d’études historiques et scientifiques de Sète et de sa région, tomes XXVI, XVII et XVIII, 2003. 19. Beaucarne, Anthime, “Situation de la main-d’œuvre nord-africaine dans les Pyrénées-Orientales”, mémoire de stage, ENA, 1952. 20. Boumad, Miossec, “Espaces maghrébins en Languedoc-Roussillon”, in Bulletin de la Société languedocienne de géographie, vol. 3-4, juillet-décembre 1988. 21. Chevalier, Dominique, “Pratiques et images d’un lieu d’immigration : le Plan Cabanes à Montpellier”, in Les Cahiers du CREHU, n° 8, 1998. 22. Bataille, Philippe, Schiff, Claire, “La discrimination à l’embauche : le cas du bassin d’emploi d’Alès”, in Les Annales de la recherche urbaine, n° 76, 1997 ; Noël, Olivier, “Jeunes issus de familles immigrées, accès à l’entreprise et processus de discrimination : le bassin d’emploi de Nîmes”, in Notes et études de l’ISCRA, n° 1, 1996, et “Jeunes issus de familles immigrées, accès à l’entreprise et processus de discrimination : le bassin d’emploi de Narbonne”, in Notes et études de l’ISCRA, n° 2, 1998. 23. Voir le film Leila l’inlogeable, réalisé par le Collectif Urgence familles mal-logées, l’association de lutte contre les discriminations au logement Habiter Enfin ! et l’association d’éducation à l’image Les Ziconofages, 2009. 87 88 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I De l’assimilation à l’intégration : les immigrés en Champagne-Ardenne aux XIXe et XXe siècles Par Monique Lakroum, professeure d’histoire contemporaine, université de Reims Champagne-Ardenne. Les Artistes du théâtre aux armées. Les Tirailleurs et leurs marraines, photographie anonyme, 1917 © Musée d'histoire contemporaine - BDIC Région frontalière au cœur de l’Europe, la Champagne-Ardenne a vu se succéder différentes vagues migratoires, liées principalement au négoce mais aussi à la guerre. À travers trois grandes périodes, cette étude retrace l’histoire migratoire d’une région fortement marquée par les différentes campagnes militaires européennes menées à proximité et par les deux conflits mondiaux. I hommes & migrations n° 1278 La région Champagne-Ardenne, comme nombre d’espaces frontaliers, est marquée par une histoire mouvementée et un peuplement contrasté. Dernier glacis protecteur du cœur de l’Île-de-France, donc de la capitale, tout autant que carrefour de migrations et d’échanges européens, elle fut constamment partagée entre deux vocations contradictoires : la guerre ou le négoce. Dans le cadre de la construction nationale nouvelle qui s’ouvre, au moment de la Révolution française, cette “terre d’accueil” bien malgré elle fut peu à peu investie d’une identité et d’une vocation “naturelle” que ses populations durent incarner. Ainsi s’établirent les fondements principaux d’un discours scientifique et idéologique qui ignorait la mobilité des peuples et ne laissait d’autres issues aux populations étrangères que de s’enraciner en assimilant les caractères du territoire où elles s’installaient. On ne s’étonnera pas dès lors que, en dépit des nombreuses occupations militaires et du commerce permanent que la région entretint avec les contrées limitrophes, la silhouette de l’immigré n’apparaisse ni dans les inventaires des ressources matérielles et humaines du territoire ni dans les travaux des sociétés savantes locales. Elle est pourtant perceptible à travers ces Allemands qui, depuis bien longtemps, s’installaient à proximité des coteaux d’Ay et de Reims pour fonder leur négoce de vins de Champagne et le diffuser dans toute l’Europe rhénane ; elle se perçoit également dans ces multiples déplacements de voisinage qui parcouraient l’espace ardennais et aboutissaient parfois à des installations définitives ; elle s’impose enfin comme une réalité locale massive lors des brassages de peuples que les guerres vont provoquer aux XIXe et XXe siècles. Invasions et infiltration : un lent amalgame régional (1789-1889) Au début du XIXe siècle, les progrès du repeuplement de la région sont sensibles et témoignent d’un phénomène de colonisation agricole, particulièrement dans les zones forestières. Un mécanisme de glissement progressif de population s’amorce de part et d’autre des frontières. Le processus est lent, discret et statistiquement peu marqué, mais témoigne bien de ces “sentiers invisibles” qui alimentèrent ce qui, tardivement et rétrospectivement, apparu comme un mouvement massif d’exode. Mobilité et perméabilité des frontières La localisation des activités industrielles et l’aptitude des divers terroirs plus tournés vers l’agriculture ou l’exploitation forestière ont déterminé les mouvements migratoires. Ceux-ci ont revêtu des formes différentes et transitoires qui per- 89 90 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I dureront jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Le déplacement, qui est d’abord temporaire ou saisonnier à la recherche d’un supplément de ressources, devient peu à peu définitif et provoque l’installation de nouveaux habitants. Après 1850, beaucoup de jeunes gens venus de Belgique ou du grand-duché de Luxembourg vont s’engager à Reims ou au-delà comme domestiques d’écurie puis s’emploient au chauffage des trains sur les grandes lignes voisines. À Charleville, Sedan, Reims, Épernay ou Châlons, les Wallons du Sud et les Allemands du grandduché constituèrent peu à peu des communautés de migrants, certes de petite taille, mais fortement structurées, toujours reliées à leur village d’origine ; ils étaient traditionnellement cochers, palefreniers, domestiques. Mais le flux ancien et le plus constant de travailleurs immigrés est lié au travail agricole et à l’affouage. Profitant des différences climatiques, les cultivateurs de la vallée de la Semoy partaient couramment moissonner en France dans la région de Sedan en attendant que leurs propres récoltes soient mûres. Ces mouvements saisonniers, sans cesse répétés, creusèrent les sillons des migrations définitives lorsque le développement des activités manufacturières attira une main-d’œuvre croissante, autant masculine que féminine. Plus spécifique encore fut le mouvement des bûcherons venus, avec leurs familles, des cantons belges de Gedinne et de Bouillon. D’abord saisonnières, ces migrations s’étendirent peu à peu aux forêts champenoises, picardes et lorraines, et constituèrent une véritable spécialisation. Dans le sillage des guerres Les occupations militaires successives ont également déversé, au cours de cette période, un flot incessant de troupes prussiennes, allemandes, autrichiennes, espagnoles et russes. Ces soldats étaient accompagnés de toute une population de marchands, fournisseurs, cuisiniers ou cantinières qui assuraient l’intendance et, au gré des flux et reflux des campagnes, s’installaient dans la région. Après l’insurrection de 1830, s’y ajoute un nombre significatif de réfugiés polonais, puis espagnols à la fin de la première guerre carliste (1833-1840). On voit ainsi se dessiner des réseaux souterrains qui ne s’expliquent pas seulement par la proximité géographique ou des infiltrations de voisinage, mais traduisent aussi l’existence de contacts plus anciens avec les soldats perdus de la fin de l’empire. Un accueil distinct selon le statut social du migrant Cependant, les mondes clos des villes anciennes se défendaient de ces “invasions” de forains, quelles que fussent leurs origines ; les municipalités assimilaient ainsi volontiers dans leurs comptages les migrants et les “pauvres” ou “indigents” ayant tous en commun le déracinement. I hommes & migrations n° 1278 Mais cette sélection est plus sociale que “nationale”, comme en témoigne l’accueil favorable fait par certaines cités aux officiers ou négociants étrangers, alors que les ruraux, venus des campagnes voisines pour chercher fortune, y sont, dans tous les sens du terme, “étrangers”. Il ne s’agit pas simplement de niveau de richesse – même si, au cours de cette période, pauvreté et misère commencent à se confondre dans les esprits –, Ces mouvements mais bien plus de confrontation identitaire saisonniers, sans cesse répétés, creusèrent les entre des masses indifférenciées de population, sillons des migrations sans nom et sans passé, que la guerre ou les crises définitives lorsque le de subsistance ont jeté sur les routes et des comdéveloppement des munautés organiques urbaines ou villageoises. activités manufacturières Ces dernières craignaient l’arrivée de troupes attira une main-d’œuvre trop nombreuses et sans ressources qui croissante, autant risquaient d’aggraver la criminalité, mais voymasculine que féminine. aient d’un œil favorable l’implantation d’illustres voyageurs de passage bénéficiant de relations extérieures toujours utiles au commerce. Elles s’opposent en cela aux autorités nationales et à leurs représentants préfectoraux, plus soucieux de sécurité et de contrôle des déplacements. Dans ce cadre, la silhouette de l’étranger va peu à peu émerger de l’évolution des nomenclatures. Une forte capacité d’absorption régionale Le recensement de 1851 intègre pour la première fois la catégorie des étrangers à sa nomenclature ; ils sont estimés à environ 1 % de la population totale. Leur proportion ne cessera de s’accroître au fur et à mesure des recensements suivants et la démarche s’accompagne des premières inquiétudes concernant la vitalité démographique de la population française : la baisse de la natalité est déjà perceptible et d’autant plus sensible que les pays voisins et rivaux voient s’accroître la leur. Entre 1851 et 1881, 37 départements, dont la Marne et l’Aube, enregistrent une baisse de leur population. Les Ardennes tranchent avec le double apport d’un excédent naturel et d’une immigration forte mais l’équilibre, là aussi, paraît fragile, car le département est également touché par une forte émigration, et le solde migratoire est en équilibre instable. Les relations de voisinage se trouvent confirmées, dès 1851, par l’analyse des nationalités représentées : les Belges fournissent les plus gros contingents et s’étendent précocement jusqu’au département de l’Aube ; les Allemands viennent tout de suite après et se répartissent dans l’ensemble de la région ; Italiens et Slaves complètent les principaux effectifs locaux. Les recensements suivants confirment un mouvement général de dispersion et d’absorption locale, dont il reste à comprendre les modalités et les mécanismes. 91 92 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Les sources officielles ne permettent pas d’isoler les facteurs déterminants de l’intégration des migrants aux sociétés locales. Il faut opérer une lecture en creux des phénomènes en distinguant deux modalités différentes et parfois cumulées : celle qui se concrétise dans les alliances matrimoniales et celle qui s’opère par l’embauche et le travail. Les fortes variations d’une période à l’autre des taux de nuptialité des populations suggèrent en effet l’existence de vagues d’assimilation périodiques régulières alors que, dans le même temps, le développement des activités industrielles, et plus particulièrement du textile et de la métallurgie, accroît les besoins en travailleurs. Nouvelle géographie de l’emploi Une nouvelle géographie de l’emploi se dessine peu à peu, entre 1860 et 1865, avec l’ouverture du marché français à la concurrence britannique. La spécialisation de Troyes autour de l’activité textile se trouve confirmée, la métallurgie et les ardoisières ardennaises continuent de drainer une part importante de population active où se mêlent indistinctement les ouvriers locaux et frontaliers. Mais le cas le plus intéressant pour notre propos est celui de la Marne où la crise de l’industrie textile a entraîné des reconversions majeures. Le négoce de vin de Champagne est devenu l’activité la plus lucrative, entraînant dans son sillage une série d’industries complémentaires : verreries, production de bouchons, etc. Les étrangers, et en particulier les Allemands, jouèrent un rôle déterminant dans cette transformation. Les modalités de ces réseaux d’affaires sont complexes et ne peuvent se réduire à quelques sagas familiales réussies. On peut cependant, à travers quelques exemples, en esquisser les contours. Les immigrés allemands sont d’origine sociale très diverse : certains, comme les frères Mumm, sont les héritiers de riches familles de négociants en vin déjà propriétaires de vignobles dans la vallée Arrivée des travailleurs chinois. Déchargement du Rhin, d’autres, comme Jacques de leurs effets personnels, photographie anonyme, 1917 © Musée d'histoire contemporaine - BDIC Bollinger, né dans le Wurtemberg, I hommes & migrations n° 1278 viennent seuls en Champagne pour s’initier à cette production, d’autres encore sont d’origine plus modeste. Ils ont cependant en commun leur connaissance des réseaux de négoce et des goûts des marchés continentaux qui constituent encore le débouché principal de ce produit avant que les pinardiers britanniques ne l’orientent vers l’outre-mer à la fin du siècle. Ils fondèrent ainsi des entreprises nouvelles, à la fois ouvertes sur l’étranger et fortement enracinées dans leur terroir, sans pour autant renoncer à leur identité d’origine. Ces exemples sont loin d’être anecdotiques : ils illustrent un processus discret mais récurrent d’assimilation des populations étrangères dans la région. Celui-ci fut cependant remis en cause, à la fin du XIXe siècle, par les mutations socio-économiques locales et le développement du nationalisme français. Entre “pays” et nation : l’exacerbation des tensions (1889-1945) L’évolution démographique en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle, accéléra les évolutions précédentes. La baisse de l’accroissement naturel dans un contexte de rivalité économique et territoriale accrue avec des pays à fort taux d’émigration, comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, alarma les autorités et suscita un débat politique et scientifique intense sur la “dépopulation” du pays. Dans ce contexte, l’apport des immigrés fut diversement perçu : considéré par les uns comme un moyen d’enrayer le déclin démographique, il fit craindre à d’autres la perte de l’identité nationale. La défaite de 1870 et les bouleversements politiques qu’elle entraîna remirent en cause les principes d’assimilation qui avaient prévalu dans la période d’expansion idéologique et territoriale précédente ; l’universalisme, hérité de la Révolution française, en sortait fortement ébranlé, même chez les républicains qui présidaient désormais aux destinées du pays. La politique de recueillement national s’accompagnait également d’un repli identitaire. 1889-1914 : la perte des repères La loi du 26 juin 1889, tout en simplifiant les formalités de naturalisation, établit les principes de la nationalité en attribuant de plein droit la qualité de Français aux personnes nées en France de parents étrangers et résidant sur le territoire national au moment de leur majorité. Ces dispositions furent complétées par la loi militaire du 15 juillet 1889 qui inscrit sur les listes du recrutement les individus nés en France de parents étrangers et leur attribue de fait la nationalité française s’ils ne réclament pas leur radiation (article 11). Enfin, un décret du 2 octobre 1889 obligeait les 93 94 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I étrangers domiciliés en France à faire, en mairie, une déclaration de résidence qui devait servir de base à leur recensement et à leur assimilation ultérieure. Ce train de mesures modifia les dénombrements de population et suscita, dans les régions, de nombreuses contestations. Il fallut dès lors compter à part les étrangers résidants ayant refusé l’enrôlement et la naturalisation automatique : ainsi pris forme peu à peu, dans les documents officiels et les statistiques, la catégorie d’immigrés. La procédure instituée suscita également de nombreuses réactions parmi la population française et créa un malentendu durable entre les communautés locales et les populations étrangères, accusées de ne pas participer à la défense nationale, ou d’être des ennemis infiltrés. La Première Guerre mondiale entraîne une réorganisation économique et sociale La Première Guerre mondiale marqua une rupture décisive dans l’organisation économique et sociale de la région, pas seulement par les dévastations matérielles qu’elle provoqua mais aussi par les changements de représentations qu’elle entraîna. L’invasion et l’occupation d’une partie du territoire se déroulèrent dans un espace qui, depuis la défaite de 1870, avait été chargé de repères symboliques évocateurs d’un passé glorieux. Ainsi s’était constituée une “culture de guerre” caractérisée par la fusion entre identité communautaire et appartenance territoriale : dans ce schéma mental, le culte du sol et l’exaltation de la patrie transformaient tout étranger en envahisseur. Le décret du 2 avril 1917, en instaurant une carte de séjour pour les étrangers de plus de 15 ans résidant sur le territoire national, confirme le statut particulier attribué désormais à ces personnes et se traduit, au niveau local, par une surveillance accrue et une suspicion durable. Les contemporains eurent tôt fait de le noter dès le recensement de 1921 : “Sur la frontière continentale, l’afflux des étrangers tend presque partout à atténuer le dépeuplement.” Ce ne fut sans doute pas le seul facteur, mais sans doute un des premiers à participer à cet effort de reconstruction. Alors que les populations de chacun des départements enregistraient des diminutions de 5,5 à 16 % par rapport à leur effectif de 1911, le nombre d’immigrés avait considérablement augmenté et, fait nouveau, c’est dans l’Aube et la Haute-Marne que le mouvement était le plus marqué. Le flux migratoire amena, au lendemain de la guerre, une population active importante concentrée majoritairement dans les Ardennes et la Marne, mais l’Aube et la Haute-Marne bénéficièrent, entre 1921 et 1926, d’un très fort accroissement de ses effectifs (+ 195 % et + 78 %). L’origine de ces populations se modifie également progressivement : si les frontaliers belges constituent encore les plus gros contingents d’actifs pour les Ardennes, ils sont peu à peu supplantés par les Italiens dans le reste de la région et par les I hommes & migrations n° 1278 Polonais dans l’Aube. Une esquisse de spécialisation professionnelle apparaît également : les Italiens et les Espagnols dans les métiers du bâtiment et dans la métallurgie, les Belges et les Polonais dans le secteur primaire ; mais il n’y a rien de figé et d’un département à l’autre la répartition se modifie. Il faut noter cependant la prédominance des emplois manuels pénibles et peu rémunérés bien qu’essentiels à la reconstruction de la région. Crises et tensions communautaires Au lendemain du conflit, les besoins liés à la reconstruction et à la remise en culture des régions dévastées étaient tels que les pouvoirs publics reprirent à leur compte les pratiques déjà utilisées antérieurement par les maîtres de forges et les industriels : recrutements collectifs et déplacement de la main-d’œuvre en fonction des besoins, contrats à terme et installation sur les lieux même d’activités dans des camps ou des villages désaffectés. Les étrangers constituaient ainsi des îlots de peuplement compacts séparés des populations locales. Les conventions d’émigration de main-d’œuvre, passées avec les pays alliés (Pologne, Italie, Belgique notamment), donnèrent bientôt un caractère de masse aux opérations de recrutement. L’aspect collectif et dirigé de cette immigration dessina durablement la perception des phénomènes migratoires tout en les rendant désormais très dépendants des tensions internationales et des variations de conjonctures. Chaque crise économique (1921, 1927, 1932-1934) provoqua une restriction drastique des entrées de cette main-d’œuvre. L’afflux de réfugiés politiques – Arméniens, Juifs allemands puis républicains espagnols – ajouta également à ce tableau une catégorie nouvelle : celle des apatrides plus particulièrement surveillés. À partir de 1931, la crise économique aggrava la situation et amena les députés socialistes à proposer des mesures de limitation du nombre des étrangers afin de lutter contre le chômage. Une loi fut votée, le 10 août 1932, permettant la fixation de quotas d’étrangers dans les entreprises mais, en dépit de fortes pressions régionales, elles furent peu utilisées dans les entreprises métallurgiques ardennaises. En 1936, la mobilisation parut un temps réunir les ouvriers dans un même élan, comme en témoigne l’accroissement de l’engagement syndical chez les étrangers, mais la susceptibilité des populations locales fut cependant de nouveau exacerbée à la suite de la remilitarisation de la Rhénanie. Stigmatisation des populations étrangères Dans ce climat de guerre, tous les étrangers furent assimilés à des ennemis de l’intérieur, certains étant plus particulièrement stigmatisés, comme les Polonais, traités de “Boches”. Les modalités particulières de leur immigration ainsi que la condition 95 96 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I sociale que leur travail leur offrait n’avaient pas favorisé leur insertion. Eux-mêmes n’imaginaient pas une installation définitive et une première vague de rapatriements volontaires ou forcés s’était déroulée au début des années 1930. Certains étaient revenus. Cependant, les demandes de naturalisation étaient rares, les mariages mixtes aussi. Comme dans les départements du Nord, ils avaient constitué localement des “petites Polognes” avec leurs sokols (associations sportives), leurs aumôniers et leurs instituteurs. Mais ceux qui avaient échappé à la vague de départs de 1935 n’espéraient plus pouvoir rentrer en Pologne à cause des menaces internationales. L’autre population désignée à la vindicte publique ordinaire à cette époque était, dans la région comme ailleurs, la communauté italienne. Bien qu’elle fût plus engagée que les Polonais sur la voie de l’intégration avec un nombre important de naturalisations et de mariages mixtes ainsi qu’un certain nombre de réussites économiques comme patrons d’entreprises du bâtiment ou des travaux publics, les liens de certains d’entre eux avec le fascisme les rendirent suspects. Leurs associations étaient étroitement surveillées localement. La Seconde Guerre mondiale marqua la fin du lent processus d’incorporation des étrangers. Les modalités d’absorption des populations immigrées propres à la région ne fonctionnaient plus. Ici, comme dans le reste du pays, la question de la nationalité était devenue la pierre d’achoppement de toute recomposition sociale. Assimilation et intégration depuis 1945 À la Libération, l’apport de main-d’œuvre extérieure était indispensable pour compenser le vieillissement démographique de la population française lié aux classes creuses de la génération précédente et assurer la reconstruction économique du pays. Les pouvoirs publics reprirent alors, en l’amplifiant, le système de recrutement et de contrôle inauguré avant guerre. L’ordonnance du 2 novembre 1945, réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en France, donnait à l’État le monopole de l’introduction de la main-d’œuvre étrangère dans le pays et faisait de l’Office national d’immigration (Oni), nouvellement constitué, l’instrument unique de la politique d’immigration. Survie et intégration En Champagne-Ardenne, le déclin démographique de la période antérieure semble, dans un premier temps, enrayé. Mais alors que l’immigration connut, en France, des proportions sans précédent (+ 16,87 %), son niveau marquait l’étiage à I hommes & migrations n° 1278 l’échelle régionale (- 8,65 %). Lors du sondage au 1/20 réalisé en 1962, le nombre des étrangers était en diminution dans les quatre départements, avec cependant une dépression plus nette pour les Ardennes et l’Aube. Comme dans les autres régions industrielles voisines, l’organisation de l’immigration s’était entièrement structurée autour de l’emploi et du travail. L’immigré était perçu exclusivement comme un producteur et seule cette fonction légitimait désormais sa présence dans la société d’accueil. Aussi, rien ne fut fait pour le sédentariser ou l’intégrer. Les immigrés eux-mêmes associaient ce fonctionnement à leur destin tout en luttant de toutes leurs forces pour en arrêter l’implacable mécanique. Résumé d’une vie d’immigrés sardes Ignacio et Antonina, tous deux originaires de Sardaigne, racontent : lui est arrivé en France en 1956, incité par une “commission de Français” venue chercher des ouvriers qualifiés. Le travail est son leitmotiv et sa fierté : après avoir été embauché à l’usine Citroën à Paris puis être allé travailler en Allemagne dans les mines, il reprend son métier de maçon à Reims en 1963. “Nous les Italiens on était bien intégrés.” Il ne se fait pas d’illusions sur les fonctions que la société d’accueil lui attribue dans les secteurs délaissés par les nationaux : “On gagnait plus dans le bâtiment, “Mon cœur il est et le Français, le froid, il aime pas tellement.” toujours italien, mais on se sent plus En fait, sa principale victoire est d’avoir pu faire en sécurité maintenant venir sa femme, Antonina : “Après, j’ai trouvé une qu’on est français”, chambre pour nous… pour qu’on soit tout le Antonina. temps ensemble.” Elle fait immédiatement écho à son récit et énumère la suite de lieux, d’hôtels familiaux et de HLM qui les ont abrités avant “d’acheter la maison” en 1973, à Cormontreuil. “Toute notre vie elle est ici”, dit Antonina. “On s’est bien intégré, on a eu quatre enfants, on vit dans notre petite maison.” Voilà une vie résumée. Ils sont loin d’être les seuls à avoir infléchi le pendule migratoire qui devait les ramener au “pays” après une vie de labeur. Cependant, ce qui les retint définitivement, comme bien d’autres, fut moins un projet ou une volonté d’implantation que l’entropie propre à l’immigration au cours de cette période. Car à côté du travail qui absorbait toute leur énergie, les normes et les cadres sociaux des communautés au sein desquelles ils vivaient s’imposaient à eux à travers l’école, les médias et les modes de consommation. “Il est venu une dame de l’assistance sociale et elle m’a dit : ‘Il faudra parler français à votre enfant…’ quand j’étais enceinte de mon premier enfant, en 1958-1959.” La faille est soudainement mise à jour trop directement pour ne pas susciter l’interven- 97 98 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I tion d’Ignacio : “On parlait français aux enfants, pour nous, pour apprendre.” Tout en s’excusant ainsi, il le regrette aussitôt : “On nous a conseillés mal… On aurait dû leur parler en premier en italien, parce que le français, ils l’auraient appris à l’école.” C’est ainsi que les enfants naturalisèrent leurs parents. “La nationalité, on l’a demandée quand mon fils aîné il allait avoir 18 ans. Du fait que les enfants étaient déjà français, on est ensemble avec les enfants, on veut pas être expulsés.” Cette expression reprend à elle seule toute l’évolution de la nationalité conçue comme appartenance à un territoire (une patrie) plus que comme référence identitaire : “Mon cœur il est toujours italien, mais on se sent plus en sécurité maintenant qu’on est français”, résume Antonina. Le scénario dut se reproduire plus d’une fois au sein de ces vagues d’immigrants qui s’implantèrent dans la région au cours de cette période. Les Italiens furent en effet suivis par les Algériens, puis par les Portugais au début des années 1970. Reflux de l’immigration et changement de nature Les mécanismes migratoires, instaurés avant-guerre et recomposés à la Libération, allaient atteindre, dans les années 1970, leurs limites. Les crises économiques successives entraînèrent une désorganisation durable des secteurs industriels en Champagne-Ardenne, touchant plus particulièrement les activités anciennes comme la sidérurgie, la fonderie, la métallurgie ou le textile-habillement. Entre 1975 et 1982, les Ardennes perdirent ainsi 21 % d’emplois industriels, l’Aube et la Marne respectivement 10 et 12 %. Il en résulta une redistribution progressive des bassins d’emplois et, par voie de conséquence, du peuplement régional : les contrastes de densités et de dynamisme démographique s’accentuèrent. Apparut alors une tendance forte et durable à l’émigration de la population active, en particulier des plus jeunes vers l’agglomération parisienne. Cependant, le déclin démographique local fut en partie compensé par les communautés immigrées, non par augmentation des flux mais par insertion et regroupement familial des populations étrangères résidantes. Les étrangers sont désormais faiblement implantés dans la région : alors qu’ils représentaient 7,12 % de la population totale dans les années 1980, ils ne constituent plus que 5,57 % des effectifs au recensement de 1999. Ils sont essentiellement regroupés dans l’Aube (6,1 % de la population) et les Ardennes. La diminution est encore plus marquée si on prend en compte exclusivement la population définie comme immigrée. Car, dans le même temps, les transformations des politiques migratoires avaient recomposé les définitions et les nomenclatures caractérisant cet état. Les mesures prises en 1974 pour contrôler les flux I hommes & migrations n° 1278 migratoires mirent fin à la régularisation a posteriori des entrées qui avaient prévalu depuis la guerre. Il s’agit d’un véritable tournant qui, en suspendant l’immigration, consolide la situation des immigrés déjà installés dans la région et banalise leur situation sociale et professionnelle. Les mesures de rapprochement familial prises en complément et concernant majoritairement les familles maghrébines modifièrent totalement la structure par âge et par sexe de ces populations. Car, dans cet ensemble, les “Nord-Africains”, pour reprendre le vocable administratif de l’époque, constituaient une catégorie à part. Dès le départ, l’immigration de travailleurs algériens avait été organisée sur la base de l’exception au droit commun relatif aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France (loi du 20 septembre 1947). Ces principes orientaient la gestion de cette immigration vers une politique d’assimilation. Mais la guerre d’Algérie avait aggravé les conditions d’emploi et de résidence de ces travailleurs en généralisant la suspicion qui les entourait. Dès lors se pose le problème de l’insertion et du rôle dans la société française. Les nouvelles modalités d’acquisition de la nationalité française L’évolution des modalités d’acquisition de la nationalité accompagna avec quelque retard ces mutations sociales et culturelles. Dès 1973, au moment même où l’immigration d’Afrique du Nord et d’Afrique occidentale fut considérablement restreinte, une loi accordait des droits spécifiques aux personnes originaires de l’ancienne Union française : la nationalité française fut automatiquement attribuée à leurs enfants nés en France. Le principe d’acquisition de la nationalité en fonction du jus soli devait s’étendre à l’ensemble des populations immigrées dans les années 1990. Entre 1993 et 1998, les principes d’acquisition par filiation (au moins un des parents français) et par résidence (au moins un des parents nés en France) furent recomposés dans la loi du 16 mars 1998 relative à la nationalité qui entérine la distinction entre étrangers et immigrés. Immigré un jour, immigré toujours Il en résulte une situation ambiguë que les intéressés eux-mêmes perçoivent : un immigré peut désormais devenir français par acquisition en vertu du principe de résidence, ses enfants nés en France sont français ; cependant il fait partie, sa vie durant, des immigrés ; or cette population n’est pas seulement une catégorie statistique mais elle constitue une représentation sociale chargée de tout un passé d’exclusion et de marginalisation. Dans ce contexte, les enjeux identitaires sont au centre des processus d’intégration régionaux. ■ 99 100 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La Franche-Comté Carrefour de multiples influences Par Janine Ponty, historienne, professeure honoraire, université de Franche-Comté et Laure Hin, sociologue, association Les Médianautes. L’Abbaye Chays “Le Marabout” au milieu des Algériens dans le Tour Carrée, 1952 © Jean Bévalot, ville de Besançon De par la proportion d’étrangers et leurs origines géographiques, l’immigration en Franche-Comté a suivi la tendance nationale, avec quelques particularités locales. Il s’agit néanmoins d’une immigration principalement économique – les réfugiés espagnols y ont d’ailleurs été très mal accueillis –, la région ayant fait largement appel à la main-d’œuvre étrangère, et lui étant d’ailleurs tributaire dans de nombreux secteurs d’activité. I hommes & migrations n° 1278 La Franche-Comté est une région frontalière. Et un espace devenu français par étapes. L’opération principale se déroula sous Louis XIV, la dernière, le rattachement de Montbéliard, survint en 1793. En outre, le Territoire de Belfort lui fut adjoint après la défaite de 1871 et la perte de l’Alsace devenue allemande, à l’exception toutefois d’une partie de l’arrondissement d’Altkirch laissée à la France, celle située autour de la ville de Belfort où les soldats de Denfert-Rochereau avaient offert une forte résistance à l’envahisseur. D’abord simple “territoire”, ce bout d’Alsace obtint en 1922 le statut de département. Ainsi, la région de Franche-Comté comprendelle quatre départements : le Doubs, qui jouxte la frontière suisse, le Jura, la HauteSaône et le Territoire de Belfort. Il s’agit d’une région de petite taille, ne couvrant que 3,4 % de la surface du pays. Peu peuplée – y vit à peine 2 % de la population française et étrangère – avec une tendance à la décrue : 2,36 % au recensement de 1901, 1,91 % à celui de 1999. Moyennes trompeuses, car la répartition est particulièrement déséquilibrée : en 1999, le Doubs, qui comptait 95 habitants par kilomètre carré, et le Territoire de Belfort, 225, possèdent des zones industrielles avides de main-d’œuvre, tandis que le Jura (50 hab. par km2 en 1999) et la Haute-Saône (43 à la même date) restent globalement moins attractifs, malgré quelques La consultation isolats industriels rassemblant de plus fortes des listes nominatives densités humaines sur un étroit périmètre. des recensements Si nous consultons la littérature régionale, si montre une présence nous interrogeons l’homme de la rue, l’immassive de patronymes pression prévaut de Comtois vivant sur place italiens, polonais, depuis la nuit des temps. La population espagnols et de noms à consonance actuelle descendrait des héroïques combatgermanique. tants décrits dans les romans de Bernard Clavel et l’immigration ne serait qu’un phénomène récent. Or ce discours ne résiste pas à l’examen. La guerre de Dix Ans, particulièrement meurtrière, causa la mort de plus de la moitié des habitants. Il fallut bien repeupler. Pour 215 000 âmes en 1657, on comptait déjà 50 000 étrangers, Suisses, Savoyards, Français venus des provinces voisines et étrangers dans la mesure où la Franche-Comté n’était pas encore incluse dans le royaume. La consultation des listes nominatives des recensements montre une présence massive de patronymes italiens, polonais, espagnols et de noms à consonance germanique. Finalement, les tendances régionales se rapprochent des tendances nationales : même lointain passé, même proportion d’étrangers par rapport à la population totale et même diversité des nationalités. Par conséquent, une région typique et non pas en marge(1). Cette observation est toutefois à affiner par l’analyse des conditions locales. 101 102 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Des pôles anciens d’activité attirèrent une main-d’œuvre étrangère de voisinage Le rôle des migrants suisses dans le développement de l’industrie horlogère C’est à quelques précurseurs suisses que la région doit la naissance de l’industrie horlogère. En 1793 et 1794, des réfugiés genevois, sous l’impulsion de l’un d’entre eux, Laurent Mégevand, introduisirent cette activité à Besançon, devenue depuis la capitale française de l’horlogerie, pour une bonne part grâce à l’afflux de la main-d’œuvre helvétique originaire du Locle, juste de l’autre côté de la frontière. Sous la Révolution, les Suisses représentaient 6 % de la population bisontine et, en 1846, près de 9 %(2). La métallurgie, elle aussi redevable aux étrangers La forge de Fraisans, par exemple, attira des immigrés dès le milieu du XIXe siècle. Le registre d’immatriculation des étrangers de la commune, déposé aux Archives départementales du Jura, donne une liste précise de ceux-ci de 1893 à 1921, avec leur état civil, nationalité, situation de famille, date d’arrivée et la profession qu’ils entendaient exercer. Après les Italiens (près de 40 en 1905), venaient les Suisses, puis les Allemands, une dizaine de Belges, quelques Autrichiens, Espagnols et Luxembourgeois. Les Suisses pratiquaient les métiers d’ajusteur, de forgeron, de chauffeur mécanicien ou de menuisier, les Allemands étaient ferblantiers, monteurs… Pour loger les arrivants, la Société des Forges fit construire des bâtiments de 65 mètres de long, alignés trois par trois, considérés par les contemporains comme des modèles de cités ouvrières. Plus de 200 familles disposaient d’appartements de deux pièces avec une entrée ouvrant sur la rue et une autre sur les jardins individuels. Louis Reybaud, chargé par l’Académie des Sciences morales et politiques de visiter les principales usines de France, fit sur Fraisans un rapport élogieux, non dénué de considérations paternalistes : “Une population d’ouvriers bien administrée, un bourg soumis à un régime qui aide aux bons instincts et contient les mauvais…(3) L’exploitation forestière, un secteur demandeur de main-d’œuvre étrangère La Franche-Comté est une des principales régions forestières françaises avec une production centrée sur le bois d’œuvre utilisé pour la construction, l’ameublement, la fabrication d’instruments de musique et de pipes à Saint-Claude. Or, en 1901, le Syndicat des marchands de bois du Jura alerta le Conseil général des difficultés de I hommes & migrations n° 1278 recrutement de la main-d’œuvre : “Les ouvriers, bûcherons ou charbonniers, se font de plus en plus rares ; ils se dirigent vers d’autres professions […]. Il faut obligatoirement faire venir des Piémontais, gens généralement tranquilles, mais qui emportent chaque automne en Italie des sommes importantes qu’il serait bien préférable de voir rester en France. Dans les coupes difficiles (versants rocheux …), le Piémontais est indispensable : lui seul, grâce à la modicité de ses exigences, permet d’exploiter ces coupes. Sans lui, les frais d’exploitation dépasseraient la valeur des bois et ils ne trouveraient pas d’acquéreurs(4)”. Même son de cloche de la part des exploitants du Doubs qui écrivirent en 1903 au Conseil général de leur département afin de lever les limitations d’embauche de bûcherons étrangers(5). Des usines suisses s’installèrent à Pontarlier avec leur main-d’œuvre helvétique qualifiée En réponse à des mesures protectionnistes prises entre 1873 et 1895 par les États européens, des industriels suisses ont déplacé leurs usines vers Pontarlier afin d’atteindre le marché français. Ainsi, la fabrique de tricots Husi, en 1875, la firme de moteurs Zedel, en 1915, la fromagerie Gerber qui produisait de la crème de gruyère et, en 1918, la société Peter-Cailler-Kohler avec sa chocolaterie. L’absence de tradition industrielle sur place, donc de main-d’œuvre qualifiée, amena les entrepreneurs suisses à faire venir des compatriotes qui assurèrent la production. En outre, la prohibition de l’absinthe, décrétée dans la Confédération helvétique en 1910, fit de Pontarlier la “capitale mondiale de l’absinthe” ; c’était l’aboutissement d’un mouvement amorcé au tout début du XIXe siècle : en 1805, la distillerie Pernod Fils était venue s’installer à Pontarlier. De 1871 à 1906, le nombre de distilleries établies en ville passa de cinq à vingt-cinq(6). Une immigration de voisinage Au recensement de 1901, sur près d’un million d’habitants la Franche-Comté totalisait 27 248 étrangers, dont 11 779 femmes. Cela ne correspond donc pas à l’image convenue d’hommes venus seuls. Déjà, des familles pourvues d’enfants vivaient et travaillaient dans la région. Par nationalité, les Suisses venaient en tête (43 %), suivis des Allemands (33 %), puis des Italiens (près de 20 %). Une répartition cohérente, étant donné la position géographique de la région. Il s’agissait pour l’essentiel d’une immigration de voisinage. Les Italiens arrivaient surtout du Piémont et ceux comptés comme Allemands étaient souvent des Alsaciens n’ayant pas exercé leur droit d’option dans les délais imposés par le traité de paix de 1871. La FrancheComté, parce qu’elle n’est pas éloignée de leur région d’origine, accueillit beaucoup d’Alsaciens, de nationalité française ou non. 103 104 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I C’est le Territoire de Belfort qui bénéficia le plus de la venue des natifs d’Alsace. On peut dater du traité de Francfort l’essor de la ville de Belfort. Elle passa de 8 030 à 39 400 habitants entre 1871 et 1911. Cette année-là, les étrangers représentaient 10,63 % de la population du département, une proportion inouïe, atteinte seulement à la même date par six départements français(7). L’urbanisme se transforma avec des immeubles neufs, des rues nouvelles, des activités nouvelles (textiles en particulier). Ce qui n’alla pas sans heurts avec les anciens habitants qui traitaient souvent de “Boches” les Alsaciens, même ceux qui n’étaient pas des ressortissants allemands. La lecture des journaux belfortains, surtout avant les échéances électorales, tend à prouver que l’intégration ne fut pas chose aisée. Les Alsaciens de confession juive furent particulièrement stigmatisés. L’essor numérique de l’entre-deux-guerres Conventions d’immigration et recrutement collectif Le particularisme comtois en matière d’appel à la main-d’œuvre étrangère tendit alors à s’effacer au profit d’un système migratoire identique à celui pratiqué sur l’ensemble du territoire français. Au lendemain de la Grande Guerre, conscient des déficits que les pertes humaines sur les champs de bataille n’avaient fait qu’aggraver, l’État signa des conventions d’immigration avec des pays européens qui venaient de retrouver leur souveraineté, comme la Pologne, la Tchécoslovaquie ou des puissances alliées comme l’Italie. Principe commun à tous ces accords : un contrat de travail initial d’un an et la garantie de l’égalité des salaires avec les Français. S’ensuivit un système de recrutement collectif avec sélection médicale sur les lieux de départ (sauf pour l’Italie, qui refusa cette clause) et une destination finale tributaire des besoins exprimés par les employeurs. C’est donc le hasard de la demande de main-d’œuvre qui dirigea des Polonais vers la Franche-Comté, aux usines Solvay de Dole-Tavaux, aux forges d’Audincourt, aux houillères de Ronchamp et dans quantité de petites exploitations agricoles qui recherchaient un “homme à toute main” ou une bonne de ferme. Les Polonais dans les houillères de Ronchamp En avril 1919, pour pallier le manque de bras, l’entreprise commença par accepter 200 manœuvres chinois, récemment démobilisés. Leur inaptitude à la besogne et, par là même, leur très faible rendement étaient si manifestes que le syndicat des mineurs lança une grève de quatre jours. Au terme de négociations avec la direc- I hommes & migrations n° 1278 tion, il fut entendu que l’on allait tenter un nouvel essai, à la condition “que les coloniaux ne [soient] rétribués qu’autant qu’ils produisent, qu’ils [soient] munis d’un quart individuel, qu’il [soit] veillé à ce qu’ils prennent tous soins utiles de propreté corporelle” : les Chinois assimilés à des “coloniaux”, voilà qui mérite d’être relevé ! Environ 130 d’entre eux demeurèrent, mais la direction sollicita du Comité central des houillères de France, puissant syndicat patronal, l’envoi d’ouvriers plus performants. C’est ainsi qu’arrivèrent, début 1920, les premiers Polonais. Sélectionnés, certes, sur le plan médical, la plupart venaient de la campagne et eux non plus ne connaissaient rien au métier. Ronchamp fit alors appel à d’autres Polonais formés dans les mines allemandes de la Ruhr, donc déjà mineurs Ronchamp fit alors expérimentés. Fin 1924, sur 972 travailleurs appel à d’autres Polonais du fond, 403 étaient polonais. En janvier formés dans les mines 1931, leur chiffre atteignit 450. Une “petite allemandes de la Ruhr, Pologne” était née(8). donc déjà mineurs Ronchamp ne constitue pas une exception. Il expérimentés. en fut de même dans tous les sites miniers français, en particulier les mines de charbon et de potasse, à un moindre degré dans celles de fer plus majoritairement italiennes. Car le Comité central des houillères de France veilla d’abord à combler les vides dans sa profession. En outre, la bonne réputation des mineurs polonais de la Ruhr joua en faveur de leurs compatriotes(9). Les listes nominatives des recensements conservées aux Archives départementales de Haute-Saône, les registres d’état civil, ainsi que les dossiers des écoles de la commune permettent de reconstituer des itinéraires individuels. La mobilité était très forte au cours des années 1920 où régnait le plein-emploi. Nombreux furent les Polonais qui, une fois leur année de contrat honorée, quittèrent Ronchamp soit pour aller travailler ailleurs en Franche-Comté, soit pour rejoindre le Nord-Pasde-Calais où ils savaient leurs compatriotes encore plus nombreux. Tel Polonais, entré en France en 1923 muni d’un contrat de travail de mineur de fond et affecté à Ronchamp gagna ensuite Quiévrechain (Nord), puis l’Alsace à Ensisheim dans les mines de potasse, fit étape à Colmar et revint en Franche-Comté en 1932, cette fois dans le Doubs, à Audincourt, où il s’installa définitivement(10). D’autres, au contraire, se sont enracinés et ont fait souche à Ronchamp. Isolés dans un environnement rural, ils n’en ont pas moins développé un réseau associatif, à l’instar des Polonais d’autres cités minières. Cette vitalité a survécu à la fermeture de la mine en 1958. Ronchamp porte encore de nos jours la marque de cette immigration : jumelage, échanges d’équipes sportives, fêtes franco-polonaises. 105 106 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I L’agriculture, autre secteur demandeur de main-d’œuvre étrangère L’abondance des herbages, notamment sur les plateaux du Jura, prédisposait la région à l’élevage bovin. La spécialité laitière et fromagère l’emporte en Franche-Comté. En 1929, rien que dans le département du Doubs, on comptait 23 891 exploitations agricoles, lesquelles employaient 5 909 salariés, dont 1 169 étrangers, surtout de nationalité polonaise ou tchécoslovaque. À la différence de l’industrie qui stoppa le recrutement d’étrangers pendant la crise des années 1930, l’agriculture continua d’y recourir. Un rapport du Conseil général du Doubs daté de 1934 mettait l’accent sur le fait que “les cultivateurs [du] département ont besoin, surtout pour la traite et les travaux d’intérieur de la ferme, de main-d’œuvre étrangère”. Nombre de ces ouvriers agricoles étaient des ouvrières, souvent de très jeunes filles qui supportaient mal leur isolement matériel et moral. Depuis 1928, le gouvernement de Varsovie avait obtenu que dans chaque département français fût créé un Comité d’aide et d’assistance aux femmes étrangères(11). Celui du Doubs existait bien, mais son fonctionnement laissait à désirer. Les Italiens, une immigration bien intégrée Les étrangers de nationalité italienne étaient largement majoritaires avec, en 1931, 20 560 personnes recensées, soit plus de 40 % du total : 9 250 dans le Doubs, 5 270 dans le Jura, 3 700 dans le Territoire de Belfort, 2 340 en Haute-Saône. Comme avant 1914, ils venaient essentiellement du nord du pays, traversant souvent les Alpes à pied. Ils pratiquaient des métiers variés : bûcherons dans la forêt de Mouthe(12), ouvriers dans le Territoire de Belfort ou le Pays de Montbéliard (usines automobiles Peugeot à Sochaux, forges d’Audincourt, entreprise Japy), maçons dans le Haut-Doubs(13), artisans chez les fabricants de pipes à Saint-Claude, commerçants à Pontarlier. Certains entrés aux houillères de Ronchamp, forts de leurs compétences de maçons, aspiraient à monter un jour leur entreprise. Même s’ils aimaient se retrouver entre eux, les épousailles avec une jeune Française étaient moins rares que chez les Polonais. Et si certains rentrèrent en Italie mussolinienne, ce qui relativise l’idée selon laquelle ils avaient fui le fascisme, d’autres déclarèrent français leurs enfants à la naissance et se firent naturaliser dès que possible. Les réfugiés espagnols : “Pas de ça chez nous !” Fort peu nombreux en Franche-Comté avant le coup d’État franquiste et la guerre civile, les réfugiés espagnols commencèrent à arriver en 1937. Conformément à une circulaire ministérielle du 7 mai, il fallait les répartir dans 45 départements situés au nord de la Garonne, le plus loin possible des Pyrénées. Cette première vague comprenait exclusivement des femmes et des enfants, originaires du Pays basque où les combats faisaient rage. Pour les loger, le préfet du Jura fit appel aux maires des villa- I hommes & migrations n° 1278 ges de son département afin qu’ils lui indiquent les logements libres. Les réponses négatives l’emportèrent très largement et le ton des réponses révélait la peur qu’inspiraient ces étrangers(14). La presse régionale de l’époque contient quelques morceaux d’anthologie. La Croix franc-comtoise du 6 septembre 1936 déclara : “La France va encore accueillir tous les voyous d’Espagne, comme elle a déjà recueilli la racaille allemande et italienne.” Lors de la défaite finale du camp républicain et de l’arrivée de 500 000 Espagnols à la frontière pyrénéenne, La République de l’Est du 4 février 1939 écrivit : “Pas de ça chez nous !” Précisons que la région votait fortement à droite, avec un record dans le Doubs où, sur cinq sièges à pourvoir, aucun candidat se recommandant du Front populaire ne fut élu à la Chambre des députés en 1936. Les syndicats et les partis de gauche, minoritaires mais non pas inexistants, tentèrent d’aider les réfugiés. À Besançon, ils les secoururent dans les locaux de la Maison du Peuple, rue Battant, avant qu’ils ne soient parqués avec leurs familles dans des camps d’internement, à Salins et à Pontarlier. L’immigration en Franche-Comté, reflet de l’immigration au niveau national Des immigrants se réclamant de nationalités très variées passèrent par la FrancheComté ou y demeurèrent. En 1931 à Audincourt, on recensa 44 Géorgiens (apatrides ex-ressortissants soviétiques), 28 Russes, 22 Tchèques et Slovaques, 21 Hongrois, 20 Yougoslaves, une Lituanienne et un Roumain. À Besançon, des Juifs issus de toute l’Europe centrale (141 en 1931, 195 en 1936), marchands ambulants à leurs débuts puis petits commerçants, ouvriers dans l’horlogerie ou travailleurs de l’habillement, sauvèrent leur vie en passant en zone libre dès le début de l’Occupation, quitte à revenir après 1945 et à faire souche sur place(15). Tant le pourcentage d’étrangers dans la population totale (autour de 6 %) que la position dominante des Italiens et la diversité accrue des origines géographiques correspondent aux données françaises globales. Seule originalité persistante, le grand nombre de Suisses (deuxièmes au classement par nationalités) rappelle la situation frontalière de la région. Les Trente Glorieuses La Franche-Comté connut en trente ans un développement démographique exceptionnel, avec le baby-boom et l’apport migratoire dû au besoin de maind’œuvre. Comme auparavant, l’accroissement bénéficia surtout aux zones urbaines 107 108 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I et industrielles, tandis que l’espace rural fut délaissé. Les immigrants venus du monde méditerranéen l’emportèrent sur tous les autres et contribuèrent, au fil des années, à modifier profondément le profil de l’étranger. En 1975, les Portugais arrivaient en tête (23 % du total), suivis de près par les Algériens (22 %). Les Italiens reculaient à la troisième place (14 %) et les Suisses n’occupaient plus que la septième (3,5 %), devancés par les Marocains (10%), les Yougoslaves et les Espagnols. Le dernier trait spécifique de la région s’était effacé, la proximité de la frontière ne jouant plus guère de rôle. L’immigration algérienne : un accueil plutôt froid Quelques Algériens arrivèrent en Franche-Comté dès la Libération. Ressortissants français, la statistique des étrangers ne les comptabilisait pas ; nous apprenons leur présence par d’autres sources. Il s’agissait de soldats de la 1re Armée, démobilisés en Alsace et repliés vers le sud. Certains trouvèrent du travail dans le Pays de Montbéliard, d’autres atteignirent Besançon. La grande détresse de ces derniers attira en 1952 l’attention de Jean Carbonare, de confession protestante, de Henri Huot, conseiller municipal socialiste, et de l’abbé André Chays. Un trio improbable, soudé par le même idéal humaniste. À eux trois, ils fondèrent l’Association d’accueil aux travailleurs algériens, nommée plus tard Association d’acEn 1954, les Algériens, cueil aux travailleurs étrangers et migrants répertoriés pour (AATEM). En effet, les premiers Algériens la première fois en tant arrivés à Besançon, sans logement, se réfuque tels, étaient déjà giaient pour dormir dans les casemates des presque 300 à Besançon, anciennes fortifications de la ville. Jean tous originaires de Carbonare les découvrit, en plein hiver, faiKenchela, dans les Aurès. sant fondre de la neige pour s’abreuver. Quand ils trouvaient à s’employer, c’était pour enterrer les lignes téléphoniques de la ville ou pour travailler à la réfection des voies ferrées : ceux-là vivaient dans des wagons désaffectés, sans aucune hygiène. L’AATEM s’attela aux tâches les plus urgentes et persuada l’administration des Ponts et Chaussées d’édifier au moins des hangars et d’aménager la Tour Carrée, dans le quartier Battant. À défaut de confort, c’était déjà mieux que les casemates dans lesquelles ils pouvaient à peine se tenir debout. En 1954, les Algériens, répertoriés pour la première fois en tant que tels, étaient déjà presque 300 à Besançon, tous originaires de Kenchela, dans les Aurès. Quelques-uns vivaient avec femme et enfants ; une dizaine avaient choisi pour épouse une franc-comtoise. La ville I hommes & migrations n° 1278 recensa 1 320 Algériens en 1968, 2 100 en 1975 avec une proportion de femmes en progression constante. Pour les loger, le rôle de l’AATEM fut fondamental. Sur l’initiative de l’association, un dispositif d’hébergement fut mis en place, soit dans des bâtiments dont elle était propriétaire ou gestionnaire, soit dans des cités de transit constituées de baraquements. Puis elle conclut des conventions avec les offices HLM pour réserver aux Algériens un certain nombre d’appartements. Ainsi les familles commencèrent-elles à se disperser à travers la ville(16). L’accueil fut plutôt froid de la part des populations et, parfois, des élus. Signalons le cas du maire MRP de Saint-Claude (Jura) qui, en 1964, tenta de limiter l’accès des Algériens à son nouveau centre nautique en exigeant d’eux la “présentation préalable […] d’un certificat médical, garant de leur bonne santé […]”. Devant les protestations de l’archiprêtre de la cathédrale, des syndicats, des militants politiques, des associations, de la Ligue des droits de l’homme et de l’ambassade d’Algérie à Paris, la mesure fut annulée(17). Les Portugais, entre immigration politique et économique Les Portugais arrivèrent surtout entre 1962 et 1977. Les premiers temps, gagner la France supposait franchir deux frontières clandestinement, le régime de Salazar leur interdisant de partir et Franco ne les laissant pas non plus traverser l’Espagne. Les passeurs s’enrichirent sur leur dos quand ils ne les abandonnaient pas en chemin. Ils rejoignaient un frère, un cousin, un voisin. Il fallait que le Doubs comptât déjà quelques compatriotes pour qu’ils s’aventurent jusque-là. Le pôle industriel de Belfort-Montbéliard leur offrit à la fois un emploi et un cadre de vie. Puis ils se dispersèrent dans la région. En 1975, la Franche-Comté totalisait 16 600 Portugais, dont 3 730 dans le District urbain du Pays de Montbéliard (DUPM). De plus en plus d’épouses lusophones rejoignaient leurs maris. Aussi attachés à leur catholicité que les Polonais, ils se regroupaient le dimanche autour d’une messe portugaise quand elle pouvait avoir lieu et, sur les registres de baptême des paroisses, la proportion d’enfants de Portugais allait croissant. Les fêtes folkloriques organisées par l’Association des Portugais de la région de Montbéliard (APRM) réunissaient les familles des alentours ; l’association œuvrait aussi à l’accueil des nouveaux arrivants, à la sauvegarde de leur culture, à l’apprentissage de la langue française(18). Car sur ce plan, l’immigré portugais était plus désorienté que l’Algérien, à une époque où Alger n’avait pas encore imposé l’enseignement en arabe. Comme la plupart des migrants, les Portugais imaginaient rentrer un jour au pays. Ce rêve les aida à supporter leur nouvelle existence, la dureté du travail et les bas salaires. 109 110 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Un document unique En 1975, le Centre d’animation culturelle de Montbéliard invita Armand Gatti à réaliser un film tourné avec les populations étrangères de la ville, particulièrement nombreuses et variées. Le Lion, sa cage et ses ailes comportait six séquences, chacune axée sur une nationalité : “Le 1er mai” (polonaise), “Arakha” (maghrébine), “Oncle Salvador” (espagnole), “La difficulté d’être géorgien” (géorgienne), “La bataille des trois P” (yougoslave), “Montbéliard est un verre” (italienne)(19). La fin du siècle La Franche-Comté continua d’afficher un profil comparable à celui de la France en général : diminution du pourcentage d’étrangers, passé de 6,8 % en 1975 à 4,8 % en 1999 (moyenne nationale : 5,6 %) et arrivée d’immigrants du monde entier. À une différence toutefois : ici, les Marocains finirent par l’emporter en nombre sur les Algériens (deuxièmes) et les Portugais (troisièmes), alors que, dans l’ensemble du pays, les Portugais retrouvaient la position de tête. L’immigration marocaine investit quelques grands pôles à partir de 1975 Le recrutement d’ouvriers marocains avait commencé avant 1975 : rassemblés à Casablanca, ayant subi plusieurs examens médicaux et signé un contrat de travail sans connaître leur lieu de destination, ils avaient voyagé en train et en bateau. Dispersés dans toute la France, certains avaient été affectés à Sochaux, chez Peugeot(20). Puis l’avion s’imposa comme moyen de transport et l’effectif marocain ne cessa de croître en vertu du regroupement familial : 7 000 en 1975, 11 000 en 1999. Avec quelques grands pôles : le Pays de Montbéliard, Belfort, Besançon et la montagne jurassienne (cantons de Saint-Claude, de Morez, de Champagnole, de Moirans-en-Montagne). Venus essentiellement comme manœuvres, leur progression professionnelle semble plus lente que celle des Algériens et leur intégration moins avancée. L’immigration turque bien répartie dans la région Les Turcs ont fait une percée rapide et ils ont investi des territoires inhabituels, cassant le schéma relevé précédemment d’une immigration cantonnée massivement au Doubs et au Territoire de Belfort. L’immigration turque s’établit aussi en Haute-Saône et dans le Jura. Une fois encore, une polémique naquit à Saint- I hommes & migrations n° 1278 Claude : en octobre 2003, le maire envoya à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, un courrier évoquant une menace turque : “L’immigration officielle est donnée pour 18 % de la population, mais sur le terrain, les ressortissants d’origine étrangère représentent entre 35 et 40 % de la population totale de la ville, dont les trois quarts sont de confession musulmane […]. La ville ne peut plus absorber davantage de populations étrangères sans risquer une explosion sociale à court terme […]. Par ailleurs, la non-volonté de s’intégrer mais au contraire d’imposer leur culture crée des crispations très fortes de la part des populations de souche européenne et de culture judéo-chrétienne. Cet afflux incessant concerne essentiellement la communauté turque, dont l’économie souterraine criminelle, reposant sur le trafic de drogue stimulé par la proximité de la Suisse, est en train de faire des ravages.” Les Turcs achèteraient tous les appartements libres, maisons, commerces, parcelles à lotir, bref une colonisation de l’espace urbain. Le maire ne reçut aucune réponse à sa missive, mais déclencha l’ire des associations luttant contre les discriminations(21). Immigrants du Sud-Est asiatique : discrétion ou intégration plus facile ? Cambodgiens fuyant les Khmers rouges, boat people, Vietnamiens, Laotiens, Mongs, ils furent presque tous accueillis après 1975. Pour limiter leur afflux dans la région parisienne, l’Ofpra favorisa l’ouverture de centres d’hébergement en province. Fonctionnèrent en Franche-Comté plusieurs centres d’accueil, à Villers-le-Lac, à Lure, à Besançon (Le Forum) et au Valdahon. Les réfugiés y restaient six mois, le temps d’apprendre quelques rudiments de la langue et de la vie françaises. Puis ils se dispersaient en fonction des offres d’emploi et de la présence de compatriotes à rejoindre. Ainsi, le quartier de Planoise, à Besançon, est-il devenu un centre actif, avec fêtes, cérémonies religieuses bouddhistes, célébrations de mariages traditionnels(22). Le père Claude Gilles, prêtre bisontin, s’est impliqué personnellement auprès d’eux au sein de la Pastorale des Migrants(23). En 2003, la région comptait 2 273 individus, soit 638 familles originaires du sud-est asiatique. Point de sans-papiers parmi eux. Ils passèrent directement du statut de réfugiés de l’Ofpra à celui de naturalisés. Les immigrants asiatiques furent les derniers à bénéficier de la bienveillance de l’administration française, avant que la suspicion ne plane sur les nouveaux venus, Africains, Afghans, Kurdes ou autres, dits “clandestins”, “sans-papiers”, “déboutés du droit d’asile”, “reconduits à la frontière” par les services du ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale institué au printemps 2007. ■ 111 112 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Notes 1. Ponty, Janine, “La Franche-Comté, terre d’immigrations au XXe siècle”, in Mémoires de la Société d’émulation du Doubs, n° 38, 1996, p. 83-95. 2. Beuchot, Maryline, “Les horlogers suisses à Besançon. Recherche de l’identité d’un groupe social et de son intégration dans la ville, 1793-1890”, mémoire de maîtrise (dir. Claude-Isabelle Brelot), université de Franche-Comté, 1990. 3. Sinibaldi, Pierre, “Les étrangers à Fraisans de 1893 à 1921”, in Bulletin du Centre d’Entraide généalogique de Franche-Comté, 2004, p. 61-64 ; Id., “Les Italiens à Fraisans (Jura) avant la Première Guerre mondiale”, Trame de vies, Bulletin de la Maison du Patrimoine d’Orchamps, 2005, n°10, p. 7-9. 4. Id., “Les bûcherons italiens en forêt de Chaux au début du XXe siècle”, in Trame de vies, Bulletin n°12, 2006, p. 2-5. 5. Pinard, Joseph, Du Noir au Rouge, Besançon, Éd. Cêtre, 2002, p. 27. 6. Nicolas Abraham, “L’immigration à Pontarlier dans l’entre-deux-guerres”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1994 ; Id., “Deux immigrations en région frontalière : Italiens et Suisses à Pontarlier”, in La Trace, n° 8, 1995, p. 6-14. 7. D’ici et d’ailleurs. Une histoire de l’immigration dans le Territoire de Belfort, catalogue de l’exposition présentée à Belfort, avril 2008, p. 7. 8. Thiriet, Jean-Philippe, “Les Polonais dans les houillères de Ronchamp pendant l’entre-deux-guerres”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995. Travail publié sous le même titre en 2001 par le Musée des techniques et cultures comtoises. 9. Ponty, Janine, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988 (réédition, 2005). 10. Itinéraire reconstitué par un étudiant d’histoire : cf. Simon, Rodrigue, “L’apport étranger à la population d’Audincourt pendant l’entre-deux-guerres”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995. 11. Pinard, Joseph, “Un aspect révélateur des problèmes d’immigration : la main-d’œuvre agricole étrangère dans le Doubs, 1919-1939”, in Besançon Votre Ville, 1990. 12. Raba, Jean-Michel, “Les étrangers de la commune de Mouthe, 1921-1962”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1991. 13. Bisoffi, Marina, “Les Suisses et les Italiens du Haut-Doubs : Morteau, Maîche et Charquemont, 1906-1939”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1996. 14. AD Jura, M 668 à 676. 15. Rumeau, Anne, “Les immigrés juifs d’Europe centre-orientale à Besançon dans l’entre-deux-guerres”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995. Article publié par le même auteur et sous le même titre dans Archives juives, n° 30/1, 1er semestre 1997, p. 57-70. 16. Les Nord-Africains à Besançon de la Libération aux années 60, Ville de Besançon, 2007 ; Hakkar, Amor, La Cité des fausses notes, Paris, Petrelle, 2000 ; Rouvet, Catherine, “De Kenchela à Besançon, itinéraires urbains de quelques familles Hakkar”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1994. 17. Marques, Charles, “Piscine interdite aux Algériens sans certificat médical”, Le Bien Public, 19 janvier 2004. 18. Dos Santos, Carlos, “Les Portugais dans le Pays de Montbéliard, 1965-1995”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995. 19. Fargier, Jean-Paul, “Entretien avec Armand Gatti : Le Lion, sa cage et ses ailes”, in Cahiers du Cinéma, n° 285, février 1979. 20. Goux, Jean-Paul, Mémoires de l’Enclave, Mazarine, 1986, p. 320-328. 21. La Voix du Jura, 22 avril 2004 ; Libération, 11 juin 2004. 22. Friedmann, Arnaud, “Les réfugiés cambodgiens dans le Doubs, 1975-1995”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995. 23. Gilles, Claude, Cambodgiens, Laotiens, Vietnamiens de France. Regard sur leur intégration, Paris, L’Harmattan, 2000. I hommes & migrations n° 1278 113 114 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Histoire et mémoire des étrangers en Bourgogne aux XIXe et XXe siècles Par Pierre-Jacques Derainne, historien, Maison des sciences de l’homme de Dijon. Personnel chinois de la société Schneider et Cie devant leur logement dans un cantonnement du Creusot en 1916 © Coll. Académie François Bourdon-Le Creusot Une présentation des traits saillants de l’étude historique du phénomène migratoire en Bourgogne, suivie d’un état des lieux détaillé des différentes – bien qu’assez disparates et lacunaires – productions de savoirs historiques et d’une réflexion sur leur nécessaire confrontation donnent un aperçu de l’avancée de la recherche sur l’histoire des étrangers dans cette région où l’immigration, relativement importante, essentiellement économique et de voisinage, ne fait pas encore partie de l’imagerie régionale. I hommes & migrations n° 1278 Si des étrangers parcourent déjà la Bourgogne sous l’Ancien Régime, c’est bien le XIXe siècle qui marque le développement de l’immigration dans la région. Le nombre d’étrangers y croît globalement pendant deux siècles, avec de fortes hausses durant les périodes 1876-1881, 1916-1918, 1920-1930 et 1950-1980. Ils sont moins de 5 000 en 1851, environ 10 000 en 1881, 53 000 en 1931 et ils culminent à près de 90 000 en 1975. Mais ces migrations ne couvrent pas de la même façon l’ensemble du territoire bourguignon. Pendant le XIXe siècle, la Côte-d’Or est le département le plus captif, devant la Saône-et-Loire et l’Yonne. Mais à partir de la guerre de 19141918, c’est la Saône-et-Loire, plus industrialisée, qui accueille le plus d’étrangers devant la Côte-d’Or et l’Yonne. La Nièvre, très rurale, arrive quasi constamment en dernière position, malgré quelques fortes concentrations d’étrangers sur certains sites industriels, notamment à La Machine (Nièvre) durant l’entre-deux-guerres, du fait des besoins des houillères. Globalement, la Bourgogne est une région moyenne en métropole en terme de présence étrangère : en 1891, la Côte-d’Or et la Saône-et-Loire se placent respectivement par leur nombre d’étrangers en 35e et 45e position au sein des départements français. En 1926 et 1931, les quatre départements de la région ne sont présents ni dans les dix qui comptent le plus d’étrangers pour 10 000 habitants ni dans les dix qui en comptent le moins. Les grands courants migratoires Au XIXe siècle, l’immigration est quasi exclusivement européenne, composée surtout d’Allemands, d’Italiens et de Suisses et dans une moindre mesure de Belges. L’intervention de l’État dans le recrutement de la main-d’œuvre pendant la guerre de 1914-1918 provoque une extension des zones de provenance avec l’arrivée de Chinois, Maghrébins, Espagnols et Portugais. Durant l’entre-deux-guerres, la Bourgogne connaît une nouvelle poussée de l’immigration d’Europe du Sud (Italiens, surtout, ainsi qu’Espagnols et Portugais) et d’Europe de l’Est (Polonais en majorité, Tchécoslovaques, Russes et Yougoslaves). L’immédiate après-guerre est marquée par une nouvelle vague de migrants italiens, espagnols et algériens, suivie, dans les années 1970, par une arrivée massive de Portugais et de Marocains qui représentent, depuis le début des années 1980, les deux plus grosses composantes étrangères de la région. Le dernier courant notable est l’immigration turque qui s’accroît progressivement après 1970. 115 116 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Une répartition inégale sur le territoire bourguignon Le déploiement de chacune de ces migrations n’est pas uniforme, la Bourgogne, région administrative, n’ayant pas d’unité économique. Au XIXe siècle, les Suisses, par exemple, se dirigent surtout vers la Côte-d’Or et les Belges vers l’Yonne. Durant l’entre-deux-guerres, Russes et Chinois se concentrent en Saône-et-Loire du fait de l’emploi procuré par les usines Schneider. Au début des années 1920, ce département est ainsi le premier en France en terme de présence chinoise. Durant les deux dernières décennies du XXe siècle, les Marocains résident surtout en Côted’Or et dans l’Yonne, moins en Saône-et-Loire, alors que les Algériens demeurent au contraire relativement nombreux dans ce dernier département. Citons encore durant cette période l’exemple des Tunisiens qui s’établissent en grande majorité en Saône-et-Loire et plus précisément à Chalon-sur-Saône. Une immigration de travail C’est pour travailler et compenser le manque de bras dans l’agriculture et l’industrie que, pendant tout le XIXe siècle et une grande partie du XXe siècle, des étrangers arrivent dans la région. L’histoire de l’immigration ne peut donc se détourner de l’étude des mondes agricole et industriel et vice versa. En matière industrielle, il faudrait pouvoir comparer les stratégies de recrutement des entreprises, à l’instar de la recherche de David Peyceré sur les houillères de La Machine(1), et étudier les rapports qu’elles entretiennent avec les autorités et notamment leurs réactions quand les politiques de restriction du marché du travail sont trop fortes (années 1930, par exemple). Aussi bien d’ailleurs les gros établissements industriels comme Schneider au Creusot (devenus SFAC après 1945 puis Creusot Loire), les houillères de Blanzy, l’usine Montbard-Aulnoye (devenue Vallourec en 1957), que les entreprises plus modestes, briqueteries, tuileries, verreries, sucreries, scieries, carrières de pierre et autres qui parsèment le territoire bourguignon et dont beaucoup disparaissent après 1945. C’est pourquoi nous avons voulu citer dans l’étude un grand nombre d’entreprises ayant eu recours à la main-d’œuvre étrangère(2). En comparant le recrutement de quelques-unes, nous n’avons pas décelé de stratégie d’ensemble du patronat local, d’où des effectifs étrangers qui peuvent varier fortement d’une entreprise à une autre en fonction des contextes socioprofessionnels locaux. Dans les années 1870, les houillères de Blanzy se ferment par exemple aux ouvriers étrangers à la suite des protestations anti-italiennes de 1867, tandis que, à I hommes & migrations n° 1278 quelques kilomètres, au Creusot, les établissements Schneider se tournent massivement vers la main-d’œuvre transalpine avant d’interrompre à leur tour, provisoirement, ce recrutement avec la crise du début des années 1880. Ces stratégies de recrutement distinctes – qui expliquent aussi les différences de composition interne de la main-d’œuvre étrangère – peuvent concerner une même branche industrielle. Dans la métallurgie côte-d’orienne au début des années 1920, Montbard-Aulnoye utilise, notamment, une filière algérienne, ce qui ne semble pas être le cas de la Somua à Montzeron ni même de Pétolat à Dijon. En revanche, Montbard-Aulnoye et Pétolat se tournent conjointement vers les travailleurs russes. Les statuts des migrants Progressivement, la main-d’œuvre étrangère se prolétarise : vers le milieu du e XIX siècle, les ouvriers étrangers, allemands, suisses et même italiens sont pour une bonne part artisans ou travailleurs d’usine qualifiés (dans la métallurgie notamment) ; mais ils seront progressivement supplantés par une masse d’ouvriers et d’ouvrières peu ou pas qualifiés, arrivant par vagues, notamment durant les années 1920 et la période 1950-1970. Ceci ne doit pas occulter le fait qu’une frange de l’immigration est composée d’entrepreneurs, souvent anciens ouvriers : Allemands, Suisses et Italiens au XIXe siècle, notamment en Côte-d’Or, Italiens encore durant l’entre-deux-guerres, œuvrant surtout dans le bâtiment et l’exploitation du bois, Portugais et Turcs à la fin du XXe siècle, dans le bâtiment. Le commerce attire également quelques étrangers, comme l’illustrent ces Espagnols de Côte-d’Or tenanciers d’épiceries et de cafés durant l’entre-deux-guerres. Ces patrons, dont une grande part demande rapidement la naturalisation, jouent souvent un rôle dans la présence locale des ouvriers étrangers. Soit parce qu’ils recrutent directement des travailleurs dans leur région de naissance soit parce qu’ils accueillent des ouvriers compatriotes au cours de leur périple professionnel en France. La question du déplacement Au XIXe siècle et même durant l’entre-deux-guerres, une partie seulement de la masse d’étrangers qui vient travailler dans la région choisit d’y demeurer. Les autres la quittent après un séjour plus ou moins long pour se diriger vers les pôles parisien et lyonnais, vers d’autres aires urbanisées comme l’agglomération grenobloise ou 117 118 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I encore vers des sites industriels, des carrières ou des chantiers éloignés des villes, attirés par les “lumières” des grandes villes, les salaires plus élevés et les concentrations de compatriotes. À cela, il faut ajouter les retours vers les pays de provenance, accentués par les grandes crises économiques et sociales, les conflits internationaux et l’intervention de l’État dans la protection du travail national. On peut à ce sujet distinguer quatre moments de reflux ou de stabilisation : les années 1848-1850, 1890-1915, 1930-1940 et le tournant du XXe siècle, après 1975. Ces crises provoquent des départs mais elles entraînent aussi, dès 1848, un besoin de protection qui se traduit par une hausse des demandes de naturalisation. Les ouvriers étrangers, notamment les célibataires, sont particulièrement mobiles, surtout en période de manque de main-d’œuvre. Il faudrait mieux connaître, en s’aidant par exemple des diverses pièces d’identité qui indiquent les lieux de destination ou en comparant des registres du personnel, les pratiques et les logiques circulatoires des travailleurs étrangers, les circuits qu’ils empruntent, les relais dont ils disposent. Nous avons mis en lumière durant l’entre-deux-guerres des fractions de circuits concernant des manœuvres de l’industrie ou des bûcherons : par exemple entre des entreprises de Montbard, Venarey-Les Laumes (Côte-d’Or) et les carrières de l’Yonne (manœuvres italiens). Mais ces circuits s’effectuent souvent à l’échelle de la France entière : par exemple, durant l’entre-deux-guerres, entre Montbard et Vénissieux dans le Rhône (manœuvres espagnols ou algériens) ou bien entre les mines de La Machine et les mines de la Loire (manœuvres marocains) ou celles de Faymoreau en Vendée (mineurs polonais). Il semble à ce sujet que certains gros sites industriels qui connaissent un fort taux de rotation de main-d’œuvre étrangère jouent un rôle de plaque tournante : des travailleurs étrangers s’y rendent dans l’objectif d’y trouver un emploi provisoire ou de régulariser leur situation… C’est le cas des mines de La Machine ou de Montbard-Aulnoye, pour les Maghrébins notamment. Cette mobilité ouvrière est souvent un handicap pour les entreprises. Durant l’entre-deux-guerres, pour essayer de fixer les travailleurs, en tout cas ceux considérés comme les plus fiables, et créer une émulation au sein du personnel, des entreprises interviennent auprès des autorités en faveur de l’introduction de certaines familles d’ouvriers étrangers (Polonais, Russes…). L’habitat des populations étrangères La grande diversité des formes de logements fait apparaître soit une concentration soit une dispersion des migrants étrangers dans l’espace. Les hôtels et cafés dans les villes et les communes industrielles sont utilisés durant les XIXe et XXe siè- I hommes & migrations n° 1278 Bidonville de la Charmette, 1971, Archives de la ville de Dijon, fonds Guy Geoffroy © Archives municipales de Dijon cles par nombre d’ouvriers célibataires. À partir de la guerre de 1914-1918, au Creusot, à Vonges, à Montbard…, des entreprises privées ainsi que l’État érigent des “cantonnements” et de vastes dortoirs d’usine à destination des ouvriers célibataires. Ce système d’hébergement perdure jusqu’aux années 1950. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des foyers, de divers statuts, logent les étrangers, notamment la main-d’œuvre maghrébine. En ville ou près des sites industriels, les familles migrantes se tournent depuis le XIXe siècle vers les maisons qu’elles louent à des propriétaires locaux. Mais de véritables cités pour familles étrangères, surtout polonaises, voient aussi le jour durant l’entre-deux-guerres dans la région du Creusot et de Montceau-les-Mines. Sur d’autres sites industriels, comme Selongey (Côte-d’Or) dans les années 1950, les familles de travailleurs immigrés sont plus dispersées au sein des logements patronaux. Dans les années 1960, certaines vieilles bâtisses délabrées sont achetées et restaurées par des familles d’immigrés d’Europe du Sud à la lisière des villes ou dans des quartiers déshérités. Les plus pauvres se contentent de baraques, notamment dans la périphérie de Dijon (bidonville de La Charmette) ou à la campagne. À partir des 119 120 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I années 1960, ce sont les grands ensembles qui vont progressivement accueillir une partie des familles étrangères, notamment maghrébines : cités des Grésilles à Dijon, du Stade à Chalon-sur-Saône, de la Grande Pâture à Nevers, de la Résidence à Mâcon… Vers une intégration des populations étrangères Les hommes arrivent d’abord, faisant ensuite venir leur compagne et leurs enfants. Mais certaines migrations sont plus féminines que d’autres : les Suisses et les Allemands sous le second Empire ou encore les Polonais durant l’entredeux-guerres. Si de nombreux départs ont lieu, une partie de ces migrants se fixe durablement en Bourgogne. Sur le long terme, c’est un processus d’intégration, au-delà des différences de provenance, d’emploi ou de logement, qui se dégage de l’histoire des étrangers en Bourgogne. Mais cette intégration ne doit pas masquer que des protestations épisodiques contre les étrangers s’y déroulent depuis cent cinquante ans(3) et que des formes de ségrégation et de discrimination s’y maintiennent. Les producteurs de savoir sur l’immigration régionale La thématique de l’immigration manque de visibilité en Bourgogne et n’est pas relayée par la plupart des ouvrages historiques destinés au grand public, y compris ceux qui évoquent le travail et la diversité de la population(4). L’immigration ne fait pas partie de l’imagerie régionale dominante comme si elle n’avait joué aucun rôle sur le développement économique et industriel de cette région. Et pourtant, des savoirs existent que cette mission nous a permis de mieux cerner. Le monde universitaire et la recherche De 1945 à 2006, une trentaine de thèses, diplômes d’études supérieurs, maîtrises, masters, articles de revues scientifiques est consacrée à l’immigration ou à un aspect de l’immigration. Mais l’accroissement de cette production n’est pas linéaire. De l’après-guerre à 1979, les mémoires universitaires sur le sujet sont très rares (cinq au total), et les revues de recherche en sciences humaines de l’université de Bourgogne (économie et géographie) abordent peu cette question. Un accroissement sensible se fait jour entre 1979 et 1994, ces travaux étant menés principalement par des étudiants inscrits hors de Bourgogne (Paris et Lyon). Cet essor relatif, qui s’inscrit dans une croissance nationale des travaux scientifiques I hommes & migrations n° 1278 sur l’immigration, marque un élargissement des champs disciplinaires traitant des étrangers avec l’irruption de l’ethnologie, de la sociologie, de l’urbanisme et le renforcement de l’histoire au détriment de la géographie. Les années 1995-1999 voient un nouvel accroissement des productions universitaires, mais celles-ci sont cette fois majoritairement impulsées par des étudiants de l’université de Bourgogne. En l’espace de quatre ans, sept maîtrises y sont soutenues, en histoire principalement mais aussi en sociologie, sciences de l’éducation et psychologie, ce qui dénote une sensibilité croissante des enseignants et des étudiants à la thématique migratoire(5) qui se manifeste également par l’organisation de séminaires et journées d’études liées plus ou moins directement à ce sujet(6). Toutefois, l’immigration demeure peu présente dans les jeunes revues de recherche historique de l’université de Bourgogne. La période la plus récente enfin, les années 2000-2006, se traduit par une certaine stabilisation quantitative des travaux universitaires avec trois maîtrises et masters soutenus à l’université de Dijon, en histoire, LEA et sociologie, et un master à l’université Sorbonne-Nouvelle à Paris. L’Insee La première revue de la direction régionale de l’Insee, fondée en 1953 sous le titre Bulletin régional de statistiques, comprend des données quantitatives qui prennent très tôt en compte les étrangers. À partir de la fin de l’année 1970, la revue Dimensions économiques de la Bourgogne s’ouvre encore plus nettement à la thématique de l’immigration : au moins dix articles sont publiés entre 1972 et 1981. Significatif de cette préoccupation nouvelle, l’article de septembre 1977 intitulé “Bourguignons, qui êtes-vous ?” qui prend en compte l’immigration dans les caractéristiques fondant l’identité de la population régionale. On observe toutefois à partir des années 1980 un recul de la place accordée aux étrangers dans les publications de l’Insee Bourgogne, même si paraît en 2004, en partenariat avec le Fasild, un “Atlas des populations immigrées en Bourgogne”(7). Les écoles professionnelles Nous pensons ici surtout à l’Irtess Bourgogne (Institut régional supérieur du travail éducatif et social) établi à Dijon, dont les étudiants soutiennent souvent des mémoires en lien avec l’immigration, notamment sur la vie en foyer (structures municipales d’hébergement, CADA, CHRS…). Ces travaux ne sont certes pas des recherches sociologiques, mais ils peuvent contenir quelques éléments précieux sur l’histoire d’un foyer, des données chiffrées sur la population hébergée (nombre, ventilation par nationalités…), des extraits de témoignages oraux ou des reproductions d’articles de presse. 121 122 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La presse Au XIXe siècle, les articles consacrés aux étrangers en Bourgogne sont assez rares et sont publiés souvent à l’occasion d’événements particuliers, rixes, grèves, assassinats… La main-d’œuvre étrangère est également évoquée durant la Première Guerre mondiale, sous l’angle là encore de faits divers ou bien de l’exotisme (Chinois). Durant l’entre-deux-guerres, l’arrivée des réfugiés espagnols et les conditions de leur accueil donnent lieu à plusieurs articles sur fond d’opposition politique entre journaux de gauche et de droite. Après 1945, les étrangers sont de nouveau régulièrement évoqués soit sous l’angle statistique, à partir de données recueillies auprès des préfectures ou de l’Insee, soit à travers diverses enquêtes, relatives par exemple aux conditions de logement. En 1970, la presse locale et ses liens avec la presse nationale jouent un grand rôle dans la forte médiatisation de la mobilisation du curé de Trouhans (Côte-d’Or) en faveur des ouvriers turcs d’une filature textile. Au tournant du XXe siècle, les articles vantent souvent l’intégration des immigrés en Bourgogne à travers des portraits symbolisant la réussite professionnelle ou sociale ou des enquêtes comme celle proposée en mars et avril 2007 par Le Bien public à propos notamment des Portugais, Espagnols, Suédois et Marocains dans la région. Les associations Les savoirs historiques et mémoriels sur l’immigration produits par les associations sont quantitativement faibles et émanent de plusieurs types de structures. D’abord, les associations que l’on peut qualifier “d’étude locale”. Leur apport est ancien. Dès 1930, les éditions de la Physiophile, à Montceau-les-Mines, publient la recherche d’un érudit local sur les Polonais du bassin de Blanzy, le docteur Léon Laroche. Mais cette étude n’est pas suivie d’effet : durant tout le XXe siècle, on peut évaluer à moins d’une dizaine les articles consacrés aux étrangers publiés par les associations de ce type en Bourgogne. Ces rares travaux concernent en majorité les migrants européens et plus précisément les Polonais, réfugiés du XIXe siècle notamment. Depuis peu, toutefois, quelques autres structures se penchent sur les étrangers durant la Seconde Guerre mondiale. C’est le cas notamment de l’Arory (Association pour la recherche sur l’Occupation et la Résistance dans l’Yonne) qui a collecté quelques témoignages de résistants étrangers ou fils d’étrangers et qui a consacré une partie de son récent CdRom sur l’histoire de la Résistance aux camps d’internement de Saint-Maurice-auxRiches-Hommes et Saint-Denis-lès-Sens. Les Amis du Châtillonnais ont recueilli, quant à eux, en relation avec l’association Le Souvenir français, quelques témoignages et photos sur les tirailleurs sénégalais prisonniers des Allemands, travaillant dans les fermes locales durant la Seconde Guerre mondiale. I hommes & migrations n° 1278 On trouve ensuite des associations que l’on peut qualifier de socio-culturelles proposant des initiatives qui s’inscrivent davantage dans le champ mémoriel qu’historique. La démarche en effet laisse de côté le travail critique et la confrontation des sources et met l’accent sur la parole des immigrés dans une optique de renforcement local du lien social et du vivre ensemble. La Mère en Gueule, à Montceau-les-Mines, qui a pour objectif de valoriser l’histoire sociale du bassin minier par le théâtre, consacre ainsi en 2005 et 2006 deux numéros consécutifs de sa Gazette aux étrangers, à partir d’ouvrages historiques et d’extraits de témoignages d’habitants qu’elle a recueillis. Le Centre francophonie de Bourgogne, au Breuil, qui vise à faire connaître les hommes et les culLe Souvenir français, a engagé tures de l’espace francophone, effectue égaune action mémorielle d’ampleur lement une collecte de témoignages oraux concernant les étrangers en qui donne lieu à la publication d’un Bourgogne : raviver la mémoire ouvrage. La Maison de la Méditerranée, à des 12 soldats coloniaux Dijon, qui met en valeur l’espace méditerfusillés en juin 1940 à Châtillon-sur-Seine par ranéen et favorise le dialogue entre habiles soldats allemands. tants des deux rives, propose depuis 2007 de recueillir des témoignages et archives sur les habitants du bidonville des Charmettes à Dijon et les réseaux qui les ont soutenus. L’association Au jardin du savoir, à Sens, qui travaille au service des habitants du quartier HLM des Chaillots, recueille archives et témoignages sur le passé du quartier et tente de les restituer sous forme de Cd-Rom, opération inachevée à ce jour. Troisième groupe, les associations d’anciens combattants. Une seule pour le moment, Le Souvenir français, a engagé une action mémorielle d’ampleur concernant les étrangers en Bourgogne : il s’agissait de raviver la mémoire des 12 soldats coloniaux fusillés en juin 1940 à Châtillon-sur-Seine par les soldats allemands. Son action a permis l’érection d’un monument commémoratif sur la nécropole du cimetière de la ville en octobre 2006 et la pose d’une plaque sur l’église locale inaugurée le dimanche 22 juillet 2007. Quatrième groupe, les associations composées d’étrangers ou de personnes issues de l’immigration. À notre connaissance, celles-ci n’ont pas encore engagé de travail historique ou mémoriel sur la thématique des étrangers. Une exception toutefois, l’association de folklore polonais Warszawa à Dijon fondée en 1959. Un de ses membres, Jacques Miroz, publie en 1979, en relation avec l’Insee, une brochure sur l’histoire de l’immigration polonaise en Bourgogne. En 2004, le fondateur de l’association, Joseph-André Parczynski, publie à son tour deux ouvrages : un à caractère autobiographique sur son enfance de “petit Polak” à Dijon et un autre qui retrace l’histoire de son association(8). 123 124 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Citons enfin les associations d’aide aux étrangers comme l’ex-SSAE, dont la revue Accueillir a consacré en 1993 un précieux numéro aux étrangers en Bourgogne. Les initiatives individuelles Il s’agit d’initiatives extrêmement diverses, décidées et conduites au départ par une seule personne en dehors de toute structure – ce qui ne les empêche pas d’être parfois officiellement reconnues. Certaines combinent travail historique et volonté commémorative, comme cette recherche menée au début des années 2000 par un enseignant à la retraite d’Is-surTille sur le camp d’internement de Moloy en Côte-d’Or durant la Seconde Guerre mondiale, où ont été enfermés des Tziganes et quelques étrangers. Effectuée non sans mal selon son auteur en raison du mutisme de certains témoins et non encore publiée, elle a débouché sur la pose d’une plaque commémorative en 2005. D’autres s’inscrivent uniquement dans le domaine de la mémoire et de la volonté commémorative, comme l’action de M. Dillenseger, ancien militaire ayant participé à la Libération de Dijon, qui a proposé en 2004 d’inclure dans les cérémonies de commémoration du 60e anniversaire de la Libération de Dijon la pose d’une gerbe au “carré musulman” du cimetière de la ville devant les tombes de trois résistants musulmans fusillés le 31 juillet 1944. Citons encore les récits autobiographiques ou de biographie familiale effectués par des étrangers ou des enfants d’étrangers. Ignacio Catalan rend ainsi hommage dans son roman Luna Lunera aux habitants d’Arnay-le-Duc qui ont accueilli sa famille réfugiée d’Espagne en 1937-1938. Le développement d’Internet favorise également la diffusion biographique. Il peut s’agir de quelques éléments très limités comme ceux que Daniel Auduc, responsable politique du Parti socialiste à Montchanin, livre sur son blog à propos de son grand-père immigré portugais qui travailla en France comme bûcheron. Parfois, il s’agit de textes plus longs, comme celui de Pierre Ferrua, fils d’immigrés italiens et ancien chef d’entreprise qui évoque le milieu familial de ses parents en Italie, le départ, les conditions d’installation, le logement dans la région d’Épinac en Saône-et-Loire… La nécessaire confrontation des savoirs Les savoirs publics sur l’immigration en Bourgogne sont disparates et lacunaires. Les travaux universitaires et de recherche portent par exemple majoritairement sur les migrants européens : les Néerlandais sont ainsi étudiés à plusieurs reprises dans les années 1950, perçus comme modèle “d’immigration de valeur”, les I hommes & migrations n° 1278 Polonais de Saône-et-Loire maintes fois après 1980, les Italiens et Espagnols après 1994. En revanche, seules deux maîtrises sont consacrées aux Maghrébins, en 1985 et 1999, et aucune aux Chinois et aux Turcs. Cela ne signifie pas que toutes les migrations européennes sont observées : l’immigration portugaise notamment, la plus massive depuis les années 1970 dans la région, n’a encore donné lieu à aucune étude universitaire. La difficulté pour les chercheurs et étudiants réside d’abord dans le retard pris par l’histoire de l’immigration, dû à une certaine cécité des sciences sociales qui perdure en Bourgogne jusque dans les années 1980. Cela a occasionné une relative opacité de l’étude de l’immigration quant aux groupes, aux lieux de travail et de résidence, aux formes d’emploi, aux itinéraires, aux modes de logements… D’où des objets d’étude assez larges dans l’ensemble. Pour ne prendre que quelques exemples choisis au cours du XXe siècle, l’emploi massif des Espagnols et des Portugais dans le bûcheronnage depuis la guerre de 1914-1918 jusqu’aux années 1960 ou bien le recrutement de Marocains dans certains vignobles en Côte-d’Or ou dans la métallurgie à Saint-Florentin après 1970 ne sautent pas aux yeux. Pas plus que la reconversion professionnelle des Turcs dans le bâtiment dans la région de Saint-Jean-de-Losne dans les années 1980, la concentration des Tunisiens dans les cités HLM de Chalon-sur-Saône… Ajoutons à cela une certaine forme de distance sociale et culturelle de l’étudiant qui, en matière d’histoire contemporaine de l’immigration, peut accentuer les difficultés de recherche pour rencontrer par exemple des témoins ou pour communiquer avec eux. Notons toutefois que cette distance arrive à être partiellement réduite par le fait que les étudiants de Bourgogne qui travaillent sur l’immigration depuis les années 1980 sont souvent eux-mêmes enfants ou petits-enfants de Polonais, Italiens, Espagnols et Maghrébins(9). Ces savoirs produits sur l’immigration à l’université sont incontournables mais ils ne se suffisent pas à eux-mêmes et doivent être confrontés à d’autres pôles de connaissances. L’immigration à Mâcon n’est par exemple abordée que dans une étude de 1979 publiée par l’Insee sur l’économie de la ville(10). La population étrangère des foyers est étudiée surtout par les éducateurs spécialisés qui y travaillent ou y effectuent des stages. Les Turcs à Mâcon n’ont donné lieu qu’à une seule recherche, émanant d’une association parisienne… Cette confrontation concerne également les démarches : la recherche historique à finalité scientifique et l’action mémorielle à finalité commémorative ou sociale peuvent être complémentaires même si, répétons-le, elles se situent dans des champs différents. Si l’histoire peut engendrer une action mémorielle, elle peut tout aussi bien être stimulée par elle. La commémoration depuis peu des 125 126 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Maghrébins exécutés par les Allemands en juillet 1944 à Dijon met par exemple en lumière le besoin de recherche historique sur ce sujet. Or, il manque en Bourgogne une structure de recherche qui puisse, tout en travaillant sur ses propres axes scientifiques, se situer à l’interface des producteurs de connaissances. Cette structure serait à même de stimuler de nouvelles études, de confronter et relayer les savoirs produits, d’offrir des éléments de méthodologie, de faciliter l’accès aux données… À l’issue de la mission commanditée par l’Acsé, un petit groupe de chercheurs et d’étudiants de l’université de Bourgogne s’est organisé en ce sens au début de l’année 2008 et a fondé le Gremib (Groupe de recherche sur les migrations en Bourgogne) avec, comme premier objectif, la mise ■ en place d’une plate-forme multimédia documentaire en ligne. Notes 1. David Peyceré, “Les mineurs étrangers en France entre les deux guerres : l’exemple de La Machine (Nièvre) de 1913 à 1940”, thèse, École nationale des chartes, 1988. 2. Malheureusement, il faut reconnaître que les archives d’entreprise de la région ont pour une grande part disparu. 3. Protestations qui vont des manifestations et grèves sur les chantiers de travaux publics et les carrières de pierre au XIXe siècle au vote d’extrême droite à la fin du XXe siècle. 4. Voir par exemple, Côte-d’Or. Lumière de Bourgogne, Bonneton, Paris, 1997. 5. Ces travaux ont été facilités, en matière de repérage archivistique, par un guide des sources réalisé par l’auteur de ces lignes et publié en 1996 par l’association Génériques sous forme de numéro spécial de la revue Migrance. 6. Citons notamment la journée d’étude “L’accueil des étrangers, l’hospitalité en question” organisée par Serge Wolikow au cours de l’année universitaire 1993-1994 ; le séminaire de DEA organisé en 1998-1999 par Francis Ronsin intitulé “Étrangers, nationaux, intégration”. 7. Notons en outre que l’Insee aborde souvent la question migratoire à partir de la notion d’“immigré”, ce qui pose un problème dans la comparaison des données statistiques du point de vue historique. 8. Parczynski Joseph-André, Warszawa en Bourgogne, Dijon, Association culturelle franco-polonaise, Clea, 2004 9. Ils ne motivent pas tous de la même façon leur choix. Remarquons également que le fait pour un étudiant d’être “issu de l’immigration” n’atténue pas forcément les incompréhensions lors d’entretiens. Voir les commentaires de Gérald Contini sur sa propre expérience, “Contribution à l’histoire de l’immigration. Les Italiens en Bourgogne (1870-1945)”, maîtrise, université de Bourgogne, 1999, p. 120. Il faudrait en outre se demander si, dans la région, l’absence de travaux universitaires sur les immigrés portugais n’est pas liée à la moindre représentation universitaire des jeunes issus de cette immigration. 10. Pierre Audibert, “Mâcon. La croissance menacée”, in Dimensions économiques de la Bourgogne, n° 10, juillet-août 1979. I hommes & migrations n° 1278 127 128 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Faire l’histoire de l’immigration en région Centre : un début Par Sylvie Aprile, professeure d’histoire contemporaine, université Lille-III et Odris. Et l’équipe : Pierre Billion et Hélène Bertheleu. Groupe de trois Polonaises chez Pierre Laurentie, 1928, fonds Louis Clergeau © Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy - Archives départementales de Loire-et-Cher De par sa faiblesse numérique, sa dilution géographique, son caractère rural – où l’importance des femmes est à souligner –, la diversité de ses flux, l’immigration en région Centre est, somme toute, assez atypique et son histoire reste à faire. I hommes & migrations n° 1278 Au recensement de 1999, la région Centre se plaçait, avec 121 000 immigrés, au 10e rang de l’ensemble des régions françaises, loin certes derrière l’Île-de-France, Rhône-Alpes ou la région PACA, mais néanmoins parmi les régions accueillant un nombre croissant d’immigrés. Cette situation diffère de celle des régions qui entourent le Centre et qui présentent un pourcentage d’immigrés beaucoup moins important. Peu visible et méconnue, l’immigration des années 1960 à 1980 a cependant contribué fortement, en région Centre, à la progression de la population régionale totale (croissance de 31 % entre 1962 et 1999). Les caractéristiques récentes recoupent les caractéristiques nationales : une immigration de maind’œuvre, mixte en raison du regroupement familial, surtout installée en ville, où le poids des populations venues du Maghreb et de Turquie progresse. La région est touchée également par les problèmes actuels des banlieues et du racisme, Dreux ayant même, pendant la décennie 1980, fait figure de ville emblématique du “malaise français”. Spécificités socio-économiques de la région et pluralité des situations locales Ni région frontalière ni région polarisée par une grosse métropole régionale, la région Centre, sans réelle unité culturelle et économique, présente une diversité de bassins de vie et d’emploi qui laissent présager d’une diversité des trajectoires socioprofessionnelles : l’immigré n’y est pas systématiquement un ouvrier de l’industrie, même s’il réside aujourd’hui en ville, mais un salarié agricole, et souvent une femme. Certaines nationalités sont aujourd’hui fortement représentées en région Centre, comme les Portugais, les Marocains et les Turcs, sensiblement plus nombreux parmi les immigrés en région Centre que dans les autres régions. Cette présence témoigne à la fois des structures classiques de l’emploi et du logement des immigrés mais aussi de migrations organisées et d’une industrialisation plus récente. Ces fortes concentrations dans un ensemble migratoire numériquement modeste donnent une dimension particulière à l’habitat et à la mémoire de l’immigration dans la région. Comme on le voit, une approche purement comptable ne permet pas de saisir la diversité et l’impact de l’immigration. Ces quelques données permettent de comprendre que l’immigration, qui ne constituait pas un élément clé de l’histoire d’une région plutôt perçue comme le “berceau de la France”, soit une histoire en chantier. Au fil d’une approche chronologique des quatre vagues migratoires qu’a connues la région au cours des deux derniers siècles, ce sont les contextes locaux et leurs différentes dimensions éco- 129 130 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I nomiques et professionnelles, urbaines et résidentielles, politiques et sociales qui permettent d’aborder l’analyse des représentations sociales de l’étranger et des relations interethniques entre les différentes collectivités immigrées ou minorités d’une part, et les nationaux, le groupe majoritaire, les “établis” constitutifs de la société dite d’accueil ou d’installation, d’autre part. La demande mémorielle croissante au cours des deux dernières décennies, basée sur un secteur associatif actif, est largement nourrie par ces spécificités régionales : caractère tardif des migrations, longue invisibilité des migrants et des migrantes, volonté de patrimonialisation au moment où les hommes comme leurs lieux de vie et de travail se transforment ou disparaissent. Diversité des flux migratoires Dès le XIXe siècle, la région est caractérisée par la diversité des flux migratoires qui n’ont jamais connu une origine unique. Russes, Arméniens, Chinois, Polonais, Espagnols, Portugais, Italiens, Américains, Maghrébins, Turcs, ces courants migratoires, envisagés sur le temps long de 1789 à aujourd’hui, présentent deux caractéristiques originales qui peuvent être d’emblée relevées : une tradition de migrations forcées (carlistes et émigration polonaise au XIXe siècle, réfugiés espagnols pendant et après la guerre civile durant les années 1930, présence de camps d’internement), une immigration rurale peu visible à double titre car agricole et féminine (surtout durant l’entre-deux-guerres avec l’arrivée de jeunes femmes polonaises, mais aussi, plus récemment, avec l’emploi de Turcs dans la sylviculture et le maraîchage). Le contexte urbain est lui-même divers, et ne concerne pas seulement les grandes villes et leur périphérie mais aussi la rurbanisation et les petites villes. 1850-1918 : de l’immigration politique à une immigration de travail encore modeste Dès le début XIXe siècle, émergent un certain nombre de réalités et de représentations pérennes de l’immigration dans la région. Cette implantation est liée à la situation régionale : éloignée des frontières et distante de la capitale. Trois caractéristiques migratoires sont ainsi déjà identifiables : une origine variée (carlistes espagnols et réfugiés polonais), une migration socialement clivée (des élites souvent aisées, parfois célèbres, et des travailleurs et travailleuses anonymes), une organisation et une gestion de l’immigration contrainte qui posent, dès ses origines, les questions qui sont au cœur des processus migratoires, celles de l’accueil, de l’assistance et de l’emploi. I hommes & migrations n° 1278 L’accueil des réfugiés espagnols et polonais L’accueil fut à la fois chaleureux et prudent. L’Indre est un des départements récepteurs des carlistes qui affluent à partir de novembre 1833, à Châteauroux. Mais c’est surtout l’émigration polonaise qui retient plus durablement l’attention, car elle a laissé plus de traces. L’arrivée des réfugiés polonais se situe, pour l’essentiel, à partir de 1832 – au lendemain de l’insurrection manquée de 1830 et de sa répression par l’armée russe. Elle est suivie par des vagues successives en 1840 et en 1863. Ces réfugiés – opposants au régime tsariste – appartiennent pour l’essentiel à la noblesse et à la bourgeoisie intellectuelle polonaises. L’administration française institue des dépôts pour ces émigrés qui reçoivent une subvention pour leur permettre de vivre en attendant de trouver un travail. Quelques personnalités célèbres ont permis de garder la trace de cette première émigration polonaise, comme le comte Branicki qui devient le propriétaire du château de Montrésor (Indre-et-Loire) et des terres situées dans les environs, incarnant à la fois la figure du propriétaire local, du généreux châtelain et de l’exilé fidèle à son pays. Un nombre pourtant très faible d’immigrés L’apport numérique est toutefois très faible et les chiffres continuent à être modestes jusqu’à la Première Guerre mondiale : la région compte en 1886 seulement 6 625 étrangers. À titre de comparaison, les seuls départements des Bouches-duRhône et du Nord comptent à l’époque, respectivement, 45 609 et 153 524 étrangers, le département frontalier des Ardennes 19 868. Loin des frontières et souvent éloignés des grands centres industriels, les départements qui constitueront la région Centre sont peu touchés par l’arrivée des vagues migratoires liées à l’industrialisation. Au regard d’autres régions françaises plus attractives, les créations industrielles – souvent situées en milieu rural – et la construction urbaine sont ici alimentées par la seule main-d’œuvre locale et l’exode des bassins ruraux avoisinants. Les secteurs d’activité privilégiés Les analyses statistiques et la cartographie mettent en évidence un fort clivage ville/campagne par le développement d’une forme d’immigration de services (domesticité urbaine féminine de nurses et gouvernantes, masculine de cochers puis de chauffeurs). La présence dans des villes moyennes – comme Chartres, Dreux, Bourges – de nombreuses et anciennes communautés religieuses accentue encore cette présence urbaine et féminine. Les chantiers des chemins de fer ont été l’une des premières formes d’encadrement et d’organisation de la main-d’œuvre étrangère par des entrepreneurs, parfois euxmêmes étrangers. On peut relier à ces chantiers ferroviaires de la fin du XIXe siècle 131 132 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I les entreprises du bâtiment italien comme celle des Novello, dont les nombreuses ramifications témoignent du dynamisme. L’analyse réalisée à partir des recensements et des dossiers individuels de naturalisation permet, également à une échelle numériquement négligeable, de souligner l’importance du chantier comme lieu de construction de l’identité des immigrés. D’autres types de chantiers comme celui du barrage d’Éguzon, projet d’électrification d’intérêt national, ont nécessité la venue d’une main-d’œuvre étrangère nombreuse entre 1916 et 1926. La cité créée alors pour loger les ouvriers rassemble jusqu’à 1 500 étrangers originaires d’Europe, d’Afrique et d’Asie, soit l’équivalent de la population d’Éguzon même. Une certaine hostilité envers les populations étrangères La période de la guerre entraîne une présence et une gestion spécifiques des migrants. On note, en région Centre comme dans tout le territoire français, le développement de la méfiance et de la surveillance vis-à-vis des étrangers, surtout des Allemands et des nomades. Les zones rurales, déjà largement tributaires avant la guerre de main-d’œuvre saisonnière, étrangère au département, souffrent d’un fort déficit. C’est surtout le cas du département de l’Eure-et-Loir, étudié par JeanClaude Farcy, où la grande exploitation qui fait traditionnellement appel à une main-d’œuvre saisonnière se tourne vers des travailleurs étrangers venus essentiellement et de façon provisoire de Tunisie. La position centrale du Cher explique par ailleurs la présence de nombreuses usines dont la production augmente durant la guerre et qui nécessite un apport de main-d’œuvre. En 1916, Vierzon accueille environ 400 coloniaux et 100 Chinois sont à Mehun-sur-Yèvre en 1918. Cette présence étrangère est largement commentée dans la presse locale. Elle provoque quelques réactions d’hostilité et, surtout, une surveillance policière accrue dans un cadre réglementaire qui s’intensifie. 1918-1945 : une présence plus forte, des empreintes mémorielles plus vives C’est dans l’entre-deux-guerres que la présence historique et la mémoire de l’immigration sont les mieux connues. On note, en effet, en premier lieu une croissance très forte dès la fin de la Première Guerre mondiale et qui atteint son apogée en 1936. Plus importante, l’immigration a bénéficié de l’intérêt des chercheurs, non sans une certaine fragmentation et un émiettement. On doit néanmoins souligner l’apport, à la fois à l’histoire régionale et à la méthodologie concernant l’étude des trajectoires sociales et géographiques de lignées d’immigrés entrées dans le département du I hommes & migrations n° 1278 Groupe de noce de Tchécos chez Mr P. Laurentie, 1933, fonds Louis Clergeau © Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy / Archives départementales de Loire-et-Cher Cher, de la thèse de Philippe Rygiel. Le développement d‘un centre de recherche et d’associations mémorielles sur les camps permet aussi une connaissance et une diffusion plus large des sources et des témoignages. Développement de l’industrie et afflux de main-d’œuvre : l’exemple des usines de Rosières et Hutchinson Si elle reste marquée par le maintien d’une activité rurale prédominante, l’immigration est aussi étroitement liée au développement des entreprises, lieu de travail et de résidence, qui vont faire appel aux migrants : Hutchinson et Rosières, pour ne citer que les plus célèbres… Spécialisée au début du siècle dans l’émaillage et la fonte, puis la fabrication des cuisinières, l’usine de Rosières voit le nombre de ses ouvriers s’accroître dans les années 1920. Ce sont près de 3 000 Polonais qui sont recrutés en l’espace de dix ans. L’entreprise dispose d’un réseau d’embauche directement implanté dans le pays d’origine. La démographie locale s’en trouve bouleversée : en 1929, plus de la moitié de la population du village de Rosières est polonaise. À l’usine, les consignes sont affichées dans les deux langues. Un tel changement requiert de nouveaux logements, ce qui sera fait avec la construction de 190 logements supplémentaires. 133 134 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I L’histoire de Châlette-sur-Loing est similaire car l’origine en est l’implantation d’une entreprise industrielle, une usine de caoutchouc, fondée en 1851, ellemême d’origine étrangère puisque son fondateur est l’Américain Hiram Hutchinson. Les besoins de main-d’œuvre créent un pôle migratoire atypique, la principale population ouvrière étant inattendue : des Russes, des Ukrainiens et des Chinois. L’arrivée des Russes et des le dirigeant chinois Deng Xiaoping vint travailler Ukrainiens résulte des relations entretequelques mois avec d’autres nues par la femme du directeur de l’usine étudiants travailleurs Hutchinson avec les milieux tsaristes. La dans cette même usine présence ukrainienne s’est maintenue jusHutchinson, Montargis qu’à aujourd’hui, notamment à travers les devenant au début églises (Saint-André et Sainte-Olga) et la des années 1920 une sorte création des compagnies de danse (les balde berceau politique de la Chine nouvelle. lets Zaporogues et les ballets Hopak). À ces deux groupes s’est ajoutée une communauté arménienne, conservant elle aussi une forte identité à travers un véritable quartier à la Folie, dénommé la “Petite Arménie”. Il se trouve, par ailleurs, que le dirigeant chinois Deng Xiaoping vint travailler quelques mois avec d’autres étudiants travailleurs dans cette même usine Hutchinson, Montargis devenant au début des années 1920 une sorte de berceau politique de la Chine nouvelle. Une répartition territoriale diffuse et contrastée La présence des immigrés reste diffuse et contrastée : à ces quelques pôles industriels s’ajoute la migration dans le monde rural pour les travaux agricoles et deux autres domaines, souvent négligés : l’exploitation forestière et “l’usine aux champs”, c’est-à-dire la constellation de petites entreprises en milieu rural comme les usines de chaux. À Issoudun, par exemple, la fonderie du Pied-Selle emploie et loge des travailleurs étrangers. Ses besoins la conduisent en 1931 à créer une petite cité ouvrière (29 Français sur 215 personnes logées). Une spécificité régionale : l’important nombre de femmes parmi les migrants agricoles Récemment analysée par l’historien Ronald Hubscher comme un des éléments majeurs de l’histoire de l’immigration française et de la vie des campagnes dans l’entre-deux-guerres, la situation des migrants agricoles est une des spécificités longtemps oubliée et encore méconnue de l’histoire régionale. Puisque la main-d’œuvre est toujours nécessaire, mais les rémunérations restreintes, on recrute de plus en plus I hommes & migrations n° 1278 de femmes qui “accomplissent un travail d’homme pour un salaire de femme”. Leur venue est souvent de courte durée, un contrat d’un an renouvelable. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres arrivées féminines (femmes mariées qui rejoignent leurs époux), ici, l’arrivée massive des femmes n’est pas le signe d’une stabilisation et d’un enracinement de l’immigration. En décembre 1928, est créé le comité d’aide et de protection de ces femmes immigrantes. Son inspectrice, Mme Duval, très zélée en Indre-et-Loire, a laissé un volumineux ensemble de comptes rendus sur son activité dès 1930 et une correspondance fort précieuse où elle juge sans aménité le rapport entre patrons et ouvrières jusqu’en 1938 ; 1 592 lettres ont ainsi été reçues par Jeanne Duval et 1 601 envoyées. Elle délaisse souvent le ton purement administratif pour dénoncer les formes d’exploitation spécifiques de ces femmes vulnérables et isolées qui défendent leur corps et prennent parfois aussi en main leur destin. Des élites étrangères attirées par la douceur des bords de Loire La région reste aussi une zone d’attraction pour les élites étrangères attirées par la “douceur des bords de Loire”. Cette image d’un certain cosmopolitisme des bords de Loire donne un éclairage, certes très minoritaire, mais pas aussi anecdotique qu’on pourrait le croire : il correspond à une image traditionnelle et pérenne de l’attraction exercée par la région sur les élites étrangères. Ceci explique que la politique gouvernementale de contingentement soit un semiéchec ou reste en deçà des espérances de ses promoteurs et des agents. Ceci ne tient pas à une plus ou moins grande mansuétude des autorités mais aux particularités économiques de la région. Le retour d’une immigration politique : les modalités d’accueil Avec l’arrivée des réfugiés espagnols, la région renoue avec l’immigration politique. L’accueil de ces réfugiés, et surtout des civils, obéit à des nécessités quelque peu contradictoires : aux préoccupations prioritaires du maintien de l’ordre se mêlent les difficultés liées aux frais de transport et d’hébergement loin de la frontière. Dès le début du mois de novembre 1934, les premiers réfugiés catalans arrivent à Orléans. Les modalités d’hébergement et d’aide varient de l’atomisation à la concentration. En février 1939, le Loiret devient une véritable terre d’accueil. Réunis tout d’abord dans la salle du Campo Santo, ils sont ensuite transférés dans l’usine désaffectée de la verrerie des Aydes. Montargis accueille aussi des réfugiés espagnols. En 1940, le gouvernement de Vichy supprime les centres d’accueil de réfugiés. De nombreux Espagnols réussissent néanmoins à se maintenir dans les zones rurales qui manquent de main-d’œuvre. Plusieurs familles d’agriculteurs les ont ainsi sauvés de l’expulsion et par là même d’un destin tragique. L’histoire de 135 136 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Polonaise et deux Ukrainiens de la Pastourellerie, 1925, fonds Louis Clergeau © Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy / Archives départementales de Loire-et-Cher la région est aussi marquée par la création d’autres camps d’internement de populations juives étrangères (Beaune-la-Rolande, Pithiviers). S’y ajoutent les trois centres de rassemblement pour étrangers du Loiret (les Aydes, à Orléans, à Saint-Jeande-la-Ruelle et Cepoy) et le camp de Jargeau où ont été internés les Tziganes. Le Cercil (Centre de recherche et de documentation sur les camps d’internement et la déportation juive dans le Loiret) a depuis une vingtaine d’années établi et transmis la mémoire de ce lieu. Tout cela constitue un passé qui n’appartient pas à la seule région Centre et l’intègre aux grands lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. 1946 - 1973 : une présence limitée et encore méconnue La région rejoint, durant cette période, la situation nationale avec ses vagues migratoires – portugaise et maghrébine – et leur installation durable dans les centres industriels et urbains. Deux caractéristiques distinguent cependant la région : la présence et la demande demeurent fortes dans le monde rural et l’industriali- I hommes & migrations n° 1278 sation n’entraîne pas, dès l’après-guerre, les bouleversements urbanistiques et sociaux que l’on peut constater ailleurs. Ainsi, au recensement de 1954, les deux principales nationalités que sont encore les Polonais et les Espagnols ne travaillent pas, loin s’en faut, dans le seul secteur du bâtiment, en pleine expansion dans cette période de reconstruction. Les migrants urbains continuent à investir comme à la période précédente les centres-villes dégradés. Le vieux Tours comme le cœur d’Orléans restent les lieux majeurs de chaînes migratoires et de situations de transit. La venue d’une partie des Algériens se fait par l’intermédiaire de la section tourangelle de l’Association des musulmans nord-africains (AMNA), dissoute pendant la guerre et qui renaît en 1945, installée dans un café du centre-ville. Ils constituent une main-d’œuvre flottante et leurs perspectives d’emploi dans la grande industrie sont faibles. Compte tenu de cette configuration de l’emploi, les séjours des Algériens en Touraine sont assez courts, quelques mois en moyenne. En situation précaire, ils s’installent dès 1945 pour l’essentiel dans le centre de la ville en ruine, et vont y conserver longtemps des lieux d’hébergement et de sociabilité, notamment dans le quartier des Halles. La présence américaine : entre fascination et exaspération L’originalité de l’après-guerre tient à la présence américaine et à ses bases militaires. S’ils sont restés assez repliés sur eux-mêmes, les Américains ont cependant marqué l’histoire de Châteauroux et d’Orléans dans les années 1950 et au début des années 1960. Les résultats du recensement de 1962 montrent bien, d’ailleurs, l’impact numérique de leurs bases, les Américains représentant plus de 58 % des étrangers du département de l’Indre (4 524 ressortissants sur 7 757 étrangers au total). Dans le Loiret, les 7 592 Américains atteignent 41,2 % de la population étrangère du département. Les cités américaines constituent alors un monde à part qui fascine certains et exaspère les mal-logés de l’après-guerre. Nouvelle répartition des nationalités Entre 1962 et 1975, la région enregistre peu à peu des arrivées venant compenser la pénurie de main-d’œuvre liée à un exode rural tardif. En 1962, un peu plus de 64 000 immigrés résident dans la région, ce qui reste limité comparativement à d’autres contrées plus industrielles : les immigrés représentent 3,3 % de la population régionale. La répartition par origine géographique s’est profondément modifiée : les vagues d’immigration en provenance du Maghreb succèdent à celles qui sont venues du sud de l’Europe. Depuis 1968, la part des immigrés d’origine européenne n’a cessé de diminuer, avec quelques nuances : les flux en provenance de l’Italie décroissent dès 1962, alors que les Espagnols ont continué à venir s’installer dans la région jusqu’en 137 138 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I 1968. À cette date, les Portugais constituent la colonie étrangère la plus importante d’Indre-et-Loire, devant les Espagnols et les Algériens. Grâce aux travaux de la sociologue Françoise Bourdarias, on connaît les conditions de vie des migrants à Tours au début des années 1970, et l’on entrevoit la manière dont la société tourangelle les a accueillis pendant les décennies 1960 et 1970. Bien que derniers arrivés et confrontés à des conditions de vie précaires eux aussi, les migrants portugais échappent néanmoins aux préjugés coloniaux et postcoloniaux que l’actualité de l’époque nourrit abondamment à l’égard des ressortissants algériens. L’attention portée aux immigrés passe désormais aussi par le logement pour dénoncer l’insalubrité et la précarité de l’habitat qui leur est dévolu. L’habitat “clandestin” se concentre ici dans les maisons vétustes et abandonnées des hameaux. Les migrations portugaises et marocaines continuent également à fournir une main-d’œuvre agricole notamment pour la récolte et le binage des betteraves à sucre qui alimentent les sucreries d’Artenay et de Sandillon. Le travail est saisonnier : en 1969, sur 203 étrangers employés entre mai et novembre dans le Loiret, 45 sont marocains et 157, portugais. Depuis 1970 : l’immigration fait partie de l’histoire régionale La politique d’aménagement du territoire des années 1950 visant à corriger le déséquilibre entre la région parisienne et son environnement s’est résumée à une politique de déconcentration des activités industrielles qui a transformé les villes environnantes en “ateliers de la région parisienne”, notamment dans l’Eure-etLoir et le Loiret. Les années 1970 sont ainsi des années fastes pour l’économie orléanaise. La décentralisation proposée par le gouvernement et le patronat trouve un terrain propice dans cette ville de 110 000 habitants au carrefour de la Beauce, de la Sologne et du Berry, à une heure de train de Paris et dont l’industrialisation n’avait pas connu l’essor d’autres villes de la grande couronne. La main-d’œuvre va donc s’installer à la périphérie, près de la zone industrielle. La situation est similaire pour toutes les villes de la région situées à une centaine de kilomètres et a entraîné une concentration élevée d’habitants d’origine étrangère dans les mêmes quartiers. En 1982, un Drouais sur cinq est étranger (Dreux compte alors 33 000 habitants) ; 50 % des jeunes ont au moins un parent immigré, issu du Maghreb et pour la majorité du Maroc. S’y ajoutent une forte ségrégation spatiale et une image dégradée aggravée par la fin des Trente Glorieuses qui touche de plein fouet un tissu industriel sans autonomie. I hommes & migrations n° 1278 Groupe polonais, 1934, fonds Louis Clergeau © Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy - Archives départementales de Loire-et-Cher Nouvelles politiques d’immigration et d’accueil La période est marquée, ici comme pour le reste du territoire national, par la fermeture des frontières, les politiques de retour et de regroupement familial, les demandes d’asile d’exilés du Chili, d’Asie du Sud-Est, du Rwanda, du Kosovo, etc. Les migrations de demandeurs d’asile (comme les réfugiés cambodgiens, laotiens et vietnamiens, les Rwandais, les Kosovars) sont également présentes dans la région, même si l’appareil statistique ne permet pas d’évaluer leur présence dans le détail. Comme dans beaucoup d’autres villes moyennes françaises, les villes de la région Centre ont vu l’implantation de foyers, d’abord CPH (Centres provisoires d’hébergement) puis Cada (Centres d’accueil de demandeurs d’asile). L’association Aftam, par exemple, gère plusieurs foyers à Châteauroux et à Tours, y compris sous forme d’hébergement dit “éclaté” en appartement au sein des cités de logement social. La mobilité des familles obtenant le statut de “réfugié” est grande à la sortie de ces dispositifs spécifiques d’accueil, compte tenu des opportunités d’embauche et de logement, de la proximité de la région parisienne, mobilité accrue par les difficultés d’insertion économique en période de crise. Émergence des “politiques de la ville” Cette période est aussi celle de l’émergence – à partir de 1977 et surtout de 1981 – des politiques de la ville centrées sur l’amélioration des conditions de vie de ce qu’on 139 140 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I appelle désormais les “quartiers sensibles” ou prioritaires. Les immigrés se répartissent toujours inégalement, trois départements regroupent à eux seuls les 70 % des immigrés vivant dans la région : le Loiret, l’Indre-et-Loire et l’Eure-et-Loir, soit les départements les plus urbanisés. On assiste à un vieillissement de la population immigrée, et à une diminution de la part des jeunes. Il s’agit en réalité d’un chiffre à nuancer : par définition, les enfants nés en France ne sont pas des immigrés. Les immigrés sont aussi plus affectés par le chômage que les autres actifs : dix points de plus que le taux de chômage national. Dreux : ville-dortoir emblème du “malaise français” De façon quelque peu paradoxale, si l’on songe à la place modeste de l’immigration dans les approches démographiques et économiques mais aussi dans l’image que la région se fait d’elle-même, elle devient pourtant emblématique, au cours des années 1980, à travers la situation sociale et surtout politique de Dreux. Les années 1970 sont celles d’un véritable tournant et d’une forte croissance : Dreux est devenue une ville-dortoir de la région parisienne. Ce qui a frappé surtout à Dreux, c’est la forte ségrégation spatiale entre le cœur ancien et les quartiers des “plateaux”, séparés du reste de la ville par la route nationale 12, la voie ferrée et la rocade. Dans la plupart des esprits, cette concentration et cette ségrégation sont directement associées à un fort taux de délinquance, devenu un enjeu politique majeur. La collectivité turque L’arrivée de nouvelles vagues migratoires a été marquée notamment par le développement d’une forte collectivité turque, constituée aussi de Kurdes. Au recensement de 1990, 10 668 personnes de nationalité turque résident dans la région, soit 9,15 % de la population étrangère. Elles atteindront 12,2 % des étrangers en 1999. Les Turcs sont désormais la troisième nationalité la plus représentée, derrière les Portugais et les Marocains. Ils s’implantent surtout dans le Loiret, puis l’Eure-et-Loir et le Loir-et-Cher. Dans ce dernier département, ils représentent près de 18 % de la population étrangère et sont aussi nombreux que les Marocains. La collectivité turque s’est implantée dans les bastions industriels anciens (Châlette) ou nouveaux, comme Dreux. Derniers arrivés, ils font l’objet d’une “question turque” dans plusieurs petites villes industrielles touchées par la crise : les représentations sociales négatives et les débats vont alors bon train sur l’immigration et son histoire récente. Le bûcheronnage et le maraîchage (asperges et fraises, notamment) sont les activités dominantes de la population turque et il est étonnant que cet aspect de leur vie, à Romorantin par exemple, soit aussi occulté dans les nombreux débats et écrits officiels cherchant pourtant à décrire leur spécificité. On retrouve ces caractéristiques dans le quartier de I hommes & migrations n° 1278 logements sociaux de Saint-Marc où le secteur du bâtiment et celui de l’agriculture sont les plus fortement représentés au sein de la population active. La présence turque occulte la réalité marocaine de l’immigration en région Centre, marquée par la création d’un consulat marocain au sein du quartier de la Source, à Orléans, en 2006. Une recherche à poursuivre Plusieurs spécificités régionales sont apparues au fil de cette présentation. De ces traits particuliers sont nées également les empreintes mémorielles. Faiblesse numérique, dilution et décalage temporel permettent d’entretenir une relation plurielle avec les territoires et lieux de l’immigration. L’usine, longtemps indissociable du quotidien de la migration, est ici fortement concurrencée comme lieu d’attraction par le chantier, la forêt, le champ de légumes : elle devient alors emblématique, comme à Châlette ou à Rosières. La visibilité de l’immigration par-delà l’usine passe par l’aménagement urbain et la réflexion qui émerge autour de “l’avènement d’une ville moderne”, où la dissociation entre lieu de travail et de résidence est de plus en plus forte. Cette attention portée au logement et à l’habitat se retrouve à toutes les périodes : des centres-villes dégradés aux rues italiennes et espagnoles et aux cafés arabes, aux foyers Sonacotra en passant par les bidonvilles de la périphérie urbaine. Et plus encore, c’est le réinvestissement de ces espaces qui en fait aujourd’hui le cœur des enjeux patrimoniaux et favorise une demande croissante de mémoire. Autre fil conducteur, le monde rural est pleinement présent dans l’histoire des migrants. La présence étrangère dans les zones rurales analysées pour les années 1920-1930 surprend plus encore parce qu’elle n’a pas disparu : aux côtés des ouvriers et saisonniers agricoles, les années 1980 montrent une installation régulière et stable d’étrangers venus de la communauté européenne. Leurs motivations sont économiques mais aussi sociales et “environnementales”. Elles rappellent plus largement que la région Centre présente, au travers de la variété des origines de ces migrants, toute une palette de migrations a priori non économiques, politiques pour les réfugiés et contraintes dans des lieux d’internement. Moins tournée vers les formes traditionnelles de la mobilité ouvrière et masculine, l’immigration en région Centre permet aussi de saisir la féminisation des phénomènes migratoires non comme une réalité récente mais un processus lent et parfois discontinu, où les formes discriminées du travail féminin sont paradoxalement valorisées. Faire l’histoire de l’immigration, c’est révéler une nouvelle “représentation” de la région et l’attention accrue portée aux questions d’histoire et de mémoire fait de l’immigration non un problème mais une actualité riche et bien vivante. ■ 141 142 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Poitou-Charentes Histoire et mémoires des immigrations Par Pierre Billion, maître de conférences en sociologie, Citeres université de Tours et Odris, et Antoine Dumont et Julie Garnier, Odris. Maisons ouvrières de Roumazières, 2009 © Stéphane Lévèque L’invisibilité de façade des immigrés et le silence qui entoure leur mémoire en Poitou-Charentes pourrait laisser croire que la région n’a pas été concernée – ou très peu – par le fait migratoire. Or, certes moins importants que dans d’autres régions plus industrialisées de France, des flux migratoires ont bien été observés en région, comme l’attestent, notamment, l’importante présence portugaise à Cerizay ou encore, aujourd’hui, l’installation bienvenue, du fait de la chute démographique rurale, des Britanniques dans les cantons du sud de la Vienne, où ils constituent jusqu’à 10 % de la population cantonale. I hommes & migrations n° 1278 Retracer l’histoire des immigrations en région Poitou-Charentes semble, au premier abord, consister à dire l’absence ou presque des immigrés dans la région, souligner, pour le moins, leur invisibilité et le silence de leur mémoire. Les sources s’avèrent en effet assez rares lorsqu’on regarde les ouvrages et articles publiés, un peu plus nombreuses quand on se tourne vers les études locales non publiées, les archives publiques ou associatives. La région ne figure pas parmi les grands pôles tôt industrialisés qui attirèrent de nombreux migrants de l’intérieur comme de l’extérieur, en Île-de-France, dans le Sud-Est ou dans le Nord. Elle ne présente pas non plus de grandes métropoles denses et propices aux mouvements de populations. Avec près de 2 % d’immigrés dans sa population totale au recensement de 1999, seulement 1,2 % en 1946, la région semble ainsi fortement ancrée dans l’image qui lui est souvent attribuée : douceur de vivre, attrait historique et touristique, poids d’un patrimoine séculaire et d’une histoire surtout rurale jugée à tort et trop rapidement homogène culturellement. En y regardant d’un peu plus près, toutefois, on s’aperçoit que la région a connu, comme partout en France même si c’est ici dans une moindre mesure statistique, de constantes arrivées ou passages de migrants, depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que le nombre de migrants venus s’installer en Poitou-Charentes croît considérablement, comme partout, avec la venue de Portugais et de Marocains notamment, occupant les emplois créés par la décentralisation industrielle. Mais au cours des deux siècles qui précédèrent cette période dite des “Trente Glorieuses”, soit de 1830 aux années 1940, une diversité de migrants s’étaient installés ou avaient séjourné déjà en Charente, dans la Vienne, les Deux-Sèvres et, bien sûr, en Charente-Inférieure(1), plus largement ouverte vers l’extérieur par ses ports et sa façade maritime. Ce qui se dessinait d’abord comme une absence aboutit, après examen, à une longue liste de nationalités, de situations et de contextes particuliers. C’est donc plutôt une amnésie (dans les représentations comme dans l’histoire locale) que l’on finit par pointer quant à cette présence disséminée mais souvent continue et non négligeable des étrangers. Amnésie, silence, invisibilité, une telle histoire en creux est-elle synonyme de tolérance, d’accommodements réciproques voire de certaines formes d’assimilation ou, au contraire, de clivages et de discriminations cachées, d’absence de reconnaissance ? Sur quelles traces peut se construire la mémoire des immigrés et de leurs descendants ? La réponse à ces questions n’est pas tranchée et invite – qui plus est à l’échelle d’une région dont l’homogénéité n’est pas acquise – à comparer de multiples situations locales. Elle oblige surtout à faire l’histoire des immigrés tout autant que celle de la société d’installation et donc l’histoire des relations interethniques, l’histoire de la réception et de l’autochtonie. 143 144 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Les ports et l’héritage colonial L’histoire des côtes charentaises tranche avec celle de l’arrière-pays plus rural. Le port de La Rochelle (La Pallice) s’est ainsi bâti de solides relations commerciales avec l’outre-mer dès le XVIe siècle avec comme point d’ancrage les Antilles, et particulièrement Saint-Domingue. Armateurs et commerçants se lancent alors dans la traite des esclaves et le commerce triangulaire faisant de La Rochelle le deuxième port négrier après Nantes, essentiellement entre 1643 et 1740. Cette économie coloniale et négrière prospère irriguait le commerce local et la circulation monétaire jusque dans l’arrière-pays. Elle est littéralement anéantie peu après la Révolution, mais plusieurs auteurs(2) estiment qu’une profonde adhésion des Rochelais à l’idéologie coloniale va perdurer au cours du XIXe siècle, et même jusqu’au milieu du XXe. Diverses mises en scène de populations “pittoresques” non seulement à des fins d’exotisme romantique(3) mais en tant que support de diffusion de l’idéologie coloniale et de stéréotypes xénophobes et racistes en attestent, même si elles restent moins nombreuses que dans l’Aquitaine voisine : les expositions coloniales de Rochefort-surMer en 1898 et de La Rochelle en 1925 attirent un grand nombre de visiteurs. L’histoire de la traite esclavagiste n’a fait que tardivement l’objet de travaux historiques et sa mémoire n’est encore qu’en voie d’exhumation. Ce long silence tranche considérablement avec la mémoire richement entretenue des relations avec la Nouvelle-France, car l’histoire rochelaise illustre aussi celle de l’émigration de nombreux habitants de la Saintonge, de l’Aunis et de l’Angoumois vers ce qui deviendra le Québec. Les lieux de mémoire acadiens et les valorisations des relations transatlantiques font l’objet d’un fort investissement associatif et officiel(4) où la recherche de racines des Québécois rejoint l’intérêt rochelais et rochefortais de développer le tourisme culturel ainsi qu’un rayonnement international. En une inversion assez inattendue de l’immigration vers l’émigration destinée à affermir l’“identité rochelaise”, la municipalité a lancé en 1999 une opération intitulée “diaspora rochelaise” destinée à rassembler les Rochelais vivant à l’étranger alors que, hormis un cahier d’histoires de vies largement centré sur l’évocation des pays d’origine mais très peu sur le contexte d’installation(5), elle peine encore à valoriser l’histoire locale des immigrations et à agir efficacement sur les discriminations. L’influence coloniale perdure encore au XXe siècle avec la venue de nombreux tirailleurs et travailleurs d’Afrique occidentale, du Maghreb ou encore d’Indochine au moment de la guerre de 1914-1918. Le grand Sud-Ouest est en effet devenu alors une base arrière où les troupes coloniales restent en hivernage ou bien participent à l’activité des docks, des arsenaux ou même de l’agriculture. L’espace picto-charentais n’échappe pas à cette réalité, même si les flux sont moindres qu’en Aquitaine. Ainsi, I hommes & migrations n° 1278 un camp pour les tirailleurs indochinois mais aussi kabyles est ouvert à Angoulême près de la poudrerie nationale. On retrouvera des Indochinois dans ce camp en 1939 et 1940 mais aussi dans l’arrière-pays charentais en tant que main-d’œuvre requise sous l’Occupation comme, par exemple, aux grandes tuileries de Roumazières en 1943 et 1944. Ces migrations de travailleurs et de troupes coloniales existent aussi en dehors des conflits, dans l’entre-deux-guerres. Au recensement de 1931, les 1 389 “Africains sujets français” des “possessions” de l’Afrique occidentale présents dans le département de Charente-Inférieure forment la deuxième “colonie” d’Afrique noire en métropole après le Var et avant celle des ports des Bouches-du-Rhône. Migrations forcées et contrôle des étrangers Mais l’entre-deux-guerres va être marqué par d’autres migrations forcées, celle des réfugiés républicains espagnols de la guerre civile de 1936-1939 notamment. Ils arrivent par les Pyrénées mais aussi par bateaux au port de La Pallice. Comme ailleurs dans le Sud-Ouest, divers camps destinés plus largement à la surveillance des étrangers “indésirables” ouvriront à Montguyon, Montendre, Angoulême, la Ruelle-sur-Touvre, Poitiers, Cognac. Certains Espagnols intégreront les Compagnies de travailleurs étrangers (CTE) participant aux travaux agricoles ou iront rejoindre des unités industrielles de la région, mais le Poitou-Charentes détient aussi le triste privilège de s’illustrer par le premier convoi de civils déportés (927 hommes, femmes, enfants et vieillards réfugiés d’Espagne) parti d’Angoulême vers le camp d’extermination de Mauthausen dès le 20 août 1940(6). Les mêmes camps serviront à l’internement de populations tziganes et nomades mais aussi de Juifs français ou étrangers au cours de la Seconde Guerre mondiale (le camp de la route de Limoges à Poitiers par exemple)(7). Les juifs de la région font partie, pour la plupart, d’un autre flux de migrants, celui des réfugiés mosellans arrivés dès 1939, dont la zone de repli était le département de la Charente. S’ils sont, quant à eux, dirigés en diverses communes du département et hébergés par la population, la venue massive de ces réfugiés provoquera des réactions de solidarité mais aussi des conflits et des manifestations de xénophobie. Leur langue, proche de l’allemand, cristallise leur altérité aux yeux des Charentais. Mais c’est aussi leur expérience citadine et du milieu ouvrier mosellan plus revendicatif et syndicalisé, leur diversité ethnique (il y a beaucoup d’immigrants italiens en Moselle) qui les rendront suspects aux yeux de leurs hôtes. Seules les communes de milieu rural garderont des relations, sous la forme de jumelages, avec des Mosellans plutôt ruraux aussi (des Bitcheländer), alors que les relations avec les citadins de Sarreguemines ou 145 146 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Thionville resteront plus distantes, voire conflictuelles. Ainsi le rapport à l’altérité est-il étroitement influencé par le caractère rural de la société picto-charentaise y compris dans les “usines aux champs” qui existent en diverses bourgades, un antagonisme rural-urbain qui recoupe plus ou moins les différences de classe. Le caractère forcé des migrations, le contrôle officiel dont font l’objet les étrangers constituent un des aspects remarquables de l’histoire des immigrations dans la région dans les années 1930 et 1940 mais aussi au-delà. Le Centre-Ouest fit partie, au fil des époques, de ces régions suffisamment éloignées des métropoles et des foyers d’activisme politique, suffisamment à l’écart des frontières, pour y cantonner, surveiller, mettre à l’écart réfugiés, exilés et autres minoritaires membres des troupes ou de la main-d’œuvre coloniales. Cette originalité au regard des régions industrielles à plus forte immigration court comme un fil directeur, des internés carlistes ou réfugiés polonais des années 1830 déjà jusqu’aux sans-papiers et nombreux déboutés du droit d’asile d’aujourd’hui en passant par les rapatriés d’Algérie, les républicains espagnols ou d’autres réfugiés d’Amérique latine, d’Asie du Sud-Est, d’Afrique, de Tchétchénie accueillis après 1970 et pris en charge dans divers centres d’hébergement à Cerizay, Angoulême, Poitiers et accompagnés par diverses initiatives militantes. À remonter le fil de ces migrations, on s’aperçoit que les discriminations sont loin d’être une réalité seulement contemporaine. Migrations rurales et petites villes industrielles L’immigration de main-d’œuvre croît dès les années 1920, mais surtout dans les années 1930, non seulement près des côtes mais aussi en milieu rural. Entre 1921 et 1936, le nombre d’étrangers augmente globalement dans la région mais particulièrement dans la Charente et la Vienne, alors qu’il baisse en Charente-Inférieure et dans les Deux-Sèvres entre 1931 et 1936. Cette augmentation se fait particulièrement au profit de nouveaux venus polonais et italiens(8) alors que l’immigration espagnole et portugaise, un peu plus ancienne, stagne ou même régresse. Les Polonais sont ouvriers agricoles alors que les Italiens occupent plus souvent les métiers du bâtiment mais surtout le secteur des industries d’extraction, dans les très nombreuses et réputées carrières disséminées dans la région où les conditions de travail sont rudes. Cette immigration s’établira ensuite dans les villes de Poitou-Charentes mais, pour un certain nombre, la région ne sera qu’un lieu de passage. Pour les Polonais comme pour les Italiens, la relative faiblesse de l’immigration picto-charentaise ne donne pas lieu à des filières de recrutement et leur venue privilégie les réseaux familiaux et liés à un même village ou région d’origine. La forte spécialisation professionnelle des ouvriers I hommes & migrations n° 1278 italiens et leur relative ségrégation dans l’espace local a pu laisser quelques traces dans la mémoire locale, notamment dans le nom des lieux (le “village des Italiens”, village d’Artiges à Chauvigny, ou encore la “Carrière des Italiens” à Crazannes). Roumazières : carrefour improbable des migrations picto-charentaises Parmi les nombreux contextes locaux qui connaissent une immigration régulière, on peut évoquer certaines petites communes présentant des “usines aux champs”, comme les tuileries de Roumazières au cœur de la Charente limousine ou bien encore la râperie et distillerie de betteraves à sucre de Celles-sur-Belle (Deux-Sèvres) qui a employé du personnel étranger saisonnier (Tchèques, Polonais, Marocains) des années 1930 à 1960. À Roumazières, dès la Grande Guerre, les travailleurs immigrés viennent pallier le manque de main-d’œuvre locale et sont occupés à des emplois particulièrement difficiles (les tuiliers employés aux fours) dans des unités qui ne se modernisent que très lentement. Roumazières figure ainsi, de 1914 jusque dans les années 1960 et 1970, comme un carrefour improbable mais bien réel des migrations qu’a connues la région : travailleurs coloniaux indochinois et d’Afrique du Nord, Italiens, Polonais, Espagnols, réfugiés mosellans, Algériens et Portugais se succèdent dans les usines, permettant aux dirigeants de maintenir un statu quo des conditions de travail et de rémunération, la main-d’œuvre étrangère s’avérant particulièrement malléable au travail, peu revendicative face à la gestion longtemps paternaliste et autoritaire des tuileries et briqueteries. Parallèlement à l’industrie, la commune a vu l’installation d’éleveurs des Pays-Bas dans les années 1950 venus reprendre les exploitations laissées vacantes par l’important exode rural. Aujourd’hui baptisée “cité de l’argile” à des fins de valorisation du sous-sol local et de patrimonialisation des lieux et techniques qui ont fait sa réputation, Roumazières ne parvient pas réellement à se souvenir, comme beaucoup d’autres communes, qu’elle fut ce carrefour des migrations, résumant à elle seule une page importante de l’histoire de l’immigration en Poitou-Charentes et de son caractère à la fois rural et industriel(9). Cognac : entre xénophilie et xénophobie Les immigrants et leurs descendants ont pu lentement s’assimiler dans ces contextes tant que, il est vrai, ils restaient à la place subalterne qui leur était assignée dans la hiérarchie sociale locale. Dans d’autres contextes, xénophilies et xénophobies coha- 147 148 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I bitent, comme dans le vignoble de Cognac mondialement connu pour ses eaux-devie. Marqué de longue date par une présence scandinave mais surtout britannique, symbolisée par l’élite des négociants comme Hennessy et Martell, Cognac a surtout dû faire appel à la main-d’œuvre étrangère au sortir de la Grande Guerre dans les industries dérivées. Ainsi, à la verrerie Boucher, dès 1914, sont embauchés des Espagnols mais aussi des ouvriers venus d’Amérique latine. Lorsque ceux-ci se mettent en grève en 1916, les réactions xénophobes et le zèle du commissaire spécialement affecté à leur surveillance permettent de raffermir l’identité majoritaire d’une ville centrée sur ses intérêts économiques et qui espérait des étrangers une attitude malléable et peu revendicative. Dans le même temps, en 1917, s’installe un important camp d’entraînement de l’armée autonome tchécoslovaque où des milliers de soldats et officiers se succéderont jusqu’en 1920. L’attitude des Cognaçais, d’abord méfiante, fut ensuite accueillante dans la mesure où cette implantation fut demandée par la ville et la chambre de commerce elles-mêmes afin de dynamiser le commerce local et élever Cognac au rang d’autres villes de garnison de la région(10). Cognac figure aujourd’hui parmi les lieux de mémoire tchèques de France et continue à être associée régulièrement à des cérémonies et des échanges. Ce contraste dans l’accueil des allogènes suivant leur statut de classe et leur rôle économique illustre la lourde influence des intérêts économiques et entrepreneuriaux dans le cognaçais. Dans l’entre-deux-guerres, le secteur agricole et viticole y emploie aussi des saisonniers espagnols et polonais, notamment au moment des vendanges. Jusqu’à aujourd’hui, avec désormais les Marocains mais aussi, de nouveau, des Polonais, le manque de sources ou de diagnostics sur les conditions de vie de ces saisonniers étrangers reste, comme hier, criant et contribue à leur invisibilisation. Châtellerault : mémoires des immigrés et rapatriés d’Algérie La ville de Châtellerault illustre la croissance de l’immigration dans la région au cours des années 1960, mais aussi une autre forme de migration forcée, celle des rapatriés. Il s’agit en fait des originaires d’Algérie quelle que soit leur nationalité. Des centaines de rapatriés pieds-noirs et surtout harkis arrivent dans l’urgence en 1962. À partir des années 1970, ils sont rejoints par des immigrés économiques et leurs familles. En 1999, la ville concentre près de la moitié du millier d’immigrés algériens présents dans la Vienne et une centaine de familles de rapatriés, pour l’essentiel harkis, la plupart des pieds-noirs étant partis. Cette concentration spatiale est d’autant plus remarquable que les originaires d’Algérie sont en moyenne moins nombreux parmi les immigrés du I hommes & migrations n° 1278 département et de la région que dans le reste de la France. Châtellerault est donc inscrite dans un vaste réseau migratoire, au départ polarisé par la région de Tlemcen (Oranais). L’attractivité migratoire de la ville est renforcée par le rôle prégnant d’officiers ayant facilité la venue de harkis et par celui de Pierre Abelin, maire de 1959 à 1977, qui favorise l’implantation d’industries aéronautiques, automobiles et métallurgiques. Parallèlement, l’offre de logement se développe avec la création de la Zup d’Ozon dès 1960, que des harkis ont participé à construire. Ce nouveau quartier va concentrer l’essentiel des familles au point de devenir un “quartier algérien” dans les représentations locales. Si cette image est à nuancer d’un point de vue statistique, rapatriés et immigrés ont su s’approprier cet espace de vie, en y développant leurs propres pratiques culturelles, religieuses, sportives, voire commerciales(11). C’est ainsi à Ozon qu’Abderrahman Henni, figure historique de cette communauté, crée en 1964 la première mosquée de la région. Une rue devrait bientôt porter son nom. Ces pratiques territorialisées peuvent servir de supports à des initiatives mémorielles impulsées par les institutions et les services sociaux, en particulier le Centre social et culturel. Si la mémoire rapatriée, liée à la guerre, est largement refoulée, la mémoire immigrée, liée au pays d’origine, est valorisée au travers d’expositions (Année de l’Algérie en 2003), d’échanges culturels avec Oran ou de projets pédagogiques autour de l’émir Abd el-Kader et des traces de son séjour, non loin, à Amboise, projet relayé par un adjoint municipal dont la mère est rapatriée et le père immigré. Angoulême : mémoires de quartiers et politiques urbaines Avec la plaine d’Ozon à Châtellerault, nous abordons une réalité plus contemporaine qui renvoie aux quartiers dits parfois “d’exil” que constituent les zones urbaines sensibles. Parmi ces quartiers, celui de Basseau et de la Grande-Garenne, à l’ouest d’Angoulême, mérite d’être évoqué à plus d’un titre : symbole du quartier de relégation et des représentations négatives associées localement aux quartiers populaires périphériques, il est saisi de l’extérieur par l’opinion publique comme par les médias sous un stéréotype globalisant et imprécis du ghetto. Ce quartier de 5 300 habitants (avec seulement 10 % d’immigrés aujourd’hui) résume pourtant une soixantaine d’années d’histoire locale de l’immigration. D’abord constitué du camp des travailleurs indochinois en 1940 puis abritant des prisonniers allemands, le camp de Basseau se transforme en quartier populaire avec l’installation, au cours des années 1950, de nombreux “squatters” dans les baraques. Parmi ceux-ci, populations nomades sédentarisées, réfugiés espa- 149 150 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I gnols, premiers immigrés algériens mais aussi de nombreuses autres personnes venues des campagnes proches, travaillant aux papeteries ou à la poudrerie. Les pouvoirs publics vont intervenir progressivement en construisant des cités remplaçant l’habitat spontané. Des populations ethniquement de plus en plus diversifiées vont s’y installer et y expérimenter de multiples opérations architecturales, les politiques successives de logement ou de développement social Basseau constitue un analyseur des quartiers étant parfois vécues de la société dite “d’accueil” comme des ruptures. Avec les délocaliet de ses politiques publiques, sations industrielles et la montée du n’échappant ni à la mise chômage, ce quartier symbolise aujourà distance des populations d’hui l’anomie et la crise. Pourtant, une stigmatisées, ni au déni riche vie sociale et culturelle et les des discriminations ordinaires initiatives d’habitants et de militants qu’elles y connaissent depuis plusieurs décennies. de l’action sociale ont donné lieu par deux fois, au cours des années 1980 et très récemment, à la publication d’ouvrages qui rendent justice à la mémoire de l’immigration, intimement liée ici à une mémoire ouvrière(12). Pour certains, cet ancrage dans l’histoire et la solidarité interethnique en devenir qui s’y exprime constituent un fort potentiel pour le quartier, gâché par la surenchère publique autour du communautarisme(13). Basseau constitue un analyseur de la société dite “d’accueil” et de ses politiques publiques, n’échappant ni à la mise à distance des populations stigmatisées, ni au déni des discriminations ordinaires qu’elles y connaissent depuis plusieurs décennies. La mémoire locale des immigrations, riche mais largement méconnue, se présente ainsi comme une occasion ratée ou un outil négligé de développement social et de valorisation des populations. Cerizay : mémoires de l’immigration et place des femmes Dans le Poitou-Charentes, la migration portugaise devient significative au milieu des années 1960, avant de devenir massive dans les années 1970-1980. En léger décalage par rapport au niveau national, cette migration occupe une place proportionnellement plus importante au niveau local. La petite commune de Cerizay (Deux-Sèvres) concentre une forte population portugaise, de l’ordre de 15 à 20 %, née de la politique d’embauche de l’important carrossier Heuliez. I hommes & migrations n° 1278 L’histoire locale de cette migration est bien connue. Les réalisations dans les années 1990 d’une recherche universitaire, de films, d’un cahier de mémoire, contribuent à diffuser l’histoire-mémoire de cette migration auprès d’un large public. Pourtant, une méconnaissance historique et sociologique subsiste qui tient à la diversité des courants migratoires et à la place des femmes. Il convient en effet de souligner la diversité interne de l’émigration portugaise souvent issue du milieu rural mais aux réseaux d’originaires variés (île de Madère, nord et centre du Portugal). Par ailleurs, le Centre provisoire d’hébergement de la ville accueille, de 1975 à 1988, des réfugiés statutaires originaires du Chili puis des pays d’Asie du Sud-Est continentale et contribue à diversifier les origines nationales des immigrés. La place et le rôle des femmes portugaises dans le développement économique de la commune sont à souligner. Ces jeunes femmes sont arrivées massivement peu de temps après les hommes et ont rapidement travaillé comme ouvrières dans les usines de confection textile de la ville. Dans ce secteur d’activité, elles représentaient 9 % de la population active féminine en 1975(14). L’absence de sources statistiques plus précises couvre cette singularité locale. Outre des conditions de travail difficiles (rendement et esprit de compétition), ces femmes ont été durablement marquées par les rapports conflictuels entre ouvrières françaises et portugaises. Les grèves de 1972 et les licenciements des années 1990 en témoignent. Ces conflits rendent saillants les processus de stigmatisation à l’œuvre dans le temps long. Leurs enfants, pourtant français, subiront à leur tour le poids du stigmate. Dans le cadre de l’école notamment, ils resteront des individus “discréditables(15)”. L’insertion socioprofessionnelle des étrangers en milieu rural ne se fait pas sans conflit. Derrière le stéréotype positif de l’ouvrier(ère) docile, se cache en réalité une image négative de l’étranger qui le discrédite et l’infériorise. Bien sûr, les “Portugais de Cerizay” symbolisent tout à la fois une part de la réussite économique du “bocage industriel” et l’expérience démocratique précurseur du conseil municipal où plusieurs Portugais furent associés. À la fin des années 1980, le maire mit en place un système de bourses soutenant la poursuite des études des enfants de milieux modestes : on découvrit alors les problèmes d’échec scolaire des enfants d’immigrés. Il semble en effet important de ne pas négliger, dans tout travail de mémoire, les processus de stigmatisation qui touchent les immigrés et leurs descendants, c’est-à-dire de reconsidérer les regards des accueillis sur les accueillants et vice versa. Si la mémoire des femmes et des jeunes reste encore méconnue, les différentes actions politiques cerizéennes marqueront une réelle prise de conscience de la place des uns et des autres dans la cité. 151 152 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Les étudiants africains : parcours et projets migratoires Lorsqu’on parle d’immigrations africaines dans la région Poitou-Charentes, trois ambiguïtés doivent être levées. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une migration de travail mais d’une migration hors travail. Les premiers migrants qui arrivent à Poitiers dans les années 1960 sont des élèves et des étudiants, diplômés. Cette migration pour études se développera après les indépendances et jusqu’à aujourd’hui. Elle semble liée à l’activité pastorale du séminaire, aux réseaux d’interconnaissance, à la valorisation des études en France, aux échanges interuniversitaires. Cette dimension singularise la ville de Poitiers. Deuxièmement, les immigrés africains en Poitou-Charentes ne constituent pas un groupe homogène. À compter des années 1980, alors que les premières générations d’étudiants repartent dans leurs pays d’origine, d’autres migrants arrivent à Poitiers. Ils sont originaires de plusieurs pays d’Afrique majoritairement francophones (Cameroun, Congo, Sénégal, Gabon, Côte d’Ivoire, Togo, Guinée, Madagascar, Bénin, Tchad, Burkina Faso), habituellement peu représentés en France, du moins jusque dans les années 1990. Ces migrants ont des parcours et des projets migratoires différents : ils fuient l’instabilité politique et économique de leurs pays, ils viennent rejoindre un conjoint, un ami, un membre de la famille, poursuivre des études. Leur nombre et leur situation sociale restent mal connus. Troisièmement, les migrants installés n’accèdent que partiellement à des métiers qualifiés en raison d’une discrimination raciale indirecte et d’un bassin d’emploi régional limité. Dans ce contexte, la petite entreprise est un moyen pour les étudiants de rallonger leur temps de séjour et de lutter contre la discrimination sur le marché du travail. Elle ne concerne toutefois qu’un petit nombre de migrants installés, qui ont bien souvent acquis la nationalité française. Les Britanniques : dynamiques et bien accueillis Avec les Britanniques (les plus nombreux parmi les immigrés arrivés depuis 1990), on assiste au contraire à une véritable politique d’accompagnement de la part des collectivités locales. Nombreux sont ceux qui, devant la montée des prix de l’immobilier dans le Périgord, se tournent désormais vers les campagnes du PoitouCharentes, particulièrement dans les cantons ruraux du sud de la Vienne (Civraisien et Montmorillonnais) où les Britanniques comptent parfois jusqu’à 10 % de la population cantonale. Planche de salut pour la démographie rurale en forte I hommes & migrations n° 1278 chute, investisseurs créant des activités ou réhabilitant des logements, les Britanniques ont de nombreux atouts qui les valorisent auprès des autochtones même si la question du bilinguisme ou la précarité relative de certains jeunes installés aujourd’hui dans les villes posent question. Le dynamisme associatif de ces “néoruraux” d’outre-Manche, leur grande visibilité et la perception autochtone, à leur propos, de l’immigration comme une nouveauté contemporaine, confirment para■ doxalement l’invisibilité des autres courants migratoires. Notes 1. L’actuel département de Charente-Maritime fut nommé Charente-Inférieure jusqu’en 1941. 2. Blanchard, Pascal (dir.), Sud-Ouest, porte des outre-mers, Milan, Toulouse, 2006, et Delafosse, Marcel (dir.), Histoire de La Rochelle, Privat, Toulouse, 2002. 3. L’officier et écrivain Pierre Loti (1850-1923), né à Rochefort, reste l’exemple archétypique de cette construction d’une altérité exotique dont l’influence dépassa largement la seule littérature. 4. Ministère de la Culture, mission Inventaire général du patrimoine culturel, “Sur les traces de la Nouvelle-France en Poitou-Charentes et au Québec”, Cahiers du Patrimoine, n° 90, Geste éditions, 2008. Un livre épais, très richement illustré, accompagné d’un CD-Rom et édité à l’occasion du quatrième centenaire de l’établissement de l’Acadie, des villes de Québec et Tadoussac. Il est le fruit d’un inventaire des lieux de mémoire de la Nouvelle-France commencé en 2001. 5. “Ces Rochelais venus d’ailleurs”, in Paroles de Rochelais, cahier n° 12, févr. 2003. 6. L’attitude des autorités comme de la population picto-charentaise à l’égard des réfugiés n’échappa donc pas à la xénophobie de l’époque, contrairement à certaines interprétations hâtives : Cf. Sivasli, Nermin, “La situation des réfugiés espagnols en Poitou-Charentes”, in Hommes & Migrations, n° 1249, mai-juin 2004, p. 127-133. 7. Lévy, Paul, Becker, Jean-Jacques, Les Réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale, CERHIM, Confolens, 1999. 8. Encore peu nombreux dans les années 1920, les Polonais représentent en 1936 28 à 30 % des étrangers dans la Vienne et la Charente. 9. Langlais, Monique, Berland, André, Roumazières-Loubert : 2 000 ans d’histoire, édition A. Berland et M. Langlais, 2001 ; Da Silva, Manuel, O Gaiteiro, éditions Mers du Sud, Angoulême, 2008. 10. Pallaro, Aline, “Les étrangers à Cognac entre 1914 et 1939 : de l’installation à l’intégration”, maîtrise d’histoire, université de Poitiers, 1998. 11. Joyeux, Ludovic, “Habiter la plaine d’Ozon : territoires, communautés et ‘générations suivantes’”, DEA de géographie, université de Poitiers, 1999 ; Peltier, Marie-Laure, “L’insertion spatiale des familles d’origine maghrébine à Châtellerault”, maîtrise de géographie, université de Poitiers, 1992. 12. Basseau : hier, aujourd’hui : mémoire collective d’un quartier d’Angoulême, Association de coordination des assemblées d’intérêts du quartier de Basseau, Angoulême, 1985, et Cherif, Nouar Mohamed, Témoins d’hier et d’aujourd’hui. Basseau : évolution d’un quartier sur un demi-siècle, édition Centre social culturel et sportif de Basseau, ca. 2006. 13. Le récent ouvrage d’un sociologue (Lapeyronnie, Didier, Ghetto urbain, Robert Laffont, Paris, 2008), consacré en grande partie aux habitants de ce quartier (considéré comme ghetto à l’américaine) mais n’en présentant que fort peu le contexte et l’histoire, n’est pas sans conforter les stéréotypes au sujet de Basseau. 14. Kotlok-Piot, Nathalie, “La communauté portugaise en France, espace et devenir”, thèse de doctorat, université de Toulouse, 1994. 15. Goffman, Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Minuit, Paris, 1975. 153 154 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Limousin Histoire de l’immigration aux XIXe et XXe siècles Par Jean-Philippe Heurtin, professeur de science politique, Centre d’analyse des régulations politiques, université de Versailles Saint-Quentin. Do Thon, acupuncteur au Cambodge et Chan Hon Tran, restaurateurs, Tulle. “Ils sont venus d’ailleurs, figures d’immigrés en Limousin”, 2004 © Gilles Perrin Avec une arrivée relativement tardive de l’immigration de main-d’œuvre, une immigration pour raisons politiques plus qu’économiques et, corrélativement, un faible flux migratoire comparé au niveau national, le Limousin est, à l’instar des régions de l’ouest de la France, une terre atypique d’immigration. I hommes & migrations n° 1278 1800-1870 : une immigration de faible ampleur Avant le milieu du XIXe siècle, la région connaît une immigration de faible ampleur(1). En 1809, arrivent à Limoges 1 480 prisonniers de guerre espagnols, la plupart en transit vers Moulins ou Châteauroux. Peu, hors d’état de voyager, resteront. En 1832, on note de rares passages de Polonais – l’échec de l’insurrection polonaise de novembre 1830, matée par l’armée du tsar Nicolas Ier, en poussa de nombreux à l’exil. À partir de 1833 et jusqu’en 1839, ce sont des Italiens et encore des Polonais qui forment l’essentiel des arrivées en Haute-Vienne. En 1851, on recense 1 027 étrangers en Limousin, représentant seulement 0,12 % de la population limousine totale. Le Limousin étant, à l’époque, une région essentiellement rurale, elle est moins concernée que d’autres par l’immigration de main-d’œuvre – si l’on excepte un prolétariat agricole, alors largement disséminé spatialement. Cette immigration de main-d’œuvre est d’arrivée tardive – elle date de la fin du XIXe siècle et surtout de l’après-Première Guerre mondiale –, et est restée limitée à certains métiers et à quelques pôles industriels locaux. À côté des étrangers résidents, la Haute-Vienne connaît quelques passages d’étrangers. Ainsi, entre 1854 et 1861, 664 passages sont comptabilisés. Le nombre des étrangers de passage n’est pas considérable, oscillant entre 80 et 160 par an. L’on a affaire à des artisans et des ouvriers, des voyageurs de commerce ou des négociants, des colporteurs ou marchands ambulants, mais aussi, pour les deux tiers, des “gens du spectacle(2)”. 1870-1914 : une immigration de travail instable, l’exemple de la Haute-Vienne À partir de 1872, le nombre d’étrangers habitant en Haute-Vienne ne représente toujours qu’une infime proportion de la population générale (0,13 %) – il a tout de même quadruplé en quatre décennies. De 1872 à 1876, ce nombre croît de façon importante puis se stabilise au recensement de 1886, pour augmenter à nouveau en 1891. La répartition spatiale des étrangers, depuis la Restauration, s’est concentrée : l’arrondissement de Limoges, qui en abritait un peu moins de la moitié, en compte désormais 70 %, ne laissant que des miettes aux autres arrondissements. Il s’agit d’une population largement masculine : en 1911, 60 % des étrangers sont des hommes. Les femmes qui exercent une profession sont très majoritairement domestiques, bonnes d’enfants ou gouvernantes, parfois enseignantes. Quant aux métiers des hommes, en 1886, ils se situent surtout dans la sphère de l’artisanat ; viennent ensuite les métiers du bâtiment, puis le commerce et la boutique, et enfin l’agriculture(3). 155 156 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Ces caractéristiques s’expliquent sans doute, en début de période, par la rareté de la demande de main-d’œuvre agricole ou industrielle. Cette rareté est liée autant au faible développement économique du Limousin qu’à une forte natalité qui permet de ne pas recourir à une immigration étrangère : le Limousin reste jusqu’aux années 1930 une terre d’émigration. Une partie non négligeable des étrangers en Limousin a des pratiques d’immigration pendulaire, largement saisonnière et donc largement instable. Les nationalités les plus présentes Dans les années 1830, on l’a vu, la Haute-Vienne accueille des immigrés espagnols. En 1886, c’est de loin la nationalité la plus implantée dans le département. En 1886, le recensement décompte 71 Belges. En 1897, ils sont 128, mais également 114 Suisses. Les Italiens arrivent à partir de 1886. Bien moins nombreux que les Espagnols, c’est à partir de la fin des années 1890 qu’ils se placeront comme la deuxième communauté étrangère puis, à terme, la première, à partir de 1901. En 1897, à l’image des Belges, la population italienne double, mais elle reste une population très instable, itinérante. La nature des immigrations germano-britanniques apparaît motivée par des raisons spécifiques, autres qu’économiques ou politiques. L’analyse de la répartition par sexe permet de préciser cette spécificité pour ce qui est des étrangers allemands, où l’on remarque un nombre important de femmes, occupant un emploi de domestique ou d’enseignante. Pour les étrangers anglais, on note l’importance de leur emploi dans les haras de la Haute-Vienne, notamment ceux de Nexon et Couzeix : la présence des Britanniques y est recherchée du fait de leur expérience et de leurs compétences en matière équine. La Haute-Vienne connaît son lot de surprises en matière de nationalités. Certains ressortissants de l’Empire ottoman arrivent en Haute-Vienne à la fin du XIXe siècle, tout comme un petit nombre de Néerlandais, de Luxembourgeois, et aussi, dans une moindre mesure, d’Asiatiques. Notons également le cas particulier des Américains du Nord : pour l’essentiel, ils correspondent à la maisonnée des Haviland, la dynastie des industriels de la porcelaine, dont la famille constitue à elle seule la quasi-totalité de la colonie américaine en Haute-Vienne. Une population généralement bien acceptée Flavien Célérier s’est attaché à étudier les rapports entre les populations étrangères et les autochtones. De manière générale, ces populations, peu nombreuses et peu regroupées – et donc peu visibles – ont une image positive : les étrangers sont jugés utiles par la population, mais aussi par les administrations locales qui ne manquent I hommes & migrations n° 1278 pas de soutenir leur dossier dans des cas divers (pénaux, naturalisations, admissions). Les demandes de naturalisations reçoivent ainsi presque toutes l’avis favorable du préfet. Pour autant, le nombre de naturalisations reste faible : de 1870 à 1889, on en recense, en Haute-Vienne, seulement deux par décret et, de 1889 à 1914, seize. L’entre-deux-guerres et le premier départ de l’immigration de main-d’œuvre L’entre-deux-guerres est marquée par une immigration d’une autre nature et d’une autre ampleur qu’avant guerre. Alors que, en 1911, la population immigrée représentait seulement 0,14 % de la population limousine totale, elle augmente sensiblement à partir des années 1920 et 1930, pour atteindre 1,19 % en 1936. Ce phénomène s’accompagne également d’un changement notable des nationalités concernées. Les Anglais disparaissent presque complètement. De même, la part des Belges, Luxembourgeois et Néerlandais chute de manière forte. Les Espagnols, majoritaires avant guerre, sont désormais dépassés par les Polonais et, surtout, les Italiens. Enfin, on voit certaines nationalités apparaître, comme les Portugais qui, en 1936, représentent 5,7 % de l’ensemble des étrangers. En 1931, un quart des étrangers en Limousin travaillent dans le secteur forêtagriculture ; en 1936, ils sont presque la moitié. Toutefois, malgré cette importance du secteur agricole, la très grande majorité des étrangers travaille dans l’industrie : 61 %, dont 17,9 % dans les mines, ardoisières et carrières, et 43,1 % dans l’industrie de transformation. Ainsi, à partir de 1920, les carrières de granit de Maupuy, en Creuse, utilisent-elles une main-d’œuvre étrangère (la direction des carrières était déjà anglaise(4)). Les premiers immigrés ont été Italiens. Ils sont suivis par des Turcs et des Portugais, dès 1928, des Belges, à partir de 1925, et des Espagnols, à partir de 1936. L’importance de l’emploi industriel auquel sont attachés les immigrés explique aussi la prépondérance des hommes – prépondérance encore plus marquée que dans la période précédente : ils représentent 70,8 % en 1931. Les réfugiés de la guerre d’Espagne Les premiers réfugiés de la guerre d’Espagne, en avril 1937, sont des enfants, accueillis par le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne(5). La population fait preuve d’une large sollicitude, marquée par des souscriptions abondantes, tout au long de la guerre. L’essentiel des réfugiés arrive toutefois à partir de juin 1937, 157 158 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I après la chute de Bilbao, et d’août 1937, après la prise de Santander. Au total, selon Frédéric Chignac, ce sont 500 réfugiés qui sont venus en Haute-Vienne au cours de cette seconde période de l’année 1937. Une deuxième vague de réfugiés arrive dans le département en janvier 1939, à la suite de la prise de Barcelone. Après le 29 janvier 1939, on recense 1 400 réfugiés ; le 7 février, c’est un nouveau contingent de 1 200 réfugiés qui arrive à Limoges ; et le 25 février, un troisième groupe d’une centaine de vieillards. Au total, ce sont 2 700 personnes qui se seront réfugiées en Haute-Vienne. Pour l’essentiel, les réfugiés ont été accueillis dans des communes de sensibilité de gauche. La grande majorité de la population de la Haute-Vienne, favorable à la cause républicaine, a manifesté sa sympathie aux réfugiés. L’immigration durant la Seconde Guerre mondiale Jusqu’à une date récente, on ne disposait que de peu d’études et de renseignements sur la situation des étrangers en Limousin durant le second conflit mondial, si ce n’est quelques recherches pionnières, mais partielles, comme celle de Paul Estrade sur les Espagnols des Groupes de travailleurs étrangers (GTE) de Corrèze ou sur le camp de Soudeilles(6). Fort heureusement, la thèse récente de Guy Perlier sur les camps d’internement de la Haute-Vienne(7) constitue une base extrêmement riche sur certains GTE. En 1940, les étrangers sont nombreux en Haute-Vienne : 8 188, et encore 8 131 en 1941. Les directives vichystes tentent d’organiser le flux tout en contrôlant les individus. Elles chargent le préfet de désigner un certain nombre de communes destinées à recevoir “les réfugiés français et étrangers dont l’éloignement de leur résidence [doit] être poursuivi pour divers motifs”. Au mois d’août 1940, deux centres de séjour sont ouverts à l’intention des personnes se révélant indésirables ou suspectes : l’un à Limoges, qui deviendra en septembre un centre de triage des étrangers devant être affectés à un GTE, libérés ou dirigés vers le camp de Saint-Germain-les-Belles ; l’autre camp est créé à Bellac. Le 1er décembre 1940, un troisième camp est ouvert à Nexon : il porte les titres de centre de séjour surveillé, camp de surveillance et camp de sûreté nationale. D’une capacité de 700 personnes, il abrite en grande partie des Juifs et des Français. Dès le 24 décembre 1941, le préfet retient Saint-Yriex en tant que centre régional pour ses capacités d’accueil dans les hôtels. D’autres suivent comme simples centres départementaux. À la suite d’une nouvelle circulaire du 2 janvier 1942, le préfet propose, en avril, deux nouveaux centres destinés aux Juifs étrangers : Eymoutiers et Oradour-sur-Vayres. Le 29 août 1942, 450 Juifs, dont I hommes & migrations n° 1278 68 enfants de la région de Limoges, sont arrêtés et rassemblés à Nexon. Ils seront livrés aux nazis et déportés à Auschwitz. Après la dissolution, en novembre 1943, du camp de Gurs, ses internés seront transférés à Nexon. Les structures d’accueil pour les enfants juifs Les Juifs immigrés vont être regroupés dans les camps de Nexon et de SaintGermain-les-Belles, en Haute-Vienne. Les victimes les plus exposées sont les enfants juifs, séparés de leurs parents, orphelins ou fraîchement nés dans un camp d’internement. L’Organisation de secours à l’enfance (OSE), organisation juive installée à Paris et à Genève dès 1933, va s’implanter à Limoges. En février 1943, en Haute-Vienne, les sources permettent de répertorier six centres d’enfants juifs, s’occupant d’environ 300 enfants. En Creuse, en 1941, l’OSE s’installe principalement au château du Masgelier, près de Grand-Bourg, à Chabannes, dans la commune de Saint-Pierre-de-Fursac, au château de Chaumont, près de Mainsat, et à la maison des Granges, près de Crocq. Les homes hébergent 647 enfants en juin Les associations juives, grâce 1941, 698 en septembre 1941, 873 en (8) à de multiples connivences, août 1942 et 1 080 en décembre 1942 . ont pu organiser le sauvetage Mais à partir de la fin 1942, les possibiliet le camouflage des enfants tés légales d’émigration n’existent plus et en danger dans des institutions les menaces de rafles et de déportations ou des familles non juives. orientent les priorités de l’OSE vers d’autres directions. À l’occasion des rafles de la région, fin août 1942, d’après Serge Klarsfeld, les homes de Montintin et du Couret sont investis par les gendarmes qui emmènent la plupart des adolescents de 16 à 18 ans de nationalité allemande, autrichienne, tchèque et polonaise. Par la suite, les associations juives, grâce à de multiples connivences, ont pu organiser le sauvetage et le camouflage des enfants en danger dans des institutions ou des familles non juives. La mobilisation a été forte, efficace et multiple, si bien qu’un rapport de l’OSE du 30 mars 1944 peut rassurer ses correspondants suisses en ces termes : “La liquidation des homes d’enfants est terminée. Tous les enfants ont pu être mis en lieu sûr. Depuis octobre, plus de 1 000 enfants de cette catégorie ont été transférés en placements familiaux. Pour le moment, on a laissé ouverte la pouponnière de Limoges qui sera remise à la Croix-Rouge, l’identité de tous les enfants a pu être changée…” Les Groupes de travailleurs étrangers À partir d’avril 1939, l’appel à la main-d’œuvre étrangère se traduit en une embauche des étrangers par des particuliers (exploitants agricoles, notamment) ou, pour les 159 160 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I étrangers sans ressources susceptibles d’exercer une activité, en leur incorporation dans des structures d’encadrement de plus en plus contraignantes : les Compagnies de travailleurs étrangers puis les Groupements de travailleurs étrangers (Paul Estrade a recensé 24 GTE dans la région). Le Limousin va constituer le Groupement n° 6, implanté au château de la Roche, à Aixe-sur-Vienne, près de Limoges. En Corrèze, dans le 665e GTE de Soudeilles, composé exclusivement de Juifs, appelés les “Palestiniens”, on a recensé de 95 hommes (en juin 1941) à 269 (en juillet 1942). Ils viennent souvent du camp de rassemblement de Mauzac, en Dordogne, où étaient dirigés les Juifs étrangers en situation illégale dans la zone non occupée. Un tiers des hommes du 66e GTE, soit 161 personnes, ont été raflés en août 1942, février 1943 et avril 1944, puis conduits à Drancy ; un autre tiers a pu s’échapper(9). Mis à part ce GTE, en Corrèze, les Espagnols fournissent les premiers contingents de travailleurs étrangers (TE). À l’origine, les attributions des GTE en Corrèze ont été essentiellement agricoles. En 1942, au 405e GTE de Meyssac, composé majoritairement de soldats républicains espagnols, les deux noyaux les plus importants sont constitués par les agriculteurs, mais également par les ouvriers, employés à la construction du barrage de la Maronne. Le 641e GTE, formé de 130 Espagnols, était affecté uniquement à l’agriculture ; le 651e GTE à Ussac, avec 220 Espagnols, à l’agriculture ou à l’artisanat rural. Le 653e GTE à Égletons s’occupe de bûcheronnages, de carbonisation et d’exploitations de tourbières (mais on trouve également des TE sur les chantiers de travaux publics). Même chose pour le 543e GTE d’Ussel ou celui de Neuvic. Enfin, on distingue un groupe, le n° 101, disciplinaire. La Haute-Vienne accueillera cinq GTE : le 642e groupe stationné à Nergout ; le 643e à Oradour-sur-Glane ; le 644e à Saillat ; le 931e à Saint-Cyr, conçu pour accueillir essentiellement des Polonais ; et le 313e à Saint-Sauveur, composé d’Allemands. Ces groupes sont destinés à des tâches de carrière, défrichement, bûcheronnage, entretien de culture, travaux routiers, etc. Le 644e GTE, fort de 500 hommes, initialement stationné près d’Évreux, est arrivé en Haute-Vienne après la débâcle, encadré par des militaires français. Les contacts avec la population ont été cordiaux. En mai 1941, deux GTE d’Espagnols existent encore : le 643e (220 hommes) et le 644e (283 hommes). Ils ne fermeront qu’en 1944(10). Les immigrés dans la Résistance : l’exemple de la Creuse Une part des étrangers des GTE rejoint la Résistance ; ils ont même joué un rôle souvent pionnier dans la constitution des maquis (beaucoup étaient des anciens combattants de la guerre d’Espagne et certains des militaires professionnels). On retrouve les Espagnols dans l’ensemble des mouvements de Résistance, mais surtout dans les organisations FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée) : I hommes & migrations n° 1278 sur 321 FTP recensés, 249 étaient MOI (mais c’est également le cas des réfugiés allemands et italiens)(11). En Creuse, c’est le camp du Clocher, dans la commune de Saint-Sulpicele-Guérétois, qui regroupe le 420e GTE, composé notamment de réfugiés venant d’Espagne. Les brigadistes venant d’Espagne ont été les premiers à s’intégrer dans les FTP. Les étrangers se retrouvent dans les maquis de Montautre et du bois du Thouraud. C’est un républicain espagnol, Conrado MiretMust, qui a dirigé l’Organisation spéciale du Parti communiste français, embryon des FTP. Aziz Essaadi, épicier, Tulle. “Ils sont venus d’ailleurs, En octobre 1943, on assiste à figures d’immigrés en Limousin”, 2004 © Gilles Perrin d’importantes réquisitions de travailleurs italiens, mais également des Juifs d’Alsace-Lorraine pour le Service du travail obligatoire (STO). En Creuse, plusieurs maquis sont organisés. Les FTP s’installent en trois groupes au camp de Lavaud (La Souterraine), du Bosquenard (Noth) et de Mazeirat (Saint-Priest-la-Feuille). Un autre groupe, exclusivement composé d’Espagnols, s’installe dans les hameaux de Nouvelours et de la Pouyade, près de Grand-Bourg. La décision en avait été prise pour regrouper les volontaires étrangers dans un groupe de FTP-MOI. Le camp de Nouvelours sera attaqué, suite à une dénonciation, le 20 mars 1944 (quatre arrestations, dont Vidal, le chef du maquis, ancien lieutenant de l’armée républicaine espagnole). Au total, Marc Parrotin a recensé 54 noms d’immigrés morts pour fait de Résistance. Les vagues d’immigration de l’après-guerre Si, dans les années 1930, une première immigration ouvrière apparaît en Limousin, ce mouvement est beaucoup plus marqué après la Seconde Guerre mondiale, l’essor économique suscitant un afflux important de main-d’œuvre dans la région. Le Limousin 161 162 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I des Trente Glorieuses a eu ainsi recours à une main-d’œuvre immigrée : bûcherons espagnols, marocains puis turcs dans la forêt limousine à partir des années 1950 ; ouvriers italiens, espagnols, algériens sur les barrages en Corrèze dès les années 1940 ; travailleurs du bâtiment originaires du Portugal et des pays du Maghreb construisant les grands ensembles des années 1970. Entre 1968 et 1975, le nombre d’immigrés s’accroît alors de 39 % en Limousin. La part des immigrés dans la population limousine reste cependant modeste, même si elle croît de manière importante : de 1,69 % en 1946, on passe à presque 2 % en 1962, 2,5 % en 1968 et presque 3,5 % en 1975. Bouleversement des hiérarchies entre les nationalités Les Espagnols voient leur part diminuer de manière très importante (31,6 % en 1946 et 11,5 % en 1975) ; de même les Italiens, qui passent de 15,8 % à seulement 4,5 %. La part des Polonais devient négligeable, et plus encore celle des populations belge, luxembourgeoise ou néerlandaise. En revanche, les Portugais deviennent la population étrangère prépondérante, et ce de manière très rapide : en 1946, ils ne représentaient que 3,9 % ; ils pèsent, en 1975, plus de la moitié des populations étrangères (56,5 %). Les premières immigrations maghrébines se font jour également : les Algériens arrivent dès 1962 pour représenter 8 % des populations étrangères en 1975, suivis un peu plus tard par les Marocains (6 % en 1975). Vers une ouvriérisation des immigrés et un rééquilibrage des sexes En 1946, 37 % des étrangers travaillent dans le secteur agriculture-forêt (ils étaient 48 % en 1936). La moitié travaille dans l’industrie, mais l’industrie de transformation a définitivement pris le pas sur les mines et carrières. Pour autant, cette répartition va rapidement se modifier : en 1968, ils ne sont plus que 19 % à être salariés agricoles ou agriculteurs exploitants, et 9,3 % en 1975. L’ouvriérisation des immigrés en Limousin se poursuit. Ainsi, en 1975, 53 % des immigrés sont ouvriers spécialisés ou manœuvres, et 22,8 % ouvriers qualifiés ou contremaîtres. On assiste, en même temps, à une relative démasculinisation des populations immigrées. Si, en 1946, il y avait 63 % d’hommes pour 37 % de femmes, cette dernière proportion atteindra 40 % en 1974. Il faudra attendre toutefois 1975 et la politique de regroupement familial pour assister à un rééquilibrage plus net des sexes. Les immigrés turcs Les immigrés turcs arrivent en Limousin à la fin des années 1960 et surtout au début des années 1970(12). Ils sont d’abord employés dans le bâtiment, dans I hommes & migrations n° 1278 l’industrie, mais aussi dans la filière bois, un secteur en développement. Nombre d’entre eux s’installent à leur compte, et vont, à leur tour, employer des compatriotes. L’année 1974 marque l’arrêt de l’immigration de main-d’œuvre, et celle des travailleurs turcs en particulier. Leurs familles les rejoignent alors, du début des années 1970 jusqu’en 1984. L’immigration turque provient généralement des mêmes régions, voire des mêmes villages, surtout d’Anatolie, région caractérisée par une forte endogamie. Les groupes d’immigrés restent très fortement structurés par des systèmes de parenté et d’alliances denses, demeurés vivaces, notamment du fait de leur proximité résidentielle. Ces aspects expliquent sans doute le maintien d’une identité nationale forte, se marquant dans l’usage de la langue ou dans le port de vêtements (notamment chez les femmes, avec le foulard). Les plus jeunes générations sont sans doute plus sujettes à une identité clivée, mi-turque, mi-française. Les demandes de naturalisation restent toutefois faibles. L’immigration portugaise dans la Creuse Dans les années 1960, on assiste, en Limousin comme dans toute la France, à un véritable boom de l’immigration portugaise(13). Encore faible dans les années 1950, la présence lusitanienne en Creuse ne cesse ensuite d’augmenter pour connaître son apogée à la fin des années 1960 : de 1963 à 1968, les Portugais y forment la plus grande communauté étrangère. Il s’agit d’une immigration très sensible aux variations conjoncturelles du pays d’accueil. Ainsi, malgré une phase de croissance exceptionnelle, entre 1963 et 1966, l’immigration portugaise en Creuse connaît ensuite une brève interruption pendant les années 1967-1968 (en raison des mesures du plan Debré qui ont particulièrement freiné l’embauche des étrangers, des événements de mai 1968, et de la crise du BTP). À partir de 1974, la fermeture des frontières entraîne une chute spectaculaire des travailleurs et, en parallèle, une poursuite et une accélération de l’immigration familiale entamée depuis le début des années 1960. Au lendemain de la guerre, les industries extractives, principales industries du département qui avaient attiré des populations étrangères, sont alors en plein déclin. Dès les années 1950, ce déclin s’est naturellement répercuté sur l’emploi des Portugais : s’opère ainsi un glissement progressif des Portugais vers l’agriculture. Dès 1954, la plupart se concentrent déjà dans ce secteur. Parallèlement à l’investissement dans l’agriculture, le nombre de Portugais employés dans le BTP ne cesse d’augmenter, passant de la simple dizaine en 1954 à 180 en 1975. À la fin des années 1960, un transfert semble donc s’opérer : l’agriculture, principal employeur des Portugais au début de la décennie, est de plus en plus délaissée au profit du BTP. Une fois implantée sur le sol français, et creusois en l’occurrence, la communauté 163 164 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I portugaise a subi des changements notables dans sa structure. Si l’immigration est avant tout le fait d’hommes jeunes et adultes, celle-ci a ensuite connu une féminisation et un rajeunissement de sa composante, principales conséquences du développement du regroupement familial. Vers une stabilisation des populations étrangères Parmi les caractères de l’immigration en Limousin, il faut tenir compte au premier chef de sa relative instabilité dans une région par ailleurs caractérisée par des flux de population longtemps importants, tant internes à la région que vers son extérieur et surtout vers la région parisienne. Cette instabilité est consubstantielle de l’exil politique des nombreux Italiens, Espagnols, Polonais que la région a vu arriver au e e XIX et au XX siècle. L’immigration économique a été également, jusqu’à une date récente, instable. C’est, on l’a vu, particulièrement le cas de la période 1870-1914, où les étrangers venaient occuper souvent des emplois d’artisans et de commerçants laissés vacants par l’émigration de la population limousine autochtone. Mais cette instabilité est aussi, et pour les périodes ultérieures, liée à la demande de maind’œuvre qui a été, elle aussi, fluctuante. À ce titre, plusieurs facteurs sont apparus essentiels à la stabilisation de ces populations immigrées. Le premier facteur est celui du vieillissement de ces populations (à la baisse du poids des moins de 25 ans – ils étaient 15 % en 1999, contre 21 % en 1962 – il faut ajouter l’importante progression de la part des plus de 60 ans, passée de 16 % en 1962 à 24 % en 1999). Reste que “les personnes issues de courants migratoires anciens sont plus âgées que celles de pays d’immigration plus récente. L’âge moyen des immigrés originaires d’Espagne ou d’Italie est respectivement de 62 et 65 ans. Six immigrés sur dix originaires de ces pays ont 60 ans et plus. La moyenne d’âge des originaires du Portugal, correspondant à une vague d’immigration plus récente, est de 47,5 ans(14)”. En revanche, les populations issues du continent africain apportent à la population immigrée le plus de jeunes de moins de 25 ans (38 %), suivies par celles provenant d’Asie (33 %). C’est encore, note Chantal Desbordes, la Turquie qui apporte le plus de jeunes. Le deuxième facteur est celui de la féminisation des populations immigrées. Si la population immigrée résidant en Limousin reste encore marquée par un déséquilibre entre les sexes – 95 femmes pour 100 hommes – plus accentué que dans l’ensemble de la population immigrée française, cet écart se réduit. Ceci marque la transformation progressive d’une immigration de travailleurs masculins en une I hommes & migrations n° 1278 immigration familiale. Mais là encore, cette féminisation varie en fonction des pays d’origine. Cette répartition hommes-femmes “est à l’avantage des femmes immigrées du Sud-Est asiatique. Les immigrés en provenance d’Europe et d’Afrique sont à dominante masculine(15)”. Le troisième facteur, qui n’est pas sans lien avec le précédent, tient à la législation française relative aux étrangers. Il est clair que le tournant de la politique migratoire de 1974 a eu un impact certain sur “l’assimilation” des populations immigrées, expliquant en grande partie une importante vague de naturalisations en ■ Limousin. Notes 1. Cf. Chastang, Isabelle, “Les étrangers en Haute-Vienne de 1815 à 1848”, mémoire de maîtrise, université de Limoges, 1985. 2. Chanaud, Robert, “Les étrangers en Haute-Vienne au XIXe siècle”, Conférences au XVII e Congrès national de généalogie, Limoges, 9-11 mai 2003. 3. Pour la plupart des éléments sur cette période voir Célérier, Flavien, “Les étrangers en Haute-Vienne. 1870-1914”, mémoire de maîtrise d’histoire, université de Limoges, 2003-2004. 4. Marsac, Annette, Brousse, Vincent, “Les lieux de l’immigration en Limousin”, in Brousse, Vincent, Grandcoing, Philippe (dir.), Un siècle militant. Engagement(s), résistance(s) et mémoire(s) au XX e siècle en Limousin, université de Limoges, Pulim, 2005 ; Thévenot, Gabrielle, Les Hommes des carrières du Maupuy. Anglais, Belges, Espagnols, Italiens, Polonais, Russes, Yougoslaves, Portugais, Guéret, Verso, 1988. 5. Chignac, Frédéric, “Les réfugiés de la guerre d’Espagne en Haute-Vienne. 1936-1940”, mémoire de maîtrise d’histoire, université de Limoges, 1984. Les éléments de cette section sont tirés de son travail. 6. Estrade, Paul (dir.), Les Forçats espagnols des GTE de la Corrèze (1940-1944), Treignac, Les Monédières, 2004 ; Estrade-Szwarckopf, Mouny, Estrade, Paul, Un camp de Juifs oublié. Soudeilles (1941-1942), Treignac, Les Monédières, 1999. 7. Perlier, Guy, “Les camps d’internement de la Haute-Vienne durant la Seconde Guerre mondiale, avril 1940-juin 1944”, thèse de doctorat, histoire contemporaine, Limoges, 2007. Le compte rendu que nous faisons se fonde sur le premier chapitre de son livre tiré de sa thèse, à paraître aux éditions Les Monédières. 8. Cf. Parrotin, Marc, Immigrés dans la Résistance en Creuse, Ahun, Verso, 1998. 9. Estrade-Szwarckopf, Mouny, Estrade, Paul, op. cit. 10. Chignac, Frédéric, op. cit. 11. Parrotin, Marc, op. cit. 12. Les éléments concernant les Turcs du Limousin sont tirés de Marsac, Annette, “Les Turcs en Limousin, bûcherons de père en fils”, mémoire de sociologie, université Paris-VII, 1997. 13. Les populations portugaises de la Creuse ont été particulièrement étudiées par Da Silva Costa, Toni, “L’immigration portugaise en Creuse”, mémoire de maîtrise, Université de Limoges, 2003-2004. Les éléments de cette section sont issus de son travail. 14. Desbordes, Chantal, Atlas des populations immigrées en Limousin, Les dossiers Insee Limousin, n° 3, 2004. 15. Ibid. 165 166 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Histoire de l’immigration en Auvergne Par Jacques Barou, chercheur au CNRS, UMR PACTE, Grenoble Et l’équipe : Annie Maguer, Fabrice Foroni, Aude Rémy. Délivrance de récépissé de demande de carte d’identité d’un couple de réfugiés espagnols, 1939 © DR Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la main-d’œuvre locale n’a pas manqué en Auvergne. L’immigration y a donc été plutôt tardive et modérée, et très inégale suivant les départements. L’immigration espagnole – d’exil – a joué un rôle prépondérant durant la Résistance, mais c’est l’immigration portugaise qui a été la plus massive, convoitée notamment par les industries du caoutchouc, dont Michelin. I hommes & migrations n° 1278 Une immigration tardive et relativement faible L’immigration étrangère est en Auvergne un phénomène récent. Pourtant, l’industrialisation de la région n’est pas plus tardive que celle de l’ensemble du pays. L’extraction de la houille, la fabrication du papier, la métallurgie y sont anciennes. Le travail du bois et celui de la pierre ont connu un essor important au cours du e XIX siècle et l’industrie du caoutchouc apparaît dès les années 1830. Le recours tardif à une immigration de travail, en provenance de l’étranger, s’explique par la présence dans la région d’une main-d’œuvre assez nombreuse et présentant un assez large éventail de qualifications pour soutenir l’essor industriel pendant plus d’un siècle. La “montagne” pourvoyait largement en bras les diverses entreprises qui se créaient dans les villes et les vallées. Ce n’est que lorsque cet excédent démographique a commencé à se réduire, c’est-à-dire après la Seconde Guerre mondiale, que l’on a assisté à une forte immigration étrangère de caractère économique. Parallèlement, l’émigration des Auvergnats, que ce soit vers la région parisienne, l’Espagne ou l’Algérie, n’a pas été sans incidence sur l’appréhension de l’image de l’étranger quelques décennies plus tard. De la Révolution à la Première Guerre mondiale Les étrangers sont présents dans la région dès la fin du XVIIIe siècle, même s’ils sont peu nombreux et inégalement répartis. Ils sont venus essentiellement pour des raisons politiques et militaires. Plusieurs centaines de soldats étrangers faits prisonniers au cours des campagnes de 1792, 1793 et 1794 sont dirigés vers les départements auvergnats, où ils passeront quelques années à séjourner en casernes et à travailler tantôt pour les agriculteurs et artisans locaux, tantôt dans les mines ou sur des chantiers publics. Les armées d’Ancien Régime étant composées de mercenaires, tous les peuples d’Europe sont représentés. Les Tchèques, les Moraves et les Polonais de Galicie forment l’essentiel des prisonniers capturés dans les troupes autrichiennes. Parmi les déserteurs et les prisonniers de l’armée piémontaise figurent des Suisses, des Savoyards, des Italiens et des Allemands. On verra arriver plus tard des Croates, des Hongrois, des Russes. Après leur libération, certains demandent à rester dans la région, se font naturaliser et épousent des Auvergnates. Au cours du XIXe siècle, plusieurs vagues de réfugiés politiques sont dirigées vers l’Auvergne : Italiens, condamnés pour activités subversives dans les divers États 167 168 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I de la péninsule, libéraux espagnols, victimes de la répression menée par le roi Ferdinand VII, puis carlistes, victimes des guerres de succession qui ont sévi dans leur pays, de 1833 à 1875, et enfin Polonais, chassés par les diverses répressions tsaristes contre les insurrections nationalistes de 1831 à 1868. Certains de ces réfugiés restèrent assez longtemps pour s’intégrer à la société locale et bénéficièrent, surtout dans le cas des Polonais, de la solidarité de l’opinion auvergnate. Parallèlement à ces migrations contraintes, on trouve une immigration économique semblable à celle existant sur l’ensemble de la France, mais dans des proportions très faibles : moins de 1 % en 1911. Italiens, Suisses, Allemands et Belges constituent l’essentiel d’une main-d’œuvre surtout orientée vers l’hôtellerie et les activités de service qui se développent dans les stations thermales. L’immigration de l’entre-deux-guerres La Première Guerre mondiale a provoqué une pénurie de main-d’œuvre qui a pu être compensée par le recrutement de travailleurs coloniaux. Les industries du caoutchouc ont largement fait appel à eux. Après la guerre, les recrutements s’amplifient et les pays de provenance sont alors surtout l’Espagne, l’Italie, la Pologne et le Portugal. Comme le montre le schéma (voir page suivante), la population immigrée connaît en Auvergne un taux de croissance beaucoup plus élevé qu’au niveau national. Malgré cette croissance, elle ne représente, en 1931, que 1,54 % de la population auvergnate, contre près de 7 % de la population totale de la France. Ensuite, alors que, à partir de cette date, elle commence à décliner sensiblement au niveau national, en Auvergne, elle se maintient et connaît même une légère croissance. Cette évolution reflète les transformations démographiques et économiques de la région. Pendant l’entre-deux-guerres, l’Auvergne s’industrialise et s’urbanise de façon intense. Clermont-Ferrand passe de 65 386 habitants en 1911 à 111 711 en 1926, devenant le premier lieu d’attraction des migrants de la région. L’industrie du caoutchouc et la métallurgie y attirent l’essentiel de la main-d’œuvre française venue des campagnes environnantes. Les secteurs moins attractifs connaissent alors des pénuries de travailleurs. Alors que, au début du siècle, on ne comptait pratiquement pas d’étrangers dans les bassins miniers auvergnats, dans les années 1930, c’est là que l’on trouve les taux les plus élevés d’immigrés. Malgré la crise qui suit cette période et le chômage qu’elle génère, les emplois miniers continuent d’être délaissés par les Français et attirent les étrangers licenciés de l’industrie. Ce mouvement s’observe aussi dans le bâtiment et les travaux publics, qui continuent de fonctionner avec un taux élevé de main-d’œuvre étrangère. L’industrie de I hommes & migrations n° 1278 transformation a fait aussi appel à celle-ci, mais de manière complémentaire. Lors des grandes vagues de licenciement qui s’opèrent à partir des années 1930, les immigrés sont fortement touchés, mais ils peuvent alors se diriger vers des secteurs où ils ne rencontrent pas la concurrence des Français qui, quant à eux, ont plutôt tendance à se replier sur les petites activités agricoles qu’ils gardaient en parallèle à leur travail à l’usine. Alors que la crise économique des années 1930 déclenche une vague de xénophobie très violente au niveau national, les images de l’étranger en Auvergne, telles qu’elles sont reflétées par la presse régionale, ne sont pas négatives. Les journaux parlent peu des immigrés et ne perçoivent pas leur présence comme source de problèmes. Ceci se retrouve aussi dans les rapports préfectoraux qui soulignent que l’arrivée massive des étrangers n’est jamais associée à l’émergence du chômage chez les Français. L’Auvergne est devenue dans l’entre-deux-guerres une région de faible mais constante immigration, avec une répartition majoritaire dans les départements les plus urbanisés et les plus industrialisés, ce qu’elle est encore aujourd’hui. 169 170 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Les étrangers pendant la Seconde Guerre mondiale L’année 1939, qui voit la déroute des républicains espagnols, est marquée par une augmentation massive des flux de réfugiés en Auvergne. Environ 6 000 personnes, principalement des femmes et des enfants, y sont envoyées depuis les camps du sud de la France. Treize Groupements de travailleurs étrangers (GTE), rassemblant les réfugiés républicains, ont été constitués en Auvergne et ils ont stationné dans des villes et des villages avec les familles qui les accompagnaient. Ils étaient utilisés comme main-d’œuvre mise à la disposition des commerçants et des agriculteurs des alentours. Les activités politiques ont pu se maintenir et les partis politiques qui avaient porté la République espagnole – socialiste, communiste et anarchiste principalement – ont pu se réorganiser et tenir des réunions. Du fait de leur capacité d’organisation et de leur expérience de la guerre, les Espagnols intéressaient les responsables de la Résistance française. Considérant qu’ils avaient le même ennemi et que, après la victoire sur le nazisme, les démocraties européennes pourraient agir contre le franquisme, beaucoup de réfugiés ont participé à la Résistance et leur présence est attestée dans de nombreux maquis auvergnats. Dans le secteur du Chambon-sur-Lignon, c’est une véritable organisation de la résistance à la politique antisémite de Vichy qui s’est mise en place. Le particularisme historique et religieux de cette zone explique le mouvement de sympathie qui s’est manifesté envers les juifs. Une solidarité active s’est exercée vis-à-vis des réfugiés juifs, dont beaucoup d’Allemands appartenant à des milieux sociaux plutôt favorisés. Sur les 544 élèves inscrits à l’école nouvelle cévenole pendant la guerre, au moins 25 % se déclarent juifs, ce qui traduit l’existence d’un fort climat de confiance. Il a existé aussi une résistance active des étrangers. Au Chambon-sur-Lignon se constitue en 1943 un maquis juif qui agit en étroite relation avec la population protestante. Les étrangers victimes de persécutions ont trouvé en Auvergne une protection plus efficace que dans bien d’autres régions, et ils ont à leur tour contribué activement à la Résistance. Le vrai démarrage de l’immigration économique Le graphique suivant révèle l’importance très inégale qu’a prise l’immigration dans les différents départements de l’Auvergne. Il montre aussi la tendance générale à la diminution à partir de 1975. I hommes & migrations n° 1278 Dans les années 1950 et 1960, les grandes industries recrutent peu d’immigrés en provenance du Maghreb. La population algérienne, dominante dans la région jusqu’en 1968, occupe des emplois précaires dans le bâtiment et se concentre, jusqu’au début des années 1980, dans les quartiers dégradés des centres-villes anciens, en particulier à Clermont-Ferrand, dans le secteur du Mazet. Devant la baisse de la main-d’œuvre locale, les industriels du caoutchouc, et en particulier Michelin, organisent des filières de recrutement, d’abord en Espagne, puis en Yougoslavie et en Turquie, enfin au Maroc. L’essentiel des recrutements se fait toutefois au Portugal. La période portugaise L’arrivée massive des Portugais s’explique surtout par une étroite corrélation entre une forte pression au départ dans le pays d’origine et le démarrage d’une période de forte activité dans la région d’accueil. 171 172 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Par ailleurs, la préfecture du Puy-de-Dôme a été une des premières à pratiquer une régularisation massive des Portugais. Jusqu’à la fin des années 1960, ceux-ci travaillent surtout dans le bâtiment et les travaux publics. C’est à partir de 1968 que Michelin s’intéresse à eux. En 1970, les Portugais représentent 50,6 % de son effectif étranger, soit 2 210 personnes, et 62,7 % d’entre eux ont été embauchés au cours de l’année. Beaucoup se sont interrogés sur les raisons de l’alchimie qui s’est établie entre Michelin et la main-d’œuvre portugaise. Pierre Mazataud, historien de cette entreprise, apporte une réponse : Chibanis, Olivier Daubard, 2002 “Le recrutement local était compro© Olivier Daubard, Bleu autour 2002 mis par le déclin des réserves de main-d’œuvre masculine locale et par la concurrence des autres grandes entreprises industrielles régionales. Michelin a contribué à faire de Clermont une des grandes places de l’immigration portugaise. Dans cette période de surchauffe, les Portugais permettent de maintenir et de développer l’outil de production de Michelin sur son site historique. Par une curieuse coïncidence culturelle, ces nouveaux venus peuvent raviver la culture des petits paysans vignerons du début du siècle. Le temps des Portugais à l’accent auvergnat commence(1).” En quête de logements bon marché, les premiers arrivants portugais découvrent le patrimoine abandonné des anciens bourgs viticoles des collines de Limagne qu’ils vont restaurer en s’entraidant. Ils ont aussi contribué à faire revivre les fêtes traditionnelles locales, profanes ou religieuses, tombées en désuétude. Cette phase de vie communautaire a laissé place à la recherche d’une intégration individuelle, marquée par l’ascension sociale et la prise de distance vis-à-vis du groupe. Si les Portugais ont emprunté beaucoup à l’identité locale, celle-ci a tendance à les intégrer comme une de ses composantes contemporaines. L’ouverture dans le centreville de Clermont d’un grand centre culturel portugais témoigne de ce processus de reconnaissance. I hommes & migrations n° 1278 Dernières vagues et stabilisation Si la vie communautaire n’a duré que le temps d’une génération dans le cas des Portugais, elle persiste chez les Turcs. Une communauté originaire d’Emirdag, en Anatolie centrale, s’est installée en Haute-Loire autour de la ville de Sainte-Sigolène, dont l’économie, autrefois spécialisée dans la passementerie, a pu se reconvertir dans la plasturgie. Les Turcs représentent aujourd’hui environ 15 % des 5 432 habitants de cette commune où ils ont acheté des maisons et construit un centre culturel autour d’une mosquée. À Volvic, c’est une population originaire de Cappadoce qui a pu s’implanter autour de l’usine d’embouteillage. Dans les environs de Thiers, on trouve des originaires de Sivas. Ils connaissent aujourd’hui des difficultés considérables en raison de la crise de la coutellerie. Le temps de l’immigration de travail semble aujourd’hui révolu en Auvergne. Après 1975, comme dans le reste de la France, les flux migratoires sont essentiellement composés de regroupements familiaux qui viennent renforcer et stabiliser les populations déjà installées. Au fil des recensements, le nombre de Français par acquisition augmente parallèlement à la diminution du nombre d’étrangers. Chez ceux-ci, on observe un certain nombre de transformations, significatives d’un processus d’installation. La population active féminine a doublé en pourcentage entre 1975 et 1999 et les origines de la population immigrée n’ont guère varié. Les derniers flux sont constitués principalement de Britanniques et de Néerlandais, qui s’implantent en milieu rural, attirés par le coût modeste de l’immobilier. Ces nouveaux venus, appartenant aux classes moyennes, contribuent ainsi à ralentir le dépeuplement de zones qui ont constitué à l’origine le principal réservoir de ■ main-d’œuvre de l’économie régionale. Notes 1. Mazataud, Pierre, “Les salariés des usines Michelin de Clermont-Ferrand en 1970. Radiographie d’une main-d’œuvre”, in Gueslin, A. (dir.), Les Hommes du pneu : les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand (1940-1980), Les éditions ouvrières, Paris, 1999, p. 264. 173 174 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La Guadeloupe et la Martinique dans l’histoire française des migrations en régions de 1848 à nos jours Par Michel Giraud, chercheur au CNRS, université des Antilles et de la Guyane, membre du Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe (CRPLC). Et l’équipe : Isabelle Dubost, André Calmont, Justin Daniel, Didier Destouches, Monique Milia Marie-Luce. Siège d’une association haïtienne à Fort de France, 2008 © Isabelle Dubost Entièrement constituées de populations immigrées, la Martinique et la Guadeloupe, où le phénomène migratoire a longtemps été une affaire d’État, ont été profondément marquées par l’esclavage. Les discriminations sont encore aujourd’hui nombreuses à l’égard des émigrants, tant dans les sociétés antillaises qu’en France métropolitaine. Car si ces deux îles sont des terres d’immigration, elles sont aussi des terres d’émigration, notamment vers la métropole, où différentes stratégies et constructions identitaires sont mises en œuvre par ces populations en vue d’une meilleure intégration. I hommes & migrations n° 1278 L’histoire de la Guadeloupe et de la Martinique est constituée par et autour des migrations. De l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ce sont les mouvements migratoires – immigration et émigration – qui ont puissamment contribué, d’une part, à modeler la démographie de ces pays et, d’autre part, à y former des sociétés originales, pluriethniques, qui se sont entièrement constituées il y a quatre siècles – et c’est là un point fondamental – à partir de populations toutes venues ou importées de lointains ailleurs. Un processus initial dont l’histoire ultérieure des sociétés considérées portera profondément et durablement la marque. Les quatre grandes vagues migratoires Dans l’histoire longue qui est ici examinée – qui débute en 1848, date de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, et va jusqu’à nos jours – ont été distinguées quatre grandes phases, correspondant chacune à des vagues plus ou moins importantes de migrations. Au début de la première, les anciens esclaves désertent les plantations. Pour remédier à ce manque de main-d’œuvre, le gouvernement adopte – à la satisfaction des grands planteurs – les décrets du 13 février et du 27 mars 1852 portant sur les “engagements” dans les colonies antillaises de travailleurs sous contrat, venus principalement d’Afrique noire, de Chine et surtout d’Inde. À partir de la fin du XIXe siècle s’ouvre une deuxième phase : des travailleurs libres en provenance de Chine et du Levant (Syrie, Liban, Palestine) s’installent dans les îles antillaises. La troisième phase, qui commence en 1946, est marquée par de profondes mutations. En effet, le 19 mars 1946, les colonies de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion sont érigées en départements français. D’un point de vue administratif et juridique, ces territoires possèdent désormais une structure identique à celle des départements de l’Hexagone, avec néanmoins des adaptations dans l’application de la législation française (notamment sociale). Cette modification institutionnelle entraîne, à travers la crise définitive du système de plantation, de profondes transformations de la structure économique des pays antillais et a d’importantes conséquences sur les mouvements migratoires : des Antillais partent en masse, surtout durant les années 1960-1970, s’installer en France métropolitaine où ils en viennent à constituer une “troisième île(1)” ; des Français et des Européens s’installent en masse aux Antilles tandis que des Caribéens continuent d’arriver dans ce qu’ils considèrent comme l’“Eldorado” français. La dernière phase, où nous nous trouvons encore, se situe dans le droit fil de la précédente : à côté des immigrations en provenance du Proche-Orient et de Chine 175 176 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I qui se poursuivent régulièrement mais faiblement, le mouvement, amorcé auparavant, de nombreuses populations d’origine caribéenne à la recherche de travail ou fuyant des conditions sociales, politiques et de vie difficiles s’accélère, notamment sous la forme d’une immigration irrégulière de plus en plus importante, particulièrement en provenance d’Haïti. À l’inverse, cependant, on assiste à un net ralentissement des départs d’Antillais pour la métropole et à l’amorce d’un mouvement de retour au “pays natal” des émigrants partis vers l’Hexagone. Les Antilles françaises offrent ainsi une expérience extrêmement riche en matière d’immigration et d’émigration. Au-delà de la mise en évidence des grandes périodes historiques et des vagues migratoires qui leur sont associées, nous nous sommes surtout attachés à tirer de cette richesse des éléments qui permettent d’éclairer d’un jour nouveau la question très générale et très débattue de “l’intégration” de “populations issues d’une immigration”, et ce d’autant mieux qu’ils s’enracinent dans une particularité forte. Partant, nous avons porté en priorité notre attention sur quelquesunes des dimensions fondamentales de cette question, au premier chef desquelles les discriminations auxquelles sont assez souvent confrontés les émigrants, tant dans les sociétés antillaises qu’en France métropolitaine, et les stratégies qu’ils ont mises en œuvre par le passé et celles qu’ils mettent en place aujourd’hui pour se faire la meilleure place possible dans leur société d’installation face à ces discriminations. Nous nous sommes ainsi particulièrement intéressés aux modalités des constructions qu’ils ont souvent opérées, ou qu’ils opèrent encore, d’identités qui leur seraient propres, aux usages sociaux et politiques qu’ils ont fait et font de celles-ci et, en particulier, de la mémoire qu’ils se sont constituée de leurs histoires. Une affaire d’État Une des grandes spécificités des migrations antillaises (et, plus largement, de toutes les immigrations coloniales françaises) réside dans la place centrale que la puissance publique a occupée dans leur mise en route, puis dans leur développement et, enfin, dans leur ralentissement. Une telle centralité indique assurément à quel point ces migrations s’inscrivent dans la continuité (mais aussi dans les discontinuités) d’une politique coloniale multiséculaire. L’immigration vers les Antilles Ainsi, presque la moitié des frais de “l’engagement” aux Antilles françaises de travailleurs sous contrat durant la seconde moitié du XIXe siècle a été supportée par le Trésor public ou les finances des collectivités locales, et l’ensemble des tâches de la I hommes & migrations n° 1278 Pharmacie dont la propriétaire est d’origine chinoise (Hakka), Fort de France, 2009 © Isabelle Dubost gestion administrative de cette immigration a été placé sous l’entière responsabilité de l’État et des institutions publiques, locales ou nationales. Par exemple, outre les décrets présidentiels du 13 février et du 27 mars 1852 déjà cités, deux arrêtés sont pris dans les années qui suivent par le Conseil privé de la Guadeloupe, qui constituent un véritable code de l’immigration : en cinquante articles sont régulés tous les problèmes intérieurs inhérents à l’introduction de la main-d’œuvre étrangère. En 1854, le gouverneur de la même île crée un comité de l’immigration chargé de régler tous les problèmes liés à ce vaste transfert de main-d’œuvre. C’est l’administration de la colonie qui gère le recrutement des “engagés” : les planteurs lui adressent leurs demandes en main-d’œuvre et elle leur attribue les travailleurs recrutés. Un peu plus tard, c’est le Conseil général qui sera compétent pour tout ce qui concerne la gestion locale de l’immigration. C’est donc lui qui, chaque année, fixera le nombre d’immigrants nécessaires pour la campagne suivante et votera le budget de l’immigration. 177 178 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Plus significative encore, l’intervention de l’État concernant l’immigration des travailleurs indiens sous contrat est allée jusqu’à la sphère des relations internationales puisqu’elle a comporté une laborieuse négociation de près d’une décennie avec la couronne britannique, qui a fini par aboutir à la signature d’une convention internationale, le 1er juillet 1861, ouvrant l’Inde aux agents recruteurs français. Un recrutement qui, encore une fois, était un monopole d’État : il était en effet réservé à trois agences officielles d’émigration, instituées par les autorités françaises à Calcutta, Pondichéry et Karikal. Toujours dirigées par un Européen, elles avaient pour principale fonction, outre l’organisation des recrutements, d’héberger, de nourrir et de soigner les engagés avant l’embarquement, de les empêcher de s’enfuir aussi, et elles disposaient pour cela de bâtiments capables d’accueillir 800 à 1 000 personnes, ce qui correspondait au contingent d’un convoi. La politique française de l’émigration antillaise Un siècle plus tard, une des principales caractéristiques de l’émigration antillaise en France métropolitaine est que si elle s’est poursuivie, en partie, selon des mouvements spontanés de population, elle s’est aussi fortement développée d’une manière administrée par l’État français, en accord avec une politique migratoire définie par celui-ci. En effet, la puissance publique met en place, en 1961, à la fois pour encourager et organiser cette émigration, une société d’État, le Bureau pour les migrations intéressant les départements d’outre-mer (Bumidom). Dans un contexte d’effondrement des économies de plantation antillaises, il s’agissait alors pour le pouvoir politique de tenter, en jouant de l’émigration comme d’une soupape de sécurité, de faire baisser les fortes tensions qui s’exerçaient sur un marché local de l’emploi d’autant plus tendu que la croissance démographique restait forte aux Antilles et, par là peut-être, de contenir l’effervescence sociale qui s’en était suivie dans ces départements. Et ce d’autant que, au même moment, le récent triomphe de la révolution castriste à Cuba, l’imminence de l’indépendance de l’Algérie, l’aboutissement du procès de décolonisation dans l’empire africain de la France et, localement, l’émergence des premières organisations indépendantistes aux Antilles françaises (tandis que de violentes émeutes survenaient en Martinique en décembre 1959) venaient menacer l’ordre postcolonial dans les départements français d’Amérique. Au point qu’un de nos collègues a pu écrire que “la politique française de l’immigration antillaise remplit bien une fonction de régulation politique des sociétés de départ quand elle s’enferme, officiellement, dans la rhétorique républicaine de la solidarité nationale et des grands équilibres économiques(2)”. Cette politique migratoire obéissait aussi, bien sûr, mais secondairement, à des impératifs plus directement liés au souci du développement économique et social de la seule métropole française, en des temps d’une forte croissance de celle-ci. Il s’agissait I hommes & migrations n° 1278 alors, notamment, de satisfaire, grâce à l’émigration des originaires des DOM, la forte demande en personnel peu qualifié qui se manifestait à l’époque en métropole dans certains secteurs de la fonction publique à laquelle les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais et autres Réunionnais avaient, avec leur statut de citoyens français, le bon profil pour répondre. Esquisse d’une comparaison entre deux “Îles-sœurs” La Guadeloupe et la Martinique, qui ont grosso modo connu des processus historiques parallèles, ont été et le sont toujours tributaires des mêmes logiques d’État, ont hérité de ce parallélisme historique et de cette communauté politique bien des similitudes pour ce qui est des dynamiques migratoires les concernant. Cependant, des dissemblances apparaissent, à bien des égards, entre elles. Guadeloupe : un plus fort taux d’immigration La principale des différences en question tient – pour le dire de manière ramassée – à ce que la Guadeloupe apparaît plus marquée par l’immigration que la Martinique. C’est ainsi que l’immigration de travailleurs engagés sous contrat dans la seconde moitié du XIXe siècle (Africains et Indiens), à l’exception de celle des Chinois, a été plus fournie à son arrivée et que la prégnance de son héritage, tant du point de vue sociodémographique que culturel, est aujourd’hui nettement plus forte en Guadeloupe qu’en Martinique. Il en va de même pour la principale immigration contemporaine aux Antilles françaises, celle des Haïtiens. Une répartition spatiale et un profil socioprofessionnel des immigrants distincts dans les deux îles Des différences plus fines se font également jour. Par exemple, la population d’origine haïtienne en Martinique a une localisation préférentiellement urbaine, dans l’aire de Fort-de-France, et compte dans ses rangs – à côté d’un nombre important de travailleurs indépendants du petit commerce et des services aux personnes (comme c’est également le cas en Guadeloupe) et, dans une moindre mesure, de salariés agricoles et d’ouvriers du bâtiment – un pourcentage non négligeable d’agriculteurs exploitants, qui louent des terres pour développer des exploitations, notamment dans le maraîchage. En revanche, en Guadeloupe, cette population est plus dispersée dans l’île et les exploitants agricoles n’y sont pas légion, par voie de conséquence les ouvriers agricoles y sont proportionnellement plus nombreux qu’en Martinique. 179 180 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I L’immigration haïtienne : deux perceptions Ces différences ne sont pas sans conséquence au plan des oppositions sociales et des affirmations identitaires qui leur sont associées. Ainsi, l’immigration haïtienne n’est pas perçue de la même manière dans les deux territoires. Alors qu’en Martinique elle ne semble pas poser de problème majeur, en Guadeloupe elle fait l’objet – avec l’immigration dominicaise – d’une représentation très négative, en étant constituée comme un véritable problème que doit gérer l’ensemble du personnel politique ; ce qui donne lieu à d’importantes tensions et même à des violences entre autochtones et immigrants. Abolition de l’esclavage : des parcours différents L’ensemble de ces divergences, comme la plupart de celles que nous n’avons pas la possibilité matérielle d’évoquer ici, renvoient aux brisures de ce que nous avons dit être, en première approximation, le parallélisme des parcours historiques des deux îles des Antilles françaises et aux profondes différences qui ont distingué la marche vers et les conditions de l’abolition de l’esclavage dans chacune d’elles. La Martinique ayant été livrée aux Anglais par les grands planteurs pour échapper aux effets destructeurs de la Révolution de 1789 sur le système esclavagiste, l’île n’a pas connu la première abolition de la servitude qui a eu lieu en 1794 en Guadeloupe avec la quasi-élimination des propriétaires esclavagistes. Il en est résulté en Martinique une permanence du pouvoir de la plantocratie créole mais aussi, quand le temps de l’abolition finale et totale est venu en 1848, le développement relatif d’une petite et moyenne paysannerie “de couleur” à l’écart de la grande propriété blanche créole. Tandis qu’au même moment la Guadeloupe passait sous la domination, presque sans partage, d’un capitalisme agro-financier “expatrié” et devenait alors une colonie classiquement structurée par l’opposition farouche de ce capitalisme et d’un prolétariat agricole autochtone. Le poids de l’histoire : la marque du passé esclavagiste La prise en compte de ces grandes structures changeantes du contexte historique général est absolument nécessaire pour interpréter et comprendre les contraintes matérielles qui, par le passé, ont lourdement pesé sur l’émergence et le développement, les caractéristiques essentielles et le vécu profond des migrations des périodes postesclavagistes mais aussi les contraintes mentales qui, jusqu’à et y compris aujourd’hui, façonnent l’ensemble du phénomène migratoire antillais. Car c’est ce I hommes & migrations n° 1278 passé colonial et la société de plantation alors mise en place qui ont déterminé les types de migrations et leur déroulement. Ainsi, comment, à seul titre d’exemple, rendre compte des tensions qui longtemps ont opposé les descendants d’esclaves et les immigrants indiens ainsi que la méfiance et le mépris dont ces derniers ont fait jusqu’à peu l’objet de la part des populations créoles sans rappeler le fait que les Il faut tout particulièrement engagés ont été amenés de l’Inde pour déceler dans les processus de remplacer sur les plantations tous ceux stigmatisation des populations qui refusaient une forme déguisée d’esclamigrantes, et dans les figures vage, pour faire baisser les salaires de ceux de l’altérité qui modèlent qui n’avaient pas la force de ce refus et ces processus, la prégnance éventuellement pour briser les grèves auxdes vieux schèmes de l’idéologie raciste formée quelles la misère de ces derniers les poussous l’esclavage pour tenter sait ? D’un autre côté, devant le slogan de le justifier. proféré par les militants nationalistes guadeloupéens ou martiniquais des années 1960 – “Bumidom = Négriers” –, comment expliquer, hors de la prise en compte de la puissance évocatrice du passé esclavagiste, qu’une telle contamination de l’image des mouvements migratoires antillais par celle, terrifiante, du transbordement négrier ait pu être, pour discutable qu’elle soit, aussi pénétrante qu’elle l’a été et l’est encore près de trente ans après la dissolution de cet organisme ? Prégnance des schèmes de l’idéologie raciste datant de l’esclavage À ce propos, il faut tout particulièrement déceler dans les processus de stigmatisation des populations migrantes, et dans les figures de l’altérité qui modèlent ces processus, la prégnance des vieux schèmes de l’idéologie raciste formée sous l’esclavage pour tenter de le justifier. Comme, par exemple, les schèmes identifiant le nègre à la sauvagerie et à la paresse ou, au contraire, à la docilité et à la puissance de travail, qui font florès dans les débats sur l’immigration contractuelle au sein des assemblées locales antillaises de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècles. Des schèmes qui mutent de plus en plus aujourd’hui en des réflexes xénophobes quand il s’agit de s’en prendre à des immigrants qui ont la même couleur que les autochtones, comme c’est le cas des Haïtiens en Guadeloupe. Et des schèmes dont la mise en œuvre peut être d’une plasticité paradoxale : les évaluations des caractéristiques – présentées comme essentielles – des mêmes immigrants, qui servent à encourager l’accueil ou, au contraire, à prôner le rejet de ceux-ci, peuvent passer, chez les mêmes personnes ou au moins les représentants des mêmes forces sociales, du positif au négatif ou vice versa selon la période ou le contexte d’action où ils sont mobilisés. 181 182 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I L’engagement : des pratiques proches de la traite négrière Au plan des réalités matérielles des dynamiques migratoires examinées, et en ne considérant que le cas des engagés sous contrat de la seconde moitié du XIXe siècle, les références que l’on peut faire à l’esclavage sont nombreuses et variées. Nous n’en listerons rapidement ici que quelques-unes parmi les plus saillantes. Ainsi, les conditions du transbordement de ces engagés depuis leur pays d’origine ou celles de leur existence une fois qu’ils étaient arrivés aux Antilles ne sont pas très éloignées de celles de la traite négrière ou de l’enfermement servile. C’est en effet – en dépit des réglementations édictées par les puissances organisant ce trafic, qui semblent n’avoir été le plus souvent prises que pour dissimuler sous un vernis de déclarations précautionneuses le sordide des pratiques effectives – un même entassement sur les bateaux et une même absence de soins, puis un hébergement dans les cases des anciens esclaves et une dénutrition poussée que l’on peut assez souvent noter. On peut de même identifier nombre de brutalités physiques et d’abus de toutes sortes de la part des engagistes à l’encontre des engagés, la surexploitation de ces derniers (ils sont soumis à des journées de travail atteignant parfois douze heures) et leur privation de protection et de liberté (incapables que certains d’entre eux sont d’obtenir le rapatriement qu’on leur avait promis à la fin de leur contrat). Un taux de mortalité important atteste de la gravité de cette situation d’ensemble, aussi bien en ce qui concerne les traversées que sur place, aux Antilles ; relativement aux premières, dans le cas de l’immigration africaine en Guadeloupe, ce taux pouvait atteindre jusqu’à un cinquième des effectifs, et, pour la mortalité in situ, on a compté en Martinique 2 607 décès pendant les cinq premières années de cette immigration. Pareillement, 45 % des Indiens immatriculés dans la commune du Moule décèdent au cours des cinq premières années de leur séjour en Guadeloupe. D’un autre côté, les procédures de recrutement des engagés rappellent par certains aspects celles employées dans la traque négrière. Ce qui diffère surtout dans ces deux situations c’est qu’à la pratique systématique du rapt dans les secondes est substituée dans les premières un usage régulier de la mystification : les recruteurs abusent des promesses mensongères et vont parfois jusqu’à saouler les hésitants ou à leur offrir les services de prostituées en échange de leur signature. De telles pratiques sont si générales dans le cas de l’engagisme français en Inde qu’un fonctionnaire britannique a pu dire qu’il n’est pas de “tromperie que la ruse des recruteurs n’ait conçue et mise en œuvre”. De ce fait, il est fréquent que les personnes récemment engagées tentent de s’échapper des dépôts où elles sont enfermées en attendant leur départ en bateau. I hommes & migrations n° 1278 Une exploitation de l’homme par l’homme On repère à l’œuvre dans ces deux situations – les immigrations postesclavagistes et l’esclavage lui-même – une même logique d’exploitation de l’homme par l’homme, basée sur trois points forts. En premier lieu, il s’agit de placer les engagés dans une situation de dépendance maximale à l’égard de leurs maîtres ou de leurs employeurs. C’est en particulier le cas des immigrants sous contrat comme cela l’était a fortiori de l’esclave : “Ce qu’on a voulu en 1852, ce qu’il faut encore aujourd’hui aux partisans de l’immigration, précise un conseiller général guadeloupéen en 1887, ce ne sont point des travailleurs […], ce sont des engagés non libres, des individus qui ne sont pas aptes [c’est lui qui souligne] à discuter les clauses de leur contrat…” ; faisant hommage du vice à la vertu, le Conseil général de la Martinique prendra d’ailleurs argument de cette non-liberté pour justifier sa décision d’arrêter l’immigration contractuelle en 1884. L’hyperdépendance en question est la conséquence même du statut des engagés, déterminé par les règles administratives d’une immigration “réglementée” et non par des contrats de droit privé. Ils sont littéralement attachés à la plantation, au point d’être vendus en même temps qu’elle et ramenés de force par les gendarmes s’ils s’en enfuient. De ce fait – avantage non négligeable pour les planteurs –, leurs conditions de travail et de rémunération ne sont pas soumises au jeu du marché local de l’emploi. Deuxième point fort : la disponibilité totale de l’immigrant, à l’instar de celle de l’esclave. Logé et, en principe, nourri sur la plantation, il peut être requis à tout moment pour effectuer immédiatement un travail quelconque pour son engagiste : “Il faut absolument ces immigrants sur les propriétés pour certains travaux réguliers auxquels les cultivateurs créoles ne veulent pas s’astreindre et qui ne peuvent attendre”, justifie l’usinier guadeloupéen Souques. Enfin, le travail immigrant est, tout comme le travail servile, flexible, au sens que l’on donne à ce terme aujourd’hui. À la différence du “Noir” créole, l’immigrant ne peut refuser les travaux qui lui sont ordonnés. Ainsi, par exemple, dans le contrat d’engagement qu’il signe avant d’embarquer, il est expressément stipulé que l’Indien sera affecté “à tous travaux d’exploitation agricole et industrielle auquel l’engagiste jugera bon de l’affecter”, tandis que le rapporteur lors du grand débat sur la suppression de l’immigration réglementée au Conseil général de la Martinique note qu’on peut le mettre “au four et au moulin, à la charrue et à l’étable”. En résumé, si le sort de tous les prolétaires est rarement enviable, celui des engagés aux Antilles l’est encore moins, à hauteur de l’“extra-plus-value” qui est tirée de leur travail. Et ce surcroît d’exploitation renvoie précisément ici à des habitus sociaux qui s’enracinent dans les pratiques de l’esclavage. 183 184 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La permanence et la généralité des discriminations aux Antilles L’ensemble des immigrations et émigrations antillaises constitue un champ des plus favorables à la compréhension des dynamiques sociales et politiques des discriminations auxquelles, de manière générale, les migrants sont confrontés. D’une part, parce que ces migrations – dont certaines ont déjà cessé mais ont laissé aux Antilles des communautés qui se sont reproduites de manière largement endogène tandis que d’autres se poursuivent et se renouvellent jusqu’à aujourd’hui grâce à des flux continués – se sont durablement développées dans des contextes sociaux très variés mais tous fort pesants dès lors qu’ils portent la marque, ne serait-ce que symbolique, du passé esclavagiste. Et, d’autre part, parce que la parfaite ambiguïté de la situation des émigrants antillais en France métropolitaine, de leur côté, représente un inappréciable banc d’essai pour la prise en compte de la complexité des processus discriminatoires. Puisque, bien que n’y étant pas des étrangers (au sens juridique du terme) mais des citoyens de longue date, ils y sont cependant – du fait de leur “race” – des citoyens qui correspondent mal aux stéréotypes de l’imaginaire national dominant, et sont ainsi fréquemment confrontés à diverses discriminations, notamment en matière de logement ou d’emploi. Ils ont ainsi en commun avec beaucoup d’immigrants qui ne sont pas des citoyens français, mais aussi avec les enfants de ces derniers, devenus français par le “droit du sol”, le fait d’être considérés avant tout comme des “gens de couleur”. De plus, le fait que la Guadeloupe et la Martinique soient des terres à la fois d’immigration et d’émigration permet des rapprochements entre ces deux faces du mouvement migratoire particulièrement éclairants pour la compréhension des dynamiques des discriminations. En ce qu’il place les analystes dans la situation de devoir lever le paradoxe qu’il y a à observer que les pays d’où proviennent les émigrants antillais discriminés dans l’Hexagone sont, de leur côté, des lieux où d’autres immigrants de la Caraïbe sont confrontés à une non moins forte discrimination(3). Et en leur permettant peut-être ainsi de mieux comprendre ce qui fait finalement obstacle à la promotion des droits des immigrés et de leurs descendants, de quelque origine qu’ils soient et où qu’ils se trouvent. À l’origine des discriminations : une mise en concurrence organisée des différentes catégories de travailleurs Au principe des dynamiques discriminatoires, l’on trouve le plus souvent la logique déjà mentionnée qui organise la mise en concurrence de différentes catégories de travailleurs. Une mise en concurrence qui, dans un paradoxe apparent, discrimine dans I hommes & migrations n° 1278 un même mouvement tous les groupes d’ouvriers qu’elle oppose. Ainsi, le système de l’engagisme aux Antilles pénalisait les immigrants sous contrat en donnant aux employeurs la possibilité de leur imposer de moins bonnes conditions de travail et de rémunération que celles, déjà peu favorables, qui avaient cours sur le marché libre de l’emploi local pour les travailleurs créoles : de ce seul fait, par le biais de la pression à la baisse ainsi exercée sur les salaires de tous, il limitait l’accès de ces derniers travailleurs à l’emploi. À quoi il faut ajouter que c’était chacune des collectivités des Antilles qui faisait essentiellement les frais d’une politique d’immigration contracAinsi, le système tuelle qui ne bénéficiait qu’aux grands plande l’engagisme aux Antilles teurs, les coûts de cette politique étant supporpénalisait les immigrants tés, pour une part importante, par les finances sous contrat en donnant publiques de chaque île. aux employeurs la Tout cela a engendré de fortes tensions entre possibilité de leur imposer les anciens esclaves et les immigrants (en parde moins bonnes ticulier la population la plus nombreuse conditions de travail et de rémunération que celles parmi ces derniers : les engagés venus de des travailleurs créoles. l’Inde). Ces tensions nées des rancœurs des premiers envers les seconds, d’autant plus que ceux-ci étaient perçus – à la suite de manipulations de la part des planteurs – non seulement comme des “casseurs” de salaires mais de plus comme des briseurs de grève, ont enclenché un processus de stigmatisation des populations d’origine indienne interdisant toute forme de solidarité entre les descendants d’esclaves et ces nouveaux “parias”. En conséquence, ce processus avivait la concurrence qui l’avait fait naître et ipso facto redoublait les effets discriminatoires de celle-ci. Plus d’un siècle plus tard (durant les années 1970), concernant cette fois-ci les immigrants haïtiens, on assistera à une situation d’affrontement semblable, avec des ingrédients similaires mais à une échelle moindre car les économies de plantation antillaises ne sont déjà plus que l’ombre de ce qu’elles étaient. La citoyenneté française refusée jusqu’en 1922 aux immigrés indiens Le maintien des immigrants à l’écart de la citoyenneté française est un des éléments clés qu’il faut intégrer dans le tableau que nous venons de présenter si l’on veut parvenir à une analyse satisfaisante des dynamiques discriminatoires que nous ne faisons ici qu’esquisser. Il nous faut donc rappeler, par exemple, que, au début de leur installation dans les colonies antillaises, à un moment où les discriminations auxquelles ils étaient confrontés étaient à leur maximum, les immi- 185 186 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Commerçante martiniquaise d’origine chinoise (Hakka), Fort de France, 2009 © Isabelle Dubost grants indiens et leurs descendants, nés ou non aux Antilles, n’étaient pas sous la protection des lois françaises ; ils demeuraient sujets de la lointaine reine d’Angleterre et restaient placés sous l’empire de la loi britannique. Il faudra attendre 1922 pour qu’ils accèdent à la citoyenneté française, au terme d’une longue bataille politicojuridique qui a fortement marqué la mémoire collective de l’ensemble de la population de descendance indienne des Antilles. Ressortissants haïtiens en Guadeloupe : une exclusion discriminante De même, le durcissement des conditions mises par les autorités françaises à l’entrée des ressortissants haïtiens sur le territoire des départements d’Amérique à partir de 1980(4) ou de celles de leur naturalisation(5) et la multiplication des tracasseries administratives qui l’accompagnent ne sont pas étrangers au renforcement des difficultés d’insertion et des discriminations que connaissent encore aujourd’hui ces personnes, surtout en Guadeloupe(6). L’effectivité d’une telle exclusion discriminante est attestée par le fait que, selon des données de l’Insee I hommes & migrations n° 1278 datant de 1999, ce ne sont que 30 % des Haïtiens ayant demandé la nationalité française qui ont pu l’acquérir en Martinique (et seulement 10 % en Guadeloupe), alors que dans d’autres groupes d’immigrants comme les Saint-Luciens ou les ressortissants de pays d’Afrique ce pourcentage est de l’ordre de 50 %. Même les migrants haïtiens installés aux Antilles depuis plus de vingt ans n’arrivent pas toujours à obtenir la nationalité française. Situation des populations antillaises dans l’Hexagone : des “Français entièrement à part” De son côté, l’examen de la situation ambiguë des Guadeloupéens et des Martiniquais de l’Hexagone et, plus particulièrement, de la position spécifique que la majorité d’entre eux occupe dans le système d’emploi métropolitain confirme mais aussi amène à relativiser l’impact du fait de posséder ou non la citoyenneté du pays d’immigration sur les dynamiques discriminatoires que les immigrants affrontent. Quand les secteurs public et parapublic recrutaient massivement des Antillais En effet, d’une part, il est évident qu’un des traits majeurs de cette situation, qui découle directement du statut de citoyens français des Antillais (soient-ils ou non installés en métropole), à savoir l’insertion professionnelle majoritaire de ces derniers dans le secteur d’activité public ou parapublic (poste, RATP, hôpitaux, police…), leur a longtemps donné un avantage relatif sur les immigrants étrangers venus des anciennes colonies de la France. Et ce essentiellement en termes de sécurité de l’emploi en des temps où la France a connu une forte montée du chômage. Même si cette insertion professionnelle protégée avait pour corollaire une inscription massive dans les postes les moins qualifiés et les moins bien rémunérés de la fonction publique et des services assimilés, et n’ouvrant que peu de perspectives de promotion(7). Cependant, d’autre part, les mutations économiques et sociales de la France contemporaine, notamment le recul en importance du secteur public, avant même que ce recul ne devienne l’objectif d’une politique de démantèlement, a fait fondre en grande partie cet avantage. Elles ont en effet conduit les Antillais installés en France métropolitaine dans une situation qui, bien que restant spécifique à certains égards, se rapproche de plus en plus de celle des populations d’origine étrangère les plus dépréciées (notamment les populations issues des émigrations maghrébines et subsahariennes), auxquelles ils sont souvent assimilés par de larges secteurs de la société française. 187 188 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Vers une prolétarisation et une marginalisation de l’immigration antillaise Actuellement, les immigrés antillais se concentrent de plus en plus dans des emplois peu qualifiés et un nombre croissant d’entre eux se retrouvent au chômage ou connaissent une insertion professionnelle précaire, notamment ceux récemment arrivés en métropole ou parmi les plus jeunes. Cette dernière observation n’est pas pour surprendre quand on sait que, compte tenu du déclin du secteur public déjà évoqué, les “nouveaux venus” ou les jeunes sont beaucoup moins présents dans ce secteur d’emploi que les personnes d’âge moyen installées en France métropolitaine depuis longtemps et donc arrivées dans l’Hexagone à une époque où l’offre d’emplois publics était encore forte. De plus, on assiste à un fort regroupement de ces populations dans des communes et des logements collectifs de la région parisienne (73 % des migrants antillais résidaient en 1990 dans cette région, en particulier dans le département de la Seine-Saint-Denis) où se retrouvent, partageant les mêmes conditions de vie difficiles, les catégories “défavorisées” de la société française (en particulier bien des familles issues des immigrations postcoloniales). Si la situation des populations antillaises de métropole en matière d’habitat s’est sensiblement améliorée au fil des ans pour ce qui est du confort et du taux d’occupation des logements, elle reste marquée par de profondes inégalités. En effet, les ménages antillais(8) étaient encore en 1990 près de deux fois plus nombreux (42 %) à habiter les immeubles de qualité médiocre du logement social, les HLM, que les ménages métropolitains (24 %) et n’étaient que rarement propriétaires de leur logement (27 % contre 57 % pour la moyenne métropolitaine). Montée de la xénophobie et du racisme en France métropolitaine Cette tendance d’ensemble met les migrants antillais en position d’être, eux aussi, profondément affectés par l’inflexion actuelle des rapports de la société française avec ses immigrés. Ils affrontent notamment – dans un contexte de crise et de concurrence sociale accrue – la montée de la xénophobie et du racisme. Par exemple, ils se heurtent régulièrement, dans les procédures d’attribution d’un HLM, aux mêmes oppositions que celles que rencontrent les étrangers, et ce au titre d’une politique discrète de quotas menée par certaines municipalités (y compris de gauche) ou par des offices publics ; ces deux populations – antillaise et étrangère – ayant été parfois regroupées, pour l’occasion, sous le même vocable de “populations allogènes”. Ainsi, il n’est pas rare qu’une demande de logement public présentée par un Antillais soit rejetée au prétexte qu’un nombre, jugé excessif, de ses congénères habitent déjà dans la cité. I hommes & migrations n° 1278 D’un autre côté, les Antillais, notamment lorsqu’ils sont jeunes, essuient également, comme les étrangers les plus stigmatisés, de fréquents refus d’embauche dont plusieurs études, y compris officielles, confirment qu’ils sont motivés par le phénotype des candidats. Ces discriminations vécues par les immigrants antillais dans l’Hexagone suscitent chez nombre d’entre eux une forte indignation qui met en question l’appartenance à la “communauté nationale”. Leur statut de nationaux et de citoyens français de longue date – plus d’un demi-siècle déjà de départementalisation de leurs pays d’origine (c’est-à-dire d’intégration politique et d’“assimilation” culturelle accrues à la France) et plusieurs décennies de présence en métropole – n’a pas suffi à les mettre à l’abri des traitements inégaux et des pratiques d’exclusion. Alors qu’on ne cesse de leur proclamer qu’ils sont de droit des Français à part entière, les Guadeloupéens et les Martiniquais découvrent en métropole, chaque jour davantage, qu’ils sont, de fait, selon la formule d’Aimé Césaire, des “Français entièrement à part”. Face aux discriminations, l’arme des constructions et des stratégies identitaires Un des enjeux majeurs de notre travail réside dans la compréhension des constructions identitaires qui mêlent étroitement le culturel et le politique et dont des mémoires collectives associant les histoires locales et l’histoire nationale sont à la fois le support et le produit. Ces phénomènes varient considérablement en intensité et leurs modalités d’expression sont nettement différenciées selon les périodes, les groupes de population considérés et, surtout, selon les générations. De la stratégie de l’invisibilité ethnique… Ainsi, bien souvent, aux Antilles, les immigrants de la fin du XIXe et du début du XXe siècle privilégiaient la stratégie de “l’invisibilité ethnique”, mais pas tous pour les mêmes raisons : les Indiens parce qu’ils étaient fortement rejetés de par leur statut au sein de la société de plantation, d’autres groupes parce qu’ils faisaient le choix d’une pleine participation à la société martiniquaise comme c’était, par exemple, le cas des immigrants du Proche-Orient ou des Chinois. …à la revendication d’une double appartenance culturelle Depuis deux ou trois décennies, il en est quelque peu autrement pour leurs descendants. Bien installés aux Antilles, souvent reconnus dans un statut économique et social relativement élevé (de riches commerçants dans le cas des Syro-Libanais et des 189 190 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Chinois ou, pour ce qui est des Indiens, d’importants agriculteurs ou éleveurs, de membres des professions libérales, de cadres administratifs, d’hommes politiques ou de responsables syndicaux), certains de ces descendants revendiquent tout à la fois leur appartenance à la société civile martiniquaise ou guadeloupéenne et leurs liens privilégiés avec une culture d’origine autre que les cultures antillaises. Il arrive que des jeunes d’origine syrienne partant en vacances dans le village d’origine de leur grand-père en reviennent avec une épouse. Tel commerçant chinois à l’âge de la cinquantaine part en voyage organisé en Chine où est né son père et devient un collectionneur d’art chinois, alors que les autres membres de sa famille ont opéré une véritable rupture avec leurs origines puisqu’ils n’ont conservé que peu de souvenirs de l’histoire de la migration familiale, n’ont qu’une connaissance très médiocre de la langue hakka (c’est le créole qui était initialement la langue utilisée dans la famille) et du pays d’où provient leur famille, dans lequel ils ne se sont que rarement rendus. De la démarche individuelle au travail collectif culturel et mémoriel Un tel (ré)enracinement dans certaines traditions du pays d’où venaient les ancêtres a donc d’abord été surtout une démarche strictement individuelle. Puis des descendants d’immigrants se sont petit à petit organisés collectivement afin de développer une bonne connaissance de la culture d’origine ; et ce dans le double but de resserrer des liens communautaires qui leur seraient propres et d’obtenir des autres Martiniquais ou Guadeloupéens, en faisant découvrir à ces derniers la valeur de cette culture, la reconnaissance d’une dignité qui leur est encore souvent déniée. Les Indiens sont probablement le groupe qui a le mieux pris la mesure de l’importance sociale de ce travail culturel et mémoriel et dont les stratégies en cette matière sont les plus élaborées. Ainsi, pour peu que les populations issues des grandes immigrations aux Antilles cherchent aujourd’hui à gagner en visibilité dans leur société de résidence, elles le font principalement à travers des associations qui, peu ou prou, ont trois types de pratiques : des activités de convivialité et de service à la communauté ou de ressourcement dans les traditions du pays d’origine ; des actions d’aide au développement dans les pays d’origine ; et enfin, des manifestations visant à faire connaître ces pays aux autres Antillais, en ouvrant des espaces de rencontre avec ceux-ci. Cependant, il ne semble pas globalement que les descendants des anciennes immigrations en Guadeloupe et en Martinique ni même les immigrants de la période contemporaine dans ces territoires entretiennent des liens étroits avec le pays dont leur famille ou eux-mêmes proviennent (à l’exception des très proches voisins de ces îles que sont les Dominiquais et les Saint-Luciens ou même les Dominicains). Bien souvent les envois d’argent aux membres de la famille restés dans ce pays sont inexistants ou très irréguliers. Les “retours au pays” ne sont fréquents qu’au début I hommes & migrations n° 1278 de l’expatriation, s’espaçant, par la suite, de plus en plus, surtout après le décès de la mère. Si certains envisagent un retour définitif à terme plus ou moins lointain dans leur pays d’origine, beaucoup n’en parlent que comme d’un vague souhait qui n’est étayé par aucun projet concret. En fait, c’est plutôt des mouvements d’aller-retour, notamment quand ils seront à la retraite, qu’ils prévoient de réaliser. Différentes stratégies identitaires, mais pas de communautarisme De la complexité dynamique de toutes les identifications susdites, il résulte que les populations issues des immigrations considérées sont très loin de composer des entités homogènes et souvent développent des stratégies très différenciées, parmi lesquelles l’affirmation d’une identité “ethnique” particulière n’est pas nécessairement dominante. Par exemple, en Martinique, la population qui est plus ou moins lointainement et directement originaire de Chine ne constitue pas un groupe cohérent et structuré, replié sur lui-même et sur sa culture d’origine, contrairement à la perception qu’en ont les autres Martiniquais. Bien loin d’abonder dans un quelconque communautarisme, les descendants des premiers immigrants chinois dans l’île se revendiquent, en effet, souvent comme Martiniquais, tant dans le discours que dans les pratiques sociales : ils ont souvent trouvé leur épouse dans la population autochtone, ils réinvestissent une grande part de leurs capitaux aux Antilles et certains vont même jusqu’à sponsoriser des activités sportives locales. Tandis que les Chinois venus plus récemment de la Guyane n’ont pas le même investissement vis-à-vis de la Martinique que les précédents et font plus souvent appel à leurs ressources ethniques propres, en envoyant par exemple leurs enfants faire des études à Hong Kong, et ont d’ailleurs mieux conservé la pratique d’une langue chinoise. Les originaires du Proche-Orient ne témoignent pas dans leur ensemble, eux non plus, d’une forte existence communautaire. Bien que la plupart d’entre eux aient le même métier – commerce des tissus et des vêtements – et que, donc, ils se connaissent tous et se côtoient souvent, ils ne se rencontrent que peu fréquemment et ne partagent pas d’espaces particuliers ni n’ont de pratiques spécifiques à travers lesquelles s’affirmerait une appartenance culturelle propre. C’est qu’ils sont de confessions religieuses différentes (chrétiennes ou musulmanes), proviennent de pays différents (Liban, Syrie et Palestine) et n’ont en commun que très peu d’éléments culturels qui leur permettraient de s’identifier à une collectivité forte. De leur côté, nombre des immigrants africains ou haïtiens contemporains semblent tout autant réticents à mettre en avant une identité qui leur serait particulière et se tiennent ainsi résolument à l’écart des associations de type communautaire, d’ailleurs en général relativement peu actives. 191 192 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Stratégies identitaires de l’émigration antillaise vers la métropole Les Guadeloupéens et les Martiniquais qui ont émigré vers la France métropolitaine constituent, eux aussi, une population socialement hétérogène ; leurs attitudes idéologiques et politiques, ainsi que les comportements sociaux et culturels qui leur sont associés sont, là encore, nettement contrastés. Cependant, le mouvement d’affirmation d’une identité propre apparaît comme plus marquée dans cette population que ce n’est le cas chez les immigrants aux Antilles. Première vague : de l’entre-deux-guerres à la fin des années 1950 Les contrastes en question comme cette poussée identitaire se donnent à connaître dès la première époque de l’immigration antillaise dans l’Hexagone, entre les deux guerres mondiales et jusqu’à la fin des années 1950. L’histoire a retenu de ce moment fondateur, avec l’effervescence musicale du “Paris noir”, la véhémence du cri des écrivains de la négritude, habités de toute la dynamique du combat anticolonial. Mais il ne s’agit là que de l’arbre qui cache la forêt d’une puissante volonté de la part de la majorité des immigrants antillais d’être pleinement intégrés à la société métropolitaine. À cette époque, cette immigration comptait un nombre important de personnes appartenant aux classes moyennes, dont la situation en métropole était relativement favorable ; en conséquence, la plupart d’entre elles avaient tendance à rendre leur présence la plus discrète possible et à privilégier l’atout de leur carte d’identité nationale comme instrument principal d’une bonne intégration dans la société métropolitaine. Il en a été de même pour beaucoup des migrants appartenant aux classes populaires qui, eux, n’avaient guère d’autre choix que de rester à tout prix dans l’Hexagone. Au point que la grande majorité des immigrants guadeloupéens et martiniquais ont pendant longtemps veillé et que nombre d’entre eux veillent encore farouchement à ne pas être confondus avec les populations d’origine étrangère, refusant, pour cela, de se considérer comme des immigrés. Deuxième vague : la profonde transformation entamée dans les années 1960 Le début des années 1960 constitue, avec le démarrage de la deuxième vague (massive) de l’émigration antillaise, le point tournant de l’évolution qui, au plan de l’identité revendiquée ou simplement vécue, va transformer profondément les réalités de la présence des Antillais en France métropolitaine. La prolétarisation de cette popu- I hommes & migrations n° 1278 lation, résultant à la fois d’un profond renouvellement de la sociologie de l’émigration en question et d’une sérieuse détérioration des conditions économiques et sociales de l’immigration correspondante, est le principal opérateur de cette transformation. En réaction à d’importantes difficultés matérielles et face à de fréquents rejets racistes – qui viennent brutalement contredire de forts espoirs de promotion sociale –, les Antillais vivant dans l’Hexagone sont de plus en plus nombDès lors, les Antillais en reux à affirmer et à se mobiliser autour métropole ne manquent pas, d’une identité collective particulière et dans leur grande majorité, emblématique, selon la logique bien de rappeler la spécificité des problèmes qu’ils connue de l’inversion du stigmate. Cellerencontrent et, surtout, ci sert alors de support aux revendicade célébrer leur différence tions spécifiques qu’ils adressent à la culturelle ou historique. société française, notamment à ses institutions d’État, en vue de se faire reconnaître une place propre mais égale dans cette société. Une identité culturelle antillaise et ses expressions patentées sont ainsi établies en ressources d’une stratégie sociopolitique et leur mise en valeur constitue alors “de nouvelles pratiques politiques qui affirment ensemble l’identité collective et le droit de cité(9)”. À partir de 1998 et de la commémoration du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, où pour la première fois des milliers d’originaires des DOM ont défilé dans les rues de Paris pour demander la reconnaissance du crime esclavagiste, on a vu se mettre en place une nouvelle version de cette stratégie, dans laquelle l’histoire tend simplement à prendre la place que la culture occupait précédemment et dont les animateurs, d’experts en choses culturelles qu’ils étaient auparavant, se transforment – notamment chaque année en mai (le mois des célébrations de l’abolition) – en procureurs de l’histoire, quand ce n’est pas en porteparole de victimes. Dès lors, les Antillais en métropole ne manquent pas, dans leur grande majorité, de rappeler la spécificité des problèmes qu’ils rencontrent et, surtout, de célébrer leur différence culturelle ou historique. C’est qu’en effet – compte tenu du racisme qu’ils affrontent – l’une et l’autre sont les seuls référents qui puissent légitimer les revendications particulières qu’ils mettent en avant. La structure associative : cadre d’expression privilégié des revendications C’est aussi pourquoi ils tendent aujourd’hui à privilégier comme cadre d’expression de leurs aspirations et de leurs revendications la structure associative : celle- 193 194 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Centre culturel islamique de Fort de France, 2009 © Isabelle Dubost ci permet, en effet, une mobilisation sur une base communautaire qu’en France ni le syndicat ni le parti politique n’admettent, et ce face à un large éventail de problèmes de la vie quotidienne (travail, logement, cadre de vie, expression culturelle, etc.). Le choix de ce type de structures est venu après que les fractions des populations antillaises les plus actives dans l’expression des revendications de ces populations eurent dans l’ensemble échoué à obtenir la satisfaction de ces revendications par le biais de l’action syndicale(10). Il en est principalement résulté que, à une logique sociale, de classe dirions-nous, s’est substituée une logique de communauté, pour ne pas dire “communautaire”. Et c’est également pourquoi la plupart de ces associations accordent une place prépondérante à l’animation et à la valorisation du patrimoine culturel de la communauté, et, désormais, de la mémoire de son passé, à travers de nombreuses fêtes, carnavals, journées d’animation et autres manifestations publiques. Toutes activités au moyen desquelles elles espèrent devenir les relais et les interlocutrices privilégiés des pouvoirs publics des communes où elles sont implantées, voire des instances politiques nationales, et obtenir ainsi d’avoir voix au chapitre dans la I hommes & migrations n° 1278 définition des politiques concernant les populations antillaises en métropole(11). Une meilleure intégration des membres de l’ancienne vague migratoire La puissance de la mobilisation identitaire et du rassemblement communautaire qui semblent constituer aujourd’hui la tendance lourde de l’évolution de l’immigration antillaise en France métropolitaine n’implique cependant pas que cette tendance emporte l’adhésion de l’ensemble des Antillais résidant dans l’Hexagone. Stratifiée en groupes sociaux et en générations dont les stratégies peuvent diverger, voire s’opposer, cette immigration ne saurait être conçue comme un tout homogène. Les évolutions sociodémographiques qui en ont modifié la structure n’ont pas altéré la totalité des traits de son état premier. Bien des membres de l’ancienne vague migratoire – dans laquelle dominaient en nombre et jouaient un rôle hégémonique les fonctionnaires de rang moyen ou supérieur et les diplômés restés, après leurs études, travailler en métropole – sont encore présents dans l’Hexagone avec leurs descendants. À travers eux, c’est un autre vécu objectif (des conditions de vie relativement favorables et des possibilités réelles de promotion sociale) et subjectif (une forte propension à valoriser les dispositions du droit commun de la citoyenneté française comme principal instrument d’une bonne intégration) de la migration qui perdure. L’ancienneté de leur présence en France métropolitaine et leur position sociale, qui leur confère le statut d’une sorte d’élite, leur assurent le contrôle de nombreuses associations au sein desquelles ils défendent des stratégies sociopolitiques assimilationnistes dont l’audience va bien au-delà de leur seul milieu social. Cette influence a d’autant moins de mal à s’étendre que le statut de fonctionnaire (même s’il est souvent de faible qualification) de la majorité des migrants antillais les rend particulièrement réceptifs au modèle de promotion que cette élite incarne. Les jeunes générations Pour l’immigration antillaise dans l’Hexagone – comme pour toutes les autres immigrations – c’est, avec les jeunes générations qui naissent ou grandissent dans la société de réception, avec l’enracinement multiforme de leurs familles dans cette société, “l’heure de vérité” qui advient, la perspective du retour au pays qui s’estompe, la préoccupation de la situation actuelle et du devenir de ce dernier qui se fait moins présente, supplantée qu’elle est par le souci de la meilleure insertion possible dans la société de résidence. Et cela au moment même où, paradoxalement, la mobilisation du groupe autour du patrimoine culturel propre se renforce. En fait, tout laisse à penser que – sous une désignation identique – un décalage important est en train de se produire entre les identités mobilisées par les 195 196 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Antillais des deux bords de l’Atlantique. En effet, l’identité collective sur laquelle prend appui la mobilisation des migrants n’est pas la reproduction, dans leur nouvel espace de vie, des traditions réifiées de leur culture d’origine. Car le brassage de cultures dans lesquels ils sont pris ne laisse pas ces traditions identiques à ce qu’elles étaient avant le contact, mais les transforme en la mêlant à d’autres. L’immigration n’est donc pas une situation où se consomme de manière passive et purement nostalgique un patrimoine qui serait resté miraculeusement “authentique”, mais constitue davantage un creuset de créativité dans lequel les traditions des Antilles se renouvellent profondément. C’est dire que les populations antillaises en métropole gagnent en autonomie visà-vis de leurs pays d’origine, autonomie par laquelle la célébration de l’identité prend, dans la migration, des significations et, surtout, sert des stratégies différentes de celles que l’on connaît aux Antilles même. Ainsi, par exemple, les associations de l’immigration n’entretiennent pas, dans la grande majorité des cas, des liaisons étroites avec les organisations et le tissu associatif du pays d’origine et, par ailleurs, se définissent très rarement en termes nationaux, c’est-à-dire en référence à la Guadeloupe ou à la Martinique, alors que, dans chacune de ces îles, le nationalisme a connu, au cours de la dernière période, un essor certain, mais se désignent le plus souvent comme “antillaises” (parfois comme “domiennes”). Ce faisant, elles tendent à mettre principalement l’accent sur la communauté de problèmes que rencontrent en France les migrants guadeloupéens et martiniquais, problèmes par rapport auxquels il conviendrait de mobiliser indifféremment toutes les ressources sociales et culturelles de l’un et de l’autre pays d’origine. Ainsi l’accroissement considérable des “deuxièmes et troisièmes générations” de l’immigration antillaise en France métropolitaine est d’une importance décisive quant aux dynamiques culturelles mais aussi politiques de cette immigration. La plupart des membres de ces générations sont ou ont été presque entièrement socialisés dans les milieux populaires de la société française, tout particulièrement dans l’univers des banlieues parisiennes, avec les enfants des populations issues de l’immigration étrangère et aussi avec ceux des classes défavorisées autochtones. S’opère alors tout un jeu d’emprunts réciproques, de mélanges de cultures, qui produit des réalités syncrétiques, à travers des phénomènes d’acculturation reposant sur des réinterprétations croisées des formes culturelles traditionnelles des différents groupes en interaction ou l’affiliation à des identités d’emprunt qui ont peu de choses à voir avec l’origine de ceux qui s’en réclament. Ainsi, si une fraction importante des populations antillaises immigrées en France métropolitaine continue d’affirmer son identité en proclamant une grande fidélité à sa culture d’origine, de larges secteurs de ces populations, surtout chez les plus jeunes, opè- I hommes & migrations n° 1278 rent cependant un important réaménagement de leur système de représentations et de valeurs. Des groupes spécifiques émergent qui ne s’identifient plus entièrement aux pays d’émigration, alors qu’ils restent largement marginalisés, en tant que minorités, dans la société d’immigration qu’ils perçoivent de plus en plus comme la leur mais où ils veulent cependant s’insérer selon des modalités qui leur soient propres. Alors, les jeunes Antillais de France deviennent de plus en plus, ■ pour eux-mêmes et pour les autres, des “Blacks”. Notes 1. Expression du sociologue Alain Anselin (L’Émigration antillaise en France, la troisième île, Karthala, Paris, 1990) pour signifier l’importance numérique des Antillais en France. Ils sont aussi nombreux que la population totale d’une de ces îles. Le recensement de 1990 fait état de 337 000 originaires des Antilles en France, alors que la population totale de la Martinique est au même moment de 359 579 habitants et celle de Guadeloupe de 387 034 habitants. 2. Constant, Fred, “La politique migratoire : essai d’explication”, in Constant, Fred, et Daniel, Justin (dir.), 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 101. 3. Ainsi une forte vague de xénophobie, principalement antihaïtienne, largement instrumentalisée par des hommes politiques locaux et nationaux, se lève en Guadeloupe et en Guyane, tandis que des mouvements de protestation tentent d’endiguer ces processus de rejet. 4. Un visa et le dépôt d’une caution à l’arrivée sont maintenant requis. 5. Désormais l’occupation d’un emploi à durée indéterminée est exigée et le concubinage avec une personne de nationalité française n’est plus pris en compte, seul le mariage l’est, et encore – depuis 2006 – uniquement si ce mariage date de quatre ans au moins (contre deux ans auparavant). La durée minimale de l’attente pour recevoir une réponse à une demande de naturalisation est actuellement de deux à quatre ans. 6. Pour n’en retenir qu’un indicateur parmi d’autres, les mêmes données de l’Insee indiquent que 8 % des Haïtiens en Martinique et 12 % en Guadeloupe vivent dans des conditions précaires, voire insalubres pour la moitié d’entre eux, alors que toutes les autres populations immigrantes apparaissent sensiblement mieux loties. 7. La position des salariés antillais dans le système d’emploi métropolitain y a donc longtemps été à la fois analogue et complémentaire de celle des travailleurs étrangers : les premiers occupant principalement dans le secteur public les postes de basse qualification que les seconds détiennent majoritairement dans le secteur privé. C’est pourquoi on n’a pas hésité parfois à les appeler alors – dans ce qui se voulait un trait d’humour – “les OS de la fonction publique” ! 8. C’est-à-dire les ménages dont la personne de référence est née aux Antilles. 9. Anselin, Alain, op. cit., p. 220. 10. Sur ce passage, voir Giraud, Michel et Marie, Claude-Valentin, “Insertion et gestion sociopolitique de l’identité culturelle : le cas des Antilles en France”, in Revue européenne des migrations internationales, Les Antillais en Europe, 1987, vol. 3, n° 3, 4e trimestre, p. 31-48 et Les Stratégies sociopolitiques de la communauté antillaise dans son processus d’insertion en France métropolitaine, 1990, Paris, ministère de la Recherche, document multicopié (en collab. avec Jacques Fredj, René Hardy-Dessources et Pierre Pastel) ou Giraud, Michel, “Racisme colonial, réaction identitaire et égalité citoyenne : les leçons des expériences migratoires antillaises et guyanaises”, in Hommes et migrations, Diasporas caribéennes, 2002, n° 1237, mai-juin, p. 40-53. 11. De plus, cette reconnaissance donne souvent aux responsables associatifs des moyens de promotion personnelle et des possibilités d’étendre leur influence dans la société d’accueil, et ainsi de consolider leur pouvoir au sein de la “communauté” par la redistribution clientéliste d’avantages matériels ou symboliques. 197 198 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La question migratoire en Guyane française Histoire, société et territoires Par Frédéric Piantoni, maître de conférences en géographie, CNRS, universités de Poitiers et de Reims Champagne-Ardenne. Brésilien de la Crique, à Cayenne, 2007 © Frédéric Piantioni La Guyane a vu se succéder, dans un but notamment de conquête spatiale, diverses politiques de peuplement. Ainsi, l’immigration y est planifiée, dès 1763, dans le cadre de l’expédition de Kourou, puis dans le cadre de la transportation de 1852 à 1954. Parallèlement, la colonie tente de contrôler, lors des ruées aurifères à la fin du XIXe siècle, les mouvements spontanés de marrons du Surinam, d’Amérindiens du Brésil et des esclaves libres des Antilles après l’abolition de 1848. Lui succède, après la départementalisation, une immigration planifiée par l’État, s’inscrivant dans l’économie de plan jusqu’en 1975, puis celle, spontanée, de voisinage. Depuis 1990, une crise socio-identitaire touche l’ensemble de la société guyanaise. I hommes & migrations n° 1278 En marge de son environnement sud-américain et caribéen, la Guyane française se démarque de l’ensemble des départements ultramarins français par sa continentalité(1), mais surtout par des modes d’exploitation coloniaux associés à des politiques successives de peuplement. Depuis les années 1980, la région, monodépartementale, connaît de profonds bouleversements. Au premier chef, sa population n’a cessé de progresser, affichant un taux de variation de 115,4 % entre 1982 et 1999, passant de 73 022 à 157 274 habitants(2), dont 27 % d’immigrés(3). La Guyane atteint, aujourd’hui, 200 000 habitants mais reste globalement sous-peuplée au regard d’une superficie de 91 000 kilomètres carrés, bien que localement surdensitaire : 88 % du peuplement sont concentrés sur une frange littorale d’une vingtaine de kilomètres. L’agglomération cayennaise(4) rassemble, à elle seule, 54 % de la population. La disparité de l’accumulation de peuplement fait écho aux cloisonnements multiples et fractals des formes d’organisations spatiales. Ainsi, on peut souligner la corrélation entre la diversité des lieux et celle des origines exogènes de la population, rappelant que l’immigration est non seulement fondatrice du peuplement, mais aussi d’un rapport différencié au territoire caractérisé par des logiques divergentes d’appropriation. Spatialement, les impressions de fragmentation s’affichent au sein des trois pôles de concentration démographique que constituent Cayenne, Kourou et Saint-Laurentdu-Maroni. À une échelle fine, les cloisonnements s’observent dans l’emboîtement des territoires nichés dans la trame orthogonale des villes : “villages” chinois de Saint-Laurent, quartier brésilien de Cabassou ou de la Crique à Cayenne, village Saramaka de Kourou, quartiers haïtiens de Bonhomme, Eau-Lisette et CogneauLamirande. Enfin, les ruptures s’affirment dans les méandres des fleuves, dans ces “pays” – Djuka, Paramaka, Boni (Aluku), Galibi (Kaliña), Wayana – qui se hiérarchisent sur le gradient d’intégration aux centres urbains estuariens. Si le peuplement de la Guyane forme une mosaïque socioculturelle, cette métaphore en reste à une juxtaposition d’éléments, sans dégager une unité métisse chargée de sens. Crise des territoires et crise sociale restent les éléments d’une même problématique dont l’histoire de l’immigration depuis le XVIIIe siècle permet de comprendre les paramètres explicatifs. On abordera l’histoire de l’immigration par la problématique des jeux de pouvoir, le couple espace-pouvoir constituant un champ d’analyse fécond par sa capacité fédérative, à la fois des faits de colonisation et de l’évolution actuelle des acteurs issus de l’immigration dans cet espace. La Guyane constitue un cas limite par la permanence du lien exclusif à la métropole et par sa situation singulière, à la fois durant la période coloniale et la période contemporaine. Les migrations, depuis le 199 200 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I e siècle (expédition de Kourou en 1763) jusqu’à nos jours, sont à la fois objet d’étude et révélatrices de l’identité régionale en recomposition interculturelle. XVIII Immigration et géopolitique (1763-1946) Au début du XVIIIe siècle, la situation démographique en Guyane est faible. Vers 1713, on dénombre 1 836 individus, dont 1 454 esclaves(5). En 1737, les deux cantons de l’Approuague et de l’Oyapock ne comptent que 131 personnes, et celui de Cayenne représente 4 805 personnes, dont 475 colons blancs, 4 297 esclaves noirs et 33 affranchis(6). Les migrations coloniales, dans le cas de la France et de son empire colonial, répondent à deux ambitions : l’exploitation économique par l’instauration d’un système agro-exportateur et la légitimité politique de l’appropriation de l’espace, laquelle reste contestée par les autres puissances présentes dans les Guyanes, notamment la Hollande. Dans les deux cas, l’immigration constitue un enjeu(7). L’exploitation des ressources détermine les conditions de l’action du pouvoir et impose le recours à une politique migratoire planifiée, chargée de fonctions économiques et géopolitiques. Ainsi, l’expédition de Kourou (1763-1765) vise à l’établissement de colons européens d’origine paysanne dans la frange occidentale de la colonie. Puis, un siècle plus tard, sera décidée la transportation massive de À partir de 1880, détenus de droit commun. Dans ces deux cas, les la découverte de gisements aurifères ambitions de conquête spatiale sont réelles mais dans les rivières seront des échecs. de l’hinterland attire En revanche, en 1848, l’abolition de l’esclavage et les esclaves libres la découverte d’or en Guyane ont des conséquendes Antilles. ces directes sur la croissance d’une immigration spontanée vers l’intérieur du territoire. Ces mouvements, inscrits dans l’idéologie du contre-esclavage, sont réfractaires à l’assignation coloniale agro-exportatrice. À partir de 1880, la découverte de gisements aurifères dans les rivières de l’hinterland attire les esclaves libres des Antilles. À l’épuisement de la ressource aurifère, l’espace colonial, consolidé dans ses limites et dans sa démographie, s’affirme dans la matérialisation des frontières et du maillage. Mais c’est aussi par une idéologie que le pouvoir capture les acteurs, celle de l’assimilation socioculturelle : la francisation. Ce principe constituera un facteur majeur attaché au processus de décolonisation, celui d’une revendication locale de l’intégration à la nation. I hommes & migrations n° 1278 Les fronts aurifères (1855-1930) dans l’intérieur : le contrôle des migrations antillaises L’or est découvert dans les vallées fluviales de l’intérieur à partir de 1855 [cf. carte I.1]. Le cycle aurifère, qui achève la désagrégation de l’économie de plantation, ne peut être traité séparément des mouvements corrélatifs à l’abolition de l’esclavage. Les affranchis de 1848 composent les contingents de mineurs immigrés des Antilles françaises et anglaises, du Brésil et du Surinam(8), attirés par les perspectives rapides d’enrichissement qui leur permettent de se hisser, dans le cas de prospections fructueuses, au rang des notables blancs ou des mulâtres(9). L’agriculture sur les habitations n’autorise pas un tel espoir d’ascension sociale. Pour l’État, la conquête des vallées fluviales de l’espace intérieur constitue une double opportunité d’intégration territoriale, à l’échelle de la colonie, d’une part, et à l’échelle internationale sud-américaine, d’autre part, marquée par l’émergence politique du Brésil et les velléités expansionnistes. En effet, au regard des objectifs de la colonisation du XVIIe au milieu du XIXe siècle, l’intérieur est un espace méconnu, dont la représentation nationale s’articule avec la répulsion produite par la tragédie de Kourou, la transportation, et, localement, la constitution des communautés de marrons dans le Maroni. Pour les propriétaires-planteurs et la colonie, ruinés par l’abolition de 1848, l’or, exploité de façon industrielle, est d’abord un moyen de redresser l’économie agricole d’exportation avant de devenir l’activité principale ; pour les affranchis locaux ou immigrés, sans capitaux d’investissements, la quête artisanale du métal précieux s’apparente à la recherche des moyens de leur liberté sociale. On peut schématiquement distinguer deux phases majeures dans la construction territoriale qu’engendre l’économie minière. La classification spatio-temporelle que nous établissons se base sur les types de migrations et les espaces convoités. La première phase (1855-1880) s’inscrit dans la crise de l’économie coloniale et la pénurie de main-d’œuvre induite par l’abolition de l’esclavage. La seconde (18801930) correspond à des ruées vers les gisements de l’Ouest et ses fleuves principaux, Maroni et Mana. L’organisation spatiale s’apparente à la mise en valeur de zones pionnières alimentées par les migrations spontanées d’affranchis antillais. Les fronts aurifères orientaux (1855-1880) : une dynamique intégrée à la société coloniale L’État, en compensation de la perte financière engendrée par l’abolition de l’esclavage, octroie des concessions minières aux planteurs. Le décret impérial de 1858 soumet le droit d’exploitation minière à la possession d’un titre de concession et le droit à la recherche à un titre d’exploration. 201 202 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La main-d’œuvre restée sur les plantations et les immigrés sous contrat(10) (Africains, Indiens, Chinois) vont progressivement glisser de l’activité agricole à l’activité minière sur les placers situés en amont des habitations sur le haut des rivières Approuhague et Comté. Considérée comme un moyen de restructurer l’économie de plantation exportatrice jusqu’au début des années 1860, l’activité aurifère devient en quelques années la seule vocation des sociétés concessionnaires, contre l’assignation agroexportatrice de la métropole(11). Carte I.1 : Migrations, ruées aurifères et litiges territoriaux à la fin du XIXe siècle En conséquence, les années 1870-1880 voient les premières ruées alimentées essentiellement par les affranchis locaux, et dans une moindre mesure par une migration intracontinentale surinamaise et brésilienne. Les mouvements de pénétration concernent d’abord le haut des vallées fluviales(12) de l’Approuhague, de la Comté et de l’Orapu traditionnellement exploitées, puis dans une dynamique globale vers l’ouest, les bassins du fleuve Kourou (1862), Sinnamary (1873) et Mana (1880). Le nombre de mineurs est d’environ 4 000(13), essentiellement composés d’hommes seuls qui quittent la frange littorale occidentale et délaissent l’agriculture vivrière. I hommes & migrations n° 1278 L’intérieur (1880-1930) : un espace intégré par le contrôle de l’immigration des esclaves libres des Antilles À partir de 1880 et jusqu’en 1930, l’immigration, essentiellement à partir des Petites Antilles (Sainte-Lucie, Dominique, Guadeloupe, Martinique), supplante démographiquement la population locale sur les placers avec l’afflux de plusieurs milliers d’immigrés martiniquais et saint-luciens(14). En 1890, la population des mineurs dans l’intérieur est estimée à 10 000 personnes, si l’on inclut la zone comprise entre la rivière Lawa et Tapanahoni. Les immigrés sont originaires à 85 % des Antilles anglaises(15). Lors de la découverte des mines du Carswène en 1894 (espace franco-brésilien contesté d’Amapá) et celles du Tapanahoni (espace francosurinamais contesté), l’ensemble de la population des mineurs atteint 25 000 personnes. Après les règlements frontaliers et la perte des zones territoriales convoitées, les orpailleurs sont estimés à 10 000 en Guyane(16). Ce chiffre reste stable jusqu’en 1930, avant de décroître, du fait de l’épuisement des gisements alluvionnaires et de la fin du cycle aurifère. L’immigration est majoritairement le fait d’hommes seuls. Jean Michotte montre que le déséquilibre des sexes est particulièrement accusé : durant la période 1931Carte I.2 : Évolution du maillage administratif (réformes de 1930, de 1952 et de 1969) 203 204 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I 1936, le sex-ratio est de 160 hommes pour 100 femmes(17) ; en 1948, il est de 193 hommes pour 100 femmes(18). Les migrants appartiennent aux couches sociales les plus défavorisées. Ce mouvement ne présente pas de caractère définitif, les familles restant dans l’espace d’origine. Pourtant, bien qu’important à l’échelle de la Guyane, il est relativement faible à l’échelle des zones de départ(19). L’immigration atteint environ 20 000 individus sur une période de cinquante ans(20), répartis entre la Martinique, la Guadeloupe, la Dominique et, surtout, Sainte-Lucie. Les déterminants au départ sont économiques, démographiques et sociaux : l’idéologie du contre-esclavage et la pression foncière ont d’abord conduit les affranchis sur les terres infertiles des sommets insulaires, les “hauts”, puis la pression démographique et les parcelles de plus en plus exiguës ont provoqué une paupérisation croissante, équivalente à celle des affranchis reconvertis dans le travail salarié au sein des plantations sucrières. L’immigration de la main-d’œuvre antillaise provoque la mutation de l’organisation économique et commerciale liée à l’orpaillage. Outre l’apport de peuplement qu’elle introduit dans l’intérieur, la croissance de cette main-d’œuvre immigrée provoque la mutation des sociétés d’extraction en sociétés commerciales concessionnaires dévolues à l’approvisionnement et à la gestion des placers. En contrôlant l’accès au foncier par l’octroi des concessions, d’une part, et la législation favorisant les Au cours du siècle suivant sociétés commerciales, d’autre part, l’État maîl’abolition (1848-1946), trise le processus d’intégration du territoire l’État développe une colonial en canalisant l’immigration antillaise politique d’assimilation dans l’intérieur. Cette étape permettra la socioculturelle des esclaves libres, matérialisation des frontières de la colonie, et la francisation. le premier maillage administratif du territoire : le territoire de l’Inini(21), en 1930. Ce maillage administratif introduit une discontinuité sociospatiale entre la population établie sur le littoral et celle, d’origine exogène, implantée dans l’intérieur. La création du territoire de l’Inini est donc un embryon de maillage qui, dans les faits, entérine institutionnellement la fracture entre le littoral et l’intérieur. Ce processus est en fait une mainmise directe du pouvoir national – et non colonial local – sur le sud de la Guyane. Si l’espace intérieur est intégré politiquement, l’échec des projets d’aménagement(22), associé à l’épuisement des gîtes aurifères, renforce davantage l’exode rural des orpailleurs vers les villes du littoral et vers les Antilles. Par ailleurs, au cours du siècle suivant l’abolition (1848-1946), l’État développe une politique d’assimilation socioculturelle des esclaves libres, la francisation. Ce facteur, associé à l’inté- I hommes & migrations n° 1278 gration politique de l’espace, entre 1880 et 1930, et à la crise démo-économique(23) majeure en 1945, aboutit au plébiscite de l’incorporation de la Guyane à la nation par la départementalisation en 1946. Migrations et développement : de l’échec de l’équation aux migrations contemporaines (1952-1985) Après la départementalisation, la politique de peuplement intervient comme un facteur de relance d’une économie productive, agro-exportatrice. Pourtant, la faible population, dont la part majoritaire est issue des descendants de créoles guyanais et d’esclaves libres antillais, est réfractaire à toute forme de participation dans le secteur productif : la politique d’assimilation, rouleau compresseur social et politique, se retourne contre l’assignation agro-exportatrice nationale. En effet, les modèles des valeurs et de reconnaissance sociale que celle-ci véhicule suscitent l’engouement pour le fonctionnariat tertiaire (perçu comme le symbole d’une assimilation et de la conquête d’une égalité avec les anciens maîtres). Parallèlement, la croissance des services marchands et non marchands, corrélative à l’implantation des administrations départementale et communale, permet à cette population de s’y insérer – en conformité avec ses aspirations – d’autant plus facilement qu’elle est peu nombreuse. L’immigration planifiée apparaît comme une donnée exogène et indispensable à la reconstruction de l’économie départementale orientée vers le développement du secteur productif. Pourtant, à partir de 1975, face à l’échec de la planification économique qui lui est associée, l’État, pour justifier le statut de DOM dans un espace national indivisible, a recours à une législation sociale, concrétisée par l’économie de transferts publics(24). Cette situation de progrès, sans lien avec un développement endogène, génère un appel migratoire d’autant plus attractif que les crises économiques et politiques touchent l’environnement régional (Haïti et Surinam, notamment) et que les différentiels de niveau de vie s’accroissent (Brésil). Immigration et planification économique : le cas du secteur productif Immigration et développement sont les deux axes sur lesquels repose l’ambition nationale en 1946. C’est la promesse du développement qui légitime l’incorporation de la Guyane à l’État français. Ces deux paramètres seront systématiquement pris en compte dans tous les plans de développement jusqu’aux lois de décentralisation en 1982. 205 206 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I L’État se tourne, dès le IIe plan de 1952-1965(25), vers une économie productive planifiée. L’exploitation des ressources agricoles, minières, forestières et piscicoles s’inscrit dans un cadre industriel destiné à l’exportation. Cette ligne sera toujours la référence au cours des plans suivants(26). La branche d’activité agricole constitue l’exemple majeur d’une logique de développement associant l’immigration. L’objet n’est pas de relancer les cultures traditionnelles d’exportation (canne à sucre, rocou, coton), mais de chercher de nouvelles voies plus adaptées au marché international en privilégiant deux pôles : l’élevage et l’agriculture sur la plaine alluviale (Terres Basses). La principale caractéristique de ces projets démo-économiques reste leur faible durabilité dans le temps et leur incapacité à dépasser le stade expérimental en termes de production économique et d’immigration planifiée. Parmi les expériences, le “plan vert(27)”, présenté en 1975, est sans doute le plus ambitieux et le plus révélateur de leur inadéquation au milieu et à la société guyanaise(28). Comme lors de l’expédition de Kourou deux siècles plus tôt, la Guyane apparaissait alors comme une nouvelle frontière dont les immenses ressources forestières et les étendues disponibles pouvaient être enfin mobilisées au service de la France… L’État envisageait la création de 10 000 emplois et 15 milliards d’investissement en cinq ans. Ce projet économique considérable se doublait d’un projet d’immigration en dix ans composé de 30 000 personnes originaires d’Europe, de métropole et des autres DOM. Le Bumidom était chargé du recrutement des migrants en métropole et en Europe(29). Or, le projet migratoire suscita, en Guyane, un rejet général des élus locaux et de la population en raison du bouleversement des structures sociopolitiques qu’il serait susceptible d’engendrer (la population, au RGP de 1974, est de 57 348 habitants). Face aux résistances locales, le gouvernement français doit rabaisser ses ambitions à quelques éleveurs et cultivateurs(30) et les résultats économiques et humains furent en deçà des prévisions. Le plan vert aboutit, néanmoins, bien que ce projet ne lui soit pas associé, à l’implantation de deux communautés de réfugiés hmong, en 1977 : 470 personnes (70 familles) sont installées au village de Cacao, créé de toutes pièces sur les rives alluviales de la rivière Comté, à 70 kilomètres de Cayenne. En 1979, une deuxième implantation est créée avec 430 personnes (65 familles) au village d’Accarouany (commune de Mana). Ceci peut constituer un contre-exemple de développement réussi. Fortement encadrées et bénéficiant de plusieurs aides publiques, ces communautés se dotent d’une coopérative, défrichent et achètent du matériel agricole. Outre ces mesures de financement très favorables –7,4 millions de francs(31) –, la viabilisation (eau, électricité, piste d’accès et défrichement) fut rapidement réalisée. Des structures coopératives et d’apprentissage de techniques agricoles leur permirent de développer I hommes & migrations n° 1278 Le marché de Cayenne, lieu de visibilité et de cloisonnement communautaires, 2007 © Frédéric Piantioni une agriculture maraîchère. Les prix sont garantis et les semences fournies par l’État à tarifs préférentiels. Le but est de satisfaire le marché local en fruits et légumes frais. Ces objectifs semblent aujourd’hui réalisés mais au prix d’importantes subventions de l’État et d’organismes européens. Les tentatives de diversification des productions (chevrettes) ont échoué. Par ailleurs, l’utilisation de la main-d’œuvre exclusivement familiale au début et permettant de réduire des charges salariales s’amenuise aujourd’hui, et génère des surcoûts. Faut-il y voir un développement réussi et dans quelles mesures prévoir sa pérennisation au regard de sa dépendance ? Avec l’échec du plan vert en 1986, le développement économique guyanais, légitimant le statut politique départemental, est un échec qui remet en cause la dynamique induite de progrès social qui doit en découler. Pour conserver la légitimité de sa tutelle politique en Guyane, l’État doit pallier la carence d’accès au progrès par un interventionnisme social, réalisé par une économie de transfert et un alignement des mesures sociales sur le modèle métropolitain (charges salariales, prestations sociales…) dans les années 1960. Si la Guyane est désormais la zone au niveau de vie le plus élevé du sous-continent américain, cette situation bloque les relations avec son environnement régional. Parallèlement, ce processus renforce la systématisation du paradoxe guyanais : celui d’un progrès (social, sanitaire…) sous une complète dépendance tutélaire et sans capacités réelles de développement. 207 208 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Le progrès comme vecteur des migrations économiques spontanées (1975-1985) La création du Centre spatial guyanais est la matérialisation concrète d’une logique de progrès transplantée en Guyane et totalement coupée d’un processus de développement interne(32). Globalement, avec un budget annuel de près de 400 millions d’euros, la branche spatiale représente 51 % de la production active totale(33). Le secteur spatial génère près de 30 % des actifs occupés (soit environ 10 000 emplois) et distribue 30 % du montant des revenus totaux(34). En fait, l’ensemble du dispositif mis en place ne l’est justement que pour le Centre, qui demeure une enclave économique, par ailleurs fortement dépendante de la conjoncture mondiale du marché des télécommunications. L’entraînement économique est pratiquement inexistant. La Guyane devient – de manière flagrante avec Kourou, mais aussi avec les aménagements liés à la décentralisation en 1982 – un lieu de représentation du progrès national au détriment de toutes fonctions de développement productif. L’esquisse d’une politique sociale intervient à partir du IVe plan (1962-1965), où les allocations familiales sont triplées. Le VIe plan (1971-1975) accentue les politiques familiales avec l’alignement des allocations sur le régime métropolitain. Les dispositifs d’aides publiques et d’incitations fiscales à l’investissement (prime de “vie chère” de 40 % de la valeur du salaire non imposable), les créations d’emplois dans l’administration et la politique de soutien massif des revenus par le secteur public génèrent progressivement une économie artificielle(35). Le VIIe plan (1976-1980) renforce davantage le dispositif social : instauration du complément familial (décret du 5 septembre 1978), mensualisations des allocations familiales (décret du 27 février 1980), salaire minimum interprofessionnel de croissance(36), formation professionnelle, indemnisation du chômage, mesures en faveur de l’accès au logement et de l’insertion sociale(37). La stratégie de l’État, s’appuyant sur une politique familiale, se révèle d’une efficacité redoutable en désamorçant la crise économique et sociale(38). Pourtant, en parachevant ainsi l’assimilation par la politique sociale, mais en accentuant le sousdéveloppement économique, il relance les questions relatives à la finalité et à la révision du statut départemental. Finalement, la loi du 31 décembre 1982, calée sur le modèle métropolitain, érige la Guyane en région monodépartementale. Les capacités financières décentralisées – associées à un accès facilité aux crédits d’investissement(39) et aux possibilités des recours fiduciaires européens –, puis les compétences en matière d’aménagement du territoire génèrent une politique de grands travaux orientée vers le rattrapage en matière d’infrastructures. Le fort endettement régional qui s’ensuit accroît la dépendance. Par ailleurs, la politique régionale de I hommes & migrations n° 1278 développement ne reste qu’incitative, alors que toute forme de coopération économique internationale reste paralysée en raison de la préservation de marchés protégés et, par ailleurs, soumise à la politique du commerce international de l’État. Ce processus incrémente la systématisation du paradoxe dans lequel s’enfonce la Guyane : celui d’un progrès (social, sanitaire, en infrastructures…) sous dépendance par le biais des transferts, et sans capacités réelles de développement productif. De fait, cette image de progrès a constitué, dans les années 1980-1995, un appel migratoire dans l’environnement régional, massif en proportion des effectifs locaux. Les déterminants économiques concernent les immigrés originaires de l’espace caribéen (Haïti principalement), du Brésil, et, dans une certaine mesure, du Surinam(40). Ceux-ci représentaient 77,74 % des effectifs étrangers en 1990, soit 25,25 % de la population totale départementale(41). Au recensement de 1999, la situation reste analogue : au niveau global, les effectifs de ces trois nationalités représentent 24,85 % de la population départementale, soit le quart de la population guyanaise(42). Les Surinamais représentent la composante étrangère majoritaire (36,91 % et 37,89 % des effectifs étrangers en 1990 et 1999(43)). Ségrégation sociospatiale et distribution des immigrés haïtiens, brésiliens et surinamais À la fin des années 1980, les projets d’aménagements réalisés ne nécessitant plus de main-d’œuvre, ce processus génère l’accentuation des écarts entre ceux qui ont accès au progrès et ceux qui n’en ressentent que les effets inflationnistes. L’immigration économique spontanée, près de 33 % de la population totale en 1990(44), est évidemment touchée de plein fouet par ce processus ségrégationniste. La perversion du système se révèle par des taux de chômage proches de 25 %(45) sur le marché légal(46), des situations de sous-emploi généralisées, une économie informelle pratiquement institutionnalisée et une forte ségrégation sociospatiale à l’échelle locale et régionale. Cette dernière est perceptible dans la localisation des groupes au sein des quartiers d’immigrés, mais aussi par une distribution au sein des communes. En 1990, l’analyse statistique(47) montre la répartition des composantes migratoires au sein d’un espace d’immigration partagé. Les communes frontalières accueillent globalement 76,7 % des effectifs surinamais totaux, lesquels représentent dans cet espace plus de 80 % de la population étrangère. Si la population de référence est la population totale, les Surinamais en représentent près de 41 %(48). L’île de Cayenne reste marquée par une présence majoritaire d’effectifs de nationalité haïtienne. Ils y représentent 43,6 % de la population étrangère, soit 11 % de la population communale totale ; 74,7 % de la communauté haïtienne présente en 209 210 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La riziculture à Mana, usine appartenant à un Surinamais et où travaillent un Haïtien et un Guyanais, 2007 © Frédéric Piantioni Guyane y sont concentrés. Enfin, les Brésiliens sont majoritairement présents dans l’île de Cayenne, qui regroupe 51,7 % d’entre eux, bien qu’ils ne représentent que 19,4 % de la population étrangère, soit 4,9 % de la population totale. Aussi, l’immigration spontanée devient-elle le cœur de la crise identitaire qui secoue le groupe socioculturel créole à la fin des années 1990. Fortement stigmatisée, elle n’est, en fait, que la fonction miroir d’une crise de société multiforme, économique, politique et identitaire, soit les trois éléments d’analyse qui permettent d’approcher la situation guyanaise, à partir du milieu des années 1990. L’immigration révélatrice d’une crise structurelle et identitaire depuis 1995 Alors que la Guyane a un PNB de 9 412 dollars par habitant par an et un PIB ppa(49) de 6 000 dollars par habitant par an en 1997, parler d’une crise de développement relève apparemment du paradoxe au regard de la faiblesse de l’investissement productif. Le ralentissement économique, à partir du milieu des années 1990, est révélateur d’une mutation globale et structurelle, qui se déclenche alors que l’ensemble des I hommes & migrations n° 1278 mesures institutionnelles d’alignement économique et social des départements d’outre-mer est en voie d’achèvement. Cette crise “multiforme” (économique, politique, socioculturelle) apparaît, sous les traits de facteurs conjoncturels (déficit financier des collectivités territoriales, croît démographique), après quinze ans d’échec de la décentralisation, mettant en cause, aux yeux de la société guyanaise, l’État autant que les élus qui réclamèrent ce statut(50). Aussi, la remise en cause du processus d’assimilation à la nation, dans ses dimensions idéologique et économique, illustre une rupture dans l’histoire de cet espace. La répartition des emplois guyanais par secteurs d’activité(51) illustre le profond déséquilibre du marché du travail. À la fin des années 1990, le secteur primaire regroupe 9,6 % des actifs ayant un emploi, le secteur secondaire (essentiellement BTP) 18,6 %, et le tertiaire (services non marchands et marchands) 71,8 %. Le marché du travail est largement tributaire de la fonction publique (État et organismes déconcentrés, collectivités territoriales, fonction publique hospitalière) générant l’ensemble des activités de services marchands. La saturation de la branche d’activité “publique” (40 % des emplois(52)) se superpose à l’arrivée massive d’actifs jeunes (15-20 ans) issus de la dynamique démographique, à partir des années 1980. Elle résulte des effets conjoints du phénomène de transition démographique et de l’immigration spontanée. Sur un marché restreint et restrictif – marqué par la marginalisation des activités traditionnelles – le taux de chômage, croissant depuis vingt ans, atteint une moyenne de 30 % en 1999. Cette situation s’aggrave en raison de la structure démographique de la population guyanaise dont 43,28 % a moins de 20 ans(53). La corrélation entre population de moins de 20 ans et taux de chômage apparaît nettement dans le cloisonnement de la population et dans l’insertion spatiale différentielle des immigrés en Guyane. Cet aspect est frappant dans les communes frontalières du Maroni où la population de moins de 20 ans représente près de 53 % de la population et le taux de chômage moyen 40,9 %(54). En revanche, dans l’agglomération de Cayenne et à Kourou, la proportion des moins de 20 ans est plus faible (respectivement 30,9 % et 42,5 %) et les taux de chômage aussi (28,4 % et 24,7 %). À la crise économique se juxtapose une crise identitaire qui touche la société guyanaise. Elle s’inscrit dans une rupture d’équilibre intercommunautaire interne, construite initialement dans le rapport à l’État par le biais de l’assimilation. Or, la décentralisation, qui en marque théoriquement l’achèvement, a montré un échec économique qui la remet en cause aux yeux de la société guyanaise. Si, à la fin des années 1970, les créoles représentaient environ 70 % de la population Guyanaise(55), en 1999(56) la croissance démographique a ramené ce pourcentage à 45 %. De plus, l’émergence politique de communautés locales – marrons et Amérindiens – depuis la fin des années 1970 provoque la mutation de la stratifi- 211 212 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I cation des composantes communautaires, hiérarchisée sur le rapport à l’État et le degré d’assimilation(57). L’immigration surinamaise dans le Maroni est largement actrice de cette émergence. Toutefois, considérée dans l’ensemble de ses composantes, l’immigration, massive(58) et diversifiée (dans ses déterminants, ses lieux d’origine, son intégration spatiale et économique), a introduit une dynamique de repositionnement global des groupes sociaux. Elle s’exprime par une mutation des rapports de pouvoirs directs entre les groupes, mais aussi par la médiation indirecte du lien à l’État qui s’y superpose (l’émergence sur la scène politique régionale et internationale de la question amérindienne en est l’exemple le plus significatif). Le groupe créole qui assurait, jusqu’au début des années 1980, la fonction d’intégration sociale par son inertie numérique, la domination économique, la médiation politique avec l’État, la mainmise politique sur les collectivités territoriales est aujourd’hui au cœur du bouleversement sociopolitique et de la mutation des rapports de pouvoirs que traverse la société guyanaise. La radicalisation du discours sur l’immigration s’inscrit dans cette logique. C’est par les soubresauts médiatiques que la Guyane se rappelle régulièrement à l’actualité depuis le milieu des années 1990. Ils témoignent d’émeutes et de revendications virulentes, qui s’expriment par le biais d’une violence urbaine telle qu’elle se présente dans les villes moyennes de métropole, et de grèves touchant l’ensemble des branches d’activités. Toutefois, les symboles détruits désignent l’État, les collectivités territoriales décentralisées et la société de consommation. Ces événements révèlent une crise sociétale, économique, sociale et politique. Complexe et multiforme, elle touche une société dans l’ensemble de ses dimensions, et transparaît au travers de signes qui semblent conjoncturels au milieu des années 1990 : faillite financière des collectivités territoriales et croissance démographique augmentée par les vagues migratoires. La décentralisation (1983) montre ses limites, dix ans après son instauration. Or, cette étape politique a consacré l’aboutissement d’une politique assimilationniste puisque, pour la première fois, certaines compétences furent rétrocédées aux acteurs de l’exécutif local, leur permettant d’assurer partiellement une part de leur destin. Cette fonction fut essentiellement dévolue à la communauté créole, relais hégémonique de la médiation nationale. L’échec de la décentralisation provoque donc une profonde remise en question des fondations sociales guyanaises. Il marque un seuil de la politique nationale d’alignement économique et social sur le modèle métropolitain, remis en cause par l’État à la fin des années 1990 par la loi d’orientation pour l’outremer du 13 décembre 2000 et l’intégration de la Guyane dans les régions ultrapériphériques de l’Union européenne en 1999. I hommes & migrations n° 1278 Cette évolution introduit un élargissement des relations dans le cadre supranational, sans pour autant définir de stratégies de développement. Alors que les débats qui agitent la société guyanaise s’inscrivent autour des politiques sociales d’intégration, il est frappant de constater que les supports économiques structurels de ce ■ processus ne sont pas abordés, au risque d’explosion sociale. Notes 1. Quoique la Guyane présente des caractéristiques d’une organisation spatiale insulaire : occupation centrifuge, littoral survalorisé. 2. Insee, RGP 1982 et 1999. 3. Au sens de l’Insee, la définition statistique de l’immigré correspond à la somme des variables “étrangers nés à l’étranger” et “Français par acquisition nés à l’étranger”. 4. Regroupant les communes de Cayenne, Rémire-Montjoly, Macouria, elle est aussi qualifiée d’île de Cayenne. 5. Jolivet, Marie-José, La Question créole, essai de sociologie sur la Guyane française, Orstom éditions, Paris, 1982, 503 p., p. 27. 6. Ibid., p. 80-81. 7. Population, territoire, ressources forment un triptyque ordonné où se focalisent les enjeux du pouvoir dans la géographie politique de Claude Raffestin. La population, à travers le vecteur migratoire, représente les capacités virtuelles et futures de transformation : elle est l’élément dynamique d’où procède l’action du pouvoir. Or, dans le cas guyanais, l’espace colonial sous-peuplé est strictement porteur d’une fonction géopolitique. De fait, sans apport de peuplement, il n’est qu’une potentialité préservée, une donnée statique à aménager et à intégrer dans une stratégie. Cf. Raffestin, Claude, Pour une géographie du pouvoir, Litec, Paris, 1980, 249 p., p. 50. 8. Brasseur, Gérard, La Guyane française : un bilan de trente années, La Documentation française, Paris, 1978, 183 p., p. 41 ; Jolivet, Marie-José, La Question créole, op. cit., p. 122 ; Mam Lam Fouck, Serge, La Guyane française au temps de l’esclavage, de l’or et de la francisation (1802-1946), Ibis Rouge Éditions, Petit-Bourg, Guadeloupe, 1999, 388 p., p. 254. 9. Né ou descendant de l’union d’un “Blanc” (souvent propriétaire-habitant) avec une esclave noire à l’origine. Plus globalement, le terme désigne les esclaves affranchis par leur maître ou s’étant eux-mêmes “rachetés” dans les dernières décennies de l’esclavage. Certains avaient acquis par héritage ou par leur travail une aisance comparable à celle de planteurs “blancs”. 10. Détournée de sa finalité première (remplacement de la main-d’œuvre servile), les migrations sous contrat, après 1848, participent directement à la dynamique d’expansion vers l’intérieur, dans le cadre de l’économie aurifère jusqu’en 1880. Les migrants, engagés pour cinq ou sept ans, sont majoritairement originaires des comptoirs français de Pondichéry et Karikal. Rapidement, les poches migratoires se tarissent, en raison de la concurrence internationale que se livrent les colonies sucrières pour attirer les travailleurs. Les recruteurs sont contraints de recourir à la main-d’œuvre des territoires sous domination anglaise. Entre juillet 1854 (date à laquelle les premiers convois de migrants arrivent en Guyane) et février 1877 (date de la fin de l’immigration organisée), la Guyane accueillit 8 472 Indiens, 1 828 Africains, 540 Annamites et 156 Chinois. Cf. Mam Lam Fouck, Serge, La Guyane française au temps de l’esclavage…, op. cit., p. 223. La majorité fut affectée dans les quartiers de l’Est (Approuhague et île de Cayenne). Pourtant, les conditions de travail difficiles et le non-respect des contrats vont conduire à l’arrêt des mouvements. En effet, dans la période postesclavagiste, les conditions d’emplois sont assimilables, en termes social et sanitaire, à celles de l’esclavage : 47 % des travailleurs indiens périssent au cours de la période 1856-1878. Cf. ibid., p. 227. Le sort des Chinois et des Africains, sous contrat, est identique. Les gouvernements britannique et chinois, conscients de l’hécatombe frappant leurs ressortissants, s’opposent, à partir de 1877, aux départs de convois à destination de la Guyane. En 1881, il ne restait que 4 361 Indiens, 340 Africains, 54 Annamites, 91 Chinois. Cette décision politique stoppe définitivement l’immigration organisée, accroissant la pénurie de main-d’œuvre dans les concessions aurifères de l’Est, actrices du mouvement de progression de la colonie vers l’intérieur. 213 214 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I 11. Les pénuries de main-d’œuvre génèrent alors une inflation des salaires, plus importante sur les sites d’extraction que sur les habitations. 12. L’or extrait est essentiellement alluvionnaire. 13. Jolivet, Marie-José, La Question créole, op. cit., p. 121. 14. Domenach, Hervé, Picouet, Michel, La Dimension migratoire des Antilles, coll. “Caraïbe-Amérique latine”, Economica, Paris, 1992, 254 p., p. 27. 15. Lebedeff, Victor, “Une mission d’études géologiques et minières en Guyane Inini”, in Annales des Mines, 13 (9), Paris, 1936, p. 1-22, 77-117 et 187-239. 16. Ibid. 17. Michotte, Jean, “Un pays sous-développé et sous-peuplé : l’exemple de la Guyane”, thèse de doctorat ès sciences économiques, université de Bordeaux, 1965, p. 13. 18. Calcul propre à partir du recensement effectué par Abonnenc. Cf. Abonnenc, Émile, Aspects démographiques de la Guyane française. Historique, publication de l’Institut Pasteur de la Guyane et du Territoire de l’Inini, n° 180, Cayenne, 1948, 24 p., p. 12. 19. Jolivet, Marie-José, La Question créole, op. cit., p. 150. 20. Ibid. 21. Le territoire de l’Inini est créé par le décret-loi du 6 juin 1930. Le contexte est celui de la crise mondiale de 1929, du déclin de l’économie aurifère et des produits forestiers de substitution (bois de rose, balata), de la disparition prévisible à moyen terme du bagne et, enfin, d’une situation sociopolitique agitée. L’État décide d’assumer directement le développement de la colonie en orientant sa politique vers la prise en charge de l’aménagement du territoire dans les branches économiques valorisées sur le marché métropolitain. L’espace est défini comme une unité administrative autonome, ayant personnalité de droit civil, placée sous l’autorité du gouverneur de la Guyane assisté d’un conseil d’administration qui n’est pas élu. Autrement dit, la nouvelle circonscription échappe totalement au pouvoir du conseil colonial. Elle regroupe près de 12 000 personnes, soit le tiers de la population coloniale en 1930, sur un espace représentant 90 % du territoire colonial. 22. Ces échecs sont imputables à des études techniques et financières lacunaires et à une constatation tardive de l’inopportunité des projets, puisque ne précédant aucun mouvement industriel ou démographique. Les seuls points positifs furent la mise en place d’une assistance médicale dans les centres administratifs créés. Par ailleurs, le vide en matière de droit civil ne fit qu’institutionnaliser, pour les groupes amérindiens et marrons, un statut tacite qui existait depuis leur premier contact avec les Français, celui d’une “nation indépendante sous protectorat”. Cf. Hurault, Jean-Marcel, Français et Indiens de Guyane, Guyane Presse Diffusion, Cayenne, 1989, 223 p., p. 120-121. 23. En 1950, au plan démo-spatial, la situation est pratiquement identique à la période précédant le cycle aurifère, soit 28 000 habitants (calculs propres, d’après statistiques coloniales recueillies par Mam Lam Fouck, Serge, La Guyane française au temps de l’esclavage…, op. cit., p. 305). 24. Les transferts incluent strictement les dépenses des administrations. Selon Didier Benjamin et Henry Godard (Les Outre-mers français : des espaces en mutation, Ophrys, Gap-Paris, 1999, 267 p., p. 127-128), il faut y ajouter les versements effectués par le Trésor public afin de couvrir les déficits des organismes ultramarins de protection sociale, et ceux des entreprises publiques opérant dans l’ensemble ultramarin. 25. Avec lequel est réellement appliqué le principe d’une planification. 26. À partir de 1952, des centres de recherche sont implantés dans le département avec la vocation de conduire un inventaire précis des ressources de la Guyane aux fins d’une exploitation des potentialités du milieu. Cf. Piantoni, Frédéric, “Migration et développement en Guyane française : une dialectique contrariée”, in Les Enjeux du développement durable, Orcades, Poitiers, 2002, p. 53. 27. Le plan d’action prioritaire de développement économique de la Guyane, initié par Olivier Stirn, ministre des DOM-TOM. Ce plan est initié, alors que la base de Kourou ne génère localement aucun développement induit. 28. Le contexte de la mise en place de ce plan puise son origine dans la hausse des prix de la pâte à papier qui permet de relancer l’intérêt porté à l’exploitation de la forêt guyanaise. Ce qui est considéré comme un nouveau potentiel économique est intégré dans un cadre plus global incluant la valorisation des parcelles de terre défrichées par des familles d’agriculteurs. Des mesures fiscales incitatives sont renforcées, l’artisanat et la pisciculture également favorisés. Les deux axes agricoles promus sont l’élevage bovin semi-intensif sur prairies installées et l’arboriculture fruitière (limes). Ces productions sont destinées au marché local, alors tributaire des importations des pays d’Amérique latine d’une part, et des exportations vers les Antilles et la métropole d’autre part (cf. Gachet, Jean-Paul, “L’agriculture de défriche en Guyane. Mise en perspective historique”, in Le Courrier de l’environnement de l’INRA, n° 26, Kourou, 1995, 3 p., p. 2). 29. Cf. Piantoni, Frédéric, “Migration et développement en Guyane française”, art. cit., p. 53. 30. Jolivet, Marie-José, “Migrations et histoire dans la ‘Caraïbe française’”, in Cahiers des sciences humaines, vol. 21, n° 1, Orstom, Paris, 1985, p. 230. I hommes & migrations n° 1278 31. Valeur pour l’époque, soit 1 126 332 euros. Cf. Ameganvi, Francis Kwami, “Le maraîchage au village de Javouhey (Guyane) : systèmes de cultures et problèmes agronomiques”, mémoire pour l’obtention du diplôme d’agronomie tropicale, université des Antilles-Guyane, Inra Antilles-Guyane, CNEARC, Esat, Cayenne, 1990, 96 p. + annexes. 32. Kourou est un symbole, mais à partir des indépendances politiques de l’Afrique et de l’Indochine la Guyane devient un espace expérimental mettant en valeur les compétences scientifiques de la France en milieu tropical. La listes des organismes de recherche est aussi impressionnante (Cirad, CNRS, Engref, Ifremer, Inra, IRD…) qu’unique en son genre, alors que le niveau scientifique apparaît totalement coupé de la situation locale au regard du niveau d’études moyen et de la création tardive (suite aux manifestations d’étudiants et lycéens) d’un rectorat en 1997. 33. Iedom. 34. Ibid. 35. Constant, Fred, “La régulation politico-institutionnelle de la migration antillaise”, in Domenach, Hervé, Picouet, Michel, La Dimension migratoire des Antilles, op. cit., p. 85. 36. Entre janvier 1995 et janvier 1996, le Smic était aligné sur celui de la métropole jusqu’à un écart ramené à 13,12 %. Cf. Grard, Loïc, “La situation des départements d’outre-mer dans la république française”, in Grard, Loïc, Raulin, Arnaud (De) (dirs.), Le Développement des DOM et la Communauté européenne, coll. “Les études de La Documentation française”, La Documentation française, Paris, p. 15. 37. Constant, Fred, art. cit., p. 85. 38. Le contexte international est celui de l’indépendance du Vietnam, de la révolution cubaine, des indépendances tunisienne, marocaine puis algérienne, des émeutes de Fort-de-France en 1959, de l’autonomie du Surinam en 1954 et de la loi-cadre Deferre (juin 1956) qui institue l’autonomie progressive des territoires de l’Afrique. 39. Les crédits d’investissement sont directement sous la tutelle de l’État. La Société de crédit des DOM (Socredom), filiale de la Caisse française de développement (CFD) permettent des crédits à long terme à des taux privilégiés. La Socredom et sa filiale locale, la Société de développement régional des Antilles-Guyane (Soderag), gèrent en outre la Caisse d’investissement des DOM (Cidom) dont les concours sont accordés sur avis d’un groupe ministériel d’experts. Cf. Bélorgey, Gérard, Bertrand, Geneviève, Les DOM-TOM, coll. “Repères”, La Découverte, Paris, 1994, p. 48-49. Les instituts d’émission, dont l’Iedom, et la Caisse sont liés au Trésor public. 40. Dans ce cas, les déterminants politiques liés la guerre civile de 1986 à 1992, impliquant des flux massifs de réfugiés, introduisent des différenciations sur les types des mouvements. 41. Insee, RGP 90. 42. Insee, RGP 99. 43. Insee, RGP 90 et 99. 44. La population étrangère recensée est de 37 286 effectifs pour une population totale de 114 678 en 1990 (Insee, RGP 1990). 45. Calculé selon la définition de l’Insee. 46. Iedom, La Guyane en 1998, op. cit., p. 14. 47. La diversité des flux migratoires spontanés qu’accueille le département à partir de la fin des années 1970 et surtout durant la décennie 1985-1995 s’inscrit de manière différentielle dans l’espace départemental. Nous l’avons scindé en trois zones : les communes frontalières bordant le Maroni, l’île de Cayenne et le reste du département, dans lequel la commune de Kourou est incluse. Ce choix se justifie par des raisons d’ordre de grandeur comparable en termes de peuplement et par la continuité de peuplement sur ces espaces. 48. Calculs propres d’après Insee, RGP 90. 49. Produit intérieur brut en parité de pouvoir d’achat. 50. Cette situation n’est pas spécifiquement propre à la Guyane mais touche, sous des formes diverses – en raison d’une histoire spécifique à chacun de ces espaces –, l’ensemble des départements d’outre-mer. 51. Sur la base d’estimations réalisées pour 1955-1997. Cf. Benjamin, Didier, Godard, Henry, Les Outre-mers français, op. cit., p. 230. 52. Iedom, La Guyane en 1998, op. cit., p. 14. 53. Insee, RGP 99. 54. Pour le chômage des moins de 25 ans dans l’ensemble des départements d’outre-mer, se rapporter à Fragonard, Bertrand, et alii, “Les départements d’outre-mer : un pacte pour l’emploi”, rapport remis à M. le secrétaire d’État à l’Outre-mer, Paris, juillet 1999, 122 p., p. 14-22, et au Contrat de plan État-Région 2000-2006 pour la Région Guyane, préfecture de la Région Guyane, Conseil régional, Conseil général, Cayenne, mai 2000, 222 p., p. 35-37. 55. Mam Lam Fouck, Serge, Histoire générale de la Guyane française. Les grands problèmes guyanais : permanence et évolution, Ibis Rouge Éditions-Presse universitaire créole, Gerec, Kourou, 1996. 56. Doumenge, Jean-Pierre, L’Outre-mer français, Armand Colin, Paris, 2000, 224 p., p. 103. 57. Ce que nous entendons par “assimilation” revêt une étroite relation avec les valeurs sociales occidentales et culturelles. 58. Au regard de la faiblesse de la population locale. 215 216 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Bibliographie • Abonnenc, Émile, Jolivet, Marie-José, “Histoire coloniale”, in La Guyane, Atlas des DOM, vol. 4, Orstom-Ceget, Paris-Talence, 1979, planche 19 (5 pages + 4 cartes). • Bellardie, Tristan, “Les relations entre Français et Boni en Guyane française : processus de colonisation et dépendance à travers le problème frontalier du Maroni (1836-1983)”, maîtrise d’histoire, université de ToulouseLe Mirail, Toulouse, 1994, 148 p. • Bilby, Kenneth, “Les Boni et les communes : un problème d’intégration”, in Équinoxe, n° 24, Ceger, Cayenne, 1987, 12 p. • Bilby, Kenneth, “The Remaking of the Aluku : Culture, Politics and Maroon Ethnicity in French South America”, Ph. D. dissertation, The Johns Hopkins University, Baltimore, 1990. • Cardoso, Ciro-Flamarion, La Guyane française (1715-1817), Ibis Rouge Éditions, Petit-Bourg, Guadeloupe, 1999, 424 p. • Curtin, Philip, The Atlantic Slave Trade, University of Wisconsin Press, Madison, 1969. • Devèze, Michel, Cayenne : déportés et bagnards, Julliard, Paris, 1964. • Hoogbergen, Wim, The Boni Maroon Wars in Surinam, Leiden/New York, E.J. Brill, 1990, 254 p. • Hurault, Jean-Marcel, “Étude sur la vie sociale et religieuse des Noirs réfugiés boni de la Guyane française”, rapport de recherche inédit, IRD, 1958, 349 p. • Lamur, Humphrey E., Mac Donald, John S. (eds), “Social consequences of population pressure in the Guianas”, in Caribbean Culture Studies, n° 4, Amsterdam Center for Caribbean Studies, Amsterdam. • Lezy, Emmanuel, “Guyanes-Guyane : perceptions et représentations de l’espace compris entre l’Orénoque et l’Amazone”, thèse de doctorat de géographie (datée de 1997, soutenue en 1998), université de Paris-X, 3 vol. + annexes, Paris, 1998. • Piantoni, Frédéric, “Immigration et société dans les DOM : récurrences et ruptures”, in Accueillir, n° 244, Paris, 2007, p. 3-6. • Piantoni, Frédéric, “Pouvoir national et acteurs locaux : l’enjeu des mobilités dans un espace en marges. Le cas de la Guyane française”, thèse de doctorat de géographie sous la dir. de G. Simon, université de Poitiers, 2002, 478 p. • Piantoni, Frédéric, “Les recompositions territoriales dans le Maroni : la relation mobilité-environnement”, in Revue européenne des migrations internationales, vol. 18, n° 2, 2002, p. 11-49 (publié en ligne le 9 juin 2006 : http://remi.revues.org/document1630.html). • Ripert, Jean, L’Égalité sociale et le développement économique dans les DOM, rapport au ministre des DOM-TOM, La Documentation française, 1990, 159 p. • Thamar, Maurice, Les Peines coloniales et l’expérience guyanaise, Ibis Rouge Éditions, Petit-Bourg, 1935, rééd. 1999, 200 p. I hommes & migrations n° 1278 217 218 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I La Réunion Le traitement de l’étranger en situation pluriculturelle : la catégorisation statistique à l’épreuve des classifications populaires Par Jacqueline Andoche, Laurent Hoarau, Jean-François Rebeyrotte, Emmanuel Souffrin, chercheurs associés, Centre d’études ethnosociologiques de l’océan Indien. Engagés indiens sur la côte ouest de l’Île de La Réunion (Saint-Leu – Grande Ravine) vers 1906, fonds Viot © musée Stella Matutina La problématique migratoire réunionaise étant différente de la situation nationale, le peuplement de l’île s’est fait exclusivement grâce à l’immigration, cette analyse adopte un point de vue original sur le sujet : on y suit, dans ce mouvement de créolisation, l’évolution – de l’esclavagisme à aujourd’hui, en passant par l’engagisme et la mise en place de la départementalisation – de la catégorisation des populations, qui ne correspond pas, loin s’en faut, à celle établie par les populations elles-mêmes. Ce procédé d’ethnicisation, qui trouve une large partie de ses racines dans la politique coloniale de gestion des migrants au XIXe siècle, se prolonge au XXe siècle. I hommes & migrations n° 1278 La colonisation et l’esclavage à l’origine de la question migratoire Un classement en fonction des origines L’un des premiers recensements de population, datant de 1704, classe déjà les migrants en fonction de leurs origines. On y apprend ainsi que sur 311 esclaves, 209 sont “d’importation” : 110 viennent de Madagascar, 45 des Indes (Bengale, Balaçor, Nagaland, Surat, Malabar), 36 sont “cafres”, 10 de Guinée, 6 du Mozambique, un est dit “More”, et un autre de “Malaque” (Malaca)(1). Une fois les personnes installées dans l’île, leur origine se perd peu à peu et l’organisation se fonde sur un autre type de catégories. Dans un rapport rédigé en 1714, Antoine Boucher distingue dans la population locale “cinq classes qui se jalousaient mutuellement : les anciens habitants, les créoles blancs nés dans l’île, les créoles mulâtres, les étrangers (Anglais et Néerlandais naturalisés), les Noirs esclaves qui eux-mêmes se divisaient en plusieurs catégories adverses – les Noirs nés dans l’île en terre française, les Noirs indiens nés aux Indes de parents libres, les Noirs malgaches nouvellement importés(2)”. Des activités réparties en fonction des “tempéraments ethniques” Entre 1794-1848, les propriétaires vont procéder, compte tenu des représentations qu’ils se font des “tempéraments ethniques”, à une spécialisation des activités selon les “qualités et les défauts” qu’ils attribuent aux différentes “races”. Considérés comme plus “soumis”, “passifs” et “dociles”, mais aussi plus robustes, et de ce fait plus proches de la nature “bestiale” qui se domestique par le travail, les Cafres sont choisis pour les tâches les plus grossières des usines et les travaux des champs. Les Malgaches se voient affectés, quant à eux, aux tâches manutentionnaires. “Rusés” et “entêtés”, réputés pour la fuite et le “marronnage”, les colons les craignent particulièrement et préfèrent les “Africains”. Quant aux Indiens, bénéficiant de préjugés et de représentations moins défavorables, certainement dûs au fait de leur moindre nombre à cette époque, ils sont affectés à des activités les rapprochant des maîtres, telles la domesticité, la cuisine et le jardinage(3). 1848 : abolition de l’esclavage En 1847, le nombre total d’engagés à Bourbon s’élève à 6 508. Ils sont catégorisés comme : Indiens, Chinois, Africains et créoles noirs. La main-d’œuvre libre reste cependant très faible par rapport à la population servile (65 915 esclaves). La fin de l’esclavage, le 20 décembre 1848, obligera les propriétaires à organiser différemment la venue d’une main-d’œuvre destinée prioritairement aux travaux agricoles, à l’aménagement des routes et à l’entretien des maisons. 219 220 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Les immigrations de l’engagisme Appelés à suppléer le manque de bras sur les plantations, du fait de l’abolition de l’esclavage et de l’extension de l’industrie du sucre, les “étrangers” sont recherchés par les propriétaires durant la seconde moitié du XIXe siècle. L’organisation de nouveaux circuits de migrations va permettre l’arrivée par masses successives d’hommes et de femmes venant de Madagascar, des Comores, de Rodrigues, d’Afrique, d’Inde, de Chine, d’Europe et d’autres régions souvent liées à la colonisation. De 1888 à 1900 sont introduits des engagés agricoles dits Mozambiques (Mozambicains), Somalis (Somaliens), et Yéménites ; puis, entre les deux guerres, des Antandroy (Malgaches) et des Rodriguais. La plupart de ces travailleurs retournent chez eux à la fin de leur contrat. La minorité restante se fond dans la population locale. Leur présence renseigne particulièrement sur le processus d’activation du rapport historique à l’étranger, nouveau venu qui inquiète par ses mœurs différentes, sa non-intégration, et, de surcroît, par la couleur de sa peau. Dans les représentations que la société locale s’en fait, ils ont tôt fait de rejoindre les images fabriquées alors pour les esclaves. Méprisés et craints, ils donnent périodiquement naissance aux rumeurs les plus invraisemblables d’actes d’anthropophagie ou de complots nocturnes. Tous ces nouveaux engagés, soient-ils Malgaches, Comoriens ou Africains, sont qualifiés de “contr’nation”, de la même manière que les Indiens venus du sud de l’Inde se sont réappropriés ce terme pour désigner tous ceux qui se différencient d’eux par leurs origines et leurs coutumes. Ainsi, si l’ancienne organisation ethnique du travail est maintenue sur les propriétés, qui réservent aux “créoles” les tâches les plus valorisées, l’attrait de certains Indiens pour cultiver personnellement des lopins de terre est exploité. Ceci sert à enrayer le phénomène de répulsion du travail agricole dont fait preuve la masse des esclaves affranchis ainsi que leurs descendants, en retenant les migrants dans la colonie par le réaménagement de leurs contrats en “engagement à la part” – sorte de métayage fonctionnant sur la base du partage de la moitié ou des deux tiers des récoltes avec le propriétaire. Les engagés indiens Bon nombre d’engagés indiens venant de la province de Madras (Tamouls), de l’Andra Pradesh (Télougous), et de Calcutta (Bengalis) rentreront chez eux à la fin de leur contrat d’engagement. D’autres resteront à La Réunion et donneront naissance à la culture dite “Malbar” ou “Tamoul”, marquée par l’hindouisme de l’Inde du Sud. Les Indiens sont alors décrits comme “incapables et paresseux”, “inutiles, tant par la faiblesse de leur constitution que par la répugnance au travail”. La rencontre des engagés avec les populations déjà là reproduit les divisions ethniques à I hommes & migrations n° 1278 partir desquelles s’est réalisée leur intégration. Notamment celles opposant les “créoles”, nés dans la colonie, aux “noncréoles” nouveaux venus, qui vont procéder à la stigmatisation et à la marginalisation des Indiens. Les engagés euxmêmes, n’ayant pas d’autre choix, vont transformer cette marginalisation et ces contradictions pour survivre et devenir réunionnais. Un climat xénophobe Certains leaders politiques de l’époque entretiennent alors ce climat xénophobe et mènent des campagnes sur le thème de “La Réunion aux Engagés indiens sur la côte ouest de l’Île de La Réunion Réunionnais” en réclamant (Saint-Leu – Grande Ravine) vers 1906, fonds Viot © musée Stella Matutina l’attribution des terres aux paysans. En 1911, lorsqu’un engagé d’origine mozambicaine est guillotiné sur la place publique pour des meurtres dans lesquels interviennent des rites de “magie noire”, un journal local écrit : “Ces exotiques incivilisés entrent comme le virus d’une affection néfaste et criminelle. Ils y ont fonction de microbe, de contamination et de désorganisation sociale. Le Comorien est un danger public(4).” Ce même thème se retrouvera plus tard, pour atteindre des cibles autres que les travailleurs sud-indiens et promouvoir des mobiles ne portant plus spécifiquement sur la question de l’emploi agricole mais s’inscrivant bien dans cette logique du rapport à l’Autre nouveau venu, non intégré, dont la présence et la différence éveillent des inquiétudes de toute nature, exploitables par les pouvoirs de tous bords. Un élu n’a d’ailleurs pas hésité à demander, anticipant la loi récente sur le contrôle de l’immigration, que des tests génétiques soient passés pour vérifier que les nouveaux arrivants sont effectivement des Mahorais et non des Comoriens et que les naissances sur le sol français ne donnent pas droit systématiquement à la nationalité française. 221 222 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Le code de l’indigénat Adopté le 28 juin 1881, le code de l’indigénat – censé régler les conditions de travail, les litiges, les questions de nationalité des enfants nés dans la colonie de parents migrants – permet notamment d’éclairer l’apparition de la catégorie “indigène” dans les statistiques du début du XIXe siècle(5). C’était un recueil de mesures destinées à faire régner l’ordre colonial qui “distinguait deux catégories de citoyens : les citoyens français (de souche métropolitaine) et les sujets français”, c’est-à-dire les Africains noirs, les Malgaches, les Algériens, les Antillais, les Mélanésiens, etc., ainsi que les travailleurs immigrés. Les sujets français soumis au code étaient privés de la majeure partie de leur liberté et de leurs droits politiques ; ils ne conservaient au plan civil que leur statut personnel, d’origine religieuse ou coutumière. La fin de l’engagisme : vers de nouvelles immigrations Les recherches sur l’engagisme montrent que cette forme d’organisation des migrations de la main-d’œuvre est continue jusque dans la première moitié du XXe siècle. L’entre-deux-guerres verra une réforme fondamentale en termes d’attributions de compétences dans la gestion de l’immigration : le Service de l’immigration est transféré à l’inspection du Travail, marquant la fin de l’engagisme tel que fondé au XIXe siècle. Cette réforme permet d’établir un état des lieux des nouvelles attributions et une approche quantitative des derniers migrants de l’engagisme. Sont ainsi arrivés à La Réunion : des immigrants malgaches “de race Antandroy”, de 1922 à 1927 ; des immigrants soumis au décret de 1887, comprenant 35 Somalis et Arabes du Yémen et 146 Indiens, Comoriens et Cafres ; et des immigrants rodriguais en très petit nombre – la majeure partie, décimés par le paludisme et le béribéri, est retournée à Rodrigues. Le Service de l’immigration, qui n’a, en principe, qu’à passer les contrats avec les employeurs et à s’occuper des rapatriements, s’occupe en réalité activement d’arbitrer et d’apaiser les conflits qui peuvent s’élever entre engagistes et engagés. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, qui coupe les relations entre La Réunion et les autres pays de la zone, achève cet épisode majeur du peuplement. L’immigration chinoise et indo-musulmane Les Chinois et les Indo-musulmans, dont les descendants demeureront à La Réunion, immigrent de façon plus spontanée dans le cadre d’un double mouvement de diaspora qui les pousse à s’installer sur les pourtours de l’océan Indien à la fin du I hommes & migrations n° 1278 XIXe siècle et au début du XXe siècle. Cette immigration est cependant moins importante que les précédentes. Pour les Chinois, elle fait suite à une ancienne tentative ratée d’introduction en tant que travailleurs engagés, avant la suppression de l’esclavage. Venue de Foukien entre 1830 et 1846, dans les mêmes conditions que la main-d’œuvre sud-indienne, cette première vague de migration chinoise en avait subi les mêmes vexations, et fait l’objet des mêmes stéréotypes – les Chinois étaient considérés comme “dangereux, enclins au vol, et résistants au travail des champs”, notamment lorsqu’ils préférèrent déserter les plantations pour s’installer comme boutiquiers ou colporteurs. Ils ont tous été rapatriés par leur gouvernement, et n’ont pas pris part, de ce fait, à la formation des premières strates de la société locale. Trente ans plus tard, et jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce sont des Cantonnais et des Hakkas qui s’installent sur le sol réunionnais. Suivant le mouvement des engagés, ils se spécialisent dans le commerce, notamment dans la vente des produits alimentaires, occupant les villes et bourgades de la côte, mais aussi les zones des “Hauts”(6). L’insertion des Indo-musulmans, venus de la région de Surat, dans le Gujerat, est différente. Ils s’installent d’abord comme cultivateurs, puis se promeuvent par l’intermédiaire du commerce des tissus et de l’habillement. Implantés dans les villes et les bourgades de la côte, et aussi dans les zones rurales des “Hauts”, certains exercent des activités de colportage durant les années suivant la départementalisation. À partir de cette période, ils se rassemblent davantage dans les zones urbaines et se spécialisent dans le prêt-à-porter, l’ameublement, l’électroménager et la vente automobile, et forment, pour la plupart, “une bourgeoisie d’affaires”. Parmi les jeunes générations, on trouve des membres des professions libérales (avocats, médecins…). Pratiquant l’islam, ils ont été appelés dès le départ des “Zarabes” par les Réunionnais. C’est sur cette dimension religieuse propre à marquer et à différencier leurs manières d’être que se construit leur identité locale. L’accueil réservé aux immigrés musulmans Malgré l’hostilité du clergé local, les musulmans construisent des mosquées et des “medersas” où leurs enfants poursuivent l’apprentissage des valeurs de l’islam. Pratiquant l’endogamie de groupe, qui n’est pas une claustration, mais tolérant le mariage des hommes avec des femmes créoles qui se convertissent à l’islam, ils font l’objet d’une incompréhension mêlée de jalousie et de crainte. Des commerçants créoles demandent même leur départ dès la fin du XIXe siècle et la bourgeoisie de la capitale refuse l’admission des riches commerçants musulmans dans certains de ses clubs dans les années suivant la départementalisation(7). Ces incompréhensions ne signifient pas pourtant rejet systématique et, malgré leurs particu- 223 224 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I larités religieuses et culturelles, les musulmans font aujourd’hui partie intégrante de la communauté réunionnaise. Des volontés de dialogue s’amorcent tant sur le plan religieux que sur celui des relations sociales. La situation au début du XXe siècle, avant la départementalisation Ainsi, c’est durant les premières décennies du XXe siècle que la société réunionnaise se dote des composantes humaines fondamentales qui sont les siennes aujourd’hui. Le démantèlement des grands domaines et la généralisation du colonat partiaire (“colonage”) met fin à la recherche d’une main-d’œuvre extérieure, et l’attribution de la nationalité française aux migrants demeurés dans l’île et à leurs enfants contribue à les y fixer. Pourtant, à la pluralité des populations qui vivent ensemble sur l’île ne correspond nullement une diversité des classes sociales, qui se réduisent à deux grandes catégories : au sommet, l’aristocratie des planteurs – les “Grands Blancs” ou “Gros Blancs” –, réduite à quelques familles et sociétés financières, concentre les capitaux et les moyens de Dans les Bas, production ; à la base, l’ensemble des trala majorité des descendants vailleurs ou des laissés-pour-compte de d’esclaves et d’engagés toutes origines, reflétant l’histoire des ainsi que les métis, forment migrations qu’a connues la colonie. un prolétariat rural ou usinier, qui vit à proximité et dans la La répartition géographique de cette dépendance des riches familles population aux origines et traditions de “grands planteurs”. culturelles diverses est fonction de leur place dans le système productif. On distingue une zone rurale des “Hauts”, correspondant à l’intérieur montagneux de l’île, et une zone côtière nommée “les Bas”, qui englobe l’espace rural de développement intensif de la “plantation”, des bourgades, la zone portuaire et la capitale, Saint-Denis, lieux du commerce, de l’industrie et de l’administration coloniale. Dans les Hauts et sur les basses pentes, les petits colons vivent pour la plupart misérablement sur des petites propriétés, ou en tant qu’exploitants pour le compte de plus fortunés qu’eux. Parmi eux se retrouvent des descendants d’esclaves ou d’affranchis ayant accédé à la terre. Dans les Bas, la majorité des descendants d’esclaves et d’engagés ainsi que les métis forment un prolétariat rural ou usinier, qui vit à proximité et dans la dépendance des riches familles de “grands planteurs”. Certains sombrent dans l’oisiveté et le vagabondage, à la périphérie des bourgades et de la capitale, deviennent “bazardiers” ou occupent des petits métiers, alors que d’autres travaillent dans le cadre de la généralisation des contrats de colonage sur les terres des grands propriétaires. I hommes & migrations n° 1278 Dans ce contexte prédépartementaliste, les descendants d’affranchis et les “Blancs”, ou ceux qui se considèrent comme tels, forment un fond matriciel créole qui plonge ses racines dans les origines du peuplement et de la mise en place du système servile. Ils réitèrent la vieille opposition entre ceux qui sont nés dans la colonie et les nouveaux venus, dont le degré d’intégration se lit à la maîtrise de la langue et à l’intériorisation des valeurs et du mode de vie créoles (religion, alimentation, manières d’être…), alors idéalisés par cette fameuse “civilisation de la varangue” qu’offrent comme modèle les propriétaires. Conséquence de la départementalisation : arrivée de nouveaux migrants À partir de 1947, l’immigration se transforme. Chine et Inde restent deux pays qui poursuivent une immigration vers La Réunion, mais de nouveaux groupes de migrants arrivent dans l’île à la fin du XXe siècle. La départementalisation va complexifier ce socle sociologique, notamment avec l’arrivée des Français de métropole, mais aussi des ressortissants français de pays de la zone océan Indien et des étrangers. Parmi les ressortissants français nés à l’étranger et venant s’installer à La Réunion, il faut compter les individus ou les familles venant d’anciens comptoirs ou colonies françaises d’Afrique du Nord et de la zone océan Indien, comme les Indo-musulmans de Madagascar (“Karanes”). Fuyant les conséquences sociopolitiques de l’indépendance de la Grande île après 1946, ces derniers s’installent, comme les “Zarabes” de La Réunion, dans le commerce de tissus ou de prêt-à-porter. C’est aussi le cas des Pondichériens migrés comme fonctionnaires après 1953. S’introduisent également des Mahorais, notamment depuis que Mayotte a choisi de demeurer française. Les Réunionnais les appellent des “Comoriens” ou “Comores” sans distinguer les populations des îles sœurs de nationalité étrangère qui viennent aussi à La Réunion. Tous vont contribuer aux composantes sociologiques de La Réunion d’aujourd’hui. L’accueil réservé aux métropolitains Dans ce cadre, les “Zoreils” (personne d’origine métropolitaine, en créole), représentants directs de la culture française, garants du nouveau genre de vie venu contrebalancer le modèle créole avec la départementalisation, ne font pas l’objet d’une méfiance ni d’un rejet systématiques, si ce n’est dans cette part de crainte, d’admiration et d’envie qui, rappelant les relations paternalistes avec les anciens colons, amène aussi bien à les copier qu’à les contester. Avec eux les relations peuvent être de cordialité, mais aussi de rivalité, notamment pour tout ce qui touche à la question de l’emploi, du rapport au travail, et aussi souvent de l’expression identitaire. 225 226 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I En cette période d’intense chômage (plus de 30 %) mais aussi d’échanges et de refonte sociétale, une telle opposition ne manque pas d’être exploitée par les extrémistes de tous bords. En témoignent ces graffitis qui sporadiquement affichent sur les murs de certaines zones urbaines le slogan “Zoreils dehors”. Cependant, on ne peut pas dire qu’ils fassent l’objet de stéréotypes qui, trouvant leur fondement dans leurs croyances ou la couleur de leur peau, les désignent comme dangereux. D’autant plus que leur statut économique et social les a protégés plus ou moins de la marginalisation et de l’exclusion. La condition difficile des autres nouveaux migrants Tout autre s’avère la condition du second type de nouveaux migrants ; notamment en ce qui concerne les populations venant de Madagascar et surtout des îles de l’archipel des Comores qui, formant le sous-prolétariat des zones urbaines, occupent le bas de l’échelle sociale et prennent la place des “étrangers” des périodes historiques précédentes. Ils focalisent les anciennes peurs dont étaient la cible les esclaves et les engagés. Si les autorités ne mettent pas aujourd’hui d’obstacles à leur pratique religieuse, l’ensemble de la population les craint comme voleurs ou délinquants. Il les soupçonne surtout d’être experts dans l’art et la manière de jeter des sorts – cependant, certains Réunionnais n’hésiteront pas à faire appel à leurs services dans les cas gravissimes d’envoûtement. Contrairement aux métropolitains ou à d’autres nouveaux migrants occupant une meilleure position sociale, les “Comoriens” sont systématiquement maintenus à l’écart, et leur intégration se fait difficilement à travers l’école et le mariage. Mais à retenir les leçons de l’histoire, l’on peut miser sur l’hypothèse que, dans l’avenir, leurs descendants ou euxmêmes (tant les processus s’accélèrent au présent) auront contribué, autant que les métropolitains ayant choisi de demeurer dans l’île, au processus de créolisation. L’évolution de la catégorisation dans les recensements Il existe un réel décalage entre le concept statistique d’étranger et les représentations relatives au vécu des populations. Ce décalage pourrait être un exemple permettant de soutenir une discussion critique des catégories de la statistique officielle, à condition de pouvoir comparer les diverses manières de considérer la présence des métropolitains dans les autres DOM. Déjà, au tout début du XXe siècle, le Bulletin de l’académie de La Réunion fait état de l’inadaptation des tableaux statistiques concernant les mouvements de popula- I hommes & migrations n° 1278 Engagés indiens sur la côte ouest de l’Île de La Réunion (Saint-Leu – Grande Ravine) vers 1906, fonds Viot © musée Stella Matutina tion dans les colonies françaises proposés par le ministère(8). Il s’agit alors de proposer un bilan démographique de la colonie dans la perspective de l’application des premières lois sociales décidées dans la métropole, notamment de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, ainsi que celle relative à l’assistance obligatoire aux vieillards, aux infirmes et aux incurables : “Les tableaux statistiques de la Population sont imparfaitement adaptés à la population d’une vieille colonie comme La Réunion. Il a donc fallu élaborer […] des tableaux nouveaux. C’est ainsi qu’à la distinction fondamentale entre la population européenne, indigène et métis a été substituée nécessairement une classification comprenant, comme dans la Métropole, deux catégories (population française et population étrangère), auxquelles nous nous sommes efforcés de joindre, chaque fois que cela nous a été possible, une troisième catégorie comprenant les travailleurs immigrants (sujets français ou sujets étrangers), qui ont un statut spécial.” Les sociologues et démographes ont par ailleurs récemment montré que la façon dont les États et les individus fabriquent des catégories de populations lors des recensements permet à la fois de décrire des populations et des situations et de prescrire des actions en tenant compte des catégorisations produites. 227 228 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I Jusqu’en 1881 : classification en fonction des origines et de la condition sociale, voire du statut Concernant l’île de La Réunion, et plus largement les DOM-TOM(9), les appellations “Blancs”, “libres de couleur”, “esclaves”, “affranchis” confirment que le classement lié à la couleur ou aux origines est doublé d’un classement selon la condition sociale. Par ailleurs, si la distinction par le statut apparaît dans les statistiques, la population “blanche” est ici synonyme de libre. L’engagé apparaît comme catégorie sociale dès 1846. Après 1848 et jusqu’en 1881, les catégories d’immigrants indiquent les lieux d’origine sans référence précise pour les pays. Ils sont “indiens”, “chinois”, “africains”, ou “indigènes”. On trouve également des indices de statut comme “domestiques”, “immigrants” et, en 1877, une étonnante catégorie mixte : “engagés indigènes”, terme que l’on retrouvera en 1892, 1902 et 1907. À partir de 1866, malgré la volonté de procéder à un recensement identique à celui organisé en métropole, on continue à fabriquer une ethnicisation de la population immigrante à partir des origines et du statut occupé dans l’île. 1881-1936 : primauté des origines À cette époque, les catégories renvoient davantage à l’origine, réelle ou supposée, des individus : Indiens, Malgaches, Cafres, Chinois et Arabes. Pour ces trois dernières catégories, elles sont souvent des exonymes résultant de combinatoires multifactorielles… Les “Cafres” désignent-ils ici la population d’origine africaine en lien direct avec cet ethnonyme regroupant, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les nations sauvages, ou les Cafirs, mot arabe désignant les populations niant l’unité d’un dieu, ou les infidèles(10) ? Aujourd’hui, ce terme revêt une connotation identitaire forte, le rapprochant plus du terme “négritude” qui rassemble la population noire, ou africaine, et malgache de l’île. Quant au terme “Chinois”, il rassemble très largement dans le sens créole, “sinoi”, les populations venant d’Asie, en dehors des Indiens, à majorité chinoises et vietnamiennes. Dans le recensement de 1887 apparaît le terme “Arabes” pour désigner les populations indo-musulmanes venues du Gujerat comme engagés ou volontaires. Par extension, ce terme désigne aujourd’hui la totalité des musulmans de l’île, quelle que soit leur origine. Depuis la départementalisation : une classification simplifiée À partir de 1946, la départementalisation fait disparaître la plupart des spécificités administratives de l’époque coloniale ainsi que la catégorisation ethnique, alors encore fréquemment utilisée dans les recensements. Les derniers recense- I hommes & migrations n° 1278 ments, à partir de 1967, optent pour une classification simplifiée, regroupant la population à partir du lieu de naissance : né dans le département, hors département, en métropole. Apparaissent aussi des sous-catégories : “immigrants installés à La Réunion”, “né autre DOM-TOM”, sans doute pour tenter de chiffrer la montée de la population mahoraise et la catégorie “né à l’étranger”. Considérations sur une catégorie récente : les Zoreils Les questions de l’intégration à La Réunion sont doubles pour ceux qui pensent être ici comme sur n’importe quelle partie du territoire national : inscrits dans le territoire national du fait de la continuité territoriale, ils doivent aussi entrer dans le jeu des relations sociales et donner plus que de leur temps pour participer au développement de l’île et dire “je suis chez moi ici”. Le terme “Zoreil”, non usité dans les statistiques, regroupe, on l’a dit, assez largement les métropolitains et, de façon plus extensive, tout Européen récemment arrivé dans l’île. Si l’on s’en tient à la question des métropolitains, et si l’on considère qu’ils sont bien dans la continuité territoriale en venant à La Réunion, ils ne peuvent effectivement être considérés du point de vue statistique comme des étrangers. De même pour les populations venant de l’île de Mayotte. Cependant, l’accueil fait aux métropolitains ainsi que leurs conditions d’intégration font d’eux une communauté différente de celles des locaux installés durablement dans l’île, tant du point de vue de leurs statuts, de leurs modes de vie, de l’image qu’ils ont et donnent d’eux-mêmes, que des représentations que les autres se font d’eux. Critères marqueurs d’intégration L’approfondissement des catégories distinctives, voire discriminatoires – “ceux qui restent par amour du pays” et “ceux qui sont de passage” –, qui reviennent à plusieurs reprises chez des interlocuteurs différents, nous a permis d’identifier un certain nombre de critères que nous retiendrons comme “marqueurs d’intégration”. À savoir : la naissance dans l’île de parents métropolitains ou mariés à des métropolitains mais, surtout, le fait de “donner la vie” à La Réunion ; l’intention de se faire inhumer “ici” ; la possession de la langue créole certes, mais surtout celle de souvenirs d’enfance liés à son apprentissage, marquant la construction identitaire d’un individu et sa fabrication culturelle ; le mimétisme ou l’emprunt culturel qui permet d’adhérer à des facettes du mode de vie, des manières d’être 229 230 Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I et de penser créoles ; un certain regard sur la société réunionnaise d’hier et d’aujourd’hui qui inclue une vision nostalgique et idéalisée, voire paternaliste de “La Réunion longtemps”, celle d’avant les années 1980, dont les valeurs traditionnelles – solidarité, entraide, sens de l’accueil, respect de l’autorité… – sont mises à mal ; l’image renvoyée de la société d’accueil qui stigmatise les Zoreils ou ceux qui sont considérés comme tels en raison des péripéties se rapportant aux premiers temps de leur installation qui faisaient d’eux une “classe de nantis, coupés de la société locale et affichant un net mépris pour tout ce qui était réunionnais”. Les leçons de la catégorisation vernaculaire La catégorisation des populations par les populations elles-mêmes est contextuelle : elle est faite, d’une certaine façon, pour déranger les statisticiens. Mais parce que ces catégorisations sont très opérationnelles, utilisées à bon escient elles marquent des territoires sociaux et parfois économiques, elles permettent de rentrer dans des lieux privés, elles jouent parfaitement leur rôle d’“altérisation”. Le discours créole possède un concept particulièrement heuristique pour illustrer cela, celui de “nations/contr’nation”. Il permet de pointer des traditions et des héritages renvoyant à des origines et des distinctions identitaires particulières. Il amène les acteurs sociaux qui les revendiquent à exprimer à la fois des liens de solidarité et d’exclusion à l’égard des voisins. D’une part, il réitère l’opposition historique “créole”/“étranger” qui apparaissait dans les premiers recensements et, d’autre part, il exprime la délimitation “dedans/dehors” spécifique de l’identification collective réunionnaise. Cependant, aucune de ces “nations” ne peut être considérée comme un véritable groupe ethnique aux frontières nettement définies. Ceci du fait des métissages et des interférences d’héritages qui créent des zones de frottement, ou instituent des passerelles entre les matrices qu’elles peuvent constituer ; mais aussi en raison du principe de “saillance(11)” qui fait de l’ethnicité “un mode d’identification parmi d’autres possibles”, et non une essence. Ainsi arrive-t-il, dans La Réunion d’aujourd’hui, qu’un même individu se présente, ou soit reconnu comme solidaire d’autres individus, avec lesquels il partage la croyance dans une origine commune précise, alors que, dans le même temps, il s’opposera ou se différenciera d’eux de par son niveau socioprofessionnel, son style de vie, ses choix politiques ou religieux… L’expression de cette “saillance”, tout comme celle d’héritages natifs différenciés, porte la marque de l’intersubjec- I hommes & migrations n° 1278 tivité, c’est-à-dire des choix qu’opèrent les acteurs qui les mettent en scène, en fonction des circonstances, mais aussi de l’image qu’ils désirent donner d’euxmêmes, dans la relation à l’Autre et à ce qu’ils supposent que cet Autre pense d’eux. Pour les uns comme pour les autres, cibler leur matrice ethnique et culturelle de référence s’avère difficile. Certes des héritages demeurent vivaces qui, renouvelés par des apports historiques plus récents, d’Afrique et surtout de Madagascar, sous-tendus par les phénotypes, rendent plus explicite tel ou tel choix d’appartenance : “Cafre” ou “Malgache”. Il arrive toutefois que ceux qui s’étant d’avance spécifiés comme “Malbars” ou “Cafres” se trouvent des ascendances communes ou “créoles”. C’est à ce stade que font sens les expressions intermédiaires comme “Cafre malgache” ou “Cafre malbar” qui apparaissent de plus en plus dans le langage des nouvelles générations en quête des origines, mais ■ reconnaissant aussi leur identité mélangée. Notes 1. Barassin, Jean, “La vie quotidienne des colons de l’île Bourbon à la fin du règne de Louis XIV, 1700-1715”, Bulletin de l’académie de La Réunion, Saint-Denis, 1989. 2. Boucher, Antoine, Mémoire pour servir à la connoissance particulière de chacun des habitans de l’isle de Bourbon, suivi des Notes du Père Barassin, Graphica, Saint-André, 1989. 3. Benoist, Jean, Religion hindoue et dynamique de la société réunionnaise, annuaire des pays de l’océan Indien, vol. VI, Presses universitaires d’Aix-Marseille,1979. 4. “La patrie créole”, in Prosper Eve, Île à peur. La peur redoutée ou récupérée à La Réunion des origines à nos jours, Océan Editions, Saint-André, 1992, p. 394. 5. Voir, pour plus de détails sur le texte, le site de l’université de Laval : http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/afrique/indigenat_code.htm. 6. Wong Hee Kam, Edith, L’Engagisme chinois : révoltes contre un nouvel esclavagisme, Océan éd., Conseil général de La Réunion, Saint-Denis, Saint-André, 1999 ; Mall, Zakaria, “Capacité d’adaptation des pionniers de l’immigration libre et volontaire dans la société réunionnaise de la fin du XIXe siècle : Chinois et Indo-musulmans à travers les minutes notariales : 1870-1905”, maîtrise d’histoire, université de La Réunion, 2006. 7. Nemo, Jacques, La Communauté gudjarati à La Réunion. Islam et poursuites commerciales, EHESS, Paris, 1980. 8. Palant, Jules, “Relevé démographique de l’île de La Réunion”, Bulletin de l’académie de l’île de La Réunion, vol. 1, Annexe n° 4, 1914, p. 111-127. 9. Cf. Le texte de Pierre-Yves Cusset, consultable en ligne sur le site http://www.strategie.gouv.fr/IMG/pdf/notecussetstatistiquesethniques.pdf, et celui de Rallu, Jean-Louis, “Les catégories statistiques utilisées dans les DOM-TOM depuis le début de la présence française”, in Population, n° 3, 1998. 10. Lanni, Dominique, “Des mots, des sauvages et des hommes : les Cafres, les Hottentots et les nations sauvages dans les dictionnaires de langue, les dictionnaires historiques et les encyclopédies au siècle des Lumières”, Africultures, http://www.africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=4033. 11. Poutignat, Philippe, Streiff-Fenart, Jocelyne, Théories de l’ethnicité, PUF, Paris, 1995. 231