une célébration afro - Editions de La Martinière
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une célébration afro - Editions de La Martinière
À Daniel Eboule, sans qui ce livre n’existerait pas. À mes fi ls chéris, Marcus et Émile. © 2012, Éditions de La Martinière, une marque de La Martinière Groupe, Paris. Connectez-vous sur www.lamartinieregroupe.com Conception graphique et réalisation : Olivier Fontvieille et Anne Ponscarme/offparis.fr Recherche iconographique : Caroline Gibert AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 2 23/05/12 11.50 Katell Pouliquen UNE CÉLÉBRATION Préface d’Oxmo Puccino Éditions de La Martinière AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 3 23/05/12 11.50 « L’AFRIQUE N’EST PLUS SEULEMENT EN AFRIQUE. EN SE DISPERSANT À TRAVERS LE MONDE, LES AFRICAINS CRÉENT D’AUTRES AFRIQUES, TENTANT D’AUTRES AVENTURES PEUT-ÊTRE SALUTAIRES POUR LA VALORISATION DES CULTURES DU CONTINENT NOIR. » Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’homme noir, 2011. AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 5 23/05/12 11.50 SOMMAIRE PRÉFACE D’OXMO PUCCINO p. 8 AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR p. 10 RESPECT ! MILITER PAR LE STYLE p. 12 LA MODE UN CULTE POUR DANDYS p. 35 SACRÉS FÉTICHES MASQUES, PERLES ET SCARIFICATIONS p. 57 NOIRE EST LA BEAUTÉ p. 77 LE WAX L’ÉTOFFE DU VOYAGE p. 97 WILD ATTITUDE FANTASMES ET REPRÉSENTATIONS DES NOIRS p. 117 HARLEM BARBÈS IDENTITÉS CROISÉES DE DEUX QUARTIERS AFRO p. 135 AFRO BEATS p. 151 BIBLIOGRAPHIE p. 173 CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES p. 174 REMERCIEMENTS p. 176 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 7 23/05/12 11.50 PRÉFACE PARCE QUE NOUS SOMMES À LA POINTE DE L’INCERTITUDE, DANS UNE ÉPOQUE INONDÉE PAR UN FLOT D’INFORMATIONS QUI PEINE À ÉTANCHER NOTRE SOIF DE CONNAISSANCES, CE LIVRE D’IMPORTANCE ALLUME DEUX MOTS ANTIDOTES QUI PEUVENT ENCORE SOIGNER L’IGNORANCE : « COMMENT ? » ET « POURQUOI ? » QUELLE EST CETTE ESSENCE MYSTÉRIEUSE QUI PERMIT À UN PEUPLE – LONGTEMPS MIS AU BAN DE LA RACE HUMAINE – DE CONSERVER SON ÉNERGIE PENDANT UN COMBAT DE 400 ANS, AU POINT DE L’ÉRIGER AU RANG DE LANGAGE UNIVERSEL ? AU TRAVERS DE CETTE TRANSMISSION DE MÉMOIRE, PAR L’EXPRESSION ORALE ET CORPORELLE EN PERPÉTUEL RAPPORT AVEC LE RITUEL, LA DIASPORA AFRICAINE SUGGÉRA PATIEMMENT LA MAGIE DE L’ART AFRICAIN, DEVENUE UNE ÉVIDENCE. 8 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 8 23/05/12 11.50 AVANT-PROPOS AFRO UNE CÉLÉBRATION Le terme « afro », diminutif de « afroaméricain », désigne la culture noire américaine telle qu’elle a surgi, puissante et révoltée, à l’aube des années 1960, écho au mouvement des droits civiques – qui luttait contre les discriminations – et au Black Power. Initié par Stokely Carmichael en 1966, le Black Power exhortait la communauté noire à se battre pour sa propre reconnaissance, à prendre conscience de ses racines et de son histoire. Sa figure légendaire, Malcolm X, fut l’un des premiers à rejeter l’usage du mot « Négro », qu’il percevait comme un reliquat de l’esclavage, et à lui préférer celui d’« Afro-Américain ». Cette expression reconnaissait le passé de la communauté noire, tout en affi rmant sa place légitime dans la société américaine, à une époque où les Noirs étaient jetés en prison sans jugement équitable et subissaient une ségrégation scolaire impitoyable. Marqué par la tragédie de son arrivée outreAtlantique (« ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées », comme l’écrira plus tard le théoricien de la négritude Aimé Césaire, dans Discours sur la négritude), le peuple noir vit soudain, avec le Black Power, un sursaut identitaire galvanisant. Afro, une célébration dépeint l’émergence, dans les années 1960, d’une esthétique noire de la résistance, voire d’un « glamour révolutionnaire », selon les mots d’Angela Davis, qui l’incarna plus que personne. Les Afro-Américains revisitent leurs racines – aimantés par une mythologie de la Terre Mère africaine – autant qu’ils se réinventent. Visibles enfin, ils revendiquent la fin de la domination blanche, aiguillonnés par l’énergie émancipatrice de quelques leaders au charisme incontesté. À eux les droits civiques, à eux la beauté, à eux le glamour de cette fameuse coupe afro, halo sacré initiant un culte nouveau : la fierté noire. « I am black and I am proud ! » chantera James Brown… Car si le mouvement est d’abord et fondamentalement politique, il touche les artistes, la rue, le monde entier. Au fil des décennies, l’expression « afro » est devenue synonyme des cultures noires au sens large. On parle de musique afro (avec notamment l’afro-beat fiévreux du Nigérian Fela Anikulapo Kuti, surgi à Lagos à la fin des années 1960 dans un mélange de rythmes traditionnels yoruba, de funk, de jazz), de beauté afro, de mode afro, voire de président afro… Des raccourcis sans doute, mais qui disent la popularité de ce terme, devenu à lui seul symbole d’un immense héritage. 10 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 10 23/05/12 11.50 « NOUS REJETONS LE RÊVE AMÉRICAIN TEL QU’IL A ÉTÉ DÉFINI PAR LES BLANCS ET NOUS DEVONS TRAVAILLER À CONSTRUIRE UNE RÉALITÉ AMÉRICAINE DÉFINIE PAR LES AFRO-AMÉRICAINS. » Stokely Carmichael continent noir ? Comment ceux qui n’ont pas cet héritage intime s’approprient-ils les cultures noires pour les détourner ou les réenchanter ? Le livre envisagera aussi les pièges de l’exotisme et des bonnes intentions, la fascination ambiguë pour le corps noir et ses représentations parfois équivoques. Se profile donc, en toute modestie, une forme d’anthologie afro, héritière lointaine, mais tout aussi passionnée, de la Negro Anthology publiée à Londres en 1934 par Nancy Cunard, Britannique excentrique et égérie des surréalistes engagée dans la lutte antiraciste et anticolonialiste. Il s’agissait alors pour elle d’ériger un monument à la culture noire, bréviaire idéologique nourri de poésie et de politique. On n’en est plus là, bien sûr, et l’ambition de cet ouvrage est autrement plus légère. Reste cette célébration des esthétiques noires, qui peut toucher chacun d’entre nous, tant nombre d’artistes d’ascendance africaine servent de références totémiques à la création mondiale. Aussi, dépeindre le style afro revient à dessiner les contours d’une vivifiante histoire collective. En marche. Leader de l’organisation étudiante SNCC, Student Nonviolent Coordinating Committee (à l’origine de la diffusion de l’expression Black Power, Pouvoir Noir), 1966. Le style afro, par extension, désignera aussi dans cet ouvrage le « black style » en général, ou plutôt le style des Noirs comme fusion de références et d’influences mondiales et creuset de tous les métissages. S’il faut se méfier des stéréotypes et souligner que le style afro revêt une grande variété d’expressions, les cultures noires ont produit, au fil des siècles, des œuvres d’une inventivité absolue dans tous les champs, du textile à la musique, de la statuaire à la coiffure, etc. Afro, une célébration exaltera, de façon tout à fait subjective et personnelle (et en aucun cas exhaustive !), quelques-unes de ces facettes, qu’elles émergent à Paris ou à Douala, à Londres ou à Kinshasa, à La Nouvelle-Orléans ou à New York. Des sapeurs congolais des années 1960 aux Smarteez de Soweto des années 2000, des dandys du Brooklyn d’aujourd’hui jusqu’aux podiums parisiens de la Haute Couture, du jazz au hip-hop… c’est le legs de l’histoire africaine à travers la création contemporaine mondiale qui sera ici questionné. Mode, coiffure, musique, etc. : comment les créateurs et artistes d’ascendance africaine (qu’ils soient africains-américains, selon l’expression désormais de rigueur, ou afroeuropéens) remixent-ils les références au Katell Pouliquen 11 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 11 23/05/12 11.50 RES PECT AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 12 23/05/12 11.50 « SAY IT LOUD I’M BLACK AND I’M PROUD. » James Brown, 1968, album Say it Live and Loud. RESPECT ! MILITER PAR LE STYLE Militantes du Black Panther Party, poing levé et fier afro, Dans une Amérique blanche corsetée par le racisme, la révolution du Black Power est une bombe politique autant qu’esthétique. Tous les codes en vigueur relatifs à l’apparence sont remis en cause. Désormais, les Afro-Américains vont maîtriser leur image et en faire un outil d’émancipation. les étudiants1. L’enthousiasme a des accents révolutionnaires, et cette révolution est aussi esthétique : la nouvelle élue est pour la première fois une Afro Queen. Adepte déclarée du Black Power – ce mouvement politique en faveur des droits civiques et de l’équité –, elle affiche une majestueuse coiffure afro. Moins d’une décennie plus tôt, l’afro a surgi dans une Amérique secouée par les revendications des Noirs, et mis la question capillaire sur l’agenda politique, alors que le lissage – le « conk », mot dérivé du congolène, gel lissant à base de lessive – était la norme depuis plusieurs décennies (même les hommes se défrisaient dès les années 1920). C’est donc tout « naturellement » que cette parure volumineuse et rebelle devient le symbole le plus puissant du Black Power. lors d’une manifestation en faveur de la libération de Huey P. Newton, cofondateur du Black Panther Party, emprisonné pour avoir tué un policier, Oakland, 25 août 1968. REFAIRE CORPS AVEC SA CULTURE AFRICAINE Novembre 1966. À Howard University, prestigieuse faculté de Washington d’où sortent la majeure partie de l’élite noire américaine et de nombreux militants des droits civiques, c’est l’élection de la « reine du campus ». La gagnante, Robin Gregory, savoure sa victoire sur fond de clameurs joyeuses. « Umgawa, Black Power ! » s’époumonent 13 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 13 23/05/12 11.50 Dans le film Malcolm X, de Spike Lee (1992), on voit d’ailleurs le héros passer d’un « conk » normatif à un afro séduisant. À lui seul, l’afro dit la fierté autant que la résistance d’une communauté. Son refus de se soumettre aux canons de beauté occidentaux. De New York à Los Angeles, une jeunesse noire radicalisée, habitée de désirs afrocentristes, se déploie au fil des années 1950-1960, alors que la situation des Afro-Américains est dramatique : lynchages fréquents dans les États sudistes et racistes, ségrégation dans les écoles et les transports, exclusion du droit de vote. Bien qu’un amendement à la Constitution américaine stipule que ce droit fondamental ne peut être nié à quiconque (xve amendement, ratifié en 1870), l’exercice effectif du vote est entravé pour les Noirs dans la majorité des États. Quant à la doctrine insidieuse « Separate but equals », elle autorise la ségrégation en toute impunité… Un charismatique pasteur noir de 26 ans, inspiré par Gandhi, prône le changement dans la non-violence : c’est Martin Luther King qui, en 1957, fonde la SCLC, Southern Christian League Conference. Au tournant des années 1960, le mouvement des droits civiques prend de l’ampleur, attisé par les étudiants contestataires qui forment leur propre organisation, le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committe). Sit-in dans des bars ségrégués, boycotts de magasins… La fureur gronde dans la communauté afro-américaine. L’année même où il reçoit le prix Nobel de la Paix, en 1964, King séjourne en prison pour avoir organisé une manifestation. Depuis sa geôle, il écrit : « Il y a plus de Noirs avec moi en prison que sur les listes électorales. » Mais nombre de militants se radicalisent, et prennent leurs distances avec le pacifisme de King et ses valeurs supposées bourgeoises. En juin 1966, Carmichael, leader du SNCC, lance son appel au « Black Power ». Quatre mois plus tard, Bobby Seale et Huey Newton, étudiants à l’université d’Oakland en Californie, fondent le Black Panther Party pour l’Autodéfense : un nationalisme noir révolutionnaire assumant la violence et ayant pour emblème une panthère. Des Afro-Américains, mais aussi des Afro- Caribéens et des Afro-Latinos, poussent l’effervescence militante jusqu’à utiliser leur corps pour exiger le respect. Le style devient la manifestation de la conscience. Certains optent pour des vêtements considérés comme « africains », voire changent leur identité pour s’approprier des noms originaires de la « Terre Mère » [Asante, Karenga, Dinizulu…], tandis qu’ils se familiarisent avec les dialectes, danses et musiques de leur continent d’origine. Et tous ou presque délaissent les produits de défrisage pour adopter des cheveux « naturels ». Une icône se détache : Angela Davis. Compagne de route des Black Panthers, cette philosophe féministe incarne la lutte des Noirs contre l’oppression. Née en 1944 à Birmingham, en Alabama, « la ville la plus parfaitement ségréguée des États-Unis et premier symbole d’intolérance raciste du pays », selon Martin Luther King2, la jeune communiste Angela Davis enseigne à l’UCLA, la fameuse université californienne. Mais elle en est vite renvoyée à cause de son activisme politique. Investie dans le comité de soutien à trois prisonniers noirs inculpés pour l’assassinat d’un gardien, en représailles du meurtre d’un de leurs codétenus, elle est accusée à tort d’avoir organisé une prise d’otage meurtrière en 1970. Sa cavale à travers les États-Unis fait d’elle la troisième femme à apparaître sur la liste des personnes les plus recherchées par le FBI. Arrêtée puis emprisonnée pendant seize mois – avant d’être acquittée –, elle reçoit en cellule des courriers haineux l’enjoignant de rentrer en Russie (« Go back to Russia », allusion à son appartenance au parti communiste) autant qu’en Afrique (« Go back to Africa »)3. Des manifestations ont lieu en sa faveur dans le monde entier. Partout, le slogan « Free Angela Davis » essaime en solidarité avec la cause des droits civiques. Partout s’impose son visage de madone noire surmonté d’un halo de cheveux XXL. Une héroïne. Avec elle, l’afro – « the ‘fro », comme on dit alors – symbolise la lutte, autant que la veste en cuir noir, uniforme officieux du Black Panther Party. « Je me faisais sans cesse arrêter [avant que je sois recherchée par le FBI, 14 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 14 23/05/12 11.50 NDLR], la police ne savait pas qui j’étais mais j’étais une femme noire, j’avais les cheveux coiffés naturellement, et j’imagine que j’avais l’air d’une militante […] », se souvient Angela Davis4. Qui regrette que son action soit parfois résumée à sa coiffure ; ce qu’elle nomme le « glamour révolutionnaire ». « Ce raccourci est humiliant car il réduit une politique de libération à une histoire de mode, analyse-t-elle5. Ça me rappelle un article du New York Times Magazine qui me classait parmi les 50 personnalités du xxe siècle les plus inspirantes par leur style […]. L’afro a survécu comme une mode, déconnecté du contexte historique qui l’a vu surgir. » Il a pourtant aidé des milliers de femmes à se voir autrement : plus libres. « Black is beautiful ! » devint un nouveau mot d’ordre, sans que l’on sache d’ailleurs quel leader l’inventa vraiment, de Stevo Biko dans les années 1960 (activiste anti-apartheid en Afrique du Sud) ou de Marcus Garvey ( Jamaïcan apôtre de l’union des Noirs du monde entier, ayant fondé en 1917 l’Association universelle pour l’amélioration de la condition noire). Le marketing fut prompt à récupérer cette mode du « Black is beautiful ». À la fi n des années 1960, est lancée la ligne Afro-Sheen vendue en grands magasins : des produits capillaires destinés aux Afro-Américains. Rien n’est laissé au hasard pour valoriser l’héritage africain de la communauté noire. « La première campagne créée pour AfroSheen par Vince Cullers Advertising, la plus vieille agence de publicité ciblant les Afro-Américains, montre ainsi un groupe de Blacks à la coupe “afro” avec un message en swahili : “Wantu Wanzuri” (“Beautiful People”), rapporte Anne Sengès dans Ethnik, le marketing de la différence 7. Fiers de leur héritage, ils exhibent leurs cheveux crépus, Afro-Sheen étant « un magnifique nouveau produit créé pour des gens magnifiques ». Autre option pour celles et ceux aux cheveux trop courts : la perruque afro, créée à partir de matières synthétiques nommées pour l’occasion « Afrylic » ou « Afrilon »… Pour glamour qu’il soit, l’afro symbolise la lutte en faveur de l’égalité dans un pays encore très largement raciste. Il est aussi, pour beaucoup, une façon de témoigner sa solidarité avec les mouvements d’indépendance africaine et caribéenne. Il devient très populaire aussi grâce aux fi lms de la Blaxploitation, ces séries B qui n’engagent que des comédiens noirs et sensibilisent la communauté aux questions identitaires. La Blaxploitation ne craint pas les clichés (les Noirs y sont gentils, les Blancs, méchants) mais donne à voir la vie quotidienne des Afro-Américains et leurs aspirations brûlantes aux droits civiques. L’afro y est mis en scène, dans John Shaft, Slaughter et Foxy Brown par exemple, où Pam Grier cache des lames de rasoir dans sa coiffure. Au fi l des années 1970, l’afro perd de sa dimension politique. Délayé dans le mou- « AVANT D’ÊTRE NOIR, JE SUIS UN ÊTRE HUMAIN ET UN COMÉDIEN. QU’ON SOIT NOIR, BLANC, ROUGE, JAUNE OU VERT, L’IMPORTANT C’EST DE RÉUSSIR. » James Brown À sa sortie de prison, en 1972, après deux ans de détention, Angela Davis rappelle qu’elle « se bat contre le racisme, la guerre du Viêtnam, le néocolonialisme, les prisonniers politiques », puis elle enjoint ses partisans à relever la tête, d’un retentissant « Be proud ! » « Je suis le plus grand ! Je suis le plus beau ! Je suis le roi du monde ! » Comme un écho, Muhammed Ali, alias Cassius Clay, hurle sa fierté à la fi n de ses combats de boxe. « Muhammed Ali incarnait à merveille toutes les revendications du Black Power : l’affirmation de la beauté et de la virilité noires, la fierté des origines africaines, le rejet libérateur de la haine de soi inculquée par des siècles de servitude et par les critères esthétiques et culturels de l’Amérique blanche », relate Nicole Bacharan dans son livre Noirs américains, Des champs de coton à la Maison Blanche 6. 15 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 15 23/05/12 11.50 There’s no shame on u Face the world and show That u’re proud of what U are There’s no blame on u Everybody knows That u’re great as u are I got kinks in my hair, and I’m so damn fierce I got freedom in my soul, That is a bliss […] U got power in your veins, U got to be urself Vanilla on ur skin Or chocolate delight If u’re gay, straight or fly Just embrace urself with pride. vement hippie et disco, il devient une simple parure « cool » ou survoltée, mais nullement engagée. Sinon pour faire la fête. LA FIERTÉ NOIRE AUJOURD’HUI Quasi disparu avec les années 1980, l’afro revient sur le devant de la scène, porté par les Nappy. Cette contraction des mots « natural » et « happy » (naturel et heureux) désigne une « tribu » contemporaine d’Afro-descendantes défendant le retour du cheveu crépu, et en assumant, parfois, l’héritage militant. De Paris à New York, de nombreux blogs vantent la « beauté noire naturelle » et mettent en scène le « Big Chop » (BC, littéralement « Grande Coupe »), nom de code utilisé par les Sistahs (« sœurs noires ») ayant pris la décision d’éliminer leur chevelure apprivoisée chimiquement pour laisser pousser leurs mèches en toute liberté. Une communauté de femmes échangent des conseils beauté sur fond de solidarité entre « nappy girls » – même si le terme est mal accepté aux États-Unis, où il est considéré comme péjoratif. Kimmay Tube (www.youtube.com/ user/kimmaytube), Natural Belle (http:// hairinspiration.blogspot.com) ou encore Curly Nikki (www.curlynikki.com) comptent parmi les sites de référence sur le sujet. Muse française – informelle – du mouvement, la chanteuse Inna Modja, née au Mali, porte l’afro depuis neuf ans, bien avant qu’il redevienne « à la mode »8. L’une de ses chansons, « Kinks in my hair » (album Love Revolution, Warner Music, 2011), fait l’éloge de ses boucles indomptées et de la fierté qu’elle en tire : *J’ai les cheveux bouclés, j’ai la tête crépue J’ai un look, je l’assume, Et je ne crains rien Avec ma peau de chocolat, je suis un délice de miel J’ai des courbes, de la grâce et du style Je suis fi ère de moi […]. L’HÉRITAGE MODE : DANS L’OMBRE DE ROSA PARKS I got coils in my hair, I am a kinky head I got a look yes I dare, And I have no fear Chocolate on my skin, I’m like a honey delight I’ve got curves, grace and style I embrace myself with pride* […] La mode n’est pas en reste quand il s’agit de revendiquer les racines et la mémoire politique des Afro-Américains. « Pendant l’ère esclavagiste, la dégradation de l’identité des esclaves africains passait par une anonymisation physique, rappelle Sarah Fila-Bakabadio, historienne en études afro-américaines9. Tout objet autorisant une identification était confisqué. Le corps martyrisé ne devait porter aucun signe distinctif autre que celui imprimé dans la chair par le maître. Au xxe siècle, le processus inverse est à l’œuvre. Il consiste à rendre visibles les traces d’Afrique autrefois dissimulées […]. Depuis les années 1960 et l’apparition des mouvements nationalistes noirs, le tissu est devenu un outil récurrent de valorisation de l’héritage africain des Africains-Américains. » On a pu repérer, outre-Atlantique, certains usages du bogolan malien (cette toile en coton teinte à partir d’écorces). Depuis quelques années, c’est surtout le wax (étoffe chamarrée à motifs) qui est utilisé par les créateurs afro-descendants pour affi rmer leurs racines. Ainsi, 16 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 16 23/05/12 11.50 « J’AI LE RÊVE QU’UN JOUR MES QUATRE ENFANTS VIVRONT DANS UNE NATION OÙ ILS NE SERONT PAS JUGÉS POUR LA COULEUR DE LEUR PEAU, MAIS POUR LEUR CARACTÈRE. » Martin Luther King avec élégance signifi ait pour elle : “Je suis respectable, comment pouvez-vous m’empêcher de m’asseoir ?” À ce moment-là, la mode est évidemment politique. » Même si cette allure, adoptée pour combattre le racisme, renforça, plus qu’elle ne défia, la notion bour geoise de respectabilité. L’élégance est alors aussi libératoire que conformiste. l’Africaine-Américaine Maya Amina Lake concocte, avec sa griffe The Boxing Kitten, une vibrante alliance de références vintage et ethniques utilisant souvent du wax, plébiscitée par Michelle Obama, Beyoncé ou Erykah Badu. Le style, « ethnic-rockabilly », comme dit sa créatrice née à Brooklyn, diplômée en études africaines-américaines, se place dans le sillage du mouvement des droits civiques. « Le climat politique et culturel de cette période m’a inspirée. C’est le point de départ de ma marque, dit-elle. J’imagine une pin-up fi fties dont la féminité s’exprimerait par des imprimés bariolés très puissants. Je vois la mode aussi comme un moyen d’expression politique. Je voudrais que les femmes qui portent mes vêtements soient plus fortes, notamment parce qu’ils peuvent leur rappeler leur mère, leur grandmère, un héritage », conclut-elle10. « La mode peut être une question de respectabilité, conclut l’historienne américaine Deborah Willis11. C’est l’usage qu’en a fait l’Américaine Rosa Parks par exemple, qui, en 1955, refusa de céder sa place à un Blanc dans un bus. Elle portait des talons hauts, un chapeau, une jolie robe, etc. Être habillée 1. Source : Jet Magazine, 10 novembre 1966. 2. Cité in Nicole Bacharan, Les Noirs Américains, éditions Plon, 2010. 3. « Afro images », texte d’Angela Davis in Picture Us, African American Identity in Photography, Deborah Willis, éditions The New Press, New York, 1994. 4. Documentaire The Black Mixtape, 1967-1975 (sortie 2011), du Suédois Göran Hugo Olsson. 5. « Afro images », op. cit. 6. Éditions Plon, 2010. 7. Éditions Autrement, 2003. 8. Entretien avec l’auteur. 9. « L’étoffe de l’africanité », Civilisations, 2009. 10. Entretien avec l’auteur, voir photo p. 101. 11. Entretien avec l’auteur. 17 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 17 23/05/12 11.50 18 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 18 23/05/12 11.50 19 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 19 23/05/12 11.51 20 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 20 23/05/12 11.51 21 AFRO_11MAI_CHAP_1_4.indd 21 23/05/12 11.51