Le bizjet volait maintenant au dessus de la mer
Transcription
Le bizjet volait maintenant au dessus de la mer
1 Le bizjet volait maintenant au dessus de la mer. Ils étaient huit à bord du Falcon. Les deux pilotes ; Otar Strabelstrom, Envoyé du Directoire à Mopale, sa femme Klara et leur fils Antinous ; deux membres du staff rapproché du dignitaire, son secrétaire et son adjointe ; et un garde du corps sans intérêt particulier. Otar présentait bien. Il entrait dans sa cinquante et unième année et se trouvait dans la force de l’âge. De bonne taille (un mètre soixante quinze exactement), trapu, il offrait des épaules larges et un visage carré, rasé de très près, un teint, des yeux et des cheveux clairs. Il respirait la compétence et la détermination. On apercevait encore les dernières falaises du continent, et l’on devinait déjà au loin, plein Sud, les côtes ourlées d’écume de l’île. Otar passa dans le coin toilette. Sa tenue était impeccable, et il n’avait que l’envie de se regarder une dernière fois dans la glace, de soutenir son regard. Une sorte de rage intérieure l’habitait. Il avait décroché la Mission et la réussirait. Il sentait une immense force en lui. Il finit par s’adresser un petit sourire et rejoignit la cabine. Il voyait Klara de trois quart dos, et elle ne se savait pas observée. Elle était restée très séduisante. A trente ans, quand il l’avait épousée, c’était une des plus belles femmes de la capitale. Il venait d’accéder pour la première fois à un cabinet ministériel et l’avenir s’ouvrait devant eux. Ils s’étaient aimés passionnément pendant dix ans. Otar pensait souvent qu’il ne retrouverait jamais une telle plénitude. Puis le couple avait connu une lente dégradation. Dans le milieu où ils vivaient, la fidélité conjugale était quasiment un vœu pieux. Otar aimait les femmes, les étreintes à pleine chair, soudaines et renouvelées. Klara était le centre d’une cour d’hommes beaux, de haut niveau culturel et de position sociale élevée. A la quarantaine, elle commença à prendre des amants d’une manière qui devint vite insupportable à son mari. Si Otar assumait ses aventures (ces deux-là ne se cachaient rien), il les ravalait toujours à un rang subalterne par rapport à leur union. Des exigences physiques, en quelque sorte. Klara, au contraire, exaltait ses élus, s’affichait avec eux, montrait à chaque liaison un attachement sans doute non feint, provoquait son mari, qui, en certaines 2 occasions, avait évité le ridicule de justesse. Elle mettait quelque plaisir à le torturer, et dans la sphère intime, affichait ouvertement un certain mépris. C’est là qu’il y avait maldonne, déchirure. Car Otar avait viré peu à peu à la haine. Bon moyen sans doute pour couper court à une jalousie qui aurait pu devenir insupportable. Cette haine n’impliquait certes point l’indifférence, et elle avait encore les reflets d’un reliquat d’amour, mais elle avait peu à peu envahi Strabelstrom, sans que Klara, un peu infatuée au fond, ne fût en rien consciente de cette évolution qu’elle ne prenait pas la peine d’analyser. En public, le couple avait une attitude irréprochable. Les époux se parlaient avec aménité, s’enquerraient de leurs opinions, de leurs goûts, de leurs désirs passagers. On connaissait leurs écarts, mais compte tenu du milieu où ils évoluaient, ils paraissaient inévitables ; et l’on n’était pas loin de penser qu’une affection solide, bien plus importante que la péripétie, les unissait. Otar était un homme de tempérament, un amant né, un bon coup. Il avait sollicité de sa femme le maintien de relations sexuelles régulières, disons hebdomadaires. Elle ne se forçait pas, prenait son plaisir, même pendant les périodes, assez courtes à la vérité, où son cœur habitait ailleurs. Ils s’injuriaient souvent pendant l’acte, riaient parfois ensuite. Mais le fossé s’était creusé, et Otar se trouvait en position de force, car lui seul savait à quel point il la détestait. Il avait atteint un niveau de pouvoir tel qu’il aurait pu sans grand risque se séparer de Klara. Ce n’eut pas été bien adroit : il lui arrivait assez souvent de travailler avec les milieux catholiques. Et l’aiguillon de la haine était devenu tel qu’il ne souhaitait peut-être pas voir disparaître de sa vie quotidienne l’objet de son courroux. Situation beaucoup plus claire en ce qui concernait son fils Antinous, né dix huit ans plus tôt, un enfant de l’amour. Antinous, Antinous … on avait échappé à Tancrède. Sa mère l’appelait Le Tigre, ce qui participait de l’aveuglement, son père Nono. Antinous avait grandi en gosse de riche, et accumulé de manière caricaturale les tares du genre. A dix huit ans, il était quasi analphabète, n’ayant jamais rien pu apprendre ni du système scolaire, ni de la bouche des 3 meilleurs précepteurs du Pays. Il avait hérité de la beauté de sa mère et de la carrure de son père. Dès sa puberté, les femmes l’avaient entouré d’un écrin bourdonnant, le pourrissant très vite, l’aveulissant, en faisant une sorte de pantin dont Otar n’aurait osé jurer de la virilité. L’alcool ne l’avait amusé que peu de temps. Il vivait maintenant dans le brouillard de la cocaïne et de l’ecstasy, toujours vaguement inconscient, posant sur le monde un regard déconcerté. Il aurait aimé côtoyer la jet set, et tentait sans grand succès d’écorner à cette fin la fortune maternelle ; mais ce milieu l’avait rejeté d’instinct, avec un verdict impitoyable : pas au niveau. Le dégoût pour son fils était pour Otar plus limpide et plus aisé à porter que la haine qu’il vouait à sa femme. Qu’il eût sans doute des responsabilités dans l’état des lieux n’était pas pour l’effrayer. Lui, il faisait de la politique, au plus haut niveau. Ce jeune con n’avait su profiter d’aucune des chances qui lui étaient offertes. Qu’il crève, si bon lui en semblait. C’était bien son fils, pourtant, qui vagissait là. Contre toute vraisemblance, Klara avait suggéré un jour, pensant l’atteindre, que l’enfant aurait pu ne pas être de lui. Otar avait des moyens suffisants pour que des analyses ADN fussent faites dans la plus grande discrétion à l’insu de la mère et du fils, et il ne douta pas une seconde de leur résultat. Le jour où ils avaient conçu Antinous, Klara s’était quasiment évanouie de volupté, et le lendemain, et le lendemain encore. Curieux destin, pensait Otar. J’arrive au faîte du pouvoir. Des millions de gens doivent m’envier et me craindre. J’assouvis au mieux une sexualité exigeante. Et je vis dans un quasi désert affectif. J’ai de vrais amis, et une relation riche avec beaucoup de mes collaborateurs, hommes et femmes. Je ne suis pas un solitaire. Mais mon cercle le plus intime est un abîme de désolation. Deux des autres occupants du bizjet étaient pour lui des compagnons d’une extrême importance, et partageaient heure par heure son quotidien. Son secrétaire, Weng Li, et son adjointe, Madonna di Pozzo. La méchanceté interne des choses faisait que c’était précisément Madonna qui exerçait auprès de lui les fonctions de secrétaire. Toutes les tâches journalières du 4 secrétariat, y compris quelques services privés, lui incombaient. On ne voyait que rarement Otar sans Madonna. Elle suivait, notait, rectifiait. Elle prenait à la longue des initiatives incroyables, tombait toujours juste. La récente loi sur la modification des réglementations douanières dans le cadre de l’OMC, dont un ministre s’était déchargé sur son chef de cabinet, lui devait beaucoup dans le détail. On eut difficilement trouvé compagnons plus intimes. Weng Li, l’air bonasse du Chinois occidentalisé, tout ce qu’il n’était pas, se paraît d’un vague titre de secrétaire attaché de presse. En réalité, c’était le chef des services spéciaux d’Otar, son maître du renseignement, un homme redoutable. Une fois, une fois, seulement –la vie politique est une vallée de roses- devant une menace immédiate, Weng Li avait tué pour son maître, ou plus exactement pour assurer la survie de leur équipe. Feignant d’être un adepte plus ou moins philosophique des arts martiaux (dans lesquels il ne se débrouillait pas mal), c’était avant tout un redoutable tireur à toutes armes, habituellement d’ailleurs enfouraillé. Weng Li avait appris l’informatique de haut niveau à Xi An, des mains d’une équipe de spécialistes indiens. Il s’était perfectionné deux ans à Berkeley. Ce n’était pas un transfuge de Pékin : il passait ses congés annuels dans le Guandong ou à Suzhou. Otar avait bien évidemment pris langue avec les autorités chinoises. L’Intelligence, hélas, se partage, mais tout le monde trafiquait dans la plus parfaite harmonie. Weng Li et Madonna s’entendaient à merveille, se comprenant à demimot, se parlant à mi-voix. L’équipe à trois tournait comme un moulin. En général, Weng Li était en possession de toutes les informations importantes deux heures avant le gouvernement du Pays, et parfois six mois avant la CIA. Le dernier occupant de l’avion était un obscur garde du corps imposé par les circonstances, et qu’Otar n’aimait pas. Il était tellement bas de plafond qu’on ne pourrait jamais le soupçonner de traîtrise, mais l’Envoyé s’en déferait dès son arrivée à Mopale. Il avait tout ce qu’il fallait chez lui. Désormais, l’appareil survolait l’île et descendait par paliers vers l’aéroport. A l’automne, la végétation reverdissait. Une bouffée de fraîcheur 5 montait vers eux. Un petit paradis, sans hivers et sans canicules. Ils n’auraient sans doute guère le temps de le goûter. 6 L’Histoire de l’île de Mopale aurait pu rester d’une grande banalité. Rattachée politiquement au continent depuis plus de cinq siècles, elle ne présentait avec celui-ci aucune discontinuité, ni ethnique, ni linguistique. On disait même que les habitants de Mopale avaient l’un des accents les plus purs du pays. Leur ton un peu chantant, une manière de récitatif, provoquait le ravissement. Rien donc qui pût expliquer une évolution différenciée. Mais Mopale était une île, donc un milieu fermé. Au XIXème siècle, nantie d’une agriculture variée, déjà ouverte au tourisme des riches oisifs anglo-saxons, Mopale avait négligé de s’industrialiser, la nécessité s’en faisant au demeurant peu sentir. La classe dirigeante y était représentée par une dense cohorte de gros propriétaires terriens, très traditionalistes, s’appuyant sur l’Eglise, et hostiles à toute ouverture des portes. Leurs innombrables ouvriers agricoles, au demeurant appuyés par l’opinion de gauche du Pays, se rebellèrent contre cette oppression, et faillirent bien abattre le système. Ces hobereaux menacés n’étaient rien moins que latifundiaires. Très présents dans leur exploitation, ils y organisèrent des milices constituées de droits communs, de sans travail des villes, de migrants du continent déracinés, le tout encadré par des gardes chasses et des vigiles privés. C’est ainsi que naquit le Groupement. La question agricole évolua peu à peu, l’exode rural décima les bracchianti, le gouvernement central entama une timide réforme agraire. A la fin du XIXème siècle, la question sociale avait progressé, mais le Groupement, lui, demeurait. Toujours appuyée sur l’aristocratie, mais la dominant parfois cruellement, l’aimable association rendait la justice, levait son propre impôt, pratiquait avec art l’extorsion de fonds, quadrillait la campagne, et surtout avait mis en place un système clientéliste quasiment exclusif. Le Pays, de son côté, vivait une pleine évolution démocratique, glissant à la république parlementaire, au régime d’assemblée. 7 Au début du XXème siècle, la capitale de l’île de Mopale, Sainte Croix, connut une période brillante et s’accrut démesurément, jusqu’à regrouper un tiers de la population régionale. L’intelligentsia du Pays venait beaucoup sur l’île. Les écrivains y situaient leurs romans, les paroliers y puisaient le thème de leurs chansons. On l’appelait la Perle, les Délices, l’Ile d’Amour. Le Groupement commença à organiser ces loisirs lucratifs. Il prit le contrôle de la prostitution et du jeu. Le quartier industriel de la Fournaise, qui devait son nom à l’existence ancienne de quelques forges au charbon de bois, avait vu, au fur et à mesure que ses activités périclitaient, se développer dans ses murs lépreux tout un réseau de maisons borgnes et de tripots. L’organisation y fit régner l’ordre, et y imposa sa loi. Les lupanars cédèrent la place à des bordels cossus, et La Fournaise devint un des centres mondiaux du jeu, de meilleure réputation que Macao. Dans la seconde moitié du XXème siècle, le Pays évolua vers un système de démocratie bipartiste. Une formation de gauche, le Parti socialdémocrate (dit PS ou SD), légèrement majoritaire, et une formation de droite, la Démocratie chrétienne (dite DC) alternèrent assez harmonieusement au pouvoir. Le Pays affectionnait peu les extrêmes. Un petit mouvement centriste parvint en revanche à tirer son épingle du jeu, en jouant la charnière indispensable aux combinaisons ministérielles. Ce système fonctionnait bien évidemment aussi dans l’île de Mopale. Les deux grands partis s’y partageaient le pouvoir régional. Parfaitement infiltrés par le Groupement, qui achetait parfois fort cher leurs parlementaires, ils ne commettaient jamais rien qui pût lui déplaire. Après d’amples discussions, le Groupement jugea cependant bon de se doter d’une vitrine légale, une petite organisation qui défendît plus directement ses intérêts. Ce groupuscule, qui ne dépassait jamais 8% des voix aux élections générales, se faisait modeste jusque dans son propre intitulé, Pour Mopale. Le tourisme de masse atteignit l’île. On compta jusqu’à quatre millions d’estivants pour une population globale de cinq millions d’habitants. Le Groupement s’empara de toute l’organisation des loisirs, développa une chaîne de restaurants bon marché, de boîtes diverses, de circuits de randonnée. Il ajouta rapidement une corde à son arc : le trafic de drogue. 8 Les côtes découpées de l’île, ses nombreuses villas avec appontements particuliers, sa flottille de pêche comme de plaisance, tout promouvait cette vocation. Les drogues douces restèrent sur place, et firent la joie des teenagers en vacances ; les produits plus durs gagnèrent le continent. Confronté à de lourds problèmes de blanchiment, le Groupement ne créa pas d’organismes bancaires locaux, mais se contenta de gérer ses fonds dans les paradis fiscaux. Bref, vers l’an 2000, Mopale rayonnait de tous ses feux. Peuplée par cinq millions de citoyens dans un Pays qui en comptait soixante, elle avait obtenu sans peine une large autonomie régionale. Dans la capitale nationale, Miran, on n’ignorait rien de l’état de déliquescence de la démocratie locale. Mais chacun s’en accommodait ; et on comprendra aussi que le Groupement avait mis le pied dans les groupes politiques nationaux. L’ordre régnait. La délinquance était officiellement trois fois moins forte que sur le continent. Les migrants d’origine douteuse qui accablaient l’Europe unie n’arrivaient point à s’accommoder du climat local. Ils reprenaient rapidement l’avion ou le bateau, s’évacuaient parfois vers des destinations insoupçonnables. La pureté ethnique de Sainte Croix n’avait rien à voir avec celle de Miran. Le clientélisme absolu régnait. D’après un rapport commandé par le ministère de l’Intérieur, et resté secret, 80% des emplois sur l’île étaient obtenus par relation maffieuse. Et encore les concours administratifs régionaux, organisés sur place, étaient-ils devenus éminemment suspects. Les assassinats ciblés avaient découragé toute perspective d’opposition. Mais dorénavant, les contestataires éventuels préféraient tout simplement partir. D’ailleurs, ils pesaient bien peu devant le développement exponentiel de La Fournaise, un quartier chaud, aimaient dire les gogos, ravis de leur jeu de mots, une énorme verrue de réputation et d’envergure mondiales. L’omerta allait de soi. Le Groupement avait jugé bon de maintenir une façade démocratique. Il n’existait pas moins d’une dizaine de quotidiens régionaux, vagues feuilles de chou débarrassées de toute préoccupation politique. 9 Bref les choses allaient au mieux. Parfois, dans la capitale nationale, un tribun faisait une allusion voilée à la nécessité de nettoyer les écuries d’Augias. On nommait une commission, on annonçait une opération « mains propres ». Les intellectuels du Pays aimaient pérorer. L’inertie, finalement, s’imposait. Tout baignait donc. Lorsque … Le Groupement n’était pas Dieu le Père. Son infaillibilité ne procédait pas de la Providence. Dans les sept familles qui le dirigeaient, des hommes vieillirent, moururent. Une nouvelle génération prit leur place. Plus riche encore que ses prédécesseurs, elle devint assez logiquement plus exigeante. L’honorable association avait toujours su arrondir les angles, reculer quand il fallait, jeter du lest ; ses nouveaux maîtres voulurent tout tout de suite. Les maffieux ajoutèrent une corde à leur arc : le trafic d’armes. Après tout, la Cosa nostra et le gangstérisme américain le pratiquaient bien. On fournit le grand banditisme européen, si bien qu’on inquiéta Bruxelles. On déborda hélas vers le domaine politique. Les jeunes Turcs s’acoquinèrent avec différents groupes extrémistes ou sectaires, passèrent à tort ou à raison pour des fourriers du terrorisme international. Contradictoirement, des liens ponctuels s’établirent avec les tendances unilatéralistes d’outre Atlantique. Ce glissement au plan politique fut sensible aussi au plan intérieur ; le Groupement avait depuis longtemps ses intérêts à Miran, mais il se mit en tête de vouloir peu ou prou dominer le Pays. On n’avait guère dans ses rangs réfléchi au sacro-saint principe de Peter : chacun tend vers son niveau d’incompétence. Singulièrement efficace dans une île de cinq millions d’habitants, le Groupement n’avait ni les aptitudes, ni les bases philosophiques pour dominer une grande démocratie occidentale. Des noyaux isolés se cristallisèrent, devinrent radicaux. On parla d’indépendance, dans une île que tout rattachait au continent. Les commandos Upsilon, ainsi nommés parce que leurs membres portaient sur le bras gauche un tatouage en forme de y, dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, commencèrent à faire parler le plastic, à jouer à la guérilla. Deux escadrons de gendarmerie déterminés en seraient venus à bout en 10 quinze jours : le pouvoir central tergiversa, barguigna, s’en tint à l’immobilisme. La démocratie bipartiste ne laissait au président de la république du Pays qu’un rôle limité. Ce dernier était une vieille ganache à la limite de l’Alzheimer, qui inaugurait les chrysanthèmes et pinçait les cuisses des premières communiantes. Il émit un soir une sorte de bredouillement confus dans lequel les journalistes spécialisés crurent voir une condamnation du Groupement. Huit jours après, au printemps 200*, le chef de l’Etat était assassiné d’une manière qui glaça les sangs : il fut abattu dans la rue à la sortie d’un restaurant par deux tireurs en moto. L’émotion fut considérable. Mais rapidement canalisée par les médias dans le sens des dépôts de cierges et des manifestations silencieuses, elle tourna court. Les obsèques nationales elles mêmes furent gâchées. Leur aspect religieux excessif éloigna d’elles la frange non négligeable de la population qui en avait assez de ces concélébrations répétées. Elles ne drainèrent pas plus de cent mille personnes. On insista beaucoup sur la compassion et sur le pardon. Une soirée de protestation des intellectuels miranais rassembla deux cent soixante douze personnes sur le parvis des Droits de l’Homme. Le Groupement ne moufta pas, mais élimina dans les jours qui suivirent six commandos parmi les plus connus. Les corps des huit assassins du président furent retrouvés douze jours après l’attentat sur la Place du Gouvernement à Mopale, le corps criblé de balles, la gorge tranchée, les organes génitaux arrachés. Les cercles démocratiques du Pays restaient de leur côté dans une lente ébullition interne. Les vacances d’été passèrent. Pour la première fois depuis cinquante ans, Mopale connut une baisse de fréquentation touristique de trois pour cent. Lors de la rentrée parlementaire, le gouvernement présenta sa démission et fut remplacé, comme le permettait la constitution, par un Directoire de cinq membres. Ces derniers furent puisés dans les milieux centristes ; leur mandat ne pouvait excéder deux ans. Le Directoire était 11 responsable à tout moment devant l’assemblée. Sa mission restait limitée : entreprendre une vaste consultation pour éviter une dérive trop importante de l’Ile d’Amour. Un représentant du gouvernement central serait envoyé sur place. Le président du Directoire fut choisi par une large majorité de parlementaires dans le petit Parti du Centre. Paul Angeroli était un as de la combinazione : déjà huit fois ministre à des postes variés, affichant une soixantaine respectable, il sut se rallier tous les suffrages. L’heure d’Otar Strabelstrom avait sonné. 12 Le 31 octobre 200*, Otar arriva au palais présidentiel en voiture officielle. Réceptionné par le chef du protocole, il gravit seul l’escalier Renaissance à vis du bâtiment gouvernemental, et fut accueilli en haut des marches par les cinq membres du Directoire, l’air compassé et maussade. Un pas devant les autres, Pol, son ami de vingt ans. Immédiatement derrière lui les trois femmes de l’Exécutif provisoire (parité obligeait), dont l’éminente Gwennaele Stabon dont la beauté éclipsait un peu ses compagnes, Amande Verhofstade et Alexandrine Pillet. Un pas en arrière, en costume croisé, l’immense Palika Lederer, à la gueule sinistre. Le nouveau gouvernement avait choisi de délaisser les ors de la république et de siéger dans une officine d’assez petite taille chargée d’Histoire, la Salle des Traités, où avaient été signés plusieurs des actes fondamentaux du Pays. La curiosité de ce boudoir résidait dans ce qu’on appelait la table ovale, un solide meuble de bois brut vieux de huit siècles, poli depuis des générations et sur lequel les personnages les plus illustres avaient laissé, en des occasions parfois dramatiques, la trace impalpable de leurs rudes corps. En entrant dans la Salle des traités, Otar inclina imperceptiblement la tête. Puis il toucha du bout du doigt le bois bruni, et porta ce doigt à ses lèvres. Gwennaele Stabon palpita imperceptiblement. La table ovale avait un grand avantage protocolaire. Pol en occupait l’un des deux bouts, flanqué de chaque côté par deux de ses collègues. L’autre extrémité pouvait accueillir cinq ou six personnes. Lorsqu’elles venaient en délégation, on en entassait jusqu’à une douzaine, collées les unes sur les autres sur de simples chaises, intimidées, abêties, ayant perdu une grande partie de leur capacité offensive. Lorsqu’on avait affaire à un homme seul, il se trouvait dans la position ambiguë de l’invité d’honneur et du prévenu devant ses juges. L’éclairage était à la limite de l’acceptable. Au mur, un Titien et deux Velasquez aux tons sombres ajoutaient une sorte de grandeur sinistre à une atmosphère qui n’en avait guère besoin. 13 On invita Otar à prendre place, et Pol lui souhaita rapidement la bienvenue. En réponse, Strabelstrom remercia Angeroli de l’honneur qu’on lui faisait en le pressentant pour un poste d’un tel niveau de responsabilité. - Je ne saurais trop vous remercier du choix … - Ecoute, dit Pol, nous sommes de vieux amis depuis vingt ans. Nous nous côtoyons trois ou quatre fois par semaine. Nous nous sommes toujours tutoyés. Tu vas me faire le plaisir … Pol et Otar s’était rencontrés peut-être dix fois au cours de la quinzaine écoulée. La réunion était préparée dans ses moindres détails, et en fait totalement bidonnée. Après l’audition d’Otar, le Directoire devait décider définitivement de son envoi à Sainte Croix. Les voix de Pol, qui l’avait choisi et de Gwennaele, une proche d’Angeroli, étaient acquises. Palika Lederer avait formulé publiquement des réserves. Tout dépendrait des deux autres femmes, mais Pol paraissait faire son affaire d’Alexandrine Pillet. Le ton changea. - Expliquez nous, dit Lederer, d’une voix à la limite de l’aigreur, comment vous envisagez votre mission à Mopale. Otar hocha la tête. C’était la bonne question. - Je ne passe pas pour employer un langage relâché, dit-il. Mais permettez moi une familiarité. Je vous répondrai donc : cool. Le visage d’Amande Verhafstede s’éclaira. - Il me semble, ronronna Otar d’une voix feutrée, qu’on a beaucoup exagéré cette affaire. Il est grand temps que l’opinion publique reprenne ses esprits. Quant aux habitants de Mopale, ils ont besoin d’être rassurés. Il faut qu’ils sentent, si vous le permettez que la nation leur ouvre toujours les bras. Une moue ironique apparut sur les lèvres de Gwennaele. Ne pas en faire trop. - La formulation mise à part, dit-elle, je vous suis assez bien. - Il faut rassurer, enclencha Otar, bien plus que se faire craindre. Pol se taisait, ce qui était bon signe. Les choses allaient comme elles devaient. 14 - Si je vous disais que je vais là-bas pour n’y rien faire, poursuivit Otar, vous me prendriez pour un triste sire. Cela dit, je préférerais ne rien faire plutôt que d’agir de manière précipitée. Il observa une pose. - Mon intention serait de commencer par un large tour d’horizon sans exclusive. Sans exclusive, insista-t-il. Surtout, ne pas regarder Palika. - Dans une situation semblable, il est toujours quelques réformes urgentes, souhaitées par la masse de la population, qui n’ont pas de véritable implication politique, et qui ne coûtent rien budgétairement ; il faudra les dénicher. A la fin des fins, je ne me prends pas pour le messie. Si je sens se dessiner l’échec, je n’attendrai même pas que vous me tanciez : je vous remettrai mon mandat. Dois-je vous rappeler qu’homme de cabinets ministériels, je suis plié à toutes les obéissances. Je ne serai que la bouche qui parle par votre voix. Il avait fait mouche. Lederer se tairait jusqu’au bout quoi qu’il arrive. C’était une attitude redoutable, de demi blâme, mais sans compromission. Alexandrine souriait aux anges, très lointaine. C’était sans doute sur Amande Verhafstede qu’il fallait faire porter l’effort. - Je ne vais pas employer de grandes formules. Je ne dirai pas que notre démocratie est menacée. … et si elle ne l’est pas, comment va-t-elle donc ? … Je pense simplement qu’une sorte de coin a été enfoncé entre une de nos plus belles provinces et l’ensemble de la nation. Il ne faudrait pas que la fente s’élargisse. Colmater les brèches, dissiper le malentendu, rasséréner les populations … … pas trop de langue de bois, quand-même… … peut-être ne sortira-t-il de ma mission rien de spectaculaire… Je suis en train de les prendre pour des rigolos. Pol et dans une large mesure, je l’imagine, Gwennaele sont consentants. C’est le jeu qu’ils veulent me voir jouer. Alexandrine Pillet est possiblement une authentique jobarde. 15 Mais Palika Lederer et Amande Verhafstede sont deux des personnalités politiques les plus titrées du pays. Il se tut : il n’écoutait plus lui-même ce qu’il disait. Amande Verhofstade vint opportunément à son secours. - Pour vous suivre dans la voix des anglicismes, dont par parenthèse nous nous serions bien passés, vous vous prononcez plutôt pour un traitement soft de la crise ? Il l’aurait embrassée. - Vous m’avez parfaitement compris. Nous sommes une grande puissance mondiale, un des piliers de l’Europe unie. Nous disposons du feu nucléaire. Je ne pense pas que nous ayons besoin de montrer nos muscles. Si je puis emprunter cette expression imagée à nos amis policiers, je préférerais une démarche à la chansonnette. Otar sentit Lederer tiquer. - Ne faites pas le pitre, dit l’homme sec. Strabelstrom se tourna dans sa direction et, pour une fois, le regarda en face. - Je souhaite avant tout dédramatiser. - On ne m’avait pas dit que vous étiez un aussi gentil petit garçon, conclut le personnage, avec un demi sourire. - Ce n’est pas un détail, mais… Pol rompait les chiens. - Avec quel titre souhaiterais-tu éventuellement partir ? Ils en avaient longuement débattu. - Le plus mauvais serait sans doute celui de Plénipotentiaire, car il contient le mot pouvoir. Il sentit de nouveau l’unanimité derrière lui. - Celui de Médiateur ne vaut rien non plus. Le Médiateur intervient entre deux parties antagonistes. Je ne veux pas de cela. Je pense que le terme tout simple d’Envoyé… - Envoyé, ça n’est pas mal, dit Pol. C’était lui, qui, après mûres réflexions, avait choisi le mot. - Envoyé … spécial ? susurra Gwennaele. 16 Attends que je t’attrape, tu verras mes spécialités Tout le monde rit. C’était gagné. Otar se retira dans l’antichambre, à moitié content de lui. Il n’attendit pas plus de dix minutes. Le nom même du Groupement n’avait pas été prononcé. Pol le fit entrer de nouveau, et prit une voix solennelle. - Après en avoir délibéré, le Directoire nomme à la majorité Otar Strabelstrom, haut fonctionnaire détaché, comme Envoyé du Pays à Mopale. La durée de la Mission … Il s’interrompit. - Nous n’avons pas fixé de durée à ta mission ; ce qui implique que tu ne peux te prélasser là-bas comme un coq en pâte. Ce qui signifie que tu es révocable à tout moment. En tout état de cause, je ne vois pas pourquoi tu t’incrusterais longtemps là-bas. Six mois, grands dieux. Donnez moi six mois. - Nous espérons, dit Amande, que vous vous montrerez digne de la confiance que nous avons placée en vous. Il la regarda, surpris. Elle parlait sérieusement. C’était une femme d’appareil, elle défendait des intérêts de parti. Sa phrase prenait à la fois une valeur d’avertissement et une résonance plaintive. Ma pauvre petite, si tu savais… - Nous souhaiterions que ta mise en route s’effectue le plus rapidement possible. Après demain par exemple. Le Directoire a désigné Madame Gwennaele Stabon pour l’organisation technique de ton départ. C’était un point marqué par Pol. - C’est elle qui supervisera techniquement ton séjour. L’intéressée jeta à Otar un regard gourmand et dominateur. - Je vous attends dans mon bureau demain matin à neuf heures. Une heure plus tard, Pol appela Otar sur une ligne protégée. - J’ai obtenu le vote public par tête. Quatre pour, une abstention. Palika n’a pas osé voter contre toi. 17 - Je n’ai pas été trop mauvais ? - Tu ne pouvais obtenir un meilleur résultat. Cela dit, nous sommes d’accord toi et moi sur le principe, mais je ne souhaite pas que tu m’entraînes trop loin. N’est-ce pas ? En cas de faux pas, tu sais que nous sautons tous les deux. Et quand je dis sauter … A propos, j’ai déjà une première réaction des autres par mes services. Ils s’interrogent : rigolo ou faux cul ? - Hélas… - Nous en sommes exactement à la case départ. Rien n’est acquis. Surtout, Otar, soit prudent. 18 Otar dormit comme un bébé. Il avait cette qualité de certains hommes d’élite : pouvoir parfaitement maîtriser son sommeil. Savoir surtout le prendre instantanément quand il en avait le loisir. Il lui était arrivé de s’assoupir pendant quatre minutes debout contre une porte pendant une interruption de séance à l’Assemblée, et d’y puiser un réconfort extrême. Il fit une toilette soignée, choisit un costume de grand couturier –allez, son plus beau costume- hésita longuement sur une eau de parfum. - Tu vas baiser ? demanda Klara. Elle l’embrassa longuement. Les femmes sentent bien ces choses là. - Tu me fais l’amour avant de partir ? - J’ai rendez vous chez la ministre, ma chère, chez la ministre, comme tu le sais d’ailleurs. C’est à cinq minutes près. Elle s’écarta avec un rire méprisant. - Bonne bourre, dit-elle. A neuf heures moins sept, Otar était dans l’antichambre de Gwennaele Stabon, où il devisait avec une accorte secrétaire. A neuf heures moins une, la porte s’ouvrit. - Nous en avons pour toute la matinée. Lise, personne ne nous dérange sous aucun prétexte. Téléphone coupé. Entre, dit-elle, entrez. Bureau sans fenêtre, capitonné, mais immense et fort seyant. - Nous avons trois tâches devant nous, enchaîna-t-elle. Dans un premier temps, préparer techniquement votre mission. Je compte une heure et demie. Installez vous ici. Elle ne mélangeait apparemment pas le travail et la bagatelle. Son regard gris volait ; elle avait des yeux extrêmement mobiles et était très convaincue de son fait. Pendant vingt minutes, elle parla seule. Otar écouta scrupuleusement. Il n’était pas question de prendre des notes. Il fit répéter son interlocutrice plusieurs fois, et elle renouvela ses propos avec patience, sur un ton égal. Puis ils parlèrent argent, longuement, évoquèrent des sommes qu’on n’eut oser imaginer dans les chaumières. - Aucun risque d’interception ? hasarda-t-il à un moment. 19 Elle haussa les épaules. - Toute notre technologie est engagée. Les brouilleurs… Si quelqu’un dispose d’une technologie supérieure… - Nous sommes frits. - Comme vous le dites. Ils parlèrent ensuite de choses incongrues comme d’hélicoptères lourds, de renforts militaires, d’autorisations de survol. Le ministère n’avait pas démissionné en bloc. Seul le premier ministre avait été sacrifié, victime expiatoire pour la mort du président. Les autres ministres continuaient à expédier les affaires courantes. L’assemblée éviterait simplement pendant la période de transition de s’attaquer à de grandes réformes de structure. - Le ministre des armées est une des principales inconnues de notre équation, dit-elle. Pol est modérément optimiste, je le suis davantage. - Ce serait un sacré plus. - Oui ; mais ne te laisse, ne vous laissez pas, trop obnubiler par l’aspect militaires des choses. N’est ce pas ? Au bout d’une heure et demie, l’essentiel du chantier était déblayé. - Je suis content de vous, dit-elle. Vous travaillez bien. Je n’en attendais pas moins. Champagne. Ce n’était pas une question. Elle sortit la bouteille du réfrigérateur, l’ouvrit elle –même avec dextérité et versa deux coupes. Elle en avala une cul sec puis s’en servit une seconde. Otar avait à peine entamé la sienne. - Buvez, petit garçon. - Je suis d’une extrême prudence avec l’alcool. - Je sais, dit-elle, je sais. Je dispose de quelques renseignements sur vous. - C’est plutôt moi le spécialiste des services, minauda-t-il. A propos : mon nom de code en cas d’extrême nécessité : Armand. Elle fronça les sourcils. - Qu’est-ce que c’est que cette combine ? 20 - Une vieille convention entre Pol et moi. Maintenant nous sommes trois dans le coup. Il a exigé, à mon corps défendant, que je vous affranchisse. - Et que vos … services vous ont-ils appris sur moi ? Otar se lança. - Que vous êtes la plus grande croqueuse d’hommes des deux hémisphères. - On m’a dit simplement de vous que vous étiez le plus grand amateur de femmes de ce bord-ci de la Galaxie. Le désir les poignait. Elle avait rougi, et Otar n’aurait pas voulu voir sa propre expression dans une glace. - Mes agents m’ont aussi enseigné que vous teniez à faire toujours le premier pas. C’est pourquoi vous allez me demander quand nous allons enfin coucher ensemble. Elle reprit une seconde son sang froid. - Sans la précaution de ton incise, je te collais dehors. Que me réponds tu ? - Je suis à disposition. - Tout de suite, siffla-t-elle. Ils se levèrent précipitamment. Solide, râblée, elle ne lui cédait pas plus de deux centimètres. Elle marcha sur lui, et il vacilla sous le choc. Il la serra de toutes ses forces et leurs bouches s’écrasèrent. - Le cosy corner, souffla-t-elle. Il l’entraîna et la bascula. Le petit linge vola. La main d’Otar, précise et expérimentée, s’affairait déjà. - Ne perds pas ton temps souffla-t-elle. Malgré la brièveté du contact, il avait pu se convaincre qu’elle n’avait pas besoin de préliminaires. Hasard d’une position favorable, il la pénétra du premier coup jusqu’à la garde. Elle poussa un long cri. Les siècles passés nous ont transmis cette jolie expression : crier à la dépucelée. - C’est malin, dit-elle. S’il y a du monde dans l’antichambre … - Tes murs capitonnés … 21 - J’ai la voix qui porte. - Crie moi dessus dit-il. Engueule moi. Elle se mit à glapir : - Il n’en est pas question ! je ne céderai pas sur ce dispositif ! Il est inutile d’insister ! Je suis comptable de l’argent de l’Etat… Pendant ce temps, il la besognait durement, du sexe, des mains, et de la bouche. - J’arrête, dit-elle. J’ai envie de crier sur un autre mode. Tu me rends folle. Et soudain, elle se mit à geindre, sotto voce, abîmée de plaisir. Elle émettait une sorte de mélopée envoûtante, presque rythmée, extrêmement excitante. Otar n’eut plus qu’une préoccupation ; retarder le plus longtemps possible l’aboutissement de sa propre joie. Il s’abattit enfin sur elle, et ils demeurent ainsi plusieurs minutes, immobiles et silencieux ; puis l’Envoyé commença à caresser sa partenaire sur tout le corps, lentement et méthodiquement, la couvrant de baisers. Elle fit mine de le décourager. - C’est mon protocole, dit-il. Il la tint ainsi une vingtaine de minutes. Des sortes de spasmes la faisaient frémir de la nuque aux talons. A la fin des fins, elle se dégagea, et ils se regardèrent au fond des yeux. - Tu sais jouir, dit-il. - Vois-tu, commença-t-elle, j’étais un peu méfiante. Les hommes de ton espèce arrivent devant nous avec une réputation extrême, et, dans la pratique, ils se montrent souvent… décevants. Et puis, dis donc, sous des allures de macho, tu es très gentil ! - J’aime tant les femmes, murmura Otar. Je ne les aime pas comme objet de consommation, mais pour elles mêmes. Il faut que je les serre contre moi, que je les pétrisse. Elle saisit son string. - Laisse, sourit-il. Je rhabille, aussi. - Seulement, si tu continues, nous allons recommencer à nous déshabiller. 22 Ils prirent de nouveau une coupe de champagne, et Gwennaele finit la bouteille. Ils restaient très émus l’un et l’autre, l’élocution difficile, le geste un peu maladroit. - Oh, dit-elle, midi moins le quart. Félicitations, mon cher. Tu as tenu une heure de plus que ce que je t’accordais. Mais je t’ai dit que nous avions trois affaires à régler ce matin. Nous en sommes à deux. Elle dégagea un téléphone intérieur. - Lise, dit-elle. Deux repas. Fissa. Mon cher, il nous reste une chose à faire, qui peut ne pas exiger trop de temps. C’est parler politique. - Bah … de nos jours, plus personne ne parle politique. Surtout dans les gouvernements. - Justement. Vois-tu, il y a une large symbiose d’idées entre Pol et moi. - D’idées ? Elle rit. - Tu resteras sur ta faim. Et je sais qu’il existe de vastes convergences entre Pol et toi. Il faut donc … - Boucler le triangle ? Elle lui ajusta une tape sur la pointe du menton. - Sérieux, maintenant. Pourquoi détestes-tu donc tant la mafia ? Lise entra. Caviar, langouste, eau minérale et un petit flacon de vodka. Elle dévisageait crûment sa patronne. - Sauve toi, effrontée. - Lesbienne ? demanda Otar lorsque Lise eut tourné les talons. - Penses-tu. Elle est simplement ravie chaque fois qu’elle me voit … tomber. Tout simplement parce qu’elle … tombe encore plus souvent que moi. - Pourquoi abhorrai-je la mafia ? Je vais te répondre sur un seul point : celui du népotisme. Je n’aurai pas l’outrance de prétendre que je suis issu de milieux modestes. Mes parents étaient de moyens fonctionnaires, très unis. Je suis fils unique. J’ai fréquenté le meilleur lycée de la capitale, j’ai été reçu 23 sur concours aux Sciences politiques, puis sur concours à l’Ecole Spéciale d’administration. Ensuite, évidemment, haut fonctionnaire, j’ai nagé dans les cabinets ministériels. Dans un système clientéliste tel que celui que le Groupement veut nous imposer, je n’aurais jamais passé ces concours, qui d’ailleurs auraient peut-être été supprimés, et je ne serais jamais devenu ce que je suis. J’ai, envers et contre tout, conservé un sens aigu de la justice sociale. Laisser agir le Groupement, c’est faire évoluer notre démocratie vers la république bananière. - Et dire qu’on entend ça dans un cabinet ministériel, sourit-elle. Premier argument convaincant. J’imagine que tu en as d’autres, mais celuici me suffit pour aujourd’hui. - Et toi ? - Je vais te décevoir. Je crois encore à certaines valeurs surannées. Tu viens de parler de démocratie. J’y crois, mais à rebours. Je défends les droits de l’homme, mais j’ai horreur du droit de l’hommisme. Je me sens humaniste, mais je déteste les humanistes des dîners en ville. Tu me suis ? Je n’emploierai pas le terme de fascisme. Ce mot ne doit pas être utilisé en dehors de son contexte historique et géographique. Mais nos ennemis sont pires que n’étaient les fascistes. C’est la lie du genre humain. - C’est le discours de Pol. - Mon cher … - Je vois la convergence. Mais puisque nous sommes d’accord sur l’objectif, le serons-nous sur les moyens ? - La fin et les moyens … Eh bien, oui, nous sommes d’accord. Je crains simplement, comme Pol, que tu ne te laisses emporter trop loin. Tu risques tout simplement le déshonneur ou la mort. - Les deux, mon général. C’est une mission suicide. - Que nous aurons instrumentée, nous. Ils se turent. Tout était dit. Elle cassait la carapace de la langouste avec ses dents, comme le faisait, dit-on, Victor Hugo. - Deux ou trois points de détail, ajouta Otar, et je m’en vais. Nous venons de connaître quelques minutes désordonnées. 24 - Penses-tu : un bel ordre intime. - Je n’oublierai jamais que tu es ma ministre, ma mandante, et que nous restons liés par des rapports hiérarchiques. - Merci, dit-elle. Sincèrement, merci. - J’aimerais que nous conservions notre tutoiement, même en public. - Cela va de soi. J’assure toujours. Ils étaient sur la porte. Ils échangèrent un dernier baiser. - Et si je te gardais ? souffla-t-il. Une vraie liaison ? Tu me mettrais a quia. - Aussi bien pars-tu demain. A l’occasion, je te sonnerai. Allez, va-t-en, tu vas me tenter. 25 Le bizjet se posa avec douceur. L’ATR gouvernemental, qui le suivait à quelques encablures, était en train d’atterrir sur la grande piste. Otar serra la main de ses deux pilotes. Il y eut une petite seconde de flottement. Puis Madonna jeta un œil par le hublot et se mit à rire. On avait déroulé le tapis rouge, et déployé la garde d’honneur, mais devant l’ATR, à trois cents mètres. Le petit Falcon était tout seul dans son coin, comme une croûte de pain derrière une malle. Au bout d’un court instant, une agitation sensible se produisit, et deux hommes se mirent à courir vers l’appareil. Otar les regarda venir avec une grande suavité. Devant cavalait un jeune homme, cravate au vent, un haut fonctionnaire continental à n’en pas douter ; un peu derrière soufflait un personnage mûr, l’élu régional. On fit rouler une passerelle, et les voyageurs s’extirpèrent de leur cabine. - C’est avec une extrême confusion … Otar tapota l’épaule du jeune serviteur de l’Etat. - Strictement aucune importance. Je ne vais certainement pas me formaliser pour si peu … L’homme bedonnant arrivait à son tour. - Cratin, vice-président du Conseil régional. - Vice-président, fit Otar. Tiens, tiens ! Et le président ? Il inaugure ? - Euh … on peut dire ça comme ca. - Parfait. Je lui en toucherai deux mots. Eh bien, Mesdames et Messieurs, allons. - Votre minibus arrive, Monsieur le ministre. Il est là-bas, derrière le hangar. - Oh … nous ferons bien trois cents mètres à pied. Je me réjouirai de fouler enfin le sol de Mopale. - Mouais … fit Klara. Otar lui jeta le regard convenu : n’entrave jamais mes activités politiques. 26 - Après tout …dit-elle … il fait si bon … vous jouissez d’un climat délicieux. - Je vous demanderai simplement, dit Otar, de faire accompagner dès maintenant mon fils à la Résidence. Il est un peu fatigué par le voyage. Ca ne presse pas, dès que vous aurez déniché une voiture. Je lui laisse mon garde du corps. Et la petite troupe se mit en route. On venait au devant d’eux, des journalistes apparemment, des officiels subalternes. Otar continua à marcher droit devant lui. On se poussait du coude. - C’est le bel homme, là-bas, à gauche du Chinois. Il n’a pas de garde du corps. Otar se dirigeait tout droit vers un officier général qui n’avait pas bougé et qui, stoïquement, attendait. Celui-ci salua sobrement. Strabelstrom lui tendit la main, puis lui coupa la parole. - Général d’armée Florimond des Echauguettes ? - Monsieur l’Envoyé … - Ce petit contretemps n’a aucune importance. Mais je tiens absolument à passer très officiellement votre détachement en revue. - A vos ordres. - La presse ! cria Otar de sa forte voix. Mesdames et Messieurs, prenez toutes les photos que vous voulez, aussi longtemps que vous voulez. Mais pendant la petite cérémonie qui vient maintenant, je vous demanderai une certaine discrétion. Il y eut un véritable grondement. Les flashes fulgurèrent. - Nous défilerons seuls, tous les deux, dit Otar, à votre commandement. - A vos ordres. La petite troupe se tenait fièrement, si l’on exceptait ses FAMAS, qui avaient l’air de casseroles. Le général salua. Au niveau du dernier rang, Otar fit de la main un tout petit signe de satisfaction, geste absolument non protocolaire, qui serait noté. - Général, dit-il une seconde. 27 Il l’entraîna à part. - Vous féliciterez l’officier qui a préparé ces hommes. J’aime qu’on ne néglige pas ce cérémonial hautement symbolique qui est toute notre tradition. - Aussi bien avais-je veillé moi-même à cette préparation. - Dites moi : cela signifie-t-il que toute notion d’ordre n’a pas disparu de cette île ? Les yeux du vieux militaire s’étrécirent, et il se tut. Otar jouait un jeu extrêmement ambigu et dangereux. Pendant trois semaines, il allait s’appliquer à passer pour un idiot. Sauf dans quelques circonstances précises, devant quelques personnages qu’il souhaiterait placer dans sa main. A lui de ne pas se tromper. Ils revinrent vers le groupe en devisant. - Votre aïeul commandait l’aile droite de la cavalerie à la bataille de Fontenoy. Et deux de vos collatéraux figurent au Mémorial de Quiberon. Bien que fervent républicain, je puis apprécier. J’ai gardé le sens de quelques valeurs historiques. Je sais tout cela, que voulez-vous, c’est mon métier. Général, votre temps est précieux. Le reste de cette cérémonie n’a que peu d’intérêt pour vous. Mais j’aimerais bien vous revoir en particulier, quand j’aurai expédié quelques affaires courantes. Les yeux du vieux militaire luirent de nouveau. Otar, ignorant superbement les officiels, revint vers les journalistes. - Je ne suis pas état de vous faire une déclaration tout de suite. - Oh ! - Je ne vous dirais que des banalités. Mais je me propose de tenir le plus vite possible une conférence de presse. Après-demain ? Quinze heures ? Au palais du gouvernement. Madonna, veux-tu noter soigneusement l’identité de ces Dames et de ces Messieurs ? - Pour la police gouvernementale ? demanda un titi. - Non, pour ma police propre. Après la conférence de presse, j’accorderai des interviews personnels à tous ceux d’antre vous qui le désireront. En fonction de mes disponibilités, bien évidemment. Dites donc, 28 cria-t-il, faites donc descendre mon personnel de l’ATR. Ils sont en train de macérer là-dedans. Un des journalistes, plus chevronnés sans doute, éleva la voix. - Nous direz vous au moins dans quel état d’esprit vous arrivez ici, quel contenu vous entendez donner à votre mission ? - Je vous répondrai par un seul mot, dit Otar, un très vilain anglicisme : cool. Cool. Mesdames et Messieurs, ma femme, Klara. Il y eut un murmure. - J’ai expédié mon fils tout droit à la Résidence. Il est camé. Nouveau murmure. - Nous avons vous bien compris ? - Oui, dit Otar, c’est un drogué. Il se shoote. Vous trouverez des pages entières là-dessus dans la presse people de Miran. Je ne sais plus quoi en faire. Il attrapa Madona par l’épaule. - Mon adjointe, Madonna di Pozzo. En principe, c’est à elle que vous aurez affaire. Mon secrétaire, Weng Li. Qui émit un sourire faux de péril jaune, un vrai pet foireux. Cinquante personnes étaient descendues de l’avion, qui attendaient là sans impatience et sans discipline excessive. C’était en fait la crème des crèmes, des hommes et des femmes de fer, as des services spéciaux, héros des commandos, mais aussi psychologues hautement qualifiés. Ils avaient été choisis un à un. La plupart étaient fonctionnaires d’Etat, ce qui soulagerait les fonds secrets de Pol. A l’exception d’un carré d’une dizaine de personnages à attitude exagérément militaire, les autres réussissaient assez bien à se donner l’air de valets. - Achevons les présentations, dit Otar, très en verve. Vous avez devant vous les dix membres de ma garde rapprochée. Les autres… eh bien… c’est en grande partie le personnel de ma femme. Que voulez vous, c’est une moyenne bourgeoise… - Pourquoi moyenne ? dit Klara. - Souhaitez vous nous dire que vous arrivez aujourd’hui avec une escorte de dix hommes seulement ? 29 - Oui, hommes ou femmes. Je ne suis pas venu faire la guerre. Merci de m’avoir procuré cette réplique. - Au fil des jours, vous verrez sans doute apparaître quelques uniformes. Il faudra bien que j’aie ma maison militaire. Mais je ne suis pas vraiment un homme de l’art. Eh bien, Mesdames et Messieurs, les véhicules sont là. Ah encore une chose. Je donnerai dans les jours qui viennent un grande réception au Palais du gouvernement. Venez donc boire un bon coup. Il se tourna enfin vers les deux hôtes officiels, confus et mortifiés, entourés de quelques grouillots. On m’a vraiment, pensa-t-il, envoyé les deux plus cons. Ca, c’est un signe fort. 30 L’escorte était misérabiliste. Deux voitures de police ouvraient la route. La célèbre police de Mopale, gangrenée jusqu’aux moelles, incapable et vicieuse. Dans le minibus, Paul avait pris place auprès du jeune fonctionnaire. Le vice-président souffrirait jusqu’au bout de n’être que vice-président. - L’aéroport est relié à la Villa du Gouverneur par une quatre voies d’environ trente kilomètres. C’est long. Mais on est en train de vous installer votre héliport, vous pourrez donc dorénavant le rejoindre par les airs. Dans l’autre sens, un ruban autoroutier de cinq kilomètres vous mènera au Siège du gouvernement régional. Parcours obligé, cette fois-ci, car ce Palais se trouve au cœur de la vieille ville. - Ne pouvait-on réquisitionner un immeuble à proximité des locaux gouvernementaux ? - Oh non ! tous ces bâtiments font partie d’un ensemble inscrit au patrimoine de l’UNESCO. Et puis, ajouta ingénuement le jeune homme, ils appartiennent presque tous à … enfin aux … à … - Disons aux milieux dirigeants locaux, fit Otar, avec un geste large. - C’est cela. - Bah … même avec mon escorte, je mettrai dix minutes. Quel beau pays, dit Otar en regardant à droite et à gauche, quel beau pays ! - Nous sommes heureux qu’il vous séduise. - Et cet immense fortification, là-bas ? - Eh bien, fit le jeunot, qui tenait son effet, c’est le mur de la résidence du Gouverneur … votre Résidence … Il n’y avait jamais eu de Gouverneur à Mopale. Au XVIIIème siècle, un marchand s’était construit une gigantesque fortune dans le commerce triangulaire, et l’avait entièrement dévorée dans la construction de cette bâtisse incroyable, un rêve de mythomane. Non point d’ailleurs qu’il eût contrevenu aux règles de l’art. Il s’était attaché les services des meilleurs architectes de l’époque, et avait soigneusement respecté le style régional. De sorte que la bâtisse comptait pour une des œuvres maîtresses du génie de l’Europe du Sud. 31 Pour le reste, cinq cents pièces, des fortifications de seize kilomètres de long avec chemin de ronde de huit mètres de haut, entourant quatre cents hectares de bois et de prés. Une brèche de trois cents mètres laissait entrevoir un port en eau profonde, avec estacade et piers de déchargement. Les étrangers de passage demandaient souvent : - Quel est donc le haut personnage qui réside ici ? - C’est le Gouverneur, répondaient par jeu les autochtones. Le nom était resté. Comme Jacques Cœur, le marchand n’avait jamais profité de sa folie. Ruiné, puis disgracié, il avait fini misérablement. La maison était tombée dans l’escarcelle de l’Etat. Rien qu’avec les arriérés d’impôt, les pouvoirs publics l’avaient eue pour rien. On avait ensuite traînaillé pendant tout le XIXème siècle, hésité entre la caserne et l’entrepôt. Au début du XXème siècle, le Groupement avait été tenté de s’emparer des lieux. Mais la nature même de la maffia était d’agir dans l’ombre, de ne point montrer trop d’ostentation. La Résidence au demeurant se trouvait bien excentrique par rapport à la Fournaise. Elle pouvait prêter le flanc, en cas de clash, à un coup de main des autorités où l’on eut pris beaucoup d’oiseaux au nid. Le Groupement se contenta donc de surveiller les lieux de loin, comme on observe aux échecs les cases centrales. L’Etat n’avait même pas pu faire de la Résidence un musée : les salles en étaient vides. L’entretien minimal avait été effectué grâce aux subventions du Patrimoine. On avait projeté, sans aboutissement, d’ouvrir les jardins au public. Bref, Otar tombait à point, y compris pour lui infliger un camouflet de plus. Le minibus s’arrêta devant un perron d’honneur de fort belle venue. - Nous avons aménagé dans l’urgence quelques pièces, dit le jeune fonctionnaire. Nous améliorerons tout cela dans les jours qui viennent. Otar prêtait l’oreille au bourdonnement de hélicoptères ? - Je me charge de tout, dit-il - Pardon ? - De tout. Il attrapa le vice-président par le revers du veston. l’hélicoptère. Des 32 - Pour quelle date avez vous prévu mon allocution devant le Conseil régional ? - Mais, bredouilla l’autre, il faut établir des contacts, prévoir … - Demain après-midi ? - Plusieurs membres du Bureau sont dans le Sud … - A la foire au boudin ? - Par ailleurs, d’assez nombreux élus se trouvent actuellement sur le continent. En tout état de cause, je dois en référer au Président … - Monsieur l’Envoyé, gémit le fonctionnaire … vous n’ignorez pas que depuis … euh … le décès de notre cher Président du Pays, nous avons installé au conseil régional un Bureau unifié de Concorde qui regroupe nos différences tendances politiques. Monsieur le vice-président appartient à l’un des deux grands partis majoritaires, le Président à l’autre formation. - Je vois, dit Otar. Alors quand ? - Pas avant après-demain. - Après demain, je reçois la presse. Tant pis, elle passera avant vous. Miran appréciera. Messieurs, je ne vous retiens pas. Laissez nous le minibus. - Mais … Par groupes, sans hâte, les hommes de l’Envoyé investissaient méthodiquement les bâtiments, comme s’ils les eussent toujours fréquentés. - J’ai à faire, dit Otar. Les autocars firent demi-tour à la hâte, chargèrent les gens du cru et passèrent la poterne. - Enfin seuls, dit Otar. Ce soir, rations militaires pour tous. Où est l’héliport ? On s’y guida au bruit. - A vos rangs, fixe ! hurla une voix. Cinq ou six militaires se mirent au garde à vous. Un homme jeune, un peu plus de trente ans, se dégagea du groupe. Il s’arrêta devant Otar, et s’adressa à lui avec un respect mêlé d’ une grande aisance. 33 - Lieutenant-colonel Milo Glaser. De la garde personnelle de Pol Angeroli. Je suis en quelque sorte son cadeau. Dès cette seconde, je me place sous vos ordres. Weng Li s’approchait. - C’est bien toi, vieille canaille, dit-il. Le monde est petit. Les deux hommes s’embrassèrent. - J’aime mieux ça, dit Otar. - Ce qu’il ne te dit pas, fit Weng, c’est qu’il est un des agents principaux du Renseignement de ton ami Pol. Je suis surpris qu’il se soit séparé de lui. Nous avons souvent collaboré, mais nous nous sommes aussi tiré quelques bonnes bourres. - Ca va être rafraîchissant de travailler ensemble. - Milo, dit Otar, tu m’appelles désormais Otar, et tu me tutoies. C’est notre protocole. Et tu nous fais perdre notre temps à propos de bottes sans nous montrer ce que tu m’as apporté. Milo eut un mince sourire. Sur l’héliport se trouvaient non pas un, mais deux appareils. Le Super Frelon promis, mais, surtout, un peu à l’écart, un Mi-2A, le plus gros hélicoptère du monde, un rêve de fin d’empire soviétique que la nouvelle Russie était parvenue à développer. - Foutre, dit Otar. - Il a déjà fait trois rotations aujourd’hui. - Mais alors, le Ministère des armées ? … - … semble jouer le jeu pour l’instant. Cela dit, ce n’est qu’une partie de votre cocktail de bienvenue. La cerise. Le gâteau est là-bas. Un tout terrain les mena vers un hangar au milieu des arbres. Les portes coulissèrent. Trois chars lourds apparurent sous des bâches. - La joie pure, cria Otar. - Mais ce sont des Leclerc ! hurla Madonna, très excitée. - Je doute, poursuivit Milo, que nous en touchions beaucoup d’autres. Peu de gens dans le haut Etat-major doivent savoir qu’ils se trouvent ici. On les pense en révision dans le Nord. - Sont-ils opérationnels ? 34 - Les équipages devront être complétés. Une petite semaine. Mais notre stock d’obus est déjà coquet. Nous les avons débarqués juste avant l’aube, par temps couvert. J’aurais rêvé de les parachuter d’un Antonov, mais c’est un peu salissant. Seuls les satellites de la CIA auraient pu les apercevoir, mais l’effet de surprise a dû jouer. - Les Russes ? - Possiblement. Avec eux, on ne sait jamais. Je les connais : ils se tairont et garderont l’atout dans leur manche. Otar alla serrer la main des pilotes et le Mi-2A décolla. - Dès demain, dit Madonna, organisation des achats de produits frais. Tous les grossistes sont tenus par le Groupement. Je suis obligée de courir un petit risque. L’équipe biologique, médicale et vétérinaire, ne sera en état de fonctionner que mercredi. Je ne pense pas qu’ils tentent quelque chose contre nous d’ici là. Derrière Madonna et Weng étaient apparus plusieurs adjoints et quelques officiers se pressaient aux côtés de Milo. Le débat se déroulait maintenant entre une bonne dizaine de personnes. - Personne ne dort cette nuit, dit Weng. Inspection générale des lieux. Tous les niveaux, et particulièrement le réseau de souterrains. - Nous sommes un peu juste sur les spécialistes du déminage, dit Milo. Nous repasserons dans quelques jours pour vérifier les lieux suspects. - Je compte sur vos militaires, dit Otar, pour établir notre contrôle sur le port. - Une petite merveille. Nous aurons à domicile une vedette dont je suis satisfait. - Et sur le continent ? - L’armée a mis à notre disposition une base désaffectée sur la côte Sud. Port et héliport. - Il faudra sécuriser notre accès. - Oui. Trois cent mètres d’exclusion sur une distance d’un nautique. - Nous aurons les moyens de la faire respecter ? - J’ai les outils techniques. 35 - Et moi la volonté politique. L’idéal serait de disposer par la suite d’un couloir maritime protégé. Le soir tombait. Un jet de la ligne du Nord laissa dans le ciel un long sillon d’écume. A cette saison-ci, où la bousculade touristique avait commencé à s’apaiser, on comptait quatorze allers et retours par jour sur vols réguliers entre Miran et Sainte-Croix. Chacun des vols destinés à Mopale amènerait sur place une dizaine de touristes (ou plus exactement un nombre aléatoire de bédouins choisi entre huit et douze). C’était une des idées forces de Strabelstrom. Cela lui ferait environ 150 hommes et femmes par jour, soit un millier par semaine, quatre mille par mois. La présence du MI-24 et des vedettes changeait un peu la donne. Au bout d’un mois, Otar pourrait compter sur cinq mille partisans, sans préjudice d’un éventuel recrutement local. Ces nouveaux arrivants habiteraient pour la plupart à Sainte Croix et ne mettraient pas les pieds à la Résidence. Ils toucheraient un salaire mensuel assez chiche, mille deux cents euros en moyenne, et devraient avec ce viatique se loger et se nourrir. En basse saison, on pouvait trouver dans les quartiers populaires des studettes pour un prix relativement modique. Ce petit monde représentait un panel fort large. Les services de Pol et d’Otar avaient déjà commencé leur recrutement. Plusieurs dizaines de personnes y travaillaient. On avait ciblé d’anciens militaires, d’anciens policiers ayant quitté le service –qui au demeurant disposaient déjà d’une confortable retraite -, venus là essentiellement pour des motifs politiques. Quelques jeunes, choisis essentiellement au mental, complétaient le groupe. Leur tâche pour l’instant serait aisée : attendre et voir. S’enkyster dans le tissu urbain de Sainte-Croix, prendre des contacts avec des éléments intéressants de la population, susciter éventuellement des vocations. Les nouveaux venus devaient se comporter le plus possible en touristes, marcher sur les plages, dîner dans des restaurants bon marché, visiter les principaux sites de l’île. Otar avait établi une ligne politique en matière de sexualité. Pour les résidents à demeure de la Villa du Gouverneur, il était conseillé d’adopter une 36 pratique à longues guides. Baisez, disait-il, à choses rabattues, tant que vous pouvez. Chacun des arrivants avait souscrit à des tests médicaux pointus, HIV, hépatites, MST. Tous les impétrants douteux avaient été refoulés. Cela en parfaite violation de la légalité, et des règlements proscrivant la discrimination, mais on aura compris que l’équipe qui régnait sur le Pays avait déjà commencé à s’affranchir de l’application stricte des textes. Evitez les grossesses, parce qu’en cas de pépin, cela fera deux morts. Cela dit, toute femme qui estime indispensable d’avoir un enfant dans l’immédiat sera renvoyée sur le continent sans sanction et avec les indemnités que nous avons convenues. Ceux qui demeureraient en ville, les Externes, ne bénéficieraient pas des mêmes garanties sanitaires. Cela ne fait rien, avait dit Otar, baisez l’Ilien ou l’Ilienne avec les précautions d’usage. Rappelez vous que vous exercez une mission à risque. Un des objectifs sournois était de créer un peu de pagaille dans les mœurs, le Groupement péchant dans ce domaine par une attitude fort conservatrice. Otar serait bien allé plus loin. Il aurait souhaité racler les bas fonds : anciens taulards, drogués, psychopathes même sortis tout exprès des asiles. Un versement unique de mille euros en liquide, et une mise dans l’avion manu militari. A vous de vous débrouiller ensuite pour survivre à Sainte-Croix. Il voulait faire rafler dans le Pays des centaines de prostituées d’Europe de l’Est, fraîchement débarquées à Miran. Débarrassées de leur protecteur abattu sous leurs yeux, elles seraient envoyées tenter de nouveau leur chance à Sainte-Croix. - Non, avait dit Pol. Ces brillants sujets s’en prendront avant tout à la population locale, indisposeront prioritairement les petites gens. Tu vas créer un climat d’insécurité, alors qu’au départ nous souhaitons rassurer, apparaître comme de bons gros. Non, Otar, tu te laisses trop entraîner par tes pulsions. 37 Les prostituées … Otar avait ses idées bien à lui sur l’utilisation du personnel féminin. Dans le Pays, on pratiquait désormais une stricte parité, jusqu’à la caricature parfois. Dans ses propres services, il employait actuellement 47% de femmes. Les femmes se montraient évidemment largement les égales des hommes dans toutes les tâches qui ne fussent point trop physiques. Mais même dans les emplois de nature industrielle et technologique, le muscle avait largement reculé. On ne voyait plus de terrassiers avec pioches et pelles, mais des machines. D’ailleurs, la nouvelle génération de femmes dans son était devenue corps quasiment aussi performante que les hommes. Il prenait toujours l’exemple du marathon : dix pour cent d’écart entre les meilleurs chronos masculins et féminins. Si une équipe de femmes montait un bâtiment léger en y passant dix pour cent de temps de plus qu’une équipe masculine, il se pouvait qu’on se rattrape sur le plan de la cohésion, de la finition, du bilan global. Il appliquait même ses principes au domaine militaire. Les petites nanas (il aimait les femmes petites) maniaient par exemple parfaitement les batteries de missile sol-air ou antichar. Au feu, elles ne canaient pas plus que les hommes. Il avait appris, par les sources militaires des vrais tueurs, Tsahal, Al Qaida, que des commandos féminins s’étaient même distingués dans des combats rapprochés, corps à corps, à l’arme blanche. Elles faisaient preuve d’une hargne sans égale, virevoltaient ; légèrement appareillées, elles surprenaient des hommes un peu empêtrés dans leurs équipements lourds. Il avait été par ailleurs vivement frappé par la détermination manifestée dans les arts martiaux olympiques par de toutes petites bonnes femmes grosses comme des écureuils, et qui en voulaient, à en faire éclater la salle. Parole de macho, ou réputé tel, la femme était vraiment l’avenir de l’homme. Rendue plus souple, plus manœuvrière par des millénaires de soumission, s’adaptant mieux, n’ayant pas à subir l’éreintant esclavage quotidien du vidage des couilles, souvent meilleure moralement, ayant protégé l’enfant depuis l’origine des temps, plus complexe donc plus intelligente, elle allait assumer le leadership de l’espèce. Seul au fond, les militantes féministes 38 radicales pouvaient jouer par leurs excès un rôle retardateur dans l’évolution, mais elles comptaient peu. Pol l’appela sur la ligne secrète, et il rendit compte, sans rien omettre. - Surtout, n’en fais pas trop. Ni dans un sens ni dans l’autre. Le général Florimond des Echauguettes est un légaliste absolu. De vieille famille royaliste, il soutient la République sans état d’âme. Il ne se prêtera à aucun coup tordu, et tu ne peux pas compter personnellement sur lui. Il ne fera jamais rien sans un ordre express du Directoire, dans le cadre strict des procédures constitutionnelles. Maintiens cependant le contact. Palika a transmis au Groupement ce que nous attendions de lui. Il te juge comme un personnage tordu, sans doute peu compétent, capable certes d’un mauvais coup, mais plutôt venu sur place pour temporiser, et même possiblement arriviste. - Cela me convient bien. - Je cherche toujours comment le coincer. Il se donne des airs de plus en plus rigoristes, cultive une spiritualité mystique. Je flaire l’affreuse déviation sexuelle. Je le vois bien organisant des messes noires avec de jeunes vierges. - Par exemple, dit Otar. C’est exactement mon analyse ! - Seulement pour l’instant, rien à faire. Il reçoit essentiellement des milieux d’âge canonique, il penche assidûment vers le bénitier. Mes services continuent à travailler. - Demain, dit Otar, journée purement technique. Je reçois la seconde grosse équipe de mon staff. Et nous devons organiser toute la logistique de la Résidence. Après-demain seulement, je sortirai de ma tanière pour rencontrer la presse. - Je suis d’accord avec toi. Puisque le Conseil régional te snobe, snobe le à ton tour. Ils viendront à Canossa. Bien, je vais dormir. - Hélas ! Otar se mit en quête de Klara, et éventuellement de Nono. Sa femme ne manquait pas de qualités. Il était vraiment regrettable que leur amour ait dérapé, soit tombé dans la guerre. Ce sont peut-être au fond les passions qui s’usent le plus. Pour le moment, ayant fini tranquillement sa 39 ration, dont l’emballage traînait encore sur un carton, elle s’apotageait, avait annexé quelques pièces, les plus belles du lieu, s’installait. - Où est notre cher fils ? - Le Tigre dort. Il est épuisé par le voyage. A propos, bravo pour ton garde du corps. Cette espèce de grosse brute l’a dorloté comme un bébé, nourri, lavé, couché. J’en redemande. - Il est tellement bas de plafond que j’envisageais de m’en débarrasser. - Tu sais comment tes hommes l’appellent ? Panzerdivision. Ils rirent. - Nous ne devions pas faire l’amour, hier matin ? - Ah, dit-elle, Monsieur est en manque ? L’Eponge n’a pas encore suivi ? Les petites dames sont absentes ? Il la prit dans ses bras. Elle souffla, mais il la sentit clairement mollir. Ils avaient encore en eux les vestiges de leur longue frénésie. Ils s’étreignirent sur la moquette. - Tu n’es pas mauvais, dit-elle finalement. Je te classe dans le premier tiers. - A propos, dit-il, il faut que je te parle de la gestion de tes amours. - Elles sont bonnes, dit-elle en relevant le menton. - Si je me souviens bien, tu as laissé à Miran une jolie petite histoire à peine commencée. Rien ne s’oppose à ce que tu fasses de brefs aller et retours là-bas. Je puis même te prêter le bizjet pourvu que tu me le demandes quarante huit heures à l’avance, et que tu me le ramènes vite. Je te préviens que, par la suite, ce sera sans doute plus difficile. - Qu’est-ce que vous magouillez ? siffla-t-elle. - La femme de César n’a rien à connaître des turpitudes de César. Ç’a toujours été notre ligne de conduite. Mais je dois aussi veiller à ta sécurité. - Je suis touchée. - Je te conseillerais donc de démarrer le plus vite possible une intrigue ici même, dans le Château. J’ai plusieurs centaines d’hommes sur place. 40 - Je n’aime pas les amours ancillaires. Et puis, le type masculin du lieu est très attirant. J’entends donc sortir de cette lugubre prison, aussi souvent que je le désirerai, aller visiter La Fournaise, dont on dit le plus grand bien, ne pas rentrer de la nuit si je le désire. - Tu n’es pas à Miran. - Je m’en moque. - Et si je ne pouvais pas assurer ta protection ? - D’autres y pourvoiront. Ma beauté est mon meilleur garant. - A tes risques et périls. Au moins, que Nono ne se lance pas dans des expéditions douteuses. J’ai deux femmes qui arrivent pour lui demain. Je dispose d’ores et déjà de six mois de stocks … médicamenteux. - Sa consommation n’augmente pas. - J’aurai aussi l’aide d’une excellente équipe psychologique. Nous pourrions commencer la cure ici-même. En tout état de cause, ça l’occuperait. - A voir, dit-elle. Otar s’était endormi à même le sol. Elle le regarda longuement. Elle l’aimait encore, ce salaud. Etait-il totalement perdu pour elle… Elle changea de chambre et le laissa seul. D’après Klara, Otar devait bien avoir reposé huit heures. C’est alors que Weng l’éveilla. - Pas trop dur ? demanda-t-il. - J’ai l’épaule gauche un peu endolorie. Mais j’ai dormi comme un bébé. - Bien, dit Madonna. Une demi heure pour ta toilette, un quart d’heure pour le déjeuner. Oui. Immédiatement après, premier briefing. - Tu peux me mettre au parfum tout de suite ? - Rien de fondamental, mais une masse de petites informations. - Tu m’affranchiras dans la salle de bains. 41 - Non, dit Madonna en regardant Weng, parce que nous ne travaillerons pas, et que nous perdrons trois quarts d’heure qui nous manqueront ensuite toute la journée. - Bien. Il y avait à la porte de la salle de bain un change complet, propre et soigneusement plié. Ce n’est pas exactement ce qu’Otar aurait mis ce jour là, mais l’essentiel de sa garde robe était encore sur le continent. Il déjeuna avec Weng, Madonna et Milo Glaser, qui, marquant la hiérarchie, l’avaient attendu. - Alors, demanda-t-il, quelles nouvelles fraîches ? - Primo, dit Madonna, la presse est bonne. C’est un point important. Les journalistes ont aimé la manière dont tu les as traités, ton contact. Aucune photo tendancieuse. Les photographes apprécient beaucoup Klara. - La télévision hier soir ? - La chaîne locale Mopale Azur a fait un sobre compte-rendu de ton arrivée, rien à dire. Quant aux chaînes nationales, elles ont annoncé ton installation, mais sans images. Elle lui passa quelques coupures dans une chemise. Cool ! titrait un des organes à bon tirage. On notait l’absence d’escorte, mais aussi le fait qu’Otar avait apprécié la prise d’armes, impeccable. L’Envoyé a laissé échapper un petit geste de satisfaction. La prudence restait quand-même de mise. Si l’on partait du fait que les médias étaient dans les mains du Groupement, on ne pouvait déduire qu’une seule indication : expectative. Personne n’avait relevé le malaise du fils Strabelstrom. Mopale était quand-même le principal pourvoyeur de came du pays. - Au fond, dit Otar, déjà un jour de gagné. - Tes renforts ont atterri voilà vingt minutes avec l’ATR gouvernemental. Ils arrivent. Madonna avait pris un petit air sarcastique. - J’ai eu un contact hier soir avec Pol, dit Otar. - Exact, fit Weng. 42 - RAS. - A moi, dit Milo. L’exploration des souterrains est achevée. Mais nous aurions besoin des plans d’ensemble. - Je dois voir ce matin même l’architecte des monuments historiques. - Nous avons eu un problème. Otar attendait, calme. - Ca n’était pas mes gus, mais les tiens. Pas encore de coordination, au niveau du commandement, normal. Bref, ils ont trouvé un bonhomme, là-dedans. - Où est-il ? - Au large, à cinquante kilomètres, les pieds dans du béton. - Aïe ! - Que veux-tu, ils l’ont flingué. Progresser dans des souterrains pendant la nuit en milieu hostile rendrait n’importe qui un peu nerveux. - De sorte qu’il ne parlera pas ? - Hélas. Toutefois, nous l’avons soigneusement fouillé. C’était manifestement un marginal, sans arme, mais avec deux bouteilles de grappa dans ses poches. Il venait se saouler et dormir. Autrement dit, et c’est là le plus ennuyeux de l’affaire, la muraille n’est pas hermétique. On peut pénétrer chez nous de nuit. - Que proposes- tu ? - J’ai déjà réceptionné ce matin une équipe du génie. Je suggère d’achever l’exploration, de découvrir les passages –qui ne sont peut-être que des sentiers de sans abris -, et de les murer ou de les miner. - C’est sage, dit Weng. - Voilà donc le premier mort de la guerre, fit Madonna. - Oh, dit Otar, la guerre a déjà fait des milliers de morts. Ce qui me chagrine, c’est que c’est un pauvre type. Combien de pauvres types vontils mourir avant que nous ayons mis ces ordures à la raison ? Il semblait préoccupé. - Les corps en mer, je n’aime pas cela. Les morceaux reviennent toujours. Voilà comment il faudrait procéder. Nos morts peuvent repartir 43 vers le continent par hélicoptère. Ceux de l’ennemi doivent disparaître. Peuton les enterrer là-dessous ? - C’est faisable, dit Milo. Mais il y aurait bien une solution plus radicale. L’usine d’incinération. J’y vois plusieurs avantages. Elle nous permettrait d’éliminer proprement tous nos déchets, et quand nous serons plus nombreux, ce ne sera pas un luxe. Nous pourrions annoncer en grande pompe son installation, sur le mode : l’Envoyé souhaite ne pas polluer un site enchanteur. Personne ne s’étonnerait donc de continuels va et vient par terre et par mer, et du transport de différentes machines plus ou moins… agricoles. - Quel délai ? - A Suzhou, nous ferions ça en six jours. - Weng, tu nous les broutes. - Je ne suis pas ingénieur du génie civil, reprit Milo. Raisonnablement, un peu moins de trois semaines. Nous pourrions ensuite annoncer une deuxième tranche. Celle d’une usine d’assainissement des eaux. - Que nous ne construirons jamais. - Bien entendu. - Réglé sur ce point ? dit Madonna. - Pendant que nous en sommes aux infrastructures lourdes, dit Weng, et la question de l’électricité ? - Nous nous trouvons directement reliés à la centrale thermique de Sainte-Croix, qui alimente tout la ville. Installation neuve et de bon niveau, qui doit faire face en été à l’afflux de millions de touristes, donc qui n’aura pas peur de nous en hiver. - Sécurisée ? - Ah non ... Nous dépendons d’elle par un branchement spécial, mais n’importe quel commando un peu expérimenté peut nous couper comme il le désire. Sans parler du syndicat de l’électricité qui n’a qu’à appuyer sur une manette. - Donc ? 44 - Les groupes électrogènes. Seulement, si nous passons à plusieurs milliers de personnes, comme j’ai cru le comprendre, il nous faudrait un très gros équipement. C’est possible, évidemment, mais cela représente beaucoup de transports … et de frais … Sinon … en cas de clash, une autonomie très réduite. Quelques jours … - Hum. - Une bonne nouvelle, maintenant. Notre Gouverneur avait dans son parc une fontaine, et, partant de là, une cascade. Cette source a été abandonnée au cours des décennies. Elle est obstruée par la végétation et des blocs de rochers. Elle donne encore environ un litre d’eau à la seconde, et un minuscule ruisseau rejoint la mer. Un litre à le seconde, cela fait 3,6 tonnes à l’heure, quatre vingt tonnes par jour. Avec un minimum de travaux, nous pourrions décupler ce débit. Otar proposa de réfléchir sur la question de l’électricité. - Un deuxième avion gouvernemental s’est posé il y a quarante minutes, dit Madonna. Un cargo. Il a commencé à décharger un nombre invraisemblable de caisses de toutes tailles et de toutes espèces. Selon tes instructions, deux grandes malles ont été renversées comme par maladresse, et ont laissé entrevoir un flot de vêtements de luxe, de robes de soirée, des dizaines de paires de chaussures… - Klara va être heureuse. - Nous avons quand-même fait un peu attention. Une partie du personnel de l’aéroport se tordait de rire à proximité. Je ne sais comment quelques photographes étaient là… Irremplaçable Madonna. - C’est votre variante charlots ? demanda Milo. Les chars Leclerc et les pompes Gucci ? - Tu deviens impertinent. - A tes ordres. - Fin du briefing, dit Madonna. - Dès demain, conclut Otar, nous travaillerons à six. 45 Vingt minutes plus tard, il réceptionnait les cinquante nouveaux arrivants. Dont Erika Krazkowiak. Un sacré petit lot. Otar aimait les femmes petites qu’il pouvait retourner comme des crêpes ou soulever d’une seule main fermement placée entre les deux cuisses. Erika le faisait bander depuis le premier jour. Pour qu’Otar admit une femme dans le cercle de ses proches collaborateurs, il fallait qu’elle réponde à trois critères. Etre irréprochablement compétente à son poste. Il n’avait près de lui personne qu’il put juger inefficace en quoi que ce soit. Ensuite, se montrer d’une grande beauté. Les femmes laides pouvaient occuper près de lui des postes de confiance, recevoir la plus extrême considération, mais elles n’entraient pas dans son staff rapproché. Il voulait être entouré toute la journée d’un parterre de fleurs. Tertio, avoir eu au moins une fois une relation sexuelle avec lui. C’était dans le contrat, quasiment écrit noir sur blanc. Celles qui sollicitaient Otar le savaient. Toutefois, il ne pratiquait pas le harcèlement. Il avait embauché de belles jeunes femmes très amoureuses d’un autre homme. Elles rejoignaient simplement les laides dans le second cercle. En général, les choses allaient très vite. - Vous savez que je voudrai coucher avec vous ? On vous a prévenue ? Il pouvait faire la cour aussi, offrir des fleurs et des dîners. Mais il aimait quand-même en terminer vite. Erika répondait au titre ronflant de Manager déléguée des personnels. Les gens mal intentionnés l’appelaient la Femme de chambre en chef. Pour les ennemis d’Otar, elle était l’Eponge. Sa principale fonction était effectivement d’être la maîtresse habituelle de son chef. Pour le reste, elle dirigerait les gens de maison, c’est à dire une nouvelle équipe d’espions, d’agents de tous ordres, de spécialistes des transmissions, d’hommes de main. Et surtout, une incroyable cohorte de femmes rompues à toutes les pratiques. 46 Elle ne doublonnait pas avec Madonna. Celle-ci faisait la grande politique ; Erika colmatait le quotidien. Pas de véritable hiérarchie entre les deux femmes, pas de rivalité non plus, bien que, fort belles l’une et l’autre, elle se fissent forcément un peu d’ombre. Bref, elles s’entendaient aussi bien que possible. Niklaus Ossorovski était à Weng ce qu’Erika était à Madonna. Il entrait à merveille dans les fonctions de chien du commissaire. Avec le physique adapté : un peu gras, un peu huileux, l’air chafouin, l’œil torve, il semblait promis aux besognes de basse police. Il trompait bien son monde. C’était un esprit lucide qui pouvait juger un homme en une fraction de seconde, et un exécutant d’une fidélité absolue à ses chefs. Weng l’appréciait beaucoup. Le staff à six était complet. Otar comptait sur Niklaus pour observer Milo avec un œil critique, mais, en ce qui le concernait, il l’avait déjà intégré. A dix heures, il reçut le conservateur en chef du patrimoine. Au premier abord, il tiqua. Partisan résolu de juger les gens sur la mine, cette mine là ne lui disait rien de bon. Costume tape à l’œil, allure m’as-tu vu, et cette insupportable manie de s’écouter parler. Il s’était accordé une heure, il se dit qu’une demie suffirait. En revanche, lorsque l’homme s’attaqua à son sujet, il s’aperçut qu’il le possédait sur le bout des doigts. C’était un de ces intellectuels érudits, formés sans doute par de bons maîtres, mais humainement nuls, à la personnalité faible, comme on en rencontre assez souvent dans les milieux culturels. Je perds mon temps, se disait Otar, en écoutant un historique très soigné, qui après tout pourrait servir. Mais au fond, je vais devoir apprendre à perdre parfois du temps pendant la première phase, celle de l’idiot radieux. Et puis, au cours de cette heureuse période, ne cherchai-je pas à constituer autour de moi un mince noyau de sympathies locales ? Ce que j’ai sans doute réussi avec le général Florimond des Echauguettes, je vais peut-être le rater cette fois-ci. Qui ne tente rien… Il en vint au fait. - J’aurais besoin d’un plan détaillé des souterrains. 47 - Oh, fit l’autre, navré. Ils ne présentent aucun intérêt esthétique. - Pour mes services, rectifia Otar. Nos problèmes logistiques, chauffage, rangement des archives… - Ici, vous savez, on ne chauffe guère qu’en janvier et février. Et fort peu. Quelques convecteurs au petit matin… - Insinueriez-vous que je serai déjà parti … Son interlocuteur se mordit les lèvres. - Je ne m’intéresse pas à la politique. Je suis incapable de m’exprimer sur la durée de votre séjour. - Dites-moi, je sens en vous un pur produit de l’intelligentsia miranaise. - Eh oui… Petit rond de jambe. - Comment est-on accueilli quand on arrive à Mopale ? - Bien, fort bien. Mais, voyez-vous, c’est la province. Méridionale ou pas, c’est la province quand-même. - Et l’esprit créatif souffle un peu plus au Nord ? - On peut dire ça. - De sorte que vous n’envisagez pas de terminer votre carrière sur l’Ile ? - Franchement, non. - Depuis combien d’années exercez vous ici ? - Cinq ans. - Cela me paraît raisonnable. Et vous souhaiteriez –nous sommes entre nous- un poste dans la capitale, avec si possible un petit avancement ? - Euh … - Ca me paraît dans la limite du possible. Tout dépendra évidemment de la conjoncture, mais je m’en occupe. Il me faudrait ces plans dans la journée. - Quels plans ? - Ceux du sous-sol. Vous les avez perdus ? 48 - Honnêtement … je ne sais pas où ils sont. Mais je vais les chercher activement. - Quand vous partirez, un de mes hommes de confiance va vous accompagner. Il ne reviendra qu’avec ces fichus documents. Encore un mot. Cette résidence est belle et je souhaite la respecter, ne rien altérer de sa fragance historique. Je ne serais pas hostile à ce que vous m’adressiez une sorte de … cahier des charges, de code de conduite. - Ca, ça va à la perfection. Je m’y mets tout se suite. - Après les plans. Ravi de notre contact. Faire le con, quelle volupté. - Madonna, cria-t-il. Où es-tu fourrée ? Noter de demander à Miran une mutation pour ce Monsieur… Machin chose… - Luis Destruc. - Dans un délai d’un an, avec avancement. 49 Les bureaux d’Otar étaient déjà aménagés. Il se montrait parfaitement conscient de l’impossibilité de se soustraire à tout espionnage. Quoi qu’il fît, qu’il écrivît, qu’il pensât même, ses desseins les plus secrets seraient analysés, dévoilés, démontés avec une extrême minutie et sans doute une grande vélocité. Il était toutefois possible sinon de tromper l’ennemi, du moins de le retarder. Un cambrioleur qui se heurte à une panoplie de cadenas, de chaînes, de chausses trappes, parviendra sans doute quand-même à ses fins. Mais il sera tellement entravé, enchevêtré dans les toiles d’araignée, qu’il se découragera possiblement, ou qu’il finira par bâcler son travail. Sur les quatre cents pièces de la Résidence, Otar en avait réservé dix à ses bureaux… enfin à ses faux bureaux. Il y avait là pas moins de trente ordinateurs haut de gamme supérieurement cryptés, et ne contenant que du vent. La moitié des mémoires s’emplissaient de considérations élevées sur la pratique du canoë kayak dans les Alpes de Provence et de recettes régionales de veau aux olives. L’autre partie renfermait une masse ahurissante de documents confidentiels, tous faux, dont la vérification demanderait des lustres. On y apprenait tous les plans politiques secrets, parfaitement controuvés, du Directoire et de son Envoyé. On y lisait toutes les turpitudes du pouvoir, comptes à numéros dans les paradis fiscaux, déviations sexuelles des différents membres du gouvernement, commerce de drogues diverses, affaires de meurtres d’Etat. Certes, cela n’aurait qu’un temps, et le bruit courrait peu à peu que les bitoniaux d’Otar étaient bidonnés. Mais les gens de l’Intelligence devaient absolument tenir compte de toutes les données qu’on les fournissait, les dépecer lettre par lettre. Même convaincus qu’ils perdaient leurs temps, ils se devaient de le perdre. Au demeurant, après tout, ils justifiaient leur émoluments. La question de la communication entre Mopale et la capitale avait été l’objet de longs débats réunissant Otar, Pol et Gwennaele. La résidence disposait de lignes directes sur un satellite dédié ; un répéteur lui avait été réservé. C’était insuffisant. Le réseau Echelon éplucherait avec rapidité toutes les conversations. Une seconde ligne avait été montée sur un satellite 50 militaire officiellement destiné à l’alerte avancée anti missiles. Mais, là aussi, la supercherie serait bien découverte un jour, malgré la virtuosité des services du Chiffre. Cette seconde ligne devait servir pour des entretiens confidentiels ou en cas d’urgence. La grande idée de Pol était celle de courriers terrestres se déplaçant en vélo et connaissant leurs messages par cœur. La médecine pouvait conditionner leur cerveau pour qu’à un certain niveau de torture ils perdissent tout mémoire. Malheureusement, la mer séparait l’île du continent. On avait quand-même, pour obliger Pol mais sans trop y croire, installé une ligne opérationnelle : les cyclotouristes atteindraient un petit port de pêche, y embarqueraient sur un canot, traverseraient le détroit. Les risques étaient cependant multipliés. - A la fin des fins, avait dit Pol, il faut se voir, et si possible à l’abri des micros directionnels. Tu prendras le bizjet aussi souvent que nécessaire, nous t’inventerons pour la presse une aventure galante sur le continent. Nous nous trouvons à deux heures de vol l’un de l’autre. Et, avaitil ajouté avec un sourire carnassier, je tiens à te voir souvent. Aucune archive papier, aucune archive sur disquette, CD REW ou DVD ne devait subsister à Mopale. Toute prise de notes devait être brûlée dans les plus brefs délais. Omar disposerait de trois pièces aux rayonnages couverts de classeurs Plein Ciel et de hamacs renfermant un nombre élevé de calembredaines. Même les feuilles de salaire et les états de service des personnels seraient gérés sur le continent. En tout état de cause, en s’embarquait pour une mission courte. Une telle situation ne pouvait s’installer dans la durée. Otar avait tenu à soigner l’image de marque de farfelu qu’il souhaitait se donner au départ. On trouvait au milieu des ordinateurs des consoles de jeux, des chaînes audio à haute définition. Un magnifique flipper américain des Sixties trônait dans un coin. Une grande salle de Home cinéma attirait par ses fauteuils club et son bar. L’ensemble offrait l’image d’un authentique bordel qui devenait un effet de l’art. Aucun plan d’ensemble dans les dix pièces de cette suite fort particulière, où, au demeurant, l’Envoyé ne mettrait pas souvent les pieds. 51 Modestement enfoui dans ce fatras reposait le journal intime d’Otar. Servis par un Window XP même pas professionnel, tapés sur un Word un peu ancien, quatre fichiers contenaient des remarques au jour le jour, des notes sur ses interlocuteurs, la liste exhaustive des maîtresses du héros. Aucune indication stratégique, évidemment. Au pire, en cas de découverte, ce petit caca passerait pour un personnal joke parmi d’autres. Strabelstrom était parfaitement conscient qu’il introduisait ainsi une faille dans son propre système. Mais il connaissait sa maniaquerie et préférait composer avec elle plutôt que de s’imposer des contraintes trop névrosantes. Il assumait le risque, c’était tout. Il ouvrit le computer et créa un nouveau Fichier, Directoire. Et il commença à taper, assez rapidement, mais avec deux doigts. 52 Numéro 1 Pol ANGEROLI Pol, mon ami Pol, a une dizaine d’années de plus que moi. Il est né en 19** et atteint donc la soixantaine. Dans la carrière politique depuis les débuts de sa vie d’adulte. Son trait de génie a été de créer à trente ans son petit Parti du centre qui lui a rapidement permis de devenir indispensable dans nombre de combinaisons ministérielles. Huit fois ministre déjà, à des postes bien divers … A mené constamment une politique de bascule, homme clé passé maître dans la combinazione. Totalement indifférent aux idéologies. Tient parfois en privé sur le capitalisme et l’économie de marché des propos définitifs que ne démentirait pas un marxiste de stricte obédience. Croit en une certaine image de la démocratie, des droits de l’homme, des libertés. Un humaniste, violemment hostile au discours humaniste des faux culs. Viscéralement anti-Maffia. (souligné trois fois) 53 Pol, sourit Otar, en cessant de taper, mon très cher ami Pol. La grande amitié de ma vie … Les deux hommes s’étaient connus de manière assez banale. Otar avait obligé un hobereau qui possédait, dans une région sableuse située à une centaine de kilomètres au Sud de la capitale, une propriété de quatre cents hectares. Celui-ci l’avait invité, à titre de remerciement, à venir pêcher dans un étang légendaire, grouillant de carnassiers. Un matin, donc, moulinant son lancer, Otar avait vu son attention attirée par les difficultés d’un autre pêcheur qui, perché sur un ponton, venait de piquer un assez beau brochet qui l’avait emmené tout droit dans une branche et menaçait de se décrocher. Strabelstrom ne faisait jamais les choses à moitié. Il était équipé comme pour aller curer une centrale nucléaire. Sa tenue d’égoutier lui permit en ce matin frisquet de novembre de pénétrer dans l’eau jusqu’aux aisselles, de couper la branche d’un coup de poignard de commando, et de rattraper de justesse, de la pointe de l’épuisette, la proie qui venait de se libérer. L’autre l’observait sans mot dire. Otar, lentement et pesamment, regagna le bord et s’en éloigna d’une bonne quinzaine de mètres. A ce moment là, le brochet, bandant ses dernières énergies, fit un bond formidable hors de l’épuisette, et mourut instantanément sur l’herbe drue, ayant poussé jusqu’à ses extrêmes limites son généreux cœur de prédateur. Le pêcheur secouru avait quitté son ponton, et regardait. - A voté, dit Otar. Son vis à vis partit d’un énorme rire, d’une espèce de quinte inextinguible qui se transmit à Strabelstrom. Par la suite, les deux hommes se présentèrent, mais l’amitié était née dès cette seconde initiale, et elle ne devait jamais se démentir. Quand ils faisaient allusion à leur première rencontre : - Ecrivez bien, disait Angeroli aux journalistes, que nous nous sommes connus à la pêche. Dans un grand domaine de chasse, certes, mais 54 à la pêche. Ce sont les faisans qui font connaissance dans les parties de chasse. Lorsque Pol Angeroli avait été désigné à la présidence du Directoire par l’Assemblée nationale, il avait pensé tout de suite à faire appel à Otar. Non sans quelque réserve. Pratiquant ses saints comme il les connaissait, il pouvait craindre quelques débordements du personnage. Mais peut-être au fond les souhaitait-il plus ou moins consciemment. Otar n’avait pas fait la brillante carrière d’Angeroli, mais il l’avait suivi à distance, marchant dans les mêmes traces. Haut fonctionnaire, il était passé de cabinet ministériel en cabinet ministériel ; sa fortune avait tenu au fait qu’ayant servi trois ans un SD, il avait été conservé dans l’urgence par le DC nouveau titulaire du maroquin. Il avait alors sorti son fameux discours à tous usages, qui avait par la suite fait mouche à plusieurs reprises. - Je suis parfaitement athée, confessait-il, et je n’assisterai pas aux offices. Mais confiez moi les intérêts religieux liés à votre charge, et, si je ne les traite pas à votre satisfaction, je rentrerai sous terre dans trois mois. Vingt ans plus tard, il était encore là, repris au passage par les sociaux démocrates, élément de parcours obligé pour toutes les équipes. Otar n’avait pas le sentiment d’être un sous Pol, et Angeroli ne l’avait jamais traité comme tel. Il suivait à quelque distance une carrière parallèle, conscient de ses ambitions et de ses possibilités. Et il réfléchissait une ultime fois à la sentence hasardeuse de César : plutôt que second à Rome, être premier dans un village… Pol avait toujours préféré être pair parmi les pairs. La chance historique le faisait premier parmi les pairs, et du coup Otar devenait premier dans un village, un beau village tout de même. Pol aime le pouvoir, conclut Otar, pas moi. Moi, j’aime accomplir des missions, et le sort m’a donné un extraordinaire oiseau à plumer 55 Numéro Deux : Gwennaele STABON. Mon âge, la cinquantaine. Une belle femme, sculpturale, au visage régulier. D’une beauté assez largement supérieure à la moyenne. Croqueuse d’hommes, de notoriété publique, ne s’en gênant pas. Finalement redoutée. Prénom de hasard, dû à une mission de ses parents dans un pays celtique. Elle n’en raffole pas, mais le porte comme un vêtement quotidien, négligemment sur les épaules. Aucune illusion à se faire. Les trois femmes du Directoire ont été choisies avant tout par nécessité de sacrifier à la parité. Député non-inscrite, ses positions politiques sont aussi élastiques que sa muqueuse vaginale. Elle a la réputation parfaitement usurpée d’être malléable, manipulable, ce qui a dû plaire à l’heure de sa désignation. Elle obéit sans barguigner à Pol, dont elle est en fait la créature. Moi je suis son ami, mais elle, elle est sa chose. Elle l’a consommé, bien entendu, mais le sexe n’est pas une grande affaire entre eux. Contre toute apparence, elle a besoin de s’appuyer sur une épaule masculine dès lors qu’on sort des stricts rapports homme femme. Nature au fond simple, jouisseuse, sans emphase. Un dernier point : juriste de formation, elle connaît par cœur tous les rouages administratifs du pays. Elle est plus que précieuse : indispensable. Otar sourit, puis ajouta au bas de la feuille –et il s’en morigéna : Bon coup. 56 Numéro trois : Amande VERHOESTEDE Toujours dans nos âges . Grand cheval, aux dents un peu équines, mais de la classe quand-même. Amande est la femme de main du PS dans le Directoire. Officiellement non encartée, mais compagne de route assidue. Elle vote régulièrement avec Pol et Gwennaele, mais elle suit en cela la position de son parti. Pour l’instant, le PS soutient le Directoire. Mais Amande peut faire défection à tout moment. Nous ne devons absolument pas nous appuyer sur elle. Mariée avec un écrivain parmi les plus connus de la social-démocratie, pratique une sexualité de moyenne bourgeoise, strictement politique. Elle couche hygiéniquement avec des sympathisants de haut vol. Susceptible de se laisser entraîner dans une soirée échangiste ou partouzarde de bon ton, mais observe une extrême prudence, et est, si l’on peut dire, couverte sur ses arrières. J’ai la chance de ne pas lui plaire, et j’en suis bien content. Je ne vole pas assez haut pour elle, et elle ne se montre pas suffisamment féminine pour moi. Même dans le déduit, on doit sentir l’apparatchik. Dernier point : elle n’est que moyennement compétente ; ce qui peut selon les cas nous desservir ou nous être utile. 57 Numéro Quatre : Palika LEDERER C’est officiellement l’homme de la DC. Rien à redire, l’Assemblée a montré un souci naturel d’équilibre, en plaçant dans ce gouvernement provisoire deux observateurs de ses principaux partis. Mais en fait, Palika est l’homme du Groupement. J’ai les meilleurs services spéciaux du Pays, et Pol les seconds. Il m’en veut un tout petit peu, d’ailleurs. Nous avons recoupé nos sources et nous sommes parvenus à une certitude. Voilà où notre patrie en est rendue : les factieux campent au cœur même du gouvernement. Seuls Pol et moi-même sommes au courant, mais nous avons décidé, sur l’insistance d’Angeroli, d’affranchir Gwennaele. Tous les actes officiels du Directoire seront disséqués, étudiés, et transmis à la maffia. Mais le fait que nous ayons identifié l’espion, et que personne ne le sache, est un sérieux atout dans notre manche. Pour le moment, la DC soutenant l’Exécutif provisoire, il suit. Il se présente toutefois comme un partisan de la conciliation, et a tiqué au moment de ma désignation. J’ai tenté de le rassurer en lui disant que je concevais ma mission comme un épisode quasiment folklorique, et qu’en tout état de cause, je ne m’appesantirais pas sur le terrain. Le message a dû passer à Mopale. Je n’aime pas son physique. Adéquation pourtant chez lui entre le corporel et le mental. Il est très grand, sec comme un hareng saur, au demeurant assez distingué. Sec aussi dans le contact humain ; il se donne des allures ascétiques, frise l’intégrisme. Pratiquant rigoriste. Pas prosélyte, certes, mais fait toujours sentir à ses interlocuteurs qu’il s’adresse à des mécréants. C’est d’autant plus regrettable que nous avons à Miran une DC globalement ronde aux angles. Apparemment abstinent en tout, je lui imagine une sexualité crapuleuse, des messes noires orgiaques avec de jeunes vierges. Mais c’est purement fantasmatique, mes services n’ont rien sur lui. 58 Numéro Cinq : Alexandrine PILLET Dite MONACO. Son (joli) prénom m’énerve. Il fait sucré. Arriviste totale. Mange à tous les râteliers. Politiquement vénale. Pol la tient en la payant sur les fonds secrets. Nous pouvons donc pour l’instant compter sur sa voix. Jusqu’à ce que Le Groupement s’aperçoive de la chose et se montre plus généreux que nous. Nous n’en sommes pas là. Planche pourrie, mais qui ne menace pas de céder dans l’immédiat. Son surnom, qu’elle accepte assez crânement, tient à une jeunesse agitée. Joueuse impénitente, elle a dû se faire interdite dans les casinos et suivre un traitement psychologique. Pourquoi est-elle là, grands dieux… Elle a certainement été ajoutée pour faire le quorum. Trois femmes contre deux hommes. Mais surtout, il n’a pas déplu à l’Assemblée de nous adjoindre un élément faible, versatile, malléable, donc manœuvrable. Une assez jolie petite caille, ronde, désirable, la quarantaine. Pas de bêtises, Otar, le temps t’est compté. 59 Les fonds secrets … Otar sourit de nouveau. Pol n’avait jamais passé pour se montrer dépensier avec l’argent public. Or, il avait ouvert à Otar une ligne de crédit quasi illimitée. Le Directoire s’était fait voter pour Mopale un véritable budget de crise. Angeroli disposait en outre des fonds attribués au premier ministre. Enfin, il puiserait largement dans les fonds secrets. Après nous le déluge, avait-il dit. Il comptait d’ailleurs sucrer allègrement certaines subventions scandaleuses attribuées à l’Ile, tellement grotesques que personne n’oserait émettre l’ombre d’une protestation. L’un dans l’autre, concluait-il, nous dépenserons sans doute moins que les gouvernements précédents. Voire, pensait Otar, Je vais être cher, sans doute d’ailleurs pas comme on le pense. Il ouvrit un autre fichier, assez pauvrement intitulé Florilège des baisées, ce qui n’était qu’une posture, car il se montrait au quotidien adorable avec les femmes. Il fit défiler tendrement la liste de noms mille fois caressée, en maniant doucement la roulette de la souris. Entre : - Nadège PETIT 21 septembre 2003 et - Malika TAHAR-JOULI 12 mai 1997 il intercala : - Gwennaele STABON 2 novembre 200* Il dut se retenir pour ne pas ajouter : Bon coup. Il s’interdisait toute notation, à franchement parler un procédé fort médiocre. A ce compte, Nadège aurait mérité une appréciation du type : manque total d’imagination. Quant à Malika, elle n’avait jamais compris que sa véritable vocation était la prostitution, et elle gaspillait sa jeunesse. 60 C’en était assez pour aujourd’hui avec la maniaquerie. Il ferma la bécane. Tout l’après-midi allait se passer au demeurant en aménagements et rangements. Il fouina une seconde et attrapa Erika, qui le vit venir en riant. - Ce fut long ? dit-elle. Il la prit debout, appuyé contre un bureau. Elle enroula ses cuisses autour de sa taille et, la tête renversée, se laissa porter par la houle. - Bonne pioche, dit-elle finalement. Quand ce fut fini, il la caressa longuement. - Belle, belle petite chose, disait-il. - N’est-ce pas ? - Ce soir, je dors avec toi. - Quel honneur ! Qu’est-ce qui te prends ? - Je veux dormir avec toi. Dormir. - Tu ne crains pas que Klara… - Elle m’a demandé le Falcon pour demain. Elle voudra être fraîche et dispose. - Si elle ouvre une porte par mégarde… Et d’abord, où dormirons-nous ? - Au hasard. Dans une chambre à verrou. - Si on te cherche ? - On me trouvera. Dis donc, tu me parais bien réticente. Tu avais disposé autrement de ta nuit ? Elle rit. - Je ne veux rien savoir de ta vie privée. - Il me semble que tout à l’heure tu étais bien enfoncé dans cette vie privée. Tu crois que tu me laisses le temps d’en aimer un autre ? - Tu es libre, Erika. Il sentait sous sa poigne tressaillir un paquet de muscles. Elle avait combattu en Bosnie, en Afghanistan et à Timor oriental. Elle ne combattrait jamais aussi bien que dans un lit. - J’ai du travail, dit-elle. 61 Troisième jour. Ils étaient une douzaine au petit déjeuner, autour d’une grande table rustique désormais installée. Le six majeur était au complet : Otar, Madona, Weng Li, Erika, Niklaus et Milo. - Je me demandais, fit Otar, si nous devions désormais rester tous les six ensemble. Mais la question n’a pas de sens : si je suis éliminé, la Mission prend fin automatiquement. C’est plutôt lorsque vous œuvrez hors de ma présence qu’il vaudrait mieux vous dispatcher. Jamais plus de trois en même temps dans le même lieu. Milo ? - J’ai eu les plans des souterrains hier à midi. Nous avons donc pu travailler près de vingt quatre heures. - Tu dors, parfois ? - Trois heures hier vers midi. - Attention. Nous avons eu un contact avec le général des Echauguettes. Je viens bientôt te présenter à lui. Tu tâcheras d’être en pleine forme. Raconte. - Nouvelle préoccupante. Nous avons décelé trois passages sous nos fortifications. Deux d’entre eux étaient apparemment l’œuvre de maraudeurs, de squatters. Nous les avons aisément colmatés. Le troisième est d’une autre nature. C’est un véritable sas aménagé. Des sapeurs ont dû participer à son élaboration. Ce chemin bétonné débouche sur une grande salle où il est possible d’installer une grande quantité d’explosifs. Des excavations ont été préparées à cet effet. Ce qui signifie qu’en cas d’explosion classique, toute la partie centrale de la villa se serait effondrée ; qu’en y ajoutant une dimension chimique, on pouvait saupoudrer toute la Résidence et nous forcer, dans le meilleur des cas à l’évacuer en catastrophe avec de lourdes pertes. Ce qui me laisse perplexe, c’est que cet appareillage n’est pas récent. Il peut dater de dix ans comme de vingt ans. Principe de précaution sans doute. - Seul le Groupement a pu engager de tels moyens. Mais s’il dispose partout d’installations similaires, dit pensivement Otar, cela peut changer mes plans. 62 - J’opterais, dit Weng Li, pour une position plus optimiste. Nous ne sommes pas au Vietnam ou à Beyrouth.. Le Groupement n’est pas en état de résistance clandestine. Il se trouve au pouvoir depuis deux cents ans. Il ne s’est pas préparé à soutenir une occupation. - Il faudra, dit Otar, avant toute initiative un peu pointue de notre part, faire un tour de table sur le vrai potentiel politico-militaire du Groupement. Sur sa définition exacte. Je suis convaincu, par exemple, qu’il peut armer au moins quinze mille hommes. Ou plus exactement qu’il a bien plus de 15 000 armes disponibles et de 15 000 hommes en état de les porter. Mais ce sont là gens accoutumés aux accidents de chasse, aux chutes de voitures dans les ravins, au mieux aux assassinats ciblés. Qui tuent presque toujours impunément. Devant trois Chars Leclerc et une vingtaine d’automitrailleuses, comment se comporteront donc ces héroïques guerriers ? Weng Li et Milo acquiescèrent. - Nous devons prendre des risques. Je postule que notre tunnel est un ouvrage d’art relativement exceptionnel à Sainte Croix. Il faudra partir sur un certain nombre d’hypothèses aussi hasardeuses que celle-là. - Bien, dit Milo. J’ai choisi l’option tactique suivante. Nous n’avons pas bouché cette troisième entrée. Nous l’avons soigneusement minée. Mines lourdes déclenchables à distance, plus quelques engins légers antipersonnels. - Anti voyous, murmura Erika. - Hélas… - Un peu en arrière, nous allons être contraints de laisser en permanence un poste de garde, qui devra recevoir des renforts rapides en cas de nécessité. En gros, il faut filtrer. Refouler, stopper, ou même laisser entrer plus avant si nous le désirons. - Dernier point, demanda Otar. Quelles preuves avons nous qu’une pénétration n’a pas déjà eu lieu ces derniers jours, qu’un ou des groupes n’opèrent pas déjà à l’intérieur ? - Aucune, sinon que nous avons déjà beaucoup patrouillé. - Eh bien, à la guerre comme à la guerre. Madonna ? 63 - La conférence de presse. Elle suscite beaucoup d’intérêt. J’ai reçu de très nombreuses demandes de précisions. J’en suis par ailleurs à quatorze sollicitations pour des interviews personnelles. - Je les honorerai toutes. Je commencerai demain. Je compte me rendre sur place en voiture banalisée avec un chauffeur et deux gardes du corps. Une seconde voiture, occupée par quatre personnes, ouvrira la route, munie d’une sirène et d’un gyrophare. Je pars du principe que le Groupement ne cherchera pas à m’éliminer pour le moment. Si je me trompe, buvez pour le salut de mon âme. - C’est quand-même un monde, reprit Madonna. Toujours aucun contact avec le Conseil régional, ni avec les forces de police locales. - Celles-là, tant que je pourrai m’en passer … Mais je suis d’accord : cette situation ne peut pas durer. Tu vas me convoquer dans les jours qui viennent le secrétaire régional du PS et celui de la DC Je veux les voir dans les locaux du Palais du Gouvernement. Invite aussi, avec les mêmes marques de respect, le sieur Oswaldo Marini-Fizzi, président du mouvement Pour Mopale, c’est à dire la vitrine légale du Groupement. - L’un d’entre nous pourrait t’accompagner. - Non, je suis un homme seul, de peu de capacité, possiblement déjà perdu. Vénal, pourquoi pas. Naïf et jobard. Niklaus ? - Je demande la permission de sortir dès aujourd’hui. Ma mission est dehors. C’est là que je travaillerai, que je prendrai des contacts. - Le risque est grand. - Je vais plus loin. J’ai besoin qu’une partie de mes hommes – c’est épuisant de toujours dire mes hommes et mes femmes- puisse aller et venir comme elle l’entend. Tous regardaient Otar. - Madonna ? - Alors, il faut infléchir notre organisation initiale. Tu dois établir un flux constant avec l’extérieur, faire sortir, voire faire entrer. Ne nous enfermer que le plus tard possible dans le schéma de la forteresse assiégée. Nous débarrasser de tout complexe obsidional. - Propose. 64 - Nous avons déjà du personnel à l’extérieur. Je parlerai désormais d’eux sous le nom d’Externes. Ceux qui restent ici sans bouger seront les Internes. - Ils changent bien de caleçons ? - Oui, et ils commencent même à tringler. Nos petites nanas font des ravages parmi le personnel de Milo. Je me suis laissé dire que notre brillant lieutenant-colonel lui-même, dès hier soir… - C’est du propre, fit Otar. Où va l’Armée ? - Elle bat le beurre, dit Weng Li. - A l’ordre, dit Erika. - Oh toi, tu as les fesses encore chaudes… - Pas de tes caresses, en tout cas. - Pas taoïste. Milo, bien qu’un peu rouge, partit d’un gros rire. - Mes enfants … - Après les Externes, dit Erika, nous aurons donc les Externants. - Une nouvelle variété de ruminants ? - La complexité du vocabulaire est indispensable, dans un double but : impressionner les âmes simples et donner des doutes à nos adversaires. - C’est vendu, dit Otar. Avec évidemment une prime journalière à la clé. La presse ? - Plusieurs articles consacrés à l’arrivée mouvementée des bagages hier matin à l’aéroport. On rigole sous cape. Un joli petit papier sur Klara. - Fais voir. Sous le titre Les souliers de Cendrillon, le journaliste consacrait un article assez juste de ton à la femme du chef, qui avait apparemment beaucoup alimenté la fantasmatique de Sainte-Croix. - Bonne plume, dit Otar. Où a-t-il eu tous ces renseignements ? - Pas sur place. Il a dû consulter la nécro d’un de ses confrères de Miran. 65 Quand un personnage accède à une certaine notoriété, il n’en échappe pas moins à la possibilité d’une mort soudaine. Les journaux sérieux préparent à l’avance, à tout hasard, sa notice biographique. Celle-ci, dûment classée en documentation, est désignée sous le nom de nécro. Tout cela indiquait qu’à Miran, Otar était peut-être pris plus au sérieux qu’il ne l’imaginait. - Ce journaliste, Nat Lacourière, n’est-il pas déjà celui qui m’avait interpellé à l’aéroport sur ma future politique ? - Oui. C’est une des grosses pointures locales. - Madonna, prends moi trois rendez-vous pour demain avec un rédacteur des principaux journaux, dont ce Monsieur. Quarante minutes. Que ce soit fait avant la conférence de presse. Quoi d’autre ? - Nous avons, dit Niklaus, réceptionné depuis hier cent quarante collaborateurs à la Résidence, sans parler bien évidemment des Externes. - J’en étais à cent, dit Otar. - Il en arrive aussi par mer. - Ah bon. Je puis dormir sur mes deux oreilles, je suis bien secondé. Je ne plaisante pas. - J’en renvoie dix aujourd’hui même. Au début, il y a beaucoup de déchet. - Rien de très grave ? - Non. Incompétence, alcoolisme, indiscipline sexuelle. Deux hommes se sont sévèrement battus pour les beaux yeux d’une de mes collaboratrices. - Rien de très dommageable cependant ? - Non. - Ils toucheront tous leur prime dès leur retour. A propos, établissement d’une zone d’exclusion maritime dès la prochaine nuit. - Bien, dit Madonna. Décision de… - De moi, dit Otar. Sans justification. Le groupe commença à se disperser. - Weng Li, dit Otar, si elle te fait envie, paie toi la au moins une fois. 66 - Erika ? Je n’y ai jamais pensé. - Aucune femme ne m’appartient. Autrefois, avec Klara, j’ai pu croire à l’amour absolu, et possessif. Depuis dix ans, le tout Miran est passé dessus. J’entends bien partager toutes mes femmes. - Je t’assure que je n’y ai même pas songé. Simplement, parfois, elle m’énerve. Je souhaitais juste la titiller. - Bref, je te l’aurai dit. Toutefois, elle se sait très belle, et se montre très difficile. - Otar ! cria Niklaus. Une seconde. - Vas-y. - Notre nouveau, Milo, me paraît clean. - C’est quand-même un ami de Weng Li. - J’enquête, c’est mon rôle. Très banzaî, un mental élevé. Peutêtre une propension excessive à l’initiative. Prends-y garde. Sinon, c’est une excellente recrue. - Que comptes –tu bricoler à l’extérieur ? - Traîner, prendre des contacts. Faire mon boulot. Ma pauvre petite sexualité… Dans ce film post soixante huit tard d’un grand metteur en scène trop tôt disparu, une jeune actrice, qui elle non plus n’eut pas la carrière qu’on pouvait attendre, déclamait sur un ton plaintif un monologue un peu voyeur qui fit gronder le festival de Cannes. Ma pauvre petite sexualité…. 1 Je ne puis vraiment pas dire : ma pauvre petite sexualité, ruminait Otar Strabelstrom. Mais elle est au fond bien ordinaire. Très jeune, il s’était rué sur les femmes. Les médecins lui avaient expliqué par la suite, avec des mots choisis, qu’au delà de tout romantisme, il fallait peut-être voir dans cette propension une exigence glandulaire supérieure à la moyenne. Cette démonstration sans poésie plaisait bien à l’Envoyé, car il y voyait la pure réalité. La maman et la putain, film français de Jean Eustache 1973, tirade de Danièle Lebrun. [note de l’auteur] 1 67 Ses amours avaient été assez classiques avant l’irruption dans sa vie de Klara la Splendeur. Dix années d’assouvissement, de halètements, de don réciproque. Le bonheur à l’état brut, l’amour et la volupté. On ne saurait jamais qui avait le premier trompé l’autre. Sans doute avaient-il commencé à peu près en même temps leurs errances extraconjugales. Otar était assez bel homme, plus dans sa stature, son allure d’ensemble, que dans les traits assez ordinaires de son visage. Les femmes sentaient fort bien cette force en lui qui les poussait vers elle. Par ailleurs, le pouvoir est érogène, et singulièrement le pouvoir politique. Il avait donc, au jour le jour, puisé dans un vivier assez fourni et multiplié les conquêtes pas trop difficiles. A cinquante ans, il ne sentait encore aucun signe de ralentissement de ses facultés. Il l’appréhendait, mais rien ne venait. Il avait toujours préféré les actes égrenés au quotidien aux nuits ponctuées de spasmes à répétition. Un fin statisticien aurait peut-être prouvé qu’il pratiquait un tout petit peu moins, mais le recul se montrait infime. Présentement, il honorait Klara environ une fois par semaine, et se tenait à ce rythme de croisière. Erika jouait le rôle de la maîtresse habituelle, mais ce terme commode ne convenait guère à la subtilité de leurs rapports. Il la voyait environ tous les deux jours, souvent entre deux portes, dans un bureau isolé, sur l’herbe. Leur niveau de plaisir était élevé. Erika, très occupée, ne rendait jamais compte de l’emploi du temps de ses nuits, et il ne souhaitait rien en savoir. Il lui semblait parfois qu’elle lui parlait de manière bien sentimentale. Peut-être qu’en secret elle l’aimait, mais leur ton était habituellement celui du marivaudage. Avec Madonna s’était installé depuis des années un protocole immuable, quasi fétichiste. Une fois tous les dix jours environ, il faisait irruption dans son bureau. Dépannage, disait-il. Il sortait d’une entrevue difficile, ou avait gratté trois heures sur un dossier assommant. Elle souriait, se levait promptement, donnait un tour de clé, quittait un petit slip généralement adorable (jamais en pantalon au bureau, Madonna !) et, la pointe de pieds touchant le sol se mettait à plat ventre sur son secrétaire. Fille pratique, elle conservait dans un coin un coussin brodé réservé à ce 68 seul usage, et qu’elle glissait prestement sous elle. Elle offrait alors à son patron un des plus beaux culs du Pays, dont il caressait doucement les orifices avant de la pénétrer. L’affaire terminée, il la retournait, puis l’embrassait lentement et longuement en lui pétrissant les seins. Madonna manifestait un vif plaisir qui ne devait rien à la simulation. Homme à la vérité fort simple, Otar savait que la plupart de nos compagnes ne raffolent pas de la sodomie. Sodomie qui au demeurant n’a pas grand chose à voir avec l’homosexualité. Beaucoup d’hommes très exclusivement hétérosexuels aiment à l’occasion prendre de cette manière une femme, sans doute par machisme. Madonna était la seule avec qui, assez rarement, il se laissait aller, sans doute devant l’étalage de tels trésors. - N’aurais-tu pas commis quelque erreur ? disait-elle doucement en se relevant, et c’était tout. Il y avait bien sûr les rencontres de passage. Elles n’étaient pas aussi nombreuses qu’on l’imagine toujours, et Gwennaele avait sans doute flatté son compagnon en le traitant de dom Juan. Otar avait de plus en plus tendance à traiter ces aventures de manière assez particulières. Allez, c’est bien masculin, il aimait beaucoup la fellation, tout en la considérant comme un acte incomplet, qui le laissait un peu sur sa faim. Klara s’y refusait désormais avec détermination, simplement pour le punir par ce qu’il aimait ça. Avec Erika, leur amour était un peu trop copain, copain. Lorsqu’elle montrait d’évidentes intentions : laisse, laisse, disait il, il y a des femmes pour ça. Avec Madonna enfin, la rigueur de leur protocole ne se prêtait guère à cette figure de style. C’étaient donc les bonnes volontés de passage qui trinquaient. Dans les réceptions, les cocktails, Otar entraînait à l’écart la sotte qui béait devant lui, l’agenouillait dans un coin, et lui faisait promptement avaler sa semence. Si, d’un mouvement de la dernière seconde, elle esquivait le geste, il s’arrangeait pour tacher son décolleté ou le devant de sa robe, puis la renvoyait immédiatement dans le monde. La malheureuse se précipitait vers les lavabos, et généralement, Madonna disait à Erika, sur un ton pas vraiment confidentiel : 69 - Encore une ambassadrice qui a sali sa modestie avec nos petits fours. L’opinion publique disait même que la plupart des gentes dames du gratin miranais avaient désormais taillé une plume à Strabelstrom. Au fond, résuma le grand homme, je me les vide environ vingt cinq fois par mois. Disons une fois par jour. Il n’était pas malheureux. Sa haine pour Klara se nourrissait toute seule. Nono ne comptait guère, pauvre larve pour laquelle il n’avait plus guère d’ élan. Madonna ne lui appartenait pas. Elle était très secrète sur ses amours, il avait même pensé à une liaison cachée. Il ne la forçait certes pas – et l’aurait libérée dès le premier mot d’une supplique -, mais elle prenait du plaisir dans ses bras. Elle restait cependant très distanciée. Ses rapports avec les hommes étaient excellents. Pol restait un ami comme on n’en a que deux ou trois dans une vie, il se sentait très lié au quotidien à Weng Li. Même Niklaus était bien plus que son chien courant. Je ne vais quand-même pas me plaindre. Je suis entouré, on m’estime, on me respecte, et très souvent je plais. Tout cela manque cependant un peu de vibration. Un amour me ferait le plus grand bien, je sens en moi une réelle disponibilité. Mais ça ne se commande pas comme un cheeseburger. La salle était prête, correctement équipée. Un service d’ordre peu fourni mais bien présent filtrait les arrivants. On trouvait quand-même ici, malgré la mauvaise volonté du Conseil régional, des fonctionnaires qui faisaient leur travail. Le chauffeur resta dans la voiture officielle, au volant, prêt à démarrer en cas de nécessité. Les deux gorilles d’Otar prirent place derrière la tribune où l’Envoyé s’assit seul. Les quatre occupants de l’autre véhicule s’étaient jetés sur la sono, dont ils avaient pris possession sans fioritures. Le seul sésame pour entrer dans la place était la carte de presse. Peutêtre la distribuait-on plus généreusement à Mopale qu’ailleurs, mais les autorités de Miran y veillaient, tout de même. 70 Otar avait une belle salle. Une bonne centaine de journalistes, tous les professionnels locaux évidemment, quelques rédacteurs nationaux, et, surprise, quelques correspondants étrangers. A l’heure précise, il prit position dans son fauteuil, et reçut quelques applaudissements inattendus. Il plaisait, il avait su parler à ce milieu de reporters et de photographes. Mais si l’on estimait que toute la presse était dans les mains du Groupement, le décryptage de cet accueil était délicat. Les journalistes n’étaient-ils pas tenus de respecter une stricte discipline dans leur attitude ? Existait-il parmi eux quelques francs-tireurs ? Le Groupement avait-il donné des ordres, mais quelle en était alors la signification ? On lui apporta une carafe d’eau, et une bouteille de rosé du cru, le Santa Lucia, le meilleur vin de Mopale. Petit coup de poker pour brouiller les cartes, car le clos appartenait au Groupement. Cette fois-ci, les rires fusèrent. - Je n’abuse jamais de l’alcool, dit Otar, mais j’ai goûté ce breuvage hier soir, il est excellent. Si notre débat m’épuise trop, je me verserai un petit verre de remontant. Il est bien entendu que je répondrai à toutes vos questions, dussions–nous y passer l’après-midi. Je vous rappelle par ailleurs que je vous recevrai tous en entretien particulier. Les premiers rendez-vous sont déjà fixés. Mesdames et Messieurs, je souhaite éviter tout long préambule. Chacun a en mémoire les évènements tragiques qui ont amené la mort de notre Président, la mise en place du Directoire, et ma désignation comme Envoyé. Cela, c’est le passé : je souhaite y revenir le moins possible. Nous devons maintenant nous tourner non pas vers l’avenir, mais plus simplement vers le présent. Je désire dans un premier temps rassurer. Je ne suis pas venu sur Mopale pour bouleverser un ordre établi depuis des siècles, pour semer le trouble dans une île, je vous le dit franchement, merveilleuse, et qui a toujours su gérer ses affaires. 71 J’aimerais surtout discuter, rencontrer les différents acteurs de la vie insulaire. Multiplier les contacts. Regarder vivre vos concitoyens. M’imprégner de l’atmosphère si particulière de votre belle région. Je n’envisage cependant pas une action longue. Sans doute ma Mission ne se prolongera-t-elle pas au delà de quelques mois. N’oublions pas que toute décision demeure entre les mains du Directoire. Un de mes objectifs sera de collecter de l’information, et de transmettre à Miran des éléments préparatoires à d’éventuelles mesures. Cela dit, il est fort possible que l’exigence réformatrice ne soit pas très vive dans le Pays. Je serais même étonné que mon séjour parmi vous débouche sur de très grands bouleversements. Voyez-vous, quelque chose a été froissé entre le continent et Mopale. Je suis entre autre chargé de déplisser la toile, voire même de commencer à la repasser un peu. Surtout pas de tirer dessus au point qu’elle se déchire. Les journalistes montraient quelque perplexité. Certaines formules d’Otar s’accrochaient avec bonheur à la langue de bois habituelle des discours politiques. Mais le ton d’ensemble était inhabituel, un rien intime. Quelques expressions se montraient un peu trop familières. Derrière les paroles de l’Envoyé transparaissait à la fois une indiscutable compétence –et l’on connaissait son parcours dans les cabinets ministériels- et comme une sorte de naïveté. Il acheva rapidement son préambule, et demanda la première question. Rien n’avait été préparé, comme dans les célèbres interventions du général de Gaulle, où tous les textes étaient pesés mot pour mot à l’avance et les journalistes choisis comme les sujets. Un représentant du Sud de l’île lui demanda s’il pensait qu’on devait modifier la législation sur les appellations contrôlées. Il y eut une bronca : à l’essentiel, à l’essentiel ! Otar sourit. - Je vais quand-même répondre brièvement, et vous verrez pourquoi. Sur tous ces problèmes économiques et sociaux locaux, qui, n’en doutez pas, sont ceux qui intéressent le plus la population, on pourrait renvoyer le débat devant les bureaux des ministères concernés. Mais il se 72 trouve que j’ai l’intention de réunir une par une l’ensemble des catégories socioprofessionnelles. Tenir des sortes d’états généraux de l’Ile entière. Et collecter tous leurs cahiers de doléances. Je souhaite discuter avec les Iliens eux-mêmes. J’ai noté l’existence à Sainte-Croix de grandes salles de réunion pouvant contenir plusieurs milliers de personnes. Certaines de ces assemblées seront présidées par mes adjoints, le plus grand nombre possible par moi même. Otar jouait là la première des cartes de sa main, la plus importante, celle qui devait déclencher tout le processus qu’il comptait mettre en marche. Les journalistes grattaient comme des forcenés. L’homme qui avait écrit l’article sur Clara demanda la parole, et plusieurs de ses confrères cédèrent leur tour. - Comment envisagez vous l’organisation de ces assises ? Souhaitez vous passer par dessus les pouvoirs locaux ? Comment appréciezvous l’attitude du Conseil régional à votre égard ? - Mopale, dit Otar, connaît un fonctionnement démocratique. Elle a ses assemblées élues au suffrage universel, ses syndicats dont les chefs sont désignés par leurs mandants. Je ne souhaite en aucun cas passer par dessus les représentants naturels de la population. Je ne suis ni un proconsul, ni un de ces Intendants qu’on disait rois dans leur province. Je n’aspire pas à jouer les dictateurs au petit pied. En ce qui concerne le conseil régional, je pense qu’il existe un problème lié à la nature bifide de sa direction… - Nous pouvons écrire : ni un proconsul, ni un Intendant ? - Je confirme. Le conseil régional viendra … - il se reprit : il avait failli dire à résipiscence- à des sentiments plus amènes à mon égard. Pour l’instant, j’ai fait contacter les représentant à Mopale des grands partis nationaux : le PS et la DC. Ma demande est récente, et je n’ai pas encore de réponse. Je puis cependant déjà vous dire que j’ai rendez vous demain avec Monsieur Oswaldo Marini-Fizzi, le président de Pour Mopale. Un épais silence tomba. - Ce Mouvement a obtenu 8% des voix lors des dernières consultations. C’est le troisième parti de votre Ile par ordre d’importance. 73 Toute démarche un tant soit peu démocratique exige automatiquement que je confère avec lui. - Dans quelle mesure pouvez vous vous targuer d’un appui sans faille de la capitale ? - Nous sommes dans une structure gigogne. C’est le Directoire qui dirige momentanément la politique du Pays. Le Directoire a la confiance de l’assemblée, et il m’a apporté sa propre confiance voilà quatre jours. Que voulez vous de plus ? On a toujours l’art de compliquer les choses simples. Si un jour le Directoire perd l’appui de l’Assemblée, je rentrerai immédiatement dans mes foyers. Si je perds la confiance du Directoire, même cas de figure. Que souhaiter encore ? - On vous dit très proche de Pol Angeroli ? - C’est un ami de vingt ans. Cela dit, en politique, quand des enjeux nationaux sont en cause, la plus belle des amitiés cède à la nécessité. Il y eut quelques sourires. - La détaxation des cigarettes sera-t-elle maintenue ? et celle du super ? - Je n’ai pas qualité pour prendre une quelconque décision dans ce domaine. Je vais soigneusement vous écouter et transmettre à Miran. Le représentant d’un grand quotidien de la capitale s’exprima à son tour. - Votre parcours est connu des initiés. Mais vous êtes ce qu’on appelle un haut fonctionnaire, et pas un politique. Pourquoi vous a-t-on préféré à une personnalité d’envergure plus nationale ? - Précisément, dit Otar, précisément. D’une part, il aurait peutêtre été difficile de trouver une personnalité d’importance nationale qui ne fût point peu ou prou apparentée à l’un des deux partis dirigeants. D’autre part, cette Mission est avant tout une mission technique. Voilà une heure que je m’exerce à vous en persuader. Ce n’était ni le lieu ni le moment pour envoyer ici un des leaders politiques du Pays. Nous ne sommes pas en exigence de salut public. Au demeurant, je ne suis pas ministre, mais peutêtre suis-je déjà … ministrable ? 74 L’homme hocha la tête. Otar répondit encore à une question sur les droits de succession, puis se versa un fond de verre de rosé. - Vous vous rattraperez à la réception que j’organiserai dans les jours qui viennent. Un des représentants de la presse anglo-saxonne prit la parole en anglais, avec un fort accent texan. Son intervention dénotait une ignorance crasse de la situation politique du Pays. - Question suivante, dit Otar. L’autre continuait à parler, et haussait le ton. - Question suivante. Sur un signe discret, on coupa le micro de l’irascible Sudiste, qui maintenant vociférait. Otar éleva la voix. - Nous vivons dans un grand pays démocratique, qui a deux mille ans d’Histoire, et une langue qui a enfanté une des plus importantes littératures du monde. J’entends qu’on la respecte sur notre sol. Il balança une seconde, puis conclut : - Nous ne sommes pas à Bagdad. Il y eut de nouveaux quelques applaudissements. J’aurais pu me dispenser de cette sortie. Il semble bien que les éléments du Groupement qui ont pris contact avec les Etats-Unis soient ultraminoritaires, et que le Groupement lui-même réprouve cette ouverture. Et je dois à tout prix éviter de faire des vagues. Un journaliste local lui demanda ce qu’il comptait faire pour enrayer le début de déclin du tourisme, et Otar ne put s’empêcher de penser qu’il avait pris la parole pour le tirer d’un mauvais pas. - Ramenons la paix dans les esprits, dit-il, et les touristes reviendront. Dès 200*. Ce que je vous dis là est vrai dans tous dans tous les domaines. La conférence de presse dura quatre heures. - Je suis épuisé, dit finalement Otar. Je vais me mettre à bafouiller. Aussi bien dois-je rencontrer bientôt la plupart d’entre vous. Et puis, si le besoin s’en fait sentir, nous nous réunirons de nouveau. 75 La dispersion se fit lentement. Plusieurs journalistes, nullement intimidés, entouraient l’Envoyé, des gobelets en plastique apparurent, Otar versa de sa main le fond de la bouteille de rosé. L’homme de l’article sur Klara s’attarda quelques instants. - Je reste sur une impression étrange, dit-il. Vous êtes incontestablement – je ne vous flatte pas- une fine lame de la politique, mais le ton que vous avez choisi cet après-midi n’est pas traditionnel. Qui êtes vous donc, Monsieur Otar Strabelstrom ? Il n’y avait quand-même pas trop de temps à perdre. A son retour, Otar fut soigneusement débriefé par son équipe. Il tenait toujours à associer à ses initiatives le maximum de subalternes. Les sept hommes qui l’avaient accompagné participèrent à la séance, et plusieurs d’entre eux émirent des jugements nuancés et dignes d’intérêt. On lui donna raison pour le vin, et tort pour le Texan. - Tu sais bien, dit Niklaus, que tu dois parvenir à éliminer tes foucades. L’opinion globale penchait pour le caractère très positif de l’après-midi. - Et j’ai oublié de parler de l’usine d’incinération, qui était une de nos cartes maîtresses. - Le coup est facilement rattrapable, dit Madonna. Je t’ai pris trois rendez-vous pour demain, deux ténors de la presse, et un tout petit débutant. - Encore une remarque, coupa Otar. Univers strictement masculin. Ma salle puait le mâle. Madonna ouvrit une chemise cartonnée. - Sur l’île, 92% des journalistes sont des hommes. - De toute manière, dit Otar, depuis mon arrivée, je ne rencontre que des jules. J’aime bien, de temps en temps, entrer dans un parc à moules. 76 - Tu es délicat, fit Mademoiselle Krazkowiak. - Leçon politique pour nous tous, dit Weng Li. Deux siècles d’oppression maffieuse, d’empreinte rurale et religieuse étouffante, de terrorisme quotidien des mecs. Voilà Mopale. - Je sais où l’on trouve les femmes à Sainte-Croix, dit Niklaus. Dans les bordels de la Fournaise. - Tu as visité ? - Ma religion me l’interdit. Mais quelques-uns de nos Externants me paraissent disposer à pratiquer. - Ils n’ont pas ce qu’il leur faut sous la main ici-même ? Demande à Milo. Et rappelle leur que je fais pratiquer des tests sanguins mensuels. - A l’ordre, dit Madonna. L’un des poids lourds de la presse locale, Nat Lacourière, l’homme de l’article sur Klara, a une longueur d’avance sur ses concurrents. Il t’a de nouveau parlé cet après midi, et je l’avais inscrit sur tes rendez-vous de demain. Il se susurre déjà qu’il est dans tes petits papiers. Je te propose donc de glisser le scoop à son concurrent direct, Cluster Aloha, rédac-chef de la feuille concurrente, que je t’ai aussi, comme je viens de le dire, inscrit sur ta liste de géhenne. La dispersion était toujours rapide. A ce moment précis, Klara appela sur son portable. - Je peux garder le bizjet jusqu’à demain matin ? En cas de problème, je rentre immédiatement. - Ca va, dit Otar, j’ai les deux hélicoptères, les vedettes… profites-en pendant qu’il est encore temps. - Tu comprends, dit-elle, il fait tellement bien l’amour… je voudrais passer cette nuit encore avec lui. Le « cette nuit encore » sonnait comme un couperet. Otar se rappela la formule de Klara sur la beauté des mâles insulaires. Il feignit d’entrer dans le jeu, et d’une voix changée, souffla : - Bien mieux que moi ? - Mieux que toi aujourd’hui. Tu vieillis, n’est-ce pas. Elle ne m’atteint plus, et c’est heureux. 77 - Bonne bourre, dit-il, lui rendant sa politesse. Il attrapa Erika. - Tu es libre ? - Qu’est-ce à dire ? - Je peux dormir avec toi ? - Ca devient une habitude ! Que va dire le portier ? Elle l’embrassa. - Tu peux toujours passer la nuit avec moi. Tu as dîné ? - J’ai oublié. - Viens, mais ne me prends pas pour ta maman, hein ? Je vais te faire des moules. 78 - Quelle heure est-il donc ? grogna Otar. J’aurais bien dormi vingt minutes de plus. Un véhicule de la police s’était présenté à l’entrée de la Résidence. Les trois fonctionnaires qui l’occupaient traînaient un jeune homme qui pouvait bien être Antinous. La garde aux barrières du Louvre était encore une illustration de cet envoûtant air de pipeau qu’on jouait depuis quelques temps déjà à l’opinion de Mopale. On ne trouvait là que deux factionnaires choisis pour leur air niais, avec une tenue chamarrée qui n’était pas sans évoquer la modernité des evzones. Derrière eux, un bureau avec une préposée à lunettes et deux ou trois grouillots. Quelqu’un eut-il forcé cet aimable barrage qu’il eut emprunté successivement trois pièces vides formant couloir, pour déboucher dans une salle sourde close par quatre lourdes portes apparemment blindées et éclairée par des lampes fluorescentes à la lumière violente. Les policiers en étaient déjà là, lorsqu’une des quatre portes s’ouvrit et qu’Otar, apparut, seul. - Plaît-il ? - Allez chercher quelqu’un. - Otar Strabelstrom, Envoyé de la République à Mopale. Le flic, un lieutenant apparemment, hésita à comprendre. - Alors, c’est vous le patron ? - Qui vous a autorisés à entrer jusqu’ici ? - J’entre où je veux. - Nous allons voir ça. - C’est votre fils ? - On dirait bien. Nono, mon pauvre petit, qui t’a donc arrangé comme ça ? Le Tigre offrait piètre figure. Il portait sur la pommette gauche un coquard de première catégorie. De ses narines s’écoulait un mélange abondant de sang et de morve. Il avait beaucoup pleuré. Ses cheveux étaient trempés comme les poils d’un rat d’égout. - T’ont-il brutalisé ? 79 - Pas eux, parvint à articuler Nono. Ils m’ont juste bousculé. Mais c’est dans le bar. Je crois que j’ai le nez cassé. - Qu’est-ce que tu as pris ? - Du crack, et un peu d’éther. Juste un peu. - Tiens, c’est nouveau, ça. - Ne vous dérangez surtout pas pour moi, dit l’officier de police. - C’est bien ce que je fais. Vous n’existez pas. - Dis donc, espèce de… Weng Li et Madonna entrèrent simultanément par deux portes latérales. Ils regardèrent les pandores. C’étaient trois flics caricaturaux, sortis d’une série Z américaine, ignares, vicieux et omnipotents, des flics d’une police totalement gangrenée par un système maffieux et qui estimait que tout, absolument tout, lui était permis. - Je voudrais deux infirmières, dit Otar, calmement. Elles ne tardèrent pas. - Je t’avais dit de ne prendre que nos propres produits. Où t’es tu procuré tes doses ? - Ici, à Sainte-Croix. - La came de Mopale, c’est de la merde. Tu le sais, non ? - Permettez, dit le policier en chef, qui prenait la défense du patrimoine. - Tout se passait bien. Je m’éclatais, la Fournaise, c’est super, et puis je suis tombé sur de la racaille. Ils ne m’ont même pas volé mon portefeuille. Les infirmières embarquèrent le jeune homme. - Visite médicale, radio, faites le dormir. Et s’il est en état, envoyez lui ses deux putes. C’est par ses papiers que vous l’avez identifié ? Le flic en chef ruminait. - C’est quoi ce boxon ? dit-il en montrant la pièce. Ca ne me plaît pas. Et il essaya d’ouvrir une porte. Celle ci ne fonctionnait pas de l’intérieur. Le système était beaucoup trop sophistiqué pour un flic de Mopale. 80 La tension devint perceptible. L’homme donna un coup de pied dans le battant, et l’un de ses subordonnés mit la main à son arme. Li Weng et Madonna dégainèrent simultanément. Un pistolet mitrailleur Uzi, et un 11,43. - Un seul geste et on vous fume tous les trois, dit Weng Li. Personne n’entendra les détonations et personne ne retrouvera les morceaux. Contre le mur. Il les délesta prestement de leurs pétoires. - Je me montre embarrassé, commença à psalmodier Otar. D’une part, je vous suis reconnaissant d’avoir ramené Nono. Lieutenant Ducon, cette éventualité se représentera sans doute. Je vous prierai d’agir en toute circonstance avec la même célérité. Toute peine mérite au demeurant salaire. - Mille ? dit Madonna - Parfait. Il remit la liasse de billets à l’officier, qui grogna et l’empocha. - Ne jamais négliger le petit personnel, dit Otar. Il prit lui-même six billets de cent euros dans un tiroir. - Voilà, dit-il, trois et trois. D’une manière générale, tout service rendu méritera rétribution. Qu’on se le dise dans vos commissariats. D’autre part, vous avez forcé la porte d’une Résidence gouvernementale. Je peux vous faire casser pour cela. Le lieutenant sourit. - Vous avez des appuis ? Moi aussi. Mais peu importe. Je compte sur vous pour informer tous les milieux policiers de Sainte Croix, et tous autres milieux que vous désirerez, qu’on n’entre pas chez Otar. Sinon, ce n’est pas la commission de discipline qui vous cassera. Vous serez cassés beaucoup plus rapidement et définitivement. Vu l’arbre en boule ? Li, rend leur leur arme de service. Li éjecta les chargeurs, vérifia la chambre de tir, et tendit les pistolets au trois hommes. - Allez, raus, inspecteur Ducon. Taisez vous ou faites un rapport à vos chefs, c’est sans importance. 81 Une fois seuls, les trois comparses se mirent à rire. - L’adrénaline, quand-même, hein, fit Otar. - Tu n’as pas l’habitude. - Ce qui me gêne le plus, c’est la navigation à vue. Tantôt flatter de la manière la plus vile, tantôt menacer au plus extrême. Avec tous les risques d’erreurs que ce type d’appréciation implique. Un jour, nous tomberons sur un bec. - Ce qui m’ennuie un peu, dit Madona, c’est que tu étais encore en première ligne. Nous aurions très bien pu régler ça seuls, Weng Li et moi. - Je suis un personnage charismatique, dit Otar. Tout repose sur mes épaules. Si elles cèdent vous êtes tous perdus. Je me lave et je déjeune. Réunion dans quarante minutes. - Comme nous le pensions, dit Madonna, la conférence de presse est un franc succès. On avait apprécié l’homme, et mieux cerné la Mission. Toutefois, trois quotidiens locaux sur douze se montraient carrément hostiles. Peut-être se désignaient-ils ainsi comme plus intimement liés au Groupement. Le journaliste miranais avait téléphoné à son journal trois longues colonnes. L’homme surprend, écrivait-il. Parfois sans doute un peu fruste, il sait aussi se montrer redoutable. Il a une aura, et a séduit les médias locaux. On craint en revanche de devoir deviner ce que sera la Mission : du vent. Les Etats généraux annoncés plairont beaucoup dans Landerneau. La province entière s’y ruera. Il en sortira trois pets de nonne. Il y a gros à parier que dans quatre ou cinq mois, Monsieur Strabelstrom rentrera dans notre capitale, où il sera remercié par un poste de secrétaire d’Etat, et que dans un délai raisonnable, le Directoire rendra son tablier à l’Assemblée. Ainsi, notre Président sera mort deux fois, et chacun pourra retourner à ses activités. - C’est exactement ce que nous souhaitions, dit Li Weng. Un excellent papier. C’est Pol qui va être content. Par contre, l’annonce de la création d’une zone d’exclusion maritime choquait. Les pêcheurs protestaient. 82 - Je me suis renseigné, dit Niklaus. Ils ne viennent jamais au large de la Résidence. Les fonds sont impropres à toute capture. Ils agissent par pur réflexe. On a interdit quelque chose, ils râlent. Ca devient très européen. - Par contre, dit Niklaus, un quidam en planche à voile vient s’exercer tous les jours jusque sous notre nez. - Foncez lui dessus avec la vedette. - Jusqu’à quel point ? - Carte blanche, dit Otar. Mon petit Niklaus, tu as un bel attaché case. - Tu me coupes mes effets, dit l’homme des basses besognes. Et d’un geste théâtral, il ouvrit, la mallette. - Foutre, dit Otar. Il y a combien là-dedans ? - Cent mille euros. Billets usagés, de l’argent sale. Je suis le premier des membres du staff rapproché à être acheté par Le Groupement. - Cas de figure Trèfle, dit Weng Li. Déjà étudié lorsque nous étions encore à Miran. Tout membre de l’équipe de base approché financièrement par la maffia devra un se laisser acheter, deux prévenir immédiatement le groupe. - Point de détail, poursuivit Otar : l’argent est à toi. Nous allons tout de suite faire le nécessaire pour qu’il soit viré sur ton compte numéroté. Tu sais que c’est peut-être le prix de ta vie ? - Mon poste est dangereux. - Tu es sûr de tes… acheteurs ? - J’ai fortement douté tant que je n’ai pas vu les biffetons. Mais ça ne trompe pas. Ca s’est fait avec une extrême rapidité. J’avais devant moi de véritables professionnels. Et j’ai même identifié le chef du groupe. C’est un des capi de la famille Gorthèche. Plus qu’un premier couteau, sans doute un jeune parrain. - Merveilleux, dit Otar. Enfin le premier contact que nous cherchions. - Il savait à peu près qui j’étais, sans plus. Je dois le voir tous les deux jours. 83 - Dans un bordel de la Fournaise ? - Exactly, my dear. Tout manquement entraînera un avertissement, puis la mort. - Deux choses, dit Otar. Nous avions pensé que nous pourrions un matin parler un peu en profondeur du Groupement. Ce n’est pas encore le jour. Mais, Madonna, toi qui sais tout, peut-être pourrais-tu nous affranchir rapidement sur les Sept Familles. Je ne m’y retrouve pas. - L’origine des Sept familles se perd dans la nuit des temps. Vous avez noté au passage le chiffre magique, sept. Le Groupement s’est d’abord organisé sur des bases locales, puis peu à peu fédéré. Pour le reste, je n’en sais pas plus long que vous. J’énumère simplement : les Frascati, les Angellopoulos, les Lempereur, les Gorthèche, les Vanguard, les Drabovic et les Garcia-Suarez. - Cela sonne clinquant, fit Otar, mauvais roman feuilleton. - Oh, il y a là des pseudonymes, de toute évidence. Le nom de Vanguard, par exemple, n’est pas particulièrement usité dans la région. Prenons le cas des Gorthèche, qui ont eu l’honneur de nous être présentés : c’est vraisemblablement là un terme massacré par l’état-civil au XIXème siècle. De toutes façons, ceux qui connaissent cette liste –et nous ne sommes pas tellement nombreux dans ce cas-, la citent toujours dans cet ordre. Par consensus, on s’accorde à supposer que les Frascati ont quand-même un rôle un peu particulier, je n’irais pas jusqu’à dire : dirigeant. Le jeu des mariages est très complexe. Il est évident qu’on scelle des alliances dynastiques, mais, par exemple, les Garcia-Suarez et les Angellopoulos s’évitent. Par ailleurs, nous ne sommes pas exactement dans le cas de figure de la fratrie méditerranéenne. Des étrangers peuvent être intégrés dans l’alliance. Les liens du sang ne comptent pas seuls. La tradition incestueuse est très importante. Beaucoup d’adolescentes sont enceintes de leur père ou de leurs oncles. Ces bâtards, que l’on appelle parfois « les enfants de la famille » deviennent presque automatiquement des hommes de main. - Et si ce sont des femmes ? 84 - Le bordel, mais comme sous-maîtresses. Elles veillent ainsi aux intérêts du clan. - Merci, dit Otar. Second point. C’est entendu, Niklaus va balancer, mais pas seulement de la daube. Il doit aussi fournir à ses interlocuteurs des renseignements presque exacts, qui ne sont pas dans le domaine public. Je propose qu’il mette d’abord en cause ma vie privée, le talon d’Achille de l’Envoyé. Je reste très attaché à ma femme Klara, qui me trompe avec assiduité. Qu’elle me trompe, tout le monde le sait, mais que je le prenne mal, c’est une indication précieuse. Nous sommes par ailleurs en désaccord sur l’éducation de notre fils. - Tu les mets en première ligne, dit Erika. - Tant pis pour eux. - Pour le reste, le torchon brûle dans l’équipe. Weng Li poursuit de ses assiduités Erika, qui les refuse énergiquement. Je ne veux quandmême pas trop jouer le rôle du cocu, ce serait dommageable pour mon image de marque. Milo est un arriviste, un ambitieux à qui tous les moyens sont bons. Comme il s’en prend à toutes les femmes, il va se faire des ennemis. Weng Li travaille pour Pékin. - Quel soupçon ! - Nous installons bien effectivement une usine d’incinération d’ordures ménagères. Nous nous donnons ainsi une allure écologique. Mais en réalité, j’ai été acheté par la multinationale qui a soumissionné. Nous n’avons aucune intention de construire les installations d’assainissement à la suite. En ce qui concerne l’intox, c’est facile. La Mission, c’est du bidon. Tout a été monté par Pol Angeroli, qui souhaite devenir premier ministre. Le Directoire mange dans sa main, sauf peut-être Palika Lederer, qui est un homme intègre, mais malheureusement isolé. Ca les amusera bien. Otar Strabelstrom est une créature de Pol. On lui a promis une sinécure de secrétaire d’Etat … - Ca te travaille, dis donc. 85 - …à son retour. C’est un ambitieux coureur de femmes. Il est là pour gagner du temps, amuser la galerie jusqu’à ce que les vagues s’apaisent. Il va faire beaucoup de vent avec ses Etats généraux. Il a même l’intention de réunir une assemblée des artisans coiffeurs. C’est vrai. Quand il aura collecté assez d’informations, il décrétera qu’il doit rendre compte à Miran, il partira sur la pointe des pieds et ne reviendra pas. Est-ce que ça suffit pour un premier rapport ? Autre chose ? - Je voudrais bien, dit Milo, que tu viennes visiter mon quartier général dans l’aile Sud. Cet après-midi, si tu peux. Il y a certains codes … Dès que la conférence fut terminée, Otar appela Pol sur la ligne officielle. - Compte rendu tous les jours, dit Pol. Tous les jours. - J’attendais les résultats de la conférence de presse. - Elle me paraît satisfaisante. A l’avenir, ne titille pas les Américains, tu n’es pas à Mopale pour ça. Les relations s’établissent ? - Convenablement. Ils raccrochèrent, et immédiatement Otar rappela sur la ligne secrète du satellite militaire. - Un de mes proches a été acheté par le Groupement. Nous avons le contact avec l’une des familles. - Bien, bien. - Je travaille un peu le général des Echauguettes. - C’est avant tout un légaliste. Il ne te suivra dans rien de tordu. Mais ce ne sont pas là de mauvaises fréquentations. Otar dit quelques mots de l’architecte des monuments nationaux, du journaliste. - Ambition peut-être excessive, dit-il. Mais je voudrais créer autour de moi un mince courant de sympathie, qui pourrait jouer le cas échéant le rôle de Parti de l’Envoyé. - Le temps t’est compté. - Quand l’histoire va s’accélérer, ces hommes seront sans doute confrontés à une prise de décision rapide. Quant à mes Etats généraux… 86 - Fais un saut dans la semaine avec le bizjet. Nous parlerons mieux. 87 Otar alla déjeuner avec Milo et les militaires. La cantine fonctionnait correctement. Les soldes avaient été virées la veille, et la satisfaction se lisait sur les visages. - Pour le moment, sois généreux avec les permissions, dit Otar. - Les célibataires ne se bousculent pas pour regagner le continent, sourit Milo. Ils ont l’habitude de casernes où l’on trouve au maximum dix pour cent de femmes, qui sont soit des bonnes sœurs, soit des paillasses pour officiers. Ta fameuse parité les éblouit. - On me dit que toi-même … - Chef, dit Milo, je suis à bonne école… A propos, quand dois-je voir le général des Echauguettes ? - Je le reçois après-demain. J’ai l’intention de vous laisser ensuite tête à tête. - Quelle attitude ? - Extrême déférence. Pour lui, entre un jeune lieutenant-colonel, même brillant, et un général de corps d’armée, il y a autant de différence qu’entre le Soleil et Mercure. C’est un ancien saint-cyrien… - Moi aussi ! - Tant mieux. Ecoute le, flatte le … - Je lui montre quoi, exactement ? - Pas les trois Leclerc, évidemment. - En ce qui concerne le port, je préférerais que nos deux vedettes soient en mer. - Soit. -Lui parlé-je de nos neuf blindés légers ? - Nos quoi ? - Nos blindés légers de l’avant, pour employer la terminologie exacte. - A ma connaissance, dit Otar, il était possible que nous en réceptionnions deux dans les semaines à venir. Milo fit une moue de gamin qui va se mettre à pleurer. 88 - J’attendais d’en avoir douze pour faire une annonce officielle dans une de réunion du matin. Un petit coup de théâtre, quoi, un effet d’annonce. Pas pour me faire valoir, moi, mais pour … vous faire plaisir. Quand je vois le mal que chacun se donne… Comment avait dit Niklaus ? Excellent élément, mais capable d’initiatives personnelles excessives ? - Il faut me faire rapport sur tout, Milo, sur tout, dans la minute. Tu entends ? J’exige de mon équipe une transparence absolue et une obéissance de tous les instants. Le lieutenant-colonel Glaser était au bord des larmes. Emotivité excessive ? - Tu comptes aller à combien, comme ça ? - On m’en a promis une vingtaine, peut-être dix-neuf seulement. Tu comprends, au plan tactique, avec les trois Leclerc en appui lourd, nous pouvons… non seulement résister à une attaque… mais pousser éventuellement une pointe offensive. Bonaparte à Toulon… Il en avait les moyens, le bougre. Otar conserva quelques instants son air courroucé, puis il se radoucit. Après tout, Milo faisait partie de la garde rapprochée de Pol et il ne prenait sans doute pas ses ordres qu’auprès de l’Envoyé. Affaire à surveiller. Il n’avait d’ailleurs agi que pour leur bien commun. - Dis-moi, comment est-on lieutenant-colonel à trente-deux ans ? - De deux manières, dit Glaser. D’abord, une famille aisée. Au lieu de mener une adolescence et une jeunesse d’abruti, j’ai profité des facilités qui m’étaient offertes, j’ai fait d’excellentes études, j’ai intégré SaintCyr et j’en suis sorti en très bon rang. - Je de même, dit Otar - Oui, l’Ecole Supérieure d’administration. Ensuite, deuxième stade : les relations, l’influence, une parentèle très installée dans le système, le piston. Le service de Pol. Parmi mes camarades de promotion, l’un est encore capitaine. Mauvais esprit, forte tête. Les autres sont de jeunes commandants. Je suis lieutenant-colonel depuis un an. 89 Il se lança. - Vois-tu, si j’en suis venu à ce combat contre le Groupement, c’est précisément pour lutter contre le système qui m’a fait ce que je suis. Je crache dans la soupe, je n’ai pas la reconnaissance du ventre. Parmi mes amis qui sont encore commandants, il y en a bien une dizaine à qui je reconnais honnêtement une valeur au moins égale à la mienne. Et qui sont loin d’être placés comme moi dans la course aux étoiles. Il y avait désormais une lueur de tendresse dans le regard d’Otar. - Bah, fit Milo, de toutes manières, dans trois mois nous serons tous morts. - Je t’interdis ! Weng Li, Madonna et Niklaus arrivèrent. Erika était empêchée (dormait-elle ?), mais Otar n’avait pas besoin de tout le staff. Ils parcoururent pour la première fois une aile qu’Otar avait négligée, se fiant à son équipe. Des couloirs déserts, puis, à l’extrémité du bâtiment, un grand bureau panoramique d’où la vue portait loin. Un soldat salua. Otar lui répondit d’un signe de tête, puis lui serra la main. Quatre hommes travaillaient avec calme sur des ordinateurs, et d’autres instruments de mesure que Strabelstrom n’identifia pas. - Nous avons déjà une bonne couverture radar, mais je compte l’améliorer. Milo acheva de faire les honneurs. - Ce qui me préoccupe, c’est le problème des codes. - Je ne connais rien à tout cela. - Je les crée au fur et à mesure des besoins. En cas… de malheur, il faudrait impérativement qu’une autre personne soit au courant. - Pol ? - Trop loin, et c’est un civil, comme toi. - Je ne vois ici qu’une personne capable de te suivre, c’est Weng Li. - Je ne peux pas et je ne veux pas. Je ne peux pas parce que nos deux services restent concurrents, et que j’ai utilisé des données internes à 90 nos ordinateurs. Je ne veux pas parce qu’il est possible que Weng Li ne travaille pas que pour nous. Otar faillit exploser, puis se mordit les lèvres : Milo ne pensait pas au Groupement. - Dans ces conditions, il ne te reste qu’à former un adjoint parmi ton propre personnel. - Pour former un homme, il faut quelques jours. Pour avoir confiance en lui, il faut des mois. - C’est sans solution pour le moment, alors. Vous quatre, réflexion aiguë sur la question dans les jours qui viennent. La perfection n’existe pas. Ils sortirent, prirent un long couloir. Otar réfléchissait. Il n’avait jamais pratiqué la politique à ce niveau, et c’était lui le chef absolu, dont on attendait toutes les décisions. Il sentit d’un coup le poids de ses responsabilités. Il regardait avec une sorte d’hébétude le mur à sa droite, sur lequel il pouvait voir, à un mètre de lui, une sorte de petit creux un peu plus clair, d’où coulait une mince traînée de plâtre. Une vibration sourde… L’enfer éclata. Ses quatre accompagnateurs tiraient des deux mains, et il sentit ses oreilles se déchirer. A quinze mètres, devant eux, avant le coude du couloir, il vit trois hommes se tordre, basculer comme des pantins. L’un fit un curieux salut et plongea en avant. - Halte au feu ! cria Milo, mais les autres avaient déjà cessé de tirer . Madonna se précipita sur Otar. - Tu n’as rien ? Dis, Otar, tu n’as rien ? Ils le palpaient, le caressaient presque. - Je ne crois pas, je ne sens rien, je suis comme assommé. - Marche un peu, dit Niklaus. Otar fit trois pas, et s’assit par terre. - C’est le choc, dit-il, seulement le choc. - Foutez le à poil ! cria Niklaus. En slip ! Ce qui fut fait dans l’instant. - Il n’a rien. 91 Weng Li tira avec une extrême discrétion, une très grande rapidité, sur l’élastique du slip. - Je vais déjà mieux, dit Otar. C’est mon baptême du feu, savez vous. Il prit conscience que des hommes et des femmes s’agitaient autour d’eux. - Comment sont les autres là-bas, cria Milo ? - Parfaitement rectifiés. - Bon, cria Milo, vous, les quatre premiers, ici, vous restez avec nous. Tous les autres, vous dégagez, vous bouclez le secteur, et vous fermez vos grandes gueules, nom de Dieu ! Weng Li s’activait sur son portable. - Erika ? Nous avons eu un gros pépin ici, mais pas d’accident de personne. Non, non, je t’assure, il va parfaitement bien. Tu prends le commandement de la Résidence pour une demi heure trois quarts d’heure. Alerte bleue seulement. Absolument, il pourra assurer ses rendez-vous. - Bon, dit Madonna, maintenant il faut aller regarder ça. Otar, reste ici. - Ah non, je veux les voir. - Tu sais comment ça va se terminer ? - On m’a raconté ça. Tant pis. - L’un d’entre eux est presque coupé en deux, dit un des soldats en confidence. - J’y vais. Formalité à accomplir. Elle fut accomplie jusqu’au bout : dès qu’il aperçut les intestins dispersés, le sang qui coulait encore, Otar se tourna contre le mur et vomit. - Excusez-moi, dit-il. - Tu parles. - Mais c’est que je vais beaucoup mieux ! Le cap est franchi. Un des soldats chuchotait. 92 - Ils portent le tatouage des commandos Upsilon sur le bras gauche. C’est bon signe. Les commandos Upsilon agissent très souvent par groupe de trois. Personne ne s’est échappé. Ils ont tiré cinq fois. - J’avais entendu quatre détonations, dit Madonna. - Paulo, cria le soldat. Combien d’impacts ? - Quatre sur les murs et un dans le plafond. - Dont acte, fit la jeune femme. - Deux d’entre eux ont tiré deux fois. Le troisième n’a même pas pu expédier sa deuxième cartouche. Chapeau, Messieurs Dames, vous êtes rapides. - Nous autres, dit un autre homme qui n’avait pas encore parlé, on a eu l’impression d’une seule fusillade, et presque que c’était vous qui tiriez les premiers. Un des soldats avait ramassé le pistolet d’un des assaillants, et le tendait d’un air dégoûté. - C’est le P.A. réglementaire de l’armée française. Il y a plus performant. - Pas d’autre armement ? demanda Milo. - Rien. Si ! L’un avait dans sa poche une grenade offensive. - Fais voir. - Une grenade classique de l’armée américaine. - Bon, dit Milo, vous allez nous débarrasser de ça. Attention à ce qu’elle ne soit pas piégée. Le soldat sourit et se tut. - Cela ressemble, dit Milo à l’équipement d’une patrouille plus qu’à celui d’un commando. Allons voir les impacts. Otar se rétablissait avec une grande rapidité. - Mon premier souci, c’est mon timing. Mes rendez-vous commencent dans deux heures. Il n’est pas question de les repousser - Bien, dit Madonna. Primo, tu vas te laisser examiner par un médecin. C’est … un ordre. Ensuite, nous tiendrons une rapide conférence, après voir rejoint Erika, qui a sans doute besoin qu’on la rassure. 93 Il vint finalement deux praticiens. Ils tirèrent Otar à part, le remirent en slip. L’un d’eux l’ausculta. - Le cœur est à soixante. C’est excellent. Vous ne prenez pas de bêtabloquants ? - Je ne consomme aucun médicament. - Venez quand même me voir d’ici quelques jours pour une visite de routine. Prise de sang, radios. J’imagine que vous mangez n’importe quoi n’importe quand ? - Absolument. - Et que vous dormez quand vous en avez le temps ? - Pardon ! J’ai besoin de huit heures de sommeil par jour, et quand je ne me donne pas au sommeil, c’est le sommeil qui me prend. Il expliqua ses pertes de consciences spontanées et soudaines. - Je m’anéantis. je m’enfonce très profond. - Eh bien, fit le médecin, c’est extrêmement positif. Des études récentes ont montré que, contrairement aux idées reçues, ce modus operandi se montrait parfaitement récupérateur. Il est même le signe d’une excellente santé. - A moi, dit le second médecin, de toute évidence un psychologue. Comment vous sentez-vous ? - Vexé comme un pou d’avoir vomi. Il montra de la main l’endroit qu’il avait souillé et que des soldats nettoyaient déjà. - Quand j’ai commencé mes études, reprit en riant l’autre praticien, je me suis évanoui dès la première dissection. Raide, il a fallu me ranimer. On m’a vu perdu pour la médecine. Depuis, j’ai visité Sarajevo et Kaboul, et le Rwanda. Pas mal, le Rwanda. - Mais vous avez aussi le regard professionnel, poursuivit Otar. Moi, quand j’ai vu cet intestin ouvert, je n’ai discerné qu’un amas répugnant de sang et d’excréments. J’ai eu l’impression de jouer les voyeurs, de violer l’intimité d’un homme. Vous, vous avez évalué d’un coup d’œil la possibilité d’une opération, vous vous êtes dit : chirurgicalement, c’est fichu. - Je crois que ça va tout à fait bien, dit le psychologue. 94 - Pas si bien que ça. Je suis comme tous les intellectuels de Miran : je veux bien parler de la guerre, mais je ne veux pas la voir. Si demain l’affaire … tournait mal, en un mot s’il fallait combattre, ferais-je véritablement le poids ? Pourrais-je assurer mon commandement ? Je vous parle sous le secret médical le plus absolu. Les deux médecins se regardèrent. - Votre interrogation même contient sa réponse. Si vous étiez un … incapable satisfait, vous ne nous questionneriez même pas. - On jase un peu dans la Résidence, fit le premier praticien. Il semble que vous ayez autour de vous une équipe exceptionnelle, la plus forte sans doute que j’aie jamais rencontrée. - Venez donc me voir de temps en temps, dit le psy, je pense pouvoir vous aider. - Pour le moment, je dois assurer cet après-midi des entretiens avec des journalistes. Ils ne revêtent pas une importance fondamentale, mais j’ai peur de me montrer nerveux. - Un organisme sans médicaments… hum. Je vais vous donner un sédatif léger, mais gardez le plutôt dans votre poche. Si vous vous sentez fatigué, écourtez vos rencontres. Otar rejoignit la Dream Team. - J’ai été long, mais ça m’a fait beaucoup de bien. - C’est moi qui ai choisi ces médecins, dit Milo. - Milo ! ! - Avant tout, dit Otar, merci. Merci à tous. Vous m’avez sauvé la vie. - Non, dit Niklaus. Nous avons sauvé nos vies. Quand j’ai tiré, je n’ai pas pensé à toi une seconde. Le nettoyage s’achevait. Le staff avait quand-même tué trois hommes et, professionnels ou pas, tous étaient graves. Le soldat qui s’était déjà exprimé plusieurs fois, s’approcha. - Mon colonel, dit-il. Otar observait le rapport de Milo à ses hommes. Ceux-ci s’adressaient à leur officier avec un respect évident, mais aussi avec franchise et aisance. 95 Une confiance réciproque, pensa-t-il. Chacun a le respect des compétences de l’autre. - Pantalons de treillis militaires, pulls ordinaires. Rien sur eux. Un chargeur de rechange chacun, un mouchoir. L’un d’eux possédait une barre de chocolat. Mais quand-même ceci. Il exhiba un portable. - Miam miam, fit Weng. Milo saisit l’appareil, puis avec regret, le tendit au Chinois. - A toi. Weng jeta juste un regard sur le bidule, puis le remit à Otar. - Nous n’avons pas ici les moyens de le décrypter. Mais il parlera. Ne dois-tu pas te rendre à Miran demain ? - Je ne me souvenais pas t’en avoir parlé. - Tu le donnes à Pol. En mains propres. Il saura comment opérer. Milo et Weng échangèrent un même regard. Retour à l’envoyeur, pesa Otar. Assaut de civilités. Ou plutôt, comme on dit plus prosaïquement au bridge, échange de perdantes. C’était bien lui le patron, mais ce ballet était passé carrément au dessus de sa tête. Deux margis en uniforme apparurent. - Mon colonel, au sous-sol, comme prévu, en attendant l’usine ? - Nominal. Lorsqu’ils rejoignirent leurs bureaux, Erika se jeta sans honte sur Otar. - Tu n’as rien ? C’est bien vrai ? Klara entrait. - Puis-je ? dit-elle. Erika s’écarta, et Otar embrassa sa femme à pleine bouche. - Beau voyage ? dit-il. - Excellent. Mais les meilleures choses ont une fin. Les bornes mêmes connaissent leurs limites. 96 - Tu m’avais parlé de ton intention d’explorer les ressources locales ? - Dès ce soir sans doute. - Tu veux vraiment sortir seule ? - J’ai cru comprendre que les intentions homicides s’adresseraient plutôt à ta personne. - Tu es inconsciente. Prends au moins… - Un escort boy? Ou plutôt une escort girl ? Erika me fournira ça, elle est très compétente, elle s’y connaît en putains. - Mais bien entendu, chérie, dit Erika. Les deux splendides créatures se défiaient ouvertement, l’œil brillant. Elles vont se mordre, pensa Niklaus. - Klara, dit Otar, nous allons devoir travailler. Convention impérative, que Klara, fort intelligente, ne discutait jamais. - Je vaque, dit-elle. - Milo, fit Otar, je voudrais bien inviter ton petit soldat à notre conciliabule. Si tu n’y vois pas d’inconvénient. - Manière d’agir, dit le lieutenant colonel, qui ne m’est pas incompréhensible. Un portable chanta, et l’homme arriva au pas de course, rouge, épouvanté. - On commence, dit Otar. Madonna ? - La question de fond : sommes-nous en présence d’une attaque frontale du Groupement ? - J’espère que non, dit Weng Li. Beaucoup d’indices m’amènent à ne pas le penser. - Mais, fit Erika, ils ont quand-même agressé notre staff majeur. - Ils n’ont pas pu, dit Milo, pénétrer dans la Résidence au cours des dernières quarante huit heures. Ou alors nous sommes nuls. Ils étaient là avant, et se sont fait coincer à l’intérieur. - Jeune homme ? dit Otar. Le soldat sursauta. - Je … je pense comme mon colonel. 97 On rit. - C’est trop court, dit l’Envoyé. Refusé. - Ils ont parfaitement pu s’alimenter en dérobant des rations. On trouve des points d’eau partout. Ils se sont passés de tabac, c’est tout. Mais ils devaient dormir quelque part. Ils ont sans doute une cache arrière, nous la trouverons. Mais … - Oui ? - Je les ai trouvés bien maigres. - J’ai l’impression, dit Niklaus, qu’ils n’ont pas tiré à tuer. Les impacts s’éparpillent tout autour de nous, le plus proche est à un mètre. - Un avertissement, alors ? - Ils ont ouvert le feu à quinze mètres ! au pistolet ! des professionnels se seraient approchés bien davantage. - Oui, dit Madonna. Ces pauvres types étaient de toute évidence des troisièmes couteaux. Mais ils savent utiliser leurs armes. - Ouais, reprit Otar, pensif. Nous n’échapperons pas à une longue discussion d’ensemble sur les intentions et les méthodes du Groupement. Il me semble que ces gens-là ont l’habitude de faire régner la terreur devant eux. Ils ne rencontrent que des victimes résignées qui tendent la gorge pour qu’on la leur coupe, en montrant le blanc de leurs yeux. Ils assassinent en moto des hommes désarmés qui déambulent sur le trottoir. - Synthèse, dit Weng Li. Arrêtez moi si. Ce petit noyau se fait enfermer dans la place, involontairement ou non. Il y reste, intentionnellement ou à son corps défendant. Il tombe sur nous par hasard, cinq personnages apparemment désarmés qu’il n’identifie pas. Il ouvre le feu à vue, avec beaucoup de mépris, en pensant qu’il va nous terroriser et venir tranquillement nous achever avant de disparaître. D’accord ? - Hypothèse minimaliste, dit Madonna, de loin la plus satisfaisante. Ce ne serait donc pas la guerre. Une activité de patrouille, tout simplement. - Sinon, dit Otar, nous sommes jolis. Je n’abandonne cependant pas la solution intermédiaire, celle de l’avertissement sans frais. Eh bien, nous attendrons pour savoir. Je suis, marmonna dit-il, un esprit qui a 98 besoin de certitudes, et qui, jour après jour, s’enfonce dans des sables mouvants. C’est gratifiant. - Le Sage … fit Weng Li - Ta gueule. Merci à tous, conclut Strabelstrom. You’re beautiful. Weng, bien qu’un peu enveloppé, comment peux tu dissimuler un Uzi sous ta veste ? - Le Sage a dit : il y a la mauvaise graisse et il y a la bonne graisse, Maître vénéré. - Occupé comme vous l’êtes, dit Nat Lacourière, je ne puis que vous remercier de votre ponctualité. - J’ai failli remettre notre entrevue, puisque nous avons un peu parlé hier. Mais j’aurais craint de me montrer discourtois. De toutes manières, nous sommes gens à nous revoir fréquemment. Tout est parti, voyez-vous, de votre encadré consacré à ma femme. - Je n’avais aucune intention de vous offenser ! - Mais il est excellent ! Bien écrit, très bien écrit, un peu roublard, mais sans excès. Vous avez une bonne plume. Le journaliste se demandait manifestement si c’était du lard ou du cochon. - Je n’aurais pas trouvé un tel papier déplacé dans une grande feuille miranaise. L’homme eut un pauvre sourire. - J’ai raté le coche voilà douze ans. On m’a proposé un poste de rédacteur dans le journal de référence. - Fichtre. - Je n’ai pas voulu partir. Beaucoup pour l’amour de la région, un peu pour l’amour d’une femme. A moins que ce ne soit le contraire. Bref, il est trop tard. - Vous n’êtes pas plus âgé que moi. Ca pourrait encore s’arranger, dans ce journal là ou dans un autre. Pat Lacourière le regarda bien en face. 99 - Merci beaucoup. Non. Je reste ici. - En tout cas, j’ai l’intention de faire de vous mon interlocuteur privilégié dans le milieu journalistique de Sainte-Croix. - Vous me flattez, mais je ne me prêterai à aucune tâche de basse police. - J’ai des hommes pour ça. Toutefois –car il y a un mais – je suis mieux informé aujourd’hui qu’hier. Vous avez ici-même un concurrent, dirais-je un rival … - Cluster Aloha ? C’est un vieux copain ! - … que je me dois de traiter, du moins en apparence, au même niveau que vous. Je le reçois immédiatement après notre entretien. - Je sais. Et vous lui tiendrez sans doute exactement le même discours ? - J’ai trop pratiqué la politique pour vous en vouloir de votre méfiance. Vous jugerez à l’usage. D’ailleurs, lorsque j’aurai des scoops, je m’efforcerai de les dispatcher d’office entre tous les chroniqueurs de la place. - C’est normal. - Je vais donc me voir contraint de vous laisser repartir avec un bien maigre viatique. Mais compte tenu des relations que j’entends établir entre nous, je vais vous dire deux mots de ma vie privée. L’inconduite de ma femme est notoire, et la mienne aussi. Mais je suis un homme public. Nous avons été un couple passionnel, voire fusionnel. Tout le monde sait cela. Mais ce qu’on sait moins, c’est que la situation est loin d’être stable. Je suis encore attaché à mon épouse, et je souffre de ses incartades. Je ne vous le cache pas, je me trouve un peu en position de faiblesse. La situation de mon fils n’arrange rien. Ce n’est pas un véritable drogué. Il essaie différents cocktails de produits illicites. Il souffre surtout d’une grande faiblesse de la personnalité. Bref, pour le moment, il ne vaut pas grand chose. Nous sommes en désaccord sur son éducation. - Vous ne voulez tout de même pas que je fasse un article làdessus ? 100 Je veux surtout que, si tu es en intelligence avec le Groupement, tu lui fasses passer le message : gros point faible chez l’Envoyé au niveau de sa vie familiale. - Non, je vous transmets simplement ces éléments pour que vous me connaissiez mieux. - Et pourtant, dit Nat Lacourière en se levant, j’ai l’impression de vous connaître encore moins qu’hier. Qui êtes vous donc, Monsieur Strabelstrom ? C’est tout juste si Nat Lacourière ne croisa pas Cluster Aloha dans le couloir. Celui-ci faisait la gueule. - J’ai péché par ignorance, attaqua carrément Otar. Je viens d’arriver sur l’Ile, et je ne suis pas Cassandre. J’ai cru, jusqu’à ces dernières heures, qu’il n’y avait qu’un patron incontesté chez les journalistes de Mopale : votre collègue Lacourière. - Vous l’avez d’ailleurs convoqué avant moi. - Convoqué, quelle horreur ! invité. C’est exact. Quand mon adjointe, Madame Madonna di Pozzo, vous a transmis mon carton, je ne disposais pas encore des informations qui sont aujourd’hui en ma possession. - A savoir ? - Que vous êtes son égal. - Il a du talent, dit Cluster en faisant la moue. - Vous n’en manquez pas non plus. Je vous ai blessé involontairement, faisons la paix. - Le mal n’est pas bien grand. Mais le ton bougon ne désarmait pas. - Je suis sensible aux hiérarchies, aux rapports entre les hommes ; qui sont tout aussi importants à Sainte-Croix qu’à Miran, peutêtre davantage. Tenez, voulez-vous une information ? - Je vous écoute. - Ne trouvez vous pas que nous … bougeons beaucoup, à la Résidence ? 101 - J’allais aborder ce point avec vous. Personne n’a osé s’exprimer hier. Mais ces vols d’hélicoptères, ces vedettes… - Ces vedettes ? - Ne vous moquez pas de moi, vous en possédez au moins deux. Ce grouillement … - Nous avons commencé la construction d’une usine de traitement d’ordures ménagères. Nous avons besoin de matériel lourd. - Foutaise ! éclata son interlocuteur. Si vous vouliez venir en aide à Mopale, quinze projets s’imposaient prioritairement avant celui-ci. - Pas d’accord. Le tourisme sur l’Ile a reculé. Pas de beaucoup, mais il a reculé. Les quatre pour cent perdus ne se retrouveront pas de sitôt. Méfiez-vous, ce sont là des tendances lourdes. Tous nos sondages… Que je sois pendu s’il en existe un sur la question … indiquent que les vacanciers établissent régulièrement un parallèle entre vos sites enchanteurs et un assainissement qui remonte à l’âge de pierre. Il y a de notre part démarche volontariste : nous souhaitons que le gouvernement du Pays donne l’exemple. Nous avons d’ailleurs l’intention d’adjoindre à ce premier ouvrage une usine de traitement des eaux, pour finir par rejeter à la Méditerranée un liquide parfaitement pur. Celui-là ne partirait certainement pas convaincu. Mais, ce soir même Niklaus allait balancer au Groupement le poulet concernant la vénalité de son chef. On était dans une grande ville méditerranéenne : Otar ne donnait pas trois jours avant que le journaliste ne sût qu’il en croquait. - A la fin du mois, nous serons sans doute plusieurs centaines, ici. Et rassurez vous : l’Europe unie financera plus des deux tiers des travaux. C’était parfaitement faux, mais sans importance. Je viens de jouer sous la pression du hasard les Docteur Jekill et Mister Hyde. Mais, je suis cette foisci convaincu que je ne me suis pas trompé sur les hommes. Son interlocuteur intéressait décidément peu Otar, qui coupa court et prit congé. 102 Plus qu’un. Il avala un grand verre d’eau, jeta dans la corbeille le comprimé des médecins et fit entrer son troisième visiteur. On lui avait dit : un jeune reporter, d’une petite feuille locale. C’était un vrai gamin, le teint frais, le cheveu coupé en brosse, l’œil rond. - Holà ! Mais quel âge avez-vous donc, jeune homme ? L’autre redressa sa petite taille. - J’ai quand-même vingt-cinq ans ! - Et vous êtes déjà journaliste ? - Je ne sors pas d’une Ecole. Mais j’ai un DEA de Communication. - C’est brillant, ça ! - Et je viens d’être embauché il y a deux mois par l’Echo du Littoral, comme rédacteur à plein temps, avec un contrat à durée déterminée. - Et vous aimez ce métier ? - Plus que tout au monde, Monsieur l’Envoyé. J’en rêve depuis tout petit. - Un vrai Rouletabille ! - Pardon ? - Ah, ce n’est pas de votre génération. Il fit parler un peu son vis à vis. Il se détendait merveilleusement, se vidait de sa fatigue. C’était un bon gosse, de milieu relativement modeste, qui avait gratté pour obtenir sa peau d’âne, et qui s’était dépêché d’aller travailler, dans une feuille de chou pour chiens écrasés. - C’est votre première grande interview ? - Ma première interview tout court, Monsieur. J’ai demandé cette entrevue sans trop y croire, et puis, vous m’avez appelé … dès le premier jour … Il n’avait pas peur, mais se trouvait plutôt dans un état proche de l’émerveillement. - Je vais vous donner une information. Le Directoire ne modifiera pas le prix des carburants. 103 - Monsieur, ce serait mal de vous moquer de moi. Je vais faire imprimer cette nouvelle, qui a énormément d’importance pour l’île, et ensuite je passerai pour un idiot. - Le principe est simple : vous imprimez, comme vous dites, et nous n’apportons aucun démenti. Vous avez ma parole. Otar se leva, s’étira, et se mit à fureter dans les bureaux. Madonna était sagement assise devant sa table de travail. Elle leva les yeux à son approche. - Madonna, dit Otar. Dépannage. Son ton était bien plus proche de la prière que de l’ordre. Si elle marque ne serait-ce qu’une seconde d’hésitation, je disparais. Mais la jeune femme n’arbora qu’un large sourire. - Eh bien, dit-elle, ça faisait un moment. Elle se leva prestement, alla tourner le verrou, fit glisser son string, attrapa méthodiquement son coussin, prit position, et offrit à Otar la plus belle féminité du pays. Se force-t-elle ? Non, ce n’est pas possible. Elle est instantanément humide et chaude, elle palpite. Sa partenaire se mit à pousser de petits gémissements sourds, comme l’avait fait Gwennaele, un ton au dessous peut-être. Elle ne simule pas, où je ne connais vraiment rien aux femmes. Elle prend son pied, je lui donne du plaisir. Ce n’est pas une esclave résignée. L’esprit d’Otar s’embrumait, mais en même temps, il sentait un vide harmonieux s’établir en lui, chasser les miasmes de la journée. On avait failli les tuer, mais elle, elle avait à peu près sûrement donné la mort. Peut-être tout simplement devait-elle elle aussi se laver, s’envoler. Il fut très long. Sa houle d’homme solide les berçait tous les deux. La volupté le submergeait, mais il ne s’en délivrait pas. Quand ce fut cependant fini, il resta longtemps sans bouger, appuyé sur les avant bras, puis il la retourna avec d’infinies précautions. 104 Elle était encore pleinement dans l’amour physique, ses longs cheveux balayaient son visage en sueur. Il commença à l’embrasser et à lui caresser les seins. C’était la partie la plus délicate de leur protocole. La grande houle du sexe était passée. C’étaient maintenant les minutes de la tendresse, un moment beaucoup plus éveillé, où les moindres détails étaient perceptibles. Si le terme d’amour était excessif, on était là dans le plus intime de leur relation. Madonna était très délicate avec sa bouche. Elle n’acceptait pas qu’on la touche de la main, elle ne voulait pas entendre parler de la moindre exploration de la langue. Elle n’embrassait que des lèvres, mais à la fois fougueusement et langoureusement, andalouse et romantique. C’était le moment où Otar sentait l’un après l’autre tous ses sens s’aiguiser, chanter comme la corde du violon. Il lui fallait garder le contrôle absolu de sa partenaire, sentir venir imperceptiblement la plénitude, puis un mince début de lassitude. Il s’écarta. Elle l’avait vu quelques heures auparavant embrasser successivement sur la bouche Erika et Klara. Elle avait donné la sienne sans ambages, comme sans états d’âmes. Je ne la connais même pas. J’ignore tout d’elle. Ils n’avaient quasiment pas parlé, et ne se quittaient pas des yeux. Elle ramassa son string, rangea son coussin. Elle épousseta le devant de la chemise de l’Envoyé, fit onduler ses cheveux. Elle se dirigea finalement vers la porte, mais avant d’ouvrir, elle posa de la main une dernière caresse sur la joue d’Otar, comme on fait à un enfant. Son geste disait : merci de m’avoir fait tant de bien. Il disait aussi : c’est rouge et brûlant entre nous. Il ajoutait enfin : pauvre, pauvre Otar, mon pauvre grand. Strabelstrom appela Pol sur la ligne officielle. - Je te confirme mon voyage de demain. - Viens pour treize heures, nous déjeunerons ensemble. Rien d’exceptionnel ? - Euh … non. 105 - Nous parlerons mieux demain. Otar passa quelques minutes sur son ordinateur personnel. Le niveau de l’action devenait tel que ces ratiocinations intimes l’ennuyaient. Il n’insista pas. Il traînait, il cherchait Erika, qu’il finit bien entendu par découvrir. Il tournait autour du pot. - Tu voudrais dormir avec moi ? dit-elle avec surprise. - Oui. Dormir, dormir. Mais, tu avais retenu ta soirée ? - Oh, oui et non. Milo a organisé une sorte de cinéma aux armées. Il fait projeter chaque soir des documents inédits sur diverses affaires internationales récentes. En fait, cela devient un point de rencontre. - Je ne peux pas y aller. En présence du chef, les gens ne se lâcheront pas. Et tu es peut-être attendue. - Même pas ; et puis vois-tu, bavarder, boire, et finir une soirée à moitié bâclée en me faisant sauter par n’importe qui, ça ne me branche plus. Je n’ai pas dix-huit ans. - Mais tu as quand-même l’air chagrine. Klara ? - Je me fous de Klara. Et nos relations sont suffisamment claires pour que personne ne s’étonne. Non, c’est ma propre situation qui me tracasse, Otar. Je ne voudrais pas m’habituer. - Ici, dit Otar en biaisant, nous sommes sur une autre planète. Nous avons pénétré dans une autre dimension. Tout cela avec l’arrièrepensée que nous ne nous inscrirons pas dans la durée. - Eh oui, dit-elle, justement. - J’ai hésité en arrivant ici. Ou dormir chaque nuit près de toi, ou m’en aller m’allonger au hasard des chambres disponibles, comme le faisait Staline au Kremlin pendant ses derniers mois de vie. C’est peut-être cette comparaison qui m’a glacé. Après la journée que nous venons de vivre, je ne veux quand-même pas te priver de ta détente. - Otar, dit-elle, la plus belle de toutes les soirées que je puisse passer, c’est avec toi. Mais par contre, avant toute chose, nous allons dîner. - Oh, dit-il, j’allais encore oublier. 106 Le bizjet décolla à dix heures précises, se posa un peu avant midi. Un hélicoptère transporta ensuite son passager jusqu’au siège du gouvernement, et à douze heures cinquante cinq, Otar montait les marches du perron d’honneur. Levé à huit heures, partageant la salle de bain avec Erika, d’excellente humeur, sifflotant, il avait présidé à huit heures quarante, en costume croisé, debout, le café et le croissant à la main, un briefing raccourci dont les participants, éveillé sans doute bien plus tôt, promenaient quelques visages creusés qui en disaient long sur les péripéties de la nuit. Je suis sûr qu’ils ont tous fait l’amour, après nos aventures d’hier. Le staff embarqua en masse dans le minibus pour l’aéroport, seul moyen pour assurer à la réunion une durée convenable. Madonna recevait depuis le petit matin des dizaines de coup de téléphone. L’Echo du Littoral avait annoncé, huit cols à la une, que les prix du carburant ne varieraient pas. Quid de cette affaire ? Il était difficile d’aller réveiller Otar dans les bras d’Erika. Elle avait brièvement appelé les services de Pol à Miran, qui ne savaient rien non plus. Par chance le grand homme était disponible : il avait confirmé la décision, mais l’ensemble faisait un peu désordre. - Tu aurais pu, conclut la jeune femme, au moins nous prévenir. - Pol me l’a dit au téléphone lors de notre avant dernier contact. Ca ne m’a pas paru fondamental, j’ai oublié de vous en parler. Quand j’ai rencontré ce jeune journaliste, j’ai trouvé là une occasion d’annoncer la nouvelle. - Il faut absolument, dit Weng Li, que l’information circule. Faisons tous notre autocritique. Personne ne soupçonne Otar de déloyauté. Nous formons une équipe soudée. Chaque membre du collectif doit être prévenu immédiatement de ce que n’importe quel autre membre a glané. - A un blindé léger près, dit Otar. - C’est encore plus difficile pour nous, dit Weng, les gens du renseignement. Notre première réaction est la rétention de l’information, et j’ai déjà plusieurs fois dû faire effort pour vous mettre au courant. - Ne parlons pas des militaires, dit Milo, en souriant aux anges. 107 C’était souvent Erika qui, dans ces cas-là, détendait la situation. - Et encore, vous n’avez pas à gérer la vie privée de la femme du chef. Elle avait finalement fourni à Klara une escort girl qui répondait au doux prénom d’Océane, et, de manière surprenante, les deux femmes s’étaient entendues comme cochonnes. - Ah bon ? avait fait Otar. - On t’expliquera, on n’a pas le temps maintenant. - Moi, dit Niklaus, j’ai revu le capo des Gorthèche. Il s’est présenté en tant que tel, cette fois-ci. - N’avais tu pas dit : toutes les quarante huit heures ? - Weng, si je devais dissimuler une erreur, je ne souhaiterais pas avoir affaire à toi. Je suis tombé dessus par hasard. On trouve toujours les mêmes braves gens dans les mêmes bonnes maisons. Je lui ai balancé tout ce que nous avions convenu de dire, il n’a pas bougé un cil, m’a écouté soigneusement, et est parti. - Ca a pris ? - Je n’en ai aucune idée. - Les représentants des deux partis institutionnels ? demanda Otar. - Aucune nouvelle. Je te rappelle par contre, dit Madonna, que tu as rendez-vous ce soir même à dix neuf heure trente avec le sieur Oswaldo Marini-Fizzi, le président de Pour Mopale. Tâche d’être revenu à l’heure. - Et le Conseil régional ? - Tous crevés. - Nous allons voir ça à Miran. Je vais commencer à établir la liste, j’aurai le temps dans le bizjet, des réunions des états généraux. Que dit la presse ce matin ? - Toujours bonne, dit Weng Li. C’est moi qui m’y suis collé aujourd’hui, avec Camille, la doublure de Madonna.. Seul Cluster était au courant de notre projet d’usine. Il le critique modérément, mais sans excès. 108 Il a l’air de penser que c’est une foucade de plus de la part d’un homme quand-même assez curieux. - Parfait. - Nat n’a rien produit aujourd’hui. Un petit point : notre zone d’exclusion maritime fait toujours râler. - Eh bien, dit Otar, j’y ai réfléchi. Dans mes bras, pensa Erika. - … l’interdiction choque ? Abandonnons-la. - Ah non, dit Milo, non ! - Milo, es-tu toujours ennuyé par ton véliplanchiste ? - Non … Nous avons … discuté avec lui, nous ne le reverrons plus jamais. - Tu vois ! Si un bateau de pêche ou un plaisancier se risque sur notre côte, pratique de même. Si possible, Milo : de ma-niè-re gra-duée. - Tu me couvres ? - Comme si tu en avais besoin ! Tant que tu veux. - Savez vous combien coûte la seconde vedette, la grosse ? Quatre cent millions d’euros, un demi milliard de dollars. - Foutre ! - Et celle-là, Otar, elle est placée sous ma responsabilité. - Fais pour le mieux. Communiqué de presse dès maintenant. On s’est mal compris, on s’excuse, tout ce que vous voulez. Nous ne sommes qu’une bande de dégonflés. Sur le perron, Pol et Otar s’étreignirent avec chaleur. - Il faut croire que tu me manques, plaisanta Pol. Dis donc, tu es dans une forme éblouissante. Complètement crevé, mais radieux. - Je baise trop. Pol se rembrunit, et Otar se mordit la langue. - Enfin … je pense que tu en as besoin. Le temps m’est compté. Guère plus de deux heures. Notre repas est servi. Raconte. Otar parla d’abord de l’accrochage de la veille. Pol écouta avec la plus grande attention. 109 - Je pense comme ton ami Weng Li. Si le Groupement avait voulu te tuer, ce serait fait. Quant à ce portable, je te demande environ trois jours. Il leva les yeux. - Nous vous avons quand-même envoyés au danger. Heureusement que tu as une bonne équipe. Veille à l’harmonie entre ses membres. Milo est un homme remarquable, à bien des égards. - Un peu trop bouillant. - Ah, dit Pol. Il a des méthodes de rouge-brun, de nationalstalinien. Mais dans les circonstances présentes, c’est ce que nous pouvions souhaiter de mieux. Il faudra être encore plus durs que nos adversaires. - Niklaus a été approché et acheté par le Groupement. Les Gorthèche. - Sais-tu que tu le condamnes peut-être à mort ? - C’est son tempérament profond. - En tout cas, voilà un contact précieux. - Table à trois places ? - Une dame viendra nous rejoindre pour le café. Gwennaele… - Nous pouvons parler ? - Cette salle a été passée au peigne fin par mes hommes, et ce sont eux qui nous servent. Elle n’est au demeurant pas plus sûre que la place de la Concorde chez nos voisins français. Raconte moi tout ce que tu peux le plus vite possible. Otar parla, longuement. - Ne t’illusionne pas trop sur la presse. Deux ou trois consignes au sommet et elle changera radicalement de ton. Mais ce qui est pris est pris. Ici, vois-tu… eh bien je suis assez content. La classe politique te prend pour un barjo, mais ils ont tous retenu ta formule : ni un proconsul, ni un Intendant. Ca a beaucoup plu. Palika boit du petit lait, il me regarde avec commisération, mais il se réjouit profondément de l’évolution de la Mission. Pour lui elle se barre en … en … quenouille. 110 D’après le feed-back que nous avons, et d’ici et de Mopale, le Groupement pencherait pour l’hypothèse de la grande jean-foutrerie. Ils sont encore méfiants, mais se rassurent peu à peu. C’est quoi, cette usine de chewing gum ? Otar expliqua les grandes manœuvres de Milo, les trois chars Leclerc, la vedette d’un demi million de dollars. La nécessité de couvrir le bruits et les mouvements suspects. - Le putois, siffla Pol. Il les a eu ses matériels. Je lui avais parié une caisse de Château Petrus, ça va me coûter chaud. - Quid du ministère des armées ? Il semblerait… - Ne te mêle pas de ça, veux-tu ? - Ah bon. Madame … Amande Verhafstede se tenait près d’eux. Otar sursauta et la salua gauchement. - Je n’ai que quelques minutes, dit-elle. Je voulais vous parler de différents points. Un : le Conseil régional. Vous avez fort bien compris qu’ils se sont pris eux-mêmes les pieds dans le tapis. Ils gèrent une situation conflictuelle invivable. Oubliez les, vous n’avez pas besoin d’eux. Ils paraissent s’orienter vers une position plus souple, je crois qu’ils vont vous adresser une sorte de contact, de porte parole. Voyez ça. - Bien, Madame. - Deux : les partis politiques. Je ne vous reproche pas d’avoir convoqué le leader de Pour Mopale. En bonne démocratie, ces gens-là ont obtenu huit pour cent des voix, vous ne pouvez pas les ignorer. Mais désormais, il est impossible que vous ne rencontriez pas les représentants des deux grands partis constitutionnels. - Il faudrait que Miran pousse un peu à la roue. - Je ne représente pas le PS, dit-elle sèchement. Faux cul. - … Mais j’ai assez de contacts avec eux pour pouvoir sans doute intervenir. De son côté, Monsieur Lederer fera le nécessaire. Cela dit, il en 111 est des partis comme du Conseil régional : ayez un contact officiel et laissez tomber. - Parfait, Madame. - Trois. Vos Etats généraux. Je dois vous dire que je les trouve à la fois séduisants et irritants. Voudriez-vous me préciser comment vous envisagez cette initiative ? - Il y a, dit Otar, un écueil à éviter. Celui du poujadisme, voire du populisme. Elle acquiesça. - Quand vous jouez l’idiot, vous tenez ce rôle avec une telle perfection que vous parvenez à me faire douter. Mais vous avez parfois des formules heureuses. - Les syndicats seront consultés, avant tout démarrage du processus. Je me réjouis que nous n’ayons que trois centrales, et non pas une situation à la française : je ne suis encore jamais arrivé à retenir le nombre exact de leurs confédérations. Si leurs représentants désirent ensuite venir de nouveau s’exprimer dans les assemblées de base, nous noterons très soigneusement leurs revendications jusqu’à la dernière. - Bon, dit-elle. - J’attire maintenant votre attention sur l’aspect convivial, associatif de l’affaire. De larges rassemblements par profession, par bourgade, peut-être des banquets. Nous sommes en province, et en province profonde. Mon intention est de collecter très soigneusement toutes ces doléances, et de les faire parvenir au Directoire, qui en fera tout ce qu’il voudra. Mais mon plus cher souhait est aussi de provoquer à Mopale ce que j’appelle un contre choc : faire revenir la convivialité, la joie de vivre, éloigner définitivement l’Ile de toute atmosphère de guerre civile, recoller les morceaux du vase. Un peu de joie ne nuirait pas, là-bas. Un dernier mot : le pouvoir de décision de ces assemblées est nul : ce ne sont pas des soviets. - Je ne vous dirais pas que je suis pleinement rassurée, mais je vois mieux votre projet. Je forme des vœux pour sa réussite. J’espère que vous en aurez les moyens. 112 Elle serra la main à Otar, fit un petit signe à Pol, et partit sans boire son café. - Sais-tu que j’ai failli te croire ? dit Angeroli. Et moi, tu me baratines comme ça ? - A-t-elle toujours avalé le même balai ? - On dit que même dans ses partouzes chic, elle reste toujours aussi raide. A propos, rien sur les turpitudes de Palika, rien. Je continue à chercher. - J’attendais Madame Stabon. - Qui ? - Eh bien, Gwennaele … - Exprime toi simplement. Mon cher, elle est en tournée pour quarante huit heures sur nos littoraux méditerranéens. Vois-tu, il faut défendre la politique du Directoire. - Ca existe, la politique du Directoire ? - A franchement parler, non. Raison de plus pour la défendre. Il cita une série de villes où sa complice devait être reçue. Otar connaissait bien sa Géographie : un de ces agglomérations se trouvait à moins de dix kilomètres de la base prêtée par l’armée. C’est pour mon bien, se dit-il avec désolation. J’imagine qu’ils font tout ça pour moi. - Demain, tu auras un message par cycliste ou plutôt n’exagérons rien, par scooter. Nous allons voir comment ça marche. Je ne te dirai pas : prends soin de toi. Tu es dans l’œil du cyclone. Tout reste encore apparemment calme pour le moment, mais à tout moment la tempête peut se déchaîner. Laisse moi tes listes de réunions. Nous renonçons à établir une taxe sur les cigarettes. Dans le bizjet, Otar pensait amèrement qu’ il n’avait pas vu Gwenaelle. L’avait-elle évité intentionnellement ? L’idée d’une liaison durable était revenue l’habiter depuis la veille. Sa déception était vive. 113 J’ai des femmes, de splendides compagnes. Mais je suis d’une fragilité absolue en ce qui concerne l’amour. Je l’appelle de tous mes vœux. Je suis bon à cueillir, comme un panier de fraises. A dix-neuf heures vingt cinq, il ouvrit lui-même la porte au sieur Oswaldo Marini-Fizzi. - Puisque vous êtes là, dit-il, tout en rondeur, je ne vais pas nous donner le ridicule de vous faire attendre. Son vis à vis restait renfrogné, visiblement, mal à l’aise, et ne cherchant pas à le cacher. L’homme avait une sale tête. Une allure de vieux maffieux redoutable. Il toisait le monde entier avec un mépris dû au sentiment d’une puissance quasi absolue. Pourtant soigné, il laissait une impression malsaine. Otar eut pendant une seconde un quasi sentiment d’infériorité, la peur de ne pas faire de poids. - Je vous remercie en tout cas d’avoir accepté cette heure de rendez-vous assez curieuse. - Elle m’arrangeait aussi. - Il n’est évidemment pas prévu de vous garder à dîner, mais pouvons-nous au moins prendre un apéritif ? Grignoter quelques hors d’œuvre ? - Il n’en est pas question. - Eh bien, voulez-vous prendre place ? Il avait sorti ses plus beaux fauteuils. Le personnage y était fort à l’aise. Otar abattit sa première carte. - On dit que le mouvement Pour Mopale est la vitrine légale du Groupement. - Nous ne sommes la vitrine légale de personne. Quant à la seconde partie de votre phrase, vous venez d’employer un terme que je ne connais pas et que personne ne prononce jamais sur cette île. 114 - Je m’en suis déjà aperçu. Personne ne l’a jamais utilisé devant moi, et c’est la première fois que je l’emploie. Mais je pensais, ayant affaire à une des personnalités de premier plan du territoire, pouvoir aller au delà de certains tabous. - Vous pensiez mal. - J’avais même l’intention de porter à votre connaissance un sondage récent. Ces sondages que réalisent régulièrement les services gouvernementaux de Miran, et qui ne sont jamais publiés. - Gardez votre papier. - Je vais donc vous le lire. A la question : Quelle image avez-vous du Groupement, la population de Mopale répond de la manière suivante : - très favorable 48% - plutôt favorable 35% soit en tout 83 % ; sur le continent, nous obtenons les chiffres suivants : - Plutôt favorable : 43% - Défavorable 32 % - Ne se prononcent pas 25% Ce sondage sera publié dès demain par mes soins. - C’est votre affaire. Otar avait gardé un atout dans sa manche. Pour obtenir mille réponses sur l’île, les sondeurs avaient dû interroger dix mille personnes. Un chiffre à publier aussi, mais plus tard. - Prenons les choses autrement.. En tant que président du mouvement Pour Mopale, quelle est votre revendication essentielle à mon égard ? - Que vous quittiez l’île le plus vite possible. Provoque moi, je ne perdrai pas mon sang froid. Otar abattit une nouvelle carte, et changea son jeu. - Je ne souhaite pas moi non plus une Mission très longue. Puisque vous avez été franc avec moi, je le serai avec vous. Voilà vingt-cinq ans que je hante les cabinets ministériels. J’ai fait un bon parcours. J’accède 115 pour la première fois à des responsabilités au plus haut niveau. Pensez-vous que je souhaite briser ma carrière ? Comment me jugez vous ? - C’est sans intérêt. - Je préfère être pris pour un arriviste plutôt que pour un jobard. J’ai des consignes extrêmement précises du Directoire du Pays. Apaiser la tension, recoller les morceaux. Même s’il ne sort rien de concret de la Mission, j’ai tout intérêt à ce que les choses se passent bien. Un poste de ministre m’est promis dès ma rentrée à Miran. Le Directoire ne survivra pas à mon retour, et la parenthèse sera fermée. Il ne se sera rien passé. Voilà le message que je désirais, moi, vous transmettre ; faites en l’usage que vous voudrez. Otar raccompagna son visiteur, et les deux hommes se serrèrent la main. Derrière la glace sans tain, Madonna et Weng Li se levèrent. - Qu’en pensez –vous ? - Il me fait froid dans le dos, dit la jeune femme. Tu as dit ce qu’il fallait dire. - Je pense aussi, dit le Chinois, qu’il s’est fait un peu plus méchant qu’ils ne sont réellement. Sans doute, aux conditions que tu as toimême énoncées, le Groupement ne souhaite-t-il pas ton départ immédiat. Mais ces gens-là ont l’habitude de terroriser leurs adversaires. - Je suis réellement terrorisé, dit Otar. Je ne plaisante pas. Mais si tout se passe comme nous le souhaitons, nous allons le lui mettre profond. En sortant, il tomba sur la chambrière en second d’Erika qui attendait Klara. Chambrière, belle chambrière. Une féminité pleine, débordante, presque animale, la chair au degré zéro. Un regard noyé, des seins un peu lourds. Une plante pulpeuse qui le vit venir avec déférence, mais sans gêne. A mettre en mémoire. - Raconte moi, dit-il. Elle était aux ordres. 116 - Nous nous sommes entendues tout de suite, nous avons commencé à papoter. Le temps d’arriver à La Fournaise, nous avions déjà échangé beaucoup. Nous nous sommes parlé entre femmes. Et ça ne vous regarde pas. - Je vous rassure tout de suite. Klara n’a rien d’une flambeuse. Nous avons joué un peu à la roulette, mais elle s’est vite lassée. Avec ses gains, elle m’a offert une glace. C’est vous dire. Puis nous avons discuté. Elle est parfaitement consciente qu’elle ne doit rien faire qui puisse gêner la Mission. Elle m’a dit qu’elle allait disparaître vers une heure, et qu’elle serait de retour devant le casino à quatre heures juste. J’ai passé trois heures très difficiles. Ici comme ailleurs, on a l’impression que les hommes passent leur temps à se la mettre sous le bras. Je n’ai pas pu être tranquille dix minutes. J’allais de table de jeu en table de bar, rien à faire. J’ai collecté huit adresses et numéros de téléphone, que j’ai d’ailleurs remis à Weng. Mais à quatre heures, Madame Strabelstrom était là. Pas seule, deux gentlemen l’accompagnaient dans une magnifique voiture de sport. Enfin, gentlemen, plutôt caballeros. Elle m’a demandé de rentrer seule (un taxi, tous frais payés, m’attendait derrière la voiture de sport), de ne pas chercher à calquer mon itinéraire sur le sien, qu’elle ne tarderait pas trop. Je ne me suis pas couchée, quand-même ; elle est arrivée à la Villa environ trois quart d’heures après moi. Je n’ai pas l’impression… - Non, dit Otar. Elle aime les préliminaires assez prolongés, et ne fait jamais rien la première fois. Sauf avec moi. Je la vois très bien aguichant les deux hommes à tour de rôle. Merci. Dites donc, il faudra qu’on se revoie pour parler d’autre chose. - A votre disposition. Le portable de la douce créature sonna. La chambrière répondit et revint en riant vers Otar. - Madame n’est pas prête. Elle me demande un quart d’heure. Les dîners en ville et les pratiques qu’ils lui permettaient commençaient à manquer à Otar. Ils trouvèrent un petit bureau tranquille, 117 et la chambrière, stylée jusqu’au bout, avala sans coup férir, les yeux fermés, les humeurs secrètes du grand chef. Puis celui-ci embrassa tendrement Klara et la remit à son chaperon. Il se souvint alors qu’il avait un fils. Je suis dans d’excellentes conditions pour aller parler à ses nounous, ma virilité ne me taraudera pas pendant quelques heures. C’étaient pourtant deux fort belles filles, sveltes, élancées, une réelle distinction. - Ca n’est pas très brillant, fit l’une d’elle. Nous improvisons. - Que fait-il de ses journées ? - Rien. Il joue un peu avec des jeux vidéo. - Puisque vous êtes là pour ça, parlez moi un peu de sa sexualité. - C’est limite, limite. Il ne peut pratiquement pas toucher à une femme. - Je le sais bien. - Le deal qu’on nous avait proposé était le suivant : pour l’empêcher de se livrer à ses sorties hasardeuses, il fallait l’épuiser physiquement. Nous nous sommes imposées de lui faire pratiquer au moins une relation sexuelle normale par jour. C’est toute une affaire. Il n’aime aucune posture un peu … élaborée. Donc, la plupart du temps … - Nous trayons le veau, dit la seconde des filles. Ca, il aime à peu près ça. Plusieurs fois par jour. - Les résultats sont brillants. Il ne prend pas d’alcool, presque plus de drogue. Un cachet d’ecstasy une fois par jour, c’est tout. Il dort beaucoup. Ce qui nous permet, à tour de rôle, d’aller vadrouiller dans le camp et parfois de faire réellement l’amour, avec de vrais hommes qui ne nous payent pas. - Il règne ici une excellente ambiance. A part qu’on a l’impression que vous préparez la guerre nucléaire. - Qui vous a recrutée ? - Madame Erika Krazkowiak. 118 - Que faisiez –vous auparavant ? - Moi, je venais d’achever mon DESS des métiers de l’édition. Et Lioubova préparait l’agrégation de lettres. - Et comment trouvez-vous vos nouvelles fonctions ? - Faire la putain ? dit Lioubova. Je trouve ça dégueulasse. - Voulez-vous repartir ? Toutes vos primes vous resteront acquises. - Non, dit la première fille. Nous avons votre parole ? - Absolument. Un emploi stable et gratifiant, et les compensations financières prévues. Dans quelques mois, ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir. - Je me sens sale pour dix ans. - Fallait pas y venir, Lioubova, ma fille, dit sa comparse sur le ton de la berceuse. Excusez-la. - C’est moi, dit Otar, qui devrais m’excuser. Bien bas. Ce monde est dur. A quatre heures du matin, l’adjoint de Milo pénétra d’office dans la chambre d’Erika et réveilla Otar. Et du même coup la belle enfant. Erika n’était pas une oie blanche. Elle avait été rôdée aux joutes amoureuses et à la fréquentation des hommes, et y avait gagné une sorte d’insouciance. Elle ne s’enveloppa pas frileusement d’un drap. Elle rejeta la literie jusqu’au milieu de ses jambes, découvrant des seins déjà éveillés et des poils pubiens en effervescence. Le jeune officier tomba en arrêt, au garde à vous. - Alors ? fit Otar, d’un ton à l’amabilité douteuse. - Monsieur l’Envoyé, mon colonel voudrait vous voir tout de suite. Il dit que c’est une question de minutes. Omar s’extirpa du lit, chercha son slip, ne le trouva pas, enfila directement son pantalon en maugréant, passa un polo, attrapa un pull. - Il fait froid ? dit-il. - Pardon ? - Vous m’écoutez, oui ? 119 - Il fait froid. Erika, voyant l’effet qu’elle faisait, ondulait insensiblement des fesses. - Allez, dit Otar, pas gymnastique. Dehors, il n’y à rien à sauter ici. Ils s’enfuirent, tandis que retentissait derrière eux le rire aigu de la jeune femme. Milo était au téléphone. Il fit un signe joyeux à Strabelstrom. Trois de ses hommes travaillaient sur des écrans, l’air tendu, l’écouteur à l’oreille. - Ca va mieux que quand je t’ai appelé. - C’est quoi, ce boxon ? - La première bataille navale de la guerre est en cours. - Plaît-il ? - Je t’affranchis en deux minutes. Chaque nuit, le trafic de drogue et d’armes passe au large de notre côte. Ils devaient auparavant naviguer à environ dix kilomètres au large. Dès notre arrivée, ils se sont déportés vers le Nord, à une centaine de kilomètres, à mi chemin entre l’île et le continent. Ca nous arrangeait bien, et j’ai cru que nous nous entendrions ainsi. Nous n’avons aucune qualité pour intercepter ce trafic. Nous ne sommes pas là pour ça. - Il est important ? Milo lança deux phrases brèves dans son micro, qu’Otar ne comprit pas. - Une dizaine de bateaux par nuit, d’assez petit tonnage. Les transporteurs de drogue, les plus nombreux, larguent leur cargaison en mer, au large des côtes françaises, dans des sacs insubmersibles, et de petits canots viennent les chercher. Avec le GPS, c’est d’une facilité dérisoire. Les douaniers en interceptent un de temps en temps pour réaliser leur quorum. Pourcentage de pertes raisonnable. Les bateaux d’armes s’en vont plus loin au large de l’Italie, et transbordent leur cargaison bord à bord. Mais là, ça regarde l’OTAN, pas nous. Il parla de nouveau dans son micro avec une sorte de jubilation. - Tous paraissait réglé. Ce soir, la petite vedette (je dirai la petite vedette et la grosse vedette, ça nous évitera les noms de code) revenait 120 tranquillement du continent. Elle est tombée en plein sur une véritable flottille de petites embarcations. Elle a dû déranger quelque chose de conséquent, car elle s’est fait allumer à la mitrailleuse. Nous avons deux blessés légers et surtout un blessé grave, qui doit absolument rejoindre notre bloc opératoire dans des délais rapides. J’ai eu très peur, j’ai cru qu’ils allaient l’arraisonner, voire la couler. Heureusement, la seconde vedette suivait à une distance raisonnable. Nous respectons quand-même par routine de sévères consignes de sécurité. Elle a forcé les feux, est arrivée en trombe, et a tiré deux missiles. - Parce qu’elle tire aussi des missiles ? - Occasionnellement. Pendant ce temps là, la petite vedette s’est mise à foncer plein Sud, pour accoster chez nous le plus vite possible. - Et les bateaux adverses ? - Pulvérisés, tu ne trouverais pas assez de petit bois pour allumer ta cheminée. Mais c’est là que les choses se corsent. Les huit bateaux restants ne se sont pas repliés. Ils ont continué à naviguer à distance. Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’ils ont reçu le renfort de deux nouvelles unités. - Que crains-tu ? - Mes spécialistes s’interrogent sur la possibilité de monter un tube lance torpilles sur d’aussi petites embarcations. J'ai 28 hommes à bord de la vedette, dont plusieurs officiers supérieurs et des techniciens de très haut niveau. Je te rappelle aussi qu’elle vaut un demi milliard de dollars. J’en étais là quand je t’ai envoyé chercher. Depuis, j’ai du nouveau. Deux hélicoptères d’assaut ont décollé du continent. Ils seront sur zone dans dix minutes. Dix longues minutes. - Attendons. Les techniciens se mirent brutalement à manifester leur joie. - Les petits bateaux adverses ne cessent de se rapprocher, mais la grosse vedette en a encore mouché un. Les dix minutes furent longues. - Les hélicoptères aperçoivent leur objectif, cria Milo. 121 On lui parlait sans discontinuer, mais Otar ne percevait que des crachotements. - Les deux hélicoptères ont tiré chacun un premier missile. Toujours la patience. - Objectifs traités, cria Milo. Deux de moins. Les hélicoptères vont faire un second passage. Les techniciens s’affairaient. - Un des hélicoptères signale qu’on l’a allumé avec un LPG antichar. Technique Bagdad. Mais ils volent bien trop haut. Envoi de deux nouveaux missiles ! Otar se faisait prendre à cette frénésie d’un combat invisible. - Nominal ! cria Milo. Encore deux !. Les autres prennent la fuite ! Il ajouta : - Un des bateaux touchés a produit une déflagration très violente. Un champignon s’est formé. Sans doute transportait-il des explosifs. - Quitte à paraître sanguinaire, fit Otar, ne peut-on pas poursuivre les autres ? - Hélas ! Les hélicoptères ont épuisé leur capacité d’action. - L’ennemi ne pourrait-il pas tenter un dernier regroupement, essayer de torpiller la grosse vedette ? - Elle a encore des billes, et puis on entre dans notre propre rayon d’action. - Ne me dis pas que tu possèdes des missiles sol-mer. - Seuls les deux premiers sont installés et leur technique de guidage reste rudimentaire. Demain matin, j’informerai le staff avec un minimum de détails. - En tout cas, merci Gwennaele, dit Otar. Milo bondit comme si un serpent l’avait piqué. - Comment sais-tu cela ? - Il ne faut pas être grand clerc. - Je serais très surpris qu’elle ait bavardé sur l’oreiller. 122 Otar se tut. Un gouffre s’ouvrait devant lui. Pol, Gwennaele, Milo, on le prenait pour un enfant. Milo s’approcha d’Otar à le toucher. - Laisse tomber les questions militaires, Armand. Tu fais très bien ton boulot, tu es irremplaçable, permets nous de faire le nôtre. - Tu veux sans doute aller accueillir seul nos blessés ? - Affirmatif. Par contre, rends leur visite comme tu veux dans deux ou trois jours. - Pourquoi avons-nous défendu bec et ongles notre petite vedette ? - Parce qu’elle travaillait pour toi, Armand, et que si elle était tombée intacte aux mains de l’ennemi, c’est tout ton plan qui s’effondrait. - Je crains de comprendre. Quelle coïncidence ! - Je veux absolument penser que c’en est une. 123 Plusieurs jours avaient passé. Il était impossible de maintenir le rythme adopté pendant la première semaine, si l’on voulait qu’hommes et femmes survivent simplement à la fatigue. D’autre part, les affaires suivaient leur cours, désormais bien tracé. Otar avait convoqué pour ce matin-là un comité restreint. Jusqu’ici, seuls Madonna, Weng Li et Milo connaissaient le plan d’ensemble de l’Envoyé. Il était temps, avec quelques réticences, d’y associer Niklaus et Erika, dont les destins suivaient des cours parallèles. Homme et femme de l’ombre, leurs activités avaient connu des développements similaires. Niklaus était l’indispensable contact extérieur de la Dream Team. Toujours fourré à la Fournaise, ayant officiellement pris langue avec le Groupement, il cornaquait Externes et Externants ; ses propres réseaux, car il fallait bien appeler les choses par leur nom, s’étendaient et se ramifiaient de jour en jours. Erika avait acquis la célébrité grâce à ses Chambrières, qui, elles aussi, s’éloignaient volontiers de la Résidence. Klara avait bien dit que c’était une spécialiste en putains. Mais les jeunes femmes qu’elle drivait étaient loin de pouvoir être réduites à cette acception. Beaucoup d’entre elles n’avaient rien à voir avec le sexe, sauf ce qu’elles voulaient bien accorder à leur vie privée. La palette d’Erika allait de la geisha à l’agent d’espionnage féminin de type soviétique, mais comprenait aussi une multitude de petites nanas à toutes fonctions, et quelques hommes aussi, d’ailleurs. Elle même affirmait à qui voulait l’entendre qu’elle ne couchait présentement qu’avec un seul homme, ce qui était vrai. Une certaine solennité régnait. - Officiellement, dit-il, Weng est mon secrétaire, et Madonna mon adjointe. Dans la pratique, c’est plutôt le contraire. En réalité leurs fonctions sont tellement entrelacées que moi-même ne m’y retrouve plus. Ils sont particulièrement complémentaires. Les deux intéressés échangèrent un sourire. - Je vous présente maintenant mon attaché militaire, nommé hier par le Directoire, le colonel Milo Glaser, que je félicite au passage pour sa cinquième barrette. A toi, Milo. 124 - Nous sommes entre amis, dit Milo, entre amis chers, et je vous prie de me croire. Mais je vais devoir vous celer une partie des informations dont je dispose. Raison d’Etat. Glaser commença par un historique fouillé de la bataille navale de la semaine précédente. - Nous nous en sommes très bien sortis, tout d’abord au point de vue strictement militaire. Nos hommes… - Nos trois blessés, dit Otar, sont Hors d’eau. Rapatriés au Pays, ils ont opté pour un retour à la vie civile –ne ris pas, Milo- et ont reçu l’indemnité prévue d’un million d’euros chacun. - Quant à la résonance de l’événement, je pense que nous nous en sortons bien aussi. Le ministère des armées a publié dans l’instant un bref communiqué annonçant que des manœuvres combinées nocturnes avaient eu lieu en Méditerranée, impliquant au demeurant un petit nombre de bateaux et d’aéronefs. Sept missiles ont été tirés avec un total succès, puisque tous ont atteint leur cible. La presse de Miran a ignoré l’événement. Seuls trois quotidiens ont répercuté la dépêche d’agence par une brève en pages intérieures. Sur le plan politique, l’affaire a été bien traitée par Pol Angeroli. - Je prends le relais, dit Otar. Certes, le Groupement a la haute main sur les trafics d’armes et de drogue à partir de Mopale. Mais il n’agit pas seul. Il y a dans ces cas-là des commanditaires et des commandités. Ca part et ça arrive. Et ce sont les cartels mondiaux qui ont pris discrètement langue avec le gouvernement du Pays. Celui-ci a eu beau jeu de faire valoir qu’il n’avait pas modifié sa politique traditionnelle, qu’il continuerait à fermer les yeux dans la mesure du raisonnable, et que la faute en était à la flottille du Groupement, qui avait perdu son sang-froid. De sorte que ce sont nos ennemis qui se sont fait traiter par la haute racaille internationale. Désormais, le trafic passera par le Sud de l’île, Ca augmente de deux heures leurs délais de route, mais tant pis pour eux. Vous imaginez bien que la minuscule personnalité de l’Envoyé a été totalement absente de cette négociation … planétaire. 125 - Le problème est globalement réglé, reprit Milo. Un seul point noir : la vedette. Ces gens-là se sont demandé pourquoi nous disposions d’un tel matériel. - C’est ici que j’interviens, dit Niklaus. Je présente toujours mon fidèle rapport au capo des Gorthèche. Je lui ai fait valoir qu’Otar était un sacré trouillard, qu’il avait une peur bleue du Groupement, et qu’il voulait être prêt à filer discrètement dans des délais rapides. Tu as peur des avions, Otar, car tu crains beaucoup les petits missiles. La mer, moins rapide, te paraît plus discrète et plus sûre. En tout état de cause, nos adversaires n’ont pas de sous-marins. - Est-ce que ça marche ? - C’est toujours la même chose : je n’en sais rien. Mon correspondant a même fait de l’humour. Il a dit qu’après tout, c’était une idée, le Groupement pourrait sans doute s’en procurer un. - Je vous rassure, dit Milo : ils auraient quand-même besoin d’une certaine logistique. Bref, on s’en tire bien. - Evidemment, dit Otar, vous m’avez une fois de plus taillé un costume. - Je les trouve très calmes, dit Niklaus, très sûrs d’eux, très dominateurs. Ils appuient le projet d’Etats généraux. Ils se disent qu’une fois cette tâche accomplie, ton départ ne sera plus qu’une question de semaines. C’est Oswaldo qui les a convaincus. - Un dernier point sur la situation militaire, dit Milo. Nous avons rencontré la semaine dernière, Otar et moi, le général des Echauguettes. - Ils sont restés une heure en tête à tête, déplora Otar. - Une réalité toute simple nous a échappé au départ. Je m’étais étonné de ce qu’un général quatre étoiles soit simplement commandant de la place d’une ville comme Sainte Croix, même si elle atteint un million et demi d’habitants. En fait, il chapeaute l’ensemble des forces du Pays sur Mopale et a donc le contrôle de la base située dans le Sud de l’île, qui appartient par parenthèse au dispositif méditerranéen de l’OTAN. Cette base n’abrite pas de site aérien. L’île est couverte par les Français d’Istres et de Salon de Provence, et par le porte avions nucléaire du 126 gouvernement de Paris. Mais il a sur place quarante chars, pas des Leclerc, malheureusement, quelques beaux AMX cependant. - Je ne vois pas en quoi ça nous concerne, dit Madonna. La tension était perceptible. - Tant mieux. Le seul problème est que ce cher Florimond est un légaliste absolu… - … il en faut, dans les armées, dit Weng Li… - et qu’il n’entreprendra pas d’action, éventuellement, sans la signature des cinq membres du Directoire. Madonna repartait à l’assaut. - Le ministre des armées est-il à nos côtés ? - Secret Défense, dit Milo. J’ai fini. - Non, Milo, dit Otar. Quelles sont exactement nos propres forces ? - Une vedette rapide, trois chars Leclerc, vingt blindés légers de l’avant, et l’armement nécessaire à un régiment d’infanterie. - Plus une batterie de missiles sol-mer. - J’oubliais. Et une batterie de sol-air, ajouta-t-il comme à regret. Plus évidement le matériel radar correspondant. - Quant à nos effectifs, reprit Madonna –elle avait les lèvres blanches -, voyons si nos chiffres correspondent. Sur la Résidence, je compte deux mille cent personnes, dont cinq cents militaires - Huit cents… - Et quatre cents Externants. A l’extérieur, environ deux mille, dont quinze cents à Mopale. En tout, un peu plus de quatre mille hommes et femmes. - Nous ne dépasserons pas les six mille, dit Otar. Quoi qu’il arrive, ce serait inutile. Et puis nos chers petits budgets… - A mourir pour mourir, reprit la jeune femme, ça me console de ne pas me retrouver seule. - Madonna ! - Tu sais où nous allons, Otar. 127 - Bien, fit l’Envoyé, terminé sur ce point ? Notre usine d’incinération s’achève. Je ne change pas de sujet. Pourquoi avoir construit cette installation ? Dans un premier temps, c’est vrai, pour masquer les arrivées de matériel lourd. Quand à l’élimination des corps de nos adversaires, c’est du Grand Guignol. Mais, cette usine nous permet aussi de maquiller notre consommation, donc de ne pas informer nos ennemis sur nos effectifs précis. Nos rejets au service des ordures ménagères de SainteCroix peuvent renseigner assez exactement sur le nombre de personnes que nous hébergeons. C’est pourquoi je vous ai demandé d’utiliser le plus possible de rations militaires (je me plie moi-même à cette discipline), et pourquoi plusieurs produits de base nous sont apportés par l’hélicoptère lourd. Nos travaux d’aménagement de la Source ont été un succès. Cette eau est d’une excellente qualité chimique et biologique. Nous sommes autonomes sur ce point. Nous disposons déjà dès maintenant de mille tonnes d’eau potable par jour. - A moi, dit Weng. Madonna me fait de l’ombre. On a l’impression qu’il n’y a qu’elle qui travaille. Nous avons tiré tout ce que nous souhaitions savoir du portable du commando Upsilon. Ils ont abondamment communiqué avec la famille Drabovic. Ce qui nous a permis d’ailleurs de loger ces derniers avec précision. C’était effectivement une patrouille, qui a choisi de se laisser enfermer en pensant qu’elle sortirait ensuite à sa guise. Ils n’étaient pas bien performants, et n’ont pu recueillir aucun renseignement stratégique. Niklaus a le contact avec les Gorthèche. Par un jeu de filatures souples, nous avons aussi pu localiser assez correctement ces derniers. Notre ami Oswaldo rencontre assidûment un certain nombre de capi. Grâce à lui, nous avons pu confirmer que ce sont bien les Frascati le noyau le plus influent. Il y a à Sainte-Croix environ 3000 cafés, restaurants, lieux de plaisir. Nous en avons désormais une localisation exhaustive, à l’exception bien évidemment de quelques clandés, mais je ne vois pas ce qu’on cacherait encore dans un quartier comme la Fournaise où le vice s’étale au grand jour 128 sous les yeux des autorités. Soixante dix pour cent de ces établissements sont tenus directement par des partisans du Groupement. Si tu tues un patron de café, tu as deux chances sur trois d’éliminer un maffieux. Vingt cinq pour cent des rades sont dirigés par des gens tolérés par le Groupement et qui paient l’impôt révolutionnaire. Les cinq pour cent restants appartiennent à des continentaux qui, attirés par le climat enchanteur de l’île et ses sérénades, ont voulu tenter l’aventure. Ils sont soumis à un racket féroce. Passablement écœurés, ils ne représentent en aucun cas une force de contestation. J’ai localisé les domiciles d’environ trois cents chefs maffieux, mais n’oublions pas que nous restons dans une structure familiale au sens large. La plupart de ces gens là ont plusieurs habitations, résident à l’occasion chez un beau-frère et une grand tante. Certaines familles, comme les Angellopoulos, m’échappent encore presque totalement. - Il y a quand-même du mieux, dit Otar. Quand mon père allait au lycée, voilà soixante ans, ses professeurs de sciences naturelles lui parlaient du cerveau comme un organe un peu mythique dans lequel il n’était même pas question d’entrer. Lorsque j’ai passé le bac, voilà un peu plus de trente ans, on localisait déjà le centre de la mémoire, du langage, on différenciait les deux hémisphères. Maintenant, on réalise des greffes cellulaires … Je pense que nous pénétrons peu à peu dans ce grand cerveau qu’est le Groupement. - J’espère, dit Weng, que nous n’attendrons pas soixante ans. En tout cas, avec les moyens chirurgicaux dont nous disposons, ils ne faut pas rêver de détruire la Bête d’un seul coup. - D’où le sens de mon action. - Nous sommes tombés par hasard sur une affaire très intéressante, dit Weng Li, et qui nous laisse perplexe. La Dream Team s’était scindée en deux : Otar, Weng, Madonna et Milo, qui discutaient comme en buvant un verre ; et Niklaus et Erika, frémissants, tendus, qui commençaient sans doute à pressentir vers quel gouffre on les entraînait. - Voilà quelque mois, un petit casino- disons au dixième rang des établissements de Sainte-Croix -, a été vendu à un groupe financier 129 allemand. Fait inhabituel à Mopale, mais la mondialisation joue ici comme ailleurs. Tout le monde a pensé que le Groupement y trouvait son compte, et qu’on était peut-être en présence d’un… - … échange de perdantes ? - C’est ça, le Groupement devait se refaire ailleurs, à Baden Baden ou aux Iles Vierges. Les journaux financiers en ont tiré quatre lignes. En grattant bien, derrière les Allemands, nous avons trouvé la maffia russe, ce qui était encore plus lumineux : il y a de bonnes places à prendre en ce moment dans l’ancien pays des soviets. - La famille vendeuse était celle des Garcia Suarez, la plus petite. Nous allions abandonner, quand un de mes hommes s’est aperçu, un peu par hasard, en compulsant des minutes notariales, que la famille Garcia Suarez avait négocié dans l’Ouest de l’île un grand domaine agricole - Vous compulsez les minutes notariales ? - Oui, même ton papier de chiottes. - Du coup, moi qui vous parle, Weng Li en personne, suis allé demander l’aide de Pol. Eh bien, la famille Garcia Suarez a, au cours des derniers mois, réalisé l’ensemble de ses avoirs à Mopale. Elle n’existe plus légalement sur l’île. Deux possibilités. La plus belle, le rêve : les rats quittent le bord. Le processus a débuté juste après la mort du Président du Pays. Deuxième branche de l’alternative : le Groupement reconvertit une partie de ses activités. - Et alors, dit Otar ? - Première hypothèse, dans le sens de la désertion : les deux fils héritiers de ligne directe se sont tués dans un accident de la route, sur une corniche de montagne. On a pu les pousser. Mais ils étaient réputés pour conduire comme des gougnaffiers. Deuxième hypothèse, dans le sens du redéploiement : Interpol nous a indiqué que la famille Garcia Suarez, avec les nouveaux fonds dont elle disposait, a acheté une estancia de 50 000 hectares en Bolivie. Pas très loin de Medellin. - Aïe. - C’est toujours la même chose. Dans la guerre franco-algérienne de 1954-1962, certaines grandes familles de la colonisation ont commencé à 130 vendre des biens en 1957, alors que l’issue du conflit était encore très incertaine. Peut-être sommes-nous en présence d’un phénomène du même ordre. Mais, en tout état de cause, si nous attendons qu’ils partent tous, une génération aura passé. - Erika, Niklaus, dit Otar. Ecoutez moi bien. Je vais être long. Nous avions dit qu’un jour nous réfléchirions ensemble sur la vraie nature du Groupement. Mais en était-il besoin ? Nous le connaissons tous. Il ignore totalement la légalité nationale. Il organise les meurtres et les extorsions de fonds. Il a une pratique sectaire, et veille par tous les moyens aux intérêts de ses membres. Il fonctionne selon une hiérarchie pyramidale qui évoque à la fois la Camorra napolitaine et l’Allemagne nazie. Son histoire, ce sont deux longs siècles d’assassinats, de chantages, de viols, de vols de toutes espèces. C’est un lupus sur la face de la démocratie. - Mon révérend … dit Weng en joignant les mains. - Nos vieux états européens ne parviennent pas à lutter contre de telles pieuvres. Ils parlent droits de l’homme, justice, pédagogie face à des gens qui leur répondent… qui ne leur répondent pas. Qui tuent et qui s’enrichissent. Lisez cette presse fleurie qui nous fait si bon accueil. Sur Mopale, on chasse beaucoup, c’est vrai. Les sangliers abondent. Mais les accidents de chasse tuent ici trois fois plus de gens que sur tous le reste du territoire. Pas en pourcentage. En valeur absolue. Le code de la route est assez maltraité par la population locale. Mais on compte sur l’Ile, en pourcentage cette fois-ci, dix fois plus d’accidents mortels que dans les régions rurales du Pays. Je n’ai même pas pu trouver les chiffres des enlèvements et des disparitions. Par contre ici, nous avons officiellement trois fois moins de viols qu’à Miran : personne ne se plaint. L’omerta règne. Le clientélisme est roi. Et ma crainte, ma terreur, c’est que de Mopale le système ne déborde sur le pays tout entier, et ne le transforme en république bananière. - Ca y est, dit Erika. La voilà, la banane. J’ai enfin compris. - Depuis dix ans, nous menons avec Pol, et quelques autres, Weng Li, Madonna- Milo ne s’est joint à nous que plus tard- une réflexion soutenue sur la fin et les moyens. Sur les moyens de notre politique, et sur 131 la politique de nos moyens. Et nous nous sommes dits que les démocraties avaient perdu d’avance. - Oh cria, Erika. Et vous avez pensé qu’il fallait affronter les maffieux non pas avec le glaive de la justice, mais avec leurs propres armes ? - C’est merveilleux, dit Niklaus. Nous sommes tous morts, mais c’est magnifique. Erika restait très pensive. Elle n’avait pas, elle, l’envie de mourir encore. - Mais, en agissant comme eux, ne devenez vous pas les égaux de ces sauvages ? - Nos valeurs sont menacées, dit Otar, et c’est précisément au nom de nos valeurs que nous agissons à l’encontre nos valeurs. - Vous leurs refusez précisément … - Ce dont ils essaient de nous priver. - Saint Just écrivait, reprit Otar : il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté. - Et inversement ? Tu te places de quel côté du revolver ? Mais, en admettant que nous gagnions cette bataille : que restera-t-il demain des libertés fondamentales dans le Pays ? - C’est là que je suis optimiste. Depuis presque un siècle et demi, le Pays baigne dans le jus de guimauve de la démocratie parlementaire. Je plaisante : c’est un jus fort agréable. Comme le disait Tartuffe : Voulez vous un morceau de ce jus de réglisse ? - Otar ! dit Madonna. - Je pense que l’enracinement des pratiques démocratiques est tel chez nous qu’une large embardée ne déstabilisera pas le navire. Nous serons désavoués, cloués au pilori… notre propre sort importe peu. - Je suis jeune et belle, dit Erika en se mordant la lèvre inférieure, et je ne veux pas mourir. Otar en eut un véritable coup au cœur. Elle était adorable, absolument désirable. Or Weng regardait ailleurs, Milo était amoureux fou, depuis huit 132 jours, mais amoureux fou quand-même, et Niklaus écoutait en souriant, très distancié. - J’aurai au moins la chance de mourir avec l’homme que j’aime. Elle l’avait dit. Devant l’énormité du propos, Madonna ferma simplement les yeux. Ca va se payer en nature dans l’instant, pensa Otar. Attention les trompes. - Erika, dit Madonna doucement, de femme à femme. Je comprends que tu aies reçu un choc. Ca va mieux. Tu t’es bien lâchée ? - Ma petite Erika, dit Milo avec une extrême douceur, ne me semble-t-il pas avoir compris que tu ne trouvais pas toujours toi-même du bon côté de la légalité ? - Ca n’est pas la même chose. Je ne m’occupe que de choses vénielles : prostitution, infiltrations, fichages… - Je la comprends bien, dit Otar. Regardez ce qui se passe chez nous. La petite délinquance violente, du type coups et blessures, est extrêmement mal perçue. La criminalité en col blanc, qui détourne des millions d’euros, les escroqueries, les carambouilles, qui sont judiciairement des choses infiniment plus graves, ne dérangent personne. - Toi, tu es un militaire, Milo, reprit Erika. Tu trouves normal de faire gicler le sang. - Tandis que toi, dit Otar, tu te contentes de brasser le foutre. - Ah merci, Otar, merci. - Je parlais de tes activités en général et non de ton cas particulier. Bien. Aux affaires courantes. - Je nage dans le ravissement, dit Niklaus. Erika a raison. Nous allons tous y laisser notre peau. Mais vous me voyez infiniment heureux de participer à ça. Il s’abandonnait à son tour. - Vous êtes tous ici, par vos origines, des bourgeois. Ce que j’appelle des bourgeois, des gens instruits, de bonne famille. Moi, je viens des bidonvilles, d’une autre partie de l’Europe. - Ta fiche est très complète, dit Weng en souriant. 133 - Quand j’avais dix ans, mon père est mort, abattu dans la rue par un caïd à qui il avait manqué de respect. Ce n’était pas le même Groupement, pas les mêmes objectifs, pas les mêmes structures : mais les mêmes méthodes, le même fascisme ordinaire. Ma mère ne lui a pas survécu bien longtemps. Je combats pour un motif moins noble que les vôtres : la vengeance. Je suis engagé dans une lutte à mort contre le système. Il me tuera, mais je lui nuirai le plus possible avant. - Les affaires courantes ! dit Otar. Violemment ému par l’attitude d’Erika, il n’arrivait plus à contrôler la réunion. Il avait rencontré, brièvement et sèchement, les responsables locaux des deux grands partis nationaux. Contacts d’une totale inutilité : on l’avait jugé, on attendait qu’il s’en aille, on lui en voulait d’avoir fait appel à Miran, mais on restait prudent. Il dit adieu à ces gens-là, qu’il pensait ne pas revoir. On s’était mis d’accord avec le Bureau du Conseil régional : un attaché serait ce jour même reçu par Otar, et établirait la liaison. Petites gens, à passer profits et pertes. Les demandes d’interviews s’espaçaient. Otar percolait quelques nouvelles, de préférence devant des journalistes débutants ou peu connus. On ne toucherait pas au prix du tabac. Certains repartaient bredouilles mais contents quand-même. Le ministère de la Culture avait avisé le sieur Louis Destruc, conservateur des musées nationaux, que sa mutation avec avancement à Miran était envisagée dans un délai d’un an. Depuis cette date, l’homme avait téléphoné deux fois à Strabelstrom. Il rayonnait de gratitude. C’était la grande question, l’organisation des Etats généraux, qui avait fait le plus de problèmes. Huit jours plus tôt, tout paraissait perdu. Les trois syndicats de l’île avaient entrepris un tir de barrage contre l’initiative. Interlocuteurs obligés des pouvoirs publics, ils craignaient d’être courtcircuités. Beaucoup d’élus locaux, pour des raisons similaires, soutenaient sournoisement la fronde. La presse de l’Ile était alors massivement montée au créneau. Depuis l’arrivée d’Otar, ses tirages avaient augmenté, les évènements s’enchaînaient. Elle espérait beaucoup de ces rencontres conviviales, ces banquets (car 134 l’organisation de banquets semblait aller de soi), de ces frotti frotta avec le menu fretin de la vie quotidienne, ces bonnes gens qu’on ferait parler, et dont tous les amis achèteraient le journal pour conserver la trace d’une telle distinction. Il y aurait des vins d’honneur, des merguez grillées, des cérémonies de foyer rural. La presse n’aurait pas pu dire un seul mot insolite sans être réprimée par le Groupement. Mais là, s’ouvrait à elle un petit espace de liberté sans risques, la possibilité d’écrire –sur des âneries certes- d’une plume non bridée, de multiplier les photos sans importance. La population allait dans le même sens. Sans illusion sur l’impact de ces réunions catégorielles, sachant fort bien que toute liberté d’expression lui était férocement refusée, elle allait jouer pendant quelques semaines au grand jeu de la démocratie directe, débattre des heures sur des questions de second ordre, rencontrer des amis, boire, faire semblant comme on sait si bien le faire dans la partie la plus méridionale de l’Europe. Le Groupement, c’était une bonne chose, était divisé, Weng Li en avait désormais la certitude. Les vieux crabes, surtout dans les milieux agricoles, se montraient hostiles à tout ce qui pouvait ressembler à une émancipation quelconque de leurs manants. Les éléments urbains ne se voulaient par contre pas complètement hostiles à ce toilettage, ce ravalement cosmétique. On amuserait le bas peuple, il vivrait plus heureux –sans qu’on n’eût rien cédé sur quoi que ce soit. Les syndicats, vertement admonestés par le continent, étaient venus à Canossa. Ils étaient les seuls à ne pas comprendre que, une fois sa moisson amassée, Otar ne ferait pas de vieux os sur l’île. Ils obtinrent des hochets en échange. Leurs trois représentants seraient reçus solennellement par l’Envoyé, qui n’en était plus à une réunion près. Ils pourraient, dans chaque assemblée générale professionnelle, lire la liste précise de leurs revendications, qui seraient soigneusement notées comme celles de tous les participants. - En début sournoisement Otar. de séance, si vous voulez, avait proposé 135 Il connaissait ses classiques. Les participants, excédés par les apparatchiks, les laisseraient s’exprimer sans mot dire, puis on tournerait la page et on passerait aux choses sérieuses, sans crainte d’être désormais dérangés. - Il faut aller jusqu’au bout, dit Niklaus. Je comprends bien qu’un jour nous allons attaquer, mais où ? Comment ? Quel sera le rôle de ces Etats généraux ? Otar consulta Milo, Madonna et Weng Li. - On leur dit tout ? - Pas tout à fait tout, dit Milo. Niklaus, comment te comporterais-tu sous la torture ? - Comme tout le monde. Je parlerais. - Acceptes-tu donc de ne pas tout savoir ? Les gros et les petits détails ? Erika frissonna. - Faites pour le mieux. - D’autant que nous avons sans doute avoir besoin de toi pour une mission très difficile. Voilà. Combien avons-nous prévu de réunions catégorielles ? - Soixante douze, dit Madonna. - La plupart sont sans intérêt. Je compte cependant beaucoup sur celle des artisans et garçons coiffeurs, qui sera présidée par Erika. Ce devrait être un sommet. Nous disposons à Sainte-Croix, mais aussi dans quelques villes de l’intérieur, de salles immenses, pouvant contenir plusieurs milliers de personnes. J’espère les remplir toutes. Les cadres du Groupement se recrutent dans deux catégories socioprofessionnelles essentielles. Les différents patrons de l’industrie, du commerce et des services. Et les gros propriétaires terriens. C’est à ce dernier groupe, le vieux fond rural, que je compte m’en prendre. Voyez vous, nous avons voulu éviter d’organiser entre nous une séance pédagogique sur les structures du Groupement, et nous allons être contraints quand-même d’en parler. Les familles ont toutes une origine rurale, appuyée sur la grosse propriété terrienne. Grandes exploitations en 136 plaine, villages en montagne. Tout maffieux a ses origines au village. D’où au fond trois niveaux. D’abord le village, avec encore des aïeux, des mammas, les tombes des ancêtres. Ensuite l’exploitation rurale de plaine, qui héberge souvent les matériels, quelques hommes, touchant très souvent à la mer, et abritant des ports privés aptes à tous usages. Enfin, les antennes en ville, casinos, bordels, maisons de commerce. Avec un trafic constant dans les deux sens. Le maffieux urbain se montre plus policé, je dirais occidentalisé, il est plus difficile à saisir. Je ne les aurai jamais tous au même endroit. Je vais donc organiser de petites réunions de banquiers, d’armateurs, de patrons de maisons de jeux, qui ont une raison sociale officielle. Mais par contre, je veux faire ici, au siège du gouvernement, en pleine splendeur, une réunion solennelle des grands propriétaires terriens de l’île. - Pourquoi pas à la campagne ? - Question de logistique. Je ne suis pas encore sûr que ça marchera. Ils restent très méfiants, peuvent se défiler au dernier moment. Mais ils ont aussi envie d’être là, de paraître, de montrer leurs muscles. Après cette démonstration de force, le petit peuple de Mopale courbera définitivement la tête. J’ai limité le nombre des participants à mille. Ceux qui se trouvent vers la neuf centième place vont faire des pieds et des mains pour être là. Je suis au demeurant sans illusions. Le Groupement est un vieux mouvement, séculaire, expérimenté, méfiant. Un certain nombre de ses chefs resteront chez eux, à tout hasard, pour prendre éventuellement la relève. Mais nous pouvons sans doute compter sur la présence de plusieurs centaines de capi. - Qu’allons-nous faire ? demanda Niklaus. Les prendre en otages ? Otar rit. - Tu as de l’imagination. Attends et espère. Tu verras bien. Les autres regardaient s’éloigner Otar, qui avait pris le bras d’Erika. 137 - Ca presse, dit Madonna. C’est une bombe, cette fille. Finalement, elle a eu raison de craquer et de tout balancer. Il l’entraîna dans leur chambre et l’aima comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. - Merci, dit la jeune femme. Oh merci. Tu sais, il fallait bien que ça sorte un jour. Je devenais trop transparente. Otar, dit-elle, je sais bien que tu n’as pas d’amour pour moi. Mais ce que j’ai de toi est déjà beaucoup. Simplement que tu dormes avec moi. - Erika, dit Otar, je n’ai sans doute pas d’amour, comme tu le dis. Mais une grande … proximité. Ne te méprends pas sur ce que je vais te dire. Je pourrais sans doute vivre avec toi au quotidien. Tu es merveilleusement belle, je te désire ; tu te montres enjouée, vive, spirituelle, je ne m’ennuie jamais à tes côtés. Cela suffirait à bien des gens. - Mais … il y a les autres femmes… ? - Klara, Madonna ? C’est de l’institutionnel. - Mes Chambrières me disent tout, c’est dans leur contrat. D’ailleurs… Elle se pencha sur le corps de son compagnon. Otar gémit. - Qu’est-ce qu’elle fait si bien, ma Chambrière, ma douce Océane, que je ne sache pas faire ? - Arrête, tu vas me crever. Tu le fais mille fois mieux qu’elle… mais elle, je ne la connaissais pas. Je ne te dirai même pas que je suis incapable de fidélité. J’ai été fidèle à Klara pendant dix ans. Toi, tu ne m’as pas guéri des autres femmes. - Je vois, dit-elle. Eh bien, je me contenterai d’un petit succédané d’amour. Et moi, vois-tu, je m’offre un luxe inouï. Moi, je te serai fidèle. Aussi longtemps que tu voudras. - Dis-moi, qu’est-ce que c’est, cette allusion à la Banane ? - J’ai reçu ton drapeau ce matin. Par un porteur en scooter, c’est original. - Et tu as ouvert mon paquet ? Tu commences à te conduire comme une femme mariée. 138 - Je suis désolée. A la suite d’une vérification un peu sommaire, on a cru que c’était un vêtement, il est arrivé jusqu’à tes appartements privés. Placer son fanion sur les bâtiments reste une prérogative de chef d’Etat. Otar prenait quelques libertés avec le protocole. Sur la Résidence, il y aurait désormais quatre drapeaux. Celui de l’Europe, celui du Pays, celui de la Région, et l’oriflamme du grand chef. La réalisation de ce petit chiffon avait coûté bonbon. Il avait d’abord fallu choisir la couleur. Un bleu, avait dit Otar. Pas un bleu de France, pas un bleu de Prusse, non, non, un bleu très clair, un vrai bleu ciel, bleu comme le ciel lui même. Un peu comme le drapeau de l’ONU, mais en moins fade. Pas azzuro non plus. Mon bleu à moi. On avait mesuré des longueurs de radiations lumineuses, fait donner la physique et la chimie. Au beau milieu de ce chiffon bleu, une banane, une succulente banane toute jaune, à croquer, un appel à dévorer, dessinée en trois coups de crayon par un des meilleurs artistes de Miran, qui avait planché dessus jour et nuit. Une banane succulente, tendre, en même tant qu’éclatante et provocante. - Sans tes explications de ce matin, dit Erika, j’aurais naturellement penché vers une symbolique sexuelle. - Mais, dit Otar, ils vont l’avoir dans … - Otar ! ! Mais le symbole que tu entends promouvoir -contre symbole de facto- ne sera compris de personne. Là, tu vas passer pour le roi des charlots ! - Préparant ce que je prépare, je ne m’en plaindrai pas. Il est possible aussi que ce drapeau anodin entraîne une franche adhésion populaire. - Un grand succès comique, oui. - Et qu’en pensent les autres ? - Madonna et Weng Li sont atterrés, Milo dit que c’est une insulte au drapeau, Niklaus se marre. - Tu vois. - Oui, oui, je vois. 139 - Quoi de neuf sur Klara. ? - Eh bien, après avoir consommé le premier caballero, elle s’est fait le second la nuit dernière. - Pas ensemble ? - Allons, tu la connais mieux que moi. C’est tout à fait contraire à sa déontologie. Les deux hommes ont perdu toute mesure. Ils veulent se battre au pistolet. Duel arrangé, évidemment, mais quel tabac ! On va beaucoup parler de l’Envoyé et de sa famille. Tu ne crains pas que le Directoire ne te rappelle ? - Je compte sur Pol. - A ce soir, Otar ? - A ce soir. A midi, Otar fit envoyer les couleurs. Couleurs, couleurs … Le drapeau européen faisait, sur fond bleu, secrètement palpiter ses douze étoiles jaunes. Le drapeau national, à trois bandes comme la plupart des drapeaux du vieux continent, apportait sa touche de rouge. Le drapeau régional de Mopale n’était pas une franche réussite. Ramassis de bandes entrelacées et de chevrons, portant dans un coin un bouquetin, il avait des allures de vieux patchwork ravaudé. Les mauvaises langues du continent disaient qu’en vérité le drapeau de Mopale était simplement rouge, tout rouge. A l’interlocuteur étonné qui objectait qu’on n’avait pas l’habitude de considérer les Mopalais comme des révolutionnaires, il était répondu qu’il s’agissait en fait du drapeau soviétique, mais sans les outils. Vacherie un peu gratuite pour une île ou des centaines de milliers de personnes trimaient comme des serfs sous le regard féodal du Groupement. La banane, bien que l’oriflamme d’Otar fût de plus petite taille que les autres emblèmes, éclatait là-dedans par son jaune vif et son aspect aguichant. Plusieurs voitures ralentirent sur la promenade bordant la Résidence, l’une même klaxonna. Weng Li, Madonna et Niklaus arrivaient. Très remontés, ils dansaient sur un air de salsa en chantant : C’est la banane 140 C’est la banane… et en se faisant diverses aguicheries. - Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plaît ? dit Otar. - C’est le jingel publicitaire d’une marque automobile dont nous avons oublié le nom. Tu ne te souviens pas, à la télévision, voilà cinq ou six ans ? - Chapeau, dit Weng Li, je ne l’avais pas encore vu. Mais au plan de l’esthétique, il atteint presque la qualité du drapeau de ma mère patrie. - On en mangerait, dit Niklaus, qui se tordait de rire. - Peux-tu, demanda Madonna, nous dire un peu ce que ça signifie ? - Oh, répondit méchamment Otar, même Erika a compris. - Parce que ça a une signification profonde ? - Je t’expliquerai, reprit Otar, que la bonne humeur ambiante commençait à gagner. Eh bien, puisque on me chambre, je vais empoisonner quelqu’un. Weng Li, où en sommes nous en ce qui concerne Internet ? - Ouh là là là là, nous entrons dans les affaires sérieuses. Eh bien, il n’y a pas d’Internet dans la résidence. - Comment ? - Interdiction formelle. Pas un e-mail, pas de surf. Pour être franc, j’ai moi-même un petit abonnement Wanadoo de trente euros, grâce auquel j’ouvre deux fois par semaine des sites chinois qui m’envoient des messages cryptés. Et encore, j’ai failli y renoncer. - Merci de la leçon. - Vois-tu Otar, Internet, c’est très bien pour les écoliers, les petits vieux des maisons de retraite, les solitaires qui rêvent à l’âme sœur. Ca rend quelques services aussi par le biais du fichier joint, et je me suis laissé dire que les entreprises l’utilisaient. Mais pour des gens du renseignement, comme moi, Internet est une franche rigolade. C’est une vraie passoire. Tout ce que tu confies à Internet est espionné, violé, décortiqué. Je prends et transmets mes informations autrement. D’autres modèles de scooters. - Mais … 141 - Je n’en suis pas venu là sans une étude approfondie de la nature du Groupement. Vois-tu, le Groupement est une pieuvre impitoyable qui tient enserrée une île de cinq millions d’habitants, et qui menace un pays de soixante. Mais c’est encore à bien des égards une institution du XIXème siècle. Le Groupement croit beaucoup plus en deux phrases échangées dans un bar qu’aux données html. A une lame luisante de couteau qu’à l’hypertexte. J’ai vérifié s’ils avaient un site à eux. Ils n’en ont aucun. S’ils étaient hébergés ailleurs : ils ne le sont pas. Peut-être ont-ils un réseau dormant, mais on se demanderait bien pourquoi. Actuellement, dans le monde, aucun site ne parle du Groupement. Attention, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Leurs experts comptables manient l’informatique, leur argent est placé dans les paradis fiscaux, et l’on estime ces placements à au moins deux cents milliards de dollars. Mais ils n’ont pas encore appris à communiquer. Une seconde. De mon côté, je n’en suis pas resté là. Le Pays me paie fort cher et je ne lui vole pas son argent. Nous avons dit par ailleurs que l’information devait circuler. Je vous informe, donc. J’ai préparé à l’échelon mondial douze portails totalement à notre service. Ils se trouvent en Estonie, à Doubaï, au Swaziland, à Brunei ; j’en ai même un aux Etats-Unis. Pour le moment ils dorment. Ils diffusent de la musique techno, ils vendent des tee shirts. L’un d’eux est spécialisé dans le chat : soufisme et shintoïsme, entre autres. Ce sont douze porte avions prêts à l’attaque. Le jour où nous en aurons besoin, et je suis convaincu que nous en aurons besoin, je lance une attaque nucléaire planétaire contre la maffia. - Ah, fit Otar, ébranlé ; et ça marche ? - Tu verras. - Eh bien, de mon côté, je m’en vais rencontrer l’Attaché qu’a daigné me fournir le Bureau du Conseil de région. J’imagine bien le résultat : une heure de discussion à l’eau de vaisselle et encore un bout d’après-midi perdu. - Ecoute, puisque c’est l’Attaché et toi l’Envoyé, tu l’attaches et tu te l’envoies. 142 - C’est irrésistible, Niklaus. Je pisse de rire. 143 La mort viendra et elle aura tes yeux. Vers 1950, Cesare Pavese, un des plus grands écrivains italiens du XXème siècle, un romancier et nouvelliste hors pair, décida malencontreusement de se rapprocher du parti communiste. C’était une mode assez fréquente à ce moment-là chez les intellectuels de la péninsule, et l’effet d’entraînement joua. On était en pleine guerre froide. Washington prit peur. L’Italie et la France étaient les deux points faibles du dispositif atlantique. Pavese, comme bien des écrivains, présentait quelques faiblesse psychologiques, aggravées par un mal bien physique hélas : il ne pouvait quasiment pas s’approcher des femmes. Il ne s’agissait pas là d’une impuissance psychologique, irrégulière et occasionnelle ; mais d’une véritable malformation physique congénitale. La CIA décida donc, pour déstabiliser l’écrivain, de lui adresser une des plus remarquables actrices d’Hollywood, dont la carrière ne faisait que commencer, mais dont le charme était déjà reconnu. La Centrale réussit dans son entreprise au delà de toute attente. Pavese tomba éperdument amoureux de la nouvelle venue, et, ne pouvant la serrer dans ses bras, il se suicida. Après avoir écrit pour elle un des plus beaux vers de la poésie mondiale : La mort viendra et elle aura tes yeux. L’Attaché était une Attachée. On avait mal transmis le message. C’était une petite femme, comme Otar les aimait. Elle était d’une beauté très régulière, quasi parfaite, qui semblait émaner de l’intérieur. Elle avait revêtu un strict tailleur gris Channel, complètement incongru sur un île où on aurait bien joué au paradis tropical. Ses sages cheveux blonds mi-longs battaient doucement la mesure sur ses épaules. Je suis pris, se dit Otar en un éclair. C’est la femme que j’attendais depuis dix ans. Ils m’ont attrapé, car c’est Eux qui me l’ont envoyée, il ne 144 peut pas en être autrement. Weng évoquait tout à l’heure sa puissance de feu. Eux, ils ont trouvé leur porte-avions nucléaire. Avec quelle minutie ontils dû étudier mon personnage, sonder mes goûts les plus intimes, analyser mes fantasmes, avant de m’envoyer ce petit tas de chair et d’os qui ne pèse même pas cinquante kilos... Son interlocutrice parla avec une voix d’alto très grave, une voix nocturne. Il ne comprit pas ce qu’elle dit. Elle s’appelait Maud, mais il ne put retenir son nom de famille. Si elle n’est pas complètement sotte, et j’en serais surpris, elle doit voir l’effet qu’elle fait sur moi. Je me livre pieds et poings liés. Secoue toi, Otar, secoue-toi. Qu’a-t-elle donc de plus que les autres ? Il en venait aux solutions extrêmes. Je vais la faire abattre tout de suite, Milo me trouvera quelqu’un. Ou plutôt, je vais lui demander de coucher dès maintenant avec elle. Elle refusera et s’en ira. Si par extraordinaire elle accepte, cela brisera peut-être le miroir. Mon Dieu, pensat-il, je l’aime déjà, j’ai pensé à ne pas lui manquer de respect. Il dit d’une voix tremblante qu’il avait des obligations et qu’il lui proposait de la revoir le lendemain. Elle accepta sans difficulté. - J’ai tout mon temps, dit-elle. Elle se leva et partit. Reprends toi, Otar, reprends-toi. C’est une femme, et tu en as eu des centaines. La perspective de la guerre proche exacerbe nos sensibilités, nous sommes tous malades. Il pensa à Milo. Haut militaire de bonne famille, sans doute un peu coincé, Milo était tombé dans la Résidence comme un gamin dans un parc d’attractions. Dès le premier soir, il avait trouvé une partenaire, une autre le lendemain, une troisième le jour suivant. Le quatrième jour avait connu le Waterloo du jeune militaire. Il était sorti amoureux fou des bras de sa jeune conquête, qui semble-t-il, le lui avait bien rendu. Leur idylle défrayait la chronique, et dans toute la Villa du Gouverneur, on parlait d’eux avec envie. Je ne sais même pas qui c’est, pensa Otar, mais Madonna et Weng me renseigneront. 145 Nous sommes tous dans le même état d’esprit. Erika s’est déclarée, ce qu’elle n’aurait jamais fait auparavant. Notre personnel s’en donne à cœur joie. La tournure des évènements plaisait bien à Otar. Pas d’histoires louches, de partouzes : des rencontres, des fiançailles à l’infini. Ceux des Externants qui fréquentaient les bordels de La Fournaise se comptaient sur les doigts des deux mains. Il se reprenait. Ne pas confondre l’amour et le désir physique. Si elle continue à me troubler autant, j’essaierai de la convaincre rapidement, de m’en rassasier. Sinon, elle ira au diable, je ne suis pas du style à soupirer après une femme qui se refuse. Allons, Otar, tu en as vu d’autres. 146 L’assemblée du matin était toujours joyeuse. Qu’en sera-t-il dans deux semaines, se demanda Otar. Bah, vivons. Le groupe élargi s’était reformé. Madonna et Erika étaient venues accompagnées de leurs deux adjointes, Milo d’un jeune officier. La doublure de Madonna était une jeune femme un peu effacée, Camille Leight, sans doute assez belle, mais qui inspirait peu Otar. Sa seconde adjointe, qu’Otar remarquait pour la première fois, avait tout par contre pour l’inspirer. Une fille longue et très mince, piquante, habillée avec le plus grand soin d’un tailleur à veste courte d’inspiration un peu asiatique. Je me souviendrai de son cas de figure, se dit Otar, qui dans la nuit avait pris de bonnes résolutions. Elle portait un prénom japonais, Komako, et l’Envoyé en eut comme du dépit. Par habitude de l’italien, sans doute, qui fait ses masculins en o, on prenait pendant les cent premières pages des romans nippons toutes les femmes pour des hommes. Il avait bougonné entre ses dents, et la jeune assistante se mit à rire. - Dans certaines langues slaves comme le tchèque, le vocatif se fait aussi en o. Si tu es amoureux d’une belle Renata, n’oublie pas de l’appeler Renato. Milo riait de toutes ses dents ; lui aussi, ce matin, un rien l’amusait. Erika avait donc amené sa Chambrière en chef, Conception, et sa Chambrière en second, l’ange gardien de Klara, Océane. Quand celle-ci vit qu’Otar regardait sa bouche, elle se mordit ingénuement le petit doigt. - Eh bien, mes enfants, dit Madonna, il n’y en a que pour nous dans la presse ce matin. Des vertes et des pas mûres. Les Etats Généraux occupaient la plus grande place dans les gazettes. La liste des 57 réunions prévues avait été remise la veille à la presse, ainsi que le nom de leurs futurs animateurs. On s’émerveillait de la qualité des choix. L’Envoyé se réservait évidemment les cérémonies les plus prestigieuses, la réception des hauts fonctionnaires de l’île, le débat avec les entrepreneurs, la réunion des grands propriétaires terriens, l’assemblée des évêques. Milo avait manifestement la confiance de son chef. Il héritait des ingénieurs et techniciens, à la vérité peu nombreux sur l’île, des pêcheurs de la côte Sud, qui relevaient bien plus qu’ils en avaient l’air des compétences 147 d’un militaire, du personnel des télécommunications. Niklaus s’offrait l’assemblée générale des forces de l’ordre, ce qui était dans un sens une énorme provocation. Erika avait les dossiers chauds : les patrons de boîtes et de bars, les travailleuses du spectacle de La Fournaise, et bien entendu la déjà célèbre assemblée du personnel de la coiffure, qui promettait beaucoup. Weng Li et Madonna restaient un peu en arrière, bien que cette dernière fût chargée des doléances de la presse. Il y en avait pour tout le monde : marins de commerce et personnel des ports, saisonniers agricoles, patrons des villages de vacances, chômeurs, pour qui pas moins de cinq meetings se tiendraient aux quatre coins de l’île. La presse était unanime. On avait beaucoup travaillé, beaucoup réfléchi. Aucun porte parole ne mettait en cause le choix des personnes. On s’occupe de nous, pensaient les gens de Mopale, et l’on s’en occupe bien, et cela se voyait dans les journaux, d’autant plus à l’aise que l’on savait que le Groupement, finalement, soutenait la manifestation, qui entre autres, divertirait sans frais ses manants. A propos de la Banane, on s’amusait ferme, mais sans méchanceté. Un titi osa écrire que, depuis le temps qu’Otar faisait le jocrisse, il pouvait bien maintenant faire le singe. La forme phallique de l’objet amenait deux ou trois allusions osées aux mœurs qui régnaient à la Villa. Au moins, eux, avait écrit un rédacteur, ils ne mettent pas leur drapeau dans leur poche. On considérait en général que l’incorrigible Envoyé s’était livré à une foucade de plus. C’était d’ailleurs là que les journalistes les plus sérieux s’accordaient : ils s’interrogeaient sur la personnalité d’Otar. Nat Lacourière avait signé un de ses éditoriaux les plus réussis. Ce serait une grave erreur, disait-il de mésestimer l’œuvre de l’Envoyé qui n’a pourtant passé que bien peu de temps parmi nous. En quelques jours, il a bouleversé nos habitudes. Il faudrait sans doute rappeler que les questions qui touchent profondément la population ne lui échappent pas. Nous avons conservé nos avantages sur les tabacs, sur l’essence, sur les droits de succession. On peut certes voir là l’action du Directoire lui-même, mais il y a lieu de penser qu’il est bien conseillé. Je crois même pouvoir écrire que certaines activités un peu parallèles de Mopale, qu’on a cru un moment 148 menacées, se portent comme des charmes, et ont retrouvé leur aspect florissant d’antan. Mais il y a bien plus. L’Envoyé nous a rendu la gaieté, une certaine joie de vivre. Regardez notre île : elle frémit, elle pantèle, elle s’amuse. Oui, Mopale s’amuse. Que sortira-t-il des Etats Généraux ? Il nous plaît de penser que les milliers de revendications qui vont être portées sur le place publique ne seront pas forcément oubliées dès qu’elles arriveront dans le Pays. Cette affaire a été préparée avec un grand sérieux. On nous dit, de ci de là, que notre Envoyé pourrait bien rentrer à Miran avant les fêtes de Noël, avec ses cahiers sous le bras. Je ne suis pas sûr qu’il faille le souhaiter. Et le journaliste terminait par sa question désormais célèbre : Mais qui êtes vous donc, Monsieur Strabelstrom ? D’autre articles soulignaient la cohésion et la force de la Dream Team, une équipe d’acier, des hommes et des femmes d’exception. Un journal un peu people notait coquinement, que jusqu’ici on avait toujours Sainte-Croix vu à le Miranais, dont la réputation n’était plus à faire au plan de la prétention et de la légèreté, sous les espèces redoutées du touriste et du m’as-tu-vu, mais qu’ici, c’était la véritable aristocratie intellectuelle et politique de la capitale qui débarquait, et que le spectacle était de qualité. Klara avait sa part dans le tableau. Les deux caballeros avaient échangé six balles de revolver, toutes dans le décor bien entendu, mais l’un des projectiles avait eu la malencontreuse idée d’éborgner un chien, ce qui, dans une région traditionnellement vouée à la chasse, faisait hurler de rire. On avait vu le soir même la belle danser à tour de rôle avec les deux hommes réconciliés dans le club le plus branché de la capitale. Klara fascinait les Mopaliens, et elle, au moins, elle s’amusait dans leur île. Otar ne s’en tirait d’ailleurs pas mal. Loin de jouer le rôle du cocu transi, il passait pour un mari moderne, aux petits soins pour sa femme qu’il embrassait sur la bouche en public. C’est encore un journaleux qui avait le dernier mot. 149 - Klara est belle, disait il, mais Erika est très jolie. Que préféreriezvous, Messieurs d’une belle ou d’une très jolie femme ? Vaste question. Chacun sait d’ailleurs que les femmes belles redoutent beaucoup les femmes jolies, alors que ces dernières se fichent de la comparaison… Il y en avait trois colonnes sur ce ton. Une photo d’Otar, très flattée, adornait l’article, et l’on y avait incrusté, en haut, dans le coin gauche, une petite reproduction de son drapeau. - Et voilà le travail, dit Madonna. - Chapeau, Otar, dit Weng Li, c’est un beau rideau de fumée. Pol téléphona en pleine réunion, sur la ligne officielle. - Eh bien, dit-il, mon cochon. On vient de m’apporter la presse de l’île. Tu n’y vas pas avec le dos de la cuiller. N’en fais pas trop Otar, n’estce pas ? En tout été de cause, tu gardes notre confiance. - Et l’état d’esprit à Miran ? - La population de Miran se préoccupe surtout des achats de Noël, les fêtes de fin d’année tombant dans un gros mois. - Les Gorthèche m’ont toutefois posé quelques questions sur le drapeau, dit Niklaus. - Tu vas continuer à me tailler un short. Je suis un mégalo. Une des branches de ma généalogie donnait, comme le Gouverneur, dans le commerce triangulaire à la fin du XVIIIème siècle. J’aime rappeler mes origines, même si elles ne sont pas nobles. Le temps de vérifier … Journée calme, pour une fois, les assemblées commençant le lendemain. Otar traîna un peu, se préparant à aller rendre visite à Nono. Il devait bien de temps en temps se rappeler qu’il avait un fils. Les autres se dispersèrent. L’Envoyé traversa le bureau de Madonna. - Dépannage, dit l’assistante. - Pardon ? souffla Otar. - Dépannage, dit-elle. Je puis bien demander, moi aussi ? - Oh, Madonna, dit Strabelstrom, qui saisit la jeune femme dans ses bras. Madonna ! Viens, rejoignons ta chambre, je veux te serrer contre moi, face à face. - Pas question. C’est notre protocole que j’aime, rien d’autre. 150 Elle avait tiré le verrou, quittait son string, attrapait son coussin. Elle manifesta tout de suite un vif plaisir. Elle avait envie, manifestement, besoin, peut-être, de ces caresses-là, à cette heure-là, avec cet homme-là. Otar se laissa complètement aller. Leurs échanges qui suivirent furent peutêtre un peu plus longs, un peu plus tendres que d’habitude. - Madonna … moi qui me suis toujours demandé si tu ne me cédais pas par commodité, par complaisance … - On se veut un grand conquérant, et on ne comprend rien aux femmes, répondit Madame Di Pozzo avec vivacité. - C’est vrai que je ne connais rien de toi, de ta vie privée, de ts amours … - C’est très bien comme ça. - Quand-même, par exemple … Quelle attaque ! - Je ne considère ni comme un phallocrate ni comme un macho. Et l’on sait que tu es très gentil avec les dames, très gentil. Mais ça vous fait drôle, hein, les hommes, quand c’est nous qui pétitionnons ? - C’est exact, j’ai été surpris. Mais pas gêné, comme tu as pu le voir. - Oui, tu es rapidement retombé sur tes pattes. Elle lui prit le sexe à pleines mains à travers le pantalon qu’il venait juste de remettre, geste totalement inhabituel chez elle. - On assure, de ce côté-là, dit-elle. - Madonna, qu’est-ce qu’il y a ? Tout le monde est bizarre en ce moment. - Otar, dit-elle gravement, je crois que nous sommes tous en train de nous préparer à mourir. Ils n’étaient que quatre dans le secret précis de l’opération. Otar, Madonna, Weng et Milo. Pol en connaissait le principe, mais pas les détails. Niklaus et Erika avaient été informés du contexte moral de l’action, mais pas de ses modalités. Les adjoints et adjointes ne savaient rien. - J’ai un message à te transmettre de la part de Weng, dit-elle. Renseignement réservé à trois personnes cette fois-ci. Weng, toi et moi. On a forcé la mémoire de deux de tes ordinateurs. 151 - Je ne suis pas assez féru en informatique, dit Otar. Forcé de l’intérieur ou de l’extérieur ? - Difficile à savoir. Je te rassure tout de suite… - Je ne suis pas inquiet : il n’y rien dedans. - La première mémoire décryptée renferme huit cents recettes de cuisine britannique. - C’est impossible. - La seconde contient des renseignements totalement controuvés sur les mœurs sexuelles de cent vingt huit députés de l’Assemblée nationale. - Le temps qu’ils rongent ça… - Le problème, c’est qu’il y a probablement une taupe parmi nous. A quel niveau … - Nous ne sommes que quatre dans le secret. - Le second cercle peut tenter d’y accéder. - Tu penses vraiment à des personnages aussi proches ? - Le Groupement n’infiltre pas les seconds couteaux. Vois Niklaus. - Ce ne peut pas être lui. Les détruire, c’est tout son espoir. Erika m’aime, ce qui l’innocente. Quant à Milo, il n’attend qu’une chose : c’est que ça pète, et qu’il puisse sortir ses chars. Un peu plus loin, sans doute ? Tu as déjà ton idée, n’est-ce pas ? - Non, hélas. Otar, tu es le seul parmi nous qui ne porte pas d’arme. - Cela fait partie de mon personnage. - Paradoxalement, je souhaite que tu restes désarmé à l’extérieur, mais qu’à l’intérieur de la Villa, quand nous sommes parmi nous, tu disposes au moins d’un pistolet. - Je ne sais pas tirer. - Milo m’en a parlé. Ca le travaille. Un de ses officiers te formera au rythme d’une demi heure par jour. Le problème n’est pas que tu tires juste. Il faut des années pour former un bon tireur. Ni que tu tires vite ; laissons cela aux ringards des westerns. Le problème est que tu sois familiarisé avec ton pistolet, que tu le saisisses naturellement, que tu saches 152 te débrouiller avec la sûreté, que tu ne te tires pas dans le pied, et surtout que tu n’aies pas d’hésitation au moment d’appuyer sur la détente. - Je n’aime pas ça du tout. - Tu l’as dit toi même, Otar : tu veux bien faire la guerre, mais tu souhaites qu’elle ne t’effleure pas. Le jour, enfin le jour, le jour qui approche, il faudra agir à toute vitesse, ton timing personnel est très chargé. Ce ne sera plus le moment d’aller vomir dans les toilettes. Elle le dominait d’un regard dur. - Tu ne vas pas caner. D’ailleurs, c’est un ordre de ton staff. Il trouva Nono dans son lit, vagissant. Les deux hétaïres s’éclipsèrent. - Comment vas-tu, mon fils ? dit-il - Mieux quand je ne te vois pas. - Certes, dit Otar. Comme je te comprends. Mais à part ça ? - Je me fais chier. - Remue toi. - Pour quoi faire ? Ce dialogue a la beauté et la rusticité de l’antique. - Tu pourrais … - Je pourrais quoi ? Je suis cloué ici. - Veux-tu rentrer à Miran ? - Pour quoi faire ? Et puis, ici, on s’occupe de toi. Exactement comme un bébé dans ses langes. - Les gens qui me plaisent ne veulent pas de moi. - Sans doute parce qu’ils te trouvent trop con. C’était sorti tout seul, naturellement. D’ailleurs, c’était vrai. - C’est vous qui m’avez rendu comme je suis. Toi, Maman. - C’est partiellement exact. Nous t’avons mis dans la main dès le départ des cartes trop nombreuses et sans doute trop bien habillées. Il pensa à un de ses fantasmes : la centrale nucléaire du goulag. Debout, douché, tondu, vêtu d’un treillis, et expédié par trente degrés de froid avec une pelle et une brouette. Les psychologues l’avait mis en garde : il 153 était bien trop tard. Dans ce cas de figure, Nono tout simplement mourrait, comme des millions de ses congénères. - Ecoute, le bilan n’est pas tout à fait négatif. Tu prends beaucoup moins d’alcool et de drogue. - Rien que pour t’emmerder, je vais m’y remettre. Un petit éclair brilla dans ses yeux. Je l’ai toujours cru indifférent, pensa Otar, mais il me hait. Il est donc capable d’un quelconque sentiment, c’est plutôt roboratif. - Les deux femmes qui s’occupent de toi sont très cultivées. Essaie au moins d’en profiter. - Elles me débectent. - Veux-tu que je les change ? - Non ! Tiens, les deux nounous ont su, sinon se faire désirer – à l’impossible nul n’est tenu- mais au moins devenir indispensables. Nono jugeait bon d’argumenter, de se justifier - Avec d’autres, ce sera pareil. - Et ta chère Maman ? dit Otar sans trop réfléchir - Oh, elle traîne son cul partout. Ah, mon petit tapir incestueux. Te voilà jaloux. Elle t’aime bien, mais sur ce plan là tu n’es pas, comme disait la Chambrière d’Erika, dans sa déontologie. -Voyez vous, avait dit le psychologue, nous nous sommes aperçus qu’il en était à perdre le sens du temps. Il ne sait plus, dans le courant de la journée, quelle heure il est. Il ne vit plus, il survit, il végète, c’est un légume non comateux. Tenez, offrez lui un chronomètre de haut de gamme, un très beau modèle. Je crois qu’il saura en reconnaître la valeur, et que cela l’intéressera, car il a conservé un certain sens du luxe, qui peut être pour nous un puissant levier. Il faudrait qu’il le porte régulièrement. Au point où nous en sommes, il n’y a pas de petite victoire. A la fin des fins, un garçon de dix-huit ans ne peut pas être totalement perdu. Nono jeta sur le bijou un regard un peu vide, puis qui s’anima. 154 - Il est bath, dit-il. Mais qu’est-ce que je vais en faire ? - Tu vas le mettre, déjà. Ca t’ira bien. - Merci, Papa, dit le Tigre. Ouaff ! Le fermoir était un peu compliqué. Ce fut Otar qui dut fixer l’objet au poignet de son fils. Puis il lui tapota brièvement la main, et s’en alla. En fait, il retardait l’heure de l’entrevue redoutée. Dans la nuit, ne dormant pas, il avait réveillé Erika, et lui avait tout raconté à propos de Maud, sauf l’ultime phase de l’évolution de la chrysalide : la métastase amoureuse se développait déjà en lui. Elle l’avait écouté sans mot dire, les lèvres blanches, très attentive. - Dis donc avait-elle fait, tu me traites comme ton épouse légitime. J’en suis tout étourdie, et très secrètement flattée. Tu n’as pas de comptes à me rendre, fais-en ta maîtresse, le plus vite possible, je n’en suis pas à une près. - Erika, il y a danger. - Pour une fois que l’on te verrait amoureux, siffla-t-elle. - Je suis persuadé que cette nana ne m’a pas été envoyée par hasard. Qu’elle travaille pour l’ennemi. Qu’on a méticuleusement étudié mon profil, mes goûts, mes pulsions, avant de me la fourrer dans les pattes. - Le but final ? - Le renseignement, tout d’abord. Et puis, si je deviens suffisamment dépendant, peser sur la décision. Il ne pouvait pas lui dire l’essentiel. Ce vide affectif, ce grand besoin de tomber amoureux, qui augmentait avec le temps, et que les évènements en cours exacerbaient. - J’aurais dû en parler avec Gwennaele, marmonna-t-il. C’est une affaire d’Etat. - Tu sais, dit Erika, les raisons pour lesquelles Gwennaele a couché avec toi demeurent obscures. - Parce que tu n’ignores rien non plus de cet épisode ? 155 - Mais nous sommes une des meilleurs équipes d’Intelligence du monde. C’est notre métier. Nous faisons cela comme nous respirons. Je connais parfaitement ton taux de cholestérol. - On pourrait … la tuer. - On pourrait effectivement l’éliminer. C’est ce que proposeraient Weng, et Milo. Mais tu sais que j’ai encore bien du mal à vous suivre dans cette voie. J’imaginerais plutôt, au contraire, que nous introduisions le loup dans la bergerie. Il sera sous notre surveillance. J’en parlerai aux autres, ne te mêle de rien. L’idéal serait même de lui donner un bureau ici-même, dans la Villa. C’est comme si c’était fait. J’y vais, pensa Otar. Elle m’attend. Et brusquement, tournant les talons, il rentra dans ses bureaux et appela Gwennaele sur la ligne gouvernementale non cryptée. Au détriment de toutes les conventions : son unique interlocuteur devait être Pol, et encore dans des conditions déterminées. Le hasard fit bien les choses : Gwennaele était là. Elle fit immédiatement remontrance à Otar de sa démarche. - Il s’agit d’un entretien privé. - Dans ces cas-là, tout le monde peut écouter. Mais il se trouve que je n’ai aucune envie et aucun besoin d’avoir un entretien privé avec toi. Otar commença par l’essentiel. Le grand vide affectif dans lequel il vivait, son excessive disponibilité. Elle ne raccrochait pas. Il parla de la petite Maud, fit part de ses craintes de tous ordres. - Ton équipe doit pouvoir régler ça. - Gwennaele … tu avais sans doute la clé du problème. Si nous avions, comme je le souhaitais, commencé une liaison ensemble, je n’en serais pas là. - Otar. Nous avons eu une relation sexuelle, fort réussie. La planète entière est au courant. Elle restera unique. Si tu t’étais trouvé disponible dans l’immédiat, à Miran, j’aurais sans doute accepté de jouer quelques temps avec toi. Tu es certainement un bon amant, et notre rencontre m’a plu. Cela dit, je suis réputée pour user très rapidement les 156 hommes auxquels je m’intéresse. Camarades de la table d’écoute, dit-elle, surtout notez bien tous mes propos. Vous trouverez d’ailleurs deux fois plus de renseignements dans les toilettes de n’importe quel torchon people du Pays. Mais, jamais, au grand jamais, il n’a été question de sentiments entre nous. Et il n’en sera jamais question. Suis-je claire ? - J’ai quand-même eu envie d’essayer. - Tu me flattes. Cela dit, ton initiative est intempestive, et je vais être obligée d’en rendre compte à Pol. Je trouve par ailleurs ton émotivité bien exacerbée. Te sens-tu toujours en état de mener à bien ta Mission ? Phrase lourde de sens, très lourde. - Bien sûr, dit-il, mais… Elle raccrocha. Je ne ferai que des conneries aujourd’hui, pensa l’Envoyé. Eh bien, allons voir Maud. La petite l’attendait gentiment, assise dans un assez joli bureau. Elle s’était un peu installée, feuilletait un dossier qu’elle avait apporté. - Je ne m’attendais pas à un tel accueil, dit-elle. Un bureau à l’intérieur même de la Villa, pour moi toute seule. - Vous serez malheureusement tenue de respecter nos consignes de sécurité. Il faisait confiance à Weng et à Milo, qui utilisaient avec bonheur la technique des culs de sac, qui avait montré son efficacité lors de l’intrusion policière du lieutenant Ducon. Maud irait de son bureau à la sortie par un dédale de couloirs bordés de portes verrouillées, et elle ne risquerait pas de s’égarer. Il la regarda pour la première fois de la journée. Au fond, elle était belle, mais pas plus que ça. Erika a davantage de chien, et Klara plus de classe, se dit-il. Je me suis peut-être inquiété pour rien. Il y avait bien cette voix grave qui le prenait aux tripes, mais … il en avait vu d’autres. - Qu’attend donc le Conseil régional de notre rencontre ? demanda-t-il. Elle se lança dans une brève introduction de quelques phrases. La situation était très confuse, le président et le vice président, de bords 157 opposés, s’affrontaient sans arrêt. L’accueil de l’aéroport avait été une énorme bourde, mais ce n’était pas à elle d’excuser ces Messieurs. Elle prenait les problèmes un à un, et les exposait d’un ton uni. Comme chez les grands journalistes : une idée par phrase en un minimum de mots. Remarquablement intelligente, pensa-t-il. Le danger viendrait peutêtre de là. Elle cumulait la beauté et l’intelligence, ce qui n’est pas si courant. - Mais le problème, ajouta-t-elle, vient de plus haut. En vous voyant arriver de la capitale, ils ont pris peur pour leurs prérogatives. Ils ont désormais compris que vous n’en aviez pas après eux, que vous souhaitiez même coopérer, mais il est trop tard. Ils se sont mis d’eux-mêmes hors circuit. - J’avais cru comprendre que vous travailliez pour eux. - Je ne dis que des banalités, qui sont dans le domaine public. Je puis même m’avancer davantage. Ces notables locaux se sont nécessairement affiliés aux deux grands partis nationaux, le PS et la DC. Mais les liens qui les unissent à la mère patrie sont lâches. En réalité, ils sont beaucoup plus intégrés dans les réseaux et clientélismes locaux. Tel homme dont l’étiquette est à droite serait à gauche à Miran, et inversement. Je ne vous parle pas de leurs relations avec le Groupement, qui sont évidentes. - Depuis que je suis arrivé sur l’île, vous êtes la première personne qui prononce devant moi le nom du Groupement. Même Monsieur Oswaldo Marini-Fizzi s’est mis à crier quand je lui ai dit que Pour Mopale était la vitrine légale du Groupement. - Je le comprends, dit-elle. Il ne se conduira jamais autrement Pour Mopale est un mouvement très original, peu compréhensible sans doute pour un continental. Je puis, ajouta-t-elle, vous apporter bien des lumières là-dessus. Je considère un peu mon rôle d’Attachée comme celui d’une ambassadrice du peuple de Mopale. Même si c’est le Conseil Régional qui me rémunère, mes prérogatives, et je j’irais jusqu’à dire mon devoir m’imposent de m’affranchir occasionnellement de ce cadre un peu étroit. 158 Ils parlèrent, longuement. Son regard, très neutre, disait à Otar qu’elle s’était fort bien aperçue qu’il était un homme, que cet homme certes ne lui déplaisait pas, mais elle paraissait très au dessus de tout cela. Elle avait un art d’être réservée tout en occupant l’espace. Elle ne posa quasiment pas de questions, demanda simplement à Otar comment il avait recruté une équipe aussi performante que sa Dream Team. - Par agglutination, dit-il, au fil du temps. Elle ne viendrait certainement pas tous les jours, à moins qu’il n’en voie la nécessité. Elle lui laissa un numéro au Conseil régional, son numéro personnel, et celui de son portable. Otar lui expliqua comment le joindre, comment accélérer la procédure en cas de nécessité. Il prit finalement congé, l’abandonnant carrément dans ses meubles. Ca, c’était voulu par Weng Li, mais il savait déjà qu’elle ne commettrait pas d’erreur de collégienne. Il regarda sa montre. Ils avaient passé trois quarts d’heure ensemble. Il se trouvait merveilleusement bien. Otar déjeunait, ou plus exactement il mangeait. A quatorze heures, il n’était pas particulièrement en retard. Il avait ouvert sur un coin de bureau une ration militaire, et s’abreuvait à une gourde d’eau de la source. Pendant dix ans, les années de feu de sa vie avec Klara, Otar avait beaucoup fréquenté les restaurants de luxe, les lieux branchés. Il n’y trouvait qu’une satisfaction limitée. Il avait vite compris combien les goûts culinaires des gens qu’il fréquentait ressortaient du snobisme. Quant à la gastronomie officielle, elle n’était qu’un parcours obligé autour de certaines tables et de certains chefs dont il avait bien du mal à décrypter les cartes. Puis il avait dû, bien plus souvent qu’il ne le désirait, dîner en ville. On disait de lui qu’il n’était pas un gourmet, une fine gueule, mais il parvenait à ne pas se faire remarquer. Otar observait une méfiance légendaire vis à vis de l’alcool. Il savait certes reconnaître un grand cru, mais il ne supportait pas l’ivresse. Il ne pouvait accepter cette perte temporaire, si euphorisante qu’elle fut, de sa lucidité. Otar tenait absolument à conserver en toute occasion une absolue maîtrise de soi. Dans les grandes cérémonies, il voyait peu à peu l’attitude 159 des convives se modifier, la posture des corps se dégrader, les traits devenir flous, les propos se diluer. Le bruit autour de lui augmentait. Il avait parfois glané dans de telles circonstances des renseignements précieux. Il avait surtout été souvent à même de porter un jugement plus précis sur certaines personnalités. Les gens se dévoilaient, montraient à nu leurs ressorts, commettaient de menues erreurs tactiques ou stratégiques, qu’Otar ne se faisait pas par la suite faute d’exploiter. D’ailleurs, il « tenait le coup » comme on disait, s’il était par aventure contraint de boire. Et il savait assez bien simuler l’homme qui a « un verre de trop dans le nez ». En fait, depuis ses jeunes années, toute la sensualité d’Otar avait été happée par le sexe. Les moments privilégiés qu’il passait au lit le dispensaient fort aisément de mettre les pieds sous la table. Il préférait mordiller un bout de sein qu’une portion de saint honoré, et boire à certaines coupes plutôt qu’à d’autres. Il ramassait machinalement ses miettes de la main (ç’avait été un petit garçon fort bien élevé) lors que son portable sonna. - Milo ? dit-il, inquiet d’instinct de la voix de son interlocuteur. - Otar, nous avons un très gros pépin. Madonna… - Quoi, Madonna ? - Madonna est morte. Une vague rouge monta aux yeux de l’Envoyé. - Milo, Milo ! Je t’entends mal. Madonna… - Madonna est morte, dit Milo. Elle vient de recevoir une balle en plein front. La seconde balle est passée à trente centimètres de ma tête. - Où es-tu ? - Sur le rempart qui borde la promenade. Ne viens pas tout seul, tu ne nous trouverais pas, je t’envoie quelqu’un. Les snipers ont tiré d’une maison située de l’autre côté de l’avenue, à quatre cent mètres environ. Une exécution de professionnels. La peine d’Otar était immense. Mais c’était plus tard qu’il regretterait l’assistante exemplaire, l’infatigable et efficace collaboratrice, l’amie, la femme en un mot. Pour le moment d’autres images s’imposaient à lui. 160 Il n’y avait pas plus de quatre heures qu’ils avaient fait l’amour. Elle était au moins partie avec ce souvenir là en tête. Et ce fut immédiatement l’image de sa féminité offerte qui s’imposa à lui. Le plus beau cul du monde, blanc, chaud, accueillant. Qui était devenu un tas de cellules qui avaient déjà commencé à se décomposer. Lorsque Marilyn Monroe avait été assassinée, il avait fallu faire une enquête, identifier le corps. Et aucun de ses anciens maris ne s’était présenté devant le cadavre. Ils avaient aimé, pénétré cette chair chaude et vivante. Ils s’enfuyaient devant cette viande pourrissante. Je ne ferai plus jamais l’amour avec Madonna. Il réprima un sanglot. C’était la première fois qu’il apprenait la mort d’une femme avec qui il avait eu une relation intime. Dans la longue liste de ses maîtresses passées, quelqu’une avait bien dû, un jour, disparaître ; mais il ne l’avait pas su directement. C’est peut-être, après la mort du père, une des épreuves les plus douloureuses qu’ait à supporter un homme : celle de l’effacement d’une femme autrefois aimée. La nouvelle de sa mort physique, de la destruction de son corps. Je n’avais pas de véritable amour pour Madonna. Je le savais, et je le sais encore plus depuis quelques minutes. La vie continuera sans elle. Mais elle était une de mes proches, une femme du premier cercle. Mon deuil sera long. Elle laisse un trou qui ne se refermera pas. Tu voulais faire la guerre, Otar. Il eut le temps de se recomposer un visage avant que l’assistant de Milo ne parvienne jusqu’à lui. L’homme n’en menait pas large. Il le guida à pas feutrés et rapides jusqu’à une petite salle attenante au rempart où Otar retrouva un de ses médecins, à qui il serra brièvement la main. Cinq ou six personnes observaient le silence près d’une table massive ou l’on avait hissé la dépouille sans vie de Madonna di Pozzo. Otar eut un haut le corps. Il ne reconnut pas la jeune femme. Elle était en tenue de combat, en treillis de camouflage, emmaillotée comme une kamikaze islamique. Il s’approcha, et découvrit son visage, intact, cireux, à l’ovale familier. 161 C’était un homme qui savait faire face. Il recula, puis, se penchant, il déposa un dernier baiser sur les lèvres glacées de la jeune femme, qui lui envoyèrent une onde de froid qui le pénétra jusqu’au fond de lui-même. Milo, d’autorité, l’écarta. - Je ne vois rien. Avec des gestes de petite sœur des pauvres, Milo souleva précautionneusement le linge blanc qui masquait le front de leur camarade. Juste au dessus du nez, à faible distance des yeux, il y avait un petit orifice rouge, très mince, et qui ne saignait pas. - Très petit calibre, dit Milo. Grande force de perforation. Le B-A BA du tireur d’élite. - Et toi, Milo ? - Je suis passé au travers. On n’en parle plus. Les spécialistes examineront les deux projectiles. - Recouvrez la, dit Otar. - Justement, dit Milo, justement. Nous parlerons ensuite, si tu le veux bien, de tout ce que ce coup de tonnerre implique. Mais l’essentiel, pour le moment, c’est de prévenir Weng Li. - Oui, oui, dit Otar, et les autres. Tu ne l’as pas fait ? - Otar, je ne manque pas de courage, mais c’était ton rôle. - Bon, dit Otar surpris. Et il attrapa son portable. Milo le regarda avec surprise. - Se pourrait-il … Non, non, dit-il, Otar, il faut que tu y ailles. Personnellement. Que tu lui parles, de lui à toi. Vous deux. Otar ne discutait jamais les ordres de ses subordonnés quand il sentait qu’ils émanaient d’une nécessité supérieure. - Je vais te faire accompagner, dit Milo Je sais où il est, sur ses ordinateurs. C’est peut-être même lui qui aurait pu se trouver à la place de Madonna. Qu’est-ce qu’il y a encore, se disait Otar en marchant à vive allure. Qu’est-ce qui m’a de nouveau échappé ? 162 Quand il entra dans la salle, Weng Li se tourna vers lui sans se lever, car il avait l’air très occupé, mais en affichant un bon et chaleureux sourire. Otar devait se dire par la suite que c’était la dernière fois qu’il avait vu ce sourire là. Par contre, dès qu’il vit la tête que faisait l’Envoyé, le Chinois sauta sur ses pieds et se précipita. - Gros pépin ? interrogea-t-il. Accident de personne ? Otar voyait l’angoisse envahir le visage de son secrétaire. - Proche ? poursuivait Weng Li. Madonna ? - Oui, dit Otar, Madonna, est morte. L’homme hurla. Deux de ses subordonnés accoururent précipitamment, l’arme à la main. Il modulait une sorte de hululement, se tordait les mains, se frappa sur la tête. Quelque chose clochait. Chez un être aussi peu démonstratif, cette peine énorme devenait incompréhensible. Otar saisit intuitivement, tard, bien tard, avant même que Weng Li ne prononce la phrase fatidique : - Elle était ma compagne depuis quinze ans. - Weng Li, dit Otar, je t’accompagne pour que tu la voies. Puis nous rentrerons ici, tous les deux, pour parler. Erika et Niklaus étaient déjà arrivés. Erika pleurait par petits coups. Niklaus semblait écrasé. - Sortez tous de la pièce, cria Otar. Laissez Weng Li seul. Il reprenait un commandement qu’il avait senti faiblir entre ses mains. - J’ai prévenu Pol, dit Milo. Il attend ton contact, sur la ligne… avancée. La ligne du satellite militaire d’alerte avancée, la ligne secrète. Ils se turent. Erika fit un geste pour se rapprocher de l’Envoyé, mais n’osa pas. Personne ne souhaitait commencer à parler avant le retour de Weng Li. Qui sortit enfin, refait, impénétrable. - Briefing, dit Otar. Pourquoi nous font-ils ça, et maintenant ? Milo prit un air las. 163 - Travail de professionnels, dit-il. C’est ce qui m’ennuie le plus. Mais je pense comme toi : ils n’avaient aucune raison d’agir ainsi A moins de... Il eut l’air très las. - Nous avons beaucoup progressé dans notre connaissance du Groupement. Il est infiniment moins monolithique que nous ne l’imaginions. Il semble que la tendance dominante soit d’accepter l’initiative d’Otar, pour se débarrasser de lui le plus tôt possible. Mais il se peut que telle ou telle famille n’ait pas voulu entrer dans le consensus, et qu’elle ait souhaité donner un avertissement à tout le monde. La mort des fils Garcia Suarez est là pour nous rappeler que les débats peuvent être violents entre ces Messieurs. Ce serait d’ailleurs une erreur de penser que le Groupement est affaibli : ils ont toujours fonctionné ainsi. - S’ils avaient été au courant de mes intentions profondes, dit Otar, c’est sans doute moi qu’ils auraient éliminé. - La presse, dit pensivement Erika, a donné une image flatteuse de la Dream Team. Plutôt que de frapper le jobard qu’on fera rentrer dans sa boîte à la première occasion, pourquoi ne pas lui détruire son équipe ? N’oublions pas que Milo aussi était visé. - Je n’en sais rien, dit le militaire. Peut-être a-t-on tiré deux balles pour assurer le coup. Nous nous penchions en avant, Madonna et moi, et ma tête était très proche de la sienne - Que faisiez vous donc là-bas ? demanda Otar. En tenue de combat ? - La routine, Otar. Cette promenade qui borde la Villa est un de mes cauchemars. A partir de là, on peut nous attaquer impunément, la preuve. Nous étions en train de relever l’emplacement de postes de tir. Nous étions camouflés pour qu’on ne nous identifie pas. - J’aurais pu être avec Milo, dit Weng Li avec désolation. Je manquais un peu de temps, j’ai envoyé Madonna à ma place… - Otar, dit Milo, nous ne t’empoisonnons pas avec ces petits problèmes d’intendance. 164 - Première décision, dit Otar. Je maintiens la Mission telle qu’elle était prévue. Dès demain nous commençons les réunions des Etats généraux. Je remplacerai Madonna auprès de la presse. S’ils sont responsables de ce premier meurtre, ils tenteront quelque chose de nouveau dans de très brefs délais. Votre avis ? L’unanimité se fit d’entrée. - Nous avons en plus, dit Niklaus, un mort à venger. - Deuxième point : Madonna est morte d’une hémorragie cérébrale. Rupture d’anévrisme au cerveau. Nous ne pratiquerons pas d’autopsie ici-même. Juste l’extraction de la balle, qui nous sera précieuse. L’autopsie aura lieu à Miran et conclura comme je viens de le dire. Pol sera d’accord. - Certainement, dit Milo. - Nous allons donc prendre congé dès maintenant du corps de notre compagne. Un sanglot sec lui noua la gorge. - Troisièmement, nous devons remplacer Madonna dans ses fonctions. Il est évident que je ne vais pas nommer moi-même celle qui la remplacera, mais que nous devons prendre une décision collective. En principe, ce serait Camille Leight, mais je la connais mal. - Je ne veux pas de Camille, dit posément Milo. Celle qui doit remplacer Madonna, c’est Komako. Niklaus eut un bref sourire. Weng Li au contraire regardait Milo avec une intense concentration. - Elle n’est pas compétente. Nous la connaissons à peine. Komako a fait ses preuves. En tout cas, l’une ou l’autre ne doivent pas rentrer dans le secret d’Otar avant la réalisation de son action. Nous ne serons que trois, Weng Li, Otar et moi, c’est suffisant. - Pour l’hémorragie cérébrale, dit Niklaus, qu’est-ce que je fais vis à vis des Gorthèche ? - Tu leur dis la vérité. Tu amélioreras ainsi ton standing. D’une manière générale, il y aura, sur l’affaire Madonna, deux vérités. La vérité officielle, que nous allons dès maintenant communiquer à la presse, et que 165 Pol répandra à Miran, et la vérité officieuse, qui courra sous le manteau dans la Villa et un peu aussi à Mopale. La vérité officieuse rattrapera peu à peu la vérité officielle, mais le jour où ce télescopage se fera en pleine lumière, il y aura longtemps que les esprits seront tournés vers d’autres évènements. - Si c’est le Groupement qui a exécuté Madonna, dit Niklaus, j’aurais eu bonne mine en leur parlant d’une rupture d’anévrisme. - Quant au remplacement de notre amie, dit Otar, nous en discuterons en réunion plénière demain matin, devant les intéressées. Weng Li, tu viens avec moi. - Une seconde, dit Milo. Le corps va être expédié d’une heure à l’autre vers le continent, par la vedette. Je suis un militaire prévoyant, j’ai quelques cercueils ici-même, Personne ne verra le corps. Le temps de l’habiller, dans une heure nous ferons entre nous une petite cérémonie d’adieu. Otar et Weng Li marchaient assez loin l’un de l’autre. - Tout le monde était au courant, je suppose ? dit Otar. - Tous ceux qui devaient le savoir. - Tu connaissais la nature de mes relations avec Madonna ? demanda Strabelstrom. - Oh oui. J’en ai assez souffert. - Vous vous aimiez ? - J’aimais Madonna plus que tout au monde. Elle m’aimait … bien. Assez pour accepter de partir avec moi en Chine après la fin de cette mission, quelque part près de Suzhou ou sur la rivière Li. - Weng Li, tu es au courant de mon protocole avec les femmes. Tu sais que, si j’avais soupçonné quoi que ce soit, si Madonna m’avait dit le moindre mot, j’aurais immédiatement cessé toute relation intime avec elle. - C’était toi qui la faisais jouir, dit Weng. Elle ne pouvait pas s’en passer. Moi, j’étais le compagnon fidèle, l’homme de sa vie ordinaire. Il paraît que je n’étais pas assez bon au lit. - Weng ! 166 - Elle attendait tes « Dépannage ! » comme les chrétiens attendent le messie. - Même ce terme, tu le connaissais ? - Elle ne me cachait pas grand chose. Il m’est arrivé d’attendre derrière la porte. A ces moments-là, je te haïssais, je crois que je t’aurais tué. S’il savait que, la dernière fois, ce dépannage, c’est elle même qui l’avait demandé … Otar était un rationaliste né. Il ne croyait pas aux prémonitions. Mais qu’était-il donc passé par la tête de Madonna, qui ne cessait de parler de la mort depuis plusieurs jours, qui avait absolument voulu qu’il la prenne une dernière fois … Qu’appréhendait-elle ? Se doutait-elle de quelque chose ? Une face de la réalité encore une fois m’échappe … Tous ces gens là viennent des Services, ont l’habitude de traiter l’information. Ils me dépassent de cent coudées. Mais moi, je suis la tête politique dont ils ont absolument besoin, même s’ils me laissent dans l’ignorance de certaines de leurs tractations. - Tu veux rentrer au Pays ? - Non, dit Weng Li. Sans moi, tu ne tiendrais pas quarante huit heures. La Mission est plus d’actualité que jamais. Il faut éliminer ces porcs. Il ne faut pas que Madonna nous sépare, Otar. Il faut qu’elle nous unisse. Nous la vengerons. Je sais que tu ne l’aimais pas d’amour, mais que tu avais pour elle une amitié profonde, une estime au delà de toute défiance. Nous la vengerons ensemble, et j’espère, en ce qui me concerne, en mourir. - Oui, dit Otar, j’avais besoin d’être fort. Il y a des jours où j’ai peur de caner. Je trouverai là les raisons d’agir. Et il fondit en larmes. Camille Leight avait l’air très ennuyé et semblait vouer au monde qui l’entourait une sorte de ressentiment général. Komako montrait des yeux rouges. Les Chambrières d’Erika pleuraient encore. Trois aides de camp de Milo, en grande tenue, se tenaient immobiles. 167 Madonna était revêtue de son uniforme de parade, présentée dans le cercueil ouvert, le haut du visage masqué par ses cheveux mi-longs qu’on avait rabattus en frange. - Lieutenant-colonel, pensa Otar, je ne connaissais même pas son grade exact. La Légion d’honneur brillait à sa boutonnière. Le drapeau du Pays avait été drapé autour d’elle. - Nous ne pouvons pas organiser, pour des raisons de discrétion, une cérémonie extérieure, dit Milo. Notre hommage restera entre nous. Et il entonna d’une voix forte : Ich hatt’ einen Kameraden Einen besser findst Du nit… Il chanta les trois couplets, qu’il connaissait par cœur. - Cet air a beaucoup servi, conclut-il, à des gens très divers. Mais il est assez bon pour moi. - Adieu, Madonna, dit Otar. Nous poursuivons la Mission. Otar perçut la tension dans la voix de Pol. Il rendit compte avec précision sans que ce dernier l’interrompe. - C’est incompréhensible, conclut-il. - J’ignore les détails exacts de ton action à venir, dit Pol. C’est nécessaire, et ce sont nos conventions. Mais penses-tu que quoi que ce soit aurait pu filtrer ? - D’après Weng Li, ils ont une taupe parmi nous, mais pas au niveau du premier cercle. Seuls Madonna, Weng Li et Milo connaissaient mes intentions exactes. Je réponds, comme toi, de Weng Li et de Milo. Ils sont l’âme de la conspiration, c’est un non-sens d’imaginer qu’ils auraient pu souhaiter qu’elle échoue. Si on veut pousser nos soupçons jusqu’à l’absurde, c’est Madonna que je connaissais le moins. J’y ai pensé presque tout de suite. Mais quand j’ai su qu’elle était depuis quinze ans la compagne de Weng Li, je me suis dit que celui-ci avait dû effectuer sa propre enquête, et que notre compagne était clean. Et puis, elle a tant travaillé sur ce projet, elle nous a rendu de tels services … 168 - Alors, c’est le Groupement ? - Ca ne colle pas non plus. C’est moi qu’ils auraient liquidé, évidemment. Je penche quand-même un peu pour une hypothèse de Milo. Il peut fort bien y avoir des tensions internes, et un désaccord sur l’action à mener. Il semblerait que, majoritairement, le Groupement se soit rangé à la ligne suivante : on accepte les Etats généraux, on s’arrange peut-être même pour les transformer en démonstration de force, puis ensuite, on envoie les cahiers de doléances à Miran, avec Otar en prime. La Mission se termine doucement, par exemple par la publication d’un magnifique rapport, le Directoire achève bientôt sa courte vie… et, mutatis mutandis, tout rentre dans l’ordre. Il se peut qu’une ou deux familles se montrent favorables à une ligne plus dure. Notamment, tout le monde s’est rendu compte de l’efficacité de la Dream Team. Quelques assassinats ciblés m’affecteraient définitivement.. Enfin, comme dans tout mouvement de cet ordre, il peut y avoir des irréguliers, des francs-tireurs. La patrouille que nous avons annihilée travaillait bien pour la famille Drabovic, mais elle avait largement la bride sur le cou. Les commandos Upsilon ont été en principe récupérés, mais peut-être ont-ils conservé quelques fâcheuses manies. - Ta conclusion, demanda Pol ? - Poursuivre la Mission comme si de rien n’était. Dès demain les premières assemblées générales doivent se réunir. A mon avis, si c’est un avertissement du Groupement, nous en saurons beaucoup plus dans des délais très rapides : vingt quatre à trente six heures. - D’accord sur le principe. Je suis rompu aux jeux ministériels, mais je reste un humaniste ; il est peu agréable d’envoyer à la mort des hommes et des femmes, surtout de votre valeur. Faites attention. - Deux mots encore. Je me demande si Milo ne soupçonne pas Camille, la doublure de Madonna. - Nous avons peu de choses sur elle, nous cherchons de manière continue depuis plusieurs jours, rien. Mais pourquoi pas Komako ? - Je la trouve franche du collier. - N’a-t-elle pas eu quelques bontés pour toi ? 169 - Pas encore, pas encore. - Tu ne peux pas rester cinq minutes sans que le kiki te gratte ? - En ce moment je ne suis pas exactement dans ces dispositions là. - Excuse-moi, Otar. - Ensuite, il y a Maud Hayange. Weng Li s’occupe activement de son cas. Cependant … - Mon pauvre Otar. Ton appel à Gwennaele était tarte, mais aujourd’hui je n’ai pas le courage de t’en vouloir. Elle te branche toujours autant, cette petite ? Otar souffla. - Toujours autant. Et … ça ne passe pas directement par la sexualité. - Nous perdons notre temps. Bonsoir. Dès la fin de l’après-midi, les coups de téléphone arrivèrent des différents journaux. Otar répondit lui-même à chaque fois. Nat Lacourière présenta ses regrets. - J’ai eu grand plaisir à travailler avec elle. C’était une femme d’élite. Elle n’avait guère plus de quarante ans, n’est-ce pas ? C’est bien jeune, pour un pareil accident. Mon généraliste m’a confirmé qu’il était cependant plausible. Mais une personnalité de ce niveau doit être l’objet d’une surveillance médicale hors normes. - Détrompez vous. Nous vivons à cent à l’heure, et nous sommes d’une négligence absolue. Il est vraisemblable que les médecins vont lui trouver une hérédité chargée, ou quelque chose comme ça … Dites, Nat, nous n’avons encore rien décidé sur sa succession. Pendant quelques jours, c’est moi qui assumerai, dans la mesure du possible, l’essentiel de ses fonctions. Je présiderai donc l’assemblée générale de la presse. - J’en suis heureux. - Je vais expédier un communiqué dans les heures qui viennent. Cluster Aloha, le rival de Nat, qui apparemment refaisait un peu surface, se montra nettement plus direct. 170 - Ce mystérieux anévrisme dans la tête ne ressemble-t-il pas plutôt à un petit morceau de plomb ? - Si vous disposez d’informations, je vais vous faire convoquer immédiatement par les services spéciaux du gouvernement. - Ce que j’en disais … - … était déjà de trop. Otar raccrocha. Heureusement que nous avons quelques cons épais pour faire passer les messages. Louis Destruc, l’architecte des monuments publics, appela lui aussi. Il souhaitait surtout remercier Otar, qui lui recommanda d’être patient. Ce qui surprit le plus l’Envoyé fut un bref appel d’Oswaldo Marini-Fizzi. - J’ai apprécié les contacts que j’ai eus avec votre secrétaire, et je vous demande de transmettre à ses proches mes sincères condoléances. J’ai du mal à m’expliquer ce décès prématuré. Otar remercia, puis saisit la balle au bond. - Quelle est votre opinion sur nos Etats généraux ? - J’y suis globalement favorable, d’autant plus que leur aboutissement précédera de peu votre départ. Strabelstrom rit, et il eut la surprise de recevoir en retour un étrange bruit de crécelle. Le Président de Pour Mopale savait rire aussi. C’était un scoop. Les autres politiques de Sainte-Croix ne se manifestèrent pas. Le soir même, sur l’épaule d’Erika, Otar s’interrogeait encore. - Il a pesé tous les termes de son message. Si ce sont eux les commanditaires, ses sincères condoléances à la famille ne manquent pas de cynisme. Par là dessus, il ajoute : « j’ai du mal à m’expliquer ce décès prématuré ». Etait-il mandaté ? A-t-il voulu m’indiquer expressément que la maffia n’était pas derrière ce meurtre, et que je devais chercher ailleurs ? - J’aurais tendance à l’interpréter ainsi. - Mais Maud m’a affirmé qu’il fallait bien différencier Oswaldo et le Groupement. 171 - Tu en es déjà à croire ce qu’elle te dit ? J’ai peur, Otar. Je veux bien faire des accrocs quotidiens à la légalité, mais je ne puis pas affirmer que je tiendrai le coup si l’on en arrive à la guerre ouverte. - Nous en sommes tous là. Et nous tiendrons tous le coup. 172 La chère petite réunion du matin … Tous respectaient un horaire strict, mais certains parfois finissaient leur déjeuner. Weng Li avait comme spécialité d’ouvrir une boîte de litchis, made in China, et de piquer les fruits du bout des doigts. Il en offrait d’ailleurs à la ronde, et se faisait immanquablement jeter, car trop, c’est trop. Erika se laissait parfois aller à un petit raccord de maquillage, sous l’œil peu indulgent de Madonna. Madonna. Niklaus, hélas, se curait le nez. Qu’y faire ? Il n’y aurait plus jamais de chère petite réunion du matin. On s’amusait, au fond, on jouait à la guéguerre, malgré la fusillade du couloir le danger paraissait lointain. Et puis, la symphonie avait frappé ses trois coups. - Il n’y aura pas d’éloge funèbre, dit Otar. - Elle est dans nos cœurs, répondit Niklaus. - J’ai les premiers résultats de la balistique, dit Milo. Compte tenu des moyens dont nous disposons ici, ils me paraissent sûrs à 80%. Je vais envoyer les projectiles à Miran par scooter. - Ne nous fait pas languir. - Les deux balles viennent de la même arme. Il n’y avait qu’un seul tireur. - Ca sent son artisanat. - D’autant que le matériel employé est sans doute assez sommaire. Une simple carabine à lunette. J’ai envie de pousser le raisonnement plus loin. Un : on tire une balle sur chacun de nous. A quatre cents mètres, c’est un bon résultat d’ensemble. Deux : on ne vise qu’une personne, Madonna. Atteinte à ce moment là au deuxième coup seulement. Ou encore, on ne vise qu’une personne, Milo Glaser, et on le rate deux fois. Je vous le répète, on se penchait pour regarder, et nos têtes étaient peut-être à dix centimètres l’une de l’autre. Objectivement, j’avais plus de raisons d’être épinglé que notre compagne. Certains milieux de trafiquants –pas forcément des gens automatiquement affiliés au Groupement- auraient bien pu ne pas me pardonner notre petite bataille navale. 173 - Il faut se résigner, dit Otar. Beaucoup d’évènements ne seront pas décryptés dans l’heure. Ceux qui souhaitent des certitudes seront très malheureux dans notre aventure. Nous semons le doute, nous le récoltons aussi. Le contact que j’ai eu hier avec Oswaldo Marini-Fizzi n’éclaircit pas la situation. Il avait gravé dans sa mémoire les paroles du leader de Pour Mopale, et les répéta mot pour mot. - Je suis persuadé que, quoi qu’en dise cette chère petite Maud, dit Weng Li, cette déclaration est claire. Elle affirme, en résumant : ça n’est pas nous et je voudrais bien savoir qui c’est. - On peut dire ça comme ça. - La perte de Madonna, dit Otar, est irréparable. Nul ne la comblera. Honnêtement, je ne vais pas nommer de secrétaire remplaçante. Camille tiqua légèrement. - Cela dit, le problème des doublures reste posé. Dans les organisations révolutionnaires d’autrefois – chez vous, Weng Li, et chez nous- tout responsable officiel était flanqué d’un responsable occulte. Nous n’en sommes pas là. Mais chacun doit pouvoir être suppléé à pied levé. Sauf moi. Je suis l’Unique, l’Irremplaçable, Dieu en personne. Si je saute, la Mission saute. Mais les autres ? - En ce qui me concerne, dit Milo, vous avez tous déjà rencontré le capitaine Fromentin. Il a ma confiance. - Dominique ? fit machinalement Otar. - Non, Volker. Je ne vois pas… - Laisse, dit Erika en riant, laisse. Quant à moi, mes doublures … demandez plutôt à Otar. J’ai de nombreuses doublures, présentes, passées et à venir. On rit. Tous cherchaient une illusoire détente, et le plus difficile venait. - Je ne veux pas de Camille comme remplaçante de Madonna, dit posément Milo, en regardant la jeune femme bien en face. - Au moins, fit Otar, ça y est. 174 Milo, très respectueux des hiérarchies, prompt certes aux actions rapides, mais n’empiétant jamais sur les pouvoirs d’Otar, Milo n’avait pas dit : j’aimerais m’opposer… ou je souhaite que notre chef… Milo avait dit : je ne veux pas. Weng Li le regardait intensément, sans parler. Camille réagit avec vivacité. - Tu préfères sans doute Komako ? - Oui, dit Milo rayonnant. A tous points de vue. Qu’est-ce qui m’échappe encore ? Qu’est-ce qu’on m’a de nouveau dissimulé ? Erika eut pitié. - Tu ne sors pas assez le soir, Otar. Mais j’y suis pour quelque chose, et par ailleurs j’approuve ta réserve. Tu gênerais. Otar, c’est Komako, le grand amour –nouveau mais fulgurant- de Milo. Il y eut comme un déclic et les deux jeunes gens se jetèrent brusquement à la tête l’un de l’autre. C’était beau. La passion pure, la jeunesse triomphante. - Un seau d’eau ! cria la Seconde Chambrière. Il est vrai que l’abandon absolu des amants était en train de les chavirer tous. En ce moment, je n’ai pas beaucoup de chance avec les femmes. Et j’allais encore faire une belle gaffe. Et puis, ce matin, je sens un peu mes cinquante ans. Il y eut un peu de remue-ménage dans le couloir. Weng Li sauta sur ses pattes, comme un chat, et sortit. - Ca brûle, dit-il. De l’autre côté de la promenade. La maison d’où sont sans doute partis les coups de feu. - Personne ne sort, cria Milo. Si nous nous rendions sur le rempart, ce serait le moment idéal pour faire un nouveau carton. Fromentin va nous rendre compte, mais j’ai l’impression que c’est déjà fini. L’incendiaire ne manquait pas de carburant. - Weng Li ? dit Otar, comme hier il eut sans doute dit : Madonna ? 175 - Je pense que c’est un message du Groupement. Qui l’innocente quasi définitivement. A moins de leur prêter un machiavélisme extrême. Ils ont nettoyé les lieux du crime. Je ne serais pas surpris que les pompiers retrouvent quelques corps à l’intérieur. - Ce ne peuvent pas être nos Externes ? - Ils n’ont reçu aucun ordre, dit Niklaus. Ils n’agiraient pas seuls. Et pour le moment, Madonna est morte d’une rupture d’anévrisme. - A l’ordre, dit Otar. Camille ? - J’étais de très longue date l’amie proche de Madonna. Komako renifla. - Elle me tenait au courant de tout. Elle aurait souhaité que je lui succède. - Camille, dit Weng Li, quelle est la troisième disposition de la situation Trèfle ? Camille se tut. - Camille, dit Niklaus, qui commande la section Fournaise des Externants ? - C’est une conspiration ! hurla Camille. Ce sont là des conventions entre vous. Je secondais Madonna dans tout ce qu’elle faisait. - Objection retenue, dit Otar. Voyons, beaucoup plus facile. Tu connais la Sauvegarde Tourbillon ? - … Oui. - Comment l’interprètes-tu ? - Eh bien, ce sont des mesures à prendre, en cas d’urgence… - Camille, dit Otar, il n’y a jamais eu de Sauvegarde Tourbillon. Elle resta la bouche ouverte. - Camille, nous ne t’accusons de rien. Nous disons simplement que tu t’es fait des illusions sur ton importance réelle. Madonna te manifestait de l’amitié, mais pas plus. C’est Komako qui remplacera Madonna auprès de moi. Mais qui n’entrera pas pour le moment dans le premier cercle. Le premier cercle se limite désormais à trois personnes : Otar, Li Weng, et Milo. Puisque nous en sommes peu ou prou aux affaires de sexe, je n’y inclus pas ma maîtresse en titre. 176 - Dommage pour Camille, dit incongrûment Niklaus. Surprenante information. A noter. - Mais nous devons faire absolument confiance à Otar. Le capitaine Fromentin ouvrait la porte. - Ca ne brûle plus, dit-il. Les pompiers et la police de Mopale sont là, c’est à dire pas grand chose. Il y a un bel embouteillage, car les curieux se bousculent. Je n’ai pas vu d’ambulance. - Ca colle, pour les trois réunions de cet après-midi ? demanda Otar. Niklaus, tu feras le poids ? Il avait hérité des dockers. - Oui, ce sont mes frères. On venait de nouveau. - La petite Hayange demande à te voir. Elle est dans son bureau. Une onde de joie traverse Otar. - Parfait, dit-il. Elle attendra. Komako, je te vois tout de suite en privé. - Si c’est pour ce que je pense, dit Milo, c’est raté. Tu arrives trop tard. - Mais non, Milo, c’est toi que je veux. Dans le sable chaud. Ensuite, Weng Li, tout seul aussi. - Et ce soir, dit Erika, Erika, toute seule aussi. Klara, peut-être entre temps. - C’est comme à confesse, dit Niklaus. Chacun son tour. - Niklaus, tu sais comment je vais te satelliser sur orbite ? Les élèves des grandes écoles, les chirurgiens, les hommes chargés des déminages, se libéraient parfois ainsi à l’heure de la détente, mission accomplie. On désignait chez les militaires cette attitude par une fort vilaine expression : séance de déconographie. Tous avaient la gorge serrée en pensant à Madonna. L’avenir, celui des prochaines heures, était particulièrement incertain. C’étaient des hommes et des femmes de chair, quand-même. 177 Komako, d’ailleurs, ne riait plus quand elle entra dans le bureau d’Otar. - Je ne reproche à personne de ne pas m’avoir informé. Et c’était peut-être à moi aussi d’être plus malin. Vous formez un très beau couple. Je vous souhaite beaucoup de bonheur. - Si seulement il m’aime autant que je l’aime… - Je ne crois pas que tu aies beaucoup de souci à te faire làdessus. Il est fou de toi. - C’est vrai, Otar ? C’est bien vrai ? Si seulement c’était un petit peu possible… - Komako, dit Otar, nous allons régler un petit problème en quelques minutes. Quand je t’ai vue dans la suite de Madonna, je me suis dit : voilà un beau petit lot. Dès que je pourrai, je vais la passer à la casserole. - Je sais, dit la jeune femme, très grave. Tout le monde connaît ta réputation. - Tu dois savoir aussi que, par déontologie, et de manière absolue, je n’importune jamais une femme amoureuse. - On me l’avait dit. Mais … - C’est donc réglé. - Tu sais, Otar, je m’attendais à une attaque. Tu es séduisant, tu aimes les femmes. La semaine dernière, je t’aurais cédé sans problème. Voilà huit jours. - Oui, dit l’Envoyé, c’est comme ça. - Otar, si tu m’avais sollicitée, là, maintenant, je n’aurais pas pu. Je t’aurais demandé de quitter l’île, quel que soit l’attachement que je porte à la mission. Vois-tu, je n’ai jamais été amoureuse avant ce jour. Le chic, avec Otar, c’est que toutes les conversations avec une femme, même sans aboutissement sexuel, en arrivaient toujours à la sphère la plus intime. - Je ne suis pas une fille facile, mais, toute prétention bue, les hommes me recherchent beaucoup Entre dix huit et vingt sept ans, j’ai … beaucoup cédé. 178 En arrivant à la Villa, le premier soir, un garçon. - Comme Milo. - Comme Milo. Le second soir, un second garçon. Le troisième soir, un troisième garçon. Le quatrième soir… - … c’était Milo. - C’était Milo, qui en était à sa quatrième fille en quatre jours. Pour être honnête, ça s’est merveilleusement passé, mais enfin je suis quand-même un peu blasée. Nous discutions, tranquillement, très apaisés, nous nous racontions nos aventures. Je disais que j’aurais mieux fait de faire la putain, qu’au moins ça m’aurait rapporté. Et puis, je ne sais lequel des deux a dit à l’autre : et si nous arrêtions le massacre ? Si nous cessions de nous gaspiller ? On est bien tous les deux … Et ça nous est tombé dessus. Depuis cette heure là, je vis sur un nuage. - Bien, Komako, affaire réglée. Et je vais même faire pour toi une dérogation. Quand une femme se refuse, je me venge toujours un peu, un tout petit peu. Je la confine dans des tâches subalternes, bref, je l’éloigne de moi. Toi, je vais te garder parmi mes proches immédiats. Je ne te parle pas du premier cercle : c’est une notion, qui, je l’espère, n’aura bientôt plus cours. Weng Li entra sans frapper, ce qui était très inhabituel chez lui. - Otar. Dépêche toi. J’ai du nouveau. Première importance. - Deux minutes, et j’arrive. Komako, qu’est-ce que c’est que cette affaire Camille ? - Une assez triste histoire. Camille est une femme très introvertie, en réalité, c’est une homosexuelle qui s’ignore. Pire, qui ne s’ignore plus, mais qui n’est encore jamais passée à l’acte. Il y a des années qu’elle a voué à Madonna un attachement tout compte fait assez malsain. Mais Madonna était sensible à cette grande nana qui était aux petits soins pour elle, qui lui a rendu de gros services dans le travail. Elle s’y était habituée. - Vois-tu, Madonna vivait très mal sa propre situation. Elle aimait sincèrement Weng Li, et elle serait partie vivre avec lui. Mais le couple ne tournait pas bien au lit. Je crois que Weng Li a un petit problème avec les 179 Européennes, Tu sais, une vieille affaire culturelle. Et Madonna ne prenait son plaisir qu’avec toi, un vrai vice. Elle supportait de plus en plus mal cette situation. Un jour, elle m’a dit sur le ton de la plaisanterie : si ça continue, je vais céder aux instances de Camille, ça me changera d’eau. Elle ne l’aurait pas fait, mais l’autre a pu y croire. - Milo semble aller plus loin que ça. - Je vois bien. De toutes manières, Madonna n’a jamais fait de Camille une confidente absolue. En réalité, son bras droit, c’était moi. De quoi se méfiait-elle … Je n’appartiens pas au premier cercle ! - Otar, bordel ! cria Weng. Otar était obéissant. - Contact officiel avec le Groupement ! dit Weng Li. - Plaît-il ? - Nous sommes en train de vérifier, mais tout s’avère. La famille Lempereur, les numéro deux s’il te plaît. - Mais comment se sont-il manifestés ? - Le troisième capo est venu à pied jusqu’ici, s’est identifié et à porté le message. Nous avons téléphoné, retéléphoné, c’est du solide. Je n’ai même pas besoin de sortir mes fiches. Le troisième capo des Lempereur, c’est Michelangelo. - Je sais, dit Otar, les enfants des Familles reçoivent un nom de baptême ordinaire, un prénom choisi sur une liste mondiale, puis en second prénom, une appellation italienne, en hommage à la Camorra. Quand ces petits ont grandi, par élégance ils adoptent le second prénom. Tu me fais perdre mon temps. - Le premier capo c’est Elbo, le second c’est Lucchino. C’est le troisième qui est venu. Nous l’avons photographié, nous avons même son ADN, c’est bien lui. - Et alors ? - Ils veulent te voir. Seul. Au nom du Groupement. Ils ont cité un petit bar, à neuf cent mètres d’ici (pas à la Fournaise). Niklaus le connaît : il est très convenable et possède une merveilleuse arrière-salle. - J’irai, dit Otar, sans réfléchir J’irai même à pied. 180 Weng Li n’hésita pas plus d’une seconde. - Je ferais comme toi. Simplement, tu peux être à la merci d’un voyou. Je propose donc que tu prennes un garde du corps. - Panzerdivision fera très bien l’affaire. Il est extrêmement dissuasif. Et il restera en dehors de la salle. - Niklaus pourra veiller à la qualité des promeneurs qui orbiteront dans ce secteur là. Avec légèreté. - Bien, dit Otar. Aujourd’hui. Je n’ai pas de réunion d’Etats généraux, nous commençons piano. - Je m’en occupe. Deuxième chose. J’ai des renseignements très préoccupants concernant ta petite chérie. Oui, Maud. Vois-tu, elle a reçu une formation exceptionnelle. Normalienne, agrégée d’Histoire, docteur en littérature américaine. Dans ces conditions, il était normal que, ses études achevées, elle soit allée passer une année aux Etats-Unis. Année sabbatique qui s’est transformée en séjour de cinq ans. Ca n’est pas bien grave, il y avait certainement un homme là-dessous. Mais nous avons tout lieu de penser qu’à ce moment-là, elle a été approchée par la CIA. - Nous avions bien besoin de ça. - Les rapports du Groupement avec les USA sont pourtant désormais parfaitement clairs. Ce sont des extrémistes qui avaient pensé s’appuyer sur l’Oncle Sam et ils ont été désavoués. Le Groupement est foncièrement européen, et très méfiant devant toutes les ingérences. Tu penses si ça pouvait coller avec la finesse dont font habituellement preuve nos amis d’outre-Atlantique. - Alors, je ne comprends plus. - Il peut s’agir d’un échange : le Groupement a simplement signé un deal avec l’honorable Centrale : louez nous un de vos agents. On a vu pire. - Je connais bien des Européens qui utilisent les services d’un agent de la Chine rouge. - Comme tu y vas, mon frère. Tu as, Otar, affaire à une redoutable professionnelle. Elle va te bouffer tout cru. - Que proposes-tu ? 181 - A mon avis, il y a trois solutions. Ou elle disparaît, immédiatement. Usine d’incinération. Le conseil régional ne s’en préoccupera pas beaucoup, nous lui montrerons des réservations aériennes pour les îles Caïman. Ce serait sans doute le plus raisonnable. Ou tu couches avec elle le plus vite possible. Elle sera quand-même obligée d’abattre son jeu. - Je vais te dire à peu près ce que ça donnera, dit Otar. Tu connais mes méthodes. Veux-tu que je te mime la scène ? - Avec joie, mais ne traîne pas, c’est moi personnellement qui dois recontacter les Lempereur. - Je lui fais donc mon numéro habituel. Je propose la botte à toutes les belles femmes de mon entourage rapproché, etc. Je lui demande si elle est d’accord pour s’exécuter assez rapidement. Je vois la situation comme si c’était ici. Elle va se lever, me regarder dans les yeux, quitter sa veste de tailleur et sa jupe. Si ça ne vous fait rien, je garderai mon corsage. Elle va très bien se tenir pendant l’acte. Pas trop froide, simplement distanciée. Elle évitera que mes lèvres ne touchent les siennes, mais si j’insiste, elle me laissera prendre des baisers … modestes. Puis elle se rhabillera, me regardera de nouveau dans les yeux, et me dira : Monsieur Strabelstrom, si vous voulez bien, maintenant, nous allons reprendre notre discussion au point où nous l’avons laissée. - Bigre. - Avec d’autres femmes, je me contenterais bien de ce potage. Mais pas avec celle-là, tu comprends, pas avec celle-là. Pour le moment, d’ailleurs, ça ne passe pas vraiment par le sexe. - Fais attention, Otar. Alors, dernière solution : laisse là en état dans son petit bureau. J’espère que c’est bien pour toi qu’elle est venue, pas pour moi. Sinon, évidemment, il resterait les mesures extrêmes. - Nous avons toujours dit : tout, sauf la question. - Oui, et ça demeure notre ligne de conduite. Sinon, c’est la bête qui triomphe. Tu disais tout à l’heure qu’elle ne te branchait pas sexuellement. Tu n’ignores pas qu’il n’est pas de tortionnaire sans un petit vice caché de ce côté là. Ca ne te dirai pas de la besogner un peu ? 182 Un voile écarlate monta devant les yeux de l’Envoyé. - Si tu me prends par les sentiments … Il s’en allait. - Encore un mot, Maître vénéré. Chinois, certainement. Rouge ? C’est à voir. Mais le rouge n’est-il pas la couleur de la Chine ? En sortant, Otar tomba sur Klara. Elle ne se refusait jamais, et ne se forçait pas. Otar n’avait pas touché à Erika la veille au soir, trop pris par sa peine. Mais sa femme ne put s’empêcher d’être désagréable. - Eh bien, une de moins, fit-elle. - Klara, c’est indigne de toi. Et réjouis-toi : j’ai beaucoup de peine. - Tu l’as déjà remplacée ? Komako ? - Elle est avec Milo. - Ah oui, c’est vrai. Ou alors, cette petite souris qui traîne ici depuis quelques jours ? Maud Hayange ? - Tu apprends vite. - Mon petit père, méfie toi de celle-là : c’est une sale bête. Si elle met la main sur toi, nous allons nous amuser. C’était bien d’avoir fait l’amour juste avant d’aller voir Maud. Un vieux truc de roué. L’Envoyé aborda la jeune femme très calmement, tout en la trouvant quand-même bien belle. - Vous vouliez me voir ? - Votre adjointe : on vous l’a tuée, n’est-ce pas ? - Oui. Une balle dans la tête. - Ca n’est pas le Groupement. Je ne suis pas dans leurs secrets, mais c’est tout à fait contraire à la politique qu’ils ont définie à votre égard et que vous semblez avoir à peu près appréhendée. - Oui, mais alors, qui est-ce ? - Règlement de comptes interne ? - Non. Il ouvrit les mains. - Non. 183 - Il faudrait imaginer une intervention extérieure… c’est impensable… - Des irréguliers … - Toujours possible, mais décevant. - Ou alors, dit-il, un groupe terroriste international. - Pourquoi vous frapper, vous, mais pas le Groupement ? - Pour semer la zizanie. - Trop compliqué. On se serait cru à une des réunions du matin. Installée dans les lieux depuis deux jours, elle maniait leur problématique, ne cachait rien de son aisance, ne feignait pas les fausses candeurs. - Vous y étiez très attaché ? - Une solide habitude sexuelle. Pour le reste, une grande estime, de l’amitié. Et vous, dit-il, l’homme que vous avez laissé aux States, vous l’avez oublié rapidement ? Elle marqua le coup. - Vous ne perdez pas de temps. Merci de m’apprendre à toujours respecter mes … je ne dirais pas adversaires, nous ne le sommes pas. Mes interlocuteurs. Elle leva sur lui une seconde des yeux gris très lumineux. - Ç’a été jusqu’à ce jour, dit-elle, le grand amour de ma vie. Ce jusqu’à ce jour là avait toutes les séductions de l’enfer. Ils parlèrent un peu de la littérature américaine. Leurs goûts divergeaient. Elle n’aimait pas Dos Pasos, il jugeait Paul Auster confus et ennuyeux. Ils s’accordèrent toutefois en riant pour trouver Hemingway suranné. Il resta bien là quelques petits instants avant de prendre congé. Il traînait. Weng Li venait de lui annoncer que le rendez vous était fixé à quinze heures. Voyons, douze cents mètres à pied, le temps de traverser la Promenade … Un bon quart d’heure. Il passa sur son ordinateur personnel. Il compulsa rapidement les maigres fichiers ouverts depuis son arrivée. Il était possible qu’il abandonne bientôt cette pratique. Depuis qu’il se trouvait sur Mopale, il vivait à un rythme plus soutenu et plus ample. Le temps 184 n’était guère au journal intime. D’ailleurs, journal, journal ; l’expression ne convenait pas. Il n’écrirait pas un mot sur la peine immense que lui apportait la perte de Madonna. Il ne jetait là que de courtes notes, des éléments de réflexion. S’il ne les effaçait pas au fur et à mesure, c’était par une sorte de respect de la chose écrite. Il ouvrit le Florilège des femmes baisées, et fit enfin ce qu’il souhaitait accomplir depuis une éternité : il renomma le fichier. Ce titre insultant ne correspondait pas à son état d’esprit profond, à sa véritable tendresse pour ses partenaires. Il hésita une seconde, puis écrivit tout simplement : Femmes. Même dans l’intimité, il faut toujours qu’on fasse le malin, qu’on se trouve drôle. Otar n’employait le terme de maîtresses que pour celles dont sa verge avait pénétré le vagin. Tout le reste ne méritait que le nom de contacts sexuels, relations intimes, sans accomplissement. Pour lui, si les tourtereaux ridicules de la Maison Blanche n’avaient pas menti (et il en doutait), s’il n’y avait vraiment eu entre eux que fellation et contact des parties sexuelles, Clinton et Monika n’étaient pas amants. Mais il s’était fait auspumpen, comme dit Nabokow, par quelques dizaines de gentes dames dont il entendait garder le souvenir. Celles-ci figuraient donc sur sa liste, mais en italique. Il voulut ajouter à son palmarès la Seconde Chambrière, et il s’aperçut qu’il ne pouvait écrire son nom sans l’écorcher et qu’il hésitait sur son prénom. C’était joli et liquide. Il en fut fâché : il vit là une insouciance qui confinait au mépris. De toutes manières, il souhaiter avoir une explication avec elle. Mais il ne pouvait s’abstraire de son réel. Il entreprit donc la rédaction d’un éphéméride concernant la quinzaine à venir, en se gardant bien de confier au clavier quelque secret que ce fut. Ce qui donna à peu près ceci. 185 Jeudi 2 décembre Première série de trois réunions Baptême du feu pour Niklaus qui reçoit les dockers Contact à quinze heures avec les Lempereur. Vendredi 3 décembre Poursuite des réunions. Samedi 4 décembre Poursuite des réunions, plus particulièrement festives en cette fin de semaine. Banquets. Lundi 5 décembre Réunions Mardi 6 décembre Réunion de la coiffure, avec Erika, une de journées clés de la quinzaine. Mercredi 7 décembre Ce jour ou l’un des jours suivants, prévoir un saut avec le bizjet pour rendre compte au Directoire. Réunions Jeudi 8 décembre Réunions Vendredi 9 décembre Réunions Samedi 10 décembre Réunion de Milo avec les pêcheurs de la côte Sud Ouest 186 Lundi 12 décembre Réunions Mardi 13 décembre Réunion des propriétaires terriens à Sainte Croix Mercredi 14 décembre Réunions Jeudi 15 décembre Fin des réunions, avec l’assemblée générale du clergé. Vers le 18 : départ à Miran pour plusieurs jours, avant les fêtes de Noël. Retour définitif, ou simples vacances de Noël ? Ne pas oublier : organiser comme promis une réception de fin d’année avec la presse et des personnalités locales. Chercher un jour. 187 Il faillit tout effacer, devant la pauvreté du contenu des deux pages. Mais cet attrape nigauds était destiné à être pillé. La chair même était absente, il ne restait que les arêtes du poisson. La taupe qui lirait ses notes sentirait évidemment sa méfiance, son désir de ne pas trop en dire. Mais elle devrait aussi repartir convaincue de deux faits. Le calendrier d’Otar ne s’arrêtait pas à la réunion du 13. Il avait l’intention de poursuivre son travail jusqu’au bout. D’autre part, il ne se faisait guère d’illusions sur la suite de la Mission. Pour Noël, il rentrerait à Miran… et n’en reviendrait sans doute pas. Il sauvegarda ce calendrier, et ce calendrier seulement, sur un CDREW qu’il chercha où cacher. Il le mit finalement dans la poche de sa veste, quitta celle-ci et l’oublia sur le dossier d’un siège. Il essaya de se mettre à la place de l’espion, qui ne devait pas être un débutant. Il se demanderait si c’était du lard ou du cochon, mais dans ces cas-là, il faut quand-même goûter. Il donnerait donc son butin au Groupement. Certes, Otar y parlait de son contact avec les Lempereur. Mais Niklaus allait le jour même balancer l’information aux Gorthèche. Donc, de proche en proche, le risque était minime. Ce qui gênait Otar, c’était le CD. Pourquoi faire si compliqué, alors que, même pour des fanatiques de l’informatique, ce genre de notes se prend sur un carnet, voire sur une feuille volante ? Il se mit fébrilement à recopier les trente cinq courtes lignes de l’appât sur un bout de papier ordinaire. Il s’énervait, c’était du temps perdu, il écrivait mal, tant mieux. A la fin des fins, il obtint un brouillon assez plausible. La poche de la veste était un bon endroit, puisqu’il n’y avait là franchement rien à cacher, le simple emploi du temps d’un homme très occupé. Il brisa le CD en menus morceaux, enferma ceux-ci dans une boule de papier qui partirait à l’incinérateur. Et il se mit en quête de Niklaus. Celui-ci, déjà, se préparait. Rasé de frais, calamistré, chemise à grosses rayures, il faisait un peu rasta. Mais il émanait du personnage une force sympathique. La qualité de l’être transparaissait à travers une enveloppe mal dégrossie. - Opérationnel ? dit l’Envoyé. Tu as mangé, ou on grignote un morceau sur un coin de table ? - Je veux bien. 188 - Mon petit Niklaus, je me fais du souci pour toi. Que penses-tu de cette histoire de taupe ? - Que c’est bien compliqué. Tout le monde espionne tout le monde. Quand je me couche le soir, je mets un revolver sous mon oreiller pour ne pas m’assassiner pendant la nuit. - Tu as peut-être raison de le prendre comme ça. - Une taupe, une taupe… Depuis le premier jour, le Groupement cherche à nous infiltrer et nous cherchons à circonscrire le Groupement. Les fiches de Weng Li me font froid dans le dos. Il sait où ces gens-là habitent, ce qu’ils mangent, qui ils baisent, et s’ils parlent en dormant. Mes Externes les ont infiltrés, jouent aux cartes avec eux, vont dans leurs tripots et leurs bordels. Les Externants de Milo et de cette pauvre Madonna font des centaines de navettes quotidiennes. Comment opèrent-ils de leur côté ? Dès le premier jour, les Gorthèche m’achètent. Le lentement, nous tombons sur une patrouille des Drabovic. Aujourd’hui, tu es contacté par les Lempereur … Que dire de ces innombrables journalistes que nous rencontrons, un Cluster Aloha par exemple ? Et du sieur Oswaldo Marini-Fizzi, l’irremplaçable chef de Pour Mopale ? Et de ta très belle Maud Hayange ? Et de ceux qui nous ont installé à demeure cette taupe ? Et de notre petite bataille navale ? Et du meurtre de notre chère Madonna ? Otar, nous sommes déjà en état d’interpénétration intime avec le Groupement. Je ne t’apprends rien. C’est la politique, doublée de la basse police. Otar regarda l’autodidacte : il ferait le poids dans n’importe quelle réunion. - Oui, dit-il, mais … Tu es arrivé un jour triomphalement avec cent mille euros dans ta poche. Tu nous annoncé fièrement ta mise au service de l’autre camp, tout en restant dans le nôtre. Cela, la taupe le sait. Tu es grillé chez les Gorthèche. - Mon pauvre … Si les Gorthèche devaient m’abattre, ce serait fait depuis longtemps. J’ai déjà rencontré assez souvent leur principal capo, 189 Sandro. Il n’y a pas une semaine, il m’a caressé la pointe du menton en me susurrant : - Mon petit Niklaus, tu travailles pour nous, mais tu travailles bien un peu pour eux aussi, n’est-ce pas ? J’ai tapoté ma poche gauche, celle où était mon portefeuille. - Qu’as-tu fait de nos cent mille euros ? Tu ne mènes pas grand train de vie. Je lui ai expliqué que les cent mille euros étaient sur le continent où je comptais acheter une maison pour mes vieux jours… si j’allais jusqu’à mes vieux jours. Il m’a répondu que des gens comme moi ne connaissaient jamais l’heure de la retraite. Que lui, en tant que grand capo, avait une petite chance, petite, de mourir dans son lit. Quant à moi, si ce n’était pas eux qui me tuaient, ce serait Milo ou Weng Li. - C’est vrai, dit Otar. Je trouve qu’ils se lâchent de plus en plus. Ils ont eu très peur lorsque nous sommes arrivés. Et ils se sont convaincus que nous n’étions pas dangereux. Allez, Niklaus, il faut tenir quinze jours. 190 Si l’on exceptait ses déambulations dans les interminables couloirs de la Villa, Otar ne marchait plus jamais. Il habitait sur une des îles les plus enchanteresses de la Méditerranée, et n’en connaissait rien. Il faisait encore très bon, cet après-midi là, sans doute 22 ou 23 degrés centigrades, et il avait revêtu un costume demi-saison qu’il portait sans imperméable ni blouson. Il trottait d’un bon pas et humait un air assez vif, marin au fond, tonique. Il se sentait bien. Panzerdivision avait commencé par progresser un mètre derrière lui, puis Otar lui avait fait signe de venir impérativement se placer à son côté. Ç’avait été tout un problème pour traverser la Promenade, les automobilistes se montrant fort indisciplinés. A cet endroit-là, il se savait encore sous la protection des guetteurs de Milo. Dès qu’il eut tourné le premier coin de rue, il sentit en lui une grande bouffée de liberté. Les promeneurs étaient assez nombreux. Une femme le regarda crûment. Il trouva sans problème le bar des Alouettes, un établissement de très bon genre, assez petit, et bien évidemment vide. Le patron vint à sa rencontre. - Ces messieurs vous attendent, dit-il. - Panzer ? Patiente un peu dehors. Otar se pencha sur son hôte. - C’est un bon garde du corps, dit-il, mais il est complètement idiot. Asseyez le dans le coin là-bas, servez lui à boire, rien de trop fort, une bière. Si la réunion se prolonge, donnez lui en une seconde, mais ne dépassez pas cette dose. Le patron cligna de l’œil. Cet homme, pensa Otar, est un compagnon des maffieux, sans doute un assassin, un bandit. Et voilà qu’en deux phrases, nous nous sentons des atomes crochus. L’arrière salle était fraîche, avec un éclairage d’une clarté calculée. Un des trois hommes se leva, vint au devant de l’Envoyé. On se serra la main. - Vous êtes Elbo, dit Otar, et voici Lucchino et Michelangelo. - Nous savons que vous travaillez bien. 191 On s’assit. Otar prit une bière, les autres un pastis. Il y eut une seconde de silence. - Puis-je commencer, dit Otar ? - Mais oui. - Pourquoi nous avez vous tué Madonna ? - Parfait, dit l’autre. Il consulta du regard ses lieutenants. - Nous ne vous avons pas tué Madonna. - J’ai votre parole ? - Vous avez ma parole. Pour le reste … Nous, nous avons pensé à un règlement de comptes interne. - Mais non, dit Otar, en laissant tomber ses bras. Mais non. Ou alors, ce serait un sacré foutage de gueule. - Vous être un homme apparemment assez… gentil, mais MM. Weng Li et Glaser ne sont pas des tendres. - J’enquête, dit Otar. Miran enquête. Je vous assure… Enfin, ce n’est pas vous, affaire réglée. Le second capo, Lucchino, prit la parole. - Dans une grande ville comme Sainte-Croix, avec un milieu si complexe, il peut y avoir … - … des irréguliers ? Ce serait trop sot. Eh bien, premier point réglé. Je continue. - Vous continuez. Otar ressortit une nouvelle fois son couplet préféré. - La position du Groupement à Mopale est très forte. Je dirais même qu’elle exclut tout contre pouvoir. Si l’on excepte quelques cercles politiques du Pays, tout le monde en est convaincu. Le Groupement gouverne Mopale, c’est une réalité incontournable. Les deux principales personnalités du Directoire, Monsieur Angeroli et Madame Stabon, ont adopté cette position d’un parfait réalisme. Mais vous savez comment fonctionnent les intellectuels de Miran : criailleries, anathèmes et excommunications. Cela dit, le dernier sondage 192 que j’ai publié montre que sur le continent seul un petit tiers de l’opinion publique vous est hostile. Je suis donc arrivé ici dans une position de parfait réalisme : le Groupement, bien plus que votre pâle Conseil régional, représente en fait la véritable expression populaire de l’île. Je suis tellement convaincant que je vais finir par me convertir moimême. Nous sommes venus ici dans une conjoncture troublée. Le malheureux attentat contre le Président - je ne vous accuse de rien - a fait craindre je ne sais quoi, la guerre civile. Vous reconnaîtrez que, depuis mon arrivée, l’atmosphère s’est bien détendue. Je vous renouvelle mes intentions. Ramener la sérénité, arrondir les angles, suturer les blessures. Et puis, disparaître sur la pointe des pieds. Il ne fallait pas hésiter à se montrer cynique. - J’ai ma propre carrière à mener. J’entre dans ma cinquante et unième année. Si tout se passe bien, je sortirai d’ici ministre. Je n’entends pas manquer cette chance. D’ici à quelques mois, le Directoire s’autodissoudra, une vie politique normale se réinstallera dans le Pays, à une différence près : le Groupement sera un interlocuteur officiel, sinon de jure, du moins de facto. - Quel est, dans ces conditions, la signification de vos Etats généraux ? - Je n’y ai pas pensé tout de suite. Mais la population de Mopale m’a paru traumatisée, stressée. Elle se prépare dorénavant à une énorme fête. Sur mes cinquante quatre réunions, quarante-trois à ce jour devraient se terminer par des banquets. J’attire votre attention sur le fait que tout cela en restera à la revendication basique : faire passer la benne des poubelles trois fois par semaine au lieu de deux. Et que les grandes questions politiques de fond, sur l’exercice du pouvoir par exemple, ne seront jamais posées. Je vais même plus loin. Le Groupement est plus ou moins bien représenté selon les différentes catégories professionnelles. Des réunions 193 spécifiques sont réservées aux cadres de l’industrie et du commerce de Sainte-Croix, aux grands propriétaires terriens, aux pêcheurs de la côte Ouest. Je vous fais parfaitement confiance pour utiliser ces assemblées de prestige pour y faire éclater votre prédominance. - J’entends bien, dit Elbo. Je suis sensible à votre extrême prévenance à notre égard. Mais c’est précisément au niveau de ces assemblées que nous manifestons quelques inquiétudes. - Elles ont inquiété aussi à Miran, dit Otar, feignant de comprendre à côté. Plusieurs cercles proches du gouvernement ont fait valoir que nous vous faisions quand même la part trop belle, que nous vous hissions sur le pavois. Pol Angeroli et moi-même pensons au fond que ce n’est pas une mauvaise chose : il faut institutionnaliser le futur interlocuteur des autorités du Pays. Les trois hommes se turent une seconde. Elbo Lempereur, pensa Otar, a une formation de tout premier ordre. Son sens de la nuance me fait plutôt songer à des universités européennes de haut niveau qu’à un cursus étatsunien. - La question n’est pas là, dit Michelangelo avec une certaine sécheresse de ton. La question, c’est la sécurité. Eh voilà, pensa Otar. Nous atteignons le dernier degré avant l’extase, la dernière marche avant le podium. Il nota de compléter les fiches de Weng Li : Michelangelo Lempereur, responsable de la Sécurité au Groupement. Il feignit une certaine surprise. - Que craignez-vous, dit-il ? Nous, vous, où les autres ? Elbo consentit à sourire. C’était à Otar de parler, la convention s’était établie ainsi dès le début de la discussion : montrez nous votre jeu, abattez toutes vos cartes. En gardant le silence, le Groupement affirmait sa force : Otar en était réduit à la condition d’accusé, c’était à lui de s’expliquer. Mais c’était précisément la position qu’il avait choisie. - Nous n’avons aucune intention … guerrière, dit l’Envoyé en rendant son sourire au maffieux. Ou alors ce serait la négation exacte de tout ce que je viens de vous dire et de toute ma politique depuis que je suis 194 arrivé ici. Je me doute qu’alors mes chances de voir la prochaine éclipse totale de soleil en seraient diminuées. Ce fut cette fois-ci Lucchino qui rit. Un rire qui prêtait à réflexion. - Qui pourriez-vous craindre ? Mes lieutenants ? Weng Li est un homme des services secrets, de taille internationale. Il fouine, mais il n’organise pas. Je ne pense pas que vous redoutiez Erika Krazkowiak, bien que ce soit la meilleure gérante de putains que j’aie jamais rencontrée. Milo Glaser … - Parlez nous donc un peu de Milo Glaser. - J’y suis ! dit Otar. C’est la bataille navale qui n’est pas passée. Il se lança dans l’offensive, y compris au plan du vocabulaire. - C’est vous qui avez joué aux cons. Nous avions décidé de ne pas nous intéresser au trafic nocturne de vos petits bateaux. Ca s’est bien magouillé pendant trois jours. Le quatrième jour, c’est vous qui avez attaqué notre petite vedette. Les trois hommes se taisaient. - Ecoutez, l’affaire s’est réglée au plan international. Je n’ai pas participé à la négociation, mais je l’ai suivie de près. Le Directoire, la Commission européenne, ont eu des contacts prolongés avec les grands groupes qui … bref. Votre action a été désapprouvée, mais en contrepartie, nous vous avons fourni toutes les garanties nécessaires quant à la pérennité de vos trafics. Vous subissez momentanément une petite gêne en étant obligés de transiter par le Sud. Eh bien, vous reprendrez votre chemin ordinaire … dès que nous aurons foutu le camp. Une seconde. Je comprends que vous craigniez Milo. C’est un militaire dans l’âme, il est fougueux. Mais, appuya Otar, mais … il a obtenu dans cette affaire sa cinquième barrette. Et je ne suis pas sûr qu’il voie la couleur de ses deux étoiles avant dix ans. Il s’est fait remonter les bretelles de première par Angeroli, et c’est pourtant l’un de ses proches. Sept missiles… Je puis bien vous révéler un tout petit secret d’Etat : à la première incartade, il saute. Suis-je crédible ? C’est terrible, de parler ainsi devant des hommes qui se taisent. 195 Si ce n’est pas nous que vous craignez, c’est qui, alors ? Des irréguliers ? Oui, n’importe lequel de vos chefs peut-être abattu par des irréguliers. Mais pas une assemblée générale. Nous avons planché par contre sur la menace terroriste internationale. Elle est réelle. Voilà ce que je crains. C’est qu’un ou deux groupes islamiques n’aient pas été séduits par les subtilités de la négociation internationale. Qu’ils vous en veuillent notamment pour la perte d’une grosse cargaison d’explosifs qui devait être opérationnelle dans les cinq jours au Moyen-Orient et qui ne leur a pas été livrée parce qu’elle s’est transformée en un beau feu d’artifice orange. Quand je dis qu’ils vous en veulent, ils nous en veulent aussi. Sur ce plan là au moins, Otar (c’est à dire Weng Li) en savait bien plus long qu’eux. Ils écoutaient avec une extrême attention. - Que craindre pour nos trois types de réunions ? Nous avons intentionnellement fractionné celles des cadres, ingénieur, techniciens de Sainte-Croix. Elbo eut un geste de dérision. Salauds, pensa Otar. Le Groupement repose encore sur une aristocratie terrienne, même si ses propres enfants ont fait le tour du monde. Il se moque éperdument du sort de ses exécutants, fussent-ils de haute volée. Ce qui compte, ce sont les gros propriétaires. - Les pêcheurs ? La réunion se tient dans un port du Sud de l’île, Vala. Milo ira la présider seul, sans escorte militaire. C’est vous qui tenez la mer et la route. Une attaque aérienne ? Le porte-avions nucléaire français croise au large. Un vaisseau suicide ? C’est possible, mais il n’a aucune chance, et là je vous fais confiance, de parvenir à la côte. Quant à la réunion des grands propriétaires … elle aura lieu au centre de Mopale. Nous pouvons éliminer toute voiture dans un rayon de deux kilomètres. De votre côté, faites patrouiller en ville cinq mille hommes armés, ça fera son effet. Je vous rappelle quand-même que je serai présent dans la salle. Il se tut. Les trois hommes, sans gêne, se retirèrent pour conférer. Lorsqu’ils revinrent, Elbo prit brièvement la parole. 196 - Notre participation aux assemblées générales sera soumise à un certain nombre de conditions. Nous allons en discuter avec les autres familles, et vous faire connaître nos exigences, sous quarante-huit heures sans doute. - C’est correct, dit Otar. - Correct ou pas, c’est comme ça. Otar se leva pour partir. - J’ai encore deux questions à vous poser. Otar se rassit sagement. - Nous avons cru remarquer à la Villa une certaine agitation … armée. - Gesticulation de Milo. Mais, il n’y a pas que cela. Le Directoire a voulu que son représentant ait en quelque sorte une escorte militaire. La nomination de Glaser en est un symbole. Il est officiellement mon Attaché. - Quels matériels ? - Vous avez vu les deux hélicoptères… - Laissez tomber, ils ne sont pas armés. - J’ai deux automitrailleuses, en cas de parade. Vous avez dû les entendre… - La vedette lourde ! Otar commença à feindre l’énervement. - Je ne savais pas où je tombais. Je voulais assurer mes arrières, cria-t-il. Filer en cas de nécessité ! Par air, il traîne toujours un petit Stinger ou un petit Sam-7. Oui, j’ai peur en avion. La vedette était là pour pouvoir me carapater en vitesse. - Avec des missiles mer-mer ? - C’est très efficace. C’est un petit cadeau du ministère des armées, qui m’a dit de ne pas y revenir. - Combien d’hommes ? - J’ai environ quatre cents militaires dans la Résidence. Mais beaucoup sont des bureaucrates non opérationnels. Quant aux autres… Savez-vous, ces armées modernes ne font plus jamais vraiment la guerre. Je les trouve assez ramollis. 197 Manière habile de flatter des gens qui, eux, drivaient essentiellement des milices de bandits. - Que vous dire de plus ? Nous neutraliserions assez aisément un petit commando. Attrape pour la patrouille des Drabovic. Nous mettrions à la raison quelques … irréguliers. Nous sommes sans doute capables de nous opposer à une tentative d’intrusion terroriste. Mais une attaque militaire bien menée par quelques centaines d’hommes déterminés enlèverait la place. Je ne vois d’ailleurs pas qui s’y livrerait. Quant à Florimond des Echauguettes, je me suis laissé dire que certains, à Mopale, l’appellent Dorenchiant. - Bien, dit Elbo. Et combien touches-tu sur l’usine d’incinération d’ordures ? - Oh, répondit Otar, la bouche en cœur, il y en a environ pour douze millions d’euros. C’était un mensonge éhonté. L’installation, fort sommaire, avait coûté dans les deux millions. - Comme je suis à huit pour cent, je me sucre d’un million d’euros. Dis donc, Elbo, toi, tu es un gros propriétaire terrien, tu as un patrimoine. Moi, mes parents m’ont laissé un pavillon de quatre pièces dans la banlieue de Miran. Et puis, une somme pareille me permet d’être moins vulnérable face à une tentative … d’achat. Il rit de toutes ses dents. Nous sommes entre initiés, Messieurs, voyons. Elbo se leva. - Eh bien, dit-il, nos conditions sous quarante huit heures. - Et en cas de coup fourré … dit Lucchino Et il fit de la main un large geste sous sa gorge. - Mais ce serait beaucoup plus long que ça. Il n’y eut pas d’adieux. Otar sortit de la salle, récupéra Panzer qui rêvait, voulu payer les bières (Allons, allons) et se retrouva au grand soleil. 198 Sur le chemin du retour, il repassait dans sa tête les différentes phrases qu’il avait prononcées, cherchant la gaffe. Ca avait l’air d’aller. Un couple, bien mis, couches moyennes, les croisa. - Mais c’est l’Envoyé ! dit la femme. Par exemple ! Bonjour, Monsieur l’Envoyé. Otar salua avec charme. Derrière ce couple, à deux ou trois mètres, déambulait un autre couple anonyme qui réprima un mince sourire. Il marcha lentement jusqu’à la poterne. Sa chemise n’était même pas mouillée dans le dos. Niklaus regardait sa salle. Il avait exigé : réunion à deux heures. C’est bien trop tôt, avait-on dit. Nous n’allons quand-même pas tenir jusqu’au banquet du soir ! Mais si, avait dit Niklaus Ossorovski, nous ferons des suspensions de séance. Le syndicaliste maison parlait désormais depuis une heure et quart. En fait, il ne parlait pas : il lisait, d’une voix hésitante, une longue liste d’aphorismes et d’apostrophes vagues, préparés par sa direction. C’était un de ces modèles typiques d’apparatchiks ignares, sûrs de leur poste et de leur hiérarchie, encore plus fascisant que stalinien, méprisant, grossier, un de ces hommes qui ont dégoûté les Européens du syndicalisme après en avoir écarté les Américains. Niklaus, sans mot dire, guettait dans son public les premiers signes de lassitude. C’étaient manifestement des hommes –rien que des hommesécrasés par le poids d’un dur travail physique, mais aussi bien par la poigne de fer du Groupement, et qui avaient l’habitude de se taire. Ils n’écoutaient pas, mais se tenaient cois. A quatorze heures, chacun avait trouvé à sa place un petit verre d’alcool de prune. Au bout de chaque rangée, en guise d’alibi figurait un panier de jus de fruits avec des gobelets en plastique. Surpris, les hommes s’étaient enhardis peu à peu, les plus timides finissaient leur verre. Au bout d’une heure vingt, sur un signe d’Otar, le micro de l’orateur tomba en panne. - Ca ne marche plus, tonna le tribun. - C’est étonnant, dit Niklaus : le mien fonctionne. 199 - Ce n’est rien du tout, cria un technicien. Il y en a pour cinq minutes. - Parfait, dit Niklaus. Pour combien de temps en avez-vous encore, cher camarade ? Parlez plus fort. Trois quarts d’heure, au moins, d’après le volume de vos feuilles ? Parfait. Eh bien, disons qu’on arrête à quatre heures et quart. Nous ferons alors un break, il faut aussi que ma sténotypiste se repose. Et nous boirons un petit coup. Excusez moi, je n’ai que des gobelets en plastique, mais j’ai appris à apprécier sur Mopale les bons petits rosés. - C’est prêt, cria le technicien. - A tout à l’heure, dit Niklaus, ce qui provoqua quelques rires. L’homme du syndicat reprit, l’air hargneux, le rythme coupé. Il commençait à bredouiller. Dans trois quarts d’heure, il serait aphone et mûr pour la sieste. On aurait eu tort de croire Niklaus tombé de la dernière pluie. L’idée, bien classique hélas, du syndicaliste et de ses mandants, était de faire débuter la réunion à cinq heures, de parler pendant deux heures, de laisser à sept heures une salle amorphe et résignée, possiblement silencieuse : et à huit heures, on aurait gagné la salle du banquet. Le calme religieux qui régnait au début de la séance avait cédé la place à une agitation vague. Les hommes comptaient mentalement les gobelets de plastique installés au bout des travées, et s’apercevaient intuitivement qu’il n’y en avait pas assez. Il fallait donc se procurer son auge personnelle pour ne pas rater l’heure de la distribution. Les dockers se poussaient du coude. - Passe m’en un … fais en suivre un autre pour Charlie … Un quart d’heure avant la fin de la harangue, il n’y en avait plus. Sur un geste de Niklaus, deux accortes chambrières apportèrent chacune un plein panier de gobelet neufs, qu’elle posèrent discrètement aux deux bouts de la salle. Un énorme « Ah ! » de satisfaction ébranla l’édifice, et une première quinte de rires secoua l’assemblée. L’orateur continuait contre vents et marées. Il tourna finalement sa dernière page et resta sec, effaré de devoir déjà s’arrêter. Niklaus n’eut 200 aucune charité pour lui, et le laissa planté devant son micro pendant trente bonnes secondes, ce qui est épouvantablement long dans de pareilles circonstances. - Avez-vous encore quelque chose à nous dire ? demanda Niklaus, fort courtoisement. Eh bien, nous allons lever la séance - disons une demi-heure- et nous laisserons s’exprimer vos camarades. - Mais ils n’ont rien à ajouter, protesta le permanent. J’ai tout dit pour eux. - Nous verrons ça. Suspension de séance. Les caisses de rosé arrivaient, par le fond de la salle. On s’attendait à un petit gorgeon modeste : c’était un balthazar, des douzaines de bouteilles. - Eh bien, mon coco, cria un titi anonyme, on va ruiner la caisse de secours. Niklaus attrapa le micro. - De par mes fonctions, dit-il, je dîne parfois avec des ministres. Comme je sais combien ça coûte, j’ai pensé que je pouvais offrir un verre de vin à d’honnêtes travailleurs. Les dockers n’avaient pas l’habitude qu’on leur tienne ce langage. Plusieurs hochèrent la tête. Ils n’osaient se servir, mais les chambrières vinrent verser elles-mêmes le liquide rouge pâle. Niklaus attrapa une bouteille, sortit de sa poche un couteau suisse, fit prestement sauter le bouchon, se versa un grand verre, et but sans faire semblant. Au demeurant, il avait soif. Il claqua la langue. - Il n’est quand-même pas mauvais, dit-il. Le syndicaliste restait dans son coin avec deux ou trois acolytes, ouvertement désapprobateur. La sténotypiste demeurait très réservée. - C’est quoi, cette machine là ? demanda prudemment un homme du premier rang. - Ca enregistre tout ce qui se dit. On m’a demandé de ne pas installer de magnétophones, mais il me faut absolument le détail de vos revendications, qui doit être envoyé ce soir à Mopale. - Et ça tape à la même vitesse que la parole ? - Mais oui, Monsieur, répondit la technicienne. 201 Venue tout exprès de Mopale la veille, la dame accusait une bonne cinquantaine, et, quoique ne risquant hélas pas grand chose pour son intégrité physique, elle s’effarouchait un peu de ce troupeau de mâles aux gros biscotteaux, sans pouvoir se défendre d’un certain trouble. - J’ai fait trois ans d’école pour en arriver là. - Et ça gagne bien ? Elle regarda Niklaus. - Vous pouvez révéler le montant exact des honoraires de votre prestation, Madame. Elle s’exécuta. - Mais c’est vachement bien payé ! s’exclama un des membres du petit groupe qui s’était constitué autour de la femme de l’art. Je voudrais bien que ma fille fasse ça. - Monsieur, dit l’intervenante, nous ne sommes que quelques dizaines à Miran à pouvoir taper à cette vitesse là. On la bombarda de questions sur l’école qui l’avait formée. Qu’est-ce que ça avait donc de si dur, au fond. Elle expliqua de bonne grâce la vitesse exigée, les nombres de mots à atteindre, les progrès semaine après semaine, mois après mois, les jeunes qui abandonnaient … Ce qui les fascinait, c’était que cette femme appartenait sans doute à la classe intellectuelle, mais qu’elle se montrait une manuelle, comme eux, que c’était par ses mains qu’elle gagnait tout cet argent. On reprit la séance. Quelques hommes proposèrent de rendre les bouteilles, elles ne gênent pas, dit Niklaus. Le silence s’installa. Le syndicaliste commençait déjà à ricaner dans son coin. - Je sais que les dockers, dit Niklaus, n’aiment pas parler à tout propos. Voyez vous, parmi mes nombreux métiers, j’ai été docker, moi aussi, pendant six mois. - Et pourquoi seulement six mois ? - Parce que je n’ai pas tenu le coup physiquement. Il se leva et tourna le dos à la salle. 202 - Regardez ma colonne. Toute tordue. Du rachitisme. Un souvenir d’enfance. Il prit son temps. - Sous alimentation. Ensuite, je suis devenu factotum. - Mais dans la police, on mange mieux ? cria un anonyme, du fond. - Voulez vous savoir pourquoi je suis entré dans la police ? Quand j’avais dix ans, mon père a été assassiné sur les docks. Un épais silence tomba. On regardait Niklaus avec des yeux luisants. - Ma mère n’a pas tardé à le suivre dans la tombe. Ma tante m’a élevé, a fait le nécessaire pour que j’aille un peu à l’école. Dès que j’ai eu l’âge de travailler, j’ai fait tous les métiers. J’ai toujours gagné ma croûte. Et si je suis devenu indic, ça n’est pas par veulerie comme des milliers de racailles, de feignants, mais parce que je souhaitais … me venger. Ne va pas trop loin, Niklaus. - Mais il est rare, ajouta-t-il en riant, que les tontons passent directement sous l’uniforme. En fait, j’ai été recruté par les services parallèles. Et après, j’ai suivi mon chemin, on m’a formé. Pour en revenir aux dockers, là où j’étais, nous n’avions pas de machines, tout se passait sur notre dos. En visitant le mois dernier le port de Rotterdam, je suis tombé sur des techniciens qui conduisent des engins de levage sophistiqués, qui manipulent des ordinateurs. - Nous n’avons pas ça ici ! - Mais pourquoi ? Que vous faudrait-il ? - Déjà, pour commencer, trois grues élévatrices… - Et la prime de panier ! dit un autre. - Et nos trente-neuf heures… Le sténotype avait recommencé à cliqueter. - Pas tous ensemble ! cria Niklaus. Et puis c’est trop technique, je n’y comprends rien ! Répétez, épelez. - J’ai déjà dit tout ça, fit le syndicaliste. - Ca ne fait rien, on triera, dit Niklaus, tout rond. 203 Ils étaient une cinquantaine debout autour de l’employée, qui avait apparemment abdiqué toute peur. Dans les rangs du milieu, plusieurs personnages debout s’apostrophaient. Dans les coins, quelques intoxiqués torchaient les dernières bouteilles. - Il est cinq heures et demie, cria Niklaus. Nous avons au moins deux bonnes heures devant nous ! Tout sera noté, je vous jure. A dix neuf heures trente, il fallut demander au restaurant de vouloir bien patienter un quart d’heure. Mais la fatigue, quand-même, venait. - Et à quoi ça va servir, tout ça ? demanda un vieil ouvrier - Ca va partir pour Miran dans la nuit. Comme partiront les comptes-rendus des cinquante sept assemblées. Et je vous assure que ça sera lu jusqu’à la dernière ligne. Lu, décrypté, et publié. - Oh, les bouquins … - Attention. Ca va toucher tout le Pays. Même les historiens s’y mettront. Enfin, je fais tout ce que je peux… Deux ou trois participants demandèrent à Niklaus s’il dînait avec eux. Ca n’était pas prévu, et Niklaus balançait. - C’est une fête, dit-il. Vous serez mieux entre vous. Il sentit l’assentiment général. - Mais on garde la petite dame. Mon Dieu, pensa Niklaus. - Moi, je veux bien, dit la sténotypiste, complètement débridée. Deux grands gars en paletot de cuir tirèrent Niklaus par la manche. - Nous sommes des grosses brutes, dit l’un d’eux, des assommés de province. Mais nous pouvons vous promettre qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux. Et puis… c’est une travailleuse, comme nous. Vous, vous êtes quand-même un peu de l’autre côté. - Vous ne me la faites pas boire, au moins ? - Nous allons justement y veiller. Après tout, elle est majeure. Tant pis pour sa petite fleur. 204 La réunion du matin devenait pour dix jours parfaitement factice. En réalité, il y avait désormais trois cercles. D’une part, Otar, Weng Li et Milo, qui préparaient le clash et étaient au courant de tous les détails. Immédiatement après, venaient Erika et Niklaus, qui savaient que quelque chose d’énorme se préparait, mais qui n’avaient surtout pas besoin d’en connaître les modalités exactes. Au troisième rang se tenait le reste de la Dream Team, où pouvait potentiellement gîter la taupe. Les deux Chambrières d’Erika, dont Océane, les assistantes de Madonna, Camille et Komako, et le capitaine Fromentin. L’étau se resserrait. C’était pratiquement parmi ces cinq là que se trouvait l’espion du Groupement. Pour Milo, c’était clair, il s’agissait de Camille. Ce qui ramenait tout le monde à la mort de Madonna. Otar était de plus en plus convaincu qu’il lui manquait une pièce de puzzle, mais il verrait cela plus tard. Car, de son côté, il ne connaissait pas du tout la Première Chambrière d’Erika. Pour lui, c’était une ombre, qui intervenait parfois pertinemment pendant les réunions, mais tout le monde ici était compétent. La Seconde Chambrière, la fille de feu à la bouche adroite, s’occupait activement de Klara, dont elle était devenue la suivante irremplaçable. Cela pouvait jouer en sa défaveur : elle s’insinuait dans l’intimité de l’Envoyé. Elle séduisait sa femme, et elle allait devenir complètement sa maîtresse, c’était une question d’heures. Komako était amoureuse folle de Milo, elle ne ferait rien contre lui. A moins de feindre... Quant au capitaine Fromentin, très stylé, on pouvait supposer que Milo savait balayer dans sa cour. Se concentrer un peu sur les Chambrières, se dit finalement Otar en riant. Tant que le secret ne sortirait pas du groupe de trois, il n’y avait aucun risque. La réunion du matin, allait donc désormais être bidonnée dans sa première partie. On y parlerait de tout et de rien, on y établirait des bilans frelatés, on y ferait circuler de la fausse information. Puis, sans qu’on n’y prête trop garde, on se réunirait à trois, à quatre ou à cinq, c’était selon, et fort brièvement. 205 - Nos trois assemblées d’hier ont été d’énormes succès. Deux se sont terminées par des dîners fort réussis, où l’on a chanté de vieux airs mopalais, mais aussi bien autre chose … Le contenu des cahiers de doléances est très riche. Il faudra en parler au Directoire. Je me demande si le phénomène ne va pas faire tache d’huile, gagner le continent. Bien. Aujourd’hui, samedi, j’entre en piste, avec les hauts fonctionnaires d’Etat. Ils font partie des rares groupes à ne pas avoir prévu de banquet, ça va être d’un triste. Milo, tu prends les ingénieurs civils, petite assemblée. Erika, les patrons de bars et de maisons de jeux. C’est du menu fretin. Il y aura sans doute parmi eux quelques gros poissons du Groupement venus surveiller la tenue de leurs troupes. Prends toutes les interventions au sérieux, ne les laisse surtout pas supposer qu’on se moque d’eux. Eh bien, mes enfants, au boulot. - Comment, dit Camille, c’est tout ? - Ben, fit Otar, nous abordons le régime de croisière. - On parle à mots couverts de menace terroriste. - Je sais bien, dit Otar. Ecoute, Camille, c’est du secret d’Etat, ça ne doit pas sortir d’ici. Un des bateaux que nous avons détruits l’autre nuit transportait une cargaison d’explosifs sophistiqués pour une des branches pakistanaises d’Al Qaida. Ils en avaient besoin, d’après ce que j’ai compris, pour faire sauter une mosquée à l’occasion de je ne sais quel anniversaire. Ils n’ont pas eu leur colis. Le Groupement les a remboursés, a payé l’amende, mais ils ont proféré de vagues menaces. Je n’en sais pas plus. Si c’est elle la taupe, elle va courir apprendre au Groupement ce qu’il sait déjà. A mon avis, conclut-il, ils n’ont aucun moyen d’agir dans une île comme Mopale. - Arrive, dit Weng Li. Il faisait peine à voir. Quelque chose paraissait mort en lui. 206 - Tu nous as parlé brièvement hier soir de ta rencontre avec les Lempereur, mais nous devons désormais effectuer un véritable debriefing. Nous n’avons pas pris le risque de t’équiper d’un micro. Il faut donc que tu fasses appel à ta mémoire, phrase par phrase. Otar commença minutieusement à décrire l’entrevue, tandis que Milo et Weng Li l’interrompaient à tour de rôle. - Impression générale ? - Ils hésitent, mais pour l’instant notre projet n’est pas compromis. Tout va certes dépendre de leurs exigences. Ils sont méfiants. Le risque n’est pas à mon sens qu’ils refusent l’assemblée des gros propriétaires, mais qu’ils n’y viennent pas. En tout été de cause, le Groupement ne rassemblera jamais tous ses cadres dans une même salle. Mais mon pari est d’en faire venir le plus grand nombre. - D’après ton compte-rendu, ils ont quand-même paru intéressés, dit Milo. - Ce qui à la limite peut les perdre, c’est leur assurance, leur morgue, leur désir de parade, leur sentiment d’impunité qui peuvent les amener à sous-estimer le danger. J’ai plusieurs propositions à vous faire. Primo, le timing. J’ai laissé traîner hier un bout de papier renfermant quelques notes succinctes sur mon emploi du temps jusqu’au 16 décembre. La ruse était grossière, mais elle a réussi. Le papier a été lu, et replié à l’envers. Nous procédions déjà ainsi quand nous jouions aux agents des services secrets au collège. - Quelqu’un, dit Milo pensivement, de pressé et de peu professionnel. - Il faut accréditer l’idée que j’attache beaucoup d’importance à la réunion des dignitaires religieux du dernier jour. J’ai besoin des voix de la Démocratie chrétienne pour mon futur poste de ministre. On peut même aller plus loin. Je puis indiquer (confidence, maladresse ?) que je quitterai définitivement Mopale après cette date. - Tout ça me paraît raisonnable, dit Weng Li. J’acquiesce. 207 - Secundo. Ils sont inquiets, et nous ne leur enlèverons pas leurs inquiétudes. Alors, allons dans le même sens, allumons un contre-feu. Voilà ce que je vous propose. Menace d’attaque terroriste sur la réunion des pêcheurs. Ce sont eux qui tiennent le trafic, ce sont eux qui doivent trinquer. Milo, n’écoutant que son devoir, y va quand-même. La moitié des pêcheurs déclareront forfait, mais les autres s’apercevront de la vanité de leurs craintes. Et cela détournera l’attention de l’assemblée du surlendemain. - J’ai mieux, dit Milo. Il se passera effectivement quelque chose. Nous les sauverons du péril et nous éliminerons l’adversaire. - Je te fais confiance pour magouiller ça, dit Weng Li. Nous n’en saurons pas plus, Otar et moi. Mais ne te prends pas les pieds dans le tapis. Nous allons avoir besoin de Niklaus. Il va prévenir dès cette nuit Sandro Gorthèche que nous sommes au courant de vagues rumeurs. Les Gorthèche aviseront les autres familles et nos Lempereur seront informés au moment même de nous répondre. Nous les verrons à chaud. Attention, le calendrier est serré. Dans la nuit, j’active un de mes douze portails Internet. Un groupe islamique jusqu’ici inconnu menace les pêcheurs. Il faut prévenir Pol dès maintenant par le satellite militaire, pour qu’il ne s’étonne pas. Il y a un risque, c’est que le Groupement prenne définitivement peur. Mais je pense plutôt qu’ils seront rassurés quand à la réunion des gros propriétaires. - Il faut courir ce risque calculé, dit Otar. Il me faut une salle pleine le mardi 13. - Bien, dit Weng Li. Qu’on m’attrape Niklaus. Niklaus discutait avec la sténotypiste. - Ils ne se sont pas mal conduits avec vous hier soir, au moins ? - Non, dit-elle à voix basse. C’est moi qui me suis mal conduite. J’en rougirais si je pouvais encore rougir de quelque chose. Ce qui voulait dire qu’elle avait passé la nuit avec un homme et qu’il y avait bien longtemps que ça ne lui était pas arrivé. - Faites quand-même attention … et soyez heureuse ! 208 - Merci de vous préoccuper de moi, d’autant plus que j’ai bien vu tout de suite que vous ne vous intéressiez guère aux femmes. - Ah, par exemple, dit Niklaus. Elle est raide, celle-là. Et il lui adressa une grande claque dans le dos. - Bon, dit Weng Li, c’est fini les effusions ? Il expliqua brièvement à Niklaus ce qu’on attendait de lui. - D’accord, dit Niklaus. Al Qaida, maintenant ? On m’aura tout fait. Bien, je vous livre ça. Avez vous une minute, tous les deux ? Avec mes petits moyens… - … Déconne pas… - j’ai beaucoup observé hier les gens qui m’étaient confiés. Panel très intéressant, car très lié par la force des choses au Groupement et à ses syndicats. Il me semble que ces gens-là sont certainement très dépendants de leurs maîtres, mais qu’en cas d’accélération des évènements, un certain nombre pourraient prendre leurs distances. Je ne suis qu’un pauvre flic. Je regarde la gueule des gens. Il y avait de tout, dans ma salle : des voyous, des assassins potentiels, des hommes de main, des alcooliques, et aussi une masse de pauvres hères qui courbent le dos parce qu’ils n’ont pas le choix et qui pourraient à l’occasion … le redresser. - Quel message es-tu en train de nous faire passer ? - Il me semble que si cette affaire doit connaître une sortie obligatoirement brutale, un épisode aigu, il faudra ensuite se tourner vers une solution politique. - Coulé ! cria Weng Li. Il y a des semaines que je te dis, Milo, que la seule solution militaire ne suffira pas. - Nous n’aurons pas le temps de provoquer un véritable mouvement d’opinion. - C’est là que je m’interroge, dit Otar. Nous disons : un, le clash. Deux, un énorme choc politique. Dans le Pays aussi, d’ailleurs, c’est ce que j’appréhende le plus. En traitant cet énorme choc politique, mi politiquement mi militairement, nous pourrions peut-être nous en sortir. 209 - Ne me croyez pas altéré de sang, dit Milo. Je ne me prends pas non plus pour Bonaparte aux Pyramides. - D’habitude, je dis : Bonaparte au pont d’Arcole. C’est plus petit. - S’il le faut, nous serons raisonnables. Je m’y engage. Mais vous vous rendez compte de l’énorme changement que vous espérez, et du bref délai qui nous est imparti ? - Menons déjà le premier épisode à bien, dit Otar. La journée se passa comme sur des roulettes. Erika faillit presque se faire violer, mais elle l’avait un peu cherché. Elle en roucoulait le soir contre le cou de son amant. - Je suis fidèle comme une moniale, dit-elle. Je ne me laisserais toucher par personne. Mais il faut que j’allume les hommes. Milo avait particulièrement intéressé son auditoire en développant des considérations géostratégiques liées à l’OTAN, à la force d’intervention rapide européenne, et à l’insularité de Mopale. Il y avait là une niche à explorer. Ses auditeurs en salivaient. Je suis las, pensait-il, de me moquer du monde. Otar avait limité sa réunion à trois quarts d’heure. Il avait trouvé des partenaires engoncés, chafouins, jaloux de leurs prérogatives. Qui pensaient tous au demeurant que les ministres passent et que les hauts fonctionnaires restent, et qui n’avaient pas totalement tort. Il faillit les assassiner de phrases vengeresses, ou plutôt allumer leur inquiétude en annonçant quelque réforme obscure. Il y renonça ; c’était là du trop petit monde. On avait festoyé, et à l’heure du coucher, on festoyait encore. Il ne faudrait quand-même pas inquiéter le Groupement, qui aimait l’ordre et la morale. Entre tant, Otar avait eu le temps de passer une jolie petite demi heure avec Maud, et de la caresser du regard, de la peloter à distance –et de s’enfoncer un peu plus dans ses sentiments. 210 Il avait aussi tenté d’éclaircir le mystère des Chambrières. La Première Chambrière, convoquée, s’était assise avec méfiance. Erika s’entourait toujours de belles femmes. Celle-ci était très sculpturale, élancée, mince, une allure de top model, mais de top model triste, alanguie, en un mot froide. - Je vous ai fait venir, dit Otar, parce que je ne sais même pas si je dois vous dire tu ou vous, comme à mes collaborateurs proches. Elle s’appelait Conception Kadiri, avait fait d’honorables études d’Histoire de l’art, mais n’annonçait pas de profession déterminée. - Que faisiez vous avant de venir ici ? - Mais la putain. Je suis une putain. J’ai commencé assez tard, vers vingt deux ans. Erika m’a évité le bordel et les fourgonnettes, et je lui en suis reconnaissante à vie. Il paraît même qu’on me considère comme une escort girl de luxe. Erika m’utilise pour ses grandes missions, donc pas très souvent. Je suis venue ici dans l’idée que j’aurais peut-être un jour à séduire un des chefs du Groupement. - Oswaldo, dit Otar. Ca, c’est un must. - Il est répugnant, mais je m’en fiche - En attendant, tu fais quoi ? - Du secrétariat. Il paraît que je me montre très efficace. Weng Li m’apprécie. Madonna utilisait souvent mes services. - Une arme nucléaire en réserve, dit pensivement Otar. Pas mal joué. Voilà pourquoi tu apparaissais si peu. Et que feras-tu quand nous aurons quitté Mopale ? - La putain pour Erika. - Ca ne te gêne pas ? - Jamais un homme, ni d’ailleurs une femme, ne m’ont fait jouir. Je suis totalement frigide. - Tu as consulté ? - Je suis très normalement constituée. - Eh bien voilà, dit Otar, nous avons pris contact. Tu vois, Concepcion, je t’ai dérangée pour pas grand chose, mais je te situe mieux. - Je peux y aller ? C’est tout ? 211 Otar comprit brusquement. Avec sa réputation…. - Tu croyais que je t’avais fait venir pour coucher avec toi ? - Ben oui … Je ne suis pas assez belle ? - Tu es très belle, Concepcion, une vraie créature de rêve. Mais je ne me jette quand-même pas sur toutes les femmes que je rencontre. Et puis, c’est vrai, je te trouve bien froide. - Cela en excite certains. - Mais si je t’avais demandé ? - Ce serait déjà fait. Erika m’a donné des ordres. Elle m’aime beaucoup. Beaucoup trop. - Je ne sais sans doute pas ce que je perds. De toutes façons, à partir de maintenant, tu m’appelles Otar et tu me tutoies, comme tous les membres de mon staff. On pensera ce qu’on voudra, mais je vais raconter notre conversation à Erika par le détail. - Moi aussi, dit la belle hétaïre, et pour la première fois, elle rit. La Seconde Chambrière entra à la suite. - Tu as quand-même une belle bouche, dit Otar. - Penses-tu : je la laisse traîner partout. - Je te dois des excuses. Je me suis conduit comme un goujat. L’autre jour, je ne t’ai même pas demandé ton prénom. - Merci, dit-elle. Sincèrement merci. Je m’appelle Océane Watson. J’adore mon prénom, cadeau de parents poètes. Mon nom de famille est un peu plus … elementary. - Comment va notre Klara ? - Je voulais justement t’en parler. Elle a petite mine. Je ne lui connais pas de liaison depuis les caballeros. Je crois qu’elle s’ennuie. Et elle a une sorte de retour d’affection pour toi. - Comment juges –tu la situation ? - Elle t’aime encore, et tu ne l’aimes plus guère, malgré toute la gesticulation à laquelle tu te livres pour démontrer le contraire. Quant à Erika, elle t’est vraiment très attachée. Tu veux mon jugement ? de ton côté, tu n’est pas très accro, mais il y a assez entre vous pour former un couple durable. 212 - Je ne suis capable d’être fidèle ni à l’une ni à l’autre. - Pauvre Otar, aimé, mais qui n’aimes pas, et qui voudrait tant aimer … - Tu es futée ma fille. - Je me méfie comme tout le monde de cette petite peste de Maud. Il y a déjà du mal de fait. - Oui, dit pensivement Otar. - Cela dit, tu es assez expérimenté, et tu te défends bien. Nous verrons. Ca n’avait pas trente ans, et ça l’avait déshabillé comme au conseil de révision. - Et toi ? demanda-t-il. - Moi ? je me suis tout de suite garée des voitures. Je ne suis pas amoureuse de toi. Tu me plais beaucoup, tu me troubles même physiquement, mais je suis bien à l’abri, bien au sec. J’ai vu sortir Conception. Ne me confonds surtout pas avec elle. Conception est une prostituée, et recrutée comme telle. La comparaison s’arrête là. La Seconde Chambrière ne couche que selon ses goûts. Allons, j’ai fait deux fois pour Erika des missions sur l’oreiller, mais auprès d’hommes avec qui je n’avais pas à me forcer. Sois donc à l’aise pour ma petite… prestation de l’autre jour : je n’étais pas en service commandé, bien que munie d’une autorisation … - … je sais … - je l’ai fait parce que ça nous faisait plaisir. - Justement, dit Otar. Il me semble que nous en sommes restés à une relation un peu incomplète. - Euh … - Cela manque de fini, entre nous. - Mais encore ? - Je souhaiterais t’approcher davantage, achever… - Achever quoi ? - En un mot, dit Otar, je voudrais te mettre ma bite au cul. 213 Il l’avait frappée de plein fouet. Elle ferma les yeux une seconde et déglutit. - Grand romantique, va, dit-elle. Ca me paraît faisable. - Ca urge. - D’accord. Cela dit, Erika saura tout. - Est-ce indispensable ? - Si je lui raconte nos ébats, ils deviennent tolérables. Si je ne dis rien, je deviens une de tes maîtresses de l’ombre. Je trompe au demeurant mon employeuse et amie. C’est une situation beaucoup moins confortable, et qui me gênerait beaucoup. - Tu ne ferais pas un petit effort ? - Otar, Otar, je t’ai déjà dit que je n’étais pas amoureuse de toi. Rien n’allait plus avec les femmes. Gwennaele qui l’avait remisé sèchement. Madonna définitivement en allée. Klara qui commençait à avoir des états d’âme. Komako qui s’était adorablement refusée. Celle-ci qui le piégeait. Et l’autre, celle qu’on ne pouvait pas nommer, qui avançait sournoisement, au point de le faire déjà un peu ahaner. - C’est ton dernier mot ? - Je n’en suis jamais au point de dire exactement mon dernier mot. Demande le feu vert à Erika. - Elle me dira oui avec un pauvre sourire, et je la ferai souffrir encore une fois. - Je suis très heureuse de t’entendre dire ça, Otar. Je vais quand-même chercher une solution. Parce que je sais que tu as vraiment très envie de moi, et que de mon côté, je n’aurai pas à me forcer. A plus. La bouche d’Erika toujours contre son cou, Otar continuait à évoquer la journée. Il avait narré avec précision sa conversation avec Conception. Erika avait ri : - J’ai eu mon rapport, exactement dans les mêmes termes. Le récit d’Océane est par contre plus flou. - Elle est plus moelleuse. - Pourquoi ne couche tu pas avec Conception ? 214 - C’est d’Océane que j’ai envie. - Couche avec elle. - Je te ferai de la peine. - La peine est déjà là, alors que tu consommes ou pas… - Je ne peux vraiment pas me tenir tranquille. - Parce qu’aucune d’entre nous n’a jamais pu t’apprendre la fidélité. - Tromper Klara, c’est –c’était- délicieux. Quand je te trompe, je culpabilise. - Tu ne me dois rien, Otar. - L’amour que tu m’as jeté à la tête me crée des obligations. - Il s’en faut de fort peu, nous deux, dit-elle. Nous y sommes presque. - Je pense sincèrement que je pourrais vivre avec toi. Mais… ma vulnérabilité devant un petit démon comme Maud me rend prudent. - Celle-là, en revanche, dit Erika, je voudrais bien que tu l’aies baisée. J’aimerais mieux que tu fouilles sa chatte plutôt que de t’extasier sur son adorable petit visage. Ca remettrait sans doute les pendules à l’heure. Et nous saurions peut-être enfin ce qu’elle vient faire là. - Je crois que je vais tout simplement le lui demander. La taupe, pour moi, c’est Camille. - Et Komako ? Et Fromentin ? - Encore dix jours, fit Otar. Il s’était coupé, mais Erika manquait parfois de vigilance. Ils s’endormirent. Le dimanche 4 décembre passa comme un dimanche de province. - J’aurais dû faire de la pâtisserie, disait Erika. Rien ne vint du Groupement. - Ils se foutent de nous, dit Weng Li. C’est quand ils veulent comme ils veulent. Dans le courant de l’après midi, Otar tomba sur Klara. Ils eurent une assez jolie relation. 215 - Je m’ennuie, dit la belle. Je voudrais rentrer à Miran. - C’est l’affaire d’une quinzaine. Nous serons là-bas pour Noël. - Tu comprends, comme je n’ai rien à faire, je gamberge, et je suis en train de me remettre à t’aimer. Le lit d’Erika est bon ? - En général, je ne dors pas à même le lit. Dans la nuit, Niklaus balança à Sandro Gorthèche l’affaire de la menace activiste. Trois heures plus tard, Weng Li mit en route son portail terroriste. Un mystérieux groupe islamique, les enfants du Mahdi, menaçait ouvertement le Groupement, et plus spécifiquement les pêcheurs de la côte Ouest, coupables de « félonie ». Ce qui valut à Otar d’être réveillé à six heures du matin par un appel furibond de Pol. - Alors, dit ce dernier, on fait joujou ? on s’amuse bien ? - C’est pas moi, dit Otar, c’est l’autre. Ou plutôt les autres. Weng Li et Milo. - Milo ne m’a pas prévenu. Milo, comme le prouva par la suite une enquête rapide, avait mangé la consigne. Epuisé par Komako, il s’était endormi sur la bête. C’était la première fois de sa vie qu’il commettait une faute ; c’était sans doute aussi la première fois qu’il était amoureux. - Je crois que je comprends à peu près le sens de votre intox ; seulement, on commence à s’agiter par ici. J’ai reçu quelques coups de fils un peu inquiets pendant l’heure écoulée. Nous avons eu jusqu’ici une chance considérable : le Pays est en état d’apathie, il dort d’un sommeil profond. Ne le réveillez pas, nous y perdrions la Mission. - Démens, Pol. Le site est inconnu, ce sont des plaisantins. Dans deux jours on n’y pensera plus. Mais ici, par contre, nous ferons le nécessaire pour qu’on y pense toujours. - Dès que tu as la réponse de ces Messieurs, tu montes ici avec le bizjet. - J’en avais l’intention. 216 A huit heures, Michelangelo Lempereur appela Otar, sur la ligne directe, sans gêne. - On voudrait vous voir. Cet après-midi à trois heures. - Je préside une réunion. - A quelle heure aurez vous fini ? - Je peux me libérer pour six heures. Mais pourquoi ne travaillerions nous pas en téléconférence ? - Je vous passe mon frère. - Bonjour, Elbo, dit Otar. Voilà mon problème. Vous êtes au courant des derniers développements ? - Oui. - J’aurais besoin de mon chef du Renseignement, Weng Li. Mais il est hors de question que nous venions vous rejoindre tous les deux ensemble : problème de sécurité. - Je veux vous voir physiquement. - A ce moment-là, faites brancher une installation, c’est peu de choses. Je viendrai avec vous, et Weng Li interviendra à distance. Il y eut un blanc. - C’est d’accord. Où se tient votre réunion ? - Salle des Consuls. - Alors, faites arrêter la voiture au café Imperator. C’est sur votre route. A dix-huit heures juste. A neuf heures trente, briefing général. Milo et Komako arrivèrent ensemble, à moitié nus, avec une indécence totale. Puis Komako se reprit, et gagna les rangs des filles. Les voilà donc toutes les quatre, pensa Otar, notre nouvelle génération. Côte à côte, les deux assistantes de Madonna, Camille et Komako. Un peu plus loin, les deux chambrières d’Erika, Conception et Océane. Camille paraissait triste, triste… Elle ne se console pas de la perte de Madonna, pensa Otar. Weng fait parfois lui aussi cette tête-là. On ne peut 217 quand-même considérer ce chagrin réel comme une pièce à charge du dossier. D’ailleurs, ce qui me manque dans ce puzzle, c’est le mobile. Passer à l’adversaire, soit, mais pourquoi ? Pour de l’argent ? Niklaus avait pris l’argent et était resté de notre côté. Otar avait du mal à imaginer Camille touchant ses quarante deniers. Le sexe, encore et toujours ? L’hypothèse selon laquelle Camille était en train de virer de bord se montrait plausible. Madonna n’était pas une oie blanche : résolument hétéro, mais à un moment difficile de ses rapports avec les hommes, elle aurait pu accepter de céder brièvement aux avances de son amie. L’attention portée aux homosexuels laisse dans l’ombre les comportements bisexuels ordinaires, qui sont peut-être une pratique plus répandue que l’affirmation gay pure et dure. Madonna était-elle davantage qu’il n’y paraissait sous l’influence de Camille ? Le dernier jour, avait-elle simplement appelé Otar au secours, puisqu’à la fin des fins, il n’y avait pas grand chose à espérer de Weng Li ? Or Madonna était exactement au courant des intentions d’Otar. Si l’on s’approchait ainsi du modus operandi, le mobile restait obscur. Les deux Chambrières se tenaient sagement assises l’une contre l’autre. Conception elle aussi était sombre, mais parce que sa vie sans plaisir était une chienne de vie. Océane regardait Otar, Erika regardait Océane, Komako regardait Milo. Ce fut Camille qui attaqua. - Hier, quand j’ai parlé de menaces terroristes, vous m’avez envoyée baigner. - Nous n’en savions pas assez long, dit Weng Li. Nous en savons d’ailleurs toujours assez peu. Ce site est inconnu, il faut aborder cette menace avec prudence. - Nous allons de nouveau rencontrer les Lempereur cet aprèsmidi, dit Otar. Nous ferons le point avec eux. Nous ne jugeons pas pour le moment l’affaire très sérieuse, mais nous ignorons leur propre réaction. Nous vous tiendrons informés. - C’est toujours la même chose, dit Camille, vous allez décider à trois ou quatre. 218 - Oui, répondit Weng Li avec une patience contrainte, c’est la théorie des cercles du pouvoir. Tu fais partie du troisième cercle. Je n’aurai pas la cruauté de te rappeler que, bien que tu te sois présentée comme sa plus proche collaboratrice, Madonna ne t’avait pas transmis les codes. Camille se tut et reprit son air boudeur. - Les réunions continuent cet après-midi, dit Otar. Jusqu’ici, vous avez tous et toutes fait front avec beaucoup de brio. Samedi soir –c’était samedi- nous avons eu quelques débordements. Evitez l’alcool, ne l’utilisez qu’en cas de nécessité. Le Groupement fait régner sur Mopale un véritable ordre moral. Des manifestations trop exubérantes sont susceptibles de lui déplaire. La seconde réunion fut expédiée à toute vitesse. - Un des lieutenants d’Al Qaida à Doubaï a déjà démenti que son organisation soit impliquée, dit-il. C’est parfait pour le Pays, et ça ne nous gênera pas ici, parce que personne n’a le moyen de vérifier la véracité des revendications. - Je publie le dernier sondage sur le Groupement. Il est excellent pour ces Messieurs. Pour la première fois, la majorité de la population du Pays exprime une opinion favorable. C’est tout ce que nous voulions. Plus dure sera la chute. Dix-huit heures. La réunion du jour s’était excellemment passée. La Mercédès (c’est gros, un MI-27) s’arrêta devant le café Imperator. Le chauffeur et Panzerdivision restèrent à l’intérieur où il y avait à boire. - Deux bières par personne, dit l’Envoyé. Et il entra en gloire dans l’établissement de luxe. Deux minutes après, il était avec les maffieux dans une salle psychédélique bardée d’électronique. Il n’y eut pas de serrement de mains. - On règle d’abord le problème des islamistes ? - Il y a intérêt. On appela Weng Li, dont le visage apparut sur un écran géant. Ce dernier omit aussi de saluer. - Tu peux commencer. 219 - Le 22 novembre dernier, lors d’un engagement naval, votre embarcation AZ 42-02 … Les trois hommes sursautèrent. - C’est votre nom de code, oui ? Votre embarcation a été détruite par un tir de missile. Elle contenait deux tonnes d’explosifs, quatre mitrailleuses lourdes, deux missiles antichars Milan, et un drone en kit. Valeur estimée de l’ensemble : 70 millions de dollars. Cette cargaison devait être remise au large de la Sicile au groupe islamiste italien Victoire pour Jericho. Celui-ci devait la remettre à son tour à un groupe égyptien que nous n’avons pas encore identifié, vous non plus d’ailleurs. Il pourrait s’agir des Enfants du Mahdi. Ce dernier groupe, ensuite, mais ça se perd dans les sables, devait faire suivre le cadeau jusqu’à la branche pakistanaise d’Al Qaida. Ce groupuscule Les enfants du Mahdi n’est pas inconnu des grands services internationaux. Tu n’es pas gonflé, mon salaud. - J’ai personnellement rencontré son nom trois fois. Je pense, pour tout vous dire, que ce sont de petits branleurs, le maillon faible de la chaîne. Ce qui expliquerait le démenti d’Al Qaida, qui s’est démarquée immédiatement. Ils ne le savaient pas encore, et levèrent le nez. - C’est très bien, tout ça, dit Lucchino, mais quel danger réel ? - Aucun groupe terroriste n’a de missiles à longue ou à moyenne portée. Ils pourraient évidemment détourner un avion, mais d’une part le porte aéronefs nucléaire français rôde dans le coin, d’autre part, les moyens de Florimond des Echauguettes ont été renforcés. Il dispose de trois hélicoptères d’assaut, et d’une batterie de missiles sol-air. C’est du secret OTAN que je vous confie là. En résumé : attaque par les airs impossibles. Par la route, c’est vous qui la tenez. Reste la mer. Seule possibilité : un bateau suicide bourré d’explosifs. Je propose donc que vous déployez au large un certain nombre de vos embarcations, notamment celle qui est munie d’un tube lance torpilles. 220 Les trois hommes avaient vraiment une sale gueule. - Mais à la mitrailleuse lourde et au LPG, vous intercepterez n’importe quoi. Notre vedette sera sur zone en cas de nécessité extrême. Je m’engage à ce qu’elle n’entre pas dans les eaux côtières et qu’elle reste à cinquante nautiques du rivage. J’ai fini. Plus de questions ? - Tu peux arrêter la communication, Weng, dit Otar. Les trois hommes s’ébrouèrent. - Milo Glaser, poursuivit-il, sera sur place comme prévu. Je vous propose, si, vous craignez pour vos hommes, qu’une moitié seulement des marins pêcheurs assistent à l’assemblée générale. Les autres assureront la sécurité sur terre et sur mer. J’attire votre attention sur un fait. Ni nous ni vous ne devons céder devant le terrorisme. Pour nous, puissance moyenne, c’est évident. Pour vous, n’imaginez pas que vous êtes en dehors du coup. Si on vous sent mous, effrayés, vous serez rackettés à l’avenir jusque dans vos chiottes. D’accord sur ce point ? - Eh bien, dit lentement Elbo, sous réserve d’examen ultérieur, il semble qu’il y ait convergence entre nos positions. Il y eut un blanc. - Voici nos conditions pour l’assemblée générale, dit Elbo, en tendant une feuille imprimée. Le Groupement entendait choisir la salle, le plus beau local de Mopale, plus de mille places, au cœur des bâtiments gouvernementaux. L’ensemble des installations formait un îlot entièrement clôturé par des avenues, ce qui permettrait de verrouiller les accès. - Excellent, dit Otar. Une zone d’exclusion de deux kilomètres carrés concernerait tous les véhicules quels qu’ils soient. Tous les participants, y compris Otar, auraient à effectuer quelques centaines de mètres à pied. Le Groupement assurerait la sécurité en ville, en déployant cinq mille hommes qui patrouilleraient en voiture dans les quartiers un peu éloignés. 221 Otar ne devait être accompagné d’aucun homme armé. Il pourrait toutefois utiliser aux abords de la salle huit personnes de son choix, revêtues d’une tenue très aisément reconnaissable, et sans aucun matériel. La "grosse vedette" devrait regagner le continent la veille au soir, et ne plus en bouger jusqu'au lendemain. Les bâtiments seraient inspectés avant la réunion par une commission d’experts du Groupement, auxquels pourraient se joindre un ou deux spécialistes désignés par Otar. La clause suivante était plus curieuse : le fils de l’Envoyé, Antinous Strabelstrom, devrait être présent à la tribune. La journée commencerait à neuf heures trente par une messe dite dans l’église-cathédrale de Sainte-Croix. A onze heures aurait lieu une séance solennelle d’ouverture. A douze heures trente, un repas serait organisé dans des conditions non encore déterminées. Les travaux reprendraient de quatorze heures à quinze heures trente, heure à laquelle aurait lieu une nouvelle interruption de séance de trente minutes. A seize heures se tiendrait une brève cérémonie de clôture. Otar réfléchissait à toute vitesse. - En ce qui me concerne, je vous donne dès maintenant mon accord pour toutes ces conditions. Je consulte mon équipe, et je puis si vous voulez vous apporter mon accord définitif dès demain. - A quinze heures au café de l’Alouette. On se sépara immédiatement sans effusions excessives. Weng Li et Milo se jetèrent sur Otar dès son retour et le debriefing commença. - Weng Li, tu as été excellent, dit Otar. Presque autoritaire. - Je n’allais pas me laisser impressionner par cette bande de salauds. - Je crois que notre contre-feu fonctionne, dit Milo. Nous avons déjà organisé le scénario de la journée du samedi 10. Au demeurant, bonne nouvelle. Pol a publié un bref communiqué s’attachant à démontrer le peu de sérieux de la menace terroriste. La presse de Miran ne consacre à l’affaire 222 que quelques brèves dubitatives, la télévision n’en a pas parlé dans ses émissions de treize heures. On était à la merci d’un rédac chef voulant à tout prix un scoop, et qui aurait titré sur six colonnes. - Maintenant, dit Weng Li, voyons leurs conditions. Le choix de la salle est très bon. - C’est à celle-ci que nous pensions nous-mêmes, fit Otar. Le fait qu’il s’agisse d’un îlot isolé, que les avenues qui l’entourent soient interdites à toute circulation et à tout stationnement, limitera sans doute les dommages collatéraux. - Oui, dit Weng Li, ton exfiltration sera sans doute un peu plus difficile, mais cela reste jouable. Dix hommes avec toi, même sans armes, c’est bon, ils nous serviront a contrario. Cinq mille maffieux en patrouille armée, nous n’en n’avons rien à cirer. La vedette au repos, c’est parfait ; c’est le samedi précédent que j’en aurai besoin. - Mais alors, dit Milo, ton fils ? Ca c’est un coup dur. - Je sais, fit Otar, pensif. - Otar, dit Weng Li, pour le succès de la mission, es-tu prêt à envoyer ton fils à la mort ? - Oui, dit Otar. Je suis un monstre. De toutes manières, ce que nous allons faire est monstrueux. Je suis toutefois en train de réfléchir à un sauvetage in extremis. Il exposa son plan. Les deux hommes réfléchirent. - C’est jouable, dit Milo, mais ça dépendra beaucoup de lui. - Voyez-vous, dit lentement Otar, Kipling a écrit là-dessus un assez joli apologue. A l‘époque coloniale, un fonctionnaire britannique en Inde envoie ses deux grands fils en vacances chez un de ses amis qui possède des centaines d’hectares de terres. Au bout de quelques jours, l’hôte lui écrit. Vos deux fils sont charmants, bien élevés, déjà cultivés, et très sportifs. Mais au bout de ma propriété coule un grand fleuve, et j’ai peur qu’ils ne présument de leurs qualités musculaires. Le fonctionnaire expédie alors en réponse un télégramme. Si noyés, stupides, écrit-il. Si pas stupides, pas noyés. - Ca me plaît bien, dit Weng Li. Si pas stupide, pas noyé. 223 - Le drame, dit Otar, c’est qu’il est sans doute stupide. Hélas, ajouta-t-il, nous faisons de la politique. Et toi, Weng Li, tu as déjà perdu la femme que tu aimais. Il repensa aux briefings d’autrefois, où le Chinois, pourtant très policé mais un peu facétieux, expédiait du pouce et de l’index un noyau de litchi sur un contradicteur. Ces temps-là ne reviendraient jamais. - J’ai appris beaucoup sur eux, dit-il. Voyez vous, nous avons affaire à un milieu effrayant. Quoi que nous leurs fassions, ils l’auront bien mérité. Chez eux, le fils est l’élément mâle qui porte les espoirs de la dynastie. Ma position d’intellectuel miranais pas très attaché à sa progéniture est incompréhensible pour eux. D’autres auraient exigé que ce soit ma femme, à laquelle je suis officiellement très lié, qui vienne à la réunion. Eux s’en foutent. D’ailleurs, il me semble bien que nous allions vers une séance exclusivement masculine. Ce qui va nous permettre, par parenthèse, de mettre à l’abri notre précieuse sténotypiste. Ce sont des chiens, vous savez. Il faudra faire trois cents mètres à pied pour atteindre la salle. Les vieux, les malades, les handicapés resteront dehors. Dans cette société, il n’y a pas de place pour les faibles. Dernier point. Je suis optimiste pour la réalisation de notre projet, car je crois les avoir compris. Ils ne redoutent pas grand chose pour la réunion des pêcheurs, car vous les avez convaincus, et ces histoires de grand terrorisme international, même s’ils peuvent lui servir de fournisseurs, les dépassent un petit peu. En ce qui concerne l’assemblée des grands propriétaires du Mardi 13, je crois que je les ai percés à jour. Ils n’oseraient imaginer ce que nous allons faire. Nous sommes, nous, des démocrates, à qui certaines pratiques sont interdites. C’est d’ailleurs là la beauté du jeu. Par contre, ils craignent toujours un coup fourré, une prise d’otages, par exemple. Ca c’est dans leur culture. Nous nous emparerions de deux ou trois de leurs principaux chefs que nous emmènerions à Miran ou devant la Cour Pénale Internationale pour les juger. Mais c’est pour eux un principe de précaution, pas plus. En fait, je pense qu’ils ne nourrissent pas trop d’appréhension. 224 Cette réunion fractionnée qu’ils envisagent : on reste une heure, on sort, on rentre, on ressort, est faite pour leur donner de l’air, les rendre mobiles, éviter que l’adversaire puisse s’organiser minutieusement. Cela dit, soyons sans illusions : tous les chefs du Groupement ne se trouveront pas ensemble dans la salle. Certains vont nous échapper. Seul un bilan précis nous dira qui était ou qui n’était pas dans la nasse. - Bon, dit Weng Li, nous avons huit jours - Je finalise avec eux demain mardi, dit Otar. Toujours demain, Erika va tenir le devant de la scène avec l’assemblée de la Coiffure, dont j’attends beaucoup au plan médiatique et qui sera le great event de la saison mopalaise. Mercredi, je file à Miran pour rencontrer Otar et Gwennaele. Souhaitons nous bonne chance. A propos. J’avais promis aux journalistes depuis une éternité que j’organiserais un pince-fesses. Nous sommes pressés par le temps, mais il ne s’agit pas d’une véritable réception. Samedi soir ? - Je serai rentré, dit Milo - C’est Madonna qui s’occupait de ça. On peut lancer Komako ? - Je crois, dit Weng. - Elle invite au téléphone, un peu au hasard, selon l’inspiration. Les journalistes, des hommes comme Louis Destruc, notre architecte des monuments nationaux, le sieur Oswaldo, quelques politiques, des gens de chez nous. … Grand buffet par un traiteur de Mopale, des vins et des alcools. Il n’avait pas vu Maud de la journée. Il l’appela chez elle. Cette petite bonne femme était toujours disponible. Elle pensait comme lui que l’affaire « terroriste » n’était pas très préoccupante, mais elle attendait quand-même l’avis des Américains. Ils parlèrent pendant vingt cinq bonnes minutes des films d’Ang Lee et des gratte-ciel postmodernes d’Ankara. - Veux-tu dîner avec nous ? demanda Erika. Ce ne sont pas les sorties au restaurant qui nous fatiguent, ici. - Crois-tu que nos Internes en souffrent ? 225 - Pour le moment, Milo les occupe assez bien. Si l’on devait s’installer dans la durée… - Tu as dit nous ? - J’ai invité Conception et Camille. - Curieux. J’aurais préféré Komako et Océane. - Parce que Komako aussi ? - C’est le grand amour de Milo. - Je sais que tu as des principes. - Le plus clair, c’est qu’il va falloir encore travailler. - Travailler ? - Je cherche la taupe. Concepcion s’était faite belle, et elle était à proprement parler ravissante. Otar la félicita. - Si vous voulez, dit Erika, on peut s’absenter vingt minutes. Sous des dehors très décontractés, Erika était jalouse, fondamentalement jalouse, et elle souffrait. Si je devais vivre avec elle, je la rendrais très malheureuse. Otar ne félicita pas Camille, qui était à la limite du négligé. J’aime être entouré de belles femmes, et il faudra mettre ça au point. - Oh ! fit Otar, nous sommes avec deux non pratiquantes. - Pardon ? dit Erika. - Nous avons dans notre staff deux personnes qui ne défrayent pas la chronique sexuelle de Sainte-Croix. Les voici sous mes yeux. - Tu oublies Niklaus. - Niklaus, Niklaus, reprit Otar, dont la religion était éclairée depuis longtemps, il passe son temps dans les bordels de La Fournaise. - On prétend qu’il ne consomme pas. - En ce qui me concerne, osa Concepcion, c’est une affirmation un peu injurieuse. J’ai fait l’amour un soir. J’avais du vague à l’âme, et je me suis dit que puisque tout le monde était clean ici, peut-être que, sans préservatif, ce serait un peu plus excitant. C’était un très gentil garçon, beau gosse, doux. Ca m’a fait autant d’effet qu’un verre d’orangeade. - Tiède, dit Erika. 226 - Tu as parlé de tes relations avec les femmes, dit Otar, non sans intention. - N’imagine pas que j’aie beaucoup pratiqué. Pour tout te dire, j’aime quand-même mieux les hommes. Je ne ressens rien, mais c’est parfois agréable d’être avec eux. Avec les femmes, je me suis toujours demandé ce que je faisais là. Otar se tourna à demi vers Camille, et, par une de ces attaques dont il avait le secret : - Si tu en as envie, Camille, il faut le faire. Pas dans dix ans, tout de suite. Elle resta la bouche ouverte, un morceau piqué au bout de sa fourchette. - Otar, je suis complètement incapable de discuter de ça. Ca bloque, je t’en prie. - On dit que la taupe du Groupement, c’est toi. Elle posa ses deux mains à plat sur la table. - Je sais, dit-elle. - Tu ne te défends pas ? - Depuis que Madonna est partie, je suis incapable de la moindre réaction. Il avait cru une seconde qu’elle allait abandonner, tout avouer. Sous son aspect misérable, sa défausse n’était cependant pas maladroite. Madonna avait été jusqu’à son dernier moment aimée d’amour, par un homme qui voulait finir ses jours avec elle, et par une femme qui approchait sans doute de la passion. Si l’on ajoutait à ces deux données incontournables l’immense amitié d’Otar, elle n’était pas morte pauvre. - Je trouve surtout, dit Erika, que tu es au bord de la dépression. - Je ne suis pas au bord. - Nous parlons sans aucune méchanceté, mais je trouve que tu ne nous sers plus à grand chose. Veux-tu rentrer à Miran ? C’était Otar le patron, mais le miracle de la Dream Team c’est que les autres savaient quand prendre l’initiative à sa place. 227 - Oh non, dit Camille du fond du cœur. Pas tout de suite. La gaffe. Je ne veux pas rentrer avant le mardi 13. Avant de savoir ce qu’Otar mijote. La jeune femme ne tarda pas à s’excuser et à rentrer chez elle. Au passage, Erika lui tapota gentiment le poignet. - Alors ? dit-elle, quand Camille eût quitté la salle. - Hum … - Mais au fond, Concepcion, c’est peut-être toi, la taupe. - Otar, je suis putain dans mon corps, mais je ne suis pas putain dans ma tête. Je me sens très bien avec vous tous, et je vais te surprendre, mais je crois en la Mission. - Ton argument me convainc. - Oh, et puis, vous savez, je suis persuadée que mes problèmes de femme s’arrangeront un jour. Tous seuls, comme ça. Je ne parle même pas du grand amour. Je suis jeune, c’est comme si ma vie n’avait pas commencé. Otar et Erika dormaient en petite cuiller, l’un tournant toujours le dos à l’autre. Ce soir là, c’était Otar qui était serré contre sa compagne, la position la plus dangereuse certes, mais il est quand-même quelques moments où on ne pense pas à l’amour physique. - Je suis à peu près sûr que c’est elle, dit-il. Laissons courir, avec le verrouillage que nous pratiquons, elle ne peut pas nous nuire. Mais il me manquait un mobile, et je cherchais bien trop loin. Le mobile, c’est cette mine maussade, ce mal de vivre, ce caractère dépressif, ce dégoût du quotidien. Ces pulsions pas maîtrisées. Ce glissement jour après jour à la chienlit, à l’amertume. Et puis, vient le temps où l’on fait n’importe quoi. - Madonna ? - Madonna était coincée entre Weng Li et moi. Elle en avait plus qu’assez. Mais c’était un caractère très fort. Elle aurait peut-être un jour laissé Camille l’approcher, c’était une femme très maîtrisée, ce n’aurait pas été très important. Et Camille se serait trouvée seule face à l’abominable absence de l’amour. Sans avoir encore rien entrepris, elle devait sentir tout ça. 228 Il ne faut pas que je dise : dans huit jours, je me trahis. Il faut je dise : dans dix jours. Quand toutes les asssemblées seront terminées. Reprends moi le cas échéant. 229 Ce mardi matin, J-6, la rencontre entre Otar et Maud fut carrément surréaliste. L’Envoyé venait d’effectuer une dernière mise au point avec Milo et Weng Li. Il était un peu mélancolique. Bien que refusant du paritarisme toute approche volontariste, il aimait travailler dans des équipes sexuellement équilibrées. Il était donc venu à Mopale avec deux hommes, Weng Li et Niklaus, et deux femmes, Madonna et Erika. Weng Li et Madonna tenaient le premier rang, Erika et Niklaus le second. La nécessité lui avait imposé Milo, choisi d’ailleurs par Pol. Trois contre deux, cela restait jouable. Puis Madonna avait disparu, sans être remplacée. On en était donc désormais à trois contre un, et encore, les rênes de l’attelage se trouvaientelles à Mopale entre les mains de trois hommes. En revanche, au second rang, ça se bousculait : Camille, Komako, Conception, Océane… Sans parler de l’indicible Maud. Elle était déjà là, dans son petit bureau. Il lui avait demandé ce qu’elle pouvait bien faire de tous ces temps morts. Elle écrivait présentement un article pour une revue universitaire américaine. Elle était particulièrement en beauté ce matin-là. Un pull en cachemire turquoise moulait une poitrine de dimensions raisonnables. Une sage jupe perle battait des mollets très galbés. Elle avait toujours sous ses cheveux blonds mi-longs son air régalien et absolument maître de l’Univers. Elle devait être très légèrement myope. - Tabernacle ! dit Otar, ce que vous êtes belle. Elle lui adressa en silence un franc sourire de remerciement, et découvrit des dents parfaites. - Au fond, dit l’Envoyé, vous travaillez pour le Groupement ? Elle leva ses yeux gris. - On peut dire ça comme ça. - Ce que je comprends mal, c’est le sens et l’intérêt de votre mission auprès de moi. 230 - Dans l’instant, vérifier que vous n’avez pas de desseins hostiles. Par la suite, entrer le plus possible dans vos secrets. - Vous savez que je rencontre régulièrement des responsables de l’organisation ? - Oui. - Que nos conversations avancent bien ? J’ignore s’ils ont vraiment compris que nous avions l’intention, au-delà des Etats généraux actuels, d’établir avec eux un partenariat de longue durée, de leur apporter une reconnaissance légale, de faire du Groupement un interlocuteur du futur gouvernement de Miran ? - Ils ont admis votre discours, mais ils s’interrogent encore sur sa véracité. - Mais que craignent-ils ? Je vais vous le dire. Ils craignent que nous enlevions deux ou trois de leurs principaux chefs et que nous les livrions par exemple à la Cour Pénale Internationale. Elle le regarda vivement. - Quelque chose comme ça. - Et la faisabilité ? Elle rit. - Vous êtes extrêmement bien entouré. Weng Li les a fortement impressionnés. - N’empêche. Croyez vous que je puisse leur mentir ? - Et pourquoi pas ? - Mes projets de carrière, ma propre sécurité… - S’ils savaient avec certitude qu’ils n’ont rien à craindre, je ne serais peut-être pas ici. Et à moi, me mentiriez-vous ? - Maud, je suis déjà un peu amoureux de vous, mais pas suffisamment pour vous laisser sonder mes pensées les plus intimes. - Je vois à peu près ça comme ça. - Vous aviez pour mission de me séduire ? - Oui. - Par tous les moyens ? - Par tous les moyens. 231 - Si je vous demandais de coucher avec moi, le feriez-vous ? Il sentit son infime crispation. - Oui. Il se recula un peu. - Nous nous sommes amusés, Weng Li et moi, à tricoter une simulation sur ce sujet. Voulez vous que je la renouvelle ? - Ce sera certainement très instructif. Otar reprit son récitatif. - Vous allez vous lever, enlever votre veste de tailleur. Dans notre hypothèse, vous étiez en tailleur. Faire glisser votre jupe. Me dire : si ça ne vous fait rien, je garderai mon corsage. Maud rit. - Vous laisser faire sans résistance. M’embrasser quand-même assez chichement. Ne montrer ni simulation ni froideur. Et quand tout sera fini, vous lever, et me dire d’un ton uni : et maintenant, Otar, reprenons notre discussion au point où nous l’avons laissée. Elle se leva d’un bond, et vint tout contre lui. - C’est assez bien vu, mais ta fin est fausse. J’éprouverais certainement beaucoup de plaisir. Otar recula de deux pas. - Je ne veux pas coucher avec toi. Ca n’a rien à voir avec ces secrets tarabiscotés que tu imagines. Je ne coucherai avec toi que le jour où tu me diras : Otar, Otar, je t’aime de toute mon âme, prends-moi. Et où je serai totalement convaincu de ta sincérité. - C’est un magnifique programme, dit-elle, mais extrêmement ambitieux. Nous n’en sommes pas là. Elle se rassit, l’œil vague. - Je me suis parfaitement rendu compte que tu commençais à t’éprendre de moi. Malheureusement, ce sont les risques du métier –quel vilain mot- je ne m’en tire pas blanche comme neige. Je suis un peu touchée moi aussi. Si c’était de la manœuvre, c’était de la belle manœuvre. Elle était absolument redoutable. Mais c’était bien doux à entendre. 232 - Alors, laissons aller le fil de l’eau, dit-il. Tu travailles toujours pour la CIA ? - Ce sont des choses qui ne se disent pas, même à un amant de cœur. - Je vais te raconter comment j’envisage les choses. Tu n’as pas quitté les Etats-Unis, tu as quitté un homme, ou plus exactement un homme t’a quittée. - Tout cela est très juste, my dear. - Je ne comprends pas comment ce gorille a pu être assez fou pour abandonner une femme comme toi. - Les Anglo-Saxons n’ont pas forcément de l’amour la même vision que les Latins. - Il est vraisemblable qu’à ce moment-là la CIA t’a mise en sommeil. Tu es devenue agent dormant. Ce qui me gêne dans mon raisonnement, c’est que le Groupement, n’a pas, quoi qu’on ait pu en dire, de relations privilégiées avec les Etats-Unis. Je sais bien que j’ai été très maladroit l’autre jour avec un journaliste texan, mais de là à me mettre sous surveillance ... - Je t’écoute toujours. - Cela dit, le Groupement a de bons moyens financiers : il a pu se payer un contrat de luxe. Je fais confiance à l’Honorable Société pour avoir été capable de te choisir au milieu de cent postulantes. Tu pourrais être là pour m’espionner et éventuellement pour me tuer… - J’avoue qu’à deux ou trois reprises, déjà, j’ai considéré cette opportunité avec ravissement. - Toi, j’ai voulu te tuer dès la seconde où je t’ai vue. J’ai rêvé d’une exécution compliquée, avec tortures et viol au moment où tu eusses expiré. Elle passa sa langue sur ses lèvres. - Tu nous fais du mal, Otar. - Tu ne crains pas Weng Li ? - Mon cher, il y a des accords. Elle avait l’art d’avouer sans y toucher vraiment. 233 - Bon, dit-il, nous sommes au moins en harmonie sur la menace terroriste ? C’est du pipeau ? - Tu sais comment fonctionnent les Américains, surtout depuis le 11 septembre. Ils sont en train d’analyser tout ça. - Et toi ? - Et toi ? reprit-elle. - Dans le pire des cas, un groupuscule oriental a pris ombrage de la transformation trop rapide de sa cargaison. - Ne me ressers pas ce que vous avez déjà raconté à Elbo. - Ils n’ont aucun moyen de nuisance ! La réunion doit avoir lieu, et elle aura lieu samedi, je puis te l’assurer. - Nous verrons bien, dit-elle. - Voyons, fit Otar, pour quelle famille travailles-tu ? Laisse, je vais deviner. Tu n’es pas au service des Lempereur, ni des Gorthèche, ni des Drabovic. Ceux-là ont déjà donné, de près ou de loin. Les Garcia Suarez sont hors jeu. - J’ai bien du mal à te suivre, mais je t’écoute. - Les Vanguard sont trop bas dans la hiérarchie. Ils ont sans doute recruté Camille. Elle le regardait avec une sorte d’effroi. - Restent les Angellopoulos et les Frascati. Comme tu es la déesse, tu ne peux travailler que pour les meilleurs. On arrête là ? - On arrête là. Je suis épuisée. Je rentre dormir. Il est des choses qu’on ne raconte jamais parce qu’elles manquent d’élégance. Il la regarda s’éloigner sur ses talons de quatre centimètres. Il s’imagina qu’elle titubait un peu. Il entra dans les toilettes les plus proches et en ressortit bien vite, penaud et furieux. La réunion des professionnels de la coiffure sentait la louloute à six heures du soir. Une brume épaisse d’eau de toilette, de parfums violents, de lotions antipelliculaires, de sprays variés flottait sur la salle. Propriétaires de salons et simples employés essayaient de se tenir chacun de son côté, mais ce petit monde se mélangeait quand-même un peu. 234 Erika entra, glorieuse, impériale - elle n’était jamais plus en beauté que dans ces cas-là - et s’assit au milieu de la tribune sous des murmures flatteurs. Quinze secondes plus tard, les deux Chambrières arrivèrent chacune par une porte du fond et vinrent encadrer leur patronne, évoluant comme dans un défilé de mannequins. La Dream Team se la jouait. Une vive agitation devint perceptible. Concepcion, languide, presque diaphane, impressionnait. Océane attirait par sa féminité quasiment légendaire. La sténotypiste elle-même eut un succès de curiosité. Externante depuis peu, elle vivait maritalement avec son docker, et cela paraissait chic, venant d’une Miranienne. Le clou fut l’entrée en scène de Panzerdivision qui vint s’asseoir en bout de rangée. Otar avait exigé qu’Erika fut accompagnée, pour éviter les débordements précédents, et celle-ci avait trouvé tendance de faire cohabiter son bouquet de fleurs avec le tricératops. Elle trouvait son parterre un peu trop yin, Panzer ferait le yang. Sacré Weng, sacré tao. D’ailleurs, on riait seulement sous cape, car le Monsieur n’avait pas l’air commode. L’assistance elle-même était fortement cosmopolite. La gent masculine y dominait quand-même nettement. Les femmes de Mopale semblaient décidément vouées à la prostitution ou à la cuisine. N’empêche que ce milieu apparemment hétérogène laissait bien entrevoir au moins une bonne douzaine de variantes sexuelles. On jacassait, et comme, de toutes façons, on était là pour amuser le tapis, Erika ne se pressa pas. Elle déclara enfin les travaux ouverts. Les revendications vinrent tout de suite, minuscules, souvent comiques. Les merlans s’interpellaient, se prenaient à témoin. - On ne voit pas beaucoup les gens de la Résidence dans nos boutiques, dit enfin quelqu’un. Erika se garda bien de dire que tous les Externes et la plus grande partie des Externants les fréquentaient. Il fallait être pédagogique. - Quand nous sommes arrivés ici, nous ne savions pas dans quelle situation nous nous trouverions. L’atmosphère pouvait être lourde, les déplacements dangereux. Nous avons donc fait suivre notre propre personnel, et comme il est là, nous le faisons travailler. Evidemment, si 235 c’était à refaire, nous serions tous en ville tous les soirs. Regardez les vendeurs de produits frais, ils ne se plaignent pas spécialement de notre venue. La salle acquiesça. La Villa achetait beaucoup et payait rubis sur l’ongle. - Votre coiffure et celle de ces deux dames sont très réussies. Vous êtes sans doutes allées avant de partir chez un artiste de Miran ? - Oui, mais j’ai ma coiffeuse personnelle. - Et votre manucure ? - Que portez vous comme parfum ? - Combien taillez-vous ? - Dites donc, fit Erika, vous ne voulez pas voir le fond de ma petite culotte ? Un énorme bruit monta des rangées. Hommes, femmes, tous appréciaient. Ca c’était tapé. Erika s’était donnée avant le début de l’après-midi l’autorisation de se livrer à deux improvisations grivoises. Elle regardait les participants à l’assemblée comme Niklaus avait dû regarder les siens quelques jours plus tôt, avec une sévérité amusée associée à une grande tendresse. On était ici un peu plus proche des couches moyennes, quoique certaines shampouineuses dussent gagner bien moins qu’un docker. Tous ces gens-là devaient payer le racket du Groupement, et passaient en fait toute leur vie sous son aile de rapace. Ce n’est pas ici qu’on trouverait des combattants, s’il y avait à se battre, ce qu’elle déplorait. Mais ces gens-là ne demandaient qu’à raisonner par eux-mêmes, qu’à échanger, qu’à réfléchir. Ils se voulaient artistes, ils l’étaient rarement, mais on trouvait quand-même un peu chez eux du dilettantisme des littéraires, et une facilité à s’extasier. Ils faisaient aussi terriblement province. Ils passaient sans doute leur temps à médire des Miranais, mais ils y pensaient sans cesse, c'était leur référence absolue. Niklaus avait dit un jour que toute cette histoire là ne se réglerait pas sans une bataille politique, et elle ne l’avait pas compris. Bien que la moins politisée sans doute des membres de la Dream Team, elle sentait intuitivement aujourd’hui combien il avait raison. 236 Un des participants demanda si tous ses troubles en cours n’allaient pas faire reculer le tourisme sur la côte Ouest. - Mais, pourquoi… Il avait fait construire là-bas une maison pour ses vieux jours et la louait pendant les vacances, ce qui lui permettait par parenthèse de compenser le chiffre d’affaires un peu bas de sa petite officine. - Ca n’a rien à voir, cria quelqu’un. Pas de questions personnelles ! - Attendez, dit Erika. Y a –t- il d’autres personnes dans cette situation-là ? A regret, des mains se levèrent, cinq, puis treize, dix-huit… - Attention, dit la jeune femme, ça c’est une revendication de groupe. - Elle n’est pas spécifique de notre profession. - J’entends bien, mais il n’y a peut-être qu’ici qu’elle sera soulevée. Les doigts de la sténotypiste volaient. - Nous devons faire le bilan de la demande d’ensemble de la population de l’île. Je pense sincèrement que ce long texte que nous sommes en train d’écrire restera dans les annales historiques du Pays. Vers dix-sept heures commença l’immanquable épisode comique. Un inventeur du dimanche avait créé un modèle révolutionnaire de sèche cheveux qu’on refusait de lui homologuer. Debout au fond de la salle, il apostrophait les dieux l’engin à la main. - Vu d’ici, murmura Erika, on dirait un vibromasseur. Les rires s’élevèrent. Océane tapa vigoureusement de la main sur le bras de la patronne, et elle semblèrent mener une discussion soutenue. La salle était suspendue à leurs lèvres. - Mon assistante me dit que ce serait plutôt un godemiché. Compte tenu des spécificités sexuelles évoquées plus haut, le mot fit son effet. Une grosse houle chavira la salle. Concepcion prit un air écœuré qui lui allait à ravir. 237 - C’est toujours pareil, dit le pauvre homme. On se moque de moi. - Ecoutez, dit Erika, passez demain à la Villa -oui, à la poterneavec votre invention. On vous accueillera, je vous le promets, et nous vous le déposerons, nous, votre brevet. Je ne vous garantis rien en revanche sur le succès de la commercialisation ultérieure du produit. Ils voulurent la garder à dîner. Erika prendrait finalement l’apéritif et les hors d’œuvre avec eux. A quinze heures moins deux, la Mercédès de l’Envoyé s’arrêta devant le café de l’Alouette. Panzerdivision et le conducteur restèrent à l’intérieur du véhicule. Le patron serra la main à Otar comme à un vieil habitué. - Si ça ne vous fait rien, ils ne descendront pas. Servez leur une bière, éventuellement une deuxième… - …et pas plus. - Bon, dit Otar en entrant, nous sommes d’accord avec l’ensemble de vos conditions. Je souhaiterais revenir toutefois sur plusieurs points. Sur mon fils, tout d’abord. Est-il indispensable qu’il soit dans la salle ? - Nos propres fils y seront, dit Lucchino, avec leur père, et leur grand-père. - Mais pas d’enfants ? - Des garçons à partir de dix-huit ans, dès qu’ils accèdent aux responsabilités. Le vôtre va sur ses dix neuf. Otar avait eu très peur. - Il sera même à la tribune. - Oh là là, dit Otar. Eh bien, entrons dans ma vie privée. C’est un camé, vous le savez. - Peu importe. - Il s’est mis à la blanche à seize ans. Par injection. En clair, il est séropositif. Le dégoût se lisait sur le visage des capi. 238 - Les premiers jours, nous l’avons un peu laissé traîner à la Fournaise, mais depuis nous le bloquons à la Villa, presque dans son lit. Que voulez-vous, c’est mon fils. Ca ne fait pas trop problème, nous le mettrons tout en bout, et ça ne s’attrape quand-même pas comme ça. Mais le fait est qu’il se soigne mal. Il refuse les trithérapies. Il dit que c’est trop de médicaments chaque jour. Il en jette la moitié si on ne le surveille pas. Bref, il va mal. Il en est au stade, excusez du détail, des diarrhées. Il ne pourra pas rester une heure sans aller à la selle. Ils le regardaient. - Vous savez, il n’est pas brillant dans sa tête. Il va chier sous lui. Il appuya sur le terme cru. Ce fut de manière inattendu Michelangelo qui vint à son secours. - Les gogs sont juste sous la tribune. Il s’éclipsera discrètement et remontera à sa place tout-de-suite-après. Ca allait très bien. Si seulement ces machos avaient accepté Klara… Mais on allait pouvoir s’arranger. - Un autre point, et je trouve que vous n’y attachez pas assez d’importance. Le dernier jour, quarante huit heures après votre assemblée, je clôture les Etats généraux par une rencontre avec le haut clergé. Cinquante personnes triées sur le volet, dans la salle diocésaine. M’autorisez vous à assurer la sécurité armée de cette petite, mais si importante réunion ? - Non, dit Michelangelo. C’est nous qui nous en chargerons. - Ca m’ennuie. Comme la menace est peut-être quand-même islamique, il faudrait se méfier un peu. Je ne parle pas de sortir une de mes deux automitrailleuses, mais de quelques hommes avec une simple arme automatique. - Non, dit Michelangelo. Otar éclata. - Vous voulez une messe pour mardi, chacun sait que l’Eglise a un rôle très important à Mopale, et vous vous fichez éperdument de ce qui peut arriver à vos prélats. 239 Il fit semblant d’hésiter. - En ce qui me concerne, quand je postulerai demain pour un maroquin ministériel, il me faudra les voix des députés démocrates chrétiens du Parlement. Je ne les aurai pas s’il se produit un clash jeudi. Elbo éclata de rire. - Je me demandais où tu nous emmenais, Otar, pourquoi tu tortillais ça comme ça. Ne t’inquiète pas, nous assurerons la sécurité du quartier. - Bien, dit Otar. Pour les pêcheurs, samedi ? Vous avez vu la réaction de la presse, elle est quasiment nulle. Nous savons qu’il s’agit d’un site situé officiellement en Lituanie, mais relayé à Brunei. Weng Li, qui l’avait laborieusement installé, aurait pu en dire beaucoup plus long. - Je n’ose quand-même pas assurer à cent pour cent que c’est du flanc. Nous avons pris nos précautions. Vous êtes sûrs des vôtres ? - Ne vous occupez pas de ça. - Je vous signale que j’organise samedi soir, au siège du gouvernement, un cocktail de presse. Je le leur avais promis le jour de mon arrivée, et si par hasard je devais partir bientôt, je ne voudrais pas les laisser sur leur soif. Ca sera fini à vingt heures, ne vous inquiétez pas s’il y a un peu de remue-ménage dans le centre. - Samedi soir ? dit Lucchino avec une certaine surprise. - Oui, avec le Super Frelon, Milo Glaser sera sans doute rentré de sa réunion avec les pêcheurs. S’il arrive avec un léger retard, ça n’a guère d’importance. Oh, encore un mot, j’oubliais. Pour la préparation technique de la salle, nous devions aller visiter les lieux, réunir une sorte de commission, le mot est bien excessif. Mais nous n’avons que deux techniciens sous la main. Si vous voulez envoyer un groupe un peu plus compact, aucun problème. - Bon. - On peut commencer demain si vous voulez ? Vos gars passent à la villa, et ils iront ensemble avec les nôtres ? A leur heure, nous libérerons nos chèvres quand il le faudra. 240 On se sépara là-dessus. On pouvait de toutes façons téléphoner à la demande, et puis, l’un dans l’autre, ça paraissait réglé. Debriefing serré. - Ca baigne, dit Otar. Il suffira qu’il sorte au bon moment. Je lui ai acheté un chronomètre de précision, une petite merveille, je crois qu’il sait encore lire l’heure. - A la limite, s’ils le mettent vraiment au bord de la tribune, on pourra dans le pire des cas l’arracher, le tirer dehors. - Que voulez vous, à la guerre comme à la guerre. - Oui, dit pensivement Weng Li, si pas stupide, pas noyé… - Dites donc, j’ai confessé la petite Maud. Elle travaille pour le Groupement, sans doute pour les Frascati. Elle vient de la CIA. Elle prétend, Weng, que tu ne peux pas l’occire comme ça. - Il y a du vrai. - Quand j’ai suggéré que Camille pourrait œuvrer pour les Vanguard, elle n’a pas démenti. - Notons, dit Weng. Elle est chargée de quelle mission ? - Me séduire et me faire avouer mes intentions. Le cas échéant m’éliminer. - Vous vous êtes encore dit beaucoup de choses entre tant ? - Oui, dans la sphère privée. - Tu l’as… ? fit Milo. - Non, ça ne me branche pas pour le moment. - Faux cul ! - Ecoute, c’est comme ça. - Ce que je me demande, fit Weng Li, c’est s’il est encore raisonnable de vous laisser seuls en tête à tête. - Ne me prive pas de ça, Chinois. Weng Li allait mieux, très nettement mieux. L’heure fatidique approchait, ils étaient déjà dans l’action. Là dessus, Erika arriva à la poterne. Les coiffeurs avaient jugé bon de lui faire escorte dans un cortège bruyant de voitures klaxonnantes. 241 - Le Groupement va aimer ça, dit Milo. Elle portait un magnifique bouquet d’œillets rouges qui la cachait carrément de la tête aux pieds. Les deux Chambrières n’avaient pas été oubliées. Même la sténotypiste, très émue, tenait son petit coussin. - Pays de maffieux, dit-elle, mais pas peuple de maffieux. 242 - Je ne me rappelle pas quand je suis entré pour la dernière fois dans un restaurant, dit Otar. Le repas était servi dans une pièce annexe du bureau de Pol. - Je ne te savais pas fine gueule. - Je me demande, dit Otar, si j’irai encore une fois dans ce genre d’endroits. - L’optimisme règne. - … jusqu’au jour de ma mort, qui est proche. - Tu ne vas pas caner maintenant ? - Oh non. Il avait fait la bise assez fraîchement à Gwennaele et donné une solide accolade à Pol. - Comment ça va ici ? - Les achats de Noël et les sports d’hiver. On ne parle presque plus de la menace islamique. - Milo prépare quelque chose pour samedi, je ne m’en occupe même pas. - C’est parfait, dit Gwennaele. - A propos, pour une fois, il m’a chargé d’une petite commission … militaire. Il voulait que ça passe seulement par le bouche à oreille. - Voyons, dit-elle, en fronçant les sourcils. - Il dit qu’il n’a reçu que 13 véhicules tout terrain et qu’il en attendait 40. J’en étais à 4. - Il est gourmand. Il en aura trente tout au plus, un par jour. - Précisément, il demande de suspendre tout envoi pendant les jours qui viennent. Il ne faut éveiller l’attention à aucun prix. Au contraire, dès mardi, on pourra accélérer les livraisons compte tenu de la nouvelle donne politique. - D’accord, dit-elle. - Bon, fit Pol, nous connaissons à peu près toutes tes intentions, mais il est grand temps que tu nous précises exactement tes modalités d’action. - Allons-y, dit Otar. 243 Il parla vingt minutes. Ils interrogèrent, objectèrent, analysèrent le moindre détail. - C’est très finement bouclé, dit Pol. Je ne te pensais pas capable d’une telle organisation. Dans deux ou trois circonstances, quand même, tu vas être très juste. - Le timing est prévu à la seconde près. - Tu ne crains rien pour Antinous ? - Si. Mais, par votre grâce, j’assume des responsabilités politiques nationales. J’ai travaillé jour et nuit sur ce projet, Madonna en est peut-être morte … je ne peux pas y renoncer. Dans six jours, je serai devenu un de grands assassins de l’Histoire. - Nous sommes quand-même largement corresponsables, et même, à y regarder de près les organisateurs suprêmes. - C’est moi l’homme de main. Et j’irai si nécessaire jusqu’à vous couvrir politiquement. - Ta grandeur d’âme… Personne n’avait quand-même beaucoup d’appétit. - Tous les … ingrédients sont arrivés, par tes soins, dit Otar, en se tournant vers Gwenaelle. Au plan de la chronique locale, ajouta-t-il, Camille Leight est à peu près démasquée. Nous pensons qu’elle travaille sans doute pour les Vanguard. Nous n’entreprendrons rien pour le moment. Nous la conservons auprès de nous. Elle communique par le truchement de deux Externants que nous laissons eux aussi parfaitement libres de leurs mouvements. Sa disparition prématurée alerterait sans doute le Groupement. Nous verrons après mardi, mais je crains d’avoir du mal à empêcher Weng Li de la liquider. Elle est sans doute indirectement responsable de la mort de Madonna. - C’est raisonnable, dit Pol. - Maud Hayange travaille quasi officiellement pour les Frascati, et, ce qui est plus ennuyeux pour la CIA. - Tiens, fit Angeroli. - Je pense aussi qu’il ne s’agit en fait que d’un contrat. - Surtout pas de bêtises : n’y touchez pas. 244 - Je n’y touche même pas du tout. - Ah, dit Pol, ça m’aurait étonné que nous ne revenions pas sur ce terrain. - Je ne veux pas me contenter avec elle d’une vague relation. - Qu’appelles tu une vague relation ? demanda Gwennaele. - Une relation rapide et non renouvelée. Elle le lassait à la fin. Il n’avait plus aucune envie d’elle. Le temps était bien éloigné où ils avaient gémi dans les bras l’un de l’autre. Et malgré le respect qu’il lui avait promis, il se sentait maintenant, compte tenu de ce qu’il allait accomplir, à égalité avec ses mandants. Que Gwennaele fut indifférente ou mortifiée n’avait plus aucune espèce d’importance. Elle était dans le même bateau que lui ; ils n’auraient pas un Toyota de moins. - Et ici ? - La politique d’ouverture que tu sembles préconiser n’a pratiquement été contestée par personne. Toutefois, je sens un certain rafraîchissement du côté des sociaux-démocrates. Amande Verhoestede devient glaciale. - L’as-tu déjà trouvée chaleureuse ? - Les chrétiens-démocrates sont relativement plus favorables. Ce qui nous amène à rencontrer très peu Palika, il fait le mort. A propos, je commence à mieux le cerner. Il est même possible que je puisse t’en dire davantage assez rapidement. Nous avions le nez dessus, c’est dérisoire et grotesque. - Tu m’allumes. - Mais tu attendras. Par contre, je suis de moins en moins sûr de cette pauvre file de Monaco. Elle doit venir prendre le café avec nous. Je la soutiens financièrement tant que je peux, mais je sais qu’elle a été approchée par le Groupement… - … c’est une vraie gangrène ! - … et peut-être sont-ils actuellement plus généreux que nous. Elle peut nous claquer dans les pattes à tout moment. En fait, Pol et Gwennaele étaient en passe d’être isolés. 245 - Il faut que je parle avec vous d’affaires de gouvernement qui dépassent mes prérogatives. - Vas-y, fit Gwenaelle, sans hostilité. - Mardi soir, que devient Otar ? Je n’ai pas l’intention de m’accrocher au pouvoir, mais je finirais bien le travail commencé. - Oui, si nous arrivons à te sauver. - J’ai plusieurs propositions à faire. Otar reçut d’abord le feu vert pour le modus operandi qu’il préconisait pour les heures suivant le clash. - C’est bien, fit Pol. - Milo se tiendra tranquille. - Et il n’a pas encore ses Toyota. - J’avais pensé à un stratagème un peu oiseux, mais qui peut marcher. Les hommes qui ont eu à exercer un régime personnel très fort désignaient souvent un successeur caricatural. Staline Béria, Mao Lin Biao. Plus finement, Khadafi, lorsqu’il était très menacé par les Occidentaux, avait nommé comme numéro deux un certain commandant Djalloul, qui était un prosoviétique acharné. - Oui, dit Pol, Nasser avait fait de même avec Ali Sabri. Les exemples abondent. - Sous-entendu : si je disparais, voyez ce que vous allez trouver. Je voudrais donc, Pol, que tu évoques la perpective d’un remplaçant caricatural. - C’est intéressant, dit Gwennaele, mais bien tardif. - Tu pourrais bavarder avec un journaliste, et lancer une boutade. - Imagine toi que j’ai donné une très longue interview à un des principaux News du pays. Douze pages sur papier glacé, photos, goûts culinaires, clichés de mes neveux et nièces. Ca doit sortir samedi matin, c’est au bouclage, on peut encore rattraper. Le journaliste mange dans ma main. - Tu pourrais … - Je pourrais conclure un paragraphe par une petite répartie piquante. Si la politique d’ouverture menée avec succès par Strabelstrom, et 246 dont les effets sont déjà sensibles sur l’île, où se déroulent des Etats généraux fort animés, devait échouer, il ne resterait plus au Directoire qu’à nommer sur place un … - Un Nauru … C’était si énorme qu’ils éclatèrent de rire tous les trois. Nauru était un personnage caricatural. Leader populiste dont on avait bien du mal à discerner s’il était de droite ou de gauche, il avait pu à différentes occasions grappiller quelques voix dans des élections sans enjeu. Il faisait la joie des médias par ses interventions tonitruantes. Pour Mopale, il préconisait alternativement l’envoi d’une force de police de cinquante mille hommes ou la proclamation unilatérale de l’indépendance. - Oui, dit Pol, c’est très bien. C’est juste ce qu’il faut. Personne ne peut évidemment prendre mon propos au sérieux. On dira que j’ai le sens de l’humour. - Et sur l’île, nos ennemis comprendront le message. Ce bon Otar n’est pas vissé sur son siège, il peut éventuellement être remplacé par un homme un peu plus… regardant. Ils liront ta prose pendant le week end. Je pense avoir levé les dernières réticences, mais ils ne sont pas encore totalement convaincus de notre volonté d’ouverture politique. Il faut qu’ils soient totalement mûrs mardi matin. Alexandrine Pillet, dite Monaco, fit une entrée un peu exubérante. Assez belle femme, un peu trop ronde quand-même, elle n’échappait pas à une certaine vulgarité. Elle avait vraiment été placée là comme numéro cinq pour faire le quorum. Un lacis d’amitiés douteuses, l’assurance généralisée de sa non compétence plaidaient en sa faveur. Au fond, il y avait au Directoire le noyau dur Pol-Gwennaele, les deux représentants des principaux courants politiques, Amande et Palika, et une espèce de moignon destiné à maintenir le caractère impair de la représentation. Otar se leva et fut extrêmement aimable. C’était une femme, et cette femme n’était pas insensible au fait que l’Envoyé, dont la réputation n’était plus à faire, ait pour elle des attentions aiguisées. 247 - Je n’ai pas eu l’occasion d’avoir un contact avec vous depuis ma nomination, à laquelle vous avez contribué. J’espère que vous n’êtes pas mécontente du résultat. - On en dit quelque bien. Et Mopale est une île charmante, paraît-il ? Je viendrais bien finalement y passer quelques jours. Le Directoire pourrait m’inventer une mission de surveillance, de contrôle ou, exprimons nous de manière plus agréable, de soutien. - Oh, c’est faisable, dit Pol. - J’irais bien ce week end, dit Monaco, comme s’il s’agissait d’une partie fine à Saint Trop. Catastrophe. - Il nous reste encore quelques journées de réunions assommantes, dit Otar. Et puis la Villa est un peu spartiate, il faut que j’aie le temps de vous installer une suite. Je souhaite enfin vous ménager des contacts locaux, vous faire rencontrer la presse, qui est très active. - Par ailleurs, dit Gwennaele, cette affaire de menace islamique n’est pas encore bien élucidée. La voyageuse était trouillarde. Elle mollit. - C’est vrai, dit-elle. Et cette hypothèque sera levée quand ? - C’est une affaire de quelques jours. - Le prochain week end serait plus approprié, proposa Otar. - Ah non, dit Monaco, avec un air coquin, le prochain week end est réservé. - Eh bien, disons mercredi, fit Otar, non sans humour. Je fais décoller le bizjet aux premières heures du jour, et vous êtes là-bas pour déjeuner. Ensuite vous fixerez vous même les modalités de votre séjour. Et moi, je serais la cerise sur le gâteau. - Nos services se mettent en contact dès maintenant, ajouta Strabelstrom. Elle minauda, oublia elle aussi de boire son café, et partit. Les trois survivants se regardèrent. 248 - Quelle sinistre conne ! murmura Pol. Vous savez que ce genre de gens, qui sont la honte de nos institutions, se rencontrent assez fréquemment dans le personnel politique de haut niveau ? - Le charme de notre ami a beaucoup joué. - Mais qu’est-ce que tu fais aux femmes ? demanda Pol. Tu as de la prestance, mais j’en ai connu de plus beaux. - Je les aime, dit pensivement Otar, et elles le sentent. - Et puis, il y a la réputation, fit Gwennaele. Le bouche à oreille… Allons, elle ne lui en voulait pas. - Je pense dit Otar, à la tête qu’elle fera mardi après-midi. Et à la mienne, ajouta-t-il, toute joie gâchée, si elle est encore sur mes épaules. Du bizjet, il téléphona sans gêne à Maud. Il n’y avait personne dans l’avion, à part les deux pilotes et Panzerdivision, qui s’était morfondu toute la journée à l’aéroport. - Réunion gouvernementale, dit-il. N’en attends rien : la politique en cours a été confirmée. J’ai rencontré Monsieur Angeroli, Madame Verhoestede et Madame Pillet. - Tiens ? - Tout est fonction des disponibilités de chacun. Tu sais, trois membres du Directoire sur cinq, c’est déjà beaucoup pour un pauvre homme comme moi. Palika étant absent, elle se devait d’être plus vigilante. - Je vais achever les réunions et emporter en quelque sorte les résultats. Mais rien n’est décidé pour la suite. Combien de temps avant mon retour à Mopale … y aura-t-il même un retour … Rien n’est encore décidé, je puis te le certifier. Elle se taisait. - Si je devais … ne jamais revenir… il est bien évidemment que c’est toi qui me suivrais. - Tu en uses à ton aise. 249 - Tu sais bien que nous sommes indissolublement liés. Tu connais le schéma : le Directoire cesse ses fonctions, un gouvernement d’Union nationale est constitué, j’y reçois un poste ministériel, n’importe quoi, l’agriculture ou la culture. Le Groupement devient notre interlocuteur officiel … et je te réclame, de manière semi officieuse. - Et pour quoi faire ? - Pour vivre enfin pleinement notre amour. - Tu es sans pitié. - Faible femme, va. - Oui, dit-elle, j’ai d’étranges faiblesses. J’en suis la première surprise. Il lui demanda où elle se trouvait exactement à son moment là. Etaitelle assise, debout, comment tenait-elle son bras droit … Il sentait bien qu’elle l’écouterait sans se lasser pendant des heures, qu’elle était déjà largement sous son influence. Mais que, comme lui, elle luttait, et elle était au moins aussi forte que lui. Quand ce fut fini : - A demain, dit-il. J’embrasse tendrement ta bouche. - Oh ça, si tu veux, ça ne m’engage guère. Erika avait imaginé de garder ce soir-là quelques personnes à dîner. Il ne fallait pas toutefois pas doubler les réunions de travail de la Dream Team. Weng Li s’était récusé, mais sans aigreur, Niklaus était au travail, dans l’enfer de la Fournaise, pauvre Niklaus. Il y avait là Milo et Komako, qui ne formaient plus qu’un seul corps. On avait traîné de force Camille, qui n’osait plus refuser quoi que ce soit. Il est vrai que la manière insidieuse dont on l’avait démasquée sans sévir la déboussolait totalement. Il y avait aussi bien sûr Concepcion et Océane. C’était la première fois qu’il revoyait depuis plusieurs jours Erika et Océane ensemble, et il sentit chez sa maîtresse comme une sorte de prudence : elle était sur ses gardes. 250 En venant, il avait rencontré au hasard d’un couloir la sténotypiste, qui partait vers sa nuit. - Je vous suis très reconnaissante de votre attitude à mon égard. Il est très gentil avec moi, vous savez. C’est étonnant comme ces hommes forts peuvent parfois être doux. Ses grosses mains… excusez moi. - C’est un bon milieu ? - J’en suis surprise. Mais … assez rouge. Vous voyez que je vous dis tout sans crainte. Ils jouent l’Internationale à l’accordéon diatonique et regardent des DVD sur la guerre d’Espagne. - Le cas échéant, ils sauraient… - Je le pense. Mais on ne s’oriente pas dans ce sens-là, n’est-ce pas ? Pas de gaffe, Otar, avec personne. - Oh non, dit-il. Mais si je devais … recruter quelques amis, me donneriez vous la main ? Elle resta silencieuse. - En serais-je capable ? - Vois-tu, dit-il, dans quelques mois, quand nous allons discuter d’égal à égal avec le Groupement, il ne serait pas mauvais qu’une partie plus ou moins importante de l’opinion publique nous soutienne. Que nous ayons une sorte de mouvement à nous … Tu es presque là dans le secret d’Etat. Elle avait rougi, sous le tutoiement d’abord, sous la proposition ensuite. Ce n’était pas une enfant. Elle n’imaginait pas une seconde qu’elle pût plaire à l’Envoyé, et le Pays entier savait qu’Otar ne s’en prenait jamais à une femme en amour. - Tu penses pouvoir rester ici ? - C’est tellement récent, dit-elle, on ne sait encore pas comment ça tournera. Mais en revanche, je me suis rendu compte qu’il y aurait sur cette île du travail pour une femme de ma qualification. Je n’aurais sans doute pas mes salaires de Miran, mais je pourrais bien vivre. 251 - De toutes manières, nous n’en resterons pas à ce que nous t’avions promis. Quand tout cela sera terminé, tu recevras une gratification spéciale liée à la qualité des travaux que tu as fournis. - Je ne veux pas que la belle histoire que je vis ici soit mêlée à des affaires de fric. - Vois-tu, Anmari, voici quelques temps déjà que je sais comment se dépensent les fonds de l’Etat. Et depuis quelques semaines, je suis à même de les gaspiller directement. Toute somme qui va à un travailleur est volée à la gabegie. Bien, Anmari, tu vas me dire : je te souhaite une bonne soirée, Otar. Ce fut très difficile, mais elle y parvint. - Alors, dit Erika, comment va Gwennaele ? Pauvre Erika. - Elle s’astique comme d’habitude, dit Otar. Mais elle a d’autres talents, Milo te le confirmera. Ce soir, nous ne parlons pas politique. - Alors, dit Komako, nous allons parler cul. Ce n’est pas très varié. - Nous sommes quand-même un peu privés des sorties miranaises, des spectacles, des défilés de mode… Le traiteur de Sainte-Croix avait bien fait les choses. La table offrait aussi des vins de qualité. L’atmosphère monta vite. - Komako et Milo, dit Erika, vous buvez trop. Cela va nuire à vos performances. - Viens que je te montre, dit Milo, et Komako le frappa du poing en riant. C’est une des dernières soirées de ma vie où je peux m’amuser, pensa Otar. Ensuite, je ne me m’amuserai plus jamais. Ensuite, je me tirerai peutêtre une balle dans la tête. Mais c’est déjà trop tard. Une contraction interne le tenait déjà dans un corset de fer. Action imminente, conséquences inimaginables de l’action, il ne prendrait plus de plaisir à rien. C’était pourtant une situation qu’il affectionnait. Il y avait sa femme légitime, partie le tromper il ne savait où. Il y avait sa maîtresse en titre, 252 présente et conquérante. Il y avait pas bien loin une femme qu’il commençait à aimer, avec qui il venait d’avoir une conversation tendre et qu’il verrait le lendemain. Il y avait dans l’assistance une petite nana qu’il désirait… C’était le parcours du combattant type du bobo miranais, il se trouvait là dans son équilibre habituel. - Klara est à la Fournaise, dit Erika. Nous avons renoncé à la faire surveiller par Océane. Les petits Externes de Niklaus sont désormais très opérationnels, ils ont pris le relais. De sorte qu’Océane est dorénavant libre tous les soirs. Pas d’amourette, Océane ? - Non, dit celle-ci, j’ai mis fin à une liaison assez longue avant de quitter Miran, en massacrant un pauvre garçon, comme d’habitude. Alors je suis heureuse de garder pour quelques temps ma tête libre. - Mais tu sors bien le soir, au cinéma aux armées de Milo. Les yeux d’Océane se fixèrent sur Otar. - Oh oui, dit-elle. Mais c’est décevant. On couche avec l’un, avec l’autre… Je n’ai plus dix-huit ans. Erika aussi regardait Otar. C’est elle qui l’envoie se faire sauter, pensat-il, pour la distraire de moi. Et un peu aussi pour m’atteindre. Erika, tu joues un jeu dangereux. Camille et Concepcion n’ouvraient pas la bouche. Concepcion semblait indiquer que toutes ces histoires étaient dérisoires et ne l’intéressaient pas, ce qui n’était pas faux. Mais elle ne boudait pas : elle restait d’une longanimité absolue. Camille, elle, se montrait maussade. - Je bois, dit Otar –sa coupe était quasiment vide- je bois au jour où Concepcion sera vraiment amoureuse. Et profitera pleinement de cet amour. - Sincèrement merci, dit Concepcion. Qu’il vienne vite, ce jour béni. - Je bois ensuite, reprit Otar –il n’avait toujours pas touché à son verre- , pour que Camille retrouve la sérénité. L’intéressée eut un pauvre sourire, qui fut au demeurant le seul de la soirée. 253 Quand les invités se quittèrent, profitant de la confusion devant la penderie, Océane déposa prestement un tout petit baiser sur la bouche d’Otar, et s’enfuit. 254 Jeudi 8. J-4. Vers 9 heures, les « techniciens « du Groupement vinrent à la Villa pour prendre les hommes d’Otar. Le premier de ceux-ci était un ingénieur de haut niveau toutes mains, un connaisseur redoutable de tout ce qui touchait à la technologie civile et militaire. Il avait beaucoup trimé dans les camps et sur les chantiers, et en avait ramené des mains calleuses d’ouvrier. Comme bien des ingénieurs, hélas, il ne brillait pas par sa connaissance des poètes précieux, mais son intelligence vive, son inestimable expérience en faisaient un homme irremplaçable. Il portait un paletot de velours luisant, une casquette de même farine, un pantalon de treillis et des chaussures montantes qui avaient beaucoup servi. Il ressemblait possiblement à un maquignon, très vaguement à un vieil alcoolique, et un peu à ces animaux étranges et oubliés qu’on voit au fond des zoos, et pour lesquels on regarde deux fois la pancarte. Il était colonel du génie, et Gwennaele n’avait consenti qu’à grand regret à l’exposer, même pour une mission de quelques jours. C’était à l’évidence Gwennaele qui tenait le manche pour tout ce qui touchait aux questions militaires. Retournement du problème de la phallocratie. Otar se plaignait in petto de n’avoir affaire qu’à des hommes, Milo, Otar, des Echauguettes. Mais c’était une femme qui se trouvait aux commandes des appareils. Le second technicien de la Villa était un de ces manuels à tout faire, toujours les mains dans le cambouis, bon en tout, adroit comme un singe, et accessoirement spécialiste des explosifs de niveau mondial. Les deux hommes n’avaient pas mis cinq minutes à s’évaluer, et à s’emboîter littéralement l’un dans l’autre. La fine équipe se mit en route, et chacun vaqua vers ses réunions. Otar passa dans la matinée une demi heure avec Maud. Ils n’osaient quand-même plus se serrer la main. Otar résolut le problème : un très bref, un impalpable contact des lèvres, bouche fermée. Quelque chose de digne, d’aérien, de très émouvant. Rien à voir avec le petit bécot complice d’Océane. 255 Un véritable baise main, en quelque sorte. Les corps bien entendu ne se touchaient pas, mais il sentit vibrer Maud comme un violoncelle. Peut-être, depuis son échec amoureux, avait-elle pratiquement perdu l’habitude du contact des hommes. - Trente sept ans ? demanda-t-il. - Tu prends des risques, Otar. J’en ai trente-huit. Mais tu me vois comme une femme de mon âge, je dois abdiquer toute illusion. Et tu aurais pu te tromper par excès. - L’amour me rend clairvoyant. - Je crois surtout que tu es intuitif et fonceur : attention aux sorties de route. Ils parlèrent de la journée. - Ils me cassent les pieds avec leurs contrôles. On est en train d’explorer le sous-sol de la salle des Congrès. Il y en a pour plusieurs jours. J’ai autre chose à faire. - Comprends leur méfiance. - Veux-tu que je te dise ? Ca ne fait pas grand mouvement aux ramifications internationales, ça fait artisanat de village. C’était dit pour être répété. Ca apporterait un plaisir mitigé, mais ça secouerait peut-être aussi le cocotier. - Ton fils va si mal que ça ? - Il est perdu. Un garçon dans son état, pris en main par une solide équipe médicale, avec la volonté de se soigner, survivrait sans doute fort longtemps. Il n’y a pas que sa … regrettable maladie. Il est très atteint psychologiquement. Je ne suis pas spécialiste, mais c’est un psychopathe grave, de surcroît suicidaire. Les responsabilités ? Comme toujours, celles des parents. Je dirais que Klara y trempe peut-être un peu plus que moi, mais c’est une excuse facile. Connais-tu ce que les pédagogues appellent l’abandon noble ? Ce garçon n’a pas été privé de ses parents : nous nous arrangions assez bien pour le voir à tour de rôle. Mais ce dont a besoin un gosse, c’est du café au lait chaud sur la table du petit déjeuner entre son père et sa mère, à toute 256 vitesse parce qu’ils sont pressés tous les trois, et d’un petit baiser dans le cou en lui renouant son cache nez. C’est de l’histoire lue quelques minutes le soir, en s’asseyant sur son lit. C’est du caddie du supermarché qu’on pousse à deux ou à trois. Nous n’étions pas là, tu comprends, pas présents dans le quotidien. Ensuite, il y a eu la surabondance des biens matériels, pas l’étalage de la richesse, qui n’était pas notre fort, mais l’extrême facilité de la consommation : tout jeune, les vêtements, les voyages… Klara l’a plus pourri que moi, mais je n’ai pas beaucoup mis le holà. - A t’entendre, dit Maud pensive, j’ai presque envie que tu m’en fasses un. Il était toujours impossible de discerner chez elle la part du jeu, de la séduction téléguidée … - Tu y es cependant attaché ? - Oui, dit Otar. Ce que je dis sur son état est pour me préparer à avoir un jour de la peine, une grande peine. Mais il nous reste encore de longues années à lutter. Les traitements s’améliorent, et nous l’avons icimême fait prendre en main psychologiquement d’une manière assez réussie Il comptait là aussi sur elle pour faire passer le message. J’aime mon fils, et me battrais pour lui bec et ongles. - Tu parles assez curieusement de Klara. - Klara, c’est la grande passion de ma vie. A toi de voir si tu es capable de m’en faire vivre une seconde. - Tu ne l’aimes vraiment plus ? - Elle a sottement tué peu à peu mon amour par ses provocations. Je souffrais trop, un jour la mécanique a cassé. Mais c’est une très belle femme, et j’y suis sensible. Et puis nous avons un tel passé commun. - Tu couches encore avec elle ? - Oui, régulièrement, mais assez peu fréquemment. C’est très agréable. Elle le regardait. 257 - Oh, dit-il, je fais l’amour avec Erika presque tous les soirs. Et il peut y avoir … du passage. Saisis-moi bien. Je ne veux pas passer chaque jour une demiheure avec toi et aller ensuite me masturber dans les toilettes. Il aimait parfois parler durement. Il corrigea : - …me branler dans les chiottes. Elle ferma les yeux. - Mais prends-moi, dit-elle, c’est tout simple. - Tu connais mes conditions ? - Oui, dit-elle, et elle récita : Otar, je t’aime à la folie. Prends moi. Et il faut que je sois pleinement convaincante. - C’est le deal, dit-il. Nous en sommes encore assez loin. - Oui. Et si je me sens vraiment en danger, je te tuerai avant. - Nous sortons, dit-il, de l’opération Pavese. Tu ne devrais logiquement pas me tuer, mais me détruire. Elle eut l’air accablé. - Parce que tu sais ça aussi, le nom de code de ma mission ? Il avait parlé au hasard. Cette symbolique dépassait de loin le Groupement ; c’était l’Honorable Société qui l’avait enclenchée. - Pavese, dit-il. C’est très flatteur. - J’ai imaginé que c’était le nom d’un … Calabrais. - Mes fiches ne sont pas à jour, répondit-il. Je te croyais Normalienne. - Certes, j’ai bien mémorisé le nom d’un écrivain italien du milieu du siècle dernier … Tu connais les khâgnes. Nous apprenions des listes d’auteurs quasiment par cœur. - Ah, tu es bien de formation anglo-saxonne, va. L’unitéralisme culturel.. Au lieu de ne rien faire de tes journées, tu vas aller aujourd’hui même à la Grande Bibliothèque de Sainte-Croix, elle est réputée, et tu emprunteras Le Bel Eté. C’est enregistré ? Allez, aujourd’hui, c’est moi qui te fixe ta mission. Et demain je te parlerai de la mort de Pavese. Il lui donna dans le couloir leur baiser d’adieu désormais convenu, devant une Chambrière qui s’enfuit en trottinant comme une souris. 258 Il driva pendant l’après-midi une nouvelle assemblée. Ca tournait rond, mais toutefois un peu sotto voce. L’avant-veille, trois coiffeurs en goguette avaient été roués de coups dans une ruelle, et les agapes étaient devenues plus calmes. On avait pu noter que deux journaux s’étaient permis de trouver l’événement choquant. Il rentra ensuite assez rapidement pour retrouver ses deux spécialistes. - Premier point, dit le colonel, je suis surpris de l’étonnante faiblesse technique de nos partenaires. De sales types, entre nous, insultants, constamment menaçants. Le plus malin d’entre eux a à peu près les connaissances d’un sergent-chef qui aurait appris à poser quelques pains de plastic. - Ils savent quand-même piéger les véhicules, dit le second spécialiste, deux pas en arrière. - Voilà : des petits truands, des petits branleurs, des sous-offs rengagés. - Mais qu’est-ce qu’ils veulent ? - Ils ne croient absolument pas au fond d’eux-mêmes à la possibilité d’un clash. Ils veulent jouer les gros bras, montrer leurs muscles. Occuper le terrain. Vous connaissez les lieux ? - Pas suffisamment, hélas. - Nous sommes en présence d’un îlot, ce qu’on appelle vulgairement un pâté de maisons, en forme de haricot. La salle de réunion se trouve sur le flanc Est, et donne sur un boulevard dont elle est séparée par un petit bosquet. Beau bâtiment d’architecture classique, d’un seul niveau, mais très haut de plafond, muni de quatre grandes portes à deux battants, sises à chaque extrémité, qui permettent donc un accès et une évacuation rapide. Cette salle s’accote sur son flanc Nord à une série de bâtiments de deux à trois étages, qui se rabattent vers l’Ouest en formant une boucle autour d’une cour centrale. J’ai cru comprendre que le bâtiment Nord vous 259 intéressait tout particulièrement. Il est très robuste, de style XVIIIème, avec des murs atteignant parfois plusieurs mètres d’épaisseur. Il présente un lacis de couloirs assez complexe. Il ouvre directement sur le Nord, par plusieurs issues. - Parfait. - Mais nous avons surtout visité les sous-sols, ils sont magnifiques, en très bon état, mais vides. - Que disaient nos … partenaires ? - Rien. Ils attendaient l’heure de l’apéritif. Je leur ai signalé que l’installation électrique était relativement ancienne, qu’on risquait des courts circuits, et qu’en deux ou trois jours de travaux on pourrait sensiblement améliorer cette situation. - Et alors ? - La seule chose qui les intéressait, c’était de faire travailler l’entreprise d’un de leurs amis. Nous ne nous y sommes pas opposés. Il rit. - J’allais leur parler du chauffage … et c’est eux qui y sont venus les premiers. Il semblerait que le chef maffieux lambda soit d’une frilosité supérieure à la moyenne. Dans l’île, apparemment, on n’allume les feux qu’en janvier. Mais vers le 20 décembre, n’est-ce pas, on peu avoir un petit coup de froid. Nous nous sommes donc assurés de la bonne marche des chaudières, et nous ferons comme prévu le plein de mazout. Il a lieu d’habitude fin décembre, on l’avancera de quinze jours. Vingt tonnes. Otar avait la gorge sèche. - Alors, évidemment, cela fera un peu de va et vient. - Bien sûr, bien sûr. - Puis-je parler librement ? - Monsieur est aussi fiable que vous et moi. - Eh bien, il apparaît que, du va et vient, il y en a eu pas mal ces derniers temps. Ca ne trompe pas un œil exercé. Il semblerait même que certains … emplacements aient reçu un début … d’aménagement. Les hommes de Niklaus. L’inlassable furet était déjà dans la place. - Je suis sûr que, de jour comme de nuit, ça va, ca vient. 260 - Colonel, nous sommes ici en état de camping permanent. - Ca me rappelle mon jeune temps. - Pourrions-nous cependant vous convier à dîner ce soir ? A la fortune du pot … Colonel … Otar baissa la voix. - Votre compagnon n’a pas vos qualifications … Mais, je souhaiterais qu’il participe à notre repas. C’est un peu notre déontologie … - Mais je vous en prie. De toutes manières, il s’est très bien conduit avec cette racaille. A chacune de leurs bévues, il leur a correctement mis le nez dans leur caca. - A table, nous aurons probablement une taupe… L’homme en parut rajeuni. - Ca me rappellera mes vertes années. Encore un point. On m’a dit qu’il était utile que je rencontre un certain Niklaus… - Je vais essayer de l’avoir pour ce soir. L’intéressé s’apprêtait à partir pour La Fournaise. - Je ne dois pas arriver là-bas après onze heures, dit-il. Je quitterai peut-être la table avant la fin du repas. Je ne raffole pas des dîners en ville. Mais il faut absolument que je m’entretienne avec ce colonel. C’est une pointure, hein. Je n’ai déjà plus un poil de sec. - Tu pourrais passer me voir un peu avant ? - Oui, du coup je suis libre. Je vais faire tenir par des Externants mes rendez-vous prévus avec les Externes. C’est un peu acrobatique, mais on s’arrangera. Dans trois quarts d’heure ? - Davantage si tu veux. Erika voulait bien recevoir le monde entier. Elle sautait de joie. Ils s’ennuient tous de Miran, pensa Otar. Ils ne vont plus s’ennuyer longtemps. - Le traiteur se fait des coucougnettes en or depuis que nous sommes là. Je suis sûr qu’il pourra nous arranger au moins un lunch avant ce soir. Otar avait un peu de temps devant lui. Il lui restait vingt minutes. Il appela Maud, qui était chez elle et lisait Pavese. Il lui dit des bêtises, elle répondit avec douceur, de sa belle voix d’alto. 261 - Niklaus, mon vieux Niklaus ! - Ca tourne, patron, ça tourne. - Combien as-tu d’Externes ? - J’arrive à quatre mille. - Ca ne se voit pas trop ? - On comptera un million et demi de visiteurs à Sainte-Croix pendant les fêtes de fin d’année. - La menace islamique ? - Cinquante mille annulations. Trois pour cent. - L’atmosphère ? - Excellente. Et surtout, les Externes commencent à recruter. Ils ont consigne de faire ami-ami avec cinq personnes au moins. Les résultats sont inégaux, mais ils ont bien à l’heure qu’il est dix mille copains et copines. - Pas trop de déchet ? - J’ai renvoyé environ cinq cents personnes. - Quand-même … - Milo est plus dur. - Niklaus, as-tu exactement deviné ce que nous allions faire ? - Globalement, oui. - Ce soir, tu entres dans la conspiration. Les seuls initiés sont pour le moment Weng Li, Milo, Pol et Gwennaele. - Pol ? - Monsieur Angeroli et Madame Stabon. - Oh ! pauvre petit Niklaus ! Otar parla, longuement et avec une grande précision. - Nom de Dieu, dit le petit flic, je n’aurais jamais osé espérer ça. Il y a trente ans que j’attends. Et j’y participe ! - Et en chef, mon bonhomme. Voilà, j’ai besoin de toi. Tu as bien saisi que nous allions avoir un problème d’exfiltration. 262 - Je ne pense qu’à ca. - Milo va assurer le plus gros. Aux deux extrémités. Mais entre les deux, j’ai besoin de tes hommes. - Je le sens, j’en fais mon affaire. - La police de Mopale ? - Elle est nulle et se montrera débordée dès la première seconde. - Les petits lascars armés du Groupement, qui rôdent déjà en voiture ? - Plus dangereux, mais prenables. Tirs d’intimidation. - Et sinon ? - Tirs à tuer. Qu’est-ce qu’on fait pour Camille ? - On la garde comme ça. Tu tiens ta langue pendant le repas. - Vous n’allez pas l’abattre ? dit-il plaintivement. - Elle te branche, Niklaus ? Je croyais… - Elle me branche d’une certaine manière. Ce serait tellement malheureux … 263 Milo faisait face à une salle à moitié vide, et hostile. Le vendredi s’était passé sans problèmes, le samedi matin aussi. Le Super Frelon l’avait déposé près de la salle de réunion qui donnait sur le littoral. Au large, on devinait une activité intense. Chalutiers et autres unités de petit tonnage entraient et sortaient sans arrêt du port de Vala. Il avait devant lui près de cinq cents personnes, des gens de mer pour l’essentiel. Les premiers rangs se montraient à peu près calmes, mais le fond de la salle sifflait, écumait, vomissait des injures. On n’avait pas oublié l’incident naval. Plusieurs compagnons des marins présents avaient été tués. Pour la première fois, Milo se demanda s’il n’avait pas manqué de prudence. Son micro était puissamment réglé, et il attaqua tout de suite le fond de la question. - Nous connaissions parfaitement vos trafics, dit-il. Nous avions ordre au plus haut niveau, depuis Miran, de ne pas les gêner. Pendant trois jours, tout s’est bien passé. Le quatrième jour, vous avez attaqué notre vedette, qui rentrait au port avec une cargaison de vivres. Nous avons eu trois blessés, dont l’un gardera des séquelles de l’accrochage. J’ai fait immédiatement venir notre seconde vedette en renfort. Elle a tiré deux missiles et détruit les deux embarcations les plus agressives. Il y eut un début de bronca. - Elle en a ensuite coulé une autre, qui s’était mise à la poursuite de notre premier bateau. Nous n’avons fait que nous défendre. - En tirant sept missiles ? cria un homme. - Deux hélicoptères d’assaut ont été envoyés en renfort du continent sans que je les demande. Décision du Directoire. Estimez-vous heureux : l’OTAN avait mis une unité d’Eurofighter en alerte. En vingt minutes, ils étaient sur ce port. Le silence était revenu. - Vous voulez jouer dans la cour des grands et vous vous conduisez comme des gamins. Nous savons très bien ce que vous transportez, et nous avons convenu de ne pas en parler. Ni sur le coup, ni maintenant, ni plus tard. On a pratiquement réuni une conférence internationale à cause de vous. 264 Vos maîtres -il avait failli prononcer le mot interdit- ont reconnu leurs torts, le trafic a pu reprendre par d’autres routes. J’ai l’autorisation de vous confirmer que nous serons bientôt partis et que vous pourrez donc réemprunter vos chemins habituels. Vous avez fait une connerie. Reconnaissez le, et qu’on parle d’autre chose. Je voudrais ajouter que, demain, certaine force de cette île va devenir un interlocuteur officiel du gouvernement du Pays, de mon gouvernement, qui est aussi votre gouvernement. Et qu’il faudra donc adopter une attitude responsable en toutes circonstances. Les hommes réfléchissaient sur ses paroles. Milo n’avait peut-être pas employé un langage suffisamment simple. Il était possible que son dernier paragraphe, notamment, n’ait pas été compris par tous. La situation parut se calmer, et l’on fit semblant d’aborder les revendications catégorielles des marins pêcheurs. Mais l’atmosphère restait lourde. Au fond de la salle un noyau hostile chahutait quasi ouvertement. Soudain, un individu se leva et dégaina une arme de poing. - Mes deux neveux, cria-t-il, salaud, où sont-ils, mes deux neveux ? Milo regardait l’arme. C’était un pistolet de série assez banal et même un peu démodé. Il y avait bien peu de chance pour que, à quinze mètres, la première balle l’atteigne. Ses deux assesseurs avaient mis au jour l’un une arme suisse munie d’un chargeur de quinze cartouches, l’autre un Uzi. Milo avait simplement rabattu le pan de sa veste, pour pouvoir dégager son holster. Tous les assistants des premiers rangs s’étaient jetés au sol. Milo ignorait viscéralement la peur. La question était de ne pas tirer les premiers. Lorsque l’olibrius ouvrirait le feu, la riposte serait foudroyante, et l’homme se trouvait au milieu d’un groupe, ce qui n’arrangerait pas la situation. Il ne restait qu’à craindre un coup de malchance, que la première balle de l’assaillant fit mouche. Brusquement la porte du fond s’ouvrit, laissant le passage à un garçon muni d’un fusil d’assaut Galil, et vêtu d’une curieuse tenue paramilitaire. Glaser se vit perdu : une seule rafale allait les décimer, lui et ses assistants. Mais le nouveau venu se tourna vers le trublion et le mit en joue. 265 - Casse-toi, dit-il. Et toute la bande, là, dehors. On ne discutait pas les ordres du Groupement. Le mutin rangea son arme, et ses comparses sortirent derrière lui en file indienne, l’œil mauvais. Très intéressant. La maffia a choisi d’assurer ma sécurité. Cela ressemblait bien pourtant à un guet apens. Il est possible aussi que chez eux, comme dans tous les courants politiques, on trouve des faucons et des colombes. - Passons à l’ordre du jour. Les gens se relevaient tranquillement, reprenaient place, s’époussetaient. Ils en avaient vu d’autres. Trente six heures plus tôt, un yacht était parti de la côte méditerranéenne du continent. Sa dernière escale avait été dans un port de plaisance français, Saint Tropez, où, bien que l’on fut largement revenu de toutes les incongruités, on n’avait pas omis de remarquer cet équipage de trois hommes et de deux femmes qui menaient un joyeux tapage, leur verre de jus de fruit à la main. Il allait s’en passer de belles lorsqu’ils seraient au large, mais c’étaient en tout état de cause des marins confirmés. L’embarcation fit route vers Mopale à vitesse réduite. La mer était parfaitement calme, et la visibilité excellente. Lorsque l’esquif fut parvenu à une quarantaine de kilomètres de la côte Ouest de l’île, ses occupants mirent discrètement un canot à la mer et s’éloignèrent avec un intense soulagement aussi vite que le permettait leur petit moteur. Le yacht commença à dériver lentement : il n’avait rien pour attirer l’attention. Il fallut un certain temps pour que la distance entre les occupants du yacht et leur ancienne demeure fût jugée suffisante. La vedette de Milo se trouvait à ce moment là à vingt cinq kilomètres à l’Ouest. Elle tira son missile. Le yacht contenait deux tonnes d’explosifs divers, dont quelques bidons de napalm, du phosphore, du magnésium et de la poudre d’aluminium. Le choc fut si violent que quelques sismographes de la côte méditerranéenne l’enregistrèrent brièvement. Un magnifique champignon 266 orange et feu s’éleva dans l’atmosphère calme, visible à une bonne vingtaine de kilomètres. Du port, on n’entendit pas la déflagration, trop lointaine. Seuls les yeux exercés de certains marins auraient pu discerner brièvement une lueur sur la mer. Mais des dizaines de bateaux du Groupement étaient au large, et perçurent nettement l’événement. Une intense agitation gagna toute la flottille, dont de nombreux éléments commencèrent à se diriger vers le point suspect. La vedette fonça pleins feux en direction du canot, recueillit son équipage, et s’éloigna vers le Nord. Milo tranquillement attendait, et feignait de répondre aux questions qu’on feignait de lui poser. Soudainement son entourage s’agita, on vint lui parler à l’oreille. Il se leva et dit dans le micro d’une voix calme : - Ma vedette vient d’intercepter un bateau kamikaze bourré d’explosifs qui se dirigeait vers nous. Un énorme brouhaha lui répondit. Par grappes entières, les hommes se ruaient hors de la salle, gagnaient le port. Milo resta seul avec son équipe, tandis que le service d’ordre du Groupement, très clairsemé, continuait à faire les cent pas à l’extérieur. Il choisit de se diriger vers son hélicoptère, de parler aux pilotes, de boire une bière avec son équipe de protection. Puis il identifia le paramilitaire qui était entré dans la salle avec son fusil et se dirigea vers lui. - Merci, dit-il, vous m’avez sauvé la mise. L’autre prit un air buté. - J’obéis aux ordres. Rien n’était plus facile que de porter des vêtements à allure militaire. Mais cela ne plaisait pas trop à Glaser ; si la maffia avait des milices structurées, la tâche serait plus difficile. Au bout de quelques instants, un homme se détacha du groupe et vint vers lui. Cette allure racée, ces bottes souples … - Alfredo Frascati, dit-il. Bigre. Le numéro un de la famille numéro un. Milo lui serra franchement la main. 267 - Nous avons remarqué depuis trente six heures les évolutions curieuses d’un yacht parti de Saint- Tropez. Un détail avait fait tiquer les gens du pays. L’équipage menait grande vie, mais dans une ville dont le rosé est mondialement célèbre, ne consommait pas d’alcool. Le bateau s’est approché à très petite vitesse des côtes de Mopale, puis a brusquement piqué vers l’Est. Il n’a pas répondu à nos demandes d’identification. Nous avons alors pris le risque de le mettre hors d’état de nuire sans plus attendre. - Si ç’avaient été de vrais touristes ? demanda Frascati avec un fin sourire. - A la guerre comme à la guerre, dit Milo avec un geste badin de la main. Mais c’étaient de curieux promeneurs. On estime leur cargaison à environ deux tonnes de TNT. - Nous l’aurions intercepté. - Ou il aurait attiré vos embarcations autour de lui et vous en aurait envoyé par le fond cinq ou six d’un coup ; ou il aurait abordé au port de plaisance et vous aurait ravagé six ou sept cent mètres d’appontements plus les bâtiments de la capitainerie. Frascati le regarda en silence. - Mais c’est quand-même une excellente nouvelle. Je connais bien ces mouvements. Ils ont fait leur cinéma, ils sont heureux. Je vous parie que demain ils annonceront sur leur site Internet qu’ils se sont fait exploser au milieu de votre flotte et qu’on compte vos pertes par dizaines de morts. En tout été de cause, ils ne peuvent quand-même pas se vanter d’avoir dévasté le port. Je connais bien, répéta-t-il, ces petits mouvements terroristes : leur coup est fait, on a parlé d’eux, c’est réglé. Nous sommes complètement tranquilles. Deux hélicoptères d’assaut traversèrent le ciel avec un bruit assourdissant. Milo regarda les maffieux : ils avaient peur. - C’est à vous, ça ? dit Frascati. - Hélas … ce sont les forces de l’OTAN, sans doute celles de des Echauguettes. Ils sont à nos couleurs. 268 - Des Echauguettes a des hélicoptères d’assaut ? - Ca vient de sortir. Secret Défense, hein ? Bon. Je crains que la réunion ne soit terminée. - En tout état de cause … - J’ai mis en mémoire quelques revendications. Le syndicat des gens de mer, qui est puissant par ici, pourra sans doute m’envoyer les siennes. - C’est important ? - Oui, nous tenons beaucoup à faire le bilan le plus complet possible de ces Etats généraux. Eh bien, j’y vais. Merci d’avoir assuré ma protection. Comme vous le savez très certainement, nous sommes en contact avec les Lempereur. Je leur rendrai compte brièvement dès mon retour. Mais sans doute l’aurez vous fait avant moi. On se sépara sans plus parler. Milo rentra donc à la Villa assez tôt dans l’après-midi. Il rendit compte à Otar et à Weng Li, qui le félicitèrent chaudement. - Il ne faudrait quand-même pas que nous ayons été trop réalistes, murmura Weng Li, et qu’ils prennent peur avant la réunion de mardi. - Tant que nous n’en serons pas à l’ultime seconde, dit Otar, je nourrirai des craintes. Vous venez tous les deux au pince fesses ? - Non, dit Weng Li. Jamais la Dream Team ne doit être dehors tout entière en même temps. - Par ailleurs, dit Milo, le politique, c’est ton terrain. Je n’aime pas interférer. Erika n’était pas vraiment en forme. Mêmes des battantes de son espèce connaissaient les jours des camélias rouges. - Je te confie Conception et Océane, dit-elle. Camille fut désignée d’office, et aussi Komako, à son grand dam. Mais, remplaçante désignée de Madonna, elle avait joué un rôle fondamental dans l’organisation de la soirée. C’est elle qui avait eu au téléphone la plupart des participants, et elle se devait d’être présente. 269 Klara et Niklaus avaient déjà filé à La Fournaise. - Eh bien, dit Otar, je partirai avec mon parterre de fleurs. Entre tant, il envoya un petit coup de téléphone à Maud. Milo, de son côté, appela Michelangelo Lempereur. - Tiens, fit l’autre, Milo Glaser. Pan, pan. - Viens me chercher. Il relata brièvement l’incident. - Les Frascati sont au courant, j’ai parlé à Alfredo. Je voulais simplement vous signaler que la vedette a regagné le continent, et qu’elle y restera jusqu’à mercredi. Je pense que nous sommes tranquilles au plan du terrorisme. Ils ont fait leur crotte, ils sont heureux, nous n’entendrons plus parler de ce groupe. Salut. L’arrivée d’Otar flanqué de ses quatre beautés fit sensation. Les appareils numériques flashaient sans interruption. Tous les journalistes étaient là. Otar les avait désormais rencontrés un par un, la plupart avaient reçu en partage un scoop, petit ou grand. Les assemblées étaient une manne pour la presse locale, qui publiait à tout va photos de groupes, échos, bons mots, qui interviewait les participants. Et qui commençait même à développer une analyse critique des contenus. Car Weng Li et Océane ne se contentaient pas d’expédier les compte rendu à Miran : ils les dispatchaient très largement au plan local. Les participants aux réunions retrouvaient leur nom, leurs expressions avec une fierté légitime. Au fond, une certaine forme d’action politique était commencée. Otar serra la main de Nat Lacourière, qui le regarda gravement. Celle aussi de Cluster Aloha, qui tournait de plus en plus à l’hostilité ouverte. Celle du jeune blondinet, dit Rouletabille, dont l’information sur les carburants avait littéralement propulsé la carrière. On trouvait là aussi Louis Destruc, l’ineffable architecte des monuments nationaux, très heureux de vivre, un membre de l’état-major du général des Echauguettes, fort courtois, l’irremplaçable Oswaldo Marini-Fizzi, l’homme de Pour Mopale, peu 270 gêné d’être un des seuls politiques présents. On ne pouvait certes encore parler d’un parti de l’Envoyé, mais il avait ses amis, sa petite cour. Sur la demande expresse de Niklaus, on avait introduit dans la place dix Externes triés sur le volet, qui brillèrent rapidement par leur connaissance sans faille de l’Ile et de ses mœurs, et qui de toute évidence côtoyaient déjà beaucoup de monde. Otar avait osé faire venir Anmari et son docker, lui-même entouré de quelques amis. Il se fit présenter tout le groupe, serra des mains. Il prenait le risque de choquer, mais l’homme, une sorte d’armoire à glace, était doux et très ouvert. Erika avait fait donner en masse les Chambrières, et dans leur variante la plus légère. On s’aperçut vite qu’elles respectaient la réserve la plus extrême avec tous les hommes accompagnés. Les épouses, tétanisées au départ, s’enhardirent ; ce furent elles qui posèrent des questions. On vit se réunir de véritables cercles de dames aux yeux brillants. Le buffet était remarquable. Les traiteurs de Mopale avaient vu là à juste titre un défi à relever. Toutes les spécialités gastronomiques de l’île se trouvaient offertes dans la gamme la plus élevée. Otar avait spécialement surveillé les boissons. Du bon champagne de France, et les meilleurs vins régionaux. On buvait très sec, et l’Envoyé lui-même donnait l’exemple. Il versait coupe sur coupe dans les bacs de géranium, préparant pour les fleuristes du cru des réveils douloureux. Il prononça quelques mots de bienvenue, annonça qu’il ne ferait pas de discours, mais qu’il répondrait en privé à toutes les questions. En fait, de petits cercles se formaient autour de lui, mais Komako aussi était très entourée. - Je n’ai même pas vu Mopale, disait-il. Votre région est merveilleuse, et je ne l’ai pas visitée. Quelqu’un suggéra qu’au fond la Résidence était un loft. - Je n’ai pas pu vous recevoir là-bas, dit Otar. Nous campons, savez-vous. Je ne voudrais pas que vous voyez mes appartements ! Et ces palais gouvernementaux sont très inconfortables. On parla assez peu des assemblées d’Etats généraux. La saturation venait. 271 - Le bruit court que la réunion des pêcheurs de cet après-midi a été … musclée. - Oui, dit Otar en riant, les pêcheurs ont la tête près du bonnet, et Milo n’est pas un tendre. Ca se devait de faire des étincelles. - On a parlé d’un incident en mer … suggéra quelqu’un. - Il s’est effectivement produit quelque chose, dit Otar, en se tournant obligeamment vers l’interlocuteur. Le colonel Milo Glaser et mon secrétaire Weng Li sont en train en ce moment même de se pencher sur la question. Vous aurez un communiqué demain, ou peut-être lundi. On m’a parlé d’une embarcation suspecte, et comme on avait agité la menace terroriste … Otar vida le fond de sa coupe. - Champagne ! dit-il. - Où en sommes-nous exactement sur ce point ? - Oh ! le soufflé se dégonfle d’heure en heure. Le site Internet paraît douteux, les communiqués n’ont pu être identifiés. - Vous ne nourrissez aucune crainte pour les jours à venir ? - Aucune. Il reste une dizaine d’assemblées qui doivent se tenir d’ici jeudi. Les deux plus importantes, celle des propriétaires terriens et celles du clergé se préparent d’excellente manière. Les gros propriétaires ont souhaité avoir leur service d’ordre, qui a commencé à se déployer dans Sainte-Croix. De notre côté, nous ne prendrons aucune mesure particulière de sécurité. Notre vedette rapide, qui serait notre seul argument « militaire » est partie pour le continent. Vers neuf heures trente, Maud Hayange apparut pour un très bref passage. Aussi bien représentait elle officiellement le Conseil régional. Tout avait été minuté avec Otar. Les deux partenaires se saluèrent, sous l’œil très critique des assistants, car des bruits commençaient à courir. Maud but rapidement un verre de jus de fruit, et prit congé. - Je te verrai demain dans ton bureau, conclut Otar, et le tutoiement fut noté. Là-dessus, elle disparut. 272 Le bruit commençait à courir que l’Envoyé était en train de prendre une sévère muflée. Il commençait coupe sur coupe, trempait ses lèvres dedans, abandonnait son verre sur un coin de table, en réclamait un autre. Mais il était quand-même obligé de boire un peu. Il faisait confiance à sa résistance légendaire à l’alcool. Vers dix heures, Concepcion Kadiri frappa. Otar put admirer son professionnalisme. Elle avait entrepris le sieur Oswaldo, et bougeait avec perfection torse et cheveux. Haute mission d’Erika, très certainement. Or, le tapir ripostait avec une vigueur et une allégresse incomparables. Il s’y connaissait en femmes, l’animal, et renvoyait élégamment les balles. On les entendait rire depuis le buffet. Vers dix heures quarante cinq, Otar improvisa une petite allocution. - C’est avec un grand regret que je prendrai congé de vous. Congé peut-être bien définitif. Il vit s’allonger le nez de Nat Lacourière. - Il est prévu depuis longtemps que j’aille accompagner nos documents à Miran, sans doute vers la fin de la semaine prochaine. Il est même possible qu’un membre du Directoire vienne me chercher. - Vous confirmez ? - Absolument. Il fit jaillir de sa coupe une mince giclée de liquide, qui s’étala sur le devant d’un smoking. - Excusez moi. Madame Alexandrine Pillet … - Madame Pillet ? On aurait attendu Madame Stabon … - Mais le Directoire a un fonctionnement très démocratique ! Madame Pillet, donc, qui vous recevra… mais où en étais-je ? Enfin, il est possible que je reste quelques temps sans revenir sur l’île. - En clair, annoncez-vous votre départ ? - C’est plus complexe. Excusez-moi, je suis un peu fatigué. Je puis très bien revenir au bout de quelques jours, ou ne revenir… - … jamais ? - Le vilain mot ! Tout cela n’est pas encore bien clair. En tout état de cause, nous nous dirigeons vers une nouvelle période. Les jours du 273 Directoire sont comptés. Un gouvernement d’Union nationale prendra sans doute sa place ; il adoptera vis à vis de Mopale une position nouvelle. Telle force aujourd’hui dans l’ombre deviendra un interlocuteur privilégié, et pourra apparaître en pleine lumière… Il tituba. - Messieurs, je suis épuisé. A bientôt. Et il s’éclipsa. Les journalistes conférèrent quelques instants entre eux, à voix basse, puis commencèrent à partir. La salle se vida assez rapidement. Sans en avoir l’air, l’équipe des jeunes femmes évacuait les lieux en ordre, avec accompagnement discret de gardes du corps. Oswaldo devait raccompagner Concepcion dans sa Lambordini. Nat Lacourière attrapa Otar dans un coin. - Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Otar, vous n’êtes pas plus ivre que moi. - Alors, vous devez être frais. - Ce bizarre incident naval…cette visite gouvernementale…. Personne ici n’a prêté attention à la grande interview publiée ce matin par un News miranais. Monsieur Angeroli y parle très adroitement, sur le mode plaisant, de votre remplacement… Danger. Il abattit son jeu. - Nat ? Puis-je désormais vous compter parmi mes proches ? Nat se tut une seconde. - Vous le pouvez. - Je vais vous demander une des choses les plus difficiles qu’on puisse exiger d’un journaliste. N’écrivez rien de fondamental dans les jours qui viennent. J’entends bien. Faites lundi un compte rendu … amusé. de cette soirée. La venue d’Alexandrine, Madame Pillet, reste à confirmer, mais elle est dans l’air. Mon départ … on verra. Mais ne faites pas part de vos états d’âme. 274 - Vous demandez beaucoup. D’autant que l’évolution politique m’inquiète. Allez vous réellement proposer un partenariat au Groupement ? - Ca vous ennuierait ? Nat Lederer examina l’espace qui les entourait. - Oui. - Attention, vous franchissez la ligne blanche. - Et vous, allez vous la franchir ? - Nat, Nat ! Je vous promets en compensation une interview exclusive mardi en fin d’après-midi. Je vous recevrai à La Villa, fort longuement. Je vous déballerai toutes les perspectives – contradictoires- de la politique gouvernementale. Comprenez vous que des forces antagonistes s’affrontent ? - Pourquoi mardi seulement ? - Mardi, le Groupement va faire une démonstration de force. C’est leur jour de gloire. Ils ont cinq mille hommes armés en ville. - Ca se voit déjà. - J’en ferai un rapport précis à Pol Angeroli dès la fin de la réunion. Et je serai beaucoup mieux à même d’analyser la tendance. Me suis-je assez mis à poil ? - Vous me promettez vraiment un entretien exclusif mardi ? - Oui, et tu ne le regretteras pas. Les deux hommes se serrèrent la main. Si je suis vivant, tu l’auras, ton entretien mardi. Tu n’y trouveras peutêtre pas ce que tu souhaitais y trouver. Mais qui sait… En traversant les salles désormais désertes, il tomba sur Océane. - Je suis complètement faite, dit-elle. - Mais encore ? - Je ne tiens plus debout tant je suis saoule. Je n’ai donc plus la responsabilité de mes actes. - Comme je suis, dit Otar, parfaitement ivre moi aussi, nos situations se rapprochent. - Au fond, dit-elle, nous ne répondons plus de rien. 275 Elle avait des lèvres incroyablement douces. Il avait déjà pu apprécier leur caresse, mais celle-ci, bouche à bouche, se montrait infiniment supérieure à ce qu’il connaissait déjà. Il l’entraîna dans un petit salon, éteignit les appliques. Un large fauteuil Louis XV béait. - Mon Dieu, dit-elle, que c’est bon. Elle n’était pas plus ivre que lui. Elle faisait l’amour avec lucidité, mais aussi avec un abandon total. Elle était dans l’acte comme on imaginait qu’elle pouvait l’être : femelle, animale. Chienne. Elle émit un long cri modulé. Il lui mit une main sur la bouche. - Laisse, dit-elle, on s’en fout. Il était fort possible qu’on les ait vus, qu’on attendît même avec discrétion qu’ils aient fini. - Que c’était bon, répéta-t-elle. - C’était merveilleux, dit Otar, comme rarement. - On ne va pas parler d’amour. Ce serait malséant. Je sais où sont tes amours. Mais je suis tellement contente … tu sais, je voudrais quand-même bien être à la place d’Erika… 276 Dimanche matin. J-2. On faisait la grasse matinée dans tout le loft. Chacun se préparait au combat à venir. Otar déjeuna au lit avec Erika. Il restait comme toujours de petits réglages à effectuer, mais il comptait bien passer sa journée à traîner, à voir l’un et l’autre. Dès le samedi soir, Weng Li avait réactivé le site Internet « terroriste », dans le sens prévu par l’Envoyé. Le groupe des Enfants du Mahdi annonçait qu’une "grande bataille" avait été déclenchée sur la côte Ouest de Mopale, des dizaines de bateaux ennemis détruits, un port endommagé. La presse et les télévisions de Miran ignorèrent la nouvelle ; quelques dépêches d’agence furent parfois publiées sous la forme de brèves que seuls découvrirent les lecteurs très attentifs. Otar reçut toutefois un coup de téléphone d’un grand quotidien de la capitale. On en avait assez de cette histoire, deux reporters se rendraient aujourd’hui même sur les lieux. Otar remercia le journal de sa courtoisie : rien ne l’obligeait à le prévenir. Il recommanda aux envoyés spéciaux de vérifier l’état du port et de contrôler s’il manquait des bateaux et des équipages. Par ailleurs il conseilla d’essayer d’écouter avec distanciation une rumeur, qui ressemblait un peu à celle de la sardine du port de Marseille : une mystérieuse explosion se serait produite en mer. Il ajouta deux mots sur la tenue des assemblées générales et sur le calme extrême qui régnait à Mopale. Pol et Gwennaele faisaient le mort, et Otar n’appelait plus sur le satellite militaire. Tout était en ordre. Dans la matinée, Otar rencontra Niklaus, flanqué de son colonel ingénieur. - Tout est pratiquement prêt, dit Niklaus. Il tira Otar à part. - Notre …ami a pratiquement compris l’essentiel. Il est tout sauf idiot. Enfin … il est au courant pour l’élément solide, il nous a même utilement donné la main, mais il ne soupçonne pas exactement l’importance de l’élément … liquide. 277 Otar eut un geste résigné. Le nombre des gens dans le secret augmentait avec l’approche de l’heure fatidique. C’était inévitable. Le risque d’une fuite qui stopperait tout augmentait aussi. - Eh bien, colonel… - Ilya Soleïman. Je suis heureux d’avoir pu vous apporter mes faibles lumières … C’est avec une véritable admiration que j’entre dans votre projet. Comptez bien évidemment sur ma discrétion absolue. Monsieur Niklaus Ossorovsy m’a parlé de vos scrupules moraux. Permettez moi de m’exprimer en militaire : il y a des moments pour la guerre, et ce moment est venu. - Je ne dors quand-même plus guère, dit Otar. Même ses chères minutes de récupération se faisaient rares. - Sais-tu, dit Niklaus : ils restent réticents. Tous ceux qui sont au contact avec eux sont actuellement sous la pression : Camille Leight, Maud Hayange, moi-même. On nous demande sans arrêt de nouveaux renseignements, on guette le moindre de tes gestes. En ce qui concerne l’attentat islamique, Milo a pratiquement convaincu les Frascati. Nous avions affaire à des non professionnels, qui seront très heureux de disparaître après un coup d’éclat douteux. Mais pour la réunion de mardi, je sens la crainte qui les habite. Ils sont mis au point un plan d’évacuation rapide de la salle. A la moindre alerte, tout le monde file. - Mais c’est plutôt une bonne nouvelle : ils ont bien l’intention d’être là. - Oui. Le Groupement est très sensible à ta proposition d’ouverture politique à partir de janvier. Ils se voient déjà en poste à Miran, ministres. Ils attachent donc de l’importance à réussir mardi leur démonstration de force. Leur présence est déjà très sensible en ville. C’est leur petite Marche sur Rome. - Quelles forces ? - Rien du tout. De véritables trous du cul avec des têtes à faire peur qui circulent en voiture à toute vitesse en brandissant des armes de poing. 278 - Milo m’a parlé de milices en uniforme. - Je n’ai rien vu à Sainte-Croix. Mais nous ne savons pas tout du Groupement. Par exemple, une des familles est d’une grande discrétion, les Angellopoulos. Quasiment aucun contact avec eux depuis le début. C’est la seule fratrie que nous n’ayons pas un peu pénétrée. S’il est évident que si les Frascati mènent le jeu, les Angellopoulos pourraient bien représenter la seconde direction, la partie souterraine, celle de l’ombre. Les Lempereur sont de toute évidence chargés des basses œuvres, c’est le bras armé. Les Gorthèche, les Vanguard et les Drabovic demeurent un cran au dessous. - Colonel, dit Milo, vous restez quelques jours avec nous ? - Ce serait un honneur. Ma hiérarchie m’a laissé une grande latitude sur la durée de mon séjour. Otar se rendit chez Antinous. - Ca va ? demanda-t-il aux deux nounous - Strictement rien de neuf. Nous le maintenons dans un monde parfaitement artificiel. Sa consommation de drogues devient très faible. - Parfait ? Nono ? - Ta gueule. - Bonjour à toi aussi. Mon cher, j’ai besoin de toi mardi. - Je t’emmerde. - Tu seras présent dès dix heures trente à la réunion des propriétaires terriens. - Je n’irai pas. - Tu iras s’il le faut à coups de crosse dans le dos. Il avait changé de ton. Nono se mit à pleurer. - Tu me hais ! - Non, c’est seulement du mépris. Habille toi comme tu veux, rase toi si ça te chante, je m’en tamponne. Mais sois-là. Il dit quelques mots aux nounous, eut deux phrases gentilles pour l’inconsolable Lioubova. 279 - Mardi, levez le à sept heures, et branlez le deux fois avant de nous l’expédier. Je vous renouvelle mes excuses pour le sale boulot que je vous fais faire. Maud était dans son bureau. - Même le dimanche ? dit Otar L’araignée au centre de sa toile. Son intermède bucolique avec Océane avait confiné au merveilleux. Il était plus distancié, ce matin. Elle le sentit. - J’en ai marre, dit-il. Mardi la réunion des maffieux, jeudi les curetons…ça commence à bien bien faire. J’ai envie de passer à autre chose. - Nous n’avons pas sacrifié à notre rituel. Elle lui donna un minuscule baiser qui ne lui fit pas oublier les lèvres de la Chambrière. C’était un vieux truc. Les héros de Drieu La Rochelle passaient leurs journées au bordel avant un rendez-vous décisif avec la femme aimée. Maupassant disait même qu’il n’y avait rien de tel pour dénouer les aiguillettes. De jeunes romantiques vidaient discrètement leurs glandes dans les heures précédant une rencontre avec la reine de leurs pensées. Il sentait encore toute la force de son attachement pour Maud mais ce matin elle ne le troublait pas. Il s’apprêtait à partir. - Otar, dit Maud, tu m’aimes un peu ? - Bien plus que je ne le devrais. - Est-ce que tu mentirais à une femme que tu aimes ? Bien sûr, idiote, cela n’a rien à voir avec l’amour. - Si tu devais me mentir maintenant, sais-tu que cela pourrait avoir des conséquences graves pour notre amour ? Maud, tu n’es pas très inspirée ce matin. Ce notre amour aurait pu le faire bondir de joie. Aujourd’hui, il sonnait faux. 280 - Est-ce que tu prépares un coup de force contre le Groupement ? - Maud, je te le promets sur ce que j’ai de plus cher au monde, je n’ai pas d’autre intention vis à vis du Groupement que de le mener sur le devant de la scène politique. - Sois plus précis. - Le partage du pouvoir au nom du réalisme. Qu’est-ce que j’ai de plus cher au monde ? Ce ne sont pas Klara et Nono. Ca n’est malheureusement pas Erika. Ce n’est quand-même pas Océane. C’est peut-être toi, mais nous sommes encore dans les limbes. Ce que j’ai de plus cher au monde … c’est ma lutte politique en cours. - Prends moi, dit-elle. - Tu es en progrès. Première des trois conditions réalisée. Pour les deux autres, nous sommes encore loin du compte. - Tu me jures que tu dis vrai ? - Jurer ne signifie rien pour moi. Je trouve cette habitude désuète digne du Moyen-Age. Si tu veux, je te le jure. Il fallait aller jusqu’au bout. - Ton Groupement, dit-il, ce n’est pas ma tasse de thé. Je suis loin d’aimer tout ce qu’il représente. J’en ai encore parlé l’autre jour avec Pol Angeroli et Gwennaele Stabon : nous n’avons pas le choix. La situation telle qu’elle se présente à Mopale est trop ancienne, trop enkystée. Il vaut mieux institutionnaliser le Groupement et espérer qu’ainsi il en viendra peut-être, forcé et contraint par l’évolution même des sociétés à l’échelle planétaire, à des pratiques un peu plus démocratiques. - Je peux donc te faire confiance ? au nom même de ce qui est en train d’éclore entre nous ? - Oui, dit-il, mon amour. Les maffieux venaient de jouer une de leurs dernières cartes. Otar s’en alla avec une pointe d’écœurement en lui. Komako en avait assez. Madame Alexandrine Pillet préparait son voyage du mercredi suivant et faisait téléphoner dix fois par jour. 281 - Amuse la, dit Otar. Invente n’importe quoi. Il rencontra Concepcion, languide et lointaine. - Alors ? dit-il. - Mission accomplie. - Tu n’es quand-même pas allée chez lui ? sous le toit conjugal ? - Mais mon cher, on a une garçonnière. - Et comment se conduit ce cher Oswaldo ? - C’est un gourmand et un raffiné. Comment disait Flaubert ? Un vieux roquentin. Et encore vert. Elle lui faisait froid dans le dos. C’était une prostituée, certes, mais elle parlait de l’acte avec une précision toute chirurgicale. - Je ne pense pas, dit-elle, que ça nous apporte grand chose. Pour Mopale n’est pas un parti religieux. On ne peut pas le compromettre. Le faire chanter vis à vis de sa femme ? Il s’en fiche pas mal. On m’a dit qu’elle était habituée aux passades de son mari. Il ne se cache guère, nous devons nous revoir. - Comment te sens-tu ? - Il y a très longtemps que je ne me sens plus sale. Je suis triste, c’est tout. J’ai noté quelque chose dont je voulais te parler. C’est un bonhomme assez rond, assez affable dès qu’on sort du créneau politique. Mais, en m’y frottant davantage, j’ai senti au fond de lui-même quelque chose de dur. Otar rit. - Oh ! Les phrases à double sens sexuel ne m’amusent même plus. Il n’est pas bon, il y a au cœur de son personnage une sorte d’alien qui sommeille et qui me paraît un peu effrayant. - Concepcion, dit Otar, je crois que tu es au bout de tes malheurs. Un jour, un jour proche, un homme va venir, un inconnu sans doute, et ce sera celui que tu attends … et tout sera balayé. - Je te remercie beaucoup, Otar. Je sais que tu penses sincèrement à moi. Et vois-tu, je l’attends tellement, ce moment, qu’il est possible qu’il arrive vite. 282 Il alla voir Klara. Il voulait la toucher une dernière fois. Après mardi, on ne saurait plus où on en serait. Elle lui dit que cela l’ennuyait un peu, car elle était au début d’une relation charmante. Otar était au courant. Il allait même être temps d’en parler avec Erika. On vivait dans un milieu où le Renseignement paraissait fondamental, où plusieurs des principaux protagonistes venaient de l’Intelligence, où il fallait débusquer les taupes. Mais désormais, on ne pouvait plus accomplir le moindre geste sans qu’il devint public. Il ne régnait pas une atmosphère d’inquisition policière, mais c’était assez bien imité. Sur ce plan aussi, il était temps que la période se termine. Klara finit par accepter mais lui donna rendez-vous pour le lendemain. La Villa entière paraissait dans le sang. A treize heures, il mangeait seul une ration sur un coin de table, lorsque Milo l’appela. - Viens voir, dit-il. Dans la minute. - C’est aussi grave que la bataille navale ? - Non, mais il faut faire vite. Milo était sur les écrans radar. - Regarde, dit-il. - C’est comme sur les radios ou les échographies, dit Otar : je ne vois rien. - Si, ça bouge. - Soit. - Viens sur l’appareil de visée. - Avec beaucoup de bonne volonté, dit Strabelstrom, je distingue un petit point qui se déplace. Un objet volant peu identifié. - Un drone, dit Milo, triomphant. - Mon colonel, dit l’un des assistants, vous avez le général des Echauguettes. Milo entendit la conversation en clair. - Mes respects, mon général. 283 - Comment allez-vous, colonel Glaser ? - J’ai un drone. - Vous êtes plus chanceux que moi. - Non, j’ai un drone dans le ciel. - Ah tiens, comme c’est curieux ! - Avant toute action, mon général, je voulais savoir s’il n’était pas à vous. - Croyez que je le regrette bien. Mais, en tout état de cause, si j’avais désiré un renseignement concernant vos installations, je vous l’aurais demandé. Non, il n’est pas à moi. - Je n’arrive pas à l’identifier. Les nouveaux modèles se multiplient actuellement. J’ignore s’il est armé. J’ai bien envie de l’abattre. - Je n’ai aucun ordre à vous donner, croyez le bien. Mais… en avez vous les moyens ? - Compte tenu de son altitude, je pense qu’une SAM 7 suffirait. Sinon, je vais être obligé de gaspiller un de mes missiles. - Ah parce que vous avez une batterie sol-air ? Disposeriez vous d’un bouclier multicouches ? Milo rit. - Il me manque encore les ICBM mirvés 2. - Speak white, dit Otar. Je ne comprends fichtrement rien à ce que vous racontez. Ce fut au tour de des Echauguettes de paraître amusé. - Comme vous, mon général, je possède une batterie sol-air, mais une seule… - Eh bien, colonel, tenez moi donc au courant des résultats. Milo changea de position. - Feu, dit-il simplement. Quelques secondes plus tard, un trait de fumée blanche jaillit hors des arbres. - Oui, dit Otar, ça se tire à l’épaule. 2 Missiles thermonucléaires intercontinentaux à têtes multiples (note de l’auteur) 284 L’engin disparut rapidement. Un haut parleur se mit à crépiter avec véhémence. - Chapeau, dit Milo. Du premier coup ! Puis il ajouta, à l’adresse d’Otar : - Comme souvent dans ces cas-là, la charge a explosé à proximité de l’engin. Mais elle a été suffisante pour le déséquilibrer. Il a plongé en mer. Nous n’en saurons donc pas plus. - Qu’est-ce que tu penses de tout ça ? - Le Groupement n’a pas de drones. Ce ne sont pas les armements qu’il recherche. Je fais toute confiance à Gwennaele, d’autant plus qu’elle sait très exactement ce que j’entrepose ici . - Les Français ? - Ils se montrent en toute occasion pour nous des alliés fidèles et respectueux. D’ailleurs, je pense que Pol les a à peu près informés sur notre arsenal. - Alors ? - Je ne partage pas en tout ton antiaméricanisme massif. Mais, il est un point sur lequel les Américains m’énervent particulièrement. Il faut toujours qu’ils regardent par dessus le mur du jardin. Ils espionnent tout et tout le monde, y compris eux-mêmes. Certains de ces engins ont un long rayon d’action, des milliers de kilomètres. Celui-ci peut très bien être parti d’une base espagnole pour rejoindre une base italienne. En tout état de cause, j’ai eu peur pour les Leclerc. - Il ne faudrait pas que ça se mondialise trop, notre histoire, dit pensivement Otar. - Mardi, ce sera une affaire mondiale. - Je ne voudrais pas avoir les mains liées trop vite. - Eh oui, dit Milo, d’où l’action militaire immédiate. Ils ont cinq mille hommes en vadrouille, mais c’est un ramassis de peigne-culs qui disposent de pistolets et de fusils de chasse. Devant vingt blindés légers, trois chars lourds, et mes pick up Toyota, ils ne tiendront pas une demiheure. 285 - Mais quand nous entrerons dans la Fournaise, ce sera autre chose. Et il reste les zones rurales. D’où ma propre théorie. La solution ne peut être purement militaire. Elle doit être aussi politique - Une solution purement politique prendra des années et sera très hasardeuse. - Nous en arrivons donc à une solution politico-militaire. J’ignore quel va être l’impact du traumatisme de mardi. J’espère déclencher un très fort mouvement d’opinion. En quinze jours, la population peut être retournée. Et alors, tu utiliseras tes blindés et nous serons accueillis en libérateurs. - Nous avons bien fait de parler. Voilà une éventualité qui ne me déplaît pas. Milo reprit son souffle. - Dernière hypothèse. Dès mardi soir, nous sommes désavoués. Le Directoire te retire sa confiance et te rappelle, ou l’Assemblée renverse le Directoire. On rentre comme des petits garçons ? Ou je sors mes casseroles ? - Oui, mais alors, c’est un putsch. - L’Histoire nous en sera reconnaissante. - Est-ce que tu me dis tout, conspirateur en chef ? Qu’est-ce qui s’est tramé à Miran ? Il est un homme dont nous ne parlons jamais, Mignaux, le ministre de la guerre. - C’est un vieux crabe fort sympathique, et qui ne nous a jamais fait la moindre peine. Je pense aussi qu’il ne souhaite causer aucun désagrément, même léger, à la petite camarade Gwennaele. - Je vois, je vois. Dans le dernier cas de figure, aurais-tu vraiment besoin de moi ? - Je souhaiterais que tu te tiennes à mes côtés. - Va, c’est sans doute ce qui se produirait. Milo voulut à tout prix boire une coupe de champagne, et fit venir le tireur. - Je suis prudent, mais pas abstinent, dit Otar. Il est fort bon. Au retour, il tomba sur Océane. 286 - Tu es la dernière personne que je voulais rencontrer aujourd’hui. - Bien vu. Moi aussi. Komako est complètement débordée. Alexandrine l’assiège sans arrêt. C’est une enfant gâtée qui veut son sundae. Elle m’a donné un journal pour toi. - Merci. C’était merveilleux, Océane. - Ne dis rien, je t’en prie. A très bientôt. Il reconnut vite le petit canard local, l’Echo de Mopale. Le jeune journaliste boutonneux continuait sa foudroyante progression. Sous le titre Les foucades de Paul Angeroli, il signait un éditorial assez bien fichu. ….on aurait tort de s’amuser à l’excès de la boutade du Président du Directoire. Nommer Nauru sur notre île est effectivement une proposition fort comique. Mais elle vient à point pour nous rappeler qu’Otar n’est pas vissé sur le socle de sa statue. Je fais partie de ceux qui pensent que nous perdrions beaucoup s’il devait nous quitter, pour être éventuellement remplacé par un esprit moins large et moins prompt à la communication… Merci, mon petit, dit Otar à mi-voix. Si les autres n’entendent pas le message, c’est qu’ils sont complètement idiots. 287 Bilan d’un lundi terne Otar a tourné toute la journée comme une âme en peine. Il s’est accordé, fort mécontent de leurs échanges de la veille, une longue plage, trois quarts d’heure, de discussion à bâtons rompus avec Maud. Il lui a raconté la fin de Pavese La mort viendra et elle aura tes yeux, et elle a écouté en silence, frémissante. Pour elle, en tout état de cause, Pavese est un bon écrivain du XXème siècle. De qualité sûre. Point. Ils n’ont pas parlé politique. Leur baiser final a été une fraction de seconde plus long, et Maud a un tout petit peu mouillé la bouche de l’Envoyé. Otar a briefé Nono, longuement, en présence de Weng Li. Il lui a expliqué crûment les choses. L’intelligence ou la mort. Il lui a fait répéter, au milieu des pleurs et des gémissements, ce qu’il aurait à faire le lendemain. La compréhension s’est nettement améliorée lorsque, sur un signe du père, Weng Li a sèchement frappé le rejeton. Strabelstrom a pensé à son fils toute la journée. Otar a fait l’amour avec Klara, qui lui a dit qu’elle l’avait déjà trouvé mieux inspiré, puis le soir il a recommencé avec Erika, qui lui a dit qu’il n’était pas à son sujet, ce qu’elle comprenait d’ailleurs fort bien. Mardi 13 décembre 2006. Jour J. 09 .30 Otar est déjà dans la cour du Palais des Conférences. Il se fait grossièrement interpeller par un homme de main du Groupement qui lui demande ce qu’il fout là. Otar se nomme, indique qu’il présidera la réunion, ce qui paraît énorme à l’olibrius, qui ne comprend pas qu’une réunion du Groupement soit présidée par quelqu’un d’autre qu’un membre du Groupement. Otar tient à la main quatre feuillets imprimés. L’autre lui demande ce que c’est que ça, puis, après une courte lutte, lui arrache la liasse. 288 Le bruit attire plusieurs personnes, dont Alfredo Frascati, le n° 1 de la famille, celui là même qui a déjà rencontré Milo dans le port du Sud. Il identifie Strabelstrom, se montre courtois, mais refuse de rendre la liasse. - C’est, dit Otar, les quelques mots de bienvenue que je compte prononcer. Alfredo conserve les papiers. Il promet qu’on les rapportera avant le début de la séance. - Je sais mon texte à peu près par cœur, dit Otar, mais je ne voudrais pas bafouiller. Etant donné la solennité de l’occasion, je préfère lire. Le texte expose les intentions du Directoire vis à vis du Groupement : reconnaissance, ouverture, etc. Il va être analysé ligne par ligne par les responsables des maffieux. 10.00 Antinous est amené sous bonne garde dans une salle du bâtiment Nord, en larmes et la morve au nez. Les deux nounous sont restées à la Villa. On l’a revêtu d’un pantalon clair adorné, à son insu, d’une abominable tache marron aux fesses. Il a été trait deux fois, comme prévu, a pris un petit déjeuner copieux et quinze gouttes d’halopéridol. 10.15 Otar peut observer que les premiers propriétaires ruraux commencent à arriver. Ils ont des gueules de bandits calabrais, des moustaches, des costumes étriqués. Beaucoup portent une arme de poing, pistolet ou dague. Rien qu’à leur vue on a envie de les tuer. 10.18 Niklaus prévient Otar qu’en violation des accords passés, le Groupement a fait installer trois snipers dans les bâtiments dominant la cour. Mais que l’incident n’est pas dramatique et qu’il en fait son affaire. Précisions apportées par Niklaus. Ces snipers sont de type russe ou vietnamien. Ces derniers partaient avec quelques chargeurs et quinze jours de riz en boulettes, et agissaient en électrons libres, à leur guise, sans rendre 289 de comptes à leur commandement pendant l’action. Autrement dit, les snipers du Groupement ne sont pas surveillés minute après minute par leurs chefs. 10.21 Le service météorologique de la télévision de Mopale, Mopale Azur, annonce : Situation générale anticyclonale Température prévue à 13.00 : 21° Ciel clair Vent nul 10.30 La moitié de la salle environ est pleine. Les quatre portes sont largement ouvertes. La police de Mopale occupe avec des véhicules légers la rue bordant la salle, et fait preuve d’une grande bonhomie. Les gardes concédés à Otar par le Groupement prennent place au quatre ouvertures. Ils sont huit en tout, deux par porte. Ils ont une tenue orange vif et sont totalement désarmés. Ils ont été strictement fouillés au corps par les hommes armés du Groupement, y compris les deux femmes qui figurent parmi eux. Leur rôle essentiel consiste à saluer les arrivants, qui ne répondent pas. 10.40 Otar se montre de nouveau dans la cour, l’air enjoué et affairé. On lui rend ses feuillets sans un mot. Il tente de serrer quelques mains, ce qui lui est refusé. 10 43 Otar embrasse une nouvelle fois Antinous. - Ton chronographe ? demande-t-il brusquement. - Tombé dans le chocolat … jeté. 290 Seconde de panique. - Prends ma montre. Bijou de luxe, cadeau de Klara au temps de leur passion. - Elle est précise à la seconde près. A dix heures cinquante neuf, tu sors ? Vu ! 10.46 Antinous Strabelstrom prend place à la tribune à la place qui lui est réservée, à l’extrême gauche. Ses voisins répriment mal une grimace de dégoût. 10.52 La salle est aux trois quarts pleine. 10. 54 Otar indique qu’il est prêt à prendre place. Son entrée se fera à 11.00.00 précises. 10.58 Les trois snipers du Groupement sont éliminés d’une balle dans la nuque par des tueurs armés d’un silencieux. Pour plus de vraisemblance, ils sont laissés en place sur leur poste de tir. 10. 59.00 Un guetteur du Groupement prend conscience de la position anormale de l’un des snipers. Il alerte ses chefs. 10. 59.24 Brain storming de quelques responsables militaires du Groupement. 10.59.30 291 Les techniciennes de surface, leur service achevé, quittent le Palais des Conférences. Les femmes de ménage en salopette grise, charriant leur matériel de nettoyage, s’interpellent joyeusement : la journée est finie 10. 59. 47 Les Chefs du Groupement alertent la salle. 10. 59. 54 Ordre d’évacuation. 10. 59.58 Les premiers maffieux se lèvent. 10. 59.59 Nono n’est pas sorti. Ordre d’extraction 11.00.02 Douze femmes de ménage, constituées en groupe de trois, se précipitent sur les quatre portes de la salle. Chaque groupe est constitué d’un agent de protection armé d’un Uzi, qui braque les deux gardes d’Otar, lesquels n’opposent aucune résistance, d’une tireuse armée, soit d’un M 16, soit d’une AK 47 et d’une porteuse d’une musette de grenades 11.00. 05 Les tireuses vident chacune deux chargeurs dans la salle et en direction de la tribune. Les autres lancent des deux mains grenades au phosphore et à fragmentation dans le bâtiment. Deux ou trois assistants ripostent au pistolet sans atteindre les assaillantes. 11.00.25 Les commandos se replient en bloquant les portes derrière eux. Ils s’enfuient vers le bâtiment Nord en poussant devant eux les gardes d’Otar qui n’opposent toujours aucune résistance. 292 Le commando chargé d’Antinous n’a pas trouvé le fils de l’Envoyé, qui n’était pas à sa place à la tribune. 11.00.30 Un vaste incendie ravage la salle. De l’intérieur, on frappe frénétiquement sur les portes bloquées. On peut entendre distinctement les hurlements des blessés. Côté cour, les assaillants et leurs prisonniers ont pu gagner le bâtiment Nord dans lequel ils ont disparu. Côté rue, la police de Mopale a ouvert le feu. Les deux groupes de trois ont riposté. Dans le premier groupe, une femme a été touchée à l’épaule, mais a pu s’enfuir, soutenue par une de ses compagnes. Dans le second groupe, plus éloigné du bâtiment Nord, une femme a été abattue et est tombée au sol. Une de ses complices s’est arrêtée, et s’est penchée sur elle. Puis le corps est resté sur place. Un officier de police a reçu une balle dans la tête. 11.00.42 - Protégez vos yeux, crie un homme à Otar. On jette sur l’Envoyé un seau de deux litres d’hémoglobine. Le liquide est froid et Otar pousse un petit cri. - Excusez moi, Monsieur ! Deux hommes renversent avec promptitude l’Envoyé sur une civière et l’emportent vers l’intérieur. 11.00.45 Une automitrailleuse et un char léger encadrant un minibus sortent à grande vitesse par la poterne de la Résidence et se précipitent vers le Sud en empruntant le tronçon d’autoroute menant aux palais gouvernementaux. Ce groupe est dirigé par le capitaine Volker Fromentin et provoque sur son passage la plus grande agitation. 293 11.00. 52 Les onze rescapées dont la blessée ont pénétré dans le bâtiment où elles ont instantanément déposé leurs armes. Elles ont été immédiatement appréhendées et menottes par les gardes armés d’Otar et évacuées vers l’intérieur du bâtiment. 11.00.58 - Tout le monde est-il à l’abri ? demande anxieusement Otar. 11.01.00 Une tonne de SEMTEX disposée dans les sous sols de la salle de réunion explose. Produit brisant fabriqué en Tchéquie, d’une puissance bien supérieure au TNT classique, le SEMTEX est l’arme par excellence des grands attentats terroristes. Par sympathie, les cuves de mazout de la chaufferie explosent à leur tour. Elles ne renferment pas du fuel, mais du propergol, un carburant spatial, qui a été légèrement modifié. Ce carburant, malgré les affronts qu’il a subis, se souvient de sa vocation première. : il s’élance vers le ciel, emportant le plancher de la salle, le contenu de la salle, le plafond et le toit en un geyser très lumineux de cinquante mètres de haut. De grandes flammes claires, produisant peu de fumée, remplacent l’ancien bâtiment disparu. 11.01.15 Tout le groupe d’Otar s’ébroue sous les gravats. Les murs de quatre mètres d’épaisseur ont tenu, mais un militaire montre à l’Envoyé une fissure de dix centimètres de large dans une paroi. Tous les présents ont reçu du plâtre, des cailloux, des débris divers, on ne compte plus les plaies et les bosses. Mais ces gens là sont des militaires, et sont pour la plupart déjà allés au combat. - Tout le monde peut marcher ? crie l’officier. Alors, exfiltration ! 294 La présence du propergol mériterait à elle seule soit un roman, soit une étude historique. Les vingt tonnes ont été achetées par Gwennaele à l’usine de Toulouse qui fabrique les ergols pour Arianespace. Le gouvernement français, bon prince, ne s’est pas inquiété de l’acquisition d’une aussi petite quantité par une puissance amie. Il s’agit au demeurant d’un carburant basique, et pas de ceux qu’utilisent les moteurs cryotechniques de troisième génération. Le produit a été emmené dans une base militaire du Pays et soumis à des traitements chimiques longs et compliqués, qui visaient à diminuer sa capacité explosive et à le rendre plus aisément maniable et transportable. A la fin des opérations, ce liquide n’était plus apte à faire se mouvoir un engin spatial, mais il conservait de belles qualités. Transporté à la résidence en petites charges par la vedette, il a attendu patiemment son heure. La livraison a été le problème le plus délicat. La société qui approvisionnait la salle en fuel avait pris l’habitude d’envoyer toujours les deux même employés, connus pour leur fiabilité. Il a fallu les approcher. Ces hommes vivaient dans un système maffieux. Ils avaient l’habitude d’entendre ce qu’ils entendirent. Ils toucheraient un demi million d’euros chacun, et la somme était déjà versée. L’un avait une femme et deux enfants, l’autre entretenait sa vieille mère. Niklaus avait proféré des menaces très précises. La veille du clash, au soir, les deux familles étaient parties en vacances pour le continent. Elles restaient pour l’heure sous protection. Il avait fallu sortir du dépôt comme prévu le camion de mazout, le faire disparaître dans un endroit où on l’avait maquillé, le faire entrer dans la Résidence, le vidanger, le remplir, le faire sortir de la Résidence, le repeindre de nouveau dans un endroit secret, puis finalement livrer à la salle des conférences. Le colonel Ilya Soleïman, ingénieur artificier, avait accompagné les deux hommes, et veillé au bon transbordement. Il avait enfin fallu, mais c’était plus facile, dépolluer le véhicule avant de le renvoyer au dépôt afin que les prochaines livraisons n’entraînent pas de feux d’artifice chez les particuliers. 295 11.01.45 Un demi silence s’est instauré. On entend une première sirène de pompiers. La police de Mopale, présente dans la rue bordant la salle, a de toute évidence salement morflé. Toutes les unités proches de l’îlot gouvernemental se portent sur les lieux dans le plus grand désordre. 10.02.30 Le groupe Otar atteint une grande salle où il marque une halte. L’Envoyé est assis sur sa civière que les deux brancardiers ont posé à terre. Dix prisonnières, à qui ont a retiré leurs menottes sont debout dans un coin. Elles entourent la blessée par balle, qu’elles soutiennent. Leurs cinq gardiens, équipés de fusils d’assaut M16 et d’un LPG leurs tournent le dos. Cinq autres hommes, disposant d’un FM et d’une lance thermique, forment l’unité d’appui. L’officier qui les dirige se penche sur Otar. - Ca va, Monsieur l’Envoyé ? - Comment se porte la blessée ? - Elle a une balle de petit calibre dans l’épaule. Pas d’hémorragie, mais l’os semble malheureusement cassé. - Elle souffre ? - Sous morphine. - Vous n’avez pas de nouvelles d’Antinous ? - Hélas, non. - Que faisons-nous maintenant ? - Nous devons attendre le convoi. C’est notre part d’inconnu. En temps normal, il devrait mettre à peu près cinq minutes pour venir de la Résidence. S’il ne rencontre pas d’encombrements, il peut approcher assez près du bâtiment Nord. Nous devrons certainement marcher, mais la distance n’est pas prévisible dès maintenant. En tout état de cause, nous serons quelques minutes dehors avec une protection assez sommaire. C’est la phase la plus délicate du plan. - Nous y sommes prêts, dit Otar. - Fin du timing, dit l’officier. 296 Ils attendirent sans parler. Ils n’osaient même pas se regarder. Les deux hommes envoyés en éclaireur revinrent et conférèrent avec l’officier. L’un d’eux rit. - Nous pouvons y aller, dit celui-ci. Notre convoi est là. Ils ont pu s’approcher à trois cents mètres. Ils sont au bout de la rue. Le groupe sortit au grand jour par une petite porte. Le spectacle était étonnant. La rue était submergée de véhicules de police de tous types. Mais elle était vide d’hommes. Les plus courageux et les plus rapides étaient allés au secours de leurs collègues. Les autres avaient fui ou s’étaient cachés au fond de leur car. L’officier montra en souriant à Otar le canon du char et la mitrailleuse lourde qui balayaient sans arrêt l’axe routier. La troupe se mit en train au pas de course. Otar tressautait sur sa civière, trois femmes portaient la blessée. Un observateur attentif –qui aurait fait preuve d’un sacré sang-froid- aurait pu remarquer que les gardiens des prisonnières ne se souciaient absolument pas des femmes dont ils avaient la charge, mais surveillaient surtout les toits et les véhicules abandonnés. On sentait derrière eux le souffle chaud du bâtiment en flammes, les appels de sirène se multipliaient, une grande rumeur confuse ponctuée de quelques cris s’élevait. On entendit très loin une rafale isolée d’arme automatique. Il fallut environ trois minutes pour atteindre le point de rendez vous. Le char avait proprement écrasé un fourgon de police. Volker Fromentin sauta de l’automitrailleuse, serra sans mot dire la main d’Otar, eut un geste d’impuissance. On chargea la civière et Strabelstrom. Les prisonnières et leurs gardiens montèrent dans le minibus. Tous les véhicules firent demi tour, non sans que le mitrailleur du char ait adressé aux façades de la rue une longue salve à hauteur du premier étage. 297 Un autre timing, non officiel, commençait. A 11.09, l’AFP adresse sur tous les téléscripteurs une dépêche laconique. Attentat à Mopale. Nombreux morts et blessés. Associated Press et Reuters reprennent l’information dans les minutes qui suivent A 11.11, Pol Angeroli fait parvenir à la presse et au bureau de l’assemblée une courte information : Attentat grave à Sainte-Croix. Rester à l’écoute. A 11.13, nouvelle dépêche d’Associated Press. Carnage à Mopale. Otar Strabelstrom et les principaux chefs du Groupement sont morts. A 11.15 Le Directoire prévient les principaux journaux qu’un attentat de grande envergure a fait possiblement des centaines de morts. Otar Strabelstrom est blessé, mais ses lieutenants affirment qu’il est vivant. Pol téléphone personnellement au président de l’Assemblée, à Amande Verhofstade, à Palika Lederer et à Alexandrine Pillet, qui manifeste un vif dépit. Il organise immédiatement un standard téléphonique, met des lignes groupées à la disposition de la presse et des politiques, et repart à ses communications par le satellite militaire. 11.15 l’AFP dément la mort de Strabelstrom. 11.22 AFP Un bâtiment abritant une salle de réunion a été totalement détruit. L’incendie qui s’en est suivi a été tellement violent que de nombreux corps ne seront jamais retrouvés. On parle de plus de 300 morts ou disparus. 11.23 Reuters L’attentat terroriste de Sainte Croix serait le plus meurtrier depuis ceux du 11 septembre à New York. 298 11.32 Appel de l’ambassadeur des Etats-Unis à Pol Angeroli. 11.34 Appel du secrétaire général de l’ONU à Pol Angeroli. 11.45 Quarante journalistes des plus grands organes du Pays ont frété un avion qui est en passe de décoller pour Mopale. Le processus de mondialisation est en route. Otar était sous le coup d’un double choc, et des morceaux de phrase tournaient en boucle dans sa tête. Je suis un des plus grands criminels de tous les temps. J’ai fait tuer mon fils unique. - Monsieur l’Envoyé, dit le capitaine Fromentin, nous avons un problème. Le convoi était parvenu sans difficultés à proximité de la Résidence. Les voitures particulières évitaient manifestement l’autoroute. Mais devant la poterne s’était constitué un bouchon dense d’une quinzaine de véhicules, occupés apparemment par des hommes du Groupement en armes, et qui gesticulaient beaucoup. C’est alors que Milo montra le bout de l’oreille. Le grand portail de la Villa vomit soudain deux automitrailleuses, deux chars, et deux pick up Toyota équipés l’un d’une mitrailleuse lourde, l’autre d’un canon de 105, arme bien trop puissante pour des combats de rue, mais à la gueule manifestement menaçante. Un des chars essaya son canon sur la petite maison située de l’autre côté de la promenade, déjà incendiée lors de la mort de Madonna. La mitrailleuse lourde se mit à tirer à un mètre au dessus des têtes. 299 Ce fut un sauve qui peut général. Les voitures des maffieux faisaient demi-tour, se télescopaient, s’enfuyaient dans toutes les directions. L’une d’entre elles ne parvint pas à démarrer. Les hommes qui l’occupaient se jetèrent dehors et se mirent à courir, les mains en l’air. Le convoi d’Otar entra. Les deux blindés s’arrêtèrent. - Weng Li, Milo, tout va bien, si on peut dire, cria Otar. Occupez vous de la blessée tout de suite. Nous verrons après. Les plaies et les bosses se soignent immédiatement à l’infirmerie. On emmenait Otar, on le déshabillait, on le palpait. La bouche d’Erika sur sa bouche. - Salaud, souffla-t-elle. Et dire que c’est ça que j’aime. - J’ai fait arrêter Camille, dit Milo. C’était ça ou son exécution par Weng Li, qui n’y a d’ailleurs pas renoncé. Un de ses deux Externants a pu s’enfuir, nous avons abattu l’autre. Klara se jeta sur Otar. - Qu’est-ce que tu as fait de mon Tigre, hein, ordure ? Tu l’as tué. - Tu l’avais tué bien avant moi. Pour l’instant, nous n’avons pas pu remettre la main dessus, c’est tout. - Fin de partie, dit Klara. Je ne joue plus. Il la regarda en pleine face, une femme qu’il avait tant aimée, la mère de son seul enfant. - Les enfantillages sont terminés, Klara, dit-il. Emmenez-la. - Pol sur le satellite, lui dit Komako. - Oui ? - Pas trop tôt, dit Pol. - Mon fils est mort, dit Otar. - Tu en es sûr ? - Ca ne vaut guère mieux. - Ecoute, Otar. - Je n’accuse personne, sinon moi-même. Passons aux choses sérieuses. Je n’ai pas encore beaucoup d’informations. La salle a été 300 atomisée, Pol. Elle était pleine jusqu’à la gueule. Ma première impression est qu’il n’y a plus personne de vivant là-dedans. Mais tu sais comment ça se passe : lors des grandes catastrophes, le pire n’est heureusement jamais atteint. A la louche, je dirais bien cinq cents morts. - J’annonce trois cents. Et le Groupement ? - Ce que nous pensions : certaines familles étaient là, d’autre pas. Attends, voilà Niklaus. Très excité, Niklaus. - On parle à trois, dit Pol. Niklaus ? - Bonjour, Monsieur Angeroli. Sous toutes réserves … - Oui, oui, oui, sous toutes réserves … - Les Frascati sont décimés, les Vanguard pulvérisés, les Gorthèche out, les Drabovic dans les choux. Seulement, seulement : les Lempereur n’étaient pas dans la salle. Et les Angellopoulos non plus. Le Groupement a plusieurs têtes. - Globalement, quelles sont leurs pertes ? - Si on pense à leurs cadres traditionnels, leurs cadres fonciers, plus de la moitié seraient hors de combat. - S’en relèveront-ils ? - Difficilement. - Je reçois des dépêches d’agence parlant de déploiement de blindés … on entend en ville des tirs de canon et des rafales de mitrailleuses … - Oh là, oh là, dit Otar. - Nous avons même une annonce parlant de combats de chars … - Et les missiles à tête chercheuse ? Bon, Pol, je m’occupe de la télévision, comme prévu ? - Comme prévu. Les chaînes de Miran donnent les premières images du bâtiment. On dirait une extraction de molaire. Elles passent pour l’instant les informations en boucle sans commentaire. Otar avait avant tout besoin d’action. Il fit demander le directeur de la télévision de Sainte Croix, Mopale Azur. mettre en ligne. Ca cafouillait, on n’arrivait pas à le 301 - Mes hommes en orange, hurla-t-il. Qu’en a-t-on fait ? On n’avait pas eu la place nécessaire pour les exfiltrer. Ils étaient restés en rade au centre de Sainte-Croix. - Je m’en occupe personnellement, dit Milo. Ce ne sont pas des débutants. Ils ont récupéré les armes des commandos et se sont barricadés dans un des bâtiments de la salle des conférences. Personne ne songe à les attaquer. Je voudrais les récupérer sans avoir à sortir de nouveau mes blindés. Les deux médecins arrivaient. - Ma blessée ? dit Otar - Aussi bien que possible. Nous n’avons pas voulu l’opérer ici. Elle gardera sa balle dans l’épaule pour le moment. L’os est cassé, en revanche, et bien cassé. - On peut expédier ? - Feu vert. - J’y vais personnellement. Son portable le plus intime sonna. La belle voix d’alto était devenue toute menue. - Otar ? Oh, tu es vivant, salaud. Merci, mon Dieu. Et elle raccrocha. Erika l’avait appelé salaud, Klara ordure, et Maud de nouveau salaud. Ca devait être une preuve d’amour. Le Mi 2-A était prêt à partir. Otar serra la main des pilotes. Les neuf femmes étaient là, et les cinq hommes d’escorte. Otar s’adressa aux onze terroristes. - Vous êtes virées ! Première phrase codée. Votre million d’euros est viré sur vos comptes numérotés. - Je vous expédie sur le continent, là-bas on s’occupera de vous. Seconde phase codée. A son retour, le Directeur de la Télévision était au téléphone - Monsieur l’Envoyé, bafouillait-il… On vous a cru mort. 302 - Pour vos ondes cela ne changerait pas grand chose. Je vais parler ce soir en direct lors de votre journal de dix neuf heures trente. - Mais … il me faut pour cela un ordre gouvernemental. - Le gouvernement, ici, c’est moi. Contactez toutefois Pol Angeroli, il vous confirmera mes intentions. Il attend votre appel. - Mais … la sécurité ? - Je viendrai sous escorte militaire et dans des conditions de guerre. C’est à dire que je serai accompagné d’un certain nombre de blindés et de troupes motorisées en ordre de combat. Il va de soi que nous n’agresserons personne. Si par malheur une … collusion se produisait, elle serait extrêmement sanglante et entraînerait de lourdes pertes collatérales. Suis-je clair ? - Mais … les journalistes ? - Je pense ne pas avoir manqué d’amabilité avec les journalistes de Mopale. Ce soir, c’est moi, et moi tout seul. Vous découvrirez mon texte en même temps que mes auditeurs. Vous allez annoncer mon intervention dès maintenant par un flash renouvelé tous les quarts d’heure. - Bien, dit Weng Li. Tu es irremplaçable, Otar. - J’ai tes hommes en orange, cria Milo. Ils arrivent ! Nous avons pu les récupérer grâce à des Externants qui ont constitué un convoi de quatre voitures. Pas d’accrochage armé. - Quelle est l’atmosphère en ville ? - C’est l’horreur, la panique. On entend des coups de feu isolés. Je pense que le service d’ordre maffieux se défoule. - Les secours ? - Il n’y a rien à secourir. - Milo, je ne peux pas être le dernier au courant de ce qui se passe. Il faut me briefer complètement. Des témoins oculaires vont me raconter ce qu’ils ont vu, me décrire la salle, le quartier, etc. - Nous avons beaucoup d’images. - Tu disais : l’horreur ? - Oui et non. La police de Mopale, qui se trouvait dans la rue adjacente, a reçu les débris et des projections de matériaux enflammés. 303 Véhicules en feu, corps calcinés, au moins cinquante morts et autant de blessés. Tout cela est déjà pratiquement évacué. Mais le plus étonnant, ce sont les mille personnes du bâtiment. Elles ont été littéralement fondues, désintégrées. On trouve bien quelques débris humains sur les toits alentour… - … Milo !… - … mais l’emplacement de la salle, où tout incendie est éteint, est … vide. Un grand trou, plus rien. - Bon, après mon retour de la télévision, il y a peu de chances que je dorme. On va me montrer tout ça image par image, pendant des heures, afin que rien ne m’échappe, que je m’imprègne. - J’estime que tout le staff, dans la mesure des disponibilités, devrait venir avec toi, dit Weng Li. - Parfait, dit Milo, ce soir, séance de cinéma aux armées d’un genre un peu spécial. - Nous avons constitué un squad, dit Weng Li, avec Komako et Océane. Un pool qui va collecter toute l’information, répondre à la presse, garder le contact avec les instances gouvernementales. - Merci, dit Otar. - C’est la Dream Team. - Les Oranges, dit Milo. Ils étaient là tout les huit, épuisés, la mâchoire serrée. L’un d’entre eux prit la parole, sans culpabilité, mais avec une fureur contenue. - Nous étions, Malika et moi, à côté de la porte qui donnait sur le côté gauche de la tribune. Nous suivions le minutage, donc j’ai une mémoire très précise du timing. A 10.56 environ, Antinous a commencé à s’agiter. J’ai cru qu’il allait sortir, un peu tôt sans doute, mais il s’est dirigé vers l’intérieur de la salle. Il divaguait, essayait de s’adresser à des gens qui s’écartaient de lui, qui ne lui répondaient pas. Finalement, il a trouvé un jeune de son âge qui a accepté de lui parler. Je n’entendais pas ce qu’ils se disaient, mais les échanges étaient vifs, puis le ton a peu à peu baissé. Je voyais l’heure qui passait, je ne pouvais bien entendu pas intervenir. Ils faisaient ami-ami, Antinous était appuyé sur le dossier de son siège. 304 Quelques secondes avant onze heures, des chefs maffieux ont commencé à se lever, mais l’attaque a eu lieu immédiatement après. Nous devions conserver notre position de gardiens braqués, mes mouvements devenaient limités. Une nana du commando avait été spécialement chargée d’extraire votre fils. Je l’ai entendue qui criait : il n’est pas là, il n’est pas là. J’ai indiqué du bras le cinq ou sixième rang, elle est entrée dans la salle au milieu des tirs et des explosions de grenades, je ne sais même pas comment elle s’en est tirée, puis elle est repassée auprès de moi, en criant : je ne l’ai pas trouvé … mais il fallait qu’ils sortent et ferment les portes. Otar ruminait. Il a quand-même bien compris ce que je lui expliquais. Il faisait souvent l’idiot, mais il n’était pas idiot. Se serait-il trompé en cherchant les toilettes ? Allons donc. Ou alors, a-t-il consciemment choisi son suicide ? Mais il ne connaissait pas le détail de ce que nous préparions. Il y avait hélas encore une autre explication. Il n’était pas intellectuellement idiot, mais psychologiquement ahuri. Il marchait toujours avec un regard de myope. Il devait penser qu’il avait bien le temps de sortir, que ce n’en était pas à une seconde près. Il allait toujours ainsi dans la vie, avec un léger décalage. Il avait dû être intéressé par ce garçon qui acceptait de lui parler, oublier l’heure. Si pas stupide, pas noyé… Mais c’était une stupidité toute particulière, une inadéquation au nouveau millénaire. Il se baladait avec son pantalon trop grand taché aux fesses comme dans un vaste supermarché. On ne devait surtout pas penser qu’il était irrécupérable. Mais le siècle broierait sans doute des millions de jeunes gens comme lui. - Vous n’avez rien à vous reprocher, dit Otar. - Je sais que vous êtes juste, dit l’homme. Mais je participe à votre peine. - On ne va pas toujours parler argent, dit Otar, mais vos primes seront doublées. Il piqua de la main une petite nana grosse comme une musaraigne qui flottait dans sa combinaison orange. - Et vous, que pensez-vous de tout ça ? 305 - Je ne voudrais pas être à votre place, dit-elle. Mais je pense que vous n'aviez pas le choix. En radiothérapie, on bombarde les tumeurs avec des particules lourdes. Mon père écoutait souvent des chansons d’Aragon. Je me rappelle un vers : Contre les violents monte la violence. Il y a un certain niveau où la toge doit céder aux armes. Le garçon qui l’accompagnait hocha la tête. - Je pense souvent à la formule de Bismarck : ce n’est pas par les votes que se résolvent les grandes questions, mais par le fer et par le feu. - L’antidémocratisme absolu, dit un des deux médecins qui venaient d’arriver. Hélas … Je n’aime pas beaucoup le Maréchalissisme, mais Stalingrad a présenté une solution intéressante à la question nazie. - Et Hiroshima ? demanda Otar. Tout le monde se tut. - Tout le débat historique portera désormais sur la question suivante : pouvait-on faire autrement ? De toute manière, j’assume : c’est moi le commandant en chef de cette action. Vous n’avez fait qu’exécuter. - Nous nous sentons très solidaires. Ces petits jeunots avaient été choisis dans les filières d’excellence. Ils avaient des bacs plus plus, pratiquaient des sports de l’extrême, étaient des combattants surentraînés, jouaient d’instruments de musique variés, et le soir, dans leur chambre refaisaient sans doute le monde. - Le temps nous est compté, dit l’un des médecins. Ils embarquèrent Otar. - La balle unique qu’on vous a tiré quasiment à bout portant vous a par chance à peine effleuré le visage. Nous allons vous concocter une grande balafre de vingt centimètres de long, dont la cicatrice perdurera environ trois semaines. Aucune séquelle par la suite. Anesthésie locale légère, vous serez parfaitement lucide pour votre intervention de ce soir. Les maquilleuses d’Erika Krazkowiak vous arrangeront ensuite le visage. Pendant l’intervention, Otar s’endormit. Trois quarts d’heure plus tard, il était sur pied, et Milo eut un haut le corps en le voyant. 306 - Un homme demande à te voir. C’est le journaliste Nat Lederer. Tu lui avais paraît-il promis une interview pour cet après-midi. - Oui. Je vais le prendre dans la salle de presse. Local sans issue aménagé depuis trois jours sous la direction de Komako. - Oh mon Dieu, dit Lederer. Otar ! On vous a dit mort, puis sain et sauf, comment dois-je qualifier votre état ? - De chanceux. Venez, nous avons beaucoup à parler, et je ne dois guère disposer de plus d’une demi-heure. Que pensez-vous pouvoir écrire ? - A l’heure qu’il est, je n’en sais rien. Je ne sais même pas si les journaux paraîtront demain. Au centre ville, c’est l’apocalypse, mais on sent aussi clairement le flottement. La direction du Groupement est décimée, et les survivants ne se sont pas encore réorganisés. Je ne vous parlerai même pas du Conseil régional. J’ignore ce qu’on me laissera dire. - Bien, dit Otar. Dix minutes : version officielle. Il refit l’historique de la menace terroriste, dit qu’elle avait été sousestimée. Il parla brièvement du tireur qui l’avait manqué par un hasard inouï. Nat notait, sagement, avec application. - Cela te satisfait-il ? - Non, dit Nat. C’est toi qui leur a fait sauter le trou du cul. - Et dans cette hypothèse là ? - Je balance. Malgré l’annonce de ta mort, mon premier réflexe a été un immense mouvement de joie. Enfin … Mais les risques politiques sont énormes, la déstabilisation nous guette. Je ne sais pas encore si tu as libéré Mopale ou si tu vas la plonger dans la guerre civile. - Comment me juges-tu ? - Le Ciel m’en garde. Tu es athée, n’est-ce pas ? Sinon, je te dirais bien que Dieu seul, en dernière analyse, peut juger les hommes. Malgré tout, aujourd’hui, si tu en veux, c’est mon amitié que je t’apporte. - Nat ! Toutes mes femmes m’ont injurié. - Cela prouve qu’elles sont bonnes et sensibles. Et que veux-tu que j’écrive après notre discussion, hein ? 307 - On garde un contact serré ? - Oh oui. - S’il faut se battre ? - Je me battrai et je ne serai pas le seul. Pol de nouveau en ligne. - Pourrais-je avoir un premier bilan médiatique ? souffla Otar. - Le séisme est moins important évidemment que celui du 11 septembre, mais c’est une affaire d’impact mondial. Ton nom, Otar, est entré dans l’Histoire. L’annonce de ta mort a même fait de toi un martyr pendant plus d’une heure. Toutes les télévisions du monde ont rendu compte de l’événement, selon le décalage horaire, évidemment. Dans beaucoup de pays, c’est nous qui avons ouvert les journaux télévisés. Une stupeur au premier degré, visuelle, devant ce bâtiment qui hébergeait mille personnes et qui n’existe plus. C’est ainsi que je résumerais l’impression de base. Les commentaires politiques de fond sont encore rares. Tout le monde pointe du doigt le grand terrorisme international, mais aucune revendication, et pour cause, n’est encore parvenue dans les médias. Al Qaida se tait : après tout, hélas, nous faisons un peu son jeu. A Miran, c’est la consternation. Beaucoup de journaux suivaient avec sympathie notre expérience d’Etats généraux. On éprouvait dans la capitale, si tu veux le fond de ma pensée, un lâche soulagement. On n’ignorait pas grand chose de la réalité du Groupement, mais on voulait feindre de croire qu’on allait pouvoir négocier, tirer ces gens-là dans des chemins démocratiques… Beaucoup de commentateurs - mais nous aurons les éditoriaux demain matin seulement - pensent qu’on a peut-être voulu torpiller un processus de paix. La classe politique planétaire attend ton intervention de dix-neuf heures trente. Attention, Otar : d’après nos renseignements, tu vas être suivi en direct par un milliard de téléspectateurs. - Je n’en suis même pas à ça près. 308 - Pour le reste, un pont aérien a été établi entre Miran et l’aéroport de Sainte Croix. Les secours sont arrivés les premiers. Déjà plus de mille journalistes de tous médias, venus du monde entier, ont rejoint Mopale. On en attend autant demain. L’île a heureusement l’habitude des grandes migrations touristiques, et dispose d’une importante capacité hôtelière. Dans l’autre sens, on observe un début de panique chez les touristes. Plusieurs tour operators rapatrient actuellement leurs clients. Mais ce type de mouvement reste marginal. Il ne touche que Sainte-Croix, et d’autres vacanciers de Noël sont arrivés aujourd’hui même. Nous reparlerons en détail des secours ce soir. Plus de deux cent cinquante grands brûlés ont été transportés sur le continent. On les a confiés à la France, aux hôpitaux de Lyon. Excuse moi, Otar, mais ces blessés meurent comme des mouches. Vingt six sont décédés à Lyon cet après-midi. Océane intervenait. Elle regardait Otar bien en face, les yeux grands ouverts. Je suis dans l’Histoire, planté dans l’Histoire. - Nous avons de la chance, dit-elle. Une sinistre chance. Un tremblement de terre vient de ravager l’Asie centrale ex-soviétique. On parle déjà de plusieurs milliers de morts. - J’ai fait mettre les drapeaux en berne, dit Weng Li. L’européen, celui du Pays, et celui de Mopale. Quant à ton oriflamme … - … il faut l’enlever, cria Otar. - C’est fait. Je me suis permis ce passe-droit. - Tu as eu raison. Nous en reparlerons. - La télévision lit tous les quarts d’heure l’annonce de ton intervention, dit Komako. Le présentateur adopte un ton monocorde et détaché. La présence d’une escorte militaire a littéralement vidé le quartier. Pas un pékin dans un rayon d’un kilomètre. - C’est parfait. 309 - En revanche, le quartier de la Fournaise, qui s’éveille en général vers dix sept heures, paraît parti pour une activité normale. Tripots et boxons sont ouverts. - Business is business. - Je viens d’apprendre, dit Weng Li, que tout s’est correctement passé avec les prisonniers. Nouvelle phrase codée. - Ca, c’est parfait, dit Otar. J’en parle donc comme prévu ? - Absolument. - Nos pilotes ? - Ils sont normalement interrogés par la sécurité militaire. La vedette de son côté est en route avec deux Toyota. C’est Fromentin qui t’accompagne à la télévision, mais au moindre cil qui tremble, je sortirai moimême avec mes chars. Avec mes chars. Sacré Milo… Sainte-Croix, bien qu’assez internationale, a quand-même des allures de ville méditerranéenne. On met sécher le linge à l’extérieur des appartements, les gens vivent beaucoup dans la rue, et chacun profite intensément du bruit des voisins. A dix neuf heures trente, toutes les familles s’agglutinèrent devant la télévision. Il faisait encore dix-neuf degrés, et bien des fenêtres étaient ouvertes. Lorsque l’Envoyé apparut sur les écrans, on put entendre un « Oh » poussé par des milliers de poitrines. Une balafre partait de son mandibule gauche et arrivait jusqu’au front, où elle se terminait par un hématome encore sanguinolent. D’ailleurs de petites taches brunes étaient clairement visibles sur un des revers de son veston. Otar s’était levé tôt et sa barbe avait durement poussé, en une journée aussi éprouvante. On s’était bien gardé de la raser, et ses joues s’ombraient d’une lèpre grise. Les maquilleuses avaient merveilleusement travaillé au-dessus de ses pommettes. Ses orbites étaient pochées comme celle de certains accidentés de la route qui ont subi un choc à la tête. Deux magnifiques yeux au beurre noir accentuaient le caractère répulsif de son visage. Il devait donner l’impression d’un homme éreinté, mais pas écrasé, 310 d’un homme en colère, mais qui se contenait, d’un chef déterminé. Sa voix s’enfla tout de suite, sans se briser ; elle paraissait à la fois émue et ferme. On sentait que Strabelstrom était venu avec calme, mais aussi avec des chars. - Ce matin à onze heures, commença-t-il, alors que devait débuter à la salle des conférences de Sainte Croix l’assemblée pleinière des propriétaires terriens de Mopale, un attentat terroriste d’une violence inouïe a causé la disparition ou la mort de plus de trois cents personnes. Trois cents blessés graves ont par ailleurs été transportés vers des hôpitaux européens. Il est impossible d’établir un bilan plus précis à l’heure où je vous parle. Une tentative d’assassinat a été parallèlement perpétrée contre ma personne. Un homme isolé a tiré à bout portant une balle de pistolet dans ma direction. Mon escorte, dont les membres avaient reçu un entraînement adéquat, a pu dévier le coup. Toutefois, profitant de la confusion, l’individu est parvenu à s’enfuir. Mon propre fils est porté disparu, et je n’ai hélas aucune illusion à nourrir sur son sort. Le Groupement - il durcit le ton- se livre depuis des années, au vu de tous, à de fructueux trafics d’armes et de drogue. Lors d’un accrochage naval récent, un précieux chargement militaire destiné à un groupe terroriste islamique a été perdu. Ses destinataires en ont conçu une vindicte tenace, et ont menacé sur un site Internet leurs fournisseurs de Mopale de représailles conséquentes. Mes forces armées, sous la direction du colonel Milo Glaser, ont pu déjouer samedi dernier une première tentative au large du port de Vala. Un bateau suicide, chargé vraisemblablement de deux tonnes d’explosifs, a été détruit par un tir de missile d’une de nos vedettes. En ce qui concerne les événements d’aujourd’hui, le Groupement s’est opposé à tout déploiement militaire de notre part. J’avais devant la salle huit personnes sans armes et en tenue voyante limitées au rôle d’hôtesses d’accueil. Les "experts" nommés par le Groupement pour la surveillance des sous-sols manquaient cruellement de qualification. Le Directoire du Pays, organe suprême du gouvernement, m’avait envoyé sur cette île avec une mission bien précise : y commencer la 311 restauration de la démocratie. Nos Etats Généraux – vos Etats généraux- ont connu une grande réussite. Des centaines de milliers de Mopalais se sont pour la première fois exprimés librement. Notre intention était de me faire rentrer à Miran dès la fin de cette semaine pour y établir un premier bilan, puis de proposer à l’establishment politique de l’île un modus vivendi : le Groupement serait considéré comme une organisation para-légale, qu’on pourrait associer à l’exercice du pouvoir, pour peu qu’elle accepte de revoir certaines de ses positions en matière de droits de l’homme. C’est ce plan pacifique qu’on a tenté de torpiller aujourd’hui. Les conditions politiques sont donc modifiées. Seul l’avenir nous dira si nous pouvons en revenir à nos intentions initiales. Pour le moment, devant la totale obsolescence du Conseil régional, le président du Directoire, Pol Angeroli, a décidé de me confier les pouvoirs d’unique représentant de la République à Mopale. Car, ne nous y trompons pas, ce sont les institutions mêmes du Pays qui sont visées. Nous avons estimé qu’il était inutile de proclamer l’état d’urgence. Dès demain, les Mopalais doivent pouvoir vaquer normalement à leurs occupations, se rendre au travail ; les touristes présents sur l’île peuvent continuer à profiter de leur semaine de repos, juste récompense de plusieurs mois de travail. Je n’ai pas par ailleurs reçu de pouvoirs militaires. Le général Florimond des Echauguettes, commandant suprême de l’OTAN sur Mopale, jouit de la confiance absolue du Directoire. Il est à souhaiter qu’il n’ait pas à intervenir pour rétablir l’ordre. La Résidence de l’Envoyé verra toutefois améliorer dans les jours qui viennent sa capacité de défense. Nous ne connaissons pas ceux qui nous frappent. Une interaction avec le grand terrorisme international est évidente. Mais les ramifications locales sont nombreuses. Je ne prendrai qu’un exemple. J’ai fait appréhender immédiatement les onze terroristes survivants. Ceux-ci ont été conduits vers le continent au moyen de notre hélicoptère lourd MI 2 A, afin d’y être livrés aux autorités militaires. L’appareil a été détourné en vol et a dû se poser en pleine campagne. Les prisonniers et une partie de leur escorte ont disparu. 312 Une chaîne de complicités avait donc été mise en place, sans doute depuis fort longtemps. Il est possible que des réseaux dormants aient été réactivés. Le Directoire a décidé l’envoi d’une commission d’enquête de cinquante membres, parlementaires et juristes de haut niveau, qui sera à pied d’œuvre dès demain matin. Cette commission ne comprendra aucun des protagonistes présents ce jour à Mopale ; elle ne m’entendra moi-même que comme témoin. J’appelle solennellement la population de Mopale, et singulièrement celle de Sainte-Croix, au calme le plus absolu. Tous les véhicules abritant des hommes armés doivent immédiatement cesser de circuler. J’espère de tout cœur que mes propres blindés pourront définitivement rentrer à la Résidence dès la fin de cette intervention pour ne plus en ressortir. Comment désormais envisager l’avenir ? Nous avons encore tous dans notre mémoire les visions d’horreur qui nous ont assaillis aujourd’hui. Il faut laisser du temps au temps. Les fêtes de Noël, dans une population de tradition chrétienne, doivent pouvoir de dérouler normalement, dans la dignité ; l’île a aussi sur ce plan une mission économique particulière, qu’elle doit exercer. Le grand souffle de liberté qu’on a pu sentir ici depuis deux semaines ne doit pas s’éteindre. Cette épreuve, aussi cruelle qu’elle soit, peut nous aider demain à rebondir et à poursuivre dans la voie, indispensable, de la démocratisation et de la modernisation de notre île. Sans appel particulier à la compassion, que je jugerais particulièrement déplacé compte tenu de ma situation propre, je vous demanderai d’observer avec moi une minute de silence. Otar ne salua personne et partit. Les six véhicules de son escorte empruntèrent les grandes avenues de la ville en roulant de front à vitesse soutenue. A un croisement, un homme seul se précipita et lança en direction d’une des automitrailleuses un engin incendiaire de fabrication artisanale, une simple bouteille d’essence enflammée. Le projectile explosa à plus de dix mètres du véhicule. Le mitrailleur tira une courte rafale et l’assaillant boula. Le capitaine Fromentin porta brièvement sa main à son front. - Au courage inconscient, dit-il. 313 Weng Li et Milo accueillirent Otar. - Ca nous paraît satisfaisant, dirent-ils. Attendons les réactions. Otar, dit Milo, il faudrait que je te voie, pour un curieux détail. Mais ne va pas t’imaginer ... On a retrouvé ta montre. - Pardon ? - Ta belle montre, le cadeau de Klara. - Mais Milo, cria Otar, c’était Antinous qui la portait au poignet ! Milo blêmit. - Un de nos soldats l’a ramassée, et remise à son officier, qui m’a avisé. Elle est très abîmée. Elle a été piétinée. Mais notre homme s’est vite rendu compte qu’il s’agissait d’un objet de haute valeur. Je le fais venir. Le garçon expliqua qu’il avait découvert le bijou dans une salle du bâtiment Nord, qu’il avait pensé qu’il ne pouvait appartenir qu’à une personnalité haut placée … Il précisa exactement l’endroit de sa trouvaille. - Mais c’est là précisément que je l’ai remise à Nono, dit Otar. Il s’était alors trouvé sans moyen de lire l’heure, situation fâcheuse pour le chef d’un complot. Il avait donc demandé si un de ses gardes pouvait lui prêter une montre pour quelques heures. Un de ceux-ci avait tellement peur de manger la consigne, d’oublier le timing, qu’il en avait pris deux … Il insista pour donner la plus belle à l’Envoyé, disant que ce serait un grand honneur pour lui s’il acceptait ce cadeau … - La voilà, dit Otar. C’est une bonne et solide montre, convenablement précise. J’ai envie de la garder pour très longtemps à mon poignet. - Mais alors, Antinous… dit Milo… - Il faudrait admettre qu’il a été projeté a distance par l’explosion. Qu’il s’est ensuite dirigé à pied vers le Nord en prenant le chemin que nous avons suivi … Que plus tard, il est sorti. Qu’il a peut-être été pris en otage par les gens du Groupement … Tu ne trouves pas que ça sonne un peu roman feuilleton. Tu l’as sur toi ? - Voilà, dit Milo. Elle est écrabouillée. 314 La montre de Klara, offerte pour leurs cinq ans de mariage … Même cassée, elle gardait une valeur de relique. - Tu sais combien nous autres gens du Renseignement, sommes fouineurs. J’ai failli penser que ce n’était pas la tienne. L’inscription « OK » gravée sur le boîtier m’a choqué. Pour un objet de cette valeur, elle fait un peu… vulgaire. - Milo, dit Otar : OK, Otar et Klara. - Excuse moi. - Veux-tu que je te dise, et qu’on n’en parle plus ? Voilà ce qui s’est passé. Je lui avais offert un chronographe de luxe. Il l’a balancé. Dès que je lui ai passé ma montre et que j’ai eu le dos tourné, il l’a jetée par terre et rageusement piétinée. Regarde la trace des bouts de chaussure. Il est entré dans la salle sans repère. Voilà la vérité. - Tu irais jusqu’au suicide ? - Non, l’inconscience absolue. Il avait disjoncté du monde réel. Il devait trouver son attitude très câblée. Autre chose, Milo. Fromentin t’a parlé du lanceur de cocktail Molotov ? - Oui. Un homme de la quarantaine, déterminé, pas un gamin. Et même à mon avis pas un excité du Groupement. Un honnête citoyen qui a jugé qu’il devait te punir ou au moins manifester sa réprobation. - C’est grave. - Ce serait grave s’il ne s’agissait pas d’un geste isolé, ce que je postule. Vois-tu, tout à l’heure, j’ai eu un contact avec des Echauguettes. Avec ses quarante blindés, ses hélicoptères d’assaut, il pourrait attaquer vers Sainte–Croix en montant depuis le Sud. De mon côté, bien qu’il me manque encore quelques Toyota, j’aurais lancé mes forces à l’assaut de La Fournaise. En moins de vingt quatre heures, tout était fini. Le Groupement est ce soir en pleine déliquescence. Parfait, sauf… sauf si c’est Niklaus et toi qui avez raison. S’il faut privilégier la solution politique. Imagine qu’une part de la population prenne position pour le Groupement et que nous nous trouvions confrontés à une guérilla urbaine. Nous nous mettons alors dans la situation des Américains à Bagdad. La guerre civile peut se déclencher, on peut aller n’importe où. 315 - Que t’a répondu Florimond ? - Qu’il ne ferait rien sans l’accord de Pol. - Et qu’a répondu Pol ? - Expectative. - Et si Pol avait donné son accord ? - Nous foncions. - Et Otar ? Prévenu avec quelques minutes de retard ? - Oui. Otar resta silencieux. - Après tout … dit-il - Otar, tu t’es acquitté aujourd’hui d’une tâche extrêmement complexe. Tu l’as réussie. Nous ne t’en serons jamais assez reconnaissants. - Entends-tu dire que mon rôle est désormais terminé ? - Justement non. Vois-tu, nous entrons dans une partie d’échecs où ce sont surtout les coups perdants qui vont compter. Il va d’abord nous falloir analyser les réactions, et ce à trois niveaux : les réactions internationales, les réactions au plan du Pays, les réactions à Mopale. Ensuite, le Groupement va riposter. C’est lui qui a la main. Quelles fautes va-t-il commettre ? A quelles erreurs allons-nous nous laisser aller de notre côté ? Ne commettons-nous pas notre première erreur ce soir en ne passant pas à l’attaque ? - Premières dépêches, dit Weng Li. Internationales et nationales. Toutes vont dans le même sens. Ton appel a la paix civile est unanimement approuvé, mais l’on trouve que tu as manqué de clarté sur les conditions même de l’attentat. - Certes. - Des journalistes commencent à tenter de joindre directement la Résidence. Nous leur répondons avec la plus grande amabilité. - Bien, dit Otar, dès demain, conférence de presse, à la Villa. Deux cents journalistes, pas plus, après ça va déborder. Ensuite, nous recommençons l’opération du premier jour. Nous recevons tous les journalistes possibles, individuellement ou en petits groupes, dussions nous passer trois jours à ne faire que ça. Je donne officiellement délégation à 316 Weng Li, Milo, Erika, Niklaus, Komako et Océane pour parler en mon nom. S’il y a des bavures, on rectifiera en marchant. Concepcion me paraît un peu trop tendre. Les autres donnèrent leur accord. - Nous avons, dit Weng Li, trois personnes en grand danger ce soir. Niklaus a voulu malgré tous mes avertissements partir à La Fournaise. Il dit qu’il peut avoir quand il le désire vingt hommes armés autour de lui. - C’est sa nature, dit Otar avec lassitude. Il va nous apporter des renseignements extrêmement précieux. - Concepcion est dehors aussi. Elle passe la nuit dans la garçonnière d’Oswaldo, qui l’a fait chercher. - Elle est peut-être moins exposée. Le Groupement ne ferait quand-même rien contre la maîtresse du président de Pour Mopale ? - Nous ignorons tout de leurs rapports. Et puis, il y a Klara. - Klara, dit Weng Li. Totalement désespérée, elle est allée chercher le réconfort dans les bras de son jeune amant. A priori, elle ne risque pas grand chose. Mais va savoir … - Nos Externes et nos Externants ? - Ils sont en première ligne. Je crois aussi que Niklaus est sorti pour organiser tout ça. - Je propose, dit Milo que tout notre personnel soit consulté. Tous ceux qui veulent rentrer doivent pouvoir partir, sans aucune sanction, et toucher leurs primes. Les autres doivent se préparer à se battre. - Combien sommes-nous maintenant ? demanda pensivement Otar. - Dans les sept mille. Et il en arrive dix à chaque avion, et il vole en ce moment beaucoup d’avions. - Anmari ? - Nous l’avons bloquée ici. Son docker ne risque rien. - Camille ? - Elle pleure et demande pardon. Un des portables d’Otar sonna. - T’es donc encore vivant, ordure ? 317 C’était Michelangelo Lempereur. - Et toi, tu n’es pas crevé avec tes copains ? - Tu nous a eus, Otar, mais on te réglera ton compte. - C’est une menace de mort, ça Monsieur ? Mais ça mérite la mort ! Et Otar coupa la communication. - Je ferais bien un exemple, dit-il. Cette nuit même. Nous l’avons logé, n’est-ce pas ? Toi qui rêvais d’en découdre, Milo, tu as bien un commando disponible ? - A tes ordres. - C’est peut-être une provocation, dit pensivement Weng Li, mais ce n’est pas une mauvaise entrée en matière. Les plus exposés ne sont pas les Externes, qui sont souvent encore des anonymes, mais les Externants, que tout le monde voit faire la navette. En cas de nécessité, il faudra en replier un certain nombre sur le loft. - Oui, dit Otar, mais il faut éviter de transformer le loft en bunker. Pol appela. - Je suis relativement satisfait de ton intervention, dit-il. On pourrait reprendre tel ou tel mot, mais globalement ça va. - Quelle est l’atmosphère à Miran ? - La stupeur. Pour le moment, pas de questions gênantes. Nous verrons demain. - Nous organisons ce soir une vaste séance d’information sur l’ensemble des évènements de la journée. Nous voulons que tous nos collaborateurs soient ferrés à glace. Et demain nous affrontons la presse, et peut-être déjà la commission d’enquête. - Bien. Dormez un peu quand-même. - Hourra ! cria Milo. Il jubilait. - Le MI 2 A est rentré, avec deux Toyota. - Comment ? dit Otar - Le plus simplement du monde. 318 Le scénario était très bien organisé. Dès l’envol de l’appareil, les cinq gardiens et les onze prisonnières s’étaient embrassés fougueusement sous l’œil attendri des pilotes. La blessée, très entourée, ne souffrait pas et paraissait rassurée. On n’oubliait toutefois pas qu’on avait perdu une compagne. Le rivage à peine atteint, l’hélicoptère évita la base et alla se poser à dix kilomètres de là dans la montagne. Trois puissantes voitures accueillirent le commando, qui se fractionna définitivement. Ces véhicules parcoururent environ une centaine de kilomètres, chacun dans une direction différente. Ils furent alors abandonnés au profit d’automobiles plus petites. La blessée fut hospitalisée dans une clinique discrète, où elle subirait son opération et sa rééducation. La plupart des membres de l’expédition devaient quitter le territoire du Pays dans les heures qui suivraient. Les deux pilotes grillèrent une cigarette et gagnèrent la base où on les attendait. Ils avaient été braqués de manière très classique, contraints d’atterrir. Ils avaient compris très rapidement qu’on n’en voulait pas à leur vie. On loua leur sang froid. Ils furent longuement débriefés par la Sécurité militaire, donnèrent des signalement assez précis des agresseurs (c’étaient des subalternes de Milo, dont les autorités possédaient au demeurant les fiches signalétiques). Ils furent très coopératifs. Soldats dans l’âme, ils ne se montraient pas très affectés. Ce sont là des choses qui arrivent. L’hélicoptère fut examiné brièvement, puis rangé au parking. Les équipes de terrain y chargèrent comme prévu deux pick-ups Toyota. Elles n’avaient reçu aucun contrordre. Les deux pilotes, l’interrogatoire terminé, demandèrent s’ils pouvaient enfin se sustenter. On les conduisit au mess. Ils dînèrent calmement, grillèrent une nouvelle cigarette, firent sortir leur appareil du hangar et décollèrent sans plus tarder pour Mopale. Il serait extrêmement difficile de faire à l’avenir le partage entre la négligence, la routine et la raison d’Etat. - Finement joué, dit Otar. Je reconnais la patte de Gwennaele. - La vedette de son côté vient d’arriver avec deux autres Toyota. - Je me sens moins nu, dit Milo. 319 La réunion du soir fut solennelle, mais pas lugubre. On y avait convié Otar, Milo, Weng Li, Erika, Komako, Océane, le capitaine Fromentin, Anmari, le colonel Ilya Soleïman, chef artificier. Weng Li attaqua d’emblée. - Notre chef a perdu son fils, dit-il. Je ne souhaite pas éviter la question, mais vider officiellement l’abcès. Otar, confesse-toi. - Je n’avais pas avec lui de très bons rapports, murmura l’Envoyé, d’une voix si douce qu’un silence épais se fit. Nous ne nous étions à vrai dire pas encore rencontrés, mais j’avais le temps, je ne me pressais pas. C’était un fils en devenir. Peu d’êtres humains sont perdus à dix-neuf ans. J’ai pris sur moi de l’exposer en pensant qu’il aurait la capacité de s’en tirer. J’ai fait une erreur tragique d’estimation. Au fond, il est mort avant d’être né. C’était mon fils unique, à moins que j’aie semé quelque part des graines dont le développement m’ait échappé. Il était né d’une passion torrentielle, c’était un enfant de l’amour. Je crains le pire pour sa mère, et ne puis rien pour elle. Je pense très sincèrement que les jours qui me restent à vivre sont comptés. Je n’aurai pas de nouvelle descendance. Aujourd’hui, je suis déjà mort une première fois. Mon nom de Strabelstrom est devenu très rare : je pense désormais qu’il se perdra. - Il est dans l’Histoire, cria quelqu’un. - Je ressens une peine confuse, pas aiguë, mais profonde, et très vraisemblablement durable, éternellement durable. Quant au remords … - Venons en au remords, poursuivit Weng Li. - Combien de personnes ai-je fait tuer aujourd’hui ? - Mettons à part les pertes de la police de Mopale. Ils ont commis l’erreur des pompiers new-yorkais du 11 septembre, qui avaient entassé leurs véhicules au pied des Twin Towers. Ils étaient là la bouche en cœur et les pouces glissés sous leur ceinture. On compterait parmi eux 61 morts et une trentaine de blessés graves. Honnêtement, cette police est un ramassis d’immondices. - Je veux bien, dit Otar. Les dégâts collatéraux ? 320 - Une dizaine de blessés plus ou moins graves dans des bâtiments civils proches. - Pas de morts ? - Un infarctus douteux. Nous avons si je puis dire eu de la chance. La conjonction du SEMTEX et du propergol a fait fuser l’explosion en hauteur, à plus de cinquante mètres. Toute la puissance de choc a été entraînée vers le haut. On ne compte plus les petits incendies sans suites notables allumés sur les toits dans un rayon de plus de cinq cents mètres. Il est vrai aussi que des débris humains de petite taille ont été projetés dans un vaste périmètre, et qu’on les recherche encore à cette heure. - Ecoute, Otar, ajouta Niklaus, par la volonté du Groupement, nous n’avons pas tué de femmes. A ma connaissance, aucun enfant n’a été touché nulle part. Tous les témoins disent qu’il y avait dans l’assistance peu de jeunes gens. On trouvait là essentiellement des hommes faits, et même beaucoup de vieux. Les quelques garçons de vingt ans admis dans la salle exerçaient déjà des responsabilités, ils avaient tué, fait tuer, racketté, violé. Ne nous attendrissons pas outre mesure. - Notre petite soldate abattue par la police de Mopale n’a pas été abandonnée vivante. Son crâne avait éclaté sous l’impact d’une balle de 45. Elle était célibataire. - Aussi longtemps que je vivrai, je veillerai sur ses parents. - Ce n’est pas une consolation, mais ces pauvres gens sont désormais riches. Et ils ont quatre autres enfants. Voilà, Otar. - Je n’en suis pas moins un des grands criminels de l’histoire. Combien, quatre cents morts ? - Au moins. Pendant la seconde guerre mondiale, d’heureux patriotes ont fait sauter des banquets SS avec joie. - Nous n’étions pas en guerre. - Peut-être que si. Le Groupement faisait la guerre à la société démocratique. - Ecoutez, dit Milo, je cite de mémoire. Dans un de ses textes les plus fameux, Abraham Lincoln dit qu’il y a dans toute société des honnêtes gens et de la racaille. Et que, lorsque la voix de la racaille couvre celle des 321 honnêtes gens, la démocratie est morte. Il y a longtemps qu’on aurait pu célébrer ses obsèques à Mopale. - Merci, dit Otar. Je ne vous dirais pas que je me sens mieux, je ne me sentirai jamais mieux, mais vous me donnez le courage de continuer. Il est trop tôt pour prévoir l’avenir, mais je souhaiterais plus que tout que l’on ne verse pas de sang innocent. Maintenant, hélas, il faut que je voie, de mes propres yeux. Une équipe de documentalistes (Madonna avait tout prévu) travaillait depuis plusieurs heures. - Nous disposons de documents que les médias ne possèdent pas encore à l’échelle mondiale. Un groupe de touristes sud-coréens était en train de filmer la salle de conférences depuis la Tour des Minimes, située à huit cents mètres de distance, avec un matériel semi-professionnel. Niklaus avait mêlé, comme il savait si bien le faire, l’offre matérielle et l’intimidation. Les Asiatiques pouvaient désormais s’offrir un nouveau voyage en Amérique Latine. - Nous sommes de notre côté en pourparlers avec le magazine français Paris-Match pour une revente de la cassette à dix fois sa valeur d’achat. Les bénéfices seront affectés à un fond spécial pour nos blessés, hélas…. Un des portables d’Otar sonna. - Louis Destruc, architecte. Ce n’est pas une heure, mais j’ai eu du mal à me décider. Monsieur Strabelstrom, je suis avec vous. Clac. On voyait très clairement, côté rue, l’assaut des commandos. La femme qui tenait la caméra avait compris tout de suite à quoi elle avait affaire, et n’avait pas cané, travaillant sans interruption. On distinguait les explosions de grenades à l’intérieur du bâtiment. La blessée sursautait, se raidissait ; quant à l’autre combattante, on voyait de manière hallucinante la balle lui emporter la tête et le sang jaillir à flots. Aucune télévision ne montrerait jamais ces images là. - Nous avons décrypté les images une par une, dit Komako. Ca brûlait très fort à l’intérieur, les témoins parlent de hurlements. Les autres 322 ont tenté de s’organiser, ils étaient en passe d’enfoncer au moins une porte. Mais c’étaient de lourds vantaux de chêne, vieux de trois siècles au moins… classés à l’inventaire des monuments historiques, Otar. - Regardez bien, maintenant. La camera n’avait tremblé qu’au bout de quelques secondes. L’onde de choc avait dû être perceptible. Le bâtiment s’élevait en masse, en majesté. Il avait fallu qu’il progresse de plusieurs mètres pour que les murs se dissocient. Cela ressemblait effectivement à un lancement spatial. Une extraordinaire clarté se diffusait à la base d’un énorme bloc qui montait vers le ciel. - Regardez, les débris viennent vers eux. Ils sont hors d’atteinte, mais c’est impressionnant. A ce moment-là, la femme s’est mise à l’abri. Mais par la suite, ils ont recommencé à tourner, et ont produit trois nouvelles vidéocassettes. Mais à partir de là, nous avons des documents d’autres sources et de meilleure qualité. C’était l’horreur parmi les policiers. Trente véhicules flambaient. Des morceaux de corps déchiquetés s’abattaient partout. Les survivants fuyaient à toutes jambes. Derrière eux, un mur de feu très clair, de vingt mètres de haut peut-être, avait remplacé le bâtiment disparu. - Les flammes se sont assez peu communiquées aux bâtiments voisins. C’est la verticalité qui l’a emporté. Le bâtiment Nord, dans lequel vous aviez trouvé refuge a assez bien résisté, avec ses murs de quatre mètres. Mais il a été touché par l’explosion. Il va devoir être abattu. Ce qui paraissait extraordinaire, c’est que rien ne bougeait. Rien d’humain. Ces immenses flammes très claires, ce carnage au premier rang… - Les véhicules de police de Sainte-Croix, entassés comme des harengs, empêchaient l’arrivée de tous secours. - Nous aussi, dit Otar, sommes tombés dessus. Il a fallu faire trois cents mètres à pied pour arriver à nos blindés. - Du côté de la cour, ça n’était pas du tout la même affaire. Le bâtiment s’est éventré, vomissant des corps à l’extérieur. C’est là qu’on trouve des survivants. Mais les chiffres officiels me paraissent singulièrement optimistes : un peu moins de 400 morts, 300 blessés graves : 323 cela laisserait trois cents personnes à peu près indemnes. Si l’on en compte cent… c’est bien le diable. - Je vais être abominable, dit Milo, mais il s’agit là de scènes de guerre. Je penche moi aussi pour une centaine de survivants, ceux qui se trouvaient au fond à gauche, la piétaille. Le Groupement a le sens de la hiérarchie. On tenait son rang selon son importance, depuis la tribune jusqu’au bout de la salle. Et, parmi ces cents survivants, combien d’yeux brûlés, de tympans crevés … Combien de chocs psychiques graves ? Où veux-je en venir ? Pas grand monde pour reprendre ou impulser le combat. J’ai réussi. Je les ai frappés à mort. On voyait maintenant revenir les premiers policiers. Ils suaient la peur, mais qui leur en eut voulu ? Ils marchaient à quatre pattes, se protégeant la tête, braquant les toits. Ils cherchaient leurs copains, leurs parents peut-être. Un premier véhicule de pompiers apparut. - Les pompiers de Mopale, dit Weng Li, sont fort bien équipés pour combattre les incendies d’été, forêt ou garrigue. Ils manient bien les trackers, les bombardiers d’eau. Mais en ville, ils sont plus juste. Vous voyez, il n’y a encore pas d’ambulances. Les premiers blessés secourus, essentiellement des policiers, ont été extraits à bout de bras, puis emmenés sur les hôpitaux en voiture particulière. - Une heure plus tard, dit l’une des documentalistes. Nous avons en tout dix neuf heures de films et cassettes. On nous a dit que vous deviez vous coucher tôt. Le bâtiment brûlait encore, des flammes modestes de deux ou trois mètres de haut. De la plupart des corps, il ne resterait strictement rien. On avait poussé au bulldozer tous les véhicules de police dans un coin, où ils brasillaient encore, dans l’indifférence. Toute l’avenue était occupé par les véhicules de pompiers. Un couloir avait été aménagé et les ambulances se succédaient à la file, emportant on ne savait quoi. - C’est assez bien fichu, dit Otar. - Absolument. C’est rustique, mais ça fonctionne. 324 C’était une île où l’on ne plaisantait pas avec les forces de l’ordre. Celles-ci avaient amené des renforts en troupes fraîches, bouclé le terrain : on ne voyait pas un civil, rien que des uniformes, et les tenues blanches des services médicaux. - Peu d’hélicoptères, dit Otar. On en devine deux.. - Ceux de la police justement. - Trois heures plus tard. Des engins de chantier, prudemment, commençaient à fouiller… à fouiller quoi ? Il n’y avait pas de ruines, pas même de gravats, un grand trou noir… - Monsieur l’Envoyé, dit la documentaliste, vos adjoints ont insisté pour que je vous montre ça … quand-même … Les toits avoisinants … Des tuiles manquantes, des fumerolles, une cheminée ébréchée. Des débris, innommables. Des bouts de vêtements, la moitié d’un attaché case, des lambeaux de chair, un pied dans sa chaussure … Des morceaux entiers de corps, plus gros … Un zoom travaillait, impitoyable. - Ca, cria un des médecins, du fond de la salle, c’est le tronc d’un homme. On distingue bien le sternum. On a eu raison de nous montrer ça, ajouta-t-il. Nous l’avons fait, il fallait que nous le voyions. La lumière revint. - Nous avons là à boire pour tous, dit le capitaine Fromentin. Du raide, du whisky, du cognac, du rhum. Venez. Erika pleurait encore, Komako avait pleuré, Océane avait pleuré. Otar pleurait. Ou plus exactement, des larmes ruisselaient sur ses joues sans qu’il y prit garde. - Catharsis, dit Weng Li. Le Sage doit voir le monde. La Voie guide le Juste. - Le juillet 1945, dit Komako dans le silence, la première bombe A a explosé dans le désert à Alamogordo. Les observateurs se trouvaient un peu près, certains ont carrément dégringolé de leurs perchoirs. Il y a eu ensuite quelques applaudissements. Mais l’un des chefs du projet a crié alors, à haute et intelligible voix : désormais, nous sommes tous des fils de 325 pute. A l’occasion pute moi-même, je ne savais pas jusqu’à cette heure que j’étais aussi une fille de pute. - Oui, cria Milo, mais belle et expérimentée ! C’était juste ce qu’il fallait. Les rires éclatèrent, l’assemblée se défroissa les ailes. La jeune femme se jeta au cou de son amant, et ce fut le premier geste d’amour qu’on ait vu dans la Villa depuis bien longtemps. Il y eut du brouhaha. Niklaus rentrait. - Déjà, Niklaus ? Le policier était épuisé. Terrible, terrible journée. - De mauvaises nouvelles ? - Non. Des bonnes et des mauvaises. - Commence par les bonnes. - Le Groupement est décimé. Tous les Frascati sont mort. Tous mes contacts chez les Gorthèche ont disparu. Je n’ai pu voir aucun responsable ce soir. Les Vanguard, les Drabovic … Je confirme quand-même que les Lempereur n’étaient pas dans la salle, et que les Angellopoulos semblent vouloir reprendre en main les restes du mouvement. - Et les mauvaises ? - On vient de nous tuer quatre Externes. C’est une mauvaise nouvelle au plan humain, mais aussi au plan politique. Un seul commando, en voiture, a agi, et a pratiqué des assassinats ciblés. Il reste donc la possibilité d’une initiative « privée ». Mais nous pouvons aussi être en présence d’une nouvelle ligne politique. Les Angellopoulos frapperaient les trois coups. Je ne puis pas juger sur une seule soirée passée à l’extérieur ; mais la population est de toute évidence profondément troublée et s’interroge. Nos adversaires peuvent avoir intérêt à créer un climat de guerre civile pour fidéliser leurs partisans. Otar questionna Milo. - Les représailles chez les Lempereur ? - Non, je n’ai pas encore agi. J’attends le creux de la nuit. 326 - Un dernier problème, dit Niklaus. Nous n’avons récupéré que trois corps. Le dernier est resté entre leurs mains. J’en fais une question de principe. - Je m’en occupe, dit Otar, à la surprise générale. Il composa un numéro. - Lieutenant Ducon ? dit-il. Il y eut un instant de silence, puis un rire. - Ca, c’est Otar. D’abord, je ne m’appelle pas Ducon, mais Dupont, si ça ne vous fait rien. Ensuite, je suis désormais capitaine. - Je cherche un corps. - Je vois ce que c’est. C’est possible. - Combien ? - Cent mille. - Vous ne vous mouchez pas du pied. - Je ne vous arnaque pas : je vais avoir beaucoup de frais … annexes. - Je vois. Eh bien d’accord. Vous m’apportez le paquet dès que possible. Paiement en liquide de la main à la main à la livraison. Vous pouvez me faire confiance. - Ceux qui vous font confiance à Mopale le paient généralement assez cher. - Quel soupçon ! Je n’ai aucun intérêt à vous éliminer. - Je le pense aussi, c’est pourquoi, si tout se passe bien, je serai là. - Parfait. Capitaine Dupont ? Téléphonez moi donc un de ces jours, ou venez me voir à la Villa. On boira un coup. Il raccrocha. - Comment, dit Niklaus, on marche sur mes plates bandes ? Mais il était soulagé. - Effectivement, conclut Otar, nous ne devons à aucun prix nous laisser entraîner dans le tourbillon de la guerre civile. On maintient quandmême pour cette nuit, Milo. - Oui, ça ne peut qu’éclaircir la situation. 327 - Je vais te démaquiller, dit Erika. Je veux bien que tu dormes près de moi, si tu arrives à dormir, mais pas plus, hein ? - Tu crois vraiment que j’en ai envie ? - Otar, dit-elle gravement, après ce que tu as fait, je me demande si je ne vais pas cesser de t’aimer. Il dormit effectivement fort mal. Il ne fut pas assailli dès cette première nuit par des remords vengeurs. Son fils ne vint pas le chercher pieds nus et la corde au cou. Non, il s’endormait, se réveillait en sursaut, se rendormait pour une demi heure. Des bribes d’un rêve répétitif revenaient en boucle. Il avait des tâches innombrables à accomplir, n’en venait pas à bout, prenait du retard, courait, ne rattrapait pas le temps perdu. Il se leva pour boire, replongea dans un sommeil agité. En tout cas, il n’entendit pas cette nuit là le coup de feu unique qui fit passer de vie à trépas la malheureuse Camille Leight. 328 Au briefing du matin, Otar n’éleva pas la voix. - Au fond, dit-il, j’ai donné l’exemple, et j’ai perdu tout droit de protester. Je ne veux pas chercher qui l’a tuée, n’est-ce pas ? Je vous adjure simplement de ne jamais recommencer. N’est-ce pas ? De ne jamais recommencer. Sinon, c’est notre fin rapide à nous tous, et l’échec de la mission. - Le corps est déjà parti pour le continent, dit Milo. Elle a reçu une balle de petit calibre dans la tempe. La mort semble avoir été instantanée. - Affaires courantes, dit Otar. - L’attaque contre les Lempereur n’a été qu’un demi succès, poursuivit Milo. Elbo et Michelangelo sont morts, Lucchino simplement blessé. D’après mes renseignements, il aura toutefois besoin de quelques mois de convalescence. Pas de bobo chez nous. J’ai pris un risque. D’une part, nous avons décapité le noyau des exécuteurs des hautes et basses œuvres du Groupement. D’autre part, nous ouvrons la voix royale aux Angellopoulos. Le crime - je pèse mes mots - n’est pas signé. Les autres maffieux vont chercher quelques temps d’où vient le coup. - Revue de presse, dit Otar. La presse internationale avait accordé une place moyenne à l’événement. Le grand terrorisme de nouveau frappait, comme il le faisait une fois tous les six mois environ. Le modus operandi était cependant particulier. On notait que l’Envoyé, dont l’appel à la poursuite de la démocratisation était unanimement loué, était resté très vague sur les circonstances de l’attentat. A lire entre les lignes, on se rendait parfaitement compte que l’ignorance régnait dans les rédactions sur la nature exacte du Groupement. Des équipes devaient déjà s’être mises au travail. Dans quelques jours, on sentirait peut-être poindre des interrogations un peu plus précises. On pouvait d’ailleurs à peine parler d’une émotion mondiale. Les médias chinois et sud –américains avaient peu relayé l’événement. La presse people, de son côté, faisait ses gros titres sur la catastrophe d’Asie centrale, 329 région vers laquelle se dirigeait toute l’aide internationale. A Mopale, au fond, il n’y avait plus rien à voir. La presse du Pays était atterrée. Des manchettes énormes, des photos choc. La désolation était générale. Au moment où les choses allaient si bien, le processus de pacification recevait un coup de poignard. Les premiers journalistes arrivés sur place relevaient la violence et l’horreur de l’explosion. Ils indiquaient aussi que la vie quotidienne semblait continuer normalement à Sainte-Croix, y compris dans le quartier de la Fournaise, qui avait poursuivi ses activités habituelles. Aucune attaque contre le Directoire et son Envoyé. - Voilà de la bonne copie, dit Otar. La presse de Mopale se coupait clairement en deux. La plupart des journaux, avec des titres énormes, décrivaient simplement l’événement. Parfois pointait juste une question timide : mais qui a bien pu nous faire ça ? Trois titres, en revanche, dont Méditerranée, l’organe ou travaillait Cluster Aloha, tiraient à boulets rouges sur la camarilla de la Résidence, qui n’avait pas su prévoir l’événement. Cluster Aloha abattait clairement son jeu, en demandant le départ d’Otar. - Le Groupement a été obligé de démasquer ses batteries, dit Weng Li. S’il continue ainsi, nous allons gagner la bataille des médias. Ces prises de position recoupent nos propres informations. Le Groupement est directement propriétaire de trois journaux et intimide tous les autres. Vous remarquerez que at Lacourière ne signe aucun texte aujourd’hui, alors que Mopale a vécu une journée historique. J’estime, conclut-il, à la lecture des journaux, que nous venons d’obtenir un répit d’au moins vingt quatre heures. - Allez, Mesdames et Messieurs, dit Otar, à la conférence de presse. Il appela Maud. - Nous ne nous verrons sans doute pas encore aujourd’hui. Viens demain dans ton bureau. - J’y serai, souffla-t-elle, si je suis encore vivante. 330 Au moment d’entrer dans la salle de la conférence, Otar eut une sorte d’éblouissement. Sont morts depuis hier : mon fils Antinous, Alfredo Frascati, que j’avais rencontré à Vala, Elbo et Michelangelo Lempereur, Camille Leight. Toutes personnes avec qui j’avais été en contact physique, dont j’avais au moins touché la main ... On s’était mis au dernier moment d’accord avec les journalistes du Pays pour réserver un maximum de place à la presse internationale. On leur avait promis de rattraper l’affaire par une série d’entretiens particuliers. Deux cents places, c’était évidemment beaucoup trop peu. - La langue de la conférence sera le Français, idiome officiel de notre pays ; c’est dans cette langue que je répondrai. Un murmure de mécontentement parcourut les travées. - Les questions pourront être posées en français, en anglais (c’est Monsieur Weng Li qui traduira), en espagnol (Madame Concepcion Kadiri) et en arabe ( Monsieur Ilya Soleïman). Notre ami Niklaus Ossorovski pratique le serbo-croate et pourra éventuellement intervenir sur une question en russe. Vers le milieu de la salle, un homme demanda à voix suffisamment haute, avec l’impolitesse habituelle des Anglo-saxons, s’il était nécessaire que l’anglais soit parlé par un singe asiatique. - Monsieur, siffla Weng Li, dans un américain de combat, j’ai appris l’anglais dans une excellente école chinoise, à Xi An. Je dispose aussi d’un diplôme scientifique de haut niveau obtenu à Berkeley. Permettez moi de vous dire que votre propre langage n’est pas exempt d’imperfections et qu’il confine à la vulgarité. On applaudit sur toutes les travées, et les questions commencèrent. La plupart des journalistes parlaient un Français assez soutenu, et souhaitaient avant tout s’informer. Les questions pièges viendraient plus tard. Otar se fit très pédagogique, revint sur des points d’Histoire du Pays. Expliqua la politique du Directoire, parla peu du Groupement, insista beaucoup sur le rôle de la commission d’enquête, car, dit-il, sur le déroulement des événements, nous n’en savons guère plus que vous. 331 Son maquillage, peu modifié depuis la veille, faisait toujours forte impression. Un des chroniqueurs s’enquit fort poliment de sa santé. Sur une des (rares) questions d’un journaliste latino-américain, Concepcion demanda au reporter s’il n’était pas péruvien, par hasard. En entendant sa réponse positive, elle changea de récitatif. Les inflexions de son castillan parfait se modifièrent. Les hispanisants de la salle (les Espagnols y étaient nombreux) se mirent à siffloter avec admiration, et finalement à taper dans leurs mains. Procédé de putain ! Nous ne sommes pas seulement des fils de putes, mais des putains nous-mêmes … Un envoyé spécial russe s’enquit : la sauvagerie même de l’agression ne pouvait pas faire penser à une implication tchétchène ? Otar le remercia de parler aussi bien la langue française, puis indiqua qu’il connaissait parfaitement la position du gouvernement russe et celle de ses opposants tchétchènes (il évita même d’employer le mot résistance), et que de toute évidence, non, il ne pensait pas ... - Nous avons été contraints, dit-il, d’accepter un rendez-vous avec la commission d’enquête pour midi pile. Il faut les comprendre. Disons que nous arrêterons cette conférence de presse à midi trente. court. Cela dit, je suis convaincu de l’importance C’est trop primordiale du journalisme. C’est pourquoi, mes adjoints et moi-même sommes prêts à vous recevoir individuellement ou en petits groupes dès maintenant, et aussi longtemps qu’il le faudra. Un murmure de vif intérêt parcourut les travées. - Nous ne pouvons pour l’instant, pour des raisons élémentaires de sécurité, quitter cette résidence. Nous sommes en train d’aménager un studio pour que les journalistes de la presse audiovisuelle puissent enregistrer. Je ne peux bien entendu pas tout faire moi-même. J’ai donc habilité Mesdames Erika Krazkowiak, Océane Wilson, Komako Banga, Messieurs Weng Li, Milo Glaser et Niklaus Ossorovski à parler en mon nom. Je procède ainsi avec l’assentiment de Monsieur Pol Angeroli, président du Directoire. Les rendez-vous peuvent être pris des maintenant auprès de 332 Madame Komako Banga. Si c’est nécessaire, je tiendrai dans quelques jours une nouvelle conférence de presse. - Pourrons-nous visiter la Résidence ? Milo intervint. - Pour des raisons de sécurité, les autorités du Pays ont interdit toute pénétration dans un périmètre réservé. Et aussi tout survol. Je vous mets solennellement en garde. Nous craignons très clairement des tentatives d’infiltration. On se séparait. - Madame Concepcion ne reçoit pas les journalistes ? demanda au milieu des rires un des hispaniques. - Elle est encore un peu jeune, dit Otar. Mais après tout, Concepcion, veux-tu te lancer dans le grand bain ? Veux-tu recevoir Monsieur ? - Je crois que j’ai encore quelques rendez-vous disponibles sur mon carnet, dit la belle, avec un charmant sourire, qui emporta de nouveau l’adhésion de la salle. Ils sortirent. - Tu as l’art, dit Milo, pour mettre la presse dans ta poche. Et toi, Concepcion, parmi tes nombreux talents, tu parles les péruvien ? - Je suis allée au Pérou, dit Concepcion, visage fermé. - Ah ? - A quoi suis-je bonne ? Mission de huit jours auprès d’un parrain de Cali, qui voulait une blonde hispanophone. Trois mille dollars par jour, plus faux frais. Finalement, j’ai demandé la même somme en euros. Bilan, trente mille euros, plus les cadeaux. Il était un peu macho, mais bel homme. Il paraît que je suis une affaire. Je simule à la perfection. Il voulait me garder. J’ai promis de revenir vite, mais un Uzi en a décidé autrement. - Et tu as appris le péruvien en huit jours ? 333 - N’importe quel collégien en séjour linguistique en Angleterre te dira que le bois de lit est un des meilleurs récepteurs phoniques pour l’apprentissage des langues étrangères. La commission ne les avait même pas autorisés à déjeuner. Elle aurait même voulu faire remettre la conférence de presse. Ils arrivèrent avec chacun une ration militaire à la main, s’installèrent (apparemment, bien que se trouvant chez eux ils passaient pour invités) et ouvrirent leurs boîtes. Les deux responsables de la Commission, un homme et une femme, les regardèrent avec effroi. - Que faites vous donc ? - Nous mangeons, Madame, tout en répondant à vos questions. - C’est … votre repas ? - Oui, des rations. Voyez, il y là-dedans de petits pots autochauffants, c’est très commode … et ça économise les deniers de l’Etat. Nous n’en sommes plus aux déjeuners d’affaires et aux dîners en ville. L’homme était choqué. - Nous aurions pu vous laisser une demi-heure, quand-même. - Ce n’est pas l’impression que vous m’avez donné au téléphone. La femme s’excusa. - Comprenez notre hâte. L’atmosphère se détendit brusquement. Il s’avéra que les deux arrivants, tout à leur mission, n’avaient rien pris depuis le matin. La petite dame surtout avait fort envie de voir de près cette nourriture exotique pour en parler à ses amies. Bref, on apporta deux rations de plus. - Madame, dit Milo, ce paquet est destiné à des hommes … en campagne. Ne vous étonnez donc pas d’y trouver … deux préservatifs. - Oh, c’est chou ! dit l’invitée. Je les emporte pour mes neveux. Quant au papier toilette … Dites, je suis surprise de la bonne qualité de cette nourriture. Son compagnon se taisait. On en revint vite à un ton plus sérieux. - Je dois vous dire, commença Otar, combien je suis convaincu du bien fondé de la nomination de cette commission d’enquête. Nous sommes à son entière disposition. Je serai entendu par vous aussi souvent 334 que vous le désirez, et mes assistants aussi, en groupe et séparément. Nous jugeons toutefois bon de vous prévenir que, par souci bien compréhensible d’éviter tout espionnage, nous ne gardons quasiment aucun document sous forme de papier. Tout est transmis quasi instantanément vers Miran et mis à la disposition des services du Directoire. - Avant toute chose, dit la femme, j’aimerais savoir comment votre équipe fonctionne. On loue partout son efficacité. Otar présenta son staff. - Nous utilisons le système classique de la doublure. Moi seul évidemment ne puis être remplacé au pied levé. Toute modification dans ce sens repose sur le seul Directoire. Je suis arrivé ici avec mon secrétaire de longue date, Weng Li, mon assistante, Madonna di Pozzo, et l’attaché militaire que m’a adjoint Pol Angeroli, le colonel Milo Glaser, Madame Erika Krazkowiak s’occupant des problèmes d’intendance, Monsieur Niklaus Ossorovski de ma police, eh oui. Madonna di Pozzo était flanquée de deux assistantes, Camille Leight et Komako Banga. Erika de deux Chambrières, Concepcion Kadiri et Océane Watson. - Chambrières, fit pensivement l’interlocutrice. Je me suis laissé dire que la filière Erika s’y connaissait en effet en matière de chambre à coucher. - C’est une pierre dans mon jardin ? demanda Otar. - Continuez. - Weng Li travaille seul, et il est irremplaçable. Niklaus aussi. Enfin, le capitaine Volker Fromentin seconde le colonel Milo Glaser. Les deux interlocuteurs notaient, dessinaient des accolades. - Nous nous sommes adjoints récemment le colonel Ilya Soleïman, qui nous a été adressé par Gwennaele Stabon. De toute évidence, la femme était une parlementaire, une politique, l’homme un haut magistrat, un juriste. Il hocha la tête. - Beaucoup de militaires parmi vous, remarqua-t-il. - Presque trop, dit Otar. Nous ne souhaitons pas être entraînés dans cette direction là. 335 - Bon, dit la dame. Passons aux questions qui dérangent. Comment est morte Madame Di Pozzo ? - D’une balle dans la tête, dit Otar. En inspectant notre rempart. Un sniper l’a abattue à plusieurs centaines de mètres depuis une petite maison sise de l’autre côté de la promenade. Maison qui a été incendiée le lendemain matin. - Ne soyez pas choqué si nous sommes astreints à faire procéder à une exhumation. - Madame di Pozzo a été incinérée à la demande de sa famille et ses cendres jetées dans le Rhin. - Voilà, dit le juriste, qui clôt le dossier. Le Directoire était au courant ? - Dans l’heure. - Et … - Raison d’Etat. Ce ne sera pas la seule fois. J’ai pire à vous apprendre. Des deux remplaçantes possibles de Madona, nous avons préféré Komako Banga à Camille Leight. Mais celle-ci travaillait encore pour nous, sur des missions ciblées. Elle n’est pas rentrée ce matin. - Comment ? Vous aviez des gens dehors hier soir ? Des femmes ? - Trois femmes. Ma propre épouse, Klara, qui n’est pas associée à nos activités, mais qui elle aussi à l’occasion se met à notre service, Concepcion Kadiri et Camille Leight. Mais Niklaus aussi était dehors, et nos Externants … - Allez doucement. Nous ne vous suivons plus. Otar expliqua obligeamment le système des Externants et des Internes. La commission se passerait pour le moment de toute allusion aux Externes. - Je découvre tout un monde, dit la dame, pensive. Peut-on vous demander ce que faisait dehors Mademoiselle Concepcion ? - Elle était chez son amant, Monsieur Oswaldo Marini-Fizzi, président du parti Pour Mopale, membre du bureau du Conseil régional, père de famille honorablement connu sur l’île. Secret d’Etat ? - Mon Dieu … 336 - En trois semaines, dit le juriste, vous avez tissé une toile aussi solide que celle du Groupement. - Et votre propre femme ? - Elle était chez son jeune amant. Mais là, question privée. Pas de secret d’Etat. Je dirais plutôt : domaine public. - Qu’est-ce qu’on nous fait faire… dit la parlementaire. - Nous vous avons promis la vérité. - Est-ce vous qui les avez fait sauter ? demanda brusquement le juriste. - Mes convictions de démocrate s’y opposent. Et c’est de la politique un peu brutale. Mais… - Quel débarras, n’est-ce pas ? - Vous ne me ferez pas dire ce que je n’ai pas l’intention de dire. Je pensais au contraire que nous allions pouvoir en faire peu à peu des interlocuteurs … présentables. - Mais, dit la parlementaire, vous aviez des contacts avec eux ? - Dès le départ. Les familles … - Eclairez moi. Otar décrivit longuement le système maffieux, les sept familles. Les enquêteurs grattaient du papier. - Vous auriez pu nous enregistrer. - C’est une première rencontre, dit le juriste. Nous le ferons à l’avenir, quand nous aurons réglé le problème de vos déplacements. - Donc, Niklaus … - Monsieur Ossorovski ? - C’est ça, a été contacté presque tout de suite par la famille Gorthèche. Il a commencé à fréquenter ses dirigeants, tout en continuant à travailler pour nous. - Pour vous ? - Ca s’appelle un agent double, dit Weng Li, avec un léger énervement. - Mais comment étiez vous sûr … - C’est mon métier, Madame. 337 - Camille Leight a été ensuite approchée par les Vanguard. Il est possible que sa disparition soit liée à cette activité. J’ai moi-même rencontré à plusieurs reprises les capi de la famille Lempereur. - Vous-même ? - Oui, et en dehors de la villa. Au café de l’Alouette et au café Imperator. Nous avons même travaillé avec Weng Li en téléconférence. Nous avons préparé ensemble la réunion d’hier. - Serait-il possible de les joindre, éventuellement ? Il va falloir aussi que nous entendions les victimes. - Ils ont été tous les trois l’objet d’un attentat cette nuit. - Vous nous confirmez cette information ? - Oui. Il y aurait au moins deux morts et un blessé. - Mais … - Niklaus ? dit Otar. - Si vous me permettez … je suis tout le temps en ville. A ma connaissance, les Frascati sont décimés, ainsi que les Vanguard, les Drabovic, et les Gorthèche. Les Garcia Suarez ont quitté l’île. Il ne restait donc plus que deux familles opérationnelles, les Angellopoulos, dont nous ignorons presque tout, et les Lempereur, qui pouvaient bien être dans une certaine mesure le bras armé du Groupement. L’élimination des Lempereur laisse les mains complètement libres aux Angellopoulos. Nous ne nous en réjouissons d’ailleurs pas. Il y aurait sans doute à chercher de ce côté là. - Mais … voilà une masse d’informations que nous n’attendions certes pas. Le Parlement, qui est quand-même l’instance gouvernementale suprême du Pays, aurait dû les recevoir. - Je devais rentrer à Miran avant la fin de la semaine. Madame Alexandrine Pillet devait venir me chercher ce jour-même. L’interrogateur ricana. - Nous aurions regagné la capitale presque immédiatement. J’étais en train de préparer mon rapport. J’aurais pu m’adresser au Parlement, avec l’accord du Directoire, avant la fin de la session d’automne. En ce qui concerne l’attentat proprement dit, nous avons collecté de très nombreuses informations audiovisuelles, vidéocassettes, DVD, 338 bandes son …, qui représentent environ une vingtaine d’heures d’écoute. Paris-Match a toutefois une exclusivité sur une de ces bandes. Mais vous pouvez parfaitement les visionner et vous arranger avec eux. Les enquêteurs ne tenaient pas à se mettre mal avec Paris-Match. - Nous allons vous confier tout ce matériel dès maintenant. Pour le reste, je suis à votre entière disposition. Voyez-vous, je n’ai plus rien à faire. La solution politique est momentanément bloquée, il n’est pas question de tenir les dernières réunions des Etats Généraux. Je verrai peut être le clergé demain, c’est très important à Mopale, s’il est possible de se rencontrer sans risques. Je vais passer les jours qui viennent en votre compagnie et en celle des journalistes. - Ne voyez donc pas tant la presse, dit le juriste. - La liberté de la presse n’offusque personne. Je m’en tiendrai à cette ligne de conduite. Je vous remercie en tout cas d’avoir posé tout à l’heure une question directe. Il fallait crever cet abcès. Nous sommes par principe, dirais-je, à l’abri de tout soupçon. Cela dit, nous avons été infiltrés nous aussi, j’ai encore en travers de la gorge l’évasion des terroristes. Je pense que nous reparlerons de ces aspects-là. - J’y compte bien. Pris toute la journée, votre staff engagé dans de longues palabres, il vous reste quand-même la nuit pour agir. Vous y excellez. - La nuit, dit Milo, nous faisons plutôt l’amour. - Quand pourrons-nous visiter la Résidence ? - Jamais. - Plaît-il ? - C’est notre sanctuaire, la base ultime de notre sécurité. - Vous avez là-dedans des moyens militaires importants ? - Madame, nous avons sorti hier cinq véhicules blindés et deux pick-ups équipés. Et nous œuvrons pour ne pas avoir à les montrer de nouveau. - Quels sont vos autres moyens militaires ? - Secret Défense. - Mais je suis député du Pays. 339 - Madame, si vous, vous entrez, les quarante neuf autres membres de la Commission vont vous suivre. D’autres parlementaires viendront de Miran. Les journalistes suivront. Ignorez vous que le Groupement a infiltré une partie de la classe politique de la capitale ? Voulez-vous causer la perte des centaines d’hommes et de femmes qui sont sous mes ordres en ce lieu ? - C’est inconcevable. - Iriez vous inspecter seule la base de l’OTAN située dans le Sud de l’île et placée sous l’autorité du général des Echauguettes ? Ecoutez. C’est Gwennaele Stabon qui est responsable des questions militaires au Directoire. Demandez lui l’autorisation de visiter nos installations. Elle vous la refusera. Si elle vous l’accordait, je ne serais pas une minute de plus Envoyé à Mopale. - Ne le prenez pas ainsi, Monsieur Strabelstrom. C’est une curiosité bien légitime. - Depuis hier, nous aussi, nous comptons nos morts. Elle blêmit. - Veuillez nous excuser, dit-elle. - Vous avez bien reçu les condoléances officielles du gouvernement ? Dans ces conditions, les nôtres eussent été redondantes, fit l’homme, un rien chafouin. - Il est possible que nous ayons perdu mon fils par manque de vigilance. Ne comptez pas sur moi pour renouveler cette expérience. Dans le couloir … - Tu m’as fait peur, dit Milo, quand j’ai vu que tu balançais tout. - Ecoute, nous ne sommes pas infaillibles. Ils vont tourner, virer et finalement trouver un petit bout de ficelle qui les fera dévider toute la pelote. Ils nous auront. - C’est vraisemblable, mais le plus tard possible. 340 - C’est cela. Il faut gagner la bataille de l’opinion. Et lorsqu’ils nous serrerons de près, peut-être serons nous alors en état de sortir tes chars. Et ceux de Florimond. Pour le moment, je coopère au maximum. Klara évitait très soigneusement Otar. Il n’arrivait pas à la joindre. Cela n’aurait d’ailleurs servi à rien. - J’ai rangé ton drapeau, dit Erika. - Merci, je l’avais oublié. Il caressa machinalement l’étamine jaune. - Je crois que je ne le déploierai plus jamais. - Il a un petit aspect joyeux et guilleret qui ne correspond guère aux circonstances. - Personne ne m’a compris, dit Otar. Sauf sans doute Milo, mais ce n’est pas son problème. - Malgré une remarque un peu déplaisante de ta part, je croyais avoir saisi ce que tu voulais dire. - Vas-y. - Depuis quelques années, le mot bananer a pris en argot un sens équivalent à tromper, rouler. Donc, je vous roule, je vous baise … et on retrouve la symbolique phallique. - C’est ce que les gens les plus éclairés … - … merci de cette correction … - … ont cru comprendre. Mais j’entendais signifier autre chose. Vois-tu, je suis très affecté par la lente transformation des démocraties occidentales en républiques bananières. - Les autres … - Absolument. Les derniers régimes communistes, les constructions postcommunistes, l’essentiel des pays du Sud fonctionnent de façon identique. Mais nous, nous donnons des leçons de démocratie au monde entier. Or, un ver ronge peu à peu notre système. - Et un ver de banane, c’est redoutable. 341 - Le clientélisme, le népotisme gagnent sans arrêt du terrain. Dans des pays où le chômage est installé, l’emploi est de plus en plus réservé aux copains et aux coquins. Les concours eux-mêmes deviennent peu sûrs. On n’en est pas encore aux pots de vin, dans l’Ouest européen tout au moins, mais qu’en sais-je, au fond. Tout s’obtient par relation, par appartenance à des groupes plus ou moins flous, à des associations … - Ç’a toujours été comme ça. Depuis la préhistoire. C’est consubstantiel à la société humaine. - C’est ce que vous dites tous. Ce qui signifie que, contrairement à ce qu’ont proclamé quelques allumés en 1789, les hommes ne naissent pas libres et égaux en droits. Y compris dans les démocraties. - Si je veux bien te suivre, on pourrait admettre qu’il s’agit d’un combat très prématuré. Les siècles à venir … - Tu as sans doute raison. C’est pourquoi je plie mon drapeau en quatre dans ma poche, et n’en parlerai plus. Mais vois-tu, c’était là un des buts essentiels de ma lutte. Le système maffieux est bananier par définition. Le reste, après tout, consiste à extirper du pouvoir de Mopale une sorte de gang qui s’en est emparé ; les suivants feront sans doute un peu mieux … peut-être même pas au plan de la banane. Il faudra changer de protecteurs, c’est tout. - Te voilà bien pessimiste. Mais alors, fallait-il en arriver là ? - On aurait pu effectivement s’en tenir à la lutte politique. C’est à dire ne rien faire. Les partis démocratiques au pouvoir à Miran se seraient comme d’habitude contentés de l’immobilisme. Mopale serait restée Mopale, le Groupement le Groupement. Un universitaire aurait un jour publié une belle thèse, qui aurait été un petit succès de librairie. Quelques intellectuels auraient débattu dans les pages "Idées" du journal de référence. Des indignations se seraient manifestées, au moins pendant trois mois. Et puis, on serait partis bombarder un nouveau peuple du tiers monde, et les manchettes des journaux auraient changé. Non, il fallait un choc. - Sanglant ? - Probablement. L’Histoire est bonne fille. Elle condamne puis elle absout. L’Histoire, c’est Big Brother au quotidien. 342 - Mais c’est toi, Otar, l’homme que j’aime, qui a trempé tes mains dans le sang. Et ces mains, vois-tu, pour l’instant, je ne supporterais pas qu’elles me touchent. - Rassure toi : je suis actuellement peu préoccupé par ma zigounette. - Tu as quand-même sacrifié ton fils … - Si pas stupide, dit pensivement Otar, pas noyé. - Chacun de nous porte sa contradiction. C’est maintenant que j’exprime le désir d’avoir un enfant de toi. - Un nouveau fils, dit Otar … Mais je voudrai l’élever, comme je n’ai pas élevé Antinous, vivre avec lui au jour le jour. Ce qui signifie que je dois aussi adopter la mère. - Et alors ? - Au quotidien … - Je puis accepter de coexister avec toutes les Océane du monde. - Et Maud ? - En cas de nécessité, je la tuerai, si le Groupement ne l’élimine pas avant. - Tu es hostile au massacre de masse, mais tu pratiquerais bien les petits assassinats entre amis. - Question d’échelle. - Nous n’avons aucune morale, dit-il. - Aucune. - Au moins, nous, ne donnons nous pas la leçon. Otar avait sur lui jusqu’à cinq portables. On fabriquait désormais de belles petites miniatures, et il n’était pas du genre à prendre des photos. Depuis qu’il hantait l’île, ces petits gadgets restaient constamment ouverts. Il était là pour prendre des contacts, pour faire de la communication, pour exister. Et il y réussissait assez bien. Une voix féminine … - Oh, dit-il, vous êtes l’inspectrice de la commission d’enquête. 343 - Virginie Dimitrescu. Merci de m’avoir reconnue. Je voudrais tout d’abord excuser, si c’est possible, l’impardonnable goujaterie de mon collègue en ce qui concerne la mort de votre fils. - N’en parlons plus. - C’est un juriste froid, il appartient à l’intelligentsia judiciaire, ces gens là n’ont pas de cœur. - Je vois que l’exercice du pouvoir a mené votre réflexion dans un sens parallèle à la mienne. Je vous remercie en tout cas. Mais je devine : vous êtes une femme de gauche, et lui … - Vous n’y êtes qu’à moitié. Je suis une femme de gauche, membre du bureau politique du parti social-démocrate ; mais j’y cohabite avec mon compagnon de cet après-midi. Je ne vous apprends rien : c’est la règle même du bipartisme. Je suis bien plus proche de certains membres de la DC que de quelques uns de mes … camarades. - Quelle a été votre impression ? - Excellente. Si vous me permettez cette horrible faute de langue, un peu trop excellente. Devant tant de volonté de coopération, d’ouverture, de transparence, on se demande ce que vous pouvez bien avoir à cacher. - Et qu’en pensez vous personnellement ? - Vous n’avez certainement pas posé les bombes vous-même, mais vous devez en savoir long. Je n’irais pas jusqu’à dire que vous n’avez rien fait pour arrêter les assassins, mais il y a de cela. Un dernier conseil. Vous avez rang de ministre. Dans le pire des cas, seule la Haute Cour peut vous juger. Et ça ne se trouve pas sous les pas d’un cheval. Prenez la commission de plus haut, ne jouez pas les petits garçons. - Je crois que c’est Weng Li qui a tué Camille, dit Otar en se couchant près d’Erika. - Moi aussi. - Ce n’est pas toi. Je dormais trop mal et je t’aurais entendue te lever. 344 - Ce n’est pas toi. Je dormais trop mal et je t’aurais entendu te lever. - Ce n’est pas Milo. Il l’aurait abattue devant nous. Niklaus l’aimait bien, et Niklaus a le sens de la hiérarchie : il n’aurait pas agi sans mon accord. - Je pense, dit Erika, qu’elle a payé pour la mort de Madonna. Quelques détails nous échappent encore. Il nous faudra trouver le chaînon manquant. - Quand-même, dit Otar, nous campons au cœur du pouvoir, et nous mêmes ne connaissons pas le b-a ba des événements. - Nous en sommes aussi responsables. Toute notre action repose depuis le début sur la gesticulation et l’intoxication. - La politique, c’est l’art du mensonge. J’y pensais ce matin devant la commission d’enquête. Quand j’ai parlé de la relation de Concepcion avec Oswaldo, j’ai bien insisté sur la nécessité de ne pas compromettre le sieur Marini-Fizzi vis à vis de son épouse, alors qu’ici nous savons tous que cette dernière est parfaitement au courant des frasques de son mari. Et tout comme ça depuis le début… - Je t’ai déjà dit, reprit Erika avec vivacité, que j’avais peur que nous y laissions notre âme : nous finirons par nous égaler à ceux que nous voulons détruire. - On ne peut ramasser les ordures en gardant des mains propres. - Oui. Mais on ne peut pas faire de la bonne soupe dans des pots sales. - C’est l’éternelle histoire de la fin et des moyens, conclut Otar avec lassitude. Je serais assez d’accord pour que nous en reparlions en réunion pleinière. 345 Jeudi 15. L’Eglise de Mopale était terriblement en porte à faux. Elle savait combien le Groupement utilisait, dans les milieux ruraux, l’empreinte catholique pour asseoir son pouvoir. Elle ne pouvait aller contre une partie importante de l’opinion, sa base rurale, dont la foi mêlée de superstition et totalement sans transcendance l’effrayait souvent. Elle se trouvait un peu placée dans la position de l’Eglise de France sous le gouvernement de Vichy, trouvant au régime et à l’appui qu’elle lui devait de délicieux avantages, mais sachant bien qu’elle n’y gagnait guère son salut et que l’avenir se montrait fort incertain. La personnalité même de l’Attaché l’inquiétait. Un athée qui avait fort bien servi, à l’occasion, les ministères chrétiens-démocrates, c’étaient là des subtilités miraniennes. En revanche, on trouvait dans la direction de l’Eglise mopalaise des personnalités dont plusieurs avaient fréquenté la Curie romaine, d’autres les Jésuites, et capables d’évaluer un nouveau rapport de forces, une évolution politique. Otar, bien qu’ayant tout naturellement annulé les autres réunions des Etats généraux, tenait à son assemblée du clergé. Il lui fallait pourtant sortir de sa forteresse, et sans escorte armée. On négocia, longuement. Pas question d’assembler dans une salle cinquante ecclésiastiques comme prévu. On ignorait tout des capacités de nuisance d’un ennemi au demeurant pas encore identifié. On se mit d’accord sur une réunion ne rassemblant avec l’Envoyé que les cinq principaux dignitaires de l’île. La rencontre, décalée de vingt quatre heures, ne serait pas annoncée à l’avance. Un homme d’Eglise d’un rang élevé, contre qui un attentat était peu pensable, viendrait chercher Otar en voiture banalisée, et le remmènerait de même. Cette promenade paraissait le sommet du risque à une hiérarchie religieuse qui craignait beaucoup d’un adversaire invisible, mais pas du tout à Otar, qui savait bien que le Groupement resterait désarmé devant un évêque 346 coadjuteur. Et puis il lui semblait, depuis l’avant-veille, que sa propre vie n’avait plus la même valeur et qu’il pouvait la risquer sans en être trop affecté. La réunion du matin reprenait son allure de routine. Niklaus et Concepcion, Klara aussi d’ailleurs, étaient rentrés. - Je ne vois pas trop, dit crûment Concepcion, pourquoi je me fatigue le bas des reins. Il ne me dit rien, rien de rien. Certes, il est très préoccupé, très tendu. Ce que je puis seulement assurer, c’est qu’il se déplace énormément pendant la journée. Il reçoit apparemment peu, mais il est toujours par monts et par vaux. - Cette information n’est pas négligeable, dit Weng Li. - En ce qui me concerne, dit Niklaus, je confirme une prise en main accélérée des intérêts du Groupement par les Angellopoulos. Il semblerait qu’ils soient partisans d’une ligne dure. Nous allons regretter les Frascati et les Lempereur. - Le peuple de Mopale aussi. - A ce propos, j’ai noté une agitation certaine chez les dockers. Ils veulent se défaire des syndicats officiels et créer leur propre Coordination. - Bien. - Mais ce sont des Rouges ! Comme on n’en fait plus depuis quatre vingts ans ! Drapeau rouge, faucille et marteau, chants soviétiques. - Ca t’ennuierait le cas échéant de leur fournir des armes ? - Quelle horreur ! - Ecoute, dit Otar, on ne trouve pas à Sainte Croix d’industries lourdes. Les industries légères sont dispersées dans une poussière de PMI. Autrement dit, l’île ne renferme pas, pour parler comme les anciens, de classe ouvrière structurée. Tu ne vas quand-même pas me parler d’un danger communiste à Mopale ! Connais-tu d’autres noyaux révolutionnaires ? - Le Syndicat du livre. - Ca c’est très intéressant. Ils tiennent les imprimeries ? - Eventuellement. - Point d’ordre, dit Concepcion, de manière très inattendue. Les ouvriers du Livre ne sont pas des cocos, mais des anars. 347 - Donc, dit Otar, le front uni des révolutionnaires sera difficile à réaliser ? - Oh oui ! - Cela devrait, Niklaus, lever tes craintes. Vous tous, vous comprenez bien ce que je veux faire. J’en suis au premier stade. Je souhaite cristalliser des noyaux d’opposition au Groupement. On verra à les fédérer ensuite. Pour te rassurer complètement, cher Niklaus, je rencontre l’évêque de Sainte Croix demain après-midi. - Si tu crois que cela me rassure … Encore un point. Personne ne s’en est pris à nos hommes cette nuit. Par contre un de nos Externes a tué un chef maffieux, le patron d’un gros bar de La Fournaise. Je n’ai pas encore bien éclairci l’affaire, peut-être une histoire de femmes. Il est dans l’hélicoptère. - Une petite question, dit Milo. Les corps de Madonna et de Camille sont partis normalement pour le continent. Mais nous avons encore en stock le commando des Drabovic revolvérisé le premier jour, et celui d’un des Externants de Camille. Cela ne fait dans notre sous-sol que quatre petites tombes. Mais en admettant que le mouvement s’accélère, et qu’un jour la commission d’enquête parvienne à violer nos sanctuaires, on nous accusera d’avoir creusé des charniers. - Permettez moi, dit Weng Li, de faire étalage de mes connaissances en Histoire européenne. Tu as l’œil bien vif, toi. - Ce cher Hermann Goering a en 1944 écrit tout spécialement au Führer. Ce n’est pas tuer les gens qui m’inquiète, disait-il en substance. Les camps y parviennent relativement bien. Mais je ne sais plus quoi faire des cadavres ! Trouvez moi vite une solution satisfaisante ! - Très juste, fit Erika. L’idée de faire brûler les indésirables dans notre usine d’incinération ne tient pas la route. Cette fois-ci, on nous accusera d’avoir construit des fours crématoires. D’autant que, paraît-il, ça sent. Culture pour culture, cher Weng, en 1944, la population d’Ulm a adressé aux autorités une pétition parce que des fumées malodorantes se rabattaient sur la ville. - En mer ? proposa le colonel Ilya Soleïman. - Ca finit toujours par revenir, dit Otar. 348 - Est-ce que nous ne pourrions quand-même pas trouver un autre sujet de discussion ? demanda Océane. La presse ? Décevante, hélas. La grande presse internationale commençait à décrocher. Sept cents journalistes étaient déjà repartis, et certains de ceux qui étaient restés passaient beaucoup de temps La Fournaise. On rendait médiocrement compte de la conférence de presse, sauf au Pérou. - A propos, Concepcion, fit Weng Li, tu avais bien parlé d’un caïd de Cali ? Cali, Colombie ? Et tu l’as rencontré au Pérou ? - Ah dis donc, rien ne t’échappe. Parrain de la drogue à Cali, mais craignant pour sa peau, mon hidalgo avait arrangé notre petit voyage de noces (il appelait ça comme ça) à quinze cents kilomètres de là, dans un hôtel de prestige de Lima, sous haute surveillance. Nous ne sommes pas sortis de la semaine, sauf pour un raid en hélicoptère au dessus de la Cordillère des Andes. Une troupe de théâtre et un groupe folklorique sont venus se produire dans les salons du palace spécialement pour nous. Ca n'a pas empêché sa rencontre avec l'Uzi quelques semaines plus tard. Peu d’articles de fond. La presse américaine se réjouissait in petto de ce que les citoyens du Pays, peu admiratifs envers la politique américaine au Moyen-Orient, connaissent à leur tour le terrorisme. On s’interrogeait de ci de là sur les auteurs du forfait, sur les moyens. Mais on sentait bien qu’aucun scandale juteux ne pointait là dessous, qu’il n’y avait pas de président à abattre, qu’aucun journal ne pourrait jouer les Washington Post poignardant Nixon. Alors … Dans la presse du Pays, aucune campagne n’était véritablement commencée. Attaquer le Directoire ? Personne n’y était prêt. S’en prendre à Otar ? La mort d’Antinous, la face ravagée de l’Envoyé rendaient les choses difficiles. La presse parlementaire feignait de s’intéresser à la Commission d’enquête, analysait son fonctionnement, publiait les photos de ses cinquante membres. Madame Dimitrescu avait eu quelques mots aimables sur l’excellente atmosphère de travail qui s’était créée entre les enquêteurs et la Villa. Les journaux insistaient surtout sur le deuil, la compassion, les fleurs déposées devant le local dévasté. Dans les campagnes se déroulaient 349 d’étranges cérémonies mortuaires, sans cadavres. On disait depuis deux jours un nombre incroyable de messes. Le profond désarroi de ces familles rurales, où l’on croyait encore fermement à la résurrection des corps, était sensible, en même temps qu’une sorte de repli identitaire. Plusieurs photographes un peu envahissants avaient été molestés, sans gravité. A Mopale, statu quo. Les trois journaux directement favorables au Groupement tiraient toujours à boulets rouges sur la Villa, mais sans disposer de plus de renseignements que la veille. Toutes les gazettes voyaient leurs pages centrales couvertes d’avis d’obsèques, de nécrologies, de photographies endimanchées. Niklaus et Weng Li faisaient leurs choux gras de cette littérature, cochant des noms, mettant à jour leurs fichiers. Les rendez vous particuliers se montraient fort décevants. Les journalistes internationaux en avaient peu demandé. Un Japonais avait fort bien démonté l’affaire devant Otar, le promenant à deux ou trois reprises au bord du gouffre. Mais c’était l’exception. La plupart des demandes d’interviews venaient des rédacteurs du Pays, et les questions étaient toujours les mêmes : qui nous a fait ça ? Quel avenir politique devons-nous attendre ? Les six personnages de la Dream Team répondaient invariablement que la piste islamique paraissait peu sérieuse, qu’il fallait sans doute s’orienter vers des rivalités internes au Groupement. Que la prise de pouvoir sans partage des Angellopoulos était en soi préoccupante, parce qu’ils représentaient sans doute dans ce jeu les faucons. Que dans ces conditions, l’ouverture envisagée serait peut-être plus délicate, mais qu’on attendait un sursaut politique de l’opinion publique de Mopale même. Le discours d’Otar subissait déjà un glissement depuis son intervention télévisée de la veille. Il parlait du Groupement avec moins d’onction, commençait à s’interroger, parfois à accuser. Il fallait glisser de domino en domino au prix d’infinies nuances. - Bon, dit Weng Li, passons aux choses sérieuses. Je devais notamment publier sur Internet une dernière revendication du groupe des Enfants du Mahdi, avant de saborder le site. Compte tenu de la tournure prise par les événements, j’ai bien envie de la différer, voire d’y renoncer. - Affirmatif, dit Océane en regardant Otar. 350 - De la même manière, je retiens encore pour quelques jours mes autres sites. L’urgence est ailleurs. Tout mon matériel est arrivé, merci Milo, je vais bientôt pouvoir lancer notre radio indépendante. Je propose tout simplement Radio Résidence. Elle couvrira à peu près les deux tiers de l’île, dont la totalité de Sainte Croix, sur une bande FM assez large. Un million de tracts sont près. Pouvons nous les larguer par hélicoptère ? - Hum, fit Milo … - Au plan journalistique ? - C’est notre point faible. Nous avons de très bons techniciens, capables d’animer un débat, un excellent D. J., des piles de CD. Mais il nous faudrait un rédac chef qui soit un vrai professionnel. - Nat Lacourière, dit Otar. L’ennui, c’est qu’il ne pourra plus quitter le loft. - Nous ne pratiquerons pas le journalisme de terrain, mais le débat d’idées. - Je vais m’en occuper. Bon, les interviews restantes, les contacts avec la commission d’enquête, la mise en route de la Station … - Et l’entraînement au tir, dit Komako. Obligatoire pour tous. Avant d’aller voir Maud, Otar appela Nat. - Encore pas d’article ce matin ? - Je suis complètement grillé. Je suis interdit de signature. - Que dit on dans les rédactions ? - On discute. Moins de votre geste que de ses conséquences. Otar parla de sa radio. - Nous vous nommons immédiatement rédacteur en chef. - Je ne connais que la presse écrite. - Vous n’aurez à vous occuper que de l’orientation politique. - Qui vous dit que j’aboutirai aux mêmes conclusions que vous ? - Nous discuterons. Pat réfléchissait. - Je ne pourrai pas rester dehors, devenir - comment appelez-vous ça - un Externant. J’y laisserai ma peau en trois jours. Il faut que je m’installe 351 dans votre bunker, que je mette ma femme et mes proches à l’abri. Vous me donnez deux heures ? - Erika vous demande en bas, cria une Chambrière. De toute urgence. Vers chez Maud. Otar se précipita. Dans une petite pièce sourde, un spectacle étrange l’attendait. Maud, à demi allongée sur un canapé, reprenait lentement conscience. Elle respirait à grandes goulées, cherchait son souffle. Son pull turquoise était déchiré jusqu’à la taille. Erika la surveillait le rouge aux joues, l’œil en feu. Il y avait quelque désordre alentour. La première intention d’Otar fut de se précipiter, mais Erika l’arrêta du bras. - La petite vipère, cracha-t-elle. Elle m’a pris pour une débutante. Elle empruntait son chemin habituel, à petits pas, la sainte Nitouche. Mais j’avais fait installer discrètement un portique de détection. Voilà ce que nous avons trouvé sur elle. - Oh, que c’est mignon ! dit Otar - C’est une arme de collection, une rareté. Un pistolet Beretta 6,32 des années 30. - Ca tient dans le creux de la main. - Oui. Ca tire cinq coups, de petits projectiles à peine plus gros que des chevrotines. On doit s’approcher à bout touchant, et vider le chargeur dans la poitrine d’une personne qu’on serre d’assez près. C’est très efficace et très confidentiel. Les cœurs les plus généreux n’y résistent pas. Elle n’arrivait pas à dominer une rage folle. - C’était une arme de poule de gangster, à Chicago. Ces dames jouaient d’une part le rôle de porte flingue et trimballaient dans leur sac l’artillerie de leur homme. Mais pour leur usage le plus intime, elles conservaient ce petit joujou. Elle se tut. Maud venait d’ouvrir les yeux et portait sur les gens qui l’entouraient un regard encore un peu flou. - Ca me rappelle une arme curieuse que j’ai vue dans une collection, dit Otar. Les élégantes du début du XXème siècle s’étaient mises à faire de la bicyclette dans le Grand Parc de Miran, mais les chiens errants y 352 étaient nombreux et provoquaient des chutes. Elles portaient donc dans une des larges poches de leur jupe à volants un pistolet à un coup qui envoyait à trois mètre une énorme bille de plomb. Personne ne s’en émouvait à l’époque. - Crois-tu, dit Erika, que ce soit l’ordre du jour ? Sans moi, à l’heure qu’il est tu serais mort. Tu mesures son grand amour ? - Mais je l’aime, dit Maud avec défi. - Au point de le tuer ? - Je m’en expliquerai avec lui, si vous ne me tuez pas avant. - Tutoie moi, dit Erika. Nous en sommes bien au delà du tutoiement. - Explique moi ce qui s’est passé, dit Otar. - Une de mes Chambrières m’a prévenue. Je suis descendue en courant, et je me suis jetée sur elle. - Tu as pris ton pied, hein ? - Oui, tu me connais, je ne suis pas lesbienne, mais il y a longtemps que j’avais envie d’avoir un contact corps à corps avec elle. Je te préviens : elle ne connaît rien au close combat, mais elle sait tirer. J’ai eu du mal à la désarmer. Enfin, je me suis bien frottée sur ses petits seins et sur son petit ventre. Otar saisit entre deux doigts le visage de Maud. - Tu ne l’as même pas marquée. Erika rit. - Tu me prends vraiment pour une débutante. Tous les coups au plexus ou un peu plus bas. Je ne voulais pas t’abîmer sa jolie petite gueule. - Tu veux la tuer, n’est-ce pas ? - Otar, je t’aime tellement que je ne souhaite pas te faire de peine. Et puis, nous avons tant fait couler le sang. Et enfin, j’espère encore provoquer chez toi une réaction salutaire Otar vivait un des moments les plus privilégiés de sa vie, entre ces deux femmes qui représentaient tant pour lui et entre qui demain, peut-être, il finirait ses jours. A cette heure là, il les aimait l’une et l’autre, celle qui avait voulu le tuer, celle qui faisait preuve de tant de grandeur d’âme. Il était très excité, plus intellectuellement que sexuellement d’ailleurs. Il donna de la pointe 353 du pied un coup assez appuyé dans la cuisse de Maud, à qui il fit mal. Elle le regarda avec affolement. - Qu’est-ce qu’elle te fait envie, dit Erika. Baise la et qu’on n’en parle plus. - Non, dit Otar. Je ne veux pas. Tu me laisses seul avec elle, qu’on s’explique ? - Dans son bureau, et les mains attachées. Et quelqu’un dans le couloir. Et pas trop longtemps. On transporta Maud, et on la fixa solidement sur son fauteuil. Dès qu’ils furent seuls, Otar prit longuement sa bouche. Il venait d’échapper à la mort, et son désastre aurait entièrement tenu à sa faute. Il s’était conduit comme un gamin, parce qu’il aimait. La belle, pendant ce temps, reprenait du poil de la bête. - Charogne, dit-elle, tu m’as menti. Au nom même de notre amour. - Je t’ai dit l’autre jour que j’étais capable de dissimuler la vérité à une femme que j’aime. Surtout si ma Mission est en jeu. - Tu nous as tous roulés. Tu mourras, pour cela. - Je veux bien te croire, mais d’autres mourront sans doute en même temps, ou avant. - Les Angellopoulos sont redoutables. A côté d’eux, les Frascati et les Gorthèche étaient des agneaux. - Bah, dit Otar d’un ton badin, nous avons des chars, des missiles, des hélicoptères, des intercepteurs, et, si nécessaire les porte-avions de l’OTAN. Elle resta sans voix. - Jusque là ? dit-elle. - S’il le faut. - Tu te rends compte de ma situation, mardi midi, quand j’ai appris ce qui s’était passé ? Je ne pouvais pas recevoir de reproches de mes commanditaires, ils étaient morts. Mais je n’ai pas mis longtemps à tomber dans les pattes de leurs successeurs. J’ai cru qu’ils allaient m’abattre ; j’ai reçu comme aujourd’hui quelques coups au corps, ils ne voulaient surtout pas 354 me défigurer, je pouvais encore leur servir. Ils m’ont donc renvoyée vers toi avec mission de te liquider. Je vais te confier un grand secret. Cet ordre n’a pas fait l’unanimité. Ils veulent ta peau à cause de l’attentat qui a tué quatre cents des leurs. Et ils t’auront. Mais il n’y a pas d’urgence : cela peut se produire dans un mois, dans un an. Certains pensent que pour le moment tu dois survivre, et qu’il faut laisser la situation politique en l’état. Voir comment ils peuvent se reconstituer, sauver ce qui peut être sauvé, peut-être même négocier. - Merci. Ca c’est du bon renseignement. Et si tu étais passée sans encombre, tu comptais faire quoi ? - Te tuer et me tuer immédiatement après. - Et pourquoi me tuer ? Par souci de ta mission, toi aussi ? - Parce que tu représentes pour moi, aujourd’hui, un problème insurmontable. Parce que je t’aime au delà de toute raison. Parce que j’ai trop souffert, autrefois, aux States. Et que je ne veux plus jamais vivre ça. Et aussi, parce qu’il n’y a pas d’avenir pour nous. La mort est au dessus de notre tête. Si j’étais sûre que nous puissions partir ensemble ne serait-ce que trois mois, quelque part dans les mers du Sud, je m’enfuirais avec toi. Mais c’est trop tard. Nous sommes des zombies, des morts vivants. - Et Erika ? - Tu es sincèrement attaché à Erika, et tu pourrais sans doute vivre avec elle, avoir un enfant qui remplacerait Antinous. Mais l’amour qu’il y a entre nous est de ceux qui emportent tout. - Klara … dit-il. - Tu as vécu la passion, j’ai vécu la passion. Je ne te dirai pas qu’aujourd’hui c’est plus fort, ça n’aurait pas de sens. Mais c’est aussi fort. Mentait-elle ? Il ne demandait qu’à l’écouter, jusqu’au bout, mortellement. Un nouvel accès de colère le prit, de manière totalement irrationnelle. Il acheva de déchiqueter le pull turquoise. Par dessous, elle portait un soutien-gorge saumon de haute griffe, dont une bretelle était cassée. Il l’arracha à son tour. 355 Elle avait une poitrine merveilleuse, des seins sans doute un peu petits - c’était une petite femme - , mais au galbe parfait. Trop parfaits, pensa Otar, comme elle. - Silicone ? dit –il avec fureur Elle le regarda sans répondre. Il passa rapidement et doucement la pointe de son index à la base des globes. Les mamelons commencèrent immédiatement leur érection. - Viole moi, dit-elle. Ou plutôt prends moi. Il n’y a plus rien que tu puisses violer en moi. Prends-moi, Otar, je t’aime de tout mon cœur. - Eh bien, dit-il, voilà deux conditions réunies. Il ne manque que la troisième : que tu sois suffisamment convaincante. Erika ? La porte glissa : - Ah mais, dit Mademoiselle Krazkowiak, vous avez bien avancé depuis tout à l’heure. C’est fait ? - Non, dit Otar. - Il faut reconnaître, dit Erika, qu’elle a de beaux nichons. - Au silicone ? - Je le penserais. Elle palpa à son tour, mais les petites pointes, cette fois-ci, ne bougèrent pas. - Je crois sentir une plaque mince. Bon, qu’est-ce qu’on en fait ? - Je pense, dit Otar, qu’on pourrait simplement la mettre dehors. - Tu m’envoies à la mort. - Ce genre de chatte, dit Erika, retombe toujours sur ses pattes. - Gardez moi. - Je vois, dit Erika. Trois chambres, Monsieur au milieu, nous autres dans les deux ailes. Il passe de l’une à l’autre. Un jour tu le tues, ou c’est moi qui te tue avant. Mais pas à trois, je n’aime pas ça. Otar souhaitait de tout cœur garder Maud. La renvoyer au péril, vers les maffieux, lui semblait abominable. Mais si elle restait dans la Villa, on la retrouverait au petit matin, comme Camille, avec une balle dans la tête. - Et si tu leur racontes ce qui s’est exactement passé ? dit Otar. 356 - Ils me croiront sans doute. Ils me maltraiteront un peu, me violeront cinq ou six fois. - Ne cherche pas à nous attendrir, dit Erika. Otar avait blêmi. - Seulement, le problème, c’est que je ne leur servirai plus à rien. Alors… - Ils sont comptables devant la CIA. - Les Frascati, oui. Les Angellopoulos, non. - Il y aurait bien une solution, dit Otar. Nous sommes sans contact avec les Angellopoulos. Propose leur de devenir notre agent de liaison. - C’est une très lourde tâche. - C’est ta seule chance. Maud était une grande professionnelle. - D’accord dit-elle. Adieu, Otar, si je ne te revois pas. - Passe lui un peu de linge. - Le mien ? Ca t’exciterait ? - Oui, je ne suis pas un homme respectable. - Ses pauvres petites mamelles vont nager, dit Erika en bombant le torse, d’un geste qui plaisait tant à Otar. Elle appela une Chambrière, qui fit le nécessaire. - Je vais vous dire une dernière chose avant de partir. Il y a encore quelques semaines, tu souhaitais offrir l’image d’un couple parfait avec Klara. - C’est vrai. - Sexualité libre, mais attachement profond. Tu es arrivé ici précédé de cette image. Nous sommes en province, Otar, même si nous jouons actuellement en politique internationale. Les gens du Groupement n’ont pas encore bien démêlé la situation. - Que veux-tu dire ? - Ils pensent que Klara compte encore pour toi. Ecoutez, vous deux, je me moque éperdument de cette pauvre femme. Mais Otar, veille sur Klara. 357 Elle partit, sur ses talons de quatre centimètres. - Debriefing, dit Otar. Indispensable. Appelle Weng et Milo. - Auparavant, dit Erika, nous allons faire l’amour. - Je viens, dit Nat Lacourière. J’espère simplement pouvoir m’exprimer librement. - Tu vas dépendre directement de Weng Li. Il peut faire peur, mais c’est un homme d’une grande souplesse intellectuelle. Tu te mettras au tao. Pour le reste ? - Ma femme et ma nièce sont à l’aéroport. Ma maison sera occupée par de gens sûrs, et j’y rentrerai pour le moment tous les soirs. Quant au journal… tiens toi bien : je suis simplement en congé sabbatique. Mon Directeur l’a pris de très haut, et il est allé jusqu’à la menace physique. A ce moment-là, j’ai pris exemple sur toi. Je lui ai dit que compte tenu de ses menaces, sa propre vie ne tenait désormais qu’à un fil. Il s’est dégonflé comme une baudruche, je l’ai vu suer de peur. Ici, désormais, Otar effraie plus que le Groupement. Si j’avais insisté, j’aurais eu un congé avec solde. - Nous nous chargerons de tes problèmes matériels. Arrive. - Klara, il faut absolument que je te parle. - Otar, nous ne nous parlerons plus jamais. Dès que je rentre à Mopale, nous divorçons. - Je ne m’y opposerai certes pas. Le problème n’est pas là. Pour le moment, tu es la femme d’Otar Strabelstrom. Or, le Groupement veut la peau d’Otar Strabelstrom. - Ils ont bien raison. - Mais aussi la peau de ses proches. - Qu’ils tuent Erika, ou Maud. Ou tes affidés. - Ils raisonnent encore dans le cadre familial du XIXème siècle. Tu es la femme du chef, tu dois payer. - Fichaises. 358 - J’en arriverai donc, si tu m’y obliges, à t’interdire de quitter la Résidence. - Il ferait beau voir. - Nous avons une prison, ici. - Il paraît qu’on n’y vit pas longtemps. - Klara, je représente la République à Mopale, j’ai pleins pouvoirs. Tu ne sortiras pas. Tu peux recevoir ton gigolo à la Résidence, ça ne dérangera personne. - Je ne sortirai pas ? C’est ce que nous verrons. - Niklaus ! J’aime bien te voir rôder, comme ça, l’air affairé. - Ca bouge, dit Niklaus. Je crains un coup de force des Angellopoulos, mais je ne vois pas où. - Klara ? - Possible. Mais ils préparent plus gros. Je le sens, c’est tout. A part ça, la crise mûrit d’heure en heure chez les dockers. La Coordination est déjà constituée. Or, les cadres du syndicat maffieux sont des durs de durs, des camionneurs américains. Ca va péter. - Anmari ? - Son homme n’est qu’un des rouages du mouvement, pas un de ses chefs. Elle n’est pas directement en danger. - Il faudrait s’arranger avec Milo, être prêts à faire passer des armes à tout moment. - Hum … nous avons déjà un peu commencé. - Parfait, parfait. Nat Lacourière va diriger notre radio libre. - Je pense que c’est un type correct. La commission d’enquête veut m’entendre à propos des Externants. - Tu te sens capable d’en dire un maximum, tout en les baladant un peu ? - Oui, chef. Encore un mot. Tu es sûr de ce Louis Destruc ? - Pas forcément. Pourquoi ? 359 - Il n’y a pas un grand milieu intellectuel à Mopale, mais il est arrivé à se constituer une petite cour, à se faire entendre. Ces braves gens bavardent beaucoup. La mode chez eux est de dire en ce moment que l’équipe de la Résidence n’a pas le nez propre dans l’affaire de l’attentat. Mais que l’occasion serait peut-être rêvée pour desserrer l’étreinte du Groupement sur Mopale. Leur mot d’ordre –je ne parle là que de conversations de salon- serait : ni Otar, ni le Groupement. - Très intéressant. - On ferait le vide, mais eux se verraient bien en force de transition. - Ca nous conviendrait très bien. Nous n’allons pas finir nos jours ici. - Il y a plus compliqué que ça. Ce Destruc, dans d’autres dîners, ne tarit pas d’éloges sur toi. - Ce n’est pas aussi contradictoire qu’on pourrait le penser. Il faut que je le voie de toute urgence. Encore un mot, Niklaus. A peine les Frascati étaient-ils ad patres que Maud Hayange a été récupérée par les Angellopoulos. Y aurait-il à Mopale une sorte de coordination au dessus des familles ? - Je travaille là-dessus sans arrêt. Je voudrais bien savoir. - Monsieur Strabelstrom ? Virginie Dimitrescu. Nous souhaiterions vous rencontrer brièvement pour éclaircir un point un peu délicat. - A votre disposition. - Nous serions quatre, cette fois-ci. - Cinquante, si vous voulez. - Quand ? - Maintenant. Voyons, quelle heure est-il ? Treize heures quarante cinq ? Le déjeuner ? J’ai encore oublié, je n’ai pas faim. Dans vingt minutes ? Mon prochain rendez-vous, avec deux journalistes, est à seize heures. 360 - Océane, dit Otar. Ma douce Océane. Elle se fit tout molle dans ses bras. - Mais où prends tu ce tempérament femelle … - Je ne me force pas, je t’assure. - Océane, c’était si bon l’autre jour que je me suis dit que je ne recommencerais jamais. - Je n’ai pas tes états d’âme. Je le referais bien, moi. - J’attends la Commission d’enquête d’une minute à l’autre. - Oui, et j’aimerais bien avoir du temps. Pour quitter nos vêtements, par exemple. Il eut envie de se confier. - Depuis le clash, je n’en ai pas eu beaucoup envie. J’ai juste eu une rencontre avec Erika, et ça n’a pas été exceptionnel. - Otar ! Je ne t’ai jamais connu défaillant ! - Ca n’est pas du tout ça ! Imagine le scénario qu’en tirerait un metteur en scène hollywoodien. L’assassin multiple, rongé par le remords, ne bande plus. Dieu le punit en lui rendant impossible toute approche des femmes. Il erre sans fin et subit son enfer sur la terre. - Et toi ? - Tout fonctionne encore très correctement. Mais… je n’en ai presque plus envie. Chute pyramidale de la libido. Comme les vieux. - Explique moi. - Les hommes qui arrivent à un âge respectable … - …est-ce le mot ?… - … ont des problèmes d’érection. On leur donne du Viagra, qui remet parfaitement en fonctionnement l’artère incriminée. Or, les sexologues constatent deux résultats pratiquement opposés. Chez les uns, le Viagra provoque le retour des galipettes. Chez les autres, à même niveau morphologique, ça ne donne rien. Parce que leur désir est mort. Ils n’ont plus envie de faire l’amour. C’est derrière eux, enfoui dans leur passé. Plus de libido. Plus rien dans la tête. Pour la première fois de ma vie, j’ai moins envie de faire l’amour. 361 - Ca ne s’appelle pas attentat, Otar. Ca porte un autre nom. Ca s’appelle Maud. - Crois-tu ? Mais avec Maud non plus, je ne me sens pas à l’aise. Je suis avec elle au delà du désir. - Pauvre Erika. Le mal est plus profond que je ne pensais. - Zut, voilà ma Commission. - J’ai une journaliste à seize heures ; à dix huit heures chez moi ? Otar salua l’équipe de quatre Enquêteurs, un peu empruntée, méfiante. Il y avait avec Virginie Dimitrescu deux autres parlementaires et un haut fonctionnaire. - Nous souhaiterions vous interroger sur vos rapports avec quelques uns de vos proches. - Boufre ! dit Otar. Cette entrevue sera rapide. Cela dit, point d’ordre. Trois d’entre vous sont parlementaires, donc élus de la nation. Mais vous, Monsieur, êtes vous habilité ? - Je suis assermenté, Monsieur ! - Bien. Sous la responsabilité de ces dames. - Quelles sont vos relations avec Madame Maud Hayange ? - Elle n’est pas encore ma maîtresse. - Ca m’étonne de vous. - Ma vie privée a de ces complexités. - Elle semble faire la navette entre vos services et le Groupement. - Oui. Elle effectue pour eux comme pour nous des missions de contact. C’est un de leurs agents que nous avons retourné. Valérie explosa. - Monsieur Strabelstrom ! Vous proférez des énormités sur un ton désarmant. - Nous vous avons déjà parlé de cas similaires. - Mais elle représente officiellement auprès de vous le Bureau du Conseil régional. - Oui. C’est aussi au demeurant un agent dormant de la CIA. 362 Le silence devint assourdissant. - Vous y avez mis le doigt, dit Otar, maintenant soufflez sur votre brûlure. - Monsieur Angeroli est au courant ? - Comme toujours. C’est un nouveau petit secret d’Etat. - Eh bien, dit l’inlassable Virginie, j’espère que nous serons plus heureux avec Monsieur Weng Li. - Oh, c’est très simple. Monsieur Weng Li est un agent officiel de la Chine populaire. - Monsieur Otar ! - Monsieur Weng Li a rendu, dans différentes circonstances passées, des services signalés au Pays, qui lui ont valu deux de nos plus hautes décorations. A l’une de ces occasions, je me trouvais à ces côtés, et je vous assure qu’il tire vite et qu’il vise juste. Pardon. Depuis deux lustres, le gouvernement de la République autorise Monsieur Weng Li à transmettre à Pékin différentes informations qui peuvent se montrer utiles à la Chine sans nuire à nos propres intérêts. Vous voyez la beauté du poème ? - Mais … en contrepartie … - En contrepartie, le Pays dispose semi officiellement d’un agent qui opère au Centre spatial de Xi An, vous savez la Tracking Station, le système de poursuite des satellites. Nous avons vingt quatre personnes làbas, je compte sur vous pour ne pas chercher à identifier le blaireau. Otar changea de ton. - Vous m’avez contraint à divulguer des secrets d’Etat de la plus haute confidentialité. Il pourra vous être demandé compte de tous usages que vous en ferez. - Vous n’êtes pas sympa, dit Virginie, toute nue. - Souhaitiez-vous que je vous mente ? - Au rythme où vont les choses, je me demande si la mission de notre groupe va pouvoir continuer. Les autres hochaient la tête. - On dit qu’au Moyen-Age, certains papes, élus quasiment mourants, étaient si faibles qu’ils ne pouvaient supporter le poids de leur tiare, 363 et que celle-ci les écrasait. Si vous n’avez pas les épaules assez solides pour le pardessus … - Il me semble, dit Madame Dimitrescu, que la moisson de renseignements glanés à cette date est telle que nous allons être amenés assez rapidement à faire le point. Je souhaiterais personnellement que la commission quitte Mopale dans les jours qui viennent, confère à Miran avec les différentes instances gouvernementales, et revienne en début d’année prochaine. - Alors, joyeuses fêtes. - C’est ce qu’on dira. Vous n’êtes pas un homme facile, Monsieur Strabelstrom. - Ca s’est bien passé, avec tes enquêteurs ? - Oui. Et toi, avec ta journaliste ? - Elle voulait parler entre femmes … Je lui ai raconté le quotidien des épouses et des filles du Groupement. Tu es content, Otar ? - Content et rassuré. Océane se servait très bien de sa bouche. C’est ce qu’avait sans doute oublié sa patronne. Mais elle avait rapidement interrompu sa caresse, et s’était glissée sous Otar, d’un de ces mouvements ondulants qui allaient merveilleusement à son prénom. - Je me suis trouvé moi-même … heureuse, mais on sent en toi une immense tension. - Moriturus te salutat. - Tu le crois vraiment ? - Il y a des moments où j’y aspire. En tout cas, il n’y a plus qu’avec toi que je retrouve le plaisir. - Otar, je suis une fille peu intéressante. Je ne vis que de petits amours. Je connais un garçon, j’en suis un peu amoureuse, je le garde dix huit mois. Puis je le lâche irrémédiablement. Je vis ensuite deux ou trois ans à droite à gauche, puis j’en rencontre un autre. Je pense que je suis vraiment comme ça profondément. Je sais l’effet que je produis sur les hommes. Je ne 364 suis pas plus belle qu’une autre, mais je les attire par mon animalité. Et j’aime ça, et ça se voit. Donc, je suis très demandée, et quand je rencontre un désir sincère, je ne sais pas résister. Je pourrais t’aimer, mais il y a Erika, il y a Maud. Mes défenses sont bien en place, et je ne me laisserai pas aller à avoir de l’amour pour toi, bien que je sois sur le bord du ravin. Autrement dit, n’attends rien de moi. Pour le moment, j’ai encore très envie de ce que nous faisons ensemble, mais cela peut fort bien ne pas durer. Au fond, je serais assez d’accord avec toi pour arrêter là… mais je sens que tu as un peu besoin de moi pour quelques temps. - Nous étions si heureux, lors de nos réunions du matin… Nous préparions notre coup avec exaltation, Weng Li nous bombardait de noyaux de litchis… - Tu es en train de réussir, Otar. - Je l’aurai payé trop cher. - Ton fils ? - Pas seulement. Tout. Toute ma vie passée, toute ma vie à venir. Dis, tu crois que Maud est sincère ? - En tant que femme, je te dirais quasiment oui. En tant que professionnelle de l’Intelligence, je pense que c’est un serpent, un scorpion d’une dangerosité absolue, qu’elle a été formée des années durant par la CIA. Elle est aussi forte que Weng Li. Je ne te dis plus de faire attention, il est trop tard. Elle ment sans doute tous azimuts. Je suis sûre qu’elle te ferait magnifiquement l’amour, et qu’au fond d’elle même tu la dégoûtes peut-être. - Je ne saurai jamais si elle est honnête ? - Ce matin, elle est honnêtement arrivée avec un pistolet. Cette nuit là, vers trois heures, Niklaus réveilla Otar. - Il se passe des choses effrayantes, mais je n’arrive pas à bien les cerner. - Venant de toi, c’est une affirmation stupéfiante. 365 - Ecoute bien : on est en train de tuer des maffieux, dans toute l’île. A l’arme blanche, on n’entend aucune détonation. Elbo Lempereur a été achevé dans son lit d’hôpital. Rien qu’à Sainte- Croix, on compte une dizaine de morts, et les premiers échos arrivent des régions agricoles. Près de vingt victimes en tout. - Qu’est-ce que cela signifie ? - C’est la nuit des longs couteaux des Angellopoulos. Nous aurions tort de nous réjouir. - Où es-tu ? - Je rentre avec une escorte armée. L’atmosphère devient malsaine. A propos l’affaire est faite chez les dockers. La Coordination a pris le pouvoir sur les docks. Les apparatchiks du syndicat se sont rebiffés, trois ont été abattus, dont le grand ponte. Je… - Niklaus, Niklaus, la Résidence est attaquée. J’entends des explosions. Milo vient de me faire appeler. Diffère ton retour. - Pas de panique, cria Milo. - J’entends une fusillade soutenue. - C’est la fin. Otar n’oublierait jamais les premières images qu’il vit. Milo en tenue de combat, peintures de camouflage, rayonnant, Bonaparte, toujours Bonaparte, Komako en treillis et en rangers, le M 16 à la main, Fromentin bardé de grenades. - Tu te souviens du souterrain que nous avions laissé ouvert ? Nos soldats y montaient toujours une garde discrète. Ils sont arrivés par l’intérieur des terres, un groupe d’une cinquantaine d’hommes, avec des armes légères. Les premiers ont sauté sur nos mines antipersonnel, mais ils sont courageux, les suivants ont pénétré plus avant. Nous les avons laissé s’enfoncer dans notre dispositif. Puis nous avons déclenché nos mines télécommandées. - C’est ce que j’ai dû entendre. - Quand la fumée s’est dissipée, ils n’étaient déjà plus qu’une trentaine debout, toute retraite coupée. Nous avons alors ouvert le feu à la mitrailleuse lourde et au LPG. J’ai fait cesser cette boucherie afin que nous en récupérions quelques uns vivants. 366 Je n’ai pas perdu un homme, nous ne sommes même pas allés au contact. Je voudrais bien que les survivants se rendent. Lance un appel au porte voix. - Milo, ça se passe entre combattants, vas-y. Milo parla brièvement. - Jetez vos armes, et sortez un par un, les mains sur la tête. Dans une minute je fais rouvrir le feu. La porte Nord, elle est rouge. - Ils sont dans le noir, souffla quelqu’un. - Tirez leur une fusée éclairante. Au bout de trente secondes, le premier homme sortit. Deux soldats se précipitèrent sur lui, le fouillèrent, lui entravèrent pieds et mains, et le jetèrent dans le couloir. Le second eut le même sort. Le troisième hésitait. Il porta la main à sa hanche, et reçut une balle dans la tête. Le quatrième replongea dans l’obscurité. - Ton copain a fait le con, cria Komako. Sors normalement. En tout, il en vint huit, dont plusieurs blessés. - C’est le moment difficile, dit Milo. Le commando D, vous entrez. On entendit bientôt un coup de feu, un autre. Un autre. - Ils résistent ? demanda Otar. - Non. Je n’entends que nos armes. Nous avons des M16, eux des kalachnikov. Au bout d’un temps qui sembla long à l’Envoyé, un homme sortit, et se mit au garde à vous. - Terminé, mon colonel. Objectif traité. - Des pertes ? - Non, mon colonel. - Bien, dit Milo froidement. Nous avons achevé tous les blessés graves. - Oh non, cria Erika, qui avait fini par suivre Otar. - Erika, dit Milo, va remettre tes belles fesses sous la couette. Nous sommes en opération, c’est moi qui commande. - Et ceux-là, maintenant ? 367 Un des huit prisonniers était mort, de ses blessures, peut-être, de peur possiblement. Les sept autres regardaient avec épouvante les soldats de Milo, leur armement, leur attitude toute militaire. Un sous-officier se glissa près de Milo. - Ils sont sur eux leurs papiers d’identité. La plupart viennent de la campagne. - Ce n’est pas une véritable milice, dit pensivement Milo. C’est… une sorte de ramassis d’hommes de main. - Il va falloir les interroger, dit Otar. - Milo et moi allons nous en charger, dit Weng Li. - Pas de … question, hein ? - Nous n’en aurons pas besoin. Niklaus était arrivé à son tour. - Ce sont les petits gars qui patrouillaient en voiture ces derniers jours. Je suis sûr que la plupart viennent du pays profond. - Ils n’ont pas le tatouage des commandos Upsilon, dit un autre. On ramena les sept hommes dans des lieux un peu plus confortables. Les médecins appareillèrent deux blessés, qu’on allongea sur un lit de camp. - Est-ce qu’il y a un chef, ici ? dit Milo - Les chefs sont morts, dit le premier combattant qui était sorti après la fusillade. J’étais un adjoint. - Vous avez été envoyés par les Angellopoulos ? Certains faisaient partie de leurs serviteurs réguliers. D’autres avaient été recrutés, à trois cents euros pour la soirée, dans les bars où ils se réunissaient habituellement. Deux d’entre eux avaient appartenu à une autre famille. On avait regroupé les papiers d’identité des vivants et des morts. Concepcion feuilleta un moment, demanda leur profession à deux ou trois survivants. - Historiquement, dit-elle, c’est très intéressant. Ca ressemble beaucoup aux squadristi italiens de 1921. C’est un mélange d’ouvriers agricoles, de gardes particuliers des grandes propriétés, de petits délinquants, de chômeurs … 368 - Qu’est-ce qu’on en fait ? dit Otar. En bonne logique, il faudrait les abattre jusqu’au dernier : ce ne sont pas des prisonniers de guerre, mais des hors la loi. Mais je ne puis m’y résoudre. - Eh bien, dit Milo, moi, le militaire sanguinaire, je vais te donner un bon conseil. Renvoie les chez eux. - Demain, ils nous tireront dessus, dit Niklaus. - Je suis d’accord. On va leur faire jurer, avant de partir, de ne jamais reprendre les armes contre nous, et, dès qu’ils seront dehors, ils attraperont un fusil. Mais c’est une goutte d’eau dans la mer. Ils parlaient calmement devant les prisonniers, qui les écoutaient en soufflant. - Ca va comme ça ? demanda Milo. Allez dire à vos maîtres comment vous avez été reçus. Dites vous bien aussi que vous n’avez vu que notre armement léger, celui que nous réservons aux petits engagements. Nous avons des chars, des canons, des missiles, des hélicoptères, des bateaux. Je ne sais pas si vous pouvez me comprendre : il n’y a pas de solution militaire pour vous. Dites à vos copains de ne pas se faire massacrer. - Politiquement, ajouta Otar, dites aux Angellopoulos que nous sommes prêts à négocier. - Qu’est-ce qu’ils ont fabriqué, cette nuit ? dit Niklaus. Les sept hommes n’étaient visiblement au courant de rien. - Bon, dit Milo, vous leur filez la vieille fourgonnette Honda, ils seront un peu serrés, il y en a bien un qui arrivera à conduire. Qu’ils la gardent ! Et bon vent ! On se rendit en salle de réunion. Niklaus et Milo discutaient, hochant la tête. - Voilà le problème, dit Milo. Nous sommes à peu près d’accord. Ils en ont quinze ou vingt mille comme ça. Comme ils se livrent au trafic d’armes, ils disposent sans doute d’un armement un peu supérieur à celui que nous avons vu ce soir. Encore n’est-il pas acquis qu’ils sachent se servir de matériels plus sophistiqués. 369 Militairement, nous les prenons n’importe où et n’importe quand. Si Florimond est avec nous, c’est encore mieux. - Point d’ordre, dit Otar. Qu’est-ce qu’on fait des corps ? Concepcion venait de rentrer d’une nouvelle nuit chez Oswaldo. - Il ne m’a pas beaucoup touchée. Il a passé son temps accroché à ses portables. Il avait l’air … plutôt satisfait. - Nous enregistrons, dit Weng Li. - Pour l’instant, reprit Otar, tu n’apportes que de petites bribes, mais un jour la mayonnaise prend. Comme disait le Sage … - Le Sage, Maître Vénéré, ne mangeait pas de mayonnaise. - Mais actuellement il se met au ketchup. - Je propose, dit Concepcion sur sa lancée, et toute surprise de son audace, que nous rendions les morts comme nous avons rendu les prisonniers. - Pas mal vu, dit Milo. D’ailleurs, au demeurant, les problèmes d’assainissement se montreraient bien lourds. Mais comment toucher les Angellopoulos ? - J’ai ça, dit Otar. Quelle heure est-il ? - Cinq heures et demie. - C’est parfait. Il appela sur un de ses portables. - Maud ? Otar. - Tu vois l’heure ? - Je te tire de tes rêves ? Comment es-tu ? Dans le simple appareil D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ? et avec quelques gouttes de Channel n°5 ? - Otar, je suis une femme seule. Je ne dors nue qu’avec un homme. Il y a bien longtemps que ça ne m’est pas arrivé. - Je t’aime, souffla l’Envoyé. - Si tu veux, dit Erika, nous pouvons sortir. - A quoi rime ce coup de fil, Otar ? - J’ai quarante trois corps sur les bras. 370 - Oh non ! Mon Dieu ! - Pour une fois je ne t’avais pas menti. Et encore, Milo n’a pas tiré de missiles. Dans l’intérêt commun, je souhaiterais les rendre discrètement aux Angellopoulos. Tu vas leur proposer le deal suivant. Un camion s’arrêtera dans une des rues menant à la promenade. Pas directement dessus, je ne tiens pas à remplacer des vitres pendant huit jours. A sept ou huit cent mètres au moins, oui, la première rue qui part à gauche, celle du café de l’Alouette. Une de nos équipes ira chercher le camion en voiture banalisée. Ils laisseront l’auto à la place du camion. Ils rentreront le camion à la Villa. Nous le chargerons. Ils le remmèneront au point où ils l’on trouvé, et ils reviendront avec leur voiture. Nous aurons quatre hommes dehors. Tu diras aux Angellopoulos que ces quatre hommes valent la vie de quarante maffieux. Pour le reste, s’ils veulent négocier, nous sommes là. A propos, le petit raout de cette nuit ? - Il n’y a pas de secret. Tous les héritiers mâles des Frascati sont morts, et il ne reste plus grand chose des quatre autres familles. Ils ont même tué le patriarche des Garcia Suarez, qui n’avait pas jugé utile de quitter le village de son enfance. - Penseraient-ils, comme nous, que ces petites affaires purement locales, ne regardent pas la commission d’enquête, dans l’immédiat ? - Je vais le leur demander. - Et s’ils souhaitent négocier… - Otar, ne triomphez pas. Vous n’avez rien gagné cette nuit, et crois-moi, avec eux, vous n’allez pas vous amuser. Je rappelle dès que je peux. - Conversation hautement instructive, dit Milo. Nous sommes à la croisée des chemins. D’une part, le succès de cette nuit est bon pour mes hommes, qui iront vers les prochains combats avec un moral de vainqueurs, mais il ne doit pas nous illusionner. Des joutes plus rudes nous attendent. Dans les Ecoles comme Saint-Cyr est apparue dans les Seventies une mode chez les jeunes officiers : ils lisaient Mao Ze Dong et Che Guevarra. 371 J’en ai quand-même retenu quelques bribes. Mao dit que le guérillero doit être dans le peuple comme le poisson dans l’eau. Il ne peut y avoir de guérilla sans une puissante base arrière, une complicité populaire. Le Groupement n’est pas un mouvement populaire. Il règne par la terreur depuis près de deux siècles. Mais s’il pouvait arriver à créer autour de lui un courant de sympathie, se montrer comme une victime… Il a donc intérêt à jouer la guerre civile, car dans une guerre civile il y a deux camps, et il pourra recruter le sien. Je l’ai déjà dit. Si nous attaquons la Fournaise et certains quartiers résidentiels avec des maffieux vomis par les habitants, nous les tirerons comme des lapins. Si une certaine sympathie les entoure, c’est eux qui nous tireront dessus à partir des toits, et trois chars Leclerc n’y changeront rien. Si nous nous enlisons dans des combats de rues, nous avons perdu la partie. Otar, je parle à ta place, excuse m’en. Je comprends très bien la politique que tu mènes. Tu cherches à élargir autour de nous un champ de sympathies, ou tout au moins de non antagonisme. J’observe avec vif intérêt ton action en direction de Louis Destruc et des milieux intellectuels, ta tentative de faire émerger une troisième force. Tu as très bien su faire basculer un homme précieux comme Nat Lacourière. N’oublie pas non plus notre petit gamin aux cheveux en brosse, notre Rouletabille. Je te vois manœuvrer alternativement les dockers et les évêques. De mon côté, avec l’aide de Gwennaele, je cultive Florimond. - Klara ! cria Océane. Elle a disparu ! Otar prit un air accablé. - Je lui ai strictement interdit de sortir de la Villa. Hier soir, nous avons veillé à la cantonner dans ses appartements. Elle a sans doute profité de la confusion de cette nuit. Surtout, qu’on n’incrimine pas ceux qui veillent à la poterne. Il est extrêmement délicat pour eux d’intercepter la femme du chef. - Evitons de nous affoler tout de suite, dit Weng Li. - Exact, fit Otar. Quand elle est … amoureuse, parfois cela la tient assez vivement. Elle s’offre de mini-romances de quinze jours. Elle est sans doute chez son gigolo. 372 - Je saurai ça très vite, dit Niklaus. - Ca ne change rien, dit l’Envoyé. Chacun à ses activités. - Les Angellopoulos souhaitent très certainement, dit Milo, créer une atmosphère de troubles, exhiber des cadavres abandonnés dans les rues, semer la terreur. Démontrer d’ailleurs ainsi au passage qu’autrefois, quand personne ne disputait le pouvoir au Groupement, Mopale baignait dans le calme et le bonheur. Il va falloir jouer très finement. - Tout à fait d’accord, dit Weng Li. C’était la force de la Dream Team. On aurait pu gloser à perte de vue sur telle ou telle sympathie personnelle. Milo et Niklaus appartenaient à deux univers strictement opposés et s’observaient comme des Martiens. Erika veillait au grain avec Océane, et trouvait les militaires excessifs ; Niklaus avait longuement défendu Camille. Weng Li et Milo se surveillaient comme le lait sur le feu. Concepcion n’aimait rien tant que s’isoler. Mais à l’heure de la décision, une solidarité sans faille réunissait les différents acteurs. - Radio Villa (ça faisait finalement plus tendance que Radio Résidence) commence ses émissions demain, poursuivit-il. Ilya Soleïman a effectué sa première tâche pour nous. Cinq cent mille tracts seraient largués en fin de soirée sur Sainte-Croix par les deux hélicoptères. Chaque Externe avait reçu cinquante tracts. D’autres touristes partiraient aussi passer le week end dans des sites campagnards en emportant chacun plusieurs cartons de précieux fascicules. C’était là le travail habituel de Niklaus, mais il ne demandait qu’à être soulagé, très flatté d’avoir comme aide un authentique colonel. - Nous pouvons aisément gagner la bataille des médias, dit Milo. Ils ne sont pas pointus dans ce domaine. Ce sont des tueurs primaires. - La télévision régionale, dit Otar, est d’une nullité affligeante. On se croirait en Berry. On n’y parle que de foires à l’andouille et d’instruments de musique folklorique. Cinq soirs par semaine sont consacrés aux feuilletons américains. Les radios indépendantes passent essentiellement en boucle de la musique anglo-saxonne sans saveur. La presse est devenue quasiment muette, sauf les trois torchons du Groupement. Il y a une large place à prendre. 373 - J’ai toujours sous la main ma force de frappe thermonucléaire, dit Weng Li, mes onze portails Internet. Nous les activerons le moment venu. Mais je n’ai toujours pas fourni de revendication pour l’attentat, rien ne presse. Le cas échéant, on peut toujours réduire au silence les trois journaux favorables au Groupement. - J’ai un contact avec le Syndicat du Livre, dit Niklaus, j’essaie de les mettre en relation avec les dockers, c’est coton. A côté de ça le Grand Soviet de Petrograd n’était qu’une partie de campagne. - Attention, dit Otar. Quelle que soit l’antipathie personnelle que j’éprouve pour Cluster Aloha, je n’entreprendrai jamais rien contre un journaliste. Tout pouvoir politique conscient ne doit rien faire contre ces genslà. Il y a évidemment de bons et de mauvais journalistes, comme il y a de bons et de mauvais juges, ou de bons et mauvais professeurs. Il y a donc dans cette profession des saints et d’infâmes salauds. Cela dit, les journalistes se jugent investis d’une mission de droit divin. Je ne sais pas qui a inventé la notion de quatrième pouvoir, mais ça marche. Et puis les journalistes ont ceci de particulièrement redoutable qu’ils tiennent les médias, et qu’ils sont donc extrêmement bien placés pour parler des journalistes euxmêmes. - Nous n’ignorons pas, dit Komako, que tu as toujours su flatter la presse. Il la regarda. Après l’excitation du combat, la fin de nuit agitée, ce débat de fond qui s’éternisait, elle n’avait qu’une intention : terminer la fête en beauté. Elle se rapprochait insensiblement de Milo, et sa gorge battait. Elle avait envie de faire l’amour, ce qui est quand-même bien humain. Otar envia les amants crucifiés, et le trésor éclatant de leur jeunesse. Maud appela. Ca marchait. Elle paraissait soulagée. A dix heures. - Ils n’auront pas dormi beaucoup plus que nous. Je propose d’arrêter là la réunion, bien que nous n’en ayons pas fini. Prenez tous quelques heures de repos. Il s’endormit debout contre Erika, qui le coucha comme un bébé. 374 A dix heures, un Externe prévint par portable que le camion était là. Les quatre hommes, dont Ilya, ce qui désolait Otar, sortirent en voiture par la poterne, armés jusqu’aux dents. Ils garèrent leur véhicule derrière le camion. Ilya fit un numéro époustouflant, auscultant le véhicule, le déclarant finalement bon pour le service. Le camion démarra au quart de tour et s’engouffra dans la Résidence. - Première phase, dit le colonel avec soulagement. La plus facile. Deux étages plus haut, Weng Li et Milo s’amusaient comme des petits fous avec du matériel électronique hautement sophistiqué. - Ca ne marchera jamais, disaient-ils, mais il faut essayer. Soleïman les rejoignit, s’exclama, donna quelques conseils. Pendant ce temps, les hommes chargeaient les corps avec respect, les gestes lents et mesurés. - Bon, dit Ilya, il faut y aller. Ils garèrent le camion à distance de leur voiture. Il avait été convenu qu’ils rentreraient à pied, en abandonnant le véhicule. Mais le colonel l’examina rapidement, à distance, avec des jumelles. Il fit signe à ses hommes de s’écarter le plus possible. Ils changèrent de trottoir et rentrèrent en rasant les murs, heureux de se trouver finalement sous la protection des mitrailleuses lourdes du rempart. Otar embrassa Soleïman. - Alors ? dit Milo. - Affirmatif. On attendit. Au bout d’une demi heure, deux hommes à pied, signalés par les Externes, vinrent chercher le camion, qui s’éloigna en direction du centre. Externes qui prévinrent que la rue était vide : les allées et venues n’avaient pas échappé aux promeneurs, qui avaient fui en tout sens. - On y va, dit Weng Li, qui appuya sur un bouton. Rien ne se produisit. - Première hypothèse, dit Soleïman. Passons à la seconde. - A toi l’honneur. 375 Une énorme explosion retentit, et les vitres tremblèrent. Une colonne de fumée noire s’éleva. - Apparemment pas de blessés, prévint un Externe. Mais il y a un beau cratère sur le trottoir. - Les fils de pute ! cria Milo. Déclenchement à distance. Ils vous auraient laissé monter, rentrer à la Villa, et ils nous auraient fait sauter ce joli petit brûlot à l’intérieur de la cour. Voilà leur remerciement. - Oignez villain, dit Weng Li, il vous poindra. En tout cas, nous sommes bien débarrassés des quarante trois colis. - Monsieur Strabelstrom ? C’est Virginie. Dites donc, on entend pas mal de bruit du côté de chez vous. - Nous avons procédé toute la nuit à un exercice militaire, avec des tirs réels. - Et ce gros boum assez récent ? - Des voyous ont mis le feu à une voiture, dont le réservoir a explosé. Ca arrive aussi à Miran. - Ca n’était pas plutôt un véhicule piégé ? - Ah … il a sauté devant un hangar désaffecté, dans une rue parfaitement vide … Je vois mal. En tout cas, ça ne nous visait pas. - Bon. Passons, nous ne sommes pas là pour ça . Nous voudrions voir Monsieur Soleïman. - Oui ? - Une affaire embêtante. Le gardien de la salle des conférences soutient qu’il l’a reconnu lorsque les deux livreurs de mazout ont apporté le … propergol. A propos, ces derniers restent introuvables. - Je me fais même quelques soucis pour leur survie. Les terroristes n’ont certainement pas laissé derrière eux des témoins aussi gênants. - Je vais venir avec ce pauvre homme, enfin nous serons dix aujourd’hui. Promettez moi de ne pas l’intimider. 376 - Je m’y engage tout à fait solennellement. - Ilya, dit Otar, un problème pour toi. Il expliqua l’affaire. - Dans le pire des cas, dit le colonel, il reste la vedette ou l’hélicoptère. Mais je n’ai pas envie de renoncer à ma carrière. Fais moi confiance, je vais essayer de m’en sortir. Le groupe ne tarda pas à arriver. Otar installa tout le monde. Le pauvre garçon tremblait. En voyant Soleïman, il hocha la tête. - C’est bien lui, dit-il, c’est bien lui. - Commençons, dit Otar. Mesdames, Messieurs, nous n’avons jamais refusé d’être entendus par la commission. Elle est la bienvenue ce matin, et nous répondrons à toutes ses questions. Il se tourna vers le gardien. - Monsieur, dit-il, parlez en toute liberté. Je vous garantis absolument que quelles que soient vos observations, vous pourrez les formuler comme vous l’entendrez. Je vous rappelle que vous êtes placé sous la protection de la Commission, que vous repartirez d’ici avec elle, que quel que soit mon rang politique, je ne puis ni m’opposer à votre audition, ni exercer contre vous des représailles qui seraient bien plus catastrophiques pour moi que pour vous. Madame Dimitrescu ? - Je vous remercie, Monsieur Strabelstrom. J’insiste bien auprès de Monsieur Lebeau : racontez nous ce que vous avez vu. L’homme s’était un peu rasséréné. - Je dis que quand les livreurs de mazout sont arrivés avec leur camion … c’était un grand bahut, on tient à trois devant … Monsieur était avec eux. - Ils sont très forts, murmura Soleïman, très forts. - Je vais présenter rapidement à la Commission Monsieur Soleïman, dit Otar, le colonel Soleïman. Douze campagnes, quatorze décorations, sept blessures, notamment en Bosnie et en Côte d’Ivoire. Il a été autrefois nommé lieutenant-colonel au feu. Il figure actuellement sur la liste d’aptitude pour devenir général de brigade. Vous savez que c’est du chef du 377 gouvernement que dépendent ces nominations, comme celles de tous les hauts fonctionnaires, y compris dans l’ordre judiciaire. Otar se tut une seconde, laissa résonner sa voix. - Le colonel Soleïman m’a été envoyé à ma demande expresse par Madame Gwennaele Stabon, qui suit sa carrière, et qui a longuement hésité à le laisser partir. Il devait faire pièce aux experts du Groupement, mais il n’a pas eu beaucoup de problèmes avec eux. Soleïman eut un mince sourire. - Je suis désolé, mon colonel, cria presque le gardien, mais c’est bien vous que j’ai vu. - Voyons, dit Soleïman, ce n’était pas la première fois que nous nous rencontrions. - Non, vous étiez déjà venu à deux reprises dans le sous-sol, la veille et l’avant-veille. - Absolument. Et comment ai-je procédé ? - Eh bien, vous êtes descendu de voiture, vous m’avez serré la main, et nous avons échangé quelques mots. - D’accord. Monsieur Soleïman, dit Virginie Dimitrescu, Monsieur a bien fait votre connaissance, il peut donc vous identifier. Et le second jour ? - Le second jour, dit Soleïman de la même voix égale, ça été un peu différent. Il ne faisait pas bien chaud. - Vous tapiez du pied pour vous réchauffer. - C’est exact, et nous avons commencé à parler. Madame, dit Ilya en se tournant vers Virginie, nous avons une passion commune : la pêche à la truite. Nous avons discuté cinq bonnes minutes. Je pourrais même noter sur une feuille les anecdotes que j’ai racontées, pour que Monsieur les identifie. - C’est inutile, dit Virginie. - Qu’avez vous remarqué d’autre, Monsieur ? demanda Ilya. - Vous paraissiez tirer légèrement la jambe gauche. - C’est ça. J’ai eu beaucoup de chance lors d’une mission pour l’ONU à Gaza. 378 - Ca suffit, dit Virginie. Venons en au fait. - Le mardi, dit Ilya, avez vous remarqué cette claudication ? S’était-elle accentuée ? - Mais, dit le gardien, vous n’êtes pas descendu du camion ! - Que vous ai-je dit ? - Vous ne m’avez pas parlé. - Je salue toujours les gens avec qui je travaille, c’est un principe de politesse chez moi. Ca ne vous a pas surpris ? - Vous aviez un gros cache nez devant le visage, je vous ai cru grippé, je n’ai pas osé vous apostropher moi-même. - Ca suffit, dit Virginie, on arrête. - Comprenez vous ce qui s’est passé ? demanda Ilya, d’une voix mourante. - Dans ces conditions-là, je ne puis plus rien affirmer. Mais c’était votre carrure, la même salopette de travail que vous portiez la veille … - Je vous le disais tout à l’heure, reprit Soleïman, ils sont très forts. A Sarajevo un kamikaze serbe est entré jusqu’au cœur de mon étatmajor, sous les allures d’une vieille femme venue demander un certificat. - Messieurs dit Virginie, il nous reste à vous faire des excuses … - Surtout pas, Madame Dimitrescu, surtout pas. L’affaire était troublante. Quant à vous, Monsieur Lebeau, croyez bien que nous ne vous en voulons pas. Vous avez fait preuve de beaucoup de courage en venant témoigner, sur une île où règne l’omerta. Nous vous en sommes très reconnaissants. Entre deux portes : - Vous êtes bons, glissa Virginie à Otar, mais ne le soyez pas trop, ça va finir par m’indisposer. Quand ils furent partis. : - Dans mes bras, vieille canaille, dit Otar. Oh le goupil ! Je ne te confierais pas ma petite fille. - Je n’aime ni les petites filles ni les petits garçons. - Et les grandes filles ? 379 - C’est autre chose. - Mais sers toi, mon vieux, tu es dans une pâtisserie. - Je voulais tenir mon rang. - Et Milo, il le tient son rang ? - Le colonel Glaser, c’est différent. Je suis très heureux de ce qui lui arrive. - Je veillerai à ton confort. - Je vais me changer, je n’ai plus un poil de sec. L’évêque coadjuteur vint lui-même chercher Otar dans une Mercédès grise haut de gamme. Reçu dans des locaux feutrés et confortables, Otar n’eut affaire qu’à cinq hommes d’Eglise en tout. Il déballa son numéro habituel. Athée, il avait servi pendant vingt ans différents ministères démocrates-chrétiens, avec une honnêteté et une fidélité telles que leur reconnaissance était établie, et publique. Il avait un sens aigu des rapports politiques, et pensait faire preuve de réalisme et de lucidité. - Nous savons tout cela, dit l’évêque d’une voix égale. - Je n’ignore pas, poursuivit Otar, les liens historiques qui unissent à Mopale l’Eglise au Groupement. Le Groupement appuie l’Eglise depuis deux siècles. Il voit en elle à tort ou à raison une force d’ordre et de conservatisme social. Mais il y a beaucoup plus. Les masses rurales, qui sont le terreau du Groupement, sont très viscéralement religieuses. - Beaucoup de nos séminaristes, a fortiori de nos prêtres sont issus de ce milieu. - Je le sais. Voyez vous, il n’est pas question pour vous de renier ce qui est la base même de votre réelle influence sur l’île. Je suis simplement venu vous dire que les temps changent. Je ne sais pas si les récents évènements ont affaibli le Groupement. Il est trop tôt pour le dire. Mais la montée en force des Angellopoulos est préoccupante pour tous, et vous n’échappez pas à la règle. - Parlez nous davantage de l’attentat. 380 - Nous avons manqué de vigilance. Nous avons été proprement infiltrés. Ce sont une quinzaine de nos hommes et de nos femmes qui ont choisi le camp adverse. Des militaires de carrière pour l’essentiel, qui ont été clairement retournés. Je pense que nous sommes là en présence d’un travail en profondeur, qui s’inscrit dans la durée. C’est ce que nous appelons un réseau dormant. Je ne crois pas une seconde à une tentative d’origine islamique. Le Groupement avait une bonne relation avec les trafiquants d’armes du Moyen-Orient, je ne vous apprends rien. Le malentendu créé par la perte d’une cargaison sensible a été gommé, d’ailleurs le Groupement a payé l’amende sans rechigner. On peut évidemment supposer que c’est mon équipe qui est à l’origine de l’explosion. Mais d’une part, ces procédés sont totalement contradictoires avec notre engagement de démocrates. D’autre part, mon propre fils a disparu dans cette tourmente. - Ce serait effectivement proprement monstrueux, dit un des ecclésiastiques en regardant Otar bien en face. - N’est-ce pas ? Nous croyons plutôt, en ce qui nous concerne, et si douloureux que cela puisse paraître pour les partisans de l’ordre établi, que nous assistons là à une lutte d’influence entre familles qui a mal tourné. Les choses ont commencé dès la liquidation des Garcia-Suarez. Vous avez noté comme moi que le jour du massacre, les Angellopoulos et les Lempereur n’étaient pas dans la salle. Dans les jours qui ont suivi, les Lempereur ont été éliminés à leur tour, en deux temps. Les Angellopoulos ont parallèlement fait massacrer les survivants des cinq autres familles. Ils commencent à se livrer à des exactions graves. Ils ont attaqué sans succès notre Résidence. Plusieurs de nos hommes résidant en ville ont été abattus. L’objectif des Angellopoulos semble être de créer un climat de guerre civile. Ils pensent qu’ils tireraient avantage d’un affrontement armé. - Où voulez vous en venir ? - N’imaginez pas que ma propre situation ait beaucoup d’importance. Dans quelques jours, quelques semaines, quelques mois, Otar Strabelstrom aura disparu du paysage de Mopale, et le Directoire de celui du 381 Pays. Mais la situation à Mopale ne sera jamais plus la même. Vous percevez aussi bien que moi le risque d’une coupure de l’île en deux camps antagonistes. A Barcelone, en 1936, les Rouges ont appelé à la résistance contre le soulèvement nationaliste en mettant le feu aux églises. J’ignore qui prendra le pouvoir à Miran après nous. Différents indices me font penser que ce sont les sociaux démocrates, des laïques, qui vont être appelés aux affaires. Si Sainte Croix et la campagne devaient connaître un épisode violent, pensez vous que vous pourriez en revenir au statut quo ante ? Imaginez-vous que vous conserveriez vos positions ? - Quel message souhaitez vous nous faire passer ? - Non-intervention. Mon objectif, et c’est pour ça que je suis resté ici, consiste à préserver ce qui peut être préservé, à maintenir autant que possible la paix civile, à préparer les conditions pour qu’une transition douce s’amorce. Le Groupement ne retrouvera plus jamais les pleins pouvoirs qui étaient les siens. Mais il peut encore sauver son statut d’interlocuteur. Un mouvement comme Pour Mopale peut aussi avoir son rôle à jouer. Je souhaite vous faire passer le message suivant : n’apportez plus au Groupement un soutien inconditionnel. Observez dans les évènements en cours une attitude distanciée, quel que soit le point où s’attachent vos sympathies. L’Eglise a toujours su dans l’Histoire tenir compte du siècle. Je ne vous demande pas votre bienveillance, mais votre neutralité. - C’est beaucoup. - En ce qui concerne les revendications propres de l’Eglise de Mopale, je regretterais qu’elles soient évacuées, alors que nous avons soigneusement recueilli celles des garçons coiffeurs. J’étais personnellement décidé à faire évoluer de façon décisive toute une série de petits blocages anciens, dans des domaines secondaires, mais sensibles : élargissement du droit de procession, port de l’habit ecclésiastique dans certaines circonstances officielles, attribution de crédits … améliorés. Je ne pense pas que, compte tenu du contexte, la journée d’aujourd’hui soit propice à l’examen minutieux de ces questions. Donnez 382 moi, comme d’autres l’ont fait, votre cahier de doléances rédigé, et nous en reparlerons. - Vous demandez beaucoup, répéta pensivement l’évêque. On se sépara. - C’est le chanoine Vaucher qui va vous reconduire. - Inutile, dit Otar, j’ai ma propre voiture. Là-bas, au coin, à cinquante mètres. Il se pencha vers le chauffeur de la Mercédès. - Raccompagnez donc directement Monsieur le chanoine chez lui. Il marchait à grandes enjambées, mais sans hâte. On devait ressentir un choc sourd, peut-être une intense douleur … et avec un peu de chance perdre connaissance très vite. Il atteignait sa voiture. Ses trois hommes le couvrirent de leur corps, braquèrent leur fusil d’assaut vers la rue. Le chauffeur fit rugir son moteur. - Attends une seconde, murmura le sous-officier qui commandait le groupe. Cent mètres plus loin, la Mercédès prenait une roquette de plein fouet et explosait au milieu du boulevard. Le chauffeur d’Otar écrasa l’accélérateur, fit une large embardée pour éviter le brûlot, négocia deux ou trois tournants en dérapages contrôlés et ne tarda pas à s’engouffrer sous la poterne. - La prochaine fois que tu entreras dans une pissotière, dit Otar à Weng Li, tu feras brûler une poignée de bâtons d’encens à la mémoire du chanoine Vaucher. - En attendant, dit Milo, tu l’as encore échappé belle aujourd’hui. - De toutes façons, dit Otar, c’était programmé. C’est la dernière fois que je sors. Il avait vu clairement le conducteur qui se débattait encore au milieu des flammes, la bouche ouverte sur un hurlement muet. Le temps était bien éloigné où il vomissait devant un ennemi abattu. Il n’avait même pas eu peur. Tout cela, au fond était tonique. 383 Louis Destruc était tout frétillant. - Soyez remercié, dit Otar, d’avoir répondu si rapidement à mon invitation. Destruc se soumettait là à un examen dont l’importance à la vérité le dépassait ; mais Otar devait absolument éclairer sa religion. Sa formule le fit sourire : il ne l’avait pas beaucoup illuminée lors de l’entrevue précédente. - J’ai eu la bonne fortune, dit Otar, de parvenir à quelque résultat concernant votre mutation. Vous m’en avez manifesté de la reconnaissance en différentes circonstances. Je vous tiens dorénavant quitte de toute gratitude. - Vous êtes bien bon. - Cela peut même vous arranger. J’y viens. Il se pourrait que j’aie à vous proposer mieux que ce retour à Miran. - J’y suis très attaché, pourtant. - On dit que vous avez quelques influences dans les milieux intellectuels de Sainte-Croix. - On me prête cette chance. - Ces milieux se montrent certes ultraminoritaires, mais peuvent cependant bénéficier d’une certaine écoute. On dit qu’une sorte de slogan court chez eux : ni Otar, ni le Groupement. - Euh… fit l’autre. Bon niveau intellectuel, mais médiocre stature. Ce ne sera pas l’homme providentiel, mais il peut servir. - On dit aussi que dans les débats publics, vous montrez toujours une certaine indulgence à mon égard. - Votre police est bien faite. - Voyez-vous … Il entonna de nouveau sa chansonnette. 384 - Otar n’a pas grande importance … Otar ne durera pas. Demain, le Directoire et l’Envoyé auront rendu leur tablier. A Miran s’installera un nouveau gouvernement, probablement ancré à gauche. A Mopale, j’espère que le Groupement sera alors suffisamment affaibli. Il y aura donc lieu de mettre en place sur l’Ile un Exécutif provisoire formé de personnalités représentant un champ assez large … Destruc blêmit. - Je n’ai pas d’expérience … c’est la première fois qu’on me propose de jouer un rôle politique … Aussi bien ne dirigeras-tu jamais cet exécutif. Mais tu peux me servir. - Vous savez que Radio Villa commence ses émissions… Il regarda sa montre, la montre du soldat. - … dans un quart d’heure très exactement. - J’aurais du mal à l’ignorer. - Viendriez vous, demain par exemple, bavarder à bâtons rompus avec son rédacteur en chef, Nat Lacourière ? - Nat Lacourière est un vieil ami… Bien volontiers. - Attention. Je pense que le débat pourrait porter sur ce thème si riche : ni Otar, ni le Groupement. C’est possiblement dangereux. C’était un m’as-tu-vu, mais il n’était pas lâche. - On peut dire certaines choses adroitement, fit-il après réflexion. - J’aimerais beaucoup que vous structuriez ce qui n’est encore qu’un état d’esprit. Je ne vous propose pas de créer un véritable parti politique, avec des cartes, des cotisations, c’est une tâche assommante ; mais un mouvement sous la bannière du ni ni. Ce … courant aura évidemment sa place dans l’organisation future des pouvoirs mopalais. - Vous me mettez en porte à faux vis à vis de vous. - Laissez moi tomber. Je connais l’amitié dont vous m’entourez, mais nous sommes là sur le terrain politique. Dites qu’on a assez vu Otar. Après tout, cela ne fera que recouper l’anathème de Cluster Aloha. Destruc rit. - Il paraît qu’il se lasse. Demain, il attaquera Milo Glaser. 385 - Nous nous sommes bien compris ? Ne perdez pas de temps. - Le Cercle culturel se réunit ce soir. - Votre démarche ne sera pas sans risques ! Soyez prudent. L’aiguillon de l’ambition s’était bien enfoncé. Louis Destruc ne marchait pas, il courait. Il volait presque. Otar appela immédiatement Pol sur la ligne du satellite militaire. - Je me suis planté avec l’Eglise, dit-il. Il fait rapidement le récit de son entrevue. - Ils soutiennent viscéralement le Groupement. Je ne pourrai pas les amener à la simple neutralité. En réponse à mes propositions, ils ont essayé de me tuer. J’avance en revanche dans mon projet de création d’une forcetampon qui pourrait assurer momentanément le pouvoir après … l’éradication du Groupement. Il parla de Nat Lacourière, de Destruc, des dockers, des ouvriers du Livre, des milieux intellectuels. - Très intéressant, tout ça, dit Pol. Tu fais du bon boulot. - La commission d’enquête pourrait bien un de ces jours me tailler les oreilles en pointe. Il faudrait gagner du temps. - Virginie est finalement une assez chic fille. Mais elle est droite, régulière. Si elle accumule suffisamment de preuves, elle nous emmènera devant la Haute Cour. Ecoute, parle lui, très directement. Les fêtes approchent, elles vont nous donner quinze jours de répit. - Pour en revenir à l’Eglise, j’aurais besoin d’une composante religieuse progressiste qui puisse entrer dans une combinaison avec mes successeurs. - Il y a peu à attendre du Parti Démocrate chrétien, d’autant que l’influence de Palika Lederer n’y est pas négligeable. Une démarche au Vatican ne donnera rien. Attends, je consulte. Otar patienta. 386 - On me dit qu’il existe à Sainte Croix un petit groupe de prière, la Cité, qui nous conviendrait. Ils ne sont pas très à gauche politiquement, mais ils pratiquent une certaine ouverture. Leurs références se situent chez Teilhard de Chardin, Jean XXIII. - Je prends. Otar rappela Destruc : - La Cité, vous connaissez ? - La Cité ? - Un groupe de prière. Destruc rit. - Ils sont bien quatre. Je plaisante, douze. - J’ai besoin le cas échéant d’une ou deux signatures sur un texte commun. - Ca ne devrait pas être trop difficile. Non seulement ce sont des processionnaires, mais aussi des pétitionnaires. Ils adorent ça. La première émission de Radio Villa fut un franc succès. - Nous ne sommes pas des gens de radio, dit Otar. Nous avons avec nous de bons techniciens, mais c’est tout. Nous ne ferons donc pas de radio. Nous allons parler dans le poste, chacun comme il le peut, avec le maximum de sincérité. Nat Lacourière s’était exprimé à bâtons rompus, à la première personne. Par la faute du Groupement, disait-il, il n’y avait plus aucune expression libre à Mopale. Les Etats Généraux avaient fait se lever sur ce plan là un immense espoir. - Maintenant, ce sont des gens comme Cluster Aloha qui verrouillent la presse. Je suis venu ici avec la promesse expresse que je pourrais dire ce que j’avais à dire, sans censure. Au premier mot refusé, je 387 lève le pied. J’aimerais beaucoup que d’autres citoyens comme moi puissent parler librement sur ces ondes, sur n’importe quel sujet. Il y avait eu un court bulletin d’informations générales, quelques chansons. Ce premier soir, on n’émettrait que deux heures. Concepcion parla ensuite à bâtons rompus de ses premières impressions de Miranaise à Mopale. - L’île est merveilleuse, dit-elle. Ses paysages, son climat …Mais on a l’impression qu’une chape de plomb pèse sur elle. Des jours plus clairs viendront. C’était peu de chose, mais bien plus que ce qu’avait entendu le territoire depuis un demi-siècle. Pendant deux heures, les coups de téléphone ne cessèrent pas. Il y avait beaucoup de déchet. Au moins quarante pour cent d’injures grossières. Mais des auditeurs se piquaient au jeu, demandaient la parole. Weng Li sélectionna huit personnages intéressants, leur promit dès le lendemain un temps d’antenne de cinq minutes. - C’est très long, dit-il, méfiez vous. Nous ne contrôlerons pas votre texte, préparez-le bien, minutez le. On était à la radio : on ne verrait pas les visages. Et on déformerait la voix de ceux qui le désireraient. Il faudrait venir à la Résidence, certes, mais les Externants s’y livraient à un va et vient incessant. - Concepcion, dit Otar. Tu as été bonne. - Je me découvre moi-même. - Tu fais attention, quand-même ? - J’ai l’impression qu’on ne touche pas à la femme d’Oswaldo. Je me sens en parfaite sécurité. Ecoute, Otar. Tu es un des seuls qui aient fait l’effort de me comprendre, de s’intéresser à ma misérable petite vie. Mais il se passe une chose curieuse. Je ne te dirai pas que j’ai du plaisir avec ce vieux crabe. Mais je l’approche sans trop de dégoût. Je ne ressens toujours rien, mais l’autre nuit, je me suis surprise à rêver à ce que pourrait être une relation avec un homme que j’aimerais, ou qui me plairait tout simplement. 388 - Les femmes ont passé leur vie, pas seulement à me faire l’amour, contrairement à ce qu’on veut bien raconter, mais aussi à parler avec moi. J’ai reçu la confession de plusieurs dames qui s’étaient guéries de la frigidité. Il semblerait que parfois ça revienne comme les cafards, de la manière la moins glorieuse qui soit, un petit peu plus chaque jour … - Tu me redonnes toujours du courage, Otar. A-t-on des nouvelles de Klara ? - Oui, oui, je suis rassuré, elle est installée chez son coquin. Tu la connais, elle a du goût, c’est un beau mec de vingt-cinq ans, d’une des grandes familles de Sainte-Croix, qui ne paraît pas particulièrement impliqué avec le Groupement. Niklaus veille au grain, dans la mesure du possible. Il était vingt-deux heures. Otar appela l’évêque de Sainte-Croix. - Monsieur, dit-il, vous présenterez mes condoléances à la famille du chanoine Vaucher. - Vous voyez que tout le monde peut se faire infiltrer, répondit son interlocuteur, sans un mot pour l’Envoyé. - Le Pays prendra en charge la famille de votre chauffeur. Il est mort à mon service. Une cérémonie solennelle à sa mémoire se déroulera demain. - Les obsèques religieuses… - Ta gueule. La République honorera la mémoire d’un citoyen tué pour elle, par ma voix, celle de son représentant officiel sur Mopale. 389 Petite réunion matinale entre amis. - La presse nous oublie peu à peu, dit Weng Li. La grande presse internationale ne consacrait plus guère d’articles à l’affaire de Mopale. Certes, on en était arrivé aux questions gênantes. L’origine de l’attentat paraissait douteuse, les responsabilités partagées. On faisait en général confiance à la commission d’enquête diligentée par le Directoire, et l’on admettait volontiers qu’il faudrait laisser du temps au temps. La presse nationale du Pays avait connu une douloureuse expérience. D’assez nombreux journalistes avaient souhaité, ce qui était fort légitime, s’intéresser un peu aux victimes. Ils étaient donc « descendus » dans la campagne profonde de Mopale. Ils n’avaient pas été déçus du voyage. Ils avaient été reçus comme on sait le faire dans les contrées reculées de nombreux pays européens : coups de poing en plein visage, pneus crevés, pare brise explosés, appareils de prises de vue jetés dans les mares, chevrotines autour des oreilles, menaces de mort. Ils avaient très rapidement battu en retraite en emportant de l’affaire l’impression que les indigènes de Mopale, et singulièrement les proches du Groupement étaient des gens peu recommandables. Un journal satirique extrémiste avait frôlé la saisie en suggérant que les terroristes auraient dû exécuter non pas trois cents, mais trente mille de ces ploucs. A Sainte Croix même, la situation était plus délicate. Les trois journaux du Groupement appelaient quasiment à la guerre civile. Leur outrance même choquait, mais c’était là une charge quotidienne bien pénible. Les autres organes de presse étaient devenus dérisoires. Ils concentraient pour l’instant l’essentiel de leurs articles à la préparation des fêtes de Noël. Le jeune Rouletabille avait courageusement, à deux ou trois reprises d’élever un peu le ton ; il avait été copieusement rossé dans le hall de son journal. - Nous l’avons laissé le plus longtemps possible tenter sa chance dehors, dit Otar, mais il va être temps de le prendre en charge nous-mêmes. 390 La télévision mopalaise, minée par les rivalités à l’intérieur du Bureau du Conseil régional, intimidée quotidiennement par le Groupement, restait plus que jamais un pâle ectoplasme. - Toutes les conditions sont réunies, dit Weng Li, pour que nous remportions la bataille des médias. Les onze sites Internet attaquent ce soir. Ne nous attendons pas à des résultats avant deux ou trois jours, mais ensuite le choses peuvent aller vite. Avec les services de Pol, nous avons fabriqué en quinze jours cinquante mille vidéocassettes et trente mille DVD particulièrement saignants sur la réalité du Groupement. Ils ont été conçus rapidement, mais pas bâclés. De bons professionnels multimédias, des historiens y ont travaillé. Tout cela arrive ce matin. Les Externes de Niklaus vont commencer à les distribuer gratuitement dès aujourd’hui. Ils sont par ailleurs de duplication très facile, on compte beaucoup de graveurs de DVD à Mopale, et un certain nombre de nos hommes se sont équipés de magnétoscopes deux pistes. Une seconde cargaison nous parviendra dans quelques jours. La première émission de Radio Villa a été bien reçue. Nat joue le jeu, et tu as été écoutée avec intérêt, Concepcion. Les huit citoyens basiques sont actuellement à l’enregistrement. Le second se livre à une attaque en règle contre Otar et le Groupement. Il demande quand Mopale sera débarrassée de ces deux fléaux. - Point d’information, dit Otar. La Réunion du Cercle littéraire a été très brillante, hier soir à Sainte-Croix. Elle ne s’est bien entendue pas limitée aux seuls poètes locaux, quel qu’en soit le talent. On y a voté par acclamations –on se serait crus à la Constituante- la création de l’AGAR. - Agar-agar, dit Weng Li. - L’ignorance scientifique 3 du citoyen européen lambda ne nuira pas à cette appellation. D’autre part, l’expression l’AGAR n’amuse pas dans une île où tout desserte ferroviaire a cessé depuis soixante dix ans. - Mais encore ? demanda Erika. Qu’est-ce que l’AGAR ? Agar-agar : substance extraite d’algues tropicales, très couramment utilisée comme milieu de culture en microbiologie (note de l’auteur). 3 391 - Against Groupment and OtAR. A-G-AR. La motion de synthèse émanant d’un comité d’intellectuels demande le retour de l’Envoyé à Miran et la démocratisation du Groupement… - C’est structurellement contradictoire. - Certes, mais c’est un progrès énorme : on critique ouvertement l’Organisation sur l’île. - Autre chose, dit Concepcion. Otar, tu connais ces arcanes bien mieux que moi. Mais notre Démocratie chrétienne est constituée en tendances, comme le fut autrefois la DC italienne. Il me semble que la tendance deux, bien connue pour sa douceur évangélique, pourrait présenter… - Bien joué, ma jolie, dit Otar. - Ma jolie ? dit Erika. Rassure moi, Otar. Existe–t-il quoi que ce soit de femelle dans un rayon de cent kilomètres que tu n’aies pas cherché à sauter ? Otar et Concepcion se regardèrent triomphalement. - Pas de ça entre nous, dit l’Envoyé. Mais cette petite fait tous les jours des progrès remarqués. Figure toi, Concepcion, que j’avais il y a une demi-heure ce cher Pol au téléphone. La tendance deux de la DC du Pays, cela m’avait échappé, a une grande importance à l’intérieur de ce parti à Mopale. L’Eglise, ici, a la nuque tellement raide que la partie la plus sincère, la plus charitable des croyants, en ville surtout, se réfugie dans ce militantisme soft. Bref, on s’est ému qu’il n’y ait même pas un aumônier militaire à la Villa. On va nous envoyer ça du continent, et nous célébrerons une messe de Noël, avec l’assistance du Groupe la Cité au grand complet (ils sont désormais quatorze), et la présence de deux des principaux responsables démocrates-chrétiens de Sainte-Croix. Afin de remplir la salle, nous distribuerons à la sortie à tous les présents une barre de chocolat. - Je suis sûre, fit Océane, très femme, qu’ils préféreraient une sucette. - Je vous rappelle, dit Otar, au caractère sérieux de cette réunion. Une minute. Nous rions, nous rions, mais il reste un dernier grand problème à débattre. Des menaces sérieuses viennent du continent. 392 Nous vivons trop arcboutés sur notre loft. Le Pays continue, lui, son chemin. Nous avons tout à craindre de la commission d’enquête. J’ai rendez-vous avec Virginie… - Qu’est-ce que je disais, fit Erika. - Avec Madame Virginie Dimitrescu, une honorable mère de famille, dans l’heure prochaine. Les conclusions de la commission sont accablantes. Ils nous jugent responsables de l’attentat, ils vont demander ma mise en jugement. Pol n’a qu’à bien se tenir. Les jours du Directoire sont comptés. Tout ce que je peux faire, c’est essayer de gagner du temps. - Avant l’épisode paroxystique, dit Milo, bien silencieux jusqu’ici. - Pour lequel tu te tiens prêt ? dit Otar non sans sarcasme. - Oui, nous sommes opérationnels. J’ai reçu mes derniers véhicules, et je dispose d’assez d’armements pour équiper une division d’infanterie. - Oh, à propos, dit Otar, carnet mondain. Lors de la promotion de Noël, le colonel Ilya Soleïman sera nommé ingénieur général. Ce qui nous pose un petit problème protocolaire, puisqu’il se trouvera hiérarchiquement au-dessus de notre ami Milo. - Allons, allons, dit Ilya, un ingénieur général du génie ne saurait commander à un colonel de l’arme blindée. - Et ils sont copains comme cochons. - A propos de cochon, dit Erika, mes Chambrières m’ont narré, général, que vous possédiez des talents secrets, mais avérés. Soleïman rougit. - Tu t’y feras, dit Niklaus : ici, tout le monde renifle tes caleçons. On appelle cela de l’Intelligence. - Le capitaine Fromentin prend rang de commandant. Quant à Otar … je ne me suis curieusement reconnu sur aucune liste de décorés. 393 Le petit Antinous, élevé par des parents s’exprimant en langage soutenu, avait montré une grande précocité. A deux ans, il jacassait, mais comme tous les enfants de son âge, butait sur certains mots. Le couple possédait entre autres un horrible vase d’origine familiale indéterminée, relégué dans une sorte d’office jouxtant la salle à manger, sur une table basse, à hauteur de bambin précisément. Nono était fasciné par cet artefact intermédiaire entre le pot de chambre et le pot à tabac. Bien que cela ne put guère développer ses aspirations esthétiques, les Strabelstrom avaient jugé inutile de priver le petit de cette contemplation quotidienne. Antinous avait entrepris de nommer cet objet le rase et aucune objurgation n’y fit. Bientôt d’ailleurs le monstre devint le rasse, terme à la sonorité encore plus dure. Klara, prompte à s’émouvoir, demanda un jour au gosse. - Comment s’appelle la chose qui se trouve sur la coiffeuse de Maman, avec de belles fleurs bleues ? - C’est un vase, répondit fièrement l’enfant. Ce qui rassura sa génitrice. La chute du rasse hors de sa table branlante était aussi programmée que dans Dostoievski. Un jour que Klara et Otar traînaient un peu après le déjeuner, elle devant son café, lui le cigare au bec (il fumait encore à cette époque là) un bruit de fond caractéristique monta de l’office. - Je pense, dit la mère, que nos problèmes sémantiques sont définitivement résolus. Le bambin apparut, un peu penaud, vaguement inquiet, mais ce fut finalement le triomphalisme qui l’emporta. - Le rasse, proclama-t-il, le rasse : il est rassé ! Otar, appuyé dans le couloir contre un chambranle doré, pleurait doucement. - Ma visite, dit Virginie Dimitrescu, est semi officielle. 394 - C’est à dire, proposa Otar que vous pourrez retenir contre moi tout ce que je dirai aujourd’hui sans l’avoir entendu ouvertement. - On peut dire ça comme ça. La Commission va quitter Mopale pour n’y plus revenir. Nous serons partis le 20. - Les fêtes … - Mais parfaitement. L’on m’a fait l’honneur de me désigner comme rapporteuse. Je conclurai donc que la responsabilité de l’Envoyé du Directoire, l’instigateur Otar Strabelstrom direct de est l’attentat, pleinement du moins engagée. son Il est, sinon commanditaire. Il appartiendra au Parlement de décider si son cas relève de la Haute Cour. Dites-moi, c’est bien vous qui les avez fait sauter, n’est-ce pas ? - Qu’en pensez-vous ? - Dieu me garde de vous juger. - Je vous croyais plus … laïque. - C’est une simple formule. Je ne voudrais être ni à votre place, ni à la place de ceux qui décideront de votre sort. - Vous les aimiez beaucoup, ces trois cents pantins ? - Ne détournez pas la conversation. Non, je ne les aimais pas. Un bref silence s’installa. - Voyez-vous, lorsque j’ai été approchée pour diriger cette Commission, ma désignation a suscité autour de moi de fins sourires. Tu vas avoir affaire à Otar … Ha, ha. Je suis donc venue, et j’ai vu. Je ne me prends pas pour une très belle femme … - Vous êtes pleine … de suggestions. - Merci. Mariée, mère de deux enfants, fidèle, je suis assez peu motivée par les choses du sexe. - Nos spécialistes prétendent que 15% des hommes et 25% des femmes sont naturellement chastes. - Je ne me sentais donc en rien menacée sur ce plan. Mais, dans bien des domaines, vous avez éveillé de la curiosité en moi. Je crois même avoir avancé dans l’étude du phénomène : vous intéressez les femmes. Pour le plus grand nombre, cet intérêt passe par leurs replis intimes ; mais pour l’ensemble du panel, vous êtes un objet remarquable. Autrement dit, je ne 395 puis me défendre d’une certaine indulgence à votre égard, mêlée hélas de commisération. - C’est extrêmement gentil, tout ça, dit Otar, fort touché. - Ces paragraphes ne figureront pas dans mon rapport. - Laissez moi du temps, souffla brusquement l’Envoyé. Quelques semaines. La bête est frappée à mort. Laissez moi déclencher un grand mouvement d’opinion qui balaiera définitivement le corps agonisant du monstre. Si possible sans effusion de sang. - A part la petite sauterie, vous en êtes à combien de morts, de part et d’autre ? - Une centaine. - Quand-même ! - Pas de dégâts collatéraux : des hommes à eux et des hommes à nous. La population est épargnée. - Je crains que le temps vous soit compté, pour des raisons de politique générale. Nous autres, au parti social-démocrate, estimons que le Directoire a fait son temps. Nous nous reconnaissons mal dans ces gouvernements de grande coalition. Il nous semble que l’opinion du Pays penche actuellement légèrement à gauche. - Je vous l’accorde volontiers. - Nous souhaitons mettre fin à l’expérience en cours, provoquer sans doute une dissolution, de nouvelles élections. Et exercer seuls le pouvoir. Jusqu’à la prochaine alternance, bien entendu, sourit-elle. Je ne vous cache pas par ailleurs que vous n’avez plus la cote dans nos rangs. Anne Verhofstade est très remontée contre vous. On pourrait sans doute se diriger vers le schéma suivant. Début janvier, le Directoire retire sa confiance à l’Envoyé. Vous ne pouvez plus compter que sur Pol et Gwennaele. Je ne vous apprendrai pas que Pat Lederer travaille pour le Groupement. - Vous savez ça aussi ? - Pour qui me prenez-vous. ? Quant à Monaco … - Ca se jouera sur un coup de dés … - Et les dés sont peut-être pipés … 396 Ils rirent. - Dès que le Directoire vous aura remercié, le Parlement remerciera le Directoire, et voilà. - En clair, je n’ai même pas un mois à partir de maintenant. - En comptant large. Vous ne passerez sans doute pas le 10 janvier. - Entre nous, souhaitez vous quand-même que je réussisse ? - Sur les bases que vous avez énoncées, oui ; avec les chars de Milo Glaser, non. A propos, vous avez autour de vous une sacrée équipe. On ne retrouvera jamais le corps de Camille Leight ? - J’imagine que sa famille l’a fait incinérer. Secret d’Etat. - Vous avez l’art de m’énerver. Bonne chance, Otar. Elle lui passa brièvement la main sur la joue. Ce n’était ni une caresse d’amante, ni une câlinerie de mère, ni une agacerie de copine. C’était un geste immatériel, non situé dans le temps et dans l’espace. Elle s’en alla. - Monsieur l’Envoyé ? - Oh ! C’est le Capitaine Du … Dupont. - Commandant Dupont. - Bouffre ! - J’ai un deal à vous proposer. - Voyons. - Madame Klara… Ca sonnait bien, Madame Klara. Madame Klara, du grand bastringue de la Fournaise … - … est actuellement à l’abri et ne court pas de risque immédiat. Mais j’ai lieu de croire qu’on peut nourrir quelques craintes pour l’avenir. - Je vous écoute. - J’ai donc pensé qu’une sorte de système d’alerte… - Dix mille euros. - Vingt mille. 397 - A condition que je sois prévenu à temps. Venez les chercher. On pourrait se voir, non ? - C’est un peu tôt pour moi. - Pensez y. Et arrosez votre galon. J’aimerais que ça se passe bien entre vous et Niklaus. - Il est très intelligent. Il ne m’a jamais marché sur la queue. Erika hurlait d’excitation. - Arrive, arrive, Otar. Tu ne vas pas être déçu. Otar courut. Le spectacle était de qualité. L’Envoyé pensa immédiatement à une anecdote de son adolescence. Ses parents ayant effectué une courte mission en province, il avait fréquenté quelques mois le lycée d’une petite ville. Les distractions y étaient rares, et la lecture de la feuille de chou locale constituait souvent un des bons moments de la journée. Une nuit, une rixe avait éclaté dans l’unique boxon de la ville. Pas de quoi éveiller le moindre intérêt, mais le localier en avait tartiné trois colonnes : les frustrations sexuelles restaient tenaces dans le Pays d’en bas. Le rapport de gendarmerie afférent à l’événement constituait un morceau d’anthologie. Lorsque nous sommes arrivés sur place, écrivaient les pandores, nous avons trouvé Mademoiselle X dans un état de grande excitation et à demi nue, en commençant par le bas. Maud était donc à demi nue en commençant par le bas. Elle ne cachait rien de ses attraits. Les deux mains placées en conque devant ses yeux, elle pleurait à chaudes larmes. Le regard d’Otar se fixa délibérément sur la touffe de poils pubiens de la jeune femme, et un violent désir l’envahit. Puis l’évidence se fit en lui. La situation de Maud, devant sa rivale de surcroît, était particulièrement humiliante, dégradante. Le ridicule peut en une seconde tuer l’amour, et Erika avait joué très finement. Et Otar sentit cet amour monter, gagner tout 398 son être, l’envahir, l’inonder. C’était un test, certes : il était particulièrement réussi. Les yeux d’Erika étincelaient. - Qu’est-ce que tu as encore fait ? demanda Otar à Maud sur un ton très doux. - Madame est arrivée comme d’habitude, à petits pas, préchi prêcha, pata couffin. Elle a passé sans problèmes le portique de détection. Mais je veillais. Je me suis personnellement occupée de son cas. Elle ne sait pas se battre à mains nues. Elle ne portait pas de collant, mais des bas, peut-être parce que c’est plus excitant. En haut de son bas gauche, elle dissimulait ceci. Erika exhiba une minuscule seringue hypodermique. - Nos biologistes n’ont pas mis une minute à analyser le liquide. Cyanure. Une dose mortelle. Le toit tomba sur la tête d’Otar, qui rentra la tête dans ses épaules La mort viendra et elle aura tes yeux. - Tu voulais vraiment me tuer ? Maud se tordit les mains. - Ce n’était pas pour toi … c’était pour Milo … - Tiens, tiens, dit Erika. Il arrive. J’ai procédé sur Madame à une fouille complète. De mes blanches mains. Rectum, vagin. Je ne suis pas lesbienne, mais je suis contente, Otar, de l’avoir touchée avant toi. Sa chatte est assez étroite, tu ne sais pas ce que tu perds. Otar était écrasé. Elle lui mentait depuis le début, elle lui mentait. On ne plaisante pas avec un agent de la CIA. Mais lui, il était pris, ficelé, anéanti. Milo entra, d’un pas déterminé, puis battit brusquement en retraite. - Excusez moi, dit-il. Je ne pensais pas… Je ne voudrais pas troubler une cérémonie intime. - Reste, Milo, dit Erika. Ca n’est pas ce que tu penses. Cette dame, à ses dires, est simplement venue pour te tuer. - Tiens, tiens, dit Milo. Mais en fait, il regardait le pubis de Maud. 399 - Elle est bien fichue, hein, dit Erika. Mais Messieurs, vous devriez aussi contempler l’envers. Elle fit pivoter sa rivale sans douceur. - Pour un beau cul, dit-elle, elle a un beau cul. Toi qui en as vu quelques uns, Otar, peux en témoigner. Je dirais même qu’il est plus beau que celui d’Océane. Otar se reprenait. - Rien n’égale le tien. - Vous me voyez embarrassé, dit Milo. Je n’ai pas votre culture régionale. - Tu ne souhaite pas la baiser ? dit Erika. Otar ne dira rien, Komako comprendra, et je te promets de détourner les yeux. - C’est plutôt mon parabellum que je lui mettrais entre les fesses, dit le colonel. Un chargeur entier. - Si tu veux, dit Erika. C’est ta meurtrière, elle est à toi. - Ne me la tuez pas, dit Otar, je vous en supplie, ne me la tuez pas. Erika eut un reniflement de mépris. - Comme tu l’entends. Maud prit la parole. - Vous croirez ce que vous voudrez, dit-elle. La doctrine des Angellopoulos a changé. Voyez vous, nous sommes dans un milieu maffieux à pratiques rituelles. Otar doit payer le prix fort pour le massacre du 13 décembre, et il le paiera. Il doit vivre encore quelques temps en se pénétrant de cette idée. Dans un certain nombre de mois, il sera capturé et mourra sous de longues tortures. Mais pour l’instant, les Angellopoulos le considèrent comme politiquement mort. Palika Lederer les tient très précisément au courant de l’évolution de la situation politique à Miran. Depuis peu, une seconde voix s’est ajoutée à la sienne, celle de Monaco. Le Groupement dispose désormais de deux sièges au Directoire. La chute d’Otar n’est qu’une question de semaines, elle interviendra immédiatement après les fêtes. 400 Ce que les Angellopoulos craignent par dessus tout, ce sont les blindés de Milo. D’où la nécessité de vous éliminer, Monsieur Glaser. Je n’étais pas chargée d’agir aujourd’hui. Là aussi, ils estiment avoir quelques jours devant eux. Je devais simplement déposer ma seringue dans mon bureau. Dans les jours à venir, j’aurais cherché à vous rencontrer. Pas sexuellement, vous êtes inviolable et je ne suis pas une putain. - C’est pourtant bien imité, fit Erika. - Parle pour toi. - Tu n’as pas mes talents, dit la patronne des Chambrières. Et elle la frappa sèchement au plexus. Maud reprit sa respiration, et poursuivit : - Je me serais simplement arrangée pour vous rencontrer, vous approcher à vous toucher. Ensuite, une seconde suffisait, ce petit matériel est très performant. - C’est ta vie que tu sacrifiais, dit Erika. - Je ne veux plus vivre. Je suis dans les mains d’individus épouvantables, je ne pourrai jamais rien accomplir avec l’homme que j’aime, l’heure du passage est arrivée. - Ne pourrait-on pas couvrir Madame ? dit Milo. Elle va prendre froid. Une Chambrière fit le nécessaire. - Appelez donc Weng. Et qu’on apporte des chaises. - Je n’ai pas grand chose à vous apprendre. - Malgré mon très grand professionnalisme, je suis un peu sec, dit Weng Li, sur l’organigramme exact des Angellopoulos. Nous avons quatre frères, quatre invraisemblables Dalton. Ils bougent sans arrêt, Niklaus ne parvient même pas à les loger… - C’est exact, dit Maud. Je ne les rencontre jamais au même endroit. Je suis prévenue par portable un quart d’heure avant. Et je sais vraiment peu de choses d’eux. Ce ne sont pas quatre frères. Il y a un oncle et ses trois neveux. L’oncle a à peine plus de quarante cinq ans. Il a poursuivi la tradition des 401 désignations italiennes. Il se fait donc appeler Dom Murano. Les trois neveux sont d’âges très rapprochés. Ils ont respectivement vingt six, vingt quatre et vingt trois ans. - Des gamins, dit Otar, avec accablement. - Ne t’y fie pas. Membres de la jeune génération, ils ont opté pour des surnoms américains. L’aîné, c’est Rambo, Rambo Angellopoulos. - Ca ne fait pas très sérieux. Maud regarda Otar. - Ne t’y fie toujours pas. Le second, c’est Rocky. - Quelle imagination ! - Il ne restait plus grand chose pour le troisième, qui a dû se contenter de Batman, et qui en est très amer. Cela dit, ce Batman est un très beau garçon, grand, yeux andalous, mais il porte les cheveux dans le cou, et il paraît légèrement efféminé. Son entourage l’appelle donc plutôt, en général derrière son dos, Calamity Jane. - C’est celui qui te tire le mieux, je suppose ? dit Otar. Elle sourit pour la première fois, de le voir si en colère. - Aucun des quatre ne m’a jamais touchée. En tout cas pour l’instant. Ils me battent, certes, sans arrêt, des coups qui ne laissent pas de traces, Madame sait ça. J’ai cru que j’avais un traitement de faveur, mais c’est apparemment leur comportement habituel avec les femmes. Ce sont des fauves. Tous les quatre ont tué plusieurs fois. Sur le plan du sexe, leur pratique habituelle est le viol, c’est sans doute ce qui m’a valu pour l’instant d’être épargnée, je suis une proie trop facile. On dit que certains soirs, ils écument La Fournaise dans une grande limousine noire, attrapent une pauvre fille insuffisamment méfiante, s’en repaissent tandis que leur chauffeur roule, et balancent ensuite le corps sur une décharge. - Technique Béria, dit Weng Li. C’est quand-même répétitif. - Dom Murano est le grand patron, et s’est gardé la gestion de La Fournaise. Calamity Jane est leur chef militaire, Rocky leur responsable des basses œuvres. Rambo effectuerait plutôt des tâches volantes, au coup par coup. 402 - Parfait, dit Weng Li. Merci pour Calamity Jane. J’avais cinq identifications pour quatre hommes, cela m’empêchait de dormir. - Leur point faible est leur primarisme. Les Frascati étaient des gens cultivés, de fins politiques. Les Lempereur savaient analyser une situation. Eux, ils ne font pas le poids politiquement. Ils ne sont pas à même de gérer une structure ancestrale qui règne sur cinq millions de personnes. C’est un peu la différence entre de vrais fascistes et de simples gangsters. Mais là réside aussi leur force. Ils ont extrêmement populaires chez leurs hommes. Ils sentent, plus qu’ils ne savent, que leur dernière chance réside dans la violence. Ils pensent assez confusément qu’un épisode armé quel qu’il soit pourrait asseoir durablement leur terreur, même si cela colle peu avec le XXIème siècle européen. Ils ne voient de toutes façons pas très loin. Elle se tourna vers Otar. - Je pense qu’au fond tu les as eus. Mais la bête est encore bien vivante et peut avoir des soubresauts redoutables. Ils ne vous suivront pas dans la bataille des médias. Ils l’ont déjà perdue, et s’en moquent. Ils vont tous vous éliminer les uns après les autres. Je suis convaincue qu’ils y parviendront. Quant à vos successeurs, ils les traiteront de la même manière, et je suis plutôt amenée à penser que ceux-ci se coucheront, comme par le passé. Que le Groupement peut donc encore terroriser Mopale pendant des décennies. - Eh bien, dit Milo, voilà un bel effort, Madame. Pour aujourd’hui, je crois que vous avez rempli votre mission. Vous pouvez donc repartir sans danger. - J’avais espéré que vous me garderiez prisonnière. - Vivante ? - La seule qui pourrait m’abattre, c’est Erika. Mais elle ne le fera pas, par ce qu’elle aime très profondément Otar, et qu’elle ne veut pas lui causer de peine, compte tenu de … l’affection qu’il me porte. - Salope, siffla Erika. - En tout état de cause, dit Weng Li, Maud peut continuer à faire des allers et venues et disposer de son bureau. 403 - Oui, dit Erika, mais elle sera fouillée au corps, et longuement, à chaque passage. Je ne me commettrai pas moi-même, mais j’ai une Chambrière qui aime ça, et qui opérera avec des gants gynécologiques. - Je regrette, dit Maud. Je ne suis pas lesbienne, moi non plus, mais avec toi, chérie, ç’aurait été délicieux. Erika lui expédia un nouveau jab au plexus. - C’est dommage, dit Weng Li. Madame ne pratique pas les arts martiaux et ne tiendrait pas quatre secondes devant le taekwondo d’Erika. Sinon, ça vaudrait le spectacle. - Bon, dit Milo, on la renvoie dans son bureau. Otar, tu pourras aller faire ta cour dans la journée. C’était la Dream Team qui avait traité toute l’affaire, Otar, handicapé par ses sentiments, était considéré dans cet épisode comme un enfant à protéger. - Encore un mot, dit Maud. Le Groupement a des antennes sur le continent. Tout le monde connaît le cas Lederer, mais je pense qu’ils disposent d’un réseau dormant. Or, certaines allusions, certaines remarques récentes, me font penser qu’ils pourraient le réactiver bientôt. Je ne sais pour quelles missions. - A mettre en mémoire, dit Weng Li. - Ce que tu me proposes là est bien encombrant, dit Nat Lacourière. Je ne sais pas si je ferai le poids. - Il semblerait que l’AGAR rencontre un bon accueil dans la population. Nous livrerons demain un million de papillons autocollants. Il te faudra gérer les catholiques… - Ils sont acceptables et ils m’acceptent. - … quelques commandos d’ouvriers rouges et noirs… - L’essentiel est qu’ils comprennent quelle est leur audience exacte. 404 - Les intellectuels de Louis Destruc. - Lourde tâche… - Quelques rares amis de la presse comme le jeune Rouletabille. - Ce sera un plaisir. - Il faut élargir, élargir … Irions-nous jusqu’à approcher le sieur Oswaldo ? - Non. Ne nourris aucune illusion sur son compte. Nous ne savons pas jusqu’à quel point c’est un maffieux lui-même, mais son cœur bat de ce côté là. - Il pourrait assurer une transition de quelques jours, comme certains dirigeants communistes au début des années 90… - Même pas. - Alors, il faudra que tu t’y colles. - J’aurai carte blanche ? - Ca n’est plus depuis longtemps une histoire de tendance politique ou de programme. Nous allons anéantir une meute de loups. Ensuite, les survivants reprendront les manches de la charrue. Tu feras ce que tu pourras. Comme le mien, ton règne sera éphémère. Tu représenteras au mieux une solution de continuité. - Bien, je suis ton homme. Petit contact informel dans la matinée. - Elle me plaît beaucoup, cette Maud, dit Milo. Ne m’en veux pas, Otar. Je crois qu’il faut accorder la plus grande attention à ses dires. - J’ai déjà prévenu Pol en ce qui concerne la filière continentale. - Je pense par contre qu’elle ne nous dit pas tout ce qu’elle sait. - Elle en garde sous le pied, dit Weng Li. - Tu penses à la question, n’est-ce pas ? - Non, Otar, nous nous sommes promis de ne pas y recourir. - Gardons au moins cette dignité là, dit Erika, même si c’est à peu près tout ce qui nous reste. Et je ne ferais pas ça à Otar. 405 - Elle nous donne une image tronquée, dit Milo. Un Groupement réduit à ses seuls éléments extrémistes, des individus primaires, dangereux certes, mais quand-même limités. Il manque à tout cela un ou des chefs d’orchestre, une direction souterraine. Sur le continent, peut-être, ou tapie dans l’ombre ici-même. - Je ne vous rappellerai qu’une chose, dit Weng Li. On estime leurs capitaux placés dans les paradis fiscaux à deux cents milliards de dollars. Un tel magot se gère. - Oh dit Niklaus, mais ils ont des banquiers, des informaticiens de haut niveau, des gestionnaires, des spécialistes de la Bourse. Ces gens-là ont pignon sur rue à Sainte-Croix, je puis vous en fournir un plein annuaire. - Non, dit Weng Li, non. Il y a autre chose. Ils ont été très touchés par l’attentat du 13 décembre, ils vacillent. Mais je sens encore derrière la confusion un noyau dur, une volonté opérationnelle. A propos, j’ai en main le dernier sondage. Il est extrêmement révélateur. Les impressions favorables au Groupement sont en chute libre dans le Pays. A Mopale même, moins de 50% des sondés lui accordent désormais leur confiance. - Mais c’est incompréhensible, dit Erika. Ils ont été victimes d’une conspiration épouvantable. Leurs trois cents morts auraient dû drainer vers eux toutes les sympathies. - C’est bien mal connaître l’opinion publique, dit Weng Li. Le Sage… Bref. Les gens n’aiment pas les perdants. Depuis une semaine, ils font figure de vaincus. Les masses ne le leur ont pas pardonné. Elles ne prêtent qu’aux riches. 406 Une quinzaine s’était écoulée. Les fêtes de fin d’année s’éloignaient. Noël est une heure de joie pour les quelques vrais chrétiens qui subsistent dans les sociétés occidentales. Pour une partie de la population, qu’on veut bien croire majoritaire, les réjouissances de fin d’année représentent une période heureuse, pendant laquelle les familles se réunissent, les enfants ouvrent leurs cadeaux, les gourmands s’empiffrent, et les alcoolodépendants cèdent sans retenue à leur penchant. Pour les autres, la période va de l’ennui au désespoir. Les habitants provisoires de la Villa étaient jeunes, pour la plupart, et ne s’étaient encore guère reproduits. Par contre, ils se montraient très nombreux à avoir encore des parents, des ascendants variés, géniteurs fort inquiets de les savoir en danger. Certes, leur engagement dans cette aventure représentait pour la plupart d’entre eux un choix raisonné, mais leurs proches comptaient les jours. On communiquait par portable, mais beaucoup aussi par courrier. La génération des habitants de la Villa n’envoyait presque plus jamais de lettres personnelles ; mais bien des résidents étaient issus des formations d’excellence, et pouvaient donc rédiger des missives de cinq pages, parfois partiellement manuscrites, au lieu de se contenter de SMS écrits dans un langage d’analphabètes. Milo, après mûre réflexion, décida d’accorder le maximum de permissions de Noël. Il dégarnit ses défenses. Ceux qui ne partaient pas furent astreints à de lourdes gardes. Toutefois, c’était donnant donnant : tout le monde serait là pour le premier janvier, où l’on ferait sur place une teuf à tout casser. Cette proposition fut acceptée dans l’enthousiasme. Beaucoup des hôtes de la Villa étaient là soit par idéologie, soit par goût du risque. Ils logeaient dans des conditions spartiates. La Résidence comprenait certes quatre cents pièces, mais abritait des milliers d’hommes et de femmes. Le dortoir était la loi générale, et, pour les plus robustes, de grandes tentes militaires s’élevaient sous les arbres. On mangeait des rations, bien que les produits frais ne manquassent pas. La grande fête sexuelle s’était un peu ralentie, en ce sens que beaucoup de couples étaient désormais constitués. La recherche de l’intimité 407 devenait leur problème principal. Tant qu’il avait fait beau, l’accueillante nature du grand parc confinait au romantisme absolu. Maintenant, on se tenait davantage au chaud. Bref, chacun avait conscience de vivre une situation exaltante, mais en tout état de cause provisoire. Heureusement les pertes militaires étaient infimes et le moral élevé. Milo géra bien son affaire. Les auxiliaires les plus précieux partirent par l’hélicoptère ou la vedette ; les autres prirent les lignes régulières où ils se mêlèrent au flot des touristes. Externes et Externants se débrouillèrent tout seuls. Cette grande transhumance était aussi l’occasion de se séparer d’anciens compagnons, d’en recruter d’autres. Weng Li et Océane, qui tenaient une comptabilité parfaite, estimèrent qu’on se retrouverait début janvier avec des effectifs égaux à 99% de ceux du vingt décembre. Et les groupes de dix nouveaux venus continuaient à arriver par les vols quotidiens. Le jour de Noël, l’assistance à la messe se révéla un peu maigrelette, mais la qualité y était. On se livra à des ruses de Sioux pour introduire dans des lieux si secrets les invités de Sainte Croix. Le Groupe La Cité était là en entier, fort de ses vingt quatre membres. Plus important, deux des hauts dirigeants locaux du parti chrétien démocrate avaient fait le déplacement. Otar offrit après coup quelques rafraîchissements qu’ils n’osèrent refuser, Noël étant en tout état de cause un jour de fête. Il se risqua à dire ses craintes de la politique menée par l’évêque, au milieu d’un silence gêné. - Nous avons beaucoup perdu, dit finalement un quidam, avec la mort du chanoine Vaucher. Ce malencontreux accident de voiture … - Comment ? dit Otar, la barre au front. - Vous y étiez, voyons. Pour des raisons inconnues, le chauffeur du véhicule qui transportait le prélat, au demeurant connu pour sa prudence et sa sobriété, avait exagérément accéléré en bout de ligne droite et écrasé sa voiture contre un platane ; l’explosion du réservoir avait fait le reste. - Comment ? dit de nouveau Otar. 408 Pendant près de dix minutes, il parla, raconta l’incident seconde par seconde, mètre par mètre. Sa propre fuite échevelée. On l’écoutait avec effroi. - Evidemment, dit-il, c’est ma parole contre celle de votre évêque. Je ne puis produire de témoins. Les quatre hommes qui m’accompagnaient me sont acquis. - La route a été dégagée par une entreprise proche du Groupement. Les obsèques des deux hommes ont été diligentées par une entreprise de pompes funèbres appartenant aux Drabovic, fit doucement Niklaus. - La presse n’a parlé que d’un accident, dit assez piteusement l’un des politiques présents. - Hélas … Il apparut de surcroît que le chanoine Vaucher était un des personnages charismatiques de Mopale, connu pour son extrême charité et ses sentiments bienveillants. Son humanisme aussi. Otar sentait le doute dans l’esprit de ses interlocuteurs. - La police … dit-il. Connaissez vous le commandant Dupont ? - Oh oui. Ses interlocuteurs rirent. - C’est une des étoiles montantes des forces de l’ordre locales. Mais les esprits mal intentionnés disent qu’il travaille avec vous. - Le commandant Dupont, dit Weng Li, travaille pour le commandant Dupont, ce qui amena quelques sourires. - Interviewez le donc. Il ne se montre pas rebelle à quelque stimulation … - Ce ne sont guère nos méthodes, dit un des membres de la Cité. - Oui, dit le Chinois, en accentuant son accent, la curiosité est une très vilaine pulsion, mais qui demande toujours à être satisfaite. - Pardonnez lui, dit Otar, c’est notre chef du Renseignement. L’atmosphère se déridait beaucoup. - Vous êtes un homme en partance, n’est-ce pas ? dit l’un des responsables politiques démocrates chrétiens. 409 - Oui, mais j’ai encore une mission importante à mener à bien. Une transition en douceur. Il faut absolument en finir avec l’emprise moyenâgeuse du Groupement. Je souhaiterais ne m’en aller qu’après la mise en place d’un Exécutif provisoire. Les forces du renouveau se dessinent en ce moment. En seriez vous, Messieurs ? Les politiques se replièrent prudemment derrière la nécessité de rester dans la ligne générale de leur parti pour l’ensemble du Pays. Mais les gens de la Cité étaient intéressés. Ils avaient d’ailleurs des contacts réguliers avec Nat Lacourière. - Nous percevons quand-même une contradiction, reprit le premier interlocuteur. L’AGAR a pratiquement table ouverte sur vos ondes. Or, si j’interprète bien leur message, ils demandent votre départ immédiat. Comment gérez vous ce grand écart ? - A franchement parler, ils ont raison. Il faut absolument réduire l’influence du Groupement. Quant à moi, je suis un élément extérieur, un grain de sable sur un rocher : plus tôt j’aurai évacué les lieux, mieux cela vaudra. Il se tourna vers les deux politiques. - Je pense que soit le Directoire, soit l’assemblée nationale vont me rappeler dans de brefs délais. A la mi-janvier au plus tard. C’est pourquoi j’insiste sur votre engagement : il y aura fatalement un vide politique, une vacance du pouvoir. Et puis, sans être un régionaliste à tout crin, il ne serait pas mauvais que Mopale montre un peu sa capacité à s’administrer sans les … autres. Les esprits s’amollissaient. - Je vous ai vu tout à l’heure faire preuve d’un grand recueillement pendant la messe, dit un des prosélytes de la Cité à Weng Li. Etes-vous des nôtres ? - Oh, dit Weng Li, je viens de la grande Chine, encore un peu vaguement marxiste. Mais le communisme est là-bas un exercice … gymnique … Et j’ai quelques sympathies pour le tao. Le Sage … - Le tao ! dit un des démocrates chrétiens. C’est une philosophie qui me passionne. J’aimerais bien venir en discuter avec vous. 410 - Quand vous voudrez, dit Weng Li. Ca me changera de la bande de Béotiens qui m’entourent… Bref, on se quitta assez bons amis. Le Groupement avait souhaité faire de Noël une journée de peine et d’expiation. Dans les campagnes, on connut d’interminables et rebutantes cérémonies. Mais à Sainte Croix, la population montra vite son intention de faire la fête comme d’habitude. Les quatre cents morts de l’attentat étaient pour l’essentiel des chefs maffieux ou assimilés, plus quelques flics. Les braves gens de la capitale, pour tout dire, s’en tapaient. Ils s’empiffrèrent, et restèrent tard dehors, la soirée étant fort douce. Le quartier de La Fournaise ne faillit pas à sa réputation. Il en rajouta même un peu, heureux finalement d’une fréquentation touristique quasi normale. Bien des pigeons se firent plumer cette nuit-là autour des tables de jeu, on fuma différentes plantes odorantes, et il se distribua aussi hélas quelques virus HIV. Dès le surlendemain de Noël, le 27 décembre, un tir de mortier aboutit sur les jardins de la résidence. Le premier obus, comme d’habitude, blessa trois personnes, dont l’une grièvement. Milo, Fromentin, Soleïman et Niklaus conférèrent avec calme. - Nous avons repéré, dit le policier, trois emplacements de tir récemment aménagés. Ils sont logés avec précision. - Ah, dit Milo, si j’avais un seul hélicoptère d’assaut … - C’est bruyant, dit Soleïman. - Vous avez raison, mon général, dit Milo. - Quand vas-tu me tutoyer, enflure ? - En tout cas, il faut traiter ces objectifs dès cette nuit. On monterait pour la première fois une opération mixte. Des hommes de Milo, des hommes de Niklaus et, pour l’emplacement Sud, Soleïman y tenait beaucoup, un commando du Syndicat du Livre. 411 L’affaire fut proprement évacuée à trois heures du matin. Le Groupement, sûr de son impunité ancienne, n’avait même pas renforcé les gardes. Les serveurs, qui s’apprêtaient à réintervenir à l’aube, furent rapidement neutralisés avec leur matériel. On déplora dans les rangs des partisans de la Villa un blessé, et malheureusement un tué. Les anarchistes s’étaient vaillament comportés, et l’un d’eux emporté par son élan, s’était imprudemment découvert. Les habitants proches, entendant la pétarade, portèrent prudemment leurs pas ailleurs. Les compagnons du héros se payèrent le luxe, le surlendemain, de lui faire des obsèques publiques dans le quartier populaire du Sud, auxquels assistaient douze mille personnes, et pendant lesquelles les oreilles du Groupement sifflèrent. Les armes grouillaient en ville comme des asticots. Elles sortaient de la Résidence par pleins tombereaux. Tant pis, disait Milo, si elles se retournent parfois contre nous. Elles tueront bien assez de maffieux en contrepartie. Il y avait encore peu, si l’on marchait sur les chaussures vernies d’un minuscule maquereau, on se retrouvait avec une balle en plein front. Pendant la dernière semaine de l’année, ce furent trois petites canailles dont la tête fit avec l’asphalte une rencontre définitive. Les dockers tenaient tout le quartier du port. Ils avaient été rejoints par une série de corporations diverses, d’idéologie variée et élastique, si bien que le rouge de l’opération avait beaucoup déteint, à la grande joie de Niklaus. Une sorte de soviet amélioré fonctionnait sur les quais, et Anmari tapait scrupuleusement le compte rendu d’interminables réunions nocturnes, au milieu de la fumée et des interpellations. Les maffieux n’étaient pas évincés, mais pris de court. Ils préparaient sans doute leur riposte. En tout cas, la ville ne sentait pas du tout la guerre civile, mais bien plutôt les prémices de la libération. Des milices armées surgissaient, on portait sans gêne le brassard de l’AGAR. Des millions d’autocollants arrivaient chaque jour du continent, et fleurissaient dans tous les escaliers d’immeubles. Il fallait empêcher les jeunes gens de parader avec un pistolet. 412 La masse de la population restait encore spectatrice. Par ailleurs, dans le monde du travail, beaucoup de Mopalais devaient toujours leur emploi, leur logement, leurs prestations diverses à l’entremise du Groupement. On n’assainit pas en quinze jours une République bananière. Il fallait continuer à travailler. Otar voyait Maud tous les jours, dans une atmosphère psychédélique. Dès qu’il entrait dans son bureau, ils s’embrassaient longuement. Elle avait les lèvres incroyablement douces. Mais ils s’interdisaient tout rapprochement de leurs corps. Un jour, il lui dit avec une pointe d’humeur qu’ils avaient tout des deux idiots de la Maison Blanche, qui, de l’aveu même de Bill, avaient mis leurs organes sexuels en contact, mais sans jamais consommer. Image terrifiante de la sexualité américaine. Tout, à condition que la zigounette n’entre pas dans la foufounette. - Il me semble, dit Maud, les yeux baissés et l’air modeste, que Monica n’était pas si inactive que ça. Elle le tenait. Si elle était passée à l’action, elle mettait Otar a quia. Elle laissa s’éloigner l’instant, peut-être par lassitude. Au demeurant, Otar connaissait sa faiblesse. Océane était une fille intelligente et sage. Il s’était clairement expliqué avec elle. Elle s’exécutait aussi souvent que possible, agissant en somme à la source du mal. Il fallait que l’Envoyé ne fût point affamé. Les conversations des amants potentiels étaient orageuses. Otar reprochait à Maud sa duplicité. - Je ne pourrai jamais t’aimer complètement tant que je n’aurai pas de certitude sur tes intentions profondes. Agent de la CIA, femme de main du Groupement, cadre de la mafia peut-être, elle pouvait à tout instant le tuer, ou assassiner les siens. Cette situation rongeait Otar. - Avoue moi tout, disait-il, je te prendrai puis je te mettrai une balle dans la tête. Elle le regardait tristement sans mot dire, de ses grands yeux délicatement cernés. Elle ne cachait pas ses propres sentiments. 413 - Tu m’as eue, disait-elle. Ah si j’avais pu croire. Je t’aime, Otar, autant que tu dis m’aimer, encore plus peut-être. C’est ma faute, ajoutaitelle, je suis restée trop longtemps à l’écart des hommes. - Tu mens, disait-il. Tout le mal que tu te donnes pour nous infiltrer, pour nous détruire ! On t’a bien formée, outre Atlantique. Parfois, Milo, Weng Li, Erika, Niklaus, entraient sans frapper. - Tu n’as pas encore écrasé ce scorpion ? disait Milo Il regardait la jupe de Maud, s’attardait sur ses fesses. - Un jour, je te mettrai mon parabellum dans le cul. A chaque visite, Maud subissait une fouille au corps précise. Erika avait sans charité désigné une Chambrière lesbienne, qui n’abusait toutefois pas de la situation. Le palper était bref, mais elle y mettait tout son savoirfaire. Maud tremblait comme une feuille pendant toute l’opération. - Elle ne peut supporter ça, dit un jour Weng Li, que pour deux raisons. Ou elle t’aime passionnément, Otar, ou elle tient absolument à accomplir sa mission auprès de nous. - Oui, éclatait Otar, voilà ce qui me ronge. Mais ne pourrait-elle pas aussi éprouver les sentiments qu’elle proclame, et souhaiter malgré tout accomplir sa tâche ? - C’est sans doute là la Vérité. Elle suit son chemin, elle aussi. Les sites Web faisaient merveille. Les chats réunissaient chaque jour des centaines de milliers d’internautes. Une grande clameur internationale commençait à devenir perceptible : comment une démocratie comme le Pays avait-elle pu tolérer cette apophyse honteuse ? Weng Li ne faisait aucun cadeau. Il avait publié une liste exhaustive de trente mille maffieux avec leur nom et leur adresse. Ceux-ci recevaient même des appels internationaux pour leur demander si c’était bien vrai. D’innocents touristes sonnaient aux portes indiquées et s’en sortaient généralement avec quelques agrafes sur le cuir chevelu. 414 Les études historiques, dont plusieurs signées Concepcion, rencontraient elles aussi un franc succès. A Miran, des voix s’élevèrent. Si tout ça était bien vrai, la République resterait-elle sans réagir ? Un soir, Weng Li prononça un mot nouveau : le Pentagramme. - Je ne sais pas encore ce que c’est, dit-il, mais c’est prometteur. C’est l’affaire qui court. - Ca fait secte. - Eh eh. Otar n’honorait plus Erika qu’une fois tous les deux jours. Elle se gardait bien de s’en plaindre. Elle ne parlait plus que de banalités. Le soir du premier janvier, alors qu’ils buvaient du champagne : - J’ai quinze jours de retard, dit-elle. - L’espérance de vie de la mère et de l’enfant, répondit Otar, se montre limitée. On était suspendus au temps. Tout le monde attendait. 415 Le pandémonium se déchaîna dans les premiers jours de janvier. Le 3, Otar reçut un appel urgent de Pol. Virginie avait terminé son rapport, qui ne serait divulgué que le 7. Angeroli se l’était déjà procuré ; Otar en aurait une copie le lendemain par scooter. - Ca n’est pas si mauvais que ça pour toi et pour nous, ditil. C’est manifestement une fille bien. Mais le PS a abattu ses cartes. Virginie concluait à la responsabilité partielle ou totale d’Otar. Elle ne l’accusait pas directement d’avoir conçu l’action terroriste, Mais elle le désignait au minimum comme complice. Des dizaines de feuillets retraçaient l’histoire de l’attentat, et listaient avec précision les interrogations sans réponse. En ce qui concernait d’éventuelles sanctions, Madame Dimitrescu bottait en touche. Il appartiendra au Parlement, disait-elle, d’estimer les suites politiques à donner à ce qui était pour le moins un manquement. Le terme de Haute Cour n’était pas prononcé. - Tout ça est plutôt assez gentil pour nous, conclut Pol. Pour le reste, Virginie se prononçait dans un premier temps pour le rappel d’Otar ; dans un second temps, pour la fin du mandat du Directoire. Celui-ci pourrait être remplacé par une équipe restreinte social-démocrate homogène, chargée d’assurer une courte transition, et très certainement de préparer une dissolution de la Chambre et des élections générales anticipées. - Autrement dit, aux alentours du 10 janvier, nous allons être saisis d’une exigence d’un vote de défiance à ton égard. Ce sera tout à fait naturellement Amande Verhofstade qui présentera la requête au nom de son parti. - C’est court, dit Otar avec préoccupation. J’aurais besoin de davantage de temps. - Je n’ai pas dit mon dernier mot. Le vote du Directoire n’est pas acquis. Je dispose d’éléments dont je ne pourrais t’entretenir que de vive 416 voix, mais j’ai bon espoir de t’obtenir un sursis. Amande t’est très hostile, elle en rajoute sur la ligne de son parti, qui ne souhaite t’éliminer que pour des raisons de politique générale. Chez elle, on sent la rancœur personnelle. - Quid ? - Tiens, dit Pol, pour une fois, c’est moi qui vais te donner un conseil vis à vis des femmes. - Tu te dessales, Pol. - Tu t’es gougnaffié Gwennaele. - Je t’en prie … - J’ai les détails. L’autre conne d’Alexandrine partait pour Mopale la fleur au fusil, avec l’intention affirmée de se faire reluire dans tes bras. Madame Amande s’est jugée offensée. Sur les trois femmes du Directoire, elle était la seule à qui tu n’aies point fait la cour. - Le résultat était connu d’avance. - Vais-je t’apprendre les règles de base de la diplomatie, camarade des cabinets ? Il est des femmes qu’il faut draguer pour se voir rejeter. Elles te tancent, elles en éprouvent une vive satisfaction, et tu restes au nombre de leurs familiers. C’est encore plus jouissif si tu ne les désires pas. C’est, comme on dit, une bonne chose de faite. Tu aurais dû accorder un brin de gringue à la –dirais-je belle ? – Amande. Elle ne doit pas s’amuser tous les jours dans ses partouzes mondaines, et tu aurais bien su lui dire qu’elle était la plus désirable de toutes. - Merci de la leçon. Pour le reste ? - Je demeure confiant. La première bombe éclata une demi-heure plus tard. La famille Frascati quittait Mopale avec armes et bagages. L’Histoire se vengeait cruellement. Le 13 décembre avait décimé les hommes de la tribu ; la nuit des longs couteaux des Angellopoulos avait fait le reste. Il ne restait plus que les femmes. Celles-ci étaient tout sauf idiotes. Elles avaient constitué une cellule de crise exclusivement féminine, s’étaient entourées de juristes. Elles venaient de tenir une conférence de presse sur le 417 continent, à cinq cents kilomètres de la Méditerranée. Leurs enfants étaient déjà inscrits dans des pensionnats suisses ou canadiens. Elles avaient vendu tous les biens agricoles de la famille à la transnationale américaine Monsanto, qui escomptait commettre sur Mopale toutes les expérimentations agrobiologiques que la Commission de Bruxelles voudrait bien tolérer. Tout le capital foncier, bâtiments, terres, tout le capital d’exploitation avaient été liquidés jusqu’au denier motoculteur. Les Yankees débarquaient en masse, et pas pour plaisanter. Les possessions urbaines, qui comprenaient trois casinos à Mopale, et différents bordels, avaient été négocié avec un groupe de Singapour, dont les représentants venaient d’arriver sur place. Là aussi, il n’était plus question de rire, et les petites canailles des Angellopoulos ne feraient pas le poids devant des géants mondiaux. La conférence s’était achevée par un appel vibrant à moderniser Mopale, et à liquider par tous les moyens un Groupement dont les attitudes machistes, entre autres, étaient une honte pour le siècle. - Weng ! hurla Otar. Weng ! Qui sont-ils ? - C’est pas nous, Maître vénéré, dit Weng Li, c’est les autres. - Plaît-il ? - Le commandant Dupont te demande de toute urgence, cria Océane. La seconde bombe explosait. - Monsieur Strabelstrom ? Le jeune ami de votre femme vient d’être abattu, assez salement, dans son appartement, et… - … et … - Les agresseurs ont emmené Madame Klara. Je suis sur sa trace. - Merci, Dupont. Nous restons en contact. Otar revint vers Weng Li. - Klara a été enlevée. - Merde, dit Weng Li, ce n’est pas le moment. Ce n’est pas Pékin, mais la Chine de la diaspora. J’ai déjà pris contact avec leurs envoyés à Sainte-Croix. 418 Strabelstrom expédia une bourrade à Weng. - Nous sommes comme des chiens courants. C’est à qui arrivera avant l’autre. - C’est du très beau monde. Les triades … - Nous avions déjà la CIA, la maffia russe et les terroristes islamistes … - Il fallait agir vite, j’ai pris la décision en ton nom. Ils arrivent dans une demi heure. - Est-ce que j’ai le temps d’aller aux chiottes ? - Tout juste. J’appelle Milo. - Erika, cria Otar. C’est toi qui gères Klara, avec Océane et Concepcion. - Concepcion magouille avec Pat Lacourière, Louis Destruc, Anmari, les chrétiens, le Syndicat du Livre. Un vrai brain storming, la vapeur s’élève à travers les fenêtres. - Vous deux seules, alors. Traitez Dupont comme un allié. Les trois Chinois portaient un mince costume anthracite bien coupé et particulièrement efficace. Ils se présentèrent avec une grande solennité. Weng Li parla longuement. Il s’exprimait sans doute en cantonais. A plusieurs reprises, il désigna de la tête Otar et Milo. Ces derniers, calmement, attendaient. Le chef du Groupe s’adressa finalement à Otar. - Je parle très peu le français, dit-il. Nous sommes en train d’apprendre. J’apprécie beaucoup votre retenue et votre discrétion. On convint que la langue de la conférence serait l’anglais. Otar, rôdé par vingt ans de diplomatie, parlait très volontiers l’anglais, à condition qu’il n’ait pas affaire à des Anglo-saxons, auquel cas il exigeait toujours un traducteur. S’il fallait approfondir certains points, Weng et la délégation chinoise s’exprimeraient en mandarin, avec une traduction immédiate en français. 419 Otar commença à parler avec une franchise totale. Il fit l’historique du Groupement, et de sa propre action, y compris le 13 décembre. Il indiqua ensuite ses intentions : action politique le plus longtemps possible, puis bref épisode militaire. - D’ores et déjà, dit-il, nous nous engageons non seulement à épargner vos biens, mais même à les protéger en cas de nécessité. Weng Li prononça deux ou trois phrases rapides, et les interlocuteurs acquiescèrent. - Nous allons en revanche, dit Otar, être amenés à commettre quelques dégradations dans le quartier de la Fournaise, dans les domaines de vos concurrents. C’est intéressant pour vous dans un premier temps, mais si vous étiez amenés à vous agrandir… Les trois Chinois conférèrent. - Eh bien, dit le chef avec un rire bref, nous prendrons les bâtiments dans l’état où ils se trouveront. Le cas échéant nous reconstruirons, avec une petite touche … exotique. Nous avons de grands projets pour La Fournaise … Votre action risque au demeurant de ne pas faire grimper les prix de l'immobilier. - Pouvons nous, dit Otar, compter sur votre appui, au pire sur votre neutralité ? Les trois hommes demandèrent à s’entretenir seuls. - Ils veulent voir nos installations militaires, dit Milo. Je vais vous surprendre : je suis d’accord pour les leur montrer. - Dupont a rappelé, cria Erika. Il est embêté. Ils ont logé Klara, mais elle se trouve dans un immeuble de La Fournaise transformé en véritable bunker. Il déconseille toute action en force pour l’instant. Niklaus est sur place. Les Chinois demandèrent ce qui se passait. En apprenant qu’on avait enlevé la femme du chef, ils se répandirent en condoléances. - Voilà le type d’actions que nos adversaires sont capables de mener, dit Otar. 420 - Si nous étions installés depuis quelques temps déjà, peut-être aurions-nous pu vous aider à solutionner ce problème … désagréable. Pour l’instant … Deux command car emmenèrent le groupe pour une visite rapide. L’histoire ne dit pas ce que les hommes de Milo pensèrent de cette tournée d’inspection asiatique. C’est toujours le même poker menteur. Nous leur montrons nos muscles pour leur prouver que nous sommes de gens sérieux, et qu’aussi le cas échéant leurs propres biens subiraient quelques avaries. On revint tranquillement. - Ils sont ravis, chuchota Weng Li. Nos matériels et notre organisation les ont séduits. Je crois que c’est gagné. - Un dernier point, dit l’officiel de Singapour. Nous ne doutons pas que vous allez mettre ces … retardés à la raison. Mais ensuite : pourrons nous continuer à bénéficier de la compréhension des autorités de votre Pays ? - Cela se joue à l’échelon gouvernemental désormais. Otar crachait le feu. - Souhaitez-vous, dit-il avoir un contact immédiat avec le chef de notre Directoire ? C’est techniquement possible. Les autres acquiescèrent, avec respect. Otar appela Pol sur la ligne du satellite. - Armand, dit-il. Pol, les triades chinoises de Singapour en ligne. On ne bégaya pas plus de vingt secondes. L’anglais coulait comme une source. Le responsable chinois parlait avec une extrême déférence, mais avec une grande détermination. Pol Angeroli s’engageait à respecter absolument le droit international. Les autorités de Miran ne pouvaient qu’être sensibles au désir de renouveau manifesté par les acquéreurs des biens des Frascati. Il interviendrait le cas échéant auprès de ses successeurs pour qu’ils poursuivent sur les traces de l’acquiescement moral qu’il apportait aujourd’hui. On but une minuscule coupe de mei kouei lo. 421 - Nous ne sommes encore que de nouveaux arrivants, dit l’un des trois invités, mais nous réfléchirons sur la manière de vous aider éventuellement par nos propres moyens. - Le Sage suit la Voie par la Vertu, dit Weng. Un des Chinois salua brusquement, d’une inclinaison marquée de la tête. Les hôtes de marque disparurent. - Nous venons, dit Otar, de vendre le peuple de Mopale à ses nouveaux maîtres. - Ah, dit Weng Li, ils ne seront pas pires que les anciens. Et puis, je vais te dire : nous apportons aux Mopalais les conditions de la liberté. A eux d’en profiter. Si ces nouveaux maffieux se montrent trop exigeants, ou trop dictatoriaux, eh bien, il leur faudra se mettre en mouvement. C’est ce que fait le peuple chinois, qui conquiert chaque jour de nouvelles libertés. Deux siècles d’écrasement ont transformé les Iliens en assistés politiques. Nous sommes là précisément pour faire cesser cette situation. Par la suite, ils devront se comporter en adultes. - Mon pauvre drapeau, dit Otar. - La question que tu soulèves n’est absolument pas à l’ordre du jour, dans aucune société humaine, quelle que soit son organisation politique. Le népotisme est roi partout. Tu te comportes en utopiste. Bien sympathiquement, d’ailleurs. - Toi qui tournes quand-même un peu avec Pékin, ça ne te dérange pas de te commettre avec ces gangsters de Singapour ? - Nous sommes Chinois, dit Weng. - Tu ne me rassures guère. - Nous restons encore petits, va, tout jeunots. Dans trente ans… Pour le moment… - Il va quand-même falloir prendre une décision pour Klara. Je ne la reverrai jamais. Klara que j’ai tant aimée. Elle est peut-être déjà morte, ou pire. Leur attitude est conforme à leur logique. Elle est aussi la preuve de leur retard dans le domaine de l’information. Je suis arrivé ici avec l’image d’un 422 homme amoureux de sa femme. Ce cliché a largement été écorné par l’actualité, mais ils l’ont conservé. Sans doute ont-ils aussi une vision patriarcale du monde. Et avant l’enfer qu’ils me promettent, après la mort de mon fils, il faut anéantir ce qui reste de ma structure familiale. Maud a raison : toute mon équipe est très directement menacée. Ils vont essayer de les tuer tous, en m’épargnant, pour que je reste le dernier. Deux revendications arrivèrent coup sur coup. Un communiqué émanant d’un Comité du souvenir des victimes du 13 décembre accusait directement Otar du massacre, le désignait comme une des prochaines cibles, proférait des menaces d’anéantissement envers tout le personnel de la Résidence. Ce texte fut apporté aux journaux et déposé à la Villa par un gamin sourd-muet. Peu de temps après, Otar reçut un appel sur un de ses portables. - C’est deux millions d’euros, dit une voix masculine. Le premier million, c’est ta part dans l’usine d’incinération. Le second, ce sont les frais d’obsèques de tes victimes. - On les avait justement fait brûler pour que ça vous coûte moins cher, répondit Otar, qui coupa la communication. - Réunion de crise, dit l’Envoyé. Tout le monde, immédiatement. Weng Li, Milo, Erika, Océane, Conception, Komako, Niklaus, Fromentin, Soleïman avaient adopté un air grave. - Qu’est-ce qu’on fait ? dit Otar. Pol appela à cette minute précise. - Paie, dit-il. Examine tes réserves, mais je te fais parvenir la somme en liquide cette nuit par l’hélicoptère. - Ca ne servira à rien. Ils ne nous rendront que son cadavre. Pol se tut une minute. - Je pense comme toi, dit-il, hélas. Mais nous ne pouvons pas ne pas tenter la chance. Ou c’est un acte politique, et elle est perdue. Ou c’est 423 un acte seulement crapuleux, et un miracle peut encore se produire. Reprends contact et paie. Il est arrivé que la République dépense plus sottement deux millions d’euros. Les fonds d’Etat sont là pour ça. Bravo pour votre initiative avec les gens de Singapour. La retraite des Frascati fait beaucoup de bruit, ces dames donnent des interviews à toute la presse. Elles sont malheureusement peu au courant des affaires intérieures du Groupement. - Parlent-elles du Pentagramme ? demanda Weng Li. - J’ai entendu ce mot une fois, dit Pol. Ce serait une sorte de cellule secrète chapeautant toute l’organisation. D’après ce que j’ai compris, un des Frascati en était membre. - Alfredo ? cria Milo. Le numéro un? - Possiblement. - J’ai été brièvement approché par lui dans le port de Vara. - Nous allons continuer à chercher, dit Weng. Nous commençons à cerner l’antre de la bête. - Pat Lacourière, dit Concepcion, vient de déclencher sur nos ondes un tir de barrage d’une extrême violence. Il a du talent, le bougre - Aux premières nouvelles, dit Niklaus, la population n’apprécie pas le rapt. Klara est très belle, elle a su charmer malgré ses frasques. Le meurtre de son jeune compagnon suscite l’horreur. - Il me semble, dit Milo, qu’il y a deux niveaux de problèmes. D’une part, que faire pour sauver Klara ? En second lieu, devons-nous nous livrer à des représailles ? - J’ai eu plusieurs contacts avec Dupont, dit Niklaus, et je me suis rendu sur place. L’immeuble est inexpugnable sans moyens lourds. Klara serait sans doute massacrée dès les premières minutes de l’assaut. Nous n’éviterions pas dans nos rangs des pertes significatives. Et nous risquerions de causer des dommages collatéraux, alors que nous venons de marquer un point dans l’opinion publique. - Unanimité, dit Concepcion. - Maud a-t-elle quitté la Résidence ? demanda Otar. - Non, je l’ai fait enfermer dans son bureau. 424 - Bien. Elle va partir tout de suite et communiquer mon offre de payer la rançon. - Je vais la chercher, dit Erika. Elle ramena sa rivale au bout de quelques minutes. Maud retrouvait avec peine sa respiration. Elle était au courant du rapt, et personne ne lui demanda comment. - Finalement, dit-elle à Otar, tu fais une bonne affaire. Tu te débarrasses de tes restes amoureux et tu profites d’une énorme faute de tes adversaires. Je pense que c’est moi qui organiserai la remise de la somme ? Bien. Otar, embrasse moi, c’est peut-être la dernière fois. Erika empoigna à deux mains Maud par les cheveux et colla sa bouche sur celle de Strabelstrom. - Ca suffit, dit l’Envoyé. Le silence tomba, tandis que claquaient en s’éloignant les petits talons de quatre centimètres. - Radio Villa reçoit des centaines de coups de téléphone, dit Concepcion. Certains intervenants s’expriment en direct. La cote du Groupement n’est pas bien haute. - D’où le second point, dit Erika. Pas de représailles. - Si, dit Soleïman, qui n’intervenait presque jamais. Nous n’allons pas les laisser nous chier sur la gueule. - Votre langage, mon général… fit Océane. Ilya Soleïman rougit comme une tomate. - Finalement, dit Weng Li, il n’en a pas l’air, mais c’est un sanguin. Je pense effectivement qu’il ne serait pas mauvais que nous trouvions une riposte appropriée. Les femmes appréhendaient une action violente. Quand on avait neutralisé les positions de mortiers, c’était une simple question de survie. Cette fois-ci, l’urgence apparaissait moins. Niklaus, de son côté, craignait manifestement pour ses Externes et ses Externants. - Je pense bien à quelque chose, dit Otar. Ils nous ont attaqué sur un de nos symboles : mes proches, notre vie de groupe. Si nous les frappions sur l’un des leurs ? 425 - A quoi penses-tu ? - Je pense par exemple aux maquereaux qui ornent la Fournaise. Les grands, les proxénètes en chef. Si nous en faisions abattre quinze la nuit prochaine ? Il y eut du flottement dans l’assistance. L’opposition d’Erika à l’usage de la violence était ancienne. Elle acceptait bien de glisser une prostituée dans le lit d’un adversaire –donc d’encourager de facto des jeunes femmes à se vendre- mais elle ne voulait pas que le sang coule. D’une part, elle n’aimait pas la bestialité même du combat ; d’autre part, très démocrate, elle n’approuvait pas les procédés rugueux de ses amis. Enfin, elle pensait porter peut-être la vie dans son sein, ce qui la rendait bien plus pacifique. C’est sans doute quand les femmes font référence à leur rôle de mère qu’elles admettent le plus mal le meurtre. Elle se jugent là pour mettre les hommes au monde, non pour en débarrasser la surface de la planète. Mais Concepcion et Océane étaient troublées. Les femmes aiment peu les proxos, et la proposition d’Otar se montrait rien moins qu’innocente. Quant à Komako… Milo et Komako étaient devenus parfaitement fusionnels, un seul être en deux corps, et encore deux corps qui offraient l’image d’un perpétuel enlacement. Komako pensait toujours comme Milo. Elle était devenue de facto l’assistante du colonel Glaser. Les tâches de Madonna avaient glissé à Océane et à Concepcion, sans qu’on distinguât bien la limite des deux compétences. La Dream Team était tellement au top que toute tâche nouvelle rencontrait immédiatement pléthore –et pléthore qualifiée- de prétendants à son traitement. Niklaus avait la barre au front. - Quinze, quinze, dit-il. J’en loge quarante. Ils vaquent en général à leurs occupations en toute liberté, mais ils sont parfois accompagnés, mal accompagnés. Et puis, ce soir, l’un sera dans une chambre en train d’essayer une nouvelle, un autre sera parti pour trois jours à la campagne. Pour en abattre quinze à coup sûr, il faut que je cible les quarante. J’ai besoin d’au moins trois hommes aguerris pour chaque coup, c’est à dire cent vingt Externes. 426 - Les Externes, dit Otar, se trouvent ici pour des missions à géométrie variable. Ceux qui interviendraient ce soir seraient immédiatement rapatriés sur la Villa et de là sur le continent par vedette ou hélicoptère. Ils toucheraient bien entendu la totalité de leurs primes. - Tu me prives d’une centaine d’hommes, fit Niklaus. - Il t’en arrive trente à cinquante par jour. Dis ce qui te gêne. - Eh bien, je souhaite conserver toutes mes forces pour … le grand soir. - Mais, dit Milo, le grand soir n’est-il pas déjà arrivé ? Pol pense contre toute vraisemblance que le Directoire ne remerciera pas l’Envoyé dans une semaine. Et si le contraire se produisait ? Le lendemain, nous serions tous mis en route pour Miran et nos adorables Leclerc ne connaîtraient jamais le pavé de la Fournaise. - La réflexion, dit Weng Li, doit porter sur le point suivant : ces assassinats ciblés seront-ils finalement contreproductifs ? Je ne le pense pas. - Je crois, dit Otar, que tous ici ne perçoivent pas bien notre postulat de base. L’élément nouveau, l’élément original de notre mission, est que nous attaquons la maffia avec les moyens de la maffia, non avec ceux de la démocratie. C’est ce qui est novateur dans notre démarche et ce qui restera dans les manuels d’Histoire. Erika a déjà dit … - … que nous y perdrions notre âme. - Or, que se passe-t-il ? Quand a été obtenue l’avancée décisive ? Quand j’ai pris sur moi de faire sauter ces mille peigne-culs. Toute la stratégie politique que nous avons mise en œuvre depuis - et elle tient beaucoup de la magouille elle aussi.- n’a été possible que grâce à cet a priori sanglant. Et ne nous y trompons pas : l’affaire se terminera dans le grincement des chenilles des blindés. Sinon, nos morts seront tombés pour rien. Car je vous rappelle que nous comptons déjà nos morts : Madonna, Nono, Camille, et maintenant Klara, car elle est morte elle aussi, n’en doutons pas. Je vous rappelle ce que dit Maud : le Groupement veut notre peau à tous, c’est sa priorité. En agissant comme j’ai agi, j’ai fait une croix 427 sur ma propre vie. J’ai cru comprendre que d’autres ici pensaient comme moi. - Si l’on admet, dit Niklaus, que nous sommes désormais entrés dans le processus terminal, c’est tout autre chose. Océane frissonnait. - Alors, c’est la lutte finale ? dit-elle. - Préparez-vous. Une dernière chose. La population de Mopale ne va à La Fournaise que pour boire une bière dans un bar un jour de congé. Quelques un risquent cent euros en caressant les bandits manchots. Les grands tripots, les bordels de luxe, les drogues raffinées, les spectacles érotiques de haut vol, les partouzes chic sado-maso ne sont pas pour le tout venant. Sainte-Croix draine une clientèle internationale qui va jusqu’à la jet set. Nous, nous avons besoin de gagner les cœurs des citoyens de base. Or, les proxénètes que nous allons abattre ne sont pas parmi les plus populaires des ressortissants de Mopale. Le petit peuple n’est déjà pas tendre pour les julots casse-croûte ; il ne se sent aucune affinité avec les grands macs. - Point d’ordre, dit Concepcion. Comment traiterons nous l’information ? - Trois cas de figure, dit Weng Li. Ou nous l’ignorons. Ou au contraire, nous la présentons comme une première mesure de rétorsion après l’enlèvement de Klara. Ou alors, nous en faisons un nouveau règlement de comptes entre factions du Groupement. - Cela dit, fit Erika, nous ne sommes désormais plus seuls. Nous avons des alliés. C’est Pat Lacourière qui est le grand patron de notre radio, nous lui avons donné carte blanche. Il dira bien ce qu’il voudra. Dernier point. Trois journaux, dont Méditerranée, un des plus gros tirages de Mopale sont dans les mains de la Mafia. Qu’écrira Cluster Aloha demain matin ? - On ne peut, dit pensivement Otar, tromper tout le temps tout le monde et son père. Comment dit-on ? On peut tromper tout le monde un certain temps. On peut tromper quelques personnes pendant longtemps. On ne peut pas tromper tout le monde tout le temps. - Chacun, dit Soleïman, sera amené à se déterminer clairement dans un jour proche. Je repense à cette si ancienne mais si instructive 428 guerre d’Espagne. Les Basques n’étaient pas républicains : les exactions franquistes les ont fait basculer du côté des Rouges ; même chose pour nombre de catholiques. Il faut foncer en entraînant avec nous un maximum de gens. - Que pensez vous de Pat Lacourière ? demanda Otar à brûle pourpoint. - Il est foncièrement honnête, dit Océane. - Si nous lui demandions son avis ? Il ne quitte pas son studio. Introduit dans le saint des saints, le journaliste clignait des yeux. Comme d’habitude, Otar lui asséna la vérité crue, avec cynisme. Lacourière resta longtemps silencieux. - Vous prévoyez, dit-il enfin, un feu d’artifice final avec chars ? - Oui. Dans les heures qui suivront, dit Otar, je remettrai, avec l’accord de Miran, tous mes pouvoirs à un Exécutif provisoire. - … dont je puis vous soumettre, dit doucement Weng Li, une première mouture. Président : Pat Lacourière, dont l’image de marque dans l’île est excellente. Responsable des questions culturelles : Louis Destruc. Maintien de l’ordre : commandant Dupont. Femme, en soi : Anmari. Deux membres du Groupe de prière La Cité. Une dizaine en tout. Une inconnue, Oswaldo Marini-Fizzi. - N’y comptez pas, dit Pat. - Même impression, fit Concepcion - C’est très laudateur, fit pensivement Pat Lacourière. La manœuvre peut réussir. Je n’étais toutefois pas préparé à ça. Et, cette nuit, vous voudriez faire frire quinze barbeaux ? Ma femme, ajouta-t-il, est bien à l’abri sur le continent. Tellement bien à l’abri qu’elle ne me donne que des nouvelles rares et brèves. Ma maison de campagne, où se trouvaient tous les souvenirs d’une vie, a brûlé entièrement la semaine dernière. Je n’ai pas jugé bon d’en parler. Allez, je saute le pas. Nous ne sommes pas là pour raison garder. Quant au traitement radiophonique de l’affaire, je propose qu’on laisse d’abord s’exprimer l’ennemi. A la lecture de la presse du matin, je réagirai. 429 - J’envisage l’opération ainsi, dit Niklaus. Je mobilise quarante groupes de trois, et je les attache chacun à un maffieux. Ce sera fait en trois heures environ. A partir de deux heures du matin, le groupe numéro un passe à l’action. Il communique par portable le résultat de ses investigations : objectif non disponible, ou objectif traité. Immédiatement après le second groupe entre dans la danse. Ne nous faisons pas d’illusions, la chose va se savoir assez vite. Nos derniers commandos courront de grands risques. Je prends sur moi de les retenir si le danger augmente trop, même si le chiffre de quinze n’est pas atteint. D’accord ? - Parfait. Le petit matin du 15 janvier apporta d’abord deux millions d’euros, en belles coupures de cinq cents toutes neuves. Puis un appel de Maud. - La rançon est trop lourde pour être transportée par une personne seule. - Je vais te fixer un lieu de rendez vous, dit la jeune femme. - Que nenni. Ils prendront les billets puis me tueront mes hommes. Ce sont eux qui vont venir les chercher à la poterne. - Qu’est-ce qui prouve que tu ne vas pas les faire exécuter ? - Je ne m’intéresse pas aux troisièmes couteaux. - Bon, je les recontacte. - Je t’aime. Le commandant Dupont vint peu après en personne à la Villa. Sans rancune concernant leur précédente rencontre, les deux hommes se serrèrent la main. - Tu en prendras bien encore une petite pincée ? dit Otar. - Oh oui, j’aime ça, les biffetons. - Et ministre de la police, ça te dirait ? 430 - Comment ? - Chargé du maintien de l’ordre dans l’Exécutif provisoire. Otar expliqua son schéma en quelques lignes. - Ca passera bien un peu par les chars, à la fin ? demanda Dupont, retrouvant quasiment l’expression de Pat Lacourière. - Oui. Vous intervenez tout de suite après. A ce moment-là, ma bande sera décimée, les survivants en fuite. Le vide politique ne doit pas s’installer. Tu veux voir Pat maintenant ? - Ca me flatte bien, fit Dupont, mais je ne vois pas trop ce qu’il y a comme fric à palper dans cette affaire. - Des queues de cerise. Mais la gloire, quand-même … Tu serais bien le seul à te montrer indifférent … Et ensuite, il faudra reconstruire. - Quelle est la contrepartie ? - Te conduire dès maintenant comme notre allié. Et quand ça va péter, je compte sur la police de Mopale… - Pour rentrer sous la table ? Dupont en riait aux éclats. - Soyez sans crainte. Ils ne feront pas de mal à une mouche, et ne déploreront même pas un blessé dans leurs rangs. Dites donc, quandmême, le 13 décembre … j’aurais pu être là-bas. - Je ne t’apprendrai pas que les forces de l’ordre … c’est de la chair à canon. Elles n’étaient pas visées. Ce sont d’ailleurs les seuls dommages … - Du moment que je me trouvais à l’abri ! Mais je suis content de savoir qu’il n’y avait rien contre nous … - Et Klara ? Dupont jaugea Otar du regard. - Je peux y aller ? Elle est fichue. Tu ne la reverras pas vivante. Elle est peut-être déjà morte. - Je suis d’accord. - Je continue ? C’est une belle femme. Ils l’ont violée à la chaîne, tous tant qu’ils étaient. Ils ont sans doute invité leurs amis. Puis ils l’ont torturée longuement, jusqu’à ce qu’elle passe de l’autre côté. 431 - Tu en parles comme si tu y avais assisté. - Je ne les connais comme si je les avais faits. Alors, paie la rançon, si tu veux pouvoir dire que tout a été tenté jusqu’au bout. Ca ne fera jamais que deux millions d’euros de moins dans les caisses de l’Etat. - Tu en sais des choses ! - Ce sont de drôles de gens. Ils ne tiennent même pas leur langue. - Oui, dit Otar, ils ont derrière eux deux siècles d’impunité … Ce sont les Angellopoulos, n’est-ce pas ? - Je ne sais pas encore lequel a organisé l’opération. - Tu ne m’as pas parlé des incidents de cette nuit. - J’attendais que tu y viennes. - Pour moi, c’est un nouveau règlement de comptes entre maffieux. - Tu te paies ma fiole ? Douze proxos ! La population rigole. Mais nos amis ne sont pas contents du tout. Ils vont passer aux représailles. Cet après-midi, une grande manifestation va réunir les putes de la Fournaise. Elles vont défiler en protestant contre cette atteinte à la liberté du travail. - Que va faire la police ? - Rien, comme d’habitude. - Mais c’est parfait. Surtout, pas de violences contre ces charmantes personnes. - La plupart de nos hommes perçoivent un péage en nature. Ils ne souhaitent pas endommager le cheptel. - Donc, riposte cette nuit ? Merci. - A plus. Dans les minutes qui suivirent, Otar débriefa Niklaus. Celui-ci avait l’air soucieux. 432 - Je me suis arrêté à douze. Dès le onzième, nous avons perdu un homme. Pour le dernier, un autre homme, et le corps est resté entre leurs mains. Tous les autres sont à l’abri. - Départ immédiat. - Je suis inquiet parce que la protection du maffieux de base a été renforcée. Nous avons mangé notre pain blanc. Ils disposent d’un armement insoupçonné. - Tu as prévenu Milo ? - Je n’ai pas encore eu le temps. Glaser et Komako arrivèrent dans la foulée. Milo écouta avec attention le compte rendu de Niklaus. - J’ai pire à vous apprendre, dit-il. Jusqu’ici, le trafic d’armes et les besoins propres du Groupement ne souffraient aucune confusion. Ils recevaient des cargaisons dont l’importance les dépassait et qu’ils acheminaient telles quelles à leur destinataires proche-orientaux. Or, la semaine dernière, ils ont détourné trois livraisons. Ce n’est pas dramatique, mais cela les met à égalité tactique avec nous. Pour le moment, ces armes restent stockées autour de Vala, mais je crains qu’elles ne montent sur Sainte-Croix. Ils pourront alors mettre en difficulté nos blindés. Si j’en avais les moyens, je me livrerais bien à des frappes préventives, mais ce n’est ni le jour ni l’heure. De son côté, des Echauguettes m’a fait part de ses préoccupations, et il a alerté Pol. - La ligne du satellite, tout de suite, demanda Otar. - Vos représailles ne sont pas trop mal perçues, dit Angeroli. Etaient-elles utiles … L’avenir le dira. J’ai vu que Cluster Aloha se déchaîne contre vous dans Méditerranée, mais il prêche dans le désert. - Pat va plaider le règlement de comptes maffieux. Deux innocents touristes ont été tués dans la fusillade. - Tu as fait le nécessaire pour les indemnisations ? - C’est parti, Concepcion s’en est occupée, dit Niklaus. - Je voudrais des hélicoptères, dit Milo. Gwennaele prit la ligne. 433 - Colonel Glaser ? Vous aurez demain trois Eurocopter et un Apache. Ils coûtent cher, et ils s’appellent reviens. C’est un prêt pour une durée limitée. - Prächtig ! cria Milo. Enfin ! - Plaignez vous. - Quand vas-tu payer la rançon ? demanda Pol. - J’attends un dernier contact avec Maud Hayange. Dans la journée. - Tu sais ce que j’en pense ? - Comme le commandant Dupont. - On le voit beaucoup, celui-là, en ce moment. - C’est une de mes cartes maîtresses. Elle est déjà morte, violée et torturée jusqu’à plus soif. - Comment le prends-tu ? - Mal. Je monte ma Via Dolorosa par petites étapes. Je l’ai voulu. - Otar … Je sais bien que tout était fini entre vous. Mais l’affaire suscite bien des clameurs à Miran. Ce n’est pas moi qui t’apprendrai que Klara faisait partie d’une des plus riches familles de l’establishment de la capitale. Ces gens-là ont le bras long. J’en ai reçu un hier. Ils sont introduits dans les médias, et je puis t’assurer que ça ronfle. Le Groupement n’a pas la cote dans le Pays. Ils m’ont demandé sérieusement d’envisager une opération héliportée. Je n’ai pu les en dissuader qu’en leur expliquant que Klara en serait la première victime. Et ça n’aurait pas vraiment arrangé vos projets. Otar, qu’au moins en cette affaire je t’aie dit … ne serait-ce qu’un petit mot d’amitié. Dans la matinée, vingt quatre heures au moins après l’enlèvement, fut publié un long communiqué de l’AGAR. On sentait que les milieux intellectuels avaient bien dû carburer pendant quatre heures pour sortir un texte qui ne faisait pas moins de trois pages. L’exercice tenait en fait de l’équilibrisme. 434 Le Comité réaffirmait son désir du départ de l’Envoyé. Mais après quelques lignes aux tournures fort complexes, venait une demi page d’attaques à boulets rouges contre le Groupement. La notion d’adversaire principal, chère autrefois aux maoïstes, ressortait entre les lignes. L’éviction de Strabelstrom serait certes une bonne chose. Mais l’éradication du Groupement en serait une bien meilleure, et se présentait désormais comme une priorité. L’association terminait son communiqué en assurant, à titre personnel, le représentant de l’exécutif de sa sympathie attristée. C’était pain bénit. Pat Lacourière décida de faire lire sur Radio Villa, toute les demi heures, des extraits significatifs du poulet. Klara … Ils avaient trente ans l’un et l’autre. C’était une réunion très huppée, plusieurs ministres, beaucoup de jolies femmes. On y avait bu beaucoup de champagne. Alors qu’il passait près d’elle sans la voir, tout occupé à la compréhension d’un attaché culturel mongol, elle lui avait pincé le coude entre deux ongles. Ils étaient restés côte à côte sans se parler, s’évaluant du regard. Elle lui avait de nouveau touché le coude, grattant de l’ongle le drap de son veston. - On va faire l’amour tout de suite ? avait dit Otar. - Ca n’est pas vraiment mon genre, avait répondu Klara. Je ne me suis même jamais conduite ainsi. Mais je crois bien que l’heure est arrivée. Dans la suite du palace miranais, elle avait brièvement perdu connaissance. Ils étaient restés là quarante huit heures sans sortir, tandis que leurs proches les cherchaient partout. Lorsqu’ils avaient réapparu, en gloire, sous les sunlights, ils avaient annoncé le début de leur vie commune. Dix ans de folie, de rush, d’éblouissements. On ne les jalousait même pas. La passion étendait sur eux son aile protectrice. On lui avait tué Madonna, on allait lui tuer Klara … Il marchait à sa propre mort. Cette disparition était sans doute moins douloureuse que celle de Nono. Il n’aimait plus sa brillante cavalière. Et on ne lui retirerait pas son passé : ce qui avait été vécu était là, en lui, jusqu’à sa dernière seconde de conscience. 435 Mais il n’avait pas su la protéger non plus, celle-là. Depuis dix ans, certes, elle était à la dérive, vieillissait mal, gaspillait sa vie. Trop riche sans doute, trop gâtée, elle n’avait rien fait d’autre que de l’aimer pendant dix ans, puis d’essayer pendant dix autres années de salir cet amour. Le souvenir de leurs étreintes restait présent. Il souffrait de la savoir livrée à ces brutes. Klara avait une grande finesse de tempérament. Les amants qu’elle se choisissait étaient des hommes remarquables, beaux, racés, de comportement très policé. Elle détestait les machos. Elle allait vivre l’enfer avant de mourir. Otar était trop politique pour de laisser aller une seconde à l’espoir de la revoir. Compte tenu de la conjoncture, dans tous les cas de figure, elle était morte. Maud appela dans l’après-midi. - C’est d’accord, dit-elle. Ils vont passer, vers dix huit heures. Un fourgon bleu, à la poterne. Elle précisa l’immatriculation. - Nous le faisons parce que nous devons le faire, dit-il. C’est sans espoir. - Aucun. - Elle est déjà … - Je l’ignore. - Tu n’as rien d’autre à me dire ? - Je t’aime à la folie. Sinon … à demain. - Tu ne me conseilles pas de rentrer mes Externes et mes Externants ? - Je m’en tape, dit-elle. Abrite les à la Villa, si tu veux. - Attention, siffla-t-il. Nous allons faire sortir des renforts. Encore un point. Préviens bien les Angellopoulos que si un seul convoi d’armes quitte Vala pour Sainte-Croix, nous le traiterons sur la route. Avec l’aide des hélicoptères de des Echauguettes, si nécessaire. A mentir pour mentir… 436 Un grand remue ménage se dessinait devant la Villa. On entrait, et on sortait. - Les Externants sont pratiquement tous là, dit Niklaus. Je crois que nous pouvons laisser Concepcion à l’extérieur ; quant à Anmari, ils ne sont plus en état d’aller la chercher là où elle se trouve. Quant aux Externes, la situation est beaucoup plus difficile. J’en ai fait rentrer trois cents, les plus manifestement grillés, qui d’ailleurs ne repartiront pas. Pour les autres, j’ignore dans quelle mesure ils sont démasqués. Nous devons courir le risque - J’ai fait sortir, dit Milo, des commandos armés de protection, qui n’interviendront qu’en cas de difficulté. Mais si ça tourne mal, j’envoie mes blindés. Le fourgon des maffieux se présenta sur ses entrefaites. Après une inspection rapide, on le fit entrer sous la poterne. Trois hommes cagoulés en descendirent. Du côté des défenseurs, trois autres hommes cagoulés le rejoignirent. Personne ne vérifia le contenu des sacs. Un des trois partisans d’Otar était le jeune Rouletabille, parfaitement grimé, qui témoignerait le lendemain sur Radio Mopale de la bonne livraison de la rançon, mais qui resterait dorénavant lui aussi coincé dans le bunker. Toute la scène était au demeurant filmée de plusieurs points. Les hommes de main n’avaient pas peur. Ils remontèrent dans leur véhicule et repartirent sans hâte excessive. Au coin de la promenade, trois autres voitures leur firent escorte. - C’est amusant, dit Soleïman. Ils craignent de se faire voler le magot. La confiance règne. La nuit s’avançait. Otar laissait Milo, Komako, Soleïman et Fromentin agir. Erika et lui avaient fait l’amour. 437 - J’ai les seins qui gonflent, disait la jeune femme. Mais il n’y a aucune urgence. Je pourrais me faire examiner par un des médecins de Milo, mais ça va se savoir, et on me traitera comme un vase Ming, je perdrai toute liberté d’action. - Tu es sûre de toi ? - Oui. Mon corps m’envoie un message clair. Je sais parfaitement que je suis enceinte. Vers deux heures du matin, quelques détonations lointaines éclatèrent. Il n’y eut jamais de fusillade organisée, mais des coups de feu isolés continuèrent à retentir, accompagnés de quelques explosions sourdes, grenades ou lance roquettes. A trois heures deux véhicules Toyota sortirent, l’un équipé d’une mitrailleuse lourde, l’autre d’un canon de 20 millimètres. - J’espère que ça ne se passe pas trop mal, dit Weng. Une file de voiture se présenta, s’identifia. Il en sortait des hommes et des femmes sans uniformes, mais en armes, quelques blessés sur des civières, des corps aussi, hélas, portés à l’épaule. - C’est le résultat de tes travaux, dit Erika. - Attends la suite, tu verras. La Dream Team était là presque au complet. - Rentre, Otar, dit Milo, ta mise hors de combat signifierait la fin immédiate de la mission, alors que la mort de n’importe lequel d’entre nous n’a pas d’importance. Rentre, c’est fini. - Fini ? - Je suis totalement convaincu qu’ils respecteront le cessez le feu. - Cessez le feu ? Ilya Soleïman se mit à rire. Il était noir de poudre, les sourcils roussis : Otar ne l’avait pas reconnu. - Tu n’es pas un militaire, Otar. Vois-tu, il y a un moment où les combattants, si valeureux soient-ils, en ont assez. Nous leur avons demandé si ça leur suffisait comme ça pour ce soir ; ils ont dit que oui, et chacun est rentré chez lui. 438 - Nous avons des pertes ? - Lourdes. Je ne puis malheureusement pas de donner pour l’instant de décompte exact. Mais je dirais bien ; une quarantaine en tout. - Quarante … tués ? - Eh oui. Et autant de blessés. - L’ennemi ? - L’ennemi a très sévèrement morflé. Je ne connais pas le nombre exact de ses victimes … - Mais encore … - Tu prends mon compte rendu pour un bulletin de l’armée américaine ? En comptant large, morts et blessés, dans les cinq cents peutêtre. Mais le rapport des effectifs leur est très largement favorable. La seule chose qui comptera demain, c’est le moral des troupes. Ce n’est qu’alors qu’on pourra faire le bilan. Et si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais aller me coucher. - Ne lui en veux pas, dit Océane, il se fait un sang d’encre pour ses combattants. Il n’y a pas que toi qui sentes lourdement le poids des quarante morts. 439 Otar ne dormit guère. Klara, les combats de la nuit, Erika qui boudait ouvertement, le sentiment qu’on entrait dans une nouvelle phase… Il se fit apporter dès que possible la presse du matin. Les trois journaux appartenant directement au Groupement hurlaient, et hurlaient même à la mort. Cluster Aloha réclamait carrément la tête d’Otar. Mais le reste des journaux avait choisi une nouvelle fois de parler de la pêche aux moules. De minuscules encadrés annonçaient quelques incidents dont le sens était mal éclairci. La presse continentale donnait, cette fois-ci, mais dans l’autre sens. Des bandes maffieuses avaient effectué toute la nuit des raids sur de paisibles touristes, dont vingt-neuf, aux dernières nouvelles, avaient perdu la vie. Plusieurs n’avaient dû leur salut qu’à l’intervention de gardes de la Résidence et aussi de simples citoyens indignés. Plusieurs journaux discutaient de l’opportunité d’envoyer immédiatement une force de police sur l’île. Pat Lacourière n’avait pas perdu son temps. Pendant qu’Otar divaguait, il avait appelé les rédactions de tous les grands quotidiens de Miran, donné une version très modérée des faits, parlant de l’acte possible de quelques irresponsables. Une telle situation s’était déjà rencontrée une fois, mais à moins grande échelle. Pol Angeroli avait peu dormi lui aussi, confirmant auprès des principaus rédac chefs les affirmations de Pat, rassurant les responsables politiques du Pays, demandant qu’on attende encore quelques jours avant d’expédier la cavalerie. Radio Villa n’émettait pas avant onze heures. La population de Sainte Croix n’aurait que ses journaux jusque là. On ne voyait guère les habitants de l’île lire la presse nationale. La Dream Team était fatiguée, mais tonique. - Je pense, dit Otar, que mon initiative contre les proxénètes était une erreur. 440 - Je ne sais pas, dit Milo. Mais même si tel était le cas, il faut étudier les données, et chercher dans cette affaire des enseignements, voire de encouragements. - Oui, dit Weng Li, toutes les dents ne sont pas pourries dans la gueule du dragon. - Les pertes exactes ? demanda Otar. - A moi, dit Niklaus. Tous mes chiffres sont à une unité près. Nous avons perdu (tués, hein !) vingt deux ou vingt trois Externes. Mais, le Groupement a essayé d’agir comme nous la veille : partant d’une liste, cibler des gens identifiés. Or, ils ne s’en sont pas pris du tout à nos principaux chefs. Ils ont descendu la plupart du temps de pauvres gars et de pauvres nanas qui s’étaient surtout montrés imprudents. Nous ne déplorons quasiment pas de pertes parmi nos cadres. Un certain nombre de nos personnalités les plus menacées ont trouvé refuge chez des amis qui les ont mis à l’abri. C’est extrêmement positif. Il n’est pas excessif de dire que la population, dans une certaine mesure, nous a soutenus. Ces idiots-là ont abattu par ailleurs sept innocents touristes qu’ils ont pris pour des agents à nous. J’ai relevé la quasi totalité de leurs noms, et Nat ne va pas manquer d’exploiter la situation. - Ce qui fait donc bien vingt-neuf morts. - Attends. Nous avons reçu ponctuellement des renforts inattendus. Des jeunes gens portant le brassard de l’AGAR ont combattu à nos côtés. C’est très bon pour le moral. Malheureusement, leur inexpérience les a souvent mis en première ligne. On compterait bien une dizaine de morts chez eux. En revanche, les habitants du port et des docks se sont battus comme des lions. Très organisés, ils n’ont quasiment pas enregistré de pertes et on fait reculer les maffieux presque partout. - Pas de nouvelles d’Anmari ? - Anmari ? Tu parles ! C’est la passionnaria des quartiers populaires. Tu ne la reconnaîtrais pas. En battle dress, les cheveux orange coupés courts, elle électrise les foules. Et c’est une futée. Rien ne le préparait à entrer dans une cellule de Rouges, et surtout de communistes 441 historiques ; elle a beaucoup appris à leur contact, discute point par point leurs affirmations, conserve ses propres positions. Les autres composantes du mouvement, qui sont de loin majoritaires, ont vu là un leader rêvé. Tout le monde ne jure plus que par elle. Cela nous mène donc à environ quarante morts. Nos propres pertes … - Dix huit soldats, dit Milo, dont trois sous-officiers. - Soixante, dit Otar. C’est tout ? - Non. Les pertes collatérales. Une dizaine de civils ont été pris entre deux feux. - Et en face ? - Nous estimons qu’ils ont eu environ deux cents morts. Ajoute trois cents blessés, celé nous mène à cinq cents. - Voilà, dit Erika, le résultat de nos travaux. Le premier qui me dit qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs reçoit une gifle. - Nous n’avons pas récupéré tous les corps, dit Niklaus. Une vingtaine sont prêts à partir pour le continent, mais on comprendra que nous ayons donné priorité à nos blessés. Le Mi 2A en est à sa deuxième rotation. J’ai fait passer une annonce par le bouche à oreille. Toute personne qui nous déposera un corps le long de la promenade pourra repartir sans être inquiétée. Il en est déjà arrivé trois. - Gros problème avec nos blessés, dit Niklaus. Nous ne pouvions pas tous les traiter ici, nous n’avons qu’un bloc. Tous les Externes ont été conduits à l’hôpital de Mopale, où ils côtoient peu ou prou les éclopés du Groupement. Situation savonneuse. - Si je ne le dis pas, fit Niklaus, l’intéressé n’en parlera pas luimême. Ilya nous a rendu un fier service. - J’ai eu de la chance. - Si on veut. Ils en ont coincé une quarantaine dans une impasse. C’est la première fois de ma vie que je vois un général deux étoiles donner l’assaut à la tête de ses hommes. Ils les ont étripés. - Nous avions la mitrailleuse lourde et le canon de vingt. - Certes, mais chapeau, mon pote, chapeau. Pardon, mon général. 442 - Ce qui nous mène, dit Milo, à la question essentielle : celle du moral. J’ai fait le tour de mes hommes. Douze ont demandé à rentrer. Ils auront leurs primes, mais devront repartir par les lignes régulières. - Quant à mes Externes, dit Niklaus, il en manque à l’appel environ cent cinquante. Il semble bien que quelques uns étaient réellement venus faire du tourisme. Un bon nombre doivent être déjà dans l’avion. Ils ne nous empoisonneront pas avec leurs gratifications. - Difficile de parler de l’état d’esprit de l’ennemi. En général, ils ne se sont pas mal battus. Ce sont des hommes de main, ils ne réfléchissent pas trop. Par contre, des incidents lourds comme celui de l’impasse seraient davantage de nature à les démotiver. Ce ne sont pas des patriotes qui mourraient accrochés au drapeau de la Liberté. Pour en finir, dit Milo, je pense malheureusement que ce premier baroud nous était indispensable. Nous avons dû effectuer des réglages, nous adapter. Il nous a fallu, moi le premier, admettre que l’ennemi avait une existence tangible. - Si nous devions, dit Weng Li, connaître la même situation toutes les nuits, je serais le premier à crier : halte au feu. Nous avons vécu hier des scènes de guerre civile, ce que nous souhaitions précisément éviter. Mais si ça ne se renouvelle pas … enfin pas trop, ça ira comme ça. Attendez, on m’apporte des dépêches. Ah … il fallait s’y attendre. L’île est peu fréquentée début janvier, bien entendu. Mais les touristes présents à Sainte Croix lèvent le pied. C’est l’embouteillage à l’aéroport. De l’autre côté, les tours operators et les agences de location enregistrent déjà leurs premières annulations. Dès le début de la matinée, Maud était là, les traits tirés. - Tu es content ? dit-elle. - Non. Je ne suis pas sûr que ces morts n’auraient pas pu être évités. - Tous les morts auraient pu être évités depuis le début de ton action. 443 - Et des milliers de morts auraient pu être évités en deux siècles de domination du Groupement. Pourquoi es-tu au Groupement, Maud ? - Je ne t’ai jamais dit que j’étais au Groupement, mais que je travaillais pour le Groupement. - Qui crois-tu tromper ? Et pourquoi travailles-tu pour le Groupement ? - Parce qu’on me paie. - C’est trop court. Elle craqua. - Combien de fois avons nous rencontré l’un et l’autre, au cours de notre vie, des militants d’un parti politique, quel qu’il soit, engagés, responsables, parfois même combatifs, et qui, à les connaître un peu mieux, sont, dans leur être profond, à l’opposé des idées qu’ils défendent ? Une approche plus précise montre souvent qu’ils sont tombés dans le chaudron tout petits – ou alors, que s’étant engagés un jour par hasard, sur un coup de tête, ils n’ont pas voulu détricoter le lendemain ce qu’ils avaient ourdi la veille. Je suis, de par mes origines lointaines, une Garcia Suarez. Vous avez certainement étudié ces étranges mariages qui assuraient des liens entre les familles. Bref, une union a été célébrée, à la génération de ma grand’mère, avec les Frascati. Tu sais, c’est le Groupement qui a payé la totalité de mes études. - Mais … Hayange ? - Oh, c’est le nom qui figure sur certains de mes passeports. J’ai pensé qu’une lointaine cité sidérurgique lorraine se montrait suffisamment éloignée de mes véritables origines. Elle ment. Elle a dû être mariée… avant ou après l’amour américain. - Ne m’embrasse pas comme ça, dit-elle. Nous avons l’un et l’autre, très apparemment, pris la même décision : de ne pas pousser nos rapports jusqu’à leur stade ultime. Toi parce que tu n’as pas confiance en moi ; moi, parce que je ne veux pas me laisser aller comme une fille. Si nous le faisions comme ça, sottement, nous nous en trouverions tout bêtes, et rien 444 ne serait résolu entre nous. Il ne nous resterait que le goût d’amertume d’un immense regret. - C’est presque là, dit-il pensivement, le discours d’une femme amoureuse. - Ca crève les yeux. - Je ne suis pas encore aveugle. Dis-moi, qu’est-ce que la mort d’Alfredo Frascati - ton oncle, possiblement ?- a changé dans l’organisation du Pentagramme ? Elle arrêta tout mouvement, comme un oiseau frappé en plein vol. Puis elle baissa les bras. - Si tu sais vraiment tout, dit-elle d’une voix blanche, pourquoi me torturer ainsi ? Elle réfléchissait très vite. - Mais tu ne sais pas vraiment tout, et je ne t’en dirai pas plus. - Tu n’as jamais eu peur … - La torture ? De toi, non, des tiens parfois. - Que ferais-tu ? - Comme tout le monde : je parlerais. Sais-tu à quoi nous sommes entraînés, dans les … honorables sociétés ? A rester au moins quelques heures sans parler. Le temps que les autres se planquent, fassent disparaître les documents. Ensuite, tu balances ce que tu sais, en demandant une mort rapide. C’est tout ce qu’il te reste à souhaiter. Mais vous ne me torturerez pas. C’est contre vos principes. Vous êtes des démocrates encanaillés, mais des démocrates quand-même. - Tu connais la démocratie ? - Je n’ai absolument aucune opinion politique. Nous allons vers une issue militaire, n’est-ce pas ? - Elle est sans doute inéluctable. Dis bien à tes amis que si les armes bougent du port de Vala… c’est Florimond qui interviendra. - Je n’en crois pas un mot. Florimond est un légaliste, il ne roule pas pour Otar. - Florimond obéit à Pol, et Pol est acoquiné avec Otar. - Ca monterait à ce niveau là ? 445 - Bien pire. - Gwennaele ? - Pourquoi pas ? - Armand, dit-elle, je pense parfois que vous allez gagner. - Attends que Milo ait ses hélicoptères d’assaut. - J’ai entendu un Apache, tout à l’heure. J’en ai été surprise. - Ils ne sont pas infaillibles. Quand il était avec Maud, une petite demi-heure par jour, il coupait tous ses portables. Niklaus vint le chercher. - Notre ami de la police à l’appareil. - Dupont, fit Maud. - Allô, disait Dupont. C’est toi ? Je ne veux pas être lâche, Otar, quoi que tu penses de la police de Mopale. J’ai le corps, et ce n’est pas beau. Je te l’amène. - C’est Klara ? n’est-ce pas, dit Maud. Morte ? Et merde ! Otar fut choqué de sa grossièreté de langage. - L’ignoble con ! Pars, Otar, nous nous verrons demain. Dupont serra longuement la main d’Otar. Erika était déjà là. On apporta une couverture kaki de l’armée. L’oiseau n’était pas bien gros, et la jeune femme avait un peu maigri depuis son arrivée à Mopale. - Si tu voulais bien, dit Dupont. Le haut est intact. Ne regarde pas le reste. Et il releva le drap. La beauté de Klara restait inentamée, mais elle était morte dans la souffrance. Son visage bouleversé n’exprimait rien d’autre qu’une immense géhenne. Otar arracha brutalement le mince tissu de coton. Klara était nue. Il ne vit que du rouge, défaillit, Erika le rattrapa et l’assit. - Pour une belle femme, monologuait Dupont, c’était une belle femme. Je n’aurai jamais une femme comme ça. Des gens comme moi ne rencontrent que des putes. - Si vous changez, dit Erika, vos femmes changeront. - Merci. Je peux parler devant elle ? - Comme si c’était moi. 446 Milo et Niklaus étaient arrivés à leur tour. - Dupont, fit Erika, quand tu aimeras un peu moins l’argent, tu auras peut-être d’autres femmes. - Mais justement, je ne veux de l’argent que pour avoir des femmes ! - J’ai dit : d’autres femmes. - Bon, fit Niklaus, tu les avances, tes prix ? - Le premier renseignement, dit le policier, c’est une misère. Donnez moi cinq euros et on n’en parle plus. - Il voulait dire cinq mille, fit Weng Li, sorti on ne savait d’où. Il ne compte qu’à partir du millier. - Le coup a été monté par le plus jeune des Angellopoulos. - Batman ? Calamity Jane ? C’est un gamin. - C’est le plus vicieux. Par parenthèse, il a perdu quelques hommes, hier soir. Le second renseignement vaut une fortune. - Cent mille ? - C’est ça. - Je le connais bien, dit Otar, j’approche de ses prix. - Calamity Jane, malgré la réputation qu’on veut lui faire, n’aime que les femmes. Mais c’est compliqué. Il est amoureux fou depuis quatre mois d’une mère maquerelle de La Fournaise, qui a juste le double de son âge. Il faut reconnaître qu’elle a de beaux restes ; et on dit que c’est un coup comme on n’en trouve pas. - Je m’inscris en faux, dit Erika. Le corps de Klara restait là, bien sage, entre eux. - La plupart du temps, elle reste cloîtrée à La Fournaise. Mais une fois par semaine, elle va dîner chez son fils dans les beaux quartiers. Ce soir, précisément. Trois gardes du corps l’accompagnent. - On n’en finira jamais, dit Erika. - Non, fit Otar, durement. - Que veux-tu, dit Milo, que nous fassions de cette information ? - Faites en du boudin, dit Dupont, mais payez moi. - Laissez Otar seul, dit Weng Li. 447 - Où l’a-t-on trouvée ? - Bah, répondit Dupont, dans une décharge, évidemment. Otar éprouvait une curieuse peine. Les circonstances, tout d’abord, était effroyables. Mais surtout, l’heure du bilan venait. Ma pauvre Klara … ma belle Klara… Klara que j’ai tant aimée… où t’aije menée… Il avait sagement découvert le seul visage de la morte. Le reste n’avait plus d’importance. Le moment était solennel. Et pourtant, paradoxalement, ce fut une des chansons les plus connues de Jacques Brel, une rengaine quasiment, qui s’imposa à sa mémoire. Je prends le train qu’est avant l’tien Mais on prend tous le train qu’on peut… Le sien ne suivrait guère. La mort l’entourait trop. Le goût de la vie lui passait. 448 Dans la soirée du 6, Pol appela Otar. - Je dois d’abord te présenter des condoléances officielles. Celles du Directoire, mais aussi celles du Parlement. Comment te sens-tu ? - Triste. Je vais être franc. Pas plus à cause de la disparition de Klara que pour les trois cents morts de l’autre nuit. - Le meilleur est devant nous, n’est-ce pas ? Hélas, Otar, un clou chasse l’autre. Plus personne ne pense aux combattants tués la veille. Seuls les touristes fuient Sainte-Croix. Mais le rapt et l’exécution de la femme du chef sont un événement d’une autre taille. Nous sommes cyniques, Otar, sinon, nous ne ferions pas de politique. L’assassinat de ta compagne nous rapporte de gros dividendes. L’unanimité se fait ce soir contre le Groupement. La presse people, et cela m’inquiète un peu, a l’intention de faire de Klara une nouvelle Lady Di. - Elle donnait beaucoup, fit Strabelstrom, mais quand-même pas dans l’humanitaire. - Peu importe. La seule chose qui m’ennuie là-dedans, c’est que j’ai craint un instant un nouveau déferlement de reporters vers Mopale. Ce n’est pas du tout le moment, compte tenu de ce que nous préparons. La télévision… Le Pays était desservi par cinq chaînes généralistes, auxquelles s’ajoutait depuis peu la TNT. On y trouvait, comme dans la plupart des grands Etats, un bouquet à péage. Deux des chaînes généralistes étaient publiques, les trois autre privées. Les deux chaînes d’Etat avaient été logiquement partagées entre les deux principaux partis au pouvoir. A chaque alternance, il y avait bien quelques grincement de dents, quand fonctionnait le spoil system, mais on s’apotageait. Les trois chaînes privées cherchaient avant tout à vendre, c’est à dire à faire rentrer de l’argent. Jusqu’ici, les évènements de Mopale avaient été l’objet d’un traitement prudent des deux chaînes d’Etat. - Les choses vont évidemment changer dès le 7, avec la publication du rapport Dimitrescu et la demande officielle d’éviction de l’Envoyé, proposée par le PS, expliqua Pol. 449 En ce qui concernait les trois chaînes privées, elles avaient estimé, à tort ou à raison, que le créneau n’était pas jusqu’ici suffisamment porteur. Elle n’avaient donc couvert qu’assez modestement les évènements, sauf bien entendu l’attentat du 13 décembre, qui les avait occupées trois jours, mais sans suivi. - L’élément nouveau, c’est que la plus petite des chaînes privées, qui, comme tu le sais, est un peu en délicatesse financière, mise sur le reality show pour redorer son blason. Ils entendent donc tourner dans l’urgence une vie de Klara. Ils ont déjà approché la famille… - … elle est à peine froide … - … et lui ont proposé un pont d’or. Ils vont te contacter, et tu pourrais toi même en palper une belle pincée. Otar réfléchissait à grande vitesse. - Il faut que je les reçoive, dit-il. Il faudrait les lanterner pour qu’ils nous fichent la paix pendant quelques jours encore. Gagner du temps. - Nous sommes d’accord. Pour le reste, il n’est pas question d’empêcher quiconque de venir effectuer un reportage sur place. Nous proclamons notre attachement à la liberté de la presse. - Ja, mein Obersturmführer. - Je te trouve drôle. J’ai donc décidé, en fonction des circonstances, d’accréditer officiellement quinze journalistes multimédia. Ils logeront dans le plus grand palace de Mopale, auront accès à tous les endroits qu’ils voudront bien visiter… - Je n’assure pas le service d’ordre. - Oh, que non. Tu devras les recevoir jusqu’à plus soif, et leur donner l’impression de faciliter au maximum leurs investigations. Nicht wahr ? - Nous sommes rôdés. Moyennant quoi, le soufflé retombera et, dans quelques jours, la tranquillité nous sera rendue. J’avais l’intention de mener deux opérations. La première concernait la maîtresse de Calamity Jane. - Je ne me venge pas, dit Otar. Je déstabilise un maillon faible. - Soit, dit Pol, mais ne jouez pas aux cons. 450 La seconde consistait à incendier quelques biens du Groupement, pour rattraper partiellement les deux millions d’euros. - Parle à tes hommes, Otar. Mais les incendies sont trop photogéniques. Attention. Tiens, je vais te consoler. Nous avons détecté, comme tu le sais, un assez important stock d’armes qui nous cause quelques soucis près de Vala. J’ai autorisé Florimond à effectuer sur ce site une frappe préventive, à l’heure de son choix. - Il est d’accord ? - Il boit du petit lait. Va donc dormir. L’opération de la nuit s’était déroulée sans dommages. Le fils de la maquerelle avait malheureusement tenté de s’interposer, ce qui faisait cinq morts au lieu de quatre. Mais l’affaire n’avait même pas atteint le domaine public. La presse l’ignorait, Nat Lacourière n’en parlerait pas : Calamity Jane resterait seul, avec sa peine au fond de sa musette. Les ravisseurs de Klara n’avaient appelé La Villa qu’une fois. A partir de cette seule communication, Weng Li et les services continentaux de Pol avaient fait un travail remarquable. On avait logé des portables appartenant aux Angellopoulos. C’était bien le moins. Lors du précédent épisode, on pouvait communiquer avec quasiment toutes les familles. Maintenant, on n’avait aucun contact avec l’ennemi, ce qui est toujours très préjudiciable en temps de guerre. Des gens situés à la charnière, comme Oswaldo MariniFizzi, et accessoirement Maud Hayange, n’étaient pas d’un grand secours. Dès la seconde communication, Otar tomba sur Batman Angellopoulos, dit Calamity Jane. Le ton n’était pas à l’euphorie. - Otar. Alors raclure de bidet, on a les couilles pleines, ce matin ? - Enculé, siffla le maffieux. Mais je me les suis vidées deux fois avant-hier avec ta femme. Je regrette qu’elle n’ait pas été plus résistante, c’était un bon coup. 451 - Ecoute, zozo, toute ta vie, tu ne pourras avoir que deux types de nanas : celles que tu violeras, et les putes. Au fond, tu n’as jamais approché une femme consentante. Ta maman, peut-être ? Pour moi, tu es un puceau. - Attends ton heure, Otar. Je te ferai chanter. - Bon, je ne te téléphone pas seulement pour te souhaiter une bonne journée. Etes-vous disposés à négocier, avant qu’on vous tue tous ? - Plutôt crever. Otar repensa à Maud Hayange et à Oswaldo Marini-Fizzi. Deux femmes surfaient sur le moment comme dans un rêve : Maud et Concepcion. Elles ne se sentaient menacées ni l’une ni l’autre et ne se trompaient pas. Nous n’avons pas encore reconstruit la totalité du puzzle. Tout le monde avait lu le rapport de Valérie Dimitrescu, qui serait rendu public dans la journée. L’ensemble de la Dream Team pensait que ce n’était pas un mauvais texte ; les assistants d’Otar s’y retrouvaient d’ailleurs nommément, avec des appréciations flatteuses. Soleïman rendit compte de l’opération de la nuit. - Nous avons été très propres, dit-il. La dame a été déposée sur un lit après avoir reçu une balle de petit calibre en plein cœur. Elle n’a presque pas saigné. Cela, dit, je préfère me battre au LPG. - J’aurais aimé faire flamber le grand casino des Angellopoulos, dit Otar. Pol me l’a déconseillé. - A juste titre, dirent d’une même voix Milo et Erika. - N’en parlons plus. - La nuit a été parfaitement calme dans le centre, dit Niklaus. - Les touristes filent, dit Océane. Entre deux et trois mille par jour, sans compter le manque à gagner : leurs remplaçants n’arrivent pas. - Oh là, dit Otar. L’évacuation se passe bien ? - Beaucoup de clients des tours operators ont demandé aux voyagistes d’écourter leur séjour. Les charters font la ronde. 452 - Je ne voudrais surtout pas qu’on parle de pont aérien. - On est juste au dessous. - Je comprends mieux votre position sur mes illuminations. Ce qui me chagrine, ce sont les deux millions d’euros. - Ils n’auront pas le temps de s’en servir. - La presse locale ? - Rien de particulier, dit Otar, mais Cluster Aloha commence à me chauffer les oreilles. Il ne mobilise peut-être que dix pour cent de la population de Sainte-Croix, mais il contribue quand-même à cristalliser un noyau dur. - Demain, c’est fini, dit Niklaus. Le Syndicat du Livre appelle à la grève générale avec occupation des imprimeries à partir du huit. - Mais … sous quel prétexte ? - Aucun. Une plateforme fourre-tout : salaires, retraites, prime de nuit … Non, ils ont décidé de passer à l’action à leur heure, c’est tout. - Sans concertation avec nous ? demanda Milo. Weng Li se mit à rire. - Mais ce sont des anarchistes, mon cher. C’est nous qui allons suivre. - Je suis mécontent de moi, dit Otar à Maud. Cette histoire de maquereaux était ridicule En comptant les représailles du lendemain, mon initiative a coûté la vie à trois cents personnes. - Comment comptes-tu ? - Je puis te dire tout ce que tu voudras, c’est dans le domaine public. Nous déplorons le décès une vingtaine d’Externes, mais tous du second rang. Par parenthèses, vous avez tué quelques authentiques touristes. - Je sais, dit sèchement Maud, j’écoute moi aussi Nat Lacourière. 453 - Militairement parlant, nous avons perdu dix-huit hommes. Merci, par parenthèse, de nous rendre les trois corps qui nous manquent. Quant à vous, Milo et Niklaus estiment que vous vous êtes séparés d’environ deux cents des vôtres. - Ils ont le triomphe modeste. Comment est le moral ? - L’heure est à la gravité. C’est la première fois que nous enregistrons des dégâts significatifs. Notre personnel s’aperçoit que nous ne menons pas une guerre en dentelle. Rien que chez Milo, nous en avons renvoyé une trentaine à Miran. Ceux qui restent sont en train de se blinder. - Chez … - … chez nous … - Chez nous, si tu veux, le massacre de l’impasse a été durement ressenti. L’arrivée des hélicoptères d’assaut n’a rien arrangé non plus … Ils sont vaillants, mais ils ne savent pas trop pourquoi ils se battent … et je ne les vois pas supporter Verdun. Je ne sais pas ce que tu as raconté tout à l’heure à Calamity, mais il a piqué une crise de nerfs effroyable, il a fallu trois hommes pour le maîtriser ; son état a exigé une assistance médicale. - Les mots sont des balles, dit pensivement Otar. Allez vous vous décider à négocier avant qu’il ne soit trop tard ? - Mais qu’est-ce que je fais ? cria Maud. A quoi appliquai-je les peines de mes jours ? Le seul bon moment que je passe dans la journée, c’est la demi-heure où je suis avec toi. Le reste du temps, je me heurte à des murailles effrayantes. Ces Angellopoulos sont de la racaille. Maintenant aussi que vous avez tué les autres … Quand Alfredo a approché Milo … - Qui ? - Alfredo Frascati, mon cousin. A Vala … Mais vous avez attaqué trois jours plus tard. Quelles seraient vos conditions ? - Il n’y a pas de conditions. Capitulation. Le Groupement doit être rayé de la carte. Il y a par contre des contreparties : amnistie et dédommagements financiers. - Au point où nous en sommes, dit-elle rêveusement, c’est presque acceptable… Mais nous ne devons nourrir aucune illusion. - Oswaldo ? 454 - Peuh, dit-elle en haussant les épaules. Votre Concepcion le tient par le fond du pantalon. - En vain, Maud, en vain : elle n’en tire rien. - C’est une curieuse fille, dit-elle. Pas faite pour ça. - Je pensais ce matin que dans cette tourmente où nous sommes entrés, il y avait deux femmes qui ne risquaient rien : Maud et Concepcion. - C’est assez bien vu, dit-elle. Pour le moment. Otar, je ne veux pas trahir les miens, même pour toi. Mais j’ai déjà essayé de te prévenir à différentes reprises : ne néglige pas nos forces extérieures. - Vos deux cents milliards d’euros ? - D’une part. D’autre part, notre implantation sur le continent. Tu penses vraiment durer encore plus de trois jours ? Dès demain, Amande Verhofstade va demander une réunion du Directoire pour voter sur ton rappel. Pol ne pourra pas s’y opposer. Au mieux, l’exécutif siégera mardi 12 janvier. Tu as pour toi l’inoxydable tandem Pol Gwennaele. Contre toi, Amande et Palika, dont même les balayeurs savent qu’il travaille pour nous. Reste Monaco. Très vénale, Monaco. - Vénale pour qui ? - Nous verrons bien. - Vous la tenez ? - Nous verrons bien. - C’est un scoop, dit Otar. Mais alors, dans trois jours je suis libre ? Veux-tu que nous nous enfuyions tous les deux ? - Oh oui, dit-elle, mon amour. Mon amour ! Nous arriverons bien à survivre trois mois. Trois mois de bonheur avant la mort, je suis partante. - Sais-tu, dit Otar, que j’ai honte. Je suis riche. - A ce point ? - La famille de Klara détient une des plus grosses fortunes de Mopale. Quand nous nous sommes mariés, nous n’avions pas l’esprit aux affaires, mais Klara a voulu me faire le cadeau d’un contrat très favorable. De toutes manières, dans notre esprit, tout reviendrait à notre fils. Le fils et la mère sont morts. J’hérite, ou je suis usufruitier. 455 Ces gens-là m’ont toujours fait bon accueil. Je leurs plaisais. Pas riche, mais je menais une brillante carrière politique, j’étais sortable. Quand notre couple s’est dégradé, ils ont estimé qu’il s’agissait là d’une évolution normale, que l’essentiel serait sauvegardé. Ils m’ont contacté dès hier, car il y avait urgence. Imagine une belle fortune immobilière, la pierre de taille et les grandes chasses. Mais aussi, des participations à d’innombrables sociétés. Me voilà actionnaire minoritaire dans des transnationales… Ils avaient besoin de mon accord pour des opérations en cours. Je leur fais confiance. J’ai donné pouvoir pour tout. Et toi, Maud, tu es riche ? - Suffisamment. J’ai d’abord mes terres au village. Et puis comme tout le monde, mes comptes numérotés. - Sous des cieux exotiques ? - Mon cher, dit-elle, les nouveaux riches s’encanaillent aux îles Caïman. Les gens comme moi regardent plutôt vers le Luxembourg. - Nous aurions de quoi disparaître ? - Qu’est-ce que tu es en train de me raconter là ? - Ecoute Maud, je détruis le Groupement. Je suis convaincu que je passerai l’étape du 10 janvier. J’essaie de sauver ma peau, ce qui ne me paraît pas évident. Je me mets en état de sauver la tienne. Et je ne dois plus rien à quiconque, j’ai accompli ma Mission. - Tu es un chien, dit-elle. Tu veux gagner sur toute la ligne. La victoire, et la femme. La femme vaincue. - Elle suffira à mon amour. - Mon Dieu, dit-elle, mon Dieu. Concepcion traînaillait. - Bonjour, charmante enfant, dit Otar. Tu es en beauté. - Tu ne vas surtout pas t’y mettre ? - Concepcion, ma relation avec toi est une des plus précieuses que j’aie jamais eu avec une personne du sexe. Tu m’as appris, à cinquante ans, qu’on pouvait être très proche d’une femme, se sentir riche à ses côtés, 456 sans coucher avec elle. Je ne vais pas gâcher ça pour petit coup de queue de dix minutes. - Sais-tu que je suis à peu près dans le même état d’esprit ? - Dis donc, nous ne tirons rien de cet Oswaldo. - Je suis désolée. Je me montre au dessous de tout. Il ne me reçoit que dans sa garçonnière, un charmant deux pièces conçu uniquement pour baiser. Je ne vois jamais ses amis. Nous sortons, mais toujours à deux. J’explique d’ailleurs autrement son attitude : il a peur de se faire doubler, il est très jaloux. Quand par extraordinaire nous rencontrons des gens, il ne les garde jamais plus de deux minutes, et on ne parle de rien. Pendant la journée, il entreprend qui il veut, et je le sens très actif. Mais nous ne discutons jamais de rien. Je lui ai proposé une fois d’entrer en sa compagnie dans une négociation avec le Groupement. Il m’a ri au nez. Pour lui, de toute manière, ce ne sont pas là des affaires de femmes. C’est un vieux macho comme on n’en fait plus. - J’avais un peu envie de te bloquer quelques jours à la Villa, pour le faire réagir. Elle devint très grave. - A tes ordres. Dès ce soir ? - Ce serait mieux. - Puis-je jouer les gamines ? - As you like. - Ce soir, il doit m’emmener dans le meilleur restaurant de fruits de mer de Sainte Croix. Tu comprends, Otar, ma gourmandise naturelle ne s’exprime pas par le sexe : qu’il me reste au moins la table … - Merci de ta franchise. Alors, demain ? - Ca n’est pas une mauvaise idée. Elle m’amuse même. Veux-tu parier que je serai dehors avant quarante huit heures ? Il est très attaché à moi. - Tu en parles avec nostalgie. Ne me dis pas que de ton côté … - C’est un petit vieux très solitaire. Pire : très seul. Ce n’est pas ce qu’il me demande au plan sexuel. Quelques caresses rapides. D’ailleurs, c’est plutôt un contemplatif. 457 - Ca ne te fait quand-même pas plaisir ? - Le pauvre homme ! Non, Otar, mais ça ne me dégoûte plus. Il fallait que je te parle de ça. Ca a commencé à changer avec le petit journaliste péruvien. Je devais le revoir le lendemain de la conférence de presse, et Erika m’avait bien précisé que je n’avais aucune obligation. Il était fou de moi, une Européenne. Je lui ai cédé. Je n’ai jamais vu un homme aussi heureux, il m’envoie des poèmes, il veut venir vivre en Europe. Je n’ai pas éprouvé de sensations physiques mais j’étais contente. Il avait du plaisir pour deux, c’était un parfait cavalier. C’était la première fois depuis longtemps que je ne faisais pas la putain. Otar, quand tout ça sera fini, assez tôt peut-être ? je crois que je ne serai plus une putain. Concepcion tenait désormais une chronique quotidienne, A bâtons rompus, sur radio Mopale. Elle y parlait de n’importe quoi, de l’avenir politique de l’île, mais aussi des relations des hommes et des femmes. La sensibilité, la qualité rédactionnelle de ses observations faisaient de son émission la plus courue après le bulletin de Nat Lacourière. Un journal littéraire de Miran l’avait remarquée. D’ailleurs, les bobos de Miran achetaient des postes de radio surpuissants, avec antennes adéquates, pour écouter radio Mopale, c’était tendance. Il lui passa très doucement la main sur la joue. - Je pourrais être ta fille, dit-elle. - Le bel inceste ! - Tu es indécrottable. Otar reçut en fin d’après-midi les quinze journalistes métropolitains. Sa réputation d’amabilité avec la presse n’était plus à faire, mais il y avait quand même là de grosses pointures, des gens très imbus de leurs prérogatives. Il avait décidé de ne pas conduire une conférence de presse classique, mais de discuter à bâtons rompus. La Dream Team allait et venait dans un ballet très maîtrisé, et cette mise ne scène eut sur ses interlocuteurs un petit effet déconcertant. 458 Le rapport Dimitrescu venait d’être publié. - Avez vous eu le temps de le lire ? - Oui, dit Otar, depuis trois jours. Je le juge honnête et relativement mesuré. - Mais il n’écarte pas la possibilité que vous soyez vous même à l’origine de l’attentat du 13 décembre ! - Il est évident, dit Otar avec une grande lassitude, que nous avons été infiltrés. Douze femmes de nos forces spéciales, plus six hommes qui se sont enfuis avec elle. Un véritable réseau dormant. Pour le reste, j’ai trop le respect des valeurs de la République pour me livrer à de tels actes terroristes. - Qu’en pense votre attaché militaire ? - Colonel Milo Glaser, dit l’intéressé, de Saint-Cyr, et de Vukovar. J’ai déjà réussi personnellement chez l’ennemi des pénétrations plus importantes que celle-ci. - Nous devons reconnaître, dit l’un des présents, que nous sommes surpris du calme qui règne à Sainte-Croix aujourd’hui. Nous avons pu nous rendre partout où nous le désirions. Sauf dans certaine impasse. - Elle est dans les mains du Groupement, dit Ilya Soleïman. Nous n’allons pas risquer la vie de nos hommes pour vous y conduire. - A qui ai-je l’honneur ? demanda un peigne cul décoré. - Général Ilya Soleïman. - Vous êtes tous généraux ici, reprit l’homme sur un ton hâbleur. Comme dans le Résistance française, alors ? Soleïman énuméra d’une voix douce ses campagnes, ses décorations, ses blessures. - Le général Ilya Soleïman a été spécialement détaché de la maison militaire de Madame Gwenaelle Stabon, avec l’accord de Monsieur le ministre de la guerre. Le gaffeur bredouilla une excuse. - C’est la Dream Team, dit Weng Li, avec son fameux sourire jaune. - Vous n’êtes pas général vous non plus, au moins ? 459 - Pas dans l’armée française, dit Weng. Océane éclata de rire. - Et cette jeune dame, qui se paie ma tête, là-bas. Pas générale ? - Non, dit Océane. Océane Watson, agrégée de l’université. - Mais qu’est-ce que c’est que cette maffia ? - La maffia, dit Niklaus, ça n’est pas nous : ce sont les autres. La passe d’armes semblait terminée. Les professionnels sérieux, ils étaient une large majorité, reprirent le dessus. - Pensez vous pouvoir éviter une option militaire ? demanda l’un des plus fins journalistes du Pays. - J’espère bien. Nous ne cessons de proposer la négociation au Groupement. Et puis, sur l’île, les affaires militaires relèvent plutôt du général Florimond des Echauguettes. - Il est injoignable. - C’est la vieille école. Pour lui, l’Armée, c’est la Grande Muette. Monsieur Nat Lacourière, que vous connaissez, Monsieur Louis Destruc, président de l’AGAR… - Comment, l’AGAR a ses entrées chez vous ? - L’AGAR est associé à toutes les démarches liées à une transition pacifique à Mopale. - Mais ils demandent votre départ… - Ecoutez, dit Otar. Madame Verhofstade vient d’exiger à l’instant une réunion d’urgence du Directoire. Par accord avec Pol Angeroli, cette séance a été fixée au 10. - Comment savez-vous ça ? - Nous avons nos liaisons, dit Weng Li, avec un accent digne d’un film de kung fu. - C’est un monde. - Donc, reprit Otar, je lèverai peut-être le siège dans quarante huit heures. Il faut quand-même ne pas laisser s’établir de vide juridique. Un Exécutif provisoire est prêt à prendre ma place. - Avec l’accord de Miran ? 460 - Oh oui. Il doit organiser une première réunion demain, le 9. Il tiendra bien évidemment un point de presse. Les journalistes se levaient à tour de rôle pour aller téléphoner. - Parlez nous donc un peu de Maud Hayange. - Qui ? dit Otar. - Maud Hayange. - Ah ! L’attachée du Conseil régional ! - La petite Maud, dit Milo. - On prétend qu’elle a ses bureaux chez vous. - C’est excessif. Elle a un bureau chez nous. - On dit qu’elle vous sert d’agent de liaison dans vos contacts avec le Groupement, et qu’accessoirement elle est votre maîtresse. - Je m’inscris en faux, dit Erika. La maîtresse en titre, c’est moi. Erika Krazkowiak, Directrice des Chambrières de la Villa, ou comme disent mes amis quand j’ai le dos tourné, Grande cheftaine des Putains. Je vous fais grâce de mes peaux d’âne, mais je tiens à vous signaler que j’ai participé aux Jeux universitaires mondiaux de taekwondo. - Avez vous suffisamment pataugé dans ma vie privée, dit Otar ? Trois jours après la mort de ma femme ? Voulez vous contrôler la propreté des draps ? - La grève des ouvriers du Livre vous laisse opportunément les seuls maîtres de l’information dans l’île. Ca tombe bien. - Ils se sont exprimés ce midi sur nos ondes, dit Concepcion. Je trouve d’ailleurs leurs revendications raisonnables… Sinon, pourquoi voudriez vous que nous allions nous acoquiner avec ce ramassis d’anarchistes ? - Madame ? - Concepcion Kadiri. Je vous fais grâce moi aussi de mes titres universitaires. J’occupe ici des fonctions assez élastiques. Le jour je m’adonne au journalisme, la nuit, je suis la compagne privilégiée l’Oswaldo Marini-Fizzi, président de Pour Mopale. Accessoirement père de famille et militant catholique connu. Allez y doucement dans vos colonnes. Ce joke là, elle l’avait déjà placé. 461 - C’est un monde, répéta le journaliste qui avait le premier trouvé la formule. On continua ainsi quelques minutes. On convint finalement qu’on se reverrait le lendemain. - Au moins, Monsieur Strabelstrom, dit un des responsables reconnus des quinze, on ne s’ennuie pas avec vous. - C’est bien le diable, fit un autre, si j’ai connu depuis cinq ans une pareille conférence de presse. - Je ne vous en promets pas autant pour demain. - Tu as bien fait, dit Milo. C’est une bonne ligne. Il fallut encore recevoir l’équipe de télévision qui voulait tourner, toutes affaires cessantes, une dramatique sur la vie de Klara. - Je vais vous surprendre, dit Otar. Je ne m’y oppose pas. Ses interlocuteurs montrèrent un vif soulagement. - J’ai mieux à vous proposer. Il se pourrait que d’ici quelques jours je me trouve assez largement… disponible. - On le chuchote. - J’ignore à peu près tout du tournage d’un reality show. Mais souhaitez vous que j’y joue mon propre rôle ? Si vous m’en jugez capable, bien évidemment. Les principaux responsables se regardèrent. - Vous allez être cher ? - Ce n’est pas mon objectif. Je me contenterai des tarifs habituels en pareil cas. Comprenez moi bien. Moi seul pourrai vous guider dans le voie de certaines réalités ... historiques. Et je ne vous demanderai 462 pas de cachet de coscénariste. Tenez, je vais vous appeler quelqu’un. Rouletabille est dans les studios, je suppose ? Une seconde, il arrive. Le jeune Rouletabille arborait un look d’enfer. Une tignasse rousse, une gapette des Seventies, et pas mal d’assurance. - Notre jeune ami, dit Otar, a remis personnellement la rançon. Le garçon ne se fit pas prier. Il raconta sa peur, mais aussi sa détermination. - Ce qui nous a le plus gêné… - Tu peux tout dire, fit Otar. - C’étaient ces voitures qui faisaient la navette en ramenant des corps…. - Pardon ? - Petit accrochage nocturne, dit Otar. Le quotidien, quoi. Etes vous intéressés ? L’équipe buvait du petit lait. - Deux cas de figure, acheva l’Envoyé. Ou je suis ... remercié, et nous pouvons finaliser très vite. Sinon, il vous faudra attendre … une petite huitaine de jours. Je vais être très occupé. - C’est ennuyeux. - Faites vos repérages ! Tournez à l’épaule autour de la Villa ! Du moment que vous n’approchez pas nos installations militaires… Attention, hein, vous vous feriez tirer dessus. Et n’allez pas trop traîner à La Fournaise. Otar fut finalement inflexible : pas de signature des contrats avant un minimum de stabilisation politique. Mais on avait son engagement ferme. 463 Le 9, la tension était perceptible à la Villa. - Nous rentrerons peut-être dès demain à Miran, disait Erika Et on ne pouvait s’empêcher de penser que concrètement elle le souhaitait. Mesurait-elle exactement le poids qu’avait pris pour Otar son affaire avec Maud ? Celui-ci n’approchait plus guère sa maîtresse en titre, mais la jeune femme était toute à sa future maternité. Le moment n’était pas, pour l’un comme pour l’autre, à l’exacerbation des pulsions sexuelles. Océane jouait à la perfection le rôle qui lui avait été dévolu : épuiser quotidiennement Otar. Ce faisant, elle nuisait sans doute infiniment moins à Maud qu’elle ne pouvait le penser. C’était un homme distancié, plus sensible que jamais à son amour, qui s’approchait de l’espionne. Otar mentait, et il le savait. Il n’avait bien entendu pas révélé à Erika ses projets fous avec sa complice ; mais parallèlement, il s’était bien gardé d’évoquer avec Maud l’avenir d’Erika. Il ne lui avait pas avoué qu’il attendait vraisemblablement un enfant d’elle. Un enfant… Compte tenu de la fortune qui était désormais la sienne, l’avenir du bébé serait doré. Mais, encore une fois, celui-ci ne grandirait selon toute vraisemblance pas entre père et mère. C’est une malédiction liée à ma position sociale même, songeait Otar. Fait-on des enfants quand on a à accomplir la tâche qui est la mienne ? A franchement parler, cet enfant, Erika s’était bien chargée de le faire toute seule : elle avait exigé des relations non protégées, arrêtant ses contraceptifs. Mais Otar ne s’était pas non plus encombré de protestations. Le monde avait tellement changé que c’étaient là des problèmes désormais insolubles. Seuls Weng Li et Milo ne paraissaient pas nourrir d’inquiétude exagérée sur le lendemain. Ils en savent sans doute sur tout un peu plus que moi. En début d’après-midi, le futur Exécutif provisoire se réunit à la Résidence, qui restait l’endroit le mieux sécurisé de Sainte- Croix. Sous la direction de Nat Lacourière, qui tenait à assurer d’entrée son autorité, se regroupaient Louis Destruc, le commandant Dupont, deux délégués du 464 groupe de prière La Cité, Anmari, le jeune Rouletabille, un représentant du syndicat du Livre, deux dirigeants nouvellement élus de l’AGAR. Et surtout, surtout, un des dirigeants de la Démocratie chrétienne était là. Anmari était arrivée dans un convoi militaire puissamment armé. Ses accompagnateurs portaient le brassard de l’AGAR ou celui, plus exotique, du Comité insurrectionnel du Quartier du port. Flamboyante, rayonnante, elle avait embrassé Otar quasiment en égale. - La situation dans l’île, dit Nat, est désormais la suivante : Nous tenons fermement, bien que de manière très hétérogène, les grands quartiers populaires de Sainte-Croix. Au Nord, le port et les docks. Au Sud, les faubourgs qui s’étendent jusqu’à l’aéroport et où se trouvent les principales imprimeries, les sociétés de transports, les quelques industries locales. Nos milices armées y assurent l’ordre, et les gens du Groupement ne s’y risquent pas. Inversement, le quartier de la Fournaise est totalement dans leurs mains. Les beaux quartiers de la capitale sont un no man’s land très dangereux. Les patrouilles des deux camps s’y croisent, mais pour l’instant nous évitons tout affrontement. En ce qui concerne le reste de l’île, tout l’Ouest agricole, jusqu’au port de Vala, vit dans la terreur. Des exécutions sommaires y sont signalées. Le Groupement barre les routes et effectue des contrôles d’identité. A noter la situation très précaire de la base de l’OTAN, qui se trouve intégrée dans la zone maffieuse. La situation la plus originale s’observe dans l’Est de l’île. Les grandes latifundia y sont plus rares. C’est une région de villes moyennes, qui vit beaucoup du tourisme d’été, peu comparable au grand tourisme international de La Fournaise. Des groupes non armés de l’AGAR sont apparus dans les agglomérations, mais à deux reprises, des éléments du Groupement les ont attaqués et leur ont causé des pertes. Nous mettons beaucoup d’espoir dans cette région où nous avons bien progressé. Otar, Weng Li et Milo n’étaient là que comme observateurs. Ils ne prenaient la parole qu’à titre personnel, et ne devaient en aucun cas participer à la décision. L’Envoyé intervint cependant. 465 - Nous restons bien d’accord, dit-il : nous allons jusqu’à frôler une situation de guerre civile précisément pour ne pas aller jusqu’à la guerre civile ? - Absolument. - Si des actions ponctuelles se montraient nécessaires, dit Milo, en évitant au maximum les pertes collatérales, elles seraient menées dans cet esprit-là. - Il faudrait, dit Otar, par exemple dans l’Est de Mopale, que vos éléments, possiblement armés, prennent le contrôle des mairies sans avoir à tirer un coup de feu. - Exactement. - Etes vous mûrs, dit Milo, pour recevoir du matériel ? - Oui et non. Nos hommes, souvent très jeunes, font preuve d’une grande détermination, mais n’ont pas d’expérience militaire. Ils se sortent à leur honneur, parfois même à leur avantage, des accrochages dans lesquels ils sont impliqués. Mais ils paient à chaque fois le prix fort. - C’est inévitable, dit Milo. - Point de vue de militaire ! - Excusez moi. Florimond - le général des Echauguettes -, pourrait peut-être quelque chose pour vous. Il faut que j’en parle à Pol, dit Milo. - Nous ignorons tout de ce soldat de haut rang. - Il est légaliste, mais le dégoût de la chienlit maffieuse est en train de prendre chez lui le dessus sur ses anciennes convictions. - Quand-même, dit plaintivement un des jeunes de La Cité, on entre dans un groupe de prière et l’on finit dans la subversion. - C’est juste un mauvais moment à passer, dit Weng Li. - En conclusion, dit Otar, si demain à cette heure ci je me trouve hors de combat … - Nous nous proclamons Exécutif provisoire, dit Nat. Nous annonçons la dissolution du Conseil régional, totalement inactif depuis des semaines. Nous révoquons tous les maires des grandes villes, dont l’élection doit beaucoup au Groupement. A Miran … 466 - A Miran, le problème est clair, dit Otar. Le PS en a assez de la cohabitation et souhaite exercer seul le pouvoir. Tous les sondages indiquent qu’une majorité des citoyens du Pays va dans son sens. Sa position n’est absolument pas putschiste. Des élections générales lui donneront l’Assemblée. - La DC, intervint le représentant du parti, qui jusqu’ici avait gardé le silence, défendra jusqu’au bout ses chances. Mais nous sommes des démocrates, et l’alternance ne nous fait pas peur. A Mopale, toutefois … - Je pense comme vous, dit Otar. Le PS n’est pas d’une gourmandise absolue. Son étoile montante, Valérie Dimitrescu, n’exigerait sans doute pas une mainmise absolue sur tout le territoire. On pourrait admettre que la situation à Mopale est particulière, que l’Exécutif peut y exercer provisoirement le pouvoir. Cela dit, votre emprise est trop fragile pour ne pas être confortée assez rapidement par des élections. Ce sera à vous de les préparer. On marche comme ça ? Je rends compte au Directoire pendant que j’existe encore ? Les participants se séparaient. L’homme de la DC vint rôder autour d’Otar. - La situation n’est pas si mauvaise pour vous, dit Otar. Vous conserveriez au moins une parcelle de pouvoir ici. - Je vous remercie d’être aussi soucieux de nos intérêts, dit l’autre, en riant. - J’ai toujours pratiqué ainsi. - C’est vrai. Aussi vais-je militer pour notre engagement dans ce processus, pas très régulier, mais exceptionnel. Je voulais vous parler d’autre chose. - A votre disposition. - Le chanoine Vaucher. Nous avons mené notre enquête. Ne nous en voulez pas. - C’était bien le moins. - Le chanoine Vaucher a été assassiné lors d’un tir de roquette contre sa voiture. - Tir qui me visait. 467 - Non. Tir qui vous visait tous les deux. Le chanoine Vaucher, voyez-vous, avait un frère à la Curie romaine. Il possédait ses entrées au Vatican. Il a déjà rencontré le Pape à deux reprises. Il devait retourner en Italie pour informer Sa Sainteté de la situation préoccupante de l’évêché de Mopale, qui est littéralement dans les mains des maffieux. - Bah … autrefois même les camps n’ont pas été l’objet d’une condamnation officielle. - Nous espérions mieux cette fois-ci. - Vous m’ouvrez des perspectives, dit Otar. Que savez vous du Pentagramme ? - C’est l’Arlésienne. Beaucoup en parlent. Ce serait la direction suprême du Groupement, au dessus des familles elles-mêmes. - J’en reviens, hélas, dit Otar, à la violence. Je me plais à penser que le Groupement ne sera éradiqué que quand ces gens-là autant été abattus jusqu’au dernier. - Puissiez-vous vous tromper. - Une dernière minute, fit Weng Li. Je ne la juge pas très importante, mais sait on jamais. Le groupe Monsanto entend mener les choses rondement. Il a un problème avec je ne sais quelle date limite de mise en culture. Ils sont donc déjà sur les terres des Frascati. Jeeps, stetson, holster au côté. Il y a une heure, deux Rangers ont été tués par des garde chasses du Groupement. - Comme dirait Maud, fit Otar : quels sinistres cons. La presse de Miran ne parlait que du futur vote du Directoire. Il ressortait de la première journée passée à Mopale par les quinze journalistes que les gens du Groupement étaient de parfaits putois, mais que la Dream Team ne se mouchait pas du coude. Ces gens-là, ajoutait l’un des rédacteurs, s’affrontent en toute impunité sous nos yeux avec des moyens qui n’excluent que l’arme 468 atomique. On ne peut que souhaiter une défaite des maffieux, mais nos champions sont de drôles de zèbres… Un autre allait dans le même sens, disant que le pouvoir politique du Pays jouait dans cette affaire le rôle du cocu. Mais qu’on pouvait toutefois se demander de quel côté du manche se trouvait, avec son air bonasse, le sieur Pol Angeroli. - Ca va faire un grand plaisir à Amande Verhafstede, chuchota Weng Li. Otar Strabelstrom a effectué en moins de deux mois un travail énorme… Milo Glaser, Erika Krazkowiak, Weng Li, sont des personnalités de tout premier plan… Un autre journaliste demandait sur le mode plaisant si le mieux ne serait pas de laisser les choses en l’état. Dans huit jours, ajoutait-il, les maffieux seront phagocytés. Notre démocratie en aura vu des belles, mais elle s’en remettra… Puisse-t-il être entendu, soupira Otar. Une partie des journalistes revint traîner à la Villa. Ils furent reçus sur le même ton que la veille, mirent en boîte des interviews, s’extasièrent qu’on attendit avec un tel calme le vote du lendemain. Ils s’entretinrent longuement avec Nat Lacourière et quelques membres du futur Exécutif, qui, devant eux, n’apparut pas encore comme tel. Nat dit juste ce qu’il fallait pour suggérer une éventualité. - Votre affaire est foutrement bien ficelée, dit un des reporters en prenant congé. Avant d’aller dormir, Otar but une bière avec Panzerdivision. - Je ne vous vois plus du tout, chef, se plaignit le garde du corps. - Mais je ne sors plus … 469 - Les autres ne se moquent pas de moi, mais personne n’a jamais été gentil comme vous … A vingt deux heures, Oswaldo téléphona. - Je veux Concepcion, dit-il. - Je ne l’ai retenue à la Villa que pour des raisons de sécurité. - Elle ne risque absolument rien. Envoyez la moi. Si on vous privait de Maud, que diriez vous ? - Elle est raide, celle là, vieille canaille. Vous feriez du mal à ma petite Maud ? - Non, dit Oswaldo sans hésitation. Je ne pourrais pas. Le maniement des verbes français … - Pourquoi ? dit Otar. Parce que vous ne logez que dans l’antichambre, alors qu’elle a sa suite dans les appartements royaux ? - Je ne vous comprends pas. - Ecoutez, je veux bien être bon prince. Je vous l’envoie. Concepcion ! cria-t-il à la volée, tandis que la jeune femme le menaçait de la main, lave toi les fesses ! Bon, Oswaldo, cela mérite quand-même récompense. Vous allez nous ménager une petite négociation avec le Groupement. - Je n’entends pas un traître mot de ce que vous racontez. - Vous savez, ça ferait peut-être plusieurs centaines de morts en moins. Allez, pensez-y. La prochaine fois, non seulement je la garde, mais je passe toute la nuit avec elle. 470 Le Directoire devait siéger à neuf heures, ce qui est bien tôt pour des politiques, mais chacun avait sans doute envie d’en finir. Dès la veille, Weng Li avait fait installer des liaisons complexes, si bien que la Résidence disposerait d’informations quasi instantanées. Les chaînes d’Etat du Pays, de toutes manières, retransmettaient l’événement en léger différé. La séance s’ouvrit par une philippique d’Amande Verhofstade, violente, quasi haineuse. Le seul problème qui valait d’être abordé pour l’heure était l’élimination de l’Envoyé. L’intervenante parla environ dix minutes. Une première surprise fut réservée à l’auditoire. Personne ne demanda la parole, malgré une aimable invite de Pol Angeroli. Celui-ci renouvela sa requête : les bouches restèrent closes. - Eh bien, dit le Président du Directoire, nous allons passer au vote. - Je demande un scrutin secret, dit Gwennaele Stabon. Devant les écrans des bureaux, des salles de presse, un murmure courut. Ca n’était pas réellement traditionnel, tout en restant légal. Amande s’étrangla. - C’est scandaleux ! hurla-t-elle. Les habitants du Pays doivent savoir comment ont voté nommément leurs représentants. - On peut effectivement interpréter les choses comme vous le faites, dit Pol. On peut inversement penser que, dans les circonstances graves que nous connaissons, chacun de nous cinq doit être mis à l’abri des pressions. Il se tut une seconde. - Voire de risques bien réels, ajouta-t-il. Monaco opina de la tête d’une manière quasi insensible, mais ce léger mouvement de son visage en gros plan serait noté par des millions de personnes. - Ce premier vote, dit doucement Gwennaele, est bien moins engageant que le vote ultime. Il ne requiert donc pas l’anonymat. C’était une concession de trois queues de cerise, mais une nuance de plus pour aller dans le bon sens. 471 On vota à main levée. Amande prit position contre le vote secret ; les quatre autres votèrent pour. Madame Verhofstade venait en cinq secondes de couler sa carrière politique. A quelques centaines de mètres de là, bien au chaud sur un canapé rouge, Virginie Dimitrescu éclata de rire. - Pol a gagné, dit Milo. Longue vie à votre Mission, Mister President. - Trois contre deux, dit Weng Li. - Tu vas nous donner le résultat avant que le vote ait eu lieu ? demanda Otar. - Je te parie ma chemise, ma belle chemise de soie bleue de l’usine n° 1 de Suzhou. On était devant la télévision, donc on travaillait pour des illettrés. On fit venir un isoloir et une petite urne en bois, dont on montra le fond. Les ministres voteraient avec des jetons, bleu pour le oui (maintien d’Otar), rouge pour le non. Les cinq défilèrent à tour de rôle. Puis deux huissiers renversèrent l’urne sur un tapis vert. Trois bleus, deux rouges. - La Mission à Mopale de Monsieur Otar Strabelstrom est prolongée, dit Pol. Les pouvoirs spéciaux qui lui ont été attribués après le 13 décembre sont prorogés. La séance est levée. Dans les cafés où l’on suivait l’événement, un brouhaha s’éleva. Otar était populaire dans le petit peuple de Miran - Pour une fois, dit un titi, les politiques ne nous ont pas pris le chou trop longtemps. - Faudrait bien que ça soit toujours comme ça, surenchérit son voisin, en sifflant son blanc sec. - Tous ces maffieux de Mopale, dit un troisième, moi je leur mettrais un fer rouge dans le cul. Pol appela sur la ligne du satellite. - Peut-être n’est-elle plus très sûre, dit-il, mais je l’utilise encore aujourd’hui. Je suppose que tu connais le résultat ? C’est un jeu pour moi de te donner le détail du vote. 472 - Les jetons sont marqués comme dans la cour de récréation ? - Tu parles. Alors, devine. - Pour, dit Otar, toi et Gwenaelle. Contre, Amande. Jusqu’ici c’est facile. - Mais les deux autres ? - Eh bien, Monaco a voté pour moi. Tu t’es montré le plus persuasif. - Non, dit Pol. Monaco est dans les mains du Groupement, jusqu’à nouvel ordre. C’est Palika Lederer qui a voté pour toi. - Allons ! - Je le tiens par la peau des couilles. Nous avons enfin trouvé voilà quelques jours. - Les messes noires ? - Exactement. - Mais, dit Weng Li, vous surveilliez ses allées et venues, ses fréquentations depuis des mois … Il ne recevait que des dames patronnesses. - Eh oui. Mais nous avions compté sans les bizarreries de l’esprit humain. Lorsque nous avons compris, nous ne voulions pas croire nous même à notre découverte. Le cénacle de Pat Lederer ne recrute que des vierges de plus de cinquante ans, confites en religion. Elles sont soumises à un long lavage de cerveau, puis sans doute traitées avec des aphrodisiaques ou à la scopolamine. On les déflore ensuite rituellement, mais bien réellement, parmi les tentures noires et les symboles sataniques. Dès qu’elles reviennent à leur état normal, on leur fait mesurer la gravité de leur faute, l’enfer qui les attend, et on les soumet à des châtiments corporels assez recherchés. Ce qui fait que la soirée se termine en séance sado-maso. - C’est répugnant, dit Erika. - Ca me rappelle, fit Niklaus, l’histoire de l’homme qui baise sa femme dans une partouze. - Ces séances se renouvellent à la cadence de deux fois par semaine. Les initiées forment désormais un dense bataillon, mais qui revient 473 fidèlement à chaque fois. Elles tiennent les novices pendant leur dépucelage, puis sont ensuite fouettées en mesure. Le dimanche suivant, tout ce monde assiste à la grand messe à la cathédrale. J’ajoute que toutes ces séances ont été filmées, parfois par les soins de Lederer lui-même, parfois aussi par les nôtres. Quant j’ai montré à Palika le matériel dont je disposais, il m’a demandé ce que je désirais. Il m’a objecté que voter contre le Groupement, c’était cracher sur sa mère. Je lui ai répondu que je n’avais entendu nulle part le Groupement demander ton renvoi. Ce que veut le Groupement, c’est te faire mourir à petit feu sous la torture dans quelques mois. Il a paru atrocement gêné. J’ai eu l’impression, lance Weng làdessus, que les chefs maffieux sont en désaccord sur la conduite à suivre. Et j’ai alors eu l’idée de lui proposer le vote secret. Ainsi, c’est Monaco qui porterait le chapeau. - Mais Monaco aussi est achetée … a dit Palika. - Oui, mais on connaît ses foucades. Je l’aurai retournée au dernier moment. - Elle peut y laisser sa peau ! - Tu ne vas pas me dire, avait conclu lourdement Pol, que toi et moi nous soucions de la vie de Madame Alexandrine ? - Et alors ? demanda Otar. S’il avait refusé. ? - Il est président de sept associations catholiques dont beaucoup frisent l’intégrisme, membre de je ne sais combien de comités charitables … Le déshonneur était évident, et immédiat. C’était pire que sa fin. Tandis qu’un vote favorable à ton égard ne le condamne pas automatiquement. Il doit avoir des moyens de négocier avec le Groupement. Dès la sortie de la salle, Monaco a essuyé des injures. Elle a juré ses grands dieux qu’elle avait voté contre toi, et de plus avec une telle maladresse qu’elle n’a convaincu personne. Je peux déjà t’indiquer le tonalité des journaux de demain : pourquoi l’Assemblée a-t-elle désigné une telle tourte aux plus hautes fonctions ? - En tout cas, dit Otar, voilà le temps qui me manquait pour essayer de nous éviter l’option militaire. 474 - Pas de triomphalisme. Nos adversaires n’ont pas encore mis le genou à terre. - Je suis désolé, Nat, dit Otar en riant. Tu vas devoir attendre quelques jours de plus. - Le pouvoir est un poison. Sais-tu que je me suis senti quasiment mortifié quand je me suis aperçu que je ne pourrais pas annoncer demain les premières mesures de l’Exécutif provisoire ? - L’essentiel, c’est de conserver cette conscience, cette lucidité. D’autant que vous ne ferez pas de vieux os vous non plus. - Oui, mais, nous aurons été. Et notre tâche n’est pas désagréable. - On peut d’ailleurs relever un bon côté dans l’affaire. La situation est loin d’être claire dans l’Est de Mopale. En huit jours (je ne me donne guère plus de huit jours), nous pourrons sans doute progresser prendre des positions. - Bonne nouvelle : le général des Echauguettes a commencé à nous faire passer de petits lots d’armes. - Rien à la presse, hein ? - Ils sont convoyés par des instructeurs en civil qui se montrent bien plus précieux que leurs matériels. - Il est très important que Florimond ait engagé des hommes. A propos, tu peux prendre contact directement avec lui, sans passer par moi. Soit très déférent, c’est tout. Pol rappela un peu plus tard. - La pauvre Monaco ! Qu’est-ce qu’elle reçoit ! Certains vont jusqu’à mettre son équilibre mental en doute. 475 - Elle est très équilibrée, mais elle a une cervelle grosse comme un petit pois. - Dis donc ! Tu sais qui sort d’ici ? L’ambassadeur américain. - Boufre ! - Il est venu émettre une protestation officieuse parce que deux Rangers se sont fait rétamer hier à Mopale. - Je savais. - Le contraire m’aurait étonné. Tu connais la chanson. Quant un citoyen américain se fait escagasser n’importe où dans le monde, ça donne une dépêche d’agence et une brève dans tous les journaux. Quand il s’agit par contre de mille … - … attention à nos lois sur les écarts de langage. - Bref, je me suis fait petit garçon, j’ai expliqué la situation. Il connaissait un peu le problème de Groupement, pas mal pour un Américain. Eh bien, Washington verrait d’un bon œil la mise au pas de ces Messieurs. - Nous avions déjà avec nous toutes les Chines … - Et la maffia russe … Ce que je crains le plus, reprit Pol, ce sont les réactions européennes. On commence à maugréer, à Bruxelles et à Strasbourg. Ils y tiennent, à leurs vieux principes. Enfin, pour parodier une formule célèbre, depuis que nous sommes 26, ils travaillent comme quatre. La Commission devrait s’intéresser un peu à nous vers la fin du mois. - Nous serons loin… - J’en reviens aux Américains. Ils commencent à en avoir un peu assez du trafic d’armes. La drogue ne les gêne pas trop, ce n’est pas celle qui va chez eux. Mais les armes alimentent le Moyen-Orient. Parallèlement, le Groupement a été une nouvelle fois mis à l’amende par ses commanditaires pour les trois cargaisons de matériel volées. A propos, toujours rien à ce sujet ? Alors, regarde le ciel. Dis donc, pendant que j’y suis, ils ne m’ont pas fait de reproches, mais ils s’interrogent. Ils ont perdu un drone, justement dans votre coin. Un engin de dernière génération, ultra sophistiqué. Il y en a au moins pour trois cent millions de dollars. Vous n’auriez rien vu passer ? - Un quoi ? dit Otar. 476 - C’est ça. Fais l’idiot. Maud paraissait soulagée, mais intriguée. - Au moins, dit-elle, nous restons. Mais qu’avez vous encore magouillé ? Ne me parle pas de Monaco. C’est Palika qui a voté pour ton maintien. - Puisque tu le dis … - Je suis étonnée qu’il ait agi seul sans … - Sans vous consulter ? - Sans consultation préalable. Quelque chose m’échappe. - Moi aussi, dit Otar, sans pudeur. - Oh, mon amour, tu me mens comme je te mens. Milo entra, sans frapper, comme d’habitude. - Tiens, elle n’est pas nue, aujourd’hui ? dit-il. - Si j’avais su … fit Maud. - C’est dommage. C’est agréable. - Tu veux coucher avec moi ? dit Maud. - Je ne vois plus les femmes. Je n’en reconnais qu’une, et encore, je la distingue à peine : nous sommes l’un dans l’autre. - Je t’envie, dit Maud. Non pas d’être amoureux. J’aime, moi aussi. Mais que ça aille tout seul, que ce soit si facile. - Ou c’est la plus infâme vipère que j’aie rencontré de ma vie, ou je crois bien qu’elle t’aime réellement un peu, mon pauvre Otar. Vois-tu, Madame Hayange, je m’interroge. Ne me suis-je pas trompé sur ta personne ? Es-tu un faucon ou une colombe ? - Bonne question, dit Maud. - La mort d’Alfredo Frascati a-t-elle changé la donne au Pentagramme ? Les yeux de Maud brillèrent. - Indubitablement. - Mais encore ? - Encore rien du tout. La baignoire ou l’électricité. 477 - On dirait qu’elle en a envie, fit Milo. Ecoute, Maud, pourquoi n’engagez vous pas des négociations ? C’est vrai que j’ai envie de sortir mes chars, mais je n’aime pas trop moi non plus les taches de sang au bord de la route. - Milo, dit Maud, Milo. Puisque tu as eu l’ouverture d’esprit de me parler comme tu l’as fait, je te jure que je me démène tant que je peux. Milo partit. Otar raconta à sa compagne sa conversation de la veille au soir avec Oswaldo. Maud fronça les sourcils, et se fit répéter mot par mot les différents répliques. - Curieux, dit-elle. Elle était toute pensive. Si on vous privait de Maud, que diriez vous… - Ca n’est pas ma journée, conclut-elle, trop d’éléments m’échappent. 478 Le 11 à quatre heures du matin, Milo fit réveiller Otar. Erika n’avait plus l’esprit à la rigolade. Elle flanqua carrément dehors le planton contemplatif. - Ca pète, dit Glaser. Florimond attaque depuis une demi-heure les trois dépôts d’armes lourdes de Vala. Opération combinée. Commandos terrestres et raids d’hélicoptères d’assaut. Mes propres hélicoptères sont en alerte. Otar attendit sagement, regardant les hommes des télécommunications en train d’opérer. - Il est très correct. Il m’informe toutes les dix minutes de l’avancement des opérations. Au bout d’une heure : - C’est fini. Pertes apparemment légères. Ils se sont débandés devant les blindés. On ne peut rien reprocher à des hommes qui combattent des chars avec des kalachnikov. Une très bonne nouvelle pour moi : au retour, un de leurs hélicoptères a mouché dans le port l’embarcation portant le tube lance torpilles. Ma vedette… - On voit grand … Je me recouche. Briefing du matin retardé, d’accord ? La presse de Miran en était toute à la réunion du Directoire. Les évènements de la nuit n’étaient pas encore connus, ou avaient été négligés. C’était comme prévu Monaco qui trinquait. Le PS, quant à lui, mettait un peu d’eau dans son vin. Qu’Otar reste momentanément n’avait rien de catastrophique. On n’en était pas à quelques semaines de plus ou de moins avant la dissolution de l’Assemblée. On sentait déjà derrière cette position la patte de Virginie. 479 La Dream Team était joyeuse. Florimond, certes encouragé par Pol, avait basculé du bon côté. Et ces armes lourdes pesaient un peu sur les estomacs. - Une très bonne chose, dit Weng Li, en projetant un noyau de litchi dans l’œil de Niklaus. Otar le voyait de profil. Il croqua un second fruit. Son visage eut soudain une terrible crispation, la boîte roula à terre. Weng s’abattit en avant. Milo sauta sur ses pieds. - Personne ne touche à rien ! hurla-t-il. Il empoigna la tête du Chinois. - Il est mort, dit-il. Cyanure, très certainement. Océane s’éloigna de la boîte comme d’un serpent. Les deux médecins et un biologiste entrèrent, s’exclamèrent. Les membres du staff se levèrent, à distance de la boîte maudite, et n’osant s'approcher du corps de Weng. Des aides pénétrèrent dans la pièce. On déposa sur une civière le cadavre, dont les médecins se détournèrent très vite, après quelques secondes d’auscultation et des gestes d’impuissance. Un homme, dans une tenue de protection qui rappelait celle des travailleurs du nucléaire, ramassa un par un les litchis, les déposa dans des poches en plastique ; le jus des fruits fut épongé jusqu’à la dernière goutte et recueilli dans un flacon. La boîte elle –même fut scrutée avec attention. - Je ne vois pas de trace de piqûre dans le couvercle, dit l’un des techniciens. C’était la première phrase prononcée depuis la mort de Weng Li. Tous étaient figés sur place, jugés. - Pouvez-vous nous accorder une heure ? demanda le même homme. Je vous remettrai un premier rapport. Je vous en prie, laissez nous travailler. - Nous ne jouons pas aux billes, cria Otar d’une voix forte. Nous faisons la guerre. Elle peut aussi venir jusqu’à nous. Pour toute réponse, Erika s’évanouit. 480 Ce nouvel incident créa la diversion nécessaire. Otar s’était précipité et avait soulevé sa compagne dans ses bras. - Asseyez la, dit un des médecins. Il écouta le cœur, dégagea l’avant-bras, fit une intraveineuse. La Chambrière en chef ouvrit un œil égaré, puis se colla contre l’épaule d’Otar et se mit à pleurer. Milo et Komako, enlacés, regardaient la scène, et, dans les yeux du colonel Glaser, le désarroi cédait peu à peu la place à la colère. Océane et Concepcion s’appuyaient l’une contre l’autre, blêmes et comme lasses. Les mains de Niklaus remuaient convulsivement. Seul Ilya Soleïman s’était assis, plongé dans des pensées très profondes. - Prévenir Pol, dit Otar. Weng travaillait sans adjoint. Il donnait des ordres à des anonymes, qui n’adressaient guère la parole aux grands chefs. Deux de ses subordonnés étaient entrés sans qu’on les remarquât trop, l’œil noir. - Je vais établir la liaison, dit l’un d’eux. Pol Angeroli jura comme un charretier. - Les infâmes salauds, dit-il. - Nous ne sommes pas encore en état de formuler d’hypothèses. Nous avons préférer laisse enquêter nos techniciens. - Je pense personnellement, dit Milo, que le coup vient non pas de Mopale, mais du continent. - Nous ne pouvons rien dire sans un minimum d’observations scientifiques. Je vous assure qu’elles vont déterminer ma propre action. Attendons. Sale journée, Otar : je viens d’avoir les résultats de l’autopsie de Klara. J’étais décidé à ne pas te les donner, mais compte tenu des circonstances, je me demande si ce ne serait pas préférable. - Toute l’équipe écoute, dit Otar. - C’est d’accord. Les médecins ont retrouvé dans le … corps de Klara les traces du sperme d’au moins vingt-sept hommes. Ils pensent, d’après les marques aux poignets et aux chevilles qu’elle a été attachée sur un lit, puis violée sans interruption pendant une demi journée peut-être. 481 Comme les prostituées à l’abattage. Et le symbole est clair : dans un premier temps, la transformer en prostituée. Tu écoutes. - Continue. - Elle a ensuite subi de longues tortures sexuelles. Ablation du clitoris, puis excision des petites lèvres. Son vagin porte sur toute sa profondeur des traces de déchirures et de brûlures. Même chose pour le rectum. Même chose pour la cavité buccale. L‘intérieur de la bouche a été brûlé une vingtaine de fois avec des cigarettes, ce qui explique que l’on ait retrouvé un visage apparemment intact. Les dames m’entendent bien ? - Je suis tout à fait remise, hurla Erika. Continue. - L’organisme de Klara était celui d’une femme en bonne santé. Ces premières tortures, si douloureuses soient elles, ne pouvaient la faire mourir. L’état de ses cordes vocales prouve simplement qu’elle a hurlé pendant des heures. Ensuite… - Parce qu’il y a une suite ? - L’intervention d’un médecin, ou d’un spécialiste de la question, paraît évidente. On lui a touché à trois reprises le foie avec un poinçon. De plus, des piqûres ont été effectuées sur des points sensibles de la colonne vertébrale. Elle a fait finalement un accident cardiaque majeur, mais très tard. Bien trop tard. - C’est très bon à savoir, dit Otar. Ceux ou celles qui veulent rentrer à Miran peuvent le faire immédiatement. - Dès que tu as des résultats, rappelle moi. - Nat Lacourière, cria Otar. Où est Nat ? - J’étais là. - Le récit exact sur Radio Villa. Sans omettre un détail. Pour Weng Li, tu attends. Les techniciens avaient fait vite. Au bout de trois quarts d’heure, ils rendaient leurs premières conclusions. - Je n’ai rien à dire, commença le médecin. Dose massive de cyanure, arrêt cardiaque et pulmonaire quasi instantané. 482 - Trois litchis seulement étaient empoisonnés. Mais de manière très sophistiquée. Chacun des fruits avait été ouvert, on y avait inséré une petite capsule de plastique, puis la pulpe avait été recousue avec minutie. - Trois ? demanda Milo. Combien y en avait-il dans la boîte ? - Vingt huit. - Une bombe à retardement, dit Komako. - Mesdames et Messieurs, demanda le technicien, mangiez vous habituellement des litchis avec Monsieur Weng Li ? - Jamais, dit Otar. Au début, il en offrait, mais personne n’en voulait plus. Il gardait sa boite sous la main, et grignotait seul. - Quand la réunion se terminait ? - Il était très soigneux ; il remportait toujours sa boîte entamée, peut-être pour la finir, peut-être pour la jeter. - En clair, reprit Milo, c’était bien lui, et uniquement lui, qui était visé. En tout cas, quelqu’un a fait un rapport précis sur notre protocole quotidien. - La boîte, poursuivit le technicien, ne portait pas de traces, et nous savons désormais pourquoi. Le couvercle a été desserti avec une grande habileté, puis ressoudé. C’est un professionnel qui a opéré à la main. Nous avons ici même de bons spécialistes dans nos ateliers militaires, mais ils n’ont sans doute pas le matériel nécessaire. Nous inclinons à penser que la boîte a été piégée sur le continent. - D’où proviennent ces litchis ? - D’une conserverie du Gouang Zhou. - Donc en Chine continentale ? - Il est impensable, dit Otar, que la Chine communiste ait assassiné un de ses meilleurs agents à l’étranger. - L’importateur a son siège social et ses entrepôts à Miran, dans la principale zone aéroportuaire. - De là, dit Concepcion –c’est moi qui m’occupe de l’intendance maintenant – ce type de produits arrivent tout droit sur la base militaire Sud, d’où ils sont acheminés par l’hélicoptère lourd MI 2A. 483 - Pouvons-nous retrouver le lot ? demanda Niklaus. - Certainement, dit Océane. J’ai manutentionné moi-même un petit colis de produits alimentaires chinois hier. - Le carton est dans un des bureaux de Weng, dit un de ses assistants. Il l’a ouvert lui-même hier après-midi. Il était heureux comme un gosse. - Nous progressons bien, dit Milo. Sauf surprise, évidemment, le sabotage a été commis chez l’importateur, dans la zone aéroportuaire de Miran. A-t-on des précisions sur cet intermédiaire ? - Oui, dit Concepcion, j’ai déjà eu affaire à eux. C’est une entreprise mixte, qui dessert entre autres plusieurs chaînes de restaurants chinois. Je pense que la partie stockage et transport est assurée par des gens du Pays. - Ecoutez, dit Otar. Weng était un espion d’importance internationale. Un règlement de comptes interne est toujours possible. Mais je pense beaucoup plus à une action d’agents continentaux opérant pour le Groupement. J’informe Pol en ce sens. Pol était toujours disponible. Sous des dehors ronds et détendus, il restait vingt quatre heures sur vingt quatre à l’écoute de la Résidence. - Vous avez bien avancé dit-il. Tu penses sérieusement, après réflexion, pouvoir conclure dans le sens que tu m’as indiqué ? - Raisonnablement, oui. - Bon, dit-il. Eh bien, ils vont entendre parler de nous. Des Echauguettes m’a fait un rapport sur son action de cette nuit. C’est excellent. Ne cachez rien sur Radio Villa. La tumeur est entrée dans sa phase terminale. Il faut opérer. Je m’occupe de tout ce qui touche au Pays. Prenez sur l’île des initiatives hardies. Pour le reste, vous aurez de mes nouvelles par la presse internationale. Ils rendirent un hommage hâtif à leur ami. Le corps devait gagner le continent dans les plus brefs délais. On n’avait pas de drapeau de la Chine 484 Populaire, et d’ailleurs Weng Li reconnaissait-il ce drapeau comme le sien... Il n’y avait pas de non plus de femme pour pleurer au bord de la couche. Dans son petit costume anthracite, sans décoration, le visage encore contracté par la souffrance, Weng avait pris une allure malingre, presque maladive. Depuis quinze ans sans doute, Otar voyait Weng presque quotidiennement. A neuf heures ce matin il était encore là, et, d’humeur joyeuse, bombardait ses voisins avec des noyaux de litchis. Jusqu’à neuf heures ce matin, il y avait Weng, et maintenant, il n’y avait plus personne à son côté. C’est la guerre, pensa Otar. Les centaines de maffieux que nous avons tués avaient des mères, des épouses, des enfants… Une phrase aussi, trottait dans sa mémoire. Une action d’agents continentaux agissant pour le compte du Groupement… Comment avait dit Maud ? Ne néglige pas nos forces extérieures … notre implantation sur le continent …. - Nat, dit Otar. Tu prends le pouvoir. Dès maintenant. - C’est à dire ? - Je vais émettre un décret indiquant que je me consacre de manière prioritaire à la lutte antimaffieuse. Toutes les affaires courantes concernant Mopale seront gérées par un Exécutif provisoire qui va désormais apparaître en pleine lumière. - Laisse moi au moins les réunir, pour que je les mette au courant. - Tu as tout juste le temps. Nous sommes d’accord sur les premières mesures. Dissolution du Conseil régional. Révocation de tous les maires des grandes villes. Leurs fonctions passent à des Comités populaires de l’AGAR. - Au fond, dit Nat Lacourière, c’est un putsch. 485 - Pas de grands mots. Devant la vacance du pouvoir, les éléments sains de la population… - Je suis journaliste, je sais. A propos, il faut me remplacer à la tête de Radio Villa. - Un tandem Concepcion- Rouletabille ? - Va. - J’ai envie d’alerter les gens de Singapour. - Pourquoi pas. On chercha un peu avant de trouver les trois hommes qui étaient venus à la Résidence. L’un était reparti pour l’Extrême Orient, le second se trouvait aux Etats-Unis. Le troisième prit la chose fort à cœur. - Rien n’est changé dans notre accord, bien évidemment. Otar raconta le détail de l’assassinat, les filières possibles. - A ce niveau là, dit son interlocuteur, nous pouvons sans doute agir. Nous avons eu l’honneur l’autre jour d’entrer en contact avec le chef de votre gouvernement… - Faites le de nouveau de ma part, et, sur le continent, traitez directement avec lui. Et rappelez vous que, quoi qu’il arrive à Sainte-Croix, vos biens seront protégés. - Suivez moi, dit Otar. Milo, Erika, Niklaus. - Nous sommes dans… - Non, Niklaus, les précisions sont inutiles. Nous avons partiellement perdu nos yeux et nos oreilles. Et il travaillait toujours seul. On fit venir les techniciens. - Pour la radio, dit l’un d’eux, ça ira. Nous avons le personnel nécessaire pour continuer à émettre correctement. Pour les liaisons avec Miran, … le satellite militaire … - Ne vous excusez pas. Il fallait bien que vous soyez au courant. 486 - Ca ira. Le courrier par scooter … c’est bon aussi. Mais les sites Internet… C’était lui qui faisait tout, même les chats. - Il serait très fâcheux qu’ils cessent de fonctionner. Pouvez vous simplement les mettre en sommeil ? - C’est très regrettable. Nous avons dans le monde entier des centaines de milliers de correspondants. - Nous venons de perdre une bataille, dit Otar. Il faut en tenir compte. Vous faites pour le mieux. Les deux hommes paraissaient soulagés. - Continuez à nous donner des textes, dit l’un d’eux. Des aperçus historiques, des nouvelles. Nous maintiendrons au moins la mise en ligne des informations de pointe. C’était la Dream Team. Ce technicien donnait tranquillement des ordres au ministre plénipotentiaire, et il avait raison. - Il faudrait que nous pénétrions dans ses appartements, dit Otar. On ne sait jamais. Ici, ce sont ses bureaux. - Oui, il a des chambres, là-bas, au fond. Nous n’y sommes jamais entrés. La première pièce, soigneusement rangée, ne révélait pas grand chose : un lit de camp, dans un coin semblait ne pas être utilisé. La porte suivante résista davantage. - Il y a quelque chose derrière, dit Niklaus. Soudain, le battant céda, et une sorte de tourbillon leur tomba dessus. Une jeune Asiatique aux cheveux longs, qui pouvait paraître dans les quatorze ans, se jeta sur eux, griffes et dents dehors. Niklaus boula à deux mètres. Milo se prit la pommette dans la main. - A moi, dit Erika. Il y eut quelques secondes d’échanges étonnants entre les deux femmes, puis, sur une prise un peu rude, la jeune fille cessa toute résistance. - C’est une bonne pratiquante des arts martiaux, dit la Chambrière. Dès qu’elle a senti la suprématie, elle n’a plus fait un geste. 487 On attacha la charmante enfant, qui mordit encore au passage un doigt de Milo. - Elle est mignonne, dit Otar. Une beauté. - Elle ne comprend pas un mot de Français. Elle paraissait avoir des rudiments d’anglais, mais elle pleurait tellement que tout dialogue paraissait impossible. - Weng Li parti par hélicoptère, dit Milo. Elle parut comprendre. - Pourquoi ? - Mission. - Pas d’au revoir ? - Tout de suite … courir … très urgent. Elle bredouillait des mots sans suite. - Elle dit qu’elle est sa fille. Non, pas exactement. Sa filleule. Goddaughter … - D’après l’état de leur lit, dit Niklaus, ce n’est pas sa fille. La gosse, toujours en larmes, finit par montrer des papiers d’identité. - Un passeport chinois… En réalité, elle a dix neuf ans, on a toujours des surprises avec ces petites nanas. - J’aime autant, dit Erika. - Oh, tu sais, ça ne change plus rien. - Je l’avais trouvée bien costaud, aussi. Ils proposèrent de l’eau à la petite, qui maintenant pleurait doucement. Elle but avec avidité, et remercia. - Et c’est arrivé quand, ça ? fit Milo. - On va chercher dans les archives de Madonna., dit Erika. Je te vois venir. Tu penses qu’elle est sans doute là depuis le début de notre séjour. - Mais personne ne l’a remarquée ? au moins à l’arrivée ? - Ecoute, dit Erika, Madonna me ressemblait sur ce point : nous ne faisions aucune différence entre les Blancs et les Asiatiques. Otar se mit à rire. - Oh, ça va, hein. 488 - Ca n’était pas sexuel. - Je l’avais bien pris comme ça. Les gens portent maintenant des noms, et surtout des prénoms, de toute origine. Sur les listes, je n’y ai pas prêté attention. J’ai bien dû la voir au moins une fois, et ça n’a pas non plus provoqué la moindre curiosité chez moi. - Tout le problème, dit très pensivement Milo, est de savoir si elle était là avant la mort de Madonna. - Pauvre Madonna, dit Otar. - Je crois que j’ai maintenant tout compris, dit Milo. Nous avons un peu de temps devant nous ? Je vous demande d’écouter ma confession, et, si possible, de m’absoudre. - Un mot, dit Niklaus. Que faisons nous de cette belle gamine ? La belle gamine s’était un peu libéré les mains, et les tendait vers un modeste colis posé sur une chaise. Elle avait faim. - Non ! hurla Milo. Et il fit valser le paquet. La jeune Chinoise s’immobilisa, eut un geste pour se protéger, et regarda Glaser avec des yeux pleins d’interrogation. Puis elle se remit à sangloter. - Poison, dit-elle. - Elle a oublié d’être conne. - Weng Li, dit-elle. Mort ? Poison ? - C’est la guerre, dit Otar. Il vaut mieux dire les choses. Sans répondre il la serra contre lui. - C’était notre ami, dit-il. Notre ami. Vous, ajouta-t-il. Rester avec nous ? Repartir vers le pays ? - Rentrer en Chine, dit-elle. - Ce serait le mieux, fit Milo. Pol glissera un mot aux autorités de Pékin. - Filleule ou pas, le gouvernement du Pays pourrait en faire sa pupille, dit Otar. J’en parlerai à Pol. - Vous allez d’abord manger. - Oui, dit-elle, manger. 489 - Et partir, tout de suite ? - Tout de suite, dit-elle. - Attendre l’hélicoptère. - Hélicoptère parti ? dit-elle. Elle se remit à sangloter de plus belle. - Parti avec Weng ? - Pauvre petite. Oui. On appela Concepcion et Océane, qui s’exclamèrent. A deux, elles ne seraient pas de trop. Et on leur confia la sauvageonne, à peine entrevue. Milo et Weng Li s’étaient côtoyés très tôt. Parfois rivaux, ils avaient très vite été amenés à travailler ensemble. - Weng Li et Madonna s’aimaient profondément. C’étaient deux être complémentaires. La tête de Komako s’inscrivit dans l’entrebâillement de la porte - Arrive, dit Otar. - Mais, poursuivit Milo, ils rencontraient un problème de sexualité. J’étais au courant. Weng Li ne connaissait de véritable plaisir qu’avec des Asiatiques. A mon sens, rien de racial là-dedans. Question plutôt de gabarit, de technique érotique. Ils pratiquaient, Madonna et lui, des rapports sexuels réguliers, mais son insatisfaction persistait. De son côté, Madonna … Madonna était subjuguée par Otar. Elle n’avait pas pour toi de sentiments véritablement amoureux. - Je ne l’ignore pas - Mais il n’y avait que pendant votre petit cérémonial (fort connu du public au demeurant) qu’elle prenait vraiment son pied. Elle en était très affectée. - Elle n’en montrait rien. - Otar, elle savait aussi que tu ne l’aimais pas d’amour. Que c’était sans avenir. Maintenant que je sais qu’elle avait accepté de partager Weng, je la comprends encore mieux. Mal à l’aise entre deux hommes, déstabilisée. 490 C’est ici qu’intervenait Camille. - Camille était une amie ancienne de Madonna. Une confidente. Elle n’ignorait rien de sa vie privée. Mais l’une faisait une carrière brillante, l’autre restait dans l’ombre. Nous nous sommes trompés. Il y a fort longtemps que le Groupement a dû approcher Camille, pour infiltrer Madonna, et à travers elle Weng Li. Nous n’étions pas à ce moment-là leurs ennemis déclarés, mais ils se méfiaient. Ta désignation, Otar, a constitué une surprise : sinon, ils t’auraient peut-être éliminé avant. C’est l’affaire de la boîte de fruits qui m’a éclairé. On voulait cette fois-ci tuer Weng Li, et rien que lui. Qui savait que lui seul touchait aux litchis ? Quelqu’un qui assistait aux réunions du matin. J’ai sottement soupçonné Maud, tout à l’heure, mais Maud ne connaît pas nos protocoles. En réalité, il y avait longtemps que Camille décrivait au Groupement le détail de nos activités. Madonna était une professionnelle. Même vis à vis de sa grande amie de cœur, elle n’est jamais allée trop loin dans le secret. Elle n’a pas donné les codes, et elle n’a pas parlé des préparatifs du 13 novembre. - Je viens de trouver une lettre, dit Niklaus. - Montre ça, fouille merde. En quelques lignes élégantes, Weng Li s’accusait de l’exécution de Camille, responsable, disait-il, de la mort de Madonna. - Nous ne doutions guère de l’identité du coupable, dit Otar. - Mais Madonna, reprit Milo, commençait à flancher. C’est ici qu’intervient sans doute l’épisode homosexuel. Camille n’avait pas de pratique dans ce domaine. Mais elle était en train de basculer, pour le moins d’aspirer à devenir bisexuelle. Elle se serait volontiers initiée en entraînant du même coup Madonna. Elle en rêvait. Madonna était une hétéro pure et dure, mais elle n’avait pas froid aux yeux. Elle m’avait confié que, vu ses difficultés avec les hommes, une petite expérience de ce type - dont au demeurant elle n’attendait rien - ne pourrait que la distraire. 491 - Je me suis étonné de la grande longanimité de Niklaus vis à vis de Camille, jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait d’une … solidarité militante. - Milo, ou tu fermes ta gueule, ou tu ouvres ton cul. - Bref, l’intrigue se nouait, et les défenses de Madonna flanchaient. Le jour de sa mort, c’est le hasard qui a joué. Nous devions aller inspecter le chemin de ronde, Weng et moi. Au dernier moment, il a dû se pencher sur son matériel électronique. Madonna avait grade de lieutenant colonel et pouvait contrôler des postes de tir. Ca s’est tout de suite mal passé entre nous. Je l’ai de nouveau mise en garde. J’avais déjà un peu travaillé avec Pol, nous cernions Camille, mais sans certitude. Madonna de son côté m’annonçait qu’elle était décidée à en faire son adjointe à part entière, au cas où il lui arriverait malheur, et donc à la mettre au courant de l’opération du 13 décembre. Elles devaient se voir immédiatement après notre inspection, je n’avais plus de temps pour agir. Le ton a monté, puis j’ai battu en retraite, je me suis excusé. Lorsque nous nous sommes penchés par dessus la rambarde, sa tête à dix centimètres de la mienne, j’ai pris mon pistolet et je lui ai tiré une balle en plein front. - Mon Dieu, dit Erika. - Puis j’ai expédié un second projectile dans le mur. Tous les analyses balistiques ont été bidonnées par mes hommes d’abord puis par ceux de Pol sur le continent. Heureusement qu’il s’agissait d’une arme de petit calibre et que tu n’es pas, Otar, un expert en balistique, parce que tu aurais fait la différence entre une balle de sniper et un coup à bout touchant. J’ai fini. J’ai sauvé notre dispositif. Et je le referais si j’avais à le refaire. Otar, je suis à ta disposition pour une mise aux arrêts. En principe, seul un de mes supérieurs peut en décider, nous dirons Ilya. - Milo, Milo, dit Otar. Il se tut un instant. 492 - Voyez vous, quand nous avons accepté cette Mission, et surtout les conditions politiques et morales de cette Mission… - Qui te dit que je les ai acceptées ? fit Erika. - Ah non, ce serait trop facile. C’est aussi dangereux de driver des putains que de faire manœuvrer des chars, et pas plus légal. Ta guerre en dentelles … - Elle ne tue personne. - Qu’en sais-tu ? Attends la fin de l’Histoire. - Tu sais bien que je suis solidaire, dit la jeune femme. A mon corps défendant, mais solidaire. - J’ai, dit Otar, accepté d’envoyer quatre cents personnes dans l’éther. Nous avons tous ensemble fait mourir des palanquées de plus ou moins braves gens. Nous l’avons fait contre nos valeurs, en transgressant la légalité. Et le pire est à venir. Nous sommes entrés dans une spirale qui ne se terminera que par la mort des héros. En clair, en acceptant notre postulat de départ, nous couvrions d’avance tous les débordements. Celui de Milo, au nom de la bonne cause, n’en est qu’un parmi d’autres. - Crois-tu, demanda Niklaus, que Weng s’est douté de quelque chose ? - Weng, dit Milo, était impénétrable. Son attitude à mon égard n’a pas bougé d’un iota. - La formule finale de sa lettre garde cette ambiguïté. Madonna est morte à cause de Camille. Ou il avait tout compris, ou il pensait que le sniper devait l’éliminer précisément parce que Camille avait trop bavardé. - En tout cas, dit Erika, c’est Camille qui est très certainement responsable de la mort de Weng Li. Effroyable vengeance post mortem. - Maud, dit Otar, m’a dit pas plus tard qu’hier de me méfier des ramifications continentales du Groupement. - Otar, dit Milo, il faut que tu veilles bien à te débriefer à chaque fois. Tu dois nous répéter mot par mot tout ce qu’elle t’apprend, jusqu’au moindre petit détail. 493 - En tout cas, dit Komako, voilà une réponse claire à nos propositions de négociation. - Justement. Tu étais au courant, Komako, du meurtre de Madonna par Milo ? - Dans l’instant qui a suivi sa mort. J’ai été horrifiée, mais c’est ce soir là que j’ai compris que notre amour était inexpugnable. Quand Otar entra dans le bureau de Maud, elle eut comme un geste de crainte. Puis elle se jeta dans ses bras et se mit à sangloter. - Je sais ce que tu penses. Ne t’étonne pas de ma science récente, Nat raconte tout sur Radio Villa. Les circonstances de la mort de Klara vont faire un tabac. Ces Angellopoulos sont des chiens. Quant au reste…. Oui, Otar, je savais que l’on préparait quelque chose, mais j’ignorais qui, où et quand. Je n’étais pas inquiète pour toi. Ils veulent te prendre en bon état et te faire subir dix fois pire que ce qu’a vécu ton épouse. C’était le continent qui devait agir. Otar, laisse moi parler jusqu’au bout. Je ne porterai pas le deuil de Weng Li. Cet agent chinois… - Je ne le percevais pas comme intensément communiste. - Il était chinois. - Ca y est, l’ennemi principal est désigné ? Pour vous autres Américains, ce ne sont plus les Russes, ce ne sont plus les Arabes ? Je croyais, moi, que c’étaient les Européens … - Beaucoup trop mous, dit-elle, beaucoup trop chiens couchants. - Parce que tu es avant tout Américaine, n’est-ce pas ? - C’est très compliqué. Oui, je suis Américaine, et je travaille, si on veut, pour les Etats-Unis. Mais je suis née à Mopale, et dans deux familles de dirigeants du Groupement. Je me fiche complètement du Pays. A part sa langue, je n’ai pas grand chose de commun avec lui, et encore suis-je 494 devenue parfaitement bilingue. Oh, éclata-t-elle, nous sommes au troisième millénaire. Ces histoires de nations ne me concernent pas ! je ne te dirai même pas que je suis citoyenne du monde, parce que, la planète, je n’en ai rien à cirer. La seule chose qui fait encore de moi un être humain, c’est mon amour pour toi. Oui, poursuivit-elle, je sais que tu penses que je vous ai roulés une nouvelle fois. Je vais encore m’enfoncer. Quand j’ai su que Weng Li a été empoisonné par ses litchis, je me suis souvenue que Camille nous avait dit que l’assemblée du matin, et toi notamment, n’en preniez jamais. J’étais à cent lieues de penser à ça, mais ça m’est revenu spontanément. Otar... Je suis comme tout le monde, comme toi, même comme Milo avec ses chars. Emberlificotée dans des cordages qui vont finir par tous nous étrangler. - Maud, es-tu en danger ? - A partir de ce jour, nous sommes tous en danger. - Veux-tu que je te garde ici ? - Le plus tard possible, Otar, le plus tard possible. Mais même en me gardant ici, ne pense pas que je vais passer de votre côté avec armes et bagages. L’affaire est toute simple, tu sais : je suis venue ici pour te séduire, j’y ai partiellement réussi, mais tu te gardes bien de me faire l’amour. Moi, je suis prise, rendue. Seule ma formation m’empêche de trahir. Cela dit, si toi, et toi seul, étais en danger de mort, je crois que… je m’arrangerais. Allez, dit-elle, va-t-en. - J’aimerais tant pouvoir te croire, dit Otar avec douleur. 495 Le 12 janvier, il ne se passa rien. La tourmente se préparait, Otar n’en doutait pas. En fait, il était assommé par sa peine. Lorsque le bizjet l’avait amené à Mopale, ils étaient six dans l’appareil, à l’exception des deux pilotes. Et ses quatre compagnons les plus proches étaient morts. Seul le malheureux Panzerdivision avait pour l’instant sauvé sa peau. Klara et Antinous, Madonna et Weng Li … Le chagrin ressenti à la mort de Weng Li était encore une fois de nature différente de ce qu’il avait éprouvé lors des précédents assassinats. C’était un compagnon secret et fidèle, à l’ironie sans méchanceté. La mort de Madonna l’avait renvoyé tout de suite à des images de sexe. Celle de Weng Li lui faisait sentir une absence, un trou dans son quotidien. Le confortait aussi dans son idée qu’ils y resteraient tous, que bien peu d’entre eux rentreraient à Miran. De formation non chrétienne, Otar était insensible aux notions de péché et d’expiation. Ce qu’il avait fait lui paraissait simplement un crachat monstrueux à la face de la démocratie. C’était sur ce plan là que les remords pouvaient l’atteindre. Au plan humain … L’heure n’était plus où il vomissait devant son premier cadavre. On était là pour faire la guerre, et on la faisait. Le choix de l’action seule avait été douloureux. Le seul aspect punitif auquel Otar pouvait peut-être se montrer sensible, c’était la dialectique de la fin et des moyens. A force de bafouer les valeurs basiques, les valeurs se vengeaient. On devenait l’égal des monstres que l’on voulait, à juste titre au demeurant, éliminer. Cela dit, si la morale politique en prenait actuellement un sacré coup à Mopale, on pouvait penser que, une fois le Groupement éliminé, la cicatrisation serait rapide. Au fond, dans la lutte contre le nazisme et le militarisme japonais, la manière n’avait pas toujours été élégante non plus. On avait tué sous les bombes, celle d’Hiroshima comprise, des millions de civils, plus que les camps n’en avaient sans doute anéantis. Mais la guerre finie, la démocratie (à condition de n’y pas regarder de trop près) avait refleuri sur les ruines. L’Exécutif mis en place à Mopale n’avait aucune légitimité. Mais un élan populaire indiscutable le portait. Il n’aurait aucun mal à faire mieux 496 que ses prédécesseurs du Groupement. Des élections ne tarderaient pas. L’île prendrait sa place dans le ronron républicain, quand-même bien préférable à ce qu’elle avait vécu jusqu’ici. Otar n’avait de sympathie particulière pour le nazisme ni pour le stalinisme. Mais il pensait souvent à ce point d’orgue de Stalingrad, où, dans une sorte de jugement de Dieu, les deux dragons impériaux s’étaient affrontés. L’Histoire avait tranché, et cassé les reins à la bête nazie. Il revoyait la jeune terroriste du 13 décembre citant Bismarck. Ce n’est pas par les votes que se résolvent les grandes questions, mais par le fer et par le feu. Par les votes, si, le plus souvent possible. Sinon… on faisait pour le mieux. Le courrier par scooter apporta deux étonnants messages de Pol. Le premier était à la limite de la lisibilité. Il racontait un épisode peu connu de la Révolution russe, l’affaire Kirov. En 1934, Staline avait déjà éliminé ses principaux adversaires. Trotzky en fuite, Kamenev, Zinoviev, Boukharine, Piatakov embastillés, plus personne ne s’opposait à son pouvoir absolu. Or voilà qu’à Leningrad commençait à monter une jeune étoile. Kirov ne se présentait pas comme un ennemi de Staline, mais comme un de ses plus chauds partisans. Beau, bon orateur, il s’était acquis la sympathie des foules. Bien des Soviétiques voyaient en lui un homme qui pouvait peut-être contrecarrer la toute puissance du petit père des peuples. Kirov fut assassiné par la police d’Etat, officiellement chargée de le protéger. Ce qui restait d’opinion publique gronda. Comme Staline avait tous les moyens d’expression en main, il accusa les derniers contestataires du meurtre de son ami Kirov et se livra à leur égard à une répression sans rivages. Double coup gagnant. Eliminer le dernier rival et liquider ce qui pouvait rester d’opposition. 497 Le message n’était quand-même pas si abscons que ça. Quelle vilenie, car on était désormais dans le domaine exclusif de la vilenie, préparait ce cher Pol ? On le saurait sans doute rapidement. Le second dossier était plus étonnant. Monaco avait eu décidément une jeunesse agitée. Il en restait, outre les dettes de jeu, une trace soigneusement cachée, et que Pol avait fini par découvrir. Une fille, de père peu recommandable. Cette chère Alexandrine avait élevé sa petite dans le secret absolu. C’était actuellement une belle jeune femme, mariée et mère de deux enfants. Pol avait donné le choix à sa collègue du Directoire. Ou manger désormais dans sa main, et recevoir, en plus d’un silence garanti, de larges subsides qui mettraient définitivement cette chère petite famille hors du besoin. Ou alors… - Mais vous être pires que les gens du Groupement ! avait hurlé Monaco. - Oui, avait dit Pol Angeroli, nous sommes meilleurs qu’eux. Au plan de l’efficacité, j’entends. - Mais ils vont me tuer ! avait crié Monaco. - C’est un risque à courir. Je pense que nous les éliminerons avant. Tu n’es pas un objectif prioritaire. Voilà où je veux en venir. J’ai lieu de penser qu’un nouveau vote pourrait avoir lieu dans quelques jours sur le rappel d’Otar. Et ça ne m’arrange pas qu’on me le fasse revenir trop vite. Je compte sur ta voix. - Je n’y comprends rien, dit Monaco. C’est déjà moi qui ai porté le chapeau pour le premier vote. J’ai beau tourner et retourner la question dans ma tête, il faut bien admettre que c’est Palika qui a voté pour Otar. - Ecoute moi bien. Palika est devenu complètement sénile. Tu ne t’en étais pas aperçue ? Il s’est trompé de jeton. Il répète partout qu’il a bien voté contre Otar, et il en est convaincu. Si on revote, il ne se trompera pas une seconde fois. J’ai donc besoin de ta voix. Capito ? Tu as bien assuré le choc la première fois, et le Groupement ne t’a pas encore exécutée, que je sache. Tu le supporteras bien une seconde. 498 - Et s’il se trompe une seconde fois ? - Eh bien, ça fera quatre voix. Mais il ne se trompera pas. Un court message, joint à l’envoi, indiquait que Xi Xi (c’était le nom de la charmante enfant), était déjà repartie pour la Chine. Elle avait fait la meilleure impression sur Pol, qui avait même tenté de la retenir en France. Elle avait laissé pour la Dream Team une longue lettre manuscrite, dont la traduction était jointe. Elle remerciait toute l’équipe pour la manière dont elle avait été traitée (avec une mention spéciale pour Erika, qui n’avait pas abusé de sa supériorité dans les arts martiaux). Ce qui l’avait presque envoûtée, c’était le chagrin du groupe. Vous aimiez Weng Li comme je l’aimais, ajoutait-elle, et ç’a été un réconfort pour moi. Elle terminait en disant que son avenir était en Chine, mais qu’elle allait apprendre le français, et quelle reviendrait un jour dans le Pays comme simple touriste. Otar tournait en rond. - Il faut que je retourne davantage sur Radio Villa, disait Nat Lacourière. Les gens me réclament. - Vas-y. - Je n’ai pas le temps. - Tu vas me faire pleurer. Tu es chef de gouvernement, ou non ? Allez, allez. - Trois maires de villes moyennes ont démissionné, dit son interlocuteur. Nous avons commencé à nous installer dans les mairies. Quand au Bureau du Conseil Régional, il a émis un vote de protestation, qu’aucun média ne répercutera, et il a disparu sous terre. Les deux médecins militaires de Milo rôdaient. - La petite dame Krazkowiak … belle santé, belle musculature… est-ce qu’elle ne serait pas un tout petit peu enceinte ? - Elle y pense, dit Otar. 499 - Des émotions comme celles d’hier… Rien ne presse, mais si nous restons encore là quelques temps, nous ferons venir un gynécologue. - Merci. Nous ne devrions pas trop traîner ici. Mais vous aurez sans doute … un peu de travail avant notre départ. - Je voyais bien ça comme ça, dit un des deux toubibs. Jamais un de nos blessés n’a été molesté à ce jour à l’hôpital de Mopale. Mais en cas de … mouvements d’envergure, ne serait-il pas possible de prendre le contrôle des locaux hospitaliers dès le début des opérations ? Nous soignerions bien entendu aussi les blessés du camp adverse. Nous avons été amenés à prendre contact avec les chirurgiens qui opèrent là-bas. Beaucoup doivent tout au Groupement, qui a financé leurs études. Mais une bonne partie d’entre eux ne seraient pas hostiles au changement. - Vous ne pouviez pas me parler de ça plus tôt ? - Mais je suis tout petit, moi, dit son interlocuteur. Je ne me mêle pas des questions de haute politique … - Il faut voir Nat tout de suite ! Un professeur de médecine de Mopale membre de l’Exécutif provisoire… Maud paraissait morose. - Tu as activé les triades, n’est-ce pas ? Tu sais que ces gens là sont pires que nous ? - Les maoïstes, qui ne sont pas ma tasse de thé, avaient mis en exergue la notion d’adversaire principal, contre qui toute alliance, de quelque nature que ce soit, était permise. - Vous en êtes là ? - Après la mort de Weng, oui. Mon projet de fuite en commun tient toujours ? - Tu y penses encore, Otar ? Tu ne l’as pas oublié ? Tu m’aimes donc quand-même un peu ? - Oui, dit-il. Tu sais que je suis tout près de te consommer ? J’avais mis trois conditions. La première était que tu sois consentante, non 500 par système, mais dans ta chair et dans ton sang. La seconde était que tu me dises… - …Je t’aime, Otar, prends moi. - Et la troisième était que j’arrive à y croire. Je dirais que nous en sommes à deux et demi. La consommer … Le désir sexuel fuyait hors de lui comme d’une blessure. Sa virilité n’était pas entamée. Les prouesses techniques d’Océane trouvaient en face d’elle un partenaire très prompt à l’action. Mais la libido, le désir absolu des femmes, avait chu chez lui de manière pyramidale. Houspillé par la Chambrière, il réagissait, mécaniquement. Sinon … Il ne touchait plus guère à Erika, ce qui arrangeait bien la jeune femme, toute à son rêve de maternité, auscultant son corps à tout moment, pour l’instant future mère et plus du tout amante… Et pourtant, Otar pensait au jour où Maud serait enfin sa maîtresse, où son barrage mental céderait, comme à une entrée au Paradis. Il y pensait… mais dans ses bras, pendant leur échange de baisers quotidiens, il ne se montrait pas ému. 501 Palika Lederer allait acheter sa baguette du déjeuner, ce qu’il faisait chaque fois qu’il en avait l’occasion. Palika était un chrétien authentique. Il croyait profondément dans les dogmes fondamentaux du catholicisme. Sa formation familiale l’avait amené à se rapprocher des intégristes, mais pour des raisons idéologiques très solides ; ce n’était pas un extrémiste. Il avait été effrayé par la montée de l’athéisme marxiste, par la déchristianisation de la société, plus récemment par les progrès de l’islamisme. Il éprouvait le besoin de s’arc-bouter sur des fondements immémoriaux. Il ne reconnaissait d’autres mérites à la messe en latin que d’être ancrée dans vingt siècles d’Histoire. Il n’appartenait pas aux grandes familles du Groupement, mais il avait vu dans ce mouvement une force de résistance, d’équilibre social. Comme en franc maçonnerie, il avait gravi les échelons de la hiérarchie, jusqu’à accéder au saint des saints : c’était un des cinq du Pentagramme. Il ne comprenait pas qu’on mélangeât les questions de sexualité avec la religion. Certes, ç’avait été un trait de génie du christianisme primitif, à une époque où l’Empire romain s’effondrait, où la société tout entière s’interrogeait sur ses valeurs, sur son devenir, d’opter pour la cellule familiale et le respect du mariage monogamique, c’est à dire de refonder un monde compréhensible. Mais par la suite … Que d’erreurs avait commis l’Eglise en intervenant dans les pratiques sexuelles du siècle ! Que d’erreurs renouvelées, au point d’en devenir exponentielles … Il est vrai que les musulmans, de leur côté, en rajoutaient dans la caricature, mais c’était une bien piètre consolation. Responsable de nombreuses organisations, caritatives ou simplement spirituelles, Palika avait en horreur les pharisiens, les culs bénits, les bigotes. Il avait défloré lui-même plusieurs vierges mûres, et se réjouissait de leur effroi mêlé de plaisir. Les invocations sataniques (Palika ne croyait guère au diable) n’étaient là que pour ajouter à leur confusion mentale. Ces malheureuses créatures le satisfaisaient au demeurant bien moins que les 502 escort girls slaves, âgées en général de vingt cinq ans, blondes au corps dur, dont il usait avec régularité, cette pratique se faisant toutefois normalement plus rare avec l’âge. Il était ennuyé d’avoir été découvert, mais pas catastrophé. Pol, qui se débattait avec ses propres problèmes, n’était pas un homme à insister làdessus. Quant à son vote favorable à Otar, le Groupement n’y attacherait pas une importance particulière. Le Groupement avait avec Otar un contentieux de sang, mais il ne souhaitait pas l’éliminer dans l’immédiat. L’affaire tournait mal, et Palika balançait. Tout avait basculé avec la liquidation d’Alfredo Frascati dans l’explosion du 13 décembre. Alfredo était pour le Pentagramme un bon président, qui faisait l’unanimité sur son nom. Il avait su, après l’assassinat incongru du Président du Pays, rectifier le tir, rétablir la ligne, phagocyter les commandos Upsilon, arrondir les angles. Il s’apprêtait à ouvrir avec l’équipe d’Otar une négociation globale. Son premier contact avec Milo Glaser, à Vala, lui avait laissé une impression favorable. Mais le temps lui avait manqué pour persévérer. Il n’y avait plus d’homme chez les Frascati pour lui succéder. Sa petite cousine proposait une ligne new look à faire frémir, et on la soupçonnait de travailler plus ou moins directement pour les Américains. Et ce n’était qu’une nana, à la fin des fins. Palika l’aurait mieux vue dans son lit qu’à la table de négociations, et son genre de rigorisme n’avait pas saisi qu’on pouvait éventuellement conjuguer les deux. Il se plaçait actuellement à la charnière des faucons et des colombes, situation instable, voire intenable. Il ne pensait pas qu’il y ait urgence à liquider Otar. Otar n’était qu’une marionnette de Pol Angeroli et de son âme damnée Gwennaele Stabon, qui tenait l’armée. C’est sans doute elle qu’il aurait fallu éliminer en premier, mais élue au Directoire, elle devenait presque intouchable. Milo Glaser était dangereux par sa détermination et son tempérament de fonceur, mais il restait tributaire des moyens qu’on lui allouait. Le Groupement n’avait pas vu venir le coup du 13 décembre, lui-même avait été endormi par Otar. La création de l’AGAR était un autre trait de 503 génie ; elle faisait encore plus de dégâts que l’explosion. Au fond, peut-être aurait-il fallu contrer Otar dès son arrivée à Mopale. Palika Lederer adorait la rue de Miran. A cette heure ci, la circulation n’était pas considérable, une foule très mêlée se promenait sur le trottoir, de ce petit pas vif des gens de la capitale. Un scooter transportant des pizzas slalomait, la queue de cheval de la fille qui le conduisait battait sous son casque. Le soleil de janvier n’était pas bien chaud, mais il apportait en cette fin de matinée son obole de lumière. C'étaient aussi les Angellopoulos, ces chiens enragés, qui mettaient l’avenir en péril. On ne sauverait pas toutes les positions du Groupement. Il était déjà trop tard. Faudrait-il capituler en rase campagne ou montrer ses muscles ? L’exécution réussie de Weng Li ouvrait peut-être la voie. Pat Lacourière, Niklaus Ossorovski, le dangereux commandant Dupont pourraient suivre. On avait encore des amis sur le continent. Palika s’arrêta pour traverser, et laissa passer une petite Fiat rouge, un utilitaire Renault, une moto dont les deux occupants, en casque intégral, respectaient strictement la limitation de vitesse. Les deux motards tirèrent chacun deux balles avec un revolver de gros calibre, visant la tête et la poitrine. Le corps désarticulé de Palika Lederer s’affaissa sur la chaussée. Pol Angeroli parla à vingt heures sur toutes les chaînes de télévision et de radiodiffusion du Pays. Ses concitoyens le voyaient pour la première fois depuis qu’il occupait ses fonctions dirigeantes. Il expliqua que sa mission ne concernait pratiquement que le sort de Mopale. Depuis deux mois, le Parlement s’était certes abstenu de tout vote sur des réformes fondamentales, mais les ministres avaient exercé normalement leurs fonctions sans entraves. Son intervention eut donc été inutile, voire déplaisante. La situation à Mopale avait évolué de manière contradictoire. Les Etats généraux avaient connu un succès retentissant, qui n’était sans doute pas étranger à l’attentat du 13 décembre. L’infiltration par les maffieux des 504 propres services de l’Envoyé, la minutie de l’organisation du massacre ne laissaient que trop entrevoir la détermination du Groupement. L’assassinat de Palika Lederer montrait qu’après divers atermoiements c’était la ligne dure qui l’avait emporté chez ceux qu’il fallait bien maintenant désigner comme des ennemis. D’ailleurs, Palika Lederer lui-même était un spécialiste des affaires du Groupement, et il avait récemment tenté plusieurs approches. Ce qui donnait à son assassinat un sens tout particulier. Car la date ne procédait pas non plus d’un choix aléatoire. 13 décembre, 13 janvier, c’était un rapprochement quand-même un peu spécieux. En fait, un grand mouvement d’opinion, dirigé par des hommes comme Nat Lacourière, était en train de se dessiner, symbole de l’explosion de l’exigence démocratique. Il était susceptible de régler sans nouvelles violences la situation dans l’île. Le but des maffieux était très clairement d’entraver cette évolution. - Pour la seconde fois, conclut Pol Angeroli, un membre du gouvernement du Pays est tué au service de la République. Je vous préviens que nous allons frapper. Les modalités de notre action ne sont pas encore arrêtées. Il faudra sans doute plusieurs jours avant qu’elle ne soit visible. La population de Miran et de l’ensemble du Pays ne doit pas craindre de débordements. Nous n’avons aucune raison de placer des chars devant les monuments publics. Mais je souhaite simplement qu’elle soit convaincue de la détermination de ses chefs. Maud faisait grise mine. - C’est incompréhensible, disait-elle. Le Groupement n’a pas tué Palika, même si c’était lui qui t’avait sauvé la mise. Donc, c’est Pol. Mais alors, c’est un complot pour nous exterminer. Tu es au courant, Otar, n’estce pas ? Affaire Kirov. - Je ne dis pas que ce n’est pas Pol, fit Otar, mais je t’assure bien que je n’étais pas au courant. 505 - Au fond, dit-elle durement, Nat Lacourière et le commandant Dupont aux affaires, Milo, Soleïman et Florimond tenant le bâton, Pol et Gwennaele passant directement à l’action … on n’a plus besoin de toi. - J’en serais si heureux… Tu sais, l’affaire Weng Li a déplu à Miran. Ca a pu être l’élément déclencheur. Ils se turent l’un et l’autre, se regardèrent, et se sourirent pauvrement. - C’est merveilleux, dit-elle … - … que notre amour soit encore là. L’affaire de Mopale occupait désormais les colonnes de la presse internationale. C’étaient surtout les Européens qui montraient leur inquiétude. Plusieurs quotidiens estimaient que le Pays aurait du mal à éviter une situation de type basque ou irlandais. La prise de pouvoir par l’Exécutif provisoire à Sainte Croix était diversement appréciée. Certains journaux n’en parlaient même pas. Plusieurs au contraire y voyaient un événement positif. On s’interrogeait sur Otar. Amorçait-il sa retraite ? Quelle avait été son ambition réelle pendant sa Mission ? L’opération de police de Florimond des Echauguettes avait plutôt intéressé les chroniqueurs spécialisés. On notait que des forces sous commandement suprême de l’OTAN avaient été engagées, qu’il y avait là une sorte de précédent. D’une matière générale, la mort de Palika Lederer avait totalement occulté celle de Weng Li. Le Groupement était unanimement rejeté ; beaucoup d’observateurs estimaient sa fin prochaine. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de filet regroupant les différentes polices du Pays frappa les milieux maffieux continentaux. Dès la mort de Weng Li, Otar avait accepté que tous ses services de l’Intelligence passent sous les ordres de Milo, c’est à dire de Pol. On avait eu vingt quatre heures pour recouper tous les fichiers. Il y eut plus de mille 506 arrestations, dont 850 furent maintenues. La purge surprit par les milieux qu’elle touchait. Plus de vingt parlementaires furent inquiétés, malgré l’immunité dont ils disposaient. Une centaine de hauts responsables militaires, deux cents dirigeants politiques sans mandat électif, une centaine de journalistes goûtèrent aux joies de la mise en examen. Il est vrai que dans beaucoup de milieux on avait cru comprendre qu’on disposait d’un délai de grâce. Des perquisitions nocturnes menées par les cellules antiterroristes apportèrent un butin accablant. Des armes individuelles, tout d’abord, dont une bonne moitié détenues sans permis, ce qui autorisa des inculpations immédiates. Des relevés de comptes fort douteux. Des correspondances personnelles plus que compromettantes. Les disques durs des ordinateurs renfermaient une véritable manne, qu’on commençait seulement à exploiter. Les choses allèrent plus loin. Une centaine de personnalités, dont certaines de premier plan, prirent l’avion et le train avec un aller simple. Quelques unes furent installées de force sur leur siège, et se félicitèrent même que la vindicte des autorités s’arrêtât là. L’équipe responsable du meurtre de Weng Li fut identifiée, et passa des aveux complets. Au matin, les six principaux dirigeants de l’entreprise importatrice de litchis périrent de manières variées. Pol, prévenu, s’en lava les mains : règlement de comptes intra-communautaire, très vraisemblablement. De toute manière, les médias n’en furent pas informés. Les documents saisis montraient aussi que le Groupement avait conscience d’avoir manqué la bataille des médias. Il s’apprêtait à ouvrir ses propres sites Internet. Il envisageait clairement d’acheter des plumes complices dans les grands journaux internationaux, essentiellement en Europe. Il lui fallait de toute urgence trouver un moyen de s’exprimer sur Mopale, où il était désormais totalement muet. Le zèle des enquêteurs alla jusqu’à interpeller deux des Femmes de ménage du 13 décembre, qui avaient cru pouvoir se planquer sur le territoire national, et qui étaient maintenant dans les mains des services spéciaux. 507 Le 14 janvier, tandis qu’Otar se rendait chez Maud, Milo, Erika et Niklaus se réunirent secrètement. Initiative qui leur eut paru invraisemblable quelques temps plus tôt, mais l’accélération de l’histoire la rendait nécessaire. L’objet de la rencontre était gravissime. Que faire de Maud ? - Je suis la plus ennuyée pour en parler, dit Erika. Je ne le tenais déjà pas beaucoup, mais elle me l’a pris. Je lui porte un amour profond, je m’en convaincs jour après jour davantage. Je pense que j’attends un enfant de lui. Silence, je vous en prie, nous serons rentrés à Miran ou morts bien avant que cette grossesse ne me handicape. Je sais depuis longtemps qu’Otar ne me rend pas mes sentiments, mais j’ai pensé qu’il y avait assez entre nous pour que nous vivions ensemble. Nous l’avons envisagé. Je me serais contentée d’attentions moyennes, et j’aurais accepté ses incartades sexuelles. Je suis suffisamment équipée moi-même – elle agita le torse- pour me donner un peu d’air si ses galipettes m’énervent. Désormais, il est fou de cette fille, qui n’est même pas sa maîtresse, car c’est vrai, il ne la touche pas. Je ne la juge pas dangereuse politiquement : il tient absolument à la réussite de sa Mission, et ne lui confiera pas le peu de secrets que nous détenons encore. Je l’aurais volontiers tuée de ma main à plusieurs reprises, et notamment avant-hier. Je pense qu’elle était plus ou moins au courant de l’opération Weng Li. Mais, et c’est idiot, j’ai peur de causer une immense peine à Otar. Finalement, je suis assez bonne fille. Le fait de porter la vie me rend encore plus indulgente. Et je ne suis pas convaincue qu’il faille la tuer. - Moi non plus, dit Milo, mais pour d’autres raisons. Je suis persuadé qu’elle a des contacts avec les milieux les plus élevés hiérarchiquement du Groupement. A mon avis, le Pentagramme doit être démasqué, et ses cinq membres – s’ils sont bien cinq car je m’attends à toutdoivent être liquidés physiquement. La paix n’est qu’à ce prix. Tant qu’elle est vivante, nous avons une chance de remonter la filière, car il faut bien dire que nos autres contacts sont désormais inexistants. La filière Oswaldo 508 Marini-Fizzi ne donne rien. Concepcion s’en veut mortellement, et elle a bien tort : ce tapir est particulièrement méfiant, et nous ignorons son influence exacte. Il faut garder Maud vivante. Il va d’ailleurs peut-être falloir bientôt la bloquer ici. Je crois à sa sincérité quand elle dit pis que pendre des Angellopoulos. Ils sont capables de tout. D’où hélas ma dernière question. : jusqu’où devons nous aller avec elle ? - Oh non, dit Erika. Pas la torture quand-même ! - Si elle nous livrait d’un coup le schéma du Pentagramme ? - Je te pose la question autrement, dit Niklaus, qui intervenait pour la première fois. Es-tu prêt à le faire de ta main ? - … Non, murmura Milo. - Moi non plus. - Mais, dit Milo, j’ai des gens qui … - Vilaine réaction de militaire. Ou tu mets tes blanches mains dans son sang… ou tu ne souilles pas une autre conscience. - Je n’en attendais pas autant … dit Erika. - D’un flic ? Merci. - Je ne parle pas de véritables tortures physiques, dit Milo. Mais on pourrait utiliser le détecteur de mensonge … le penthotal… - Le détecteur de mensonge te prouvera qu’elle ment, mais ne te donnera pas de noms. Les aiguilles s’affoleront, tu auras la preuve de sa duplicité, pas plus. Le penthotal… elle a subi les entraînements de la CIA. Elle sait établir des barrières mentales. Elle peut divaguer des heures sans te dire l’essentiel. - Malgré ton amour pour Komako, elle ne te fait pas un peu envie, Milo ? - Seule Komako compte pour moi. Mais enfin, au milieu de ce bouquet de fleurs qu’est la Dream Team, nous avons deux femmes encore plus belles que les autres : Erika et Maud. Et Otar les a toutes les deux. - Tu me torturerais aussi, mon petit Milo ? - Je ne comprends pas ta question. 509 - Malgré vos blindés, tout ne vous est pas acquis, cher colonel Glaser. Allez, tu as un peu dérapé, mais avec dans une réunion aussi tordue que celle que nous tenons, ça devait arriver. Je ne laisserai personne toucher à un cheveu de Maud. Dans la partie Est de l’île, les insurgés continuaient à progresser. La plupart des maires avaient déserté leurs hôtels de ville. Certes, les militants de l’AGAR ne les occupaient pas tous, et personne n’osait pour le moment s’asseoir dans les fauteuils des premiers magistrats. Les services municipaux fonctionnaient encore à peu près, c’était l’essentiel. La côte Est abritait d’innombrables petites stations vouées à un tourisme relativement populaire. A cette époque ci de l’année, on n’y trouvait globalement que des retraités. Ceux-ci représentaient une curieuse clientèle. Très soucieux de leurs bilans sanguins et de leurs échographies, ils se moquaient par contre assez largement de leur sécurité. Peut-être l’approche de leur fin de vie les rendait-elle moins regardants. Bref, ils étaient encore là pour la plupart, alors que le grand tourisme avait déserté Sainte Croix. Pour tout dire, un certain nombre d’entre eux faisaient déjà le coup de feu, à soixante quinze ans. Les cafés, restaurants, hôtels, cinémas, piscines, bowlings étaient tous tenus par des maffieux. L’AGAR donna l’ordre de n’en dégrader aucun, fussent-ils dirigés par les pires des canailles. On verrait un peu plus tard. Par contre, les amis de Nat Lacourière établirent des listes précises de ces prestataires de service. Quelques-uns étaient des membres militants du Groupement. D’autres se contentaient de se taire. L’AGAR commença à leur recommander de ne plus payer l’impôt révolutionnaire. Que serait la vie sans le racket ? Dans certaines localités, les maffieux avaient du mal à venir régulièrement relever les compteurs. Les routes devenaient peu sûres. Les commandos aguerris de Florimond avaient fait sauter quelques voitures. Quand l’encaisseur ne s’était pas présenté à la date prévue, puis avait 510 encore fait défaut le lendemain, cela donnait des idées aux foules. De tels comportements, s’ils ne sont pas brisés dans l’œuf, font boule de neige. L’espoir, tout simplement, naissait. Dans l’Ouest, le Groupement s’était retiré des abords des terres de Monsanto. Les Drabovic venaient de vendre cent mille hectares à une société mixte composée de la transnationale United Foods et d’un fond commun de pensions de l’Illinois. Ce qui provoqua une protestation de Nat Lacourière. - Nous ne détruisons pas le Groupement pour voir arriver des colonisateurs, dit-il. Chacun sait que les Américains ont de hautes visées sur les terres de Mopale, pour y pratiquer différentes expérimentations agricoles en milieu méditerranéen. Nous allons devenir un des dépotoirs écologiques de la planète. Otar demandait d’être patient, ressortait son argument de l’ennemi principal, expliquait à Nat que dès qu’ils seraient les maîtres, ils pourraient légiférer. - On voit bien que ce n’est pas ta patrie, répondit assez sèchement Nat Lacourière. Les nouveaux arrivants payaient les ouvriers agricoles 30% plus cher que les maffieux, ce qui leur laissait encore d’assez jolis bénéfices. De la même manière, et sans concertation, la situation évoluait dans les deux casinos tenus l’un par la maffia ruse, l’autre par les triades chinoises. On n’y traitait pas mieux le personnel, mais les salaires avaient été ajustés sur ceux d’autres îles méditerranéennes. L’économie tuait le système encore plus sûrement que la politique. L’équipe de télévision qui devait réaliser un feuilleton sur Klara piaffait. Otar n’était pas disponible. S’il confirmait ses promesses orales, il refusait de s’engager sur quelque calendrier que ce soit. Les cameramen tournaient, fleur au chapeau, se risquaient dans les mauvais quartiers de Sainte Croix. Un jour, on leur cassa tout leur matériel, et trois d’entre eux repartirent pour Miran en avion sanitaire. Ce qui leur donna une vision élargie du reality show. 511 Dans la nuit du 15 au 16 janvier, des unités du Groupement venues tout spécialement de l’Ouest attaquèrent les piquets de grève des trois journaux dont les maffieux contrôlaient ordinairement la direction. Bien équipés, bien entraînés, en vareuse écussonnée, ces hommes tranchaient avec la vermine qu’on voyait effectuer des rodéos dans les quartiers chauds de Mopale. Le premier journal tint un quart d’heure, puis tomba dans les mains des assaillants. La plupart des occupants parvinrent à se replier sur le second quotidien, et allèrent ainsi renforcer ses défenseurs. La bataille fut alors beaucoup plus rude. Les maffieux avaient visiblement fait venir leurs hommes de fort loin. Ils ne disposaient pas d’effectifs suffisants pour mener trois attaques simultanées. Ils pensaient aussi que leur première intervention sèmerait la terreur et qu’ensuite, la libération des deux autre journaux ne serait qu’une promenade militaire. Ils durent déchanter. Accrochés tout le long de leur parcours par des tireurs improvisés, ils se heurtèrent cette fois-ci à une forte résistance. L’AGAR avait mobilisé ses jeunes adhérents. Ceux-ci firent face courageusement, et se battirent pied à pied, mêlés aux milices anarchistes. Les locaux du journal furent endommagés. Il faudrait plusieurs jours pour remettre en route les installations. Les maffieux s’emparaient d’une coque vide. Ils triomphaient cependant. Leurs pertes étaient très faibles, et c’est en vainqueurs qu’ils se présentèrent devant Méditerranée. Ils trouvèrent là plusieurs centaines de volontaires de l’AGAR, les sections du syndicat du livre, les militants du Comité de Défense du quartier des Docks, et cinq véhicules Toyota commandés par Volker Fromentin. La bataille fit rage pendant plus d’une demi heure. Les attaquants avaient reçu en renfort deux canons de vingt millimètres. Un Toyota prit feu dès les premiers échanges. Un second fut détruit un peu plus tard. 512 Milo, privé des services de Weng Li, et de ceux de Niklaus, qui œuvrait à la Fournaise, avait fait une erreur d’appréciation. Il avait fait une seconde erreur en agissant seul, et en laissant dormir Otar. Quand celui-ci déboula dans son quartier général, les échanges furent frais. Les renseignements venus du terrain étaient tout sauf bons. On reculait, avec de lourdes pertes. Quant Otar demanda l’intervention urgente des hélicoptères d’assaut, Milo répondit qu’il les gardait pour des opérations ultérieures, et qu’il craignait de manquer de munitions. Il fallut se rendre à l’évidence : la place allait être perdue. Les ouvriers du Livre décidèrent alors, la mort dans l’âme, du sacrifice suprême : détruire l’outil de travail. Ils firent sauter les imprimeries et abandonnèrent le bâtiment. On eut une seconde d’espoir en fin de nuit. Profitant du fait que les maffieux avaient dégarni leurs arrières, des groupes hétéroclites reprirent le premier journal que les assaillants avaient conquis presque sans coup férir. Ils s’y maintinrent une demi heure, puis cédèrent de nouveau la place. Vers huit heures du matin, alors que le jour se levait, on vit avec surprise les forces du Groupement reconstituer leurs unités, et, sans un mot, sans un regard en arrière, repartir vers l’Ouest, en abandonnant le champ de bataille. Pol Angeroli et Florimond des Echauguettes étaient intervenus. Des Rafale survolaient en rase mottes les grandes propriétés agricoles de l’Ouest. Les chars de la base de l’OTAN étaient sur le départ. Les pertes étaient très lourdes : plusieurs centaines de victimes de chaque côté. Pour la première fois, celles des maffieux étaient inférieures à celles du camp opposé. On eut toutefois une petite consolation : le corps de Rocky Angellopoulos était resté aux mains des brigadistes du port. Les dégâts collatéraux se montraient heureusement limités, la bataille s’étant concentrée autour des journaux. Mais une dizaine de civils au moins avaient été tués. 513 L’image d’une prise en pouvoir en douceur, sans guerre civile, risquait de voler en éclats. A huit heures trente, la colonne maffieuse en bon ordre se replia vers l’ouest. Deux des journaux visés étaient ingérables. Le troisième - celui que l’attaque avait traité en premier - paraissait intact. Mais on ne savait trop qui le contrôlait désormais. Les soldats du Groupement étaient partis, mais les milices n’avaient pas réoccupé les lieux. Sous les ordres de Cluster Aloha, le Groupement disposait d’assez de journalistes pour fabriquer un quotidien en quelques heures. Mais pas un seul ouvrier du livre ne se présenta. Par conviction ou sous la pression, personne ne vint travailler ce matin là. A neuf heures trente, Otar convoqua la Dream Team. Il se livra à un véritable appel, pointant les présents. Erika, Concepcion et Océane, Milo, Komako, Fromentin et Soleïman ; Niklaus ; Nat Lacourière. - Je me suis entretenu avec Pol Angeroli et Gwennaele Stabon pendant plus d’une heure cette nuit. A cinq heures et demie du matin, j’ai présenté ma démission au Directoire. Si elle avait été acceptée, vous seriez tous en train de faire vos cartons, et Milo pourrait donner un dernier baiser à ses hélicoptères. La situation politique a évolué à Miran. Le Parlement s’est réuni cette nuit en séance extraordinaire. Il a reconduit l’équipe du Directoire à une courte majorité, ou plus exactement il lui a donné quelques jours de sursis. Une réunion solennelle aura lieu le 24, et elle enterrera l’expérience. Un gouvernement provisoire dirigé très vraisemblablement par Valérie Dimitrescu sera mis en place, et préparera de nouvelles élections. Dans le meilleur des cas nous avons huit jours. Le Directoire étant ainsi maintenu sous respiration artificielle, il fallait le compléter après la disparition de Palika Lederer. C’est une des personnalités les plus incontestables, les plus intègres aussi, de la démocratie chrétienne, qui va le remplacer. Ce Directoire new look doit se réunir après-demain 18 pour régler le problème de l’Envoyé. Le régler par l’élimination du personnage. Pol Angeroli 514 pense, contre toute vraisemblance, que ce vote me sera de nouveau favorable, et que nous gagnerons ainsi quelques jours. Il faut bien comprendre que Pol et Gwennaele sont désormais placés sur un siège éjectable, et que le principal objectif pour eux est de négocier harmonieusement leur départ sans avoir à rendre de comptes trop précis par la suite. Milo prit un petit air malin. - Je n’ai retiré ma démission que lorsque Pol Angeroli a confirmé mes pleins pouvoirs. Je ne tolérerai donc désormais aucune atteinte à mon autorité. La perte de Madonna et de Weng Li, qui étaient mes deux principaux adjoints, m’a considérablement affaibli. J’entends qu’on n’en profite pas. Je vous soumets donc le nouvel organigramme de la Villa. Erika sera ma secrétaire particulière, et gérera tous les problèmes d’organisation interne. Océane est chargée de nos relations publiques, et notamment de nos contacts avec l’extérieur. Concepcion prend la direction de radio Villa, avec Rouletabille comme rédacteur en chef. Ma maison militaire est réorganisée. Milo Glaser est mon attaché militaire. Il a, sous mon autorité, la haute main sur notre potentiel militaire. Sur le terrain, c’est par contre, le général Ilya Soleïman, le plus haut gradé de nos unités, qui prend le commandement de nos forces. Son expérience, son courage, l’en rendent parfaitement capable. Komako est chargée de la gestion de tous les personnels militaires. Si ces fonctions interfèrent un peu avec celles d’Erika, c’est cette dernière qui aura barre sur notre jeune amie. Le capitaine Fromentin est chargé, sous les ordres du général Soleïman, de la défense intérieure de la Villa. En clair, il doit répondre à toute offensive adverse du type de celle de cette nuit. L’indispensable Niklaus reste chef de notre police. Il coordonnera ses efforts avec le commandant Dupont pour harmoniser son action avec celle de la police officielle de Mopale. Plénipotentiaire sur l’île, Otar Strabelstrom est d’office le Protecteur de l’Exécutif provisoire. Celui-ci ne pourra se réunir hors de sa présence et il disposera d’un droit de veto sur toutes ses décisions. Cet Exécutif reste bien 515 entendu dirigé par Nat Lacourière. Il devra être élargi dans la journée au chef de service de cardiologie de l’hôpital de Mopale. Ca aurait dû être fait hier, Nat. Nous n’avons pas de contact avec les maffieux. Les derniers cadres qui leur restent sont apparemment les plus enragés. Mais l’ensemble du corps médical de l’île a pris les décisions qui s’imposent. L’hôpital central de Sainte Croix passe sous notre contrôle. Ilya devra y déployer des forces dans la journée. Les cliniques privées de la ville –de fort bon niveau d’ailleurs- recevront les blessés du Groupement, qui a pour charge d’en assurer discrètement la sécurité. Milo ne souriait plus. Blême, il se mordait les lèvres. - Voici maintenant la stratégie que j’ai adoptée. Notre position internationale est bonne partout, sauf dans le cadre de l’Europe unie. La Pologne mène la charge contre nous. Elle a découvert que le Groupement défendait les valeurs chrétiennes, et elle souhaite contre toute vraisemblance politique le protéger bec et ongles. Elle a dans un premier temps obtenu une réunion de la Commission de Bruxelles pour le 27 janvier. Celle-ci doit, selon un décompte approximatif des intentions de vote, porter condamnation de l’action du Pays dans l’affaire de Mopale. Toutefois, la réunion ne pourra avoir lieu ce jour là comme prévu. Les Slovaques organisent des élections municipales partielles, et le parti au pouvoir au Danemark tient congrès. La réunion a donc été remise au 4 février. Autrement dit, nous nous en tapons. A ce moment-là, nous serons tous morts, et les chefs du Groupement aussi. Nous avons huit ou neuf jours pour agir. Il va falloir remonter la pente après l’effet catastrophique des combats de la nuit. Je propose donc, pour affermir le moral des troupes, d’engager dès aujourd’hui une action de représailles ciblée sur les Angellopoulos. J’ai besoin cet après-midi de trois hélicoptères d’assaut, et je les aurai. Ensuite, l’action commencée dans l’Est de Mopale doit être menée à son terme. Un pouvoir civil doit y être installé à 516 tous les échelons, l’impôt révolutionnaire doit disparaître. Le tourisme doit continuer à s’exercer normalement. A la fin des fins, une action militaire brève sera menée en quelques heures contre les deux foyers de résistance de l’île. Les forces armées de Milo, sous les ordres de Soleïman, réduiront le quartier de La Fournaise. La partie Ouest de Mopale subira une attaque générale des forces de des Echauguettes, sous commandement de Pol Angeroli. Les modalités de cette dernière action restent encore obscures, je vous ai dit que nous avions besoin d’un peu de temps. Maud Hayange est placée sous mon unique responsabilité. Quiconque touchera un cheveu de sa tête sera passible des pires sanctions, en un mot je le ferai passer par les armes. Je ne protège pas Maud Hayange par sentiment personnel. Cela, c’est mon affaire. Je la place sous ma protection, car c’est le dernier lien qui nous reste avec nos ennemis. Tant que le Pentagramme n’aura pas été anéanti physiquement jusqu’au dernier de ses membres, nous ne pourrons pas proclamer notre victoire. Nous avons bien progressé dans la connaissance de cette structure. Pol a fait effectuer, lors de sa nuit bleue policière, une perquisition parfaitement illégale dans les appartements de Palika Lederer. Nous n’y avons pas trouvé autant de renseignements que nous l’aurions voulu, mais nous avons cependant pu éclairer notre lanterne. Les hommes du Pentagramme étaient bien cinq. C’est étonnant dans ce monde tordu, mais c’est comme ça. Deux représentants des principales familles : les Frascati, les Angellopoulos. Et trois personnages tampons, qui peuvent fort bien être de parfaits inconnus. Leur identification sera difficile. Le rôle de ces personnages était d’une part de protéger les intérêts des cinq autres familles, d’autre part de veiller à l’équilibre entre les Frascati et les Angellopoulos. Les Frascati étaient de toute antiquité prédominants à Mopale. C’est donc Alfredo Frascati qui a longtemps dirigé le Pentagramme, à la satisfaction de tous. C’est lui qui a rectifié le tir après l’embardée sanglante 517 qui a coûté la vie au Président du Pays. Malheureusement pour les maffieux, ils étaient allés trop loin, et ç’a été le Directoire, puis ma Mission. Alfredo Frascati a pris un premier contact avec Milo le jour de l’assemblée des marins à Vala. Malheureusement, ni Milo ni moi n’avons saisi qu’il tentait une ouverture. Trois jours après, Alfredo était mort, et avec lui, toute la descendance mâle des Frascati. L’héritière directe de la famille devenait Maud Hayange. Pour la première fois, le Groupement se heurtait à un problème de féminisation. Ces machos ont coupé le poire en deux. Ils ont élu Maud membre du Pentagramme. Erika émit un hoquet, s’excusa. - Mais ils n’ont pas accepté d’aller jusqu’au bout de leur démarche. Ils lui ont refusé la présidence qui lui revenait de droit. Nous en sommes là, Pol et moi. Ce n’est pas Dom Murano Angellopoulos, l’oncle, qui a pris la direction du Groupement. On ne pouvait infliger ce camouflet aux Frascati. C’est un pékin anonyme, hélas pour nous. Voilà la situation. Un des membres du Pentagramme, Palika Lederer est mort, et de toute évidence pas remplacé. Ce n’était pas lui le grand chef, le grand chef ne peut se trouver qu’à Mopale. Un autre membre du Pentagramme, Maud Hayange, est actuellement dans nos bureaux. Dom Murano Angellopoulos est sous notre feu, dès cet après-midi si possible. Les deux autres,… ils courent toujours. On a prétendu que les Frascati auraient été des colombes, et notamment Maud. Je veux bien le croire, quoique son lourd passé à la CIA ne plaide pas en sa faveur. On dit aussi que Palika Lederer se serait plutôt trouvé en position médiane. Que par contre, les Angellopoulos sont de chiens enragés, et que les membres de la direction qui nous restent inconnus représentent la ligne dure. Ce sera mon hypothèse de travail. Pas de questions ? Bon, repos, vous pouvez fumer. - Puis-je, dit Milo, disposer de cinq minutes pour espérer, sinon me justifier, du moins exposer ma position ? - Trois suffiront. 518 - Nos hélicoptères de combat sont notre bien le plus précieux. Je ne souhaitais pas les exposer cette nuit. Par ailleurs, les munitions coûtent cher, et ne sont pas inépuisables. J’ai besoin de toutes mes forces pour l’assaut final sur La Fournaise. - Non, dit Otar. Je vais te dire ce qui s’est passé. Le mouvement des typographes et des gens des docks t’est fondamentalement antipathique. Primo parce que ce sont des combattants sans uniforme, et que tu es, toi, un brillant saint-cyrien. Secundo, parce qu’ils ont déclenché leur action seuls, sans nous consulter, ce qui n’était d’ailleurs pas très malin. Donc, puisqu’ils ont voulu agir, qu’ils se démerdent. Tu les as laissé se faire massacrer. Mais j’ai un second reproche, plus grave, à te faire. Quand les maffieux se sont repliés, ce matin, après le lever du soleil, en une longue colonne bien organisée, c’est à ce moment là qu’il fallait lancer sur eux tous nos chars et nos aéronefs, et les prendre en tenaille avec Florimond. A cette heure ci, la bataille de Mopale serait sans doute terminée. Vois-tu, j’ai eu aussi Florimond au téléphone, cette nuit. Il pense que les maffieux ont un embryon d’armée d’environ mille cinq cent hommes, avec des uniformes, un encadrement, une instruction. Si mon pauvre Weng était là, je n’en serais pas aux hypothèses. Ils ont envoyé ce matin environ la moitié de leurs réserves. Le reste est destiné à monter d’urgence sur la Fournaise quand nous l’attaquerons. Nous pouvions anéantir ce matin l’essentiel de leur force de riposte. - Tu me reproches une véritable trahison, dit Milo. - Non, dit Otar. Depuis que tu es ici, tu veux entrer en vainqueur à La Fournaise à la tête de tes chars, comme Bonaparte aux Pyramides. Tu as ce schéma bien vissé en toi, et tu es incapable d’en sortir. Encore un mot, Milo. Nos deux Femmes de Ménage du 13 décembre ont passé la nuit entre les mains des service spéciaux. Ces gens-là ont encore moins de scrupules que toi, d’après ce que j’ai entendu dire. - Oh non, dit Erika. Ca n’est pas possible. - Bref, elles ont parlé. J’aurai du mal à échapper à l’accusation d’actes de barbarie, voire de crime contre l’humanité. Mais mes proches n’ont pas le nez propre. Ilya a eu ses deux étoiles ; compte tenu de son âge, 519 c’est, s’il me permet ce pauvre jeu de mots, son bâton de maréchal. Toi, tu me parais accroché pour longtemps à tes barrettes. Si on ne te les arrache pas. Milo eut de nouveau un bref sourire. - Tu comptes sur Pol ? Sur Gwennaele ? Si tu n’as pas compris qu’ils sont grillés, c’est que tout sens politique t’a abandonné. Mignaux, le vieux ministre de la défense que Madame Stabon a si bien manipulé –je ne suis pas sûr qu’il ait eu sa récompense- va pouvoir aller tailler ses rosiers. Et crois-moi bien : c’est sauve qui peut chez ces gens-là. En courant pour s’enfuir, ils n’hésiteront pas à te marcher dessus. - Je ne t’ai jamais autant aimé, dit Erika, la bouche dans le cou d’Otar. Tu as été magnifique. - Je ne suis pas satisfait du tout, disait quelques minutes plus tard Otar à Maud. - Après chaque nuit de combats, tu ressens un malaise. Cela t’honore plutôt. - Pour la première fois, nos pertes sont supérieures aux vôtres. Maud eut un geste plein de fatalisme. - Vois-tu, Maud, ce qui me frappe, dans tous ces conflits qui se déroulent depuis vingt ans, c’est l’abominable disproportion des forces. Il faut être jobard comme les Américains pour oser se glorifier d’avoir écrasé les Irakiens, deux fois, les Afghans, les Serbes. Fusils à pierre contre missiles hypersoniques. Jusqu’ici, nous l’avons toujours largement emporté parce que nous affrontions vos petites racailles avec de véritable soldats. Cette nuit, ce sont vos unités paramilitaires qui ont pris le dessus sur nos milices. - Que sont devenus les hélicoptères de Milo ? - Il n’était pas en forme. Il souffrait de règles douloureuses. 520 - Puis-je communiquer aux miens qu’il y a eu un hiatus dans la Dream Team ? - C’est réparé. - Qui commande désormais ? - Otar, et Otar seul. Mais pour huit jours au maximum. - C’est la fin ? - Oui. Je vais t’exposer la situation. Dans les jours qui viennent, nous allons établir notre contrôle absolu, de manière presque pacifique, sur l’Est de l’île. Les choses sont en bonne voie de régularisation. Vous ne conserverez à ce moment-là que deux zones : l’Ouest de Mopale, autour de Vala, et le quartier de La Fournaise. Ces deux zones seront traitées militairement le moment venu. Soleïman se chargera de La Fournaise. Des Echauguettes occupera le Sud. Il doit vous rester environ douze cents hommes sur pied de guerre. Vous comptez les partager moitié moitié entre ces deux objectifs. En principe, ils n’en sortiront pas vivants. - Toute possibilité de discussion est désormais exclue ? - Oui. Sur les cinq membres du Pentagramme, Palika est mort. Maud Hayange, la blanche colombe, est entre nos mains. - Ah ? ça y est ? - Nous allons voir ça. - Don Murano Angellopoulos n’est pas un aigle, et je le pense indécrottable. Reste les deux autres, à identifier, et à liquider. Ensuite, renversement du Directoire, installation à Miran d’un gouvernement socialiste homogène qui préparera les élections législatives, confirmation de l’Exécutif provisoire de Mopale dans ses fonctions. Eradication de tout le système maffieux, des clientèles, démantèlement des grands empires latifundiaires. Dans un an sans doute, l’île pourra organiser un scrutin démocratique, et la page sera tournée. - C’est beau comme l’antique, dit Maud. Il ne reste que quelques milliers de morts entre les deux. - Peut-être nous en tirerons nous à moins. Et puis tout dépendra de quel côté seront les morts. 521 - Si vous sortez vos Rafale… - Vous avez voulu jouer dans la cour des grands… - Oui, dit tristement Maud. Malheur aux vaincus. Erika entra. - On reste ici ce soir, dit-elle. Et on renonce immédiatement à tout portable ou quelques autre système de communication vers l’extérieur que ce soit. Au moins, tes petites visites au corps seront terminées. - Chérie, dit Erika, j’aurais préféré que tu les fasses toi-même, et avec ta bouche. Après ce genre de considérations, Maud mettait en général plusieurs minutes à retrouver sa respiration. - Tu as fini, dit Otar, d’allumer sexuellement tout mon entourage ? - Elle a à moitié réussi avec Milo, dit Erika. Il est amoureux fou de Komako, et elle est parvenue à le troubler. - Je suis sûre que je te ferais de l’effet à toi aussi. - Maud, tu as un petit corps magnifique, mais je ne mange pas de ce pain-là. - Otar, dit Maud, elle ne le sait pas encore, mais nous nous aimons passionnément, elle et moi. A la vie, à la mort. - Qu’elles sont belles, mon Dieu, dit Otar, qu’elles sont belles. Mesdames, une petite heure dans un grand lit avec vous deux … - Que les hommes sont sots, dit Erika. Et lassants. Bon, Maud, tu vas hériter de la chambre de prisonnière de Camille. - Sombre présage. - Nous te donnerons une ou deux pièces adjacentes. Nous allons envoyer quelqu’un chez toi chercher ton petit linge et tes affaires personnelles. - J’ai un article en route pour une revue universitaire américaine. - Madame Hayange, dit Otar, a toujours un article en route pour une revue universitaire américaine. Les universitaires américains passent leur temps à étudier la prose de Madame Hayange. 522 - Tu disposeras d’un poste de radio pour écouter Radio Mopale. S’il se passe quelque chose d’important à l’international, tu seras mise au courant. Tu ne rencontreras aucune autre personne que le sieur Strabelstrom. Lui seul aura la clé de la chambre. Il t’apportera tes deux repas. Il n’a pas grand chose à faire, ça l’occupera. Je veux bien que vous déjeuniez ensemble à midi, mais le soir, il dînera avec moi. Et je le garde au petit déjeuner. Tu te débrouilleras avec un micro-ondes. Il reste un petit détail, dit Erika. Nous avons convenu que nous éliminerions physiquement tous les membres du Pentagramme. Ca ne presse pas, mais le problème se posera avec toi. Pour le moment, tu peux conserver ta capsule de cyanure. Je ne te la ferai pas enlever. - Dis donc, fit Otar, vous être très forts pour le cyanure. Tu as ça sous la main ? - Puisque Erika le dit … - Et où la conservais tu pendant les fouilles ? - Mais comme Hermann Goering, voyons : dans la bouche. - J’ai une autre alternative, dit Otar. Erika, quand la Mission sera terminée, comment comptes-tu t’occuper ? - Avoir mon bébé … - L’infâme salaud ! Il ne m’avait pas dit que tu étais enceinte. - Commencer à l’élever, si possible avec son père … Veiller à l’avenir de mes Chambrières … Et puis recommencer une autre carrière ailleurs. - Je suis un homme fini, dit Otar. Ou on me tue dans les huit jours qui viennent, ce qui me paraît la probabilité la plus vraisemblable. Ou je me retrouve devant la Haute Cour ou le TPI 4, et j’achève mes jours en prison. Ou je choisis la fuite et la clandestinité. Mesdames, la commission d’enquête de la police scientifique qui poursuit ses investigations au milieu des quelques tonnes de débris de l’explosion du 13 décembre pense avoir identifié un morceau du pantalon Le Tribunal Pénal International, qui a pris en charge la question des crimes de guerre, notamment dans la région africaine des Grands Lacs, et dans les Balkans (n. de l’auteur). 4 523 d’Antinous avec quelques traces d’ADN. Il ne sera donc plus porté disparu, mais déclaré mort. En clair, j’hérite, tout de suite. Je puis disparaître pour longtemps dans des paradis plus ou moins tropicaux. Dès que les combats seront terminés, nous filons tous les trois. - Oh non, dit Erika. Le jugement de Salomon. - Oui, dit Maud. Erika battait en retraite à tout vitesse. - Après tout, dit-elle, pourquoi pas. Maud, quand je serai fatiguée, tu donneras de temps en temps le sein à mon bébé. Nous délirons complètement, ajouta-t-elle. A plus. 524 Les Angellopoulos occupaient, dans les beaux quartiers de Sainte-Croix, une magnifique résidence XVIIIème, un bâtiment classé d’allure princière. Ils avaient installé devant la porte principale un poste de garde où six hommes armés veillaient en permanence. Vers quatorze heures, un pick up Toyota équipé d’une mitrailleuse lourde, et un char léger déboulèrent à vive allure. Le pick up s’en prit au poste de garde. Le char défonça à la mitrailleuse et au canon toutes les fenêtres de la façade. Au bout d’une minute environ, les tirs cessèrent. Le silence tomba. Un véhicule de petite cylindrée, un bas de gamme de chez Fiat, arriva alors à allure modérée. Le conducteur arrêta le moteur, puis, ouvrant sa portière, descendit et sauta prestement dans le Toyota. C’était Ilya Soleïman en personne. Le char et le pick up s’éloignèrent à toute vitesse. Vingt secondes plus tard, les cinq cents kilos de TNT que contenait la petite Fiat explosèrent. L’ensemble de la résidence s’effondra. Il n’y eut tout d’abord qu’un énorme nuage de poussière. Un petit incendie s’était allumé et les flammes crépitaient. Les pompiers de Sainte Croix arrivèrent dans des délais fort raisonnables. La police ne se montra pas. Des ambulances suivirent. Elles commencèrent à charger des corps. Au stade où l’on en était, il n’y avait plus de curieux, et les Externes de Niklaus ne purent s’approcher. Peu à peu des véhicules transportant chacun deux ou trois maffieux armés apparurent. Un petit rassemblement se constitua. On pouvait même penser qu’il s’agissait d’habitants du quartier indignés par l’attentat. Mais les corps des résidants des beaux quartiers valaient beaucoup trop pour se transformer en chair à canon. Il n’y avait là que des affidés, deux, trois cents, davantage peut-être. Ils commencèrent à effectuer des rodéos avec leurs véhicules sur lesquels on avait monté hâtivement des armes automatiques. 525 A quatorze heures quarante cinq, trois hélicoptères décollèrent pour La Fournaise. Ils survolèrent bientôt le Grand Casino de Sainte Croix, propriété immémoriale des Angellopoulos. Ils tirèrent au canon, et lancèrent leurs missiles. Quarante secondes plus tard, l’ensemble du bâtiment, l’orgueil de La Fournaise, était en flammes. L’heure n’était pas mal choisie. Les casinos ouvraient vers vingt heures, et l’on y buvait en général le coup de l’étrier vers six heures du matin. Ensuite, le personnel rentrait chez lui. Les petites dames, très fatiguées de la nuit, allaient généralement dormir au premier étage, et, pour rester belles, s’accordaient huit heures de sommeil. Quand l’attaque s’était produite, elles devaient prendre leur petit déjeuner. Beaucoup d’ailleurs avaient des studios en ville. Les fournisseurs, quand à eux, ne commençaient à apparaître que vers seize heures. Il n’y avait guère dans le bâtiment, au moment du bombardement, qu’une partie des putains, la garde et les personnels de sécurité. Maffieux entre les maffieux. Les trois hélicoptères tournèrent une minute, puis deux d’entre eux reprirent le chemin de la Villa. Le troisième fit un crochet pour survoler la demeure des Angellopoulos. Là-bas, la mayonnaise commençaient à prendre. Don Murano et Calamity, miraculeusement rescapés, excitaient la foule. On parlait de marcher sur la Résidence. - Regarde leurs véhicules, dit l’un des pilotes. Quand je pense qu’ils ont le culot de d’appeler ça des Mad Max … L’hélicoptère tira ses deux derniers missiles, en plein dans le tas, puis d’un gracieux mouvement, il dégagea la zone et rejoignit ses deux compères. - Tu es fou, dit Otar à Soleïman. T’exposer toi-même ... - Je n’ai jamais été aussi heureux depuis des années. Bon bilan, hein. Malheureusement, nous n’avons eu que Rambo. - Tu confirmes ? - Oui, on a vu sortir le corps. Dom Murano et Calamity ont été fortement commotionnés, mais ils paraissent encore en état de marche. - Je tente le coup, dit Otar. 526 C’était assez compliqué, mais on finit par lui passer Calamity au téléphone. - Bonne journée, hein ? dit Otar. Deux frangins le même jour ! On aura le reste la prochaine fois. - C’est toi qu’on aura, salaud, dit le jeune maffieux, sans grande conviction. - Et ta pauvre petite bite ? dit Otar ? Tu te la mets sous le bras ? - C’est la tienne que je couperai en rondelles de ma propre main. - Dis ? Tu te branles combien de fois par jour ? Au moins trois, hein ? Je te l’ai déjà conseillé : une queue molle de ton genre doit toujours en revenir à ses fondamentaux. Allez, va, appelle ton psy. Toute velléité de manifestation avait évidemment été stoppée net. Les maffieux avaient cependant tourné de nombreuses vidéos de leurs bâtiments et de la scène du massacre avec l'intention de les faire parvenir aux journaux. La presse de Miran couinait depuis des semaines. Elle ne pouvait pratiquement pas avoir d’équipes sur place. Les maffieux en étaient arrivés à la même conclusion que la Dream Team : tout assassinat de journaliste se montrerait terriblement contreproductif. Alors, on confisquait le matériel, et on rossait. Seuls quelques free lance parvenaient à envoyer des papiers, de vagues photos, mais ils arrivaient toujours bien tard sur les points chauds. On se battait sur Mopale. Pour le reste… quel rôle y jouaient les uns et les autres … Certains journaux internationaux présenteraient le lendemain Sainte Croix comme un nouveau Beyrouth. La discrétion n’était plus de mise. Otar se dit que les évènements décisifs n’attendaient sans doute pas le 24. 527 - Frapper les Angellopoulos et rater les pires … dit Maud avec une moue… - La destruction du casino rachète un peu les deux millions d’euros de la rançon de Klara. - Et le massacre des manifestants ? Quelle réaction internationale attends-tu ? - Plus rien n’a d’importance, dit Otar. Le processus est enclenché, il se terminera comme prévu par un bref épisode militaire que je souhaite le plus proche possible. - Qui vous empêche d’agir dès maintenant ? - Paradoxalement, nos bons résultats dans l’Est de l’île. L’autorité de l’AGAR se substitue peu à peu à celle des maffieux. Les bandes du Groupement n’osent plus se monter dans la plupart des localités, le racket est en train de disparaître … - Les commandos de Florimond y sont pour quelque chose. - Absolument. Nous en arrivons au point où vous ne contrôlerez plus que deux secteurs de Mopale : la Fournaise, et la zone rurale de l’Ouest. La Fournaise ne tiendra pas deux heures, et il ne s’y développera aucune guérilla urbaine. Vous manquez trop d’idéologie pour ça. Nous pourrions peut-être avoir dans l’Ouest un petit réflexe chouan : il faudra alors frapper fort dès le départ. - Vous avez mis Florimond totalement dans votre jeu ? - Pour deux raisons. Des Echauguettes obéit strictement au pouvoir central, que Pol détient encore pour quelques jours. D’autre part, ses convictions personnelles ne sont pas sans poids. Florimond est un homme d’ordre. Il rêve d’un monde carré, où l’on obéisse à la loi. Certes, le Groupement représente lui aussi une forme d’ordre. Mais c’est en quelque sorte l’ordre du désordre, une manière d’antimatière. Pour Florimond, c’est une verrue monstrueuse. 528 - Quand j’étais jeune fille, commença-t-elle à mi voix, j’avais une vie facile, et je rêvais d’une existence dorée. Les petits jeunes gens des milieux modestes ne comprennent pas ça : mener une vie facile, c’était aussi effectuer de brillantes études. J’en avais les moyens, le temps. Je disposais des meilleures institutions, de maîtres de qualité. S’il fallait travailler dur pendant deux mois pour préparer un examen, je partais ensuite pendant trois semaines en croisière dans les Caraïbes. On me disait déjà que j’étais une belle fille, et j’aimais faire l’amour. Je conjuguais fort bien mes loisirs et ma scolarité. Le Groupement était pour moi une mère nourricière, une référence incontestable. J’appartenais à deux de ses plus grandes familles. Même quand j’ai commencé à étudier aux Etats-Unis, je revenais fréquemment d’un coup d’aile. J’étais constamment entourée par les capi et leurs grands commis. Je ne me posais pas de questions d’éthique. Ca n’est pas d’avoir vécu longtemps aux Etats-Unis, dans un milieu privilégié, qui pouvait m’amener à m’interroger beaucoup sur les aspects sociaux du système mis en place par le Groupement. A… la CIA, mon entraînement a été parfois dur, voire dangereux. Mais il y avait Jérémie, tout paraissait facile. Je m’intégrais peu à peu aux States. Je suis devenue rapidement citoyenne américaine, j’avais toutes les qualités requises pour ça : fortune personnelle, haut niveau intellectuel, connaissance parfaite de l’anglais, activité au service du pays. Puis tout a basculé. J’ai souffert, non seulement de la trahison d’un homme que j’aimais passionnément, mais aussi d’une sorte de rupture avec le monde que je m’étais créé. L’american way of life est devenu pour moi coresponsable de mon malheur. J’en suis arrivée à quitter les Etats-Unis. Rentrée à Mopale, je suis passée à temps plein au service du Groupement. Mais, en tant que femme, il m’est apparu rapidement que ma carrière serait limitée. J’ai commencé à réfléchir à l’avenir, à proposer un aggiornamento. J’orbitais pourtant dans la famille la plus éclairée, mais je n’ai rencontré chez les Frascati que doute, voir sarcasme. Les Angellopoulos 529 sont allés jusqu’à me menacer ; avec eux, ce genre de menace passait toujours par le sexe, alors que ma récente chasteté m’avait apporté une sorte d’équilibre, tout provisoire sans doute. Quand tu es arrivé avec ton équipe, j’ai pensé qu’il y avait là une occasion à saisir, d’autant plus que tu tenais un discours qui me convenait bien : associer un Groupement modernisé à la direction des affaires de l’île. Le coup de tonnerre du 13 décembre a été pour moi un affreux déchirement : c’étaient quand-même des proches que je voyais disparaître. Par ailleurs, j’ai terriblement souffert de ta duplicité. Mais en même temps, l’heure de ma chance arrivait. Je savais qu’on ne pouvait pas me refuser de prendre la place d’Alfredo : pour la première fois, une femme entrait au Pentagramme. J’ai eu la sottise d’espérer brièvement qu’on irait jusqu’à la logique ultime, qu’on me porterait, en tant que Frascati, à la tête du Mouvement. Hélas, les durs l’ont emporté, ils ont nommé à ma place un sinistre individu dont tu connaîtras le nom bien assez tôt. Palika Lederer, à la limite, aurait pu contracter avec moi une alliance tactique : mais il était à Miran, trop loin de Mopale. C’était un homme qui vivait dans ses rêves, à mi chemin entre sa foi du charbonnier et ses pratiques sexuelles … amusantes. Le rapport de forces m’était trop défavorable. Je ne te donnerai pas ces noms, Otar. Tu sais, je finirais par te les transmettre par pur amour pour toi, mais je me mépriserais en tant que femme, engagée et même combattante. Je vais aller jusqu’au bout : que vous les tuiez ne me ferait pas grand peine. Dernier murmure, et je me tais. Je vois que tu sais écouter en silence, Otar. Que veux-tu, tout me plaît chez toi. Dernière chose donc : notre amour. Il est sans doute vain de tenter d’expliquer rationnellement des sentiments. Il reste la place de l’inconnu, du coup de tonnerre, du mystère. J’ai été sensible au départ à ton allure, à ta carrure. Tu me plais, c’est certain. Mais, avant Jérémie, j’ai passé dix huit mois à fréquenter les milieux du show biz, et j’ai eu de très beaux amants, dont certains figurent en bonne place dans les castings hollywoodiens. On ne peut nier aussi, que, pour bien 530 des femmes, le pouvoir ait un attrait érogène. Tu étais le premier dans Rome, et tu agissais avec détermination. Ajoute à cela que nous nous sommes rapprochés dans des conditions dramatiques. J’ai voulu te tuer plusieurs fois, et toi aussi m’aurais bien rayée du nombre des vivants. Ce sont là choses qui lient. Ajoute aussi que tu avais comme maîtresse la plus belle femme de la Villa, et que j’ai sans doute été sensible au challenge. Tout cela n’explique pas la venue de la passion. C’est la seconde passion de ma vie, Otar, je suis une femme très chanceuse. Ce que je ressens pour toi, c’est bien la passion dans toute sa nudité. Vois-tu, certains soirs, je crie de douleur parce que tu ne me touches pas. Je me suis tordue sous le corps d’autres hommes, et je voudrais m’évanouir sous le tien. Je ne doute pas une seconde que tu aies pour moi des sentiments aussi forts que ceux que je te porte. Je ne pourrais pas me tromper à ce point. - Je me sens tout petit, dit Otar. Presque indigne de toi… Moi aussi, j’ai connu la passion, et je sais la reconnaître. Nous ne nous trompons ni l’un ni l’autre. Quant au sexe … comme l’a dit Milo avec tant d’aigreur, j’ai les deux plus belles femmes de la Résidence. Il y en a une à qui je ne touche plus et l’autre à qui je ne touche pas encore. - Tu n’approches plus Erika ? - Non. Rassure toi, Otar n’est pas un chaste. Océane m’oblige fréquemment : mais c’est une autre histoire. Je sens d’ailleurs son propre désir faiblir au fil des étreintes. Elle se lasse vite des hommes. Mais elle est en mission près de moi. En réalité, je ne ressens aucun empêchement dans ma virilité, mais je vis trop dans le sang pour pouvoir encore vivre vraiment dans le sexe. Veux-tu, lorsque tout ceci sera terminé, que nous célébrions enfin nos noces ? Tu sais, ce ne sera sans doute pas Acapulco, ce sera une demiheure sur ton lit étroit, tandis que s’éteindront à l’extérieur les derniers râles des mourants. Ce sera une sorte de mise à jour, de régularisation du calendrier. Ensuite, si nous en avons le loisir, nous commencerons notre vie de couple. 531 - Oui, dit-elle, avec un long frémissement dans la voix. Oui, je veux bien. - Je ne sais toutefois pas si nous en arriverons là. L’air autour de nous pue la mort. D’ici à trois ou quatre jours, sur la scène de Mopale, bien des acteurs auront disparu. Pol appela dans la matinée du 17. - Tu as bien fait de frapper les Angellopoulos. La presse internationale n’est pas tendre avec nous ce matin, mais je sais qu’on a pavoisé dans les quartiers populaires de l’île. Et puis, désormais, on se fout de tout. Réunion du Directoire demain 18. Je pense l’emporter encore une fois. Sinon … - Sinon ? - Frappe sans attendre le résultat officiel du vote. - Milo me suivra au moins sur ce point. Et Florimond ? - Si tu es remercié, le Directoire restera en place pour quelques jours encore. Pour lui, ce sera toujours moi le patron. Dis donc, as-tu suivi de près ce qui se passe sur Internet ? - Je t’avoue qu’en ce moment … et puis je n’ai plus Weng. - Nous assistons à la plus formidable agression de hakers de tous les temps. Elle est partie de Hong Kong, avec l’aide logistique des spécialistes russes formés dans les instituts privés de Saint-Pétersbourg. Elle s’est développée en direction d’un grand nombre de paradis fiscaux de la planète. On a pénétré dans leur comptabilité et dans leur gestion financière. Des milliers de comptes ont été violés, vidés de leur contenu. - Tu as de l’argent là-bas ? - Pas exactement. Je préfère les placements un peu plus proches. - Tiens, dit Otar, Maud aussi. - Salue la de ma part. Je ne t’ai pas dit le plus drôle. Une partie des sommes ainsi détournées ont été versées aux organisations 532 humanitaires les plus diverses. Les pirates ont arrosé les ONG de tous calibres, les ministères des pays en voie de développement, voire les commissions de l’ONU. Ils n’ont tenu compte ni des obédiences, ni de l’orientation idéologique, ni des appartenances religieuses. Mais une grosse partie de l’argent s’est évaporé, a disparu, est tout simplement rayée de la carte. La carambouille porte sur des sommes fantastiques : on parle de cinq cents milliards de dollars. - Pourquoi me parle tu de ça ? - Mais, niguedouille, parce que ça va occuper tous les grands médias du monde pendant au moins huit jours. C’est la seconde fois que ça nous arrive : rappelle toi le tremblement de terre en Asie centrale. Tu penses bien que les grandes chaînes de télévision vont avoir autre chose à faire qu’à déplorer la mort de quelques maffieux dans les rues de Sainte-Croix. Nous avons les mains libres. Erika avait bloqué Concepcion à la villa, le soir même où elle avait retenu Maud. Oswaldo Marini-Fizzi appelait sans arrêt depuis la veille au soir pour obtenir sa libération. Otar le fit venir à la Résidence. - Donnant, donnant, dit-il. L’organigramme global du Groupement. - Vous mélangez tout, dit Oswaldo avec lassitude. Pour Mopale est la vitrine légale, comme vous le dites si bien. Nous représentons, nous jouons les publics relations. Pour le reste nous obéissons aux ordres. Nous ne rencontrons que des intermédiaires. - Mon œil est bleu, dit Otar. Récapitulons. Dom Murano Angellopoulos est membre du Pentagramme, mais il n’en est pas le chef. Il ne pouvait prendre le pouvoir des Frascati. Nous allons le tuer dans les jours qui viennent, il a eu chaud aux fesses hier. Maud Hayange est membre du Pentagramme, mais elle n’en est pas le chef. Je la tiens bien au chaud… 533 Oswaldo rit, de son rire de crécelle. - Ils t’ont eu comme tu m’as eu, hein, Otar. - Oui, mais c’est moi qui tiens le manche. Palika Lederer était membre du Pentagramme, et il est mort. Je serais surpris qu’il soit déjà remplacé, la période est trop agitée. Il m’en manque deux, tu me les donnes, et tu repars avec Concepcion sous le bras. Encore une chose, Oswaldo. Je ne dirais pas que c’est le grand amour, mais tu es parvenu à ne pas lui déplaire. - Je n’ai jamais rencontré putain aussi gentille. - Peut-être qu’elle n’est déjà plus une putain. - Ca, dit Oswaldo, c’est bien vu. Mais je ne peux pas te donner le nom des deux dirigeants qui te manquent, parce que je ne les connais pas. Mes deux intermédiaires ont été Dom Murano, et Maud. Ce sont des gens méfiants, éclata-t-il. Ils se réunissent dans le plus grand secret. J’en vois deux, ça suffit. Je ne savais même pas que Palika en était. - Pas de noms, pas de galipettes ce soir. - Je m’en fiche pas mal, des galipettes. C’est elle que je veux, sa présence. - Avec un seul nom, on pourrait s’arranger. Oswaldo se tordit les mains. - Ecoute, Otar. Je ne peux pas inventer ce que je ne connais pas. Il parut hésiter une seconde. - Je vais te donner le seul élément en ma possession que tu parais ignorer. Ils ne sont pas cinq, au Pentagramme ; ils sont six. - Tu vois, quand tu veux. - Le Groupement a toujours connu sa faiblesse idéologique. C’est un mouvement très pragmatique … - Je n’appelle pas ça comme ça … - Mais il sent confusément le besoin d’une sorte de caution morale. L’Eglise … - Tu m’intéresses de plus en plus. - Bref, l’évêque de Mopale assiste de droit aux réunions du Pentagramme. 534 - L’immonde fourmilier ! - Il t’a raté de peu. - Il n’a pas raté le chanoine Vaucher. Vois- tu, je ne sais pas si je dois t’être reconnaissant. Car tu me fais avancer d’un cran, et en même temps, tu m’ajoutes une complication. Il m’en manque toujours deux. Bon, écoute, je te fais la proposition suivante. Si elle est d’accord, tu passes la nuit avec elle ici. On installera une garde militaire devant son appartement, et tu ne pourras pas sortir avant le matin. Tu nous laisseras tes portables. - Il faut que je prévienne chez moi pour qu’on ne me croie pas disparu. Ma propre sécurité n’est pas si évidente que tu le penses. Ces Angellopoulos sont des rats. - Bien. Tu appelleras devant moi. L’appartement de Concepcion est assez correct, mais le régime est spartiate : nous en sommes aux rations militaires. - Vous vous faites bien livrer des produits frais ? - Oui, mais nous venons d’y renoncer. Nous n’aimons pas le cyanure. - Autrement dit, l’attaque est imminente ? - On peut dire ça comme ça. Concepcion ne paraissait pas déçue de devoir héberger son chevalier. - Il doit bien me rester une boîte de foie gras, dit-elle. Oswaldo téléphona brièvement, sur un poste fixe de la Villa. - Chou blanc, dirent les hommes de Weng Li. Vous savez qui il a appelé ? Sa femme. Il a dit qu’il passait la nuit dehors et que c’était sans risque. - Nous hébergeons Oswaldo ? dit Erika. Mais c’est du proxénétisme aggravé, mon cher. A quatre heures du matin … - Généralement, c’est Milo, dit Erika. Je vais encore me farcir le planton contemplatif. C’était Dupont. 535 - Catastrophe, dit-il. - Qui ? - Niklaus. - Mort ? - Nous sommes arrivés trop tard. Il s’est battu comme un lion, il en tué cinq. Calamity Jane ne te coupera jamais les couilles lui-même, Otar. Il a rejoint ses deux frères en enfer. - Mon pauvre cher Niklaus … Le petit gars des docks était allé lui aussi au bout de son destin. - Je t’amène le corps, Otar. - Pas de risques ? - Je voudrais bien voir ! La police de Sainte-Croix est déchaînée. Elle tire les maffieux comme des lapins. Je fais tout ce que je peux pour la calmer. Elle se venge de décennies d’humiliations. Je n’aurais jamais cru ça de mes hommes … Vingt minutes plus tard, tous étaient là, silencieux. Erika, Concepcion, Océane, en larmes, Milo et Soleïman. - Le corps n’est pas trop abîmé, dit Dupont. Ils l’ont criblé de balles. Ca n’était quand-même pas très beau, parce qu’ils lui avaient enfoncé une bouteille de bière dans le… rectum. Je ne savais pas qu’il en était…. - Nous ne l’avons pas crié sur les toits, dit Otar. Il exigeait luimême la discrétion. Comment l’ont-ils eu ? - Je ne comprends pas. Il avait peut-être vingt cinq gardes armés en bas de l’immeuble. Il est monté au troisième étage, tout seul, dans une petite chambre de rien du tout … Calamity Jane a voulu être le premier à l’avoir, ce con, au lieu d’envoyer ses hommes. Il n’a pas été déçu du voyage. Mais ensuite ils étaient trop nombreux. Nous les avons chopés quand ils quittaient les lieux. - Je vais tout vous raconter, dit Otar. Niklaus était amoureux, follement amoureux, d’un jeune homme de Miran. Il n’est venu avec nous qu’à regret, mais il a toujours eu le sens du devoir. Et puis, ce jeune homme a commencé à ne plus très bien se conduire. On croyait que ces deux-là formaient un couple solide, mais le garçon s’est mis à sortir le soir dans les 536 bars homosexuels, à avoir de aventures. Nous avons filtré les nouvelles, mais Niklaus a fini par l’apprendre, il était désespéré. La solitude morale, l’abstinence … Ils l’ont sans doute amorcé avec un de leurs prostitués. Tout le monde ici craque à cause du sexe … Le visage du policier était intact, presque serein. Né sur les docks et mort dans un bordel de troisième classe… Il avait assumé sa vie jusqu’au bout. - Je me sens seul, dit Otar. Erika s’appuya contre lui. - Ca n’est pas Maud qui te console, cette nuit, c’est moi, chuchota-t-elle. - Milo, sois heureux, dit Otar. Tu vas bientôt pouvoir sortir tes chars. Je veux que ça crame, hein. Dupont : je te connais à peine. Tu pourrais prendre en charge les Externes de Niklaus ? Plusieurs milliers d’hommes ? Les fusionner avec ta police ? Quand tout cela sera fini, la plupart rentreront à Miran. Mais pour le moment, j’ai besoin d’un commandement unique. - C’est une lourde charge, dit Dupont. - Tu veux des sous ? - Eh bien, vois-tu, non. - Dis-moi, Dupont, une question me tracasse depuis quelques temps. Il y a bien dans la police de Mopale, des officiers dont le grade dépasse celui de commandant ? - Ils mangent tous dans ma main depuis quelques temps déjà. Sans parler de ceux qui sont à la campagne, ou très loin sur le continent. Le ménage est déjà fait en grande partie. C’était un petit flic parallèle, à qui on ne rendrait jamais d’honneurs. Les sommes amassées à seule fin d’acheter un pavillon pour ses vieux jours, toutes les primes qui lui étaient dues, iraient à on ne savait qui. On ne lui connaissait pas de famille. Des frères, sans doute, dispersés dans toute l’Europe. Otar eut un gros sanglot. Mon pauvre petit Niklaus … 537 Un être mature doit savoir distinguer, autour de lui, dans sa vie quotidienne, le tout petit carré des gens qui l’aiment vraiment. Le jour où l’un s’en va, il manque un pan de mur dans la pièce. Le trou ne se referme jamais, la perte est irréparable. - Attendez le jour pour le mettre dans l’hélicoptère, dit-il, je voudrai sans doute le revoir une dernière fois à l’aube. Au petit matin, Otar appela Pol, déjà réveillé, et fort guilleret. La nouvelle le toucha, sans trop le surprendre. - C’était un des plus exposés d’entre vous, dit-il. Je craignais une telle issue. Dis donc, Otar, tu es privé de Niklaus après Weng Li. Te voilà sacrément dégarni. Peux-tu encore agir ? - Milo obéira, et mon staff féminin est très fort. Nat Lacourière joue perso, mais c’est normal. L’AGAR n’est pas, par nature, très attaché à Otar. - Nous restons sur nos conventions. Le Directoire vote ce matin. Ce sera oui, à trois contre deux. Mais en cas de clash, tu as carte blanche. Coordonne simplement ton action avec celle de Florimond. Si ça n’est pas fini en une demi journée, nous sommes frais. - Tu as prévu cette éventualité ? - Je préférerais ne pas t’en parler. J’ai par contre une excellente nouvelle, et j’aurais voulu que nous nous en réjouissions ensemble. Nous avons été frappés par certaines singularités de l’attaque des hakers. Aucun intérêt américain n’a été lésé. Dans les heures qui ont suivi l’annonce de l’événement, le Dow Jones s’est apprécié de deux points et demi. Les Européens eux mêmes sont étrangement en dehors du coup. Il semble en revanche –écoute moi bien- que le Groupement ait été la cible centrale de l’attaque. Selon nos informations, il a perdu jusqu’à 80% de ses avoirs. Je ne doute pas qu’il n’en récupère une partie. Mais le coup est très sévère. C’est pour eux le commencement de la fin. Les grandes banques internationales ont fait prudemment valoir que l’ordre se rétablirait, que la 538 bonne marche des affaires reprendrait en quelques semaines. Les experts économiques, consultés, s’expriment tout autrement : le statu quo ante ne reviendra jamais. - D’autant plus, dit Otar, que les maffieux viennent de perdre l’essentiel de l’impôt révolutionnaire. Auront-ils en janvier des fins de mois difficiles ? Pourront-ils payer les milices ? - Dis à Concepcion de biller à fond là-dessus sur Radio Villa. - Que penses-tu de tout ça ? - Je pense que toutes les Chines ont vengé le Sage Weng Li. Otar entra chez Maud qui était encore au lit. Il en eut un coup au cœur. - Niklaus est mort, dit-il. Calamity Jane est mort. Le Groupement est ruiné. Oswaldo Marini-Fizzi vient de demander l’asile politique à la Villa. Il m’a balancé l’Evêque. - Plaît il ? fit Maud. Veux tu reprendre terme pour terme ? Il lui expliqua tout d’abord la fin de vie de Niklaus. - Tu as beaucoup de chagrin, n’est-ce pas, mon amour ? C’était un des plus estimables de vous tous. Quant à Calamity … te dirais-je que le souci de ma propre sécurité ne me rend pas mécontente ? Et c’était pour toi un ennemi implacable. Il lui parla ensuite du coup des hakers de Hong Kong, qu’elle ignorait. - Mes avoirs bancaires sont à Luxembourg, je te l’ai déjà dit. Quant à la vente des biens des Frascati, ma part se trouve encore chez le notaire. - Je ne t’aurais pas refusé un bout de pain pour tes vieux jours. - C’est dommage pour le Groupement. Mais c’était déjà une ruine politique. Tant mieux, au fond, la situation sera plus claire. Mais alors, Oswaldo ? - Tu aurais pu me dire, pour l’Evêque. - Ma ligne de conduite … - Il nous en reste toujours deux … 539 - Eh oui. Et alors, il demande l’asile ? - Il a dormi ici hier soir. - Comment ? A la Villa ? Il est gonflé. - J’ai pris ça sur moi. Je n’ai plus personne à qui demander conseil. A toi, peut-être ? Ce matin, au réveil - sa nuit a quand-même été un peu agitée, car Concepcion est descendue pour réceptionner le corps de Niklaus - il nous dit que, compte tenu des événements, il estime que sa propre sécurité et celle de Concepcion ne sont plus assurées, qu’il veut rester au chaud ici, même si nous le considérons comme prisonnier. - Il n’a rien ajouté ? - Il déclare ignorer les noms des deux membres du Pentagramme qui nous manquent. J’incline à le croire. - Comment l’appelles tu, le tapir ? - Oui… - Disons que c’est un vieux renard. Méfie toi de lui quand-même. Milo entra. - Tu es confirmé dans tes fonctions. Trois voix contre deux. Monaco a été couverte de crachats à sa sortie de la salle. J’imaginais que tu serais aux nouvelles, plutôt que de venir ici conter fleurette à Madame. - Quelle heure est-il donc ? - Neuf heures et quart. - Ecoute, Milo, si ç’avait été non, nous attaquions tout de suite. Maintenant que c’est oui, nous attaquons imminement. Ca te convient ? Milo se redressa. - Ah oui, dit-il ça me convient tout à fait. Et comme ça, nous aurons le temps de tout coordonner avec Florimond. Il marche, au moins ? - En douterais-tu une seconde ? - Dis donc, Madame Hayange, membre du Pentagramme, nous écoute débattre de nos plans de campagne ? - Elle en a la joie au cœur. 540 541 A dix heures, Alexandrine Pillet annonça sa démission du Directoire, et son abandon de toute vie politique. Le Bureau de l’assemblée, réuni dans la minute, décida qu’elle ne serait pas remplacée, car le sort du Directoire serait réglée lors d’une réunion extraordinaire du Parlement à tenir dans les quarante huit heures, c’est à dire au plus tard le 20. Monaco s’en sortait fort bien. Elle avait été ministre d’un gouvernement de cinq membres pendant un peu moins de trois mois. Son nom serait inscrit dans les livres d’Histoire du Pays. Elle avait grappillé beaucoup d’argent à droite et à gauche, et assuré à sa fille un avenir radieux. Elle était pleinement disponible pour une carrière médiatique, la rédaction d’un volume de Mémoires, les interviews à la presse people. Elle aurait beaucoup d’occasions d’exalter sa sexualité de femme mûrissante. Elle avait aussi démontré involontairement l’obscénité de certaines carrières. Pol joignit Otar. On ne se gênait plus. N’importe qui pouvait intercepter désormais les communications, c’était sans importance. Le NRO devait se régaler. - C’est aujourd’hui ou demain, dit-il. - Aujourd’hui plutôt. Otar appela Florimond. - Vous venez d’être reconduit, dit celui-ci. Vous êtes toujours pour moi la plus haute autorité sur l’île. Monsieur Angeroli est encore là pour au moins quarante huit heures. Du moment que vos ordres ne sont pas contradictoires… Des Echauguettes exposa son plan d’action, sans calendrier. - C’est excellent, dit Otar. Lorsque vous arriverez au contact de mes hommes, j’aimerais qu’ils passent automatiquement sous vos ordres. Vous êtes la véritable direction militaire de l’île. - Cela ne sera-t-il pas un peu … rugueux pour le colonel Glaser ? 542 - Ca fera du bien à son ego. Je pense que vous souhaitez désarmer les maffieux ? - J’appellerai à déposer les armes dès le début de mon action. Ne serait-il pas possible que cet ordre s’adresse à l’ensemble des combattants ? - Vous êtes trop gourmand. Nos milices veulent leurs défilés, ils souhaitent traverser la Fournaise en libérateurs. A mon avis, il ne sera pas possible de désarmer ces irréguliers avant un mois. - Cela me fait souci. - Je vois. Vous êtes trop craintif. Vous avez peur qu’après avoir mené la guerre de libération, ils ne passent à l’insurrection sociale ? - Eh oui. - Ce sont là histoires du XXème siècle, peut-être même du XIXème. Des révolutionnaires ? Bah, vous avez un noyau d’anars et un autre de marxistes. Ces derniers notamment sont des nostalgiques et des spéculatifs. Ils n’entraîneraient pas trois cents personnes. - Ils ont beaucoup d’armes. Je ne comprends pas comment ils en possèdent autant. - Ils les ont achetées aux trafiquants de Vala. - Pardon ? - On est entre gens des ports, on s’arrange. Général, je ne veux pas vous faire la leçon politique. A la fin de la guerre civile chinoise, les nationalistes du Kouomintang vendaient les chars américains qu’ils venaient de recevoir aux officiers de Mao. Et je ne vous apprends pas que la maffia russe israélienne a cédé beaucoup de kalachnikovs aux insurgés de l’intifada. - Et … le paiement ? - La terreur règne dans les régions tenues par le Groupement. Elle règne désormais aussi dans les quartiers qui sont aux mains de ses adversaires. Ce sont les maffieux de ces coins-là qui ont payé, sur leurs biens. - Merci pour ce cours de géopolitique. 543 - Je ne vous ai pas choqué, au moins ? Une chose moins agréable. Si vous êtes rapidement victorieux, je souhaiterais que vous vous placiez très rapidement sous la responsabilité du pouvoir civil. - Je le suis déjà. - Du nouveau pouvoir civil. Le Comité exécutif provisoire. - Ce Nat Lacourière … - Il est un peu juste, je sais, mais je n’ai pas eu le choix. De toutes manières, vous gardez vos chars, n’est-ce pas ? Florimond se mit à rire. - En tout état de cause, je veux bien mener une opération de police, mais je ne suis pas un général putschiste. C’est d’accord. - Vous voyez avec Milo ? - Nat, dit Otar. A moi. Nous attaquons sans doute cette nuit. - Comment ? - Nous liquidons militairement le Groupement. - J’aurais aimé au moins être au courant. - Mon pauvre Nat … - Vous m’avez manipulé de bout en bout … - Comme Pol Angeroli m’a manipulé, moi. Comme vous drivez les gens de l’AGAR, votre groupe de prière, et de grands incompétents comme Louis Destruc. Attendez vous à pire, et à plus glorieux. Une fois l’affaire terminée, l’ensemble des forces militaires de nos généraux … - Vos généraux ? - … se placera sous vos ordres. Pat Lacourière blêmit. - Vous allez entrer dans l’Histoire. Pas de pusillanimité ! Votre règne ne durera sans doute pas bien longtemps. Océane commença à lancer un appel tous les quarts d’heure. - Que tous les maffieux rendent leurs armes pendant qu’il en est temps encore aux forces de libération de Mopale. Avertissement à la 544 population civile : dès maintenant, éloignez vous du quartier de La Fournaise. Citoyens de l’Ouest de l’île : gagnez immédiatement les bois et les plages. Protégez vous ! 545 Milo et Florimond avaient convenu d’attaquer en début de soirée. A treize heures, des Echauguettes ravagea par une attaque surprise le port de Vala. Otar n’avait à franchement parler plus rien à faire. Les hommes de Weng restaient techniquement redoutables. Ils lui avaient aménagé un réseau de communications avec des Echauguettes, avec Pol Angeroli, avec Volker Fromentin et Ilya Soleïman, avec les différents groupes d’insurgés. D’un bureau central, il pouvait contrôler de manière synoptique l’ensemble des opérations. Otar vivait désormais dans un état second. Il était définitivement sonné par la mort de ses compagnons les plus intimes. Il avait l’impression de vivre dans un brouillard qui ne se levait jamais. Contradictoirement, l’excitation le gagnait d’heure en heure. Non seulement ses pouvoirs légaux étaient maintenus, mais il entrait dans une mouvance quasiment insurrectionnelle. Il était au delà de la légalité, et avait l'impression de commander au monde entier, de ne plus rencontrer ses limites. De surcroît, un sentiment de triomphe l’habitait. Il allait réussir sa Mission… et aussi partir retrouver Maud dans sa petite chambre. Les cinq hélicoptères d’assaut coulèrent une vingtaine de bâtiments et incendièrent la capitainerie du port. Plusieurs barques se vasèrent dans le chenal d’accès aux docks. Un des hélicoptères fut malheureusement touché par un coup d’audace, un tir de rocket depuis une terrasse. Il échappa aux maffieux, et alla s’écraser hors du champ de bataille, mais son équipage ne survécut pas. Florimond rendait compte tous les quarts d’heure à Otar. Une opération combinée fut menée par voie de terre. Quarante chars déboulèrent sur le gros des forces maffieuses, un millier de miliciens environ. Celles-ci commirent l’erreur d’accepter le combat. Il s’agissait là d’hommes braves, mais frustes. Le déséquilibre des matériels leur fut fatal. L’affaire fut cependant chaude pendant une bonne heure. 546 - Nous les avons pratiquement anéantis, dit finalement Florimond. - Comment, dit Otar. Mille hommes ? - Non, dit des Echauguettes en riant. Les historiens exagèrent toujours. J’estime qu’ils ont perdu environ deux cents hommes. Trois cents blessés sont en cours d’acheminement vers les cliniques de la région, et cinq cents combattants environ se sont rendus avec leurs armes. Il faut désormais que je gère des prisonniers. Mais une colonne de maffieux en bon ordre nous a échappé et monte vers le Nord à toute vitesse. Ils sont environ cinq cents, je n’ai plus le contact. Milo errait comme une âme en peine. - Nous devions coordonner nos attaques à vingt heures. Il agit tout seul… - Ce sera toujours ça de fait… - Quelles sont vos propres pertes ? demanda Otar. - Ne comptez pas sur moi pour vous les donner en pleine bataille. Mais je puis vous rassurer : elles sont légères. Deux chars sont endommagés, mais non détruits. Florimond des Echauguettes passa alors à la seconde phase de son plan. Il détacha quinze chars en direction de La Fournaise, pour opérer dans la soirée la jonction avec les blindés de Milo. Les vingt trois blindés restants et les hélicoptères commencèrent à ravager systématiquement les grandes estancias du Sud et de l’Ouest de Mopale. Des maisons de maître vieilles de trois siècles flambaient les unes après les autres. Les engins agricoles étaient écrasés, le bétail abattu ou libéré de ses enclos, les serres dévastées ; les péons s’enfuyaient vers les bois. Les propriétaires maffieux, des hommes farouches, n’opposaient quasiment pas de résistance et se rendaient les uns après les autres, les poings fermés. Telles les colonnes infernales de Hoche, les hommes de Florimond saignaient à blanc le pays profond, mais les affidés du Groupement n’avaient pas les motivations idéologiques qui avaient fait des Chouans des combattants. 547 Latifundia par latifundia, estancia par estancia, des Echauguettes remontait vers le Nord, laissant la désolation derrière lui. Vers dix-huit heures, le commandement de l’AGAR annonça à Nat Lacourière que les deux tiers Est de l’île étaient entre ses mains. Terrorisés par ce qui se passait à l’Ouest, les maffieux se rendaient par centaines. Il fallait apprendre à prendre en compte ces hommes, à récupérer leurs armes. Il n’y avait pratiquement pas de combats, là aussi les pertes étaient légères. Peu après dix-huit heures, Anmari indiqua que les rebelles du quartier du port avaient établi leur contrôle sur les beaux quartiers, une grande partie du centre historique, et fait leur jonction avec les insurgés des quartiers Sud. L’aéroport était resté jusqu’ici un secteur épargné. Il fut occupé par les milices des ouvriers du Livre. Les unités des dockers s’apprêtaient à faire mouvement sur La Fournaise. - Gardez vous en bien, cria Otar. Ils sont solidement retranchés, vous perdriez beaucoup d’hommes. Dans une heure vous aurez nos chars. A dix neuf heures quarante cinq, une formidable explosion ébranla toutes les vitres de la Résidence. Dix mètres du rempart s’écroulèrent. Soleïman avait bien travaillé. Les gravats laissaient un chenal de quelques mètres. Un premier char Leclerc pointa son museau par l’ouverture, un second, puis le troisième. Ils se placèrent en formation et se dirigèrent majestueusement vers leur objectif. Derrière eux, les quarante blindés de Milo sortaient à la fille indienne, tandis que la poterne vomissait sans interruption les pick up Toyota et divers véhicules chargés d’hommes. Tout cela tourna à gauche au bout de la promenade, et disparut. Un peu plus tard, un des Leclerc essaya son canon. D’après la distance et la position, Otar pensa que c’était le café de l’Alouette qui avait servi de cible. Milo était parti avec Soleïman, les deux chefs disposant chacun d’un char. Il avait laissé sur place Fromentin, et Komako, qu’il n’avait pas voulu exposer, malgré les protestations de celle-ci. Les cinq hélicoptères d’assaut décollèrent. L’un des pilotes décrivit alors un spectacle hallucinant. Le quartier de la Fournaise était quasiment noir. Seuls brillaient de tous leurs feux l’ancien casino des Garcia Suarez, 548 tenu par la maffia russe et le casino Frascati, tenu par les Chinois. On leur avait demandé d’allumer leurs lumières au maximum, pour que les hommes de Milo ne se trompent pas de cible. Les Chinois s’étaient payé le culot de laisser leur établissement ouvert, et quelques silhouettes se devinaient devant les bandits manchots. Il est des gens qui passent impavides au milieu de la guerre. On n’entendait que le bruit des chenilles, celui des moteurs, et de très rares détonations isolées. Sainte Croix retenait son souffle. Brusquement, l’apocalypse se déchaîna. Les chars écrasaient systématiquement les véhicules en stationnement, incendiaient au canon tous les bars, restaurants, salles de jeux vidéos, bordels. Des terrasses, des tireurs répondaient avec des armes légères, bientôt pris sous le feu des missiles des Eurocopter et des Apaches. Des incendies s’allumèrent, visibles de la Villa. Plus loin, vers l’Ouest, une fusillade intense s’entendait, malgré les appels à la prudence d’Otar. Le peuple de Mopale donnait l’assaut à ses anciens maîtres. A onze heures, une dépêche tomba sur tous les téléscripteurs de la planète. Le Directoire désavouait l’action menée à Sainte Croix, et tous ses chefs. Otar Strabelstrom était destitué, Milo, Ilya, Erika, désignés comme mutins. Concepcion Kadiri était nommée à titre transitoire Envoyée du Directoire sur Mopale en remplacement de son ancien patron. Les forces armées de la Résidence passaient sous son contrôle. - Je jouis comme une chatte ! cria Otar. Je savais bien que Pol me ferait un jour un enfant dans le dos. Chacun joue désormais sa propre partie. Erika, qui s’était glissée comme une ombre à ses côtés, pâle, muette, le regardait avec consternation. Le bruit de la bataille allait s’amplifiant. - Des hommes meurent à chaque minute, dit-elle. Etait-il vraiment indispensable d’en arriver là ? - Combien de centaines de milliers de Mopalais le Groupement a-t-il fait crever à petit feu depuis deux siècles ? dit Strabelstrom. On 549 reproche toujours aux révolutions leur caractère sanglant et on ne pense jamais à tous ceux qui seraient morts si elles n’avaient pas eu lieu. Les éléments avancés de Florimond étaient à vingt cinq kilomètres de Sainte Croix. Ils avaient entrepris un mouvement enveloppant pour prendre en tenaille le quartier de La Fournaise et venir faire leur jonction avec les chars de Soleïman. Des scènes de fraternisation s’étaient déroulées tout au long de la route avec les milices de l’AGAR. Des milliers d’hommes équipés de matériel léger suivaient les blindés dans des voitures particulières. - Pol s’est bien gardé de condamner l’action de Florimond, dit Otar. C’est moi le bouc émissaire. C’est ma condamnation qui va leur permettre de se mettre à l’abri Gwennaele et lui. Chacun va jouer son jeu jusqu’à la fin de la nuit. Pol ne disposait pas de moyens constitutionnels pour désavouer Otar, qui avait été confirmé le matin même par le Directoire. C’était une irrégularité de plus dans une mer d’irrégularités. Il pouvait condamner son action, mas pas le destituer. De toute manière, cela n’avait plus guère d’importance. Erika détacha une des Chambrières auprès de Maud pour l’informer du déroulement des opérations. Vers minuit, la fusillade décrut un peu d’intensité. A minuit et quart, Pol Angeroli décréta l’état de guerre sur l’ensemble du Pays. - Boufre, dit Erika. L’état d’urgence, soit. L’état de siège, passons. Mais l’état de guerre … - Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle diablerie ? dit Otar. Qu’est-ce qu’il prépare ? La mesure prenait quasiment un aspect comique. Pas un coup de feu n’avait été tiré dans le Pays à l’exception de Mopale ; à Miran, les gens sortaient du spectacle, les restaurants étaient encore ouverts, les cinémas bouclaient leur dernière séance. Strabelstrom pensa à la stupeur qu’allait provoquer la nouvelle, quand au demeurant elle serait connue de la population, ce qui prendrait quelque temps. 550 A deux heures du matin, les cinq cents maffieux qui avaient échappé la veille à des Echauguettes, et qui étaient remontés vers le Nord par les petites routes, donnèrent l’assaut à la Villa dégarnie de la plupart de ses défenseurs. Ils étaient bien organisés et encadrés, portaient le blouson écussonné. Bien évidemment privés de chars et de moyens aériens, ils n’en disposaient pas moins de plusieurs canons de vingt millimètres, de mitrailleuses lourdes et de quelques rockettes de faible portée. Les deux postes de tirs surplombant la promenade les retinrent un moment, puis ils furent réduits au silence. Par la brèche béante ouverte quelques heures plus tôt, les maffieux commencèrent à pénétrer dans la Résidence. L’aile nord de la Villa, qui abritait les dortoirs, fut bientôt en flammes. - La situation est sérieuse, dit Fromentin, mais je la contrôle encore. Les combats s’étendaient manifestement dans plusieurs directions. Dix minutes plus tard, Volker Fromentin s’adressa à l’ensemble du personnel. - Les maffieux sont contenus au Nord, dit-il. L’incendie qu’ils ont allumé les empêche de progresser. Nous les retenons assez bien dans le parc, où nos snipers, qui connaissant le terrain mieux qu’eux, leur infligent beaucoup de dégâts. Mais ils restent menaçants dans la cour centrale et avancent en direction de nos principaux centres de décision. Tout le monde aux armes ! cria-t-il. Tous les hommes, toutes les femmes de la Résidence doivent prendre leur arme personnelle et monter au combat. On donna à Otar un M 16. Des gens couraient en tous sens, des détonations éclataient maintenait à faible distance. Une rafale étoila le coin de la fenêtre. Otar se pencha et riposta longuement sur des silhouettes entrevues en bas. C’était son vrai baptême du feu. Il s’interrogea : rien en lui qui ressemblât à de la peur. Une immense excitation le dominait. Un inconnu passa, lui tendit trois chargeurs, poursuivit sa route. Un projectile cassa une 551 vitre et étoila le plafond. Les deux anciens adjoints de Weng avaient lâché leur matériel et soutenaient un feu d’enfer. Otar se pencha une nouvelle fois et expédia une nouvelle rafale, se rejeta en arrière, se pencha de nouveau. Il eut le sentiment vague d’avoir touché une ombre, mais on s’exagère toujours l’importance des premiers engagements auxquels on participe. Fromentin gueulait dans la radio intérieure. - Tenez bon ! Nous les contenons ! Ils ne progressent plus ! Otar remarqua avec fierté que personne ne lui avait demandé de se protéger, de prendre garde à lui. Combattant de base, son M16 à la main. - Ecoute, dit un des radios. Une sourde détonation retentit, deux, trois. - Les blindés de Milo, cria son voisin. Ils sont revenus. Nous sommes sauvés. Une intense, mais brève bataille se développa de nouveau. Pris entre deux feux, les hommes du Groupement tentaient d’évacuer la Résidence. Les chars tiraient sans discontinuer, les hélicoptères revinrent sur zone. C’était maintenant que des hommes mouraient par dizaines : c’était en réalité la toute fin de la bataille. La porte s’ouvrit doucement, et Fromentin entra. - Volker ! cria Milo. - Rassure toi, je n’ai pas abandonné mon poste en plein combat. J’ai d’excellents officiers. La situation est au demeurant nominale. Soleïman a fait sa jonction avec les blindés de des Echauguettes, et s’est placé sous ses ordres. Le contact est établi à tous les niveaux avec les milices. On peut estimer que l’essentiel des combats a cessé à la Fournaise. Mais nous avons un problème, un dramatique problème. - A la Résidence ? - Oui. - Ils nous ont touché un centre vital ? - Non. Komako … - Komako ? 552 - Komako vient d’être tuée il y a dix minutes. A mes côtés, les armes à la main. Une balle en plein front. Elle a lutté comme un tigre, elle a connu une mort héroïque. - Mon Dieu, dit Otar, chez qui la formule n’était pas si courante. Qu’est-ce qu’on fait pour Milo ? - Tu le connais encore mieux que moi, dit Fromentin. Généreux, impulsif. Il va se tirer une balle dans la tête. - Je ne vois qu’une solution, dit Otar. Nous allons l’attirer ici, tu diras que je veux lui parler. Nous l’intercepterons, un homme lui prendra son pistolet, deux autres le garrotteront, et un des médecins lui administrera un sédatif. - Aucun de ses soldats ne portera la main sur lui. - Les Externants de Niklaus. Il faut en attraper quelques uns tout de suite. Ainsi fut fait. On tirait toujours, partout, même dans les jardins. C’était l’heure où les vaincus achèvent de se faire massacrer, où le différentiel des pertes devient absurde. Mais, d’une minute à l’autre, le feu se faisait moins intense. Milo se présenta, en gloire, le treillis déchiré, rayonnant. Tes dernières secondes de bonheur… - Je suis venu à ta demande, dit-il, bien que tu ne représentes plus rien, ni moi non plus d’ailleurs. Il paraît que nous sommes hors la loi? - Nous nous trouvons au delà de toute réalité, dit Otar. Dans l’hyperespace. C’étaient des policiers rompus aux arrestations les plus délicates, aux tâches les plus crapuleuses. Le premier subtilisa le parabellum du colonel Glaser, les deux autres l’immobilisèrent, lui attachèrent les poignets avec des menottes souples, lui lièrent les chevilles. Milo, pris totalement par surprise, n’opposa pas de résistance. Il leva les yeux, et, pâle de colère : - C’est quoi, ça, Otar ? Le coup d’Etat dans le coup d’Etat dans le coup d’Etat ? Le serpent qui se mord la queue ? 553 - Milo, dit Otar. Je t’aime profondément, tu sais. Et je veux que personne d’autre ne te l’apprenne. Le ton stupéfia le colonel. Il leva des yeux où surgissait brusquement toute l’angoisse du monde. - Komako ? dit-il sourdement. - Oui. Milo hurla, et tenta frénétiquement de porter sa main à son arme absente. Il commença alors à se rouler par terre au point que les trois hommes durent s’asseoir sur lui. Ses cris étaient inhumains. Plusieurs têtes se montrèrent, et disparurent. Les deux médecins entrèrent. Otar savait que c’étaient des amis personnels de Milo, mais ils se comportèrent comme il pouvait l’attendre. - Vous avez très bien agi, dit l’un d’eux. Vous lui avez sans doute sauvé la vie. Nous allons lui faire une piqûre de sédatif. - Pas trop forte, nous pouvons encore avoir besoin de lui cette nuit. - D’accord. Il fallut de nouveau maîtriser Milo, qui se mit à injurier ses médecins. - J’exige d’être lucide, criait-il. Vous me volez sa mort. Je veux la voir. - Dès qu’il ira un peu mieux, dirent les médecins, vous pourrez l’emmener. - Vous avez eu beaucoup de travail en bas ? - Pas mal. Mais nos blessés partent vers l’hôpital, ceux du Groupement vers les cliniques, qui sont désormais sous notre contrôle. Tout le corps médical de Sainte Croix est au travail, on ne compte quasiment pas de défaillances. - Je crois, ajouta l’un des médecins, que votre sensibilité a quelque peu évolué depuis la première escarmouche. Mais ne sortez pas trop sur la promenade. Les corps des autres sont entassés comme des piles de bois. Excusez nous, nous repartons. 554 Se sentir seul, ne plus avoir à ses côtés Madonna, ou Weng Li, ou Niklaus. Concepcion, depuis sa promotion, s’était barricadée sans réapparaître une seule fois. Elle seule communiquait avec Pol. Océane avait totalement disparu. Erika était déjà partie sur le lieu des combats : l’affaire entre Milo et Otar ne regardait au fond que les deux hommes. Dès l’après midi, Nat Lacourière avait - normalement- rejoint les milices de l’AGAR. Otar se rendit au PC de Fromentin. Plus il avançait, plus la foule était dense. Brusquement, des hommes et des femmes se mirent à l’applaudir. Un blessé, qui portait un volumineux pansement autour de la tête, se jeta sur lui et l’embrassa. Il craignait qu’on se détourne de lui, peut-être qu’on le hue. Il n’avait rien compris. On lui faisait un triomphe. La légende d’Otar venait de naître. Il s’aperçut aussi qu’il avait des traces de poudre sur les mains et sur le visage. Il s’était battu comme eux, avec eux … Autour de Fromentin, la ruche bourdonnait. - J’ai commandé des héros, cria l’adjoint de Milo. Ils se sont défendus comme des lions. Il faut dire que les autres n’ont pas cané non plus. Pauvres gens … Panzerdivision s’était jeté à mains nues sur un maffieux, lui avait arraché sa kalachnikov, l’avait retourné la face vers le ciel et l’avait cassé en deux sur son genou. On essayait actuellement de le porter en triomphe, sans qu’il lâchât sa canette, mais il faisait quand-même plus d’un quintal. Otar s’inclina devant le corps de Komako. La plaie était heureusement nette, et elle gardait encore un peu de sa joliesse. Il ne pouvait supporter de voir mourir de belles jeunes femmes. C’était macho, sexiste, discriminatoire, mais il en était ainsi. Les larmes lui vinrent, et, du coup, les autres pleurèrent un peu aussi. - Soleïman nous fait dire que les combats sont terminés à La Fournaise, dit Fromentin. En revanche, des Echauguettes continue à ravager l’Ouest. Je pense qu’il agit sur ordre direct de Pol. - Il les hait tellement … 555 - On note encore quelques accrochages sporadiques dans les quartiers centraux. Nous avons annoncé par hauts parleurs que des maffieux désarmés pouvaient venir chercher leurs morts. Il faut que j’aille voir Concepcion, organiser la passation des pouvoirs. Mais rien ne presse. Je ne sers plus à rien. Je vais enfin à mes affaires. Je prends une heure pour ma petite Maud. Elle était dans un coin de sa chambre, et montra son soulagement quand elle aperçut Otar. Elle s’était vu morte dix fois dans la nuit. Strabelstrom lui résuma rapidement les évènements. - C’est fini, dit-elle. J’en suis bien soulagée. - Ils ont failli arriver jusqu’à toi. Ils étaient bien renseignés, mais en fait, ils se sont trompés d’étage. Ils ont atteint les pièces qui se trouvent immédiatement au dessous de nous. Pour un peu, ils t’auraient libérée. - Voire, dit-elle. Elle frémissait de tout son corps. Maintenant, ce n’était plus de peur, mais d’excitation. - Je suis venu … Elle planta ses yeux dans les siens. - Tu es venu … - Consommer ma proie. Elle se jeta sur lui, et ce fut leur premier baiser de passion. - Je suis venu aussi te parler d’amour. - Tu as un quelques secondes ? - Je n’existe plus. J’ai l’éternité devant moi, c’est à dire quelques heures avant qu’on ne m’arrête sans doute. Et Erika va bien finir par se mettre à ma recherche. - Alors, dit-elle, prenons un tout petit peu notre temps. Ne cédons pas à la précipitation. Elle quitta cependant sa veste de tailleur, premier geste d’une liturgie. 556 Ils s’embrassaient à en perdre le souffle. La main d’Otar froissa les seins de Maud, toucha l’espace d’une seconde sa chair intime. - Va doucement, dit-elle. C’est si bon… Otar s’interrogea. Le plancher faisait avec le lit un angle bizarre. Il leva les yeux et il lui sembla que le plafond se rapprochait de lui. La douleur à la tête devint instantanément insupportable, et il perdit connaissance. On lui frappait sur le crâne avec un marteau à coups redoublés. Et il demandait comme une incantation pourquoi l’on n’arrêtait pas ce supplice. Un peu de conscience lui revint. L’explosion, si c’était une explosion, la chute de débris. C’était à l’extérieur qu’on frappait, qu’on enfonçait le mur, des sauveteurs sans doute. Il voulut crier, mais n’arriva qu’à émettre un gargouillement quasi inaudible. Pour l’instant, il luttait surtout afin de rétablir sa lucidité, il reprenait peu à peu son souffle. Un second bruit lancinant, beaucoup plus faible, se mêlait au premier. C’était une série de petits gémissements rauques, presque des glapissements. Maud était vivante. - Maud, appela-t-il. Sa voix revenait peu à peu, mais il dût renouveler son appel. - Maud ! - Otar, dit-elle. Dieu soit loué ! Tu n’es pas mort ! Il tenta de s’asseoir sans y parvenir. - Je suis perdue, dit-elle. J’ai tout le bas du corps écrasé par une poutre de béton. Il comprit qu’elle avait reçu un long entraînement à la douleur, qu’elle contrôlait ses propres cris. Otar tenta une nouvelle fois de hurler, mais ne parvint qu’à une sorte de bêlement. Les coups redoublaient. Il portait une forte plaie à la tête, qui paraissait avoir modérément saigné. Son bras gauche, puis son bras droit, remuèrent normalement. Il parvint enfin à s’asseoir. 557 Ils étaient dans une obscurité totale. - Maud, dit-il, tout le haut de mon corps bouge normalement. Je vais essayer de venir jusqu’à toi. - Otar, s’il te plaît, tu me prendras une dernière fois dans tes bras et tu me donneras mon cyanure. Je souffre trop. Soudain Otar hurla. Sa voix était revenue. A l’extérieur, les coups s’arrêtèrent, puis reprirent. Otar hurla une seconde fois. Les coups cessèrent de nouveau. - Deux personnes vivantes, cria-t-il de toutes ses forces. Il se mit debout, retomba assis. Sa jambe droite répondait. Il parvint finalement à se redresser. - Je crois bien que je suis pratiquement indemne, dit-il. J’ai simplement la tête lourde, mais je ne ressens pas de douleur aiguë. C’est injuste, dit-il. Ma petite Maud ! Ne bouge pas, je viens vers toi. Elle eut le courage de rire. - Je ne risque pas de bouger, dit-elle. Dehors, on ne frappait plus, mais on grattait, intensément. Otar se mit en mouvement, s’affala une première fois en jurant, puis, à tâtons, frôla la chair de Maud, son bras. Elle lui saisit la main avec une force incroyable. Lentement, il remonta jusqu’à son visage, toucha sa bouche, et avec une infinie douceur, l’embrassa, de la pointe des lèvres. Elle voulut se tendre vers lui, et poussa un cri de douleur. Avec une crainte proche de l’effroi, il déplaça son bras. Elle avait une poutre de béton par le travers du corps, qui l’écrasait de la taille aux cuisses. Il retira sa main, et se retint de crier : Maud baignait dans une mer de sang. Il coulait sous elle, sur le sol de la chambre ; les hémorragies, vraisemblablement, continuaient. - Otar, dit-elle, mon amour. Je vais mourir près de toi, c’est presque doux, tu sais. Auparavant, il faut que je te parle. Dépêchons nous, les minutes me sont comptées. Ils n’ont pas cherché à me libérer, dit elle. Ils venaient vers ma chambre pour me tuer, et, si possible, pour t’exécuter en même temps, si, 558 par chance, tu te trouvais près de moi. Ils ont jugé beaucoup plus sûr de piéger la pièce que de tenter de m’atteindre à travers ces planchers bétonnés. Otar, écoute, vite. Nous étions six au Pentagramme. Palika Lederer et Maud Hayange sont morts. Tu connais l’évêque de Mopale et dom Murano Angellopoulos. Les deux derniers ; ce sont Cluster Aloha… - Tu ne me surprends guère… - Et, le pire de tous, le grand chef du Groupement, le sieur Oswaldo Marini-Fizzi. - L’immonde tapir … Mais il est dans nos murs… - Je te parie bien qu’il a filé. - Concepcion est en danger ! - Oh non ! - Oswaldo ! Il nous a bien roulés. - L’astuce était de le présenter comme un sympathisant du mouvement. Quelqu’un donc dont on se méfie, mais qu’on ne soupçonnera jamais d’exercer la direction suprême. - Moyennant quoi, il pouvait passer la nuit ici… - C’est un véritable faucon. Je n’aime pourtant pas ces mots anachroniques, mais : c’est un fasciste. Maud cria. - Quand j’aurai fini, tu me donneras mon cyanure ! Otar. Nous nous réunissions en plein centre de Mopale, dans un endroit désuet et charmant : le musée gallo-romain. - Je vois où c’est. - Petit bâtiment Renaissance au milieu d’une place, isolé, mais en même temps présentant de nombreuses ouvertures. Peu de touristes, il faut bien le dire, de la poussière, des gardiens débonnaires. Et ceux qui ont pu fuir vont tenter de se cacher là quelques jours, quelques heures, puisque le Sud est à feu et à sang. Vous pouvez encore les cueillir au nid. Donne moi mon cyanure, dans le second tiroir de droite du bureau. Brusquement, le mur céda, et la lumière crue d’un projecteur illumina une portion de mur. 559 - Madame Hayange est très grièvement blessée, dit Otar. Faites passer un médecin en premier. Un des deux médecins de Milo se glissa dans l’ouverture, suivi d’un homme portant une grosse lampe torche. Il se précipita sur Otar. - Hum, dit-il. Vilaine blessure. Vous allez immédiatement filer à la radio. Il se tourna vers Maud. Le second médecin passait à son tour, puis Erika, munie elle aussi d’une puissante torche. La jeune femme se jeta sur Otar, l’enlaça. - Tu es vivant, dit-elle. Nous nous en sortirons, va. - Fais intercepter Oswaldo tout de suite. C’est lui le chef du Pentagramme. - Oh ! L’affreux ! Elle cria des ordres à l’extérieur. Les deux médecins se collèrent contre Otar. - Elle est perdue, dirent-ils. Elle sera morte dans quelques minutes. Ce n’est même pas la peine de tenter une désincarcération. Tout le bassin est écrasé, elle nous fait une forte hémorragie basse. Nous venons de lui administrer de la morphine, assez pour qu’elle ne souffre plus, mais pas trop cependant, afin qu’elle reste lucide jusqu’au dernier moment. - Merci, dit Otar. Sortez tous, je vous en prie, laissez moi. La dernière à partir fut Erika. - Je te le laisse, dit Maud. C’est toi qui l’auras. Rends le heureux, il le mérite. Erika fit de la main une courte caresse sur le bras de Maud, et sortit en rampant. - Je suis bien, dit Maud. Je ne souffre plus. Je ne te dirais pas que j’ai l’esprit très clair, je me sens très faible. - Ils sont partis chercher du matériel pour lever ce bloc de béton. Tu es grièvement blessée, mais ils pensent pouvoir te sortir d’affaire. - Allons, Otar. Mais je suis si bien… - Je t’aime, dit Otar. Les mots les plus pauvres s’imposaient. 560 - Je t’aime, dit Maud. Mon amour. Sur ce plan là au moins, j’ai été sincère, dès le premier jour. Elle s’affaiblissait de minute en minute. - Otar, dit-elle soudainement. J’ai froid. Prends moi, Otar, vite, pendant qu’ils sont tous partis. Que je ne m’en aille pas sans avoir été à toi. Il pensa avec horreur à son pauvre corps broyé, ce corps qui l’avait hanté nuit et jour … et une quasi nausée le saisit. Il lui enserra le torse entre ses deux bras. Il ne pouvait plus que lui toucher les lèvres, un simple baiser l’aurait fait suffoquer. Sa voix devenait inaudible. Elle se tourna soudain vers lui, et lui fit le plus beau sourire qu’il ait jamais reçu d’une femme, un sourire apaisé, plein, radieux. - Otar, chuchota-t-elle. Et elle mourut. Otar sortit de la pièce en rampant. L’un des deux médecins se précipita à sa place. Otar chuchotait à l’oreille d’Erika. Deux secouristes pénétrèrent à leur tour par l’ouverture, on amenait du matériel pour élargir la brèche. Une douzaine de personnes se pressaient devant la chambre de Maud. Finalement le médecin ressortit, et parla à voix haute avec son collègue. - C’est un miracle qu’elle ait tenu aussi longtemps. Ces petits organismes ont une résistance… - Bon, maintenant, à nous, Monsieur Strabelstrom. Cette plaie ne me convient pas trop. Mais Otar et Erika s’étaient déjà éclipsés. Ils forcèrent la porte de Concepcion. Elle leur parut étrangement absente, comme détachée de tout. 561 - Mais il est parti hier après-midi, dit-elle. Nous ne le considérions pas comme prisonnier. Il voulait aller chercher quelques affaires pour s’enfuir avec nous. - Tu ne te doutais vraiment de rien, Concepcion ? - Je ne sais plus, dit-elle. C’est si loin… Ca n’a plus d’importance, le cauchemar est terminé. - Pas tout à fait, dit Erika. - Bon, dit Otar, nous allons faire ce que nous avons à faire. C’est toi qui commande, ici, maintenant ? - C’est moi, dit Concepcion, avec netteté, et je saurai m’acquitter de ma tâche. - Prends le contrôle de mon centre de transmission. - C’est fait. - Soleïman et Fromentin, n’est-ce pas. - Et des Echauguettes, dit-elle. Je m’occupe de tout. - Filons, dit Otar. Milo ricana. - Maud aussi. Eh bien, chacun la sienne, mon vieux. Otar parla brièvement. - Au Musée gallo–romain ? Qu’est-ce qu’on attend ? dit Milo. Appelle un gardien, fais moi couper ces liens. J’ai dix chars en bas, on fonce. Une ombre se glissa par la porte, Océane. - J’ai honte, dit-elle. Je n’ai pas de courage physique. Je me suis cachée toute la nuit. Mais maintenant, je viens avec vous. - On a assez de morts comme ça, dit Milo. - Je suis attachée au service d’Erika, et à celui d’Otar. Je veux les accompagner jusqu’au bout. Sinon, Milo, je ne pourrai plus jamais me regarder dans un miroir de toute ma vie. - D’accord, dit Erika. Elle vient. Un blindé avait brûlé au milieu de la Promenade. Un autre perdait ses chenilles. Vers le fond de la perspective, le Sud des bâtiments de la résidence 562 achevait de se consumer. Les pompiers de Sainte Croix étaient trop occupés à la Fournaise : on n’en voyait aucun sur place. Les huit engins démarrèrent à un train d’enfer. Ils croisèrent plusieurs groupes en armes qui s’identifièrent en montrant leurs brassards de l’AGAR. Un peu plus loin, un corps était resté au milieu de la chaussée. - Ca chicore déjà, cria Milo. Le spectacle était dantesque. Le Musée gallo romain, isolé au milieu d’une place, paraissait intact. Mais les grands bâtiments qui l’entouraient flambaient tous à l’unisson, éclairant le centre ville comme en plein jour. Des chars manœuvraient et tiraient. A l’approche, on s’apercevait que l’entrée du musée avait été éventrée par les obus. A l’intérieur même du bâtiment, de brèves lueurs étaient perceptibles : on se battait pièce par pièce, couloir par couloir. Les survivants de la Dream Team sautèrent sur le sol. - Ce sont les chars de Florimond, dit Milo. Un jeune officier vint à leur rencontre, salua le colonel Glaser. - Les considérations politiques ne me regardent pas, dit-il. Vous êtes les bienvenus. - Ca se passe bien ? dit Milo. - Oui, et non. Militairement, c’est terminé. Mais vous avez perdu votre commandant en chef. - Ilya Soleïman ? dit Otar. - Oui. - Je croyais les combats terminés à La Fournaise. - Mais oui ! J’ai assisté à la scène. Il était sur son char… Otar pensa une seconde au caractère surréaliste de la citation classique, mais personne n’était là pour cultiver les belles-lettres. - Nous avons fait notre jonction. Il est descendu pour venir à notre rencontre. Il était apparemment très heureux, je dirais radieux. Et là, il s’est effondré : crise cardiaque foudroyante. Nos médecins n’ont rien pu faire. - Au point où nous en sommes … dit Otar. - Allez, dit Milo. On entre là-dedans. 563 - Mais c’est un vrai nid de guêpes ! - Nous avons un compte personnel à régler. - Je ne me permettrais pas, dit l’officier, de vous empêcher de faire quoi que ce soit. Il est sans doute bon que vous alliez jusqu’au bout de votre dessein. Et de votre destin. Prenez au moins deux de mes hommes avec vous. J’y tiens. Et il salua militairement Milo. Le groupe électrogène de secours fonctionnait. De pâles appliques émettaient une lumière bleue très douce. - Ecoutez moi bien, dit Milo. On se bat dans toute l’aile Ouest du bâtiment. Mais la petite aile Est, derrière nous est étrangement calme. C’est là qu’ils se sont réfugiés. Les deux hommes de Florimond ouvrirent la marche. Ils étaient lourdement armés. Milo au contraire n’avait pris que son pistolet. Erika portait un revolver de gros calibre, Otar un pistolet mitrailleur Uzi. Océane elle-même s’était vu remettre une arme qu’elle tenait comme un tourteau vivant acheté au marché. Océane. Océane. Elle avait disparu. - En avant, dit Milo. Vingt mètres plus loin, une grenade faucha leurs deux accompagnateurs. Erika hurla, voulut leur porter secours. - En avant, redit Milo. Ils empruntaient un couloir d’une quinzaine de mètres de long. Brusquement, à l’autre extrémité, une silhouette se profila, un homme seul .Cette grande démarche dégingandée … - Dom Murano, murmura Erika. Il avançait, unique, tenant tout le couloir, et Milo se mit en marche à sa rencontre. - Ils sont fous, dit Erika, ils se croient dans un western. Elle plaqua Otar contre le mur, et elle n’était pas femme avec qui on put lutter. 564 - Milo est déjà mort depuis plusieurs heures, chuchota la jeune femme. Quant à l’autre, il a échappé à une attaque par missile, il ne doit guère valoir mieux. Les deux hommes marchaient l’un vers l’autre, lentement. Ils dégainèrent à peu près en même temps, et tirèrent chacun cinq ou six balles. A la fin du compte, don Murano bascula, ses grandes pattes s’agitèrent une seconde. Milo revint lentement vers eux. - Je l’ai eu, dit-il. Il ouvrit lentement sa veste. - L’ennui, c’est qu’il m’a eu aussi. Il portait deux trous rouges dans la poitrine. Il s’affaissa lentement sur les genoux, puis bascula de côté. - Il est tout ce qu’il y a de mort, dit Erika, après avoir pris son pouls. C’est rafraîchissant. Je pense comme toi, Otar. Peut-être pas vraiment athée, mais carrément agnostique. Et nous sommes en train de vivre l’enfer. Mais nous sommes bien au delà du septième cercle. Nous sommes dans un monde cotonneux où la notion de vie et de mort n’a plus de sens. - Un monde cotonneux, dit Otar. C’est ça. Ma pauvre tête ne me fait même pas mal, mais il me faudrait un aide pour la porter. La mort de Milo était un événement d’une autre planète. Il n’éprouvait plus rien. Rien d’autre que le désir de poursuivre jusqu’au bout. Il sursauta, car Erika venait de tirer, deux fois. Là-bas, le grand escogriffe avait fait mine de s’agiter, de ramper vers son arme. Elle courut brièvement vers lui, et lui logea une dernière balle dans la tête. - Bel exemple de non-violence, dit Otar. - Tu n’as pas tout vu. Ils eurent plusieurs minutes de tranquillité. Plus rien ne bougeait. Ils avançaient lentement, vers l’extrémité du bâtiment, frôlant chacun l’un des bords du couloir. Soudain une ombre sortit des toilettes, tira deux fois sur Otar, et disparut. 565 L’Envoyé avait fermé les yeux, attendant le choc. Il resta sans doute ainsi plusieurs secondes. Il n’était pas allongé sur le sol, la souffrance n’irradiait pas son corps. Il ouvrit les paupières. Erika s’était précipitée devant lui, et avait intercepté les deux projectiles. L’un l’avait touchée en pleine poitrine, l’autre à l’abdomen. Il mit un genou à terre, et la prit dans ses bras. - Surtout, dit-elle, ne regrette rien. Je suis si heureuse d’avoir pu le faire pour toi. Elle eut une grimace de souffrance, porta la main à son ventre. - Mon bébé, dit-elle. Otar connaissait l’épouvante. Aucun son ne pouvait sortir de ses lèvres. - J’ai mal dans la poitrine, ajouta-t-elle. Le cœur est touché. Otar, je t’ai aimé jusqu’à la limite du possible. - Moi aussi, dit-il, je t’aime. Et il n’eut pas le sentiment d’un parjure. Elle eut une violente crispation. - Mon bébé, dit-elle. Otar … Et elle s’évanouit. Otar perdit à son tour connaissance et s’effondra sur elle. Il ne sut combien de temps avait passé. Cette fois-ci, la conscience lui revint tout de suite, en même temps qu’un vilain sentiment : le regret de s’être réveillé. Erika était morte, indiscutablement morte. Il l’embrassa sur ses lèvres glacées, se mit en route, et partit. On ne se battait plus dans le bâtiment, ni même apparemment à l’extérieur. Tout était terminé depuis longtemps. Otar avait la tête lourde, lourde, mais ne souffrait pas. Il fallait retrouver la sortie, rejoindre la Villa, les médecins, un lit. Les veilleuses dispensaient toujours leur lumière bleutée. Au coin d’un couloir, il butta sur deux corps enchevêtrés. Un civil de l’AGAR, avec son brassard. Et ce grand cadavre, ce visage austère … L’évêque de Mopale 566 lui-même, dans sa dignité outragée. A voir son visage, il vivait déjà sa damnation. Quatre sur six. Un peu plus loin, on s’était battus durement. Deux corps de maffieux en blouson écussonné, un sous officier de Soleïman, une femme, jeune et belle, avec un ruban rouge dans les cheveux. Cette tête de gargouille, là-bas, ce sinistre bonhomme assis le dos au mur, c’était Cluster Aloha. Cinq sur six. Otar vivait dans une sorte de brouillard luminescent. C’était l’allégresse qui dominait maintenant. Il manquait la dernière sale bête, le tapir, Oswaldo. Mais le Groupement était mort. En admettant qu’il survive, qu’il s’échappe, il irait dépenser sous les palmiers les derniers sous qu’il avait cachés … Tant mieux pour lui. Peut-être même Concepcion irait-elle le rejoindre. Le bâtiment n’était quand-même pas immense. Mais Otar semblait avoir perdu tout sens de l’orientation. Il tournait comme un frelon dans un bocal, repassait aux endroits qu’il avait déjà visités. Il revit le corps de Cluster Aloha, collé contre son mur, et le salua de la main. Puis il s’aperçut qu’une sortie était proche. Cette lumière blafarde, c’était sans doute déjà le petit jour, la fin de la nuit la plus effroyable de sa vie. Il se dirigea en chancelant vers l’extérieur, vers le monde. Sous un pilier, brusquement, il stoppa. Cette sorte de chuchotement, de frôlement … on venait. Il s’écrasa contre la pierre. Quelqu’un marchait précautionneusement, comme sur des semelles de feutre, de minces pas glissés de tango. L’homme - c’était sans doute un homme - avançait vers lui, prudemment, précautionneusement, effleurant à peine le sol. Quand il fut à quelque distance, une veilleuse illumina son visage. C’était lui, l’infâme Oswaldo, l’œil très vif, attentif à tout. Il avait attendu la fin des combats, planqué dans un coin, vu mourir les siens, laissé passer l’orage. Il gagnait le large, et tenait d’une main ferme un revolver de gros calibre. La méchanceté sans partage rayonnait sur son visage. A sa 567 manière, il avait gagné. Il referait sa vie ailleurs, repartirait vers d’autres aventures. Où qu’il fut dans le monde, il saurait encore capter Concepcion. Otar pensa surgir devant lui et faire feu. Il se vit diminué, maladroit. Ce genre d'hommes avait subi un entraînement au tir, et était dix fois plus malin qu’un naïf comme Otar. Il lèverait son revolver plus vite, tirerait plus juste, et franchirait un dernier obstacle. Le troisième millénaire était entamé. Otar était au bout de sa Mission. Un seul geste le séparait de la réussite totale. Les temps de la chevalerie étaient révolus. Il laissa passer Oswaldo, et lui vida le chargeur de son Uzi dans le dos. Il sortit. L’aube n’était encore que naissante, le ciel gris. Il retrouva la porte centrale, dévastée par les tirs. Dans un coin sur une borne, comme une clocharde, Océane attendait, misérable, recroquevillée. - Otar, dit-elle. Tu es vivant ! Mais quelle tête as-tu… Où sont les autres ? - Tout le monde est mort, dit Otar. Erika… Océane se mit à pleurer. - Milo, et tous les maffieux. Je viens de tuer Oswaldo de ma propre main. - J’ai eu peur, gémit Océane. Peur, peur. On aurait dit une morgue. J’ai sauté dehors. Tout le monde était très affairé, personne n’a trop fait attention à moi. La place n’était pas déserte. En fait, on venait surtout chercher des corps, essayer de retrouver un peu miraculeusement un blessé. Il ne s’agissait pas d’être pris pour des maffieux en fuite. Après une nuit de guerre, les armes partaient encore vite. - J’ai honte de moi, ajouta-t-elle. Je ne m’en remettrai jamais. - Ecoute, lui dit Otar, il faut que je regagne la Résidence à pied, presque trois kilomètres, et ma pauvre tête me préoccupe un peu. Tout ne doit pas être net là-dedans. Peux-tu me guider jusque là-bas, continuer à jouer ton rôle d'accompagnatrice ? - Oh oui, dit-elle. J’aurai au moins servi à ça… 568 - Je ne dois pas m’identifier, dit Otar. On peut me porter en triomphe ou m’abattre au bord de la route, c’est selon. Avec l’air frais, les forces lui revenaient. - Tu sais, dit-il, ce n’est pas sans danger… On peut nous tirer dessus. - Avec toi, et il fait un petit peu jour… j’aurai moins peur. - Bien, dit Otar, et il rentra dans le bâtiment. Il en ressortit avec deux brassards de l’AGAR et un pistolet mitrailleur Beretta, qui avouait quelques décennies, mais approvisionné. Il avait encore un chargeur de rechange pour son propre Uzi. - Tiens, prends ça, dit-il. Nous sommes deux vaillants rebelles en patrouille. Ne tiens pas ton arme comme un balai de chiottes. Elle est chargée, ne te tire pas une balle dans le pied. Porte la donc le canon en avant. En route. On entendait encore au loin quelques tirs, mais rien qui ressemblât à une bataille. De possibles règlements de compte, hélas. Ils firent environ cinq cents mètres ; Otar ajusta une rafale sur un volet d’une maison vide qui bougeait dans le vent - Je ne sais pas, dit Océane, si ça me rassure ou si ça me fait encore plus peur. Un véhicule les croisa, serra bien à droite, accéléra et disparut. - Il y a peut-être ce matin, dit Otar, des gens qui vont tout simplement travailler. Un peu plus loin, le long d’une palissade, il se produisit un gros remue ménage, un couvercle de poubelles tomba. Cette fois-ci, ce fut Océane qui tira. Elle appuya avec deux doigts sur le détente, et détourna la tête. - Arrête, dit Otar, ne gaspille pas tes munitions. Tu as tué un chat. - J’ai tué un chat, dit Océane, incrédule. Oh, c’est vrai ! moi qui les aime tant … Je voudrais que tout ça soit fini, Otar. A un kilomètre de la Résidence, une opportunité plus sérieuse se présenta. Un des Toyota de Milo remontait l’avenue à bonne allure. - Ne bouge pas, dit Otar. 569 Il salua le véhicule en agitant son arme. Le passager leur fit du bras gauche un large geste de victoire, et l’engin poursuivit sa route. Un peu plus loin : - Où étais-je ? dit Otar - Tu dormais en marchant, la tête sur mon épaule. C’était bien doux, dit Océane. Je vois la poterne. Les gardiens les reconnurent et les regardèrent comme des zombies. Ils devaient effrayer plutôt que séduire, mais, en tout cas, le respect était toujours là. - Madame Kadiri vous attend, dit un des plantons. Concepcion se leva à leur arrivée et les accueillit sans mot dire. - Voilà au moins deux survivants, dit-elle. Vous devez en savoir plus long que moi là-dessus. - Erika est morte, dit Otar. - Continue. - Milo est mort. Soleïman.. - Nous avons été prévenus. - Tout le Pentagramme est anéanti. Y compris… - Oswaldo ? demanda-t-elle à brûle pourpoint. - J’ai vu son corps devant moi. - Ainsi, dit Concepcion, je suis une femme libre. Ma mère maquerelle, que j’aimais tant, et mon miché, qui ne m’était pas indifférent non plus, ont disparu. Je représente même la République sur Mopale. Je ne suis plus une putain. Mais je me sens la tête un peu vide. - Hélas, dit Otar, la mienne est pleine, elle bourdonne. Depuis quand savais-tu, pour Oswaldo ? - Il y a environ quarante-huit heures que j’avais compris qu’il était membre du Pentagramme. Possiblement le grand chef, mais je n’en étais pas tout à fait sûre. - Et tu n’as rien dit ? - J’avais peur que vous me le tuiez. - Concepcion ! 570 - Otar, ici, deux hommes m’ont traitée correctement. Toi, Otar, nous allons en reparler. Et Oswaldo, qui ne m’a pas prise pour une fille, qui m’a aimée, car il m’a aimée, et à qui je m’étais habituée. Bon, n’en parlons plus, puisque c’est fini. Otar, écoute moi bien. J’ai reçu de Pol deux consignes superposées. La première dit d’appréhender Otar Strabelstrom mort ou vif –tu entends : mort ou vif- et de le livrer- lui ou sa dépouille - au Directoire. La seconde directive est de t’abattre par tous les moyens. - C’est clair. Que comptes tu faire ? - Je n’ai rien à cirer de Pol Angeroli. Je compte me tirer de ce guêpier le plus tôt possible, bien vivante. Je souhaite en revanche valoriser au meilleur prix le rôle politique hautement fantaisiste que je joue ici depuis vingt quatre heures. Précisément en m’éloignant à tout jamais de la politique. Les médias … - Je vois fort bien, dit Otar. - Cela dit, je puis tellement peu pour toi que j’en suis effrayée. Les deux hélicoptères sont cloués au sol. Leurs pilotes en ont été éloignés. La grosse vedette est repartie pour le continent, ça vaut très cher, ces petites choses là. Tu ne peux espérer que t’embarquer sur la petite, si l’équipage le veut bien. Ne compte pas gagner l’aéroport, le bizjet est sous surveillance. Océane ? Personne ne t’en veut d’avoir manqué de courage. Erika t’avait confié auprès d’Otar une mission astreignante et … salissante. Tu t’en es acquittée jusqu’à la dernière minute. - Salissante ? Parle pour toi. - Nous n’avons pas les mêmes valeurs. - La repousse récente de ton pucelage ne t’autorise pas à me donner des leçons. - Tu as sans doute raison. Je vais te proposer une dernière tâche, bien insignifiante. Prendre le volant du command car qui est en bas, devant la porte, convoyer Otar jusqu’à la vedette, et t’assurer qu’on l’emmène vivant jusqu’au continent. C’est, selon les cas, une promenade d’agrément ou une mission suicide. - Entendu. Concepcion se tourna vers Otar. - C’est toi qui l’as tué, n’est-ce pas ? - Ca changerait quelque chose à tes bonnes intentions ? - Je n’ai qu’une parole. Nous avions une convention, vois-tu. Nous aurions vécu ensemble, n’importe où sur la planète. J’aurais disposé bien entendu de ma liberté sexuelle, quitte à n’en pas user. Le jour où serait venu un homme que j’aurais pu aimer, et qui m’aurait donné du plaisir… nous nous serions amicalement séparés. - Sachant qui il était ? - J’ai connu une certaine Maud… - Oui, dit Otar. Evidemment… certainement… - Il dort, dit Océane. - Je lui laisse une heure, et ensuite vous débarrassez le plancher. Les bornes mêmes ont des limites. L’aile Nord de la Résidence achevait de se consumer. - Nous avons détruit la Salle de réunions, le musée gallo-romain, une partie de la Villa du Gouverneur, plusieurs immeubles historiques au centre ville, la résidence classée des Angellopoulos, et le quartier kitsch de Sainte-Croix, dit Otar. Les révolutions ont parfois un coût culturel élevé. Les jardins offraient un spectacle de désolation. On s’était battus bosquet par bosquet. Des équipes enlevaient des débris peu qualifiables, quelques véhicules circulaient, on ne prêtait aucune attention à eux. - Où ont dormi nos hommes cette nuit ? - N’importe où, dit Erika. Dans leurs chars, chez l’habitant… les plus chanceux ont squatté les bordels encore intacts de La Fournaise. De toutes façons, l’évacuation commence dès maintenant. Seules nos forces strictement militaires, passées sous le commandement de des Echauguettes, restent pour l’instant sur l’Ile. Externes et Externants rentrent par un véritable pont aérien. Les équipes de Weng Li, d’Erika, de Niklaus, filent à qui mieux mieux. - Les corps … dit Otar, avec un mouvement de gorge qui ressemblait presque à un sanglot. - Les … personnalités sont incinérées depuis ce matin à grande vitesse dans les funérariums de la ville. Les autopsies ne sont pas à l’ordre du jour. Les familles de maffieux ont récupéré quelques dépouilles, mais pas toujours. Si tu veux tout savoir, Concepcion s’est occupée personnellement de Maud, d’Erika et de Milo. Les urnes seront conservées, bien entendu. - C’est … c’est bien, dit Otar. 571 Concepcion le laissa dormir quelques minutes. Il s’éveilla de lui-même. - Nous pénétrons dans la zone la plus dangereuse, dit Océane. La partie boisée qui nous sépare de l’embarcadère. Deux cas de figure : une arrière-garde de maffieux en embuscade, un commando envoyé pour nous liquider. - Par Concepcion elle-même ? - Pourquoi pas ? - Regarde, dit Otar : c’est mon bizjet ! Le petit oiseau brillant s’éloignait, à basse altitude, dans le soleil levant. La ligne aérienne de Sainte-Croix à Miran passait pratiquement à la verticale de la Résidence. Depuis le début de la mission, pour des raisons évidentes de sécurité, les vols avaient été détournés vers l’Est. A quelques centaines de mètres, un bosquet frémit. Les arbustes s’agitèrent violemment. Une fumée blanche, assez épaisse, se forma, puis le missile prit son envol. Il devint rapidement un petit point encore étincelant mais très ténu. Puis, le bel oiseau disparut dans le ciel, sans véritable explosion, sans débris perceptibles. - Mes pilotes … dit Otar. - Chiennerie, fit Océane. Chiennerie jusqu’au bout. Nous ne saurons jamais pourquoi ils ont décollé, qui était à bord, qui a donné l’ordre d’interception … Je me sens lasse, dit-elle. Les fins de partie sont toujours bien fatigantes, et bien ternes. Elle arrêta le véhicule derrière une touffe d’eucalyptus. Elle n’avait pas besoin de parler. Le corps d’Otar répondait encore. Ils firent l’amour en silence, et assez brièvement. Elle ne se forçait pas, mais n’avait que peu de plaisir. Le temps d’Otar était terminé. Elle accomplissait jusqu’au bout le dernier acte de sa mission. - C’est le verre de rhum du condamné, dit Otar. - Je déteste les attitudes compassionnelles, fit-elle. Mais la tendresse n’était pas absente. Ils se caressèrent quelques instant du bout des doigts. - Merci, Océane, dit Otar, merveilleusement merci. J’ai eu beaucoup de chance. - Essaie qu’elle ne t’abandonne pas. Si tu arrives vivant sur le continent, ils te jugeront, t’amnistieront peut-être … - Je suis mort depuis quelques heures déjà, dit Otar. Penses-tu qu’ayant réussi ma Mission, qu’ayant parallèlement perdu Maud et Erika, je puisse encore trouver un sens quelconque à la vie ? Penses-tu qu’elle pourrait encore m’apporter quoi que ce soit qui arrivât à la cheville de ce que j’ai vécu là ? Ils se turent jusqu’à l’embarcadère. Un officier –Otar ne savait pas bien reconnaître marine- les attendait. Il salua gauchement l’Envoyé. les grades de la - Je cours le risque, dit-il. Monsieur –je ne sais plus quel titre vous donner- ce que vous avez fait vous vaudra à jamais l’admiration de millions de pauvres gens comme moi. Mon équipage me suit comme un seul homme. Si on nous attaque en cours de route, nous ferons pour le mieux. J’ai un tout petit lézard, ajouta-t-il. Quelqu’un d’encombrant. Panzerdivision ! Avec un instinct sûr, il était venu là où il pensait en définitive trouver son maître. - C’est un brave garçon, dit Otar - Le récit de ses exploits est arrivé jusqu’à nous. - Ca ne fait pas problème, dit Otar. Il a un engagement régulier dans l’armée de terre. En arrivant au port, remettez le aux autorités pour qu’elles l’affectent dans une caserne proche, afin qu’on le laisse finir tranquillement son contrat jusqu’à la retraite. - Monsieur Strabelstrom a été sérieusement choqué hier, dit Océane. Il va sans doute dormir pendant la traversée ; laissez le faire. Et elle disparut. La vedette atteignit le continent sans encombre. Dès son arrivée, des militaires en armes s’assurèrent sans violence de la personne d’Otar, et l’hélicoptère décolla. 572 Otar avait dormi pendant tout le vol. Celui-ci lui avait paru relativement court. On n’était pas à Miran. On s’était posés dans la cour anonyme d’une caserne, où flottait le drapeau du Pays. Otar fut installé dans un véhicule avec une nouvelle escorte. Un officier le salua, mais personne ne lui parla. Certains détails ne sont pas sans importance. Pendant une courte période d’éveil, sur la vedette, il avait pu gagner les toilettes, aller à la selle. Certes, il ne s’était pas rasé, et n’avait pu changer de linge, mais il avait ressenti un réel bien-être. Le minibus stoppa devant un grand bâtiment anonyme, on monta un escalier. Otar cligna des yeux : on pénétrait directement dans la salle du tribunal militaire. Cinq officiers étaient installés, et personne ne croisa son regard. Un homme en robe noire vint vers lui. - Je suis votre avocat commis d’office. - Fous le camp, conard, dit Strabelstrom. On commença immédiatement la lecture de l’acte d’accusation. Crimes contre l’humanité … actes de barbarie … Otar s’endormait, attrapait deux ou trois bribes d’un discours qui devenait incompréhensible. - A la fin des fins, asseyez le, maugréa le président. Maître … - Ta gueule, dit Otar. Casse toi, fumier ! Tu pues ! L’autre fit un effet de manche, prononça trois phrases, et se tut. On dut réveiller Strabelstrom pour lui lire la sentence. - Condamné à mort ? dit-il d’un air ravi. Il chercha une formule, un geste. Ce n’était pas dans sa culture de saluer du poing. Il éclata finalement de rire, d’un bon rire qui n’avait pas besoin de se forcer, d’un rire de jubilation, de satisfaction totale. Il avait pendant quinze secondes retrouvé le goût du bonheur. On l’installa dans une cellule munie d’un lit métallique. Il s’y jeta et s’endormit. Au bout d’un temps qu’il ne parvint à estimer, un homme, qui ne pouvait être qu’un médecin, vint l’examiner en hochant la tête. - Vous êtes extrêmement fatigué, dit-il. Vous êtes même au-delà de toute fatigue. Votre cœur est d’une solidité exemplaire. Je vais vous faire une piqûre dont les effets vont vous surprendre. Vous allez retrouver vigueur et lucidité pendant une heure environ. Ensuite… - Ensuite ? - Ce n’est plus de mon ressort. Otar se remit sur le côté droit pour plonger de nouveau dans le sommeil, mais celui-ci ne revint pas. Il regarda la montre du soldat, qu’il avait toujours au poignet. Quinze heures… Douze heures plus tôt, Maud vivait encore. La porte s’ouvrit, et Pol Angeroli entra. - Les grandes amitiés sont éternelles, dit Otar. 573 - Il n’y a pas de grandes amitiés entre hommes politiques de haut niveau. Plus d’amitié lorsque se profile la raison d’Etat. - Quand-même, vingt ans … - J’ai choisi de faire d’un haut fonctionnaire estimé, mais obscur, un des personnages dirigeants de l’appareil d’Etat. Ne l’oublie pas. - Eh bien, répondit Otar, si tu m’as fait comte, je ne t’aurai pas fait roi. Vois-tu, Pol, les manuels d’histoire enseigneront que, sous le Pontificat de Pol Ier, un jeune novice nommé Otar a libéré Mopale. Le héros des légendes populaires, c’est Otar. Le chevalier blanc, c’est moi. Il te restera la ligne de titre : j’aurai, moi, les chroniques, les encadrés et les enluminures. Pol haussa les épaules. - Peu importe. Du moment que nous avons gagné… - Madame Stabon ne s’est pas dérangée ? Je sens le pâté ? Elle n’a pas toujours dit ça… - Ca suffit. Veux-tu que nous mettions les choses définitivement au point à ce sujet ? - J’en sais beaucoup plus que j’en ai l’air. - Moins que tu ne le crois. Tu n’ignores pas que Gwennaele est ma compagne depuis plus de vingt cinq ans ? - Je ne l’ai su qu’assez tard. Trop tard pour me conformer à ma ligne de conduite : ne jamais m’en prendre aux femmes en couple. - Je connais moi-même de graves problèmes de sexualité. - Je suis au courant, mais les détails me manquent. Palika Lederer était sur la piste, et Weng m’avait prévenu qu’une attaque était possible sur ce plan. Mais il y a apparemment renoncé. - L’affaire était trop sordide, et n’aurait en aucun cas provoqué de scandale. Vois-tu, Otar, je souffre d’une malformation génitale grave. Mes organes sont mal dimensionnés, et je ne suis pas en mesure d’avoir plus… disons d’un rapport sexuel par mois. - Tu ne pouvais pas m’en parler ? - Impossible. Barrage mental absolu. Les psys s’en occupent, mais en vain. Bref, lorsque j’ai rencontré Gwennaele, nous nous sommes 574 aperçu tout de suite que nous formions un couple idéal, bâti pour la vie, en accord sur tout… à un détail près. Or Gwennaele souffre, elle, d’un travers bien visible. On a banni à juste titre le terme de nymphomanie, à la consonance trop machiste. Plutôt : érotomanie ? Mais à partir de là, nous avions tout pour nous entendre. Nous pratiquons, n’en doute pas, au rythme et selon les modalités que je t’ai décrits. Le reste du temps, elle fait ce qu’elle a besoin de faire, et s’en sert au mieux de nos intérêts. Elle met des hommes dans notre jeu. Comme Mignaux, le ministre de la Défense. Comme Otar. Elle était aux ordres, Otar, elle devait te faire basculer définitivement dans notre camp. Elle a bien sûr refusé ensuite la liaison que tu lui proposais. - Je t’assure qu’elle a pris son pied. - Mais bien évidemment. Elle jouirait avec le renne du père Noël. Elle me raconte tout, ça nous amuse. - Bref, la marionnette était bien conditionnée ? - Oui, tu avais toutes les qualités requises. Une vieille amitié, qui ancrait la confiance. Une capacité diplomatique que j’avais su déceler. Une détermination profonde, une haine du système … - La Banane ? - Oui, la Banane. Personne n’a compris ton drapeau. Moi si. Sans te suivre d’ailleurs sur ce point précis, sans avaler tes coquecigrues. Demain, quand Madame Valérie Dimitrescu sera premier ministre, c’est mon propre neveu qui deviendra selon toute vraisemblance président de l’Assemblée. Mais je te sentais suffisamment pur, suffisamment idéaliste pour foncer. - Bonne pioche, dit Strabelstrom. Seulement, le petit Otar a grandi. Le champignon microscopique s’est développé au point d’occuper toute l’éprouvette. - Ca n’a jamais été très gênant. - Alors, pourquoi être allé jusqu’à donner l’ordre de me tuer ? - Ecoute moi bien, Otar. Tu peux tenir le coup ? Je vais être un peu long. - Je pète la forme. 575 - Profitons en. Les démocraties sont frileuses. Surtout les démocraties européennes. Les Américains, eux, sous couleur de moralité exemplaire, n’ont jamais eu peur des coups tordus. Elles retiendront avant tout que le Groupement a été rayé de la surface de la Terre, et qu’un tas d’immondices dont l’odeur commençait à devenir dérangeante a été balayé chez un membre du club. Bref, l’Union européenne est ravie. Mais nous n’y avons pas mis la manière. Tu sais que deux de tes Femmes de Chambre ont parlé. Plus récemment, un des livreurs de … mazout de Sainte Croix a été appréhendé par les services antiterroristes internationaux. Il a subi, n’en doute pas, le même traitement que ces deux dames, et celui-ci a produit le même résultat : l’intéressé a tout balancé. Bref, c’est l’accablement. Les organisations humanitaires horrifiées se penchent au dessus de notre marécage en se bouchant les narines. On a parlé de barbarie, de crimes contre l’humanité. - J’ai entendu ça récemment. - J’y viens. Il fallait faire sauter le fusible. Il fallait une victime expiatoire. - La mort du héros. - Sinon, ça n’était pas Pol Angeroli et Gwennaele Stabon qui étaient menacés. Ces vieux chats là auraient été éclaboussés, mais ils retombent toujours sur leurs pattes. C’était le Pays lui même qu’on aurait mis en accusation, à Bruxelles, à l’ONU. Il fallait une tête. Ton exécution sommaire m’aurait évité cette sinistre mascarade d’aujourd’hui, et la nécessité de changer mes batteries. - Je me suis laissé dire que l’Union européenne était hostile à la peine de mort ? - Oui, même si les autres grandes puissances, Etats-Unis, Russie, Japon, Chine, la pratiquent avec plus ou moins de bonheur. - Mais alors ? - Un aspect juridique t’échappe. Cette disposition, à laquelle l’Europe est très attachée, est valable en temps de paix. - D’où la proclamation de l’état de guerre ? 576 - Tout juste. Proclamation pour vingt quatre heures, tu l’as peutêtre noté. Les citoyens du Pays en sont encore sur leur cul. Hier, les fêtards ont continué à faire la noce dans les quartiers chauds de Miran jusqu’à cinq heures du matin. Ce matin, les gens étaient à leur travail, les journaux dans les kiosques. Je n’ai pas sorti un char. J’ai juste fait survoler la capitale sur le coup de midi par quelques formations de Rafale, ç’a été le spectacle du jour. Ne nous y trompons pas : les juristes feront la fine bouche, on déplorera. Mais le Pays aura sauvé sa blanche hermine. Otar, il n’est pas de grande amitié qui résiste à la raison d’Etat. - Si nous avions échoué ? Les maffieux ont failli prendre la Résidence, cette nuit, ils pouvaient déclencher la guérilla blanche dans les régions agricoles. Pol se fit grave. - Otar, si tout n’avait pas été réglé ce matin à l’aube, un triumvirat formé d’Angeroli, de Stabon et de Mignaux prenait le pouvoir. Cinquante mille hommes de troupe se mettaient en marche. Nos navires de guerre écrasaient la côte Ouest de Mopale. Nos unités parachutistes étaient larguées sur SainteCroix. Le putsch militaire aurait duré dix jours, puis nous aurions rendu le pouvoir au Parlement. - Tu serais allé jusque là ? - Oui. - Tu y étais prêt dès le premier jour. - Oui. Je ne pouvais pas te mettre au courant. Tu étais trop tendre politiquement, pas assez aguerri aux grandes manœuvres de l’Etat. La Dream Team était brillante, davantage même que nous ne l’avions pensé au départ … mais justement sans doute un peu trop nuancée. - Et au plan international ? - Comme tu le sais, j’étais en contact avec l’ambassade des EtatsUnis. J’avais l’accord de Washington et de Moscou, l’assurance de la bienveillance de Pékin. Seule l’ONU pouvait me faire des misères, mais le temps qu’elle se mette en route … - Nous suivions donc la même voie, nous poursuivions le même but… 577 - Ne t’endors pas, Otar ! J’en ai encore pour une minute. Tout à l’heure, nous allons simuler ton exécution. Le peloton tirera à blanc. - Tu lis trop de romans feuilletons. - Immédiatement après, tu disparaîtras, et nous te mettrons enfin dans les mains des médecins, ce ne sera pas du luxe. Il faudra sans doute te remodeler le visage, changer ton identité, t’envoyer aux antipodes. Mais tu vivras libre et riche. - Pol, dit Otar, la femme que j’aimais plus que tout au monde, au moins autant que j’ai autrefois aimé Klara, cette femme est morte voilà moins de douze heures. Peu de temps après, la femme qui m’aimait le plus au monde, celle qui m’a sans doute éteinte à son tour, le plus aimé de toute mon existence, s’est emmenant mon enfant qu’elle portait en son sein. Et tu viens me parler de vivre. Allons donc… - Allongez le sur son lit de camp, et laissez le dormir, dit Pol. Nous viendrons le chercher tout à l’heure. Otar Strabelstrom manqua de chance cette nuit-là. Sa minuscule fracture crânienne, consécutive à l’attentat contre Maud, avait eu le bon goût de ne lui occasionner au départ qu’une sensation de tête lourde. Elle était à ce moment-là parfaitement opérable. Puis l’hémorragie cérébrale s’était lentement déclenchée, percolant goutte à goutte, poursuivant son action microscopique. A l’heure où Pol Angeroli s’en allait d’un pas lourd et épuisé, une intervention des plus brillants chirurgiens du Pays était encore possible. D’un autre côté, Otar aurait pu entrer dans un coma irréversible dont rien ne l’aurait jamais fait sortir. Il n’en fut rien. On le tira d’un sommeil lourd et agité. Le médecin fit la grimace, tenta une nouvelle injection. On le mit debout. 578 - Il ne fait pas jour, dit Otar. D’habitude on fusille à l’aube. Il réfléchit une seconde. - Ah, j’y suis. Le délai de vingt quatre heures. Ce furent sans doute les dernières paroles conscientes qu’il formula. On le descendit dans une cave voûtée. On le porta plus qu’il ne marcha. Six hommes étaient là, encagoulés, pourvus de fusils d’assaut. Un jeune officier les commandait, sanglé dans un uniforme impeccable, blême. On voulut placer Otar contre le mur, il glissa à terre. On recommença une seconde fois l’opération sans obtenir un meilleur résultat. - A la fin des fins, cria quelqu’un, qu’on le foute sur une chaise. On installa l’Envoyé, sans lui lier les mains, c’était bien inutile. Ce qui lui permit d’arracher le bandeau qu’on tentait de lui placer sur les yeux. De toute manière, sa vue était brouillée, il ne percevait plus que des ombres. - Feu ! cria l’officier. Ses hommes n’étaient pas prêts, ils tirèrent sans simultanéité, en ordre dispersé, et longuement. Lorsque Otar sentit le métal fouiller sa chair, il eut envers lui-même, pendant une fraction de seconde, un mouvement de miséricorde, et son visage prit une expression de profonde satisfaction. Le jeune officier sortit son pistolet de son étui tout neuf, pour le coup de grâce, et, prompt comme l’éclair, il se tira une balle dans la bouche. 579 Six mois ont passé. Deux heures après l’exécution d’Otar, à la fin de la période d’état de guerre, Pol Angeroli a annoncé la démission du Directoire. Réuni en urgence, le Parlement a avalisé la décision et prononcé sa propre dissolution. Les élections générales ont eu lieu au bout de deux mois. Elles ont été remportées comme prévu par le parti social démocrate. Virginie Dimitrescu a formé un cabinet socialiste homogène, qui a commencé la réalisation d’un important programme législatif. La normalisation est donc achevée sur le continent. Avant de se dissoudre, le Parlement a voté une motion enterrant définitivement les évènements de Mopale. Il y a sans doute des coupables, dit ce texte en substance, sans d’ailleurs citer de noms : mais selon la charmante coutume en vigueur chez les voisins français, ces coupables seront dispensés de peine. Les fondements juridiques, voire constitutionnels de ce document paraissaient à la vérité bien vacillants ; mais il arrange tout le monde et semble désormais coulé dans l’airain. Sur Mopale aussi, les choses sont allées plus vite que prévu. Le Comité exécutif provisoire, à vrai dire, ne faisait guère le poids, à l’image de son chef, Nat Lacourière, beaucoup trop pusillanime. Les élections ont donc été avancées là aussi. Les membres de l’AGAR n’ont pu parvenir à établir une plateforme commune, et se sont un tant soit peu dissociés. Les deux partis traditionnels, social démocrate et démocrate chrétien, on fait le plein des voix, les chrétiens démocrates, à la différence du continent, l’emportant sur l’île. L’ensemble des candidats présentés par l’AGAR a obtenu 8% des voix ; on relève même une curiosité : l’élection dans le port de Sainte-Croix d’un député d’extrême gauche, ce qui fait très exotique. Cela dit, Mopale respire. La tumeur a subi une exérèse totale. Aucune métastase n’est visible. On trouverait bien dans l’Ouest profond quelques ouvriers agricoles qui parlent encore de nout bons maït’ avec des sanglots dans la voix, et qui se font traiter de vieux cons. Mais toute trace du Groupement a été définitivement rayée. 580 Les élections, sous forte surveillance internationale, ont été un modèle de démocratie. Les partis fonctionnent, les journaux ont reparu. Des milliers d’associations se sont créées. L’Eglise catholique connaît certes quelques difficultés. Toujours très ancrée dans les milieux agricoles, elle a vu son influence reculer en milieu urbain. Mais le Vatican a nommé un nouvel évêque choisi parmi les politicanti, qui cherche à sauver ce qui peut l’être. L’île a pansé ses plaies avec une grande rapidité. On parle à mots couverts de trois mille morts, mais c’est un sujet qu’on n’aborde pas. Le chiffre en soi paraît important, mais rapporté à une population de cinq millions d’habitants, il représente une ponction de l’ordre de cinq pour dix mille, c’est à dire presque rien. La quasi totalité des familles de Mopale, non seulement n’enregistrent pas de décès, mais encore ne connaissaient pas personnellement de combattants tués. On a rasé la Salle de Conférences, ou ce qu’il en restait. On a aussi totalement détruit la Villa du Gouverneur, remplacée par une Promenade où de jeunes arbres viennent d’être plantés. Volonté sans doute d’expiation. On reconstruira par contre à l’identique le musée gallo-romain, dont les collections ont toutefois beaucoup souffert. A la Fournaise, les Chinois se sont montés très raisonnables. Ils ont agrandi leur casino par quelques acquisitions discrètes, mais il n’ont pas tenté de s’implanter davantage. L’heure et le lieu ne s’y prêtaient plus. La maffia russe a pris en main ce qui restait de prostitution. Toutefois, l’insularité aidant, le gouvernement du Pays a mis assez rapidement le holà à certaines pratiques, et réexpédié vers le continent quelques charters de chair fraîche. On a conservé quelques casinos traditionnels, classés monuments historiques. Pour le reste, le quartier tout entier est un immense chantier : on y installera un vaste parc de loisirs, une sorte de Disneyland sans Mickey au milieu d’une zone bocagée. Le Tivoli de Copenhague a un peu servi de modèle. De toutes façons, le niveau touristique du passé devrait être retrouvé en 200*, et 200* se présentera de toute évidence comme une année record. 581 Les Américains se sont fortement implantés dans les anciennes propriétés agricoles de l’Ouest de l’île. Malgré les appels désespérés de Nat Lacourière, l’Union européenne s’est désintéressée de la question et n’a pas surenchéri lors des adjudications. Mopale mène donc désormais sa vie calme de région active d’une grande démocratie occidentale. Hommes et femmes ont connu des destins sans surprise. Concepcion a quitté la Résidence par un vol régulier dès l’annonce de la démission du Directoire. Elle était attendue par les médias à l’aéroport. Elle présente désormais le Vingt Heures sur une grande chaîne généraliste, et son visage est connu des soixante millions d’habitants du Pays. Elle passe pour très gentille, et redoutable. Son premier roman est sous presse. Elle cherche avec prudence à se construire une vie privée, en souhaitant penser quand-même un peu moins à Otar. Océane a suivi par l’avion du lendemain, plus discrètement. Elle a repris son cursus universitaire, et terminera très certainement sa carrière comme professeur de faculté. Elle va publier incessamment un ouvrage de géostratégie chez un éditeur spécialisé. Elle affole toujours autant les hommes, et a cessé de se compliquer l’existence : elle cède, c’est plus simple. Elle espère en terminer avec cette vie de patachon quand le souvenir d’Otar voudra bien s’estomper. Florimond des Echauguettes, atteint par la limite d’âge, a été nommé consultant auprès de l’OTAN. Il organise des séminaires dans les Ecoles de Guerre. Sur Mopale, Nat Lacourière est retourné au journalisme, et dirige désormais Méditerranée, dont les locaux ont été rénovés. Rouletabille a tenté sa chance sur le continent, et travaille comme rédacteur dans un grand quotidien. Louis Destruc a jugé préférable de profiter de la mutation (avec avancement) qui lui avait été offerte à Miran. Ses nouveaux collègues l’appellent le Puant. Quant au commandant Dupont, il a dirigé quelques mois la police de Mopale. Il y a procédé à une épuration drastique, avant d’y installer tous ses amis. Ce retour prématuré à une situation bananière a 582 choqué, et il bénéficie désormais d’une retraite anticipée, ce qui le laisse ricanant, car il a fait sa pelote. Volker Fromentin a retrouvé son rang dans l’armée de terre. Il finira colonel, c’est bien. Anmari a épousé son docker et repris ses activités se sténotypiste. Avec toutes ces nouvelles entreprises qui s’installent… Sur le continent, Amande Verhofstade va très mal. Elle n’a pas supporté le naufrage de ses espérances politiques. Sa dernière tentative de suicide l’a menée dans l’antichambre de la mort, et les psychiatres lui prédisent une très longue convalescence. Monaco a disparu. Le vieux ministre des armées, Mignaux, développe un Alzheimer précoce. Il donne beaucoup de souci à ses proches, qui vont le placer sous peu en maison médicalisée. Au bord de la petite rivière Li, à treize mille kilomètres de là, une stèle bilingue ombrage l’urne de Weng Li. Avec une sobre inscription en mandarin et anglais : A WENG LI, AVEC LA RECONNAISSANCE DU PEUPLE. Mais les touristes sont un peu pressés, photographient les pêcheurs au cormoran et les séduisantes jeunes femmes en costume des minorités nationales, et ne prennent guère le temps d’une méditation. Sur le flanc droit du tombeau, les autorités ont placé l’urne de Madonna, avec cette simple mention : MADONNA DI POZZO Madonna dont les cendres n’avaient jamais été jetées dans le Rhin, sacré Otar. La petite Xi Xi, est, à vingt ans, PDG d’un tour operator privé, qui orbite entre Xi An et Suzhou. Elle a beaucoup progressé dans la maîtrise des langues étrangères. Pol Angeroli et Gwennaele Stabon ont racheté la chasse du hobereau qui les avait autrefois invités. Ils s’y sont retirés sans doute définitivement. Ils sont très amers. Tout le monde les snobe, et, selon la prédiction d’Otar, 583 ils auront bien du mal à occuper une simple ligne dans les livres d’Histoire. Le neveu installé au perchoir de l’assemblée nationale ne rend que des visites rares et secrètes, finalement plus mortifiantes que l’absence. La possession d’un si beau territoire vaut certes au couple des rencontres suffisantes pour que Gwennaele puisse assumer sa libido, mais le niveau de leurs fréquentations a beaucoup baissé. L’establishment politique du Pays les ignore et la décennie qui vient sera longue. Très aigris, ils s’accrochent parfois vivement, notamment à propos d’Otar. - Tu as tenté de lui voler sa mort, dit Gwennaele. Tu n’avais pas besoin de lui raconter des calembredaines. - Il ne m’a guère cru. Et puis je ne pouvais, humainement, prendre congé comme ça. - Otar avait besoin de tout, sauf qu’on lui fasse la charité. Ils ont récupéré les cendres de l’Envoyé, à la suite d’une véritable bataille politique. Certains voulaient, comme pour Adolf Hitler, éliminer jusqu’à la moindre trace de son existence. D’autres ont tiqué. On a convenu que Pol et Gwennaele lui consacreraient un cénotaphe dans leur propriété, mais que celui-ci resterait fermé au public pendant vingt ans pour éviter tous pèlerinages. Otar, empoisonneur jusqu’au bout, a laissé derrière lui un pétard à retardement qui finira par éclater un jour. Pol n’a pas eu le temps de donner de consignes ; bureaucratiquement, on a autopsié le corps de supplicié. Le jeune officier qui commandait le tir avait gardé sa balle pour lui-même : la tête de Strabelstrom était intacte. Le rapport du légiste est accablant. Otar souffrait d’une fracture de la boîte crânienne ayant entraîné une hémorragie létale. Lors de son jugement, il était très diminué, et donc pas en état de répondre aux questions de ses juges. Il ne pouvait normalement assurer sa défense alors même qu’on le condamnait à mort. Le milieu militaire comptait beaucoup d’amis de Milo et de Florimond. Avant que les polices ne puissent s’en emparer, le rapport était sur les tables des rédacteurs en chef de deux principaux journaux de Miran. Les services 584 secrets des grandes puissances en eurent vent, et un exemplaire gagna même l’ONU. La bombe resterait inactive le temps qu’il faudrait. Dans dix ans, dans vingt ans, elle exploserait à la face du monde. Les anciens Directeurs ont fait les choses avec élégance. Une demi douzaine de jeunes peupliers font cercle autour du monument d’Otar, évoquant la tombe de Jean-Jacques à Ermenonville. Gwennaele a été intraitable. Elle a récupéré les urnes d’Erika et de Maud. Elles flanquent Otar dans ce repos qu’on dit éternel. Le petit mausolée de Maud est surmonté d’une croix. Il est de bon ton de ne jamais parler de l’Envoyé en public. En privé, c’est une autre affaire. Les jeunes notamment et singulièrement ceux des quartiers populaires, lui portent un véritable culte. Ses portraits se rencontrent partout, sur les murs des chambres d'adolescents, sur les éventaires des petits marchands. On se croirait dans les souks du Caire au temps de Nasser. Les garçons se font tatouer son image sur l’épaule, parfois entrelacée avec une kalachnikov ou une grenade. Avec l’arrivée de l’été, des millions de tee shirts made in China proposent aux passants le visage énergique de Strabelstrom. Le mouvement gagne l’Europe, et déborde un peu dans d’autres directions géographiques. Les assimilations les plus audacieuses se font jour, on compare Otar à Che Guevarra, malgré la divergence évidente des itinéraires. Les premières chansons se fredonnent en groupe, et les livres ne sont pas loin. Otar, l’homme qui a vaincu la maffia … A star is born. Un héros est né pour le siècle naissant. - Bien avant vingt ans, dit Gwennaele en pinçant les lèvres, les foules se presseront en ces lieux. Elles assureront sans doute la fortune de nos vieux jours. - Oui, dit Pol, et, d’ici cinquante ans, ils le mettront dans leur Panthéon. FIN