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Cahiers
de
l’École
du
Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 3. Octobre 2013
BROOM: An International Magazine of the Arts
(1921-1924) : une revue d’avant-garde américaine
Ambre Gauthier
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre/revue/numero3octobre2013/Gauthier.pdf
Pour citer cet article :
Coline Ambre Gauthier, « BROOM : An International Magazine of the Arts (19211924) : une revue d’avant-garde américaine », Cahiers de l’École du Louvre,
Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et
muséologie [en ligne] no 3, octobre 2013, p. 24 à 35.
© École du Louvre
Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation
commerciale - Pas de modification 3.0 non transposé.
Cahiers de l’Ecole du Louvre, numéro 3, octobre 2013,
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
Cahiers
de
l’École
du
Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 3. Octobre 2013
Sommaire
Éditorial
Équipe de recherche ............................................................................. p. 1
Dossier : les revues
Le « GR05 ». Approche de quelques revues du XXe siècle
Introduction d’Hélène Klein .............................................................. p. 2-4
La présentation des objets africains dans DOCUMENTS (1929-1930),
magazine illustré
Coline Bidault .................................................................................. p. 5-13
Le conflit renaissant de la figure et de l’abstraction dans Labyrinthe, journal
mensuel des Lettres et des Arts (octobre 1944-décembre 1946)
Blandine Delhaye ........................................................................... p. 14-23
BROOM: An International Magazine of the Arts (1921-1924) :
une revue d’avant-garde américaine
Ambre Gauthier .............................................................................. p. 24-35
L’image de la guerre dans L’Élan (1915-1916), un refoulement apparent
Hadrien Viraben ............................................................................. p. 36-43
Articles
« John Constable et le statut de l’esquisse »
Conférence du 9 avril 2013 dans le cadre du séminaire doctoral
John Murdoch ................................................................................. p. 44-52
« Adieu veau, vache, cochon, couvée… » La boucherie à l’Ancien Empire :
croisement des données iconographiques, textuelles et archéologiques
Fanny Hamonic .............................................................................. p. 53-62
L’entreprise patrimoniale de Louis-Joseph GUYOT (1836-1924)
à Dourdan, entre érudition et médiation
Léda Martines ................................................................................ p. 63-72
Actualité de la recherche
Reconnaissance et médiation d’un patrimoine : vecteurs d’une identité territoriale ?
Journées d’étude de troisième cycle, 14 et 15 juin 2012
Noémie Couillard, Nicolas Navarro, Maylis Nouvellon ................. p. 73-81
Les « Ymagiers » à l’École du Louvre
Cycle de conférences organisées par l’IRHT ............................................. p. 82
Cahiers de l’Ecole du Louvre, numéro 3, octobre 2013,
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
BROOM: An International Magazine
of the Arts (1921-1924) :
une revue d’avant-garde américaine
Ambre Gauthier
La naissance d’une little review entre New York et Rome
La revue américaine Broom1 paraît de novembre 1921 à janvier 1924. Publiée à
l’initiative d’un héritier de la famille Guggenheim, Harold A. Loeb (1871-1974) et
par ses collaborateurs, elle compte vingt-et-un numéros mensuels (fig. 1).
FIGURE 1 :
COUVERTURES DE LA REVUE BROOM
1921-1924
La correspondance, inédite2, riche de plusieurs milliers de lettres échangées
entre H. Loeb, les éditeurs de Broom et la famille Guggenheim, a permis de
retracer l’aventure éditoriale de la revue de sa genèse à son arrêt brutal. Cette
source primaire de la recherche a été confrontée avec les écrits autobiographiques
des éditeurs H. Loeb, The Way it Was3 (1959), Matthew Josephson, Life among
the Surrealists4 (1962) et Alfred Kreymborg, Troubadour5 (1925) pour tenter de
reconstruire de manière précise l’itinéraire mouvementé de la revue publiée
entre Rome, Berlin et New York. S’inscrivant pleinement dans le phénomène
de publication des petites revues littéraires américaines, les little reviews, sa publication est « délocalisée » dès le premier numéro, à la fois par souci d’économie et
en raison de l’intention ferme de ses éditeurs de se rapprocher de l’Europe, du
Vieux Continent, source d’inspiration non démentie des Américains, de ceux
que Gertrude Stein nomme la Lost Generation, la génération perdue. La revue est
initialement publiée à Rome de novembre 1921 à octobre 1922, puis à Berlin
de décembre 1922 à mars 1923, et enfin à New York d’août 1923 au dernier
numéro paru en janvier 19246. D’abord intitulée Broom : An International Magazine
of the Arts published by Americans in Italy lors de sa publication à Rome (jusqu’au
volume II, no 1, du mois d’avril 1922, dernier à être édité en Italie), elle opte
pour un sous-titre plus synthétique en mai 1922, après la démission de
Broom: An International Magazine of the Arts published by Americans in Italy, Rome, New York,
Berlin, Harold A. Loeb, Alfred Kreymborg, 1921-1924. Il existe un reprint de la revue, édité en
1967 par Kraus. L’étude de cette revue a été rendue possible par la mise à disposition de la
correspondance de l’éditeur H. Loeb par la Princeton Library.
2
La correspondance d’Harold Loeb, intitulée Broom Correspondance of Harold Loeb, est conservée
à la Princeton Library sous la cote C0110. Pour des raisons de propriété intellectuelle, aucune
lettre de cette correspondance ne sera reproduite dans cet article.
3
Harold A. Loeb, The Way it Was, New York, Criterion Books, 1959.
4
Matthew Josephson, Life among the Surrealists, New York, Holt, Rinehard & Winston, 1962.
5
Alfred Kreymborg, Troubadour, New York, Boni & Liveright, 1925.
6
On dénombre ainsi onze numéros édités à Rome (du volume I, no 1 au III, no 3), cinq numéros
publiés à Berlin (volume III, no 4-IV, no°4) et enfin, cinq autres publiés à New York (du volume
V, no 1 au VI, no 1).
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l’éditeur associé Alfred Kreymborg, devenant Broom: An International Magazines of
the Arts published by Harold Loeb (même si Loeb ne reste éditeur unique que pour
les deux premiers numéros du volume II). Son titre énigmatique, Broom, est une
référence revendiquée à un passage de l’ouvrage Moby Dick d’Herman Melville
(1851) : « Qu’en est-il, si certains vieux bellâtres de capitaines m’ordonnent de
prendre un balai et de balayer le pont ? Qu’est-ce que cette humiliation comparée,
pesée, je veux dire, dans les balances du Nouveau Testament ? Pensez-vous
que l’archange Gabriel me tienne en moindre estime, parce que promptement
et respectueusement je me suis empressé d’obéir à ce vieux capitaine en cette
occasion particulière ? Qui n’est pas un esclave ?7 » Le mot broom, qui signifie
littéralement « balai », est le titre retenu par Loeb et Kreymborg dès le début de
la création de la revue. À la recherche d’un mot fort, d’un nom monosyllabique
percutant, ils s’entendent sur broom en parcourant les pages du roman de Melville.
Cet ouvrage, véritable manifeste du roman classique américain, fait écho à la
qualité littéraire attendue dans la revue. La symbolique dynamique du balai sied
particulièrement bien à la jeune little review, qui entend balayer les conventions
pour dépoussiérer l’art américain de ses influences passéistes et s’orienter vers
un art nouveau, tournant ainsi le dos au puritanisme ambiant. Le choix de cette
image rustique, associée au travail des classes ouvrières et aux milieux modestes,
est révélateur de la condition sociale de Loeb à cette époque, qui mène, selon ses
dires, une vie de « bohémien miséreux ». La citation de Moby Dick est reproduite
dès le premier numéro en quatrième de couverture, associée à un singulier cachet
dessiné par l’écrivain Gordon Craig (fig. 2) : un petit personnage dansant avec
un balai à la main, qui accentue l’idée de renouveau émise par le titre de la revue.
Cette volonté de rupture avec les conventions et traditions (littéraires, artistiques,
sociologiques) se retrouve également dans le choix des couvertures de la revue.
La couverture du volume I, numéro 4, février 1922, (fig. 3) également réalisée par
Gordon Craig, demeure l’exemple le plus pertinent de cet archaïsme volontaire.
La gravure montre un personnage démoniaque, défiant le lecteur non averti en
lui faisant un pied de nez. L’audace graphique, alliée à l’archaïsme de la gravure
sur bois et à la provocation du geste, ne font qu’amplifier « le profond désir de
défier la norme8 ». Titre et graphisme concourent donc à poser les fondements
d’un programme littéraire et artistique bien défini, qui prend toute sa dimension
dans l’élaboration de la ligne éditoriale.
FIGURE 2 :
CACHET DE LA REVUE BROOM
PAR GORDON CRAIG
© PHOTO DE L’AUTEUR
FIGURE 3 :
COUVERTURE DE LA REVUE BROOM, I, No 4
FÉVRIER 1922 SIGNÉE PAR GORDON CRAIG
© PHOTO DE L’AUTEUR
Herman Melville, Moby Dick, Penguin Classics, New York, 1994, p. 20 : “What of it, if some old
hunks of a sea-captain orders me to get a broom and sweep down the decks? What does that
indignity amount to, weighed, I mean, in the scales of the New Testament? Do you think the
archangel Gabriel thinks anything the less of me, because I promptly and respectfully obey that
old hunk in that particular instance? Who ain’t a slave?”
8
Paul Finkelman et Cary D. Wintz, Encyclopedia of the Harlem Renaissance, Volume 1, Routledge,
Cary D. Wintz and Paul Finkelman, 2004, pp. 187-188 : « Le dessin de couverture de Gordon
Craig pour le quatrième numéro, représentant un personnage faisant un pied de nez, donnait à
voir une volonté de défier la norme toujours plus forte » ; “Gordon Craig’s cover drawing for the
fourth issue, of a figure thumbing its nose, implies an even stronger sense of defying the norme”.
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La revue naît dans l’effervescence provoquée conjointement par l’essor des
little magazines9 aux États-Unis mais aussi par les débats issus des soirées littéraires
organisées par la librairie The Sunwise Turn à New York. Riche de ses contributeurs
internationaux et de ses éditeurs successifs, elle ne compte pas moins de cent-quatrevingt-dix-sept collaborateurs et dix éditeurs. Soucieux de produire une revue
littéraire et artistique moderniste de qualité, Loeb s’associe au poète et éditeur
Alfred Kreymborg (1883-1966) dès le mois de février 1921. Ce dernier, fort de
plusieurs expériences éditoriales, a déjà édité deux revues modernistes : The
Glebe10 (1913-1914) avec Man Ray à New York et Ridgefield, et Others : A
Magazine of the New Verse11 (1915) à Ridgefield. Il est l’éditeur associé des
premiers temps de Broom, celui qui officie avec Loeb à Rome jusqu’en décembre
1921. Il est l’homme par qui les rencontres avec écrivains et artistes se font, son
réseau social et sa réputation dans les milieux littéraires permettant des
associations fructueuses. Leurs divergences d’opinions sur le modernisme et le
nationalisme américain mettent fin à cette collaboration. Loeb s’ouvre à l’Europe
et à ses avant-gardes après son premier séjour en France en 1921, tandis que
Kreymborg reste concentré sur la vocation première de la revue, qui est de
promouvoir la littérature américaine et ses jeunes auteurs. C’est ainsi que « des
tensions ont effectué leur entrée dans les bureaux. Harold se tournait de plus en
plus vers l’Europe et les auteurs à la réputation faite et Krimmie (Kreymborg)
vers l’Amérique et le futur12 ». À Rome, les problèmes d’impression et d’acheminement des exemplaires de la revue vers les États-Unis se multiplient. Dans deux
lettres datées des 2 et 3 décembre 192113, Kreymborg explique l’infortune dont
Broom a été victime : après un retard considérable d’impression, les exemplaires
du numéro 2 ont été oubliés à l’imprimerie par le secrétaire d’édition, et n’ont
jamais pu être expédiés jusqu’à New York. Loeb, à Paris en 1921, noue des relations
étroites avec Kathleen Eaton Cannell (1891-1974, dite Kitty Cannell). Muse du
Tout-Paris, danseuse et journaliste, ses connaissances mondaines et son goût
littéraire la conduisent à occuper des fonctions éditoriales dans la revue du
printemps de 1921 à janvier 1924. Loeb lui réserve une place de choix dans son
autobiographie14 sous le pseudonyme de Lily Lubow, n’hésitant pas à dresser un
portrait féroce de celle qui a été sa compagne, dont les crises de jalousie et les
prises de position drastiques influencent l’édition déjà mouvementée de la revue.
Pour Kitty Cannell, l’art devrait être désacralisé, pour devenir une source
« d’amusement » car ce « serait une erreur de considérer l’art comme sacro-saint,
même si le meilleur de l’art est capable de produire une réaction émotionnelle
beaucoup plus intense qu’aucune autre expérience humaine15 ». Les Américains
« étaient trop sérieux à ce sujet », tandis qu’en France, « cuisiner était considéré
comme étant aussi important que la peinture dans certains cercles16 ». Cannell
travaille anonymement aux côtés de Loeb pour Broom de 1921 à 1924, jouant le
rôle de conseillère artistique et d’assistante éditoriale non-officielle. Car avant
Les little magazines ou little reviews sont des périodiques à visée non commerciale et à tirage
limité, généralement utilisés comme moyens de diffusion de la littérature et de l’art expérimental,
véhiculant le plus souvent des théories sociales ou politiques révolutionnaires, non conventionnelles.
Leur essor commence dans les années 1910, résultant de la symbiose entre une profusion d’idées
et de technologies nouvelles. Il participe et nourrit les revendications du mouvement moderniste
américain.
10
The Glebe est une revue littéraire publiée entre septembre 1913 et novembre 1914, comportant
dix numéros. Sous l’autorité d’Alfred Kreymborg et de Man Ray, sa ligne éditoriale se concentre
sur la littérature et la poésie moderniste contemporaine, la publication du manifeste imagiste
« Des Imagistes : An Anthology » d’Ezra Pound paru au volume I, no 5 (février 1914) l’ayant
rendue célèbre.
11
Others: A Magazine of the New Verse est un magazine poétique publié par Alfred Kreymborg de
juillet 1915 à juillet 1919, grâce au financement du mécène Walter Conrad Arensberg. Souhaitant promouvoir la nouvelle poésie moderniste américaine, ses contributeurs réguliers sont
William Carlos Williams, Wallace Stevens, Marianne Moore, Mina Loy, Conrad Aiken, Carl Sandburg, T. S. Eliot, Amy Lowell, Man Ray, Lola Ridge, auteurs qui collaboreront plus tard à Broom.
12
A. Kreymborg, op.cit. note 5, p. 301 : “But friction has effected an entrance into the editorial offices. Harold inclined more and more toward Europe and established reputations and Krimmie toward America and the future”.
13
Lettres d’Alfred Kreymborg à Harold A. Loeb, 2 et 3 décembre 1921, Broom Correspondence of
Harold Loeb, Princeton Library.
14
H. A. Loeb, op. cit. note 3.
15
Id., Ibid., p. 65 : “It was a mistake to treat art as sacrosanct, even thought as its best it was
capable of evoking a response far more intense than that of any other human experience”.
16
Id., Ibid., pp. 64-65 : “Art, she said, should first of all ‘amuse’ [...]. We were too serious about
it in America” ; “Cooking was considered as important as painting in certain French circle”.
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d’arriver à Paris, elle a été critique à New York pour la revue The Christian Science
Monitor. Brièvement mariée au poète Skipwith Cannell, elle divorce en 1921 et va
dès lors partager librement la vie d’Harold Loeb jusqu’en 1924. Sa position
influente dans les milieux artistiques parisiens permet de doter Broom de contributions
variées (Lipchitz, Brancusi, Picasso), Kitty Cannell servant d’intermédiaire entre
éditeurs et artistes, usant de son charme et de sa culture pour convaincre les deux
parties de s’entendre. Son goût personnel oriente considérablement la revue vers
les avant-gardes européennes, avant-gardes méconnues de Loeb avant ses séjours
à Paris. Altruiste et passionnée, elle est la femme de l’ombre de la revue, son nom
n’étant mentionné dans aucun sommaire malgré l’importance de son travail.
Cependant, de l’autre côté de l’Atlantique, un éditeur américain est engagé pour
réunir les contributions américaines, Nathaniel Shaw. Il officie du 12 juillet 1921
au mois de février 1922 avant d’être remercié par Loeb, celui-ci le jugeant peu
réactif et peu impliqué. Il est rapidement remplacé par la poétesse Lola Ridge
(1873-1941), qui prend ses fonctions le 1er mars 1922. Engagée politiquement et
servant la cause féministe, elle publie ses poèmes dans la majeure partie des little
reviews américaines (Poetry, The New Republic, The Saturday Review of Literature). Son
premier recueil The Ghetto and Other Poems paraît en 1918, salué unanimement par
la critique. Il en va de même pour Sun-up and Other Poems en 1920, et The Red Flag
en 1927, ce qui la positionne en figure incontournable de la poésie moderniste
féministe. Simultanément, l’homme de théâtre Edward Storer (1880-1944) est
embauché en tant qu’éditeur associé. Celui-ci, détenteur des droits de l’œuvre
théâtrale de Luigi Pirandello (1867-1934), permet à la revue de publier une
traduction de Six Characters in Search of an Author17 même si Loeb refuse d’en
acheter les droits. Cette association dure jusqu’à l’automne 1922, où Storer est
remplacé par Matthew Josephson en même temps que la revue déménage de
Rome à Berlin. Après des études à l’université de Columbia, Josephson avait été
correspondant et journaliste pour de nombreux magazines américains en Europe.
En 1922, avant de rejoindre la rédaction de Broom, il collabore activement à la
revue Secession, éditée par son ami Gorham B. Munson. Maîtrisant le français et
introduit dans la plupart des cercles littéraires parisiens, il côtoie Louis Aragon,
Philippe Soupault et Benjamin Péret, qui demeureront des amis fidèles pendant
de longues années. Josephson, dans ses mémoires, évalue son apport considérable
au contenu de la revue : « Je préconisais que Broom devrait essayer de se distinguer
des autres publications en présentant des contributions littéraires aussi audacieuses
que possible et aussi modernes que l’art de Picasso et de l’École de Paris. Le
mouvement Dada était en train de s’éteindre officiellement, mais ses membres
français, comme Aragon et Éluard, semblaient au commencement de grandes
carrières littéraires, et particulièrement appropriés pour être publiés dans Broom.
Je proposais également des traductions d’auteurs plus anciens, comme
Apollinaire et Lautréamont18 ». Ces amitiés lui permettent de faire bénéficier la
revue Broom de nombreuses contributions, dont celle de la poétesse et
collectionneuse Gertrude Stein. Dans une lettre du 29 novembre 1922, de
H. Loeb à Gertrude Stein19, l’on apprend que l’éditeur, sur les recommandations
de Josephson, a lu les poèmes de la poétesse et qu’il les a tant aimés, qu’il souhaite
les publier très prochainement dans Broom. La publication de poèmes de Gertrude
Stein au volume IV, numéro 2 (janvier 1923), provoque une querelle décisive
Six Characters in Search of an Author est la traduction de la pièce Sei Personaggi in Cerca
d’Autore (1921) de Luigi Pirandello (1867-1934), adaptée par Edward Storer lui-même pour la
version anglaise. Cette célèbre pièce, mise en abîme satyrique du monde théâtral, est publiée
dans les volumes II, no 3 (juin 1922, p. 186), II, no 4 (juillet 1922, p. 321), et enfin, III, no 1 (août
1922, p. 44). Storer, détenteur des droits américains de l’œuvre de Pirandello, proposera à Loeb
de les lui vendre pour 1 000 $ en 1922. Loeb fera le choix de ne pas les acquérir, pensant à l’insécurité
d’un tel placement. Au regard du succès de Pirandello et de son Prix Nobel de littérature reçu en
1934, le choix de Loeb fait apparaître une erreur de jugement regrettable, ces royalties auraient
pu assurer une rentrée d’argent régulière et pérenne à Broom.
18
M. Josephson, op. cit. note 4, pp. 169-170 : “I urged that Broom should try to distinguish itself
from other publications by presenting literary material that was challenging as possible and at
least as ‘modern’ as the art of Picasso and the School of Paris. The Dadaist movement was
reported to be expiring officially, but its French members, such as Aragon and Eluard, seemed
to be at the beginning of great literary careers, and very suitable for inclusion in Broom. I also
proposed translations from earlier authors, such as Apollinaire and Lautréamont”.
19
Lettre d’Harold Loeb à Gertrude Stein, 29 novembre 1922, Gertrude Stein Papers, Yale University
Library Special Collections.
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entre Loeb et l’éditrice Ridge : elle démissionne à la suite de cette publication qui
va à l’encontre de ses convictions littéraires, pensant que si « Gertrude Stein a une
lueur occasionnelle, c’est la plupart du temps du blablabla20 ». À Berlin, les coûts
de production de la revue se font de plus en plus lourds, malgré la dévaluation du
mark, très favorable aux américains. Harold Loeb chiffre à l’automne 1922 entre
860 à 960 $ pour la production d’un numéro, soit 3 000 exemplaires. Il estime que
les gains possibles peuvent atteindre 1 050 $ si la totalité des exemplaires sont
écoulés, et davantage si les demandes d’abonnement sont nombreuses (pouvant
rapporter jusqu’à 100 $ par mois). Le problème majeur réside dans la vente des
3 000 exemplaires, qui ne s’écoulent jamais complètement. Malgré ces difficultés
financières, l’artiste hongrois Ladislaw Medgyes rejoint au cours de l’hiver 1923
H. Loeb, Ridge et Josephson, en tant qu’éditeur chargé de développer le pôle
artistique de la revue. Rapidement, les relations se détériorent entre Harold Loeb
et Lola Ridge, la rigueur et la fermeté des jugements de l’écrivain américaine
s’accordant difficilement avec la vocation libertaire de Broom. Leur collaboration
s’arrête brutalement en mars 1923, en même temps que celle avec Medgyes. Le
déménagement de la revue à New York au printemps 1923 s’accompagne d’une
restructuration du personnel : H. Loeb conserve sa position d’éditeur principal,
Josephson demeure son éditeur associé et embauche deux éditeurs supplémentaires, Malcolm Cowley (1898-1989) et William Slater Brown (1896-1997) qui
travaillent pour la revue jusqu’à son dernier numéro, publié en janvier 1924.
Si la parution de Broom se voulait initialement mensuelle, on observe
néanmoins que dès l’année 1922, les difficultés financières et matérielles de la
revue ne permettent pas toujours de soutenir ce rythme. Ainsi, il n’y a pas de
numéro publié en mars 1922. De même, les difficultés croissantes de financement
vont stopper la publication entre le numéro de mars 1923 et d’août 192321. Le
rythme mensuel de publication est rendu possible par le travail simultané des
éditeurs sur plusieurs numéros en même temps : les contributions collectées
sont réparties sur deux ou trois numéros pour présenter un ensemble
homogène de qualité égale, et lorsqu’un exemplaire peut passer sous presse, un
ou deux exemplaires à venir sont déjà en train d’être complétés ou sont quasiment
achevés. Ce travail de composition complexe, souvent aléatoire, n’exclut pas les
envois de dernière minute à intégrer, ni les retards de publication par manque de
contributions de qualité. Ainsi, le 22 novembre 1922, les éditeurs utilisent une
deuxième fois la couverture exécutée par Enrico Prampolini pour le premier
numéro, celle qui devait être réalisée par un artiste tchèque n’étant pas arrivée
dans les temps pour l’impression du second numéro (celui-ci devant paraître
début décembre 1922). De même, le volume III, numéro 3 (octobre 1922) devait
contenir des photographies inédites de Paul Strand (1890-1976), pour soutenir la
réflexion sur l’industrialisation et le modernisme des États-Unis, sujet récurrent
de la revue. Ces photographies, à l’esthétique épurée, se composent de plans
fixes cherchant à capter avec objectivité l’essence même du monde industriel, des
usines, des chaines de production, des machines, sans avoir recours aux effets de
flou et de brouillard tant appréciés par bon nombre de ses contemporains22. Cette
esthétique de la machine est une des prérogatives de la revue, comme le montre
la couverture du numéro 3 (janvier 1922), réalisée par Fernand Léger (fig. 4). La
qualité des reproductions des photographies de Paul Strand étant insuffisante,
Loeb décide de les remplacer au dernier moment par une série de dessins d’Henri
Matisse (1869-1954), représentant essentiellement des portraits de femmes, pour
que l’exemplaire puisse être imprimé à temps. La thématique industrielle du
numéro devient caduque, les photographies sont différées au numéro suivant,
Lettre de Lola Ridge à Harold Loeb, 11 juillet 1922, Broom Correspondence of Harold Loeb,
Princeton University Library : “Gertrude Stein has only an occasional gleam – it is mostly blah!
blah!”.
21
La publication de la revue devait alors s’arrêter définitivement après la parution du numéro de
mars 1923 comme l’atteste une lettre de Lola Ridge adressée à Harold A. Loeb le 7 février 1923,
Broom Correspondence of Harold Loeb, Princeton University Library : les oncles de Loeb, qui
étudiaient la question du financement possible de la revue, ont décidé de ne plus investir dans
cette entreprise, la condamnant à une fin imminente. Les éditeurs ne se résigneront pas et
établiront un nouveau plan de financement pour faire renaître la revue à New York dès l’été 1923.
22
Éric de Chassey, « Paul Strand, Frontalité et engagement », Études photographiques, 13 juillet
2003, pp. 136-157.
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Loeb se donnant ainsi le temps de les faire réimprimer. Ces exemples illustrent les
va-et-vient éditoriaux de Broom, qui doit composer avec les aléas de la production
« délocalisée », qui n’assure pas toujours une impression aisée et une qualité de
papier homogène. La provenance internationale des contributions, puisées aux
États-Unis et en Europe (France, Italie, Allemagne pour la majorité), demande
aux éditeurs une grande flexibilité, la collecte des articles et des illustrations, puis
leur traduction ou leur adaptation si nécessaire, pouvant repousser leur
publication de plusieurs mois.
FIGURE 4 :
COUVERTURE DE BROOM I No 3
JANVIER 1922
SIGNÉE PAR FERNAND LÉGER
© JEAN-CLAUDE PLANCHET
CENTRE POMPIDOU PARIS
Cahiers de l’Ecole du Louvre, numéro 3, octobre 2013,
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Une ligne éditoriale internationale,
entre modernisme américain et avant-gardes européennes
S’intéressant à la littérature et aux arts plastiques internationaux, cette ligne éditoriale initiale est énoncée dès le premier numéro dans le « Manifesto I »23 (fig. 5) :
la revue « sélectionne parmi la littérature continentale contemporaine des écrits de
qualité exceptionnelle, les plus adaptés à la traduction en anglais24 ». De la poésie
expérimentale (E. E. Cummings, Wallace Gould, John Gould Fletcher, John Lee
Masters) au renouvellement de la prose américaine (Sinclair Lewis, John Dos
Passos, Jean Toomer), de la littérature contemporaine française (Pierre Reverdy,
Louis Aragon, Paul Éluard, Philippe Soupault, Jean Cocteau) à ses sources fondamentales (Guillaume Apollinaire, Lautréamont), la revue tente de concilier des
écrits novateurs en provenance des États-Unis et de l’Europe.
FIGURE 5 :
MANIFESTE DE LA REVUE BROOM PARU AU
NUMÉRO I No 1 NOVEMBRE 1921
© PHOTO DE L’AUTEUR
Les choix visionnaires de Loeb et Josephson permettent ainsi de faire
découvrir Pierre Reverdy (1889-1960) au lectorat américain, alors même que
l’écrivain peine à se faire connaître en France, que sa prose demeure réservée
à des cercles d’initiés, affiliés au cubisme puis au surréalisme. Les textes sont
publiés en anglais, ceci induisant un travail de traduction considérable pour
toutes les contributions en provenance de l’Europe (France, Italie, Allemagne,
Russie, Hongrie). Ces traductions sont pour la plupart réalisées par les
éditeurs eux-mêmes (Kreymborg pour les textes italiens, Loeb et Josephson pour
les textes français, Josephson pour les textes allemands). Elles accentuent ainsi
la visée internationale de la revue, ceci permettant de tisser des liens ténus
entre Amérique et Europe, liens instaurés par la production « délocalisée » et les
voyages des éditeurs en Europe. Si Broom concentre ses efforts sur la littérature,
elle n’en reste pas moins ouverte aux arts plastiques, « les peintres et sculpteurs
[Harold A. Loeb et Alfred Kreymborg], « Manifesto I », Broom I, no 1, novembre 1921, troisième
de couverture.
24
Id., Ibid. : “Broom is selecting from the continental literature of the present time the writings
of exceptional quality most adaptable for the translation into English”.
23
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30
[étant] représentés par les meilleures reproductions disponibles de leur travail25 ».
Ainsi, on retrouve dans ses pages des contributions d’artistes américains comme
Joseph Stella, français comme Pablo Picasso, Henri Matisse et André Derain,
allemands comme George Grosz. Cependant, et même si elle ouvre largement
ses pages aux auteurs connus, la revue entend bien faire la promotion de jeunes
talents, puisque dans Broom, « l’artiste inconnu, innovant, pourra avoir, quand
sa contribution le méritera, la même chance que l’artiste reconnu26 ». Cette
ouverture d’esprit, ce désir de faire se côtoyer novices et confirmés,
va progressivement faire la réputation de Broom, en donnant une chance aux
artistes émergents de se faire connaître tout en étant rémunérés. La revue répond
ainsi à l’impératif d’abriter en ses pages « une sorte de maison de défrichage où les
artistes du temps présent rentreront en étroite relation27 ». Il s’agit selon Matthew
Josephson, éditeur associé à partir de novembre 1922, de parvenir à « créer une
sorte de pont entre la culture de deux continents en présentant des sélections
significatives de l’art et de la littérature de l’Europe contemporaine et de
l’Amérique28 ». Cette dichotomie Amérique/Europe, modernisme/avant-gardisme,
occupe donc une place centrale dans la revue, Broom cherchant avant tout à
définir un nouvel art américain qui n’exclurait pas les influences européennes,
si celles-ci parviennent à enrichir les racines américaines sans dériver vers une
acculturation nocive. Ainsi, « ce qui fait l’originalité de Broom au sein des revues
modernistes anglo-américaines de la période de l’entre-deux-guerres, c’est son
ouverture au vaste espace culturel américain, par-delà le domaine des lettres et
des arts visuels ; à travers les pages de la revue, nous voyons l’Amérique s’observer
de près et de loin afin de se reconnaître en tant qu’espace aux frontières fluides,
recherchant ses spécificités, voire son altérité, face aux modernismes et aux
avant-gardes de l’Europe29 ». Une double mission est donc assignée à Broom par
ses éditeurs : la revue doit devenir un lieu ouvert de dialogue entre les États-Unis
et l’Europe, tout en soutenant la thèse que certaines propositions artistiques ou
politiques des avant-gardes européennes pourraient se greffer sur l’art américain
pour l’enrichir. D’une part, elle tend à intégrer l’intention sociale et esthétique
des avant-gardes européennes (à savoir, la fusion de l’art et de la vie) dans une
perspective américaine, et de l’autre, à dissocier coûte que coûte l’expérience américaine
de l’expérience européenne. Cette revue, publiée à 3 266 miles de New York,
4 269 miles de Chicago et à 6 227 miles de San Francisco30, devient alors un
exemple concret du rapport complexe entretenu par les intellectuels américains
avec l’Europe et ses influences. Entre exil en Europe et rejet d’une culture européenne
dominante, retour aux États-Unis et acceptation des créations européennes,
la revue illustre brillamment les errances, l’évolution de la pensée et enfin l’apaisement d’une génération américaine en quête d’elle-même et d’une redéfinition
de sa culture nationale. Ces questionnements existentiels, nationaux et créatifs
se déploient en corolle, numéro après numéro, permettant d’entrevoir les
querelles culturelles existant alors entre l’Amérique et l’Europe, et plus encore
entre New York et Paris. Cette dialectique américano-européenne, influencée par
les débats identitaires américains de la revue The Soil (1916-1917) publiée par
Robert Coady, permet à Broom de complexifier sa ligne éditoriale et de maintenir
un souffle polémique permanent, qui atteint son paroxysme avec l’arrivée de
M. Josephson dans le comité éditorial à l’été 1922. Également influencés par la
culture populaire présente dans les pages de The Soil, Loeb et Josephson intègrent
dès lors dans leur revue le cinéma, esthétique mécanique de l’ère industrielle et le
[Harold A. Loeb et Alfred Kreymborg] op. cit. note 23 : “The painters and the sculptors will be
represented by the best available reproductions of their work”.
26
Id., Ibid. : “Throughout, the unknown, path-breaking artist will have, when his material merits
it, at least an equal chance with the artist of acknowledged reputation”.
27
Id., Ibid. : “Broom is a sort of clearing house where the artists of the present time will be
brought into closer contact”.
28
M. Josephson, op. cit. note 4, p. 168 : “But the opportunities that opened for Broom were those
of creating a sort of bridge between the culture of the two continents by presenting significant
selections of the art and literature of contemporary Europe and America”.
29
Stamatina Dimakopoulou, « Broom (1921-1924) : Avant-gardes, Modernités et l’Amérique
retrouvée », Revues modernistes anglo-américaines : lieux d’échanges, lieux d’exil, sous la
direction de Benoît Tadié, Paris, Entr’revues, 2006, p. 114.
30
Broom, no 3, février 1922, page publicitaire vantant les tarifs avantageux des abonnements à
la revue.
25
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médium photographique par le biais d’essais, d’illustrations ou de publicités sans
cesse renouvelés. Pourtant, contrairement à The Soil, Broom n’est pas un one-man
magazine. Ses publications se nourrissent de l’inspiration de chacun des éditeurs,
composant ainsi une ligne éditoriale mouvante et en constante évolution. Le
travail collectif des éditeurs, la notion de communauté de pensée et d’échanges
sont les éléments déterminants de cette publication. S’opposant en ce point à la
revue The Ennemy (publiée postérieurement en 1927) de Wyndham Lewis, Broom
considère l’isolationnisme et la pensée unique comme réducteurs, préférant miser
sur le dialogue et l’addition des compétences en tant que moteurs de la création.
Cette dialectique complexe, entre attraction et répulsion des apports européens,
se double d’une seconde dialectique, celle du dépassement de l’opposition entre
culture de masse et culture élitiste. Si Harold Loeb rejette tout d’abord la culture
populaire et ses productions (photographies, films), sa position évolue avec le
temps, si bien qu’entre 1922 et 1923, sa principale préoccupation est de parvenir
à définir un nouveau système de valeurs où art et pouvoir économique, élites et
masses ne s’opposent plus. En quête d’un idéal dont la revue se fait le vecteur,
il tend à imposer la possibilité d’un art se réappropriant le pouvoir économique
de la culture de masses31. Ces contradictions et changements de points de vue,
portés par les questionnements et expériences personnelles des éditeurs, nourrissent la revue du premier au dernier numéro, faisant apercevoir le cheminement
intellectuel d’une jeunesse américaine sans certitudes absolues, dont les idéaux
sont aussi mouvants que les territoires qu’elle explore.
Une singularité éditoriale revendiquée dans le panorama
des little reviews américaines
Broom, par définition, semble donc s’inscrire pleinement dans le courant de
publication des little reviews contemporaines, s’illustrant par sa charge contestataire
et son opposition à la culture de son temps ou à certaines de ses tendances.
Ces publications sont souvent utilisées32 pour attaquer les modes d’expression
conventionnels, en incarnant une véritable rébellion éditoriale et humaine contre
les doctrines du bon goût traditionnel. En cela, Broom fait entièrement corps avec
cette volonté d’opposition, d’engagement et de défense du patrimoine culturel
américain. Par sa volonté première de défense des auteurs américains face à la
domination intellectuelle de l’Europe, la revue rejoint les priorités des revues
The Dial et The Little Review (1919-1924). La volonté de dialogue entre lecteurs,
contributeurs et éditeurs, est également une donnée partagée par Broom et The
Little Review. Les deux publications conçoivent en effet leurs pages comme des
lieux de dialogues et d’échanges, où chacun, qu’il soit contributeur ou lecteur,
peut exprimer son point de vue. Les deux lignes éditoriales mettent en place une
conversation ouverte entre écrivains et lecteurs, par l’intermédiaire de rubriques,
chroniques ou de publications de lettres. Mais au-delà de ces points communs,
Broom dispose de caractéristiques propres, d’une innovation formelle et intellectuelle
qui la distinguent définitivement des publications contemporaines. L’idée généralement
véhiculée voudrait que Broom réponde au critère principal du little magazine, en
ce qu’il est une publication moderniste à faible tirage et coût de production33.
Ce constat n’est valable que si l’on oublie le budget mensuel de la revue, de
800 à 1 000 $, mais surtout les importants crédits et donations de la famille
Guggenheim qui ont nourri la revue jusqu’en février 1923. Les crédits alloués à
Broom sont en fait bien plus importants que ceux alloués à la majeure partie des
little reviews, lui permettant de résister plus de trois ans et de publier vingt-et-un numéros,
en essayant de garder le plus grand format possible et de payer jusqu’au bout ses
contributeurs. À titre de comparaison, ceux du Dial, de Secession ou de The Little
Michael North, “Transatlantic Transfer: Little Magazines and Euro-American Modernism”,
Modernist Magazines Conference, Leicester, De Montfort University, 12 juillet 2007, p. 13 : “The
difficult task that Loeb tries to accomplish in Broom, then, is not just to reverse his earlier
negative attitude toward American popular culture, but also to determine a system of value in
which the economic power of that culture might be re-appropriated for art”.
32
Comme le démontrent Frederick J. Hoffman, Charles Allen et Carolyn F. Ulrich dans The Little
Magazine: A History and a Bibliography, Princeton, Princeton University Press, 1947, p. 4.
33
Dickran Tashjian, Skyscraper Primitives: Dada and the American Avant-Garde, 1910-1925,
Middle-town/CT, Wesleyan University Press, 1975, p. 6.
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32
Reviews n’étaient pas rémunérés pour leurs contributions, sauf à titre exceptionnel. De
même, ces trois revues employaient un papier de mauvaise qualité, ne pouvant
rivaliser avec les couvertures en couleurs et les reproductions d’œuvres d’art de
Broom sur papier Rag. Ces fonds importants, malgré leur diminution progressive, permettaient aux éditeurs de donner une apparence luxueuse à la revue,
imposant sa voix par un standing éditorial élevé, qui ne fut pas égalé dans les
années 1920. De même, la longévité de la revue la distingue de bon nombre de
ses contemporaines. Avec ses vingt-et-un numéros publiés sur plus de trois ans,
Broom distance de loin Secession34 (1922-1924) qui ne publie que huit numéros ou
Gargoyle35 (1921-1923) et ses six numéros. Une autre originalité de Broom concerne
la publication « délocalisée » de la revue. La majorité des little reviews étaient alors
publiée aux États-Unis (The Dial, The Smart Set ou encore Contact36), bien que
quelques autres éditeurs choisissent de produire leurs revues en Europe. Faisant
partie de ce groupe d’éditeurs exilés atypiques, Arthur Moss publie sa revue Gargoyle
depuis Paris de 1921 à 1922. Gorham B. Munson, aidé par M. Josephson, fait
le choix de produire sa revue Secession (1922-1924) depuis Vienne, puis Berlin.
Enfin, au cours de l’année 1924, l’édition de The Transatlantic Review, est transférée
à Paris par Ford Madox Ford.
Broom, au cours de son existence, s’est donc tracé un chemin singulier dans le
courant de publication des little reviews. Au fil des numéros, la revue montre sa
capacité à employer les codes impartis au genre des little reviews (revue littéraire,
faible tirage, défense d’un art américain, organe de contestation) puis à les détourner
pour aboutir à la création d’un objet éditorial hybride, ne correspondant plus à
un genre défini et figé. Sa mobilité, sa multiplicité d’éditeurs et de collaborateurs, tout
comme son image luxueuse fondée sur des couvertures imprimées en couleur et
une richesse d’illustrations sans précédent, font de Broom une revue unique. Surtout
restée dans les mémoires pour l’abondance de ses contributions françaises, Broom
est bien souvent considérée uniquement, et à tort, comme une des nombreuses
revues américaines ayant contribuées à l’essor de Dada à New York comme le
sont à juste titre The Blindman de Marcel Duchamp, The Soil de R. Coady et 291
d’Alfred Stieglitz, publiées entre 1915 et 192137. Si la présence de contributions
du groupe Dada et de ses alentours sont indéniables (Louis Aragon, Philippe
Soupault, Richard Huelsenbeck, Roger Vitrac), leurs publications au sein de la revue
montre à quel point les propositions venues d’Europe constituaient des moyens et
non des fins pour les éditeurs. Les créations issues de Dada sont présentées au
lectorat américain afin d’être intégrées puis adaptées aux problématiques spécifiques
de la culture américaine (ère industrielle, capitalisme, culture populaire). Il n’est
ainsi pas question de copier aveuglément un schéma européen inadaptable aux
États-Unis en raison des trop nombreuses différences culturelles, sociologiques,
Secession, reprint, New York, Kraus, 1967. Secession est une revue américaine publiée de
1922 à 1924 par Gorham B. Munson, qui se pose dès son premier numéro en rivale de Broom.
Développant sensiblement le même propos littéraire et artistique, publiant les mêmes
contributeurs, elle se démarque par sa verve et sa dimension critique plus affirmée. Publiée
depuis Vienne et Berlin, elle comporte 8 numéros marqués par la personnalité belliqueuse de
Gorham B. Munson. Matthew Josephson, est d’abord ami avec l’éditeur, puis éditeur associé
durant l’année 1922, avant de rejoindre Broom. Sa démission et son engagement avec une revue
concurrente lui attirent les foudres de Munson et envenime la concurrence entre les deux revues.
Une lettre de Josephson à Loeb, datée du 20 octobre 1923 et conservée à la Princeton Library, fait
état d’une réunion entre les éditeurs/contributeurs de Broom et de Secession qui devait pacifier
la situation, mais qui se soldera par une rupture totale de communication entre les deux revues.
35
Gargoyle est une revue américaine publiée par Arthur Moss de 1921 à 1923 à Paris. Éditeur
de The Quills (1917-1921), Moss est le premier éditeur de little reviews à délocaliser ses
publications. Gargoyle publie tout au long de ses 6 numéros des écrits contemporains et des
reproductions d’art, tout comme Broom. Par ailleurs, on retrouve dans les deux revues le même
coéditeur, Lasdilaw Medgyes. La revue est surtout connue pour avoir été la première à publier
des écrits d’Ernest Hemingway, ce qui lui permet de se faire remarquer par Robert MacAlmon qui
publiera The Sun Also Rises en 1925.
36
Contact est publiée à New York par Robert MacAlmon et William Carlos Williams de 1920 à
1923. Revue d’art et de littérature, elle défend la poésie américaine et les arts visuels, tout en
essayant, comme son titre l’indique, d’établir un contact entre différentes sources littéraires,
différentes cultures et panoramas culturels. De nombreux contributeurs de Contact collaborent
simultanément à Broom et à Secession.
37
D. Tashjian, A Boatload of Madmen, Surrealism and the American avant-garde 1920-1950, New
York, Thames and Hudson, 1995, XVI.
34
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33
idéologiques qui séparent les deux continents. La thématique de l’opposition
entre Dada et modernisme, Europe et États-Unis est certes une constante au
sein de la revue, dont les prérogatives évoluent année après année, mais n’est
pas développée avec autant d’insistance que dans les revues The New Republic (où
Edmund Wilson dramatisait la question) ou 291. Les premiers numéros de Broom
positionnaient plutôt la revue en tant qu’organe anti-Dada, comme en atteste
l’essai « America Invades Europe38 » d’E. V. Sanders. Avec véhémence, l’auteur
déplore l’attraction exercée par Paris et la France sur les intellectuels américains,
alors même que Loeb y a séjourné et a profité pleinement de la capitale artistique pour trouver des contributeurs au cours de l’année 1921. Ce rejet primaire
s’éteint progressivement avec l’arrivée dans le comité éditorial de Josephson. Dès
lors, et cela jusqu’au retour de la publication à New York, les pages de la revue se
font le chantre des artistes parisiens proches du cercle Dada et de Tristan Tzara.
Broom s’éteint progressivement au cours de l’année 1923, publiant son dernier
numéro en janvier 1924. Les problèmes de financement et de trésorerie induisent
une baisse de la qualité des contributions, un amenuisement du nombre de pages,
une perte d’enthousiasme partagée à la fois par les éditeurs et par leur lectorat.
L’agonie de la revue est lente mais sans appel, accentuée par des motions de
censure éloignant tout espoir d’accalmie. Sa publication au cœur de New York
l’expose au puritanisme et à l’étroitesse d’esprit des commissions de censure, ce
puritanisme que Loeb avait cherché à fuir en quittant son territoire natal.
Le 14 janvier 1924, alors que le numéro de janvier doit paraître, les éditeurs
apprennent que sa diffusion a été suspendue par le comité de censure des services
postaux (section 480)39. La publication du texte de Kenneth Burke, Prince Llian40,
jugé trop érotique par la commission de censure, fait fermer la rédaction. À la
suite de Broom, bien d’autres revues perpétuent l’exil éditorial, comme Transition,
This Quarter ou Tambour. Sa constante recherche d’une redéfinition de la culture
américaine, son rejet de l’Amérique traditionnelle et des valeurs de la ploutocratie,
permet à la revue et à ses éditeurs de créer une Amérique utopique, n’existant
que sur papier glacé. Cette Amérique idéale, où les chemins de fer côtoient les
champs de blé d’une Italie millénaire, où les dollars de Wall Street fusionnent avec
la plume humaniste des philosophes des Lumières, où les frasques dadaïstes
s’accordent gaiement avec les états d’âme puritains, ne subsiste que dans l’imagination
des éditeurs et des lecteurs de Broom. Parcourir aujourd’hui les pages de cette
revue revient à essayer de faire revivre un peu de l’idéalisme et de l’engouement
qui ont nourri les éditeurs de 1921 à 1924, en prenant conscience du caractère
fragile et immanent d’une telle entreprise.
Broom I, no 1, novembre 1921, p. 89.
Malcolm Cowley, Exile’s Return, A Literary Odissey of the 1920’s, New York, Penguin Books,
1994, p. 195 : “For, on January 14, in the midst of the tumult aroused by the battle, another blow
had fallen. Broom had been suppressed under section 480 of the Postal Laws, which prohibits the
mailing of contraceptives and other obscene matters”.
40
Broom V, no 1, janvier 1924, p. 12.
38
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Pour citer cet article
Référence électronique
Ambre Gauthier, « BROOM : An International Magazine of the Arts (1921-1924) :
une revue d’avant-garde américaine. », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches
en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie
[en ligne] no 3, octobre 2013.
URL : http://www.ecoledulouvre.fr/revue/numero3octobre2013/Gauthier.pdf
L’auteur
Après un diplôme de second cycle à l’École du Louvre et une licence de droit
du patrimoine culturel à l’Université Panthéon-Assas, Ambre Gauthier est
actuellement doctorante à l’Université Paris X-Nanterre.
Sous la direction de Rémi Labrusse, elle prépare une thèse sur les revues de
galeries d’art en France dans l’entre-deux-guerres (1918-1940). Ses recherches
portent sur l’histoire de l’art du XXe siècle, l’édition et le marché de l’art. Après
avoir travaillé sur le catalogue de la collection de revues d’art Paul Destribats
au Centre Pompidou, elle occupe le poste de chargée des expositions et des
recherches à la Fondation Marc Chagall à Paris depuis 2011.
Cahiers de l’Ecole du Louvre, numéro 3, octobre 2013,
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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