Ethnicité et migration une histoire grecque

Transcription

Ethnicité et migration une histoire grecque
Ethnicité
et migration
une histoire
grecque
Numéro coordonné par
Martin Baldwin-Edwards
codirecteur de l’Observatoire méditerranéen des migrations,
Athènes, Grèce
Traduit de l’anglais par Christiane Dausse, Eve Dayre
et Schéhérazade Matallah
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
SOMMAIRE
Préface
Ethnicité et migration :
une histoire grecque
Martin Baldwin-Edwards et Katerina Apostolatou
5
La diaspora des travailleurs migrants grecs en Europe
Son intégration dans les sociétés d’accueil,
notamment en Allemagne,
et ses rapports avec le pays d’origine
18
Hans Vermeulen
Masquer la diversité religieuse
Essai sur les mariages entre Grecques
et réfugiés politiques turcs
Marina Petronoti
La vie des demandeurs d’asile en Grèce
Comparaison entre migrants privilégiés
et migrants défavorisés
Eftihia Voutira et Elisavet Kokozila
37
Migrance
34, rue de Citeaux
75012 Paris
Téléphone :
01 49 28 57 75
Télécopie :
01 49 28 09 30
Courrier électronique :
[email protected]
www.generiques.org
Les sommaires des numéros de
Migrance sont en ligne sur le
site de Génériques
www.generiques.org/
migrance.html.
Commande en ligne
des numéros de Migrance
sur le site de l’Association
des revues plurielles
www.revues-plurielles.org/
Directeur
de la publication :
Saïd Bouziri
49
Comité de rédaction :
Mustapha Belbah,
Marc Bernardot,
Hassan Bousetta,
André Costes (†),
Yvan Gastaut,
Alec Hargreaves,
Smaïn Laacher,
Anne Morelli,
Nouria Ouali,
Djamal Oubechou
Benjamin Stora,
Driss El Yazami,
Jalila Sbaï,
Patrick Veglia
Coordination
éditoriale :
Driss El Yazami
Secrétariat de rédaction :
Sophie Chyrek
Coordination du numéro :
Martin Baldwin-Edwards
3
SOMMAIRE
La présence à Thessalonique de migrants omogeneis
venus de l’ex-Union soviétique
et la transformation
des quartiers ouest de la ville
Garyfallia Katsavounidou et Paraskevi Kourti
61
Migration d’Ukraine en Grèce depuis la perestroïka :
les Ukrainiens et les personnes
d’origine grecque
Réflexions sur le processus migratoire
et les identités collectives
71
Kira Kaurinkoski
Défis posés par l’insertion sociale
des populations immigrées en Grèce
Ilia Roubanis
Ont participé à ce numéro :
Martin Baldwin-Edwards
Katerina Apostolatou
Garyfallia Katsavounidou
Kira Kaurinkoski
Elisavet Kokozila
Paraskevi Kourti
Marina Petronoti
Ilia Roubanis
Hans Vermeulen
Eftihia Voutira
Conception graphique :
Antonio Bellavita (†)
Maquette :
Jean-Luc Hinsinger / Cicero
Crédits photos :
Magnum photos,
Kira Kaurinkoski,
Coll. privée
87
Couverture :
Photographie (détail) Jim
Goldberg © Jim Goldberg /
Magnum Photos.
Imprimerie :
Delta papiers
Migrance
est publié avec le concours
de l’Agence nationale pour la
cohésion sociale et l’égalité
des chances (ACSÉ).
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
ISSN 1168-0814
4
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Préface
Ethnicité et migration:
une histoire
grecque
vernement grec en matière de migration – tout
comme l’opinion populaire – est résolument tournée vers le passé. La période de formation déterminante de l’État-nation grec semble être l’aune à
laquelle s’évaluent les migrations et les migrants,
et l’ethnicité ou la « race » – telle qu’on l’entendait
il y a un siècle – demeure le critère prépondérant.
epuis quelque temps, lorsque l’on
parle de l’immigration en Grèce, il
est d’usage de souligner que « la
Grèce, autrefois pays d’émigration,
est devenue pays d’immigration ».
Derrière ce constat apparemment
anodin, nous sommes censés comprendre qu’il s’agit là d’un nouveau problème face auquel
on ne saurait attendre de bonnes politiques gouvernementales, ni une réaction positive de l’opinion
publique. En réalité, depuis 1913, la Grèce a connu
des mouvements massifs d’immigration, d’émigration et d’échange de populations – peut-être plus
qu’aucun autre pays européen au XXe siècle. Plus
remarquable encore, ces mouvements de population étaient explicitement liés à l’ethnicité et à la religion. C’est sur cet aspect négligé des migrations et
de la Grèce que portent ces articles. Nous affirmons,
et chacun à sa manière tous les articles de ce numéro
étayent cette conclusion, que la politique du gou-
D
Une histoire de diversité
ethnique
L’État grec moderne est né de la rébellion
contre les Ottomans – une rébellion fondée sur
l’appartenance religieuse, même si bon nombre de
ses partisans ne parlaient pas grec mais étaient
romanophones, slavophones et albanophones.1
Ainsi, le premier recensement de 1828 ne s’intéressait qu’à la foi professée par les habitants, et
dénombra 741 950 chrétiens et 11 450 musulmans.
5
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
en Thrace occidentale et dans les îles grecques
nouvellement annexées. Troisièmement, les Grecs
ne constituaient que 30 % de la population de la
prospère Thessalonique – juifs, musulmans et
Arméniens composant les principaux groupes
ethniques de la ville.
Trois options s’ouvraient à la Grèce pour
affronter ces problèmes : renoncer à la fiction
nationaliste d’une pureté raciale remontant aux
Grecs anciens ; assimiler (par la contrainte, si
nécessaire) les populations « aberrantes » en une
identité nationale grecque commune ; ou les
expulser par la force du territoire grec. Il apparut
rapidement qu’un panachage des deux dernières
options serait la solution retenue. Finalement, une
quatrième option, consistant à réinstaller les
« Grecs » d’Asie Mineure dans le nord du pays,
s’avéra le facteur décisif pour la construction d’une
identité nationale grecque.
Les Juifs, estimés à 5 000 à la veille de la révolution,
furent pour la plupart massacrés ou expulsés dans
l’année qui suivit la création de l’État grec, puis
essentiellement ignorés.2 En 1907, un autre recensement porta sur la religion et la langue, mais la
question n’était pas « quelle langue parlez-vous ? »
mais « quelle langue considérez-vous comme la
vôtre ? », de sorte que les personnes dont le grec
était la deuxième langue le citaient comme leur
langue. Les résultats firent apparaître 97 % de locuteurs helléniques et 98,7 % d’orthodoxes ; les Arvanites (qui parlaient albanais) représentaient 1,9 %
de la population, les Valaques (romanophones)
0,4 %, suivis par des locuteurs de diverses langues
européennes. Notons que plus de 75 % de ceux qui
ne parlaient pas grec étaient étiquetés comme
« analphabètes ».
La relative homogénéité de la Grèce (peuplée
principalement d’orthodoxes de langue grecque)
fut complètement bouleversée par le quasi doublement de son territoire et de sa population à la fin
des guerres balkaniques (1912-1913) : le royaume
hellénique annexa l’Épire, les îles orientales de la
mer Egée, la Crète et la moitié sud de la Macédoine
ottomane. L’armée, les autorités civiles et la police
entreprirent de dénombrer la nouvelle population
– mais les données ne furent pas divulguées, hormis
pour quelques informations démographiques générales. À la fin de la Première Guerre mondiale, la
Grèce annexa la Thrace occidentale. Un recensement fut organisé en 1920, et les résultats
« sensibles » portant sur les « nouveaux territoires » restèrent tout aussi confidentiels, car ainsi
qu’en atteste la correspondance officielle, les autorités « n’osaient pas reconnaître ni révéler publiquement l’existence d’une majorité non grecque en
Macédoine ».3 En fait, la Grèce avait hérité de trois
problèmes majeurs avec la mise en œuvre de sa
« Grande Idée » [Megali Idea] nationaliste
d’expansion territoriale. D’abord les Macédoniens
slavophones et orthodoxes ne se distinguaient pas
des Grecs sur le plan religieux, mais n’étaient pas
Grecs, à l’évidence ; deuxièmement, il existait
d’importantes populations musulmanes en Épire,
Premières tentatives
de nettoyage ethnique
dans les Balkans
Le rapport de 1914 de la commission internationale d’enquête sur les causes et la conduite des
guerres balkaniques, qui fait autorité, détaille les
atrocités mutuelles et les politiques de génocide
menées par les forces grecques, turques, bulgares et
serbes, et même par les populations civiles, au cours
des deux guerres des Balkans.4 La politique de
l’armée grecque, qui tuait tous les civils sur son
passage, à l’exception des enfants et des vieillards,
était bien connue des musulmans qui, terrorisés,
s’enfuyaient vers la Turquie : durant la première
guerre, quelque 135 000 musulmans de Macédoine
étaient passés par Salonique en route vers la Turquie
au moment de la visite de la commission.5 En
Bulgarie, la commission a trouvé 50 000 réfugiés qui
avaient fui la Macédoine et 30 000 venus de Thrace.
En Grèce, 80 000 Slaves demandaient leur réinstallation en Bulgarie, tandis que 100 000 Grecs fuyaient la
Bulgarie.6 Ces chiffres épars montrent que le
6
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
L’étape suivante de ce processus découla de la
guerre menée par la Grèce contre la Turquie
moderne, vestige de l’Empire ottoman : très satisfaite des succès militaires remportés dans le nord
de son territoire, la Grèce crut avoir le soutien des
grandes puissances pour s’étendre en Asie
Mineure et au-delà. Vers la fin de la désastreuse
campagne de trois ans lancée par l’armée grecque
en Asie Mineure, les populations chrétiennes de la
région, terrifiées, trouvèrent refuge dans différents ports voisins de la ville de Smyrne. Les Turcs
entrèrent à Smyrne en septembre 1922, et les
récits des témoins attestent de la violence et des
horreurs qui s’ensuivirent – et pas seulement du
côté turc. Des centaines de milliers de réfugiés
affluèrent dans les ports grecs, affamés, sans le
sou, en quête d’assistance. Étant donné que le
conflit avait indirectement impliqué les grandes
puissances, un armistice fut rapidement signé par
les Britanniques (évitant ainsi une guerre angloturque), et une conférence de paix fut organisée à
Lausanne. Telle fut la toile de fond de la conférence de Lausanne et des conventions de 1923
relatives aux échanges de population.
Mustafa Kemal, chef du nouvel État-nation
turc, estimait que les minorités chrétiennes
7
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
« nettoyage ethnique »,
que ce soit par le génocide ou par l’exode des
réfugiés, constituait l’une
des composantes majeures des deux guerres
balkaniques.
Un protocole au traité
mettant fin à la seconde
guerre balkanique entre
la Bulgarie et la Turquie
prévoyait un échange
volontaire des populations frontalières ; ce
projet fut interrompu par
le début de la Première
Guerre mondiale et ne fut
jamais appliqué. Un
accord signé en 1914 entre la Grèce et la Turquie
allait beaucoup plus loin, et couvrait de grandes
régions dont la population n’avait pas été affectée
par la guerre. Les échanges volontaires ainsi proposés concernaient la Macédoine et l’Épire (en Grèce),
ainsi que la Thrace et l’Anatolie occidentale (en
Turquie), soit potentiellement plus d’un million de
personnes. Bien que cet échange ait lui aussi été
interrompu par le conflit mondial, les Turcs expulsèrent près d’un demi-million de Grecs de l’intérieur
pendant la grande guerre, avant de chasser les Grecs
du littoral de la mer Noire (1919-1920).7
La première étape concrète vers un échange de
populations fut le Pacte de Neuilly de 1919, pour un
échange « volontaire » réciproque avec la Bulgarie.
Environ 39 000 locuteurs slaves avaient déjà quitté
la Grèce pendant la Première Guerre mondiale, et
53 000 autres allaient partir dans le cadre de
l’accord, tandis que 46 000 Grecs arrivaient de
Bulgarie.8 Malgré ces mouvements, en 1920, 20 % au
moins de la population de Grèce était considérée
comme non grecque, puisque la plupart des Slaves
macédoniens n’étaient pas partis et que les musulmans étaient majoritaires en Épire et en Thrace
occidentale, sans compter les musulmans hellénophones vivant dans les îles.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Les conséquences de l’afflux
de réfugiés en Grèce
n’avaient pas leur place dans la jeune république –
ce qui augurait un sérieux problème pour la Grèce.
Déjà très affaiblie par les guerres, elle risquait de
s’écrouler sous le fardeau de plus d’un million de
réfugiés venant s’ajouter à une population de
4,5 millions d’habitants.9 Mais son homologue
Venizelos était tout aussi nationaliste et désireux
de débarrasser la Grèce de son hétérogénéité
ethnique.
À l’issue de difficiles et dramatiques négociations, un accord de paix définitif fut conclu avec la
Turquie le 24 juillet 1923. Une partie du traité avait
déjà été ratifiée en janvier, il s’agissait d’un document portant sur l’échange de populations
grecques et turques, qui, pour la première fois
dans l’histoire adoptait officiellement le transfert
obligatoire et massif de populations en vue de
résoudre un problème de minorités. En vertu de ce
traité, tous les ressortissants turcs de religion
grecque orthodoxe établis en territoire turc (à
l’exception de Constantinople), et tous les ressortissants grecs de religion musulmane établis en
territoire grec (à l’exception de la Thrace occidentale récemment annexée) devaient être échangés
sans leur consentement.
Le critère discriminant choisi pour la réinstallation obligatoire était donc exclusivement celui
de la religion. Il en résulta qu’au moins 1,3 million
de Grecs orthodoxes furent expulsés de Turquie et
qu’environ 500 000 musulmans furent envoyés en
Turquie. Tous furent dépossédés de leurs biens –
bon nombre de réfugiés grecs avaient été des bourgeois fortunés –, la perte de leurs droits de
propriété devant être confirmée en 1930 par le
traité d’Ankara.
Les pourparlers de Lausanne laissaient entre
150 000 et 200 000 « Grecs » à Constantinople et un
nombre équivalent de musulmans en Thrace occidentale ; le traité stipule les obligations légales et
autres dispositions imposées au pays d’accueil de
chaque minorité. Ces dispositions restent en
vigueur aujourd’hui.
Les réfugiés qui affluèrent en Grèce après la
catastrophe de l’Asie Mineure étaient pour la
plupart indigents, d’origines sociales diverses et
très disparates dans leurs caractéristiques. Beaucoup parlaient le turc ou le grec pontique (deux
langues également incompréhensibles pour la
population locale)10 et furent choqués de se
retrouver en butte aux préjugés, à l’exclusion et aux
sobriquets injurieux [on les traitait de toukosporoi
(graines turques) ; yiaourtovaptismenoi (baptisés
dans le yaourt)].11 Les réfugiés étaient logés par
l’État grec, et n’étaient pas libres de choisir leur
lieu d’installation. Environ 90 % d’entre eux furent
installés dans le nord du pays – essentiellement en
Macédoine et en Thrace ; il s’agissait d’une politique de colonisation délibérée, sans fondement
économique ou autre, uniquement justifiée au nom
de la « sécurité nationale ».12 Elle eut pour effet de
créer des majorités grecques dans des zones jadis
occupées par une minorité grecque orthodoxe –
notamment en Thrace et en Macédoine. Elle eut
également de lourdes conséquences pour les Juifs
de Thessalonique, qui avaient formé le groupe
dominant entre 1900-1923. Ils commencèrent à
rencontrer des difficultés et à essuyer des manifestations d’hostilité de la part des réfugiés grecs
orthodoxes13, tout en subissant des pressions pour
helléniser leurs écoles et céder leurs terres à l’État
grec.14
D’une manière générale, on ne saurait exagérer
l’impact des réfugiés d’Asie Mineure sur la Grèce.
L’effort national massif requis pour gérer leur
arrivée et leur subsistance, le nouvel équilibre
« ethnique » qu’instaurait leur présence dans le
nord du pays, et à plus long terme les répercussions
bénéfiques qu’ils eurent sur l’économie : tous ces
facteurs se sont combinés pour marquer clairement
un tournant dans le développement de l’Étatnation grec. De plus, le statut de seconde classe des
réfugiés – y compris ceux qui avaient été des
marchands prospères et bourgeois en Anatolie –
8
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Minorités ethniques
et migration
Pour l’essentiel, les autorités grecques choisirent d’expulser les musulmans plutôt que d’envisager leur conversion à l’orthodoxie et leur assimilation en tant que citoyens grecs – à l’exception
notable, bien sûr, de la minorité musulmane de
Thrace qui (à l’instar des chrétiens orthodoxes
d’Istanbul) conserve la « mauvaise » religion tout
en gardant la citoyenneté nominale du pays hôte.
La religion s’était par ailleurs imposée comme le
seul marqueur d’ethnicité disponible, dans la tradition du système ottoman du millet, puisque la
langue était un critère trop inclusif (la plupart des
Ottomans cultivés parlaient grec) tout en excluant
les patriotes grecs qui parlaient l’arvanitika, le
turc, ou les dialectes valaques (romans) et slaves.
Les Slavomacédoniens du nord de la Grèce
Contrairement aux musulmans, beaucoup de
locuteurs slaves restèrent dans le nord de la Grèce
en dépit des mesures prises à leur encontre par l’État
grec. En 1923, environ 5 000 furent chassés de Macédoine orientale et de Thrace occidentale et exilés en
Thessalie et en Crète, leurs biens étant confisqués et
donnés à des réfugiés arrivant d’Asie Mineure ; le
Pacte de Neuilly fut élargi afin de couvrir la Thrace
occidentale et d’accélérer la mise en application des
échanges de population avec la Bulgarie ; et de
nombreuses directives ministérielles furent émises,
exhortant au « travail qualifié et spécialisé » pour
contraindre les slavophones à partir s’installer en
Bulgarie16 (référence au traitement préférentiel
accordé aux réfugiés grecs qui se voyaient allouer
des terres et des maisons au détriment des résidents
autochtones de langue slave). Officiellement estimé
à 80 000 en 1928, le nombre réel de natifs parlant le
dialecte makedonoslaviki (illettrés pour la plupart)
Autres groupes minoritaires
Parmi les autres minorités qui vivaient dans la
région depuis la période ottomane, différents
groupes semblent avoir suivi diverses trajectoires
d’incorporation dans la société grecque, comme
indiqué ci-après.
9
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
approchait plutôt les 160 000, selon certains responsables.17 D’autres sources indiquent le chiffre de
250 000.18 Dans un premier temps, l’État grec se
contenta de changer les noms de lieux en hellénisant
les toponymes slaves, d’ouvrir des cours du soir pour
enseigner le grec aux adultes et de rendre obligatoire
l’éducation primaire en langue grecque. Il recourut
aussi aux services secrets pour surveiller les universitaires slavophiles, en exilèrent temporairement
quelques-uns et en expulsèrent même certains en
Bulgarie sur les ordres des comités d’ordre public
(ces derniers avaient été créés en 1924 pour
réprimer le banditisme ; en 1926, le dictateur
Pangalos étendit leur compétence à tous les aspects
relevant de l’ordre public ou de la « sûreté nationale »19). Ouvertement nationaliste, la dictature de
Metaxas (1936-41) proscrit tout bonnement l’usage
des langues slaves en Grèce, expulsa et exila massivement les slavophones en invoquant leur « dangerosité », et interdit l’installation d’étrangers [allodapoi] et de ressortissants non grecs [Ellines tin
ethnikotita] dans les régions frontalières.20 Ces
attaques implacables contre les locuteurs slaves
cessèrent avec l’occupation de la Grèce par les
forces de l’Axe, mais eurent de lourdes conséquences sur les Juifs de Thessalonique et d’autres
villes grecques.
Avec obstination, la Grèce a poursuivi une politique d’assimilation agressive à l’égard des slavophones des régions septentrionales, à travers
notamment la falsification des statistiques dans le
recueil des données linguistiques, le déni des droits
fonciers aux citoyens « pro-slaves » sous le régime
de Metaxas (1936-1941) et, depuis 1951, le refus
d’inclure dans les recensements nationaux des
questions relatives à la langue natale parlée, à la
religion, ou à l’ethnicité auto-déclarée.21
faisait d’eux une main-d’œuvre désespérée et facilement exploitable, ce dont profita largement la
population autochtone.15
au millet de l’orthodoxie et en second lieu à une
corporation. Au début du XIXe siècle, malgré l’émergence d’un mouvement aroumain, de nombreux
Aroumains avaient déjà rejoint divers mouvements
nationaux. En Grèce, les artisans romanophones
étaient apparemment intégrés à la culture urbaine
grecque, tandis que les Aroumains des professions
pastorales tendaient à conserver leur identité
linguistique et culturelle, sans pour autant s’identifier à une autre nation que la Grèce. Comme avec
les Arvanites, l’État grec manipula les résultats des
recensements pour cacher l’existence de locuteurs
romans sur son sol ; un éminent homme politique
valaque, ministre des Affaires étrangères – Evangelos Averof – avait personnellement vécu le recensement de 1940 et estimait à 150-200 000 le nombre
de locuteurs romans.27 Ce même chiffre fut cité à la
Convention de Lausanne en 1923.28 Une scission
apparut dans la population aroumaine, entre la
grande majorité s’identifiant à l’hellénisme, et un
petit nombre de « pro-Roumains » (selon des
sources grecques). La période de l’entre-deuxguerres vit quelques mouvements de migration
limités de Valaques vers la Roumanie, mais l’on ne
dispose d’aucunes données, même brutes, sur ce
phénomène.29
Si des Arméniens, commerçants et artisans,
avaient toujours vécu dans la région sous l’Empire
ottoman, ce ne fut qu’à la fin du XIXe siècle que
commença l’immigration arménienne en Grèce. De
petits groupes s’installèrent à Thessalonique, en
tant que membres de l’administration ottomane, et
des travailleurs saisonniers employés à la construction du chemin de fer furent hébergés à Alexandroupolis et Loutraki. Dans les années 1890, des
réfugiés arméniens affluèrent dans les îles orientales de la mer Egée, surtout après les massacres de
1894-1896. Lorsque l’armée grecque occupa Thessalonique en 1912, prisonniers et déserteurs des
forces ennemies y trouvèrent refuge, comme ce fut
le cas après la révolution russe de 1917. L’arrivée en
Grèce d’environ 80 000 réfugiés arméniens se
produisit suite aux massacres de 1915 et durant les
aventures militaires grecques en Asie Mineure, en
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Les Arvanites sont les vestiges historiques des
migrations massives de réfugiés albanais orthodoxes vers la Grèce et l’Italie (1468-1506). Ces
bergers, paysans et marins albanophones (estimés
à environ 400 000 dans les années 1930) habitaient
originellement en Étolie, en Attique et en Morée,
même s’il y eut au XXe siècle des mouvements vers
les îles voisines d’Eubée, Andros, Hydra et
Spetses.22 Les chrétiens albanophones sont
complètement absents du recensement de 1928, ce
qu’un commentateur attribue à une « falsification
grossière des données », et toute preuve de leur
existence a depuis été supprimée.23 Bien qu’ils
aient parlé leur dialecte albanais tout au long de la
période ottomane, aujourd’hui les Arvanites se
considèrent Grecs à part entière et renient en
majorité leur langue et leurs origines ethniques. Ils
ont donc été presque totalement assimilés dans
l’identité grecque contemporaine.24
Les Aroumains (Valaques) sont un peuple latin
semi-nomade qui a occupé la région des Balkans
depuis l’aube de la chrétienté ;25 à partir du
XIVe siècle, de nombreux Aroumains parlant le
même idiome (Koutsovlachi) établirent des
villages d’estive et se détournèrent quelque peu du
pastoralisme et de l’élevage.26 À l’instar d’autres
groupes minoritaires sous l’ère ottomane, ils ne
s’identifient guère ou pas du tout aux autres
peuples ou mouvements nationalistes, mais d’abord
10
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
rades émigrèrent, notamment en France, et ceux
qui restèrent survécurent pendant des décennies
grâce aux logements temporaires et subsides
fournis par les Américains. Les autorités municipales confisquèrent les terrains brûlés requalifiés
en « site archéologique » et préemptèrent le cimetière juif pour y bâtir l’université de Thessalonique.
Le projet aboutit pendant la Deuxième Guerre
mondiale, tandis que la population juive était
décimée par les nazis.32
En 1943, les Bulgares (qui contrôlaient alors la
Macédoine et la Thrace) déportèrent 12 000 Juifs
en Allemagne, dans des prétendus camps de
travail : tous furent assassinés à Treblinka. La
même année, les lois de Nuremberg entrèrent en
vigueur à Thessalonique et, en l’espace de trois
mois, 48 000 Juifs de nationalité grecque furent
déportés à Auschwitz. Au total, ils furent environ
60 000 victimes de la déportation et, à la fin de la
guerre, 2 000 avaient survécu et étaient revenus.
Entre 1945 et 1955, près de la moitié des quelque
10 000 Juifs de Grèce émigrèrent en Israël.
Aujourd’hui, il reste à peine 5 500 Juifs en Grèce,
principalement à Athènes.33
De tous les groupes « ethniques » présents en
Grèce, et il en existe beaucoup d’autres que nous
n’évoquerons pas ici (pour les mêmes raisons qui
nous conduisent à de grandes simplifications dans
nos descriptions), les Chams [Tsamides] demeurent les plus méconnus et mystérieux et sont même
méprisés par la population grecque.34 Historiquement, les Chams sont l’une des nombreuses
peuplades qui occupaient la région de la Chamérie,
de l’ancien nom illyrien de la rivière Tsamis qui
traversait le territoire de la tribu illyrienne des
Thesprotes.35 Toute la région de l’Épire offre une
mosaïque d’appartenances ethniques, linguistiques et religieuses aux frontières indistinctes – ce
qui se traduisit par des revendications concurrentes (et très contentieuses) sur ces territoires et
leurs populations de la part des États-nations émergents de Grèce et d’Albanie à la fin du XIXe siècle.
En 1912, la conférence des Ambassadeurs à
Londres attribua la Chamérie (rebaptisée
11
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
1920-1922.30 Bon nombre de ces réfugiés allaient
presque aussitôt émigrer de nouveau vers d’autres
pays, surtout après 1924 quand la Société des
Nations s’engagea à les réinstaller dans la nouvelle
république soviétique d’Arménie. Le plus important
mouvement d’émigration (connu sous le nom de
nerkaght) de la population arménienne de Grèce
débuta avec la guerre civile grecque de 1946 par un
retour vers l’Arménie. Deux-tiers de la communauté
arménienne, environ 18 000 personnes, quittèrent
la Grèce à cette époque.
Les relations des Arméniens avec l’État grec
sont assez particulières, et influencées par des
facteurs politiques externes, comme leurs relations
avec la Turquie et leur utilité comme alliés de la
Grèce. La persécution de ce peuple attira la compassion des autorités grecques, au point que Venizelos
offrit la citoyenneté grecque (offre qui fut déclinée)
à tous les réfugiés arméniens. Toutefois en 1968,
tous les réfugiés arméniens avaient été naturalisés.
Les Arméniens sont aujourd’hui assimilés dans la
société grecque, et les écoles arméniennes, autrefois clandestines, sont désormais « régularisées » et
financées par le ministère grec de l’Éducation, qui
paie les salaires des personnels.31
Remontant au VIe siècle avant notre ère, la
présence des Juifs est attestée dans presque toutes
les grandes villes qui composent aujourd’hui la
Grèce moderne. Les Juifs du Sud, perçus comme
alliés des Turcs, furent massacrés les premiers
jours de la révolution grecque. Par la suite, les Juifs
acquirent une réputation d’ardents partisans du
nouveau Royaume grec, ce qui inspira en partie le
nationalisme juif, et ils migrèrent vers la Grèce
depuis les quatre coins de l’Empire ottoman. En
1889, le gouvernement grec reconnaissait officiellement la communauté juive. Malgré ses amitiés
parmi la grande et influente communauté juive de
Thessalonique, ce fut vers cette cité que Venizelos
dirigea des flux massifs de réfugiés d’Asie Mineure.
Les infrastructures de la ville résistèrent mal à cet
afflux, surtout après le grand incendie de 1917 qui
priva les commerçants juifs de leurs boutiques et de
leurs maisons. De nombreux commerçants séfa-
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Allemands commencèrent à se retirer de Grèce en
1944, quelques centaines de Chams s’enfuirent avec
eux en Albanie. Rapidement, les résistants grecs
entreprirent de terroriser ceux restés dans le pays, et
35 000 environ se réfugièrent en Albanie et en
Turquie. Plusieurs massacres de Chams furent
perpétrés par les forces irrégulières de l’EDES
(Ligue grecque nationale républicaine) sous la
conduite du général Zervas ; ces faits sont étayés par
de nombreux documents faisant état de violences, de
tortures et de viols sur 2 771 civils albanais
(hommes, femmes et enfants) sur la période 19441945.43 Ensuite, l’État grec confisqua tous les biens
des Chams qui avaient fui le pays, invoquant leurs
actes de collaboration pendant la guerre pour légitimer ces mesures. Le recensement de 1951 ne
dénombra que 157 Chams44, et 14 000 Chams vivent
maintenant du côté albanais de la frontière.45 Ils
n’ont jamais pu obtenir de visas pour franchir la frontière et se recueillir sur les tombes de leur famille ou
revoir leurs maisons confisquées ; ils réclament
aujourd’hui des compensations pour ces spoliations.
Thesprotie en 1936) à la Grèce, si bien que seuls
sept villages chams se trouvent actuellement en
Albanie.36 Les Chams sont albanophones, mais les
Chams des montagnes pratiquent la religion orthodoxe alors que les Chams du littoral et des terres
basses sont plutôt musulmans.37 On distingue trois
vagues d’émigration au cours desquelles les Chams
ont quitté le nord de la Grèce : pendant et après les
guerres des Balkans (1912-14), au lendemain de la
signature de la Convention de Lausanne (1923), et
à la fin de la Seconde Guerre mondiale (juin 1944mars 1945).38 Les Chams des régions côtières,
même s’ils parlaient albanais, étaient assimilés à
des Turcs par les autorités et la population
hellènes, alors que les Chams des hautes terres
étaient vus comme de « bons chrétiens ».39 En
1913, des groupes terroristes grecs se mirent à
massacrer les musulmans albanais et à piller leurs
biens ; les hommes jeunes furent exilés dans les
îles égéennes ; les terres et les récoltes furent
confisquées, forçant la population à partir. Avec la
signature de la Convention de Lausanne, la Grèce
entreprit, malgré les réticences initiales de la
Turquie, d’expulser les musulmans albanais vers la
Turquie : ils furent environ 5 000 à être déportés
avant que l’Albanie ne protestât auprès de la
Société des Nations.40 En 1924, une commission
mixte décréta que les musulmans albanais étaient
exclus des dispositions du traité, les Grecs affirmant par la suite que les Chams étaient d’origine
turque et non albanaise. En attendant, les autorités grecques saturèrent la Chamérie en y installant les réfugiés d’Asie Mineure afin de pousser les
musulmans albanais à partir – avec succès, de
sorte que des villages entiers se vidèrent de leurs
habitants albanais.41
En 1926, le gouvernement grec déclara que les
Chams ne seraient plus expulsés et jouiraient des
mêmes droits que les Grecs. Cependant les écoles de
langue albanaise ne furent pas autorisées, et l’on
entendait rarement parler albanais en dehors des
maisons privées.42 Après l’invasion de la Grèce par
les forces italiennes en 1940, les Chams collaborèrent avec les Italiens contre les Grecs. Quand les
Grecs, Grecs non grecs, non
grecs Grecs et les autres
De nos jours, la notion grecque de citoyenneté est
presque exclusivement celle du jus sanguinis – c’està-dire la transmission de la nationalité par les liens du
sang. Il s’agit là d’une conception assez courante,
notamment pour les nations qui ont connu d’importants mouvements migratoires et l’existence d’une
diaspora. Ce qu’il y a de plus problématique dans le cas
de la Grèce, c’est que la notion aujourd’hui discréditée
d’une « race » statique et immuable [phyli] remontant
aux Grecs anciens sous-tend d’autres catégories de
liens à la nation grecque. Des individus résidant en
dehors de la Grèce mais qui n’ont pas acquis la citoyenneté grecque peuvent se revendiquer de ces liens (en
grande partie imaginaires) avec la « race » pré-politique des Hellènes : ces « personnes d’origine grecque
désignées » sont désignées par le terme générique
d’omogenia [de même origine]. 46
12
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Les autres [allogeneis]
Cette catégorie recouvre toutes les « races »
autres que la « race » grecque.
Les Grecs non grecs [Ellines allogeneis]
Cette catégorie concerne les citoyens grecs qui
ne sont pas d’origine grecque : les cas les plus
fréquents sont ceux de la minorité musulmane en
Thrace et des Grecs slaves en Macédoine et en
Thrace. Elle englobe également les individus naturalisés qui appartiennent à une autre « race ».
Les politiques du
gouvernement grec fondées
sur la notion de « race »
Les Grecs non grecs
Concernant les Grecs allogeneis, il existe « une
longue tradition de… mesures législatives visant, en
effet, à une épuration ethnique et idéologique ». Un
décret présidentiel de 1927 stipule que « les ressortissants grecs d’origine non hellène qui quitteront le
Les non Grecs grecs [Allodapoi omogeneis]
Il s’agit d’individus d’origine grecque qui n’ont
pas la nationalité grecque – les omogeneis résidant
à l’étranger. Même s’ils adoptent la nationalité
13
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
grecque et vivent en Grèce, ils continuent d’être
appelés omogeneis. Il existe plusieurs sous-catégories – lire ci-dessous.
Les Grecs [Ellines]
Les citoyens grecs sont supposés appartenir à la
« race » grecque, ou du moins posséder une
« conscience nationale grecque » s’ils comptent
parmi le très petit nombre de Grecs naturalisés
d’origine étrangère.
D’une manière générale, les populations omogeneia vivant hors de Grèce ont numériquement
fondu, soit par assimilation dans le pays d’accueil
soit du fait de leur migration en Grèce. Dans ce
deuxième cas, comme en atteste une décision
ministérielle « hautement confidentielle » de 1976,
l’État grec a dans l’ensemble refusé de les naturaliser tout en leur octroyant des passeports grecs. Ils
ont ainsi constitué une nouvelle catégorie d’individus, inconnue du droit international, quelque
part entre citoyen et étranger.52 Une conséquence
notable découle de ce flou juridique : les enfants
issus de ces parents, quoique nés en Grèce et revendiquant leur ethnicité grecque, conserveraient une
nationalité étrangère. Cette mesure était motivée
par la nécessité de garder un argument en réserve
dans les négociations politiques avec les pays
voisins (Turquie, Albanie, etc.) en faisant valoir une
présence grecque sur les territoires en question.
Cette politique perdura jusque dans les années
1990, lorsqu’il devint politiquement opportun
d’accorder la citoyenneté aux omogeneis du PontEuxin.
Les personnes d’origine grecque originaires du
Pont-Euxin [catégorie (d) ci-dessus] avaient
commencé à arriver en tant que réfugiés dans les
années 1980 et, en 1993, la loi 2130/1993 leur
accorda des visas spéciaux pour entrer en Grèce
avec le statut de rapatriés [palinnostoundes],
tandis qu’en Russie et ailleurs des campagnes de
publicité exhortaient les Grecs à regagner la mère
patrie. De manière informelle, dans les années
1990, les autorités locales grecques se mirent à
accorder la citoyenneté et le droit de vote à cette
catégorie précise d’omogeneis, en vue de les rallier
au parti politique au pouvoir. À la fin des années
1990, il apparut que près de la moitié des Pontiques
étaient entrés en Grèce avec des visas de touriste et
se trouvaient donc être des immigrés clandestins :
la loi 2790/2000 fut votée pour leur permettre
d’obtenir la nationalité grecque quels que fussent
les moyens utilisés pour entrer dans le pays. Plus de
150 000 personnes auraient ainsi été naturalisées,
sans qu’il soit possible de l’affirmer puisque les
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
territoire sans intention de retour se verront déchoir
de leur nationalité grecque. » 47 Cette disposition fut
appliquée pendant deux décennies à l’encontre de
milliers de Grecs qui migraient pour des raisons
diverses, affectant en particulier les Valaques et les
Slavomacédoniens du nord de la Grèce. Une autre
mesure législative fut votée par le Parlement en 1947,
pendant la guerre civile, visant cette fois les partisans
communistes qui, à l’époque, fuyaient le pays. Enfin,
en 1955, et jusqu’à son abrogation en 1998, l’article 19
du Code de la nationalité grecque prévoyait « la dénaturalisation des “citoyens d’origine différente ” [allogeneis] qui quittaient la Grèce “sans intention d’y
revenir ” ». 48 Entre 1955 et 1998, environ 60 000 Grecs
« d’origine différente » se sont vu retirer leur nationalité et beaucoup devinrent apatrides. 49 En 2004, six
ans après la révocation sans rétroactivité de l’article
infâmant, l’on comptait officiellement 350 résidents
grecs essentiellement musulmans qui restaient
apatrides parce que déchus de leur nationalité.50
Les omogeneis ou personnes d’origine grecque
Il n’existe aucune politique cohérente concernant les omogeneis. Historiquement, la Grèce a
utilisé ce statut pour justifier son irrédentisme ou
ses pratiques discriminatoires dans les situations
suivantes :51
a) Les communautés grecques établies dans les
Balkans, les régions de la Méditerranée orientale et
de la mer Noire.
b) Les minorités grecques en Turquie, Albanie
et, à une moindre échelle, en Bulgarie après les
échanges de populations de 1923. Ce sont les Grecs
« non libérés » des « mères patries perdues » qui se
sont retrouvés hors de la Grèce.
c) Les communautés d’immigrés grecs aux
États-Unis, en Australie et en Allemagne, résultat
des vagues d’émigration de la main-d’œuvre au
XXe siècle.
d) Les communautés grecques des anciennes
républiques soviétiques, y compris les populations
hellénophones et russophones de la mer Noire.
e) Les réfugiés politiques partis en Europe
orientale et centrale durant la guerre civile.
14
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Revivre le passé
dans le présent
Comme nous l’avons vu, pendant la majeure
partie du XXe siècle, l’État et la société grecs se
caractérisent par une politisation extrêmement
marquée de l’ethnicité. Pourtant, en 1990, la société
grecque avait largement intégré ses diverses composantes ethniques et avait construit une « communauté imaginée »53 autour d’une croyance partagée
en son histoire et ses racines communes. À la grande
exception de la communauté musulmane de Thrace
occidentale, fortement marginalisée – Turcs,
Pomaks et Tziganes. Pour la première fois de son
histoire, la Grèce connaissait la stabilité, une prospérité modérée, et ne présentait pas de signes
visibles de divisions ethniques. Les différentes
traditions régionales – y compris celles des Chams
si détestés – avaient été rassemblées sous
l’ombrelle générique de l’hellénisme et inconsciemment adoptées dans tout le pays.
Ce bref intermède de concorde ethnique connut
une fin abrupte avec deux formes distinctes d’immi-
15
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
gration : depuis l’Est, dès la fin des années 1980,
sont arrivées des personnes d’origine grecque,
encouragées par l’État mais mal vues par la population. À partir de 1991, depuis l’Ouest, des Albanais commencèrent à passer illégalement la frontière montagneuse et très poreuse qui les séparait
de la Grèce, après l’effondrement d’un des régimes
politiques les plus répressifs et isolés de l’Europe
communiste.54 L’immigration clandestine en provenance d’autres pays balkaniques voisins se développa alors rapidement, les migrants trouvant du
travail dans les zones agricoles peu peuplées et plus
tard dans le bâtiment, les petites entreprises familiales et les services domestiques.55 Ces deux
formes de migration ont réveillé le sombre souvenir
des terribles conflits ethniques du début du siècle,
et l’on assista à une escalade de la xénophobie et de
l’intolérance raciale dans la société grecque.
Quand bien même les immigrés étaient essentiels à
de larges pans de l’économie nationale56, la société
grecque rejetait, voire redoutait, la présence de ces
« anciennes » minorités ethniques qui affluaient
massivement. Ces réactions étaient d’autant plus
vives que la majorité des immigrés venaient, et
viennent encore, des pays balkaniques voisins : 60 à
70 % sont Albanais, avec des non hellènes et des
omogeneis ; les Géorgiens, principalement des
omogeneis, composent le second groupe mais sont
« invisibles » car ils ont rapidement obtenu la
nationalité grecque ; les Bulgares et les Roumains
constituent les troisième et quatrième groupes sur
le plan numérique ; et récemment les Ukrainiens,
tant non hellènes que omogeneis, sont devenus
aussi nombreux que les Roumains. Actuellement
les immigrés représentent environ 10 % de l’ensemble de la population, une proportion assez
élevée, d’autant que la majorité des migrants est
arrivée après 1991.
Les articles réunis dans ce numéro traitent
tous, quoique sous des angles très différents, du
rôle de l’ethnicité dans les récentes expériences
grecques en matière de migration. Hans Vermeulen, dans une importante étude sur la migration des
Grecs vers les pays européens après la guerre,
données relatives à l’octroi de la nationalité ne sont
pas divulguées. Il apparaît que les ressortissants
étrangers immigrés au cours des années 1990
provenaient essentiellement de Géorgie (81 000),
du Kazakhstan (31 000) et de Russie (24 000).
Les personnes d’origine grecque arrivant
d’Albanie après 1991 [catégorie (b)] se virent
refuser la nationalité grecque, supposément en
raison d’un accord qui aurait été passé avec le
gouvernement albanais (ce que dément l’Albanie) ;
en 2001 on leur accorda une carte d’identité spéciale
d’une validité de trois ans, en lieu et place de la
citoyenneté. En 2006, cette mesure fut levée et elles
peuvent désormais solliciter la nationalité grecque,
même si très peu l’ont obtenue. Plus de 200 000
cartes spéciales ont été délivrées ; ce chiffre fut
d’abord tenu secret, tant il excède largement le
nombre de personnes d’origine grecque vivant dans
le sud de l’Albanie.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
nalité – les Ukrainiens – d’origines différentes. Son
article montre qu’après leur arrivée en Grèce leurs
chemins ont rapidement divergé, les Ukrainiens
d’origine grecque bénéficiant d’un traitement de
faveur de la part de l’État. Le rôle de l’ethnicité
grecque s’avère prépondérant dans le processus
d’auto-identification et d’intégration dans la
société grecque. Le dernier article, d’Ilias
Roubanis, met également en lumière le poids de
l’histoire dans l’orientation des réponses de la
Grèce à l’immigration. L’auteur plaide vigoureusement pour une réinvention de l’hellénisme
moderne, en rupture avec l’exclusion ethnonationaliste qui a caractérisé la fin du XIXe et le
XXe siècles, et en faveur d’une vision moderne,
inclusive et multiculturelle de la grécité. Cet appel
à un aggiornamento, à libérer les Grecs des
chaînes de l’histoire, évoque les figures archétypales du Grec ottoman cosmopolite opposé au
paysan des Balkans : peut-être faut-il revisiter le
passé pour trouver la voie de l’avenir ?
compare les caractéristiques comportementales
des migrants grecs avec celles d’autres communautés émigrées. Il conclut, entre autres, qu’il
existe un schéma d’intégration grec particulier,
caractérisé par un haut degré de cohésion sociale
et une forte identité ethnonationale, associés au
maintien de liens étroits avec le pays d’origine.
L’étude passionnante de Marina Petronoti sur les
mariages gréco-turcs explore également la manière
dont les réfugiés turcs s’intègrent dans l’environnement d’un État chrétien orthodoxe. Les ambiguïtés, les contradictions, et le rôle des intérêts
personnels ou familiaux apparaissent comme aussi
importants que la religion, les identités ethniques
et la mémoire collective.
L’article d’Eftihia Voutira et Elisavet Kokozila
met en regard la politique grecque actuelle envers
les personnes d’origine grecque « rapatriées » et les
mesures punitives et peu compatissantes de l’État à
l’égard des demandeurs d’asile non grecs. Les
auteurs démontrent le rôle crucial de l’histoire dans
la formation des concepts culturels et politiques
grecs. Leur recherche met également au jour la
reproduction au XXIe siècle de la coupure qui s’est
opérée à l’origine entre l’État et la société avec
l’échange de populations de 1923. Les auteurs insistent en particulier sur le haut niveau de compassion
sociale et l’accueil des enfants non grecs en quête
d’asile, qui contrastent avec les pratiques bureaucratiques et les politiques d’exclusion de l’État.
Pour un réexamen remarquable du phénomène
des « réfugiés grecs » de 1923, l’on ne saurait
trouver meilleure étude de cas que celle de Garyfallia Katsavounidi et Paraskevi Kourti. Ils analysent
l’évolution de la communauté des Grecs soviétiques
« rapatriés » dans la ville de Thessalonique, à
travers leur position sociale, spatiale et architecturale dans la société grecque. L’exclusion sociale que
subissent actuellement les nouvelles communautés
grecques (des ghettos), ainsi que d’autres schémas
comportementaux, semblent reproduire presque à
l’identique l’accueil réservé aux réfugiés de 1923.
Kira Kaurinkoski nous offre une analyse
détaillée d’un groupe de migrants de même natio-
Martin Baldwin-Edwards
et Katerina Apostolatou
Notes
1- Veremis Thanos, « 1922 : Political Continuation and
Realignments », in Hirschon Renée (dir.), Crossing the
Aegean, Oxford, Berghahn Books, 2003, p. 55.
2- Kostopoulos Tasos, « Counting the “Other” : Official
Census and Classified Statistics in Greece (1830-2001) »,
Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, 2003,
p. 57.
3- Ibid., p. 59.
4- Report of the International Commission to Inquire into
the Causes and Conduct of the Balkan Wars, Washington DC :
Carnegie Endowment for International Peace, 1914.
5- Ibid., p. 152.
6- Ibid., p. 155.
7- Pentzopoulos Dimitri, The Balkan Exchange of Minorities and its Impact on Greece, Londres, Hurst & Co., 1962 ;
2002, p. 57.
8- Ibid., pp. 60-61.
9- Clark Bruce, Twice a Stranger, Londres, Granta, 2006, p. 46.
16
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
17
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Conflict Studies Research Centre, Defence Academy of the UK.
Paper 07/01, janvier 2007.
38- Vickers, op. cit., 2002, p. 2.
39- Vickers, op. cit., 2007, p. 2.
40- Vickers, op. cit., 2002, p. 4.
41- Vickers, op. cit., 2002, p. 5.
42- Kretsi Georgia, « The “Secret” Past of the Greek-Albanian Borderlands. Cham Muslim Albanians », Ethnologia
Balkanica, vol. 6, 2002, p. 174.
43- Vickers, op. cit., p. 6 ; Kretsi op. cit., 2002, pp. 182-183.
44- Kretsi, op. cit., p. 186.
45- Vickers, op. cit., 2007, p. 2.
46- Christopoulos Dimitris, Tsitselikis Konstantinos,
« Impasses in the Treatment of Minorities and omogeneis in
Greece », Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, 2003, p. 87.
47- Sitaropoulos Nicholas, « Freedom of Movement and the
Right to a Nationality v. Ethnic Minorities », European
Journal of Migration and Law, 6, 2004, p. 211.
48- Sitaropoulos, op. cit., p. 205.
49- Pour des études de cas instructives sur quelques
victimes de cette politique, lire Cem fientürk, Legalized
Racism : Expatriation Applications on the bases of 19th
Article of the Greek Citizenship Law and Problems of Victims,
Federation of Western Thrace Turks in Europe, Report n°2,
2006, http://www.abttf.org
50- Council of Europe, ECRI Roundtable, Athènes,
18 novembre 2004. Des preuves individuelles ont été apportées
à la réunion par certaines des parties concernées : la réponse
du ministère de l’Intérieur fut qu’ils devaient demander la
naturalisation par la voie normale – c’est-à-dire comme s’ils
n’avaient jamais eu la citoyenneté grecque.
51- Christopoulos et Tsitselikis, op. cit., p. 88.
52- Ibid., p. 89.
53- Kitromilides Paschalis, « “Imagined Communities” and
the Origins of the National Question in the Balkans », in Martin
Blinkhorn and Thanos Veremis (dir.), Modern Greece : Nationalism and Nationality, Athènes, ELIAMEP, 1990.
54- Cf. Baldwin-Edwards Martin et Apostolatou Katerina,
op. cit., pour un compte-rendu détaillé des statistiques migratoires et des schémas d’immigration en Grèce depuis 1945.
55- Baldwin-Edwards Martin et Arango Joaquin (dir.),
Immigrants and the Informal Economy in Southern Europe,
Londres, Routledge, 1999.
56- Baldwin-Edwards Martin, « Southern European Labour
Markets and Immigration : a Structural and Functional
Analysis », in Employment 2002, Panteion University Press,
2001 (en grec). Également disponible en anglais sous le titre
Mediterranean Migration Observatory Working Paper 5, sur
le site http://www.mmo.gr
10- Veremis, op. cit., p. 61.
11- Hirschon Renée, « The Consequences of the Lausanne
Convention », in Hirschon, op. cit., 2003, p. 19.
12- Pentzopoulos, op. cit., p. 136.
13- Hirschon, op. cit., p. 19.
14- Bowman Steven, « Jews », in Clogg Richard (dir.),
Minorities in Greece, Londres, Hurst Co., 2002, p. 71.
15- Lawrence Christopher, « Re-Bordering the Nation :
Neoliberalism and Racism in Rural Greece », Dialectical
Anthropology, vol. 29, 2005, p. 321.
16- Carabott Philip, « The Greek State and its Slav-Speaking Citizens », Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, 2003, p. 149.
17- Carabott Philip, op. cit., pp. 142-143.
18- Kostopoulos Tasos, op. cit., p. 66.
19- Carabott Philip, op. cit., pp. 151-153.
20- Carabott Philip, op. cit., p 155.
21- Kostopoulos Tasos, op. cit. ; Baldwin-Edwards Martin
et Apostolatou Katerina : « Statistics and Reality : Greece »,
in Fassmann H., Reeger U., Sievers W. (dir.), Statistics and
Reality : Concepts and Measurements of Migration in
Europe, Amsterdam, Amsterdam UP, 2008.
22- Vullnetari Julie, Albanian Migration and Development, Amsterdam, IMISCOE Working Paper n° 18, 2007,
pp. 9-14.
23- Kostopoulos Tasos, op. cit., p. 65.
24- Osservatorio Balcani Guide per Area Balcani : Albanesi
in Grecia : immigrati e comunitá autoctone, 2002,
http://www.osservatoriobalcani.org/article/articleview/1430/1/66/
25- Winnifrith T. J., Vlachs, in Richard Clogg (dir.), Minorities in Greece. Aspects of a Plural Society, 2002, p. 115.
26- Kahl Thede, « The ethnicity of Aromanians after 1990 »,
Ethnologia Balkanica, vol. 6, 2002, p. 145.
27- Kostopoulos Tasos, op. cit., p. 64.
28- Kahl Thede, op. cit., p. 153.
29- Winnifrith, op. cit., p. 118.
30- Hassiotis I., « Armenians », in Clogg, op. cit., 2002, pp. 95-97.
31- Hassiotis, op. cit., p. 107.
32- Bowman, op. cit., pp. 71-72.
33- Bowman, op. cit., pp. 77-78.
34- Green Sarah F., Notes From the Balkans : Locating
Marginality and Ambiguity on the Greek-Albanian border,
Princeton NJ : Princeton UP, 2005, pp. 74-5.
35- Vickers Miranda, The Cham Issue : Albanian
National and Property Claims in Greece, Conflict Studies
Research Centre, Defence Academy of the UK. Paper G109,
avril 2002.
36- Ibid., p. 2.
37- Vickers Miranda, The Cham Issue : Where to Now ?
La diaspora
des travailleurs migrants
grecs en Europe
Son intégration dans les sociétés
d’accueil, notamment en Allemagne,
et ses rapports avec le pays d’origine
augmenta encore, mais celle-ci ne rentre pas dans le
cadre du présent article qui porte sur la migration des
travailleurs immigrés.
Entre 1955 et 1977, quelque 760 000 Grecs ont
quitté leur pays pour s’installer en Europe. C’est, de
loin, l’Allemagne qui a attiré la plus grande partie de
ces travailleurs grecs, plus de quatre cinquièmes du
total. Les autres principaux pays de destination
étaient la Belgique, la Suisse, la Suède et les PaysBas. Le tableau 1 montre le nombre de ressortissants
grecs dans ces pays entre 1980 et 2000.
L’on trouve également des communautés
grecques dans d’autres pays européens, comme
l’Autriche, la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Ces
destinations n’ont cependant pas réellement attiré
des travailleurs, mais plutôt des étudiants, des
artistes, des intellectuels, des réfugiés politiques et
des hommes d’affaires. La plupart de ces pays comptaient déjà de petites communautés grecques avant la
Deuxième Guerre mondiale. La France est le seul
a migration massive des Grecs vers
l’« Europe » – comme ont tendance à
dire les Grecs – débuta quelques années
après la fin de la guerre civile (1949). Au
début, elle se maintint à un niveau faible,
comparé à la migration transatlantique,
plus importante. Cette situation changea soudainement en 1960, lorsque 57 % des émigrés
grecs quittèrent la Grèce pour s’installer dans
d’autres pays d’Europe, soit deux fois plus que l’année
précédente. L’exode massif vers l’« Europe » eut principalement lieu de 1960 à 1965 et de 1969 à 1970
(Emke-Poulopoulou, 1986 ; Katseli et Glytsos, 1989).
Le volume global de l’émigration, par rapport à la
taille de la population, était plus important que dans
le cas de l’Espagne ou de l’Italie. Entre 1945 et 1974,
un Grec sur six environ a quitté la Grèce (Fakiolas et
King, 1996, p. 172). Après 1988, lorsque les Grecs
eurent la possibilité de circuler librement dans
l’Union européenne, la migration vers l’Europe
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
L
18
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Année
1980
1985
1990
1995
2000
–
19,3
20,9
19,9
19,2
297,5
280,6
320,2
359,5
363,2
4,1
3,8
4,9
–
5,3
Suède
15,3
9,4
6,5
4,6
4,4
Suisse
8,8
8,7
8,3
7,1
7,2
Belgique
Allemagne
Pays-Bas
Sources : OCDE, Statistiques de la migration internationale (1980-1995), Statistiques sociales européennes, Eurostat 2000 (Belgique-Suède 2000), Mahnig et Wimmer n.d. (Suisse 2000).
émigrer collectivement (1989, p. 23 ; Kolodny, 1982).
En 1966, l’émigration de travailleurs grecs a chuté à
un niveau très faible, en raison de la crise économique qui sévissait cette année-là. Elle a repris à
partir de 1968 et les années suivantes (cf. figure 1
page 20). Le niveau de rémunération beaucoup plus
élevé en Allemagne, la répression politique sous le
régime des colonels (1967-1974), le sous-emploi
permanent dans les campagnes et les liens familiaux
et amicaux à l’étranger, sont autant de facteurs qui
ont contribué à ce phénomène. Un tiers des migrants
qui s’étaient installés en Allemagne au cours de la
deuxième période d’immigration, de 1968 à 1973, y
avait déjà séjourné auparavant (Hopf, 1987, p. 26).
La majorité des migrants qui ont quitté la Grèce
pour l’Europe était originaire de régions du nord de la
Grèce (Épire, Macédoine, Thrace), lesquelles avaient
beaucoup souffert d’une décennie de guerre civile,
puis de la répression politique. Même si la migration
était principalement d’ordre économique, le climat
politique lourd a contribué de manière significative à
la situation (Vermeulen, 1976, 1979). À l’origine, la
plupart des émigrés étaient des ouvriers ; après 1964,
cependant, la majorité d’entre eux était composée de
paysans. 9 % seulement des immigrés grecs sont
arrivés en Allemagne en tant qu’ouvriers qualifiés,
contre respectivement 8 %, 23 % et 29 % des immigrés
espagnols, italiens et yougoslaves (Thränhardt, 2000,
p. 28). Le niveau d’instruction était bas et l’analphabétisme n’était pas rare : même au début des années
1980, 6 % des migrants de sexe masculin et 21 % des
migrants de sexe féminin en Allemagne étaient illettrés. D’aucuns soutiennent néanmoins que les
d’entre eux à avoir enregistré une immigration de
travailleurs grecs relativement importante
entre 1916 et 1931 (Manitakis, 2000). La plupart des
travailleurs qui ont émigré après 1950 vers l’Europe
sont rentrés en Grèce après quelques années, même
si un million de Grecs continuaient de vivre dans les
autres pays européens en 2000.
Les migrants grecs ont commencé par travailler
dans les mines de charbon belges en 1953. En 1957,
après la diminution du flux de travailleurs italiens
liée aux graves accidents survenus dans les mines de
charbon belges, le gouvernement belge a signé un
accord de recrutement de main-d’œuvre avec la
Grèce (Alexiou, 1993 ; Ventura, 1999). Les conditions
de travail sont cependant restées extrêmement
mauvaises et certains travailleurs grecs ont quitté le
pays à la recherche de travail en Allemagne ou aux
Pays-Bas. Lorsqu’ils en trouvaient, ils rompaient leur
contrat de travail avec le gouvernement belge, lequel
prévoyait qu’ils devaient travailler dans les mines de
charbon pendant douze mois (Vermeulen et al., 1985,
pp. 42-45). En 1960, la Grèce a également signé un
accord de recrutement de main-d’œuvre avec l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suède. Certains travailleurs
grecs n’étaient pas recrutés mais sont partis de leur
propre initiative ou étaient « invités » (Panayotidis,
2001, pp. 114-116 ; Vermeulen et al., 1985, p. 45) 1.
Les réseaux ont joué un rôle important dans le
processus migratoire (Ventura, 2000). La communauté grecque d’une ville allemande donnée provient
souvent d’un nombre réduit de villes ou villages grecs.
Comme le souligne Thränhardt, plus que les autres
migrants méditerranéens, les Grecs semblent
19
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
Tableau 1 : Présence des Grecs dans cinq pays européens, 1980-2000 (en milliers)
Les pays d’immigration ont presque totalement
perdu l’intérêt limité qu’ils portaient aux communautés d’immigrés grecs souvent petites au cours des
années 1980, d’autant plus qu’elles ne posaient pas de
problèmes majeurs. Côté grec, l’intérêt était fort et
durable.
Alors que les travaux des chercheurs des sociétés
d’accueil étaient exclusivement axés sur l’intégration, les chercheurs grecs de ces pays ou en Grèce
s’intéressaient à l’éducation, notamment à l’enseignement de la langue grecque et au bilinguisme, au
retour des émigrés et aux transferts de fonds qu’ils
effectuaient (pour l’Allemagne, cf. Papakyriakou et
Leist, 2001). En raison de l’absence d’études, notamment dans des pays autres que l’Allemagne, il est
impossible de procéder à une comparaison systématique de l’intégration des travailleurs immigrés grecs
et de leurs descendants dans les différents pays
d’immigration.
émigrés représentaient une population dont le
niveau d’éducation et de compétences était supérieur
à la moyenne de la population des régions d’origine
(notamment Hopf, 1987).
À ses débuts, la migration de travailleurs grecs était
un phénomène masculin et ressemblait, à cet égard, à
la migration d’après-guerre de travailleurs d’autres
pays. Mais contrairement à la migration turque ou
marocaine, le regroupement familial des Grecs a
débuté quelques années après leur arrivée. Aux PaysBas, par exemple, les femmes ont commencé à
rejoindre leur conjoint dès 1965 et la plus forte vague
de regroupement familial s’est étalée entre 1968
et 1972. Les enfants restaient souvent en Grèce, chez
leurs grands-parents, pour que les épouses puissent
partir travailler. Les conjoints pouvaient ainsi gagner
davantage d’argent et rentrer plus vite au pays.
(Vermeulen et al., 1985, p. 50 ; pour l’Allemagne, cf.
Gallo et al., 2002 et Panayotidis, 2001, p. 124).
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Figure 1 : La migration grecque vers l’Allemagne et la migration de retour
Source : Glytsos et Katseli (2000). Ce graphique est principalement basé sur les informations fournies par l’Office fédéral des statistiques
et le Service statistique national en Grèce.
20
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
mandes, le mal du pays ainsi que les problèmes de
santé étaient des raisons plus importantes (Fakiolas
et King, 1996, p. 175). Le flux de la migration de retour
à grande échelle réduisit la communauté grecque
d’Allemagne, qui était de l’ordre de 400 000 en 1973 à
environ 300 000 en 1978. Au milieu des années 1980,
un Grec sur dix vivant en Grèce avait passé une partie
de sa vie en Allemagne ; dans le nord de la Grèce, ce
chiffre était de un sur six (Hopf, 1987). Au fil des
années, les Grecs vivant en Allemagne manifestèrent
une plus forte propension à rentrer dans leur pays
que d’autres groupes d’immigrés (Brecht in Paraschou, 2001, p. 99 ; cf. Skarpelis-Sperk, 2000). Cela
semble s’appliquer également à la deuxième génération (Schultze, 1992, p. 264). Les Grecs font largement usage des possibilités de libre circulation
découlant de l’adhésion de leur pays à la Communauté européenne en 1988 et les allers-retours entre
la Grèce et l’Allemagne sont très fréquents.
Les pénuries de main-d’œuvre sur le marché de
l’emploi grec et la crise démographique s’étaient
manifestées de façon accrue durant la dictature militaire (1967-1974). Une série de mesures prises par ce
gouvernement pour freiner l’émigration et encourager la migration de retour n’ont obtenu que peu de
succès. À partir de 1974, les gouvernements démocratiques se sont efforcés d’encourager la migration
de retour ainsi que la réintégration des anciens
émigrés et de leurs enfants, surtout à compter de
1980. Le gouvernement a pris des mesures destinées
à intégrer les enfants des rapatriés dans le système
scolaire classique. Plusieurs modèles ont été mis en
œuvre (par exemple des classes spéciales de réintégration ou de remise à niveau). À la même époque
pratiquement, l’Office de l’emploi (OAED) ouvrait de
nouvelles filiales à Athènes et à Thessalonique pour
aider les anciens émigrés à trouver du travail. Deux
ans auparavant déjà, l’Église orthodoxe grecque, en
coopération avec l’Evangelische Kirche allemande
(Église protestante allemande), avait ouvert un
centre de réintégration pour les émigrés de retour à
Athènes et un deuxième à Thessalonique en 1980
(Vermeulen et al., 1985, pp. 133-135). Les politiques
d’aide au retour n’étaient pas très efficaces : la majo-
Vers le milieu des années 1960, la Grèce se préoccupait déjà des conséquences d’une émigration à
grande échelle. Les employeurs se plaignaient du
manque de main-d’œuvre qualifiée et Zolotas, gouverneur de la Banque de Grèce, en appelait au gouvernement pour encourager la migration de retour
(Zolotas, 1966, pp. 59-60). Les employeurs essayèrent
de convaincre les travailleurs grecs en Allemagne de
rentrer en Grèce, en vain. Les moins motivés pour
rentrer dans leur pays étaient les travailleurs qualifiés (Kayser, 1967). La migration de retour était également considérée comme un moyen de lutter contre la
« crise démographique », la croissance démographique étant minime en raison d’un faible taux de
fécondité et de l’émigration. La survie de la nation
sera alors considérée en péril, au regard de la croissance démographique rapide en Turquie et du dépeuplement des régions frontalières (Vermeulen et al.,
1985, p. 133). La pénurie de main-d’œuvre devint
rapidement plus manifeste et contribua à l’émergence d’un phénomène nouveau : l’immigration.
Selon un auteur, il y avait déjà, en 1972, entre
15 000 et 20 000 travailleurs étrangers en Grèce
(Nikolinakos, 1973 b, p. 6 ; cf. également 1973 a, pp.
147-150).
Cependant, la première grande vague de retours
de 1966-1967 n’a pas été provoquée par une pénurie
de main-d’œuvre en Grèce, mais plutôt par la crise
économique et la pression exercée par le gouvernement allemand sur les immigrés au chômage pour
qu’ils rentrent dans leurs pays. Après la crise,
l’émigration reprit de nouveau. La deuxième vague de
retours était, elle aussi, due à une crise économique,
celle provoquée par le choc pétrolier de 1973, mais
cette fois, des facteurs d’attirance jouèrent également un certain rôle. L’amélioration de la situation
économique de la Grèce vers la fin du régime des colonels (1974) a certes joué un rôle, mais la migration de
retour sera moins liée à des motivations économiques
que la migration initiale. Le désir de scolariser ses
enfants dans des écoles grecques plutôt qu’alle-
21
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
La migration de retour
et l’intégration des migrants
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
nales » en Allemagne, ces enfants avaient des difficultés en grec, notamment à l’écrit. Les parents
avaient tendance à sous-estimer les problèmes
scolaires de leurs enfants (Kollarou et Moussourou,
1981, p. 54). Les études menées par Hopf (1991, p. 25)
ont montré que les enfants de rapatriés avaient des
notes inférieures à leurs camarades non issus de
l’émigration, surtout lorsqu’ils étaient déjà un peu
plus âgés à leur arrivée en Grèce. Côté positif, Hopf
note qu’il existe peu de différences sociales entre ces
deux catégories d’enfants.
rité des émigrés grecs avaient déjà quitté l’Europe de
l’Ouest bien avant que les mesures d’encouragement
au retour ne soient prises au début des années 1980
(Glytsos, 1995, p. 159). La politique d’intégration
dans le système éducatif ne s’avéra pas non plus efficace. Les principaux problèmes étaient la dispersion
de cette population sur le territoire et le besoin de
traitement spécifique de ces enfants d’anciens
émigrés après le traumatisme induit par la séparation
d’avec leurs camarades de classe.
La majorité des migrants rentrés au pays s’installa
dans des centres urbains, même si elle vivait dans des
villages avant d’émigrer, renforçant ainsi le processus
d’urbanisation. Ceux qui retournaient à la campagne
avaient, en moyenne, économisé moins d’argent que
ceux qui s’installaient en ville. Un pourcentage élevé
d’anciens émigrés – un peu plus du tiers selon une
étude (Unger, 1983, p. 226) – ouvrit finalement de
petits commerces, en partie parce qu’il lui était difficile de trouver un travail correspondant à ses
nouveaux critères de rémunération et de conditions
de travail. Nombre de ces personnes appréciaient
d’être à nouveau dans leur pays, au sein de leurs
familles, et de vivre à nouveau selon le mode de vie
grec. Mais elles étaient plus critiques à l’égard de la
Grèce que ceux qui ne l’avaient jamais quittée –
surtout à propos des rapports professionnels, des
services sociaux, de la bureaucratie et de la corruption (Bernard et Comitas, 1978). Les femmes étaient
encore plus négatives que les hommes, car elles se
rendaient compte qu’elles perdaient certaines des
libertés acquises en Allemagne. Cela dit, les points de
vue et les usages sur le rôle des sexes et les relations
entre individus ne différaient pas tellement entre les
rapatriés et les non migrants (Vermeulen et al., 1985,
p. 143). Beaucoup de rapatriés regrettèrent leur
retour – 53 % au début des années 1980 selon une
source (Unger, 1983, p. 254) – et un nombre non négligeable d’entre eux émigrèrent à nouveau, souvent
après avoir dépensé leurs économies. Les enfants, qui
durent interrompre leur scolarisation en Allemagne
pour rentrer avec leurs parents en Grèce, eurent
beaucoup de difficultés à s’adapter au système
scolaire grec. Malgré l’existence d’« écoles natio-
L’intégration
Les données sur l’intégration des travailleurs
immigrés grecs et de leurs enfants dans les pays européens examinées dans le présent article sont fragmentaires et très peu d’informations sont disponibles
sur la période récente (1985-2005). L’Allemagne est
une exception, mais en partie seulement. En effet, les
recherches relatives à ce pays sont loin d’être
idéales : il n’y a, par exemple, pas de distinction systématique entre la première et la deuxième génération
(c’est-à-dire les enfants nés dans le pays d’immigration). Après une présentation sommaire de la
première phase d’intégration (jusqu’en 1980-1985),
je me concentrerai sur l’Allemagne en accordant une
attention particulière aux caractéristiques qui distinguent le processus d’intégration des immigrés grecs
de celui des autres groupes immigrés en Allemagne.
Par conséquent, l’accent sera mis sur une recherche
comparative et quantitative.
Première phase
Dans les années 1960 et au début des années 1970,
la majorité des Grecs, hommes et femmes confondus,
travaille dans l’industrie. Les hommes sont employés
dans l’industrie lourde (métallurgique et automobile) tandis que les femmes occupent généralement
des secteurs comme l’assemblage de matériel électrique. Elles travaillent aussi plus souvent dans le
secteur tertiaire. La plupart des femmes ont un
emploi à l’extérieur. En Allemagne, les Grecques sont
22
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Le cas allemand
Depuis le milieu des années 1970, l’une des caractéristiques les plus importantes du modèle d’intégration des personnes d’origine grecque est le très fort
taux d’activités non-salariées (Panayotidis, 2001,
p. 284). Être à son compte est idéal pour nombre de
Grecs, autant en Grèce qu’au sein de la diaspora. Il ne
s’agit pas seulement d’un idéal. De nombreux Grecs
possèdent en effet leur propre affaire en Grèce.2 En
Allemagne, la montée des activités non-salariées
parmi les Grecs a été stimulée d’une part, par l’entrée
de la Grèce dans la Communauté européenne en
1981, qui a facilité la création d’entreprises et,
d’autre part, par le développement du tourisme vers
la Grèce, qui a généré un marché pour les restaurants
grecs (Panayotidis, 2001, pp. 290-292). Le nombre
croissant d’entreprises grecques reflétait et contribuait à la fois à une attitude plus positive des Allemands envers la communauté grecque immigrée.
Très vite, les Grecs ont eu le pourcentage le plus élevé
d’activité non-salariée.
Tableau 2 : Travailleurs indépendants parmi les personnes d’origine immigrée en Allemagne
Caractéristiques
des travailleurs
indépendants
Origine
Grecs
Italiens
Total de travailleurs indépendants
de nationalité étrangère
Turcs
Nationalité étrangère
26 000
46 000
43 000
Nationalité allemande
1 500
3 500
17 500
27 500
49 500
60 500
Total
Pourcentage de femmes
24,0
19,6
18,6
Pourcentage de travailleurs
indépendants de nationalité
non allemande
9,1
16,1
15
Pourcentage de travailleurs
indépendants
dans les groupes ethniques
15,5
13,1
5,8
286 000
26,2
100
9,6
Source : Leicht et al., 2005, p. 5. Les données proviennent du mini-recensement de 2004.
23
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
pourcentage très élevé, comparé aux autres groupes
(Vermeulen et al., 1985, pp. 110-130). En Allemagne,
la proportion de travailleurs indépendants est passée
de 3 % en 1976 à 10 % en 1982 (Hopf, 1987, p. 67).
plus représentées sur le marché de l’emploi que les
Italiennes (Gallo et al., 2002, p. 776). Aux Pays-Bas,
au début des années 1980, 55 % des Grecques
travaillent à l’extérieur, 21 % sont sans emploi, 6 %
sont handicapées et seules 18 % d’entre elles n’ont
jamais eu d’activité rémunérée (Vermeulen et al.,
1985, pp. 59-62). Le choc pétrolier de 1973 conduit à
des taux de chômage élevés et à une restructuration
de l’économie. En Allemagne, en particulier, le
gouvernement encourage la migration de retour. En
raison d’une politique moins rigide aux Pays-Bas,
moins de Grecs rentrent dans leur pays, mais ils sont
plus nombreux à se retrouver dans les catégories
« sans emploi » ou « handicapé ». Autre conséquence
de la restructuration économique : femmes et
hommes quittent l’industrie pour le tertiaire.
Travailler dans une entreprise de nettoyage devient
alors assez courant, surtout parmi les Grecs de Suède.
Dans les années 1970, en partie à cause de la crise
pétrolière, un nombre croissant de Grecs ouvre de
petits commerces. Il s’agit très souvent de restaurants, parfois d’épiceries, d’entreprises du bâtiment,
d’agences de voyages et de tourisme ou encore de
magasins de fourrure. Aux Pays-Bas, ce changement
s’est amorcé vers 1975. Au début des années 1980, 10
à 15 % des Grecs avaient leur propre entreprise – un
Tableau 3 : Profession selon la nationalité et le sexe en 1999 (en pourcentages)
Hommes
Pays d’origine
Allemagne
Femmes
Ouvriers
non-qualifiés/
semi-qualifiés
Ouvriers
qualifiés
Employés
Ouvrières
non-qualifiées/
semi-qualifiées
Ouvrières
qualifiées
Employées
25
31
44
20
4
76
Turquie
71
23
6
70
5
25
Ex-Yougoslavie
57
35
8
64
6
31
Italie
63
27
11
61
6
32
Grèce
70
19
11
72
5
24
Espagne
49
30
21
46
5
49
Portugal
67
26
7
70
6
24
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Source : Seifert, 2001, p. 18.
parmi les immigrés grecs, la majorité d’entre eux sont
salariés. En 1999, 70 % des hommes travaillent
comme ouvriers non-qualifiés ou semi-qualifiés, 19 %
comme ouvriers qualifiés et 11 % comme employés
(cf. tableau 3). Le pourcentage d’ouvriers qualifiés
est alors plus faible que celui de tous les autres
groupes originaires de pays méditerranéens, y
compris les Turcs ; le pourcentage d’ouvriers nonqualifiés ou semi-qualifiés était plus élevé, sauf parmi
les Turcs. La situation est similaire chez les femmes,
la différence majeure étant que parmi tous les
groupes d’origine méditerranéenne, y compris les
Grecs, le pourcentage d’ouvrières qualifiées est inférieur, et que celui des employées est supérieur à celui
des hommes. La transition générale vers le secteur
tertiaire, amorcée au début des années 1970, a fortement transformé la situation des Grecs et des autres
immigrés. Vers 1999, le pourcentage d’ouvriers du
secteur secondaire avait chuté à 50 % pour les
hommes et à 36 % pour les femmes. En 1980, ce pourcentage était encore respectivement de 77 % et 75 %.
Le pourcentage de Grecs travaillant dans le bâtiment
était, et reste encore, très faible (5-6 %), comparé à
celui des Portugais (20 %) ou des Italiens (14 %). Les
Grecs enregistrent un pourcentage relativement
élevé dans les échanges et le commerce (hommes
16 %, femmes 20 %) et les services domestiques (18 %
et 25 %, respectivement)3.
Selon le mini-recensement de 2004, la population
de nationalité grecque comptait 15,5 % de créateurs
d’entreprise à cette date (cf. tableau 2) ; en 1995, ce
chiffre était de 12,7 % (Seifert, 2001, p. 25). Ces deux
années-là, il était plus élevé que chez les autres
groupes ethniques inclus dans cette étude. Avec
13,1 % en 2004, les Italiens talonnaient les Grecs, les
Turcs étant loin derrière avec un pourcentage de 5,8
(les Allemands représentaient 10 %). Plus de la
moitié des Grecs à leur compte travaillaient dans
l’hôtellerie et la restauration. Les femmes créatrices
d’entreprise constituaient 24 % du total contre 29 %
pour les Allemandes et 20 % et 19 % pour les
Italiennes et les Turques (Leicht et al., 2005, p. 15).
Parmi les Allemands, le pourcentage de non-salariés
augmente en fonction du niveau d’éducation. Cela
s’applique également plus ou moins aux Italiens, aux
Turcs et aux « autres étrangers », mais les Grecs
constituent une exception. En effet, le pourcentage
de personnes à leur compte est également élevé
parmi celles qui n’ont pas atteint un haut niveau
d’études (Leicht et al., 2005). Le fait de créer une
entreprise en Allemagne ne signifie pas que l’on ait
choisi de s’y installer définitivement. À Brême,
Panayotidis (2001, p. 305) n’a pu dégager de différence entre les Grecs non-salariés et les autres quant
au désir de rentrer tôt ou tard en Grèce.
Même si l’on compte beaucoup de non-salariés
24
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
25
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
moins une différence de taille : à partir de 1975, les
parents espagnols ont opté pour l’intégration
complète de leurs enfants dans le système scolaire
allemand et abandonné les cours d’espagnol
spéciaux, même lorsqu’ils étaient proposés et encouragés par les autorités éducatives allemandes (Thränhardt, 2005). De nombreux parents grecs ont, eux,
opté pour les « écoles nationales ». La première école
nationale avait été créée en 1966, à Nuremberg. Dès
1981, l’État grec a développé activement un réseau
d’écoles grecques en Allemagne (Dietzel-Papakyriakou et Leist, 2001, p. 30). Il en existe aujourd’hui
quarante. Même si un nombre croissant de parents
préfèrent les écoles publiques allemandes, près de
20 % des élèves grecs fréquentent encore des écoles
nationales.
La notion d’« école nationale » varie d’un État
(Land) à l’autre, en Allemagne, car les Länder ont
une autonomie relative dans le domaine de l’éducation. Les écoles nationales existent aux niveaux
primaire et secondaire. Le cycle secondaire consiste
en trois ans de collège (gymnasio), suivis de trois ans
de lycée (lykeio). Le système est identique en Grèce.
Les écoles nationales appliquent les mêmes
programmes qu’en Grèce et elles sont financées
entièrement ou partiellement par le gouvernement
grec, en fonction du Land. Dans le même ordre
d’idées, selon le Land, les élèves peuvent fréquenter
ces écoles nationales en complément des écoles allemandes normales ou à l’exclusion de celles-ci. Elles
ont été au cœur d’un débat féroce, à la fois au sein de
la communauté grecque et en dehors. Ce débat est lié
à d’autres, notamment celui sur les avantages et les
inconvénients de l’éducation bilingue (Dietzel-Papakyriakou et Leist, 2001, pp. 31-32). Les parents grecs
envoient leurs enfants dans des écoles nationales
notamment parce qu’ils préfèrent qu’ils poursuivent
leurs études en Grèce. Les écoles nationales secondaires donnent accès indifféremment à l’enseignement supérieur en Grèce et en Allemagne, sous
certaines réserves cependant (telle l’exigence d’une
bonne maîtrise de la langue concernée). Ce qui pose
problème, c’est le passage d’une école nationale aux
centres de formation professionnelle et au marché du
Les taux de chômage parmi les Grecs sont relativement élevés. Systématiquement, dès 1980, ils sont
supérieurs à ceux des Portugais, des Espagnols et des
(ex-)Yougoslaves. Ils se rapprochent de ceux des
Italiens. De tous les groupes originaires de la Méditerranée, seuls les Turcs ont toujours connu un taux
de chômage plus élevé. En 2000, le taux de chômage
des Grecs a atteint 16 %, comparé à 15 % pour les
Italiens, 12 % pour les Portugais et les Espagnols, 11 %
pour les Yougoslaves et 21 % pour les Turcs (Seifert,
2001, p. 14). En théorie, plusieurs raisons peuvent
justifier ce taux relativement élevé. Tout d’abord, la
discrimination différentielle : les Grecs pourraient
être davantage la cible de discriminations que les
membres des trois autres groupes. Cela semble néanmoins plus qu’improbable. En 1982, Erwin Scheuch a
défini l’attitude des Allemands envers les Grecs, les
Espagnols et les Yougoslaves comme neutre, voire
positive, par rapport à l’attitude neutre, voire négative vis-à-vis des Portugais et des Italiens (Thränhardt, 1989, pp. 13-14). Une autre étude le confirme :
selon Marinescu et Kiefl (1987), les Grecs sont considérés comme des « étrangers discrets ». Une autre
explication pourrait résider dans le niveau élevé de
cohésion ethnique, que nous étudierons plus en
détail ci-après. C’est peut-être ce qui a restreint leur
accès au marché du travail allemand (Thränhardt,
2000, p. 36). On trouvera une troisième éventuelle
explication dans l’esprit d’entreprise grec : il est très
rentable de percevoir des allocations chômage et de
travailler en parallèle ou d’aider un membre de la
famille dans son entreprise, le fils, par exemple.
L’éducation, elle aussi, offre d’autres perspectives
intéressantes sur le « mode d’intégration grec ». Deux
caractéristiques reviennent régulièrement dans la
littérature : ce que l’on appelle les « écoles nationales » et la performance relativement bonne de
l’enseignement. En Grèce tout comme dans la
diaspora, l’éducation des enfants revêt une importance capitale pour les parents qui sont prêts à y
investir une grande partie de leur temps, de leur
énergie et de leur argent (cf. par ex. Hopf, 1987 ; Tsoukalas, 1976 ; Vermeulen et Venema, 2000). En ce sens,
ils ressemblent aux immigrés espagnols. Il y a néan-
Tableau 4 : Pourcentage des élèves dans l’enseignement spécialisé et les lycées (Weiterführende Schulen)
pour quatre groupes originaires de pays méditerranéens
Nationalité
Nombre d’élèves
dans le secondaire
Pourcentage d’élèves fréquentant
l’enseignement spécialisé
Pourcentage d’élèves fréquentant
l’enseignement général
Espagnole
4 948
7,7
54,3
19 162
9,3
42,1
Portugaise
7 883
11,8
36,8
Italienne
41 191
14,3
30,7
Grecque
Source : Thränhardt, 2005, p. 103.
celui des Italiens, des Yougoslaves et des Turcs.
Plusieurs auteurs (Seifert, 2001, p. 10) soulignent que
l’existence des écoles nationales a fortement
contribué à cet état de fait. Hopf est très optimiste
quant à l’avenir. En 1987, il prévoyait que compte tenu
de la tendance et du potentiel éducatif au sein de la
population grecque, les enfants grecs réussiraient
mieux que leurs camarades allemands dix à quinze
ans plus tard (Hopf, 1987, p. 81). Les données fournies en 2002 par Thränhardt (2005, p. 103 ; cf. Seifert,
2001, pp. 8-12) montrent, toutefois, que ce n’est pas
le cas. Comparé aux enfants espagnols, le pourcentage d’élèves grecs fréquentant les établissements
d’enseignement spécialisé est supérieur et le pourcentage d’élèves fréquentant les écoles secondaires
d’enseignement général est inférieur (cf. tableau 4) ;
seuls les Espagnols se rapprochent de la moyenne
allemande.
Les données sur la fréquentation des universités
travail. La conséquence est une sous-représentation
des enfants grecs dans les centres de formation
professionnelle ainsi qu’un taux de chômage élevé au
sein de la population grecque. Il convient aussi de
noter qu’en Grèce et en Allemagne, les parents préfèrent les études universitaires générales, de lettres et
d’art, à la formation professionnelle qu’ils ont
tendance à sous-estimer4.
Les jeunes Grecs réussissent relativement bien
dans le système éducatif allemand, malgré le faible
niveau d’éducation de leurs parents. Hopf (1987,
pp. 67-81) a montré que le nombre d’enfants grecs
fréquentant les Realschule et Gymnasium (collèges
et lycées donnant accès à l’enseignement supérieur)
a augmenté remarquablement d’année en année et
que les enfants d’origine grecque réussissaient mieux
que les enfants d’origine italienne. D’après les études
d’Alba et Müller (1994), entre autres, le nombre
d’enfants grecs fréquentant les lycées est supérieur à
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Tableau 5 : Étudiants parmi les enfants d’immigrés
nés en Allemagne et de nationalité étrangère
Nationalité
Enfants d’immigrés nés en Allemagne
de nationalité étrangère (1)
Étudiants (2)
(2) en pourcentage de (1)
Espagnole
29 951
1 594
5,32
Grecque
94 744
3 962
4,18
Turque
654 853
18 386
2,80
Italienne
173 184
3 287
1,87
Source : Thränhardt, 2005, p. 105.
26
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Quatre autres caractéristiques mettent en
évidence cette cohésion ethnique. Les mariages
entre immigrés grecs et Allemands ne sont pas très
fréquents ; les immigrés comptent beaucoup de
concitoyens dans leur cercle d’amis ; ils tendent à
parler aussi longtemps que possible leur langue
maternelle et ne sont pas très enclins à demander la
nationalité allemande. Sur le premier point, Thränhardt (2000, p. 24) donne des informations comparatives indirectes : 23 % des enfants d’origine grecque
sont nés de mariages mixtes contre 81 % des enfants
d’origine espagnole, 42 % des enfants d’origine
italienne, 24 % des enfants d’origine yougoslave et
14 % des enfants d’origine turque. L’analyse d’Alba (et
al., 1994, p. 230) montre que les jeunes d’origine
grecque ont plus d’amis de même origine que les
jeunes d’origine italienne et ex-yougoslave. À cet
égard, ils sont plus proches des Turcs. Pour ce qui est
de la langue, je n’ai pas réussi à obtenir de données
comparatives entre les Grecs et d’autres groupes
d’origine méditerranéenne, mais il ne fait aucun
doute que les Grecs conservent beaucoup plus longtemps leur langue maternelle que la plupart des
autres groupes d’immigrés (Gotovos, 1997) 5. Ce fait
est indubitablement lié à l’existence des écoles nationales grecques et à ce que Gotovos appelle la ségré-
27
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
suivent le même schéma. Comparés à d’autres
groupes d’origine méditerranéenne, les enfants
d’immigrés grecs, nés en Allemagne et de nationalité
allemande, réussissent mieux que les immigrés
d’origine turque et italienne, mais moins bien que les
enfants d’immigrés d’origine espagnole (cf.
tableau 5).
Le taux élevé de migration de retour, l’importance
accordée par les parents grecs à une éducation
grecque et le fort niveau d’activité professionnelle
indépendante, sont autant de facteurs qui indiquent
un degré élevé de cohésion ethnique. Les recherches
de Schultze (1992), qui a réalisé une étude sur 530
jeunes Grecs de 15 à 24 ans, dont plus des trois quarts
sont nés en Allemagne, illustrent l’importance d’une
éducation grecque. En effet, 81 % des élèves scolarisés dans des écoles grecques n’avaient que des amis
grecs, alors que 85 % des élèves fréquentant des
écoles allemandes avaient un cercle d’amis très
cosmopolite, composé de Grecs, d’Allemands et
d’immigrés ou enfants d’immigrés d’autres origines.
Ceux qui fréquentaient des écoles grecques étaient
également moins enclins à demander la nationalité
allemande, exprimant une envie beaucoup plus forte
de retourner en Grèce. Pour illustrer parfaitement la
relation entre activité professionnelle indépendante
ethnique et cohésion, il convient de citer un exemple.
À Brême, la croissance de ce type d’activité (Panayotidis 2001) a commencé au milieu des années 1970.
En 1996-1997, lorsque Panayotidis a fait ses
recherches, 20 % des personnes interviewées étaient
des travailleurs indépendants. Si nous nous penchons
sur les enfants des personnes interviewées qui sont
sur le marché du travail, nous constatons que 14 %
d’entre eux travaillent dans l’entreprise parentale,
7 % dans l’entreprise d’amis ou de membres de leurs
familles et 13 % sont des travailleurs indépendants.
Ainsi, un total de 34 % travaillent dans des entreprises grecques. De plus, aux côtés de ces enfants, il
y a aussi d’autres Grecs qui travaillent ou aident dans
les restaurants ou autres entreprises grecques. Il est
donc clair que beaucoup travaillent, d’une manière
ou d’une autre, dans des entreprises grecques, renforçant ainsi la cohésion familiale et ethnique.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
grecque de la génération suivante. C’est ce qui a
abouti à la création de ce que l’on appelle les écoles
nationales. Une autre caractéristique de cette population immigrée est l’accent fort qu’elle met sur l’identité ethno-nationale et les rapports avec le pays
d’origine, souvent plus particulièrement avec la région
d’origine. Cela se traduit aussi par le taux de migration
de retour élevé et le nombre des allers-retours entre
la Grèce et l’Allemagne.
Thränhardt et Hunger qualifient le schéma d’intégration grec de pluraliste et le schéma d’intégration
espagnol d’assimilationniste (Hunger, 2004, p. 24 ;
Thränhardt, 2000, pp. 33-36). Pour définir le cas grec,
ils utilisent la locution « colonie d’immigrés »
(Einwandererkolonie ; ex. Thrähnhardt, 2000, p. 36).
Ils considèrent ces deux types d’immigration comme
des exemples réussis d’« intégration interne »
(Binnenintegration). Ce terme a joué un rôle central
dans le débat entre Elwert (1982) et Esser (1986) sur
le rôle des organisations ethniques dans le processus
d’intégration. Elwert pense que celles-ci peuvent
contribuer à l’intégration, alors que Esser met davantage l’accent sur les dangers plus négatifs et ségrégationnistes. Thränhardt (1989, p. 24) et Hunger (2004,
p. 24), eux, ont soutenu à maintes reprises que les cas
espagnol et grec étaient tous deux des exemples du
rôle intégrateur potentiel de la Binnenintegration,
même s’ils estiment que le cas espagnol est plus
réussi que le cas grec. Selon eux, et la voie assimilationniste et la voie pluraliste peuvent mener à une
intégration réussie.
Bien que le terme « capital social » soit un explanans important dans leurs travaux, Thränhardt et
Hunger se réfèrent aussi à l’histoire et la tradition
grecques – de manière sommaire et quelque peu
apodictique parfois – pour expliquer le mode d’intégration grec. Hunger (2004, p. 15) énonce, par
exemple, que le cas grec est bien plus influencé par
les « lignes historiques de tradition et les expériences
nationales des migrants grecs à des époques antérieures », et poursuit : « dans toutes les émigrations
grecques, la solidarité et la cohésion du groupe jouent
un rôle essentiel dans la compréhension de soi et la
réussite des Grecs vivant à l’étranger ».
gation éducative. Il ressort des recherches menées
par Schultze (1992, p. 264) sur des jeunes Grecs de
Rhénanie-du-Nord-Westphalie (mentionnées précédemment), qu’un peu plus de 50 % d’entre eux, de
deuxième génération pour la plupart, rejetaient l’idée
d’acquérir la nationalité allemande, même si cela
n’impliquait pas la perte de la citoyenneté grecque.
Sur le plan théorique, les recherches menées au
cours des quinze dernières années par Thränhardt,
Hunger et d’autres sur les associations bénévoles
d’immigrés et sur l’intégration (Thränhardt, 1989,
2000, 2005 ; Thränhardt et Dieregsweiler, 1999 ;
Hunger, 2004, 2005) sont encore plus intéressantes
pour comprendre le processus d’intégration des
immigrés grecs et de leurs enfants6. Les Grecs sont
bien organisés et ont créé de nombreuses associations bénévoles. Celles-ci sont souvent axées sur les
aspects éducatifs (grecs) et la culture grecque et
nombre d’entre elles ont des liens solides avec le pays
et les régions d’origine. Parmi ces associations, les
koinotites (communautés grecques) sont particulièrement importantes. Dès le début des années 1960,
les Grecs avaient déjà commencé à s’organiser dans
le cadre de ces koinotites et fondèrent en 1965 une
organisation nationale et fédérale (Verband der griechischen Gemeinden). Du point de vue de leur organisation et de l’importance des associations de
parents, les Grecs ressemblent aux Espagnols. Leur
différence réside dans le fait qu’ils se concentrent
davantage sur leur pays d’origine et la préservation de
leur identité nationale et culturelle, les associations
espagnoles étant plus tournées vers la société allemande.
Le schéma d’intégration de la population d’origine
grecque dans la société allemande présente un
certain nombre de caractéristiques qui la différencient de celui des autres groupes d’origine méditerranéenne. On observe tout d’abord un nombre important d’entreprises, lié à une forte cohésion sociale qui
se manifeste aussi par un degré élevé de socialisation
et de mariage au sein de la communauté. Les Grecs
investissent également beaucoup dans l’éducation de
leurs enfants et ce, avec succès. Très tôt, les Grecs se
sont battus pour une éducation préservant l’identité
28
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
régions, notamment les structures familiales, les
modes de transmission du patrimoine, le patronage,
le rôle des parrains et les codes d’honneur et de
honte, sont frappantes. Des similitudes importantes
entre les immigrés italiens et grecs peuvent également être observées dans la manière dont ces deux
communautés se sont implantées. À l’origine, elles
ont tenu les mêmes types d’emplois, dans les mines
ou la construction de chemins de fer. Elles se sont
principalement installées dans les villes, souvent à
New York ou Chicago. Dans l’ensemble, les conditions
auxquelles les deux groupes devaient faire face – du
point de vue des possibilités qui leur étaient offertes
– étaient quasiment identiques.
Malgré ces nombreuses similitudes entre immigrés grecs et italiens, il convient d’observer des différences notoires en termes de vitesse et de manières
dont ces deux groupes ont réussi à élever leur statut
dans la société américaine. Les contrastes sont apparents, à la fois dans l’éducation et sur le marché de
l’emploi. Alors que la grande majorité des Italiens est
longtemps restée dans la classe ouvrière, les Grecs
grimpèrent vite l’échelle sociale, grâce à leur esprit
d’entreprise et à leur système d’éducation. Je me dois
d’indiquer que même si ces différences sont encore
clairement identifiables de nos jours, elles ont fortement diminué. Je me concentrerai principalement
sur la phase initiale du processus.
Si nous nous penchons sur les origines de la
grande majorité des deux groupes de migrants, la
position de départ des Italiens du Sud semble, à
première vue, plus favorable que celle des Grecs.8
Même si la majorité des Italiens du Sud et des
Grecs était composée de simples paysans, le pourcentage de travailleurs italiens qualifiés était deux
fois supérieur. Dans le sud de l’Italie, ces artisans
qualifiés (artigiani) constituaient une classe plus ou
moins distincte, avec un statut plus élevé. Dans ce
domaine, cependant, la situation de départ des Grecs
était meilleure. L’analphabétisme était deux fois plus
élevé chez les Italiens du Sud (52 %) que chez les
Grecs (25 %). Dans le Péloponnèse en particulier,
d’où nombre d’immigrés grecs étaient originaires, le
réseau d’établissements scolaires était étendu et la
Même si les données dont nous disposons sur les
Grecs en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède et en
Suisse sont limitées et souvent dépassées, ce que
nous savons suggère que le processus d’intégration
des Grecs dans ces pays est similaire à celui qui s’est
produit en Allemagne. Certaines de ces similitudes
ont été notées dans cet article, mais une étude
comparative plus systématique s’avère nécessaire
pour analyser et expliquer les similitudes et les différences.
Le processus d’intégration des Grecs en Allemagne présente aussi des similitudes avec celui des
Grecs aux États-Unis. En présentant ce cas, je me
placerai à nouveau dans une perspective comparative. Pour les États-Unis, il est plus intéressant de
comparer le schéma d’intégration grecque à celui des
Italiens.
Grecs et Italiens aux États-Unis
Entre 1880 et 1930, quelque 28 millions de
personnes ont émigré vers les États-Unis. Près de la
moitié d’entre elles étaient originaires d’Europe
centrale, orientale et méridionale. Parmi ce flux
d’immigrés se trouvaient des Italiens et des Grecs,
principalement arrivés entre 1900 et 1920. Ces deux
groupes de migrants présentaient de nombreuses
similitudes. Par rapport au nombre d’habitants du
pays d’origine, la taille de la communauté d’immigrés
était approximativement la même, mais compte tenu
du fait que la Grèce est nettement plus petite que
l’Italie, le nombre d’immigrés grecs aux États-Unis ne
représentait pas plus de 10 % du nombre total
d’Italiens dans le pays.
Le taux de migration de retour était élevé. Au
cours des premières décennies d’immigration, près
de la moitié des migrants de chaque communauté
rentra au pays. Au début, les deux communautés
étaient majoritairement composées d’hommes. La
plupart des Italiens étaient originaires du sud de
l’Italie ; les Grecs venaient principalement du Péloponnèse. De nombreuses similitudes entre ces deux
29
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
Le « mode d’intégration grec »,
perspective internationale7
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Un ensemble complexe de facteurs interconnectés semble sous-tendre la réussite sociale différente de ces deux groupes. Sans ignorer l’importance
de ces interconnexions, je ferai une distinction entre
plusieurs de ces facteurs. Premièrement, la situation
de départ des Grecs était meilleure à deux égards. En
tant que groupe, ils avaient plus l’expérience du
commerce, de l’esprit d’entreprise, de la migration à
but commercial, même si la grande majorité des
migrants grecs était composée de petits exploitants
agricoles. Leur expérience du commerce les avait
sensibilisés à des sujets comme la nécessité de relations trans-ethniques fonctionnelles, notamment
avec des politiques et des juristes. Le taux d’analphabétisme relativement faible parmi les Grecs était un
autre avantage. Les relations au sein même des
communautés italienne et grecque ont, par leur
nature opposée, eu un impact sur le caractère même
de ces communautés, et constituent un facteur non
moins important. Les communautés italiennes
étaient fortement divisées. La division la plus
marquée se situait entre Italiens du Nord et Italiens
du Sud, ceux du Nord affichant un profond mépris
qualité des écoles était élevée, pour l’époque, surtout
si l’on tient compte des conditions qui prévalaient
dans les zones rurales. Ces écoles étaient financées
en grande partie, directement ou indirectement (par
le biais de l’État), par les commerçants grecs de la
diaspora, à nouveau prospère, notamment dans les
régions de l’Empire ottoman.
Aux États-Unis, un nombre relativement important d’immigrés grecs a vite réussi dans les affaires.
Ils se sont également illustrés dans les études. Le
modèle général de mobilité ascendante était caractérisé par une « première génération dans le
commerce et une deuxième génération dans les
professions libérales ». Les Italiens n’ont gravi que
très lentement l’échelle sociale. Passant progressivement d’emplois non qualifiés à des emplois plus qualifiés, ils sont néanmoins restés longtemps dans la
classe ouvrière. Il était beaucoup plus fréquent pour
un enfant italien que pour un enfant grec d’être retiré
de l’école pour travailler et augmenter les revenus de
ses parents. Certains auteurs parlent même de
culture anti-école chez les Italiens au cours des
premières décennies.
30
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
La diaspora grecque
et le rôle de l’État grec
Pendant et après la crise chypriote de 1974, le
lobby grec aux États-Unis fit comprendre au gouvernement que les Grecs résidant à l’étranger n’étaient
pas seulement source de transferts de fonds, mais
qu’ils pouvaient également servir leur patrie en tant
que force politique et culturelle. Depuis, le gouvernement grec a promu plus activement la langue, la
culture et les intérêts politiques grecs, en se servant
de son importante diaspora – estimée à cinq millions
de personnes, près de la moitié de la population de
l’État grec. À cette fin, il nomma, en 1983, un ministre
délégué aux Affaires des Grecs résidant à l’étranger,
auprès du ministère des Affaires étrangères. L’État
devint plus actif dans la création d’un réseau d’écoles
grecques, en particulier en Allemagne. Environ une
décennie plus tard, des instituts culturels grecs
ouvrent à Londres, Berlin et dans d’autres villes, et
depuis 1995, il existe un Conseil mondial des Grecs
vivant à l’étranger. Certains intellectuels grecs ont
affirmé que la culture grecque a toujours eu un
« caractère œcuménique » et qu’elle ne s’est jamais
limitée aux frontières de l’État national. D’aucuns
soutiennent que l’État grec devrait promouvoir la
culture œcuménique et ne pas se limiter aux intérêts
réduits de la nation grecque (Moussourou, 1983)
tandis que d’autres plaident pour des politiques de
diaspora plus indépendantes des politiques de l’État
(Prevelakis, n.d.). Les deux approches ont en
commun de voir dans l’ère de la mondialisation une
occasion de promouvoir les intérêts ethno-nationaux
grecs. Leurs partisans cherchent à encourager la
pérennité de la culture et de l’identité grecques au
sein de la diaspora, renforçant ainsi le mode d’intégration pluraliste caractéristique des communautés
immigrées grecques.
31
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
parfaitement à ce que la majorité des immigrés grecs
avaient en tête et mena à la création d’écoles nationales et à une attitude plutôt centrée sur soi. L’État
grec a également joué un rôle dans cette évolution.
pour leurs cousins du Sud. Les deux groupes avaient
des organisations liées à des villages ou des régions,
mais les Grecs avaient nettement plus d’associations
regroupant des personnes de régions et de classes
sociales différentes. Ils pouvaient ainsi tirer davantage bénéfice des connaissances et de l’expertise de
leur groupe ethnique. Les contrastes peuvent aussi
être décrits en termes plus culturels. Les origines
socioculturelles différentes des Grecs et des Italiens
leur ont donné une vision différente du monde et des
attitudes différentes à l’égard des autorités, de
l’éducation, et de la coopération au-delà des liens
familiaux et villageois.
Des similitudes claires existent entre la migration
grecque aux États-Unis au cours de cette période et
la migration des travailleurs grecs invités en Allemagne près d’un demi-siècle plus tard. Nous n’en citerons que quelques-unes : la forte représentation à la
tête d’entreprises familiales, surtout dans la restauration, le niveau élevé de cohésion et d’organisation
ethniques, le faible pourcentage de travailleurs qualifiés à l’époque de l’immigration, l’accent mis sur
l’éducation et la réussite scolaire, la préservation de
la langue, le taux de migration de retour élevé et les
liens durables avec le pays d’origine. Dans le cas des
Italiens, il existe également des constantes : la
plupart des immigrés italiens en Allemagne sont
aussi originaires du sud de l’Italie, leur niveau d’organisation et leur efficacité à représenter les intérêts
des immigrés sont relativement faibles, tout comme
leur réussite scolaire.
Des différences existent aussi, et elles sont intéressantes. Une différence de taille parmi les Grecs est
que, même s’ils ont relativement bien réussi en Allemagne, leurs compatriotes émigrés aux États-Unis
ont probablement mieux réussi. Deuxième différence : aux États-Unis, les communautés grecques et
leurs organisations semblent s’être davantage
concentrées sur le développement de relations avec
le reste de la société et la population majoritaire du
pays, et ce, avec plus de succès. En Allemagne,
pendant longtemps, la politique gouvernementale
visait à orienter les immigrés sur leurs pays d’origine
plutôt que sur la société allemande. Cela convenait
l’accent sur l’effet déterminant des institutions des
sociétés d’accueil et de leurs politiques.9
Cela étant, ce sont les preuves empiriques et non
pas les choix idéologiques qui devraient motiver le
positionnement des uns et des autres dans ce débat.
Même s’il est nécessaire de mener davantage de
recherches sur la question, les informations dont nous
disposons à ce jour suggèrent qu’au-delà des différences dans la manière dont les immigrés grecs s’intègrent dans les sociétés d’accueil, des similitudes qui
justifient la notion d’un « mode d’intégration grec »
existent aussi. Ce mode se caractérise par un degré
élevé de cohésion sociale et une forte identité ethnonationale, des rapports étroits avec la mère patrie, un
pourcentage élevé de créateurs et chefs d’entreprise
dans la population active et la réussite scolaire. Dans
le cas de l’Allemagne, le mode d’intégration pluraliste
grec diffère du mode assimilationniste espagnol, tout
comme du mode italien, culturellement et socialement assimilationniste également, mais moins réussi
en matière d’intégration structurelle.
Ce mode d’intégration pluraliste n’est pas uniquement grec. Il s’agit d’un mode d’intégration particulièrement, mais non exclusivement, caractéristique
des groupes d’immigrés avec une histoire de diaspora
commerçante, notamment les Juifs, les Arméniens,
les Chinois et les Grecs. Ce qui a pendant longtemps
fasciné les chercheurs dans ce mode d’intégration,
c’est la préservation de liens ethno-nationaux solides
sur de longues périodes, combinée à une intégration
structurelle réussie – si ce n’est très réussie – dans
les sociétés d’accueil (éducation et marché du
travail), fait qui contredit la thèse classique de l’assimilation. Pour Thränhardt (2000, p. 45), le cas des
Grecs d’Allemagne prouve qu’une intégration réussie
est possible, pas uniquement « par le biais de la voie
assimilationniste mais aussi par celui de la voie pluraliste ». Même s’ils utilisent des terminologies très
différentes, Michael Hechter (1978) et Alejandro
Portes et ses collaborateurs (Portes, 1995 ; Portes et
Rumbaut, 2001) présentent ce mode d’intégration
comme l’une des trois trajectoires possibles. Les deux
autres sont l’assimilation (classique), où les individus
agissent en tant que tels et trouvent leur place dans
Dans son ouvrage sur « l’idéologie de l’émigration
grecque », Helene Manos (2001) est très critique à
l’égard du « caractère ethnocentrique » du mode de
vie des Grecs d’Allemagne et du rôle joué par l’État
grec dans sa promotion et l’exigence d’une loyauté
inconditionnelle vis-à-vis de ses intérêts. À la fin de
son livre, elle cite un appel officiel lancé par le
gouvernement grec en 1992 à ses ressortissants en
Allemagne pour défendre ce qui était considéré
comme relevant de l’intérêt national grec dans la
crise de la Macédoine. La Grèce y était présentée
comme une nation homogène, caractérisée par une
descendance uniforme, une langue et une religion
communes. Dans cet appel, toujours, il était stipulé
qu’un conglomérat d’individus d’origines et de religions différentes ne méritait pas d’être appelé
« nation ». À juste titre, Helene Manos souligne que
faire appel à ses ressortissants résidant à l’étranger
pour défendre l’homogénéité nationale n’est pas
ressenti comme un besoin par les pays qui sont le
produit d’une diversité culturelle ou qui sont devenus
culturellement divers en raison de l’immigration. On
pourrait ajouter que la Grèce elle-même fait désormais partie de cette catégorie et que « l’idéologie de
l’émigration » ne répond pas du tout à ses besoins en
tant que pays d’immigration.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Conclusion
Il ne fait aucun doute que la manière dont les
immigrés et leurs enfants s’intègrent dans les
sociétés dans lesquelles ils ont immigré est déterminée dans une large mesure par la nature de ces
sociétés, par leurs institutions et leurs politiques.
Cela n’exclut pas des similitudes dans la manière
dont des immigrés originaires d’un même pays se
fraient leur chemin dans les différents pays d’immigration. Malheureusement, cette question est
occultée car elle divise les sociologues conservateurs,
qui croient en l’impact décisif des cultures des immigrés (Sowell, 1996 ; Harrison et Huntington, 2000) et
les spécialistes en sciences sociales progressistes
représentant le courant dominant, lesquels mettent
32
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Hans Vermeulen
33
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
et grec possèdent, à tout le moins, certaines caractéristiques de ces trois modes.
Selon Portes et Rumbaut, la variante qu’ils définissent comme « mobilité ascendante avec préservation de l’identité culturelle » est préférable au
modèle d’assimilation classique, dès lors qu’elle
limite le conflit parents-enfants et favorise le bienêtre psychologique. C’est possible, mais notre analyse
suggère que le mode d’intégration pluraliste peut, lui
aussi, présenter un inconvénient : les liens ethniques
solides qui peuvent promouvoir une attitude ethnocentrique. Mon analyse soulève un problème que je
ne traiterai pas ici : jusqu’à quel point ces modes
d’intégration sont-ils le produit des histoires prémigratoires et jusqu’à quel point peuvent-ils être
influencés par les politiques ?
la nouvelle société d’accueil en adoptant simultanément la culture de la majorité ; et la constitution
d’une classe marginale, ou assimilation vers le bas, où
les enfants d’immigrés sont emprisonnés dans des
emplois subalternes ou marginaux et développent
ainsi une ethnicité réactionnelle. Selon la terminologie employée par Hechter, le mode d’intégration
caractéristique du cas grec est défini par une « ethnicité interactive », c’est-à-dire, une forte identité
ethnique fondée sur l’interaction au sein du groupe.
Portes parle d’« ethnicité linéaire » par laquelle il
entend « un prolongement des pratiques culturelles
acquises dans le pays d’origine » (Portes, 1995, p. 256).
Dans la terminologie de Portes, les trois variantes ne
sont pas des variantes d’intégration, mais plutôt
d’assimilation segmentée. Chaque variante constitue
l’assimilation dans un pan de la société : la majorité,
la sous-classe ou la communauté ethnique. Même s’ils
n’entrent peut-être pas parfaitement dans cette classification, les modèles d’intégration espagnol, italien
Nord, économiquement plus avancées, la comparaison serait
encore plus à l’avantage des Italiens.
9- Pour une étude plus détaillée de ce problème, cf.
Vermeulen H., op. cit., 2001.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Notes
1- La direction a demandé à ses travailleurs immigrés qui
travaillaient dur si des amis ou des membres de leur famille
souhaitaient les rejoindre et travailler avec eux. Les travailleurs
arrivés par le biais de ce système de « recrutement nominatif » ou
« d’invitation » (prosklisi) devaient se soumettre au même
processus de sélection que ceux qui avaient été recrutés par la
voie normale.
2- Dans le cadre de l’Union européenne, la Grèce est le pays
où le pourcentage de travailleurs indépendants est le plus élevé
(Panayotidis Gregorios, op. cit., 2001, p. 146).
3- Les données mentionnées dans ce paragraphe sont tirées
de Seifert Wolfgang, op. cit., 2001.
4- Certains le nomment le « syndrome de l’universitaire »
(« Akademikersyndrom », Schultze Günther, op. cit., 1992,
p. 261). Ce syndrome se traduit également par une pénurie générale de formation professionnelle (de qualité) en Grèce (Panayotidis Gregorios, op. cit., 2001, pp.186-193) et par le faible niveau
de formation professionnelle des « travailleurs invités » initiaux,
précédemment mentionnés.
5- Des données comparatives sur le concept apparenté de
« vitalité linguistique » sont disponibles en ce qui concerne la
Belgique. Ces données indiquent que la langue grecque montre
un niveau de vitalité élevé par rapport aux langues des autres
groupes d’immigrés. Les groupes qui se placent à un plus haut
niveau – à l’exception des Turcs – sont tous des immigrés récents
(Verlot Marc et al., op. cit., 2003). La recherche sur la préservation de la langue parmi les Grecs de Suède (Kostoulas-Makrakis
Nelly, op. cit., 1995) – bien que non comparative – indique la
même tendance. Les recherches comparatives réalisées à l’extérieur de l’Europe, en Australie (Clyne Michael, op. cit., 1991),
Nouvelle-Zélande (Holmes Janet et al., op. cit., 1993), États-Unis
(Fishman J. A., op. cit., 1985), Canada (Buda J. A., op. cit., 1992)
indiquent également que les populations d’immigrés d’ascendance grecque ont un taux relativement élevé de préservation de
leur langue.
6- Cet ensemble de recherches est fondé sur différentes
bases de données. Pour plus de détails, voir la liste des publications. Bien que ces études soient concentrées essentiellement
sur les associations bénévoles et la notion de capital social y afférente, les auteurs ont accordé une attention particulière aux
autres aspects du processus d’intégration.
7- Ce chapitre est basé sur un article que j’ai écrit en collaboration avec Tijno Venema (Vermeulen H., Venema T., op. cit.,
2000). Pour ne pas surcharger le présent article de références, je
vous renvoie au texte original si vous souhaitez obtenir des informations sur les sources.
8- Pour des raisons d’ordre pratique, je limite l’analyse aux
Italiens du Sud. Si je devais inclure les Italiens des régions du
Références bibliographiques
Alba Richard, Handl Johann, Muller Walter, « Ethnische
Ungleichheit in deutschen Bildungssystem », in Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, n° 46, 1994, pp.
209-237.
Alexiou Amalia, « L’immigration grecque en Belgique », in
Morelli Anne (dir.), Histoire des étrangers et de l’immigration
en Belgique de la préhistoire à nos jours, Bruxelles, Éditions Vie
ouvrière, 1993, pp. 274-289.
Bernard H.R., Comitas L., « Greek Return Migration », in
Current Anthropology, n° 19, 1978, pp. 658-659.
Bruneau Michel, « Politiques de l’État-nation grec vis-à-vis
de la diaspora », in Revue européenne des migrations internationales, 17, n° 3, 2001, pp. 9-22.
Buda J. K., « Language Shift in Australia and Canada », in
Otsuma Women’s University Annual Report ; Humanities and
Social Sciences, vol. 24., 1992. www.f.waseda.jp/buda/texts/langshift.html
Clyne Michael, Community Languages : The Australian
Experience, New York, Cambridge University Press, 1991.
Dietzel-Papakyriakou Maria, Leist Anja,, 40 Jahre griechische Migration in Schriften deutscher Sprache : eine annotierte Bibliographie, Francfort, Peter Lang, 2001.
Elwert Georg, « Gesellschaftliche Integration durch Binnenintegration », in Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, n°34, 1982, pp. 717-731.
Emke-Poulopoulou Ira, Problems of Migration and Return
Migration, Athènes, IMEO & EDIM, 1986 [en grec].
Engelbrektsson Ulla B., « Ethnicity in the Local Context :
Italians and Greeks in a Swedish Town », in Ethnos, n° 51, 1986,
pp. 148-172.
Fakiolas Rossetos, King Russell, « Emigration, Return, Immigration : a Review and Evaluation of Greece’s Postwar Experience
of International Migration », in International Journal of Population Geography, n° 2, 1996, pp. 171-190.
Fishman J. A., « Mother-Tongue Claiming in the United
States Since 1960 : Trends and Correlates », in Fishman J.,
Gertner M. H., Lowy E. G. and Milán W. G. (dir.), The Rise and Fall
of the Ethnic Revival, Berlin, Mouton, 1985, pp. 107-194.
Gallo Gerardo, Seifert Wolfgang, Strozza Salvatore, « Immigrants in the German Labour Market : the Case of Italians,
Greeks, Former-Yugoslavs and Turks », in Studi Emigrazione,
n° 39, 2002, pp. 755-793.
34
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
35
LA DIASPORA DES MIGRANTS GRECS EN EUROPE
recherches méditerranéennes, Centre d’études de géographie
méditerranéenne, 1982.
Kostoulas-Makrakis Nelly, Language Maintenance or Shift ?
A Study of Greek Background Students in Sweden, Stockholm,
Institute of International Education, université de Stockholm,
1995.
Leicht René, Humpert Andreas, Leiss Markus, Zimmer-Müller
Michael, Lauxen-Ulbrich Maria, Fehrenbach Silke, Die Bedeutung der ethnischen Ökonomie in Deutschland : Push- und PullFaktoren für Unternehmungsgründungen ausländischer und
ausländischstämmiger Mitbürger-Kurzfassung, Mannheim,
Institut für Mittenstandsforschung, université de Mannheim,
2005.
Mahnig Hans, Wimmer Andreas, n.d. City template Zurich :
Basic Information on Ethnic Minorities and Their Participation.
Report according to the grid for city templates of the MPMCproject.
Manitakis Nicolas, « Travailleurs immigrés grecs en France,
1916-1931 : massification et enracinement d’un mouvement
migratoire », in Actes du séminaire organisé à l’École française
d’Athènes, Athènes, 2000, pp. 83-109.
Manos Helene, Zu Hamburg in der ‘Fremde’? Eine Kritik
der griechischen Emigrationsideologie, Hambourg, VSA-Verlag,
2001.
Marinescu Marina, Kiefl Walter, « Unauffällige Fremde. Zur
geringen Pragnanz des ethnischen Stereotyps der Griechen in
der Bundesrepublik Deutschland », in Zeitschrift für Volkskunde, n° 1, 1987, pp. 32-47.
Mousourou L. M., « The Greek State and the Hellenism
Abroad » (en grec), in Tsaousi D. G. (dir.), Hellenism and Greekness : Ideological and Experiential Axes of New Greek Society,
Athènes, Kollarou, 1983, pp. 165-179.
Nikolinakos Marios, Politische Ökonomie der Gastarbeiterfrage : Migration und Kapitalismus, Reinbeck, Taschenbuch,
1973a.
Nikolinakos Marios, « The Contradictions of Capitalist Development in Greece : Labor Shortages and Emigration », in Studi
Emigrazione, n° 30, 1973b, pp. 3-16.
Panayotidis Gregorios, Griechen in Bremen : Bildung,
Arbeit und soziale Integration einer Ausländischen Bevölkerungsgruppe, Münster, Agenda Verlag, 2001.
Paraschou Athina, Remigration in die Heimat oder
Emigration in die Fremde ?, Frankfurt am Main, Peter Lang,
2001.
Portes Alejandro, « Children of Immigrants : Segmented
Assimilation and its Determinants », in Portes Alejandro (éd.),
The Economic Sociology of Immigration : Essays on Networks,
Ethnicity, and Entrepreneurship, New York, Russell Sage Foundation, 1995, pp. 248-279.
Portes Alejandro, Rumbaut Rubén G., Legacies : The Story of
the Immigrant Second Generation, Berkeley, University of Los
Angeles Press, 2001.
Glytsos Nicholas P., « Problems and Policies Regarding the
Socio-Economic Integration of Returnees and Foreign Workers in
Greece », in International Migration, n° 33, 1995, pp. 155-176.
Glytsos Nicholas P., Louka T. Katseli, « Greek Migration : the
Two Faces of Janus », Faculty of Economics, université d’Athènes,
2000, discussion paper n° 23.
Gotovos Athan, « Linguistic Continuity and Educational
Segregation : the Example of the Greek Diaspora in Germany »,
in Ministry of National Education and Religions (dir.), Language
Education and Greek Immigrants in Europe, Athènes, Ministry
of National Education and Religions, 1997, pp. 183-192.
Harrison Lawrence E., Huntington Samuel P. (éd.), Culture
Matters : How Values Shape Human Progress, New York, Basic
Books, 2000.
Hechter Michael, « Group Formation and the Cultural Division of Labor », in American Journal of Sociology, n° 84, 1978,
pp. 293-318.
Holmes Janet, Roberts Mary, Verivaki Maria,’Anahina’Aipolo,
« Language Maintenance and Shift in Three New Zealand Speech
Communities », in Applied Linguistics, n° 14 (1), pp. 1-24.
Hopf Diether, Herkunft und Schulbesuch ausländischer
Kinder : eine Untersuchung am Beispiel griechisher Schüler,
Berlin, Max-Planck-Institut für Bildungsforschung, 1987, 113 p.
Hopf Diether, Trente ans de migration et de migration de
retour entre la Grèce et l’Allemagne (en grec), Thessalonique,
Goethe Institut, 1991.
Hunger Uwe, « Wie können Migrantenselbstorganisationen
den Integrationsprozess betreuen ? Wissenschaftliches
Gutachten im Auftrag des Sachverständigenrates für Zuwanderung und Integration des Bundes Ministeriums des Innern der
Bundesrepublik Deutschland », Münster/Osnabrück, 2004.
/www.bamf.de/template/zuwanderungsrat/expertisen/expertise_hunger. pdf
Hunger Uwe, « Ausländervereine in Deutschland : eine
Gesamtverfassung auf der Basis des Bundesausländervereinsregisters », in Weiss Karin, Thränhardt Dietrich (dir.), Selbsthilfe :
wie Migranten Netzwerke knüpfen und soziales Kapital
schaffen,. Friburg, Lambertus, 2005, pp. 221-244.
Katseli Louka T., Glytsos Nicholas P., « Theoretical and Empirical Determinants of International Labour Mobility : a GreekGerman Perspective », in Gordon Ian, Thirlwall A. P. (dir.), European Factor Mobility : Trends and Consequences, Houndmills,
Macmillan, 1989, pp. 95-115.
Kayser Bernard, « The Situation of the Returning Emigrant
on the Labour Market in Greece : Results of Surveys », in
Emigrants Returning to Their Home Country, Paris, O.C.D.E.,
1967, pp. 169-176.
Kollarou T. A., Mousourou L. M., « Migration de retour.
Données et résultats d’une recherche empirique » (en grec),
Athènes, Centre for Humanistic Research, 1980.
Kolodny Emile, Samothrace sur Neckar : des migrants grecs
dans l’agglomération de Stuttgart,Aix-en-Provence, Institut de
Stadtentwicklung, Kultur und Sport (dir.), Selbstorganisationen
von Migrantinnen und Migranten in NRW : Wissenschaftliche
Bestandsaufnahme, Düsseldorf, 1999, pp. 1-73.
Tsoukalas Kostas, « Some Aspects of “over-education” in
Greece », in Dimen M. and Friedl E. (dir.), « Regional Variation
in Modern Greece and Cyprus : Toward a Perspective on the
Ethnography of Greece », in Annals of the New York Academy of
Sciences, n° 268, 1976, pp. 419-42.
Unger Klaus, Die Rückkehr der Arbeitsemigranten : eine
Studie zur Remigration nach Griechenland, Saarbrücken, Breitenbach, 1983.
Ventura Lina, Greek Migrants in Belgium, Athènes, Nefeli,
1999 [en grec].
– « The Beginning of Postwar Emigration to Belgium :
Networks and Strategies », in Evangelos Konstantinou, Griechische Migration in Europa : Geschichte und Gegenwart,
Francfort, Peter Lang, 2000, pp. 217-226.
Verlot Marc, Delrue Kaat, Extra Guus, Yagmur Kutlay, Meertaligheid in Brussel : de status van allochtone talen thuis en op
school, Amsterdam, European Cultural Foundation, 2003.
Vermeulen Hans, « Development and Migration in the Serres
Basin », in Dimen M. and Friedl E. (dir.), « Regional Variation in
Modern Greece and Cyprus : Toward a Perspective on the Ethnography of Greece », in Annals of the New York Academy of
Sciences, n° 268, 1976, pp. 59-70.
Vermeulen Hans, « Repressive Aspects in the Process of
Outmigration : The Case of a Greek Macedonian Tobacco
Village », in Mediterranean Studies, n° 1, 1979, pp. 32-45.
Vermeulen Hans, Culture and Inequality : Immigrant
Cultures and Social Mobility in Long-Term Perspective,
Amsterdam, Institute for Migration and Ethnic Studies, 2001.
www2.fmg.uva.nl/imes/books/vermeulen-nwo.pdf
Vermeulen Hans, Van Attekum Mariëtta, Lindo Flip,
Pennings Toon, Migranten in de Nederlandse samenleving : de
Grieken, Muiderberg, Coutinho, 1985.
Vermeulen Hans, Venema Tijno, « Peasantry and Trading
Diaspora, Differential Social Mobility of Italians and Greeks in
the United States », in Vermeulen Hans, Perlmann Joel (dir.),
Immigrants, Schooling and Social Mobility : Does Culture Make
a Difference ?, Houndmills, Macmillan, 2000, pp. 124-159.
Zolotas Xenophon, International Labor Migration and
Economic Development, Athènes, Bank of Greece, 1966.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Prevelakis George, n.d. « Finis Greciae or the Return of the
Greeks ? State and Diaspora in the Context of Globalisation »,
Paris, université de Paris-Sorbonne, dactyl. www.mmo.gr/pdf/
library/Greece/prevelakis.pdf
Sakka Despina, Dikaiou Maria, Kiosseoglou Grigoris,
« Return Migration : Changing Roles of Men and Women », in
International Migration, n° 37, 1999, pp. 741-764.
Schultze Günther, « Die Bundesrepublik Deutschland auf
dem Weg zur multikulturellen Gesellschaft ? Zum Eingliederungsprozess von griechischen Jugendlichen und Türken der erste
und zweiten Generation », in Archiv für Sozialgeschichte, n° 32,
1992, pp. 247-269.
Seifert Wolfgang, « Berufliche Integration von Zuwanderern
in Deutschland. Gutachten für die ‘Unabhängige Kommission
Zuwanderung’beim Bundesministerium des Innern », Düsseldorf, Landesamt für Datenverarbeitung und Statistik NRW, 2001.
http://www.bmi.bund.de/cln_012/nn_165090/Internet/Content/
Common/Anlagen/Default/Seifert__pdf, templateId = raw,
property = publicationFile. pdf/Seifert_pdf
Skarpelis-Sperk Sigrid, « Die griechische Diaspora in Deutschland », in Evangelos Konstantinou (dir.), Griechische Migration in Europa : Geschichte und Gegenwart, Francfort, Peter
Lang, 2000, pp. 195-204.
Sowell Thomas, Migrations and Cultures : a World View,
New York, Basic Books, 1996.
Thränhardt Dietrich, « Patterns of Organization Among
Different Ethnic Minorities », in New German Critique, n° 64,
1989, pp. 10-26.
Thränhardt Dietrich, « Einwanderkulturen und soziales
Kapital : eine comparative Analyse », in Thränhardt Dietrich,
Hunger Uwe (dir.), Einwandere-Netzwerke und ihre Integrationsqualität in Deutschland und Israel, Münster, LIT, 2000, pp. 15-51.
Thränhardt Dietrich, « Spanische Einwanderer schaffen
Bildungskapital : Selbsthilfe-Netzwerke und Integrationserfolg in
Europa », in Weiss Karin, Thränhardt Dietrich (dir.), Selbsthilfe :
Wie Migranten Netzwerke knüpfen und soziales Kapital
schaffen, Freiburg im Breisgau, Lambertus, 2005, pp. 93-111.
Thränhardt Dietrich, Dieregsweiler Renate, « Bestandsaufnahme der Potentiale und Strukturen von Selbstorganisationen
von Migrantinnen und Migranten mit Ausnahme der Selbstorganisationen türkischer, bosnischer und maghrebinischer Herkunft
in Nordrhein-Westfalen », in Ministerium für Arbeit, Soziales und
36
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Masquer la diversité
religieuse
Essai sur les mariages entre
Grecques et réfugiés politiques turcs
Cependant, ce paradoxe n’est déconcertant qu’au
premier abord. Il doit être interprété au regard des
processus d’ethnicisation, c’est-à-dire de légitimation
des conflits et du changement structurel, selon qu’il
y a divergence ou similarité des caractéristiques
culturelles du Soi et de l’Autre (Smith, 1992, p. 437 ;
Trubeta, 2003, p. 98). Nous verrons que, dans
l’Athènes d’aujourd’hui, les couples mixtes affichent
une certaine tolérance en reformulant ou en réévaluant leur capital culturel, leurs motivations et attributs passés et présents.
Je ne chercherai pas à savoir ici si l’attitude des
individus ou des familles concernant l’histoire des
relations gréco-turques est ambivalente ou si les
critères hégémoniques de choix du conjoint sont
remis en cause par des témoignages oraux (Hirschon,
2000). Il me semble plus intéressant d’analyser les
sujets de controverse à travers lesquels la mémoire et
la différence sont perçues et remodelées au sein de la
sphère familiale. Comme le formulait Dominguez
et article traite des éléments de nature
ethnique constitutifs de la nationalité,
tels qu’ils sont redéfinis dans le
contexte des familles gréco-turques
d’Athènes. Je montrerai que l’importance accordée par les nationalistes
grecs aux caractéristiques ethniques de
l’identité grecque – religion, culture, mémoire,
langue et coutumes (Smith, 1992, p. 437) –, par opposition aux caractéristiques « profondément enracinées » comme la « race » ou les droits civiques et politiques (Stolcke, 1995 ; Brunnbauer, 2001, p. 56),
génère nombre d’incongruités qui imprègnent le
modus vivendi adopté par ces familles. Même si,
d’une manière générale, les mariages entre Grecs et
personnes de religion et d’origine culturelle différentes sont mal vus (Petronoti, 1995 ; Petronoti et
Papagaroufali, 2006), les critères mêmes qui définissent l’acceptabilité d’un conjoint peuvent offrir aux
couples mixtes le potentiel de fonder une famille.
C
37
longue présence des Turcs ottomans dans la péninsule des Balkans (Millas, 2001, p. 313), tandis que les
rapports intimes entre Grecs et musulmans mènent
au bannissement des amoureux (Yannakopoulos,
1997).
Néanmoins, les relations gréco-turques ne sont
pas toujours décrites comme porteuses d’inimitié, de
même que la subordination à la loi ottomane n’est
pas forcément reliée à l’intolérance religieuse. Les
interprétations récentes de l’histoire nationale font
ressortir les discordances qui imprègnent les représentations collectives, et l’autonomie dont les chrétiens jouissaient, corollaire du système ottoman
millet (délimitation des communautés locales
fondée sur la religion). Selon ce raisonnement, la
formation de l’identité a tiré son essence de la foi,
plutôt que de la race ou de la langue. « Tous ceux qui
appartenaient au millet grec orthodoxe […] étaient
considérés comme Grecs » (Vermeulen, 1984, p. 244)
et supérieurs sur le plan culturel aux Turcs ottomans
(Vermeulen, 1984 ; Mazower, 2001, p. 55). Certaines
approches pertinentes soulignent les mariages entre
musulmans et chrétiennes (Mazower, 2001, p. 70), la
connaissance des coutumes grecques par les Turcs,
l’aspiration des deux peuples à une cohabitation
pacifique en Asie Mineure ou sur les terres grecques
avant l’échange forcé de populations (Hirschon,
2005) et l’attraction des doctrines individualistes sur
les Grecs et Turcs modernes (Kandiyoti, 1994 ;
Kantsa, 2000).
Les études sur la manière dont les Grecs conceptualisent la diversité sont d’autant plus importantes
que la Grèce accueille, à l’heure actuelle, proportionnellement plus d’immigrés que n’importe quel autre
pays d’Europe du Sud (Skordas et Sitaropoulos, 2004,
p. 49), mais les gouvernements successifs ont interdit
aux immigrés musulmans de construire des
mosquées. Les controverses relatives au traitement
des « minorités » religieuses sont d’autant plus
exacerbées que les autorités locales tolèrent les
rassemblements d’immigrés dans des lieux de prière
informels afin d’éviter les crises (Petronoti, 1998).
Comme on peut le lire dans la presse quotidienne, à
côté de descriptions des rituels hauts en couleur que
(1994, p. 334), la différence n’est pas liée à une
« signification sociale, politique, culturelle […]
durable » : le principe de différenciation évolue parallèlement à la continuité des relations entre les gens.
Cette perspective est essentielle pour comprendre comment, dans des situations concrètes, les
Grecs, hommes et femmes, confirment ou modifient
la définition généralement admise de la diversité, et
ce en lien avec le rôle fluctuant de la religion comme
marqueur de nationalité. Les principales questions
auxquelles je me suis intéressée sont donc : pourquoi
les Grecques épousent-elles des Turcs ? Comment ces
couples remettent-ils en cause et redéfinissent-ils
leur capital culturel différent ? Comment réagissentils aux exigences antagonistes et aux tensions ? Ces
mariages alimentent-ils ou troublent-ils les visions
hégémoniques de la Grécité et de la Turquicité ? Quel
est l’impact des différences religieuses sur l’éducation des enfants ? Quel est le lien entre les caractéristiques ethniques des conjoints et l’asymétrie de
leurs droits politiques ?
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Contours de la construction
de l’identité grecque
La religion, l’ethnicité et la gloire d’un passé
ancestral s’articulaient étroitement lors de l’avènement de l’État-nation grec (Mazower, 2001, p. 84 ;
Brunnbauer, 2001, p. 40). À l’époque, la revendication
d’homogénéité des territoires nationaux ignorait les
divers groupes religieux qui y étaient éparpillés. La
coexistence du christianisme et de l’islam était
utilisée comme un instrument efficace d’affirmation
de l’identité nationale (Vermeulen, 1984 ; Brunnbauer, 2001 ; Hirschon, à paraître). Dans ce cadre
conceptuel, les rapports sexuels ou le mariage avec
des musulmans étaient condamnés comme étant
« inconcevables », une « exception monstrueuse »
annihilant la « pureté » de la nation (Kyrris, 1986,
p. 52). Aujourd’hui encore, « turc » et « musulman »
restent synonymes dans les représentations collectives, et les lacunes actuelles ainsi que la prétendue
dégradation culturelle sont souvent imputées à la
38
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Turcs et réfugiés turcs
En Grèce, le nombre réel de Turcs et de réfugiés turcs
(personnes enregistrées en tant que telles à la fois sur
la base de la citoyenneté et de l’appartenance
ethnique) n’est pas connu en raison de leur mobilité
à l’intérieur des frontières nationales et de l’absence
de statistiques fiables. En 1991, 196 Turcs étaient
inscrits auprès de l’Organisation internationale pour
les migrations (OIM). Ce chiffre était de 219 en 1992
(Petrinioti, 1993, tableau 14), tandis que l’on comptait 149 Turcs sur les 369 629 immigrés qui avaient
participé au premier processus de régularisation, en
1998 (Cavounidi et al., 1999, tableau 1). Il convient de
noter que malgré la réticence des autorités grecques
à accorder l’asile, les Turcs représentaient 60,8 % des
demandeurs ayant obtenu le statut de réfugiés
entre 1980 et 1991 (Petrinioti, 1993, p. 30). Par
ailleurs, même si le taux d’admission des réfugiés
politiques turcs a baissé dans les années 1990, il reste
élevé par rapport aux autres groupes ethniques :
39
MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE
entre 1992 et 2002, 454 demandes de Turcs sur 4 258
ont été honorées (source : ministère de l’Ordre
public, Bureau des étrangers).
Le fait que le concept de « réfugié » reste
marginal est très important dans mon analyse. Il
ressort d’une étude sur l’interaction symbolique
entre Grecs et réfugiés érythréens (Petronoti, 1998),
que les employeurs et les connaissances de ces
derniers éprouvent à leur égard une plus grande
compassion que vis-à-vis des immigrés africains, en
raison des vicissitudes de l’exil et de l’intégration
réussie des réfugiés d’Asie Mineure en Grèce
(Voutira, 2003). Mais, bien que l’opinion publique
grecque éprouve de la compassion envers les
personnes déplacées de force et que le statut de
réfugié soit ancré dans la Constitution, les
défaillances du système d’asile en Grèce – application non homogène des traités internationaux et des
articles de la Convention, mesures décourageant
l’accès des réfugiés aux droits civils et politiques,
mais aussi infrastructures d’accueil de mauvaise
qualité – sont le résultat de la politique d’entrave à
l’immigration menée par l’État hellénique (Papadopoulou, 2004 ; Skordas et Sitaropoulos, 2004). Par
ailleurs, l’appareil étatique procède à des évaluations
hiérarchiques fondées sur l’ascendance : les réfugiés
d’origine non grecque font l’objet d’une discrimination plus forte que ceux de « sang grec », lesquels ont
recours aux aides humanitaires proposées par des
organisations non gouvernementales (ibid. ; Petronoti, 1998).
Les données démographiques portant sur les religions en Grèce font également défaut, si bien qu’il
est impossible de déterminer l’identité ethnique des
personnes mariées religieusement : les archives de
l’Église orthodoxe ne fournissent aucune information en la matière. En revanche, des informations sur
les mariages civils entre musulmans et chrétiens en
Grèce moderne et à Chypre sont disponibles (Dimosthenous Paschalidou, 1996, p. 3 ; service des
mariages civils, municipalité d’Athènes). Les
registres du consulat de Turquie et le registre des
mariages civils de la municipalité d’Athènes m’ont
beaucoup aidée dans mes recherches. Selon cette
les groupes ethniques conservent pour témoigner de
leur foi (« K », Kathimerini, 3.4.2005), les représentants de l’Église grecque orthodoxe indiquent qu’il ne
devrait pas exister de mosquée en Grèce à moins que
les immigrés n’en assurent le financement et que
leurs pays d’origine construisent des églises orthodoxes pour leurs habitants de confession chrétienne
(Eleftherotypia, 12.10.2003).
À mes yeux, le fait de définir la nationalité comme
un concept fondé uniquement sur les divisions découlant de l’histoire et sur l’adhésion à une homogénéité
culturelle ne permet pas de décoder les modes alternatifs d’identification et de vie en couple. Après tout,
l’application d’interdits religieux ne suffit pas à
empêcher les mélanges ni ne détermine les critères
contemporains de choix du conjoint. Les mariages
entre Grecs et ressortissants d’Europe de l’Est,
d’Afrique et d’Asie constituent un champ dans lequel
les ethnographes peuvent délimiter les idées et les
pratiques individuelles élaborées à la suite de choix
personnels, ainsi que l’avancement des transformations œcuméniques dans le pays et la place accrue
prise par les défenseurs des droits de l’homme.
fut emprisonné à cinq autres reprises avant de
décider, finalement, de s’enfuir. La Grèce l’attira pour
de multiples raisons, pour la plupart liées à des
aspects culturels. Ignorant les rumeurs sur les imperfections de la politique d’asile de ce pays, il accorda
du crédit uniquement aux nombreux récits des habitants de son village sur les liens d’amitié existant jadis
avec les Grecs d’Asie Mineure, sur la solidarité
joyeuse décrite dans les films et romans grecs, ainsi
qu’aux informations présentant la Grèce comme
membre à part entière de l’Europe, promettant sécurité, liberté et prospérité.
À l’instar de la plupart des immigrés de l’Est,
Reget avait demandé à un passeur local de l’emmener
dans les îles Egée ; sa tentative ayant échoué, il « se
jeta dans l’Evros » en 1983. Ses remarques sur le fait
que « c’est un villageois que l’on convoqua à la hâte
pour lui servir d’interprète » auprès des policiers qui
l’avaient arrêté, confirment l’absence de dispositions
appropriées au sein des services de la police des frontières (Skordas et Sitaropoulos 2004, p. 50). Au bout
de quelques jours, Reget fut transféré au centre
d’accueil de Lavrion (au sud d’Athènes) où il fit la
connaissance de demandeurs d’asile de diverses
origines ethniques, apprit quelques mots de grec et
fut employé comme travailleur saisonnier dans des
exploitations agricoles et autres entreprises. Une
année plus tard environ, le ministère de l’Ordre
public lui accorda l’asile politique lui donnant droit à
un permis de séjour de cinq ans renouvelable, et il
déménagea à Athènes. Au début, il gagna sa vie
comme ouvrier non-qualifié à mi-temps dans le bâtiment et, en 1988, il ouvrit un kafeneion (café), tournant ainsi le dos au travail « clandestin » et jouissant
du prestige que les Grecs accordent à l’esprit d’entreprise (Hirschon, 2001, p. 24).
Cependant, la réussite professionnelle n’était pas
une fin en soi pour Reget. Le rétablissement de la
démocratie en Turquie, tout comme le règlement des
problèmes causés par la junte comptaient toujours
parmi ses priorités. Par conséquent, outre les
contacts politiques qu’il entretenait toujours dans
son pays, il prit part au Comité de solidarité avec les
peuples à Athènes, participa à la publication de jour-
dernière source, sur 10 068 mariages célébrés
entre 1980 et 2000, 77 étaient des unions avec des
Turcs et 1 255 avec des ressortissants d’Europe de
l’Est, d’Afrique ou d’Asie.
Bien que j’aie compilé, dans le cadre de mes
recherches, à peu près soixante biographies, je me
concentrerai, dans ce qui suit, sur un couple grécoturc dont le récit apporte des informations utiles sur
les idées et attitudes controversées liées aux
mariages mixtes. Ma décision repose sur quatre types
de raisons. Premièrement : les caractéristiques
typiques de mes interlocuteurs turcs, qui se différencient selon leur sexe (la plupart sont des hommes),
leurs origines géographique et familiale, leur niveau
d’éducation, leur situation économique, les liens
qu’ils entretiennent avec leur patrie d’origine et leur
pays d’accueil, et leur statut actuel (immigré, demandeur d’asile ou réfugié politique). Deuxièmement, en
analysant le parcours d’un réfugié politique, j’espère
pouvoir mettre en évidence le combat personnel
mené dans un pays qui n’accorde aucune possibilité
de promotion sociale et économique aux réfugiés.
Troisièmement : le couple en question va à l’encontre
de la majorité des cas puisque ce sont habituellement
plus les hommes que les femmes qui épousent des
personnes non grecques. Enfin, les possibilités que
j’ai eues de rencontrer les deux conjoints à diverses
et multiples occasions, m’ont permis d’analyser différents aspects de leur vie conjugale.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Étude de cas
Fuir la répression politique
Reget est né à Izmir en 1954, mais il a passé son
enfance dans un village voisin. Aîné d’une famille de
quatre enfants, il a dû participer financièrement aux
dépenses du foyer et n’a pas continué ses études à
l’université d’Ankara. Son esprit « révolutionnaire »
s’est révélé au lycée lorsqu’il fut arrêté pour avoir
brûlé des textes fascistes. La montée des troubles
politiques en Turquie le poussa à rejoindre le mouvement des travailleurs et le Parti révolutionnaire pour
la libération du peuple. En raison de ces activités, il
40
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
La rencontre
Reget et Eleni se sont rencontrés dans les bureaux
d’Amnesty International en 1990. Selon le témoignage d’Eleni, cette rencontre évoque des pensées et
des sentiments à la fois fascinants et contradictoires.
Au début, elle fut impressionnée par sa virilité, son
opposition « héroïque » à la junte turque, son souci
« de tous ceux qui avaient des problèmes », et par
certaines qualités « orientales » – un homme tendre,
évitant les disputes (Zeyrek, 2001, p. 56) – qui le
rendaient plus sentimental et respectueux que les
hommes grecs. Les similitudes de leur vision du
monde, de leur origine sociale et de leur parcours
éducatif rendent la communication facile. Comme
Reget, Eleni est issue de la classe ouvrière ; elle a été
inscrite à l’École polytechnique d’Athènes, mais n’en
est pas diplômée ; elle a tendance à penser de façon
critique et à aider les gens – en travaillant, par
exemple, bénévolement pour une ONG et en enseignant l’anglais aux immigrés. Pour elle, sortir avec un
Turc est un signe d’ouverture d’esprit : « Je ne le
41
MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE
considère pas différent de moi », constate-t-elle, se
décrivant comme une Grecque « atypique ».
Mis à part ses qualités, Eleni rappelle toutefois
avec amertume les nombreux erotes (aventures
sexuelles) de Reget. Mais on ne devrait pas interpréter cette tendance comme intrinsèque au sexe
masculin (Kantsa, 2000) ; avant tout, les erotes ont
permis au réfugié turc de s’adapter à son nouvel environnement, de rompre sa solitude et de dépasser son
sentiment de perte. En fait, Eleni accepte cette explication et présente Reget à des parents proches qui
ont tendance à prendre leurs distances de manière
nuancée, évitant les commentaires désapprobateurs
et les sujets de conversation délicats – comme
« l’inimitié historique », la présence des forces
turques en mer Egée, la question de Chypre. Dans le
même temps, certains membres de sa famille ont une
réaction négative, décrivant son choix comme
« extrêmement problématique ». À leurs yeux, Reget
est un « étranger au sein de la famille » : « Pourquoi
faudrait-il qu’il soit turc ? » demande une tante avec
dédain, freinant son admission dans le cercle familial.
L’intérêt que porte Reget à Eleni se confine, lui
aussi, à des caractéristiques identitaires esthétiques
et culturelles : il la voit comme une femme belle,
énergique, cordiale, moderne et émancipée,
comparée aux femmes turques, « obéissantes et avec
lesquelles il est difficile de sortir à moins de leur
promettre le mariage ». Néanmoins, malgré l’intensité de leur relation, il hésite à informer son père et
sa famille de son projet de mariage avec une Grecque.
Je ne pense pas qu’il ait tardé à le faire par crainte
que sa famille lui en veuille, mais parce qu’il pensait
que celle-ci pouvait être blessée par cette « reterritorialisation » (Malkki, 1992), c’est-à-dire par le développement d’attaches loin d’elle et de la terre natale.
Comme on pouvait s’y attendre, le choix d’un mari
turc a eu un impact sur la vie sociale d’Eleni. Les deux
partenaires se sont créé un nouveau cercle d’amis qui
trouvent leur compagnie agréable. Mais bien que
leurs récits soient empreints d’irritation envers les
réactions frustrées vis-à-vis de leur histoire d’amour,
les photos prises à différentes étapes de leur vie
naux, à des manifestations et des protestations
publiques. À la fois solide et fragile, « héros » et
« victime », ce réfugié réalise au niveau individuel ce
que ni le régime répressif de Turquie ni les structures
grecques inadéquates ne peuvent accomplir. Il
dispose de remarquables capacités de communication, d’une grande aptitude à approcher les « bonnes
personnes » et à refréner celles qui sont enclines à
créer des problèmes. Ces qualités lui ont permis de
trouver une oreille attentive au sein de la population
locale : son kafeneion s’est petit à petit transformé en
lieu d’échanges entre Grecs et immigrés – notamment les partisans de gauche et de partis progressistes – qui palabrent tout en buvant du café et en
jouant au tavli (jacquet).
Je devrais ajouter que la réticence de Reget à me
faire part de ses projets et de ses activités politiques
fait ressortir l’incohérence du programme national
pour les réfugiés et le ressentiment des réfugiés vis-àvis de tout ce qui pourrait les exposer à la souffrance
(Petronoti, 1998, p. 38 ; Hirschon, à paraître).
en dépit des difficultés qu’elle pourrait rencontrer,
elle a autorisé ses parents à discuter de la question de
la conversion. En effet, de peur de s’exposer aux
commérages, la famille a choisi un prêtre que la mère
d’Eleni connaissait bien, pour officier lors d’une cérémonie qui eut lieu dans le secret, dans une église lointaine et à laquelle seules quelques rares personnes
furent invitées.
Reget a pris son temps mais s’est plié finalement
à cette demande. Changer de religion ne représente
guère un « compromis » à ses yeux, puisque cela
n’implique aucune concession idéologique ; comme
la plupart des réfugiés turcs que j’ai rencontrés, il
est agnostique. Pour lui, l’exil volontaire en Grèce
est un pas sur le chemin de la modernité et de l’occidentalisation. Par ailleurs, accepter de se convertir
est conforme au respect que vouent les Turcs à leurs
aînés – « Je ne pouvais supporter le désespoir de ce
vieil homme » – et à sa connaissance personnelle
de l’orthodoxia. Comme il l’explique, sa mère a
toujours cru au pouvoir de guérison de la Vierge
Marie et lui racontait que naguère, les femmes
turques observaient des rituels communs avec les
Grecs d’Asie Mineure (Hirschon, à paraître prochainement ; Mazower, 2001, p. 65). Par ailleurs, il
prévoit que le fait de se conformer à une figure
patriarcale réduira la vulnérabilité inhérente à son
statut. Épouser Eleni lui procure une sécurité
émotionnelle et économique et le distingue des
réfugiés qui subviennent à leurs besoins via des
réseaux transnationaux, mais qui, en fait, souhaitent quitter le pays (Papadopoulou, 2004, p. 176).
D’autant que les barrières qui lui ont été imposées
sont à la fois rigides et perméables : personne
n’exige de lui qu’il renonce à son nom musulman
pour prendre un nom chrétien, qu’il assiste à la
liturgie orthodoxe, qu’il jeûne ou qu’il communie ; il
participe simplement aux repas de famille organisés
lors des fêtes chrétiennes. Il n’est pas surprenant
qu’en expliquant qu’il n’a « aucun problème avec
eux [sa nouvelle famille], mais qu’ils ont des
problèmes avec moi », Reget tourne en dérision les
stéréotypes sur l’incapacité des musulmans à s’intégrer (Pavicevic, 2004).
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
montrent incontestablement des moments heureux.
« Tout est possible », affirment-ils, en ce sens que la
capacité à ne pas tenir compte des préjugés ravive
leur aptitude à penser librement, les tient à l’écart
des opinions conservatrices et les pousse à réfléchir
sur eux-mêmes. Le plaisir qu’ils tirent du fait de
surmonter les obstacles est à la hauteur des efforts
qu’ils fournissent. « Défendre vos émotions et principes vous rend fier de vous-même, vous regardez en
vous et y trouvez quelque chose d’inconnu, de
vivant… vous devez passer de l’autre côté du mur
pour être vous-même » ; c’est ainsi qu’Eleni perçoit
sa relation.
Ce qui est particulièrement intéressant pour mon
analyse, c’est que le positionnement critique de cette
femme ne correspond nullement à une action radicale. Comme nous le verrons, elle ne tourne pas le dos
au confort matériel ou au soutien de ses parents. Je
suis tentée d’affirmer qu’en soulignant sa « rébellion », elle l’assume comme étant essentielle pour
manifester sa tournure d’esprit libérale dans une
société dont l’attitude à l’égard des Turcs reste
ambiguë, et qui combat l’allégeance à l’Islam.
Assimiler « l’infidèle »
Le mariage du couple a eu lieu en raison de l’intervention énergique du père d’Eleni. Exprimant sa
préoccupation quant à l’avenir de son petit-fils – « un
enfant innocent né en dehors des liens sacrés du
mariage » – il considère le mariage comme une condition préalable à la fondation d’une famille. Les affinités idéologiques qu’il partage avec le « héros »
jouent un rôle mineur : « J’admire son courage. Les
Grecs se battent toujours pour la liberté… cela dit,
il est sans le sou, ce n’est pas du tout ce dont je rêvais
pour ma fille. » Vu sous cet angle, en insistant pour
que Reget se convertisse – « la dévoration de l’infidèle » (Bauman, 1997, p. 47 ; Mazower, 2001, p. 58) –,
le beau-père révèle à la fois sa « conviction de
posséder la seule et vraie foi et une civilisation (…)
supérieure » (Smith, 1992, p. 446), et l’importance
que revêt le mariage pour les femmes (surtout pour
les mères célibataires). Ironiquement, Eleni n’a pas
voulu payer le prix d’avoir choisi un mari musulman :
42
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
43
MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE
À présent, il doit être clair que Reget s’est dissocié
de son plein gré des idées que l’on se fait des Turcs
comme étant rigides, autoritaires et insensibles à la
douleur humaine. C’est dans cette direction qu’il
détecte des liens à de multiples niveaux entre sa
femme et lui, qui laissent penser qu’ils ne sont pas un
couple « mixte ». « Eleni et moi-même, raconte-t-il,
ne sommes pas différents l’un de l’autre ; je suis
peut-être plus doux parce que l’Orient est serein et
que l’Occident est compétitif et rationalisé. » Les
démarcations culturelles (Est/Ouest) remplacent les
classifications fondées sur le sexe. Comme en
témoigne un réfugié kurde vivant à Athènes, son
« affinité avec la culture, la mentalité, le caractère
des structures socio-économiques en Grèce » justifient le bonheur qu’il partage avec son épouse
grecque (Papadopoulou, 2004, p. 177).
Il ne fait aucun doute que le statut social et politique de Reget exerce une influence majeure sur sa
situation familiale. Celle-ci présente des analogies
avec celle d’un sogabros (un homme qui s’installe au
domicile de son épouse), puisque ce mari turc
n’apporte pas de fortune dans ce nouveau ménage,
qu’il s’installe dans l’appartement qu’Eleni a reçu en
dot et qu’il est « surveillé » par ses beaux-parents qui
habitent le même immeuble. De plus, alors que les
Grecs mariés à des Erythréennes obéissent au
partage « traditionnel » des rôles entre les hommes et
les femmes, que ce soit à Asmara ou à Athènes (Petronoti, 1995), cet homme participe aux tâches ménagères quotidiennes, prépare les repas de la famille et
entre amis. Ces tâches prennent tout leur sens
lorsqu’on tient compte de l’interaction entre le sexe
et la culture. Accorder l’hospitalité et préparer des
« mets authentiquement turcs » offre une certaine
continuité entre le monde que Reget a quitté et les
personnes qu’il fréquente en Grèce : sa position inférieure « ici » est symboliquement élevée à des
versions de virilité appréciées « là-bas » (Kandiyoti,
1994, p. 208).
On peut aussi déduire les répercussions des
facteurs culturels sur les liens de ce couple en observant l’organisation des vacances d’été, lorsque le
frère aîné de Reget ou son père sont en visite à
Inventer des similitudes culturelles
Le fait d’accepter Reget comme conjoint éligible est
aussi étroitement lié à la projection de similitudes
réelles ou fictives entre les deux partenaires et entre
leurs pays. L’objectif principal de cette technique –
courante chez les couples mixtes (Eriksen, 1997) – est
de détourner l’attention de différences affectant le
prestige social de la famille grecque et le bien-être du
couple : il est plus facile de couper court aux critiques
avec un Turc culturellement « identique ». Pour définir
leurs affinités culturelles, mes interlocuteurs font référence à leur goût pour la bonne cuisine, leur amour
d’une atmosphère détendue, la musique et les glendhi
(divertissements), leur méfiance vis-à-vis des administrations publiques et la tendresse pour les enfants.
Toutefois, l’acceptation de Reget comme époux et
conjoint ne signifie nullement la reconnaissance de sa
culture natale, dès lors qu’elle serait en conflit avec ce
qui préoccupe les Grecs : la cohérence et la continuité
prétendument ininterrompue de leur héritage
national. De plus, en lui imposant d’être similaire à Soi,
Eleni et ses parents le différencient de l’Autre : « Il est
très bon, ne ressemble pas à la plupart des Turcs. »
Des modes nouveaux et enrichis de perception et
d’interaction avec l’Autre sont ainsi définis, qui
permettent la coexistence du mode de vie « grec » aux
côtés de celui de Reget, qui n’est néanmoins jamais
décrit comme « turc ». Ainsi, le café glacé côtoie les
keftedakia (boulettes de viande) cuisinées selon la
recette de la grand-mère de ce gendre dont l’origine
ethnique n’est cependant pas mentionnée.
Les stratégies grâce auxquelles les Grecs revitalisent les notions nationalistes dans la sphère familiale
masquent un raisonnement discriminatoire. Le père
d’Eleni, par exemple, défendit vigoureusement un
jour l’origine du « café grec ». Son ton et ses regards
montraient que ce commentaire était destiné à
porter un coup au « joug ottoman » : dans la mesure
où cette boisson est « hellénique », la domination
culturelle du « gouverné sur les gouvernants » ne
peut être remise en question. Tout à fait conscient de
l’image négative des Turcs en Grèce, Reget évita le
débat, indiquant doucement qu’il appréciait de boire
le café avec son beau-père.
capital culturel de stratégies innovatrices et cohérentes, ce réfugié tente de gagner une bataille contre
les institutions qui font échouer son intégration
sociale (Romano, 2001, p. 114).
Il est plus que probable que la paternité n’amoindrit pas le sentiment d’aliénation de Reget. Il a abandonné de façon subtile mais continue son capital
culturel à la fois dans les limites symboliques du cercle
familial et au-delà. Les trois garçons sont baptisés, ne
parlent pas turc, sont invariablement appelés par
leurs noms et prénoms grecs et leur double origine est
prudemment tenue cachée dans leur environnement
scolaire. La nature contradictoire des liens tissés
entre le père et ses fils est illustrée par de nombreux
événements. On m’a raconté qu’un jour, le plus jeune
des fils fut totalement déconcerté et perdit son sangfroid lorsque l’un de ses camarades de classe le traita
de manière péjorative de Tourkosporo (graine de
turque). Même si Reget et Eleni ont pris ensemble les
décisions concernant la religion, la langue et les
prénoms de leurs fils pour leur éviter toute discrimination, ces choix augmentent la confusion du réfugié.
Ainsi, lors d’une fête de l’école où il regardait fièrement son fils aîné hisser le drapeau national en tant
que meilleur élève de l’année, une enseignante s’est
adressée à lui en l’appelant par le nom de famille de
son épouse. « Ne pas dire qui je suis fait de moi un
bon père, mais aussi un homme sans visage. » C’est
ainsi que Reget évalue l’équilibre nécessaire à
l’intérêt de ses enfants.
Par conséquent, ni la conversion, ni le fait d’être
devenu « semblable » aux Grecs ne garantissent la
reconnaissance pleine et entière de Reget comme
père. Dès lors que ces changements interviennent
dans une société intolérante envers la diversité et
l’immigration, la paternité lui permet de transmettre
certaines valeurs turques à ses fils – sans, toutefois,
être accepté pour ce qu’il est en réalité. Contrairement aux couples gréco-italiens où les mères « étrangères » affichent plutôt qu’elles ne dissimulent leur
identité d’Européennes « civilisées » (Miliarini,
1997), la condition de « réfugié », additionnée de
celle d’« oriental », ôte aux trois garçons toute possibilité de se rapprocher de la culture turque.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Athènes. À ces occasions, les relations conjugales
redeviennent « patriarcales ». Pour rassurer les
membres de sa famille sur le fait que vivre dans un
pays occidental n’a en rien diminué son autorité en
tant que chef de famille, Reget demande à sa femme
de se comporter comme les femmes turques qu’il a
jadis connues – cuisiner, servir le café ou des
douceurs, même se lever pendant le repas pour
proposer de l’eau aux invités –, et le laisser prendre
toutes les décisions. Même si Eleni le fait à contrecœur, elle se comporte comme une femme soumise
car elle souhaite réellement atténuer les douloureuses expériences de son mari, et que sa soumission
n’est que temporaire.
Un père turc avec des fils grecs
Il convient d’attirer l’attention sur les conséquences
de ce mariage par rapport à l’éducation des enfants.
D’une part, le rôle prononcé de la parenté et la nature
patriarcale de la famille turque (Hirschon, 2001, p. 33)
renforcent le statut de père de Reget. Les éléments de
l’identité culturelle dont il s’est défait resurgissent
constamment dans les liens qu’il a établis avec ses
trois fils, ce qui nous rappelle Smith (1992, p. 439),
selon lequel « il n’est nul besoin de conserver intacte
sa culture pour survivre sur le plan ethnique ». Ce
qu’il transmet effectivement à ses enfants, ce sont des
prénoms et noms patronymiques turcs, une grande
estime des Turcs progressistes qui se sont soulevés
contre la dictature, les plats favoris de son village
natal, certaines coutumes musulmanes, des chansons
populaires, la musique et les histoires qui ont bercé
son enfance. Il va sans dire que son comportement au
quotidien est en tout point différent de celui des pères
turcs « autoritaires » (Kagitcibasi, 1989).
Plus important encore, en dehors du fait de
susciter chez ses trois fils de l’intérêt pour les
coutumes et l’histoire turques, Reget les initie aux
modes de consommation et aux loisirs grecs – en les
emmenant au bord de la mer, en allant avec eux au
cinéma et à la campagne. Cette éducation à la fois
« traditionnelle » et « moderne » n’élargit pas seulement leur horizon, mais reflète aussi certains
éléments de résistance personnelle. En créditant son
44
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
45
MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE
comme le soulignent la conversion du mari
musulman et la création d’une « culture commune »
aux deux époux. En ce sens, l’écart par rapport aux
critères dominants de choix d’un conjoint est plus
apparent que réel : en réalité, en privant le partenaire
turc de ses attributs culturels essentiels, ce type de
mélange renforce la conviction des Grecs qu’ils
étaient jadis, et sont encore, culturellement supérieurs aux peuples voisins.
Maris et femmes permettent d’interpréter les
mécanismes par lesquels les notions largement
répandues du Soi et de l’Autre sont masquées ou
reformulées dans l’arène des relations conjugales.
Élaborant tout un contre-discours sur la manière
dont des individus hétérogènes deviennent des partenaires acceptables, leurs récits illustrent les versions
contemporaines de la « symbiose » gréco-turque et
peuvent être comparés à une bataille symbolique
pour faire bouger les lignes de démarcation. Ironie du
sort, le fait que les Grecs se préoccupent tant de
« l’incommensurabilité » des différentes cultures
(Stolcke, 1995, p. 4) offre aux Autres une chance de
partager leur patrimoine national « exceptionnel ».
La culture grecque est qualifiée de système fermé et
délimité, d’une part, et de suffisamment souple, du
moins en apparence, pour intégrer des individus
d’origines diverses, d’autre part (Stolcke, ibid. ;
Taguieff, 1997 ; Petronoti, 1998).
Comme je l’ai mentionné en introduction, le fait
de se focaliser sur les présupposés religieux et culturels de l’identité vise à voiler les asymétries sociales
et politiques. En effet, pour remédier à un choix
marital problématique, les Grecs transgressent ou
amoindrissent les limites « aisément négociables »,
tout en conservant intactes les limites « profondément ancrées ». Cependant, dans la mesure où
l’Autre n’est plus distinct de Soi sur le plan religieux
et culturel, les institutions qui privent les réfugiés
turcs de droits sociaux et civils demeurent incontestées. Les modes de discrimination actuels sont ainsi
simultanément différenciés, accentués et masqués :
l’identité est conçue comme un ensemble de
processus en vertu desquels le fait de posséder des
points communs dans le domaine culturel n’entame
Continuités et temporalités
La spécificité du mariage gréco-turc examinée dans
cet article réside dans la façon complexe dont les
représentations religieuses, culturelles et historiques
évoluent dans le contexte familial, ainsi que dans la
mobilité de l’attitude des Grecs vis-à-vis des critères
dominants de choix d’un conjoint.
La question clé n’est pas l’opposition entre chrétiens orthodoxes et musulmans. Même si la religion
conserve un rôle de composante fondamentale de la
nationalité grecque, sa prédominance dans le
discours sur l’immigration et les « mélanges » va audelà de la nécessité de protéger la foi chrétienne de
l’islam. Dans cet exemple ethnographique, les termes
religieux sont utilisés de manière à servir des intérêts
individuels et familiaux concrets. Mes interlocuteurs
abordent les barrières religieuses et culturelles
auxquelles ils se mesurent avec une « incohérence
badine » (Hirschon, 1999, p. 176). En fait, on n’a pas
à rejeter les « infidèles » comme conjoints potentiels :
le déni officiel de l’hétérogénéité va de pair avec des
modes de différenciation informels plus subtils.
Même si le pouvoir des « symboles religieux classiques […] [et] de la foi » (Geertz, 1971, p. 102-103)
est minimisé par les voix de la modernité, les efforts
déployés par les époux pour légitimer ce qui maintient leur union, et pour détourner l’attention de tout
ce qui les rend différents (« mixtes »), mettent en
évidence la force des notions liées à la culture et de ce
que Barth qualifia, il y a longtemps déjà, de « truc
culturel ».
Cette union gréco-turque ne devrait être considérée ni comme une « rébellion » incitant à rompre
avec les valeurs dominantes ni comme une « exception » qui, en fin de compte, valide ces dernières.
Nous devons l’interpréter à la fois comme une évaluation et une réforme de la logique nationaliste. Ce qu’il
est intéressant de constater, c’est que même si le
choix d’un conjoint turc semble individuel, la famille
joue encore un rôle non négligeable dans la reproduction sociale. Dans la mesure où la transmission de
la culture nationale est considérée comme relevant
de la responsabilité de la femme, les parents d’Eleni
qualifient son mariage en termes de « pureté » –
tual Issues and Paradoxes », in R. Clogg (dir.), The Greek
Diaspora in the Twentieth Century, Londres, Macmillan Press
Ltd, 1999, pp. 158-180.
Hirschon R., « Freedom, Solidarity and Obligation. The SocioCultural Context of Greek Politeness », in A. Bayraktaroglu et
M. Sifianou (dir.), Linguistic Politeness Across Boundaries. The
Case of Greek and Turkish, Amsterdam, Benjamin’s Publ. Co.,
2001, pp. 17-42.
Hirschon R., « Knowledge of Diversity : Towards a More Differentiated Set of “Greek” Perceptions of “Turks” », South European Society and Politics, 11: 1, pp. 61-78.
Kagitcibasi C., « Child Rearing in Turkey : Implications for
Immigration and Intervention », in L. Eldering et J. Kloprogge
(dir.), Different Cultures, Same School. Ethnic Minority Children in Europe, Amsterdam, Swets & Zeitlinger, 1989, pp. 137152.
Kandiyoti D., « The Paradoxes of Masculinity. Some Thoughts
on Segregated Societies », in A. Cornwall et N. Lindisfarne (dir),
Dislocating Masculinity, Londres, Routledge, 1994, pp. 197-213.
Kantsa V., « Daughters Who Do Not Speak, Mothers Who Do
Not Listen. Erotic Relationships Among Women in Contemporary
Greece », London School of Economics, université de Londres,
2000, dactyl.
Kyrris K., La Turquie et les Balkans, essai historique,
Athènes, Estia, 1986 [en grec].
Malkki L., « National Geographic : The Rooting of Peoples
and the Territorialization of National Identity Among Scholars
and Refugees », in Cultural Anthropology, 7-1, 1992, pp. 24-44.
Mazower M., The Balkans. From the End of Byzantium to
the Present Day, Londres, Phoenix, 2001.
Milarini B., « Mariages mixtes. Processus de formation du
couple et de la famille », in K. Navrides et N. Christakis (dir.),
Identités. Interprétation psychosociale, Athènes, Kastaniotis,
1997, pp. 187-209 [en grec].
Millas H., Images des Grecs et des Turcs. Manuels, historiographie, littérature et stéréotypes ethniques, Athènes, Alexandreia, 2001 [en grec].
Papadopoulou A., « Smuggling into Europe : Transit Migrants
in Greece », in Journal of Refugee Studies, 17-2, 2004, pp. 167184.
Pavicevic A., « Ambiguity of Integration Processes : The
Serbs in Greece. National Identity of New Immigrants », in
Ethnologia Balkanica, n° 8, 2004, pp. 103-114
Petrinioti X., L’Immigration en Grèce, Athènes, Odysseas,
1993 [en grec].
Petronoti M. (avec une contribution de K. Zarkia), Portrait
d’une relation interculturelle. Cristallisations, fissures, reconstructions, Athènes, Unesco, EKKE, 1998 [en grec].
Petronoti M., « Greek-African Interrelations in Eritrea and
Greece. Social Interaction as a Framework for Understanding the
Construction of Ethnic Identities », in G. Baumann et T. Sunier
(dir), Post-migration Ethnicity. De-essentializing Cohesion,
pas les divergences sociales ou autres (Eriksen, 1997,
p. 271). Comme l’indique Trubeta (2003, p. 108), le
facteur fondamental de l’exclusion sociale des immigrés musulmans en Grèce « ne se rapporte pas à […]
[leur] foi islamique, mais […] à leur statut politique et juridique qui découle de leur citoyenneté
(non européenne) ».
Dans le futur, d’autres transformations du modus
vivendi du couple pourront mettre fin à l’identification des époux en termes ethniques et culturels. Mais
pour l’heure, l’attention est détournée du fait que ce
qui empêche immigrés et réfugiés d’être membres à
part entière de la famille et de la nation ne découle
pas de leur différence religieuse ou ethnique en ellemême, mais des significations qu’on lui attribue.
Marina Petronoti
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Références bibliographiques
Bauman Z., The Making and Unmaking of Strangers, in
P. Werbner et T. Modood (dir.), Debating Cultural Hybridity,
Londres & New Jersey, Zed Books, 1997, pp. 46-57.
Brunnbauer U., « The Perception of Muslims in Bulgaria and
Greece : Between the “Self” and the “Other” », in Journal of
Muslim Minority Affairs, 21-1, 2001, pp. 39-61.
Cavounidi J. et al., « Étrangers déposant une demande de
carte de séjour temporaire. Citoyenneté, sexe et situation géographique », Athènes, Office national de l’emploi, 1999 [en grec].
Dimosthenous Paschalidou A., Dissolution du mariage en
droit musulman. Références spéciales aux problèmes des
mariages mixtes, Chypre, Nicosie, 1996 [en grec].
Dominguez V., « For a Politics of Love and Rescue », in
Cultural Anthropology, 15-3, 2000, pp. 361-393.
Eriksen Th. H., « Mauritian Society Between the Ethnic and
the Non-Ethnic », in C. Govers et H. Vermeulen (dir.), The Politics of Ethnic Consciousness, Londres, Macmillan, 1997, pp. 250276.
Geertz C., Islam Observed. Religious Development in
Morocco and Indonesia, Chicago, Londres, the University of
Chicago Press, 1971.
Gilmore D., Manhood in the Making : Cultural Concepts of
Masculinity, New Haven, Yale University Press, 1990.
Hann C., « Ethnicity, Language and Politics in North-East
Turkey », in C. Govers et H. Vermeulen (dir.), The Politics of
Ethnic Consciousness, Londres, Macmillan, 1997, pp. 121-156.
Hirschon R., « Identity and the Greek State : Some Concep-
46
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
47
MASQUER LA DIVERSITÉ RELIGIEUSE
2003, pp. 95-112, vol. 5 de History and Culture of South Eastern
Europe.
Vermeulen H., « Greek Cultural Dominance Among the
Orthodox Population of Macedonia During the Last Period of
Ottoman Rule », in A. Blok et H. Driessen (dir.), Cultural Dominance in the Mediterranean Area. Nijmegen, Katholieke Univ.,
n° 16, 1984, pp. 225-255.
Voutira E., « Refugees : Whose Term Is It Anyway ? Emic and
Etic Constructions of “Refugees” in Modern Greek », in J. Van
Selm, K. Kamanga et al. (dir.), The Refugee Convention at Fifty :
A View From Forced Migration Studies, USA, Lexington Books,
2003, pp. 65-80.
Wallman S., « Ethnicity and the Boundary Process in
Context », in J. Rex et D. Mason (dir.), Theories of Race and
Ethnic Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1986,
pp. 226-245.
Yannakopoulos K., « Éducation des minorités. Traits socioculturels et pratiques éducatives de la communauté musulmane
en Thrace », rapport pour le ministère de l’Éducation, 1997,
dactyl., [en grec].
Zeyrek D., « Politeness in Turkish and Its Linguistic Manifestations », in A. Bayraktaroglou et M. Sifianou (dir.), Linguistic
Politeness Across Boundaries. The Case of Greek and Turkish,
Amsterdam, Benjamins Publ. Co., 2001, pp. 43-73.
Commitments and Comparison, Amsterdam, Het Spinhuis,
1995, pp. 165-184.
Petronoti M., «Black Greeks or White Africans ? Landscapes of
Divergence and Poetics of Women’s Belonging », in E. Tastsoglou
(dir.), Engendering Greek Diaspora Communities : Work,
Community and Identity in Greek Diaspora, Lewiston (New
York), Edwin Mellen Press (à paraître).
Petronoti M. et Papagaroufali H., « Marrying a Foe » : Joint
Scripts and Rewritten Histories of Greek-Turkish Couples in
Athens », 2006, in Identities, n° 13-4 (à paraître prochainement).
Romano D., Intercultural Marriage. Promises and Pitfalls,
2e éd., Finlande, Intercultural Press, 2001 (1998).
Skordas A. et Sitaropoulos N., « Why Greece is Not a Safe Host
Country for Refugees », in International Journal of Refugee
Law, n° 16-1, 2004, pp. 26-52.
Smith A., « Chosen Peoples : Why Ethnic Groups Survive », in
Ethnic & Racial Studies, n° 15-3, 1992, pp. 436-456.
Stolcke V., « Talking Culture, New Boundaries, New Rhetorics of Exclusion in Europe », in Current Anthropology, n° 36-1,
1995, pp. 1-24.
Taguieff P.-A., Le Racisme, Paris, Flammarion, 1997.
Trubeta S., «“Minorisation” and “Ethnicisation” in Greek
Society : Comparative Perspectives on Muslim Immigrants and
the Thracian Muslim Minority », in S. Trubeta et C. Voss (dir.),
Minorities in Greece. Historical Issues and New Perspectives,
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
48
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
La vie des demandeurs
d’asile en Grèce
Comparaison entre migrants
privilégiés et migrants défavorisés
de réfugié présuppose une origine grecque (Voutira,
2003a).
À l’échelle européenne, la catégorie des réfugiés
est aussi une « espèce en danger », compte tenu de
l’établissement progressif de restrictions et de la
détérioration des systèmes d’asile nationaux
(Chimni, 2000 ; Black et Koser, 1999). Comme nous
venons de le dire, la nouvelle catégorie pertinente est
aujourd’hui celle du demandeur d’asile, laquelle se
réfère aux personnes ayant déposé une demande
d’asile dans un pays donné, aux points d’entrée ou sur
le territoire du pays d’accueil. Pour l’Europe plus
particulièrement, les directives de l’UE en vue de
l’« harmonisation des politiques d’asile » (européanisation de l’asile) concernant des normes minimales
communes ont débouché sur l’établissement
progressif de restrictions et sur la révision, en général
à la baisse, des normes internationales de protection
telles que définies par les conventions internationales1. Ces normes contiennent une autre classifica-
e présent article soutient qu’en Grèce,
de toutes les catégories de « migrants »
et de « réfugiés », la moins favorisée est
celle des « demandeurs d’asile », comme
dans le reste de l’Union européenne. En
effet, en ce qui concerne ses droits, ce
groupe est le plus démuni des différents
types de populations déplacées. Pourtant, en tant que
catégorie sociale, elle est invisible et absente de
l’imaginaire populaire. Aux yeux des médias et des
leaders d’opinion, l’immigration est un concept clé
qui mobilise l’attention de tous. En Grèce, le concept
de « réfugié » possède ses propres connotations
culturelles, généralement positives, car il se réfère
encore à l’expérience d’intégration « réussie » de
1922, de réadaptation et de réinstallation de
1,5 million de réfugiés grecs d’Asie Mineure. Ce
précédent est un point de départ positif, mais
présente une idiosyncrasie du point de vue du droit
international des réfugiés. En effet, en grec, le terme
L
49
Le cadre de la politique de réadaptation et d’intégration des rapatriés a été élaboré par la Fondation
nationale pour l’accueil et la réinstallation des Grecs
rapatriés. Cette dernière a puisé dans les caisses
européennes et locales pour mettre en œuvre un
programme d’installation en milieu rural en Thrace
(Voutira, 2004b, p. 535), une région située dans le
nord-est de la Grèce et considérée comme l’une des
plus sensibles sur le plan ethnologique au regard de
la présence d’une minorité musulmane visible.
L’objectif de ce programme était de donner un second
souffle économique, démographique et politique à
cette région dépeuplée et d’y renforcer la présence
grecque (De Tinguy, 1999, p. 10 ; Aarbakke, 2000).
tion, reposant, elle, sur le concept de « vulnérabilité », dans laquelle le degré de dépossession détermine des sous-catégories. Ainsi, en Grèce, les groupes
traditionnellement définis comme « vulnérables »
(par exemple les mineurs non accompagnés, les
femmes célibataires ou les mères célibataires) le sont
d’autant plus et ont besoin de protection (Tsovili et
Voutira, 2004)2. Par conséquent, nous brossons dans
cet article le cadre normatif, les pratiques en vigueur
et les violations manifestes des droits de l’homme
observés dans les politiques d’asile menées en Grèce
sur une période de cinq ans.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Grèce : étude de cas
En général, les avantages accordés aux rapatriés
comprennent :
Depuis 15 ans, la plupart des recherches sur la
migration et les questions d’asile en Grèce commencent par le refrain classique du « passage » de pays
d’émigration à pays d’immigration, ou de « pays de
transit à pays d’accueil » ; les références à cet état de
fait sont trop nombreuses pour les énumérer.
Cela s’applique en général aux États de l’Union,
mais pas à la Grèce, qui accueille des populations
« étrangères » depuis 60 ans. D’un point de vue historique, le terme d’« étranger » a sa propre connotation
culturelle en grec, puisqu’il se réfère principalement
à des individus venant de terres étrangères, mais qui
présentent cependant souvent des caractéristiques
culturelles communes avec la population autochtone
(langue, religion ou mœurs)3. Ainsi, après la chute du
communisme, un grand nombre de personnes de
souche grecque de l’ex-Union soviétique est rentré au
« pays », à la recherche d’un environnement plus
stable. Au départ, ni le gouvernement grec ni les
autres agences compétentes n’ont réagi au rapatriement de ces populations d’origine grecque par la mise
en place d’un cadre social, légal ou économique
cohérent et exhaustif. Le défi était de taille et c’était
la première fois, depuis la réinstallation des réfugiés
d’Asie Mineure en 1923, que la Grèce cherchait à
proposer un programme cohérent de réadaptation et
d’intégration (Kokkinos, 1991a, 1991b ; Voutira,
2003b).
a) Une installation subventionnée en Macédoine
orientale et en Thrace, accompagnée d’une aide
financière immédiate de 11 millions de drachmes
(environ 32 280 euros) par famille, plus un montant
supplémentaire de 500 000 drachmes (1 500 euros)
par enfant et adulte à charge (Voutira, 2004b, p. 536).
Les prêts accordés étaient sans intérêts à hauteur de
30 % et remboursables sur une durée de 15 ans.
b) L’Organisme grec de l’emploi et de la maind’œuvre (OAED) a organisé des stages de formation
professionnelle afin d’aider les rapatriés à se recycler et à s’adapter au marché du travail grec. Mis à
part ces stages, des associations pontiques de rapatriés, en collaboration avec d’autres centres éducatifs, comme les centres de formation professionnelle, ont formulé et mis en œuvre des programmes
visant l’intégration des rapatriés sur le marché du
travail (Chatzivarnava, 2001). Ces programmes ne
comprenaient pas uniquement la formation professionnelle mais aussi des services d’assistance
psychosociale et des activités de sensibilisation à la
collectivité.
c) Des prêts à faible taux d’intérêt ont été
accordés aux rapatriés en vue de la création de
50
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
51
LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE
Reste que, dans l’ensemble, la politique grecque
envers les réfugiés s’est illustrée par son caractère
aberrant et son incohérence au fil des années
(Skordas et Sitaropoulos, 2004 ; Sitaropoulos, 2000).
Même si la Grèce a été l’un des premiers pays à avoir
signé la Convention sur les réfugiés de 19514 et le
Protocole de New York de 1967 5, elle délaisse ses obligations internationales, et ses politiques d’accueil
sont empreintes de partialité envers les immigrés
d’origine grecque.
Jusqu’au début des années 1990, la Grèce était
considérée, du moins par le HCR, comme un pays de
réinstallation pour des Grecs de souche, en vertu de
quoi les personnes jouissant du statut de réfugié
étaient vouées à s’établir, finalement, dans des pays
« développés » mettant en œuvre des programmes
de réinstallation des réfugiés, tels les États-Unis et le
Canada (Sitaropoulos, 2002, p. 441). Cette perception a prédominé au fil des années. Même lorsqu’il lui
a été demandé d’élaborer un système d’asile national
cohérent, en tant que membre de l’Union européenne, la Grèce a fait preuve d’une réticence particulière à accorder aux réfugiés et aux demandeurs
d’asile tous leurs droits juridiques et sociaux. Une
combinaison de facteurs a miné la mise en place
rapide d’un système d’asile efficace axé sur les droits
de l’homme. Parmi ces facteurs, les plus pertinents
sont : le nombre relativement faible de réfugiés
demandeurs d’asile en Grèce, la perception irréaliste du « phénomène des réfugiés » comme phénomène temporaire et, par conséquent, le manque de
personnel qualifié et la réticence des autorités à
informer les demandeurs d’asile de leurs droits aux
ports d’entrée (Amnesty International, 2005). Une
autre lacune sociale se décline en l’absence d’un
nombre significatif d’ONG œuvrant dans le domaine
des droits de l’homme qui pourraient défendre les
réfugiés, ainsi qu’en l’absence, d’une manière générale, d’une société civile informée sur le droit d’asile
et les droits des réfugiés. En conséquence, les réfugiés et les demandeurs d’asile sont devenus invisibles dans la société grecque, bien qu’ils y existent
et y vivent dans des conditions difficiles (Black,
1994).
petites entreprises. Par ailleurs, des cours de langue
grecque étaient dispensés dans le cadre de
programmes dirigés par les associations de rapatriés.
Enfin, tous les rapatriés pouvaient prétendre à une
retraite (Keramida, 2001 ; De Tinguy, 2003, p. 10).
Nul besoin n’est de faire observer qu’au bout du
compte, « notre peuple » s’est vu attribuer un statut
privilégié (Voutira, 2004b) par rapport aux autres
groupes nécessitant protection et assistance internationales, tels que les réfugiés ou les demandeurs
d’asile. Corollaire : être grec ou d’ascendance grecque
est un privilège du point de vue de l’accès aux avantages sociaux, comme l’assurance-maladie, le logement, les prêts d’investissement immobilier et l’assistance financière (Voutira, 2004b, p. 541). De plus, la
Grèce a fait montre de réticence pour reconnaître le
statut social et les besoins spécifiques des réfugiés et
des demandeurs d’asile étrangers, même envers ceux
qui relevaient de la Convention et qui sont reconnus
par l’État grec. Les chercheurs attribuent cette lamentable absence de politique sociale à la crainte de l’État
grec d’acquérir une réputation de « souplesse » et de
pays européen « attrayant » par ses politiques
d’entrée et d’accueil (Sitaropoulos, 2002, p. 437)
Un exemple révélateur de cette pratique préventive
et discriminatoire à l’égard des réfugiés reconnus est la
restriction du droit à l’exonération fiscale lors de l’acquisition d’un premier logement. Ce droit est reconnu
d’office à tous les citoyens grecs, y compris les rapatriés,
et il est mis en œuvre par le ministère des Finances (Sitaropoulos, 2002, p. 448) ; ceci étant, cette disposition ne
s’applique pas aux réfugiés bien que l’article 23 de la
Convention de Genève de 1951, telle que ratifiée par la
Grèce dans le cadre de la décision législative
3989/26.9.1959 (OJHR A 645), prévoie explicitement que
les réfugiés reconnus bénéficient des mêmes droits
sociaux que les citoyens grecs. Cependant, un pas positif
sur la voie du traitement égalitaire des réfugiés et des
citoyens, tel que prévu par la Convention, a été franchi
en juin 2006 lorsque les réfugiés reconnus et les
personnes bénéficiant du statut humanitaire se sont vu
accorder le droit à des allocations familiales à compter
du troisième enfant né après le 1er janvier 2006, à l’instar
des ressortissants grecs (OJHR A 645).
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Caractéristiques de base
des droits sociaux
des demandeurs d’asile
grâce au traitement humain qui leur est accordé par
des individus qui considèrent qu’aider des personnes
dans le besoin est un acte de moralité. Ainsi, les
procédures d’asile étatiques inhumaines et longues
sont adoucies par une éthique humaine d’interaction
sociale.
Il est admis que les conditions d’accueil varient
fortement d’un pays à l’autre. Nombreux sont les pays,
surtout parmi ceux qui ont élaboré un système
d’accueil plus complet des réfugiés, qui affirment que
l’éventail des infrastructures d’accueil mises à disposition de ces derniers peut constituer un facteur
d’attraction aux yeux de demandeurs d’asile éventuels. Par conséquent, lors du sommet européen qui
s’est tenu à Tampere en 1999, l’Union a confirmé que
la mise en place d’un régime d’asile européen
commun était devenu une priorité et a défini une
série d’objectifs en vue de l’harmonisation des politiques d’asile dans l’ensemble des États membres6,
dans le but de limiter le phénomène de « shopping en
matière d’asile ». Depuis le début, la Grèce a participé au processus d’harmonisation, même s’il lui
reste encore à intégrer dans sa législation nationale
d’importantes directives européennes contraignantes, notamment la directive d’accueil de l’UE
(OJ L 31/18, 6/2/1003).
Toutes les parties admettent généralement que
les conditions d’accueil en Grèce sont loin d’être
satisfaisantes. Il ne fait aucun doute que l’exigence
d’un traitement conforme aux normes internationales en matière de droits humains n’est pas
respectée. Sitaropoulos indique que les « conditions
de vie des demandeurs d’asile en Grèce ont toujours
été difficiles, principalement en raison de l’absence
d’infrastructures sociales financées par l’État pour
venir en aide aux migrants forcés » (Sitaropoulos,
2002, p. 436). Par conséquent, comme le note le HCR
dans de nombreux rapports, bien des réfugiés et des
demandeurs d’asile vivent près du seuil ou même en
dessous du seuil de pauvreté (HCR, 2001 ; Sitaropoulos, 2002, p. 445).
La survie et la subsistance des réfugiés semblent
basées sur un facteur quasi-subjectif : malgré
l’absence de normes d’accueil adéquates, la plupart
des demandeurs d’asile semblent surmonter les
obstacles administratifs dans leur vie de tous les jours
Cadre juridique applicable
à l’ensemble des demandeurs
d’asile en Grèce
En droit grec, de nombreux textes comprennent des
dispositions relatives aux droits sociaux des demandeurs d’asile. Les principaux instruments spécifiques
à l’asile comprennent :
• La loi 1975/1991 « sur le statut juridique des
étrangers » (OJHR A 184) telle qu’amendée, entre
autres, par la loi 2452/1996 « sur le statut juridique
des réfugiés » (OJHR A 283) ;
• Le décret présidentiel n° 61/1999 « sur la procédure de reconnaissance du statut de réfugié, la révocation de la reconnaissance et l’expulsion d’un
étranger, le regroupement familial et le mode de
coopération avec le représentant du HCR en Grèce »
(OJHR A 63) ;
• Le décret présidentiel n° 189/1998 « sur les
conditions et la procédure de délivrance d’un permis
de travail ou autre assistance pour la réinsertion
professionnelle des réfugiés reconnus par l’État, des
demandeurs d’asile et de toute personne bénéficiant
d’un titre de séjour temporaire pour des raisons
humanitaires » (OJHR A 140) ;
• Le décret présidentiel n° 266/1999 « sur le
centre des réfugiés de Lavrion, dans l’Attique, et les
soins médicaux dispensés aux demandeurs d’asile,
réfugiés et personnes jouissant d’un statut humanitaire » (OJHR A 217).
Hébergement
L’une des questions les plus urgentes, requérant une
action immédiate et efficace de l’État, est l’absence
de structures d’hébergement pour les demandeurs
d’asile en attente d’une décision. En Grèce, le
processus de reconnaissance du statut de réfugié
52
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
53
LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
pays doivent être renvoyés en Grèce, conformément à
la réglementation Dublin II).
Selon les informations fournies par le HCR, la
capacité actuelle totale des centres d’accueil est
d’environ 900 places. Cependant, le nombre total de
demandes d’asile était de 3 083 en 2000, de 5 499 en
2001, de 5 664 en 2002, de 8 178 en 2003, de 4 469 en
2004, de 9 050 en 2005 et de 2 157 jusqu’en avril 2006
(Statistiques, HCRNU Athènes). On peut aisément en
conclure que la plupart des demandeurs d’asile n’ont
jamais la possibilité de vivre dans un centre d’accueil
et restent, en fait, sans domicile (Sitaropoulos, 2002,
p. 442). Cette situation est aggravée par le fait qu’il
n’existe aucun instrument juridiquement contraignant pour le placement des demandeurs d’asile
enregistrés dans les centres d’accueil.
Pour réduire leurs frais de subsistance, les
demandeurs d’asile qui n’ont pas la possibilité de
vivre dans des centres d’accueil louent habituellement des appartements avec des compatriotes.
L’État, cependant, n’accorde aucune aide financière
à ceux qui choisissent de louer un appartement ou qui
n’ont d’autre option que d’en louer un. Une aide financière limitée est occasionnellement accordée par des
ON, comme le Conseil grec pour les réfugiés, dans le
cas d’individus vulnérables.
peut prendre jusqu’à deux ans. Le cadre juridique
actuel ne garantit pas le droit au logement des réfugiés, demandeurs d’asile et personnes titulaires d’un
permis de séjour pour des raisons humanitaires. Il
n’existe qu’un seul centre d’accueil national en
Grèce ; ce dernier a été ouvert à Lavrion (région de
l’Attique) conformément aux dispositions du décret
présidentiel n° 266/1999, et placé sous la tutelle du
ministère de la Santé et de la Solidarité sociale, les
services sociaux étant assurés par la Croix-Rouge
grecque.
Neuf autres centres d’accueil sont actuellement
en activité. Ils sont gérés par des ONG avec le financement et sous la supervision du ministère de la
Santé7. Dans la pratique, la majorité des centres
d’accueil sont gérés par des ONG, mais il n’existe
aucune norme ou code de conduite minimum et juridiquement contraignants sur les prestations de
service particulières (Tsovili et Voutira, 2004, p. 3).
L’absence de financements nationaux ou européens
influe considérablement sur la qualité des services
fournis, diminuant ainsi le niveau de protection.
En outre, le fait que, depuis 1999, Lavrion soit le
seul centre d’accueil de l’État, même s’il est actuellement géré par une ONG faisant office de « partenaire
d’exécution », montre la réticence de l’État à assumer
ses responsabilités envers les réfugiés et les demandeurs d’asile. Cette même réticence est manifeste
aux points d’entrée : même si de nombreux demandeurs d’asile arrivent chaque année en Grèce par voie
terrestre ou maritime, il n’existe aucun centre
d’accueil financé par l’État dans les zones frontalières8. Dans la majorité des cas, les demandeurs
d’asile passant la frontière sont emprisonnés ou
détenus dans des prisons sous surveillance policière,
pour être entrés clandestinement dans le pays. La
durée maximale de détention avant expulsion, si
aucune demande d’asile n’est déposée, est de trois
mois. La disposition en matière de délai n’est pas
appliquée et les demandeurs d’asile sont en droit de
déposer leur demande à tout moment durant leur
séjour dans le pays (ce qui crée de sérieuses difficultés dans la mesure où la plupart des demandeurs
d’asile qui déposent des requêtes auprès d’autres
Le droit à l’emploi
En 1994, le gouvernement grec a enfin levé ses
réserves relatives à l’article 17 (1) de la Convention
de Genève de 1951. Le décret présidentiel
n° 204/1994 a accordé aux réfugiés le droit au travail.
En 1998, un nouveau décret présidentiel, n° 189/1998,
modifiant le précédent, prévoit que le titulaire d’une
carte rose (demandeur d’asile) peut également
obtenir un permis de travail temporaire, valable
pendant le traitement de sa demande (Spathana,
2003, pp. 142-143)9.
Toutefois, la délivrance des cartes roses aux
demandeurs d’asile implique un délai d’attente
d’environ trois à six mois, surtout dans la région
d’Athènes où sont déposées la plupart des demandes.
Ces retards bureaucratiques, auxquels s’ajoute
l’absence d’aide financière de la part de l’État, entra-
54
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Étude du cas du centre d’accueil Anogeia, Crète
Situé dans une petite ville de Crète, le centre
d’accueil Anogeia, sous la tutelle de la Fondation
nationale de la jeunesse, est le seul centre de Grèce à
recevoir des mineurs non accompagnés demandeurs
d’asile et à proposer une large gamme d’activités
(cours de langue grecque, activités de loisirs, soutien
psychosocial). Sa capacité totale est de vingt places.
Conformément à la définition donnée par le
secrétaire général des Nations unies (rapport du
secrétaire général des Nations unies A/56/333,
7/9/2001), les mineurs non accompagnés sont « des
enfants de moins de 18 ans se trouvant en dehors de
leur pays d’origine, séparés de leurs deux parents
ou de leur représentant légal/coutumier ». La
plupart de ces enfants fuient leur pays d’origine par
crainte fondée de persécution, d’autres sont déplacés
suite à des guerres, des environnements répressifs et
une extrême pauvreté (Ruxton, 2000, p. 5).
Les mineurs non accompagnés demandeurs
d’asile représentent le groupe le moins privilégié de
l’ensemble des réfugiés demandeurs d’asile. À leur
arrivée, ils sont confrontés à de graves difficultés. En
général, ils sont désorientés et en état de choc ; ils ont
des difficultés linguistiques énormes, et surtout ils
n’ont personne vers qui se tourner pour être soutenu.
Cependant, même s’ils ont surmonté de sérieux
obstacles et des situations mettant leur vie en danger,
ils n’ont qu’un désir : s’adapter et s’intégrer dans le
pays d’accueil. Malheureusement, les pays d’accueil
ont tendance à les considérer comme « des consommateurs de ressources improductifs » (ibid., p. 8).
En Grèce, les dernières données statistiques
disponibles montrent qu’en 2004, 222 mineurs non
accompagnés ont demandé l’asile (CERE, rapport de
Prestations maladie
Les articles 15 et 16 du décret présidentiel
n° 266/1999 prévoient des services médicaux, pharmaceutiques et hospitaliers pour les réfugiés, les
demandeurs d’asile et les personnes bénéficiant d’un
statut humanitaire. Par ailleurs, depuis quelques
années, des ONG comme Médecins du monde et
Praksis fournissent une série de services, comme des
soins médicaux et un soutien psychologique aux
demandeurs d’asile et aux réfugiés dans de petits
centres médicaux dans toute la Grèce.
La santé mentale est la grande absente des dispositions générales susmentionnées. Il est communément admis que ces problèmes, le plus souvent considérés comme une « honte » par la personne et sa
famille, sont à ignorer. Par conséquent, la santé
mentale ne figure pas parmi les priorités visibles, et
de nombreuses personnes ne reçoivent pas le traitement adéquat parce que leurs familles préfèrent
garder le secret sur le « problème ». Dans le cas des
demandeurs d’asile, les expériences traumatiques
font partie intégrante du phénomène des réfugiés
(Ager, 1999 ; Summerfield, 2001). Il est évident que
s’intéresser au bien-être psychologique de ces
personnes est capital ; néanmoins, ce type de soins
est en grande partie négligé dans la plupart des
centres d’accueil de Grèce10.
L’éducation
Les personnes qui relèvent de la Convention sur les
réfugiés jouissent des mêmes droits à l’éducation que
les citoyens grecs. En outre, les réfugiés et les demandeurs d’asile peuvent assister à des cours de langue
grecque dispensés par des ONG et des universités
55
LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE
subventionnées par l’État. À titre d’exemple, le
Conseil grec pour les réfugiés, la Solidarité sociale de
Thessalonique et les Œuvres bénévoles d’Athènes
proposent des cours de langue aux adultes et aux
enfants. L’université Aristote de Thessalonique et
l’université d’Athènes proposent gratuitement des
cours de perfectionnement en langue grecque et délivrent un certificat de fin d’études.
vent l’exercice du droit à l’emploi. Plus important
encore, ils contribuent à détériorer encore davantage
les conditions de vie des demandeurs d’asile, les poussant à chercher du travail dans le secteur informel, où
ils sont exploités (Commission nationale des droits
de l’homme 2001/Droits sociaux des réfugiés et
demandeurs d’asile). Cette forme d’exploitation crée,
en fait, un nouveau groupe social facilement manipulable car il ignore ses droits.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
56
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Où devrais-je aller ? Que puis-je faire ? Je ne sais pas.
Personne n’a pu me fournir de réponse. (Filippou,
2004, pp. 48-49)
Cet extrait résume la situation psychologique de
ces enfants après tant d’années de retards administratifs dans le traitement de leurs demandes d’asile.
L’incertitude et la nature temporaire de leur situation
entravent tous les efforts déployés à la fois par les
enfants et le personnel en vue de créer un environnement sûr.
L’incertitude des mineurs non accompagnés
concernant leur avenir est l’un des problèmes les plus
urgents à résoudre. Il est d’autant plus dramatique du
fait de leur âge. Toutefois, cette même incertitude
plane sur la vie de tous les demandeurs d’asile
pendant leur longue attente pour acquérir le statut
de réfugiés.
Conclusion
L’une des particularités culturelles importantes des
politiques d’asile et de « rapatriement » grecques se
rattache à des références historiques et conceptuelles enfouies dans l’imaginaire culturel grec.
Considérer les réfugiés comme des agents de développement était une approche encouragée pendant
l’entre-deux-guerres et à l’égard des réfugiés d’Asie
Mineure qui représentaient à l’époque un quart de la
population grecque. Le régime d’asile mis en place
après la Deuxième Guerre mondiale n’a pas été
correctement compris en Grèce. Comme nous venons
de le voir, ce pays agit encore de manière anachronique en continuant à se considérer comme un pays
d’asile de « transit », malgré le nombre important de
demandeurs d’asile et le nombre plus important
encore « d’immigrés clandestins » qui ont décidé d’y
vivre.
Après la période de la guerre froide, les populations d’origine grecque d’Europe de l’Est se sont vu
accorder un traitement préférentiel, appelé « rapatriement » (palinnostisi). Cette politique, comme
nous l’avons montré, comprend un programme d’inté-
Je n’ai pas le droit, je n’ai pas la possibilité de vivre
comme un jeune Grec de mon âge. Quel âge avez-vous ?
Vous avez 23 ans. Vous n’êtes pas beaucoup plus vieux
que moi. Mais je regarde ce que vous avez maintenant.
Vous serez bientôt diplômé d’université ; tout va bien
pour vous. Pourquoi est-ce que je ne peux avoir cela,
moi ? Je ne comprends pas. Je le voudrais ; puisque je
suis en Grèce ; puisque je n’ai jamais causé le moindre
problème. Au début, quand je suis arrivé ici, j’ai peint
de très belles choses. Maintenant, je ne peux plus
travailler. Je suis stressé, de nombreux problèmes me
traversent l’esprit, j’ai peur de tout ce qui m’entoure.
Pourquoi est-ce que je ne peux pas avoir une vie comme
la vôtre ? […] Cela fait quatre ans que je suis en Grèce,
maintenant. [….] J’ai étudié la langue ; je pense être
en mesure de commencer ma vie maintenant, ici en
Grèce. Je ne veux plus vivre comme un étranger. Mais
bientôt, ils vont m’envoyer le document m’informant
que je dois quitter le pays. C’est comme ça qu’ils font.
57
LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE
pays, 2004)11. Certains sont hébergés dans les structures à places limitées, d’autres préfèrent rester avec
leurs compatriotes.
Le problème le plus critique, mis en évidence par
les recherches effectuées par Fotis Filippou dans le
cadre d’un mémoire de maîtrise, sont les perspectives
d’avenir de ces enfants. En interviewant des mineurs
non accompagnés hébergés dans le centre d’accueil
Anogeia, Filippou a réussi à montrer de façon judicieuse comment ils vivent l’expérience de la « procédure d’obtention du statut de réfugié ».
Nombre d’entre eux ont passé trois ou quatre ans,
voire plus, à attendre la décision finale sur leur statut
de réfugiés. Pendant cette période, ils ont vécu dans
le centre d’accueil, où la majorité d’entre eux a
atteint l’âge adulte en attente de la décision. Au
début, ils étaient, pour la plupart, extrêmement optimistes, pleins de rêves d’avenir. Après tant d’années
d’attente, les rêves ont cédé la place à l’insécurité et
à l’anxiété. Filippou soutient que ce qui rend les
choses encore plus difficiles pour ces jeunes est la
comparaison avec les jeunes Grecs du même âge. La
réponse donnée ci-dessous par un jeune demandeur
d’asile d’Afghanistan est caractéristique :
in Journal of Common Market Studies, n° 35 (4), 1997, pp. 497519. Pour une analyse comparative, cf. : Journal of Refugee
Studies, n° 13 (1), pp. 1-132. Une approche plus récente et
orientée sur la pratique, mettant l’accent sur les questions de
réinstallation figure dans : Cambridge P. et Williams L.,
« Approaches to Advocacy for Refugees and Asylum Seekers : a
Development Case Study for a Local Support and Advice Service »,
in Journal of Refugee Studies, n° 17 (1), 2004, pp. 97-113 ;
Valtonnen K., « From the Margin to Mainstream : Conceptualizing
Refugee Settlement Processes », in Journal of Refugee Studies,
n° 17 (1), 2004, pp. 70-96 ; Stewart E., « Deficiencies in UK Asylum
Data : Practical and Theoretical Challenges », in Journal of
Refugee Studies, n° 17 (1), 2004, pp. 29-49.
2- L’absence totale de recherches sur cette catégorie particulièrement vulnérable de demandeurs d’asile en Grèce a motivé
les premières recherches fondamentales et l’évaluation des
conditions de vie dans les différents centres d’accueil, dans le
cadre du financement et de la protection du HCR entre 2001
et 2003 : Tsovili T. D. et Voutira E., Asylum Seeking Single
Women, Women Head of Families and Separated Children :
Reception Practices in Greece, HCR Grèce, 2004 (disponible sur
le site : www.unhcr.org).
3- Deux exceptions notables sont l’admission des réfugiés
palestiniens après 1960 et des réfugiés kurdes à partir du début
des années 1980. Ces deux exceptions n’étaient pas motivées par
des questions de droits de l’homme et des raisons humanitaires,
mais ont été considérées à l’aune d’autres aspects politiques (ex :
Harrell-Bond B., Refugees and the International System. The
Evolution of Solutions, Refugee Studies Centre, Oxford University, 1995, disponible en ligne) : ils faisaient partie des préoccupations de politique étrangère et internationale.
4- Ratifié par la décision législative 3989/1959, Official
Journal of the Kingdom of Greece (OJKG), A 201.
5- Ratifié par la loi 389/1968, OJKG, A 125.
6- http://europa.eu.int/council/off/conclu/oct99/oct99_
en.htm.
7- En général, la gestion de ces centres est sujette à changements car elle dépend de financements instables. Exemple : les
recherches effectuées sur les pratiques d’accueil (HCR, 2004)
parlent de douze centres alors que selon les informations récemment fournies par le Conseil grec des réfugiés, seuls neuf seraient
opérationnels.
8- Souvent, les besoins immédiats en matière de soins et de
moyens de subsistance des nouveaux venus arrivés par bateau ou
à pied sont pris en charge par des organisations municipales ou
ecclésiastiques locales.
9- Article 4 (1), P.D. 189/1998. Les demandeurs d’asile sont
autorisés à travailler à condition d’avoir obtenu au préalable la
carte (rose) de demandeur d’asile.
10- Depuis peu, quelques organisations non gouvernementales assurent un soutien psychologique, mais le financement de
gration à plusieurs niveaux (social, économique, politique et juridique). Au regard de ce « traitement
préférentiel » accordé aux personnes d’origine
grecque, les demandeurs d’asile étrangers sont mis
en situation de « dépossession relative », surtout pour
ce qui concerne leur statut juridique et les perspectives à long terme d’intégration sociale. C’est envers
ce groupe que la Grèce faillit à ses obligations, notamment quant à l’application des directives européennes et à l’efficacité de son administration relativement aux procédures d’octroi de l’asile. Comme le
montre l’exemple des mineurs non accompagnés du
centre d’accueil crétois Anogeia, cela peut s’avérer
préjudiciable au bien-être de groupes particulièrement vulnérables. Le contraste entre « eux » (Grecs
d’origine non grecque, mineurs non accompagnés
demandeurs d’asile) et « eux » (migrants d’origine
grecque privilégiés de retour au pays) apparaît alors
encore plus frappant. Ces derniers sont nettement
plus privilégiés que les premiers qui se trouvent dans
des conditions alarmantes sans grandes perspectives
d’avenir.
Un paradoxe intéressant ressort de l’examen des
pratiques d’asile en Grèce. Même si les rapports sont
jugés plus humains que dans d’autres pays d’Europe
occidentale12, notamment pour ce qui est de l’interaction sociale effective et des relations interpersonnelles entre les demandeurs d’asile et la population
du pays d’accueil, en matière de pratiques bureaucratiques, le comportement envers les demandeurs
d’asile est souvent inhumain. Si tel est le cas, il
convient de s’interroger sur l’avenir : lorsque la Grèce
sera davantage intégrée dans le paradigme occidental, notre réaction à l’égard des réfugiés sera-telle moins humaine ?
Eftihia Voutira et Elisavet Kokozila
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Notes
1- Une première évaluation de l’avènement du « restrictionnisme » dans la politique d’asile européenne est faite dans l’article
de Baldwin-Edwards M. : « The Emerging European Immigration
Regime : Some Reflections on Implication for Southern Europe »,
58
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Références bibliographiques
Aarbakke V., The Muslim Minority of Greek Thrace, thèse de
doctorat (dactyl.), université de Bergen, 2000.
Ager A. (dir.), Refugees : Perspectives on the Experience of
Forced Migration, Continuum Publishing, 1999.
Amnesty International, « Greece. Out of the Spotlight : The
Rights of Foreigners and Minorities Are Still a Grey Area », Index
AI : EUR 25/016/2005.
Baldwin-Edwards M., « The Emerging European Immigration Regime : Some Reflections on Implications for Southern
Europe », in Journal of Common Market Studies, n° 35 (4),
1997, pp. 497-519.
Black R., « Livelihoods under Stress : a Case Study of Refugee
Vulnerability in Greece », in Journal of Refugee Studies, n° 7 (4),
1994, pp. 360-377.
Black R., Koser K., « The End of the Refugee Circle ? : Refugee
Repatriation and Reconstruction », in Refugee and Forced
Migration Studies, vol. 4, Berghahn Books, 1999.
Cambridge P., Williams L., « Approaches to Advocacy for
Refugees and Asylum Seekers : a Development Case Study for a
Local Support and Advice Service », in Journal of Refugee
Studies, n° 17 (1), 2004, pp. 97-113.
Chatzivarnava E., Social Exclusion and Repatriates from
FSU, Athènes, Papazisis Publications, 2001.
Chimni B.S., International Refugee Law. A Reader, Sage
Publications, 2000.
Council Directive 2003/9/EC of 27 January 2003 on laying
minimum standards for the reception of asylum seekers, Official
Journal of the European Union, L 31/18, 6/2/2003.
De Tinguy A., Ethnic Migrations From and to the New Independent States Following Political Changes in Eastern and
Central Europe : « Repatriation » or Privileged Immigration ?,
Conference on Diasporas and Ethnic Migrants in the 20th Century,
université Humboldt de Berlin, 20-22 mai 1999.
ECRE, Country Report for Greece 2004 (disponible sur le
site : http://www.ecre.org).
Filippou F., « Separated Children Seeking Asylum in Greece :
Refugee Status as a Means for Social Integration », (dactyl.),
Department of Balkan, Slavic and Oriental Studies, université de
Macédoine, 2004.
Harrell-Bond B., Refugees and the International System.
59
LA VIE DES DEMANDEURS D’ASILE EN GRÈCE
The Evolution of Solutions, Refugee Studies Centre, université
d’Oxford (disponible sur le site), 1995.
Keramida F., Relocating : Bureaucratic and Migrant Practices Concerning the Resettlement of Pontian Greeks From the
Former Soviet Union in Northern Greece, thèse de doctorat,
université de Sussex, 2001.
Kokkinos D., « The Reception of Pontians From the Soviet
Union in Greece », in Journal of Refugee Studies, n° 4 (4), 1991.
« The Greek State’s View of the Pontian Issues », in Journal of
Refugee Studies, n° 4 (4), 1991.
Ruxton S., Separated Children Seeking Asylum in Europe : A
Program for Action, UNHCR and Save the Children, 2000.
(www.separated-children-europeprogramme.org)
Sitaropoulos N., « Modern Greek Asylum Policy and Practice
in the Context of the Relevant European Developments », in
Journal of Refugee Studies, vol. 13 (1), 2000. « Refugee Welfare
in Greece : Towards a Remodelling of the Responsibility- Shifting
Paradigm ? », in Critical Social Policy, vol. 22 (3), 2002, p. 437.
Skordas A., Sitaropoulos N., « Why Greece is Not a Safe Host
Country for Refugees », in International Journal of Refugee
Law, vol. 16 (1), 2004.
Spathana E., Legal Assistance to Refugees and Asylum
Seekers in Greece, Greek Council for Refugees, 2003, pp. 142-143
[en grec].
Stewart E., Deficiencies in UK Asylum Data : Practical and
Theoretical Challenges, in Journal of Refugee Studies, n° 17 (1),
2004, pp. 29-49.
Summerfied D., « The Invention of Post-Traumatic Stress
Disorder and the Social Usefuleness of Psychiatric Category », in
British Medical Journal, n° 322, 2001, pp. 95-98.
Tsovili D., Voutira E., Asylum Seeking Single Women,
Women Head of Families and Separated Children : Reception
Practices in Greece, UNHCR, Grèce, 2004a.
UNHCR, Annual Report on Refugee Protection in Greece in
2000, Athènes, 2001.
Valtonnen K., « From the Margin to Mainstream : Conceptualizing Refugee Settlement Processes », in Journal of Refugee
Studies, n° 17 (1), 2004, pp. 70-96.
Voutira E., « Refugees : Whose Term is it Anyway ? Emic and
Etic Constructions of “Refugees” in Modern Greek », in Joanne
van Selm, Khoti Kamanga, John Morrison, Aninia Nadig, Sanja
Spoljar Vrzina and Loes van Willigen, The Refugee Convention at
Fifty : a View From Forced Migration Studies, Lexington Books,
États-Unis, 2003, pp. 65-80.
Voutira E., « When Greeks Meet Other Greeks : Settlement
Policy Issues in the Contemporary Greek Context », in Hirschon
R. (dir.), Crossing the Aegean. An Appraisal of the 1923 Compulsory Population Exchange Between Greece and Turkey, Studies
in Forced Migration, vol. 12, Berghahn Books, 2003.
Voutira E., « Ethnic Greeks from the Former Soviet Union as
« Privileged Return Migrants » », in Space Populations Societies,
Populations in the Balkan Regions, 2004, pp. 533-544.
ces activités est faible ; il en découle que ce domaine est peu développé dans son ensemble.
11- En 2002, 247 mineurs non accompagnés ont déposé des
demandes d’asile, alors qu’en 2003, 314 ont demandé le statut de
réfugiés.
12- Ce point est efficacement argumenté dans les données de
recherches de la thèse de doctorat de A. Papadopoulou (2004).
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Grèce. Athènes. 2005. Station de bus pour Tirana, Albanie. © Jim Goldberg / Magnum photos
60
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
La présence à
Thessalonique de
migrants omogeneis
venus de l’ex-Union soviétique
et la transformation
des quartiers ouest de la ville
particulier dont jouissent ces migrants que l’État
grec traite très différemment des autres immigrés,
d’origine non grecque. Le terme utilisé en Grèce
pour les désigner est palinnostountes, ou omogeneis « rapatriés » – autrement dit, des personnes
qui revendiquent leur grécité et reviennent dans
leur mère patrie.
Les communautés de Grecs pontiques en exUnion soviétique, qui vivaient sur les rives septentrionales et orientales de la mer Noire depuis
l’époque byzantine, ont été déplacées de force vers
l’est sous le régime communiste, et se sont retrouvées
disséminées dans plusieurs républiques soviétiques –
principalement en Géorgie, en Russie et au Kazakhstan. La dissolution de l’URSS, ainsi que la guerre
civile en Géorgie, ont déclenché une grande vague de
migration vers la Grèce, dont le pic fut atteint dans les
années 1993-1995. En 2000, la majorité des migrants
omogeneis habitant l’agglomération de Thessalonique venait de Géorgie (67 %), suivie par la Russie
epuis quinze ans, l’agglomération de
Thessalonique, qui compte seize
municipalités et 836 000 habitants, a
vu s’installer un nombre étonnamment élevé de migrants originaires
de l’ex-Union soviétique. Alors qu’à
Athènes et dans le reste du pays les
Albanais représentent l’essentiel de la population
immigrée, à Thessalonique 62 % de l’ensemble des
migrants viennent de l’ancienne URSS contre 31 %
seulement d’Albanie.1 La majorité des Soviétiques
immigrés à Thessalonique sont des omogeneis –
c’est-à-dire des personnes d’origine grecque, venues
notamment du Pont-Euxin (ancien nom de la mer
Noire). Il est intéressant de noter que 51 000
migrants omogeneis provenant de l’ex-Union soviétique, soit un tiers de ce groupe résidant actuellement en Grèce, vivent dans la préfecture (nomos)
de Thessalonique. Or ce fait notable n’a guère été
analysé, peut-être en raison du statut juridique
D
61
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
avec une identité culturelle et un statut socioéconomique à part, qui les différencient des habitants autochtones de la ville, nés grecs. Il est intéressant d’étudier l’organisation sociale et spatiale
de leurs quartiers de vie, non seulement pour
comprendre les schémas, les restrictions et les
problèmes associés à leur installation à Thessalonique, mais également afin de dégager les facteurs
migratoires qui conduisent à une transformation de
la ville elle-même.
(15 %), le Kazakhstan (9 %), l’Arménie (5 %) et
l’Ukraine (1,8 %).2 La plupart de ces migrants ne
maîtrisaient pas le grec (moderne) à leur arrivée. Ils
parlent depuis des siècles un dialecte local, l’idiome
pontique, une forme de grec ancien. De nombreuses
communautés, suite aux persécutions et à l’assimilation ottomanes puis soviétiques, ne parlaient même
plus le pontique, mais le russe, le géorgien, et même
le turc. Toutes ont cependant conservé une caractéristique constante de leur culture : la foi orthodoxe
grecque. Autre dénominateur commun important, un
sentiment d’altérité par rapport à la population
locale, accentué par leur statut de minorité grecque
sous le régime soviétique.
L’État grec, réticent voire hostile à l’immigration
en général, s’est montré extrêmement arrangeant à
l’égard de ce groupe particulier de migrants. Des
individus entrés dans le pays avec un visa de touriste
ont pu demander la nationalité grecque, et l’on
estime que 70 % des migrants soviétiques vivant
dans le grand district de Thessalonique avaient été
naturalisés en 2001.3 Il convient de noter que
c’étaient les autorités locales qui avaient compétence pour le processus de naturalisation (et cela
pour les seuls omogeneis d’Union soviétique, et pas
les Albanais). Il n’existait donc pas de politique
centralisée en la matière et, à ce jour, le gouvernement grec n’a toujours pas rendu public le chiffre
exact des personnes ayant obtenu la nationalité.
Toute la question demeure controversée, d’autant
qu’il a été avancé que (notamment dans la région de
Macédoine centrale, qui a pour chef-lieu Thessalonique) l’octroi de la citoyenneté à des migrants
soviétiques n’était pas toujours fondé – des
personnes sans ascendance grecque auraient
présenté de faux documents afin d’obtenir la nationalité. Il est révélateur qu’après le changement de
gouvernement national, en 2004, des mesures ont
été prises en vue de garantir un processus de
« sélection » plus strict, comme prévoir un entretien
oral avec le requérant.
Quel que soit leur statut juridique, et leur
probable citoyenneté grecque, les migrants de l’exURSS constituent une communauté nombreuse,
Les migrants omogeneis
et l’espace urbain
En règle générale, à Thessalonique, les migrants
louent des appartements que peu d’autochtones
voudraient habiter. Il en va ainsi des migrants omogeneis originaires de l’ex-Union soviétique, qui se sont
d’abord installés dans les quartiers nord du centre
historique, au bâti très dense, aux ruelles étroites et
sombres, avec de vieux immeubles où l’on trouve aisément à louer des appartements avec quelques inconvénients (par exemple sans chauffage, situés au soussol ou au rez-de-chaussée, ou au 6e étage sans
ascenseur, etc.). Rappelons que ces migrants sont
pour la plupart « retournés » en Grèce par groupes de
familles apparentées, contrairement aux immigrés
non grecs venus sans parents ni enfants. Les besoins
des migrants omogeneis en matière de logement
étaient donc considérables et urgents.
Pendant les premières années de leur réinstallation, période difficile, certaines familles élargies
occupaient des appartements avec une densité
inhumaine allant jusqu’à cinq personnes par pièce.
Dans de telles conditions, il était naturel qu’ils aient
besoin d’être dehors durant leur temps libre, ce qui
leur donnait une forte visibilité dans les parcs et les
places du centre-ville. Dès 1993, cette communauté
s’est constitué un lieu public « à elle » au cœur de la
cité – la place Dikastirion, à l’angle des rues Egnatia
et Aristotelous. Cette place, située à proximité des
quartiers nord, est devenue point de rencontre,
bazar, terrain de récréation et maison de jeux en
62
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
63
LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS
En 2001, 50 % d’entre eux habitaient la banlieue
ouest du district, notamment les municipalités
d’Ampelokipoi, Evosmos, Sykies, Polichni, Stavroupoli, Neapoli, Kordelio, Menemeni et Efkarpia.6
Dans le centre-ville, c’est-à-dire sur la commune de
Thessalonique, les omogeneis représentaient
5,12 % de l’ensemble de la population, contre 5,91 %
à Evosmos et jusqu’à 10 % à Kordelio. Dans la
banlieue est du grand district, en revanche, ce
pourcentage chutait à environ 1 % [carte page 64].
Il faut souligner que, dans la géographie urbaine de
Thessalonique, les faubourgs situés à l’ouest du
centre historique sont connus pour être les quartiers pauvres et sous-équipés de la ville, principalement du fait de leur proximité avec la zone industrielle. Toutefois, ces dix dernières années, la
désindustrialisation et le transfert des usines plus
à l’ouest ont nettement modifié l’aspect de ces
quartiers. De nouveaux lotissements se sont bâtis
avec des immeubles construits selon des normes de
haute qualité et des espaces ouverts bien conçus,
attirant ainsi des familles grecques autochtones
des classes les plus modestes mais aussi des classes
moyennes. Mais les stéréotypes négatifs ont la vie
dure. Alors qu’en matière de qualité du logement et
d’aménagement urbain les parties ouest et est du
grand Thessalonique ne présentent que très peu de
différences, les prix de l’immobilier sont nettement
plus bas dans les quartiers ouest, en partie à cause
de ce cliché. Le loyer mensuel d’un appartement de
taille moyenne est de 260 euros à Stavroupoli, alors
qu’il atteint pratiquement le double à Kalamaria, à
l’est. Pour des raisons évidentes, les migrants, y
compris les omogeneis, préfèrent donc les quartiers ouest.
Contrairement aux autres migrants (non
omogeneis), les Pontiques de Thessalonique manifestent le désir de « s’enraciner », comme ils le
disent – c’est-à-dire de posséder une maison dans
leur nouveau pays. Ce désir semble avoir trouvé son
expression dans la formation d’implantations spontanées et « illégales ». Nous entendons par ce
terme la construction de maisons et de quartiers
entiers sans permis de construire, sur des terrains
plein air pour les « Russopontiques » (comme les
appelle la population locale). Jusqu’à ce jour, la
communauté pontique continue de fréquenter assidûment cette place, bien qu’en 1999 un réaménagement urbain ait été opéré en vue d’atténuer le particularisme culturel du lieu (à travers notamment la
suppression des bancs et l’installation d’un éclairage nocturne excessif, pour « chasser les gens »).4
Malgré l’accueil négatif et ouvertement raciste
réservé aux Pontiques par les autochtones (comportement néanmoins contrebalancé par le traitement
de faveur accordé par l’État aux omogeneis), cette
communauté n’a cessé de s’agrandir et, en 2000, le
nombre de migrants originaires de l’ex-Union soviétique vivant dans le district de Thessalonique
s’élevait à 43 500. Il peut sembler surprenant qu’ils
soient si nombreux à avoir choisi de s’installer dans
cette région, dont l’industrie du bâtiment et autres
secteurs d’activités sont moins développés qu’à
Athènes, et qui connaît de forts taux de chômage.
L’on peut seulement supposer que la préexistence à
Thessalonique d’une importante communauté de
Pontiques, eux-mêmes descendants de réfugiés qui
avaient fui l’Asie Mineure à la suite du Traité de
Lausanne de 1922, constitue un facteur essentiel
pour expliquer cette préférence. En effet, les
Pontiques anciennement établis apportaient leur
aide aux nouveaux arrivants et pouvaient communiquer avec eux dans leur dialecte. Par ailleurs, Thessalonique les attirait probablement en raison de sa
position géopolitique – sur la principale route
reliant l’Asie Mineure à l’Europe centrale et occidentale, et porte d’entrée des Balkans.5 La proximité géographique avec la Turquie a dû également
jouer un rôle, puisque bon nombre de migrants
omogeneis se rendent à Istanbul pour faire leurs
courses, et que certains ont même développé des
liens commerciaux avec ce pays voisin (la langue
turque leur étant familière).
Quelques années après l’arrivée des premiers
groupes de migrants, comme c’était à prévoir, les
nombreux omogeneis venus d’Union soviétique se
sont lassés de leurs conditions de vie en centre-ville
et se sont mis à chercher de meilleurs logements.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Pourcentage de migrants omogeneis venant de l’ex-URSS dans la population de seize quartiers du grand district de Thessalonique.
migrants d’aujourd’hui, avaient du mal à s’adapter
aux coûts élevés et aux médiocres conditions de vie
du centre-ville. Rétrospectivement, on pourrait
dire que ces constructions spontanées ont donné
l’impulsion pour l’expansion de Thessalonique, vers
l’ouest notamment, puisqu’à court ou moyen terme
ces quartiers allaient être incorporés au plan
d’urbanisme des villes. Ce même mécanisme
semble se répéter quelques décennies plus tard,
mais aujourd’hui les acteurs ont changé, il s’agit
cette fois des migrants omogeneis en provenance
de l’ancienne Union soviétique.
non couverts par le plan d’occupation des sols, mais
très proches des limites de la ville. Cette pratique
peut paraître anormale, mais elle est courante en
Grèce. Dans les faubourgs ouest de Thessalonique
en particulier, de nombreuses constructions de ce
type sont apparues dans les années 1960 et 1970. À
l’époque s’opéraient des migrations internes
massives dans le pays, depuis les campagnes vers
les zones urbaines – exode rural, urbanisation.
L’incapacité de l’État grec à offrir des logements
sociaux n’a fait qu’alimenter le mécontentement
croissant des nouveaux citadins qui, à l’instar des
64
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
�
Les quartiers d’Euxinoupoli, à Efkarpia, et celui
de Galini à Oreokastro, sont deux des faubourgs où
se sont spontanément installés les migrants soviétiques dans l’ouest de Thessalonique. Euxinoupoli
(dont le nom fait référence au Pont-Euxin, c’est-àdire la mer Noire, patrie du peuple pontique) est le
plus ancien des deux. Les premiers arrivants ont
commencé à construire en 1995, après avoir acheté
de petites parcelles de « terre agricole » à bas prix.
Pour un terrain de taille moyenne (environ 150 m2),
les migrants payaient 5 300 euros. Le processus de
construction s’est déroulé par étapes, au coup par
coup, pour devenir un phénomène à très grande
échelle. En dix ans, les champs ont laissé place à
des lotissements, ponctués toutefois d’usines (la
plupart désaffectées) et de pylônes électriques
haute tension.
Ce faubourg abrite actuellement 590 familles,
soit 2 640 personnes. Les Pontiques vivant généralement en familles élargies (des frères et sœurs
avec leur propre famille cohabitent avec les grandsparents), la plupart des maisons d’Euxinoupoli
possèdent trois ou quatre niveaux afin que chaque
cellule familiale ait son étage [photo 1]. Bien que
les immigrants utilisent des matériaux de construction standard (briques et béton armé), ils ne font
pas appel à des ouvriers qualifiés ni à des ingénieurs et bâtissent leurs maisons eux-mêmes. Ils
expliquent avoir acquis de l’expérience et s’être
familiarisés avec la construction en travaillant
depuis leur arrivée en Grèce dans le secteur du
bâtiment. Il est hautement probable que ces habitations, érigées sans la supervision d’un ingénieur,
ne respectent pas le cahier des charges en matière
de résistance sismique – un problème majeur en
Grèce étant donnée la forte incidence de tremblements de terre. Concernant l’aménagement urbain
et les services, le quartier, habité pourtant par plus
de 2 500 personnes, ne dispose pratiquement pas
d’équipements collectifs tels que écoles, terrains
de jeux, centre médical, bureau de poste, etc., ni
d’espaces publics [photo 2]. Il existe cependant un
monument à l’hellénisme pontique érigé par la
communauté en 2001, ainsi qu’une église, inaugurée la même année [photo 3].
Galini, autre localité où se sont spontanément
établis les omogeneis, se trouve à environ deux kilomètres au nord d’Euxinoupoli. Elle jouit d’un net
avantage par rapport à sa voisine, puisqu’elle se
situe sur une colline et offre une vue sur le golfe de
�
65
LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS
Les implantations
de migrants omogeneis dans
l’ouest de Thessalonique
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
�
Thessalonique. Cette implantation est plus récente
et plus petite que celle d’Euxinoupoli. Mais la ligne
d’horizon à Galini est dominée par une impressionnante église en bois de style russe, inaugurée en
2005 [photo 4]. Comparée à l’humble église,
presque clandestine, d’Euxinoupoli, elle est la
preuve qu’un édifice illégal peut néanmoins être
opulent. Ces deux lieux de culte célèbrent régulièrement les offices en russe, la langue majoritairement parlée par les migrants omogeneis ; même
s’ils parlent assez couramment le grec, ils semblent
préférer le russe pour communiquer entre eux. On
peut également déduire en voyant les énormes
antennes paraboliques omniprésentes sur les
façades du quartier qu’ils aiment regarder la télévision russe ou géorgienne.
Le développement de ces implantations spontanées se poursuit à l’heure actuelle, et les autorités
laissent apparemment perdurer cet état de fait.
Parallèlement à ce processus, depuis 2000, l’accession au logement des migrants omogeneis est faci-
�
66
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
�
67
LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS
d’expansion des villes et donne droit à un ratio de
construction (le rapport entre la surface du bâti et
la superficie totale du terrain) de 2 au lieu de 0,8
habituellement, en échange de quoi les propriétaires fonciers restituent au domaine public des
petites parcelles qui accueilleront des équipements collectifs. Plusieurs communes, dont la
municipalité de Stavroupoli, ont entériné cette
augmentation substantielle du ratio de construction, qui conduit à un tissu urbain beaucoup plus
dense, afin de pouvoir intégrer des fonctions
centrales comme des écoles et des terrains de jeux.
Cet outil d’aménagement a été adopté par deux
municipalités du secteur ouest, Evosmos et
Stavroupoli, et dans cette dernière commune
notamment, les nouveaux quartiers ainsi sortis du
sol ont attiré une proportion élevée de migrants. Il
s’agit du district de Nikopoli, à l’extrémité nord de
Stavroupoli, construit très rapidement car la
hausse du ratio de construction assurait des bénéfices considérables aux entreprises du bâtiment
[photo 5]. Sur une population de 6 200 personnes,
litée par la loi 2790/2000 relative aux « migrations
de rapatriement ». Cette loi prévoyait, entre autres,
l’attribution de prêts au logement de 60 000 euros
par famille, essentiellement destinés aux omogeneis « rentrés » d’ex-Union soviétique. Dans la
région de Macédoine centrale, dont le chef-lieu est
Thessalonique, 14 000 prêts ont été octroyés en
quatre ans (2001-2005).7 De nombreuses familles
ont ainsi pu acquérir un appartement – sauf,
évidemment, les « colons » d’Euxinoupoli et de
Galini, qui, déjà propriétaires, ne remplissaient pas
les conditions requises pour l’accès à ces prêts. Il
faut savoir que ce montant de 60 000 euros ne
représente qu’un apport modeste. Les appartements choisis par les migrants se trouvaient donc
dans les zones urbaines où les prix de l’immobilier
étaient les plus bas, à savoir les quartiers ouest de
l’agglomération. Par ailleurs, la mise en place de
ces prêts a correspondu avec l’entrée en vigueur
d’un nouvel outil d’aménagement urbain, le coefficient dit de « contribution sociale » (koinonikos
syntelestis). Ce mécanisme s’applique aux zones
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
�
d’autant plus nécessaires que le faubourg est
enclavé, séparé du reste de la ville par des voies
rapides. Alors que la construction d’immeubles
d’habitation se poursuit à un rythme effréné, il
n’existe qu’une seule école primaire, surchargée, et
aucun collège ou lycée. Le bureau de poste est
hébergé par un marchand de journaux. Il n’y a ni
squares, ni places, ni trottoirs aménagés dans
certaines rues. Mais le plus grave est que ces deux
faubourgs, Nikopoli comme Euxinoupoli, ne sont pas
raccordés au réseau d’eau potable qui dessert toute
l’agglomération de Thessalonique et s’approvisionnent à une source privée située à Euxinoupoli, à
quelques centaines de mètres d’une usine chimique
désaffectée, « Diana ». Diana a fonctionné jusqu’en
1998, malgré les nombreuses protestations de
citoyens et de groupes comme Greenpeace qui
s’alarmaient des risques liés à un possible incendie.
En 2004, l’usine a effectivement brûlé et un nuage
toxique a enveloppé tout le secteur ouest de la ville.
Mais il reste encore 550 tonnes de produits
chimiques à l’intérieur. 8 De récentes analyses de
l’eau distribuée dans les quartiers avoisinants ont
montré la présence de substances extrêmement
on estime que 70 % sont d’origine soviétique – des
omogeneis qui ont eu recours au prêt immobilier de
l’État, ainsi que des migrants non grecs venus de
l’ex-URSS. Une des explications à cette forte
concentration pourrait être la proximité de Nikopoli avec Euxinoupoli (les deux districts sont pratiquement contigus), mais aussi l’isolement du quartier par rapport au reste de la ville puisqu’il se
trouve de l’autre côté du périphérique, il est « invisible » et déprécié par les autochtones.
Tel qu’il est devenu, le faubourg de Nikopoli
présente l’avantage non négligeable d’offrir des
logements sûrs, car bâtis selon les normes de
construction en vigueur (surtout si on les compare à
ceux d’Euxinoupoli). Les appartements où vivent les
migrants sont de taille modeste mais pourvus de
tout le confort : lumière naturelle, bonne ventilation, chauffage central, ascenseur, etc. – confort
dont sont précisément privés les logements du
centre-ville, du moins ceux que les migrants
peuvent se permettre d’acheter. Toutefois, le quartier connaît quelques problèmes. À l’instar d’Euxinoupoli, Nikopoli manque cruellement d’infrastructures et d’équipements collectifs, qui seraient
68
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Épilogue
Il y a plus de 80 ans, en 1922, l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie a contraint
1,5 million de Grecs, dont de nombreux Pontiques, à
quitter l’Asie Mineure pour s’établir définitivement
en Grèce. L’impact sur le pays fut énorme. Thessalonique est devenue la « mère des réfugiés » ; les
caractéristiques urbaines, culturelles, sociales et
économiques que possède la ville actuelle ont largement été façonnées par cet afflux massif.
Aujourd’hui, de nouveaux migrants, souvent
d’origine pontique, transforment à leur tour la cité.
Leurs boutiques, dans le centre et dans les quartiers
ouest, arborent des enseignes en alphabet cyrillique
et en grec [photo 7]. Leur langue s’entend partout
dans la ville : dans les bus, les parcs, sur les places.
Et surtout ils ont formé des quartiers communautaires, pour « s’enraciner », selon leur expression.
Toutefois, dans les cas que nous avons étudiés, les
quartiers où ils se sont installés présentent des
caractéristiques urbaines problématiques, voire
peu sûres dans le cas d’Euxinoupoli. En dépit de
l’arsenal législatif voté par l’État grec en faveur du
logement des migrants omogeneis, les mécanismes
d’expansion urbaine anarchique déjà à l’œuvre à
Thessalonique – comme dans toutes les agglomérations grecques – ont été les plus forts. Les deux
schémas d’urbanisation que représentent Nikopoli
et Euxinoupoli, d’un côté la construction légale, de
l’autre la construction illégale, se sont substitués à
l’aménagement urbain organisé et planifié. Dans le
premier cas, le modèle « légal », la construction
obéit à un modèle capitaliste et offre au moins des
conditions de vie décentes aux habitants. C’est aux
autorités municipales qu’il revient d’élaborer un
plan d’urbanisme bien conçu pour faire de Nikopoli
�
69
LA PRÉSENCE À THESSALONIQUE DE MIGRANTS OMOGENEIS
habitants de Lachanokipoï – qui sont en grande
majorité des migrants soviétiques – risquent de
connaître une marginalisation sociale et spatiale. Il
faut toutefois rappeler que Lachanokipoï est un
phénomène très récent, il est donc trop tôt pour
avancer des hypothèses sur son devenir.
nocives, cancérigènes pour certaines. En décembre 2005, les autorités interdisaient aux habitants de boire l’eau du robinet et distribuaient des
bouteilles d’eau à l’école de Nikopoli.
Un autre faubourg de l’ouest de Thessalonique a
commencé à se développer depuis trois ou quatre
ans – au moment où les prêts au logement voyaient
le jour –, celui de Lachanokipoï sur la commune de
Menemeni. En quelques années, les champs et les
entrepôts ont été remplacés par de grands
ensembles immobiliers, construits par de grosses
entreprises de bâtiment capables d’acheter des lots
de terrain de la taille d’un pâté de maisons. Cette
pratique est inhabituelle à Thessalonique, où
chaque pâté de maisons est généralement divisé en
plusieurs lotissements, avec des parcelles faisant
en moyenne entre 250 et 400 m2. L’urbanisation de
Menemeni constitue donc un phénomène unique,
et, à première vue, ses réalisations architecturales
sont intéressantes, pour ce qui est de l’apparence
extérieure [photo 6]. Mais le quartier souffre d’un
manque de liaisons avec la ville et de l’absence
d’équipements collectifs. Comme à Nikopoli, les
et des autres nouveaux quartiers des lieux de vie
plus attrayants. Avec le temps, nous pouvons
imaginer un plus grand brassage de populations et
une moindre ségrégation des migrants. Le second
cas, illustré par Euxinoupoli et son schéma d’urbanisation « informel », semble plus problématique, et
pas uniquement à cause de l’absence de permis de
construire. Comme nous l’avons souligné, les
constructions « illégales » ne sont pas un phénomène nouveau en Grèce. Mais Euxinoupoli
constitue un véritable ghetto où les Pontiques
omogeneis ont librement choisi de vivre, quand bien
même ce choix renforce leur marginalisation socioéconomique. Comme l’écrivait, il y a des années,
Loukia Mousourou à propos des Grecs émigrés en
Allemagne :
tariat général des omogeneis rapatriés (Geniki Grammateia
Palinnostounton Omogenon ou GGPO), in MakedoniasThrakis Ypourgeio, I egkatastasi ton palinnostounton
omogenon apo tis hores tis proin Sovietikis Enosis stin
Ellada kata perifereia, nomo, dimo kai oikismo [L’installation des omogeneis revenus des pays de l’ex-Union soviétique
en Grèce par région, préfecture, municipalité et lieu d’implantation], Thessalonique, 2002.
2- Cf. Makedonias-Thrakis Ypourgeio, Secrétariat général
des omogeneis rapatriés, Ta kyriotera haraktiristika ton
omogenon apo tis hores tis proin Sovietikis Enosis stous polypolithesterous nomous tis Elladas [Principales caractéristiques des omogeneis originaires des pays de l’ex-Union soviétique dans les préfectures de Grèce], Thessalonique, 2001, p. 19.
3- Environ 49 % des migrants omogeneis résidant à Thessalonique en 2000 avaient eu leur passeport tamponné avant de
quitter leur pays d’origine avec la mention « migration de rapatriement » (palinnostisi). Les autres sont entrés en Grèce avec
un visa de tourisme. Cf. I egkatastasi ton palinnostounton
omogenon apo tis hores tis proin Sovietikis Enosis stin Ellada
kata perifereia, nomo, dimo kai oikismo, op. cit., p. 34.
4- Il est révélateur que la place Dikastirion, mentionnée
dans plusieurs journaux locaux, soit, comme l’écrit Miltos
Pavlou, « présentée tantôt comme un repaire de criminels de
l’ex-URSS, tantôt comme un lieu de rencontre des “frères
pontiques”. » Cf. Pavlou Miltos, « Ratsistikos logos kai metanastes ston typo mias ypopsifias metropolis » [Discours raciste
et migrants dans la presse d’une métropole candidate], in
Marvakis A., Parsanoglou D., Pavlou M. (dir.), Metanastes stin
Ellada, Ellinika Grammata, Athènes, 2001, p. 141.
5- La situation géopolitique de Thessalonique a façonné
l’histoire de la ville. Thessalonique a toujours été un carrefour
de peuples, de cultures et de langues. Cf. Katsavounidou Garyfallia, Aorates Parentheseis : 27 poleis sti Thessaloniki,
Athènes, éditions Patakis, 2004.
6- Nos calculs sont basés sur les statistiques de l’ESYE et
du GGPO (voir supra note 1).
7- D’après un communiqué de presse de la Région de Macédoine centrale publié sur www.photoreportage.gr/photoDetail.asp?ID=5088 & folderID = True (vu le 10 juin 2006).
8- Cf. site web de Greenpeace pour une brève chronique de
l’usine Diana : www.greenpeace.org/greece/press/118517/39988
(vu le 10 juin 2006) ainsi que le site du ministère de la Macédoine et de la Thrace (www.mathra.gr/article. php ? id = 1584
[vu le 10 juin 2006]) – tous deux en grec.
9- Mousourou Loukia, « Migration – Migration de rapatriement et logement » [Metanastefsi-Palinnostisi kai Katoikia],
in Programma Erevnon Apodimias – Palinnostisis toy Ellinikou Plithismou, vol. 1, General Secretariat of Hellenism
Abroad, Athènes, 1993, p. 301.
… ils semblent préférer cette concentration spatiale
(malgré les mauvaises conditions de vie) pour des
raisons sentimentales, culturelles, économiques et
sociales. […] Cette situation est sans nul doute à
l’origine d’une grande partie des problèmes que
connaissent les migrants (mais également la société
qui les accueille).9
Cette observation reste d’actualité et nous
rappelle qu’au-delà des particularismes de lieu et
d’époque, la migration est un fait humain qui de
tout temps et en tous lieux pose les mêmes défis
tant aux nouveaux arrivants qu’à la société
d’accueil. Il est fort probable qu’Euxinoupoli et les
autres nouveaux quartiers des faubourgs ouest de
Thessalonique continueront d’être des ghettos
pendant de longues années encore.
Garyfallia Katsavounidou
et Paraskevi Kourti
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Notes
1- Pour obtenir ces chiffres, nous avons croisé des données
démographiques (de 2001) sur les citoyens étrangers résidant
dans les 16 municipalités de Thessalonique, fournies par le
Service national des statistiques (Ethniki Statistiki Ypiresia
Ellados ou ESYE), avec des données relatives aux omogeneis
rentrés en Grèce (datant de l’an 2000) publiées par le Secré-
70
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Migration d’Ukraine en Grèce
depuis la perestroïka:
les Ukrainiens et les personnes
d’origine grecque
Réflexions sur le processus migratoire
et les identités collectives
il est donc difficile de parler d’identité ukrainienne
commune aux migrants concernés dans le contexte
de leur nouvelle société d’accueil. Même si une
timide migration de retour vers l’Ukraine s’amorce,
en règle générale, la migration de l’Ukraine vers la
Grèce se poursuit. Il est encore trop tôt pour estimer
dans quelle mesure ce processus est permanent,
temporaire ou circulaire.
e flux de migrants d’Ukraine en Grèce
est important : entre 25 000 et 50 000
selon les estimations. Il s’agit d’Ukrainiens pour la majorité, mais aussi de
personnes d’origine grecque (des Grecs
de Mariupol et des Grecs pontiques).
Cette étude développe une réflexion sur
le processus de migration et les identités collectives
des migrants d’Ukraine dans le cadre de leur
nouvelle société d’accueil, que les personnes
d’origine grecque considèrent également comme
leur mère patrie « historique ». Bien que la situation
des migrants à l’arrivée soit souvent très similaire,
avec le temps, leurs chemins ont tendance à diverger
en partie à cause des différentes mesures politiques
que prend le gouvernement grec en fonction de
l’origine ethnique présumée des migrants, mais
aussi en raison des projets de vie différents et des
disparités territoriales et linguistiques de départ.
Mis à part quelques considérations d’ordre général,
L
Introduction
Je suis venue en Grèce pour tenter ma chance et voir
le monde au-delà de ma ville natale. […] En Ukraine,
aujourd’hui, il n’y a rien à faire. […] Je suis grecque, il
était donc naturel pour moi de venir en Grèce plutôt
qu’ailleurs.
Témoignage d’une femme grecque de Mariupol âgée
d’une trentaine d’années, arrivée en Grèce en 1997.
71
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, la
population du pays a baissé de quatre millions,
passant de 52 à 48 millions d’habitants. Ce phénomène est dû à la dépopulation naturelle mais aussi à
l’émigration. Selon les estimations des organisations
internationales, aujourd’hui deux à sept millions
d’Ukrainiens travaillent à l’étranger (Kiryan, 2005,
p. 2). Alors que les États-Unis, Israël et l’Allemagne
ont été les principales destinations des flux migratoires permanents ainsi que de mobilité « de
cerveau » en provenance d’Ukraine, un nombre
important d’Ukrainiens a choisi une destination
proche de la mère patrie, dans les pays voisins
(Russie, Pologne, Tchéquie) ou en Europe du Sud
(Portugal, Espagne, Italie, Grèce, Chypre, Turquie).
Dans un passé récent, ces derniers – mieux connus
comme pays d’émigration et pourvoyeurs de
travailleurs et de réfugiés – étaient des pays relativement faciles d’accès, avec un climat agréable, où le
travail ne manquait pas, notamment dans le secteur
informel de l’économie. Leur transformation en pays
d’immigration est un phénomène plutôt récent
(Baldwin-Edwards, Arango, 1999 ; Baldwin-Edwards,
2002 ; King, Lazaridis, Tsardanidis, 2000 ; Pteroudis,
1996). En Grèce, aujourd’hui, sur une population
totale d’environ 11 millions, 950 000 personnes sont
des résidents étrangers (y compris les ressortissants
de l’Union européenne et de l’Association européenne de libre-échange), ce qui représente 8,9 % de
la population. Les principaux groupes par nationalité
sont les Albanais, les Bulgares, les Géorgiens, les
Roumains, les Américains, les Cypriotes, les Russes,
les Anglais, les Allemands et les Ukrainiens (BaldwinEdwards, 2004). Selon les données du ministère de
l’Intérieur grec, en janvier 2006, il y avait 20 283
Ukrainiens en Grèce avec des permis de résidence
valides1. Les estimations concernant le nombre total
des migrants d’Ukraine en Grèce, en tenant compte
des personnes d’origine grecque et des migrants non
déclarés ou avec des permis de résidence expirés, se
situent entre 25 000 et 50 0002.
À l’instar d’autres pays qui mettent en avant le
droit du sang (jus sanguinis) pour déterminer la
citoyenneté (Israël, l’Allemagne et la Finlande), la
Une Grecque de Mariupol arrivée en Grèce en 1990 sur la tombe de ses
parents à l’occasion d’un séjour à Mariupol en 2003.
Grèce a adopté des mesures différentes pour les
migrants d’origine et de descendance grecques et les
migrants d’autres origines : les personnes d’origine
ou d’ascendance grecques, les omogeneis, peuvent
prétendre à la citoyenneté au titre de mesures
spéciales, indépendamment de la période durant
laquelle eux-mêmes ou leurs ancêtres ont vécu dans
d’autres pays. La préservation et la promotion d’une
identité et d’une culture nationales unifiées ont
constitué l’une des préoccupations des gouvernements grecs successifs depuis la création de l’État.
Les personnes qui rentrent au pays sont appelées
palinnostountes ou « rapatriées ». L’État hellénique
a pris des mesures spéciales pour les assister en
termes de formation et d’éducation, de logement, de
santé, de prise en charge des enfants, et de conseils.
Comparés à d’autres groupes de migrants, ils accèdent plus facilement à la citoyenneté grecque ou à
une carte d’identité, ce qui équivaut à un permis de
résidence et de travail. Les personnes d’autres
origines (allogeneis) qui proviennent des pays tiers
n’appartenant pas à l’Union européenne sont considérées « immigrés étrangers » (allodapoi, metanastes).
L’objet de la présente étude, basée sur des entretiens menés avec des représentants des autorités
grecques, des associations pontiques et ukrainiennes
72
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Avec son frère à Mariupol.
pontiques, et les descendants des colons Grecs de
Grèce continentale, des îles de la Mer Egée et
Ioniennes, arrivés dans le sud de la Russie au cours
des XVIIIe et XIXe siècles (Dmitrienko, 2000).
La grande majorité des Grecs d’Ukraine est
composée de Grecs de Mariupol. Il s’agit très probablement de descendants de migrants grecs, installés
en Crimée du temps de l’Empire byzantin, rejoints
plus tard par des migrants d’Asie Mineure et de
l’Egée3. Vers la fin du XVIIIe siècle, ces Grecs ont été
transférés vers la région de la mer d’Azov dans le
cadre des politiques d’implantation de Catherine II,
où ils ont fondé la ville de Mariupol et vingt-et-un
villages. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux – environ
100 000 personnes – vivent encore dans la région de
Donetsk, dans l’Est du pays. Ils font partie des rares
Grecs de l’ex-Union soviétique qui n’ont pas été
touchés par les déportations staliniennes (Aradzhioni, 1999 ; Kaurinkoski, 1997, 2003).
Dans l’ex-Union soviétique, les Grecs pontiques
constituaient les deux tiers de l’ensemble des
personnes d’origine grecque4. Cela étant, ils ne sont
pas très nombreux en Ukraine et vivent principalement en Crimée et dans le Sud. Ce sont les descendants de migrants des communautés grecques de
Pontos5, la côte turque de la mer Noire (Pont Euxin),
qui ont quitté cette région pour l’Empire russe (et
ainsi que sur des recherches sur le terrain en
Ukraine, à Athènes et à Chypre (2002-2005), est de
réfléchir au processus de la migration et aux identités
collectives des migrants d’Ukraine dans le contexte
de la nouvelle société d’accueil, que les personnes
d’origine grecque considèrent comme leur mère
patrie « historique » ou « externe », comme il a été
proposé par Brubaker (1995). Les migrants ont-ils
une identité ukrainienne commune ? Dans le cas des
personnes d’origine grecque, faire l’expérience de la
« mère patrie historique » implique-t-il une redéfinition de leur perception de la grécité ?
Les personnes d’origine
grecque et les Ukrainiens
Les Ukrainiens ont commencé à arriver en Grèce
en 1988, principalement pour des raisons économiques, d’abord en provenance de l’ouest de
l’Ukraine, puis du centre, et vers le milieu des années
1990, de l’est et du sud du pays (notamment des
régions de Donetsk, Dniepropetrovsk, Luhansk et de
Crimée).
Les personnes d’origine grecque, dans le cas de
l’Ukraine, peuvent être divisées en trois sous-groupes
principaux : les Grecs de Mariupol, les Grecs
73
MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA
Le départ d’Athènes en car.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Sartanskie samocvety, un groupe de danse et de folklore grec de Sartana
(Mariupol) à un festival de théâtre en Crimée en 2003.
et au Kazakhstan. Certains Grecs pontiques ont
réussi à quitter l’Union soviétique dans les années
1920, 1930, 1960 et 1970 (Zapantis, 1982 ; Notaras,
1998). L’instauration de la perestroïka et de la glasnost en Union soviétique en 1985 marque le début de
la dernière vague d’émigration vers la Grèce, qui a
atteint des chiffres considérables en 1988. Cependant, dans le cas de l’Ukraine, ce n’est qu’en 1994 que
l’émigration vers la Grèce devient importante, à la
fois pour les Grecs pontiques et ceux de Mariupol.
Plusieurs milliers ont également choisi de s’installer
à Chypre (Kasimati, 1993 ; Kaurinkoski, 2005, 2006 ;
Voutira, 1991, 2006).
Selon des estimations des responsables des fédérations des associations grecques d’Ukraine, de
Crimée et de Chypre, environ 12 000 Grecs ont quitté
l’Ukraine pour la Grèce et 3 000 pour Chypre depuis
plus tard l’Union soviétique) entre la fin du XVIIIe et le
début du XIXe siècle, en raison des guerres russoturques ou de l’attrait exercé par les privilèges
accordés aux colons étrangers (terres, exemption
d’impôts et du service militaire) (Bruneau, 1998). À
l’instar d’autres groupes ethniques « étrangers »
(Allemands, Coréens, Tchétchènes, etc.), ils figurent
parmi les groupes déportés par Staline, avant,
pendant et à la suite de la Deuxième Guerre mondiale
(Conquest, 1970 ; Nekritch, 1982 ; Fotiadis, 1994 ;
Agtzidis, 2001)6. En 1944, 14 300 Grecs de Crimée ont
ainsi été déportés vers l’Ouzbékistan, d’autres républiques de l’Asie centrale soviétique et le nord de la
Russie. Avant l’éclatement de l’Union soviétique, les
principales communautés grecques pontiques
vivaient en Géorgie (100 000), dans le Caucase, au
nord de la Russie (Krasnodar et Stavropol) (98 000),
74
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Aspects de la politique
grecque d’immigration
et de rapatriement
La politique grecque de « rapatriement » relative
aux personnes d’origine grecque de l’ex-Union soviétique est conçue comme un prolongement du traité
de Lausanne de 1923 sur l’échange obligatoire des
populations entre la Grèce et la Turquie. En 1990, le
droit au « retour » a été accordé à tous les Grecs de
l’ex-Union soviétique, lesquels, sur présentation de
preuves justifiant leur origine grecque, pouvaient
déposer une demande de palinnostisi, c’est-à-dire,
de « visa de retour » auprès des services diplomatiques grecs à Moscou et, par la suite également,
auprès des nouveaux États indépendants. Le terme
palinnostisi, qui signifie « retour d’une personne
vers son pays d’origine », a été critiqué par les
migrants, les responsables et décideurs politiques,
car il prête à controverse et se révèle inexact dans la
mesure où les Grecs de l’ex-Union soviétique
n’étaient pas nés en Grèce, et qu’il n’y a eu de procédure de rapatriement par l’État grec que dans trois
cas exceptionnels (Diamanti-Karanou, 2003). Dans la
pratique quotidienne comme dans le discours politique, notamment dans le nord de la Grèce, les « rapa-
75
MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA
triés » ont souvent été appelés « réfugiés » (prosfyges) ou « nouveaux réfugiés » (neoprosfyges)
(Keramida, 2002 ; Voutira, 2003). Cependant, dans le
langage officiel, les termes « rapatriement » et
« rapatrié » ont été choisis pour refléter le caractère
idéologique, volontaire et individuel du processus de
migration vers la Grèce (Argyros, 1996 ; Voutira,
1994). Je préfère parler de « migration privilégiée »
comme le proposent certains auteurs (Münz et
Ohliger, 2003 ; de Tinguy, 2003 ; Kaurinkoski, 2005,
2006 ; Yelenevskaya et Fialkova, 2005 ; Voutira, 2006)
pour décrire des mouvements migratoires de ce type.
Entre 1990 et 2007, trois périodes se distinguent
selon la législation et la politique de l’immigration en
vigueur. Entre 1990 et 1993, l’obtention d’un « visa de
retour » et de la citoyenneté était relativement facile.
Puis, aux termes de la loi 2130/1993, de nombreux
documents devaient être fournis pour apporter la
preuve de l’origine grecque du demandeur et l’obtention d’un « visa de retour » et de la citoyenneté devint
plus difficile. Enfin, aux termes de la loi 2790/2000,
actuellement en vigueur, la responsabilité de la réinstallation et de la naturalisation ne relève plus du
ministère des Affaires Etrangères, mais du ministère
de l’Intérieur, de l’Administration publique et de la
Décentralisation. De même, le nombre de documents8 requis pour déposer une demande a été
réduit. Depuis, une audition en commission, destinée
à vérifier la conscience 9 grecque a été mise en place.
De plus, alors qu’auparavant, les migrants d’origine
grecque arrivaient tout simplement dans le pays et
s’inscrivaient auprès de leur municipalité, cette
nouvelle loi introduit, pour la première fois, un véritable processus de naturalisation. Pour ceux qui ne
souhaitent pas perdre la citoyenneté de leur pays
d’origine, étant donné que l’Ukraine ainsi que
d’autres nouveaux États indépendants ne reconnaissent pas la double nationalité, il est possible d’obtenir
une carte d’identité. Toutefois, cette carte, qui correspond à un permis de résidence et de travail, n’équivaut pas à la citoyenneté et ne donne pas le droit de
vote10.
En fait, depuis 1994, l’objectif de la politique
grecque envers sa diaspora de « l’Est » a été de
la fin des années 1980. Au total, le nombre de
migrants d’origine grecque arrivés en Grèce de
l’ex-Union soviétique après la perestroïka est estimé
à 200 000. La Géorgie, le Kazakhstan et la Russie ont
été les principales républiques de départ7.
D’un point de vue linguistique, les Grecs
pontiques et de Mariupol sont aujourd’hui principalement russophones. Les Grecs de Mariupol parlent
leur propre dialecte grec ou urum (dialecte dérivé du
tatar), alors que les Grecs pontiques parlent soit un
dialecte du Pontos, région située au nord-est de la
mer Noire ou le rum, un dialecte turc. Toutefois, ces
dialectes sont principalement utilisés par les générations âgées. Parmi les Ukrainiens de souche, on
trouve à la fois des ukrainophones et des russophones.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
naires d’Ukraine ont participé à ce programme qui a
principalement attiré des Grecs de Géorgie, où des
représentants du gouvernement grec ont mené une
« campagne ».
Entre 2002 et 2005, cette fondation (en coopération avec les ministères de l’Intérieur et de
l’Économie nationale) a mis en œuvre un
programme pour accorder des crédits à faible taux
d’intérêt d’un montant maximum de 60 000 euros
aux Grecs de l’ex-Union soviétique qui souhaitaient
acheter un terrain, construire une maison ou
acquérir un appartement. Dans ce domaine, différentes mesures ont été appliquées dans différentes
régions de Grèce. Alors que dans la zone 1, qui couvre
l’est de la Macédoine et de la Thrace, et les îles du
nord de la mer Egée, les migrants ont obtenu 30 % du
crédit gratuitement et n’ont payé aucun intérêt, dans
les zones 2, 3 et 4, cette dernière comprenant
Athènes et d’autres grandes villes, l’État a pris en
charge respectivement 80, 60 et 40 pour cent du taux
d’intérêt12.
Les Grecs de l’ex-Union soviétique bénéficient
d’autres privilèges qui leur sont accordés dès leur
arrivée par les autorités grecques (allocations de réinstallation, de logement, aide financière supplémentaire, allocations familiales, avantages fiscaux). Ils sont
également autorisés à importer des effets mobiliers
sans payer de droits, à concurrence d’un certain
montant. Des stages de langue grecque et des formations professionnelles, habituellement d’une durée de
six mois, sont organisés pour faciliter leur intégration.
Une assistance professionnelle est également fournie à
ceux qui investissent dans l’agriculture, l’élevage de
bétail et qui créent des petites et moyennes entreprises en Macédoine – Thrace (EIYAAPOE, 1991-2001 ;
Argyros, 2001). Enfin, des dispositions particulières
leur permettent de s’inscrire dans les universités
grecques (quotas ou examens spéciaux), notamment à
l’université de Thrace (loi 1966/1991), ainsi que dans
les écoles techniques (D.538/2002). De la même
manière, des quotas sont prévus pour leur intégration
dans la fonction publique. Néanmoins, dans la
pratique, ces lois ne sont pas toujours appliquées
(Diamanti-Karanou, 2003, p. 39).
contenir les flux entrants, tandis qu’avec l’entrée
en vigueur des accords de Schengen pour la Grèce
en 1997, le contrôle aux frontières grecques a été
renforcé. Ainsi, depuis le milieu des années 1990,
un grand nombre de Grecs de l’ex-Union soviétique, ainsi que des migrants d’autres nationalités
(Ukrainiens, Russes, Moldaves, Géorgiens, etc.),
sont arrivés en Grèce avec un visa touristique.
Après l’entrée en vigueur de la loi 2790/2000, les
migrants d’origine grecque ont généralement pu
régulariser leur situation une fois arrivés en Grèce.
Les autres nationalités, tels que les Ukrainiens,
doivent – à moins d’être mariés à des citoyens
grecs – justifier d’une résidence légale de dix ans
avant de pouvoir prétendre au statut de résident
permanent ou à la citoyenneté (loi 2910/2001), soit
le double en moyenne du reste de l’UE. Après expiration de leur visa, nombre de migrants sont restés
« sans papiers » 11. Par la suite, certains ont bénéficié des campagnes de régularisation organisées
par les autorités grecques en 1998, 2001 et 2005
(décrets présidentiels 356/1997, 359/1997 et loi
2910/2001).
L’intégration des Grecs de l’ex-Union soviétique
est un défi de taille pour la Grèce que diverses institutions s’appliquent à relever, notamment les ministères des Affaires étrangères, de l’Intérieur, du
Travail et de l’Éducation, l’Organisation du travail et
de la main-d’œuvre (OAED), ainsi que les services
des préfectures et des municipalités et différentes
fondations et associations. En août 1990, suite à un
décret présidentiel (23-11-1990), une Fondation
nationale pour l’admission et la réinstallation des
Grecs expatriés et rapatriés (EIYAPOE) a été créée
sous l’égide du ministère des Affaires étrangères.
Financée par l’État et l’Union européenne, cette
fondation a adopté un programme de rapatriement
et d’installation rurale (1991-1999) pour les Grecs de
l’ex-Union soviétique dans la région de Thrace, dans
le Nord de la Grèce. Environ 15 % (20 500 personnes)
de la population d’origine grecque arrivée récemment a participé à ce programme, lequel a été fortement critiqué en raison de son inefficacité et de sa
mauvaise gestion. Cependant, peu de Grecs origi-
76
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
En Grèce, les Ukrainiens se concentrent principalement à Athènes (60 %). Ils vivent aussi en Macédoine
centrale (15 %) et dans le Péloponnèse (10 %) ainsi
que sur les grandes îles (Crête, Rhodes) quoiqu’en
nombre moins important. Les Grecs d’Ukraine, pour
leur part, se répartissent de façon relativement
uniforme entre le Grand Athènes et le nord du pays.
Cela mérite d’être noté quand on sait que la population
d’origine grecque de l’ex-Union soviétique dans son
ensemble vit à 74 % dans le nord du pays (59 % en
Macédoine et 15 % en Thrace) et à 22 % dans le centre.
Les principaux critères de choix de la région d’installation ont été l’existence de liens familiaux (dans le cas
des Grecs pontiques) ou d’un réseau d’amis, de
connaissances ou de personnes originaires du même
village (dans le cas des Grecs de Mariupol), ainsi que
la disponibilité d’emplois ou la possibilité d’obtenir un
logement de l’État, comme dans le cas de ceux qui choisissent de s’installer en Thrace.
La structure familiale des Grecs de Mariupol et des
Grecs pontiques en Grèce varie fortement d’un cas à
l’autre. Les Grecs pontiques sont essentiellement des
familles et familles élargies. Parmi les Grecs de
Mariupol, on compte de nombreux célibataires et les
deux sexes sont représentés. Les Ukrainiens, pour leur
part, sont essentiellement composés de femmes (77 %
selon les données du ministère de l’Intérieur en 2006).
D’après une étude réalisée par J. Cavounidis, basée
sur des données fournies par le premier programme
de régularisation, environ un tiers de ces femmes sont
divorcées (Cavounidis, 2003, pp. 221-238). La plupart
ont une famille et un foyer permanent en Ukraine, ce
qui s’applique également aux Grecs de Mariupol.
Comparé à l’ensemble de la population grecque
du pays, le niveau d’études de ces groupes est généralement élevé. Environ 25 à 30 % sont titulaires de
diplômes universitaires ou d’instituts techniques.
Néanmoins, peu d’entre eux travaillent dans leur
Un groupe de folklore ukrainien fondé par des migrants ukrainiens à Athènes.
Photo de l’association ukrainienne Zuravlinyï Kraï.
À leur arrivée en Grèce, les femmes travaillent
souvent dans des maisons, où elles font le ménage ou
gardent des personnes âgées et des enfants. D’autres
travaillent dans des bars ou des restaurants. Les
hommes travaillent le plus souvent sur les chantiers.
Certains trouvent temporairement un emploi dans
l’agriculture, en Thessalie ou en Macédoine. Pendant
l’été, nombre d’entre eux travaillent dans les îles. Ces
activités, souvent non déclarées, sont les seules
accessibles aux immigrés sans permis de travail. Les
salaires sont faibles et les employeurs versent rarement, si ce n’est jamais, de cotisations sociales. On
n’observe aucune différence de taille entre les
migrants d’origine grecque et les Ukrainiens. Au fil du
temps, certains trouvent du travail dans des magasins, des salons d’esthétique, des usines, des agences
de voyage, etc. Les plus ambitieux ont monté leur
propre affaire, dans l’esthétique, la restauration ou le
tourisme.
Selon les données du recensement de 2001, 66 %
des femmes d’Ukraine en Grèce travaillaient dans
77
MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA
domaine de qualification13. Selon les estimations
faites par les représentants des associations
pontiques et les migrants eux-mêmes, le pourcentage
global pour les migrants d’origine grecque de l’exUnion soviétique en Grèce est estimé à 10 %.
Répartition géographique,
profils familiaux et
professionnels des Ukrainiens
et des personnes d’origine
grecque en Grèce
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
quittera le pays sans acquérir de droits sociaux ni
politiques, et non pas comme des personnes ou
d’éventuels futurs citoyens » (Lafazani, 2004). Même
si la situation des migrants d’origine grecque devrait
être meilleure (notamment après acquisition de la
citoyenneté grecque), dans la pratique, leur situation sur le marché du travail reste fragile ; cela est
principalement dû à la concurrence avec les gens du
cru et les autres groupes d’immigrés qui acceptent
des salaires plus bas, mais aussi à différentes formes
de racisme et de xénophobie. Dans ce contexte, leur
connaissance insuffisante de la langue grecque et la
non-reconnaissance des diplômes obtenus en exUnion soviétique et dans les nouveaux États indépendants sont des obstacles communs aux deux
groupes.
En fait, dès leur arrivée en Grèce, la situation des
Ukrainiens et des Grecs d’Ukraine est souvent assez
semblable. Les deux groupes ont grandi et ont été
socialisés dans l’ex-Union soviétique ; ils arrivent
dans un pays qui, de facto, leur est étranger et, dans
la plupart des cas, sans aucune connaissance de la
langue. À ce stade précoce, les relations qu’ils ont
entre eux sont souvent informelles, ce qui leur
permet de surmonter les difficultés initiales dans ce
nouveau pays d’accueil. Cependant, avec le temps,
leurs chemins tendent à diverger. Ce phénomène
s’explique par les politiques menées par le gouvernement grec à l’égard des immigrés selon leur origine
ethnique supposée, ainsi que par les différences
entre les projets de vie initiaux des immigrés euxmêmes et, en conséquence, entre leurs stratégies de
survie et d’intégration dans le nouveau pays d’accueil,
celles-ci dépendant largement de leurs identités
ethniques et territoriales dissemblables.
« d’autres secteurs », une catégorie que l’on suppose
tenir compte des emplois de maison. Environ 20 %
travaillaient dans le tourisme et environ 10 % dans
l’agriculture et l’industrie. Parmi les hommes, 80 %
travaillaient comme artisans, chauffeurs, ouvriers nonqualifiés, employés dans de petites entreprises, 5 %
dans le secteur de services ou en tant que personnel de
vente dans des magasins ou sur des marchés, 5 % dans
l’agriculture, tandis que 5 % ont déclaré leur profession
de manière peu précise ou n’ont pas déclaré de profession, les autres étaient des scientifiques, des artisans,
des techniciens ou des chefs d’entreprise (BaldwinEdwards, 2004). Comparés aux Grecs pontiques d’Asie
Centrale et du Caucase, les Grecs ukrainiens et les
Ukrainiens ne sont pas fortement représentés dans les
professions libérales et les créateurs ou chefs d’entreprise. Cela s’explique par le fait que l’arrivée des
Grecs d’Ukraine en Grèce est plus récente, alors que
parmi les Ukrainiens, un grand nombre ne possède pas
de « papiers » en règle, et que certains n’ont jamais eu
l’intention de rester sur le territoire grec et n’ont, par
conséquent, jamais déposé de demande d’équivalence
de leur diplômes.
Les personnes que j’ai interrogées m’ont également parlé de migrants, qu’il s’agisse de personnes
d’origine grecque ou d’autres nationalités, qui dirigent des entreprises d’import-export entre la
Communauté des États indépendants, la Turquie et
la Grèce. Ils travaillent ordinairement dans le prêtà-porter et la chaussure bas de gamme. Certains sont
impliqués dans la vente de cigarettes et de drogues,
ou dans la traite d’êtres humains, souvent en collaboration avec des gens du cru. Les Ukrainiennes
ainsi que d’autres femmes d’Europe de l’Est sont
souvent employées dans l’industrie du sexe (Kasimati, 2003, p. 160 ; Emke-Poulopoulos, 2003 ; ILO,
2005). Si les immigrés de différentes nationalités
continuent, même plusieurs années après leur
arrivée, à exercer des « emplois subalternes » ou se
tournent vers des activités semi-légales ou criminelles, c’est aussi une conséquence de la politique
grecque en matière d’immigration. En effet, la Grèce
considère encore ces « nouveaux arrivants » comme
une main-d’œuvre bon marché « qui travaillera et
Expressions des identités
collectives
L’identité ethnique peut être définie comme un
sentiment d’appartenance prolongée à un groupe
d’individus revendiquant des ancêtres communs et
une tradition culturelle commune, résultant d’un
78
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
79
MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA
par l’État, tout en se considérant comme des
migrants temporaires (Voutira, 1991 ; Kaurinkoski,
2005, 2006).
De façon générale, les Ukrainiens ne se sont pas
installés en Grèce pour recommencer une nouvelle
vie, mais plutôt en tant que travailleurs et visiteurs
temporaires, désireux de rentrer dans leur pays dès
que les conditions le permettraient. Pour nombre
d’entre eux, le principal objectif était d’envoyer de
l’argent chez eux. Au fil des années, après avoir régularisé leur situation et/ou lorsqu’ils avaient des
raisons personnelles de rester en Grèce, certains ont
fait venir leurs enfants. En général, ce n’est qu’à
partir de ce moment qu’ils commencent à s’intéresser
à la Grèce, à s’interroger sur la vie dans ce pays et à
se concevoir en futurs citoyens grecs éventuels, avec
des droits et des devoirs.
S’agissant de l’expression des identités collectives
et des réseaux formels et institutionnels dans le
nouveau pays d’accueil, une différence de taille existe
entre les Ukrainiens et les migrants d’origine
grecque. Les Grecs pontiques disposent d’un vaste
réseau d’associations, dont les premières furent
créées dans les années 1920, avec l’arrivée des réfugiés de Turquie et du Caucase. À partir des années
1950, d’autres virent le jour dans le contexte de
l’arrivée des Grecs de l’ex-Union soviétique. Le rôle de
ces associations est de servir de médiateurs entre les
migrants d’origine grecque de l’ex-Union soviétique
et les autorités grecques et russes. Elles agissent
notamment pour la reconnaissance des diplômes
délivrés en ex-Union soviétique et la prise en compte
des années de travail dans ce pays aux fins du paiement d’une retraite en Grèce, et pour tenter de
résoudre les difficultés liées à l’obtention de la carte
d’identité ou de la citoyenneté grecque. Certaines de
ces associations s’attachent aussi à préserver l’identité et les caractéristiques culturelles grecques
pontiques, en organisant des cours de danse, de
musique et de théâtre. D’autres poursuivent, entre
autres, des objectifs plus politiques, comme la reconnaissance du génocide pontique – reconnu par le
Parlement grec en 1994, mais pas par l’historiographie grecque ou la communauté internationale.
acte d’assignation de soi par soi-même et/ou par
autrui (Hutnik, 1991). Elle peut tirer sa motivation et
son schéma de l’interaction d’oppositions avec des
tiers étrangers au groupe, mais combine le plus
souvent cette source de différenciation à une source
interne d’identification. L’une de ces sources peut se
révéler plus importante que d’autres, selon les
circonstances et les situations historiques. Contrairement aux frontières, qui différencient les individus
et maintiennent une division ethnique, les origines
rendent les individus identiques au sein d’un même
groupe, créant et maintenant l’ethnicité de l’intérieur (Roosens, 2000, pp. 84-85). K. Verdery souligne
l’importance de critères comme le sexe, la race, la
classe sociale, le capitalisme et les formes changeantes du pouvoir de l’État dans l’étude de la
« nouvelle ethnicité » dans le contexte actuel
(Verdery, 2000). E. Voutira, pour sa part, met en avant
la notion traditionnelle et aristotélicienne de philia
(Nicomachean Ethics, IX, ch. XI-XII), notamment
dans le sens de l’acceptation mutuelle de soi-même et
de l’autre avec la visée d’un type de relation qui rend
la vie supportable, satisfaisante et gratifiante
(Voutira, 2006, p. 401).
S’agissant des migrants d’Ukraine, nous avons
d’une part les Ukrainiens et, d’autre part, les
personnes d’origine grecque « rentrant dans leur
pays » : les Grecs de Mariupol, dont les liens avec la
Grèce remontent très loin dans le passé, et les Grecs
pontiques, qui constituent, en fait, un groupe hétérogène selon leur lieu d’origine et de résidence en exUnion soviétique. En règle générale, on peut affirmer
que jusqu’au milieu des années 1990, de nombreux
Grecs pontiques d’Asie Centrale, de Géorgie et de
Russie, sont arrivés en Grèce, pensant qu’ils rentraient
« chez eux ». Les conflits armés dans le Caucase ont
également été des facteurs « d’incitation » importants.
C’était une réaction en chaîne et un phénomène
collectif. « Tout le monde partait. » Dans le cas de
l’Ukraine, toutefois, il semblerait que le principal
facteur « d’incitation » était économique, à la fois
pour les Grecs pontiques et ceux de Mariupol. S’agissant de ces derniers en particulier, la majorité serait
arrivée en Grèce pour profiter des dispositions prises
d’origine ainsi qu’à leur sous-culture ethnique, à
Mariupol, où nombre d’entre eux possèdent encore
de la famille proche, une maison ou un appartement
et où se trouvent des responsables associatifs forts
qui ont « directement » accès à des hauts fonctionnaires (Kaurinkoski, 1997, 2003, 2005).
La situation est différente pour les Ukrainiens
d’origine ukrainienne. Actuellement, deux associations ukrainiennes existent à Athènes, Ellino-Ukrainiki Skepsi (L’idée gréco-ukrainienne) (1998) et
Zuravlinyï Kraï (Le berceau des grues) (1998). Elles
ont plusieurs antennes à travers le pays. Toutes deux
ont pour but de préserver et promouvoir les traditions, l’histoire, la langue et la culture ukrainiennes
dans la société grecque d’accueil. Ellino-Ukrainiki
Skepsi a des activités plus politiques : l’association
œuvre en faveur de la reconnaissance par le Parlement grec de la famine ukrainienne de 1932 et 1933
et adopte des positions sur la politique intérieure et
étrangère ukrainienne. La plupart des membres de
ces associations se considèrent comme des migrants
temporaires, étant entendu qu’il existe toutefois des
couples gréco-ukrainiens. La plupart sont d’origine
ukrainienne, mais il y a aussi des personnes d’origine
russe ou grecque. Toutefois, avant leur arrivée en
Grèce, ils n’étaient pas tous « conscients d’être Ukrainiens ». Plusieurs des personnes que j’ai interrogées,
originaires du sud et de l’est du pays, m’ont avoué que
lorsqu’elles vivaient en Ukraine, elles se considéraient comme soviétiques (sovetskiï celovek). Ce
n’est qu’une fois en Grèce qu’elles ont commencé à
s’intéresser à la langue, à l’histoire et à la culture
ukrainiennes et à se documenter sur ces questions.
Il existe aussi une troisième association qui
mérite qu’on la mentionne – le centre russe (1996) de
Glyfada, une banlieue chic d’Athènes, qui compte
parmi ses membres des Ukrainien(ne)s du Sud et de
l’Est. Certain(e)s sont marié(e)s à des Grec(que)s,
d’autres sont des conjoints de chefs d’entreprises ou
des hommes d’affaires qui vivent en Grèce pour des
raisons de sécurité. L’objectif du centre russe est de
donner aux personnes de culture russe l’occasion de
se rencontrer et de s’exprimer en russe loin de « chez
elles ».
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
En général, les femmes migrantes occupent des emplois domestiques ou
dans le secteur de la restauration.
Sur le plan individuel, les Grecs pontiques expriment leur attachement à leurs origines à travers la
lecture, en participant à des événements culturels
ainsi qu’à des « pèlerinages » dans le Pont et sur les
lieux commémoratifs érigés par les « anciens réfugiés »
des années 1920 (Bruneau, 1998, pp. 213-228 ; 2004).
Certains essaient de nouer des contacts avec les
premières vagues de migrants mais aussi avec les
descendants des « anciens réfugiés » qui font
aujourd’hui partie intégrante de la société d’accueil,
et jouent ainsi un rôle de « passerelle sociale »
(Portes, 1995, p. 22) entre les nouveaux venus et le
pays d’accueil.
Les Grecs de Mariupol n’ont pas d’associations en
Grèce. Certains prennent contact avec les associations de Grecs pontiques et apprennent à connaître
ces derniers. Ceci étant, ils semblent nettement plus
attachés à leur pays et à leur « communauté »
80
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
C’est de savoir que mes parents, grands-parents et
arrière-grands-parents étaient tous Grecs. C’est avoir du
sang grec coulant dans mes veines. Notre histoire
remonte à la Grèce antique, le pays de nos ancêtres. C’est
aussi notre culture, nos traditions, notre langue, notre
musique et nos chansons… Notre peuple a beaucoup
souffert de la répression sous Staline. Ensuite, pendant
de longues décennies, nous n’avons pas eu le droit de
nous exprimer. Ce n’est que dans les années 1980, après
81
MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA
pour les plus éclairés, même de « Grecs de
Mariupol ». En revanche, dans les médias et le
discours quotidien, le terme le plus communément
utilisé reste Rossopontioi (Pontiques russes) et il se
réfère à l’ensemble des Grecs de l’ex-Union soviétique, sans distinction aucune de leurs origines
ethniques ou territoriales. Ni à « l’intérieur » ni à
« l’extérieur », ils constituent un groupe intermédiaire entre les habitants et les immigrés étrangers
(Nestropopoulou, à paraître). Nombre de Grecs
pontiques et de Mariupol que j’ai interrogés prétendent se sentir grecs. Cependant, au sein de la société
grecque, ils se sentent souvent étrangers, en grande
partie en raison de l’attitude négative de celle-ci à
leur égard.
Quant aux Ukrainiens, ce sont des étrangers en
Grèce. En tant que tels, pour des raisons historiques
et culturelles notamment, et comparés à d’autres
groupes de migrants, ils sont plutôt bien vus dans la
société. L’idée, très répandue dans les années 1990,
que les Ukrainiennes étaient des prostituées brisant
les ménages grecs, a été nuancée. De nos jours, elles
sont aussi considérées comme de « bonnes travailleuses » et des « personnes douces ». Cependant, si de
nombreux Ukrainiens découvrent leur identité
ethnique en Grèce, phénomène commun dans l’immigration, c’est également la conséquence directe de
l’exclusion socio-économique dont ils souffrent dans le
pays d’accueil (Karantinos, Maratou-Alipranti,
Fronimou, 2002 ; Runblom, 2000).
Enfin, que signifie la grécité pour un Grec
d’Ukraine ? Selon l’une de mes informatrices, une
Grecque de Mariupol, militant depuis les années 1970
dans le domaine des arts du spectacle :
Enfin, une école ukrainienne, qui dispense des
enseignements en ukrainien, a ouvert ses portes à
Athènes en 1999. Elle est enregistrée auprès du
ministère de l’Éducation à Kiev et bénéficie du
soutien de l’ambassade d’Ukraine à Athènes. Cependant, elle n’est pas reconnue par les autorités
grecques. La plupart des élèves sont d’origine ukrainienne et des enfants d’immigrés qui considèrent
leur séjour en Grèce comme temporaire. L’église
uniate est un important centre de rassemblement
pour les migrants d’Ukraine de l’Ouest et du Centre,
l’église orthodoxe russe quant à elle, réunit les
migrants originaires des régions du Centre, de l’Est et
du Sud du pays ainsi que d’autres immigrés de l’exUnion soviétique qui se rendent à l’église pour
entendre la célébration en russe.
Comme j’ai essayé de le montrer, les trois groupes
concernés sont composés d’individus à identités
multiples : Grecs, Grecs pontiques, Grecs de Mariupol,
Ukrainiens, Russes soviétiques, immigrés. L’identité
que l’individu choisit de mettre en avant dépend en
règle générale du contexte et des personnes concernées. Dans la société grecque, l’identité grecque
l’emporte sur toutes les autres. Toutefois, la perception de cette identité dépend d’une hiérarchie : même
si les populations d’origine et de culture grecques sont
reconnues comme membres potentiels de la nation
grecque, les intérêts des Grecs de Grèce, par opposition aux Grecs de la diaspora, l’emportent sur les intérêts de ces populations.
Officiellement, l’État grec reconnaît les Grecs de
l’ex-Union soviétique comme faisant partie de sa
diaspora. Une fois la citoyenneté grecque acquise, ils
constituent une importante force électorale. Dans la
pratique, la manière dont ces Grecs sont perçus par
la société dépend du contexte. Soit on souligne leurs
origines grecques qui témoignent de la pérennité de
l’hellénisme ; soit, lorsque les « nouvelles sont
mauvaises » – par exemple, lorsqu’un crime est
commis par un « Grec soviétique » – ses origines
grecques sont immédiatement remises en question et
c’est l’ensemble du groupe qui est stigmatisé. Dans le
discours officiel, on parle aujourd’hui de « Grecs
pontiques de Russie ou de l’ex-Union soviétique »,
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
l’avènement de la perestroïka, que nous avons enfin
obtenu le droit d’apprendre notre langue à l’école.
Pour la génération la plus âgée, l’idée de la Grèce
et de la grécité était principalement une question de
fierté de son ascendance, de sa culture et de son
« passé prestigieux ». Une fois en Grèce, la nostalgie de
l’Ukraine, de l’Union soviétique, de la langue russe – et
occasionnellement, de la langue ukrainienne – faisait
surface. Dans ce contexte, la grécité prend souvent une
nouvelle signification, dans laquelle l’histoire de la
famille, les expériences collectives du passé, les répressions politiques et, dans le cas des Grecs pontiques, les
déportations, jouent un rôle important. Ainsi, surtout
chez les adultes et les personnes âgées, la grécité est
souvent transformée en un passé de souffrances et de
résistance culturelle dans des conditions difficiles. Les
générations actuelles ne sont toutefois plus élevées
avec les récits des souffrances passées et de la vision
d’une Grèce, « mère patrie mythique ». Pour la
jeunesse post-soviétique, aller en Grèce est principalement une question de « visa » et de moyens financiers
pour payer le voyage.
En tenant compte du fait que l’État hellénique
établit une distinction entre les migrants selon leurs
origines ethniques grecques supposées, il est difficile
de parler d’identité ukrainienne commune dans le cas
des différents groupes de migrants d’Ukraine en Grèce.
Un autre facteur de ségrégation est lié aux origines
régionales différentes de ces migrants et à l’importance des identités régionales et linguistiques en
Ukraine (Hrytsak, 2000 ; Smith et al, 1998). Pour ne
citer qu’un exemple : en 2001, 86,6 % des habitants de
la partie occidentale de l’Ukraine ne parlaient
qu’ukrainien, alors que dans la région du Donbass,
dans l’est de l’Ukraine, et fief des Grecs de Mariupol,
81 % des habitants ne parlaient que russe (Strikha,
2001, p. 245). Enfin, n’oublions pas qu’en Union soviétique, la nationalité (natsionalnost) était mentionnée
sur le passeport. En fait, c’est « parce qu’ils étaient
Grecs » que beaucoup de Grecs de l’ex-Union soviétique, y compris d’Ukraine, se sont installés en Grèce,
la destination « naturelle » pour ceux qui avaient
décidé de partir (Kaurinkoski, 2005, 2006).
Grecques de Mariupol à Athènes. Un moment de sociabilité et de cohésion
ethnique pour prendre des forces
Conclusion
Bien que la situation des Ukrainiens et des personnes
d’origine grecque qui « rentrent au pays » soit assez
semblable à leur arrivée en Grèce, leurs chemins ont
tendance à diverger avec le temps. Cela est dû, dans
une large mesure, au fait que les Grecs qui rentrent
au pays accèdent plus facilement à la citoyenneté
grecque et aux programmes d’intégration mis en
place par l’État grec, fermés aux Ukrainiens. Les
différences sont également liées au projet de vie,
ainsi qu’à la situation de famille, à la tranche d’âge ou
à la région d’origine en Ukraine. Ces différences
n’excluent pas des rapports professionnels et sociaux
entre les membres des groupes.
Pour ce qui est des identités collectives des immigrés d’Ukraine en Grèce, si nous prenons, par
exemple, le cas des Grecs pontiques qui ont été déracinés et expulsés à plusieurs reprises, nous pouvons
parler d’un groupe de migrants transnationaux qui a
choisi de quitter la diaspora et de devenir partie intégrante de la « communauté nationale imaginée »
(Anderson, 2002), percevant son identité sociale en
termes de « nous, les Grecs », ce qui reflète le concept
de Gemeinschaft tel qu’articulé par F. Tönnies
(Voutira, 1991, 2006 ; Persson, 2000, p. 250). Les
Grecs de Mariupol se sont généralement installés
82
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Kira Kaurinkoski
dans le pays en bénéficiant des dispositions prévues
par l’État grec, mais en se considérant comme des
migrants économiques temporaires. Les Ukrainiens,
eux, sont des étrangers en Grèce. Ils sont divisés en
fonction de leur région, de leur religion et de leur
langue.
« Sont-ils venus en Grèce pour y rester ? » ou
« rentreront-ils “chez eux”, en Ukraine ? » Telles sont
les questions fréquemment posées, mais auxquelles il
est encore trop tôt pour répondre. S’agissant des
Grecs pontiques, il semblerait qu’ils soient venus en
Grèce pour s’y installer. Pour les Grecs de Mariupol et
les Ukrainiens, ce n’est pas si certain. Les Grecs de
Mariupol qui décident de demander la citoyenneté
grecque et qui l’obtiennent trouvent une nouvelle
raison d’être fiers de leurs origines grecques et
reconstruisent leur identité à la lumière d’une
« nouvelle vie » en Grèce14.
Quant aux Ukrainiens d’origine ukrainienne, il
semblerait de prime abord que la majorité de ceux
qui ont fondé une famille en Grèce, ou qui ont fait
venir la leur d’Ukraine, ait l’intention d’y rester. Dans
le même temps, depuis 2001, l’Ukraine montrant des
signes de stabilisation, un mouvement lent, mais clair
de retour s’amorce, notamment de femmes d’Ukraine
occidentale dont les familles sont restées au pays. Au
regard des conditions de travail difficiles – type
Notes
1- Ministère de l’Intérieur grec, communication personnelle de M. Baldwin-Edwards, septembre 2006, www.mmo.gr
2- Estimations des diplomates ukrainiens et grecs.
3- Selon certains chercheurs dont l’helléniste ukrainien
A. Beletskij, le folklore des Grecs de Mariupol contient des
éléments qui remontent au VIe siècle avant J.-C.
4- Selon le recensement de population soviétique de 1989,
la population grecque représentait 358 000 personnes.
5- La région appelée Pontos est généralement utilisée par
les chercheurs pour désigner une région côtière avec des colonies helléniques dont les origines remontent au VIIIe siècle
avant J.-C., s’étendant de Sinope (en Turquie actuelle) à la
Colchide historique (en Géorgie). Mis à part ses habitants
Grecs, le Pontos comptait des Arméniens, des Juifs, des
Kurdes, des Turcs, des Géorgiens, des Lazes et des habitants
d’autres origines ethniques. Après l’échange forcé de populations entre la Grèce et la Turquie de 1923, la région s’est vidée
de la plupart de ses habitants grecs.
6- Selon A. Agtzidis (2001), au total, environ 200 000 Grecs
ont été déportés en Asie Centrale et en Sibérie.
7- Ministère de la Macédoine et de la Thrace, 2000.
8- Au titre de la loi 2790/2000, les documents requis pour
prouver son origine grecque comprennent un passeport, un acte
de naissance, un certificat de mariage, un certificat indiquant la
composition de la famille, un passeport interne, le cas échéant,
et tout autre document pouvant prouver l’ascendance grecque.
9- Le concept de conscience a été saisi et mis en avant par
les fondateurs de l’État-nation grec comme élément détermi-
83
MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA
d’emploi proposé, longues journées de travail, bas
salaires, absence de protection sociale – et de la
hausse du coût de la vie induite par l’euro, d’autres
ont décidé de tenter leur chance ailleurs, par
exemple, en Allemagne ou en Italie. Globalement,
l’immigration d’Ukraine en Grèce est un processus
qui se poursuit aussi bien pour les Ukrainiens que
pour les personnes d’origine grecque « qui rentrent
au pays ». Certains immigrés sont « déjà » repartis
« chez eux », d’autres viennent juste d’arriver, et il est
probable que certains de ceux qui ont déjà quitté le
pays reviennent, définitivement ou en tant que
migrants temporaires ou saisonniers.
nant pour prouver l’identité des Macédoniens slaves à la fin du
XIXe siècle. Comme à l’époque, une importance particulière est
accordée à ce concept en cas d’incertitude ou d’impossibilité
de prouver l’ascendance.
10- En février 2004, environ 150 000 personnes d’origine
grecque de l’ex-Union soviétique avaient obtenu la citoyenneté
grecque. Il a cependant été reconnu que des milliers – si ce n’est des
dizaines de milliers – de personnes sans origine grecque ont obtenu
des visas de retour et, par conséquent, la citoyenneté grecque.
11- Par rapport aux autres pays européens, la Grèce enregistre un nombre proportionnellement très élevé d’immigrés
clandestins et d’expulsions.
12- Le pays est divisé en quatre zones : 1) Macédoine orientale, Thrace et Îles de la mer Égée septentrionale ; 2) Macédoine centrale et occidentale et Épire ; 3) Autres régions de la
Grèce exception faite des grandes villes, notamment Péloponnèse (hormis Patras), Crète (hormis Héraklion), Macédoine
(hormis Thessalonique), Thessalie, Grèce continentale
(hormis Athènes et le Pirée) et la majorité des îles de la Mer
Égée (Dodécanèse, Cyclades, Samos et Chios) ; 4) les grands
centres urbains, notamment Athènes, Thessalonique, Héraklion, Patras et le Pirée.
13- www.statistics.gr ; www.mmo.gr ; ministère de la Macédoine et de la Thrace, 2000.
14- En 2002, près de 2 000 Grecs de Mariupol étaient enregistrés auprès du ministère de l’Intérieur. La moitié d’entre
eux avaient déposé une demande de citoyenneté grecque, et
l’autre moitié une demande de carte d’identité grecque
donnant droit à la résidence et au travail en Grèce et à Chypre,
tout en autorisant leurs titulaires à conserver leur citoyenneté
ukrainienne.
tute], by MMO, UEHR, Grèce, université Panteion, 2004.
Baldwin-Edwards M., « Semi-Reluctant Hosts : Southern
Europe’s Ambivalent Response to Immigration », in Studi
Emigrazione, vol. 145, 2002, pp. 27-48.
Baldwin-Edwards M., Arango J. (dir.), Immigrants and the
Informal Economy in Southern Europe, Londres, Frank Cass,
1999 [Special Issue of South European Society & Politics, vol. 3/3].
Brubaker R., « National Minorities, Nationalizing States, and
External National Homelands in the New Europe », in Daedalus,
Journal of the American Academy of Arts and Sciences, Spring,
n° 124 (2), 1995, pp. 107-132.
Bruneau M., Papoulidis K., La mémoire de l’hellénisme
réfugié : les monuments commémoratifs en Grèce (1936-2004),
Thessalonique, Ekdotikos Oikos Adelfon Kyriakidi, 2004.
Bruneau M. (dir.), Les Grecs pontiques. Diaspora, identité,
territoires, Paris, CNRS, 1998.
Cavounidis J., « Gendered Patters of Migration to Greece », in
The Greek Review of Social Research, n° 110, 2003, pp. 221-238.
Conquest R., Nation Killers, Londres, Macmillan, 1970.
Diamanti-Karanou P., « Migration of Ethnic Greeks from the
Former Soviet Union to Greece, 1990-2000 : Policy Decisions and
Implications », in Journal of Southeast European and Black
Sea Studies, vol. 3, n° 1, 2003, pp. 25-45.
Dmitrienko M. (dir.), Les Grecs sur les terres ukrainiennes. Images d’une histoire ethnique. Documents, matériaux, cartes (en ukrainien), Académie des Sciences
d’Ukraine, Kyiv, Lybid, 2000.
EIYAAPOE, 1991-2001.
Emke-Pouloupoulos I., « Illegal trafficking of Women and
Girls for Sexual Exploitation : The Case of Greece », in Epitheorisi Koinonikon Erevnon, 110A, 2003, pp. 271-307.
Fotiadis K., « Les persécutions des Grecs d’URSS pendant la
période stalinienne », in G. Prévélakis (dir.), Les réseaux des
diasporas, Centre de recherche de Chypre, 1994, pp. 159-172.
Hrytsak Y., « National identities in Post-Soviet Ukraine : The
Case of Lviv and Donetsk », in Z. Gitelman, L. Hajda, J.-P. Himka,
R. Solchanyk (dir.), Cultures and Nations of Central and
Eastern Europe. Essays in Honor of Roman Szporluk, HURI,
Harvard University Press, 2000, pp. 263-281.
Hutnik M., Ethnic Minority Identity. A Social Psychological
Perspective, Oxford, Clarendon Press, 1991.
Karantinos D., Maratou-Alipranti L., Fronimou E. (dir.),
Les dimensions de l’exclusion sociale en Grèce : thèmes principaux et l’identification des priorités politiques (en grec),
Athènes, EKKE, 2002.
Kasimati K. (dir.), Politiques migratoires et stratégies
d’intégration. Le cas des migrants polonais et albanais (en
grec), Athènes, Gutenberg, 2003.
Kasimati K. (dir.), Immigrés pontiques de l’ex-URSS :
intégration sociale et économique (en grec), Athènes, ministère de la Culture et l’Université Panteion, 1993, 2e éd.
Kaurinkoski K., « Le “retour” des Grecs de l’ex-Union sovié-
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Références bibliographiques
Agtzidis A. (dir.), Atlas de la diaspora grecque (en grec),
Alexandrie, 2001.
Anderson B., L’imaginaire national. Réflexions sur
l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1983.
Aradzhioni M., Les Grecs de Crimée et de la région de la
mer d’Azov. L’histoire de l’étude et l’historiographie de
l’histoire et de la culture d’un groupe ethnique (1780-1990),
Simferopol, Amena, 1999 [en russe].
Argyros A., « The Legal Situation of the Repatriates », in
Armenopoulos, 8, 2001, pp. 1022-1034 [en grec].
Argyros A., in The Legal Situation of the Repatriates,
EIYAPOE, 1996 [en grec].
Baldwin-Edwards M., Statistical Data on Immigrants in
Greece : An Analytic Study of Available Data and Recommendations for Conformity with European Union Standards. Étude réalisée pour l’IMEPO [Migration Policy Insti-
84
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
85
MIGRATION D’UKRAINE EN GRÈCE DEPUIS LA PERESTROIKA
Pteroudis E., « Émigrations et immigrations en Grèce :
évolutions récentes et questions politiques », in Revue européenne des migrations internationales, vol. 12, n° 1, 1996.
Roosens E., « The Primordial Nature of Origins in Migrant
Ethnicity », in H. Vermeulen, C. Govers (dir.), 2000, op. cit.,
pp. 81-104.
Runblom H. (dir.), « Migrants and the Homeland. Images,
Symbols and Realities », in Uppsala Multiethnic Papers 44,
Centre for Multi-ethnic Research, Université d’Uppsala, 2000.
Smith G., Law V., Wilson A., Bohr A., Allworth E. (dir.),
Nation-building in the Post-Soviet Borderlands. The Politics
of National Identities, Cambridge University Press, 1998.
Strikha M.V., « Language and Language Policy in
Ukraine », in Journal of Ukrainian Studies, vol. 26, 1-2, 2003,
pp. 239-248.
Tastsoglou E., Maratou-Alipranti L. (dir.), « Gender and
International Migration : Conceptual, Substantive and Methodological Issues », in E. Tastsoglou, L. Maratou-Alipranti (dir.),
« Gender and International Migration : Focus on Greece », in
The Greek Review of Social Research, special edition, EKKE,
2003, pp. 5-22.
De Tinguy A., « Ethnic Migrations of the 1990s from and to
the Successor States of the Former Soviet Union : « Repatriation » or Privileged migration ? », in R. Münz, R. Ohliger (dir.),
2003, op. cit., pp. 112-127.
Tönnies F., Communauté et société, Paris, 1977.
Verdery K., « Ethnicity, nationalism and state-making.
Ethnic groups and boundaries : past and future », in
H. Vermeulen, C. Govers (dir.), 2000, op. cit., pp. 33-58.
Vermeulen H., Govers C. (dir.), The Anthropology of Ethnicity. Beyond « Ethnic Groups and Boundaries », Amsterdam,
Het Spinhuis, 2000.
Voutira E., « Post-Soviet Diaspora Politics : The Case of the
Soviet Greeks », in Journal of Modern Greek Studies, vol. 24
(2), 2006, pp. 379-414.
Voutira E., « Refugees : Whose Term is it Anyway ? Emic and
Etic Constructions of « Refugees » in Modern Greek », in J. van
Selm, K. Kamanga, J. Morrison, A. Nadig, S. Spoljar Vrzina, L. van
Willigen (dir.), The Refugee Convention at Fifty : a View From
Forced Migration Studies, États-Unis, Lexington Books, 2003.
Voutira E., Anthropology in International Humanitarian Emergencies, Luxembourg, European Community Office
Publications, 1994.
Voutira E., « Pontic Greeks Today : Migrants or Refugees ?,
The Odyssey of the Pontic Greeks », in Journal of Refugee
Studies, special issue, 4 (4), 1991, pp. 400-420.
Yelenevskaya M., Fialkova L., Un quartier russe dans un
pays juif. Recherche sur le folklore des émigrés des années
1990 en Israel,(en russe), Moscou, Académie des Sciences de
Russie, 2005.Zapantis A. I., Greek-Soviet Relations 1917-1941,
New York, 1982.
tique : politiques d’accueil et stratégies des migrants dans l’agglomération athénienne », in W. Berthomière, C. Chivallon (dir.),
Les diasporas dans le monde contemporain, MSHA – Karthala,
2006, pp. 283-300.
Kaurinkoski K., Nommer et classer dans les Balkans : Les
Grecs de l’ex-Union soviétique dans l’agglomération athénienne, Mémoire de troisième année présenté à l’Académie des
inscriptions et belles lettres, École française d’Athènes, 2005.
Kaurinkoski K., « Les Grecs de Mariupol (Ukraine).
Réflexions sur une identité en diaspora », in Revue européenne
des migrations internationales, (19) 1, 2003, pp. 125-146.
Kaurinkoski K., Les Grecs dans le Donbass. Analyse des identités collectives dans deux villages d’Ukraine orientale, Thèse de
doctorat, université de Provence (Aix-Marseille I) et Presses Universitaires du Septentrion, université Charles-de-Gaulle, Lille-III, 1997.
Keramida F., « “Repatriates” or “refugees” and other vexed
questions : the resettlement of Pontian Greeks from the former
Soviet Union in Greece and the politics of policy discourse »,
Studi Emigrazione, XXXIX, (145), 2002, pp. 231-259.
King R., Lazaridis G. and Tsardinidis C. (dir.), Eldorado or
Fortress ? Migration in Southern Europe, New York et Londres,
Macmillan, 2000.
Kiryan T., Van der Linden M.N.J., Trafficking of Migrant
Workers from Ukraine : Issues of Labour and Sexual Exploitation, Genève, ILO, 2005.
Koliopoulos J.S., Veremis T. M., Greece. The Modern Sequel.
From 1830 to the Present, Londres, Hurst & Co, 2002.
Lafazani D., Les vingt dernières années de la nouvelle
immigration en Grèce : aspects d’un premier bilan, Changements sociaux en Grèce contemporaine (en grec), Fondation
Saki Karagiorga, Athènes, 2004, pp. 698-720.
Ministère de la Macédoine et de la Thrace, Secrétariat
Général des rapatriés grecs, L’identité des rapatriés grecs de
l’ex-Union soviétique (en grec), Thessalonique, 2000.
Münz R., Ohliger R. (dir.), Diasporas and Ethnic Migrants,
Germany, Israel and Post-Soviet Successor States in Comparative Perspective, Londres, Frank Cass, 2003.
Nekritch A., Les Peuples punis, Paris, Maspero, 1982.
Nestoropoulou A., « L’altérité dans la presse régionale :
l’exemple du département d’Imathias », in G. de Rapper,
P. Sintès (dir.), Nommer et classer dans les Balkans, collection Champs helléniques modernes et contemporains, École
française d’Athènes (à paraître).
Notaras G., « État et société helléniques face au problème
pontique », in Bruneau M. (dir.), 1998, op. cit., pp. 229-239.
Persson H.-A., « Home-Coming and the End of the Diaspora :
The Case of Israel and Germany » in H. Runblom (dir.), 2000,
op. cit., pp. 220-253.
Portes A. (dir.), The Economic Sociology of Immigration :
Essays on Networks, Ethnicity and Entrepreneurship, New
York, Russell Sage Foundation, 1995.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Grèce. Lavrio, centre de détention. 2005. Deux réfugiés afghans en rétention montrent le réfrigérateur sur lequel ils ont écrit :
« En pleine mer, il n’y a pas de frontière » (traduction approximative). © Jim Goldberg / Magnum photos.
86
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Défis posés par
l’insertion sociale
des populations
immigrées en Grèce
n 1989, avec la chute du mur de Berlin,
le système de contrôle aux frontières le
plus efficace de la planète s’est
effondré. Pendant la guerre froide, les
frontières côtières et montagneuses de
la Grèce – considérées comme infranchissables – semblaient isoler le pays
du reste du monde, à la fois sur le plan physique et
politique. Les mêmes frontières sont aujourd’hui
présentées comme « poreuses », puisque l’État
prétend qu’il est pratiquement impossible de les
protéger. Comme l’observe C. Lawrence, nous sommes
invités à croire que malgré «… les progrès des techniques policières et de surveillance mises en œuvre
dans les pays occidentaux, […] elles sont moins efficaces que celles des anciens pays communistes
lorsqu’il s’agit de patrouilles aux frontières. »1
Cependant, si nous ne croyons pas que la Grèce soit
moins capable de protéger ses frontières que
l’Albanie il y a deux décennies, nous devons envisager
la possibilité que cet échec masque une réalité plus
sinistre. J’argumenterai que dans les faits, si ce n’est
dans le principe, la Grèce a accueilli l’immigration
irrégulière comme un moyen de générer, régénérer
et, enfin, de mettre en place une hiérarchie sociale
particulière.
Ma démarche comprendra trois phases :
Où la question générale de la migration est essentiellement définie comme un sous-produit de la
modernité.
Où la question de la migration est examinée dans
le contexte grec comme un système particulier qui
permet d’instaurer une hiérarchie sociale fondée sur
le statut.
Où certaines remarques politiquement motivées
sont faites sur l’avenir des migrants en Grèce.
E
87
La migration en tant que
sous-produit de la modernité
citoyens ont été révoqués, de femmes et, enfin et
surtout, d’immigrés.
Ces conventions normatives sont si omniprésentes qu’il ne reste que quelques parcelles sur la
planète qui ne relèvent pas d’un contrôle souverain ;
de plus, « les personnes » qui ne sont pas juridiquement reconnues comme des citoyens sont automatiquement déshumanisées. Dans ses Principles of
International Law (1925), T.J. Lawrence a défini
cette norme juridique de déshumanisation comme
étant le principe res-nullius :
Commençons par deux observations. Premièrement, la migration n’est ni désirable ni indésirable ; à
l’instar de la pluie, elle peut parfois être revigorante,
parfois dévastatrice, mais elle est sans nul doute
inévitable. L’humanité s’est déplacée sur tout le globe
depuis la nuit des temps et continuera probablement
à le faire. Deuxièmement, la migration est une crise.
D’après ce que l’on m’a dit, en mandarin, le mot crise
réunit deux caractères : l’un représente le danger
extrême et l’autre l’occasion extrême.
Si l’on considère l’immigration comme un mouvement de populations, cela renvoie essentiellement à
la condition humaine. Dans ce schéma, tous les États,
anciens et nouveaux, ont l’habitude de voir de
nouveaux arrivants. Selon un rapport international
publié récemment, l’Europe est presque autant une
« terre d’avenir » que les États-Unis :
« Tous les territoires qui n’appartiennent pas à des
États membres de la Société des Nations sujets du droit
international doivent être juridiquement considérés
comme res-nullius et, par conséquent, sont libres pour
l’occupation. Les droits des peuples indigènes sont des
droits moraux et non pas juridiques. C’est la morale
internationale, non pas le droit international qui
impose qu’on les traite avec respect. » 3
En réalité, si ce n’est en principe, cette norme
juridique reste valable. Dès l’instant où des migrants
arrivent sur un territoire où leur statut juridique n’est
pas défini par un accord bilatéral ou multilatéral
(Union européenne), ils sont en situation de vulnérabilité et sont exposés à un traitement de type colonial
ou déshumanisant. La question devient donc une
question de légitimité et de définition juridique de la
citoyenneté qui fait qu’un être humain mérite davantage le respect qu’un autre.
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
« L’Europe rivalise avec l’Amérique du Nord en tant
que région d’immigration. […] Elle accueille aujourd’hui une population de 56,1 millions de migrants, pour
40,8 millions en Amérique du Nord. » 2
Cependant, si nous considérons les immigrés
comme des étrangers, l’immigration est un phénomène spécifique aux temps modernes. Ce concept
d’immigré étranger serait inconcevable sans deux
institutions modernes : l’État et l’attribution formelle
de la citoyenneté.
D’une part, les frontières sont les limites
physiques qui définissent la souveraineté territoriale ; il convient de noter qu’avant le début du
XIXe siècle, certains territoires ne s’inscrivaient dans
aucun territoire souverain. D’autre part, la citoyenneté est une abstraction juridique, un principe qui
postule que la reconnaissance d’un individu doté de
droits et de devoirs dépend d’un État en tant qu’entité
juridique. À ce jour, nombreux sont ceux qui résident
dans des territoires souverains en tant que noncitoyens ; il peut s’agir notamment de populations
autochtones, de minorités dont les droits en tant que
Déshumanisation
des individus en Grèce
En Grèce, les discours portant sur le phénomène
migratoire commencent généralement par un cliché
défensif, selon lequel le pays a subi au cours des
années 1990 une transformation majeure : le passage
de principale source de vagues migratoires à celui
de principal destinataire desdites vagues. Cette
observation qui tombe sous le sens est une prémisse
essentielle si l’on doit en déduire que toutes les
88
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
Les chrétiens devaient quitter la Turquie, les musulmans devaient quitter les régions à dominante chrétienne… Le commissaire aux réfugiés des Nations
unies a incité la Turquie, la Bulgarie et la Grèce à
signer deux accords distincts au milieu des années
1920 en vue de l’échange ordonné de deux millions de
réfugiés… C’est la Grèce qui a accueilli la majorité de
ces réfugiés. Un pays pauvre de cinq millions d’âmes a
dû absorber plus d’un million de réfugiés, pour la
plupart démunis. 6
Ainsi, dans les années 1920, il suffisait à un
immigré turcophone d’Asie Mineure de déclarer être
de confession chrétienne pour être reconnu comme
l’héritier légitime d’Aristote et se voir accorder tous
ses droits de citoyen. Une seule caractéristique identifiable comme faisant partie de la culture dominante
grecque, la religion, par exemple, devint un « billet
d’accès » à la citoyenneté et, finalement, la clé de
l’insertion sociale. Ce n’est pas un hasard si en Grèce,
un seul et même ministère est chargé de l’éducation
et des affaires religieuses. Même si l’éducation religieuse est en grande partie informelle, transmise
d’une génération à l’autre, et adopte des pratiques
religieuses comme le baptême, le mariage et le
rassemblement des communautés tous les
dimanches, l’éducation formelle intègre ces connaissances dans la culture dominante. Ainsi, en nous
déclarant chrétiens orthodoxes, même non pratiquants, nous revendiquons un statut social particulier et, là encore, nous revendiquons d’une certaine
manière le pouvoir. Ce pouvoir est d’ailleurs devenu
évident aux 24 000 musulmans pourtant grécophones
résidant alors en Crète (sur une population totale de
500 000 musulmans en Grèce) lesquels, aux termes
du même accord, furent expulsés vers la Turquie.
À ce stade, il convient d’ajouter une proposition
moins provocatrice, à savoir que les caractéristiques
culturelles sont précisément équivalentes à un
statut socio-économique. Exemple : le phénomène de
89
DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE
populations dans les Balkans, dans les années 1920,
qualifiés par Lord Curzon de « non-mélange des
peuples » :
défaillances qui se sont fait jour dans l’installation
des populations immigrées sont à attribuer à l’inexpérience. Pour dire les choses de manière simpliste,
les gouvernements grecs ont prétendu ne pas avoir eu
suffisamment d’expérience.
Considérons l’affirmation suivante, certes provocatrice, qu’il n’existe en fait aucun pays au monde
pouvant prétendre ne pas connaître le problème de
la migration. L’immigration, dans le sens d’individus
qui quittent leur lieu de résidence à un moment
donné et dans des conditions loin d’être idéales, pour
s’installer ailleurs4 n’est un phénomène récent ni en
Grèce ni dans le reste du monde. Cependant, le gros
de la population migrante qui a cherché refuge en
Grèce, depuis la création de l’État, en 1830, jusque
dans les années 1990, s’est le plus souvent identifié à
la communauté nationale hellénique.
Les États-nations comme la Grèce, la Turquie, la
Bulgarie et Israël – pour n’en citer que quelques-uns
– ont été fondés sur la prémisse d’une culture nationale dominante unique. Ces États se distinguent
d’autres, de la Yougoslavie (États des Slaves du Sud)
ou de la Tchécoslovaquie (État des Tchèques et des
Slovaques), par exemple. À plus d’un titre, les
citoyens grecs ont appris que l’accès de droit aux
biens sociaux, c’est-à-dire aux services publics tels
que l’éducation, à la fonction publique, à la représentation politique, etc. dépend de l’acceptation d’un
ensemble culturel unique ou, en termes juridiques,
d’un régime uniculturel, impliquant une compétence
dans une langue dominante unique, la reconnaissance d’une seule religion dominante, une seule
lecture/écriture commune particulière de l’histoire,
etc. Nous pouvons définir une culture dominante
comme un ensemble de stratégies de « présentation
de soi dans la vie de tous les jours » 5 et de représentations sociales de l’autre. En nous considérant
comme de « véritables Grecs », nous revendiquons
aussi certains droits, nous exigeons, en fait, d’être
traités comme un peuple doté de pouvoirs particuliers.
La capacité de la Grèce à intégrer socialement
des milliers d’immigrés a été amplement démontrée.
Elle est concrètement illustrée par les échanges de
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
immigrés de la deuxième génération en Grèce
n’auront pas la possibilité d’apprendre leur langue
maternelle ; ils apprendront à considérer leurs noms
de famille comme signes d’infériorité sociale, et à
pratiquer leur religion en cachette.
Certaines études montrent qu’à partir de cinq
ans, les enfants jouent à imiter le comportement de
leurs parents. Dans ces jeux, qui sont toujours
sérieux, les enfants apprendront et reproduiront
aussi effectivement les stéréotypes dominants sur
« les autres », qu’il s’agisse des rôles sexuels ou des
idées dominantes sur l’autre, y compris les stéréotypes relatifs aux populations migrantes. À partir de
cet âge sensible, les enfants commenceront à
préférer les membres de leur groupe, lesquels
peuvent inclure ou ne pas inclure les enfants d’immigrés. L’exclusion sociale commence très tôt, et
l’enfance est très peu empreinte d’innocence, dès
lors qu’elle n’est rien d’autre qu’une initiation à l’âge
adulte.8 En 1996, la Grèce a créé ses premières écoles
interculturelles, indiquant aux immigrés qu’ils
devaient trouver leur place légitime dans la société, y
compris leurs propres écoles.
Très jeunes, les enfants d’immigrés apprennent à
déprécier le capital culturel de leurs parents. Dans
une étude réalisée dans la région d’Attica, 6,3 % des
immigrés interrogés a admis avoir changé de confession. De la même manière, le changement de noms
patronymiques en noms à consonance plus grecque
ou le fait de dissimuler ses origines n’étaient pas
rares. Ce sont là quelques tactiques personnelles
choisies par les immigrés de deuxième génération
pour être considérés par leurs pairs comme des
membres à part entière du groupe9. Cependant,
même en supposant que sans soutien spécial à
l’école, avec une faible estime de soi et la honte de
leur patrimoine culturel, ces enfants terminent avec
succès leur cycle secondaire, cela ne leur sert pas à
grand-chose. En effet, au regard de la loi actuellement en vigueur, dès qu’un enfant atteint l’âge de dixhuit ans et qu’il devient officiellement un adulte, il
n’est plus couvert par le permis de séjour de ses
parents et se voit présenter une notification de
quitter le pays dans un délai de deux mois.
suburbanisation constaté à l’échelle mondiale.
Généralement, les immigrés s’installent dans des
régions où ils trouvent un emploi, des possibilités de
logement à faible loyer, et où les nouveaux arrivants
sont susceptibles de bénéficier du soutien d’une plus
grande communauté d’individus originaires du même
pays source.7 Par conséquent, des personnes présentant les mêmes caractéristiques culturelles particulières sont susceptibles de travailler et de vivre dans
des régions données.
De la même manière, on peut supposer que les
nouveaux arrivants possédant un patrimoine culturel
spécifique seront plus fortement concentrés dans
certains créneaux du marché de l’emploi – pour pratiquement les mêmes raisons que celles qui font qu’ils
vivent dans des régions particulières. Le jargon international utilisé pour ce type d’emplois qualifie généralement ce marché de « trois D » (dégoûtant, difficile et dangereux). N’oublions pas que ces emplois ne
sont pas « naturellement » accordés aux immigrés
pauvres, mais plutôt aux clandestins non-citoyens,
qui ne bénéficient d’aucune protection juridique.
Exemple : la récente loi sur l’immigration
(3386/2005) limite la libre circulation des immigrés
et leur impose de conserver le même emploi, la même
police d’assurance et le même lieu de résidence. Au
bout du compte, cela signifie que tout immigré est
obligé d’opérer dans un marché de l’emploi oligopolistique. En d’autres termes, rien n’est inhérent ou
naturel dans la stratification sociale des populations migrantes telle qu’elle existe aujourd’hui.
L’expérience montre que la première génération
d’immigrés est prête à subir les « affres d’un sort
atroce » car en supportant le coût de la resocialisation, elle espère que ses enfants auront la possibilité
de devenir citoyens du nouveau pays. Mais, « voilà,
c’est là que le bât blesse » : car, dans un État-nation,
le fait de devenir citoyen (nommément, pour devenir
sujet des droits et des devoirs), implique le plus
souvent l’assimilation culturelle. Tout comme les
migrants d’Asie Mineure qui furent « invités » à
oublier leurs dialectes turcs, les Albanais
d’aujourd’hui sont invités à oublier les sons, les chansons, les berceuses et les secrets de leurs parents. Les
90
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
91
DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE
certain degré d’homogénéité est attendu. Le modèle
interculturel est caractérisé par une certitude naïve
dans la distinction entre la sphère privée et la sphère
publique. « L’autre » est toléré en privé, mais pas en
public, dans la société française. Exemple : même s’il
est accepté qu’un Français aille à la mosquée ou porte
le voile, une telle attitude n’est pas tolérée dans les
écoles, lieu d’initiation à la vie publique. À la différence de la tradition nationaliste, le patrimoine
interculturel n’est pas axé sur l’harmonisation
totale des sphères privée et publique ; cela étant, il y
a un confort perturbant dans la délimitation du
privé et du public.
Le terme multiculturalisme, quant à lui, trouve
son origine dans le paradigme anglo-saxon, dans des
pays comme l’Australie, le Royaume-Uni, les ÉtatsUnis, etc. Ce n’est pas un hasard si ces pays ont une
forte jurisprudence, plutôt qu’une tradition constitutionnelle, accompagnée d’une foi profonde en une
harmonie automatique, à la fois pour ce qui concerne
le marché et la société dans son ensemble. Dans ces
sociétés, l’hétérogénéité publique et collective est
reconnue et l’on y accepte que « l’autre » public
puisse s’exprimer en créant, par exemple, des écoles
qui reflètent les valeurs de communautés intentionnelles de tout type : écoles islamiques, juives, de
minorités ethniques, philosophiques et politiques.
Cependant, on s’attend à ce que tous ces groupes
publics participent à la vie sociale à leurs propres
frais. En reconnaissant l’hétérogénéité de « l’autre »,
l’État rejette cyniquement la garantie républicaine
« naïve » de l’accès égalitaire aux biens sociaux. Les
cultures coexistent ainsi de manière statique, dans
leurs quartiers, avec leurs ressources et leurs parlers.
Le plus souvent, l’État multiculturel ne tient pas
compte de la correspondance entre attributs culturels spécifiques et division socio-économique de la
société. Le récent débat visant à déterminer si
l’ebonic (anglais afro-américain) devait être considéré comme une langue d’enseignement aux ÉtatsUnis, par exemple, a été tranché par la négative,
principalement au motif que cela ne ferait qu’institutionnaliser la situation socio-économique défavorisée
des Afro-Américains.
Il est facile d’identifier les acteurs de ce traitement semi-colonial des immigrés. Il y a, d’une part,
les leaders d’opinion des certitudes nationales –
c’est-à-dire les prêtres, les universitaires, les
membres des cercles d’affaires et, généralement, les
personnes dont le pouvoir et l’autorité reposent sur le
status quo uniculturel actuel. Mais il y a aussi des
acteurs de second rang. Chacun d’entre nous a eu
recours, à un moment ou à un autre, au confort d’une
main-d’œuvre bon marché – souvent en dehors du
système de protection sociale – et aucun d’entre nous
n’aura le temps ou la motivation d’examiner le coût
de cette main-d’œuvre en termes de cohésion sociale.
Il faut bien que quelqu’un s’occupe de nos enfants,
nettoie notre maison, alors que nos propres
employeurs continuent d’allonger nos journées de
travail. Tout cela nous semble inévitable. Nous avons
besoin des immigrés ; ils ont besoin d’argent. Objets
de débats, ils ne sont pourtant que rarement des
sujets politiques actifs dans les négociations qui sont
menées pour eux, autour d’eux, mais sans eux, que
ce soit en Grèce ou ailleurs en Europe.
Si la Grèce cherchait à établir un paradigme différent pour gérer les nouveaux arrivants, elle aurait du
mal à trouver des exemples de « meilleures
pratiques ». L’expérience coloniale a donné naissance
à deux modes traditionnels de gestion de la diversité
culturelle – le multiculturalisme et l’interculturalisme, qui n’ont, l’un comme l’autre, que peu à offrir.
Le terme « interculturel » a émergé dans les
années 1960 et au début des années 1970 dans le
patrimoine politique français, époque au cours de
laquelle la France s’efforçait d’appliquer les idéaux
républicains français à la gestion de la diversité culturelle. La tradition républicaine française imagine
l’État comme un cercle, un soleil dont la citoyenneté
est le rayon qui maintient l’individu à distance
constante du centre. Ce « citoyen idéal » a théoriquement droit à une vie privée et à une vie publique.
D’une part, l’individu mène une vie privée, étant
entendu qu’il devrait avoir le « libre choix » de son
orientation sexuelle, de son appartenance religieuse,
etc. D’autre part, la citoyenneté est principalement
considérée comme une institution publique, où un
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
Dilemmes grecs
dans le traitement de l’Autre
hostile à la diversité, réside dans le fait qu’un Étatnation ne peut exister sans autres États-nations. La
communauté internationale se définit en termes
mutuellement exclusifs. Les immigrés n’ont fait que
transposer au cœur des villes et des quartiers les frontières que nous avions convenu de tracer avec beaucoup de difficultés dans l’Épire, dans la mer Egée, en
Thrace et dans la mer Ionienne. L’Autre imaginaire –
plus menaçant à nos yeux que l’Autre « réel » – vit à
présent dans notre voisinage, ses enfants vont à
l’école avec les nôtres et, souvent, il travaille à nos
côtés ou pour nous. Comme le faisait remarquer l’un
de mes amis, il y a davantage d’agents de la police des
frontières qui patrouillent dans Athènes qu’aux frontières de la Grèce11.
Confrontés à cette crise existentielle, comment
les Grecs tirent-ils les enseignements de l’expérience
d’États puissants et souvent impérialistes, dont les
appels à l’universalité et au cosmopolitisme sont
souvent loin d’être innocents ? Examinons d’abord les
pratiques actuelles.
Il me semble évident qu’en Grèce, la vie politique
est souvent dominée par les aspects négatifs de la
tradition multiculturelle, à savoir la conviction
cynique que les cultures existent, tout simplement, et
qu’il n’existe aucune correspondance entre la culture
et le statut social. La conclusion logique de ce raisonnement peut mener à la conviction que les immigrés
présentent des caractéristiques inhérentes, à savoir
qu’ils sont bons ou mauvais. Les immigrés sont ainsi
réifiés ; ils ne sont plus des individus réels, vivant des
vies réelles, mais des personnages comiques, jouant
le rôle de méchants ou de héros.
Permettez-moi de citer un autre exemple : par
une belle journée ensoleillée, le 20 juillet, la police
a interpellé monsieur Habib dans le centre
d’Athènes, lors d’une des nombreuses opérations
orchestrées en Grèce pour arrêter les immigrés
clandestins. Le tribunal a décidé son expulsion au
Bangladesh, une procédure impliquant sa détention
en prison pour une durée d’environ 15 jours. Cependant, M. Habib est resté en prison, entassé avec
quelque 40 ou 50 autres personnes, pendant douze
longs mois12. On a du mal à imaginer les consé-
En règle générale, nous devons admettre qu’en
Grèce les immigrés ne font que révéler la dynamique
interne de renforcement d’une nation : ce n’est pas le
nombre de migrants qui est essentiel, mais leurs
rapports avec le régime politique10. Si la Grèce fut en
mesure d’intégrer socialement les réfugiés d’Asie
Mineure dans les années 1920, c’est-à-dire, pas moins
de 20 % de sa population de l’époque, et si, par
ailleurs, cette intégration est intervenue à une
époque où la Grèce était ravagée par la guerre, pourquoi nous paraît-elle si difficile à réaliser de nos
jours ? Jusqu’ici, un début de réponse réside dans le
cliché susmentionné : l’inexpérience.
Si nous souhaitons définir des priorités politiques
permettant de gérer la diversité culturelle à l’avenir,
nous devons reconnaître la nature de ce déficit
d’expérience. Tout d’abord, il conviendrait
d’observer que les nouveaux immigrés arrivant en
Grèce sont catégoriquement semblables à la population autochtone et substantiellement différents
d’elle. Exemple : comme « eux », « nous » avons été
élevés avec un livre dominant de la vérité historique ;
tout comme il existe une thèse historique nationale
grecque, il y a des histoires/narrations albanaise,
turque ou bulgare équivalentes. Chaque nation
possède un récit relevant de la catégorie histoire
nationale, officielle et véridique. En soi, ces récits
sont mutuellement exclusifs, tout comme le sont nos
frontières physiques. Par exemple, dans l’historiographie nationale grecque, la partie sud de l’Albanie est
systématiquement présentée comme la partie nord
de l’Épire, impliquant un lien organique avec la
Grèce, ou encore un lien non naturel avec l’Albanie.
De la même manière, l’historiographie albanaise
présente la partie sud de l’Épire sous le nom de
Tsamouria, soit une partie indivisible de la mère
patrie. Les populations autochtones et immigrées
sont dotées toutes deux d’ensembles « communs »,
mais mutuellement exclusifs, de vérités historiques.
Il est permis de croire qu’une partie de la raison
pour laquelle la culture dominante grecque est
92
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
ait une consonance plus « grecque » : « Comment
t’appelles-tu ?
– Gianni M’sieur, Gianni ! »
L’élève rentre chez lui et son père l’appelle : « Gionni,
hé Gionni, vient m’aider. »
Le fils lui répond : « Je m’appelle Gianni, c’est mon prof
qui l’a dit. »
Et le père roue le fils de coups.
Le lendemain, l’élève retourne à l’école et l’enseignant a retrouvé sensibilité et empathie envers cet
enfant qui, après tout, porte un nom grec.
Il demande à l’enfant : « Pourquoi as-tu un œil au
beurre noir ? Qui t’a battu ?
– Oh ! M’sieur, c’étaient ces pouilleux d’Albanais. »
« Les immigrés clandestins sont responsables de la
montée de la criminalité. Ayant pour but de préserver
l’État de droit, ces conditions de détention humiliantes
ne constituent pas une violation de la dignité humaine.
Par ailleurs, une récompense pécuniaire n’est pas légitime lorsque le parquet va au-delà des limites acceptables. » 13
En conclusion, on peut affirmer que l’État grec a
refusé d’investir dans la population immigrée. Il
n’existe aucun système qui dispense à celle-ci un
enseignement dans sa langue maternelle, aucune
aide au logement ne leur est fournie, et l’accès des
nouveaux arrivants à des cours de grec langue étrangère est limité. Les immigrés prennent part à la
société grecque à leurs propres frais, le plus souvent,
alors que nous bénéficions tous des impôts et des cotisations sociales qu’ils paient. Dans le même temps,
on exige d’eux qu’ils se familiarisent avec la culture
dominante, à leurs propres frais. En clair, la Grèce a
adopté jusqu’ici la pire attitude qui soit.
Si l’on devait succinctement résumer les priorités politiques concernant l’immigration des années
à venir, il faudrait d’abord et avant tout que la société
grecque ouvre les yeux face à cette nouvelle réalité.
Les immigrés sont là et ils restent. Ils peuvent être
un danger ou une opportunité de revitalisation, un
problème ou une source de richesse et de rajeunissement pour une société vieillissante, tant dans le
domaine des idées que des ressources humaines.
Notre principale lacune est l’absence d’un « rêve
grec », d’une promesse qui corresponde à celle
portée par nos grands-parents lorsqu’ils débarquaient à Ellis Island. Un rêve peut, à l’instar du
rêve américain, être une vision compromettante.
Cependant, il doit être fondé sur des promesses irréfutables et honorables, taillées dans la pierre, façon-
Ce texte a été signé au nom de tous les citoyens
grecs, ce qui exclut bien entendu tout immigré clandestin qui travaille sur le marché de l’emploi « trois
D ». Il présuppose, contrairement à toutes les études
réalisées par des criminologues, que les immigrés
sont responsables, de manière intrinsèque, de la
montée de la criminalité, probablement parce qu’ils
sont mauvais. Une telle démarche justifie la hiérarchie sociale établie en Grèce au profit de tous les
citoyens grecs. Contrairement aux conventions politiques, la citoyenneté devient alors l’institution
garante de l’inégalité, plutôt que le statut garantissant un traitement humain minimal pour tous.
Il me semble également clair que nous avons
pendant longtemps entretenu quelques-unes des
présomptions naïves de la tradition interculturelle en
Grèce, à savoir que tout un chacun peut faire ce que
bon lui semble dans le sanctuaire de son domicile,
sans risque ou prix aucun quant à sa participation à
la vie publique. Une blague, que l’on pourrait considérer comme instructive, circule dans la communauté albanaise d’Athènes :
Un enseignant s’adresse à un élève albanais de
deuxième génération : « Comment t’appelles-tu ? »
L’élève répond : « Gionni »
L’enseignant le roue de coups jusqu’à ce que la réponse
93
DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE
quences de telles conditions de vie sur la santé
mentale et physique d’un individu. Le tribunal a
estimé le coût de cette expérience à 12 000 euros et
a demandé au ministère des Finances de procéder
au règlement de cette facture. Le service juridique
dudit ministère a fait appel de cette décision en se
fondant sur l’argument suivant, signé par le ministre
Alogoskoufis en personne :
MIGRANCE 31, troisiième trimestre 2008
lières, dès lors que ces formes d’expression particulières ne sont possibles qu’ici et maintenant. Notre
culture n’a rien à craindre d’une influence étrangère,
car les cultures ne sont pas des entités statiques, elles
vivent et évoluent au fil du temps. Nous devrions intégrer dans nos programmes scolaires la reconnaissance des nouveaux arrivants, utiliser leur diversité
comme capital culturel, accueillir les nouvelles
expressions argotiques dans notre langue, les
nouveaux ingrédients dans nos cuisines et les
nouveaux noms dans nos rues. Les Afro-Grecs existent, tout comme les Philippino-Grecs ou les AlbanoGrecs, que nous le voulions ou non.
Si nous n’encourageons pas la création de personnalités à part entière, d’individus avec des rêves et
des espoirs, nous devrons nous préparer à une société
dominée par la peur. De mon point de vue, la diversité
est un atout. Seuls ceux qui gagnent à exploiter des
êtres humains, qu’il s’agisse d’employeurs cruels ou
de trafiquants d’être humains, ont intérêt à tirer
avantage de l’avilissement social d’autres cultures.
nant une voie difficile mais possible vers l’insertion
sociale.
Au Parlement, le chef de l’opposition, Georges
Papandreou, a engagé le parti socialiste à prendre
des mesures spécifiques. Trois ans d’éducation
grecque doivent constituer, selon ses propos, la base
de l’acquisition de la citoyenneté. Il a également été
proposé que les immigrés obtiennent immédiatement le droit de vote aux élections régionales. Enfin,
certains partis – les communistes, Synaspismos
[coalition de gauche] et le PASOK – permettent
l’adhésion aux immigrés à différents niveaux, certes,
mais pas encore de manière proportionnelle. Ces
mesures transforment l’immigré d’objet de débat en
sujet actif d’une négociation. C’est la voie à suivre, car
si nous imaginons un grand réformateur qui, d’un
coup de baguette magique, modernise, innove,
détruise et crée, tel un deus ex machina, alors nous
fantasmons en réalité sur un régime fasciste, despotique ou, dans tous les cas de figure, absolutiste. Or la
démocratie est un processus tout autant qu’un
objectif.
Dans le cas du système migratoire, l’objectif
premier est de créer une voie claire vers la citoyenneté. Parce qu’en dernière analyse, ce n’est pas
uniquement en tant que sujet de droits et de devoirs
qu’un(e) nouveau (nouvelle) venu(e) peut négocier
son avenir en tant que inter paris. Nous ne pouvons
créer un système d’accès immédiat à la citoyenneté
dès l’arrivée dans notre pays, car même si nous le
voulions, nous n’y serions pas autorisés, nos frontières
étant aussi celles de l’Union européenne. Cependant,
nous ne pouvons continuer à faire perdurer une
approche du tout ou rien. Nous devons codifier des
étapes intermédiaires, entre clandestinité caractérisée et citoyenneté et, à tout le moins, garantir à tout
un chacun ses droits humains, qu’il soit citoyen ou
non.
Nous devons trouver des voies permettant de faire
du concept d’hellénisme un cadeau, un appel à
l’universalité, et non pas un simple bouclier défensif.
Il n’y a pas de culture pure. Notre tradition musicale,
nos coutumes, notre cuisine, et même notre langue
sont hybrides tout en étant profondément singu-
Ilia Roubanis
Notes
1- Lawrence, C., « Re-Bordering the Nation : Neoliberalism
and Racism in Rural Greece », in Dialectical Anthropology,
n° 29, 2005, p. 323.
2- Boswell, C., Migration in Europe, A Regional Study
Prepared for the Policy Analysis and Research Programme of the
Global Commission on International Migration, septembre 2005
[Migration en Europe, étude régionale élaborée dans le cadre du
programme d’analyse politique et de recherche de la Commission
mondiale sur la migration internationale, septembre 2005].
3- Wight, M., International Theory, The Three Traditions,
Leicester University Press (1991), Greek Edition, Piotita Publications, Athens (1998), pp. 62, 71-72.
4- Cette définition opérationnelle est souvent employée dans
un contexte juridique. À titre d’exemple, je mentionne ici une
étude récemment menée sur le cadre juridique de l’immigration
actuellement en vigueur en Grèce : D. Tsatsos Foundation, A
Study of the Legal, Institutional and Administrative Dimensions of the Migrant Entry and Residence Regime in Greece,
novembre 2004, p. 13.
94
ETHNICITÉ ET MIGRATION : UNE HISTOIRE GRECQUE
95
DÉFIS POSÉS PAR L’INSERTION SOCIALE DES POPULATIONS IMMIGRÉES EN GRÈCE
9- Dimoulas, K. and Papadopoulos D., Recherche sur les
modalités d’intégration sociale des immigrés économiques dans
l’Attiki, GSEE/ADEDY. 2003-4, Athens (en grec).
10- Pavlou M., « Oi metanastes san ki emas » (Immigrés, tout
comme nous), in Pavlou M. et Christopoulos D. (eds), Elladatis
Metanastefsis H., La Grèce de l’immigration, Athènes, Kritiki,
2004 (en grec).
11- Idem, p. 59.
12- Ta Nea, 28.02.2006.
13- Apogevmatini, 2.03.2006.
5- Une référence à l’œuvre classique de E. Goffman, The
Presentation of the Self in Everyday Life, Cox & Wyman, 1984.
6- McCartney, C.A. National States and National Minorities,
London : Oxford University Press, 1934, mentionné par Saskia
Sassen, Guests and Aliens, New York Press, 1996, p. 89.
7- The Needs of Newcomer Youth and Emerging Best Practices to Meet Those Needs, Joint Center of Research on Immigration and Settlement (CERIS), Toronto, Canada.
8- Govaris C. « Prejudice and Stereotypes in the Multicultural
Kindergarten », Aegean University, Department Of Pre-School
Education, in Politistikos Logos, 1, 2003, pp. 7-20, www.rhodes.
aegean.gr.
Migrance
n° 4/5
n° 6/7
n° 8
n° 11/12
n° 13
n° 14
n° 15
n° 16
n° 17/18
n° 19
n° 20
n° 21
n° 21
Hors-série
n° 22
n° 23
n° 24
n° 25
n° 26
n° 27
n° 28
Hors-série
n° 29
n° 30
n° 31
n° 32
Histoire de l’immigration en Belgique, 1994
Histoire de l’immigration en Grande-Bretagne, 1994
Julia Pirotte, une photographe dans la Résistance, 1995
Presse et immigration en Europe, 1996
Les étrangers en Basse-Normandie au début du siècle – Archives et mémoire –
La CTFC et l’immigration italienne, 1997
Abdelmalek Sayad, 1999
Le Portugal entre émigration et immigration, 1999
Histoire et archives des migrations en France et en Europe, 1999
Histoire et migrations en Allemagne, 2001
Rapport pour la création d’un centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration, 2001
Luxembourg : Histoires croisées des migrations, 2002
Espagne, Pays de migrations (en français), 2002
Espagne, Pays de migrations (en espagnol), 2002
1901-2001 : Migrations et vie associative. Entre mobilisations et participation, 2003
Sport et immigration, parcours individuels et collectifs, 2003
Les documents numériques :
méthodologie d’archivage et perspectives de recherche sur les migrations, 2005
Un siècle de migrations marocaines, 2005
Immigration et luttes sociales : filiations et ruptures (1968-2003), 2005
Histoire et mémoire de l’émigration française vers les Amériques, 2006
Construction des sexualités et migration, 2006
Cinéma, littérature et immigration, 2007
Un siècle d’immigration espagnole en France, 2007
Les footballeurs maghrébins de France au XXe siècle, 2008
Images de migrations : photographies et archives iconographiques, 2008
Ethnicité et migration : une histoire grecque (version française et anglaise), 2008
Musique et films : archives pour l’histoire de l’immigration, 2008
8,00 €
8,00 €
8,00 €
8,00 €
8,00 €
Épuisé
8,00 €
8,00 €
8,00 €
Épuisé
Épuisé
Épuisé
10,00 €
Épuisé
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
10,00 €
Vous pouvez commander tous les numéros de Migrance ou vous abonner à la revue
Par voie postale :
Abonnement d’un an : 15 €, deux ans : 30 €
Chèque bancaire ou postal à l'ordre de Génériques à l'adresse suivante :
Génériques - 34, rue de Cîteaux 75 012 Paris
Tél. : 01 49 28 57 75
[email protected]
Par Internet :
www.generiques.org
www.revues-plurielles.org
Si vous souhaitez recevoir la lettre d’information de Génériques
vous pouvez vous inscrire sur notre site Internet www.generiques.org
Le sommaire de chacune de ces publications et les numéros épuisés sont disponibles sur le site de Génériques : www.generiques.org
et celui de l’Association des revues plurielles : www.revues-plurielles.org