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De la marche
considérée comme un des beaux-arts
« On pourrait dire d’un homme qui marcherait jour et nuit qu’il serait
parallèle à sa durée »
Henri Bergson.
« Les pas que fait un homme, du jour de sa naissance à celui
de sa mort, dessinent dans le temps une figure inconcevable.
L’intelligence divine voit cette figure, comme nous voyons un
triangle. Cette figure a (peut-être) sa fonction bien déterminée dans
l’économie de l’univers »
Jorge Luis Borges, le miroir des énigmes.
« l’homme a débuté par les pieds »
Leroi-Gourhan.
Si aujourd’hui encore, les causes de la bipédie restent discutées par les paléontologues,
anthropologues et autres anatomistes, tous s’accordent sur ses bienheureuses conséquences : la
bipédie a libéré pour d’autres fonctions la paire de membres supérieurs, les bras. Ceux-ci, toujours
en quête de quelque chose à saisir, faire ou détruire, eurent alors tout loisir de se transformer
en insatiables manipulateurs du monde matériel (porter, fabriquer des outils, procéder aux
manipulations les plus compliquées).
La bipédie a provoqué un processus d’extériorisation qui a conduit à la spéculation de l’outil.
C’est le commencement de la technique.
De nombreuses théories s’opposent ou se complètent pour déterminer les raisons qui
ont poussé notre aïeul australopithèque à se relever sur ses deux jambes : une des plus théories
les plus acceptées veut qu’au Miocène (5 millions d’années avt J.C, et plus), des bouleversement
climatiques auraient transformés les forêts primitives en savanes, obligeant les premiers hominidés
à porter avec eux sur de plus longues distances leurs cueillettes, cette charge nécessitant la
libération des bras.
Le scientifique Peter Wheeler, dans son ouvrage « de l’influence de la bipédie sur l‘énergie
et la consommation d’eau des premiers hominidés », fournit une explication intéressante des effets
de la bipédie sur le développement du cerveau humain : la marche en station debout eut pour effet
de nettement diminuer la quantité de rayonnement solaire à laquelle s’exposaient les premiers
hominidés lorsqu’ils se déplaçaient, courbés et à découvert, entre deux étendues boisées. Elle
leur permit par conséquent de quitter l’ombre des forêts. « Ce rafraîchissement de tout l’organisme
finit par réguler la température du sang circulant (entre autres) dans le cerveau, ce qui diminua
les risques de coup de chaleur et supprima par voie de conséquence la contrainte physiologique
jusqu’alors exercée sur la taille du cerveau ».
Plus au frais, le cerveau se mit à grossir, et l’homme n’hésita plus désormais à conquérir le
vaste monde.
Germaine Richier. L’homme qui marche, 1945
La bipédie à station verticale, apanage exclusif de l’homme, et tremplin
de son évolution, présente cependant une précarité sans équivalent. Rien dans
le règne animal ne ressemble à cette colonne de chair et d’os constamment
menacée de chute. Les quelques rares espèces à se tenir sur deux pattes
(oiseaux, kangourous) gardent l’équilibre grâce à leurs appendices caudaux. Qui
plus est, ces mammifères-là marchent moins qu’ils ne sautent ou sautillent. Un
quadrupède est en équilibre sur 4 pattes, l‘homme doit réussir à l’être sur deux
avant même de commencer à se mouvoir.
Les bébés et les ivrognes savent à quel point tenir debout est déjà une
prouesse en soi.
Alberto Giacometti, Homme qui chavire, 1950
John Napier, dans son livre « the antiquity of human walking » (1967)
remarque que « la façon humaine de marcher est une activité à nulle autre
pareille, au cours de laquelle, le corps, à chaque pas, frôle la catastrophe. La
déambulation du bipède humain a des allures de catastrophe potentielle, car seul
le mouvement rythmé qui pousse une jambe puis l’autre vers l’avant lui évite la
chute »
Nus, déchus, désespérés, précipités par leur faute hors du paradis, Adam et Eve vont devoir marcher, maintenant. Ils
chutent de leur état de grâce, et quittent l’éternité pour le temps : nous les voyons faire ici les premiers pas de la marche de
l’histoire (peut-être l’idée de cette sortie du jardin d’Eden peut-elle se comprendre comme une très lointaine réminiscence de la
sortie des forêts vers les savanes ?).
Masaccio marque, dans la ligne de Brunelleschi et Donatello, l’irruption de la Renaissance dans la peinture florentine. La
puissance novatrice de cette fresque tient à ce que ses figures sont représentées en marche, pieds solidement posés au sol, avec
tout leur poids d’humanité, engagés (même douloureusement) dans le monde, et non plus flottants et raides comme les figures
hiératiques de la tradition picturale issue de l’icône byzantine.
Masaccio entame ici une des recherches majeures de la peinture renaissante ; la représentation du mouvement. Alberti,
dans son De pictura (1435), qui théorise le nouvel art de peindre florentin dans les années 1420, insiste à propos du mouvement
des corps sur la relation entre la position des pieds et celle de la tête : « J’ai observé que, dans toute position, le corps entier
de l’homme est subordonné à la tête qui est le membre le plus pesant de tous. Si l’on fait alors reposer tout le corps sur un
seul pied – ce qui caractérise la position transitoire de la marche – ce pied, comme la base d’une colonne, sera toujours placé
perpendiculairement sous la tête, et le visage de celui qui est dans cette position sera presque toujours tourné dans la même
direction que son pied. »
La puissance novatrice de cette fresque ne tient pas seulement à ses effets de réalité dans les corps mais surtout à la
nouvelle image morale de l’humanité déchue qu’elle impose par ce moyen.
Masaccio, Adam et Eve chassés du
Paradis, vers 1425, chapelle Brancacci,
église du Cramine de Florence
L’Homo Viator, fréquemment représenté dans l’imagerie populaire, comme
sur cette gravure de Jérôme Bosch, est l’homme en marche comme symbole de
l’humanité livrée après la chute à l’errance dans le monde. La vie humaine est
conçue ici comme une lente pérégrination dans l’attente de la fin des temps.
Saint-Jean Climaque, au début du 7° siècle, écrit dans son « échelle
du paradis », livre de dévotion fort apprécié des Jésuites : « La vraie et sainte
pérégrination consiste à être sans discontinuer étrangers dans ce monde, en aimant
et en désirant la patrie céleste ».
Les pélerinages (ou peregrinatio ascetica : un long chemin douloureux pour
gagner l’éternité) sont les premières formes de voyages pédestres qui ne soient pas
liées à des impératifs climatiques ou économiques.
A la source du pèlerinage, il y a l’idée que le sacré n’est pas absolument immatériel
et qu’il existe une géographie du pouvoir spirituel (certains lieux, fréquentés par les
saints ou frappés par la grâce, sont magiques; leurs eaux, leur terre ou quelque
Jérôme Bosch, le chemin de la vie, 1502
extrait de leur matière ont pouvir de guérison).
Un autre motif important est que la marche, de préférence pénible et longue, agrémentée éventuellement de petits
supplices tels que marcher pied nus ou avec des cailloux dans les chaussures (ces petits cailloux sont appelés des scrupules),
vêtu de bures de pénitents ou encore à genoux, la marche, donc, permet un dépassement de soi dans la douleur, et fait mériter
la rédemption.
Certaines autorités religieuses ont cependant toujours vu d’un mauvais oeil les pèlerinages, craignant que le voyage
puisse être vécu comme une source de tentations et d’excès en tous genres, et même d’excès de spiritualité : en effet le pèlerin
échappait, le temps de son pèlerinage, au contrôle de la structure ecclésiastique et était susceptible d’établir une relation
individuelle, éventuellement mystique, à son Dieu.
La réforme protestante a contesté le pélerinage en tant que superstition et trafic d’indulgences (Le pape Boniface VIII,
en l’an 1300, instaura « l’indulgence du Jubilé », qui accordait « le pardon plein et entier de tous leurs pêchés » à ceux qui
« sincèrement repentis et confessés » feraient le pèlerinage de Rome). Les protestants, comme certains juifs et bouddhistes
désapprouvent également cette quête éperdue du pouvoir divin sur terre : ils soutiennent au contraire que chacun doit trouver en
soi le spirituel au lieu de la traquer dans le monde, car sa manifestation est purement immatérielle.
Le pèlerin, avec les marchands, les clercs et autres voyageurs professionnels, participe à cette très grande mobilité
humaine qui caractérise l’Europe de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, au point d’y constituer une « société itinérante »
spécifique.
Détail du tympan de la cathédrale
d’Autun, XIIeme siècle.
A l’exception notable de Pétrarque, qui, selon l’historien d’art Kenneth Klark, fut en 1335 sur le Mont Ventoux, « le premier homme
à avoir entrepris l’ascension d’une montagne pour la beauté du geste et pour admirer la vue du sommet » personne, avant le 18° siècle, ne
s’aventurait trop avant dans la nature, pas même les peintres, et la marche à pied était encore perçue comme la basse condition du berger,
du paysan, du chasseur ou du montagnard.
Il faut attendre Jean-Jacques Rousseau en France et William Wordsworth en Angleterre pour que la marche à pied commence à
entrer dans les bonnes mœurs occidentales. Auparavant, la marche comme loisir était un rituel social ou de santé que seul les aristocrates
goûtaient dans le secret de leurs jardins.
Jean-Jacques Rousseau
(1712-1778)
Le goût de la nature relève d’une histoire particulière qui a « culturalisé » l’espace naturel en paysage. La dilection nouvelle du 18°
siècle pour la nature hérite des Lumières. La vision de l’espace naturel change à mesure que les démons en sont chassés par les conquêtes
de l’esprit. Eclairé, informé par les sciences botaniques et la philosophie, l’ordre naturel perd de son obscurantisme et le divin s’y incarne plus
volontiers, sur la base d’une foi rousseauiste en un état de nature originel et beau.
Rousseau inverse la direction de la thèse théologique chrétienne de la
Chute du Paradis : selon lui, privé de la grâce, l’homme chute, non pas dans l’état de
nature, mais dans la civilisation.
Il s’oppose à l’idéologie progressiste de son temps en estimant que le
progrès de la civilisation corrompt les mœurs et la morale d’un individu réputé bon à
l’état naturel.
Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau dépeint l’homme à l’état
naturel comme un vagabond « errant dans les forêts, sans industrie, sans parole,
sans domicile, sans guerre et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables
comme sans nul désir de leur nuire ».
La marche à pied a chez le philosophe une résonance étroite avec sa
pensée. Rousseau marche, sans doute parce que la marche lui semble la seule
activité qui n’ait pas été fondamentalement perfectionnée depuis l’aube des temps,
et elle le ramène certainement à la sensation lyrique de l’état de nature.
La marche est également pour Rousseau le moyen de l’introspection, et
sans doute une façon de fuir au devant des relations sociales qui étaient d’une
complexité toute névrosée chez lui. Rousseau est le père d’une lignée de poètes et
de penseurs romantiques puis existentialistes qui soigneront leur vague à l’âme ou
cajoleront leur solitude dans les délices de la marche.
Claude Lorrain. Paysage pastoral, 1647
A mesure que le monde Renaissant devient plus sûr, les murs d’enceinte
du jardin moyennageux tombent et laissent place à des domaines plus larges, plus
ouverts, où la culture de la plante médicinale et du fruit cèdent le pas à la culture de la
vision.
Les jardins baroques à la française, prônant le triomphe d’un ordre platonicien
sur le matériau brut du réel, imposent au monde organique les principes de la
géométrie et la symétrie de l’architecture. Savamment composé de haies taillées au
cordeau, d’arbres alignées en rangées strictes, de bassins géométriques, de rond
points ouvrant à l’infini sur de nouvelles perspectives, le jardin classique se fonde sur
la certitude que l’homme seul peut ordonner le chaos de la nature.
Plan des jardins de Versailles, André le Nôtre.
Thomas Gainsborough , Mr. and Mrs. Andrews , c.1750
Les anglais se détournent de ce classicisme au cours du 18° siècle pour
fonder l’art du jardin anglais ou « paysager », qui tend au contraire à s’intégrer à la
nature sans hiatus. Il ne s’agit plus de domestiquer la Nature ou de la plier à l’ordre
victorieux de la raison, mais au contraire, considérant comme Rousseau, qu’elle
est le lieu et l’expression de la pureté originelle, de l’améliorer en imitant les idéaux
de représentation que la peinture en donne. C’est ainsi que le jardin anglais subit
fortement l’influence des paysages italiens du 17°, d’un Claude Lorrain ou d’un Nicolas
Poussin. « Le jardinage est toujours peinture de paysage » affirmait Alexander Pope,
en avance sur la très sérieuse boutade de Victor Hugo qui voulait que la nature soit une
pâle imitation de l’art.
Il y a un substrat politique derrière ces conceptions antagonistes de la nature,
et derrière les arts jardiniers qu’élaborent pour leurs loisirs champêtres les aristocraties
françaises et anglaises.
Si Louis XIV fait réaliser par Le Notre à Versailles la démonstration ostentatoire
du triomphe de la raison d’état sur le chaos du monde, l’aristocratie anglaise fonde
quant à elle son libéralisme politique sur un corollaire harmonieux avec un ordre naturel
fondamentalement beau et bon ; elle légitime ainsi son propre ordre social comme
« naturel », en opposition à l’artifice français.
Les jardins de Stowe à Buckingham réalisent la transmutation de la politique en
architecture d’extérieur : le paysage ainsi produit est « en harmonie avec l’humanisme
du temps, sa foi en la liberté disciplinée, son respect pour les qualités naturelles, sa
croyance en l’individu, homme ou arbre, sa haine, enfin, de la tyrannie, aussi bien en
politique qu’en matière de plantations »
(Christopher Hussey, « English gardens and landscapes 1700-1750 », 1976)
A la différence des jardins classiques, crées tels des tableaux à partir
d’une perspective unique et depuis le point de contemplation idéal qu’est la
terrase de la demeure, le jardin paysager anglais, plus scénique que pictural,
composé selon des suites de visions de biais « invitait aux détours, demandait à
être exploré, ses surprises et ses recoins insoupçonnées devaient se découvrir
à pied » (John Dixon Hunt).
Il apporte une donnée nouvelle à l’esthétique de son époque : Le plaisir
de voir commence à se nouer au plaisir de marcher.
Jardins deVaux-le-Vicomte, André Le Nôtre
Jardins de Stowe, Buckingham,
Les architectes paysagers Lancelot « Capability » Brown et William
Kent, responsables des jardins de Stowe, poussèrent la logique de cet art
paysager dans ses retranchements, jusqu’à rendre quasi imperceptible la trace
de leurs aménagements, et fondre la jardin dans la nature dont il devait être la
réalisation la plus achevée.
Ils sautent la clôture et comprennent que la nature toute entière est
un jardin. Leur art se fait disparaître lui-même en se réalisant pleinement.
Mouvement moderniste avant l’heure.
Le président de la Royal Academy, Sir Joshua Reynolds, exprime son
scepticisme dans des termes qui ressemblent fort aux griefs portés aux artistes
d’avant-garde du XX°siècle, à qui on a souvent reproché d’exténuer leur propre
art : « le jardinage, pour autant qu’il soit un art ou mérite d’être nommé de la
sorte, est une déviation de la nature ; car si le vrai bon goût consiste, comme
beaucoup en sont d’avis, à supprimer jusqu’à l‘apparence de l’art, ou jusqu’aux
moindres traces des pas de l’homme, alors il n’y aura plus lieu de parler de
jardin ».
A glorifier la nature « naturelle », l’art du jardin prenait effectivement le
risque de pousser l’esthète à sortir du jardin pour entrer dans la nature.
Bientôt le voyage à pied, imposant sa lenteur en vertu, permettrait au
monde d’être parcouru comme un jardin, et regardé comme un tableau.
A la fin du 18°sièce, la simple contemplation du paysage, indépendamment de la manière dont elle s’exprime
en peinture, ou en littérature, en vient à être considérée comme une occupation importante pour les gens cultivés,
quasiment une pratique artistique à elle seule. Le bon goût en matière de paysage devient un talent de société, et
les héroïnes de nombreux romans de la fin du 18° siècle manifestent cette sensibilité au «pittoresque»* en rivalisant
de préciosité.
* William Gilpin répand dans la bonne société anglaise l’usage du terme « pittoresque » pour parler de
paysages comparables à des peintures, ou pouvant être perçus comme tels : il apprend à ses lecteurs à cadrer en
imagination le tableau, à en ressentir et en analyser les composantes en termes d’iconographie comparative : dans
son ouvrage intitulé « Observations de quelques régions d’Angleterre, particulièrement les hautes terres d’Ecosse,
surtout relativement à la beauté pittoresque, faites en l’année 1776 », il n’hésite pas à évaluer les paysages d’Ecosse
à l’aulne des paysages de la peinture italienne : « n’était ce manque général d’objets, de bois en particulier, dans
les panoramas écossais, je ne doute pas qu’ils pourraient rivaliser avec ceux d’Italie. Les grands contours sont tous
tracés, il n’y manque que quelques retouches ».
Henry Le Jeune, Jeune femme dessinant, Paysage,
non daté.
Bien des poètes romantiques se lancèrent dans de longues randonnées, mais personne ni avant ni après
William Wordsworth (1770-1850) n’a fait de la marche son art poétique : il a marché sans doute tous les jours de
sa vie, et écrivait à l’issue de ses promenades les poèmes composés à voix haute en marchant, et infailliblement
mémorisés.
A l’âge de 21 ans, il se lance avec le poète Robert Jones dans un périple français et suisse de trois mille
kilomètres. A l’époque, il était de bon ton d’envoyer les fils de la noblesse anglaise faire un tour d’Europe, en guise
de voyage initiatique. Mais ceux-ci partaient avec armes et bagages, en diligence, faire le tour des cours, des
monuments et des œuvres d’art de France et d’Italie. Wordsworth et Jones choisirent de partir à pied, pour la Suisse
plutôt que pour l’Italie, goûtèrent en 1790 à Paris l’atmosphère grisante de la révolution française, privilégièrent
les rencontres plébéiennes et excentriques à celles du beau monde, se passionnèrent pour le gouvernement
républicain de Genève et franchirent les Alpes suisses.
Adeptes de l’équation rousseauiste qui établit l’équivalence de la vertu avec la simplicité, l’enfance et la
nature, nos deux poètes anglais firent de leur marche à pied un acte de radicalisme politique manifestant leur refus
des conventions sociales et leur volonté de s’identifier au petit peuple.
A la fin du 18° siècle, Rousseau et les romantiques projetèrent dans la Nature la source de la sensibilité
et de la démocratie, et leur dénonciation du caractère hautement artificiel de l’organisation sociale rendit toute
« naturelle » la révolte contre les privilèges de classe.
A partir du moment où la société fut perçue comme une déformation ou une corruption de la nature, dans un
renversement radical les enfants et les pauvres gens sans instruction furent tenus pour les plus pures des créatures.
Wordsworth s’imbibe de ces valeurs évangéliques dans ses poèmes. Le paysage lui paraît plus radieux d’être
peuplé de vagabonds plutôt que de nymphes, et les poèmes du jeune Wordsworth narrent toutes les rencontres
picaresques, et pittoresques, qu’il fait sur son chemin ; « la vagabonde », « l’attrapeur de sangsues », « le vieux
mendiant du Cumberland », et tant d’autres, juifs errants et nomades de condition.
Wordsworth fit des émules parmi ses contemporains, et bientôt le voyage à pied devint aussi nécessaire au poète anglais que
la tasse de thé à 5 heures. Thomas De Quincey fut sans doute le premier campeur à dormir sous une tente lors d’un voyage au pas de
Galles, Coleridge fut un insatiable piéton, qui chemina dix ans durant aux cotés de Wordsworth dans tout le sud de l’Angleterre. Le jeune
John Keats, en 1819, mû par l’amour de la poésie prépare son voyage à pied comme un rite de passage : « d’ici un mois je me propose de
prendre mon sac à dos et de partir pour un voyage pédestre dans le nord de l’Angleterre et une partie de l’Ecosse en manière de prologue
à la vie que j’ai l’intention de mener, à savoir écrire, étudier et voir toute l’Europe à moindres frais. J’escaladerai vaille que vaille tous les
nuages, j’existerai. »
Caspar David Friedrich,
Le promeneur au dessus de la mer
de nuages, 1818.
August Sander
Jeunes paysans allant danser,
Westerwald, 1914
Mythe esthétique au début du 18°, la Nature entre dans la spiritualité révolutionnaire à
la fin du 18° et devient romantique au début du 19°, comme le lieu de la déléctation du sublime.
à partir du milieu du 19° siècle, la nature fait hélas l’objet d’une religion bourgeoise, c’est à dire
dévote, puritaine et moralisante. Le premier essai sur la marche, rédigé en 1821 par Thomas
Hazlitt, aligne les lieux communs et les conseils lénifiants. Il sera immédiatement suivi par une
floppée de guides pédestres, de la même trempe.
Succèderont aux poètes romantiques des cohortes toujours plus nombreuses
d’excursionnistes qui se transmettront de génération en génération le culte du corps sain et du
bon air pur : clubs montagnards ou de randonnés, amis de la nature, scoutisme, la croyance
laïque ou religieuse dans les vertus bienfaitrices et pacificatrices de la marche se prolonge jusqu’à
nos jours, où elle s’exprime dans les brochures touristiques et les récits lénifiants d’excursions
lointaines.
Les best-sellers mondiaux de type « mon tour du monde à pied » ou « route de la soie,
route de soi » fleurissent tout au long du 20° siècle, et offrent à peu de choses près le même
menu : quelques bouchées d’épiphanies, une petite louche de leçon de morale, des ampoules,
des rencontres pittoresques, des anecdotes à bailler, des détails pratiques pour calmer la faim ou
retarder l’usure des semelles.
Il faut quand même rendre ici un hommage aux mouvements ouvriers ou de jeunesse socialistes, qui, dès la fin du 19° ont, en
Allemagne, en Autriche ou en Angleterre mené de véritables campagnes contre la privatisation de l’espace naturel et pour garantir la
tradition séculaire du droit de passage. Mouvements qui, un peu partout en Europe ont également été à l’initiative de la création des parcs
naturels protégés.
Tout au long du 19°siècle, l’Angleterre voit fleurir des « associations pour la protection des anciens chemins » (comté de York,
1824), et autres « société pour la sauvegarde des communaux, des espaces naturels et des sentiers » (epping, 1865), qui organisent
de grandes marches collectives en violation délibérée du droit privé sur les vastes domaines naturels séquestrés par les propriétaires
terriens. Certaines de ces marches menèrent à des affrontements violents avec les gardes-chasse, mais elles parvinrent, grâce à des
victoires législatives durement arrachées, à changer le visage de la campagne anglaise.
L’ironie de l’histoire anglaise aura voulu que le goût de la nature encouragé par la création des jardins aristocratiques se popularise
au point d’encourager la dénonciation de la propriété entendue comme privilège absolu.
Giuseppe Pellizza da Volpedo. Il quarto Stato, 1902.
Car marcher, c’est aussi «voter avec ses pieds». Pour servir des causes très différentes, Mao Tsé Toung, Gandhi ou Martin Luther King, ont mené des
foules de simples piétons à accomplir des renversements politiques majeurs. Les démonstrations de force et de détermination que les marches collectives
adressent aux pouvoirs en place sont, de toutes les formes de contestation politiques, les plus anciennes et restent certainement les plus efficaces.
Mais faire l’historiographie des longues marches, processions et autres manifestations qui ont changé la face du monde serait un projet à part entière que je
n’aurais pas le temps de faire ici.
Marcher, penser
La marche est, de façon aussi évidente que lointaine,
associée à l’éxercice de la pensée. Elles fournit au langage
toutes les métaphores intellectuelles du cheminement, de
la progression, de la démarche, et jusqu’au 18° s, le terme
d’excursion signifie d’abord la digression dans le discours.
L’histoire, ou le mythe, veut qu’Aristote, dans son
lycée athénien, enseignait en déambulant sur une promenade
ponctuée de colonnades nommées péripatos, et qu’ainsi le
terme de péripatéticien finit par désigner les philosophes euxmêmes.
Les philosophes marchent, Jeremy Bentham, John
Stuart Mill parcourent des kilomètres à pied. Thomas Hobbes
s’était procuré une canne dont le pommeau servait d’encrier
pour noter ses pensées en chemin. Kant avait sa promenade
quotidienne dont il n’a raccourci l’itinéraire qu’une seule fois
dans sa vie, le jour où il apprit la nouvelle de la révolution
française. Nietszche exalte les vertus stimulantes sur son esprit
des promenades solitaires. Wittgenstein marchait des heures
entières dans les jardins de Cambridge, où son sentier favori
porte aujourd’hui son nom…
René Magritte. Le modèle rouge, 1937.
«La marche favorise le libre jeu des forces de l’âme»
Karl Gottlob Schelle. L’Art de se promener, 1802.
« Je ne puis méditer qu’en marchant ; sitôt que je m’arrête, je ne
pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds. »
J.J.Rousseau. Les Confessions, 1764.
« La pensée est kinesthésique »
Christophe Tarkos. Pan, 2000.
Kierkegaard, grand arpenteur solitaire des rues de
Copenhague, cite Diogène en exemple : « Quand les Eléates
affirmèrent que le mouvement n’existait pas, Diogène, comme
chacun sait, s’avança pour les contrer. Il s’avança , littéralement,
car sans prononcer un mot, il fit quelques pas de long en large,
présumant que cette attitude suffisait à les réfuter ».
Argument apodictique. Diogène, comme ce sera une
habitude chez les stoïciens, ne démontre pas, il montre. La
marche est une démonstration en soi du mouvement.
Je vous propose d’examiner, sur le plan de la rêverie poétique (je ne suis pas assez
compétent pour vous en faire un commentaire philosophique) l’analyse de la marche que produit
Aristote dans le chapitre « la marche des animaux » de sa Physique :
« Il faut considérer les dimensions de l’espace, voir combien il y en a, quelles sont-elles et à
quels êtres elles appartiennent. Il existe 6 dimensions réparties en 3 séries : la première comprend
le haut et le bas, la seconde le devant et le derrière, la troisième la droite et la gauche. »
La marche, en tant que mouvement non fortuit suppose donc une série de choix qui
articulent les qualités d’être de toutes ces dimensions :
Le haut est le principe de la croissance dans le règne végétal ou animal ;
La droite est le principe du mouvement local, parce que la marcheur part toujours du pied
droit : « la preuve, dit Aristote, c’est que tout le monde porte les fardeaux du côté gauche, de façon
à laisser libre la partie droite, qui est motrice. C’est aussi la raison pour laquelle il est plus facile de
sauter à cloche-pied sur le pied gauche. »
L’avant est le principe des mouvements des sens puisque les organes sensoriels sont
disposé vers l’avant : l’avant est par conséquent le principe du désir puisqu’il est « la région vers
laquelle le mouvement se dirige ».
Le mouvement animal ou humain est tout entier pris dans l’articulation des mouvements
célestes, dans les faisceaux d’une cosmologie générale.
Pour Aristote, Marcher, c’est déjà mettre le monde en mouvement.
Ferra Garcia Sevilla. Loro 1, 1991.
Les corps ne se meuvent pas d’eux-mêmes, car s’ils le pouvaient, ils auraient aussi le
pouvoir de s’arrêter. Ils n’ont pas ce pouvoir. Les corps sont sans cesse animés, jusqu’à la mort.
Or si les corps pouvaient s’arrêter de se mouvoir d’eux-mêmes, l’univers n’aurait pas besoin
d’être éternel ni toujours en mouvement. Or l’univers est éternel et toujours en mouvement.
Il faut donc aux corps un « moteur immobile » pour se mouvoir, un principe essentiel et
incorporel, toujours actif.
Ce moteur immobile, c’est le désir, exprimé par la phantasia, par la force duquel tous les
corps animés sont mus.
« Le fantasme est donc l’équivalent structurel du plan fixe où la marche prend son appui,
de l’articulation qui maintient l’écart du sujet à soi-même » en conclut Patricia Falguières dans son
texte « Mécaniques de la marche, pour une pathétiques des images animées ».
Pour que la machine animale se mette en branle, il faut que le désir, c’est à dire l’image, ait
rempli son office, qu’elle ait, comme le détaille Aristote, « préparé, dilaté ou contracté, fait frissoner
de froid ou de plaisir, affecté les parties organiques du corps ».
L’image, précise le traité sur « le mouvement des animaux », a la puissance qu’ont les choses, elle
est, littéralement « altération et pathos ».
A la fin du XIX° siècle, l’avant-garde du corps médical,
férue de descriptions physiologiques et avide de se
donner des modalités analytiques à la compréhension des
pathologies, s’intéresse de près à la marche. Gilles de la
Tourette, élève de Charcot, analyse en détail la marche
pathologique dans ses « Etudes cliniques et physiologiques
sur la marche» (1886).
Les militaires s’intéressent aux façons de rationaliser et d’optimiser la marche de leurs
fantassins : Mr Felix Regnault et M. Raoult, respectivement médecin militaire et chef d’escadron
publient en 1898 « Comment on marche. Des divers modes de progression. De la supériorité du mode
en flexion. », un ouvrage qui fait de la marche un objet stratégique à rationaliser, à optimiser.
Jules Etienne Marey (1830-1904) est un physiologiste qui prend le parti d’interposer à son objet
d’étude, la mécanique du mouvement, des processus d’observation analytiques : rétif à l’introduction
de la subjectivité dans les sciences, suspicieux à l’égard du caractère faillible des sens de l’observateur,
opposé à la vivisection, il préféra aux expérimentations en laboratoire des procédures « extérieures »
d’observation, des méthodes graphiques d’enregistrements, et innova considérablement dans ce
domaine. Après avoir inventé toutes sortes d’appareils de mesures graphiques des mouvements ou des
rythmes des corps animaux, il emprunte le principe de la chronophotographie à Eadweard Muybridge,
et développe des systèmes automatiques de photographie séquentielle de plus en plus rapides et
perfectionnés, qui aboutiront à l’invention de la première caméra de cinématographe.
www.expo-marey.com
En habillant son modèle humain d’un costume noir sur lequel sont tracés en lignes blanches les
axes schématiqes des membres, Jules Etienne Marey obtient avec la chronophotographie de la marche
ou de la course une modélisation séquentielle des phases de la locomotion humaine.
Les résultats des études de Marey, que celui-ci a diversifié et étendu à toutes les formes
imaginables de mouvement, ont eu des retentissements dans de très nombreux domaines : l’anatomie,
la biomécanique, l’aviation, la médecine des pathologies, la physiologie, le sport, les techniques
militaires et du travail industriel, le cinématographe dont il est certainement le véritable inventeur, et
enfin, et dans une mesure importante le débat philosophique et esthétique de son époque.
Comme technique et comme paradigme intellectuel, la chronophotographie de Marey invente
le cinéma : cet art absolu du mouvement y trouva donc son origine dans le paradigme de la marche.
L’homme chronophotographié ouvre également la voie à la déconstruction analytique de la vision qui
occupera toute la modernité esthétique du siècle suivant.
Giacomo Balla, dynamisme d’un chien en laisse,
Auguste Rodin,
L’homme qui marche, 1900.
Umberto Boccioni. Forme unique de continuité
dans l’espace, 1930.
Outre les nombreuses protestations scientifiques
qui se sont élevées contre les travaux de Marey, il faut noter
la vigueur des contestations esthétiques, dont la sculpture
« L’homme qui marche » 1900 de Rodin, est un exemple.
Lorsqu’on lui opposait que son homme qui marche, les deux
pieds au sol, n’avait pas l’air d’avancer, au contraire de ce
que montraient les chronophotographies de Marey, Rodin
répondait que c’était la photographie qui « mentait ». La
photographie n’est pas réaliste ni véridique car dans la réalité
le temps ne s’arrête pas, il ne se cristallise pas et n’est pas
non plus superposable en séquences successives. « Rodin
fait porter l’accent sur la mobilité du corps », mouvement
que l’artiste voudrait délivrer de la précarité qui le constitue
quand il n’est que simple transition d’un état à un autre, pour
le promouvoir « révélateur de l’intériorité ».
D’un point de vue esthétique, la chronophotographie
de Jules Etienne Marey est un marqueur de la modernité
en ceci qu’elle opère un déplacement structurel : la
figure de « l’homme qui marche » n’est plus seulement un
motif allégorique de la peinture, elle devient une figure
processuelle, dont l’nanalyse des mouvements fonde une
nouvelle phénoménologie de la forme et de la perception.
Luigi Russolo. Synthèse plastique des mouvements
d’une femme, 1912.
Les futuristes tels que Giacomo Balla,
Umberto Boccioni ou Luigi Russolo se montrèrent
extrêmement sensibles aux travaux de Marey et de
Muybridge, et adoptèrent les principes du déroulement
chronophotographique de l’image pour faire l’apologie de
l’ère moderne, toute entière tournée vers le mouvement et la
vitesse.
Etrangement, c’est sans remettre fondamentalement
en cause les techniques de peinture dont ils héritaient qu’ils
exprimèrent leurs visions analytiques de la modernité, plus
proche d’une adaptation picturale des photographies de
Marey que d’une réelle accélération du regard.
Le « nu descendant l’escalier » de Marcel Duchamp (1912), s’il adopte le vocabulaire formel du
futurisme, rompt en fait avec son esthétique : la thématique choisie offense les précepts du futurisme car
le nu féminin paraît conservateur à cette idéologie moderniste et la descente s’oppose aux mouvements
ascendants et à la glorification du progrès.
L’objet de la critique que Duchamp adresse aux futuristes italiens est que la figure du marcheur
ne se restreint pas à une question de représentation. Attirés comme lui par l’extraordinaire corpus
photographique de Marey, les futuristes demeuraient, au regard de Duchamp, rivés à leur fascination et
incapables d’en tirer davantage qu’un renouvellement iconographique. En somme ils ne reconnaissaient
dans le marcheur qu’un nouvel objet à peindre.
Or il y a entre l’art et la marche, comme entre l’art et toute forme de mouvement, une relation qui
ne relève pas seulement de la représentation, mais surtout de l’homologie, et qui touche à la question de
la technique ou du mode humain de produire. Duchamp, dans son projet de redétermination de la figure de
l’artiste comme producteur ne pouvait pas manquer de s’aviser de cette relation.
Duchamp compulse les ouvrages scientifiques et médicaux de l’époque, qui dévoilent l’invisible
et apportent une imagerie renouvelée du corps humain : modèles mécanistes, squelettes schématiques,
rayons X … Or, il ne s’agit pas pour lui d’une nouvelle source iconographique. Duchamp ironise suffisamment
sur l’ardeur des futuristes à s’emparer des photogrammes de Marey pour rajeunir ce qui demeurait une
iconographie « d’impressionnistes urbains », et déployer un fétichisme de la vitesse.
Ce que Duchamp avoue chercher dans la production photographique de Marey, c’est une
procédure de « réduction »:
Comme le décrit Patrcia Falguières « l’élimination des effets picturaux et notamment de la touche,
l’usage des pointillés et des flèches, puis des tirets indiquant par une sorte d’et cetera graphique le jeu
des articulations (de la hanche, du coude), et tous les procédés d’abréviation et de diagrammatisation du
mouvement, enfin l’enchainement virtuel des volumes d’un corps traversé par son propre mouvement »
visent moins à créer une sensation rétinienne de mouvement qu’à en exprimer analytiquement, à l’instar
d’une méthode de géométrie descriptive, les composantes cinétiques ».
Peut-être Duchamp aurait-il aimé dessiner cette ligne observée par Marey, qui représente l’évolution
dans un espace tridimensionnel d’un point de référence associé au centre de gravité d’un marcheur.
Réduction de la marche à une sculpture spéculative qui matérialise la loi du mouvement ambulatoire : une
ligne continue, sinueuse, aux méandres réguliers, produite par les oscillations ascendantes et descendantes
du corps éprouvées à chaque foulée – une pure rythmique, qui mobilise toutes les dimensions de l’espace
et donne raison à la Physique d’Aristote : marcher est déjà l’entièreté du mouvement.
Merleau Ponty a noté, dans sa « Phénoménologie de la perception », combien « la vision est suspendue au mouvement »
parce que les yeux qui regardent ne cessent de s’orienter dans le champ de vision, qu’ils bougent le plus souvent en cherchant
leurs objets, mais aussi parce que, pour le phénoménologue, le corps en général, partie prenante du monde, est justement « un
entrelacs de vision et de mouvement » qui ne fait pas face au spectacle des choses mais qui, en tant que corps actif « visible et
mobile », « pris dans le tissu du monde », « tient les choses en cercle autour de soi », se déplace pour voir, bouge en discernant.
Jackson Pollock est connu par l’historiographie moderne pour avoir révolutionné les tenants et aboutissants esthétiques
de la peinture de chevalet, soit toute l’histoire de la peinture, en couchant au sol sa toile et en laissant sa couleur se répandre en
filet au gré de ses mouvements déambulatoires autour d’elle. Le passage du plan vertical du tableau à une situation de peinture
horizontale, l’irruption du corps agissant, dansant presque, là où auparavant la vision en perspective tenait son domaine en coupe
réglée, le traitement acentré de la surface peinte, sont autant de ruptures formelles et conceptuelles liées à la prise en compte de
la translation du corps.
Les drippings de Pollock articulent ce moment de l’histoire des signes où l’on passe de la représentation de la figure
ambulante (l’homme qui marche) aux potentialisations plastiques illimitées que ce mouvement lui-même peut produire, en acte.
Carl André déclarait à propos de son travail qu’il n’avait fait
que coucher sur le sol la colonne sans fin de Brancusi : d’une pure
verticalité à une horizontalité radicale.
Jackson Pollock
Faites souvent de carrés de métaux ou d’autres matières planes
assemblés en aires sur ou autour desquelles on peut déambuler,
les sculptures planes de Carl André sont en elles-mêmes l’espace déambulatoire que nécessite la sculpture
traditionnelle.
Les œuvres de Carl André couchées sur le sol sont parfois presqu’invisibles ou supposent pour être vues
un expérience du toucher qui implique le déplacement du corps du spectateur, dont le regard ne produira au mieux
qu’un synthèse totalisante. Marcher, est dans ce cas, une intensification de la perception.
« Je crois qu’en marchant sur mes œuvres, on acquiert certaines de leurs propriétés : disons, par exemple,
leur timbre et leur toucher quand on les effleure. Je crois même que l’on peut être sensible à la masse du matériau ».
Le fait de marcher sur les œuvres permettrait
d’exercer ou d’éprouver un « sens subtil »
que, d’après André, nous méconnaïtrions,
une sensation de la masse comme un retour
perceptif du sol à la pression de notre pas.
Carl André. Sixteen Steel Cardinal, 1974.
En 1969, Robert Smithson déplace et dispose à pied, dans 9 endroits différents du désert du
Yucatan, des miroirs, pour une performance intitulée Nine mirror displacements, Yucatan, Mexico.
A cette occasion, il insite sur le fait que « marcher conditionne la vue et la vue conditionne la marche,
jusqu’à ce qu’il semble que les pieds puissent voir ».
Ricghard Long. Sahara LIne, 1988
Ricghard Long. Walking a line in Peru,1972
A la suite des artistes sculpteurs minimalistes ou de Land Art, qui indexent la sculpture au lieu, au site ou au paysage,
Richard Long et Hamish Fulton indexent la sculpture au déplacement, et plus spécifiquement, à la marche à pied.
Dès 1969, les deux amis partent ensemble faire de longues randonnées dans le Dakota du Sud. Leurs pratiques
vont être un temps associées au Land Art, mais très vite, ils refuseront d’être confondus avec les artistes américains de cette
mouvance qui, selon eux, outragent la nature en intervenant trop lourdement sur elle, en la transformant (aucun artiste de
Land Art n’a moins de respect qu’eux pour l’environnement, mais ils considèrent que l’homme est un agent de transformation
comme un autre, érosion, tremblements de terre, etc…. la différence se tient sans doute pour Long dans la nuance entre une
intervention qui reste, dans son cas, à la mesure de l’homme – cairns, lignes ou disque de pierres, lignes marquées dans le
paysage par la seule trace de ses pas - et des transformations profondes, durables, effectuées la plupart du temps avec une
machinerie lourde, chez Heizer, de Maria, Smithson… )
Ce respect quasi-religieux de la nature s’exprime dans la réduction de leur geste artistique à de simples témoignages
photographiques ou cartographiques de leur passage dans le paysage. Richard Long s’autorise cependant des interventions
sculpturales, dont les formes reconduisent des modèles archaïques et universels (cercles, labyrinthes, chemins, caïrns),
et dont la réussite est qu’elles font du paysage tout entier la sculpture elle-même. Quand il créé à la force de son pas un
chemin rectiligne, ou quand il se contente de balayer un chemin existant, dont il révèle la beauté sinueuse, Long situe son
geste dans une antériorité de l’art, relativement à un effet premier de l’usage du territoire : les chemins se font et se défont
sous les pas des hommes, sans décision d’ordre esthétique.
Si les sculptures réalisées par Long sont abandonnées au paysage, où en tant qu’apparitions insolites, elles
pourraient d’ailleurs passer pour des survivances rituelles, l’œuvre artistique en tant qu’objet se résume à la photographie
ou à la carte. Long expose aussi en galerie des sculptures équivalentes à celles qu’il conçoit dans la nature, mais celles-ci
ne sont pas réalisés avec des pierres ramassées lors de randonnées, elles le sont avec des blocs qu’il fait tailler dans des
carrières.
Le déplacement qu’il opère ainsi sur l’œuvre, d’une forme inscrite dans un
paysage à une sculpture dans un cube blanc construit ce que Gilles A.Tiberghien
appelle une « synthèse appropriative », c’est à dire que le cercle de pierre installé
dans la galerie nous engage à en faire
physiquement le tour et à « récapituler »
quelque chose de la situation et des
gestes qui lui ont donné lieu et forme dans
la nature.
Ricghard Long. Small alpine circle, 1998
Ricghard Long. A circle in Alaska,
1977.
Hamish Fulton, s’il revendique toujours le titre d’artiste, en a radicalement dépouillé la geste.
Il n’intervient pratiquement jamais sur le paysage, ou presque imperceptible. Pourtant, dans son cas,
on aurait tort d’identifier son travail aux seules photographies et titrages qu’il produit à la suite de ses
marches : chez Fulton, les photographies des paysages parcourus, les descriptions d’itinéraires et de
temps de parcours, la signature de l’artiste-marcheur concourent à une identification globale de l’acte en
tant que réalisation d’un sujet.
La subjectivation du paysage produite par Fulton dans ses photographies se lie à une intériorisation
du temps et de l’espace du déplacement, émises depuis un corps absent, « une centralisation et une
vaporisation du moi », comme le dit Baudelaire dans Mon cœur mis à nu.
Ici, et d’une façon qu’on ne peut concevoir plus irréductible, c’est une attitude qui devient forme.
La marche est l’œuvre. L’énoncé en est l’attestation.
« Par une nuit de pleine lune, Hamish Fulton s’efforça de suivre la bordure d’un nuage lors d’une promenade
sur la lande anglaise. »
L’œuvre est la marche en tant que la marche est un acte de prise sur le monde, dans lequel,
comme le dit Novalis : « les corps sont des pensées précipitées et jetées dans l’espace ».
Sans ambition de faire de la littérature, Fulton réduit souvent le témoignage de ses marches à des
énoncés descriptifs simples qui accèdent par le jeu de la typographie et de la couleur au statut de paysage
mental. « horizon to horizon » est un petit livre accordéon qui déroule une ligne d’horizon sur ses pages
et se veut le relevé d’une expérience mentale – atteindre cet horizon qui recule sans cesse – expérience
prélevée sur une marche dans les collines de Donegall, en Ecosse.
Hamish Fulton. Boulder Shadows, 1995
Hamish Fulton.
Winter nights + A ten day circular walk from Furkapass, 1986.
Hamish Fulton. Horizon to horizon, 1983
Parmi les nombreux regains d’intérêt qu’a connu le corps dans les années 60, il faut
mentionner les travaux du Judson Dance Theater de New York, lieu d’échange et de création
pluridisciplinaire crée par d’anciens élèves du chorégraphe Merce Cunningham tels que
Simone Forti, Lucinda Childs, Steve Paxton, Yvonne Rainer…
Si le ballet moderne d’une Mary Wigman, d’un Kurt Joss ou d’un Martha Graham avait
dans la première moitié du 20° siècle révolutionné le langage formel de la danse, si Cunningham
avait en outre amené la danse à l’abstraction et au libre jeu de ses propres potentialités, cette
génération des années 60, fortement imprégnée du croisement des arts et de la performance
pratiqués par Fluxus, voulut pousser le corps et la danse dans ses retranchements critiques :
« non à la virtuosité, non à l’émotion, non au spectacle », clame un de leurs manifestes, rédigé
par Yvonne Rainer.
Les travaux du Judson Dance Theater s’intéressent aux gestes quotidiens,
« mouvements trouvés » ou « ordinaires », qui ne témoignent d’aucune intériorité, ces
« mouvements mineurs » que leur caractère automatique ou répétitif a exclu du champ
artistique, et dont sont susceptibles aussi bien des danseurs professionnels que des « gens
sans entraînement ».
La marche, comme mouvement primitif et anté-chorégraphique, s’imposait
naturellement comme motif de recherche et de développement. Elle apparaît fréquemment
déclinée dans les tasks performances de Simone Forti ou Yvonne Rainer, performances à
processus ouvert et démocratiques qui reposaient sur la programmation et l’effectuation
collective d’ensemble de tâches à accomplir.
En 1965, Robert Morris, associé au Judson Dance Theater crée, en hommage à un
texte de Becket, Watt, Waterman Switch où il évolue, nu avec Yvonne Rainer sur deux poutres,
tandis que Lucinda Childs, habillée en homme à ses côtés, semble mouvoir les deux danseurs,
elle-même tirée par une corde qui sort des coulisses. En dépit de leur nudité, les corps sont
désexualisés, et n’ont d’autre épaisseur que d’être des masses en mouvement sur un axe, des
modéliations apodictiques de la marche.
Robert Morris, Waterman switch, 1965
Kierkegaard cite Diogène en exemple : « Quand les Eléates affirmèrent que le mouvement
n’existait pas, Diogène, comme chacun sait, s’avança pour les contrer. Il s’avança , littéralement,
car sans prononcer un mot, il fit quelques pas de long en large, présumant que cette attitude
suffisait à les réfuter ». argument apodictique. Diogène, comme ce sera une habitude chez les
stoïciens, ne démontre pas, il montre. La marche est une démonstration en soi du mouvement.
Au départ d’une prolixité joycienne pour finir en actes sans paroles, l’oeuvre littéraire de Samuel Beckett
est à elle-même un inexorable processus de réduction, dont témoigne l’amincissement chronologique des tranches
de ses livres.
Ses personnages, tous marcheurs, errants, vagabonds, sont engagés à divers stades dans un rétrécissement
de leur espace vital, une réduction de leurs mouvements, un épuisement du possible qui immobilise leurs corps et
porte leur langage à l’extinction.
Molloy, par exemple, ne cesse d’analyser la réduction de sa mobilité, qui au cours de son errance le fera
dégringoler lentement du cyclisme à la reptation, en passant par toutes les phases de la claudiquation : car ses
jambes raidissent et se raccourcissent, mais jamais ensemble, et Molloy est pris dans un complexe combinatoire
incessant, pour tenter de mesurer ses potentiels de mouvement à mesure qu’ils s’amoindrissent.
Bruce Nauman. Slow Angle Walk (Beckett Walk), 1968.
www.mediaartnet.org/works/quadrat/video/1/
Dans Slow Angle walk (Beckett walk) – 1968, Bruce Nauman se filme en train de réaliser pendant près
d’une heure, mains derrière le dos, une série de pas grotesques sur une aire de déplacement délimité par une ligne
au sol. Ses jambes sont raides à l’instar de celles de Molloy, et chaque pas que Nauman invente à partir de cette
contrainte, emporte tout son corps dans une renégociation de l’équilibre. La caméra qui filme l’atelier est renversée
sur la gauche, créant une sensation artificielle de flottement qui accentue les déséquilibres de la marche, et en
insistant ainsi sur son caractère formel, la vide de toute narration.
Le corps de Nauman donne la sensation d’être un automate dont les rouages et la stature auraient du jeu.
Et ce corps compense le jeu déréglé de sa démarche par la multiplication des combinaisons auxquelles ses jambes
et son corps obéissent. Il arrive que Nauman sorte du champ de la caméra, et ce sont alors les bruits de ses pas
qui prolongent l’épuisement combinatoire de sa marche dans la mémoire du spectacteur.
Nauman, dans nombre des performances ou installations qui impliquent physiquement le spectateur
cherche à déjouer les attendus de la représentation du corps, en trompant par exemple l’expectative de son
apparition sur un moniteur ou de son reflet dans un miroir, en jouant sur la mémoire d’un corps absent, etc…
Nauman évoque la figure du faux-pas pour donner une sensation perceptive de son travail : « La sensation
que j’avais en pratiquant ce type de pièce était celle que l’on a quand on arrive en haut d’un escalier dans l’obscurité
et que l’on pense qu’il y a encore une marche ou que l’on se heurte au contraire à une marche supplémentaire à
laquelle on ne s’attendait pas. Ce type de faux-pas vous surprend à chaque fois. »
Je vous propose de regarder un extrait de Quad I, pièce pour télévision réalisée par Samuel Beckett en
1981, qui, d’une certaine manière, marque l’achèvement de cette longue réduction au silence dont l’oeuvre de
Beckett aura manifesté le penchant. La marche, qui a toujours été le motif et le moyen des personnages de Beckett,
devient ici une ultime façon d’épuiser l’espace, au sens d’un épuisement combinatoire lié à un épuisement des
corps et de la forme.
L’atelier que je vous propose demain se voudra une réactivation et un déplacement de cette figure du Quad,
comme forme ouverte d’épuisement de l’espace ou de possibilité d’événement.
« L’homme des foules », d’Edgar Allan Poe traîne sa silhouette désincarnée dans le sillage des foules
londoniennes, dont suit les trajets quotidiens, dont il hante les rassemblements, dont habite la chaleur anonyme:
son existence est toute entière fondée sur sa faculté de se fondre dans la foule, d’en être toujours une partie
indistincte, au point que seul le narrateur qui le suit 24 heures durant dans les rue de Londres peut lui découvrir
une singularité : « Ce vieil homme, me dis-je à la longue, est le type et le génie du crime profond. Il refuse
d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses
actions. »
Ce texte est sans doute une des premières dérives véritables de la littérature : on y erre dans les rues de
Londres, à la poursuite d’un mystère qui n’a d’autre intérêt dramatique que la saisie de l’errance elle-même.
Kurt Buchwald. Un jour à Berlin-Est
Herboriser le bitume
Un rapport de la police parisienne du début du 19°, cité par Walter Benjamin, pourrait servir d’art
poétique à Edgar.A.Poe, comme à son traducteur Charles Baudelaire : « Il sera toujours presque impossible de
rappeler et de maintenir les bonnes mœurs dans une population amoncelée où chaque individu, pour ainsi dire,
inconnu de tous les autres, se cache dans la foule et n’a à rougir aux yeux de personne. »
« La foule apparaît ici comme l’asile qui protège l’asocial de ses poursuivants, poursuit Benjamin dans
son texte « Le Paris du second empire chez Charles Baudelaire ». C’est cet aspect qui, de tous les aspects
menaçants de la grande ville, est devenu le plus tôt manifeste. Il est à l’origine du roman policier, du detective
novel. »
Le flâneur, détective privé de la vie quotidienne, dont l’oisiveté se justifie socialement de ce rôle
de « peintre de la vie moderne », apparaît sur la scène littéraire parisienne avec Balzac, Dumas, et surtout
Baudelaire : « L’observateur, dit Baudelaire est un prince qui jouit partout de son incognito » .
Il « herborise le bitume » dit Benjamin.
« Il va oisif comme un homme qui a une personnalité ; il proteste ainsi contre la division du travail qui fait des
gens des spécialistes. Il proteste également contre leur activité industrieuse ».
Virginia Woolf, dans un texte intitulé « Au hasard des rues, une aventure londonienne », décrit
remarquablement cette «ouverture du sujet» qu’apporte la promenade urbaine.
« Quittant la maison entre 4 et 6 par une belle soirée d’hiver, nous dépouillons le moi que nos amis connaissent
et nous nous assimilons à cette vaste armée républicaine de trimards anonymes dont la compagnie est si
plaisante après la solitude de notre chambre » « Dans chacune de ces vies on pouvait cheminer un peu, assez
loin pour se donner l’illusion de n’être pas prisonnier d’une seule forme de pensée, mais de pouvoir pour un
court instant revêtir le corps et la pensée des autres, devenir laveuse, cabaretière, chanteuse des rues. »
Gustave Caillebotte. Le pont de l’Europe, 1877.
Cette investigation du flâneur détective, dont chacun peut faire l’expérience en
contexte urbain, se pérpétue dans nombres d’actes artistiques contemporains fondés
sur la déambulation : Dans les Following pieces , Vito Acconci suit simplement une
personne dans la rue jusqu’à ce qu’elle entre quelque part. La performance dépend donc
des déplacements de l’autre, de son temps et de son espace propre, jouant ici des limites
entre hasard et nécessité, espace public et espace privé. On pense évidemment aux
filatures de Sophie Calle, qui suit jusque dans les rues de Venise un homme rencontré à
Paris, ou fait engager par sa mère un détective censée la suivre dans ses déplacements
quotidiens pour établir, via le rapport policier qu’il en aura tiré, une « objectivation de son
existence privée ».
The Döppelganger est une proposition de déambulation de Francis Alys dans
trois villes, Mexico, Istanbul et Londres. Il s’agit, pour le touriste Alys arrivant dans l’une
de ces trois villes, de chercher parmi les passants anonymes son sosie, ou quelqu’un lui
ressemblant par un trait particulier.
Une fois trouvé, il suffit de suivre ce double jusqu’à apparier ses propres pas à
ceux du piéton suivi, c’est à dire à en intégrer la démarche, le rythme, les qualités qui lui
sont propres, autrement dit à imiter son sosie. Si aucun sosie n’apparaît au bout d’un
certain temps, le touriste peut poursuivre sa quête dans une des deux autres mégalopoles
choisies.
Vito Acconci, following piece, 1969
Dans son texte « au hasard des rues » Virginia Woolf exprimait son désir de
dissoudre sa propre identité pour se rendre perméable à celle des autres. Alys, en
cherchant un sosie dont il puisse absorber la démarche, prolonge ce désir jusqu’à le
boucler littéralement sur lui-même, suivant la règle qui veut que l’on voyage d’abord pour
se trouver soi-même au loin.
« Voir ailleurs si on y est. »
Francis Alys, the döppelgänger, Mexico 1998
the döppelgänger, Istanbul, 1999
Hannah Höch. Dada-Ernst, 1920.
La modernité s’accompagne d’une obsession
ambulatoire : Rimbaud s’exclame « La crevaison pour le
monde qui va. C’est la vraie marche. en avant, route ! » ou
« départ dans l’affection et le bruit neuf »
« Si tu aimes, il faut partir », préconise Cendrars.
Bref, la vie est nécessairement ailleurs.
« L’homme qui apprend à être abat chaque jour
des kilomètres de ville mentale » écrit Georges Henein
dans ses Notes sur un pays inutile.
Un titre d’André Breton lui vaut manifeste: les pas
perdus. La distraction est le mode d’être de cet artiste
ambulant.
A l’époque où l’écoute analytique débusque
dans le discours les refoulements de l’âme, c’est en
pratiquant une sorte « d’attention flottante » que les
artistes surréalistes reconstituent « l’œuvre esthétique »
de l’inconscient des villes : il se manifeste à travers des
formations culturelles stratifiées, dans les vitrines, sur les
murs ou les enseignes des magasins : dépôts de mémoire
auxquels l’œil s’aimante selon les caprices du désir.
« La valeur des villes se mesure au nombre de lieux
qu’elles réservent à l’improvisation » observe Siegfried
Kracauer en 1930 dans les Rues de Berlin et d’ailleurs.
Brassaï,
Les surréalistes prenaient volontiers possession
de la ville la nuit, comme ils prendraient possession de
son corps ou des ses rêves, car marcher la nuit offre de
s’abandonner aux apparitions, de se mêler à elles pour en
être, à leur tour et de quelque obscure manière, possédés.
Paul Delvaux. L’écho, 1943.
Mais la post-modernité guette, et déjà l’ennui d’une médiation spectaculaire menace de transformer la vie privée en privation vécue.
« Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour découvrir des mystères sur les pancartes de la voie publique, dernier
état de l’humour et de la poésie », déclare Gilles Ivain en 1953, dans le formulaire pour un urbanisme nouveau. Dans les projets de villesnomades qu’entrevoient les membres de l’Internationale Situationiste « l’activité principale des habitants sera la DÉRIVE CONTINUE. Le
changement de, paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet. »
En 1954, emmené par Guy-Ernest Debord, un schisme du groupe lettriste d’Isidore Isou fonde l’internationale lettriste et exprime
aussi confidentiellement que radicalement ses vues dans le bulletin gratuit Potlatch. Ce mouvement se voulait « une réunification de la
création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire » et entendait opérer le dépassement de l’art, considéré comme achevé,
dorénavant versé dans la marchandise culturelle, pour entreprendre une révolution de la vie quotidienne : il s’agissait de quitter la passivité du spectacle pour construire des
situations réellement vécues, insurrectionnelles et joyeuses. En 1957, l’internationale lettriste allait se dissoudre dans l’internationale situationniste dont les thèses critiques
sur la société du spectacle, à défaut d’être jamais réalisées dans l’action, fourniraient les slogans et les névroses les plus violentes au mouvement étudiant de 68.
« La formule pour renverser le monde, nous ne l’avons pas cherché dans les livres, mais en errant » dit Debord dans un de ses films. « Si la poésie est morte dans les
livres, elle est maintenant dans la forme des villes », « elle se lit sur les visages », et il ne suffit plus de chercher la beauté dans les replis cachés de la réalité, des rêves ou de
l’inconscient, il faut au contraire la produire, construire la beauté des villes et des visages. « La beauté nouvelle sera de SITUATION ». La psychogéographie est une de leurs
études favorites : elle observe la manifestation de « l’action directe du milieu géographique sur l’affectivité ». Le moyen de la psychogéographie est la dérive, ou « technique
du passage hâtif à travers des ambiances variées. »
La dérive situationniste « s’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade ». C’est une marche réalisée en petit nombre, sans plan, d’une
durée d’une journée, au cours de laquelle on se « se laisse aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent » Le hasard et l’accident que suscite la
dérive situationniste ont des attendus opposés à ceux des surréalistes, contre lesquels le groupe de Debord mène une campagne parricide ; il s’agit, plutôt que de glaner
dans la ville les apparitions de l’insolite sorcier, de heurter entre elles les situations d’une ville, de construire un montage d’ambiances singulières, de moments d’accélération
et de ruptures. A cet égard, les psychogéographes s’autorisent l’usage intermittent du taxi comme « aide au dépaysement automatique » pour rendre plus nerveux et plus vif
le montage des ambiances, lequel produit dès lors un regard cinématique directement vécu, et non plus consommé en salles obscures.
La dérive psychogéographique donne lieu à l’invention de cartes, de compte rendus ou de livres, qui ne sont pas considérés comme œuvres artistiques, les membres
de l’I.S se refusant le statut d’artiste, mais comme archives situationnistes, attestant du mouvement historique révolutionnaire dans lequel sont impliquées ces situations
construites.
Le territoire qu’explorèrent les situationnistes, outre Venise et Amsterdam, fut essentiellement Paris, son cœur historique, et s’ils tentèrent quelques incursions
touristiques dans les banlieues ouvrières du Nord, Ralph Rumney rapporte que leurs circumnavigations de bistrot en bistrot, les ramenaient immanquablement au quartier
latin.
A l’exception de Constant, qui consacra la majeure partie de son existence aux maquettes de la cité utopique de New Babylon, cité nomade, organique et changeante,
et qui fut exclu de l’IS pour cause de «maintien d’activité d’artiste », aucun situationniste ne se risqua jamais à une tentative d’application des théories de l’urbanisme unitaire :
devant le risque de la marchandise culturelle qu’eux-mêmes avaient étendu à toutes les sphères de la production, ils inhibèrent chez eux la puissance même d’agir.
Seules subsistent de cette réduction totalitaire les œuvres complètes de Guy Debord chez Gallimard, en livre de poche et quelques tracts édités en posters.
Frederic Winslow Taylor, pionnier du libéralisme, avait en son temps déclaré la guerre à la flânerie pour mettre les
ouvriers au travail sur ses chaînes de montage. Henri Ford, son comparse, fondait son argumentaire de vente pour ses
automobiles sur le fait que « la marche à pied n’est pas rémunératrice ».
Les flâneries du 19°, les errances surréalistes, les dérives situationnistes et les déambulations des artistes de la
fin du 20° sont des moments de vacance dans lesquels les logiques utilitaires ou quantitatives sont suspendues ou mises
en péril. Elles ouvrent dans le grouillement de la ville un espace et un temps labiles à une attention flottante, à l’invention
et aux devenirs.
Dès le milieu du XX°s un certain nombre de pratiques artistiques disqualifient les relations stables de production
qui lient l’atelier à la galerie ou au musée, et l’artiste producteur au spectateur consommateur, sous l’autorité d’une
institution marchande ou de légitimation. Il s’agit au contraire pour ces artistes de mettre en mouvement des attitudes et
des actes dans des contextes incertains, de créer des situations expérimentales et d’échanges, dont la mobilité est une
dimension importante. Jean-Pierre Criqui parle à propos de ces attitudes contemporaines de cinématique.
André Cadere. Bâton, 1977.
Kristof Wodiczko. Alien Staff, 1992
Le 25 juin 1974, André Cadere invite le public parisien à une présentation de son travail, visible à vingt endroits
très précis de la ville, auxquels il donne des rendez-vous échelonnés entre 16 h et 17 h 28. Là se trouve Cadere lui-même,
présentant une barre de bois rond formée de plusieurs anneaux de différentes couleurs empilés les uns sur les autres
d’après un système de permutations mathématiques, avec lequel il déambule ; une sorte de bâton de pèlerin chargé
de mystères chiffrés. Ce type de vernissage ou d’ « exposition » aura toujours excédé – dans tous les sens du terme- le
monde de l’art, car il était insaisissable par ses catégories, ses systèmes de production et de marché. En 1975, à Gênes,
la Saman Gallery annonce, pendant les six jours de l’exposition, la présence d’une barre de bois rond dans un endroit
prédéterminé de la ville, chaque jour à la même heure, sans pour autant que cela empêche l’artiste de se manifester à
sa guise le reste de la journée là où bon lui semble. 2 ans plus tard, pour une exposition avec la même galerie, Cadere
ne fixe aucun endroit précis : il part chaque jour à la dérive dans les rues, si bien que « l’art advient au gré des différents
mouvements qu’une ville peut susciter : rencontres, curiosités fatigue, ennui… ». La promenade de l’artiste doit croiser
celle du visiteur pour que l’art naisse d’une occurrence fortuite, d’un hasard ou d’une enquête dont l’un et l’autre sont les
détectives-flâneurs.
Moins demi-mondain, plus délibérément politique, le bâton d’étranger – alien staff (1992) ou bâton d’immigré de
Krystof Wodiczko est un outil de mise en relation sociale à l’usage des immigrés qui marchent sans fin dans les rues
des grandes métropoles occidentales, à la recherche d’un travail, d’un logement ou simplement d’un contact. Equipé
d’un écran vidéo et d’un magnétoscope embarqué, le bâton diffuse, à hauteur du regard des passants ou des personnes
croisées, un témoignage de l’histoire de la personne qui le porte. Le bâton interpose donc entre le marcheur et ses
éventuels interlocuteurs, un récit supposé capable de briser l’isolement et l’incompréhension pour créer les conditions
d’une possible relation publique, d’une reconnaissance sociale, en tout cas d’un échange.
2 ans plus tard, Wodiczko propose avec le « porte-parole », de baîllonner l’étranger avec un système de moniteur
et de haut-parleurs portés à hauteur de la bouche, qui diffuse le récit que cette personne aura préenregistré, afin que sa
parole s’expose et soit reçue en place publique.
Gabriel Orozco est une figure emblématique de ces piétons planétaires,
nomades de l’art, ou « immigrés» comme lui-même aime aussi à se définir. Sans
programme, sa vie d’artiste le mène à déambuler à travers le monde, dont il
fait la scène de ses actions motivées par le hasard, la rencontre, les contextes.
Orozco, en marcheur invétéré, crée le plus souvent là où ses pas le mènent, en
fonction des circonstances et des occasions, des sculptures dont la seule trace
demeure photographique. Turista maluco réalisé au brésil en 1991 est une très
légère perturbation d’une situation touristique banale (qui lui valu les quolibets
des personnes présentes : Turista maluco ! il est fou ce touriste) : Orozco
dispose des oranges sur des tables et des éléments en bois d’un marché désert,
dans une sorte de bidonville. Cette intervention colorée et rythmique opérée sur
un espace sans qualité, littéralement abandonné, le requalifie comme scène,
milieu de production de rapports actifs de rythmes et de couleurs.
Gabriel Orozco. Turista maluco, 1991
Orozco refuse toute indication désignant sur place ce type d’installation
comme de l’art. Ces insertions dans le réel, qui ne sont pas des impositions, et
qui s’opposent à toute forme de monumentalité ou de sacralisation, reçoivent
toute leur forces de leur discrétion même, de leur légèreté. Orozco multiplie les
dispositifs sculpturaux de ce type, laissant parfois planer une ambiguïté sur leur
caractère « ready-made » ou élaboré par l’artiste.
Gabriel Orozco.
At the door of tne volcano,1993
Gabriel Orozco. Island within an island, 1993.
Gabriel Orozco.
Sand on table, 1992.
Piedra que cede (1992), une boule de pâte à modeler grise d’un
diamètre de 50 cm et d’un poids équivalent à celui de l’artiste, est, selon Criqui
« l’autoportrait parfait de l’artiste en nomade », un double de son corps, de par
son poids et sa capacité d’absorption. Orozco la roule devant lui dans les rues
des villes qu’il parcourt, et la surface tendre de cette boule recueille et absorbe
les poussières, menus fragments et autres minuscules débris qui jonchent les
sols des villes. A l’instar d’Orozco, cet objet épouse le contexte dans lequel il
évolue, il en est une empreinte souple.
Gabriel Orozco. Piedra que cede, 1992
Le héros du livre d’Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, « décide
de partir à l’aventure en suivant un morceau de papier qu’il a livré au jeu des
vents », investigation hasardeuse pour détective désoeuvré, qui se révélera en
fait le départ d’une longue enquête dans Paris.
Orozco dans une vidéo de 40 min, intitulé From dog shit to Irma Vep,
réalisée dans les rues d’Amsterdam, commence par filmer une crotte de chien et
se laisse dériver par les mouvements que capte sa caméra, les plus dérisoires,
anodins ou imperceptibles (sacs plastiques ballottés par le vent, traces d’oiseaux
dans le ciel), ou encore par des associations formelles ou d’idées, rafales de
détails, impacts, défilé de puncta (un punctum, des puncta). Il suit une ritournelle
visuelle de détails dont les cheminements hasardeux évoquent immanquablement
l’errance du discours dans la cure psychanalytique, et ses trouvailles langagières
jaillies subitement de la résurgence de détails ou de fragments mnésiques. « La
psychanalyse est habituée à deviner des choses secrètes et cachées à partir des
traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du rebut – du refusede l’observation. » dit Freud.
Orozco précise qu’il recherche « la liquidité des choses, comment
une chose vous conduit à la prochaine » et que ses œuvres portent sur « la
concentration, l’intention, les trajectoires de la pensée : le flot de la totalité dans
notre perception, la fragmentation de la rivière des phénomènes qui arrive tout le
temps ».
Il se laisse ainsi guider par de tels jeux en menant son enquête comme
un flâneur, c’est à dire comme un détective occupé à scruter, à évaluer les débris
de la ville, le laissé pour compté, le refusé, son refoulé ou ce qui s’y dérobe, ses
lapsus .
Francis Alÿs est un artiste qui a fait de la marche une véritable heuristique, c’est à dire qu’il
pratique la flânerie partout et sous toutes ses formes et qu’il la met en œuvre autant comme représentation
que comme acte, afin d’en découvrir le pouvoir de « déplacement ».
S’interrogeant sur les déterminations du travail et de l’oisiveté, du productif et de l’improductif,
Alys a réalisé en 1998 une sorte de manifeste de l’utilité en art. Paradox of Praxis se compose de deux
actions filmées, réalisées à Mexico : dans la première, une journée durant, Alys pousse devant lui dans
les rues de la ville un gros bloc de glace jusqu’à ce qu’il ait fini de fondre. Cette première action porte le
sous-titre
Sometimes makings something leads to nothing
(parfois faire quelque chose ne mène à rien),
leçon consternante qu’Alys tire de la vanité de son geste.
La seconde action est un gag urbain vieux comme la ville, qui consiste à se poster au centre
d’une place très passante, le nez en l’air. L’attitude d’Alys intrigue plusieurs passants qui s’attroupent
autour de lui et cherchent en l’air ce qui peut capter ainsi son attention. Au bout de quelques minutes,
Alys s’éclipse et laisse la contagion de la curiosité agir, les badauds s’agglutiner encore longtemps pour
essayer de voir quelque chose qui n’existe pas. Cette seconde action s’intitule
Sometimes Making nothing leads to something
(quelque fois ne rien faire mène à quelque chose).
Installé à Mexico, Francis Alys est d’origine belge, et si son travail à Mexico s’inscrit dans une
tradition déambulatoire du théâtre et des arts urbains propres à cette ville, il est surtout un artiste nomade,
pour lequel Mexico est une sorte de laboratoire urbain : « Le Mexique c’est le présent à l’état pur, dit
Alys. Marcher dans la rue signifie être dans un constant réajustement du rapport de forces, accepter un
code de conduite. Oui, Mexico comme paradigme du milieu urbain peut être un immense laboratoire. Il
y a toute une série de paramètres concentrés : le théâtre social de la rue, une capacité de résistance au
concept européen de modernisme et à son idéal de progrès.. On peut également y éprouver une grande
sensation de liberté, même avec un appareil politique extrêmement contrôlé. »
Francis Alys arpente, selon des protocoles précis, les limites ou les lisières
de ce que permet physiquement, psychiquement, politiquement et socialement la
déambulation.
Dans une des ses vidéos récentes, Francis Alys, sort d’une armurerie de Mexico
avec un pistolet Beretta de 9 mm et se met à marcher d’un pas vif dans les rues de la
ville. Son parcours, filmé par un comparse, dure douze minutes avant qu’il ne se fasse
violemment interpeller par la police. Par la suite, Francis Alys a reconstitué dans un
deuxième film le trajet et la scène d’arrestation avec les policiers qui l’avaient interpellé,
pour interroger la différence entre l’action première et son remake documentaire. La vidéo
s’appelle Reenactement (reconstitution). Cette marche provocatrice et violente révèle les
failles possibles que l’espace urbain recèle entre ses potentiels d’ordre et de désordre, de
réalité et de fiction.
Une telle action, dans son insaisissable violence, a au moins la vertu statistique
de mesurer l’efficacité ou, c’est selon, l’impéritie des forces de l’ordre : il aura fallu 12
minutes à la police pour localiser et maîtriser un individu potentiellement dangereux
dans le cœur de Mexico… Francis Alys démontre avec quelle facilité le désordre le plus
inquiétant peut surgir d’un simple geste, d’un simple déplacement : dans une ville comme
Mexico, mais cela est vrai pour toute métropole occidentale, le statu quo de l’ordre urbain
peut être bouleversé en un instant. Comme le dit Alys : « la ville est un espace favorable à
toutes sortes de rencontres possibles, elle est propice à l’accident. Celui qui se promène
dans la rue est quelqu’un hors de tout contrôle, quelqu’un qui peut, à n’importe quel
moment, exploser ».
Ensuite, cette action laisse planer un doute sur la réalité de la violence mise en
œuvre : si les passants croisés sur le moment pouvaient avoir de sérieuses raisons de
s’inquiéter, les spectateurs de la vidéo savent déjà qu’Alys ne fera pas usage de son
arme. Ce qui est bien réel, en réponse cette « fable », c’est la violence, légitime ou non,
de l’interpellation policière. En prenant le risque de faire jouer entre eux le symbolique et
le réel sur le plan de friction de la violence, Alys fait un travail politique sur le mythe urbain
(le mythe de la violence à Mexico participant déjà des actes de violence quotidienne).
Les statuts différents de l’action filmée et de sa reconstitution policière
exacerbent encore plus ces tensions entre fable et danger réel, témoignage documentaire
et fictionnalisation cinématographique.
Francis Alys. Reenactment, 2000.
Francis Alys questionne le mythe urbain en élaborant des fables, c’est à dire
qu’il crée des événements capables d’imprégner la mémoire des passants, d’être
éventuellement colportées comme rumeurs, de troubler en tout cas l’ordonnancement
des choses, de fracturer le réel.
Francis Alys. Cuentos patrioticos, 1997
Francis Alys. The Leak, 1995
Dans la vidéo Cuentos Patrioticos (conte patriotiques) Alys questionne la mémoire du mythe urbain, et plus
particulièrement de ce fait péripatéticien qui se trouve à l’opposé de la flânerie, la manifestation politique.
Sur la place Zocalo de Mexico, théâtre des grands épisodes historiques de la ville, Alys a fait marcher
en cercle autour du gigantesque mât sur lequel est hissé chaque jour le drapeau mexicain, un homme suivi d’un
mouton. A chaque tour effectué, un nouveau mouton rejoint la marche circulaire jusqu’à ce que le cortège boucle un
très drolatique cercle de Panurge qui poursuit son mouvement giratoire autour du mât.
Cette action filmée constitue pour n’importe quel mexicain une allusion féroce à un épisode politique fameux :
En 68 , au moment des jeux olympiques de Mexico, et alors que le pays était agité de révoltes sociales, le pouvoir
en place avait organisée, en direction des médias internationaux, une grande manifestation de soutien populaire
au gouvernement, à laquelle les participants étaient amenés sous la contrainte policière. Lorsque la foule se trouva
rassemblée sur la place Zocalo, elle se tourna comme un seul homme vers le palais gouvernemental, et se mit à bêler
en signe de protestation contre cet embrigadement. Le motif de la conduite grégaire des foules est ici ironiquement
dénoncé par une ribambelle de moutons de Panurge qui suivent connement leur guide.
Réactivant habilement le geste de Pollock qui avait ouvert, quelques 60 ans plus tôt, la voie à la médiation
du corps et du mouvement dans l’acte de peindre, Francis Alys réalise à Sao Paulo en 1995, avec l’action The Leak
un dripping labyrinthique à l’échelle de la ville. Quittant la salle d’exposition pour y revenir à la fin de sa promenade,
Alys a parcouru la ville en tenant renversé un pot de peinture bleue percé d’un trou. La flânerie d’Alys inscrit en bleu
le dessin de ses méandres au sol, permettant à d’autres flâneurs de se détacher à leur tour du flux des circulations
urbaines pour suivre sa trace dans la ville (laquelle les mènera in fine à une exposition d’art contemporain). On ne
peut rêver plus bel hommage à Pollock.
A Stockhom en 98, Alys tire encore sur le fil de cette action : The Loser/the Winner est un trajet réalisé entre
deux musées de la ville : Quittant le premier musée, Alys accroche un fil de laine de son pull bleu et le dévide le
long de son itinéraire jusqu’au second. A l’arrivé, le pull a été entièrement détricoté, il a disparu, ainsi que le corps
mystérieux qui le portait pour devenir un fil d’Arianne que l’on peut suivre dans la ville. Ce fil mène les pas du curieux
jusqu’à un musée, sans qu’il ne sache qui l’a tiré jusque là, ni pourquoi.
Que les passants d’une ville soient témoins des actions d’Alys ou qu’ils en suivent les traces, celles-ci peuvent
devenir pour eux des fables qu’ils transmettront à leur tour : insérer une fable dans le récit de la mégapole, produire
une apparition, même fugace, même inexplicable, laisser la trace d’un geste qui trouble l‘ordre des choses, lancer
des rumeurs ou des mouvements immatériels de circulation, voilà quels peuvent être les agissements politiques du
flâneur.
Fictionner le réel pour arrêter le regard du passant et susciter une interrogation quant à ses propres
déplacements dans la ville, ses usages ou ses représentations de l’espace public.
Francis Alys.
The Loser / The Winner,
1998
Le groupe Stalker, association ou laboratoire romain à géométrie variable, qui accueille
selon les projets des architectes, artistes, anthropologues, sociologues ou citoyens, fait de la marche
collective le principal acte d’une réflexion urbanistique sur la ville résiduelle et plus généralement sur ce
que Francesco Carreri appelle des amnésies urbaines : « des territoires de rebut, oubliés et rayés des
cartes mentales des habitants parce que refoulés de la conscience : une sorte de cité inconsciente qui
vit à côté du quotidien. Ces territoires forment des espaces vides qui se ramifient dans les pleins. »
(Francesco Carreri. New Babylon. Le nomadisme et le dépassement de l’architecture).
Terrains vagues, zones intermédiaires et indécidables entre ville et campagne, espaces délaissés ou
interstitiels, dont l’identité est suspendue. Stalker, en référence à une expression de Michel Foucault,
appelle ces espaces les « territoires actuels », l’adjectif actuel désignant pour Foucault le devenir et
non l’état : devenir-autre, lieux autres ou hétérotopies.
Stalker. Franchissements, 1998
« Accéder aux territoires. Percevoir l’écart en
accomplissant le passage entre ce qui est sûr,
quotidien, et ce qui est incertain, à découvrir,
génère une sensation de dépaysement,
un état d’appréhension qui conduit à une
intensification des capacités perceptives.
Soudain l’espace assume un sens ; partout
la possibilité d’une découverte, la peur d’une
rencontre non désirée ; le regard se fait
pénétrant ; l’oreille se met à l’écoute. »
extrait du Manifeste Stalker.
Ces appellations ne se limitent pas à des adjectifs poétiques ou vainement conceptuels ;
quand elle se rapportent à un lieu tel que le Campo Baorio, terrain vague occupé dont Stalker a fait
un lieu de d’expérience sociale, elle manifestent l’implication concrète de ce groupe citoyen dans la
construction sur ses lisières d’une « autre » ville.
Le campo boario est un immense terrain vague -anciens abattoirs, actuels parcs à chevaux, qu’occupent plusieurs communautés d’immigrés africains, de réfugiés kurdes, de Gitans et de
militants de gauche. Sans se l’approprier ni vouloir imposer au camp la moindre influence dans
son fonctionnement auto-géré, Stalker en a fait un lieu d’observation et d’expérimentation d’une
urbanité en marge. Ils y ont créé un centre culturel multiethnique appelé Ararat, et réalisent souvent,
en collaboration étroite avec les acteurs de ce territoire, des actions d’échange social de type repas
collectif ou des réalisations artistiques nomades : Ainsi, le Tapette volante, tapis volant, est une
reconstitution collective des volumes du plafond de la chapelle palatine de Palerme, en bouts de corde
et de cuivre, qui a voyagé tout le long du pourtour méditerranéen pour revenir à Palerme, (façon de
démontrer que les flux migratoires du bassin méditerranéen ont historiquement, toujours été porteurs
de culture et de civilisation).
Leurs déambulations à travers les territoires résiduels de la ville implique non seulement
une vision critique de l’urbanisme fonctionnaliste, du zonage, et des effets de contrôle social qu’ils
pérennisent, mais surtout une expérience physique et collective de la saisie d’un territoire, bien
différente de l’examen des cartes ou de l’étude des plans d’aménagement du territoire : ici, marcher
invente le territoire et permet, dans la foulée, d’expérimenter le réel.
L’accès à ces « territoires actuels » suppose bien souvent des franchissements (de murets, de
clôtures), gestes que Stalker emblématise dans des séries photographiques en une sorte d’acte de
passage, d’incitation au dépassement des limites et à la découverte.
Le laboratoire Stalker a inauguré une série de dérives urbaines en Europe et aux Etats-Unis
par une première marche de 4 jours dans Rome en 1995. Une quinzaine de personnes ont parcouru
à cette occasion 70 kilomètres à travers des terrains abandonnés, délaissés, sur lesquels ils ont
campé le temps du périple. Ils ont découvert que la somme des « territoires actuels » de Rome
représentait une superficie plus étendue que la ville construite.
Ils ont tiré de l’expérience un planisphère de Rome, Planisphéro roma, étendant
métaphoriquement le plan de la ville aux dimensions d’un globe terrestre : La ville formatée,
connue, le « fait urbain persistant » y est colorié en jaune, en bleu sont les « territoires actuels »,
qualifiés ici de mers par les dériveurs de Stalker, en blanc le tracé de la dérive. La carte ainsi
produite s’apparente à une constellation d’archipels émergeant d’un milieu fluide et indécidable
qu’est la mer de l’amnésie urbaine.
Stalker. Planisfero Roma, 1995
Stalker. Routes d’Abandon à travers l’archipel milanais, 1996.
Ces cartes de Rome ou de Milan désorientent les lectures apprises des cartes touristiques,
routières ou statistiques de ces villes. Ce type de cartographie n’apporte pas tant une nouvelle
représentation de l’urbain, même singulière, même décalée, qu’elle expose le diagramme d’une
expérience de la ville.
Gilles Deleuze et Félix Guattari ont magnifiquement exprimé cette distinction en opposant
les modalités du calque et de la carte : « si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière
tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte est ouverte, elle est connectable
dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des
modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être
mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur,
la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou une médiation…
une carte est affaire de performance, tandis que le calque revoie toujours à une compétence
prétendue. »
(Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p20.)
À partir des années soixante, et principalement dans le sillage de l’art conceptuel, nombre de
plasticiens se sont intéressés à la cartographie.
La carte s’est imposée comme la documentation primordiale des œuvres de Land Art, que
leurs auteurs, loin des ateliers, galeries ou musées, produisaient dans le paysage. Mais elle a aussi et
surtout été considérée, pour ses propriétés cognitives et plastiques, comme un territoire artistique à
part entière.
Emmanuel Hocquard, dans le texte Il rien, donne une définition intéressante de la carte :
« Nous savons bien ce qu’est une carte. C’est la transposition d’une réalité abstraite (le terrain) à une
fiction concrète (sa représentation). Autrement dit, c’est une métaphore. Mais cette métaphore a ceci
de particulier qu’elle offre des garanties concernant la vérité qu’elle est censée charrier : c’est une
métaphore chiffrée. »
La carte varie toujours entre l’allusion pure et l’adéquation simple, de sorte, comme le
pense Robert Smithson, qu’il n’y a rien qui existe comme une carte complètement adéquate car
l’inadéquation est intrinsèque à la cartographie. Qu’elle que soit sa prétendue précision, la carte
génère un écart entre l’espace et sa représentation, par où peut s’engouffrer la fiction.
Le fantasme de l’adéquation définitive de la carte a été brillamment conté par José Luis
Borgès dans un texte célèbre intitulé « Musée. De la rigueur scientifique ». Les cartographes d’un
empire imaginaire poussent l’art de la cartographie jusqu’à réaliser une carte à l’échelle 1/1 du
territoire, qui le recouvre donc intégralement et du même coup le détruit.
Quelques années plus tôt, Lewis Caroll, dans son roman Sylvie et Bruno, imaginait un
personnage, Mein Herr, qui venait d’un pays , où racontait-il, les géographes avaient réalisé une carte
à l’échelle d’un kilomètre pour un kilomètre. Mais celle-ci n’avait jamais été déroulée, car les paysans
avaient protesté qu’en couvrant le territoire elle ferait obstacle au soleil et empêcherait toute culture
de pousser. « Aussi, dit Mein herr, nous utilisons le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous
assure que ça marche très bien. »
La carte n’est pas le territoire, et c’est cet écart qui fascine.
Dennis Oppenheim, Gallery Transplant, 1969.
Tom Sawyer et Huckleberry Finn, dans Tom Sawyer à travers le monde, de Mark Twain, sont
embarqués malgré eux dans un ballon dirigeable. Après s’être émerveillé des paysages verdoyants
de l’Illinois, le pilote qui les conduit prétend qu’ils survolent à présent l’Indiana. Huck ne veut pas le
croire, car il sait que l’Indiana est peint en rose. « L’indiana rose ! quel bêtise » s’écrie Tom Sawyer. .
« Ce n’est pas une bêtise, je l’ai vu sur la carte, et il est rose. » répond Huckleberry, qui se défend
avec véhémence de passer pour un nigaud, car selon lui les cartes servent à nous apprendre des faits
réels, elles ne peuvent mentir, et il ne peut donc y avoir deux états de la même couleur.
Si l’on considère la carte comme un schème intermédiaire entre le sensible et le conceptuel, elle est susceptible
d’accepter aussi des déterminations temporelles. Avec A walk of Four hours and four circles (1972), Richard Long trace
des cercles concentriques au centre d’une carte, dont les circonférences désignent des mesures temporelles. Chacun
des cercles porte la mention « one hour ». On voit que ce qui est représenté ici ne correspond à aucun trajet réel, la carte
détermine ou enregistre plutôt une aire exploratoire relative à une durée et une vitesse de déplacement. Pour atteindre
depuis le centre l’extrémité du dernier cercle en un heure, le pas du marcheur doit être quatre fois plus rapide que pour
atteindre le premier cercle. La carte ici représente une portée temporelle, un pur potentiel de mouvement.
Richard Long.
A walk of four hours and four circles, 1972
Richard Long.
Two walks, Dartmoor, 1972
Robert Smithson a crée en 1968 le concept dialectique de site / non-site pour articuler dans son travail les deux
espaces de production et de significations que sont l’espace non-artistique – la nature, les déserts, les paysages – et
l’espace artistique de la galerie ou du musée. Ce concept a non seulement été utile à de nombreux autres artistes de
Land-Art mais aussi à une réflexion esthétique globale de tout l’art conceptuel. Pour le dire très brièvement, site et nonsite, termes qui jouent volontairement sur l’homophonie sight / non sight (vison, non-vision) distinguent deux espaces
à la fois concrets et spéculatifs : l’espace artistique – le non-site - où les matériaux prélevés, photos, cartes ou films
renvoient de façon indiciaire au site, l’espace non artistique où se trouve la sculpture, l’action ou l’opération réalisée sur
le territoire. L’expérience artistique n’a lieu que dans le va-et-vient intellectuel entre ces deux espaces, dont la dialectique
procède littéralement de la lecture cartographique : un ensemble d’indices me permet de construire une représentation
– nécessairement spéculative ou fictive – d’un espace. Cet espace, lorsque j’ai les deux pieds dedans reste « informe »,
c’est à dire non-informé, si je ne dispose pas pour m’y repérer d’une représentation extrapolée : la carte.
On peut distinguer dans l’œuvre de Richard Long deux types de cartes-tracés : les cartes - mnémoniques qui
rendent compte après-coup d’un trajet effectué, et les cartes diagrammatiques sur lesquelles l’artiste projette à l’avance le
dessin ou le programme d’une marche. Si le premier type de tracé peut se rapporter encore à la compétence du calque, le
deuxième est déjà une production d’écart, le non-site de la projection spéculative, un espace intermédiaire de fiction entre
la carte et le territoire.
Certaines œuvres de Long consistent en une carte sur laquelle il dessine un parcours à effectuer, lequel n’a de sens
que dans la friction qu’il oppose, en tant qu’acte de représentation, aux usages de la carte et du territoire.
« Two walks » est une carte accompagnée d’une photographie. On y voit deux lignes de même longueur se croiser
en X, à leur exacte moitié. Chaque ligne est légendée d’une indication de temps à son point d’arrivée : 2 h 37 minutes
pour l’une, 2 heures 52 minutes pour l’autre. La photo montre l’endroit où les deux trajectoires rectilignes se sont croisées,
aux abords d’une croix sculptée dans une pierre levée, signal qui indique un croisement de chemins et qui symbolise
traditionnellement l’intersection des royaumes terrestres et célestes. Les deux marches rectilignes et équidistantes de
Long constituent une double performance: La ligne droite est un tracé peu compatible avec les données complexes de la
carte, et c’est une ligne de trajet quasi-impraticable sur le terrain. Pourtant Long réalise, sur le territoire et sur la carte, ces
deux lignes, et c’est à ce double titre qu’il s’agit d’une performance, dans le sens où l’entendent Deleuze et Guattari , une
invention, «une expérimentation en prise sur le réel ».
D’autres artistes ont tenté de décoller ou de manifester
les lignes abstraites, spatiales ou temporelles qui structurent la
cartographie. Piero Manzoni a conçu en 1959 le projet utopique de
tracer une ligne blanche tout au long du méridien de Greenwich. Cette
inscription littérale et à l’échelle 1/1 de la carte sur le territoire, dont le
dessin n’aurait été perceptible que depuis un satellite, ne pouvait se
pratiquer comme expérience que par la marche à pied sur son long.
En 1994, Jan Dibbets a réalisé, plus modestement, un
monument immatériel à Arago, le savant qui avait résolu les calculs
astronomiques d’une méridienne de France, devant servir de
longitude de référence pour les marins et les géographes, avant
d’être détrônée en 1884 par le méridien de Greenwich.
Cette méridienne de France traversait Paris et passait sur le
site de l’observatoire où travaillait Arago. Jan Dibbets a inséré dans
le sol parisien le long de cette ligne une série de 135 médaillons en
bronze, portant le nom d’Arago et les repères cardinaux du Nord
et du Sud. Quasi-invisible, à reconstituer mentalement au gré des
découvertes de médaillons, cette ligne constitue, selon les termes
de Dibbets, « un monument imaginaire réalisé sur le tracé d’une ligne
imaginaire ».
Jan Dibbets. Monument à Arago, 1994.
En août 1997, Dennis Adams et Laurent Malone dessinent un transect à travers la ville de New York.
Un Transect est un terme technique de géographie qui désigne « un relevé d’information à travers un espace en
suivant une ligne droite ». Ils décident de rallier à pied le sud de Manhattan à l’aéroport JFK en suivant un axe
aussi rectiligne que possible – tout l’inverse de la flânerie. Entre eux, un protocole très simple : Ils emportent un
appareil photo, et lorsque l’un deux décide de prendre une photo, choisissant son sujet, réglant, cadrant son
image, l’autre, posté dans son dos, lui prend l’appareil et fait aussi une image, sans cadrer ni régler.
L’arbitraire rectiligne de ce trajet ignore la division sectorielle et toutes les distributions pré-établies de l’espace public (ses rues pittoresques, ses quartiers à éviter,
ses secteurs défendus ou impraticables, ses accès réservés, etc..). Il opère une véritable coupe d’observation de la ville.
La dialectique des images prises dos à dos par les marcheurs confronte d’un côté l’imposition d’une iconologie urbaine précédant le regard (ce sont bien souvent les
affiches, les tags, les « scènes de rue » qui attirent le cliché photographique) à, des visions arbitraires qui, de l’autre côté, témoignent plus efficacement de l’inaperçu de la
ville.
La marche aura duré 11h et 35 min et aura donné lieu à 486 clichés. L’action JFK se présente ensuite sous la forme d’un livre rassemblant en vis à vis les couples
de photos prises par les artistes. Aucun texte ne les accompagne si ce n’est la description lapidaire du protocole de la marche imprimée sur la tranche du livre.
On pourrait, comme le fait Thierry Davila, supposer deux types de marche : d’un
côté, il y a la marche cézannienne qui consiste à se déplacer vers le motif, à aller vers les
sujet de la peinture pour, s’arrêter devant celui-ci, sortir son matériel de son sac à dos, et
commencer à faire de l’art.
De l’autre côté, il y a la déambulation cinématographique, ou travelling, qui
transforme le trajet parcouru en la matière même de la création plastique : il y a une identité
entre franchir une distance et faire œuvre : un déplacement dans l’espace et dans le temps
en tant qu’œuvre.
On peut en ajouter une troisième au moins : le walkabout, la marche rituelle des
aborigènes australiens, qui repose sur une combinaison de trois lignes.
Une ligne de paysage dans lequel a lieu cette grande marche.
Une ligne de pas, ceux du ou des marcheurs partis réaliser le walkabout.
Et puis, la ligne la plus importante, qui rassemble les deux autres et les fait exister, la
ligne mélodique, la ligne de chant. Car le « walkabout » est un « itinéraire chanté » ou encore
« une piste des rêves ». L’aborigène qui fait ce parcours, qui le chante, au moment même où
il met ses pas dans ceux de ses ancêtres, reprend dans le chant des strophes immémoriales,
qui font exister chaque partie du paysage.
Ces chants sont davantage que des cartes du territoire, transmises de génération
en génération, ce sont surtout, magiquement, des formules d’émergence, des procédés
de création de la terre : « celui qui partait en walkabout accomplissait un voyage rituel. Il
marchait dans les pas de son ancêtre. Il chantait les strophes de l’ancêtre sans changer un
mot ni une note – et ainsi recréait la création » écrit Bruce Chatwin, qui a consacré un livre au
walkabout, Le chant des pistes.
Le chant est donc une sorte de topo-guide incantatoire qui fait accéder le monde
à l’existence, et « en théorie du moins, la totalité de l ‘Australie pouvait être lue comme une
partition musicale. Il n’y avait pratiquement pas un rocher, pas une rivière dans le pays qui ne
pouvait être ou n’avait pas été chanté ».
Chanter (ligne sonore ou songline), marcher (ligne des pas, ligne du corps), créer
(ligne du paysage), voilà la trilogie inédite du walkabout, une marche dans laquelle les
phrases musicales sont des coordonnées cartographiques et pour laquelle le chant et
les noms gisent à même le sol, sous chacun des pas du marcheur. » Le chant était censé
reposer sur le sol en une chaîne ininterrompue de couplets, un pour chaque paire de pas,
chacun formé à partir des noms qu’il éjectait en marchant» dit encore Bruce Chatwin.
«Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous
avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédés.
Croire au monde, c’est aussi bien susciter des événements
même petits qui échappent au contrôle, ou font naître de
nouveaux espaces-temps, même de surface ou de volume
réduits.»
Gilles Deleuze, Contrôle et devenir, in Pourparlers.
A l’exemple des aborigènes australiens, les artistes flâneurs ou piétons
planétaires, comme les appelle Thierry Davila, engagent le corps dans un
processus d’invention du monde inchoatif à son exploration.
Si l’on en croit François Jullien, philosophe et sinologue qui a réfléchi
sur les modalités singulières de la pensée chinoise, ces artistes sont également
chinois : « si j’avais à résumer d’un mot la pensée chinoise, je dirais : le réel est
du processus. »
Marcher, c’est faire un geste.
Ce geste est vierge, même répété.
Selon Brecht, il ne commence à exister, ce gestus, qu’ à partir du
moment où il est une adresse aux autres.
« Geste est le nom de cette croisée où se rencontrent la vie et l’art, l’acte
et la puissance, le général et le particulier, le texte et l’exécution. Fragment de
vie soustrait au contexte de la biographie individuelle et fragment d’art soustrait
au contexte de la neutralité esthétique : pure praxis. Ni valeur d’usage, ni valeur
d’échange, ni expérience biographique, ni événement impersonnel, le geste est
l’envers de la marchandise. »
Giorgio Agamben. Moyens sans fin. Notes sur la politique.
Marcher est la façon la plus immédiate de relever la côte de l’expérience,
dont Benjamin, dans les années 30, s’inquiétait déjà qu’elle ne tombe à zéro,
dans les sociétés capitalistes.
Marcher, flâner, dériver met en jeu et simultanément, plusieurs
processus de déplacement vécus comme expériences, spéculations, et
devenirs : étranger le territoire, dépayser le lieu, injecter de la fiction dans le
réel, insinuer du trouble dans l’ordinaire, insérer une fable dans le récit, faire des
lignes entrelacées ou droites, faire des gestes, fabriquer de l’expérience, croire
au monde.