Ethnicité et migration une histoire grecque
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Ethnicité et migration une histoire grecque
Ethnicité et migration une histoire grecque Numéro coordonné par Martin Baldwin-Edwards codirecteur de l’Observatoire méditerranéen des migrations, Athènes, Grèce Traduit de l’anglais par Christiane Dausse, Eve Dayre et Schéhérazade Matallah MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE SOMMAIRE Préface Ethnicité et migration : une histoire grecque Martin Baldwin-Edwards et Katerina Apostolatou 5 La diaspora des travailleurs migrants grecs en Europe Son intégration dans les sociétés d’accueil, notamment en Allemagne, et ses rapports avec le pays d’origine 18 Hans Vermeulen Masquer la diversité religieuse Essai sur les mariages entre Grecques et réfugiés politiques turcs Marina Petronoti La vie des demandeurs d’asile en Grèce Comparaison entre migrants privilégiés et migrants défavorisés Eftihia Voutira et Elisavet Kokozila 37 Migrance 34, rue de Citeaux 75012 Paris Téléphone : 01 49 28 57 75 Télécopie : 01 49 28 09 30 Courrier électronique : [email protected] www.generiques.org Les sommaires des numéros de Migrance sont en ligne sur le site de Génériques www.generiques.org/ migrance.html. Commande en ligne des numéros de Migrance sur le site de l’Association des revues plurielles www.revues-plurielles.org/ Directeur de la publication : Saïd Bouziri 49 Comité de rédaction : Mustapha Belbah, Marc Bernardot, Hassan Bousetta, André Costes (†), Yvan Gastaut, Alec Hargreaves, Smaïn Laacher, Anne Morelli, Nouria Ouali, Djamal Oubechou Benjamin Stora, Driss El Yazami, Jalila Sbaï, Patrick Veglia Coordination éditoriale : Driss El Yazami Secrétariat de rédaction : Sophie Chyrek Coordination du numéro : Martin Baldwin-Edwards 3 SOMMAIRE La présence à Thessalonique de migrants omogeneis venus de l’ex-Union soviétique et la transformation des quartiers ouest de la ville Garyfallia Katsavounidou et Paraskevi Kourti 61 Migration d’Ukraine en Grèce depuis la perestroïka : les Ukrainiens et les personnes d’origine grecque Réflexions sur le processus migratoire et les identités collectives 71 Kira Kaurinkoski Défis posés par l’insertion sociale des populations immigrées en Grèce Ilia Roubanis Ont participé à ce numéro : Martin Baldwin-Edwards Katerina Apostolatou Garyfallia Katsavounidou Kira Kaurinkoski Elisavet Kokozila Paraskevi Kourti Marina Petronoti Ilia Roubanis Hans Vermeulen Eftihia Voutira Conception graphique : Antonio Bellavita (†) Maquette : Jean-Luc Hinsinger / Cicero Crédits photos : Magnum photos, Kira Kaurinkoski, Coll. privée 87 Couverture : Photographie (détail) Jim Goldberg © Jim Goldberg / Magnum Photos. Imprimerie : Delta papiers Migrance est publié avec le concours de l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSÉ). MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 ISSN 1168-0814 4 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Préface Ethnicité et migration: une histoire grecque vernement grec en matière de migration – tout comme l’opinion populaire – est résolument tournée vers le passé. La période de formation déterminante de l’État-nation grec semble être l’aune à laquelle s’évaluent les migrations et les migrants, et l’ethnicité ou la « race » – telle qu’on l’entendait il y a un siècle – demeure le critère prépondérant. epuis quelque temps, lorsque l’on parle de l’immigration en Grèce, il est d’usage de souligner que « la Grèce, autrefois pays d’émigration, est devenue pays d’immigration ». Derrière ce constat apparemment anodin, nous sommes censés comprendre qu’il s’agit là d’un nouveau problème face auquel on ne saurait attendre de bonnes politiques gouvernementales, ni une réaction positive de l’opinion publique. En réalité, depuis 1913, la Grèce a connu des mouvements massifs d’immigration, d’émigration et d’échange de populations – peut-être plus qu’aucun autre pays européen au XXe siècle. Plus remarquable encore, ces mouvements de population étaient explicitement liés à l’ethnicité et à la religion. C’est sur cet aspect négligé des migrations et de la Grèce que portent ces articles. Nous affirmons, et chacun à sa manière tous les articles de ce numéro étayent cette conclusion, que la politique du gou- D Une histoire de diversité ethnique L’État grec moderne est né de la rébellion contre les Ottomans – une rébellion fondée sur l’appartenance religieuse, même si bon nombre de ses partisans ne parlaient pas grec mais étaient romanophones, slavophones et albanophones.1 Ainsi, le premier recensement de 1828 ne s’intéressait qu’à la foi professée par les habitants, et dénombra 741 950 chrétiens et 11 450 musulmans. 5 MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 en Thrace occidentale et dans les îles grecques nouvellement annexées. Troisièmement, les Grecs ne constituaient que 30 % de la population de la prospère Thessalonique – juifs, musulmans et Arméniens composant les principaux groupes ethniques de la ville. Trois options s’ouvraient à la Grèce pour affronter ces problèmes : renoncer à la fiction nationaliste d’une pureté raciale remontant aux Grecs anciens ; assimiler (par la contrainte, si nécessaire) les populations « aberrantes » en une identité nationale grecque commune ; ou les expulser par la force du territoire grec. Il apparut rapidement qu’un panachage des deux dernières options serait la solution retenue. Finalement, une quatrième option, consistant à réinstaller les « Grecs » d’Asie Mineure dans le nord du pays, s’avéra le facteur décisif pour la construction d’une identité nationale grecque. Les Juifs, estimés à 5 000 à la veille de la révolution, furent pour la plupart massacrés ou expulsés dans l’année qui suivit la création de l’État grec, puis essentiellement ignorés.2 En 1907, un autre recensement porta sur la religion et la langue, mais la question n’était pas « quelle langue parlez-vous ? » mais « quelle langue considérez-vous comme la vôtre ? », de sorte que les personnes dont le grec était la deuxième langue le citaient comme leur langue. Les résultats firent apparaître 97 % de locuteurs helléniques et 98,7 % d’orthodoxes ; les Arvanites (qui parlaient albanais) représentaient 1,9 % de la population, les Valaques (romanophones) 0,4 %, suivis par des locuteurs de diverses langues européennes. Notons que plus de 75 % de ceux qui ne parlaient pas grec étaient étiquetés comme « analphabètes ». La relative homogénéité de la Grèce (peuplée principalement d’orthodoxes de langue grecque) fut complètement bouleversée par le quasi doublement de son territoire et de sa population à la fin des guerres balkaniques (1912-1913) : le royaume hellénique annexa l’Épire, les îles orientales de la mer Egée, la Crète et la moitié sud de la Macédoine ottomane. L’armée, les autorités civiles et la police entreprirent de dénombrer la nouvelle population – mais les données ne furent pas divulguées, hormis pour quelques informations démographiques générales. À la fin de la Première Guerre mondiale, la Grèce annexa la Thrace occidentale. Un recensement fut organisé en 1920, et les résultats « sensibles » portant sur les « nouveaux territoires » restèrent tout aussi confidentiels, car ainsi qu’en atteste la correspondance officielle, les autorités « n’osaient pas reconnaître ni révéler publiquement l’existence d’une majorité non grecque en Macédoine ».3 En fait, la Grèce avait hérité de trois problèmes majeurs avec la mise en œuvre de sa « Grande Idée » [Megali Idea] nationaliste d’expansion territoriale. D’abord les Macédoniens slavophones et orthodoxes ne se distinguaient pas des Grecs sur le plan religieux, mais n’étaient pas Grecs, à l’évidence ; deuxièmement, il existait d’importantes populations musulmanes en Épire, Premières tentatives de nettoyage ethnique dans les Balkans Le rapport de 1914 de la commission internationale d’enquête sur les causes et la conduite des guerres balkaniques, qui fait autorité, détaille les atrocités mutuelles et les politiques de génocide menées par les forces grecques, turques, bulgares et serbes, et même par les populations civiles, au cours des deux guerres des Balkans.4 La politique de l’armée grecque, qui tuait tous les civils sur son passage, à l’exception des enfants et des vieillards, était bien connue des musulmans qui, terrorisés, s’enfuyaient vers la Turquie : durant la première guerre, quelque 135 000 musulmans de Macédoine étaient passés par Salonique en route vers la Turquie au moment de la visite de la commission.5 En Bulgarie, la commission a trouvé 50 000 réfugiés qui avaient fui la Macédoine et 30 000 venus de Thrace. En Grèce, 80 000 Slaves demandaient leur réinstallation en Bulgarie, tandis que 100 000 Grecs fuyaient la Bulgarie.6 Ces chiffres épars montrent que le 6 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE L’étape suivante de ce processus découla de la guerre menée par la Grèce contre la Turquie moderne, vestige de l’Empire ottoman : très satisfaite des succès militaires remportés dans le nord de son territoire, la Grèce crut avoir le soutien des grandes puissances pour s’étendre en Asie Mineure et au-delà. Vers la fin de la désastreuse campagne de trois ans lancée par l’armée grecque en Asie Mineure, les populations chrétiennes de la région, terrifiées, trouvèrent refuge dans différents ports voisins de la ville de Smyrne. Les Turcs entrèrent à Smyrne en septembre 1922, et les récits des témoins attestent de la violence et des horreurs qui s’ensuivirent – et pas seulement du côté turc. Des centaines de milliers de réfugiés affluèrent dans les ports grecs, affamés, sans le sou, en quête d’assistance. Étant donné que le conflit avait indirectement impliqué les grandes puissances, un armistice fut rapidement signé par les Britanniques (évitant ainsi une guerre angloturque), et une conférence de paix fut organisée à Lausanne. Telle fut la toile de fond de la conférence de Lausanne et des conventions de 1923 relatives aux échanges de population. Mustafa Kemal, chef du nouvel État-nation turc, estimait que les minorités chrétiennes 7 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE « nettoyage ethnique », que ce soit par le génocide ou par l’exode des réfugiés, constituait l’une des composantes majeures des deux guerres balkaniques. Un protocole au traité mettant fin à la seconde guerre balkanique entre la Bulgarie et la Turquie prévoyait un échange volontaire des populations frontalières ; ce projet fut interrompu par le début de la Première Guerre mondiale et ne fut jamais appliqué. Un accord signé en 1914 entre la Grèce et la Turquie allait beaucoup plus loin, et couvrait de grandes régions dont la population n’avait pas été affectée par la guerre. Les échanges volontaires ainsi proposés concernaient la Macédoine et l’Épire (en Grèce), ainsi que la Thrace et l’Anatolie occidentale (en Turquie), soit potentiellement plus d’un million de personnes. Bien que cet échange ait lui aussi été interrompu par le conflit mondial, les Turcs expulsèrent près d’un demi-million de Grecs de l’intérieur pendant la grande guerre, avant de chasser les Grecs du littoral de la mer Noire (1919-1920).7 La première étape concrète vers un échange de populations fut le Pacte de Neuilly de 1919, pour un échange « volontaire » réciproque avec la Bulgarie. Environ 39 000 locuteurs slaves avaient déjà quitté la Grèce pendant la Première Guerre mondiale, et 53 000 autres allaient partir dans le cadre de l’accord, tandis que 46 000 Grecs arrivaient de Bulgarie.8 Malgré ces mouvements, en 1920, 20 % au moins de la population de Grèce était considérée comme non grecque, puisque la plupart des Slaves macédoniens n’étaient pas partis et que les musulmans étaient majoritaires en Épire et en Thrace occidentale, sans compter les musulmans hellénophones vivant dans les îles. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Les conséquences de l’afflux de réfugiés en Grèce n’avaient pas leur place dans la jeune république – ce qui augurait un sérieux problème pour la Grèce. Déjà très affaiblie par les guerres, elle risquait de s’écrouler sous le fardeau de plus d’un million de réfugiés venant s’ajouter à une population de 4,5 millions d’habitants.9 Mais son homologue Venizelos était tout aussi nationaliste et désireux de débarrasser la Grèce de son hétérogénéité ethnique. À l’issue de difficiles et dramatiques négociations, un accord de paix définitif fut conclu avec la Turquie le 24 juillet 1923. Une partie du traité avait déjà été ratifiée en janvier, il s’agissait d’un document portant sur l’échange de populations grecques et turques, qui, pour la première fois dans l’histoire adoptait officiellement le transfert obligatoire et massif de populations en vue de résoudre un problème de minorités. En vertu de ce traité, tous les ressortissants turcs de religion grecque orthodoxe établis en territoire turc (à l’exception de Constantinople), et tous les ressortissants grecs de religion musulmane établis en territoire grec (à l’exception de la Thrace occidentale récemment annexée) devaient être échangés sans leur consentement. Le critère discriminant choisi pour la réinstallation obligatoire était donc exclusivement celui de la religion. Il en résulta qu’au moins 1,3 million de Grecs orthodoxes furent expulsés de Turquie et qu’environ 500 000 musulmans furent envoyés en Turquie. Tous furent dépossédés de leurs biens – bon nombre de réfugiés grecs avaient été des bourgeois fortunés –, la perte de leurs droits de propriété devant être confirmée en 1930 par le traité d’Ankara. Les pourparlers de Lausanne laissaient entre 150 000 et 200 000 « Grecs » à Constantinople et un nombre équivalent de musulmans en Thrace occidentale ; le traité stipule les obligations légales et autres dispositions imposées au pays d’accueil de chaque minorité. Ces dispositions restent en vigueur aujourd’hui. Les réfugiés qui affluèrent en Grèce après la catastrophe de l’Asie Mineure étaient pour la plupart indigents, d’origines sociales diverses et très disparates dans leurs caractéristiques. Beaucoup parlaient le turc ou le grec pontique (deux langues également incompréhensibles pour la population locale)10 et furent choqués de se retrouver en butte aux préjugés, à l’exclusion et aux sobriquets injurieux [on les traitait de toukosporoi (graines turques) ; yiaourtovaptismenoi (baptisés dans le yaourt)].11 Les réfugiés étaient logés par l’État grec, et n’étaient pas libres de choisir leur lieu d’installation. Environ 90 % d’entre eux furent installés dans le nord du pays – essentiellement en Macédoine et en Thrace ; il s’agissait d’une politique de colonisation délibérée, sans fondement économique ou autre, uniquement justifiée au nom de la « sécurité nationale ».12 Elle eut pour effet de créer des majorités grecques dans des zones jadis occupées par une minorité grecque orthodoxe – notamment en Thrace et en Macédoine. Elle eut également de lourdes conséquences pour les Juifs de Thessalonique, qui avaient formé le groupe dominant entre 1900-1923. Ils commencèrent à rencontrer des difficultés et à essuyer des manifestations d’hostilité de la part des réfugiés grecs orthodoxes13, tout en subissant des pressions pour helléniser leurs écoles et céder leurs terres à l’État grec.14 D’une manière générale, on ne saurait exagérer l’impact des réfugiés d’Asie Mineure sur la Grèce. L’effort national massif requis pour gérer leur arrivée et leur subsistance, le nouvel équilibre « ethnique » qu’instaurait leur présence dans le nord du pays, et à plus long terme les répercussions bénéfiques qu’ils eurent sur l’économie : tous ces facteurs se sont combinés pour marquer clairement un tournant dans le développement de l’Étatnation grec. De plus, le statut de seconde classe des réfugiés – y compris ceux qui avaient été des marchands prospères et bourgeois en Anatolie – 8 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Minorités ethniques et migration Pour l’essentiel, les autorités grecques choisirent d’expulser les musulmans plutôt que d’envisager leur conversion à l’orthodoxie et leur assimilation en tant que citoyens grecs – à l’exception notable, bien sûr, de la minorité musulmane de Thrace qui (à l’instar des chrétiens orthodoxes d’Istanbul) conserve la « mauvaise » religion tout en gardant la citoyenneté nominale du pays hôte. La religion s’était par ailleurs imposée comme le seul marqueur d’ethnicité disponible, dans la tradition du système ottoman du millet, puisque la langue était un critère trop inclusif (la plupart des Ottomans cultivés parlaient grec) tout en excluant les patriotes grecs qui parlaient l’arvanitika, le turc, ou les dialectes valaques (romans) et slaves. Les Slavomacédoniens du nord de la Grèce Contrairement aux musulmans, beaucoup de locuteurs slaves restèrent dans le nord de la Grèce en dépit des mesures prises à leur encontre par l’État grec. En 1923, environ 5 000 furent chassés de Macédoine orientale et de Thrace occidentale et exilés en Thessalie et en Crète, leurs biens étant confisqués et donnés à des réfugiés arrivant d’Asie Mineure ; le Pacte de Neuilly fut élargi afin de couvrir la Thrace occidentale et d’accélérer la mise en application des échanges de population avec la Bulgarie ; et de nombreuses directives ministérielles furent émises, exhortant au « travail qualifié et spécialisé » pour contraindre les slavophones à partir s’installer en Bulgarie16 (référence au traitement préférentiel accordé aux réfugiés grecs qui se voyaient allouer des terres et des maisons au détriment des résidents autochtones de langue slave). Officiellement estimé à 80 000 en 1928, le nombre réel de natifs parlant le dialecte makedonoslaviki (illettrés pour la plupart) Autres groupes minoritaires Parmi les autres minorités qui vivaient dans la région depuis la période ottomane, différents groupes semblent avoir suivi diverses trajectoires d’incorporation dans la société grecque, comme indiqué ci-après. 9 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE approchait plutôt les 160 000, selon certains responsables.17 D’autres sources indiquent le chiffre de 250 000.18 Dans un premier temps, l’État grec se contenta de changer les noms de lieux en hellénisant les toponymes slaves, d’ouvrir des cours du soir pour enseigner le grec aux adultes et de rendre obligatoire l’éducation primaire en langue grecque. Il recourut aussi aux services secrets pour surveiller les universitaires slavophiles, en exilèrent temporairement quelques-uns et en expulsèrent même certains en Bulgarie sur les ordres des comités d’ordre public (ces derniers avaient été créés en 1924 pour réprimer le banditisme ; en 1926, le dictateur Pangalos étendit leur compétence à tous les aspects relevant de l’ordre public ou de la « sûreté nationale »19). Ouvertement nationaliste, la dictature de Metaxas (1936-41) proscrit tout bonnement l’usage des langues slaves en Grèce, expulsa et exila massivement les slavophones en invoquant leur « dangerosité », et interdit l’installation d’étrangers [allodapoi] et de ressortissants non grecs [Ellines tin ethnikotita] dans les régions frontalières.20 Ces attaques implacables contre les locuteurs slaves cessèrent avec l’occupation de la Grèce par les forces de l’Axe, mais eurent de lourdes conséquences sur les Juifs de Thessalonique et d’autres villes grecques. Avec obstination, la Grèce a poursuivi une politique d’assimilation agressive à l’égard des slavophones des régions septentrionales, à travers notamment la falsification des statistiques dans le recueil des données linguistiques, le déni des droits fonciers aux citoyens « pro-slaves » sous le régime de Metaxas (1936-1941) et, depuis 1951, le refus d’inclure dans les recensements nationaux des questions relatives à la langue natale parlée, à la religion, ou à l’ethnicité auto-déclarée.21 faisait d’eux une main-d’œuvre désespérée et facilement exploitable, ce dont profita largement la population autochtone.15 au millet de l’orthodoxie et en second lieu à une corporation. Au début du XIXe siècle, malgré l’émergence d’un mouvement aroumain, de nombreux Aroumains avaient déjà rejoint divers mouvements nationaux. En Grèce, les artisans romanophones étaient apparemment intégrés à la culture urbaine grecque, tandis que les Aroumains des professions pastorales tendaient à conserver leur identité linguistique et culturelle, sans pour autant s’identifier à une autre nation que la Grèce. Comme avec les Arvanites, l’État grec manipula les résultats des recensements pour cacher l’existence de locuteurs romans sur son sol ; un éminent homme politique valaque, ministre des Affaires étrangères – Evangelos Averof – avait personnellement vécu le recensement de 1940 et estimait à 150-200 000 le nombre de locuteurs romans.27 Ce même chiffre fut cité à la Convention de Lausanne en 1923.28 Une scission apparut dans la population aroumaine, entre la grande majorité s’identifiant à l’hellénisme, et un petit nombre de « pro-Roumains » (selon des sources grecques). La période de l’entre-deuxguerres vit quelques mouvements de migration limités de Valaques vers la Roumanie, mais l’on ne dispose d’aucunes données, même brutes, sur ce phénomène.29 Si des Arméniens, commerçants et artisans, avaient toujours vécu dans la région sous l’Empire ottoman, ce ne fut qu’à la fin du XIXe siècle que commença l’immigration arménienne en Grèce. De petits groupes s’installèrent à Thessalonique, en tant que membres de l’administration ottomane, et des travailleurs saisonniers employés à la construction du chemin de fer furent hébergés à Alexandroupolis et Loutraki. Dans les années 1890, des réfugiés arméniens affluèrent dans les îles orientales de la mer Egée, surtout après les massacres de 1894-1896. Lorsque l’armée grecque occupa Thessalonique en 1912, prisonniers et déserteurs des forces ennemies y trouvèrent refuge, comme ce fut le cas après la révolution russe de 1917. L’arrivée en Grèce d’environ 80 000 réfugiés arméniens se produisit suite aux massacres de 1915 et durant les aventures militaires grecques en Asie Mineure, en MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Les Arvanites sont les vestiges historiques des migrations massives de réfugiés albanais orthodoxes vers la Grèce et l’Italie (1468-1506). Ces bergers, paysans et marins albanophones (estimés à environ 400 000 dans les années 1930) habitaient originellement en Étolie, en Attique et en Morée, même s’il y eut au XXe siècle des mouvements vers les îles voisines d’Eubée, Andros, Hydra et Spetses.22 Les chrétiens albanophones sont complètement absents du recensement de 1928, ce qu’un commentateur attribue à une « falsification grossière des données », et toute preuve de leur existence a depuis été supprimée.23 Bien qu’ils aient parlé leur dialecte albanais tout au long de la période ottomane, aujourd’hui les Arvanites se considèrent Grecs à part entière et renient en majorité leur langue et leurs origines ethniques. Ils ont donc été presque totalement assimilés dans l’identité grecque contemporaine.24 Les Aroumains (Valaques) sont un peuple latin semi-nomade qui a occupé la région des Balkans depuis l’aube de la chrétienté ;25 à partir du XIVe siècle, de nombreux Aroumains parlant le même idiome (Koutsovlachi) établirent des villages d’estive et se détournèrent quelque peu du pastoralisme et de l’élevage.26 À l’instar d’autres groupes minoritaires sous l’ère ottomane, ils ne s’identifient guère ou pas du tout aux autres peuples ou mouvements nationalistes, mais d’abord 10 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE rades émigrèrent, notamment en France, et ceux qui restèrent survécurent pendant des décennies grâce aux logements temporaires et subsides fournis par les Américains. Les autorités municipales confisquèrent les terrains brûlés requalifiés en « site archéologique » et préemptèrent le cimetière juif pour y bâtir l’université de Thessalonique. Le projet aboutit pendant la Deuxième Guerre mondiale, tandis que la population juive était décimée par les nazis.32 En 1943, les Bulgares (qui contrôlaient alors la Macédoine et la Thrace) déportèrent 12 000 Juifs en Allemagne, dans des prétendus camps de travail : tous furent assassinés à Treblinka. La même année, les lois de Nuremberg entrèrent en vigueur à Thessalonique et, en l’espace de trois mois, 48 000 Juifs de nationalité grecque furent déportés à Auschwitz. Au total, ils furent environ 60 000 victimes de la déportation et, à la fin de la guerre, 2 000 avaient survécu et étaient revenus. Entre 1945 et 1955, près de la moitié des quelque 10 000 Juifs de Grèce émigrèrent en Israël. Aujourd’hui, il reste à peine 5 500 Juifs en Grèce, principalement à Athènes.33 De tous les groupes « ethniques » présents en Grèce, et il en existe beaucoup d’autres que nous n’évoquerons pas ici (pour les mêmes raisons qui nous conduisent à de grandes simplifications dans nos descriptions), les Chams [Tsamides] demeurent les plus méconnus et mystérieux et sont même méprisés par la population grecque.34 Historiquement, les Chams sont l’une des nombreuses peuplades qui occupaient la région de la Chamérie, de l’ancien nom illyrien de la rivière Tsamis qui traversait le territoire de la tribu illyrienne des Thesprotes.35 Toute la région de l’Épire offre une mosaïque d’appartenances ethniques, linguistiques et religieuses aux frontières indistinctes – ce qui se traduisit par des revendications concurrentes (et très contentieuses) sur ces territoires et leurs populations de la part des États-nations émergents de Grèce et d’Albanie à la fin du XIXe siècle. En 1912, la conférence des Ambassadeurs à Londres attribua la Chamérie (rebaptisée 11 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 1920-1922.30 Bon nombre de ces réfugiés allaient presque aussitôt émigrer de nouveau vers d’autres pays, surtout après 1924 quand la Société des Nations s’engagea à les réinstaller dans la nouvelle république soviétique d’Arménie. Le plus important mouvement d’émigration (connu sous le nom de nerkaght) de la population arménienne de Grèce débuta avec la guerre civile grecque de 1946 par un retour vers l’Arménie. Deux-tiers de la communauté arménienne, environ 18 000 personnes, quittèrent la Grèce à cette époque. Les relations des Arméniens avec l’État grec sont assez particulières, et influencées par des facteurs politiques externes, comme leurs relations avec la Turquie et leur utilité comme alliés de la Grèce. La persécution de ce peuple attira la compassion des autorités grecques, au point que Venizelos offrit la citoyenneté grecque (offre qui fut déclinée) à tous les réfugiés arméniens. Toutefois en 1968, tous les réfugiés arméniens avaient été naturalisés. Les Arméniens sont aujourd’hui assimilés dans la société grecque, et les écoles arméniennes, autrefois clandestines, sont désormais « régularisées » et financées par le ministère grec de l’Éducation, qui paie les salaires des personnels.31 Remontant au VIe siècle avant notre ère, la présence des Juifs est attestée dans presque toutes les grandes villes qui composent aujourd’hui la Grèce moderne. Les Juifs du Sud, perçus comme alliés des Turcs, furent massacrés les premiers jours de la révolution grecque. Par la suite, les Juifs acquirent une réputation d’ardents partisans du nouveau Royaume grec, ce qui inspira en partie le nationalisme juif, et ils migrèrent vers la Grèce depuis les quatre coins de l’Empire ottoman. En 1889, le gouvernement grec reconnaissait officiellement la communauté juive. Malgré ses amitiés parmi la grande et influente communauté juive de Thessalonique, ce fut vers cette cité que Venizelos dirigea des flux massifs de réfugiés d’Asie Mineure. Les infrastructures de la ville résistèrent mal à cet afflux, surtout après le grand incendie de 1917 qui priva les commerçants juifs de leurs boutiques et de leurs maisons. De nombreux commerçants séfa- MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Allemands commencèrent à se retirer de Grèce en 1944, quelques centaines de Chams s’enfuirent avec eux en Albanie. Rapidement, les résistants grecs entreprirent de terroriser ceux restés dans le pays, et 35 000 environ se réfugièrent en Albanie et en Turquie. Plusieurs massacres de Chams furent perpétrés par les forces irrégulières de l’EDES (Ligue grecque nationale républicaine) sous la conduite du général Zervas ; ces faits sont étayés par de nombreux documents faisant état de violences, de tortures et de viols sur 2 771 civils albanais (hommes, femmes et enfants) sur la période 19441945.43 Ensuite, l’État grec confisqua tous les biens des Chams qui avaient fui le pays, invoquant leurs actes de collaboration pendant la guerre pour légitimer ces mesures. Le recensement de 1951 ne dénombra que 157 Chams44, et 14 000 Chams vivent maintenant du côté albanais de la frontière.45 Ils n’ont jamais pu obtenir de visas pour franchir la frontière et se recueillir sur les tombes de leur famille ou revoir leurs maisons confisquées ; ils réclament aujourd’hui des compensations pour ces spoliations. Thesprotie en 1936) à la Grèce, si bien que seuls sept villages chams se trouvent actuellement en Albanie.36 Les Chams sont albanophones, mais les Chams des montagnes pratiquent la religion orthodoxe alors que les Chams du littoral et des terres basses sont plutôt musulmans.37 On distingue trois vagues d’émigration au cours desquelles les Chams ont quitté le nord de la Grèce : pendant et après les guerres des Balkans (1912-14), au lendemain de la signature de la Convention de Lausanne (1923), et à la fin de la Seconde Guerre mondiale (juin 1944mars 1945).38 Les Chams des régions côtières, même s’ils parlaient albanais, étaient assimilés à des Turcs par les autorités et la population hellènes, alors que les Chams des hautes terres étaient vus comme de « bons chrétiens ».39 En 1913, des groupes terroristes grecs se mirent à massacrer les musulmans albanais et à piller leurs biens ; les hommes jeunes furent exilés dans les îles égéennes ; les terres et les récoltes furent confisquées, forçant la population à partir. Avec la signature de la Convention de Lausanne, la Grèce entreprit, malgré les réticences initiales de la Turquie, d’expulser les musulmans albanais vers la Turquie : ils furent environ 5 000 à être déportés avant que l’Albanie ne protestât auprès de la Société des Nations.40 En 1924, une commission mixte décréta que les musulmans albanais étaient exclus des dispositions du traité, les Grecs affirmant par la suite que les Chams étaient d’origine turque et non albanaise. En attendant, les autorités grecques saturèrent la Chamérie en y installant les réfugiés d’Asie Mineure afin de pousser les musulmans albanais à partir – avec succès, de sorte que des villages entiers se vidèrent de leurs habitants albanais.41 En 1926, le gouvernement grec déclara que les Chams ne seraient plus expulsés et jouiraient des mêmes droits que les Grecs. Cependant les écoles de langue albanaise ne furent pas autorisées, et l’on entendait rarement parler albanais en dehors des maisons privées.42 Après l’invasion de la Grèce par les forces italiennes en 1940, les Chams collaborèrent avec les Italiens contre les Grecs. Quand les Grecs, Grecs non grecs, non grecs Grecs et les autres De nos jours, la notion grecque de citoyenneté est presque exclusivement celle du jus sanguinis – c’està-dire la transmission de la nationalité par les liens du sang. Il s’agit là d’une conception assez courante, notamment pour les nations qui ont connu d’importants mouvements migratoires et l’existence d’une diaspora. Ce qu’il y a de plus problématique dans le cas de la Grèce, c’est que la notion aujourd’hui discréditée d’une « race » statique et immuable [phyli] remontant aux Grecs anciens sous-tend d’autres catégories de liens à la nation grecque. Des individus résidant en dehors de la Grèce mais qui n’ont pas acquis la citoyenneté grecque peuvent se revendiquer de ces liens (en grande partie imaginaires) avec la « race » pré-politique des Hellènes : ces « personnes d’origine grecque désignées » sont désignées par le terme générique d’omogenia [de même origine]. 46 12 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Les autres [allogeneis] Cette catégorie recouvre toutes les « races » autres que la « race » grecque. Les Grecs non grecs [Ellines allogeneis] Cette catégorie concerne les citoyens grecs qui ne sont pas d’origine grecque : les cas les plus fréquents sont ceux de la minorité musulmane en Thrace et des Grecs slaves en Macédoine et en Thrace. Elle englobe également les individus naturalisés qui appartiennent à une autre « race ». Les politiques du gouvernement grec fondées sur la notion de « race » Les Grecs non grecs Concernant les Grecs allogeneis, il existe « une longue tradition de… mesures législatives visant, en effet, à une épuration ethnique et idéologique ». Un décret présidentiel de 1927 stipule que « les ressortissants grecs d’origine non hellène qui quitteront le Les non Grecs grecs [Allodapoi omogeneis] Il s’agit d’individus d’origine grecque qui n’ont pas la nationalité grecque – les omogeneis résidant à l’étranger. Même s’ils adoptent la nationalité 13 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE grecque et vivent en Grèce, ils continuent d’être appelés omogeneis. Il existe plusieurs sous-catégories – lire ci-dessous. Les Grecs [Ellines] Les citoyens grecs sont supposés appartenir à la « race » grecque, ou du moins posséder une « conscience nationale grecque » s’ils comptent parmi le très petit nombre de Grecs naturalisés d’origine étrangère. D’une manière générale, les populations omogeneia vivant hors de Grèce ont numériquement fondu, soit par assimilation dans le pays d’accueil soit du fait de leur migration en Grèce. Dans ce deuxième cas, comme en atteste une décision ministérielle « hautement confidentielle » de 1976, l’État grec a dans l’ensemble refusé de les naturaliser tout en leur octroyant des passeports grecs. Ils ont ainsi constitué une nouvelle catégorie d’individus, inconnue du droit international, quelque part entre citoyen et étranger.52 Une conséquence notable découle de ce flou juridique : les enfants issus de ces parents, quoique nés en Grèce et revendiquant leur ethnicité grecque, conserveraient une nationalité étrangère. Cette mesure était motivée par la nécessité de garder un argument en réserve dans les négociations politiques avec les pays voisins (Turquie, Albanie, etc.) en faisant valoir une présence grecque sur les territoires en question. Cette politique perdura jusque dans les années 1990, lorsqu’il devint politiquement opportun d’accorder la citoyenneté aux omogeneis du PontEuxin. Les personnes d’origine grecque originaires du Pont-Euxin [catégorie (d) ci-dessus] avaient commencé à arriver en tant que réfugiés dans les années 1980 et, en 1993, la loi 2130/1993 leur accorda des visas spéciaux pour entrer en Grèce avec le statut de rapatriés [palinnostoundes], tandis qu’en Russie et ailleurs des campagnes de publicité exhortaient les Grecs à regagner la mère patrie. De manière informelle, dans les années 1990, les autorités locales grecques se mirent à accorder la citoyenneté et le droit de vote à cette catégorie précise d’omogeneis, en vue de les rallier au parti politique au pouvoir. À la fin des années 1990, il apparut que près de la moitié des Pontiques étaient entrés en Grèce avec des visas de touriste et se trouvaient donc être des immigrés clandestins : la loi 2790/2000 fut votée pour leur permettre d’obtenir la nationalité grecque quels que fussent les moyens utilisés pour entrer dans le pays. Plus de 150 000 personnes auraient ainsi été naturalisées, sans qu’il soit possible de l’affirmer puisque les MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 territoire sans intention de retour se verront déchoir de leur nationalité grecque. » 47 Cette disposition fut appliquée pendant deux décennies à l’encontre de milliers de Grecs qui migraient pour des raisons diverses, affectant en particulier les Valaques et les Slavomacédoniens du nord de la Grèce. Une autre mesure législative fut votée par le Parlement en 1947, pendant la guerre civile, visant cette fois les partisans communistes qui, à l’époque, fuyaient le pays. Enfin, en 1955, et jusqu’à son abrogation en 1998, l’article 19 du Code de la nationalité grecque prévoyait « la dénaturalisation des “citoyens d’origine différente ” [allogeneis] qui quittaient la Grèce “sans intention d’y revenir ” ». 48 Entre 1955 et 1998, environ 60 000 Grecs « d’origine différente » se sont vu retirer leur nationalité et beaucoup devinrent apatrides. 49 En 2004, six ans après la révocation sans rétroactivité de l’article infâmant, l’on comptait officiellement 350 résidents grecs essentiellement musulmans qui restaient apatrides parce que déchus de leur nationalité.50 Les omogeneis ou personnes d’origine grecque Il n’existe aucune politique cohérente concernant les omogeneis. Historiquement, la Grèce a utilisé ce statut pour justifier son irrédentisme ou ses pratiques discriminatoires dans les situations suivantes :51 a) Les communautés grecques établies dans les Balkans, les régions de la Méditerranée orientale et de la mer Noire. b) Les minorités grecques en Turquie, Albanie et, à une moindre échelle, en Bulgarie après les échanges de populations de 1923. Ce sont les Grecs « non libérés » des « mères patries perdues » qui se sont retrouvés hors de la Grèce. c) Les communautés d’immigrés grecs aux États-Unis, en Australie et en Allemagne, résultat des vagues d’émigration de la main-d’œuvre au XXe siècle. d) Les communautés grecques des anciennes républiques soviétiques, y compris les populations hellénophones et russophones de la mer Noire. e) Les réfugiés politiques partis en Europe orientale et centrale durant la guerre civile. 14 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Revivre le passé dans le présent Comme nous l’avons vu, pendant la majeure partie du XXe siècle, l’État et la société grecs se caractérisent par une politisation extrêmement marquée de l’ethnicité. Pourtant, en 1990, la société grecque avait largement intégré ses diverses composantes ethniques et avait construit une « communauté imaginée »53 autour d’une croyance partagée en son histoire et ses racines communes. À la grande exception de la communauté musulmane de Thrace occidentale, fortement marginalisée – Turcs, Pomaks et Tziganes. Pour la première fois de son histoire, la Grèce connaissait la stabilité, une prospérité modérée, et ne présentait pas de signes visibles de divisions ethniques. Les différentes traditions régionales – y compris celles des Chams si détestés – avaient été rassemblées sous l’ombrelle générique de l’hellénisme et inconsciemment adoptées dans tout le pays. Ce bref intermède de concorde ethnique connut une fin abrupte avec deux formes distinctes d’immi- 15 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE gration : depuis l’Est, dès la fin des années 1980, sont arrivées des personnes d’origine grecque, encouragées par l’État mais mal vues par la population. À partir de 1991, depuis l’Ouest, des Albanais commencèrent à passer illégalement la frontière montagneuse et très poreuse qui les séparait de la Grèce, après l’effondrement d’un des régimes politiques les plus répressifs et isolés de l’Europe communiste.54 L’immigration clandestine en provenance d’autres pays balkaniques voisins se développa alors rapidement, les migrants trouvant du travail dans les zones agricoles peu peuplées et plus tard dans le bâtiment, les petites entreprises familiales et les services domestiques.55 Ces deux formes de migration ont réveillé le sombre souvenir des terribles conflits ethniques du début du siècle, et l’on assista à une escalade de la xénophobie et de l’intolérance raciale dans la société grecque. Quand bien même les immigrés étaient essentiels à de larges pans de l’économie nationale56, la société grecque rejetait, voire redoutait, la présence de ces « anciennes » minorités ethniques qui affluaient massivement. Ces réactions étaient d’autant plus vives que la majorité des immigrés venaient, et viennent encore, des pays balkaniques voisins : 60 à 70 % sont Albanais, avec des non hellènes et des omogeneis ; les Géorgiens, principalement des omogeneis, composent le second groupe mais sont « invisibles » car ils ont rapidement obtenu la nationalité grecque ; les Bulgares et les Roumains constituent les troisième et quatrième groupes sur le plan numérique ; et récemment les Ukrainiens, tant non hellènes que omogeneis, sont devenus aussi nombreux que les Roumains. Actuellement les immigrés représentent environ 10 % de l’ensemble de la population, une proportion assez élevée, d’autant que la majorité des migrants est arrivée après 1991. Les articles réunis dans ce numéro traitent tous, quoique sous des angles très différents, du rôle de l’ethnicité dans les récentes expériences grecques en matière de migration. Hans Vermeulen, dans une importante étude sur la migration des Grecs vers les pays européens après la guerre, données relatives à l’octroi de la nationalité ne sont pas divulguées. Il apparaît que les ressortissants étrangers immigrés au cours des années 1990 provenaient essentiellement de Géorgie (81 000), du Kazakhstan (31 000) et de Russie (24 000). Les personnes d’origine grecque arrivant d’Albanie après 1991 [catégorie (b)] se virent refuser la nationalité grecque, supposément en raison d’un accord qui aurait été passé avec le gouvernement albanais (ce que dément l’Albanie) ; en 2001 on leur accorda une carte d’identité spéciale d’une validité de trois ans, en lieu et place de la citoyenneté. En 2006, cette mesure fut levée et elles peuvent désormais solliciter la nationalité grecque, même si très peu l’ont obtenue. Plus de 200 000 cartes spéciales ont été délivrées ; ce chiffre fut d’abord tenu secret, tant il excède largement le nombre de personnes d’origine grecque vivant dans le sud de l’Albanie. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 nalité – les Ukrainiens – d’origines différentes. Son article montre qu’après leur arrivée en Grèce leurs chemins ont rapidement divergé, les Ukrainiens d’origine grecque bénéficiant d’un traitement de faveur de la part de l’État. Le rôle de l’ethnicité grecque s’avère prépondérant dans le processus d’auto-identification et d’intégration dans la société grecque. Le dernier article, d’Ilias Roubanis, met également en lumière le poids de l’histoire dans l’orientation des réponses de la Grèce à l’immigration. L’auteur plaide vigoureusement pour une réinvention de l’hellénisme moderne, en rupture avec l’exclusion ethnonationaliste qui a caractérisé la fin du XIXe et le XXe siècles, et en faveur d’une vision moderne, inclusive et multiculturelle de la grécité. Cet appel à un aggiornamento, à libérer les Grecs des chaînes de l’histoire, évoque les figures archétypales du Grec ottoman cosmopolite opposé au paysan des Balkans : peut-être faut-il revisiter le passé pour trouver la voie de l’avenir ? compare les caractéristiques comportementales des migrants grecs avec celles d’autres communautés émigrées. Il conclut, entre autres, qu’il existe un schéma d’intégration grec particulier, caractérisé par un haut degré de cohésion sociale et une forte identité ethnonationale, associés au maintien de liens étroits avec le pays d’origine. L’étude passionnante de Marina Petronoti sur les mariages gréco-turcs explore également la manière dont les réfugiés turcs s’intègrent dans l’environnement d’un État chrétien orthodoxe. Les ambiguïtés, les contradictions, et le rôle des intérêts personnels ou familiaux apparaissent comme aussi importants que la religion, les identités ethniques et la mémoire collective. L’article d’Eftihia Voutira et Elisavet Kokozila met en regard la politique grecque actuelle envers les personnes d’origine grecque « rapatriées » et les mesures punitives et peu compatissantes de l’État à l’égard des demandeurs d’asile non grecs. Les auteurs démontrent le rôle crucial de l’histoire dans la formation des concepts culturels et politiques grecs. Leur recherche met également au jour la reproduction au XXIe siècle de la coupure qui s’est opérée à l’origine entre l’État et la société avec l’échange de populations de 1923. Les auteurs insistent en particulier sur le haut niveau de compassion sociale et l’accueil des enfants non grecs en quête d’asile, qui contrastent avec les pratiques bureaucratiques et les politiques d’exclusion de l’État. Pour un réexamen remarquable du phénomène des « réfugiés grecs » de 1923, l’on ne saurait trouver meilleure étude de cas que celle de Garyfallia Katsavounidi et Paraskevi Kourti. Ils analysent l’évolution de la communauté des Grecs soviétiques « rapatriés » dans la ville de Thessalonique, à travers leur position sociale, spatiale et architecturale dans la société grecque. L’exclusion sociale que subissent actuellement les nouvelles communautés grecques (des ghettos), ainsi que d’autres schémas comportementaux, semblent reproduire presque à l’identique l’accueil réservé aux réfugiés de 1923. Kira Kaurinkoski nous offre une analyse détaillée d’un groupe de migrants de même natio- Martin Baldwin-Edwards et Katerina Apostolatou Notes 1- Veremis Thanos, « 1922 : Political Continuation and Realignments », in Hirschon Renée (dir.), Crossing the Aegean, Oxford, Berghahn Books, 2003, p. 55. 2- Kostopoulos Tasos, « Counting the “Other” : Official Census and Classified Statistics in Greece (1830-2001) », Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, 2003, p. 57. 3- Ibid., p. 59. 4- Report of the International Commission to Inquire into the Causes and Conduct of the Balkan Wars, Washington DC : Carnegie Endowment for International Peace, 1914. 5- Ibid., p. 152. 6- Ibid., p. 155. 7- Pentzopoulos Dimitri, The Balkan Exchange of Minorities and its Impact on Greece, Londres, Hurst & Co., 1962 ; 2002, p. 57. 8- Ibid., pp. 60-61. 9- Clark Bruce, Twice a Stranger, Londres, Granta, 2006, p. 46. 16 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 17 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Conflict Studies Research Centre, Defence Academy of the UK. Paper 07/01, janvier 2007. 38- Vickers, op. cit., 2002, p. 2. 39- Vickers, op. cit., 2007, p. 2. 40- Vickers, op. cit., 2002, p. 4. 41- Vickers, op. cit., 2002, p. 5. 42- Kretsi Georgia, « The “Secret” Past of the Greek-Albanian Borderlands. Cham Muslim Albanians », Ethnologia Balkanica, vol. 6, 2002, p. 174. 43- Vickers, op. cit., p. 6 ; Kretsi op. cit., 2002, pp. 182-183. 44- Kretsi, op. cit., p. 186. 45- Vickers, op. cit., 2007, p. 2. 46- Christopoulos Dimitris, Tsitselikis Konstantinos, « Impasses in the Treatment of Minorities and omogeneis in Greece », Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, 2003, p. 87. 47- Sitaropoulos Nicholas, « Freedom of Movement and the Right to a Nationality v. Ethnic Minorities », European Journal of Migration and Law, 6, 2004, p. 211. 48- Sitaropoulos, op. cit., p. 205. 49- Pour des études de cas instructives sur quelques victimes de cette politique, lire Cem fientürk, Legalized Racism : Expatriation Applications on the bases of 19th Article of the Greek Citizenship Law and Problems of Victims, Federation of Western Thrace Turks in Europe, Report n°2, 2006, http://www.abttf.org 50- Council of Europe, ECRI Roundtable, Athènes, 18 novembre 2004. Des preuves individuelles ont été apportées à la réunion par certaines des parties concernées : la réponse du ministère de l’Intérieur fut qu’ils devaient demander la naturalisation par la voie normale – c’est-à-dire comme s’ils n’avaient jamais eu la citoyenneté grecque. 51- Christopoulos et Tsitselikis, op. cit., p. 88. 52- Ibid., p. 89. 53- Kitromilides Paschalis, « “Imagined Communities” and the Origins of the National Question in the Balkans », in Martin Blinkhorn and Thanos Veremis (dir.), Modern Greece : Nationalism and Nationality, Athènes, ELIAMEP, 1990. 54- Cf. Baldwin-Edwards Martin et Apostolatou Katerina, op. cit., pour un compte-rendu détaillé des statistiques migratoires et des schémas d’immigration en Grèce depuis 1945. 55- Baldwin-Edwards Martin et Arango Joaquin (dir.), Immigrants and the Informal Economy in Southern Europe, Londres, Routledge, 1999. 56- Baldwin-Edwards Martin, « Southern European Labour Markets and Immigration : a Structural and Functional Analysis », in Employment 2002, Panteion University Press, 2001 (en grec). Également disponible en anglais sous le titre Mediterranean Migration Observatory Working Paper 5, sur le site http://www.mmo.gr 10- Veremis, op. cit., p. 61. 11- Hirschon Renée, « The Consequences of the Lausanne Convention », in Hirschon, op. cit., 2003, p. 19. 12- Pentzopoulos, op. cit., p. 136. 13- Hirschon, op. cit., p. 19. 14- Bowman Steven, « Jews », in Clogg Richard (dir.), Minorities in Greece, Londres, Hurst Co., 2002, p. 71. 15- Lawrence Christopher, « Re-Bordering the Nation : Neoliberalism and Racism in Rural Greece », Dialectical Anthropology, vol. 29, 2005, p. 321. 16- Carabott Philip, « The Greek State and its Slav-Speaking Citizens », Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, 2003, p. 149. 17- Carabott Philip, op. cit., pp. 142-143. 18- Kostopoulos Tasos, op. cit., p. 66. 19- Carabott Philip, op. cit., pp. 151-153. 20- Carabott Philip, op. cit., p 155. 21- Kostopoulos Tasos, op. cit. ; Baldwin-Edwards Martin et Apostolatou Katerina : « Statistics and Reality : Greece », in Fassmann H., Reeger U., Sievers W. (dir.), Statistics and Reality : Concepts and Measurements of Migration in Europe, Amsterdam, Amsterdam UP, 2008. 22- Vullnetari Julie, Albanian Migration and Development, Amsterdam, IMISCOE Working Paper n° 18, 2007, pp. 9-14. 23- Kostopoulos Tasos, op. cit., p. 65. 24- Osservatorio Balcani Guide per Area Balcani : Albanesi in Grecia : immigrati e comunitá autoctone, 2002, http://www.osservatoriobalcani.org/article/articleview/1430/1/66/ 25- Winnifrith T. J., Vlachs, in Richard Clogg (dir.), Minorities in Greece. Aspects of a Plural Society, 2002, p. 115. 26- Kahl Thede, « The ethnicity of Aromanians after 1990 », Ethnologia Balkanica, vol. 6, 2002, p. 145. 27- Kostopoulos Tasos, op. cit., p. 64. 28- Kahl Thede, op. cit., p. 153. 29- Winnifrith, op. cit., p. 118. 30- Hassiotis I., « Armenians », in Clogg, op. cit., 2002, pp. 95-97. 31- Hassiotis, op. cit., p. 107. 32- Bowman, op. cit., pp. 71-72. 33- Bowman, op. cit., pp. 77-78. 34- Green Sarah F., Notes From the Balkans : Locating Marginality and Ambiguity on the Greek-Albanian border, Princeton NJ : Princeton UP, 2005, pp. 74-5. 35- Vickers Miranda, The Cham Issue : Albanian National and Property Claims in Greece, Conflict Studies Research Centre, Defence Academy of the UK. Paper G109, avril 2002. 36- Ibid., p. 2. 37- Vickers Miranda, The Cham Issue : Where to Now ? La diaspora des travailleurs migrants grecs en Europe Son intégration dans les sociétés d’accueil, notamment en Allemagne, et ses rapports avec le pays d’origine augmenta encore, mais celle-ci ne rentre pas dans le cadre du présent article qui porte sur la migration des travailleurs immigrés. Entre 1955 et 1977, quelque 760 000 Grecs ont quitté leur pays pour s’installer en Europe. C’est, de loin, l’Allemagne qui a attiré la plus grande partie de ces travailleurs grecs, plus de quatre cinquièmes du total. Les autres principaux pays de destination étaient la Belgique, la Suisse, la Suède et les PaysBas. Le tableau 1 montre le nombre de ressortissants grecs dans ces pays entre 1980 et 2000. L’on trouve également des communautés grecques dans d’autres pays européens, comme l’Autriche, la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Ces destinations n’ont cependant pas réellement attiré des travailleurs, mais plutôt des étudiants, des artistes, des intellectuels, des réfugiés politiques et des hommes d’affaires. La plupart de ces pays comptaient déjà de petites communautés grecques avant la Deuxième Guerre mondiale. La France est le seul a migration massive des Grecs vers l’« Europe » – comme ont tendance à dire les Grecs – débuta quelques années après la fin de la guerre civile (1949). Au début, elle se maintint à un niveau faible, comparé à la migration transatlantique, plus importante. Cette situation changea soudainement en 1960, lorsque 57 % des émigrés grecs quittèrent la Grèce pour s’installer dans d’autres pays d’Europe, soit deux fois plus que l’année précédente. L’exode massif vers l’« Europe » eut principalement lieu de 1960 à 1965 et de 1969 à 1970 (Emke-Poulopoulou, 1986 ; Katseli et Glytsos, 1989). Le volume global de l’émigration, par rapport à la taille de la population, était plus important que dans le cas de l’Espagne ou de l’Italie. Entre 1945 et 1974, un Grec sur six environ a quitté la Grèce (Fakiolas et King, 1996, p. 172). Après 1988, lorsque les Grecs eurent la possibilité de circuler librement dans l’Union européenne, la migration vers l’Europe MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 L 18 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Année 1980 1985 1990 1995 2000 – 19,3 20,9 19,9 19,2 297,5 280,6 320,2 359,5 363,2 4,1 3,8 4,9 – 5,3 Suède 15,3 9,4 6,5 4,6 4,4 Suisse 8,8 8,7 8,3 7,1 7,2 Belgique Allemagne Pays-Bas Sources : OCDE, Statistiques de la migration internationale (1980-1995), Statistiques sociales européennes, Eurostat 2000 (Belgique-Suède 2000), Mahnig et Wimmer n.d. (Suisse 2000). émigrer collectivement (1989, p. 23 ; Kolodny, 1982). En 1966, l’émigration de travailleurs grecs a chuté à un niveau très faible, en raison de la crise économique qui sévissait cette année-là. Elle a repris à partir de 1968 et les années suivantes (cf. figure 1 page 20). Le niveau de rémunération beaucoup plus élevé en Allemagne, la répression politique sous le régime des colonels (1967-1974), le sous-emploi permanent dans les campagnes et les liens familiaux et amicaux à l’étranger, sont autant de facteurs qui ont contribué à ce phénomène. Un tiers des migrants qui s’étaient installés en Allemagne au cours de la deuxième période d’immigration, de 1968 à 1973, y avait déjà séjourné auparavant (Hopf, 1987, p. 26). La majorité des migrants qui ont quitté la Grèce pour l’Europe était originaire de régions du nord de la Grèce (Épire, Macédoine, Thrace), lesquelles avaient beaucoup souffert d’une décennie de guerre civile, puis de la répression politique. Même si la migration était principalement d’ordre économique, le climat politique lourd a contribué de manière significative à la situation (Vermeulen, 1976, 1979). À l’origine, la plupart des émigrés étaient des ouvriers ; après 1964, cependant, la majorité d’entre eux était composée de paysans. 9 % seulement des immigrés grecs sont arrivés en Allemagne en tant qu’ouvriers qualifiés, contre respectivement 8 %, 23 % et 29 % des immigrés espagnols, italiens et yougoslaves (Thränhardt, 2000, p. 28). Le niveau d’instruction était bas et l’analphabétisme n’était pas rare : même au début des années 1980, 6 % des migrants de sexe masculin et 21 % des migrants de sexe féminin en Allemagne étaient illettrés. D’aucuns soutiennent néanmoins que les d’entre eux à avoir enregistré une immigration de travailleurs grecs relativement importante entre 1916 et 1931 (Manitakis, 2000). La plupart des travailleurs qui ont émigré après 1950 vers l’Europe sont rentrés en Grèce après quelques années, même si un million de Grecs continuaient de vivre dans les autres pays européens en 2000. Les migrants grecs ont commencé par travailler dans les mines de charbon belges en 1953. En 1957, après la diminution du flux de travailleurs italiens liée aux graves accidents survenus dans les mines de charbon belges, le gouvernement belge a signé un accord de recrutement de main-d’œuvre avec la Grèce (Alexiou, 1993 ; Ventura, 1999). Les conditions de travail sont cependant restées extrêmement mauvaises et certains travailleurs grecs ont quitté le pays à la recherche de travail en Allemagne ou aux Pays-Bas. Lorsqu’ils en trouvaient, ils rompaient leur contrat de travail avec le gouvernement belge, lequel prévoyait qu’ils devaient travailler dans les mines de charbon pendant douze mois (Vermeulen et al., 1985, pp. 42-45). En 1960, la Grèce a également signé un accord de recrutement de main-d’œuvre avec l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suède. Certains travailleurs grecs n’étaient pas recrutés mais sont partis de leur propre initiative ou étaient « invités » (Panayotidis, 2001, pp. 114-116 ; Vermeulen et al., 1985, p. 45) 1. Les réseaux ont joué un rôle important dans le processus migratoire (Ventura, 2000). La communauté grecque d’une ville allemande donnée provient souvent d’un nombre réduit de villes ou villages grecs. Comme le souligne Thränhardt, plus que les autres migrants méditerranéens, les Grecs semblent 19 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE Tableau 1 : Présence des Grecs dans cinq pays européens, 1980-2000 (en milliers) Les pays d’immigration ont presque totalement perdu l’intérêt limité qu’ils portaient aux communautés d’immigrés grecs souvent petites au cours des années 1980, d’autant plus qu’elles ne posaient pas de problèmes majeurs. Côté grec, l’intérêt était fort et durable. Alors que les travaux des chercheurs des sociétés d’accueil étaient exclusivement axés sur l’intégration, les chercheurs grecs de ces pays ou en Grèce s’intéressaient à l’éducation, notamment à l’enseignement de la langue grecque et au bilinguisme, au retour des émigrés et aux transferts de fonds qu’ils effectuaient (pour l’Allemagne, cf. Papakyriakou et Leist, 2001). En raison de l’absence d’études, notamment dans des pays autres que l’Allemagne, il est impossible de procéder à une comparaison systématique de l’intégration des travailleurs immigrés grecs et de leurs descendants dans les différents pays d’immigration. émigrés représentaient une population dont le niveau d’éducation et de compétences était supérieur à la moyenne de la population des régions d’origine (notamment Hopf, 1987). À ses débuts, la migration de travailleurs grecs était un phénomène masculin et ressemblait, à cet égard, à la migration d’après-guerre de travailleurs d’autres pays. Mais contrairement à la migration turque ou marocaine, le regroupement familial des Grecs a débuté quelques années après leur arrivée. Aux PaysBas, par exemple, les femmes ont commencé à rejoindre leur conjoint dès 1965 et la plus forte vague de regroupement familial s’est étalée entre 1968 et 1972. Les enfants restaient souvent en Grèce, chez leurs grands-parents, pour que les épouses puissent partir travailler. Les conjoints pouvaient ainsi gagner davantage d’argent et rentrer plus vite au pays. (Vermeulen et al., 1985, p. 50 ; pour l’Allemagne, cf. Gallo et al., 2002 et Panayotidis, 2001, p. 124). MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Figure 1 : La migration grecque vers l’Allemagne et la migration de retour Source : Glytsos et Katseli (2000). Ce graphique est principalement basé sur les informations fournies par l’Office fédéral des statistiques et le Service statistique national en Grèce. 20 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE mandes, le mal du pays ainsi que les problèmes de santé étaient des raisons plus importantes (Fakiolas et King, 1996, p. 175). Le flux de la migration de retour à grande échelle réduisit la communauté grecque d’Allemagne, qui était de l’ordre de 400 000 en 1973 à environ 300 000 en 1978. Au milieu des années 1980, un Grec sur dix vivant en Grèce avait passé une partie de sa vie en Allemagne ; dans le nord de la Grèce, ce chiffre était de un sur six (Hopf, 1987). Au fil des années, les Grecs vivant en Allemagne manifestèrent une plus forte propension à rentrer dans leur pays que d’autres groupes d’immigrés (Brecht in Paraschou, 2001, p. 99 ; cf. Skarpelis-Sperk, 2000). Cela semble s’appliquer également à la deuxième génération (Schultze, 1992, p. 264). Les Grecs font largement usage des possibilités de libre circulation découlant de l’adhésion de leur pays à la Communauté européenne en 1988 et les allers-retours entre la Grèce et l’Allemagne sont très fréquents. Les pénuries de main-d’œuvre sur le marché de l’emploi grec et la crise démographique s’étaient manifestées de façon accrue durant la dictature militaire (1967-1974). Une série de mesures prises par ce gouvernement pour freiner l’émigration et encourager la migration de retour n’ont obtenu que peu de succès. À partir de 1974, les gouvernements démocratiques se sont efforcés d’encourager la migration de retour ainsi que la réintégration des anciens émigrés et de leurs enfants, surtout à compter de 1980. Le gouvernement a pris des mesures destinées à intégrer les enfants des rapatriés dans le système scolaire classique. Plusieurs modèles ont été mis en œuvre (par exemple des classes spéciales de réintégration ou de remise à niveau). À la même époque pratiquement, l’Office de l’emploi (OAED) ouvrait de nouvelles filiales à Athènes et à Thessalonique pour aider les anciens émigrés à trouver du travail. Deux ans auparavant déjà, l’Église orthodoxe grecque, en coopération avec l’Evangelische Kirche allemande (Église protestante allemande), avait ouvert un centre de réintégration pour les émigrés de retour à Athènes et un deuxième à Thessalonique en 1980 (Vermeulen et al., 1985, pp. 133-135). Les politiques d’aide au retour n’étaient pas très efficaces : la majo- Vers le milieu des années 1960, la Grèce se préoccupait déjà des conséquences d’une émigration à grande échelle. Les employeurs se plaignaient du manque de main-d’œuvre qualifiée et Zolotas, gouverneur de la Banque de Grèce, en appelait au gouvernement pour encourager la migration de retour (Zolotas, 1966, pp. 59-60). Les employeurs essayèrent de convaincre les travailleurs grecs en Allemagne de rentrer en Grèce, en vain. Les moins motivés pour rentrer dans leur pays étaient les travailleurs qualifiés (Kayser, 1967). La migration de retour était également considérée comme un moyen de lutter contre la « crise démographique », la croissance démographique étant minime en raison d’un faible taux de fécondité et de l’émigration. La survie de la nation sera alors considérée en péril, au regard de la croissance démographique rapide en Turquie et du dépeuplement des régions frontalières (Vermeulen et al., 1985, p. 133). La pénurie de main-d’œuvre devint rapidement plus manifeste et contribua à l’émergence d’un phénomène nouveau : l’immigration. Selon un auteur, il y avait déjà, en 1972, entre 15 000 et 20 000 travailleurs étrangers en Grèce (Nikolinakos, 1973 b, p. 6 ; cf. également 1973 a, pp. 147-150). Cependant, la première grande vague de retours de 1966-1967 n’a pas été provoquée par une pénurie de main-d’œuvre en Grèce, mais plutôt par la crise économique et la pression exercée par le gouvernement allemand sur les immigrés au chômage pour qu’ils rentrent dans leurs pays. Après la crise, l’émigration reprit de nouveau. La deuxième vague de retours était, elle aussi, due à une crise économique, celle provoquée par le choc pétrolier de 1973, mais cette fois, des facteurs d’attirance jouèrent également un certain rôle. L’amélioration de la situation économique de la Grèce vers la fin du régime des colonels (1974) a certes joué un rôle, mais la migration de retour sera moins liée à des motivations économiques que la migration initiale. Le désir de scolariser ses enfants dans des écoles grecques plutôt qu’alle- 21 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE La migration de retour et l’intégration des migrants MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 nales » en Allemagne, ces enfants avaient des difficultés en grec, notamment à l’écrit. Les parents avaient tendance à sous-estimer les problèmes scolaires de leurs enfants (Kollarou et Moussourou, 1981, p. 54). Les études menées par Hopf (1991, p. 25) ont montré que les enfants de rapatriés avaient des notes inférieures à leurs camarades non issus de l’émigration, surtout lorsqu’ils étaient déjà un peu plus âgés à leur arrivée en Grèce. Côté positif, Hopf note qu’il existe peu de différences sociales entre ces deux catégories d’enfants. rité des émigrés grecs avaient déjà quitté l’Europe de l’Ouest bien avant que les mesures d’encouragement au retour ne soient prises au début des années 1980 (Glytsos, 1995, p. 159). La politique d’intégration dans le système éducatif ne s’avéra pas non plus efficace. Les principaux problèmes étaient la dispersion de cette population sur le territoire et le besoin de traitement spécifique de ces enfants d’anciens émigrés après le traumatisme induit par la séparation d’avec leurs camarades de classe. La majorité des migrants rentrés au pays s’installa dans des centres urbains, même si elle vivait dans des villages avant d’émigrer, renforçant ainsi le processus d’urbanisation. Ceux qui retournaient à la campagne avaient, en moyenne, économisé moins d’argent que ceux qui s’installaient en ville. Un pourcentage élevé d’anciens émigrés – un peu plus du tiers selon une étude (Unger, 1983, p. 226) – ouvrit finalement de petits commerces, en partie parce qu’il lui était difficile de trouver un travail correspondant à ses nouveaux critères de rémunération et de conditions de travail. Nombre de ces personnes appréciaient d’être à nouveau dans leur pays, au sein de leurs familles, et de vivre à nouveau selon le mode de vie grec. Mais elles étaient plus critiques à l’égard de la Grèce que ceux qui ne l’avaient jamais quittée – surtout à propos des rapports professionnels, des services sociaux, de la bureaucratie et de la corruption (Bernard et Comitas, 1978). Les femmes étaient encore plus négatives que les hommes, car elles se rendaient compte qu’elles perdaient certaines des libertés acquises en Allemagne. Cela dit, les points de vue et les usages sur le rôle des sexes et les relations entre individus ne différaient pas tellement entre les rapatriés et les non migrants (Vermeulen et al., 1985, p. 143). Beaucoup de rapatriés regrettèrent leur retour – 53 % au début des années 1980 selon une source (Unger, 1983, p. 254) – et un nombre non négligeable d’entre eux émigrèrent à nouveau, souvent après avoir dépensé leurs économies. Les enfants, qui durent interrompre leur scolarisation en Allemagne pour rentrer avec leurs parents en Grèce, eurent beaucoup de difficultés à s’adapter au système scolaire grec. Malgré l’existence d’« écoles natio- L’intégration Les données sur l’intégration des travailleurs immigrés grecs et de leurs enfants dans les pays européens examinées dans le présent article sont fragmentaires et très peu d’informations sont disponibles sur la période récente (1985-2005). L’Allemagne est une exception, mais en partie seulement. En effet, les recherches relatives à ce pays sont loin d’être idéales : il n’y a, par exemple, pas de distinction systématique entre la première et la deuxième génération (c’est-à-dire les enfants nés dans le pays d’immigration). Après une présentation sommaire de la première phase d’intégration (jusqu’en 1980-1985), je me concentrerai sur l’Allemagne en accordant une attention particulière aux caractéristiques qui distinguent le processus d’intégration des immigrés grecs de celui des autres groupes immigrés en Allemagne. Par conséquent, l’accent sera mis sur une recherche comparative et quantitative. Première phase Dans les années 1960 et au début des années 1970, la majorité des Grecs, hommes et femmes confondus, travaille dans l’industrie. Les hommes sont employés dans l’industrie lourde (métallurgique et automobile) tandis que les femmes occupent généralement des secteurs comme l’assemblage de matériel électrique. Elles travaillent aussi plus souvent dans le secteur tertiaire. La plupart des femmes ont un emploi à l’extérieur. En Allemagne, les Grecques sont 22 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Le cas allemand Depuis le milieu des années 1970, l’une des caractéristiques les plus importantes du modèle d’intégration des personnes d’origine grecque est le très fort taux d’activités non-salariées (Panayotidis, 2001, p. 284). Être à son compte est idéal pour nombre de Grecs, autant en Grèce qu’au sein de la diaspora. Il ne s’agit pas seulement d’un idéal. De nombreux Grecs possèdent en effet leur propre affaire en Grèce.2 En Allemagne, la montée des activités non-salariées parmi les Grecs a été stimulée d’une part, par l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne en 1981, qui a facilité la création d’entreprises et, d’autre part, par le développement du tourisme vers la Grèce, qui a généré un marché pour les restaurants grecs (Panayotidis, 2001, pp. 290-292). Le nombre croissant d’entreprises grecques reflétait et contribuait à la fois à une attitude plus positive des Allemands envers la communauté grecque immigrée. Très vite, les Grecs ont eu le pourcentage le plus élevé d’activité non-salariée. Tableau 2 : Travailleurs indépendants parmi les personnes d’origine immigrée en Allemagne Caractéristiques des travailleurs indépendants Origine Grecs Italiens Total de travailleurs indépendants de nationalité étrangère Turcs Nationalité étrangère 26 000 46 000 43 000 Nationalité allemande 1 500 3 500 17 500 27 500 49 500 60 500 Total Pourcentage de femmes 24,0 19,6 18,6 Pourcentage de travailleurs indépendants de nationalité non allemande 9,1 16,1 15 Pourcentage de travailleurs indépendants dans les groupes ethniques 15,5 13,1 5,8 286 000 26,2 100 9,6 Source : Leicht et al., 2005, p. 5. Les données proviennent du mini-recensement de 2004. 23 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE pourcentage très élevé, comparé aux autres groupes (Vermeulen et al., 1985, pp. 110-130). En Allemagne, la proportion de travailleurs indépendants est passée de 3 % en 1976 à 10 % en 1982 (Hopf, 1987, p. 67). plus représentées sur le marché de l’emploi que les Italiennes (Gallo et al., 2002, p. 776). Aux Pays-Bas, au début des années 1980, 55 % des Grecques travaillent à l’extérieur, 21 % sont sans emploi, 6 % sont handicapées et seules 18 % d’entre elles n’ont jamais eu d’activité rémunérée (Vermeulen et al., 1985, pp. 59-62). Le choc pétrolier de 1973 conduit à des taux de chômage élevés et à une restructuration de l’économie. En Allemagne, en particulier, le gouvernement encourage la migration de retour. En raison d’une politique moins rigide aux Pays-Bas, moins de Grecs rentrent dans leur pays, mais ils sont plus nombreux à se retrouver dans les catégories « sans emploi » ou « handicapé ». Autre conséquence de la restructuration économique : femmes et hommes quittent l’industrie pour le tertiaire. Travailler dans une entreprise de nettoyage devient alors assez courant, surtout parmi les Grecs de Suède. Dans les années 1970, en partie à cause de la crise pétrolière, un nombre croissant de Grecs ouvre de petits commerces. Il s’agit très souvent de restaurants, parfois d’épiceries, d’entreprises du bâtiment, d’agences de voyages et de tourisme ou encore de magasins de fourrure. Aux Pays-Bas, ce changement s’est amorcé vers 1975. Au début des années 1980, 10 à 15 % des Grecs avaient leur propre entreprise – un Tableau 3 : Profession selon la nationalité et le sexe en 1999 (en pourcentages) Hommes Pays d’origine Allemagne Femmes Ouvriers non-qualifiés/ semi-qualifiés Ouvriers qualifiés Employés Ouvrières non-qualifiées/ semi-qualifiées Ouvrières qualifiées Employées 25 31 44 20 4 76 Turquie 71 23 6 70 5 25 Ex-Yougoslavie 57 35 8 64 6 31 Italie 63 27 11 61 6 32 Grèce 70 19 11 72 5 24 Espagne 49 30 21 46 5 49 Portugal 67 26 7 70 6 24 MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Source : Seifert, 2001, p. 18. parmi les immigrés grecs, la majorité d’entre eux sont salariés. En 1999, 70 % des hommes travaillent comme ouvriers non-qualifiés ou semi-qualifiés, 19 % comme ouvriers qualifiés et 11 % comme employés (cf. tableau 3). Le pourcentage d’ouvriers qualifiés est alors plus faible que celui de tous les autres groupes originaires de pays méditerranéens, y compris les Turcs ; le pourcentage d’ouvriers nonqualifiés ou semi-qualifiés était plus élevé, sauf parmi les Turcs. La situation est similaire chez les femmes, la différence majeure étant que parmi tous les groupes d’origine méditerranéenne, y compris les Grecs, le pourcentage d’ouvrières qualifiées est inférieur, et que celui des employées est supérieur à celui des hommes. La transition générale vers le secteur tertiaire, amorcée au début des années 1970, a fortement transformé la situation des Grecs et des autres immigrés. Vers 1999, le pourcentage d’ouvriers du secteur secondaire avait chuté à 50 % pour les hommes et à 36 % pour les femmes. En 1980, ce pourcentage était encore respectivement de 77 % et 75 %. Le pourcentage de Grecs travaillant dans le bâtiment était, et reste encore, très faible (5-6 %), comparé à celui des Portugais (20 %) ou des Italiens (14 %). Les Grecs enregistrent un pourcentage relativement élevé dans les échanges et le commerce (hommes 16 %, femmes 20 %) et les services domestiques (18 % et 25 %, respectivement)3. Selon le mini-recensement de 2004, la population de nationalité grecque comptait 15,5 % de créateurs d’entreprise à cette date (cf. tableau 2) ; en 1995, ce chiffre était de 12,7 % (Seifert, 2001, p. 25). Ces deux années-là, il était plus élevé que chez les autres groupes ethniques inclus dans cette étude. Avec 13,1 % en 2004, les Italiens talonnaient les Grecs, les Turcs étant loin derrière avec un pourcentage de 5,8 (les Allemands représentaient 10 %). Plus de la moitié des Grecs à leur compte travaillaient dans l’hôtellerie et la restauration. Les femmes créatrices d’entreprise constituaient 24 % du total contre 29 % pour les Allemandes et 20 % et 19 % pour les Italiennes et les Turques (Leicht et al., 2005, p. 15). Parmi les Allemands, le pourcentage de non-salariés augmente en fonction du niveau d’éducation. Cela s’applique également plus ou moins aux Italiens, aux Turcs et aux « autres étrangers », mais les Grecs constituent une exception. En effet, le pourcentage de personnes à leur compte est également élevé parmi celles qui n’ont pas atteint un haut niveau d’études (Leicht et al., 2005). Le fait de créer une entreprise en Allemagne ne signifie pas que l’on ait choisi de s’y installer définitivement. À Brême, Panayotidis (2001, p. 305) n’a pu dégager de différence entre les Grecs non-salariés et les autres quant au désir de rentrer tôt ou tard en Grèce. Même si l’on compte beaucoup de non-salariés 24 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 25 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE moins une différence de taille : à partir de 1975, les parents espagnols ont opté pour l’intégration complète de leurs enfants dans le système scolaire allemand et abandonné les cours d’espagnol spéciaux, même lorsqu’ils étaient proposés et encouragés par les autorités éducatives allemandes (Thränhardt, 2005). De nombreux parents grecs ont, eux, opté pour les « écoles nationales ». La première école nationale avait été créée en 1966, à Nuremberg. Dès 1981, l’État grec a développé activement un réseau d’écoles grecques en Allemagne (Dietzel-Papakyriakou et Leist, 2001, p. 30). Il en existe aujourd’hui quarante. Même si un nombre croissant de parents préfèrent les écoles publiques allemandes, près de 20 % des élèves grecs fréquentent encore des écoles nationales. La notion d’« école nationale » varie d’un État (Land) à l’autre, en Allemagne, car les Länder ont une autonomie relative dans le domaine de l’éducation. Les écoles nationales existent aux niveaux primaire et secondaire. Le cycle secondaire consiste en trois ans de collège (gymnasio), suivis de trois ans de lycée (lykeio). Le système est identique en Grèce. Les écoles nationales appliquent les mêmes programmes qu’en Grèce et elles sont financées entièrement ou partiellement par le gouvernement grec, en fonction du Land. Dans le même ordre d’idées, selon le Land, les élèves peuvent fréquenter ces écoles nationales en complément des écoles allemandes normales ou à l’exclusion de celles-ci. Elles ont été au cœur d’un débat féroce, à la fois au sein de la communauté grecque et en dehors. Ce débat est lié à d’autres, notamment celui sur les avantages et les inconvénients de l’éducation bilingue (Dietzel-Papakyriakou et Leist, 2001, pp. 31-32). Les parents grecs envoient leurs enfants dans des écoles nationales notamment parce qu’ils préfèrent qu’ils poursuivent leurs études en Grèce. Les écoles nationales secondaires donnent accès indifféremment à l’enseignement supérieur en Grèce et en Allemagne, sous certaines réserves cependant (telle l’exigence d’une bonne maîtrise de la langue concernée). Ce qui pose problème, c’est le passage d’une école nationale aux centres de formation professionnelle et au marché du Les taux de chômage parmi les Grecs sont relativement élevés. Systématiquement, dès 1980, ils sont supérieurs à ceux des Portugais, des Espagnols et des (ex-)Yougoslaves. Ils se rapprochent de ceux des Italiens. De tous les groupes originaires de la Méditerranée, seuls les Turcs ont toujours connu un taux de chômage plus élevé. En 2000, le taux de chômage des Grecs a atteint 16 %, comparé à 15 % pour les Italiens, 12 % pour les Portugais et les Espagnols, 11 % pour les Yougoslaves et 21 % pour les Turcs (Seifert, 2001, p. 14). En théorie, plusieurs raisons peuvent justifier ce taux relativement élevé. Tout d’abord, la discrimination différentielle : les Grecs pourraient être davantage la cible de discriminations que les membres des trois autres groupes. Cela semble néanmoins plus qu’improbable. En 1982, Erwin Scheuch a défini l’attitude des Allemands envers les Grecs, les Espagnols et les Yougoslaves comme neutre, voire positive, par rapport à l’attitude neutre, voire négative vis-à-vis des Portugais et des Italiens (Thränhardt, 1989, pp. 13-14). Une autre étude le confirme : selon Marinescu et Kiefl (1987), les Grecs sont considérés comme des « étrangers discrets ». Une autre explication pourrait résider dans le niveau élevé de cohésion ethnique, que nous étudierons plus en détail ci-après. C’est peut-être ce qui a restreint leur accès au marché du travail allemand (Thränhardt, 2000, p. 36). On trouvera une troisième éventuelle explication dans l’esprit d’entreprise grec : il est très rentable de percevoir des allocations chômage et de travailler en parallèle ou d’aider un membre de la famille dans son entreprise, le fils, par exemple. L’éducation, elle aussi, offre d’autres perspectives intéressantes sur le « mode d’intégration grec ». Deux caractéristiques reviennent régulièrement dans la littérature : ce que l’on appelle les « écoles nationales » et la performance relativement bonne de l’enseignement. En Grèce tout comme dans la diaspora, l’éducation des enfants revêt une importance capitale pour les parents qui sont prêts à y investir une grande partie de leur temps, de leur énergie et de leur argent (cf. par ex. Hopf, 1987 ; Tsoukalas, 1976 ; Vermeulen et Venema, 2000). En ce sens, ils ressemblent aux immigrés espagnols. Il y a néan- Tableau 4 : Pourcentage des élèves dans l’enseignement spécialisé et les lycées (Weiterführende Schulen) pour quatre groupes originaires de pays méditerranéens Nationalité Nombre d’élèves dans le secondaire Pourcentage d’élèves fréquentant l’enseignement spécialisé Pourcentage d’élèves fréquentant l’enseignement général Espagnole 4 948 7,7 54,3 19 162 9,3 42,1 Portugaise 7 883 11,8 36,8 Italienne 41 191 14,3 30,7 Grecque Source : Thränhardt, 2005, p. 103. celui des Italiens, des Yougoslaves et des Turcs. Plusieurs auteurs (Seifert, 2001, p. 10) soulignent que l’existence des écoles nationales a fortement contribué à cet état de fait. Hopf est très optimiste quant à l’avenir. En 1987, il prévoyait que compte tenu de la tendance et du potentiel éducatif au sein de la population grecque, les enfants grecs réussiraient mieux que leurs camarades allemands dix à quinze ans plus tard (Hopf, 1987, p. 81). Les données fournies en 2002 par Thränhardt (2005, p. 103 ; cf. Seifert, 2001, pp. 8-12) montrent, toutefois, que ce n’est pas le cas. Comparé aux enfants espagnols, le pourcentage d’élèves grecs fréquentant les établissements d’enseignement spécialisé est supérieur et le pourcentage d’élèves fréquentant les écoles secondaires d’enseignement général est inférieur (cf. tableau 4) ; seuls les Espagnols se rapprochent de la moyenne allemande. Les données sur la fréquentation des universités travail. La conséquence est une sous-représentation des enfants grecs dans les centres de formation professionnelle ainsi qu’un taux de chômage élevé au sein de la population grecque. Il convient aussi de noter qu’en Grèce et en Allemagne, les parents préfèrent les études universitaires générales, de lettres et d’art, à la formation professionnelle qu’ils ont tendance à sous-estimer4. Les jeunes Grecs réussissent relativement bien dans le système éducatif allemand, malgré le faible niveau d’éducation de leurs parents. Hopf (1987, pp. 67-81) a montré que le nombre d’enfants grecs fréquentant les Realschule et Gymnasium (collèges et lycées donnant accès à l’enseignement supérieur) a augmenté remarquablement d’année en année et que les enfants d’origine grecque réussissaient mieux que les enfants d’origine italienne. D’après les études d’Alba et Müller (1994), entre autres, le nombre d’enfants grecs fréquentant les lycées est supérieur à MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Tableau 5 : Étudiants parmi les enfants d’immigrés nés en Allemagne et de nationalité étrangère Nationalité Enfants d’immigrés nés en Allemagne de nationalité étrangère (1) Étudiants (2) (2) en pourcentage de (1) Espagnole 29 951 1 594 5,32 Grecque 94 744 3 962 4,18 Turque 654 853 18 386 2,80 Italienne 173 184 3 287 1,87 Source : Thränhardt, 2005, p. 105. 26 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Quatre autres caractéristiques mettent en évidence cette cohésion ethnique. Les mariages entre immigrés grecs et Allemands ne sont pas très fréquents ; les immigrés comptent beaucoup de concitoyens dans leur cercle d’amis ; ils tendent à parler aussi longtemps que possible leur langue maternelle et ne sont pas très enclins à demander la nationalité allemande. Sur le premier point, Thränhardt (2000, p. 24) donne des informations comparatives indirectes : 23 % des enfants d’origine grecque sont nés de mariages mixtes contre 81 % des enfants d’origine espagnole, 42 % des enfants d’origine italienne, 24 % des enfants d’origine yougoslave et 14 % des enfants d’origine turque. L’analyse d’Alba (et al., 1994, p. 230) montre que les jeunes d’origine grecque ont plus d’amis de même origine que les jeunes d’origine italienne et ex-yougoslave. À cet égard, ils sont plus proches des Turcs. Pour ce qui est de la langue, je n’ai pas réussi à obtenir de données comparatives entre les Grecs et d’autres groupes d’origine méditerranéenne, mais il ne fait aucun doute que les Grecs conservent beaucoup plus longtemps leur langue maternelle que la plupart des autres groupes d’immigrés (Gotovos, 1997) 5. Ce fait est indubitablement lié à l’existence des écoles nationales grecques et à ce que Gotovos appelle la ségré- 27 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE suivent le même schéma. Comparés à d’autres groupes d’origine méditerranéenne, les enfants d’immigrés grecs, nés en Allemagne et de nationalité allemande, réussissent mieux que les immigrés d’origine turque et italienne, mais moins bien que les enfants d’immigrés d’origine espagnole (cf. tableau 5). Le taux élevé de migration de retour, l’importance accordée par les parents grecs à une éducation grecque et le fort niveau d’activité professionnelle indépendante, sont autant de facteurs qui indiquent un degré élevé de cohésion ethnique. Les recherches de Schultze (1992), qui a réalisé une étude sur 530 jeunes Grecs de 15 à 24 ans, dont plus des trois quarts sont nés en Allemagne, illustrent l’importance d’une éducation grecque. En effet, 81 % des élèves scolarisés dans des écoles grecques n’avaient que des amis grecs, alors que 85 % des élèves fréquentant des écoles allemandes avaient un cercle d’amis très cosmopolite, composé de Grecs, d’Allemands et d’immigrés ou enfants d’immigrés d’autres origines. Ceux qui fréquentaient des écoles grecques étaient également moins enclins à demander la nationalité allemande, exprimant une envie beaucoup plus forte de retourner en Grèce. Pour illustrer parfaitement la relation entre activité professionnelle indépendante ethnique et cohésion, il convient de citer un exemple. À Brême, la croissance de ce type d’activité (Panayotidis 2001) a commencé au milieu des années 1970. En 1996-1997, lorsque Panayotidis a fait ses recherches, 20 % des personnes interviewées étaient des travailleurs indépendants. Si nous nous penchons sur les enfants des personnes interviewées qui sont sur le marché du travail, nous constatons que 14 % d’entre eux travaillent dans l’entreprise parentale, 7 % dans l’entreprise d’amis ou de membres de leurs familles et 13 % sont des travailleurs indépendants. Ainsi, un total de 34 % travaillent dans des entreprises grecques. De plus, aux côtés de ces enfants, il y a aussi d’autres Grecs qui travaillent ou aident dans les restaurants ou autres entreprises grecques. Il est donc clair que beaucoup travaillent, d’une manière ou d’une autre, dans des entreprises grecques, renforçant ainsi la cohésion familiale et ethnique. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 grecque de la génération suivante. C’est ce qui a abouti à la création de ce que l’on appelle les écoles nationales. Une autre caractéristique de cette population immigrée est l’accent fort qu’elle met sur l’identité ethno-nationale et les rapports avec le pays d’origine, souvent plus particulièrement avec la région d’origine. Cela se traduit aussi par le taux de migration de retour élevé et le nombre des allers-retours entre la Grèce et l’Allemagne. Thränhardt et Hunger qualifient le schéma d’intégration grec de pluraliste et le schéma d’intégration espagnol d’assimilationniste (Hunger, 2004, p. 24 ; Thränhardt, 2000, pp. 33-36). Pour définir le cas grec, ils utilisent la locution « colonie d’immigrés » (Einwandererkolonie ; ex. Thrähnhardt, 2000, p. 36). Ils considèrent ces deux types d’immigration comme des exemples réussis d’« intégration interne » (Binnenintegration). Ce terme a joué un rôle central dans le débat entre Elwert (1982) et Esser (1986) sur le rôle des organisations ethniques dans le processus d’intégration. Elwert pense que celles-ci peuvent contribuer à l’intégration, alors que Esser met davantage l’accent sur les dangers plus négatifs et ségrégationnistes. Thränhardt (1989, p. 24) et Hunger (2004, p. 24), eux, ont soutenu à maintes reprises que les cas espagnol et grec étaient tous deux des exemples du rôle intégrateur potentiel de la Binnenintegration, même s’ils estiment que le cas espagnol est plus réussi que le cas grec. Selon eux, et la voie assimilationniste et la voie pluraliste peuvent mener à une intégration réussie. Bien que le terme « capital social » soit un explanans important dans leurs travaux, Thränhardt et Hunger se réfèrent aussi à l’histoire et la tradition grecques – de manière sommaire et quelque peu apodictique parfois – pour expliquer le mode d’intégration grec. Hunger (2004, p. 15) énonce, par exemple, que le cas grec est bien plus influencé par les « lignes historiques de tradition et les expériences nationales des migrants grecs à des époques antérieures », et poursuit : « dans toutes les émigrations grecques, la solidarité et la cohésion du groupe jouent un rôle essentiel dans la compréhension de soi et la réussite des Grecs vivant à l’étranger ». gation éducative. Il ressort des recherches menées par Schultze (1992, p. 264) sur des jeunes Grecs de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (mentionnées précédemment), qu’un peu plus de 50 % d’entre eux, de deuxième génération pour la plupart, rejetaient l’idée d’acquérir la nationalité allemande, même si cela n’impliquait pas la perte de la citoyenneté grecque. Sur le plan théorique, les recherches menées au cours des quinze dernières années par Thränhardt, Hunger et d’autres sur les associations bénévoles d’immigrés et sur l’intégration (Thränhardt, 1989, 2000, 2005 ; Thränhardt et Dieregsweiler, 1999 ; Hunger, 2004, 2005) sont encore plus intéressantes pour comprendre le processus d’intégration des immigrés grecs et de leurs enfants6. Les Grecs sont bien organisés et ont créé de nombreuses associations bénévoles. Celles-ci sont souvent axées sur les aspects éducatifs (grecs) et la culture grecque et nombre d’entre elles ont des liens solides avec le pays et les régions d’origine. Parmi ces associations, les koinotites (communautés grecques) sont particulièrement importantes. Dès le début des années 1960, les Grecs avaient déjà commencé à s’organiser dans le cadre de ces koinotites et fondèrent en 1965 une organisation nationale et fédérale (Verband der griechischen Gemeinden). Du point de vue de leur organisation et de l’importance des associations de parents, les Grecs ressemblent aux Espagnols. Leur différence réside dans le fait qu’ils se concentrent davantage sur leur pays d’origine et la préservation de leur identité nationale et culturelle, les associations espagnoles étant plus tournées vers la société allemande. Le schéma d’intégration de la population d’origine grecque dans la société allemande présente un certain nombre de caractéristiques qui la différencient de celui des autres groupes d’origine méditerranéenne. On observe tout d’abord un nombre important d’entreprises, lié à une forte cohésion sociale qui se manifeste aussi par un degré élevé de socialisation et de mariage au sein de la communauté. Les Grecs investissent également beaucoup dans l’éducation de leurs enfants et ce, avec succès. Très tôt, les Grecs se sont battus pour une éducation préservant l’identité 28 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE régions, notamment les structures familiales, les modes de transmission du patrimoine, le patronage, le rôle des parrains et les codes d’honneur et de honte, sont frappantes. Des similitudes importantes entre les immigrés italiens et grecs peuvent également être observées dans la manière dont ces deux communautés se sont implantées. À l’origine, elles ont tenu les mêmes types d’emplois, dans les mines ou la construction de chemins de fer. Elles se sont principalement installées dans les villes, souvent à New York ou Chicago. Dans l’ensemble, les conditions auxquelles les deux groupes devaient faire face – du point de vue des possibilités qui leur étaient offertes – étaient quasiment identiques. Malgré ces nombreuses similitudes entre immigrés grecs et italiens, il convient d’observer des différences notoires en termes de vitesse et de manières dont ces deux groupes ont réussi à élever leur statut dans la société américaine. Les contrastes sont apparents, à la fois dans l’éducation et sur le marché de l’emploi. Alors que la grande majorité des Italiens est longtemps restée dans la classe ouvrière, les Grecs grimpèrent vite l’échelle sociale, grâce à leur esprit d’entreprise et à leur système d’éducation. Je me dois d’indiquer que même si ces différences sont encore clairement identifiables de nos jours, elles ont fortement diminué. Je me concentrerai principalement sur la phase initiale du processus. Si nous nous penchons sur les origines de la grande majorité des deux groupes de migrants, la position de départ des Italiens du Sud semble, à première vue, plus favorable que celle des Grecs.8 Même si la majorité des Italiens du Sud et des Grecs était composée de simples paysans, le pourcentage de travailleurs italiens qualifiés était deux fois supérieur. Dans le sud de l’Italie, ces artisans qualifiés (artigiani) constituaient une classe plus ou moins distincte, avec un statut plus élevé. Dans ce domaine, cependant, la situation de départ des Grecs était meilleure. L’analphabétisme était deux fois plus élevé chez les Italiens du Sud (52 %) que chez les Grecs (25 %). Dans le Péloponnèse en particulier, d’où nombre d’immigrés grecs étaient originaires, le réseau d’établissements scolaires était étendu et la Même si les données dont nous disposons sur les Grecs en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède et en Suisse sont limitées et souvent dépassées, ce que nous savons suggère que le processus d’intégration des Grecs dans ces pays est similaire à celui qui s’est produit en Allemagne. Certaines de ces similitudes ont été notées dans cet article, mais une étude comparative plus systématique s’avère nécessaire pour analyser et expliquer les similitudes et les différences. Le processus d’intégration des Grecs en Allemagne présente aussi des similitudes avec celui des Grecs aux États-Unis. En présentant ce cas, je me placerai à nouveau dans une perspective comparative. Pour les États-Unis, il est plus intéressant de comparer le schéma d’intégration grecque à celui des Italiens. Grecs et Italiens aux États-Unis Entre 1880 et 1930, quelque 28 millions de personnes ont émigré vers les États-Unis. Près de la moitié d’entre elles étaient originaires d’Europe centrale, orientale et méridionale. Parmi ce flux d’immigrés se trouvaient des Italiens et des Grecs, principalement arrivés entre 1900 et 1920. Ces deux groupes de migrants présentaient de nombreuses similitudes. Par rapport au nombre d’habitants du pays d’origine, la taille de la communauté d’immigrés était approximativement la même, mais compte tenu du fait que la Grèce est nettement plus petite que l’Italie, le nombre d’immigrés grecs aux États-Unis ne représentait pas plus de 10 % du nombre total d’Italiens dans le pays. Le taux de migration de retour était élevé. Au cours des premières décennies d’immigration, près de la moitié des migrants de chaque communauté rentra au pays. Au début, les deux communautés étaient majoritairement composées d’hommes. La plupart des Italiens étaient originaires du sud de l’Italie ; les Grecs venaient principalement du Péloponnèse. De nombreuses similitudes entre ces deux 29 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE Le « mode d’intégration grec », perspective internationale7 MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Un ensemble complexe de facteurs interconnectés semble sous-tendre la réussite sociale différente de ces deux groupes. Sans ignorer l’importance de ces interconnexions, je ferai une distinction entre plusieurs de ces facteurs. Premièrement, la situation de départ des Grecs était meilleure à deux égards. En tant que groupe, ils avaient plus l’expérience du commerce, de l’esprit d’entreprise, de la migration à but commercial, même si la grande majorité des migrants grecs était composée de petits exploitants agricoles. Leur expérience du commerce les avait sensibilisés à des sujets comme la nécessité de relations trans-ethniques fonctionnelles, notamment avec des politiques et des juristes. Le taux d’analphabétisme relativement faible parmi les Grecs était un autre avantage. Les relations au sein même des communautés italienne et grecque ont, par leur nature opposée, eu un impact sur le caractère même de ces communautés, et constituent un facteur non moins important. Les communautés italiennes étaient fortement divisées. La division la plus marquée se situait entre Italiens du Nord et Italiens du Sud, ceux du Nord affichant un profond mépris qualité des écoles était élevée, pour l’époque, surtout si l’on tient compte des conditions qui prévalaient dans les zones rurales. Ces écoles étaient financées en grande partie, directement ou indirectement (par le biais de l’État), par les commerçants grecs de la diaspora, à nouveau prospère, notamment dans les régions de l’Empire ottoman. Aux États-Unis, un nombre relativement important d’immigrés grecs a vite réussi dans les affaires. Ils se sont également illustrés dans les études. Le modèle général de mobilité ascendante était caractérisé par une « première génération dans le commerce et une deuxième génération dans les professions libérales ». Les Italiens n’ont gravi que très lentement l’échelle sociale. Passant progressivement d’emplois non qualifiés à des emplois plus qualifiés, ils sont néanmoins restés longtemps dans la classe ouvrière. Il était beaucoup plus fréquent pour un enfant italien que pour un enfant grec d’être retiré de l’école pour travailler et augmenter les revenus de ses parents. Certains auteurs parlent même de culture anti-école chez les Italiens au cours des premières décennies. 30 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE La diaspora grecque et le rôle de l’État grec Pendant et après la crise chypriote de 1974, le lobby grec aux États-Unis fit comprendre au gouvernement que les Grecs résidant à l’étranger n’étaient pas seulement source de transferts de fonds, mais qu’ils pouvaient également servir leur patrie en tant que force politique et culturelle. Depuis, le gouvernement grec a promu plus activement la langue, la culture et les intérêts politiques grecs, en se servant de son importante diaspora – estimée à cinq millions de personnes, près de la moitié de la population de l’État grec. À cette fin, il nomma, en 1983, un ministre délégué aux Affaires des Grecs résidant à l’étranger, auprès du ministère des Affaires étrangères. L’État devint plus actif dans la création d’un réseau d’écoles grecques, en particulier en Allemagne. Environ une décennie plus tard, des instituts culturels grecs ouvrent à Londres, Berlin et dans d’autres villes, et depuis 1995, il existe un Conseil mondial des Grecs vivant à l’étranger. Certains intellectuels grecs ont affirmé que la culture grecque a toujours eu un « caractère œcuménique » et qu’elle ne s’est jamais limitée aux frontières de l’État national. D’aucuns soutiennent que l’État grec devrait promouvoir la culture œcuménique et ne pas se limiter aux intérêts réduits de la nation grecque (Moussourou, 1983) tandis que d’autres plaident pour des politiques de diaspora plus indépendantes des politiques de l’État (Prevelakis, n.d.). Les deux approches ont en commun de voir dans l’ère de la mondialisation une occasion de promouvoir les intérêts ethno-nationaux grecs. Leurs partisans cherchent à encourager la pérennité de la culture et de l’identité grecques au sein de la diaspora, renforçant ainsi le mode d’intégration pluraliste caractéristique des communautés immigrées grecques. 31 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE parfaitement à ce que la majorité des immigrés grecs avaient en tête et mena à la création d’écoles nationales et à une attitude plutôt centrée sur soi. L’État grec a également joué un rôle dans cette évolution. pour leurs cousins du Sud. Les deux groupes avaient des organisations liées à des villages ou des régions, mais les Grecs avaient nettement plus d’associations regroupant des personnes de régions et de classes sociales différentes. Ils pouvaient ainsi tirer davantage bénéfice des connaissances et de l’expertise de leur groupe ethnique. Les contrastes peuvent aussi être décrits en termes plus culturels. Les origines socioculturelles différentes des Grecs et des Italiens leur ont donné une vision différente du monde et des attitudes différentes à l’égard des autorités, de l’éducation, et de la coopération au-delà des liens familiaux et villageois. Des similitudes claires existent entre la migration grecque aux États-Unis au cours de cette période et la migration des travailleurs grecs invités en Allemagne près d’un demi-siècle plus tard. Nous n’en citerons que quelques-unes : la forte représentation à la tête d’entreprises familiales, surtout dans la restauration, le niveau élevé de cohésion et d’organisation ethniques, le faible pourcentage de travailleurs qualifiés à l’époque de l’immigration, l’accent mis sur l’éducation et la réussite scolaire, la préservation de la langue, le taux de migration de retour élevé et les liens durables avec le pays d’origine. Dans le cas des Italiens, il existe également des constantes : la plupart des immigrés italiens en Allemagne sont aussi originaires du sud de l’Italie, leur niveau d’organisation et leur efficacité à représenter les intérêts des immigrés sont relativement faibles, tout comme leur réussite scolaire. Des différences existent aussi, et elles sont intéressantes. Une différence de taille parmi les Grecs est que, même s’ils ont relativement bien réussi en Allemagne, leurs compatriotes émigrés aux États-Unis ont probablement mieux réussi. Deuxième différence : aux États-Unis, les communautés grecques et leurs organisations semblent s’être davantage concentrées sur le développement de relations avec le reste de la société et la population majoritaire du pays, et ce, avec plus de succès. En Allemagne, pendant longtemps, la politique gouvernementale visait à orienter les immigrés sur leurs pays d’origine plutôt que sur la société allemande. Cela convenait l’accent sur l’effet déterminant des institutions des sociétés d’accueil et de leurs politiques.9 Cela étant, ce sont les preuves empiriques et non pas les choix idéologiques qui devraient motiver le positionnement des uns et des autres dans ce débat. Même s’il est nécessaire de mener davantage de recherches sur la question, les informations dont nous disposons à ce jour suggèrent qu’au-delà des différences dans la manière dont les immigrés grecs s’intègrent dans les sociétés d’accueil, des similitudes qui justifient la notion d’un « mode d’intégration grec » existent aussi. Ce mode se caractérise par un degré élevé de cohésion sociale et une forte identité ethnonationale, des rapports étroits avec la mère patrie, un pourcentage élevé de créateurs et chefs d’entreprise dans la population active et la réussite scolaire. Dans le cas de l’Allemagne, le mode d’intégration pluraliste grec diffère du mode assimilationniste espagnol, tout comme du mode italien, culturellement et socialement assimilationniste également, mais moins réussi en matière d’intégration structurelle. Ce mode d’intégration pluraliste n’est pas uniquement grec. Il s’agit d’un mode d’intégration particulièrement, mais non exclusivement, caractéristique des groupes d’immigrés avec une histoire de diaspora commerçante, notamment les Juifs, les Arméniens, les Chinois et les Grecs. Ce qui a pendant longtemps fasciné les chercheurs dans ce mode d’intégration, c’est la préservation de liens ethno-nationaux solides sur de longues périodes, combinée à une intégration structurelle réussie – si ce n’est très réussie – dans les sociétés d’accueil (éducation et marché du travail), fait qui contredit la thèse classique de l’assimilation. Pour Thränhardt (2000, p. 45), le cas des Grecs d’Allemagne prouve qu’une intégration réussie est possible, pas uniquement « par le biais de la voie assimilationniste mais aussi par celui de la voie pluraliste ». Même s’ils utilisent des terminologies très différentes, Michael Hechter (1978) et Alejandro Portes et ses collaborateurs (Portes, 1995 ; Portes et Rumbaut, 2001) présentent ce mode d’intégration comme l’une des trois trajectoires possibles. Les deux autres sont l’assimilation (classique), où les individus agissent en tant que tels et trouvent leur place dans Dans son ouvrage sur « l’idéologie de l’émigration grecque », Helene Manos (2001) est très critique à l’égard du « caractère ethnocentrique » du mode de vie des Grecs d’Allemagne et du rôle joué par l’État grec dans sa promotion et l’exigence d’une loyauté inconditionnelle vis-à-vis de ses intérêts. À la fin de son livre, elle cite un appel officiel lancé par le gouvernement grec en 1992 à ses ressortissants en Allemagne pour défendre ce qui était considéré comme relevant de l’intérêt national grec dans la crise de la Macédoine. La Grèce y était présentée comme une nation homogène, caractérisée par une descendance uniforme, une langue et une religion communes. Dans cet appel, toujours, il était stipulé qu’un conglomérat d’individus d’origines et de religions différentes ne méritait pas d’être appelé « nation ». À juste titre, Helene Manos souligne que faire appel à ses ressortissants résidant à l’étranger pour défendre l’homogénéité nationale n’est pas ressenti comme un besoin par les pays qui sont le produit d’une diversité culturelle ou qui sont devenus culturellement divers en raison de l’immigration. On pourrait ajouter que la Grèce elle-même fait désormais partie de cette catégorie et que « l’idéologie de l’émigration » ne répond pas du tout à ses besoins en tant que pays d’immigration. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Conclusion Il ne fait aucun doute que la manière dont les immigrés et leurs enfants s’intègrent dans les sociétés dans lesquelles ils ont immigré est déterminée dans une large mesure par la nature de ces sociétés, par leurs institutions et leurs politiques. Cela n’exclut pas des similitudes dans la manière dont des immigrés originaires d’un même pays se fraient leur chemin dans les différents pays d’immigration. Malheureusement, cette question est occultée car elle divise les sociologues conservateurs, qui croient en l’impact décisif des cultures des immigrés (Sowell, 1996 ; Harrison et Huntington, 2000) et les spécialistes en sciences sociales progressistes représentant le courant dominant, lesquels mettent 32 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Hans Vermeulen 33 LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE et grec possèdent, à tout le moins, certaines caractéristiques de ces trois modes. Selon Portes et Rumbaut, la variante qu’ils définissent comme « mobilité ascendante avec préservation de l’identité culturelle » est préférable au modèle d’assimilation classique, dès lors qu’elle limite le conflit parents-enfants et favorise le bienêtre psychologique. C’est possible, mais notre analyse suggère que le mode d’intégration pluraliste peut, lui aussi, présenter un inconvénient : les liens ethniques solides qui peuvent promouvoir une attitude ethnocentrique. Mon analyse soulève un problème que je ne traiterai pas ici : jusqu’à quel point ces modes d’intégration sont-ils le produit des histoires prémigratoires et jusqu’à quel point peuvent-ils être influencés par les politiques ? la nouvelle société d’accueil en adoptant simultanément la culture de la majorité ; et la constitution d’une classe marginale, ou assimilation vers le bas, où les enfants d’immigrés sont emprisonnés dans des emplois subalternes ou marginaux et développent ainsi une ethnicité réactionnelle. Selon la terminologie employée par Hechter, le mode d’intégration caractéristique du cas grec est défini par une « ethnicité interactive », c’est-à-dire, une forte identité ethnique fondée sur l’interaction au sein du groupe. Portes parle d’« ethnicité linéaire » par laquelle il entend « un prolongement des pratiques culturelles acquises dans le pays d’origine » (Portes, 1995, p. 256). Dans la terminologie de Portes, les trois variantes ne sont pas des variantes d’intégration, mais plutôt d’assimilation segmentée. Chaque variante constitue l’assimilation dans un pan de la société : la majorité, la sous-classe ou la communauté ethnique. Même s’ils n’entrent peut-être pas parfaitement dans cette classification, les modèles d’intégration espagnol, italien Nord, économiquement plus avancées, la comparaison serait encore plus à l’avantage des Italiens. 9- Pour une étude plus détaillée de ce problème, cf. Vermeulen H., op. cit., 2001. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Notes 1- La direction a demandé à ses travailleurs immigrés qui travaillaient dur si des amis ou des membres de leur famille souhaitaient les rejoindre et travailler avec eux. Les travailleurs arrivés par le biais de ce système de « recrutement nominatif » ou « d’invitation » (prosklisi) devaient se soumettre au même processus de sélection que ceux qui avaient été recrutés par la voie normale. 2- Dans le cadre de l’Union européenne, la Grèce est le pays où le pourcentage de travailleurs indépendants est le plus élevé (Panayotidis Gregorios, op. cit., 2001, p. 146). 3- Les données mentionnées dans ce paragraphe sont tirées de Seifert Wolfgang, op. cit., 2001. 4- Certains le nomment le « syndrome de l’universitaire » (« Akademikersyndrom », Schultze Günther, op. cit., 1992, p. 261). Ce syndrome se traduit également par une pénurie générale de formation professionnelle (de qualité) en Grèce (Panayotidis Gregorios, op. cit., 2001, pp.186-193) et par le faible niveau de formation professionnelle des « travailleurs invités » initiaux, précédemment mentionnés. 5- Des données comparatives sur le concept apparenté de « vitalité linguistique » sont disponibles en ce qui concerne la Belgique. Ces données indiquent que la langue grecque montre un niveau de vitalité élevé par rapport aux langues des autres groupes d’immigrés. Les groupes qui se placent à un plus haut niveau – à l’exception des Turcs – sont tous des immigrés récents (Verlot Marc et al., op. cit., 2003). La recherche sur la préservation de la langue parmi les Grecs de Suède (Kostoulas-Makrakis Nelly, op. cit., 1995) – bien que non comparative – indique la même tendance. Les recherches comparatives réalisées à l’extérieur de l’Europe, en Australie (Clyne Michael, op. cit., 1991), Nouvelle-Zélande (Holmes Janet et al., op. cit., 1993), États-Unis (Fishman J. A., op. cit., 1985), Canada (Buda J. A., op. cit., 1992) indiquent également que les populations d’immigrés d’ascendance grecque ont un taux relativement élevé de préservation de leur langue. 6- Cet ensemble de recherches est fondé sur différentes bases de données. Pour plus de détails, voir la liste des publications. Bien que ces études soient concentrées essentiellement sur les associations bénévoles et la notion de capital social y afférente, les auteurs ont accordé une attention particulière aux autres aspects du processus d’intégration. 7- Ce chapitre est basé sur un article que j’ai écrit en collaboration avec Tijno Venema (Vermeulen H., Venema T., op. cit., 2000). Pour ne pas surcharger le présent article de références, je vous renvoie au texte original si vous souhaitez obtenir des informations sur les sources. 8- Pour des raisons d’ordre pratique, je limite l’analyse aux Italiens du Sud. Si je devais inclure les Italiens des régions du Références bibliographiques Alba Richard, Handl Johann, Muller Walter, « Ethnische Ungleichheit in deutschen Bildungssystem », in Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, n° 46, 1994, pp. 209-237. Alexiou Amalia, « L’immigration grecque en Belgique », in Morelli Anne (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, Bruxelles, Éditions Vie ouvrière, 1993, pp. 274-289. Bernard H.R., Comitas L., « Greek Return Migration », in Current Anthropology, n° 19, 1978, pp. 658-659. Bruneau Michel, « Politiques de l’État-nation grec vis-à-vis de la diaspora », in Revue européenne des migrations internationales, 17, n° 3, 2001, pp. 9-22. Buda J. 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Je ne chercherai pas à savoir ici si l’attitude des individus ou des familles concernant l’histoire des relations gréco-turques est ambivalente ou si les critères hégémoniques de choix du conjoint sont remis en cause par des témoignages oraux (Hirschon, 2000). Il me semble plus intéressant d’analyser les sujets de controverse à travers lesquels la mémoire et la différence sont perçues et remodelées au sein de la sphère familiale. Comme le formulait Dominguez et article traite des éléments de nature ethnique constitutifs de la nationalité, tels qu’ils sont redéfinis dans le contexte des familles gréco-turques d’Athènes. Je montrerai que l’importance accordée par les nationalistes grecs aux caractéristiques ethniques de l’identité grecque – religion, culture, mémoire, langue et coutumes (Smith, 1992, p. 437) –, par opposition aux caractéristiques « profondément enracinées » comme la « race » ou les droits civiques et politiques (Stolcke, 1995 ; Brunnbauer, 2001, p. 56), génère nombre d’incongruités qui imprègnent le modus vivendi adopté par ces familles. Même si, d’une manière générale, les mariages entre Grecs et personnes de religion et d’origine culturelle différentes sont mal vus (Petronoti, 1995 ; Petronoti et Papagaroufali, 2006), les critères mêmes qui définissent l’acceptabilité d’un conjoint peuvent offrir aux couples mixtes le potentiel de fonder une famille. C 37 longue présence des Turcs ottomans dans la péninsule des Balkans (Millas, 2001, p. 313), tandis que les rapports intimes entre Grecs et musulmans mènent au bannissement des amoureux (Yannakopoulos, 1997). Néanmoins, les relations gréco-turques ne sont pas toujours décrites comme porteuses d’inimitié, de même que la subordination à la loi ottomane n’est pas forcément reliée à l’intolérance religieuse. Les interprétations récentes de l’histoire nationale font ressortir les discordances qui imprègnent les représentations collectives, et l’autonomie dont les chrétiens jouissaient, corollaire du système ottoman millet (délimitation des communautés locales fondée sur la religion). Selon ce raisonnement, la formation de l’identité a tiré son essence de la foi, plutôt que de la race ou de la langue. « Tous ceux qui appartenaient au millet grec orthodoxe […] étaient considérés comme Grecs » (Vermeulen, 1984, p. 244) et supérieurs sur le plan culturel aux Turcs ottomans (Vermeulen, 1984 ; Mazower, 2001, p. 55). Certaines approches pertinentes soulignent les mariages entre musulmans et chrétiennes (Mazower, 2001, p. 70), la connaissance des coutumes grecques par les Turcs, l’aspiration des deux peuples à une cohabitation pacifique en Asie Mineure ou sur les terres grecques avant l’échange forcé de populations (Hirschon, 2005) et l’attraction des doctrines individualistes sur les Grecs et Turcs modernes (Kandiyoti, 1994 ; Kantsa, 2000). Les études sur la manière dont les Grecs conceptualisent la diversité sont d’autant plus importantes que la Grèce accueille, à l’heure actuelle, proportionnellement plus d’immigrés que n’importe quel autre pays d’Europe du Sud (Skordas et Sitaropoulos, 2004, p. 49), mais les gouvernements successifs ont interdit aux immigrés musulmans de construire des mosquées. Les controverses relatives au traitement des « minorités » religieuses sont d’autant plus exacerbées que les autorités locales tolèrent les rassemblements d’immigrés dans des lieux de prière informels afin d’éviter les crises (Petronoti, 1998). Comme on peut le lire dans la presse quotidienne, à côté de descriptions des rituels hauts en couleur que (1994, p. 334), la différence n’est pas liée à une « signification sociale, politique, culturelle […] durable » : le principe de différenciation évolue parallèlement à la continuité des relations entre les gens. Cette perspective est essentielle pour comprendre comment, dans des situations concrètes, les Grecs, hommes et femmes, confirment ou modifient la définition généralement admise de la diversité, et ce en lien avec le rôle fluctuant de la religion comme marqueur de nationalité. Les principales questions auxquelles je me suis intéressée sont donc : pourquoi les Grecques épousent-elles des Turcs ? Comment ces couples remettent-ils en cause et redéfinissent-ils leur capital culturel différent ? Comment réagissentils aux exigences antagonistes et aux tensions ? Ces mariages alimentent-ils ou troublent-ils les visions hégémoniques de la Grécité et de la Turquicité ? Quel est l’impact des différences religieuses sur l’éducation des enfants ? Quel est le lien entre les caractéristiques ethniques des conjoints et l’asymétrie de leurs droits politiques ? MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Contours de la construction de l’identité grecque La religion, l’ethnicité et la gloire d’un passé ancestral s’articulaient étroitement lors de l’avènement de l’État-nation grec (Mazower, 2001, p. 84 ; Brunnbauer, 2001, p. 40). À l’époque, la revendication d’homogénéité des territoires nationaux ignorait les divers groupes religieux qui y étaient éparpillés. La coexistence du christianisme et de l’islam était utilisée comme un instrument efficace d’affirmation de l’identité nationale (Vermeulen, 1984 ; Brunnbauer, 2001 ; Hirschon, à paraître). Dans ce cadre conceptuel, les rapports sexuels ou le mariage avec des musulmans étaient condamnés comme étant « inconcevables », une « exception monstrueuse » annihilant la « pureté » de la nation (Kyrris, 1986, p. 52). Aujourd’hui encore, « turc » et « musulman » restent synonymes dans les représentations collectives, et les lacunes actuelles ainsi que la prétendue dégradation culturelle sont souvent imputées à la 38 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Turcs et réfugiés turcs En Grèce, le nombre réel de Turcs et de réfugiés turcs (personnes enregistrées en tant que telles à la fois sur la base de la citoyenneté et de l’appartenance ethnique) n’est pas connu en raison de leur mobilité à l’intérieur des frontières nationales et de l’absence de statistiques fiables. En 1991, 196 Turcs étaient inscrits auprès de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Ce chiffre était de 219 en 1992 (Petrinioti, 1993, tableau 14), tandis que l’on comptait 149 Turcs sur les 369 629 immigrés qui avaient participé au premier processus de régularisation, en 1998 (Cavounidi et al., 1999, tableau 1). Il convient de noter que malgré la réticence des autorités grecques à accorder l’asile, les Turcs représentaient 60,8 % des demandeurs ayant obtenu le statut de réfugiés entre 1980 et 1991 (Petrinioti, 1993, p. 30). Par ailleurs, même si le taux d’admission des réfugiés politiques turcs a baissé dans les années 1990, il reste élevé par rapport aux autres groupes ethniques : 39 MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE entre 1992 et 2002, 454 demandes de Turcs sur 4 258 ont été honorées (source : ministère de l’Ordre public, Bureau des étrangers). Le fait que le concept de « réfugié » reste marginal est très important dans mon analyse. Il ressort d’une étude sur l’interaction symbolique entre Grecs et réfugiés érythréens (Petronoti, 1998), que les employeurs et les connaissances de ces derniers éprouvent à leur égard une plus grande compassion que vis-à-vis des immigrés africains, en raison des vicissitudes de l’exil et de l’intégration réussie des réfugiés d’Asie Mineure en Grèce (Voutira, 2003). Mais, bien que l’opinion publique grecque éprouve de la compassion envers les personnes déplacées de force et que le statut de réfugié soit ancré dans la Constitution, les défaillances du système d’asile en Grèce – application non homogène des traités internationaux et des articles de la Convention, mesures décourageant l’accès des réfugiés aux droits civils et politiques, mais aussi infrastructures d’accueil de mauvaise qualité – sont le résultat de la politique d’entrave à l’immigration menée par l’État hellénique (Papadopoulou, 2004 ; Skordas et Sitaropoulos, 2004). Par ailleurs, l’appareil étatique procède à des évaluations hiérarchiques fondées sur l’ascendance : les réfugiés d’origine non grecque font l’objet d’une discrimination plus forte que ceux de « sang grec », lesquels ont recours aux aides humanitaires proposées par des organisations non gouvernementales (ibid. ; Petronoti, 1998). Les données démographiques portant sur les religions en Grèce font également défaut, si bien qu’il est impossible de déterminer l’identité ethnique des personnes mariées religieusement : les archives de l’Église orthodoxe ne fournissent aucune information en la matière. En revanche, des informations sur les mariages civils entre musulmans et chrétiens en Grèce moderne et à Chypre sont disponibles (Dimosthenous Paschalidou, 1996, p. 3 ; service des mariages civils, municipalité d’Athènes). Les registres du consulat de Turquie et le registre des mariages civils de la municipalité d’Athènes m’ont beaucoup aidée dans mes recherches. Selon cette les groupes ethniques conservent pour témoigner de leur foi (« K », Kathimerini, 3.4.2005), les représentants de l’Église grecque orthodoxe indiquent qu’il ne devrait pas exister de mosquée en Grèce à moins que les immigrés n’en assurent le financement et que leurs pays d’origine construisent des églises orthodoxes pour leurs habitants de confession chrétienne (Eleftherotypia, 12.10.2003). À mes yeux, le fait de définir la nationalité comme un concept fondé uniquement sur les divisions découlant de l’histoire et sur l’adhésion à une homogénéité culturelle ne permet pas de décoder les modes alternatifs d’identification et de vie en couple. Après tout, l’application d’interdits religieux ne suffit pas à empêcher les mélanges ni ne détermine les critères contemporains de choix du conjoint. Les mariages entre Grecs et ressortissants d’Europe de l’Est, d’Afrique et d’Asie constituent un champ dans lequel les ethnographes peuvent délimiter les idées et les pratiques individuelles élaborées à la suite de choix personnels, ainsi que l’avancement des transformations œcuméniques dans le pays et la place accrue prise par les défenseurs des droits de l’homme. fut emprisonné à cinq autres reprises avant de décider, finalement, de s’enfuir. La Grèce l’attira pour de multiples raisons, pour la plupart liées à des aspects culturels. Ignorant les rumeurs sur les imperfections de la politique d’asile de ce pays, il accorda du crédit uniquement aux nombreux récits des habitants de son village sur les liens d’amitié existant jadis avec les Grecs d’Asie Mineure, sur la solidarité joyeuse décrite dans les films et romans grecs, ainsi qu’aux informations présentant la Grèce comme membre à part entière de l’Europe, promettant sécurité, liberté et prospérité. À l’instar de la plupart des immigrés de l’Est, Reget avait demandé à un passeur local de l’emmener dans les îles Egée ; sa tentative ayant échoué, il « se jeta dans l’Evros » en 1983. Ses remarques sur le fait que « c’est un villageois que l’on convoqua à la hâte pour lui servir d’interprète » auprès des policiers qui l’avaient arrêté, confirment l’absence de dispositions appropriées au sein des services de la police des frontières (Skordas et Sitaropoulos 2004, p. 50). Au bout de quelques jours, Reget fut transféré au centre d’accueil de Lavrion (au sud d’Athènes) où il fit la connaissance de demandeurs d’asile de diverses origines ethniques, apprit quelques mots de grec et fut employé comme travailleur saisonnier dans des exploitations agricoles et autres entreprises. Une année plus tard environ, le ministère de l’Ordre public lui accorda l’asile politique lui donnant droit à un permis de séjour de cinq ans renouvelable, et il déménagea à Athènes. Au début, il gagna sa vie comme ouvrier non-qualifié à mi-temps dans le bâtiment et, en 1988, il ouvrit un kafeneion (café), tournant ainsi le dos au travail « clandestin » et jouissant du prestige que les Grecs accordent à l’esprit d’entreprise (Hirschon, 2001, p. 24). Cependant, la réussite professionnelle n’était pas une fin en soi pour Reget. Le rétablissement de la démocratie en Turquie, tout comme le règlement des problèmes causés par la junte comptaient toujours parmi ses priorités. Par conséquent, outre les contacts politiques qu’il entretenait toujours dans son pays, il prit part au Comité de solidarité avec les peuples à Athènes, participa à la publication de jour- dernière source, sur 10 068 mariages célébrés entre 1980 et 2000, 77 étaient des unions avec des Turcs et 1 255 avec des ressortissants d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Asie. Bien que j’aie compilé, dans le cadre de mes recherches, à peu près soixante biographies, je me concentrerai, dans ce qui suit, sur un couple grécoturc dont le récit apporte des informations utiles sur les idées et attitudes controversées liées aux mariages mixtes. Ma décision repose sur quatre types de raisons. Premièrement : les caractéristiques typiques de mes interlocuteurs turcs, qui se différencient selon leur sexe (la plupart sont des hommes), leurs origines géographique et familiale, leur niveau d’éducation, leur situation économique, les liens qu’ils entretiennent avec leur patrie d’origine et leur pays d’accueil, et leur statut actuel (immigré, demandeur d’asile ou réfugié politique). Deuxièmement, en analysant le parcours d’un réfugié politique, j’espère pouvoir mettre en évidence le combat personnel mené dans un pays qui n’accorde aucune possibilité de promotion sociale et économique aux réfugiés. Troisièmement : le couple en question va à l’encontre de la majorité des cas puisque ce sont habituellement plus les hommes que les femmes qui épousent des personnes non grecques. Enfin, les possibilités que j’ai eues de rencontrer les deux conjoints à diverses et multiples occasions, m’ont permis d’analyser différents aspects de leur vie conjugale. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Étude de cas Fuir la répression politique Reget est né à Izmir en 1954, mais il a passé son enfance dans un village voisin. Aîné d’une famille de quatre enfants, il a dû participer financièrement aux dépenses du foyer et n’a pas continué ses études à l’université d’Ankara. Son esprit « révolutionnaire » s’est révélé au lycée lorsqu’il fut arrêté pour avoir brûlé des textes fascistes. La montée des troubles politiques en Turquie le poussa à rejoindre le mouvement des travailleurs et le Parti révolutionnaire pour la libération du peuple. En raison de ces activités, il 40 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE La rencontre Reget et Eleni se sont rencontrés dans les bureaux d’Amnesty International en 1990. Selon le témoignage d’Eleni, cette rencontre évoque des pensées et des sentiments à la fois fascinants et contradictoires. Au début, elle fut impressionnée par sa virilité, son opposition « héroïque » à la junte turque, son souci « de tous ceux qui avaient des problèmes », et par certaines qualités « orientales » – un homme tendre, évitant les disputes (Zeyrek, 2001, p. 56) – qui le rendaient plus sentimental et respectueux que les hommes grecs. Les similitudes de leur vision du monde, de leur origine sociale et de leur parcours éducatif rendent la communication facile. Comme Reget, Eleni est issue de la classe ouvrière ; elle a été inscrite à l’École polytechnique d’Athènes, mais n’en est pas diplômée ; elle a tendance à penser de façon critique et à aider les gens – en travaillant, par exemple, bénévolement pour une ONG et en enseignant l’anglais aux immigrés. Pour elle, sortir avec un Turc est un signe d’ouverture d’esprit : « Je ne le 41 MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE considère pas différent de moi », constate-t-elle, se décrivant comme une Grecque « atypique ». Mis à part ses qualités, Eleni rappelle toutefois avec amertume les nombreux erotes (aventures sexuelles) de Reget. Mais on ne devrait pas interpréter cette tendance comme intrinsèque au sexe masculin (Kantsa, 2000) ; avant tout, les erotes ont permis au réfugié turc de s’adapter à son nouvel environnement, de rompre sa solitude et de dépasser son sentiment de perte. En fait, Eleni accepte cette explication et présente Reget à des parents proches qui ont tendance à prendre leurs distances de manière nuancée, évitant les commentaires désapprobateurs et les sujets de conversation délicats – comme « l’inimitié historique », la présence des forces turques en mer Egée, la question de Chypre. Dans le même temps, certains membres de sa famille ont une réaction négative, décrivant son choix comme « extrêmement problématique ». À leurs yeux, Reget est un « étranger au sein de la famille » : « Pourquoi faudrait-il qu’il soit turc ? » demande une tante avec dédain, freinant son admission dans le cercle familial. L’intérêt que porte Reget à Eleni se confine, lui aussi, à des caractéristiques identitaires esthétiques et culturelles : il la voit comme une femme belle, énergique, cordiale, moderne et émancipée, comparée aux femmes turques, « obéissantes et avec lesquelles il est difficile de sortir à moins de leur promettre le mariage ». Néanmoins, malgré l’intensité de leur relation, il hésite à informer son père et sa famille de son projet de mariage avec une Grecque. Je ne pense pas qu’il ait tardé à le faire par crainte que sa famille lui en veuille, mais parce qu’il pensait que celle-ci pouvait être blessée par cette « reterritorialisation » (Malkki, 1992), c’est-à-dire par le développement d’attaches loin d’elle et de la terre natale. Comme on pouvait s’y attendre, le choix d’un mari turc a eu un impact sur la vie sociale d’Eleni. Les deux partenaires se sont créé un nouveau cercle d’amis qui trouvent leur compagnie agréable. Mais bien que leurs récits soient empreints d’irritation envers les réactions frustrées vis-à-vis de leur histoire d’amour, les photos prises à différentes étapes de leur vie naux, à des manifestations et des protestations publiques. À la fois solide et fragile, « héros » et « victime », ce réfugié réalise au niveau individuel ce que ni le régime répressif de Turquie ni les structures grecques inadéquates ne peuvent accomplir. Il dispose de remarquables capacités de communication, d’une grande aptitude à approcher les « bonnes personnes » et à refréner celles qui sont enclines à créer des problèmes. Ces qualités lui ont permis de trouver une oreille attentive au sein de la population locale : son kafeneion s’est petit à petit transformé en lieu d’échanges entre Grecs et immigrés – notamment les partisans de gauche et de partis progressistes – qui palabrent tout en buvant du café et en jouant au tavli (jacquet). Je devrais ajouter que la réticence de Reget à me faire part de ses projets et de ses activités politiques fait ressortir l’incohérence du programme national pour les réfugiés et le ressentiment des réfugiés vis-àvis de tout ce qui pourrait les exposer à la souffrance (Petronoti, 1998, p. 38 ; Hirschon, à paraître). en dépit des difficultés qu’elle pourrait rencontrer, elle a autorisé ses parents à discuter de la question de la conversion. En effet, de peur de s’exposer aux commérages, la famille a choisi un prêtre que la mère d’Eleni connaissait bien, pour officier lors d’une cérémonie qui eut lieu dans le secret, dans une église lointaine et à laquelle seules quelques rares personnes furent invitées. Reget a pris son temps mais s’est plié finalement à cette demande. Changer de religion ne représente guère un « compromis » à ses yeux, puisque cela n’implique aucune concession idéologique ; comme la plupart des réfugiés turcs que j’ai rencontrés, il est agnostique. Pour lui, l’exil volontaire en Grèce est un pas sur le chemin de la modernité et de l’occidentalisation. Par ailleurs, accepter de se convertir est conforme au respect que vouent les Turcs à leurs aînés – « Je ne pouvais supporter le désespoir de ce vieil homme » – et à sa connaissance personnelle de l’orthodoxia. Comme il l’explique, sa mère a toujours cru au pouvoir de guérison de la Vierge Marie et lui racontait que naguère, les femmes turques observaient des rituels communs avec les Grecs d’Asie Mineure (Hirschon, à paraître prochainement ; Mazower, 2001, p. 65). Par ailleurs, il prévoit que le fait de se conformer à une figure patriarcale réduira la vulnérabilité inhérente à son statut. Épouser Eleni lui procure une sécurité émotionnelle et économique et le distingue des réfugiés qui subviennent à leurs besoins via des réseaux transnationaux, mais qui, en fait, souhaitent quitter le pays (Papadopoulou, 2004, p. 176). D’autant que les barrières qui lui ont été imposées sont à la fois rigides et perméables : personne n’exige de lui qu’il renonce à son nom musulman pour prendre un nom chrétien, qu’il assiste à la liturgie orthodoxe, qu’il jeûne ou qu’il communie ; il participe simplement aux repas de famille organisés lors des fêtes chrétiennes. Il n’est pas surprenant qu’en expliquant qu’il n’a « aucun problème avec eux [sa nouvelle famille], mais qu’ils ont des problèmes avec moi », Reget tourne en dérision les stéréotypes sur l’incapacité des musulmans à s’intégrer (Pavicevic, 2004). MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 montrent incontestablement des moments heureux. « Tout est possible », affirment-ils, en ce sens que la capacité à ne pas tenir compte des préjugés ravive leur aptitude à penser librement, les tient à l’écart des opinions conservatrices et les pousse à réfléchir sur eux-mêmes. Le plaisir qu’ils tirent du fait de surmonter les obstacles est à la hauteur des efforts qu’ils fournissent. « Défendre vos émotions et principes vous rend fier de vous-même, vous regardez en vous et y trouvez quelque chose d’inconnu, de vivant… vous devez passer de l’autre côté du mur pour être vous-même » ; c’est ainsi qu’Eleni perçoit sa relation. Ce qui est particulièrement intéressant pour mon analyse, c’est que le positionnement critique de cette femme ne correspond nullement à une action radicale. Comme nous le verrons, elle ne tourne pas le dos au confort matériel ou au soutien de ses parents. Je suis tentée d’affirmer qu’en soulignant sa « rébellion », elle l’assume comme étant essentielle pour manifester sa tournure d’esprit libérale dans une société dont l’attitude à l’égard des Turcs reste ambiguë, et qui combat l’allégeance à l’Islam. Assimiler « l’infidèle » Le mariage du couple a eu lieu en raison de l’intervention énergique du père d’Eleni. Exprimant sa préoccupation quant à l’avenir de son petit-fils – « un enfant innocent né en dehors des liens sacrés du mariage » – il considère le mariage comme une condition préalable à la fondation d’une famille. Les affinités idéologiques qu’il partage avec le « héros » jouent un rôle mineur : « J’admire son courage. Les Grecs se battent toujours pour la liberté… cela dit, il est sans le sou, ce n’est pas du tout ce dont je rêvais pour ma fille. » Vu sous cet angle, en insistant pour que Reget se convertisse – « la dévoration de l’infidèle » (Bauman, 1997, p. 47 ; Mazower, 2001, p. 58) –, le beau-père révèle à la fois sa « conviction de posséder la seule et vraie foi et une civilisation (…) supérieure » (Smith, 1992, p. 446), et l’importance que revêt le mariage pour les femmes (surtout pour les mères célibataires). Ironiquement, Eleni n’a pas voulu payer le prix d’avoir choisi un mari musulman : 42 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 43 MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE À présent, il doit être clair que Reget s’est dissocié de son plein gré des idées que l’on se fait des Turcs comme étant rigides, autoritaires et insensibles à la douleur humaine. C’est dans cette direction qu’il détecte des liens à de multiples niveaux entre sa femme et lui, qui laissent penser qu’ils ne sont pas un couple « mixte ». « Eleni et moi-même, raconte-t-il, ne sommes pas différents l’un de l’autre ; je suis peut-être plus doux parce que l’Orient est serein et que l’Occident est compétitif et rationalisé. » Les démarcations culturelles (Est/Ouest) remplacent les classifications fondées sur le sexe. Comme en témoigne un réfugié kurde vivant à Athènes, son « affinité avec la culture, la mentalité, le caractère des structures socio-économiques en Grèce » justifient le bonheur qu’il partage avec son épouse grecque (Papadopoulou, 2004, p. 177). Il ne fait aucun doute que le statut social et politique de Reget exerce une influence majeure sur sa situation familiale. Celle-ci présente des analogies avec celle d’un sogabros (un homme qui s’installe au domicile de son épouse), puisque ce mari turc n’apporte pas de fortune dans ce nouveau ménage, qu’il s’installe dans l’appartement qu’Eleni a reçu en dot et qu’il est « surveillé » par ses beaux-parents qui habitent le même immeuble. De plus, alors que les Grecs mariés à des Erythréennes obéissent au partage « traditionnel » des rôles entre les hommes et les femmes, que ce soit à Asmara ou à Athènes (Petronoti, 1995), cet homme participe aux tâches ménagères quotidiennes, prépare les repas de la famille et entre amis. Ces tâches prennent tout leur sens lorsqu’on tient compte de l’interaction entre le sexe et la culture. Accorder l’hospitalité et préparer des « mets authentiquement turcs » offre une certaine continuité entre le monde que Reget a quitté et les personnes qu’il fréquente en Grèce : sa position inférieure « ici » est symboliquement élevée à des versions de virilité appréciées « là-bas » (Kandiyoti, 1994, p. 208). On peut aussi déduire les répercussions des facteurs culturels sur les liens de ce couple en observant l’organisation des vacances d’été, lorsque le frère aîné de Reget ou son père sont en visite à Inventer des similitudes culturelles Le fait d’accepter Reget comme conjoint éligible est aussi étroitement lié à la projection de similitudes réelles ou fictives entre les deux partenaires et entre leurs pays. L’objectif principal de cette technique – courante chez les couples mixtes (Eriksen, 1997) – est de détourner l’attention de différences affectant le prestige social de la famille grecque et le bien-être du couple : il est plus facile de couper court aux critiques avec un Turc culturellement « identique ». Pour définir leurs affinités culturelles, mes interlocuteurs font référence à leur goût pour la bonne cuisine, leur amour d’une atmosphère détendue, la musique et les glendhi (divertissements), leur méfiance vis-à-vis des administrations publiques et la tendresse pour les enfants. Toutefois, l’acceptation de Reget comme époux et conjoint ne signifie nullement la reconnaissance de sa culture natale, dès lors qu’elle serait en conflit avec ce qui préoccupe les Grecs : la cohérence et la continuité prétendument ininterrompue de leur héritage national. De plus, en lui imposant d’être similaire à Soi, Eleni et ses parents le différencient de l’Autre : « Il est très bon, ne ressemble pas à la plupart des Turcs. » Des modes nouveaux et enrichis de perception et d’interaction avec l’Autre sont ainsi définis, qui permettent la coexistence du mode de vie « grec » aux côtés de celui de Reget, qui n’est néanmoins jamais décrit comme « turc ». Ainsi, le café glacé côtoie les keftedakia (boulettes de viande) cuisinées selon la recette de la grand-mère de ce gendre dont l’origine ethnique n’est cependant pas mentionnée. Les stratégies grâce auxquelles les Grecs revitalisent les notions nationalistes dans la sphère familiale masquent un raisonnement discriminatoire. Le père d’Eleni, par exemple, défendit vigoureusement un jour l’origine du « café grec ». Son ton et ses regards montraient que ce commentaire était destiné à porter un coup au « joug ottoman » : dans la mesure où cette boisson est « hellénique », la domination culturelle du « gouverné sur les gouvernants » ne peut être remise en question. Tout à fait conscient de l’image négative des Turcs en Grèce, Reget évita le débat, indiquant doucement qu’il appréciait de boire le café avec son beau-père. capital culturel de stratégies innovatrices et cohérentes, ce réfugié tente de gagner une bataille contre les institutions qui font échouer son intégration sociale (Romano, 2001, p. 114). Il est plus que probable que la paternité n’amoindrit pas le sentiment d’aliénation de Reget. Il a abandonné de façon subtile mais continue son capital culturel à la fois dans les limites symboliques du cercle familial et au-delà. Les trois garçons sont baptisés, ne parlent pas turc, sont invariablement appelés par leurs noms et prénoms grecs et leur double origine est prudemment tenue cachée dans leur environnement scolaire. La nature contradictoire des liens tissés entre le père et ses fils est illustrée par de nombreux événements. On m’a raconté qu’un jour, le plus jeune des fils fut totalement déconcerté et perdit son sangfroid lorsque l’un de ses camarades de classe le traita de manière péjorative de Tourkosporo (graine de turque). Même si Reget et Eleni ont pris ensemble les décisions concernant la religion, la langue et les prénoms de leurs fils pour leur éviter toute discrimination, ces choix augmentent la confusion du réfugié. Ainsi, lors d’une fête de l’école où il regardait fièrement son fils aîné hisser le drapeau national en tant que meilleur élève de l’année, une enseignante s’est adressée à lui en l’appelant par le nom de famille de son épouse. « Ne pas dire qui je suis fait de moi un bon père, mais aussi un homme sans visage. » C’est ainsi que Reget évalue l’équilibre nécessaire à l’intérêt de ses enfants. Par conséquent, ni la conversion, ni le fait d’être devenu « semblable » aux Grecs ne garantissent la reconnaissance pleine et entière de Reget comme père. Dès lors que ces changements interviennent dans une société intolérante envers la diversité et l’immigration, la paternité lui permet de transmettre certaines valeurs turques à ses fils – sans, toutefois, être accepté pour ce qu’il est en réalité. Contrairement aux couples gréco-italiens où les mères « étrangères » affichent plutôt qu’elles ne dissimulent leur identité d’Européennes « civilisées » (Miliarini, 1997), la condition de « réfugié », additionnée de celle d’« oriental », ôte aux trois garçons toute possibilité de se rapprocher de la culture turque. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Athènes. À ces occasions, les relations conjugales redeviennent « patriarcales ». Pour rassurer les membres de sa famille sur le fait que vivre dans un pays occidental n’a en rien diminué son autorité en tant que chef de famille, Reget demande à sa femme de se comporter comme les femmes turques qu’il a jadis connues – cuisiner, servir le café ou des douceurs, même se lever pendant le repas pour proposer de l’eau aux invités –, et le laisser prendre toutes les décisions. Même si Eleni le fait à contrecœur, elle se comporte comme une femme soumise car elle souhaite réellement atténuer les douloureuses expériences de son mari, et que sa soumission n’est que temporaire. Un père turc avec des fils grecs Il convient d’attirer l’attention sur les conséquences de ce mariage par rapport à l’éducation des enfants. D’une part, le rôle prononcé de la parenté et la nature patriarcale de la famille turque (Hirschon, 2001, p. 33) renforcent le statut de père de Reget. Les éléments de l’identité culturelle dont il s’est défait resurgissent constamment dans les liens qu’il a établis avec ses trois fils, ce qui nous rappelle Smith (1992, p. 439), selon lequel « il n’est nul besoin de conserver intacte sa culture pour survivre sur le plan ethnique ». Ce qu’il transmet effectivement à ses enfants, ce sont des prénoms et noms patronymiques turcs, une grande estime des Turcs progressistes qui se sont soulevés contre la dictature, les plats favoris de son village natal, certaines coutumes musulmanes, des chansons populaires, la musique et les histoires qui ont bercé son enfance. Il va sans dire que son comportement au quotidien est en tout point différent de celui des pères turcs « autoritaires » (Kagitcibasi, 1989). Plus important encore, en dehors du fait de susciter chez ses trois fils de l’intérêt pour les coutumes et l’histoire turques, Reget les initie aux modes de consommation et aux loisirs grecs – en les emmenant au bord de la mer, en allant avec eux au cinéma et à la campagne. Cette éducation à la fois « traditionnelle » et « moderne » n’élargit pas seulement leur horizon, mais reflète aussi certains éléments de résistance personnelle. En créditant son 44 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 45 MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE comme le soulignent la conversion du mari musulman et la création d’une « culture commune » aux deux époux. En ce sens, l’écart par rapport aux critères dominants de choix d’un conjoint est plus apparent que réel : en réalité, en privant le partenaire turc de ses attributs culturels essentiels, ce type de mélange renforce la conviction des Grecs qu’ils étaient jadis, et sont encore, culturellement supérieurs aux peuples voisins. Maris et femmes permettent d’interpréter les mécanismes par lesquels les notions largement répandues du Soi et de l’Autre sont masquées ou reformulées dans l’arène des relations conjugales. Élaborant tout un contre-discours sur la manière dont des individus hétérogènes deviennent des partenaires acceptables, leurs récits illustrent les versions contemporaines de la « symbiose » gréco-turque et peuvent être comparés à une bataille symbolique pour faire bouger les lignes de démarcation. Ironie du sort, le fait que les Grecs se préoccupent tant de « l’incommensurabilité » des différentes cultures (Stolcke, 1995, p. 4) offre aux Autres une chance de partager leur patrimoine national « exceptionnel ». La culture grecque est qualifiée de système fermé et délimité, d’une part, et de suffisamment souple, du moins en apparence, pour intégrer des individus d’origines diverses, d’autre part (Stolcke, ibid. ; Taguieff, 1997 ; Petronoti, 1998). Comme je l’ai mentionné en introduction, le fait de se focaliser sur les présupposés religieux et culturels de l’identité vise à voiler les asymétries sociales et politiques. En effet, pour remédier à un choix marital problématique, les Grecs transgressent ou amoindrissent les limites « aisément négociables », tout en conservant intactes les limites « profondément ancrées ». Cependant, dans la mesure où l’Autre n’est plus distinct de Soi sur le plan religieux et culturel, les institutions qui privent les réfugiés turcs de droits sociaux et civils demeurent incontestées. Les modes de discrimination actuels sont ainsi simultanément différenciés, accentués et masqués : l’identité est conçue comme un ensemble de processus en vertu desquels le fait de posséder des points communs dans le domaine culturel n’entame Continuités et temporalités La spécificité du mariage gréco-turc examinée dans cet article réside dans la façon complexe dont les représentations religieuses, culturelles et historiques évoluent dans le contexte familial, ainsi que dans la mobilité de l’attitude des Grecs vis-à-vis des critères dominants de choix d’un conjoint. La question clé n’est pas l’opposition entre chrétiens orthodoxes et musulmans. Même si la religion conserve un rôle de composante fondamentale de la nationalité grecque, sa prédominance dans le discours sur l’immigration et les « mélanges » va audelà de la nécessité de protéger la foi chrétienne de l’islam. Dans cet exemple ethnographique, les termes religieux sont utilisés de manière à servir des intérêts individuels et familiaux concrets. Mes interlocuteurs abordent les barrières religieuses et culturelles auxquelles ils se mesurent avec une « incohérence badine » (Hirschon, 1999, p. 176). En fait, on n’a pas à rejeter les « infidèles » comme conjoints potentiels : le déni officiel de l’hétérogénéité va de pair avec des modes de différenciation informels plus subtils. Même si le pouvoir des « symboles religieux classiques […] [et] de la foi » (Geertz, 1971, p. 102-103) est minimisé par les voix de la modernité, les efforts déployés par les époux pour légitimer ce qui maintient leur union, et pour détourner l’attention de tout ce qui les rend différents (« mixtes »), mettent en évidence la force des notions liées à la culture et de ce que Barth qualifia, il y a longtemps déjà, de « truc culturel ». Cette union gréco-turque ne devrait être considérée ni comme une « rébellion » incitant à rompre avec les valeurs dominantes ni comme une « exception » qui, en fin de compte, valide ces dernières. Nous devons l’interpréter à la fois comme une évaluation et une réforme de la logique nationaliste. Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que même si le choix d’un conjoint turc semble individuel, la famille joue encore un rôle non négligeable dans la reproduction sociale. 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Pour l’Europe plus particulièrement, les directives de l’UE en vue de l’« harmonisation des politiques d’asile » (européanisation de l’asile) concernant des normes minimales communes ont débouché sur l’établissement progressif de restrictions et sur la révision, en général à la baisse, des normes internationales de protection telles que définies par les conventions internationales1. Ces normes contiennent une autre classifica- e présent article soutient qu’en Grèce, de toutes les catégories de « migrants » et de « réfugiés », la moins favorisée est celle des « demandeurs d’asile », comme dans le reste de l’Union européenne. En effet, en ce qui concerne ses droits, ce groupe est le plus démuni des différents types de populations déplacées. Pourtant, en tant que catégorie sociale, elle est invisible et absente de l’imaginaire populaire. Aux yeux des médias et des leaders d’opinion, l’immigration est un concept clé qui mobilise l’attention de tous. En Grèce, le concept de « réfugié » possède ses propres connotations culturelles, généralement positives, car il se réfère encore à l’expérience d’intégration « réussie » de 1922, de réadaptation et de réinstallation de 1,5 million de réfugiés grecs d’Asie Mineure. Ce précédent est un point de départ positif, mais présente une idiosyncrasie du point de vue du droit international des réfugiés. En effet, en grec, le terme L 49 Le cadre de la politique de réadaptation et d’intégration des rapatriés a été élaboré par la Fondation nationale pour l’accueil et la réinstallation des Grecs rapatriés. Cette dernière a puisé dans les caisses européennes et locales pour mettre en œuvre un programme d’installation en milieu rural en Thrace (Voutira, 2004b, p. 535), une région située dans le nord-est de la Grèce et considérée comme l’une des plus sensibles sur le plan ethnologique au regard de la présence d’une minorité musulmane visible. L’objectif de ce programme était de donner un second souffle économique, démographique et politique à cette région dépeuplée et d’y renforcer la présence grecque (De Tinguy, 1999, p. 10 ; Aarbakke, 2000). tion, reposant, elle, sur le concept de « vulnérabilité », dans laquelle le degré de dépossession détermine des sous-catégories. Ainsi, en Grèce, les groupes traditionnellement définis comme « vulnérables » (par exemple les mineurs non accompagnés, les femmes célibataires ou les mères célibataires) le sont d’autant plus et ont besoin de protection (Tsovili et Voutira, 2004)2. Par conséquent, nous brossons dans cet article le cadre normatif, les pratiques en vigueur et les violations manifestes des droits de l’homme observés dans les politiques d’asile menées en Grèce sur une période de cinq ans. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Grèce : étude de cas En général, les avantages accordés aux rapatriés comprennent : Depuis 15 ans, la plupart des recherches sur la migration et les questions d’asile en Grèce commencent par le refrain classique du « passage » de pays d’émigration à pays d’immigration, ou de « pays de transit à pays d’accueil » ; les références à cet état de fait sont trop nombreuses pour les énumérer. Cela s’applique en général aux États de l’Union, mais pas à la Grèce, qui accueille des populations « étrangères » depuis 60 ans. D’un point de vue historique, le terme d’« étranger » a sa propre connotation culturelle en grec, puisqu’il se réfère principalement à des individus venant de terres étrangères, mais qui présentent cependant souvent des caractéristiques culturelles communes avec la population autochtone (langue, religion ou mœurs)3. Ainsi, après la chute du communisme, un grand nombre de personnes de souche grecque de l’ex-Union soviétique est rentré au « pays », à la recherche d’un environnement plus stable. Au départ, ni le gouvernement grec ni les autres agences compétentes n’ont réagi au rapatriement de ces populations d’origine grecque par la mise en place d’un cadre social, légal ou économique cohérent et exhaustif. Le défi était de taille et c’était la première fois, depuis la réinstallation des réfugiés d’Asie Mineure en 1923, que la Grèce cherchait à proposer un programme cohérent de réadaptation et d’intégration (Kokkinos, 1991a, 1991b ; Voutira, 2003b). a) Une installation subventionnée en Macédoine orientale et en Thrace, accompagnée d’une aide financière immédiate de 11 millions de drachmes (environ 32 280 euros) par famille, plus un montant supplémentaire de 500 000 drachmes (1 500 euros) par enfant et adulte à charge (Voutira, 2004b, p. 536). Les prêts accordés étaient sans intérêts à hauteur de 30 % et remboursables sur une durée de 15 ans. b) L’Organisme grec de l’emploi et de la maind’œuvre (OAED) a organisé des stages de formation professionnelle afin d’aider les rapatriés à se recycler et à s’adapter au marché du travail grec. Mis à part ces stages, des associations pontiques de rapatriés, en collaboration avec d’autres centres éducatifs, comme les centres de formation professionnelle, ont formulé et mis en œuvre des programmes visant l’intégration des rapatriés sur le marché du travail (Chatzivarnava, 2001). Ces programmes ne comprenaient pas uniquement la formation professionnelle mais aussi des services d’assistance psychosociale et des activités de sensibilisation à la collectivité. c) Des prêts à faible taux d’intérêt ont été accordés aux rapatriés en vue de la création de 50 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 51 LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE Reste que, dans l’ensemble, la politique grecque envers les réfugiés s’est illustrée par son caractère aberrant et son incohérence au fil des années (Skordas et Sitaropoulos, 2004 ; Sitaropoulos, 2000). Même si la Grèce a été l’un des premiers pays à avoir signé la Convention sur les réfugiés de 19514 et le Protocole de New York de 1967 5, elle délaisse ses obligations internationales, et ses politiques d’accueil sont empreintes de partialité envers les immigrés d’origine grecque. Jusqu’au début des années 1990, la Grèce était considérée, du moins par le HCR, comme un pays de réinstallation pour des Grecs de souche, en vertu de quoi les personnes jouissant du statut de réfugié étaient vouées à s’établir, finalement, dans des pays « développés » mettant en œuvre des programmes de réinstallation des réfugiés, tels les États-Unis et le Canada (Sitaropoulos, 2002, p. 441). Cette perception a prédominé au fil des années. Même lorsqu’il lui a été demandé d’élaborer un système d’asile national cohérent, en tant que membre de l’Union européenne, la Grèce a fait preuve d’une réticence particulière à accorder aux réfugiés et aux demandeurs d’asile tous leurs droits juridiques et sociaux. Une combinaison de facteurs a miné la mise en place rapide d’un système d’asile efficace axé sur les droits de l’homme. Parmi ces facteurs, les plus pertinents sont : le nombre relativement faible de réfugiés demandeurs d’asile en Grèce, la perception irréaliste du « phénomène des réfugiés » comme phénomène temporaire et, par conséquent, le manque de personnel qualifié et la réticence des autorités à informer les demandeurs d’asile de leurs droits aux ports d’entrée (Amnesty International, 2005). Une autre lacune sociale se décline en l’absence d’un nombre significatif d’ONG œuvrant dans le domaine des droits de l’homme qui pourraient défendre les réfugiés, ainsi qu’en l’absence, d’une manière générale, d’une société civile informée sur le droit d’asile et les droits des réfugiés. En conséquence, les réfugiés et les demandeurs d’asile sont devenus invisibles dans la société grecque, bien qu’ils y existent et y vivent dans des conditions difficiles (Black, 1994). petites entreprises. Par ailleurs, des cours de langue grecque étaient dispensés dans le cadre de programmes dirigés par les associations de rapatriés. Enfin, tous les rapatriés pouvaient prétendre à une retraite (Keramida, 2001 ; De Tinguy, 2003, p. 10). Nul besoin n’est de faire observer qu’au bout du compte, « notre peuple » s’est vu attribuer un statut privilégié (Voutira, 2004b) par rapport aux autres groupes nécessitant protection et assistance internationales, tels que les réfugiés ou les demandeurs d’asile. Corollaire : être grec ou d’ascendance grecque est un privilège du point de vue de l’accès aux avantages sociaux, comme l’assurance-maladie, le logement, les prêts d’investissement immobilier et l’assistance financière (Voutira, 2004b, p. 541). De plus, la Grèce a fait montre de réticence pour reconnaître le statut social et les besoins spécifiques des réfugiés et des demandeurs d’asile étrangers, même envers ceux qui relevaient de la Convention et qui sont reconnus par l’État grec. Les chercheurs attribuent cette lamentable absence de politique sociale à la crainte de l’État grec d’acquérir une réputation de « souplesse » et de pays européen « attrayant » par ses politiques d’entrée et d’accueil (Sitaropoulos, 2002, p. 437) Un exemple révélateur de cette pratique préventive et discriminatoire à l’égard des réfugiés reconnus est la restriction du droit à l’exonération fiscale lors de l’acquisition d’un premier logement. Ce droit est reconnu d’office à tous les citoyens grecs, y compris les rapatriés, et il est mis en œuvre par le ministère des Finances (Sitaropoulos, 2002, p. 448) ; ceci étant, cette disposition ne s’applique pas aux réfugiés bien que l’article 23 de la Convention de Genève de 1951, telle que ratifiée par la Grèce dans le cadre de la décision législative 3989/26.9.1959 (OJHR A 645), prévoie explicitement que les réfugiés reconnus bénéficient des mêmes droits sociaux que les citoyens grecs. Cependant, un pas positif sur la voie du traitement égalitaire des réfugiés et des citoyens, tel que prévu par la Convention, a été franchi en juin 2006 lorsque les réfugiés reconnus et les personnes bénéficiant du statut humanitaire se sont vu accorder le droit à des allocations familiales à compter du troisième enfant né après le 1er janvier 2006, à l’instar des ressortissants grecs (OJHR A 645). MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Caractéristiques de base des droits sociaux des demandeurs d’asile grâce au traitement humain qui leur est accordé par des individus qui considèrent qu’aider des personnes dans le besoin est un acte de moralité. Ainsi, les procédures d’asile étatiques inhumaines et longues sont adoucies par une éthique humaine d’interaction sociale. Il est admis que les conditions d’accueil varient fortement d’un pays à l’autre. Nombreux sont les pays, surtout parmi ceux qui ont élaboré un système d’accueil plus complet des réfugiés, qui affirment que l’éventail des infrastructures d’accueil mises à disposition de ces derniers peut constituer un facteur d’attraction aux yeux de demandeurs d’asile éventuels. Par conséquent, lors du sommet européen qui s’est tenu à Tampere en 1999, l’Union a confirmé que la mise en place d’un régime d’asile européen commun était devenu une priorité et a défini une série d’objectifs en vue de l’harmonisation des politiques d’asile dans l’ensemble des États membres6, dans le but de limiter le phénomène de « shopping en matière d’asile ». Depuis le début, la Grèce a participé au processus d’harmonisation, même s’il lui reste encore à intégrer dans sa législation nationale d’importantes directives européennes contraignantes, notamment la directive d’accueil de l’UE (OJ L 31/18, 6/2/1003). Toutes les parties admettent généralement que les conditions d’accueil en Grèce sont loin d’être satisfaisantes. Il ne fait aucun doute que l’exigence d’un traitement conforme aux normes internationales en matière de droits humains n’est pas respectée. Sitaropoulos indique que les « conditions de vie des demandeurs d’asile en Grèce ont toujours été difficiles, principalement en raison de l’absence d’infrastructures sociales financées par l’État pour venir en aide aux migrants forcés » (Sitaropoulos, 2002, p. 436). Par conséquent, comme le note le HCR dans de nombreux rapports, bien des réfugiés et des demandeurs d’asile vivent près du seuil ou même en dessous du seuil de pauvreté (HCR, 2001 ; Sitaropoulos, 2002, p. 445). La survie et la subsistance des réfugiés semblent basées sur un facteur quasi-subjectif : malgré l’absence de normes d’accueil adéquates, la plupart des demandeurs d’asile semblent surmonter les obstacles administratifs dans leur vie de tous les jours Cadre juridique applicable à l’ensemble des demandeurs d’asile en Grèce En droit grec, de nombreux textes comprennent des dispositions relatives aux droits sociaux des demandeurs d’asile. Les principaux instruments spécifiques à l’asile comprennent : • La loi 1975/1991 « sur le statut juridique des étrangers » (OJHR A 184) telle qu’amendée, entre autres, par la loi 2452/1996 « sur le statut juridique des réfugiés » (OJHR A 283) ; • Le décret présidentiel n° 61/1999 « sur la procédure de reconnaissance du statut de réfugié, la révocation de la reconnaissance et l’expulsion d’un étranger, le regroupement familial et le mode de coopération avec le représentant du HCR en Grèce » (OJHR A 63) ; • Le décret présidentiel n° 189/1998 « sur les conditions et la procédure de délivrance d’un permis de travail ou autre assistance pour la réinsertion professionnelle des réfugiés reconnus par l’État, des demandeurs d’asile et de toute personne bénéficiant d’un titre de séjour temporaire pour des raisons humanitaires » (OJHR A 140) ; • Le décret présidentiel n° 266/1999 « sur le centre des réfugiés de Lavrion, dans l’Attique, et les soins médicaux dispensés aux demandeurs d’asile, réfugiés et personnes jouissant d’un statut humanitaire » (OJHR A 217). Hébergement L’une des questions les plus urgentes, requérant une action immédiate et efficace de l’État, est l’absence de structures d’hébergement pour les demandeurs d’asile en attente d’une décision. En Grèce, le processus de reconnaissance du statut de réfugié 52 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 53 LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 pays doivent être renvoyés en Grèce, conformément à la réglementation Dublin II). Selon les informations fournies par le HCR, la capacité actuelle totale des centres d’accueil est d’environ 900 places. Cependant, le nombre total de demandes d’asile était de 3 083 en 2000, de 5 499 en 2001, de 5 664 en 2002, de 8 178 en 2003, de 4 469 en 2004, de 9 050 en 2005 et de 2 157 jusqu’en avril 2006 (Statistiques, HCRNU Athènes). On peut aisément en conclure que la plupart des demandeurs d’asile n’ont jamais la possibilité de vivre dans un centre d’accueil et restent, en fait, sans domicile (Sitaropoulos, 2002, p. 442). Cette situation est aggravée par le fait qu’il n’existe aucun instrument juridiquement contraignant pour le placement des demandeurs d’asile enregistrés dans les centres d’accueil. Pour réduire leurs frais de subsistance, les demandeurs d’asile qui n’ont pas la possibilité de vivre dans des centres d’accueil louent habituellement des appartements avec des compatriotes. L’État, cependant, n’accorde aucune aide financière à ceux qui choisissent de louer un appartement ou qui n’ont d’autre option que d’en louer un. Une aide financière limitée est occasionnellement accordée par des ON, comme le Conseil grec pour les réfugiés, dans le cas d’individus vulnérables. peut prendre jusqu’à deux ans. Le cadre juridique actuel ne garantit pas le droit au logement des réfugiés, demandeurs d’asile et personnes titulaires d’un permis de séjour pour des raisons humanitaires. Il n’existe qu’un seul centre d’accueil national en Grèce ; ce dernier a été ouvert à Lavrion (région de l’Attique) conformément aux dispositions du décret présidentiel n° 266/1999, et placé sous la tutelle du ministère de la Santé et de la Solidarité sociale, les services sociaux étant assurés par la Croix-Rouge grecque. Neuf autres centres d’accueil sont actuellement en activité. Ils sont gérés par des ONG avec le financement et sous la supervision du ministère de la Santé7. Dans la pratique, la majorité des centres d’accueil sont gérés par des ONG, mais il n’existe aucune norme ou code de conduite minimum et juridiquement contraignants sur les prestations de service particulières (Tsovili et Voutira, 2004, p. 3). L’absence de financements nationaux ou européens influe considérablement sur la qualité des services fournis, diminuant ainsi le niveau de protection. En outre, le fait que, depuis 1999, Lavrion soit le seul centre d’accueil de l’État, même s’il est actuellement géré par une ONG faisant office de « partenaire d’exécution », montre la réticence de l’État à assumer ses responsabilités envers les réfugiés et les demandeurs d’asile. Cette même réticence est manifeste aux points d’entrée : même si de nombreux demandeurs d’asile arrivent chaque année en Grèce par voie terrestre ou maritime, il n’existe aucun centre d’accueil financé par l’État dans les zones frontalières8. Dans la majorité des cas, les demandeurs d’asile passant la frontière sont emprisonnés ou détenus dans des prisons sous surveillance policière, pour être entrés clandestinement dans le pays. La durée maximale de détention avant expulsion, si aucune demande d’asile n’est déposée, est de trois mois. La disposition en matière de délai n’est pas appliquée et les demandeurs d’asile sont en droit de déposer leur demande à tout moment durant leur séjour dans le pays (ce qui crée de sérieuses difficultés dans la mesure où la plupart des demandeurs d’asile qui déposent des requêtes auprès d’autres Le droit à l’emploi En 1994, le gouvernement grec a enfin levé ses réserves relatives à l’article 17 (1) de la Convention de Genève de 1951. Le décret présidentiel n° 204/1994 a accordé aux réfugiés le droit au travail. En 1998, un nouveau décret présidentiel, n° 189/1998, modifiant le précédent, prévoit que le titulaire d’une carte rose (demandeur d’asile) peut également obtenir un permis de travail temporaire, valable pendant le traitement de sa demande (Spathana, 2003, pp. 142-143)9. Toutefois, la délivrance des cartes roses aux demandeurs d’asile implique un délai d’attente d’environ trois à six mois, surtout dans la région d’Athènes où sont déposées la plupart des demandes. Ces retards bureaucratiques, auxquels s’ajoute l’absence d’aide financière de la part de l’État, entra- 54 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Étude du cas du centre d’accueil Anogeia, Crète Situé dans une petite ville de Crète, le centre d’accueil Anogeia, sous la tutelle de la Fondation nationale de la jeunesse, est le seul centre de Grèce à recevoir des mineurs non accompagnés demandeurs d’asile et à proposer une large gamme d’activités (cours de langue grecque, activités de loisirs, soutien psychosocial). Sa capacité totale est de vingt places. Conformément à la définition donnée par le secrétaire général des Nations unies (rapport du secrétaire général des Nations unies A/56/333, 7/9/2001), les mineurs non accompagnés sont « des enfants de moins de 18 ans se trouvant en dehors de leur pays d’origine, séparés de leurs deux parents ou de leur représentant légal/coutumier ». La plupart de ces enfants fuient leur pays d’origine par crainte fondée de persécution, d’autres sont déplacés suite à des guerres, des environnements répressifs et une extrême pauvreté (Ruxton, 2000, p. 5). Les mineurs non accompagnés demandeurs d’asile représentent le groupe le moins privilégié de l’ensemble des réfugiés demandeurs d’asile. À leur arrivée, ils sont confrontés à de graves difficultés. En général, ils sont désorientés et en état de choc ; ils ont des difficultés linguistiques énormes, et surtout ils n’ont personne vers qui se tourner pour être soutenu. Cependant, même s’ils ont surmonté de sérieux obstacles et des situations mettant leur vie en danger, ils n’ont qu’un désir : s’adapter et s’intégrer dans le pays d’accueil. Malheureusement, les pays d’accueil ont tendance à les considérer comme « des consommateurs de ressources improductifs » (ibid., p. 8). En Grèce, les dernières données statistiques disponibles montrent qu’en 2004, 222 mineurs non accompagnés ont demandé l’asile (CERE, rapport de Prestations maladie Les articles 15 et 16 du décret présidentiel n° 266/1999 prévoient des services médicaux, pharmaceutiques et hospitaliers pour les réfugiés, les demandeurs d’asile et les personnes bénéficiant d’un statut humanitaire. Par ailleurs, depuis quelques années, des ONG comme Médecins du monde et Praksis fournissent une série de services, comme des soins médicaux et un soutien psychologique aux demandeurs d’asile et aux réfugiés dans de petits centres médicaux dans toute la Grèce. La santé mentale est la grande absente des dispositions générales susmentionnées. Il est communément admis que ces problèmes, le plus souvent considérés comme une « honte » par la personne et sa famille, sont à ignorer. Par conséquent, la santé mentale ne figure pas parmi les priorités visibles, et de nombreuses personnes ne reçoivent pas le traitement adéquat parce que leurs familles préfèrent garder le secret sur le « problème ». Dans le cas des demandeurs d’asile, les expériences traumatiques font partie intégrante du phénomène des réfugiés (Ager, 1999 ; Summerfield, 2001). Il est évident que s’intéresser au bien-être psychologique de ces personnes est capital ; néanmoins, ce type de soins est en grande partie négligé dans la plupart des centres d’accueil de Grèce10. L’éducation Les personnes qui relèvent de la Convention sur les réfugiés jouissent des mêmes droits à l’éducation que les citoyens grecs. En outre, les réfugiés et les demandeurs d’asile peuvent assister à des cours de langue grecque dispensés par des ONG et des universités 55 LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE subventionnées par l’État. À titre d’exemple, le Conseil grec pour les réfugiés, la Solidarité sociale de Thessalonique et les Œuvres bénévoles d’Athènes proposent des cours de langue aux adultes et aux enfants. L’université Aristote de Thessalonique et l’université d’Athènes proposent gratuitement des cours de perfectionnement en langue grecque et délivrent un certificat de fin d’études. vent l’exercice du droit à l’emploi. Plus important encore, ils contribuent à détériorer encore davantage les conditions de vie des demandeurs d’asile, les poussant à chercher du travail dans le secteur informel, où ils sont exploités (Commission nationale des droits de l’homme 2001/Droits sociaux des réfugiés et demandeurs d’asile). Cette forme d’exploitation crée, en fait, un nouveau groupe social facilement manipulable car il ignore ses droits. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 56 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Où devrais-je aller ? Que puis-je faire ? Je ne sais pas. Personne n’a pu me fournir de réponse. (Filippou, 2004, pp. 48-49) Cet extrait résume la situation psychologique de ces enfants après tant d’années de retards administratifs dans le traitement de leurs demandes d’asile. L’incertitude et la nature temporaire de leur situation entravent tous les efforts déployés à la fois par les enfants et le personnel en vue de créer un environnement sûr. L’incertitude des mineurs non accompagnés concernant leur avenir est l’un des problèmes les plus urgents à résoudre. Il est d’autant plus dramatique du fait de leur âge. Toutefois, cette même incertitude plane sur la vie de tous les demandeurs d’asile pendant leur longue attente pour acquérir le statut de réfugiés. Conclusion L’une des particularités culturelles importantes des politiques d’asile et de « rapatriement » grecques se rattache à des références historiques et conceptuelles enfouies dans l’imaginaire culturel grec. Considérer les réfugiés comme des agents de développement était une approche encouragée pendant l’entre-deux-guerres et à l’égard des réfugiés d’Asie Mineure qui représentaient à l’époque un quart de la population grecque. Le régime d’asile mis en place après la Deuxième Guerre mondiale n’a pas été correctement compris en Grèce. Comme nous venons de le voir, ce pays agit encore de manière anachronique en continuant à se considérer comme un pays d’asile de « transit », malgré le nombre important de demandeurs d’asile et le nombre plus important encore « d’immigrés clandestins » qui ont décidé d’y vivre. Après la période de la guerre froide, les populations d’origine grecque d’Europe de l’Est se sont vu accorder un traitement préférentiel, appelé « rapatriement » (palinnostisi). Cette politique, comme nous l’avons montré, comprend un programme d’inté- Je n’ai pas le droit, je n’ai pas la possibilité de vivre comme un jeune Grec de mon âge. Quel âge avez-vous ? Vous avez 23 ans. Vous n’êtes pas beaucoup plus vieux que moi. Mais je regarde ce que vous avez maintenant. Vous serez bientôt diplômé d’université ; tout va bien pour vous. Pourquoi est-ce que je ne peux avoir cela, moi ? Je ne comprends pas. Je le voudrais ; puisque je suis en Grèce ; puisque je n’ai jamais causé le moindre problème. Au début, quand je suis arrivé ici, j’ai peint de très belles choses. Maintenant, je ne peux plus travailler. Je suis stressé, de nombreux problèmes me traversent l’esprit, j’ai peur de tout ce qui m’entoure. Pourquoi est-ce que je ne peux pas avoir une vie comme la vôtre ? […] Cela fait quatre ans que je suis en Grèce, maintenant. [….] J’ai étudié la langue ; je pense être en mesure de commencer ma vie maintenant, ici en Grèce. Je ne veux plus vivre comme un étranger. Mais bientôt, ils vont m’envoyer le document m’informant que je dois quitter le pays. C’est comme ça qu’ils font. 57 LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE pays, 2004)11. Certains sont hébergés dans les structures à places limitées, d’autres préfèrent rester avec leurs compatriotes. Le problème le plus critique, mis en évidence par les recherches effectuées par Fotis Filippou dans le cadre d’un mémoire de maîtrise, sont les perspectives d’avenir de ces enfants. En interviewant des mineurs non accompagnés hébergés dans le centre d’accueil Anogeia, Filippou a réussi à montrer de façon judicieuse comment ils vivent l’expérience de la « procédure d’obtention du statut de réfugié ». Nombre d’entre eux ont passé trois ou quatre ans, voire plus, à attendre la décision finale sur leur statut de réfugiés. Pendant cette période, ils ont vécu dans le centre d’accueil, où la majorité d’entre eux a atteint l’âge adulte en attente de la décision. Au début, ils étaient, pour la plupart, extrêmement optimistes, pleins de rêves d’avenir. Après tant d’années d’attente, les rêves ont cédé la place à l’insécurité et à l’anxiété. Filippou soutient que ce qui rend les choses encore plus difficiles pour ces jeunes est la comparaison avec les jeunes Grecs du même âge. La réponse donnée ci-dessous par un jeune demandeur d’asile d’Afghanistan est caractéristique : in Journal of Common Market Studies, n° 35 (4), 1997, pp. 497519. Pour une analyse comparative, cf. : Journal of Refugee Studies, n° 13 (1), pp. 1-132. Une approche plus récente et orientée sur la pratique, mettant l’accent sur les questions de réinstallation figure dans : Cambridge P. et Williams L., « Approaches to Advocacy for Refugees and Asylum Seekers : a Development Case Study for a Local Support and Advice Service », in Journal of Refugee Studies, n° 17 (1), 2004, pp. 97-113 ; Valtonnen K., « From the Margin to Mainstream : Conceptualizing Refugee Settlement Processes », in Journal of Refugee Studies, n° 17 (1), 2004, pp. 70-96 ; Stewart E., « Deficiencies in UK Asylum Data : Practical and Theoretical Challenges », in Journal of Refugee Studies, n° 17 (1), 2004, pp. 29-49. 2- L’absence totale de recherches sur cette catégorie particulièrement vulnérable de demandeurs d’asile en Grèce a motivé les premières recherches fondamentales et l’évaluation des conditions de vie dans les différents centres d’accueil, dans le cadre du financement et de la protection du HCR entre 2001 et 2003 : Tsovili T. D. et Voutira E., Asylum Seeking Single Women, Women Head of Families and Separated Children : Reception Practices in Greece, HCR Grèce, 2004 (disponible sur le site : www.unhcr.org). 3- Deux exceptions notables sont l’admission des réfugiés palestiniens après 1960 et des réfugiés kurdes à partir du début des années 1980. Ces deux exceptions n’étaient pas motivées par des questions de droits de l’homme et des raisons humanitaires, mais ont été considérées à l’aune d’autres aspects politiques (ex : Harrell-Bond B., Refugees and the International System. The Evolution of Solutions, Refugee Studies Centre, Oxford University, 1995, disponible en ligne) : ils faisaient partie des préoccupations de politique étrangère et internationale. 4- Ratifié par la décision législative 3989/1959, Official Journal of the Kingdom of Greece (OJKG), A 201. 5- Ratifié par la loi 389/1968, OJKG, A 125. 6- http://europa.eu.int/council/off/conclu/oct99/oct99_ en.htm. 7- En général, la gestion de ces centres est sujette à changements car elle dépend de financements instables. Exemple : les recherches effectuées sur les pratiques d’accueil (HCR, 2004) parlent de douze centres alors que selon les informations récemment fournies par le Conseil grec des réfugiés, seuls neuf seraient opérationnels. 8- Souvent, les besoins immédiats en matière de soins et de moyens de subsistance des nouveaux venus arrivés par bateau ou à pied sont pris en charge par des organisations municipales ou ecclésiastiques locales. 9- Article 4 (1), P.D. 189/1998. Les demandeurs d’asile sont autorisés à travailler à condition d’avoir obtenu au préalable la carte (rose) de demandeur d’asile. 10- Depuis peu, quelques organisations non gouvernementales assurent un soutien psychologique, mais le financement de gration à plusieurs niveaux (social, économique, politique et juridique). Au regard de ce « traitement préférentiel » accordé aux personnes d’origine grecque, les demandeurs d’asile étrangers sont mis en situation de « dépossession relative », surtout pour ce qui concerne leur statut juridique et les perspectives à long terme d’intégration sociale. C’est envers ce groupe que la Grèce faillit à ses obligations, notamment quant à l’application des directives européennes et à l’efficacité de son administration relativement aux procédures d’octroi de l’asile. Comme le montre l’exemple des mineurs non accompagnés du centre d’accueil crétois Anogeia, cela peut s’avérer préjudiciable au bien-être de groupes particulièrement vulnérables. Le contraste entre « eux » (Grecs d’origine non grecque, mineurs non accompagnés demandeurs d’asile) et « eux » (migrants d’origine grecque privilégiés de retour au pays) apparaît alors encore plus frappant. Ces derniers sont nettement plus privilégiés que les premiers qui se trouvent dans des conditions alarmantes sans grandes perspectives d’avenir. Un paradoxe intéressant ressort de l’examen des pratiques d’asile en Grèce. Même si les rapports sont jugés plus humains que dans d’autres pays d’Europe occidentale12, notamment pour ce qui est de l’interaction sociale effective et des relations interpersonnelles entre les demandeurs d’asile et la population du pays d’accueil, en matière de pratiques bureaucratiques, le comportement envers les demandeurs d’asile est souvent inhumain. Si tel est le cas, il convient de s’interroger sur l’avenir : lorsque la Grèce sera davantage intégrée dans le paradigme occidental, notre réaction à l’égard des réfugiés sera-telle moins humaine ? Eftihia Voutira et Elisavet Kokozila MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Notes 1- Une première évaluation de l’avènement du « restrictionnisme » dans la politique d’asile européenne est faite dans l’article de Baldwin-Edwards M. : « The Emerging European Immigration Regime : Some Reflections on Implication for Southern Europe », 58 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Références bibliographiques Aarbakke V., The Muslim Minority of Greek Thrace, thèse de doctorat (dactyl.), université de Bergen, 2000. Ager A. (dir.), Refugees : Perspectives on the Experience of Forced Migration, Continuum Publishing, 1999. Amnesty International, « Greece. Out of the Spotlight : The Rights of Foreigners and Minorities Are Still a Grey Area », Index AI : EUR 25/016/2005. Baldwin-Edwards M., « The Emerging European Immigration Regime : Some Reflections on Implications for Southern Europe », in Journal of Common Market Studies, n° 35 (4), 1997, pp. 497-519. 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Voutira E., « Ethnic Greeks from the Former Soviet Union as « Privileged Return Migrants » », in Space Populations Societies, Populations in the Balkan Regions, 2004, pp. 533-544. ces activités est faible ; il en découle que ce domaine est peu développé dans son ensemble. 11- En 2002, 247 mineurs non accompagnés ont déposé des demandes d’asile, alors qu’en 2003, 314 ont demandé le statut de réfugiés. 12- Ce point est efficacement argumenté dans les données de recherches de la thèse de doctorat de A. Papadopoulou (2004). MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Grèce. Athènes. 2005. Station de bus pour Tirana, Albanie. © Jim Goldberg / Magnum photos 60 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE La présence à Thessalonique de migrants omogeneis venus de l’ex-Union soviétique et la transformation des quartiers ouest de la ville particulier dont jouissent ces migrants que l’État grec traite très différemment des autres immigrés, d’origine non grecque. Le terme utilisé en Grèce pour les désigner est palinnostountes, ou omogeneis « rapatriés » – autrement dit, des personnes qui revendiquent leur grécité et reviennent dans leur mère patrie. Les communautés de Grecs pontiques en exUnion soviétique, qui vivaient sur les rives septentrionales et orientales de la mer Noire depuis l’époque byzantine, ont été déplacées de force vers l’est sous le régime communiste, et se sont retrouvées disséminées dans plusieurs républiques soviétiques – principalement en Géorgie, en Russie et au Kazakhstan. La dissolution de l’URSS, ainsi que la guerre civile en Géorgie, ont déclenché une grande vague de migration vers la Grèce, dont le pic fut atteint dans les années 1993-1995. En 2000, la majorité des migrants omogeneis habitant l’agglomération de Thessalonique venait de Géorgie (67 %), suivie par la Russie epuis quinze ans, l’agglomération de Thessalonique, qui compte seize municipalités et 836 000 habitants, a vu s’installer un nombre étonnamment élevé de migrants originaires de l’ex-Union soviétique. Alors qu’à Athènes et dans le reste du pays les Albanais représentent l’essentiel de la population immigrée, à Thessalonique 62 % de l’ensemble des migrants viennent de l’ancienne URSS contre 31 % seulement d’Albanie.1 La majorité des Soviétiques immigrés à Thessalonique sont des omogeneis – c’est-à-dire des personnes d’origine grecque, venues notamment du Pont-Euxin (ancien nom de la mer Noire). Il est intéressant de noter que 51 000 migrants omogeneis provenant de l’ex-Union soviétique, soit un tiers de ce groupe résidant actuellement en Grèce, vivent dans la préfecture (nomos) de Thessalonique. Or ce fait notable n’a guère été analysé, peut-être en raison du statut juridique D 61 MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 avec une identité culturelle et un statut socioéconomique à part, qui les différencient des habitants autochtones de la ville, nés grecs. Il est intéressant d’étudier l’organisation sociale et spatiale de leurs quartiers de vie, non seulement pour comprendre les schémas, les restrictions et les problèmes associés à leur installation à Thessalonique, mais également afin de dégager les facteurs migratoires qui conduisent à une transformation de la ville elle-même. (15 %), le Kazakhstan (9 %), l’Arménie (5 %) et l’Ukraine (1,8 %).2 La plupart de ces migrants ne maîtrisaient pas le grec (moderne) à leur arrivée. Ils parlent depuis des siècles un dialecte local, l’idiome pontique, une forme de grec ancien. De nombreuses communautés, suite aux persécutions et à l’assimilation ottomanes puis soviétiques, ne parlaient même plus le pontique, mais le russe, le géorgien, et même le turc. Toutes ont cependant conservé une caractéristique constante de leur culture : la foi orthodoxe grecque. Autre dénominateur commun important, un sentiment d’altérité par rapport à la population locale, accentué par leur statut de minorité grecque sous le régime soviétique. L’État grec, réticent voire hostile à l’immigration en général, s’est montré extrêmement arrangeant à l’égard de ce groupe particulier de migrants. Des individus entrés dans le pays avec un visa de touriste ont pu demander la nationalité grecque, et l’on estime que 70 % des migrants soviétiques vivant dans le grand district de Thessalonique avaient été naturalisés en 2001.3 Il convient de noter que c’étaient les autorités locales qui avaient compétence pour le processus de naturalisation (et cela pour les seuls omogeneis d’Union soviétique, et pas les Albanais). Il n’existait donc pas de politique centralisée en la matière et, à ce jour, le gouvernement grec n’a toujours pas rendu public le chiffre exact des personnes ayant obtenu la nationalité. Toute la question demeure controversée, d’autant qu’il a été avancé que (notamment dans la région de Macédoine centrale, qui a pour chef-lieu Thessalonique) l’octroi de la citoyenneté à des migrants soviétiques n’était pas toujours fondé – des personnes sans ascendance grecque auraient présenté de faux documents afin d’obtenir la nationalité. Il est révélateur qu’après le changement de gouvernement national, en 2004, des mesures ont été prises en vue de garantir un processus de « sélection » plus strict, comme prévoir un entretien oral avec le requérant. Quel que soit leur statut juridique, et leur probable citoyenneté grecque, les migrants de l’exURSS constituent une communauté nombreuse, Les migrants omogeneis et l’espace urbain En règle générale, à Thessalonique, les migrants louent des appartements que peu d’autochtones voudraient habiter. Il en va ainsi des migrants omogeneis originaires de l’ex-Union soviétique, qui se sont d’abord installés dans les quartiers nord du centre historique, au bâti très dense, aux ruelles étroites et sombres, avec de vieux immeubles où l’on trouve aisément à louer des appartements avec quelques inconvénients (par exemple sans chauffage, situés au soussol ou au rez-de-chaussée, ou au 6e étage sans ascenseur, etc.). Rappelons que ces migrants sont pour la plupart « retournés » en Grèce par groupes de familles apparentées, contrairement aux immigrés non grecs venus sans parents ni enfants. Les besoins des migrants omogeneis en matière de logement étaient donc considérables et urgents. Pendant les premières années de leur réinstallation, période difficile, certaines familles élargies occupaient des appartements avec une densité inhumaine allant jusqu’à cinq personnes par pièce. Dans de telles conditions, il était naturel qu’ils aient besoin d’être dehors durant leur temps libre, ce qui leur donnait une forte visibilité dans les parcs et les places du centre-ville. Dès 1993, cette communauté s’est constitué un lieu public « à elle » au cœur de la cité – la place Dikastirion, à l’angle des rues Egnatia et Aristotelous. Cette place, située à proximité des quartiers nord, est devenue point de rencontre, bazar, terrain de récréation et maison de jeux en 62 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 63 LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS En 2001, 50 % d’entre eux habitaient la banlieue ouest du district, notamment les municipalités d’Ampelokipoi, Evosmos, Sykies, Polichni, Stavroupoli, Neapoli, Kordelio, Menemeni et Efkarpia.6 Dans le centre-ville, c’est-à-dire sur la commune de Thessalonique, les omogeneis représentaient 5,12 % de l’ensemble de la population, contre 5,91 % à Evosmos et jusqu’à 10 % à Kordelio. Dans la banlieue est du grand district, en revanche, ce pourcentage chutait à environ 1 % [carte page 64]. Il faut souligner que, dans la géographie urbaine de Thessalonique, les faubourgs situés à l’ouest du centre historique sont connus pour être les quartiers pauvres et sous-équipés de la ville, principalement du fait de leur proximité avec la zone industrielle. Toutefois, ces dix dernières années, la désindustrialisation et le transfert des usines plus à l’ouest ont nettement modifié l’aspect de ces quartiers. De nouveaux lotissements se sont bâtis avec des immeubles construits selon des normes de haute qualité et des espaces ouverts bien conçus, attirant ainsi des familles grecques autochtones des classes les plus modestes mais aussi des classes moyennes. Mais les stéréotypes négatifs ont la vie dure. Alors qu’en matière de qualité du logement et d’aménagement urbain les parties ouest et est du grand Thessalonique ne présentent que très peu de différences, les prix de l’immobilier sont nettement plus bas dans les quartiers ouest, en partie à cause de ce cliché. Le loyer mensuel d’un appartement de taille moyenne est de 260 euros à Stavroupoli, alors qu’il atteint pratiquement le double à Kalamaria, à l’est. Pour des raisons évidentes, les migrants, y compris les omogeneis, préfèrent donc les quartiers ouest. Contrairement aux autres migrants (non omogeneis), les Pontiques de Thessalonique manifestent le désir de « s’enraciner », comme ils le disent – c’est-à-dire de posséder une maison dans leur nouveau pays. Ce désir semble avoir trouvé son expression dans la formation d’implantations spontanées et « illégales ». Nous entendons par ce terme la construction de maisons et de quartiers entiers sans permis de construire, sur des terrains plein air pour les « Russopontiques » (comme les appelle la population locale). Jusqu’à ce jour, la communauté pontique continue de fréquenter assidûment cette place, bien qu’en 1999 un réaménagement urbain ait été opéré en vue d’atténuer le particularisme culturel du lieu (à travers notamment la suppression des bancs et l’installation d’un éclairage nocturne excessif, pour « chasser les gens »).4 Malgré l’accueil négatif et ouvertement raciste réservé aux Pontiques par les autochtones (comportement néanmoins contrebalancé par le traitement de faveur accordé par l’État aux omogeneis), cette communauté n’a cessé de s’agrandir et, en 2000, le nombre de migrants originaires de l’ex-Union soviétique vivant dans le district de Thessalonique s’élevait à 43 500. Il peut sembler surprenant qu’ils soient si nombreux à avoir choisi de s’installer dans cette région, dont l’industrie du bâtiment et autres secteurs d’activités sont moins développés qu’à Athènes, et qui connaît de forts taux de chômage. L’on peut seulement supposer que la préexistence à Thessalonique d’une importante communauté de Pontiques, eux-mêmes descendants de réfugiés qui avaient fui l’Asie Mineure à la suite du Traité de Lausanne de 1922, constitue un facteur essentiel pour expliquer cette préférence. En effet, les Pontiques anciennement établis apportaient leur aide aux nouveaux arrivants et pouvaient communiquer avec eux dans leur dialecte. Par ailleurs, Thessalonique les attirait probablement en raison de sa position géopolitique – sur la principale route reliant l’Asie Mineure à l’Europe centrale et occidentale, et porte d’entrée des Balkans.5 La proximité géographique avec la Turquie a dû également jouer un rôle, puisque bon nombre de migrants omogeneis se rendent à Istanbul pour faire leurs courses, et que certains ont même développé des liens commerciaux avec ce pays voisin (la langue turque leur étant familière). Quelques années après l’arrivée des premiers groupes de migrants, comme c’était à prévoir, les nombreux omogeneis venus d’Union soviétique se sont lassés de leurs conditions de vie en centre-ville et se sont mis à chercher de meilleurs logements. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Pourcentage de migrants omogeneis venant de l’ex-URSS dans la population de seize quartiers du grand district de Thessalonique. migrants d’aujourd’hui, avaient du mal à s’adapter aux coûts élevés et aux médiocres conditions de vie du centre-ville. Rétrospectivement, on pourrait dire que ces constructions spontanées ont donné l’impulsion pour l’expansion de Thessalonique, vers l’ouest notamment, puisqu’à court ou moyen terme ces quartiers allaient être incorporés au plan d’urbanisme des villes. Ce même mécanisme semble se répéter quelques décennies plus tard, mais aujourd’hui les acteurs ont changé, il s’agit cette fois des migrants omogeneis en provenance de l’ancienne Union soviétique. non couverts par le plan d’occupation des sols, mais très proches des limites de la ville. Cette pratique peut paraître anormale, mais elle est courante en Grèce. Dans les faubourgs ouest de Thessalonique en particulier, de nombreuses constructions de ce type sont apparues dans les années 1960 et 1970. À l’époque s’opéraient des migrations internes massives dans le pays, depuis les campagnes vers les zones urbaines – exode rural, urbanisation. L’incapacité de l’État grec à offrir des logements sociaux n’a fait qu’alimenter le mécontentement croissant des nouveaux citadins qui, à l’instar des 64 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE � Les quartiers d’Euxinoupoli, à Efkarpia, et celui de Galini à Oreokastro, sont deux des faubourgs où se sont spontanément installés les migrants soviétiques dans l’ouest de Thessalonique. Euxinoupoli (dont le nom fait référence au Pont-Euxin, c’est-àdire la mer Noire, patrie du peuple pontique) est le plus ancien des deux. Les premiers arrivants ont commencé à construire en 1995, après avoir acheté de petites parcelles de « terre agricole » à bas prix. Pour un terrain de taille moyenne (environ 150 m2), les migrants payaient 5 300 euros. Le processus de construction s’est déroulé par étapes, au coup par coup, pour devenir un phénomène à très grande échelle. En dix ans, les champs ont laissé place à des lotissements, ponctués toutefois d’usines (la plupart désaffectées) et de pylônes électriques haute tension. Ce faubourg abrite actuellement 590 familles, soit 2 640 personnes. Les Pontiques vivant généralement en familles élargies (des frères et sœurs avec leur propre famille cohabitent avec les grandsparents), la plupart des maisons d’Euxinoupoli possèdent trois ou quatre niveaux afin que chaque cellule familiale ait son étage [photo 1]. Bien que les immigrants utilisent des matériaux de construction standard (briques et béton armé), ils ne font pas appel à des ouvriers qualifiés ni à des ingénieurs et bâtissent leurs maisons eux-mêmes. Ils expliquent avoir acquis de l’expérience et s’être familiarisés avec la construction en travaillant depuis leur arrivée en Grèce dans le secteur du bâtiment. Il est hautement probable que ces habitations, érigées sans la supervision d’un ingénieur, ne respectent pas le cahier des charges en matière de résistance sismique – un problème majeur en Grèce étant donnée la forte incidence de tremblements de terre. Concernant l’aménagement urbain et les services, le quartier, habité pourtant par plus de 2 500 personnes, ne dispose pratiquement pas d’équipements collectifs tels que écoles, terrains de jeux, centre médical, bureau de poste, etc., ni d’espaces publics [photo 2]. Il existe cependant un monument à l’hellénisme pontique érigé par la communauté en 2001, ainsi qu’une église, inaugurée la même année [photo 3]. Galini, autre localité où se sont spontanément établis les omogeneis, se trouve à environ deux kilomètres au nord d’Euxinoupoli. Elle jouit d’un net avantage par rapport à sa voisine, puisqu’elle se situe sur une colline et offre une vue sur le golfe de � 65 LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS Les implantations de migrants omogeneis dans l’ouest de Thessalonique MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 � Thessalonique. Cette implantation est plus récente et plus petite que celle d’Euxinoupoli. Mais la ligne d’horizon à Galini est dominée par une impressionnante église en bois de style russe, inaugurée en 2005 [photo 4]. Comparée à l’humble église, presque clandestine, d’Euxinoupoli, elle est la preuve qu’un édifice illégal peut néanmoins être opulent. Ces deux lieux de culte célèbrent régulièrement les offices en russe, la langue majoritairement parlée par les migrants omogeneis ; même s’ils parlent assez couramment le grec, ils semblent préférer le russe pour communiquer entre eux. On peut également déduire en voyant les énormes antennes paraboliques omniprésentes sur les façades du quartier qu’ils aiment regarder la télévision russe ou géorgienne. Le développement de ces implantations spontanées se poursuit à l’heure actuelle, et les autorités laissent apparemment perdurer cet état de fait. Parallèlement à ce processus, depuis 2000, l’accession au logement des migrants omogeneis est faci- � 66 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE � 67 LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS d’expansion des villes et donne droit à un ratio de construction (le rapport entre la surface du bâti et la superficie totale du terrain) de 2 au lieu de 0,8 habituellement, en échange de quoi les propriétaires fonciers restituent au domaine public des petites parcelles qui accueilleront des équipements collectifs. Plusieurs communes, dont la municipalité de Stavroupoli, ont entériné cette augmentation substantielle du ratio de construction, qui conduit à un tissu urbain beaucoup plus dense, afin de pouvoir intégrer des fonctions centrales comme des écoles et des terrains de jeux. Cet outil d’aménagement a été adopté par deux municipalités du secteur ouest, Evosmos et Stavroupoli, et dans cette dernière commune notamment, les nouveaux quartiers ainsi sortis du sol ont attiré une proportion élevée de migrants. Il s’agit du district de Nikopoli, à l’extrémité nord de Stavroupoli, construit très rapidement car la hausse du ratio de construction assurait des bénéfices considérables aux entreprises du bâtiment [photo 5]. Sur une population de 6 200 personnes, litée par la loi 2790/2000 relative aux « migrations de rapatriement ». Cette loi prévoyait, entre autres, l’attribution de prêts au logement de 60 000 euros par famille, essentiellement destinés aux omogeneis « rentrés » d’ex-Union soviétique. Dans la région de Macédoine centrale, dont le chef-lieu est Thessalonique, 14 000 prêts ont été octroyés en quatre ans (2001-2005).7 De nombreuses familles ont ainsi pu acquérir un appartement – sauf, évidemment, les « colons » d’Euxinoupoli et de Galini, qui, déjà propriétaires, ne remplissaient pas les conditions requises pour l’accès à ces prêts. Il faut savoir que ce montant de 60 000 euros ne représente qu’un apport modeste. Les appartements choisis par les migrants se trouvaient donc dans les zones urbaines où les prix de l’immobilier étaient les plus bas, à savoir les quartiers ouest de l’agglomération. Par ailleurs, la mise en place de ces prêts a correspondu avec l’entrée en vigueur d’un nouvel outil d’aménagement urbain, le coefficient dit de « contribution sociale » (koinonikos syntelestis). Ce mécanisme s’applique aux zones MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 � d’autant plus nécessaires que le faubourg est enclavé, séparé du reste de la ville par des voies rapides. Alors que la construction d’immeubles d’habitation se poursuit à un rythme effréné, il n’existe qu’une seule école primaire, surchargée, et aucun collège ou lycée. Le bureau de poste est hébergé par un marchand de journaux. Il n’y a ni squares, ni places, ni trottoirs aménagés dans certaines rues. Mais le plus grave est que ces deux faubourgs, Nikopoli comme Euxinoupoli, ne sont pas raccordés au réseau d’eau potable qui dessert toute l’agglomération de Thessalonique et s’approvisionnent à une source privée située à Euxinoupoli, à quelques centaines de mètres d’une usine chimique désaffectée, « Diana ». Diana a fonctionné jusqu’en 1998, malgré les nombreuses protestations de citoyens et de groupes comme Greenpeace qui s’alarmaient des risques liés à un possible incendie. En 2004, l’usine a effectivement brûlé et un nuage toxique a enveloppé tout le secteur ouest de la ville. Mais il reste encore 550 tonnes de produits chimiques à l’intérieur. 8 De récentes analyses de l’eau distribuée dans les quartiers avoisinants ont montré la présence de substances extrêmement on estime que 70 % sont d’origine soviétique – des omogeneis qui ont eu recours au prêt immobilier de l’État, ainsi que des migrants non grecs venus de l’ex-URSS. Une des explications à cette forte concentration pourrait être la proximité de Nikopoli avec Euxinoupoli (les deux districts sont pratiquement contigus), mais aussi l’isolement du quartier par rapport au reste de la ville puisqu’il se trouve de l’autre côté du périphérique, il est « invisible » et déprécié par les autochtones. Tel qu’il est devenu, le faubourg de Nikopoli présente l’avantage non négligeable d’offrir des logements sûrs, car bâtis selon les normes de construction en vigueur (surtout si on les compare à ceux d’Euxinoupoli). Les appartements où vivent les migrants sont de taille modeste mais pourvus de tout le confort : lumière naturelle, bonne ventilation, chauffage central, ascenseur, etc. – confort dont sont précisément privés les logements du centre-ville, du moins ceux que les migrants peuvent se permettre d’acheter. Toutefois, le quartier connaît quelques problèmes. À l’instar d’Euxinoupoli, Nikopoli manque cruellement d’infrastructures et d’équipements collectifs, qui seraient 68 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Épilogue Il y a plus de 80 ans, en 1922, l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie a contraint 1,5 million de Grecs, dont de nombreux Pontiques, à quitter l’Asie Mineure pour s’établir définitivement en Grèce. L’impact sur le pays fut énorme. Thessalonique est devenue la « mère des réfugiés » ; les caractéristiques urbaines, culturelles, sociales et économiques que possède la ville actuelle ont largement été façonnées par cet afflux massif. Aujourd’hui, de nouveaux migrants, souvent d’origine pontique, transforment à leur tour la cité. Leurs boutiques, dans le centre et dans les quartiers ouest, arborent des enseignes en alphabet cyrillique et en grec [photo 7]. Leur langue s’entend partout dans la ville : dans les bus, les parcs, sur les places. Et surtout ils ont formé des quartiers communautaires, pour « s’enraciner », selon leur expression. Toutefois, dans les cas que nous avons étudiés, les quartiers où ils se sont installés présentent des caractéristiques urbaines problématiques, voire peu sûres dans le cas d’Euxinoupoli. En dépit de l’arsenal législatif voté par l’État grec en faveur du logement des migrants omogeneis, les mécanismes d’expansion urbaine anarchique déjà à l’œuvre à Thessalonique – comme dans toutes les agglomérations grecques – ont été les plus forts. Les deux schémas d’urbanisation que représentent Nikopoli et Euxinoupoli, d’un côté la construction légale, de l’autre la construction illégale, se sont substitués à l’aménagement urbain organisé et planifié. Dans le premier cas, le modèle « légal », la construction obéit à un modèle capitaliste et offre au moins des conditions de vie décentes aux habitants. C’est aux autorités municipales qu’il revient d’élaborer un plan d’urbanisme bien conçu pour faire de Nikopoli � 69 LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS habitants de Lachanokipoï – qui sont en grande majorité des migrants soviétiques – risquent de connaître une marginalisation sociale et spatiale. Il faut toutefois rappeler que Lachanokipoï est un phénomène très récent, il est donc trop tôt pour avancer des hypothèses sur son devenir. nocives, cancérigènes pour certaines. En décembre 2005, les autorités interdisaient aux habitants de boire l’eau du robinet et distribuaient des bouteilles d’eau à l’école de Nikopoli. Un autre faubourg de l’ouest de Thessalonique a commencé à se développer depuis trois ou quatre ans – au moment où les prêts au logement voyaient le jour –, celui de Lachanokipoï sur la commune de Menemeni. En quelques années, les champs et les entrepôts ont été remplacés par de grands ensembles immobiliers, construits par de grosses entreprises de bâtiment capables d’acheter des lots de terrain de la taille d’un pâté de maisons. Cette pratique est inhabituelle à Thessalonique, où chaque pâté de maisons est généralement divisé en plusieurs lotissements, avec des parcelles faisant en moyenne entre 250 et 400 m2. L’urbanisation de Menemeni constitue donc un phénomène unique, et, à première vue, ses réalisations architecturales sont intéressantes, pour ce qui est de l’apparence extérieure [photo 6]. Mais le quartier souffre d’un manque de liaisons avec la ville et de l’absence d’équipements collectifs. Comme à Nikopoli, les et des autres nouveaux quartiers des lieux de vie plus attrayants. Avec le temps, nous pouvons imaginer un plus grand brassage de populations et une moindre ségrégation des migrants. Le second cas, illustré par Euxinoupoli et son schéma d’urbanisation « informel », semble plus problématique, et pas uniquement à cause de l’absence de permis de construire. Comme nous l’avons souligné, les constructions « illégales » ne sont pas un phénomène nouveau en Grèce. Mais Euxinoupoli constitue un véritable ghetto où les Pontiques omogeneis ont librement choisi de vivre, quand bien même ce choix renforce leur marginalisation socioéconomique. Comme l’écrivait, il y a des années, Loukia Mousourou à propos des Grecs émigrés en Allemagne : tariat général des omogeneis rapatriés (Geniki Grammateia Palinnostounton Omogenon ou GGPO), in MakedoniasThrakis Ypourgeio, I egkatastasi ton palinnostounton omogenon apo tis hores tis proin Sovietikis Enosis stin Ellada kata perifereia, nomo, dimo kai oikismo [L’installation des omogeneis revenus des pays de l’ex-Union soviétique en Grèce par région, préfecture, municipalité et lieu d’implantation], Thessalonique, 2002. 2- Cf. Makedonias-Thrakis Ypourgeio, Secrétariat général des omogeneis rapatriés, Ta kyriotera haraktiristika ton omogenon apo tis hores tis proin Sovietikis Enosis stous polypolithesterous nomous tis Elladas [Principales caractéristiques des omogeneis originaires des pays de l’ex-Union soviétique dans les préfectures de Grèce], Thessalonique, 2001, p. 19. 3- Environ 49 % des migrants omogeneis résidant à Thessalonique en 2000 avaient eu leur passeport tamponné avant de quitter leur pays d’origine avec la mention « migration de rapatriement » (palinnostisi). Les autres sont entrés en Grèce avec un visa de tourisme. Cf. I egkatastasi ton palinnostounton omogenon apo tis hores tis proin Sovietikis Enosis stin Ellada kata perifereia, nomo, dimo kai oikismo, op. cit., p. 34. 4- Il est révélateur que la place Dikastirion, mentionnée dans plusieurs journaux locaux, soit, comme l’écrit Miltos Pavlou, « présentée tantôt comme un repaire de criminels de l’ex-URSS, tantôt comme un lieu de rencontre des “frères pontiques”. » Cf. Pavlou Miltos, « Ratsistikos logos kai metanastes ston typo mias ypopsifias metropolis » [Discours raciste et migrants dans la presse d’une métropole candidate], in Marvakis A., Parsanoglou D., Pavlou M. (dir.), Metanastes stin Ellada, Ellinika Grammata, Athènes, 2001, p. 141. 5- La situation géopolitique de Thessalonique a façonné l’histoire de la ville. Thessalonique a toujours été un carrefour de peuples, de cultures et de langues. Cf. Katsavounidou Garyfallia, Aorates Parentheseis : 27 poleis sti Thessaloniki, Athènes, éditions Patakis, 2004. 6- Nos calculs sont basés sur les statistiques de l’ESYE et du GGPO (voir supra note 1). 7- D’après un communiqué de presse de la Région de Macédoine centrale publié sur www.photoreportage.gr/photoDetail.asp?ID=5088 & folderID = True (vu le 10 juin 2006). 8- Cf. site web de Greenpeace pour une brève chronique de l’usine Diana : www.greenpeace.org/greece/press/118517/39988 (vu le 10 juin 2006) ainsi que le site du ministère de la Macédoine et de la Thrace (www.mathra.gr/article. php ? id = 1584 [vu le 10 juin 2006]) – tous deux en grec. 9- Mousourou Loukia, « Migration – Migration de rapatriement et logement » [Metanastefsi-Palinnostisi kai Katoikia], in Programma Erevnon Apodimias – Palinnostisis toy Ellinikou Plithismou, vol. 1, General Secretariat of Hellenism Abroad, Athènes, 1993, p. 301. … ils semblent préférer cette concentration spatiale (malgré les mauvaises conditions de vie) pour des raisons sentimentales, culturelles, économiques et sociales. […] Cette situation est sans nul doute à l’origine d’une grande partie des problèmes que connaissent les migrants (mais également la société qui les accueille).9 Cette observation reste d’actualité et nous rappelle qu’au-delà des particularismes de lieu et d’époque, la migration est un fait humain qui de tout temps et en tous lieux pose les mêmes défis tant aux nouveaux arrivants qu’à la société d’accueil. Il est fort probable qu’Euxinoupoli et les autres nouveaux quartiers des faubourgs ouest de Thessalonique continueront d’être des ghettos pendant de longues années encore. Garyfallia Katsavounidou et Paraskevi Kourti MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Notes 1- Pour obtenir ces chiffres, nous avons croisé des données démographiques (de 2001) sur les citoyens étrangers résidant dans les 16 municipalités de Thessalonique, fournies par le Service national des statistiques (Ethniki Statistiki Ypiresia Ellados ou ESYE), avec des données relatives aux omogeneis rentrés en Grèce (datant de l’an 2000) publiées par le Secré- 70 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Migration d’Ukraine en Grèce depuis la perestroïka: les Ukrainiens et les personnes d’origine grecque Réflexions sur le processus migratoire et les identités collectives il est donc difficile de parler d’identité ukrainienne commune aux migrants concernés dans le contexte de leur nouvelle société d’accueil. Même si une timide migration de retour vers l’Ukraine s’amorce, en règle générale, la migration de l’Ukraine vers la Grèce se poursuit. Il est encore trop tôt pour estimer dans quelle mesure ce processus est permanent, temporaire ou circulaire. e flux de migrants d’Ukraine en Grèce est important : entre 25 000 et 50 000 selon les estimations. Il s’agit d’Ukrainiens pour la majorité, mais aussi de personnes d’origine grecque (des Grecs de Mariupol et des Grecs pontiques). Cette étude développe une réflexion sur le processus de migration et les identités collectives des migrants d’Ukraine dans le cadre de leur nouvelle société d’accueil, que les personnes d’origine grecque considèrent également comme leur mère patrie « historique ». Bien que la situation des migrants à l’arrivée soit souvent très similaire, avec le temps, leurs chemins ont tendance à diverger en partie à cause des différentes mesures politiques que prend le gouvernement grec en fonction de l’origine ethnique présumée des migrants, mais aussi en raison des projets de vie différents et des disparités territoriales et linguistiques de départ. Mis à part quelques considérations d’ordre général, L Introduction Je suis venue en Grèce pour tenter ma chance et voir le monde au-delà de ma ville natale. […] En Ukraine, aujourd’hui, il n’y a rien à faire. […] Je suis grecque, il était donc naturel pour moi de venir en Grèce plutôt qu’ailleurs. Témoignage d’une femme grecque de Mariupol âgée d’une trentaine d’années, arrivée en Grèce en 1997. 71 MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, la population du pays a baissé de quatre millions, passant de 52 à 48 millions d’habitants. Ce phénomène est dû à la dépopulation naturelle mais aussi à l’émigration. Selon les estimations des organisations internationales, aujourd’hui deux à sept millions d’Ukrainiens travaillent à l’étranger (Kiryan, 2005, p. 2). Alors que les États-Unis, Israël et l’Allemagne ont été les principales destinations des flux migratoires permanents ainsi que de mobilité « de cerveau » en provenance d’Ukraine, un nombre important d’Ukrainiens a choisi une destination proche de la mère patrie, dans les pays voisins (Russie, Pologne, Tchéquie) ou en Europe du Sud (Portugal, Espagne, Italie, Grèce, Chypre, Turquie). Dans un passé récent, ces derniers – mieux connus comme pays d’émigration et pourvoyeurs de travailleurs et de réfugiés – étaient des pays relativement faciles d’accès, avec un climat agréable, où le travail ne manquait pas, notamment dans le secteur informel de l’économie. Leur transformation en pays d’immigration est un phénomène plutôt récent (Baldwin-Edwards, Arango, 1999 ; Baldwin-Edwards, 2002 ; King, Lazaridis, Tsardanidis, 2000 ; Pteroudis, 1996). En Grèce, aujourd’hui, sur une population totale d’environ 11 millions, 950 000 personnes sont des résidents étrangers (y compris les ressortissants de l’Union européenne et de l’Association européenne de libre-échange), ce qui représente 8,9 % de la population. Les principaux groupes par nationalité sont les Albanais, les Bulgares, les Géorgiens, les Roumains, les Américains, les Cypriotes, les Russes, les Anglais, les Allemands et les Ukrainiens (BaldwinEdwards, 2004). Selon les données du ministère de l’Intérieur grec, en janvier 2006, il y avait 20 283 Ukrainiens en Grèce avec des permis de résidence valides1. Les estimations concernant le nombre total des migrants d’Ukraine en Grèce, en tenant compte des personnes d’origine grecque et des migrants non déclarés ou avec des permis de résidence expirés, se situent entre 25 000 et 50 0002. À l’instar d’autres pays qui mettent en avant le droit du sang (jus sanguinis) pour déterminer la citoyenneté (Israël, l’Allemagne et la Finlande), la Une Grecque de Mariupol arrivée en Grèce en 1990 sur la tombe de ses parents à l’occasion d’un séjour à Mariupol en 2003. Grèce a adopté des mesures différentes pour les migrants d’origine et de descendance grecques et les migrants d’autres origines : les personnes d’origine ou d’ascendance grecques, les omogeneis, peuvent prétendre à la citoyenneté au titre de mesures spéciales, indépendamment de la période durant laquelle eux-mêmes ou leurs ancêtres ont vécu dans d’autres pays. La préservation et la promotion d’une identité et d’une culture nationales unifiées ont constitué l’une des préoccupations des gouvernements grecs successifs depuis la création de l’État. Les personnes qui rentrent au pays sont appelées palinnostountes ou « rapatriées ». L’État hellénique a pris des mesures spéciales pour les assister en termes de formation et d’éducation, de logement, de santé, de prise en charge des enfants, et de conseils. Comparés à d’autres groupes de migrants, ils accèdent plus facilement à la citoyenneté grecque ou à une carte d’identité, ce qui équivaut à un permis de résidence et de travail. Les personnes d’autres origines (allogeneis) qui proviennent des pays tiers n’appartenant pas à l’Union européenne sont considérées « immigrés étrangers » (allodapoi, metanastes). L’objet de la présente étude, basée sur des entretiens menés avec des représentants des autorités grecques, des associations pontiques et ukrainiennes 72 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Avec son frère à Mariupol. pontiques, et les descendants des colons Grecs de Grèce continentale, des îles de la Mer Egée et Ioniennes, arrivés dans le sud de la Russie au cours des XVIIIe et XIXe siècles (Dmitrienko, 2000). La grande majorité des Grecs d’Ukraine est composée de Grecs de Mariupol. Il s’agit très probablement de descendants de migrants grecs, installés en Crimée du temps de l’Empire byzantin, rejoints plus tard par des migrants d’Asie Mineure et de l’Egée3. Vers la fin du XVIIIe siècle, ces Grecs ont été transférés vers la région de la mer d’Azov dans le cadre des politiques d’implantation de Catherine II, où ils ont fondé la ville de Mariupol et vingt-et-un villages. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux – environ 100 000 personnes – vivent encore dans la région de Donetsk, dans l’Est du pays. Ils font partie des rares Grecs de l’ex-Union soviétique qui n’ont pas été touchés par les déportations staliniennes (Aradzhioni, 1999 ; Kaurinkoski, 1997, 2003). Dans l’ex-Union soviétique, les Grecs pontiques constituaient les deux tiers de l’ensemble des personnes d’origine grecque4. Cela étant, ils ne sont pas très nombreux en Ukraine et vivent principalement en Crimée et dans le Sud. Ce sont les descendants de migrants des communautés grecques de Pontos5, la côte turque de la mer Noire (Pont Euxin), qui ont quitté cette région pour l’Empire russe (et ainsi que sur des recherches sur le terrain en Ukraine, à Athènes et à Chypre (2002-2005), est de réfléchir au processus de la migration et aux identités collectives des migrants d’Ukraine dans le contexte de la nouvelle société d’accueil, que les personnes d’origine grecque considèrent comme leur mère patrie « historique » ou « externe », comme il a été proposé par Brubaker (1995). Les migrants ont-ils une identité ukrainienne commune ? Dans le cas des personnes d’origine grecque, faire l’expérience de la « mère patrie historique » implique-t-il une redéfinition de leur perception de la grécité ? Les personnes d’origine grecque et les Ukrainiens Les Ukrainiens ont commencé à arriver en Grèce en 1988, principalement pour des raisons économiques, d’abord en provenance de l’ouest de l’Ukraine, puis du centre, et vers le milieu des années 1990, de l’est et du sud du pays (notamment des régions de Donetsk, Dniepropetrovsk, Luhansk et de Crimée). Les personnes d’origine grecque, dans le cas de l’Ukraine, peuvent être divisées en trois sous-groupes principaux : les Grecs de Mariupol, les Grecs 73 MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA Le départ d’Athènes en car. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Sartanskie samocvety, un groupe de danse et de folklore grec de Sartana (Mariupol) à un festival de théâtre en Crimée en 2003. et au Kazakhstan. Certains Grecs pontiques ont réussi à quitter l’Union soviétique dans les années 1920, 1930, 1960 et 1970 (Zapantis, 1982 ; Notaras, 1998). L’instauration de la perestroïka et de la glasnost en Union soviétique en 1985 marque le début de la dernière vague d’émigration vers la Grèce, qui a atteint des chiffres considérables en 1988. Cependant, dans le cas de l’Ukraine, ce n’est qu’en 1994 que l’émigration vers la Grèce devient importante, à la fois pour les Grecs pontiques et ceux de Mariupol. Plusieurs milliers ont également choisi de s’installer à Chypre (Kasimati, 1993 ; Kaurinkoski, 2005, 2006 ; Voutira, 1991, 2006). Selon des estimations des responsables des fédérations des associations grecques d’Ukraine, de Crimée et de Chypre, environ 12 000 Grecs ont quitté l’Ukraine pour la Grèce et 3 000 pour Chypre depuis plus tard l’Union soviétique) entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, en raison des guerres russoturques ou de l’attrait exercé par les privilèges accordés aux colons étrangers (terres, exemption d’impôts et du service militaire) (Bruneau, 1998). À l’instar d’autres groupes ethniques « étrangers » (Allemands, Coréens, Tchétchènes, etc.), ils figurent parmi les groupes déportés par Staline, avant, pendant et à la suite de la Deuxième Guerre mondiale (Conquest, 1970 ; Nekritch, 1982 ; Fotiadis, 1994 ; Agtzidis, 2001)6. En 1944, 14 300 Grecs de Crimée ont ainsi été déportés vers l’Ouzbékistan, d’autres républiques de l’Asie centrale soviétique et le nord de la Russie. Avant l’éclatement de l’Union soviétique, les principales communautés grecques pontiques vivaient en Géorgie (100 000), dans le Caucase, au nord de la Russie (Krasnodar et Stavropol) (98 000), 74 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Aspects de la politique grecque d’immigration et de rapatriement La politique grecque de « rapatriement » relative aux personnes d’origine grecque de l’ex-Union soviétique est conçue comme un prolongement du traité de Lausanne de 1923 sur l’échange obligatoire des populations entre la Grèce et la Turquie. En 1990, le droit au « retour » a été accordé à tous les Grecs de l’ex-Union soviétique, lesquels, sur présentation de preuves justifiant leur origine grecque, pouvaient déposer une demande de palinnostisi, c’est-à-dire, de « visa de retour » auprès des services diplomatiques grecs à Moscou et, par la suite également, auprès des nouveaux États indépendants. Le terme palinnostisi, qui signifie « retour d’une personne vers son pays d’origine », a été critiqué par les migrants, les responsables et décideurs politiques, car il prête à controverse et se révèle inexact dans la mesure où les Grecs de l’ex-Union soviétique n’étaient pas nés en Grèce, et qu’il n’y a eu de procédure de rapatriement par l’État grec que dans trois cas exceptionnels (Diamanti-Karanou, 2003). Dans la pratique quotidienne comme dans le discours politique, notamment dans le nord de la Grèce, les « rapa- 75 MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA triés » ont souvent été appelés « réfugiés » (prosfyges) ou « nouveaux réfugiés » (neoprosfyges) (Keramida, 2002 ; Voutira, 2003). Cependant, dans le langage officiel, les termes « rapatriement » et « rapatrié » ont été choisis pour refléter le caractère idéologique, volontaire et individuel du processus de migration vers la Grèce (Argyros, 1996 ; Voutira, 1994). Je préfère parler de « migration privilégiée » comme le proposent certains auteurs (Münz et Ohliger, 2003 ; de Tinguy, 2003 ; Kaurinkoski, 2005, 2006 ; Yelenevskaya et Fialkova, 2005 ; Voutira, 2006) pour décrire des mouvements migratoires de ce type. Entre 1990 et 2007, trois périodes se distinguent selon la législation et la politique de l’immigration en vigueur. Entre 1990 et 1993, l’obtention d’un « visa de retour » et de la citoyenneté était relativement facile. Puis, aux termes de la loi 2130/1993, de nombreux documents devaient être fournis pour apporter la preuve de l’origine grecque du demandeur et l’obtention d’un « visa de retour » et de la citoyenneté devint plus difficile. Enfin, aux termes de la loi 2790/2000, actuellement en vigueur, la responsabilité de la réinstallation et de la naturalisation ne relève plus du ministère des Affaires Etrangères, mais du ministère de l’Intérieur, de l’Administration publique et de la Décentralisation. De même, le nombre de documents8 requis pour déposer une demande a été réduit. Depuis, une audition en commission, destinée à vérifier la conscience 9 grecque a été mise en place. De plus, alors qu’auparavant, les migrants d’origine grecque arrivaient tout simplement dans le pays et s’inscrivaient auprès de leur municipalité, cette nouvelle loi introduit, pour la première fois, un véritable processus de naturalisation. Pour ceux qui ne souhaitent pas perdre la citoyenneté de leur pays d’origine, étant donné que l’Ukraine ainsi que d’autres nouveaux États indépendants ne reconnaissent pas la double nationalité, il est possible d’obtenir une carte d’identité. Toutefois, cette carte, qui correspond à un permis de résidence et de travail, n’équivaut pas à la citoyenneté et ne donne pas le droit de vote10. En fait, depuis 1994, l’objectif de la politique grecque envers sa diaspora de « l’Est » a été de la fin des années 1980. Au total, le nombre de migrants d’origine grecque arrivés en Grèce de l’ex-Union soviétique après la perestroïka est estimé à 200 000. La Géorgie, le Kazakhstan et la Russie ont été les principales républiques de départ7. D’un point de vue linguistique, les Grecs pontiques et de Mariupol sont aujourd’hui principalement russophones. Les Grecs de Mariupol parlent leur propre dialecte grec ou urum (dialecte dérivé du tatar), alors que les Grecs pontiques parlent soit un dialecte du Pontos, région située au nord-est de la mer Noire ou le rum, un dialecte turc. Toutefois, ces dialectes sont principalement utilisés par les générations âgées. Parmi les Ukrainiens de souche, on trouve à la fois des ukrainophones et des russophones. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 naires d’Ukraine ont participé à ce programme qui a principalement attiré des Grecs de Géorgie, où des représentants du gouvernement grec ont mené une « campagne ». Entre 2002 et 2005, cette fondation (en coopération avec les ministères de l’Intérieur et de l’Économie nationale) a mis en œuvre un programme pour accorder des crédits à faible taux d’intérêt d’un montant maximum de 60 000 euros aux Grecs de l’ex-Union soviétique qui souhaitaient acheter un terrain, construire une maison ou acquérir un appartement. Dans ce domaine, différentes mesures ont été appliquées dans différentes régions de Grèce. Alors que dans la zone 1, qui couvre l’est de la Macédoine et de la Thrace, et les îles du nord de la mer Egée, les migrants ont obtenu 30 % du crédit gratuitement et n’ont payé aucun intérêt, dans les zones 2, 3 et 4, cette dernière comprenant Athènes et d’autres grandes villes, l’État a pris en charge respectivement 80, 60 et 40 pour cent du taux d’intérêt12. Les Grecs de l’ex-Union soviétique bénéficient d’autres privilèges qui leur sont accordés dès leur arrivée par les autorités grecques (allocations de réinstallation, de logement, aide financière supplémentaire, allocations familiales, avantages fiscaux). Ils sont également autorisés à importer des effets mobiliers sans payer de droits, à concurrence d’un certain montant. Des stages de langue grecque et des formations professionnelles, habituellement d’une durée de six mois, sont organisés pour faciliter leur intégration. Une assistance professionnelle est également fournie à ceux qui investissent dans l’agriculture, l’élevage de bétail et qui créent des petites et moyennes entreprises en Macédoine – Thrace (EIYAAPOE, 1991-2001 ; Argyros, 2001). Enfin, des dispositions particulières leur permettent de s’inscrire dans les universités grecques (quotas ou examens spéciaux), notamment à l’université de Thrace (loi 1966/1991), ainsi que dans les écoles techniques (D.538/2002). De la même manière, des quotas sont prévus pour leur intégration dans la fonction publique. Néanmoins, dans la pratique, ces lois ne sont pas toujours appliquées (Diamanti-Karanou, 2003, p. 39). contenir les flux entrants, tandis qu’avec l’entrée en vigueur des accords de Schengen pour la Grèce en 1997, le contrôle aux frontières grecques a été renforcé. Ainsi, depuis le milieu des années 1990, un grand nombre de Grecs de l’ex-Union soviétique, ainsi que des migrants d’autres nationalités (Ukrainiens, Russes, Moldaves, Géorgiens, etc.), sont arrivés en Grèce avec un visa touristique. Après l’entrée en vigueur de la loi 2790/2000, les migrants d’origine grecque ont généralement pu régulariser leur situation une fois arrivés en Grèce. Les autres nationalités, tels que les Ukrainiens, doivent – à moins d’être mariés à des citoyens grecs – justifier d’une résidence légale de dix ans avant de pouvoir prétendre au statut de résident permanent ou à la citoyenneté (loi 2910/2001), soit le double en moyenne du reste de l’UE. Après expiration de leur visa, nombre de migrants sont restés « sans papiers » 11. Par la suite, certains ont bénéficié des campagnes de régularisation organisées par les autorités grecques en 1998, 2001 et 2005 (décrets présidentiels 356/1997, 359/1997 et loi 2910/2001). L’intégration des Grecs de l’ex-Union soviétique est un défi de taille pour la Grèce que diverses institutions s’appliquent à relever, notamment les ministères des Affaires étrangères, de l’Intérieur, du Travail et de l’Éducation, l’Organisation du travail et de la main-d’œuvre (OAED), ainsi que les services des préfectures et des municipalités et différentes fondations et associations. En août 1990, suite à un décret présidentiel (23-11-1990), une Fondation nationale pour l’admission et la réinstallation des Grecs expatriés et rapatriés (EIYAPOE) a été créée sous l’égide du ministère des Affaires étrangères. Financée par l’État et l’Union européenne, cette fondation a adopté un programme de rapatriement et d’installation rurale (1991-1999) pour les Grecs de l’ex-Union soviétique dans la région de Thrace, dans le Nord de la Grèce. Environ 15 % (20 500 personnes) de la population d’origine grecque arrivée récemment a participé à ce programme, lequel a été fortement critiqué en raison de son inefficacité et de sa mauvaise gestion. Cependant, peu de Grecs origi- 76 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE En Grèce, les Ukrainiens se concentrent principalement à Athènes (60 %). Ils vivent aussi en Macédoine centrale (15 %) et dans le Péloponnèse (10 %) ainsi que sur les grandes îles (Crête, Rhodes) quoiqu’en nombre moins important. Les Grecs d’Ukraine, pour leur part, se répartissent de façon relativement uniforme entre le Grand Athènes et le nord du pays. Cela mérite d’être noté quand on sait que la population d’origine grecque de l’ex-Union soviétique dans son ensemble vit à 74 % dans le nord du pays (59 % en Macédoine et 15 % en Thrace) et à 22 % dans le centre. Les principaux critères de choix de la région d’installation ont été l’existence de liens familiaux (dans le cas des Grecs pontiques) ou d’un réseau d’amis, de connaissances ou de personnes originaires du même village (dans le cas des Grecs de Mariupol), ainsi que la disponibilité d’emplois ou la possibilité d’obtenir un logement de l’État, comme dans le cas de ceux qui choisissent de s’installer en Thrace. La structure familiale des Grecs de Mariupol et des Grecs pontiques en Grèce varie fortement d’un cas à l’autre. Les Grecs pontiques sont essentiellement des familles et familles élargies. Parmi les Grecs de Mariupol, on compte de nombreux célibataires et les deux sexes sont représentés. Les Ukrainiens, pour leur part, sont essentiellement composés de femmes (77 % selon les données du ministère de l’Intérieur en 2006). D’après une étude réalisée par J. Cavounidis, basée sur des données fournies par le premier programme de régularisation, environ un tiers de ces femmes sont divorcées (Cavounidis, 2003, pp. 221-238). La plupart ont une famille et un foyer permanent en Ukraine, ce qui s’applique également aux Grecs de Mariupol. Comparé à l’ensemble de la population grecque du pays, le niveau d’études de ces groupes est généralement élevé. Environ 25 à 30 % sont titulaires de diplômes universitaires ou d’instituts techniques. Néanmoins, peu d’entre eux travaillent dans leur Un groupe de folklore ukrainien fondé par des migrants ukrainiens à Athènes. Photo de l’association ukrainienne Zuravlinyï Kraï. À leur arrivée en Grèce, les femmes travaillent souvent dans des maisons, où elles font le ménage ou gardent des personnes âgées et des enfants. D’autres travaillent dans des bars ou des restaurants. Les hommes travaillent le plus souvent sur les chantiers. Certains trouvent temporairement un emploi dans l’agriculture, en Thessalie ou en Macédoine. Pendant l’été, nombre d’entre eux travaillent dans les îles. Ces activités, souvent non déclarées, sont les seules accessibles aux immigrés sans permis de travail. Les salaires sont faibles et les employeurs versent rarement, si ce n’est jamais, de cotisations sociales. On n’observe aucune différence de taille entre les migrants d’origine grecque et les Ukrainiens. Au fil du temps, certains trouvent du travail dans des magasins, des salons d’esthétique, des usines, des agences de voyage, etc. Les plus ambitieux ont monté leur propre affaire, dans l’esthétique, la restauration ou le tourisme. Selon les données du recensement de 2001, 66 % des femmes d’Ukraine en Grèce travaillaient dans 77 MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA domaine de qualification13. Selon les estimations faites par les représentants des associations pontiques et les migrants eux-mêmes, le pourcentage global pour les migrants d’origine grecque de l’exUnion soviétique en Grèce est estimé à 10 %. Répartition géographique, profils familiaux et professionnels des Ukrainiens et des personnes d’origine grecque en Grèce MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 quittera le pays sans acquérir de droits sociaux ni politiques, et non pas comme des personnes ou d’éventuels futurs citoyens » (Lafazani, 2004). Même si la situation des migrants d’origine grecque devrait être meilleure (notamment après acquisition de la citoyenneté grecque), dans la pratique, leur situation sur le marché du travail reste fragile ; cela est principalement dû à la concurrence avec les gens du cru et les autres groupes d’immigrés qui acceptent des salaires plus bas, mais aussi à différentes formes de racisme et de xénophobie. Dans ce contexte, leur connaissance insuffisante de la langue grecque et la non-reconnaissance des diplômes obtenus en exUnion soviétique et dans les nouveaux États indépendants sont des obstacles communs aux deux groupes. En fait, dès leur arrivée en Grèce, la situation des Ukrainiens et des Grecs d’Ukraine est souvent assez semblable. Les deux groupes ont grandi et ont été socialisés dans l’ex-Union soviétique ; ils arrivent dans un pays qui, de facto, leur est étranger et, dans la plupart des cas, sans aucune connaissance de la langue. À ce stade précoce, les relations qu’ils ont entre eux sont souvent informelles, ce qui leur permet de surmonter les difficultés initiales dans ce nouveau pays d’accueil. Cependant, avec le temps, leurs chemins tendent à diverger. Ce phénomène s’explique par les politiques menées par le gouvernement grec à l’égard des immigrés selon leur origine ethnique supposée, ainsi que par les différences entre les projets de vie initiaux des immigrés euxmêmes et, en conséquence, entre leurs stratégies de survie et d’intégration dans le nouveau pays d’accueil, celles-ci dépendant largement de leurs identités ethniques et territoriales dissemblables. « d’autres secteurs », une catégorie que l’on suppose tenir compte des emplois de maison. Environ 20 % travaillaient dans le tourisme et environ 10 % dans l’agriculture et l’industrie. Parmi les hommes, 80 % travaillaient comme artisans, chauffeurs, ouvriers nonqualifiés, employés dans de petites entreprises, 5 % dans le secteur de services ou en tant que personnel de vente dans des magasins ou sur des marchés, 5 % dans l’agriculture, tandis que 5 % ont déclaré leur profession de manière peu précise ou n’ont pas déclaré de profession, les autres étaient des scientifiques, des artisans, des techniciens ou des chefs d’entreprise (BaldwinEdwards, 2004). Comparés aux Grecs pontiques d’Asie Centrale et du Caucase, les Grecs ukrainiens et les Ukrainiens ne sont pas fortement représentés dans les professions libérales et les créateurs ou chefs d’entreprise. Cela s’explique par le fait que l’arrivée des Grecs d’Ukraine en Grèce est plus récente, alors que parmi les Ukrainiens, un grand nombre ne possède pas de « papiers » en règle, et que certains n’ont jamais eu l’intention de rester sur le territoire grec et n’ont, par conséquent, jamais déposé de demande d’équivalence de leur diplômes. Les personnes que j’ai interrogées m’ont également parlé de migrants, qu’il s’agisse de personnes d’origine grecque ou d’autres nationalités, qui dirigent des entreprises d’import-export entre la Communauté des États indépendants, la Turquie et la Grèce. Ils travaillent ordinairement dans le prêtà-porter et la chaussure bas de gamme. Certains sont impliqués dans la vente de cigarettes et de drogues, ou dans la traite d’êtres humains, souvent en collaboration avec des gens du cru. Les Ukrainiennes ainsi que d’autres femmes d’Europe de l’Est sont souvent employées dans l’industrie du sexe (Kasimati, 2003, p. 160 ; Emke-Poulopoulos, 2003 ; ILO, 2005). Si les immigrés de différentes nationalités continuent, même plusieurs années après leur arrivée, à exercer des « emplois subalternes » ou se tournent vers des activités semi-légales ou criminelles, c’est aussi une conséquence de la politique grecque en matière d’immigration. En effet, la Grèce considère encore ces « nouveaux arrivants » comme une main-d’œuvre bon marché « qui travaillera et Expressions des identités collectives L’identité ethnique peut être définie comme un sentiment d’appartenance prolongée à un groupe d’individus revendiquant des ancêtres communs et une tradition culturelle commune, résultant d’un 78 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 79 MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA par l’État, tout en se considérant comme des migrants temporaires (Voutira, 1991 ; Kaurinkoski, 2005, 2006). De façon générale, les Ukrainiens ne se sont pas installés en Grèce pour recommencer une nouvelle vie, mais plutôt en tant que travailleurs et visiteurs temporaires, désireux de rentrer dans leur pays dès que les conditions le permettraient. Pour nombre d’entre eux, le principal objectif était d’envoyer de l’argent chez eux. Au fil des années, après avoir régularisé leur situation et/ou lorsqu’ils avaient des raisons personnelles de rester en Grèce, certains ont fait venir leurs enfants. En général, ce n’est qu’à partir de ce moment qu’ils commencent à s’intéresser à la Grèce, à s’interroger sur la vie dans ce pays et à se concevoir en futurs citoyens grecs éventuels, avec des droits et des devoirs. S’agissant de l’expression des identités collectives et des réseaux formels et institutionnels dans le nouveau pays d’accueil, une différence de taille existe entre les Ukrainiens et les migrants d’origine grecque. Les Grecs pontiques disposent d’un vaste réseau d’associations, dont les premières furent créées dans les années 1920, avec l’arrivée des réfugiés de Turquie et du Caucase. À partir des années 1950, d’autres virent le jour dans le contexte de l’arrivée des Grecs de l’ex-Union soviétique. Le rôle de ces associations est de servir de médiateurs entre les migrants d’origine grecque de l’ex-Union soviétique et les autorités grecques et russes. Elles agissent notamment pour la reconnaissance des diplômes délivrés en ex-Union soviétique et la prise en compte des années de travail dans ce pays aux fins du paiement d’une retraite en Grèce, et pour tenter de résoudre les difficultés liées à l’obtention de la carte d’identité ou de la citoyenneté grecque. Certaines de ces associations s’attachent aussi à préserver l’identité et les caractéristiques culturelles grecques pontiques, en organisant des cours de danse, de musique et de théâtre. D’autres poursuivent, entre autres, des objectifs plus politiques, comme la reconnaissance du génocide pontique – reconnu par le Parlement grec en 1994, mais pas par l’historiographie grecque ou la communauté internationale. acte d’assignation de soi par soi-même et/ou par autrui (Hutnik, 1991). Elle peut tirer sa motivation et son schéma de l’interaction d’oppositions avec des tiers étrangers au groupe, mais combine le plus souvent cette source de différenciation à une source interne d’identification. L’une de ces sources peut se révéler plus importante que d’autres, selon les circonstances et les situations historiques. Contrairement aux frontières, qui différencient les individus et maintiennent une division ethnique, les origines rendent les individus identiques au sein d’un même groupe, créant et maintenant l’ethnicité de l’intérieur (Roosens, 2000, pp. 84-85). K. Verdery souligne l’importance de critères comme le sexe, la race, la classe sociale, le capitalisme et les formes changeantes du pouvoir de l’État dans l’étude de la « nouvelle ethnicité » dans le contexte actuel (Verdery, 2000). E. Voutira, pour sa part, met en avant la notion traditionnelle et aristotélicienne de philia (Nicomachean Ethics, IX, ch. XI-XII), notamment dans le sens de l’acceptation mutuelle de soi-même et de l’autre avec la visée d’un type de relation qui rend la vie supportable, satisfaisante et gratifiante (Voutira, 2006, p. 401). S’agissant des migrants d’Ukraine, nous avons d’une part les Ukrainiens et, d’autre part, les personnes d’origine grecque « rentrant dans leur pays » : les Grecs de Mariupol, dont les liens avec la Grèce remontent très loin dans le passé, et les Grecs pontiques, qui constituent, en fait, un groupe hétérogène selon leur lieu d’origine et de résidence en exUnion soviétique. En règle générale, on peut affirmer que jusqu’au milieu des années 1990, de nombreux Grecs pontiques d’Asie Centrale, de Géorgie et de Russie, sont arrivés en Grèce, pensant qu’ils rentraient « chez eux ». Les conflits armés dans le Caucase ont également été des facteurs « d’incitation » importants. C’était une réaction en chaîne et un phénomène collectif. « Tout le monde partait. » Dans le cas de l’Ukraine, toutefois, il semblerait que le principal facteur « d’incitation » était économique, à la fois pour les Grecs pontiques et ceux de Mariupol. S’agissant de ces derniers en particulier, la majorité serait arrivée en Grèce pour profiter des dispositions prises d’origine ainsi qu’à leur sous-culture ethnique, à Mariupol, où nombre d’entre eux possèdent encore de la famille proche, une maison ou un appartement et où se trouvent des responsables associatifs forts qui ont « directement » accès à des hauts fonctionnaires (Kaurinkoski, 1997, 2003, 2005). La situation est différente pour les Ukrainiens d’origine ukrainienne. Actuellement, deux associations ukrainiennes existent à Athènes, Ellino-Ukrainiki Skepsi (L’idée gréco-ukrainienne) (1998) et Zuravlinyï Kraï (Le berceau des grues) (1998). Elles ont plusieurs antennes à travers le pays. Toutes deux ont pour but de préserver et promouvoir les traditions, l’histoire, la langue et la culture ukrainiennes dans la société grecque d’accueil. Ellino-Ukrainiki Skepsi a des activités plus politiques : l’association œuvre en faveur de la reconnaissance par le Parlement grec de la famine ukrainienne de 1932 et 1933 et adopte des positions sur la politique intérieure et étrangère ukrainienne. La plupart des membres de ces associations se considèrent comme des migrants temporaires, étant entendu qu’il existe toutefois des couples gréco-ukrainiens. La plupart sont d’origine ukrainienne, mais il y a aussi des personnes d’origine russe ou grecque. Toutefois, avant leur arrivée en Grèce, ils n’étaient pas tous « conscients d’être Ukrainiens ». Plusieurs des personnes que j’ai interrogées, originaires du sud et de l’est du pays, m’ont avoué que lorsqu’elles vivaient en Ukraine, elles se considéraient comme soviétiques (sovetskiï celovek). Ce n’est qu’une fois en Grèce qu’elles ont commencé à s’intéresser à la langue, à l’histoire et à la culture ukrainiennes et à se documenter sur ces questions. Il existe aussi une troisième association qui mérite qu’on la mentionne – le centre russe (1996) de Glyfada, une banlieue chic d’Athènes, qui compte parmi ses membres des Ukrainien(ne)s du Sud et de l’Est. Certain(e)s sont marié(e)s à des Grec(que)s, d’autres sont des conjoints de chefs d’entreprises ou des hommes d’affaires qui vivent en Grèce pour des raisons de sécurité. L’objectif du centre russe est de donner aux personnes de culture russe l’occasion de se rencontrer et de s’exprimer en russe loin de « chez elles ». MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 En général, les femmes migrantes occupent des emplois domestiques ou dans le secteur de la restauration. Sur le plan individuel, les Grecs pontiques expriment leur attachement à leurs origines à travers la lecture, en participant à des événements culturels ainsi qu’à des « pèlerinages » dans le Pont et sur les lieux commémoratifs érigés par les « anciens réfugiés » des années 1920 (Bruneau, 1998, pp. 213-228 ; 2004). Certains essaient de nouer des contacts avec les premières vagues de migrants mais aussi avec les descendants des « anciens réfugiés » qui font aujourd’hui partie intégrante de la société d’accueil, et jouent ainsi un rôle de « passerelle sociale » (Portes, 1995, p. 22) entre les nouveaux venus et le pays d’accueil. Les Grecs de Mariupol n’ont pas d’associations en Grèce. Certains prennent contact avec les associations de Grecs pontiques et apprennent à connaître ces derniers. Ceci étant, ils semblent nettement plus attachés à leur pays et à leur « communauté » 80 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE C’est de savoir que mes parents, grands-parents et arrière-grands-parents étaient tous Grecs. C’est avoir du sang grec coulant dans mes veines. Notre histoire remonte à la Grèce antique, le pays de nos ancêtres. C’est aussi notre culture, nos traditions, notre langue, notre musique et nos chansons… Notre peuple a beaucoup souffert de la répression sous Staline. Ensuite, pendant de longues décennies, nous n’avons pas eu le droit de nous exprimer. Ce n’est que dans les années 1980, après 81 MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA pour les plus éclairés, même de « Grecs de Mariupol ». En revanche, dans les médias et le discours quotidien, le terme le plus communément utilisé reste Rossopontioi (Pontiques russes) et il se réfère à l’ensemble des Grecs de l’ex-Union soviétique, sans distinction aucune de leurs origines ethniques ou territoriales. Ni à « l’intérieur » ni à « l’extérieur », ils constituent un groupe intermédiaire entre les habitants et les immigrés étrangers (Nestropopoulou, à paraître). Nombre de Grecs pontiques et de Mariupol que j’ai interrogés prétendent se sentir grecs. Cependant, au sein de la société grecque, ils se sentent souvent étrangers, en grande partie en raison de l’attitude négative de celle-ci à leur égard. Quant aux Ukrainiens, ce sont des étrangers en Grèce. En tant que tels, pour des raisons historiques et culturelles notamment, et comparés à d’autres groupes de migrants, ils sont plutôt bien vus dans la société. L’idée, très répandue dans les années 1990, que les Ukrainiennes étaient des prostituées brisant les ménages grecs, a été nuancée. De nos jours, elles sont aussi considérées comme de « bonnes travailleuses » et des « personnes douces ». Cependant, si de nombreux Ukrainiens découvrent leur identité ethnique en Grèce, phénomène commun dans l’immigration, c’est également la conséquence directe de l’exclusion socio-économique dont ils souffrent dans le pays d’accueil (Karantinos, Maratou-Alipranti, Fronimou, 2002 ; Runblom, 2000). Enfin, que signifie la grécité pour un Grec d’Ukraine ? Selon l’une de mes informatrices, une Grecque de Mariupol, militant depuis les années 1970 dans le domaine des arts du spectacle : Enfin, une école ukrainienne, qui dispense des enseignements en ukrainien, a ouvert ses portes à Athènes en 1999. Elle est enregistrée auprès du ministère de l’Éducation à Kiev et bénéficie du soutien de l’ambassade d’Ukraine à Athènes. Cependant, elle n’est pas reconnue par les autorités grecques. La plupart des élèves sont d’origine ukrainienne et des enfants d’immigrés qui considèrent leur séjour en Grèce comme temporaire. L’église uniate est un important centre de rassemblement pour les migrants d’Ukraine de l’Ouest et du Centre, l’église orthodoxe russe quant à elle, réunit les migrants originaires des régions du Centre, de l’Est et du Sud du pays ainsi que d’autres immigrés de l’exUnion soviétique qui se rendent à l’église pour entendre la célébration en russe. Comme j’ai essayé de le montrer, les trois groupes concernés sont composés d’individus à identités multiples : Grecs, Grecs pontiques, Grecs de Mariupol, Ukrainiens, Russes soviétiques, immigrés. L’identité que l’individu choisit de mettre en avant dépend en règle générale du contexte et des personnes concernées. Dans la société grecque, l’identité grecque l’emporte sur toutes les autres. Toutefois, la perception de cette identité dépend d’une hiérarchie : même si les populations d’origine et de culture grecques sont reconnues comme membres potentiels de la nation grecque, les intérêts des Grecs de Grèce, par opposition aux Grecs de la diaspora, l’emportent sur les intérêts de ces populations. Officiellement, l’État grec reconnaît les Grecs de l’ex-Union soviétique comme faisant partie de sa diaspora. Une fois la citoyenneté grecque acquise, ils constituent une importante force électorale. Dans la pratique, la manière dont ces Grecs sont perçus par la société dépend du contexte. Soit on souligne leurs origines grecques qui témoignent de la pérennité de l’hellénisme ; soit, lorsque les « nouvelles sont mauvaises » – par exemple, lorsqu’un crime est commis par un « Grec soviétique » – ses origines grecques sont immédiatement remises en question et c’est l’ensemble du groupe qui est stigmatisé. Dans le discours officiel, on parle aujourd’hui de « Grecs pontiques de Russie ou de l’ex-Union soviétique », MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 l’avènement de la perestroïka, que nous avons enfin obtenu le droit d’apprendre notre langue à l’école. Pour la génération la plus âgée, l’idée de la Grèce et de la grécité était principalement une question de fierté de son ascendance, de sa culture et de son « passé prestigieux ». Une fois en Grèce, la nostalgie de l’Ukraine, de l’Union soviétique, de la langue russe – et occasionnellement, de la langue ukrainienne – faisait surface. Dans ce contexte, la grécité prend souvent une nouvelle signification, dans laquelle l’histoire de la famille, les expériences collectives du passé, les répressions politiques et, dans le cas des Grecs pontiques, les déportations, jouent un rôle important. Ainsi, surtout chez les adultes et les personnes âgées, la grécité est souvent transformée en un passé de souffrances et de résistance culturelle dans des conditions difficiles. Les générations actuelles ne sont toutefois plus élevées avec les récits des souffrances passées et de la vision d’une Grèce, « mère patrie mythique ». Pour la jeunesse post-soviétique, aller en Grèce est principalement une question de « visa » et de moyens financiers pour payer le voyage. En tenant compte du fait que l’État hellénique établit une distinction entre les migrants selon leurs origines ethniques grecques supposées, il est difficile de parler d’identité ukrainienne commune dans le cas des différents groupes de migrants d’Ukraine en Grèce. Un autre facteur de ségrégation est lié aux origines régionales différentes de ces migrants et à l’importance des identités régionales et linguistiques en Ukraine (Hrytsak, 2000 ; Smith et al, 1998). Pour ne citer qu’un exemple : en 2001, 86,6 % des habitants de la partie occidentale de l’Ukraine ne parlaient qu’ukrainien, alors que dans la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine, et fief des Grecs de Mariupol, 81 % des habitants ne parlaient que russe (Strikha, 2001, p. 245). Enfin, n’oublions pas qu’en Union soviétique, la nationalité (natsionalnost) était mentionnée sur le passeport. En fait, c’est « parce qu’ils étaient Grecs » que beaucoup de Grecs de l’ex-Union soviétique, y compris d’Ukraine, se sont installés en Grèce, la destination « naturelle » pour ceux qui avaient décidé de partir (Kaurinkoski, 2005, 2006). Grecques de Mariupol à Athènes. Un moment de sociabilité et de cohésion ethnique pour prendre des forces Conclusion Bien que la situation des Ukrainiens et des personnes d’origine grecque qui « rentrent au pays » soit assez semblable à leur arrivée en Grèce, leurs chemins ont tendance à diverger avec le temps. Cela est dû, dans une large mesure, au fait que les Grecs qui rentrent au pays accèdent plus facilement à la citoyenneté grecque et aux programmes d’intégration mis en place par l’État grec, fermés aux Ukrainiens. Les différences sont également liées au projet de vie, ainsi qu’à la situation de famille, à la tranche d’âge ou à la région d’origine en Ukraine. Ces différences n’excluent pas des rapports professionnels et sociaux entre les membres des groupes. Pour ce qui est des identités collectives des immigrés d’Ukraine en Grèce, si nous prenons, par exemple, le cas des Grecs pontiques qui ont été déracinés et expulsés à plusieurs reprises, nous pouvons parler d’un groupe de migrants transnationaux qui a choisi de quitter la diaspora et de devenir partie intégrante de la « communauté nationale imaginée » (Anderson, 2002), percevant son identité sociale en termes de « nous, les Grecs », ce qui reflète le concept de Gemeinschaft tel qu’articulé par F. Tönnies (Voutira, 1991, 2006 ; Persson, 2000, p. 250). Les Grecs de Mariupol se sont généralement installés 82 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Kira Kaurinkoski dans le pays en bénéficiant des dispositions prévues par l’État grec, mais en se considérant comme des migrants économiques temporaires. Les Ukrainiens, eux, sont des étrangers en Grèce. Ils sont divisés en fonction de leur région, de leur religion et de leur langue. « Sont-ils venus en Grèce pour y rester ? » ou « rentreront-ils “chez eux”, en Ukraine ? » Telles sont les questions fréquemment posées, mais auxquelles il est encore trop tôt pour répondre. S’agissant des Grecs pontiques, il semblerait qu’ils soient venus en Grèce pour s’y installer. Pour les Grecs de Mariupol et les Ukrainiens, ce n’est pas si certain. Les Grecs de Mariupol qui décident de demander la citoyenneté grecque et qui l’obtiennent trouvent une nouvelle raison d’être fiers de leurs origines grecques et reconstruisent leur identité à la lumière d’une « nouvelle vie » en Grèce14. Quant aux Ukrainiens d’origine ukrainienne, il semblerait de prime abord que la majorité de ceux qui ont fondé une famille en Grèce, ou qui ont fait venir la leur d’Ukraine, ait l’intention d’y rester. Dans le même temps, depuis 2001, l’Ukraine montrant des signes de stabilisation, un mouvement lent, mais clair de retour s’amorce, notamment de femmes d’Ukraine occidentale dont les familles sont restées au pays. Au regard des conditions de travail difficiles – type Notes 1- Ministère de l’Intérieur grec, communication personnelle de M. Baldwin-Edwards, septembre 2006, www.mmo.gr 2- Estimations des diplomates ukrainiens et grecs. 3- Selon certains chercheurs dont l’helléniste ukrainien A. Beletskij, le folklore des Grecs de Mariupol contient des éléments qui remontent au VIe siècle avant J.-C. 4- Selon le recensement de population soviétique de 1989, la population grecque représentait 358 000 personnes. 5- La région appelée Pontos est généralement utilisée par les chercheurs pour désigner une région côtière avec des colonies helléniques dont les origines remontent au VIIIe siècle avant J.-C., s’étendant de Sinope (en Turquie actuelle) à la Colchide historique (en Géorgie). Mis à part ses habitants Grecs, le Pontos comptait des Arméniens, des Juifs, des Kurdes, des Turcs, des Géorgiens, des Lazes et des habitants d’autres origines ethniques. Après l’échange forcé de populations entre la Grèce et la Turquie de 1923, la région s’est vidée de la plupart de ses habitants grecs. 6- Selon A. Agtzidis (2001), au total, environ 200 000 Grecs ont été déportés en Asie Centrale et en Sibérie. 7- Ministère de la Macédoine et de la Thrace, 2000. 8- Au titre de la loi 2790/2000, les documents requis pour prouver son origine grecque comprennent un passeport, un acte de naissance, un certificat de mariage, un certificat indiquant la composition de la famille, un passeport interne, le cas échéant, et tout autre document pouvant prouver l’ascendance grecque. 9- Le concept de conscience a été saisi et mis en avant par les fondateurs de l’État-nation grec comme élément détermi- 83 MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA d’emploi proposé, longues journées de travail, bas salaires, absence de protection sociale – et de la hausse du coût de la vie induite par l’euro, d’autres ont décidé de tenter leur chance ailleurs, par exemple, en Allemagne ou en Italie. Globalement, l’immigration d’Ukraine en Grèce est un processus qui se poursuit aussi bien pour les Ukrainiens que pour les personnes d’origine grecque « qui rentrent au pays ». Certains immigrés sont « déjà » repartis « chez eux », d’autres viennent juste d’arriver, et il est probable que certains de ceux qui ont déjà quitté le pays reviennent, définitivement ou en tant que migrants temporaires ou saisonniers. nant pour prouver l’identité des Macédoniens slaves à la fin du XIXe siècle. Comme à l’époque, une importance particulière est accordée à ce concept en cas d’incertitude ou d’impossibilité de prouver l’ascendance. 10- En février 2004, environ 150 000 personnes d’origine grecque de l’ex-Union soviétique avaient obtenu la citoyenneté grecque. Il a cependant été reconnu que des milliers – si ce n’est des dizaines de milliers – de personnes sans origine grecque ont obtenu des visas de retour et, par conséquent, la citoyenneté grecque. 11- Par rapport aux autres pays européens, la Grèce enregistre un nombre proportionnellement très élevé d’immigrés clandestins et d’expulsions. 12- Le pays est divisé en quatre zones : 1) Macédoine orientale, Thrace et Îles de la mer Égée septentrionale ; 2) Macédoine centrale et occidentale et Épire ; 3) Autres régions de la Grèce exception faite des grandes villes, notamment Péloponnèse (hormis Patras), Crète (hormis Héraklion), Macédoine (hormis Thessalonique), Thessalie, Grèce continentale (hormis Athènes et le Pirée) et la majorité des îles de la Mer Égée (Dodécanèse, Cyclades, Samos et Chios) ; 4) les grands centres urbains, notamment Athènes, Thessalonique, Héraklion, Patras et le Pirée. 13- www.statistics.gr ; www.mmo.gr ; ministère de la Macédoine et de la Thrace, 2000. 14- En 2002, près de 2 000 Grecs de Mariupol étaient enregistrés auprès du ministère de l’Intérieur. La moitié d’entre eux avaient déposé une demande de citoyenneté grecque, et l’autre moitié une demande de carte d’identité grecque donnant droit à la résidence et au travail en Grèce et à Chypre, tout en autorisant leurs titulaires à conserver leur citoyenneté ukrainienne. tute], by MMO, UEHR, Grèce, université Panteion, 2004. Baldwin-Edwards M., « Semi-Reluctant Hosts : Southern Europe’s Ambivalent Response to Immigration », in Studi Emigrazione, vol. 145, 2002, pp. 27-48. Baldwin-Edwards M., Arango J. (dir.), Immigrants and the Informal Economy in Southern Europe, Londres, Frank Cass, 1999 [Special Issue of South European Society & Politics, vol. 3/3]. Brubaker R., « National Minorities, Nationalizing States, and External National Homelands in the New Europe », in Daedalus, Journal of the American Academy of Arts and Sciences, Spring, n° 124 (2), 1995, pp. 107-132. 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Pendant la guerre froide, les frontières côtières et montagneuses de la Grèce – considérées comme infranchissables – semblaient isoler le pays du reste du monde, à la fois sur le plan physique et politique. Les mêmes frontières sont aujourd’hui présentées comme « poreuses », puisque l’État prétend qu’il est pratiquement impossible de les protéger. Comme l’observe C. Lawrence, nous sommes invités à croire que malgré «… les progrès des techniques policières et de surveillance mises en œuvre dans les pays occidentaux, […] elles sont moins efficaces que celles des anciens pays communistes lorsqu’il s’agit de patrouilles aux frontières. »1 Cependant, si nous ne croyons pas que la Grèce soit moins capable de protéger ses frontières que l’Albanie il y a deux décennies, nous devons envisager la possibilité que cet échec masque une réalité plus sinistre. J’argumenterai que dans les faits, si ce n’est dans le principe, la Grèce a accueilli l’immigration irrégulière comme un moyen de générer, régénérer et, enfin, de mettre en place une hiérarchie sociale particulière. Ma démarche comprendra trois phases : Où la question générale de la migration est essentiellement définie comme un sous-produit de la modernité. Où la question de la migration est examinée dans le contexte grec comme un système particulier qui permet d’instaurer une hiérarchie sociale fondée sur le statut. Où certaines remarques politiquement motivées sont faites sur l’avenir des migrants en Grèce. E 87 La migration en tant que sous-produit de la modernité citoyens ont été révoqués, de femmes et, enfin et surtout, d’immigrés. Ces conventions normatives sont si omniprésentes qu’il ne reste que quelques parcelles sur la planète qui ne relèvent pas d’un contrôle souverain ; de plus, « les personnes » qui ne sont pas juridiquement reconnues comme des citoyens sont automatiquement déshumanisées. Dans ses Principles of International Law (1925), T.J. Lawrence a défini cette norme juridique de déshumanisation comme étant le principe res-nullius : Commençons par deux observations. Premièrement, la migration n’est ni désirable ni indésirable ; à l’instar de la pluie, elle peut parfois être revigorante, parfois dévastatrice, mais elle est sans nul doute inévitable. L’humanité s’est déplacée sur tout le globe depuis la nuit des temps et continuera probablement à le faire. Deuxièmement, la migration est une crise. D’après ce que l’on m’a dit, en mandarin, le mot crise réunit deux caractères : l’un représente le danger extrême et l’autre l’occasion extrême. Si l’on considère l’immigration comme un mouvement de populations, cela renvoie essentiellement à la condition humaine. Dans ce schéma, tous les États, anciens et nouveaux, ont l’habitude de voir de nouveaux arrivants. Selon un rapport international publié récemment, l’Europe est presque autant une « terre d’avenir » que les États-Unis : « Tous les territoires qui n’appartiennent pas à des États membres de la Société des Nations sujets du droit international doivent être juridiquement considérés comme res-nullius et, par conséquent, sont libres pour l’occupation. Les droits des peuples indigènes sont des droits moraux et non pas juridiques. C’est la morale internationale, non pas le droit international qui impose qu’on les traite avec respect. » 3 En réalité, si ce n’est en principe, cette norme juridique reste valable. Dès l’instant où des migrants arrivent sur un territoire où leur statut juridique n’est pas défini par un accord bilatéral ou multilatéral (Union européenne), ils sont en situation de vulnérabilité et sont exposés à un traitement de type colonial ou déshumanisant. La question devient donc une question de légitimité et de définition juridique de la citoyenneté qui fait qu’un être humain mérite davantage le respect qu’un autre. MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 « L’Europe rivalise avec l’Amérique du Nord en tant que région d’immigration. […] Elle accueille aujourd’hui une population de 56,1 millions de migrants, pour 40,8 millions en Amérique du Nord. » 2 Cependant, si nous considérons les immigrés comme des étrangers, l’immigration est un phénomène spécifique aux temps modernes. Ce concept d’immigré étranger serait inconcevable sans deux institutions modernes : l’État et l’attribution formelle de la citoyenneté. D’une part, les frontières sont les limites physiques qui définissent la souveraineté territoriale ; il convient de noter qu’avant le début du XIXe siècle, certains territoires ne s’inscrivaient dans aucun territoire souverain. D’autre part, la citoyenneté est une abstraction juridique, un principe qui postule que la reconnaissance d’un individu doté de droits et de devoirs dépend d’un État en tant qu’entité juridique. À ce jour, nombreux sont ceux qui résident dans des territoires souverains en tant que noncitoyens ; il peut s’agir notamment de populations autochtones, de minorités dont les droits en tant que Déshumanisation des individus en Grèce En Grèce, les discours portant sur le phénomène migratoire commencent généralement par un cliché défensif, selon lequel le pays a subi au cours des années 1990 une transformation majeure : le passage de principale source de vagues migratoires à celui de principal destinataire desdites vagues. Cette observation qui tombe sous le sens est une prémisse essentielle si l’on doit en déduire que toutes les 88 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE Les chrétiens devaient quitter la Turquie, les musulmans devaient quitter les régions à dominante chrétienne… Le commissaire aux réfugiés des Nations unies a incité la Turquie, la Bulgarie et la Grèce à signer deux accords distincts au milieu des années 1920 en vue de l’échange ordonné de deux millions de réfugiés… C’est la Grèce qui a accueilli la majorité de ces réfugiés. Un pays pauvre de cinq millions d’âmes a dû absorber plus d’un million de réfugiés, pour la plupart démunis. 6 Ainsi, dans les années 1920, il suffisait à un immigré turcophone d’Asie Mineure de déclarer être de confession chrétienne pour être reconnu comme l’héritier légitime d’Aristote et se voir accorder tous ses droits de citoyen. Une seule caractéristique identifiable comme faisant partie de la culture dominante grecque, la religion, par exemple, devint un « billet d’accès » à la citoyenneté et, finalement, la clé de l’insertion sociale. Ce n’est pas un hasard si en Grèce, un seul et même ministère est chargé de l’éducation et des affaires religieuses. Même si l’éducation religieuse est en grande partie informelle, transmise d’une génération à l’autre, et adopte des pratiques religieuses comme le baptême, le mariage et le rassemblement des communautés tous les dimanches, l’éducation formelle intègre ces connaissances dans la culture dominante. Ainsi, en nous déclarant chrétiens orthodoxes, même non pratiquants, nous revendiquons un statut social particulier et, là encore, nous revendiquons d’une certaine manière le pouvoir. Ce pouvoir est d’ailleurs devenu évident aux 24 000 musulmans pourtant grécophones résidant alors en Crète (sur une population totale de 500 000 musulmans en Grèce) lesquels, aux termes du même accord, furent expulsés vers la Turquie. À ce stade, il convient d’ajouter une proposition moins provocatrice, à savoir que les caractéristiques culturelles sont précisément équivalentes à un statut socio-économique. Exemple : le phénomène de 89 DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE populations dans les Balkans, dans les années 1920, qualifiés par Lord Curzon de « non-mélange des peuples » : défaillances qui se sont fait jour dans l’installation des populations immigrées sont à attribuer à l’inexpérience. Pour dire les choses de manière simpliste, les gouvernements grecs ont prétendu ne pas avoir eu suffisamment d’expérience. Considérons l’affirmation suivante, certes provocatrice, qu’il n’existe en fait aucun pays au monde pouvant prétendre ne pas connaître le problème de la migration. L’immigration, dans le sens d’individus qui quittent leur lieu de résidence à un moment donné et dans des conditions loin d’être idéales, pour s’installer ailleurs4 n’est un phénomène récent ni en Grèce ni dans le reste du monde. Cependant, le gros de la population migrante qui a cherché refuge en Grèce, depuis la création de l’État, en 1830, jusque dans les années 1990, s’est le plus souvent identifié à la communauté nationale hellénique. Les États-nations comme la Grèce, la Turquie, la Bulgarie et Israël – pour n’en citer que quelques-uns – ont été fondés sur la prémisse d’une culture nationale dominante unique. Ces États se distinguent d’autres, de la Yougoslavie (États des Slaves du Sud) ou de la Tchécoslovaquie (État des Tchèques et des Slovaques), par exemple. À plus d’un titre, les citoyens grecs ont appris que l’accès de droit aux biens sociaux, c’est-à-dire aux services publics tels que l’éducation, à la fonction publique, à la représentation politique, etc. dépend de l’acceptation d’un ensemble culturel unique ou, en termes juridiques, d’un régime uniculturel, impliquant une compétence dans une langue dominante unique, la reconnaissance d’une seule religion dominante, une seule lecture/écriture commune particulière de l’histoire, etc. Nous pouvons définir une culture dominante comme un ensemble de stratégies de « présentation de soi dans la vie de tous les jours » 5 et de représentations sociales de l’autre. En nous considérant comme de « véritables Grecs », nous revendiquons aussi certains droits, nous exigeons, en fait, d’être traités comme un peuple doté de pouvoirs particuliers. La capacité de la Grèce à intégrer socialement des milliers d’immigrés a été amplement démontrée. Elle est concrètement illustrée par les échanges de MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 immigrés de la deuxième génération en Grèce n’auront pas la possibilité d’apprendre leur langue maternelle ; ils apprendront à considérer leurs noms de famille comme signes d’infériorité sociale, et à pratiquer leur religion en cachette. Certaines études montrent qu’à partir de cinq ans, les enfants jouent à imiter le comportement de leurs parents. Dans ces jeux, qui sont toujours sérieux, les enfants apprendront et reproduiront aussi effectivement les stéréotypes dominants sur « les autres », qu’il s’agisse des rôles sexuels ou des idées dominantes sur l’autre, y compris les stéréotypes relatifs aux populations migrantes. À partir de cet âge sensible, les enfants commenceront à préférer les membres de leur groupe, lesquels peuvent inclure ou ne pas inclure les enfants d’immigrés. L’exclusion sociale commence très tôt, et l’enfance est très peu empreinte d’innocence, dès lors qu’elle n’est rien d’autre qu’une initiation à l’âge adulte.8 En 1996, la Grèce a créé ses premières écoles interculturelles, indiquant aux immigrés qu’ils devaient trouver leur place légitime dans la société, y compris leurs propres écoles. Très jeunes, les enfants d’immigrés apprennent à déprécier le capital culturel de leurs parents. Dans une étude réalisée dans la région d’Attica, 6,3 % des immigrés interrogés a admis avoir changé de confession. De la même manière, le changement de noms patronymiques en noms à consonance plus grecque ou le fait de dissimuler ses origines n’étaient pas rares. Ce sont là quelques tactiques personnelles choisies par les immigrés de deuxième génération pour être considérés par leurs pairs comme des membres à part entière du groupe9. Cependant, même en supposant que sans soutien spécial à l’école, avec une faible estime de soi et la honte de leur patrimoine culturel, ces enfants terminent avec succès leur cycle secondaire, cela ne leur sert pas à grand-chose. En effet, au regard de la loi actuellement en vigueur, dès qu’un enfant atteint l’âge de dixhuit ans et qu’il devient officiellement un adulte, il n’est plus couvert par le permis de séjour de ses parents et se voit présenter une notification de quitter le pays dans un délai de deux mois. suburbanisation constaté à l’échelle mondiale. Généralement, les immigrés s’installent dans des régions où ils trouvent un emploi, des possibilités de logement à faible loyer, et où les nouveaux arrivants sont susceptibles de bénéficier du soutien d’une plus grande communauté d’individus originaires du même pays source.7 Par conséquent, des personnes présentant les mêmes caractéristiques culturelles particulières sont susceptibles de travailler et de vivre dans des régions données. De la même manière, on peut supposer que les nouveaux arrivants possédant un patrimoine culturel spécifique seront plus fortement concentrés dans certains créneaux du marché de l’emploi – pour pratiquement les mêmes raisons que celles qui font qu’ils vivent dans des régions particulières. Le jargon international utilisé pour ce type d’emplois qualifie généralement ce marché de « trois D » (dégoûtant, difficile et dangereux). N’oublions pas que ces emplois ne sont pas « naturellement » accordés aux immigrés pauvres, mais plutôt aux clandestins non-citoyens, qui ne bénéficient d’aucune protection juridique. Exemple : la récente loi sur l’immigration (3386/2005) limite la libre circulation des immigrés et leur impose de conserver le même emploi, la même police d’assurance et le même lieu de résidence. Au bout du compte, cela signifie que tout immigré est obligé d’opérer dans un marché de l’emploi oligopolistique. En d’autres termes, rien n’est inhérent ou naturel dans la stratification sociale des populations migrantes telle qu’elle existe aujourd’hui. L’expérience montre que la première génération d’immigrés est prête à subir les « affres d’un sort atroce » car en supportant le coût de la resocialisation, elle espère que ses enfants auront la possibilité de devenir citoyens du nouveau pays. Mais, « voilà, c’est là que le bât blesse » : car, dans un État-nation, le fait de devenir citoyen (nommément, pour devenir sujet des droits et des devoirs), implique le plus souvent l’assimilation culturelle. Tout comme les migrants d’Asie Mineure qui furent « invités » à oublier leurs dialectes turcs, les Albanais d’aujourd’hui sont invités à oublier les sons, les chansons, les berceuses et les secrets de leurs parents. Les 90 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 91 DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE certain degré d’homogénéité est attendu. Le modèle interculturel est caractérisé par une certitude naïve dans la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. « L’autre » est toléré en privé, mais pas en public, dans la société française. Exemple : même s’il est accepté qu’un Français aille à la mosquée ou porte le voile, une telle attitude n’est pas tolérée dans les écoles, lieu d’initiation à la vie publique. À la différence de la tradition nationaliste, le patrimoine interculturel n’est pas axé sur l’harmonisation totale des sphères privée et publique ; cela étant, il y a un confort perturbant dans la délimitation du privé et du public. Le terme multiculturalisme, quant à lui, trouve son origine dans le paradigme anglo-saxon, dans des pays comme l’Australie, le Royaume-Uni, les ÉtatsUnis, etc. Ce n’est pas un hasard si ces pays ont une forte jurisprudence, plutôt qu’une tradition constitutionnelle, accompagnée d’une foi profonde en une harmonie automatique, à la fois pour ce qui concerne le marché et la société dans son ensemble. Dans ces sociétés, l’hétérogénéité publique et collective est reconnue et l’on y accepte que « l’autre » public puisse s’exprimer en créant, par exemple, des écoles qui reflètent les valeurs de communautés intentionnelles de tout type : écoles islamiques, juives, de minorités ethniques, philosophiques et politiques. Cependant, on s’attend à ce que tous ces groupes publics participent à la vie sociale à leurs propres frais. En reconnaissant l’hétérogénéité de « l’autre », l’État rejette cyniquement la garantie républicaine « naïve » de l’accès égalitaire aux biens sociaux. Les cultures coexistent ainsi de manière statique, dans leurs quartiers, avec leurs ressources et leurs parlers. Le plus souvent, l’État multiculturel ne tient pas compte de la correspondance entre attributs culturels spécifiques et division socio-économique de la société. Le récent débat visant à déterminer si l’ebonic (anglais afro-américain) devait être considéré comme une langue d’enseignement aux ÉtatsUnis, par exemple, a été tranché par la négative, principalement au motif que cela ne ferait qu’institutionnaliser la situation socio-économique défavorisée des Afro-Américains. Il est facile d’identifier les acteurs de ce traitement semi-colonial des immigrés. Il y a, d’une part, les leaders d’opinion des certitudes nationales – c’est-à-dire les prêtres, les universitaires, les membres des cercles d’affaires et, généralement, les personnes dont le pouvoir et l’autorité reposent sur le status quo uniculturel actuel. Mais il y a aussi des acteurs de second rang. Chacun d’entre nous a eu recours, à un moment ou à un autre, au confort d’une main-d’œuvre bon marché – souvent en dehors du système de protection sociale – et aucun d’entre nous n’aura le temps ou la motivation d’examiner le coût de cette main-d’œuvre en termes de cohésion sociale. Il faut bien que quelqu’un s’occupe de nos enfants, nettoie notre maison, alors que nos propres employeurs continuent d’allonger nos journées de travail. Tout cela nous semble inévitable. Nous avons besoin des immigrés ; ils ont besoin d’argent. Objets de débats, ils ne sont pourtant que rarement des sujets politiques actifs dans les négociations qui sont menées pour eux, autour d’eux, mais sans eux, que ce soit en Grèce ou ailleurs en Europe. Si la Grèce cherchait à établir un paradigme différent pour gérer les nouveaux arrivants, elle aurait du mal à trouver des exemples de « meilleures pratiques ». L’expérience coloniale a donné naissance à deux modes traditionnels de gestion de la diversité culturelle – le multiculturalisme et l’interculturalisme, qui n’ont, l’un comme l’autre, que peu à offrir. Le terme « interculturel » a émergé dans les années 1960 et au début des années 1970 dans le patrimoine politique français, époque au cours de laquelle la France s’efforçait d’appliquer les idéaux républicains français à la gestion de la diversité culturelle. La tradition républicaine française imagine l’État comme un cercle, un soleil dont la citoyenneté est le rayon qui maintient l’individu à distance constante du centre. Ce « citoyen idéal » a théoriquement droit à une vie privée et à une vie publique. D’une part, l’individu mène une vie privée, étant entendu qu’il devrait avoir le « libre choix » de son orientation sexuelle, de son appartenance religieuse, etc. D’autre part, la citoyenneté est principalement considérée comme une institution publique, où un MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 Dilemmes grecs dans le traitement de l’Autre hostile à la diversité, réside dans le fait qu’un Étatnation ne peut exister sans autres États-nations. La communauté internationale se définit en termes mutuellement exclusifs. Les immigrés n’ont fait que transposer au cœur des villes et des quartiers les frontières que nous avions convenu de tracer avec beaucoup de difficultés dans l’Épire, dans la mer Egée, en Thrace et dans la mer Ionienne. L’Autre imaginaire – plus menaçant à nos yeux que l’Autre « réel » – vit à présent dans notre voisinage, ses enfants vont à l’école avec les nôtres et, souvent, il travaille à nos côtés ou pour nous. Comme le faisait remarquer l’un de mes amis, il y a davantage d’agents de la police des frontières qui patrouillent dans Athènes qu’aux frontières de la Grèce11. Confrontés à cette crise existentielle, comment les Grecs tirent-ils les enseignements de l’expérience d’États puissants et souvent impérialistes, dont les appels à l’universalité et au cosmopolitisme sont souvent loin d’être innocents ? Examinons d’abord les pratiques actuelles. Il me semble évident qu’en Grèce, la vie politique est souvent dominée par les aspects négatifs de la tradition multiculturelle, à savoir la conviction cynique que les cultures existent, tout simplement, et qu’il n’existe aucune correspondance entre la culture et le statut social. La conclusion logique de ce raisonnement peut mener à la conviction que les immigrés présentent des caractéristiques inhérentes, à savoir qu’ils sont bons ou mauvais. Les immigrés sont ainsi réifiés ; ils ne sont plus des individus réels, vivant des vies réelles, mais des personnages comiques, jouant le rôle de méchants ou de héros. Permettez-moi de citer un autre exemple : par une belle journée ensoleillée, le 20 juillet, la police a interpellé monsieur Habib dans le centre d’Athènes, lors d’une des nombreuses opérations orchestrées en Grèce pour arrêter les immigrés clandestins. Le tribunal a décidé son expulsion au Bangladesh, une procédure impliquant sa détention en prison pour une durée d’environ 15 jours. Cependant, M. Habib est resté en prison, entassé avec quelque 40 ou 50 autres personnes, pendant douze longs mois12. On a du mal à imaginer les consé- En règle générale, nous devons admettre qu’en Grèce les immigrés ne font que révéler la dynamique interne de renforcement d’une nation : ce n’est pas le nombre de migrants qui est essentiel, mais leurs rapports avec le régime politique10. Si la Grèce fut en mesure d’intégrer socialement les réfugiés d’Asie Mineure dans les années 1920, c’est-à-dire, pas moins de 20 % de sa population de l’époque, et si, par ailleurs, cette intégration est intervenue à une époque où la Grèce était ravagée par la guerre, pourquoi nous paraît-elle si difficile à réaliser de nos jours ? Jusqu’ici, un début de réponse réside dans le cliché susmentionné : l’inexpérience. Si nous souhaitons définir des priorités politiques permettant de gérer la diversité culturelle à l’avenir, nous devons reconnaître la nature de ce déficit d’expérience. Tout d’abord, il conviendrait d’observer que les nouveaux immigrés arrivant en Grèce sont catégoriquement semblables à la population autochtone et substantiellement différents d’elle. Exemple : comme « eux », « nous » avons été élevés avec un livre dominant de la vérité historique ; tout comme il existe une thèse historique nationale grecque, il y a des histoires/narrations albanaise, turque ou bulgare équivalentes. Chaque nation possède un récit relevant de la catégorie histoire nationale, officielle et véridique. En soi, ces récits sont mutuellement exclusifs, tout comme le sont nos frontières physiques. Par exemple, dans l’historiographie nationale grecque, la partie sud de l’Albanie est systématiquement présentée comme la partie nord de l’Épire, impliquant un lien organique avec la Grèce, ou encore un lien non naturel avec l’Albanie. De la même manière, l’historiographie albanaise présente la partie sud de l’Épire sous le nom de Tsamouria, soit une partie indivisible de la mère patrie. Les populations autochtones et immigrées sont dotées toutes deux d’ensembles « communs », mais mutuellement exclusifs, de vérités historiques. Il est permis de croire qu’une partie de la raison pour laquelle la culture dominante grecque est 92 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE ait une consonance plus « grecque » : « Comment t’appelles-tu ? – Gianni M’sieur, Gianni ! » L’élève rentre chez lui et son père l’appelle : « Gionni, hé Gionni, vient m’aider. » Le fils lui répond : « Je m’appelle Gianni, c’est mon prof qui l’a dit. » Et le père roue le fils de coups. Le lendemain, l’élève retourne à l’école et l’enseignant a retrouvé sensibilité et empathie envers cet enfant qui, après tout, porte un nom grec. Il demande à l’enfant : « Pourquoi as-tu un œil au beurre noir ? Qui t’a battu ? – Oh ! M’sieur, c’étaient ces pouilleux d’Albanais. » « Les immigrés clandestins sont responsables de la montée de la criminalité. Ayant pour but de préserver l’État de droit, ces conditions de détention humiliantes ne constituent pas une violation de la dignité humaine. Par ailleurs, une récompense pécuniaire n’est pas légitime lorsque le parquet va au-delà des limites acceptables. » 13 En conclusion, on peut affirmer que l’État grec a refusé d’investir dans la population immigrée. Il n’existe aucun système qui dispense à celle-ci un enseignement dans sa langue maternelle, aucune aide au logement ne leur est fournie, et l’accès des nouveaux arrivants à des cours de grec langue étrangère est limité. Les immigrés prennent part à la société grecque à leurs propres frais, le plus souvent, alors que nous bénéficions tous des impôts et des cotisations sociales qu’ils paient. Dans le même temps, on exige d’eux qu’ils se familiarisent avec la culture dominante, à leurs propres frais. En clair, la Grèce a adopté jusqu’ici la pire attitude qui soit. Si l’on devait succinctement résumer les priorités politiques concernant l’immigration des années à venir, il faudrait d’abord et avant tout que la société grecque ouvre les yeux face à cette nouvelle réalité. Les immigrés sont là et ils restent. Ils peuvent être un danger ou une opportunité de revitalisation, un problème ou une source de richesse et de rajeunissement pour une société vieillissante, tant dans le domaine des idées que des ressources humaines. Notre principale lacune est l’absence d’un « rêve grec », d’une promesse qui corresponde à celle portée par nos grands-parents lorsqu’ils débarquaient à Ellis Island. Un rêve peut, à l’instar du rêve américain, être une vision compromettante. Cependant, il doit être fondé sur des promesses irréfutables et honorables, taillées dans la pierre, façon- Ce texte a été signé au nom de tous les citoyens grecs, ce qui exclut bien entendu tout immigré clandestin qui travaille sur le marché de l’emploi « trois D ». Il présuppose, contrairement à toutes les études réalisées par des criminologues, que les immigrés sont responsables, de manière intrinsèque, de la montée de la criminalité, probablement parce qu’ils sont mauvais. Une telle démarche justifie la hiérarchie sociale établie en Grèce au profit de tous les citoyens grecs. Contrairement aux conventions politiques, la citoyenneté devient alors l’institution garante de l’inégalité, plutôt que le statut garantissant un traitement humain minimal pour tous. Il me semble également clair que nous avons pendant longtemps entretenu quelques-unes des présomptions naïves de la tradition interculturelle en Grèce, à savoir que tout un chacun peut faire ce que bon lui semble dans le sanctuaire de son domicile, sans risque ou prix aucun quant à sa participation à la vie publique. Une blague, que l’on pourrait considérer comme instructive, circule dans la communauté albanaise d’Athènes : Un enseignant s’adresse à un élève albanais de deuxième génération : « Comment t’appelles-tu ? » L’élève répond : « Gionni » L’enseignant le roue de coups jusqu’à ce que la réponse 93 DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE quences de telles conditions de vie sur la santé mentale et physique d’un individu. Le tribunal a estimé le coût de cette expérience à 12 000 euros et a demandé au ministère des Finances de procéder au règlement de cette facture. Le service juridique dudit ministère a fait appel de cette décision en se fondant sur l’argument suivant, signé par le ministre Alogoskoufis en personne : MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008 lières, dès lors que ces formes d’expression particulières ne sont possibles qu’ici et maintenant. Notre culture n’a rien à craindre d’une influence étrangère, car les cultures ne sont pas des entités statiques, elles vivent et évoluent au fil du temps. Nous devrions intégrer dans nos programmes scolaires la reconnaissance des nouveaux arrivants, utiliser leur diversité comme capital culturel, accueillir les nouvelles expressions argotiques dans notre langue, les nouveaux ingrédients dans nos cuisines et les nouveaux noms dans nos rues. Les Afro-Grecs existent, tout comme les Philippino-Grecs ou les AlbanoGrecs, que nous le voulions ou non. Si nous n’encourageons pas la création de personnalités à part entière, d’individus avec des rêves et des espoirs, nous devrons nous préparer à une société dominée par la peur. De mon point de vue, la diversité est un atout. Seuls ceux qui gagnent à exploiter des êtres humains, qu’il s’agisse d’employeurs cruels ou de trafiquants d’être humains, ont intérêt à tirer avantage de l’avilissement social d’autres cultures. nant une voie difficile mais possible vers l’insertion sociale. Au Parlement, le chef de l’opposition, Georges Papandreou, a engagé le parti socialiste à prendre des mesures spécifiques. Trois ans d’éducation grecque doivent constituer, selon ses propos, la base de l’acquisition de la citoyenneté. Il a également été proposé que les immigrés obtiennent immédiatement le droit de vote aux élections régionales. Enfin, certains partis – les communistes, Synaspismos [coalition de gauche] et le PASOK – permettent l’adhésion aux immigrés à différents niveaux, certes, mais pas encore de manière proportionnelle. Ces mesures transforment l’immigré d’objet de débat en sujet actif d’une négociation. C’est la voie à suivre, car si nous imaginons un grand réformateur qui, d’un coup de baguette magique, modernise, innove, détruise et crée, tel un deus ex machina, alors nous fantasmons en réalité sur un régime fasciste, despotique ou, dans tous les cas de figure, absolutiste. Or la démocratie est un processus tout autant qu’un objectif. Dans le cas du système migratoire, l’objectif premier est de créer une voie claire vers la citoyenneté. Parce qu’en dernière analyse, ce n’est pas uniquement en tant que sujet de droits et de devoirs qu’un(e) nouveau (nouvelle) venu(e) peut négocier son avenir en tant que inter paris. Nous ne pouvons créer un système d’accès immédiat à la citoyenneté dès l’arrivée dans notre pays, car même si nous le voulions, nous n’y serions pas autorisés, nos frontières étant aussi celles de l’Union européenne. Cependant, nous ne pouvons continuer à faire perdurer une approche du tout ou rien. Nous devons codifier des étapes intermédiaires, entre clandestinité caractérisée et citoyenneté et, à tout le moins, garantir à tout un chacun ses droits humains, qu’il soit citoyen ou non. Nous devons trouver des voies permettant de faire du concept d’hellénisme un cadeau, un appel à l’universalité, et non pas un simple bouclier défensif. Il n’y a pas de culture pure. Notre tradition musicale, nos coutumes, notre cuisine, et même notre langue sont hybrides tout en étant profondément singu- Ilia Roubanis Notes 1- Lawrence, C., « Re-Bordering the Nation : Neoliberalism and Racism in Rural Greece », in Dialectical Anthropology, n° 29, 2005, p. 323. 2- Boswell, C., Migration in Europe, A Regional Study Prepared for the Policy Analysis and Research Programme of the Global Commission on International Migration, septembre 2005 [Migration en Europe, étude régionale élaborée dans le cadre du programme d’analyse politique et de recherche de la Commission mondiale sur la migration internationale, septembre 2005]. 3- Wight, M., International Theory, The Three Traditions, Leicester University Press (1991), Greek Edition, Piotita Publications, Athens (1998), pp. 62, 71-72. 4- Cette définition opérationnelle est souvent employée dans un contexte juridique. À titre d’exemple, je mentionne ici une étude récemment menée sur le cadre juridique de l’immigration actuellement en vigueur en Grèce : D. Tsatsos Foundation, A Study of the Legal, Institutional and Administrative Dimensions of the Migrant Entry and Residence Regime in Greece, novembre 2004, p. 13. 94 ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE 95 DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE 9- Dimoulas, K. and Papadopoulos D., Recherche sur les modalités d’intégration sociale des immigrés économiques dans l’Attiki, GSEE/ADEDY. 2003-4, Athens (en grec). 10- Pavlou M., « Oi metanastes san ki emas » (Immigrés, tout comme nous), in Pavlou M. et Christopoulos D. (eds), Elladatis Metanastefsis H., La Grèce de l’immigration, Athènes, Kritiki, 2004 (en grec). 11- Idem, p. 59. 12- Ta Nea, 28.02.2006. 13- Apogevmatini, 2.03.2006. 5- Une référence à l’œuvre classique de E. Goffman, The Presentation of the Self in Everyday Life, Cox & Wyman, 1984. 6- McCartney, C.A. National States and National Minorities, London : Oxford University Press, 1934, mentionné par Saskia Sassen, Guests and Aliens, New York Press, 1996, p. 89. 7- The Needs of Newcomer Youth and Emerging Best Practices to Meet Those Needs, Joint Center of Research on Immigration and Settlement (CERIS), Toronto, Canada. 8- Govaris C. « Prejudice and Stereotypes in the Multicultural Kindergarten », Aegean University, Department Of Pre-School Education, in Politistikos Logos, 1, 2003, pp. 7-20, www.rhodes. aegean.gr. Migrance n° 4/5 n° 6/7 n° 8 n° 11/12 n° 13 n° 14 n° 15 n° 16 n° 17/18 n° 19 n° 20 n° 21 n° 21 Hors-série n° 22 n° 23 n° 24 n° 25 n° 26 n° 27 n° 28 Hors-série n° 29 n° 30 n° 31 n° 32 Histoire de l’immigration en Belgique, 1994 Histoire de l’immigration en Grande-Bretagne, 1994 Julia Pirotte, une photographe dans la Résistance, 1995 Presse et immigration en Europe, 1996 Les étrangers en Basse-Normandie au début du siècle – Archives et mémoire – La CTFC et l’immigration italienne, 1997 Abdelmalek Sayad, 1999 Le Portugal entre émigration et immigration, 1999 Histoire et archives des migrations en France et en Europe, 1999 Histoire et migrations en Allemagne, 2001 Rapport pour la création d’un centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration, 2001 Luxembourg : Histoires croisées des migrations, 2002 Espagne, Pays de migrations (en français), 2002 Espagne, Pays de migrations (en espagnol), 2002 1901-2001 : Migrations et vie associative. Entre mobilisations et participation, 2003 Sport et immigration, parcours individuels et collectifs, 2003 Les documents numériques : méthodologie d’archivage et perspectives de recherche sur les migrations, 2005 Un siècle de migrations marocaines, 2005 Immigration et luttes sociales : filiations et ruptures (1968-2003), 2005 Histoire et mémoire de l’émigration française vers les Amériques, 2006 Construction des sexualités et migration, 2006 Cinéma, littérature et immigration, 2007 Un siècle d’immigration espagnole en France, 2007 Les footballeurs maghrébins de France au XXe siècle, 2008 Images de migrations : photographies et archives iconographiques, 2008 Ethnicité et migration : une histoire grecque (version française et anglaise), 2008 Musique et films : archives pour l’histoire de l’immigration, 2008 8,00 € 8,00 € 8,00 € 8,00 € 8,00 € Épuisé 8,00 € 8,00 € 8,00 € Épuisé Épuisé Épuisé 10,00 € Épuisé 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € 10,00 € Vous pouvez commander tous les numéros de Migrance ou vous abonner à la revue Par voie postale : Abonnement d’un an : 15 €, deux ans : 30 € Chèque bancaire ou postal à l'ordre de Génériques à l'adresse suivante : Génériques - 34, rue de Cîteaux 75 012 Paris Tél. : 01 49 28 57 75 [email protected] Par Internet : www.generiques.org www.revues-plurielles.org Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information de Génériques vous pouvez vous inscrire sur notre site Internet www.generiques.org Le sommaire de chacune de ces publications et les numéros épuisés sont disponibles sur le site de Génériques : www.generiques.org et celui de l’Association des revues plurielles : www.revues-plurielles.org