L`appréhension des catastrophes par le droit français à travers l

Transcription

L`appréhension des catastrophes par le droit français à travers l
IEP de Toulouse
Mémoire de recherche présenté par Mlle Marion DURAND
« L’appréhension des catastrophes par le droit français à travers l’étude de deux
fonctions essentielles des normes et dispositifs juridiques : la prévention et la
réparation »
Directrice du mémoire : Mme Valérie LARROSA
2012
2
IEP de Toulouse
Mémoire de recherche présenté par Mlle Marion DURAND
« L’appréhension des catastrophes par le droit français à travers l’étude de deux
fonctions essentielles des normes et dispositifs juridiques : la prévention et la
réparation »
Directrice du mémoire : Mme Valérie LARROSA
2012
3
Avertissement
L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de
recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteure.
4
ABREVIATIONS
Afsset
Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail
ANSES
Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de
l’environnement et du travail
ARJEL
Autorité de régulation des jeux en ligne
ARS
Agence régionale de santé
AS
Autorisation avec servitude
ATEX
Atmosphère explosible
AZF
Azote fertilisants
BRGM
Bureau de recherches géologiques et minières
CARSAT
Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail
Catnat
Catastrophes naturelles
CCR
Caisse centrale de réassurance
CLIC
Centre local d’information et de coordination
CNAV
Caisse nationale d’assurance vieillesse
CODERST
Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et
technologiques
CPAM
Caisse primaire d’assurance maladie
CPP
Comité de la prévention et la précaution
DDAE
Document de demande d’autorisation d’exploiter
DREAL
Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du
logement
DRIRE
Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement
DRPCE
Document relatif à la protection contre les explosions
DUERP
Document unique d’évaluation des risques professionnels
EDF
Electricité de France
5
EHS
Environment, Health and Safety
ICPE
Installations classées pour la protection de l’environnement
INERIS
Institut national de l’environnement industriel et des risques
INES
International Nuclear Event Scale
INRS
Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des
accidents du travail et des maladies professionnelles
INVS
Institut de veille sanitaire
ISO
International Standard Organization
OHSAS
Occupational Health and Safety Assessment Series
ORSEC
Organisation de la réponse de sécurité civile
PLU
Plan local d’urbanisme
POI
Plan d’opération interne
POS
Plan d’occupation des sols
PPAM
Politique de prévention des accidents majeurs
PPI
Plan particulier d’intervention
PPRT
Plan de prévention des risques technologiques
REACH
Registration, Evaluation, and Authorization of Chemicals
SDIS
Service départemental d’incendie et de secours
SCOT
Schéma de cohérence territoriale
SGS
Système de gestion de la sécurité
SNPE
Société nationale des poudres et des explosifs
SPPPI
Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles
SPS
The Sanitary and Phytosanitary Dispute Settlement Paper
UE
Union Européenne
6
SOMMAIRE
INTRODUCTION ………………………………………………………………………... 1
PARTIE I – Dans quelle mesure le droit anticipe-t-il les catastrophes ? De la mise en
œuvre des principes de prévention et de précaution ……………………………………
13
CHAPITRE I – Comment le droit réagit-il suite aux catastrophes ?
L’exemple de la prise en compte des risques technologiques majeurs par le
droit en France et le droit européen ………………………………………...
14
CHAPITRE II – L’anticipation des catastrophes ou l’échec du droit.
L’exemple des nanotechnologies …………………………………………...
35
PARTIE II – La réparation des dommages de catastrophes : un processus
complexe ………………………………………………………………………………..
60
CHAPITRE I – La difficile identification des dommages et préjudices
causés par les catastrophes …………………………………………………
63
CHAPITRE II – La réparation des dommages de catastrophes …………..
72
CONCLUSION …………………………………………………………………………...
84
BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………………………………..
86
TABLES DES MATIERES ………………………………………………………………
94
7
INTRODUCTION
Le 11 mars 2011, un violent séisme de magnitude 9 frappe la partie nord du Japon (île
de Honshu). La secousse provoque un tsunami, soit « une onde provoquée par un rapide
mouvement d’un grand volume d’eau (océan ou mer) »1, se manifestant par une immense
vague. Celle-ci touche plus de 600 kilomètres de côtes japonaises, jusqu’à 10 kilomètres à
l’intérieur des terres.
Séisme et tsunami sont à l’origine de la mort et de la disparition de plus de 18 000
personnes. Ils ont aussi provoqué un accident à la centrale nucléaire de la préfecture de
Fukushima, une région située à 250 kilomètres environ au nord de Tokyo. « L’agence
internationale de l’énergie atomique classe la catastrophe nucléaire de Fukushima au niveau
72, soit un degré à peine sous le niveau de l’accident de Tchernobyl, en 1986. »3
Le séisme a eu pour conséquence le tsunami, qui lui-même à causé l’accident à la
centrale de Fukushima Daiichi4. Si ces événements sont à relier du fait de leur enchaînement,
ils peuvent aussi l’être du fait de leurs caractéristiques : ce sont des événements
catastrophiques.
Etymologiquement, le terme de « catastrophe » vient du grec ancien καταστροφη
[katastrophé] ; il a pour premier sens « fin, dénouement ». Selon le Dictionnaire de
l’Académie française de 1823, c’est « le dernier et principal événement d’un poème
dramatique. L’intérêt s’affaiblit si la catastrophe est trop prévue »5. Dans le sens commun
contemporain, elle est synonyme de « bouleversement », « une brusque modification
accompagnée de désordre »6. Ainsi, la catastrophe serait porteuse de transformation(s) d’un
1
Définition du tsunami donné par le site Internet du BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières),
établissement public spécialisé dans les Sciences de la Vie et de la Terre, et plus particulièrement des
problématiques liées à la gestion des ressources et des risques du sol et du sous-sol.
2
L’échelle internationale des événements nucléaires, INES (International Nuclear Event Scale) est un
instrument de mesure de la gravité d’une catastrophe nucléaire, reconnu par de nombreux pays. Elle compte huit
niveaux de gravité, de l’écart (anomalie sans conséquence sur la sûreté) à l’accident majeur, noté 7 (rejets
majeurs avec effet étendu sur la santé et l’environnement).
3
NAKAMURA A., « Un réexamen du modèle asiatique de gouvernement à la suite de la crise économique
mondiale : un point de vue japonais tiré de l’expérience de la triple catastrophe de mars 2011 », Revue
internationale des Sciences Administratives, 2012/2, vol. 78, p. 255-275.
4
Il s’agit en fait d’un ensemble d’accidents suite au séisme et au tsunami.
5
Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Firmin Didot frères, 1823, p. 270.
6
http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/bouleversement/
1
ordre établi, et de nature à le remettre en cause, voire à y mettre fin, du fait notamment des ses
conséquences.
En effet, par les conséquences bouleversantes qu’elle cause, la catastrophe est à
l’origine de réflexions critiques envers l’ordre social et culturel en place. A cet égard, on peut
citer le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 sur lequel « les philosophes des Lumières
se sont penchés […] moquant le fatalisme leibnizien et la naïveté des pénitents face au
châtiment divin. »7 L’ethnologue Nicolas Journet ajoute : « nul ne doute qu’il y ait eu dans les
écrits de Voltaire et de Diderot l’intention d’aiguiser une querelle contre l’emprise de la
bigoterie et de la superstition ». Le philosophe Alain Vergnioux, dans le texte
« Catastrophe »8 évoque cet épisode :
« L’année 1755, au matin, le tremblement de terre de Lisbonne détruisit la ville dans
sa quasi-totalité et fit entre 50 et 60 000 victimes. Survenant le jour de la Toussaint et
détruisant la plupart des églises, la catastrophe ne pouvait manquer de bouleverser la
pensée philosophique et religieuse du XVIIIème siècle. Que l’on se souvienne de
Voltaire, de son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), ou du chapitre V de
Candide (1759) : « si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les
autres ? » demande notre héros après avoir assisté à quelques autodafés destinés à
prévenir de nouveaux désastres, car c’est là « un secret infaillible pour empêcher la
terre de trembler. »
Cette réflexion sur l’événement amène Voltaire à remettre en cause les thèses de G.
W. Leibniz, et particulièrement la Théodicée9 (Les essais de Théodicée). Voltaire dénonce le
caractère arbitraire de l’événement et l’ampleur de ses conséquences comme la preuve de
l’inexistence de la bonté de Dieu. Alain Vergnioux aborde un autre philosophe, Jean-Jacques
Rousseau, en citant deux extraits de la Lettre10 du 18 août 1756 :
7
JOURNET N., « Catastrophes et ordre du monde », Terrain [en ligne], 54, 2010.
VERGNIOUX A. « Catastrophe », Le Télémaque, 2007/1, n°31, p. 11-18.
9
RATEAU P. dans l’émission « Les nouveaux chemins de la connaissance », France Inter, août 2010.
« Théodicée vient de deux termes grecs, theos, Dieu et diké, la justice. Au sens strict, c’est la justice de Dieu, ou
encore la doctrine de la justice de Dieu […] Pour qu’il y une théodicée, c’est-à-dire une recherche rationnelle
sur ce qu’est la justice de Dieu, il faut que la notion de justice soit compréhensible par l’homme, et les règles de
cette justice sont les mêmes pour Dieu et pour l’homme […] Il ne crée pas arbitrairement les notions de bien ou
mal. Il est tout puissant, mais ses vérités ne sont pas instituées par lui mais elles s’imposent à lui […] La nature
de Dieu, c’est l’ensemble des vérités […] »
10
ROUSSEAU J.-J., Lettre de J.-J. Rousseau à Monsieur de Voltaire, in Œuvres Complètes, tome IV, Paris,
Gallimard (Pléiade), 1969, p. 1061.
8
2
« Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez par exemple que la nature n’avait
point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étapes, et que si les habitants de
cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés le
dégât eut été beaucoup moindre, et peut-être nul […] Vous auriez voulu (et qui n’eût
pas voulu de même) que le tremblement de terre se fût fait au fond d’un désert plutôt
qu’à Lisbonne ? Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts. Mais nous
n’en parlons point parce qu’ils ne font aucun mal aux messiers des villes. »
Jean-Jacques Rousseau ne fait rien d’autre que de placer la responsabilité des dégâts
(humains et matériels) sur l’homme et son organisation (la vie urbaine, les méthodes de
construction et d’urbanisme…) : il « dénaturalise » le mal. Aussi dès le XVIIIème siècle
émerge l’idée que les choix faits par les êtres humains dans leur façon de s’organiser en
société, de vivre, de travailler, peut être porteur d’événements négatifs.
Ce postulat perdure, et se renforce même aujourd’hui : les catastrophes, par la portée
de leurs conséquences souvent dramatiques, ont un impact majeur sur les modalités d’exercice
du pouvoir politique et sur les problèmes publics proposés par lui à l’agenda politique. Ainsi,
en 2011, dès l’explosion d’un réacteur de la centrale de Fukushima Daichii, le débat sur la
sûreté des installations nucléaires françaises et sur le bien fondé d’une politique énergétique
basée sur le développement de l’industrie nucléaire revient sur le devant de la scène politique.
Les catastrophes sont des événements particuliers, qui doivent être précisés :
« La Commission du droit international, démarrant ses travaux sur la protection des
personnes, fournit une définition juridique de la « catastrophe ». Ainsi, on entend par
catastrophe une calamité ou une série d’événements provoquant des pertes massives en
vie humaine, de graves souffrances humaines et une détresse aiguë, ou des dommages
matériels et environnementaux de grande ampleur, perturbant ainsi gravement le
fonctionnement de la société. »11
11
LAVIEILLE J.-M., BETAILLE J., PRIEUR M. (dir.), Les catastrophes écologiques et le droit : échecs du
droit, appels au droit, Bruxelles, Editions Bruylant, 2012.
3
La gravité et l’ampleur des conséquences du tremblement de terre de Lisbonne font
qu’il peut donc être qualifié de « catastrophique ».
Trois éléments peuvent être considérés comme constitutifs d’un événement
catastrophique :
-
L’irréversibilité : terme emprunté la thermodynamique, elle désigne « un processus
qui s’écoule sans que l’on puisse le retenir. Il implique l’idée d’usure, d’érosion
inévitable, d’identités qui se défont, mais aussi celle de création, d’émergence du
nouveau et de formation de nouvelles identités. »12
-
Les conséquences massives : la catastrophe se définit en effet par un critère
quantitatif. « Il n’y a de catastrophes qu’en cas de dommages considérables : un
événement n’est tenu pour catastrophe que s’il implique des dégâts matériels ou
humains dépassant le seuil individuel pour basculer dans celui du collectif. »13
-
Le rejet de la fatalité : bouleversantes, la catastrophe et ses conséquences humaines
et/ou matérielles apparaissent comme anormales voire intolérables pour les
individus. Elles le sont d’autant plus dans un contexte où ils demandent sans cesse
plus de sécurité face aux risques, voire le risque-zéro. Et même aujourd’hui, les
réflexions à ce propos restent ancrées dans une certaine conception divine :
« L’idée moderne de catastrophe apparaît à la fois en continuité et en rupture avec
l’idée mythologique et religieuse d’apocalypse. La catastrophe est l’absolu du
risque et de l’accident. Elle représente l’événement dans ce qu’il y a de plus
monstrueux. »14
-
La variété : les catastrophes regroupent des événements hétérogènes : cataclysmes
dont l’origine est naturelle (séismes, tsunamis…) ou événements d’origine
anthropique (accidents industriels, attentats terroristes…). Leurs conséquences
sont elles aussi marquées par une forte hétérogénéité, même si toutes se
caractérisent, comme vu ci-dessus, par leur importance.
La juriste Caroline Lacroix définit la catastrophe comme « un événement ponctuel ou
sériel d’origine naturelle et/ou anthropique, susceptible de recevoir une qualification pénale,
causant d’importants dégâts matériels et/ou de nombreuses victimes et générateur d’un fort
impact émotionnel, qui, à ce titre, nécessite la mise en œuvre de mesures spécifiques dans
12
GUILBERT A., « L’irréversibilité des catastrophes écologiques » in LAVIEILLE J.-M., BETAILLE J.,
PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
13
LACROIX C., La réparation des dommages en cas de catastrophes, Paris, LGDJ, 2008.
14
LAVIEILLE J.-M., BETAILLE J., PRIEUR M. (dir.), op. cit., 2012.
4
l’intérêt des victimes. »15 C’est cette définition de la catastrophe qui sera considérée tout au
long de ce travail.
La catastrophe peut être pensée au prisme du risque : « penser […] ce qui nous menace
en termes de risque, c’est inviter à prendre en compte la plus ou moins grande probabilité de
ces menaces, et en conséquence à envisager la catastrophe seulement comme la réalisation
concrète et dommageable d’un risque potentiel. »16
Etymologiquement, le mot risque proviendrait17 de l’italien risco ou rischio. Il est
utilisé au XIIème siècle par les assurances maritimes italiennes : il renvoie aux dangers que
subissaient les navires de commerce au XIIème siècle. Son émergence est ainsi liée au
développement des échanges économiques en Méditerranée, donc d’activités humaines de
plus en plus complexes, nécessitant matériel, circulation et déplacements… Elle a au cours
des siècles subit quelques transformations, son sens revêtant tantôt un aspect positif, tantôt un
aspect négatif.
Selon le sens commun contemporain, le risque est connoté de façon négative, même si
certaines utilisations renvoient le risque à la notion de pari pouvant se révéler gagnant (et
donc engendrer des conséquences positives) pour celui qui le prend : « qui ne risque rien n’a
rien ».
En témoigne par exemple l’univers des jeux de loterie, des jeux d’argent ou des paris
sportifs. Y jouer induit pour le parieur un risque : le risque de perdre ou le risque de gagner,
soit une conséquence négative (la perte de la somme correspondant au prix du pari), soit une
conséquence positive (le montant du gain associé au pari). Selon la théorie économique de la
15
LACROIX C., 2008, op. cit.
GUEMARD F., SIMAY P., « Du risque à la catastrophe. A propos d’un nouveau paradigme »,
www.laviedesidees.fr?
17
Travaux de recherche de Laurent MAGNE : Certains auteurs évoquent plutôt une origine arabe rizq, soit la
part que de biens que Dieu attribue à chaque homme, les moyens de subsistance qui sont prédestinés aux
humains ou accordés par Allah. Cette part est provisoire et peut changer au cours du temps en fonction de leurs
comportements (Allah peut choisir d’accroître le rizq si les actions des hommes lui sont plaisantes ou bien
diminuer le rizq dans le cas contraire).
16
5
décision18, la majorité des parieurs se caractérisent par une certaine aversion au risque : ils
préfèrent un gain relativement sûr à un gain bien plus important mais aléatoire19.
Aux risques constitutifs du pari s’ajoute un autre risque, apparu suite à des
mobilisations collectives dénonçant les effets des paris sur la santé, et particulièrement le
phénomène de l’addiction au jeu. « Jouer comporte des risques » : en plus du risque de perdre
ou gagner de l’argent, les joueurs sont susceptibles de mettre en danger leur santé. Afin de
prévenir ces dangers, le secteur est désormais régulé par le droit20, avec un objectif majeur :
celui de la prévention en amont, dans le but de minimiser voire d’éviter les conduites
addictives. Les usagers peuvent par exemple demander à se faire interdire de jeux par les
services du Ministère de l’Intérieur.
Le champ universitaire s’est progressivement saisi de la notion de risque, et
notamment les spécialistes de science politique21. Le développement de la sociologie des
risques est concomitant à l’émergence des risques dits « collectifs » (ensemble formé par les
« risques majeurs » et les « risques diffus »).
Les risques classiques
Ils sont liés à l'industrialisation et
aux phénomènes naturels.
Ils sont gérables et administrables.
Les "risques majeurs" (P.
Lagadec)
Ils échappent à la logique
assurantielle du fait de leur faible
probabilité d'occurrence et
l'ampleur de leurs conséquences
dans l'espace et le temps.
Les risques diffus
Ils sont attachés à des phénomènes
pouvant potentiellement se
réaliser mais qui demeurent à l'état
de menace car n'ayant pas encore
produits leurs effets.
Figure 1 - Articulation de la notion de risque dans la littérature sociologique et philosophique contemporaine
Ainsi, une évolution sociétale des risques peut être détaillée (sachant que l’émergence
d’un « nouveau risque » n’annule pas le précédent) :
18
Elle a été mise en évidence par Daniel Bernoulli selon lequel « la valeur d’un bien n’est pas basée sur son prix
mais sur l’utilité qu’elle génère. »
19
D’autres au contraire, considèrent le risque comme porteur de valeur, de valorisation (cf. David Le Breton sur
l’ambivalence du risque dans les sociétés contemporaines).
20
La loi n°2010-476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence du secteur des jeux d’argent et de
hasard en ligne organise sa régulation et prévoit un dispositif de prévention et de prise en charge des addictions
de type jeux pathologiques, dans le cadre du plan national de prévention et de prise en charge des addictions
2007-2011. Ce dispositif est notamment par une autorité administrative indépendante, l’Arjel (l’autorité de
régulation des jeux en ligne).
21
Intérêt savant relativement récent en science politique (seconde moitié des années 1990).
6
1. Les risques classiques, ou individuels, sont liés à l’industrialisation (« le risque est le
mode moderne du rapport à autrui »22). Ils sont consécutifs d’une certaine
organisation sociale, de plus en plus complexe (mode industriel de production,
développement des échanges et des déplacements…). Ils sont considérés comme des
faits sociaux à part entière, soit des événements objectivables et mesurables par les
outils statistiques et probabilistes. Parce que mesurables, ils deviennent prévisibles : à
chaque risque est associé une probabilité d’occurrence et des degrés d’effets. Ce savoir
scientifique est à la base d’une gestion des risques, qui se multiplient : c’est
l’émergence de l’Etat-Providence et de la société assurantielle. Ainsi, les risques
sociaux, au nom du Contrat social et du Pacte républicain23, sont désormais pris en
charge par l’Etat, qui assure les individus impactés (retraite, accident du travail,
grossesse…) et leur garantit la persistance d’une indépendance, d’une sécurité sociale
(logique assurantielle et gestion des risques par la puissance publique). On parle de
« socialisation des risques », soit un phénomène de prise en charge par la société des
risques individuels, dont les effets dommageables sont crées par elle. Le droit s’adapte
en conséquence, en fondant au début du XIXème siècle le régime de responsabilité
délictuelle fondée sur le risque, dans le cadre de la création d’un régime spécial
d’indemnisation des victimes d’accidents du travail (voir figure 2 ci-après). Ici,
l’indemnisation prime sur la détermination des responsabilités, donc de l’attribution
d’une faute à l’origine d’un risque subi par un individu.
Article 1364 al. 1 du Code Civil
"On est responsable non
seulement du dommage que l'on
cause par son propre fait, mais
encore de celui qui est causé par
le fait des personnes dont on doit
répondre ou des choses que l'on a
sous sa garde."
Cour de Cassation, arrêt
Teffaine, 1896
La chaudière d'une remorque
explose et cause la mort d'un
ouvrier. La responsabilité du
propriétaire de la chaudièr est
invoquée au titre de l'article du
Code Civil. La chose devient
source de responsabilité si elle est
manipulée par la main de l'homme
et surtout si elle présente un
caractère dangereux.
Loi du 9 avril 1898
Création d'un régime spécial
d'indemnisation. Le salarié
victime d'un accident peut
demander une réparation, sans
avoir à prouver la faute de son
employeur. C'est donc un régime
de responsabilité délictuelle
fondée sur le risque qui est créé.
Figure 2 - Evénements juridiques à l'origine du régime spécial d’indemnisation des victimes et de responsabilité sans faute
22
EWALD F., L’Etat-Providence, Paris, Grasset, 1986.
Le préambule de la Constitution instituant la IVème République en 1946 consacre le principe de solidarité : « la
Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les français devant les charges qui résultent des calamités
nationales. »
23
7
2. Les « risques technologiques majeurs »24 (terme consacré par le sociologue Patrick
Lagadec) émergent au cours du XXème siècle : ils sont nommés ainsi car porteurs
d’événements majeurs, dont les effets négatifs impactent non plus un individu dans
une situation donnée (un salarié sur son lieu de travail) mais un ensemble d’individus,
sans distinction. De par leur portée, ils échappent à la logique assurantielle et à la
gestion de l’Etat : ils sont en effet peu saisissables et mesurables, du fait de leur faible
probabilité d’occurrence et encore moins gérable, du fait de la gravité très élevée de
leurs conséquences dans l’espace et dans le temps. Alors qu’un incident industriel
antérieur restait souvent circonscrit au site, les nouveaux risques, de par leur ampleur,
sont difficilement assurables en raison des dommages occasionnés.
« L’explosion d’AZF [à Toulouse le 21 septembre 2001] s’inscrit dans le
registre des risques technologiques majeurs. Cette notion fut proposée dès 1979
pour signifier qu’en matière de sécurité nous avions à reconnaître et traiter des
sauts non seulement quantitatifs (les conséquences potentielles d’un risque
changeaient d’échelle) mais qualitatifs. Les risques sortaient de l’enceinte
industrielle et des champs statistiques habituels (tant pour la fréquence que
pour la gravité), ils sortaient des univers scientifiques connus et pouvaient
franchir des limites d’espace (affecter très loin de leur source) et de temps
(affecter les générations futures). La question changeait de nature ; on passait
du technique au politique. L’extérieur, désormais lui aussi en première ligne,
devenait de facto légitime pour poser question. »25
3. Les risques diffus peuvent eux aussi être considérés comme une catégorie de risques
collectifs, mais de façon plus larges : ils impliquent autant les générations actuelles
que les générations futures. Ils se caractérisent par leur degré d’incertitude majeure,
qui rend inutile mais surtout impossible toute étude probabiliste. Ils peuvent
potentiellement se réaliser, sans que l’on sache quand et comment.
Juridiquement, le risque est défini comme « la probabilité qu’un effet spécifique se produise
dans une période donné ou dans des circonstances déterminées. En conséquences, un risque se
caractérise par deux composantes : la probabilité d’occurrence d’un événement donné ; la
24
25
LAGADEC P., « Toulouse, le rendez-vous manqué », Projet, 2003/1, n°273, p. 15-22.
Ibid.
8
gravité des effets ou des conséquences de l’événement supposé pouvant se produire. »26 Il
constitue « un danger bien identifié, associé à l’occurrence d’un événement ou d’une série
d’événements parfaitement descriptibles, dont on ne sait pas s’ils se produisent mais dont on
sait qu’ils sont susceptibles de se produire. »27 Pour l’appréhender concrètement, on peut
schématiser de la façon suivante les conditions de réalisation d’un risque :
Aléa : occurrence d'un
phénomène qui
dépend de facteurs qui
se situent à l'interface
entre la nature et la
société
Vulnérabilité : impacts
potentiels sur
l'organisation, suite à
la réalisation du risque
Risque
Figure 3 - Définition du risque comme de la rencontre entre l'aléa et la vulnérabilité
On distingue plusieurs typologies de risques, en fonction des sources de dangers.
Les risques industriels majeurs trouvent leur origine dans la présence, dans certains
établissements ou certaines installations, de substances dangereuses. Jusqu’au milieu du
XIXème siècle, les risques liés aux procès industriels étaient essentiellement dominés par des
accidents de type incendies ou explosions, avant que ne surviennent les grandes catastrophes
aux conséquences dramatiques. Avec le développement de la technique et les innovations
technologiques, la notion s’est encore élargie et englobe aujourd’hui des risques de plus en
plus variés :
a) Le risque industriel est un événement accidentel se produisant sur un site
industriel. Il peut entraîner des conséquences graves pour le personnel du site, les
populations riveraines, les biens (internes et externes au site), l’environnement, le
milieu naturel.
26
Directive n°96/82/CE du Conseil Européen du 09/12/96 concernant la maîtrise des dangers liés aux accidents
majeurs impliquant des substances dangereuses.
27
BARTHE Y., CALLON M., LASCOUMES P., Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie
technique, Paris, Editions du Seuil, 2001.
9
b) Le risque nucléaire, qui provient des centrales électronucléaires ou des usines
fournissant le combustible de ces centrales ou des établissements chargés du
transport et du traitement des déchets nucléaires.
c) Le risque lié au transport de matières dangereuses, pouvant présenter des risques
pour l’environnement, l’homme, les biens.
d) Le risque de rupture de barrage.
e) …
Cette recherche porte principalement sur le risque technologique, et particulièrement
industriel, et sur ses conséquences dommageables sur les personnes et les biens.
Selon la juriste Marie-Pierre Camproux-Duffrène, « le droit positif permet une
protection des individus face aux risques majeurs technologiques. En amont, il traite de la
prévention et la planification des risques majeurs. En aval, le droit appréhende l’événement
catastrophique lorsqu’il est survenu, par le biais de la réhabilitation des sites et de
l’indemnisation des victimes. »28
Ces risques peuvent être visés par différents types de dispositifs juridiques :
-
les dispositifs visant une gestion prévisionnelle des risques en amont
-
les mécanismes de responsabilité ou de garantie visant la réparation des dommages
liés à la réalisation des risques
La catastrophe pouvant être considérée comme une des conséquences possibles de la
réalisation d’un risque, il s’agit ici d’interroger le droit sous ces deux aspects, au prisme de la
notion de catastrophe. On abordera particulièrement les catastrophes technologiques, définies
comme étant la réalisation d’un risque majeur du fait de l’homme, provenant de l’utilisation
d’une technique, qui est la cause déterminante de l’événement. Cette catastrophe entraîne des
dommages corporels et matériels massifs.
28
CAMPROUX-DUFFRENE M.-P., « Réflexion
technologiques », La Gazette du palais, 1997.
sur
10
l’indemnisation
des
victimes
de
catastrophes
-
Dans quelle mesure le droit, en tant qu’ensemble de normes et de dispositifs
susceptibles de réguler les comportements des agents, peut-il prévenir et anticiper
la survenue de catastrophes ?29
-
En cas de survenue d’une catastrophe majeure, comment le droit, en tant que
système organisant la détermination des responsabilités et la réparation des
dommages, s’adapte-t-il à des événements majeurs aux conséquences massives ?
Alors que la société est en demande de toujours plus de sécurité face aux risques
(malgré leur complexité croissante), et le cas échéant, exige que les dommages subis à ce titre
soient réparés et indemnisés, et cela le mieux possible, le droit et les solutions juridiques
tendent à être de plus en plus mobilisés dans tous les domaines de la vie sociale et
économique. Ce phénomène de juridicisation entraîne celui de judiciarisation, soit la tendance
des individus à confier la résolution de leurs problèmes au droit. Aussi, l’attente vis-à-vis du
droit face aux catastrophes est grande. Mais est-elle vraiment pertinente ?
Dans une première partie, c’est la tentative de gestion prévisionnelle des catastrophes
technologiques et industrielles par le droit qui sera étudiée. Il s’agira donc d’étudier quelles
solutions le droit met-il en place pour prévenir les risques qu’il associe à l’idée de catastrophe.
En effet, si la catastrophe ne peut être prévue, le premier chapitre montrera qu’il « prévoit en
aval » la survenue de catastrophes par rapport à des événements catastrophiques passés30. En
effet, le droit, sous la pression de la société notamment réagit aux catastrophes en proposant
des dispositifs juridiques avant tout basés sur le mécanisme de la prévention des risques
associés à ces catastrophes.
Proposer des normes et des dispositifs juridiques ne suffit pas : ceux-ci doivent être
effectifs et mobilisés par les acteurs économiques (en l’occurrence les exploitants industriels)
mais aussi par les autorités administratives, à qui est confiée une mission de contrôle de la
(bonne) exécution de ces dispositifs, au nom justement du principe de prévention.
Si le droit tente de se saisir des risques collectifs tels que les risques industriels, le
deuxième chapitre permettra de s’interroger que le rôle du droit face aux risques diffus.
29
On se concentrera donc dans la première partie sur les catastrophes d’origine anthropique.
La prévention vise en effet les risques avérés, ceux dont l’existence est démontrée ou connue empiriquement,
sans toutefois qu’on puisse en estimer la fréquence d’occurrence ni la portée quantitative des conséquences.
30
11
L’exemple du développement industriel d’une technologie incertaine, les nanotechnologies,
montrera que le droit échoue dans cette tentative d’anticipation de risques dont les
conséquences sont inconnues et incertains. Il s’agit donc de se placer du côté de la
précaution31, soit « une appréhension renouvelée du risque » par le droit.32 En effet, face à des
risques si particuliers, susceptibles d’entraîner des conséquences majeures (mais positives
comme négatives, puisqu’avant tout incertaines), le droit se retrouve démuni et peine à rendre
le principe de précaution effectif.
La deuxième partie de ce travail de recherche traitera d’un autre rôle du droit : celui
basé sur les mécanismes de responsabilité et de garantie, visant à la réparation des dommages
subis et à l’indemnisation des préjudices associés. On se concentrera sur la réparation des
dommages corporels et matériaux. Le préjudice écologique, pouvant être considérée comme
une problématique à part entière, ne sera pas abordé dans cette recherche33.
Comment organiser la réparation de dommages si caractéristiques que ceux
consécutifs d’une catastrophe ? En effet, celles-ci peuvent rendre difficile l’identification des
dommages et l’évaluation monétaire des dommages, mais aussi dans les mécanismes de
réparation et d’indemnisation : il s’agira de voir comment le droit s’adapte en bouleversant
ses mécanismes traditionnels, face à une demande sociale particulièrement latente et ellemême bouleversée suite à la catastrophe.
31
La précaution vise les risques dont ni l’ampleur ni la probabilité d’occurrence ne peuvent être calculés avec
certitude, compte tenu des connaissances scientifiques du moment.
32
ROUYERE A., « L’irréversibilité des catastrophes écologiques » in LAVIEILLE J.-M., BETAILLE J.,
PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
33
La notion de préjudice écologique, depuis la loi du 1 er août 2008 relative à la responsabilité environnementale,
est désormais distincte du préjudice économique ou du préjudice moral. C’est le préjudice causé aux espèces et
habitats naturels protégés, à l’eau et aux sols, indépendamment de la lésion directe d’un intérêt humain. Les
collectivités territoriales ont ainsi la possibilité de se constituer partie civile, dès lors que leur territoire subit un
préjudice environnemental direct ou indirect.
12
PARTIE I – Dans quelle mesure le droit anticipe-t-il les catastrophes ?
De la mise en œuvre des principes de prévention et de précaution
« Le principe de prévention se rattache à la prudence […] La prévention constitue une
réaction juridique face à un risque avéré et certain compte tenu des données et des
connaissances scientifiques. »34 L’objectif de tels dispositifs juridiques est d’organiser la
réduction de la probabilité d’occurrence du risque et de ses effets.
Cette première partie propose d’étudier comment le droit émerge et organise, d’une
part, la prévention du risque, mais surtout comment il est appliqué par les acteurs, notamment
économiques. Ce risque est particulier : il a été identifié par le droit comme susceptible de
causer une catastrophe, donc peut être anticipé par le droit afin de réduire au maximum sa
probabilité d’occurrence. Ainsi, dans un premier chapitre, il s’agira certes d’étudier la
mobilisation du principe de prévention par le droit (communautaire et français) face aux
catastrophes, mais en tant que réaction à des catastrophes.
D’autre part, il s’agira de s’interroger sur le rôle du droit face aux dangers induisant
des conséquences avant tout incertaines : en prenant l’exemple d’une innovation
technologique porteuse de risques diffus, les nanotechnologies. Ainsi, on verra que le droit, en
particulier national, est fort limité face à des risques globaux, difficilement cernables et
définissables. Aussi, il peine à organiser des propositions de régulation et de dispositifs
d’anticipation de ces risques, et donc de la réduction de la probabilité d’occurrence de
catastrophes. Il s’agira donc d’aborder la problématique de l’effectivité du principe de
précaution, notion pourtant constitutionnelle depuis 2005, après la consécration de la Charte
de l’Environnement, dont l’article 5 énonce :
« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances
scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les
autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs
34
HECQUART-THERON M., « Le droit à l’épreuve du risque industriel », in DE TERSSAC G., GAILLARD I.
(dir.), La catastrophe d’AZF. L’apport des sciences humaines et sociales, Paris, Lavoisier, 2008.
13
domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et
à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation des
dommages. »35
CHAPITRE I – Comment le droit réagit-il suite aux catastrophes ? L’exemple de la prise en
compte des risques technologiques majeurs par le droit en France et par le droit européen
Dans le premier chapitre, nous étudierons la réactivité du droit (français et
communautaire) suite à des catastrophes : le contenu des normes et des dispositifs émergeant
alors traduit la volonté de consacrer le principe de prévention de façon de plus en plus large
(de l’exploitant aux populations).
Section 1 – Des catastrophes technologiques majeures à l’origine de la création de
dispositifs juridiques axés sur la prévention des risques
Les catastrophes, par l’ampleur de leurs conséquences et de leurs impacts, sont
largement couvertes et relayées dans les médias : la médiatisation en temps réel (le tsunami
annoncé du 11 mars 2011 a permis aux téléspectateurs du monde entier de vivre la catastrophe
en direct)… L’association « catastrophe » et « médias » pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un
travail de recherche à part entière.
Aussi, si les catastrophes bouleversent la vie quotidienne des individus, elles
bouleversent aussi le fonctionnement des institutions les plus stables : pour le juriste Julien
Bétaille, « les catastrophes sont au rang des facteurs qui contribuent à l’évolution du droit, qui
le mettent en mouvement. »36 Il se demande alors si il est possible de considérer si « les
catastrophes sont, à un titre ou à un autre, une source de droit ? »37
35
http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4octobre-1958/charte-de-l-environnement-de-2004.5078.html
36
BETAILLE J., « Les catastrophes et le droit : un jeu d’influences réciproques ? », in LAVIEILLE J.-M.,
BETAILLE J., PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
37
Ibid.
14
Il s’agit en effet dans cette première section de d’analyser, de manière empirique, l’impact
des événements catastrophiques (et particulièrement des catastrophes industrielles) sur le
droit, et ainsi dans quelle mesure celles-ci constituent une source matérielle de droit. Trois
événements seront à ce titre évoqués :
-
L’explosion de la Poudrerie de Grenelle à Paris (1794)
-
La catastrophe de Seveso (1976)
-
L’explosion de l’usine AZF à Toulouse (2001)
A. La poudrerie de Grenelle en 1794 : une catastrophe non mobilisée par le droit
mais révélatrice d’un contexte industriel dangereux
1. L’explosion de la poudrerie de Grenelle
Dans cette partie, sera particulièrement mobilisé l’article de l’historien Thomas Le
Roux, portant sur l’événement38.
Sous la Convention nationale (1792-1795), dans le château de Grenelle, situé alors
dans l’actuel XVème arrondissement de Paris (près du Champ de Mars et des Invalides), est
installée une poudrerie39. Celle-ci produit notamment du salpêtre (« sel de pierre » en latin),
ou nitrate de potassium, utilisé par l’industrie de l’armement, dont la production est renforcée
par le pouvoir en place (sont d’ailleurs créées « l’Administration des salpêtres et poudres de la
Commune de Paris », puis la « Commission des armes et poudres »). Sous l’influence des
chimistes de l’époque, le procédé de fabrication des poudres se développe très rapidement :
Il s’agissait d’ « une trituration des matières constitutives de la poudre (salpêtre,
charbon, soufre) dans des tonneaux tournant autour d’un axe et actionnés par des
ouvriers au moyen d’une manivelle. Des boules en marbre ou métalliques étaient
insérées dans les tonneaux pour faciliter la trituration. Après cette trituration, la poudre
était mise sur des plateaux, mise à sécher, puis pressée afin d’agglomérer le mélange
ternaire avant la granulation. Après cette dernière, il restait à tamiser la poudre pour
obtenir des grains homogènes. A chaque étape, les risques d’explosion existaient, c’est
38
LE ROUX T., « Accidents industriels et régulation des risques : l’explosion de la poudrerie de Grenelle en
1794 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2011/3, n°58-3, p. 34-62.
39
Cette décision vient à l’encontre des pratiques traditionnelles sous la Monarchie : la fabrication de poudre
n’était pas tolérée à proximité des villes et des habitations, par peur des incendies et des explosions.
15
pourquoi les ateliers étaient, même à Grenelle, séparés les uns des autres, et le
transport des matières d’un atelier à l’autre était sévèrement contrôlé. »40
Les deux industriels responsables de l’exécution opérationnelle (MM. Chaptal et
Carny) mettent en place, dès l’ouverture de la poudrerie de Grenelle, une ferme discipline et
un fonctionnement hiérarchisé : 700 à 1 500 ouvriers (répartis selon les opérations à mener),
du personnel d’encadrement et de contrôle, des surveillants, des gardes à l’extérieur du site…
« Les ateliers étaient organisés comme des bataillons militaires où les manquements
étaient synonymes de renvoi ou d’arrestation. »41
L’explosion de la poudrerie a lieu le 14 fructidor an II (soit le 31 août 1794), le matin :
« L’explosion s’est manifestée d’abord par un grand coup, puis par plusieurs autres
très-éclatants et l’on a ressenti comme un tremblement de terre qui a balancé les
maisons. A l’instant les fenêtres s’ouvrirent : les hommes et les femmes, pâles d’effroi,
se demandaient d’où venait le bruit. Une colonne immense de fumée qui s’élevait du
côté du couchant avec une terrible majesté donna bientôt le signal d’un malheur
extraordinaire. »42
Ainsi, l’explosion fut entendue jusqu’à Versailles et Gonnesse. Immédiatement, « une
quinzaine d’arrêtés du Comité de Salut Public43 ordonnèrent la sécurisation du site, la mise à
disposition immédiate des fonds pour l’organisation des secours, incluant des réquisitions
diverses pour les soins à dispenser aux blessés. »44
« Dans l’immédiat, la catastrophe suscita un regain d’intérêt pour les règles de
prévention et de sécurité »45, notamment concernant l’aménagement des sites et leur
éloignement des habitations (à Vincennes, Corbeil et près de Saint-Germain en Laye
notamment), le remplacement de l’homme par des nouveaux mécanismes, l’amélioration de
la qualité de la substance produite… Par contre, la question de la responsabilité n’a pas
40
LE ROUX T., 2011, op. cit.
Ibid.
42
MERCIER L.-S., Le nouveau Paris (1798), Paris, rééd. Mercure de France, 1994 (Jean-Claude Bonnet éd.),
livre 4, chapitre 143, p. 452.
43
Organe de gouvernement révolutionnaire mis en place par la Convention pour faire face aux dangers qui
menaçaient la République.
44
LE ROUX T., 2011, op. cit.
45
Ibid.
41
16
vraiment été posée : « la thèse du complot et de l’attentat circula comme une traînée de
poudre dès le lendemain »46, relayée par les hommes politiques et dans les rapports de police.
Concernant cette catastrophe, Aria, la base de données du Ministère du
Développement Durable et de l’Ecologie sur les incidents et accidents touchant les sites
classés au titre de la législation relative aux installations classées dit : « cette catastrophe
industrielle paraît avoir contribué à définir les bases de notre législation sur les Installations
Classées pour la Protection de l’Environnement (ICPE) »47. Or, pour Thomas Le Roux, « la
genèse de la régulation des risques à l’époque contemporaine se réalisa en fait de façon tout à
fait autonome vis-à-vis des explosions de poudreries, les sphères militaires et civiles étant
nettement séparées. »48
2. La naissance d’une nomenclature des installations industrielles
Aussi, le décret impérial du 15 octobre 1810 relatif aux « manufactures et ateliers qui
répandent une odeur insalubre ou incommode » résulte notamment du processus de long
terme d’industrialisation des villes, et par là du développement des ateliers d’acide nitrique,
de chlore, d’acide sulfurique, de soude, générateurs d’importantes pollutions pour les
riverains, telles que mauvaises odeurs, vapeurs acides, rejets de polluants dans les rivières…
Le décret pose les bases de la législation portant sur un classement des installations, qui selon
leurs caractéristiques, ne pourront être formées sans une permission de l’autorité
administrative :
-
Classe 1 : les sites devant être éloignés des habitations particulières (l’exploitation est
permise sous certaines conditions par décret pris en conseil d’Etat)
-
Classe 2 : les sites pour lesquels l’éloignement des mêmes habitations n’est pas
nécessaire, mais dont la permission d’exploitation nécessite d’avoir acquis la certitude
que les opérations pratiquées ne sont pas de nature à incommoder le voisinage ou lui
causer des dommages (l’exploitation est permise après accord des préfets et sous avis
des sous-préfets)
46
Ibid.
www.aria.developpement-durable.gouv.fr/ressources/5992.pdf
48
LE ROUX T., 2011, op. cit
47
17
-
Classe 3 : les sites pouvant s’installer près des habitations, mais qui doivent rester sous
la surveillance de la police (l’exploitation est permise par le sous-préfet, sous avis du
maire)
3. La réglementation française actuelle, relative aux « installations classées
pour la protection de l’environnement »
Le régime des installations classées est ainsi l’un des plus anciens du droit français de
l’environnement. Avec le décret de 1810, on se plaçait déjà dans l’optique d’une prévention
des nuisances aux riverains, provoquées du fait d’activités industrielles : une identification
préalable était nécessaire afin que les autorités administratives décident ou non
(théoriquement) d’autoriser leur implantation. La notion de « nuisance » est remplacée par
celle de « pollution » dans la loi de décembre 1917, relative aux établissements dangereux,
insalubres ou incommodes.
C’est en 1976 qu’est donnée la définition des ICPE dans la loi du 19 juillet (codifiée
dans le Livre V, Titre I, art L511-1 du Code de l’Environnement49). Ces installations
industrielles ou agricoles sont considérées comme présentant des risques, donc pouvant avoir
une incidence négative sur l’environnement proche (les nuisances aux riverains sont toujours
considérées) et sur l’environnement en général.
Les établissements doivent se fier à une « nomenclature » mise à jour par le Ministère
du Développement Durable, dont le fonctionnement est expliqué sur le site Internet de
l’Inspection en charge des installations classées50 : la nomenclature des installations classées
est divisée en deux parties : les substances (substances toxiques, inflammables,
radioactives…) et les activités. Une installation classée peut être visée par plusieurs rubriques.
Chaque rubrique est identifiée par un numéro à 4 chiffres dont les 2 premiers caractérisent la
famille de substance ou d’activité. Chaque rubrique propose un descriptif de l’activité ainsi
que les seuils éventuels pour lesquels est défini un régime de classement.
1. Régime de Déclaration : « Si au moins une des installations est soumise à déclaration
et qu’aucune d’entres-elles ne dépasse un seuil d’autorisation, l’installation est
49
Le Code de l’environnement est très récent : la partie législative n’a été approuvée qu’en 2000 (Ordonnance
n°2000-914, ratifiée par la loi n°2003-591 du 2 juillet 2003.
50
http://www.installationsclassees.developpement-durable.gouv.fr/-Installation-classee-.html
18
soumise à déclaration. Dans ce cas l’exploitant doit constituer un dossier de
déclaration qui sera remis en préfecture. Après vérification de la conformité du
dossier, le préfet délivre un récépissé de la déclaration. » Le préfet du département,
avec le récépissé de déclaration, communique les prescriptions générales et les
obligations relatives à ce type d’établissement. Un arrêté-type peut aussi être publié,
contenant des prescriptions particulières, en fonction du contexte propre à
l’établissement.
2. Régime d’Enregistrement : depuis 2012, ce régime concerne seulement une série
d’installations qui souffraient de la complexité de la procédure liée au régime
d’autorisation (les stations services, les entrepôts de produits combustibles, bois,
papier, plastiques, polymères, les entrepôts frigorifiques)
3. Régime d’Autorisation : les établissements mettant en œuvre des activités ou
utilisant/stockant des substances, selon certaines conditions (quantités notamment)
sont soumises, selon la nomenclature ICPE, à l’émission d’un arrêté préfectoral qui
fixe des dispositions et les conditions dans lesquelles ces activités pourront être
exploitées, selon des dispositions particulières, dans le souci du respect de
l’environnement.
Selon l’Inspection en charge des installations classées pour la protection de
l’environnement, la France compte actuellement environ 500 000 établissements relevant de
la législation des installations classées selon leur activité, la nature et la quantité de produits
stockés ou mis en œuvre (le détail de ces classifications est disponible sur le site Internet des
préfectures de chaque département) :
-
environ 45 000 installations soumises à déclaration
-
environ 43 600 établissements comprenant au moins une installation soumise à
autorisation
-
1 000 établissements soumis à enregistrement
Ainsi, l’émergence d’un droit de l’environnement, ou en tout cas d’une régulation des
activités industrielles considérées comme sources de nuisances n’est pas directement
constitutive de la catastrophe de Grenelle. En effet, si peu de temps après la catastrophe,
décision était prise d’éloigner les poudreries des habitations, d’autres types d’exploitations
sont restées et se sont développées au cœur des villes (Thomas Le Roux parle d’un
« processus d’occultation »).
19
Il n’en reste pas moins que le décret de 1810 pose les fondements d’un droit basé sur
le principe de prévention d’après une évaluation des risques a priori ; elle instaure des
dispositifs de contrôle administratif toujours en vigueur aujourd’hui, et qui ne cessent de se
renforcer.
B. La réglementation SEVESO : une initiative européenne, des évolutions
françaises
1. La directive européenne suite à la catastrophe de Seveso (1976)
La présentation de la catastrophe de Seveso mobilise particulièrement l’article de Laura
Centemeri : « Retour à Seveso. La complexité morale et politique du dommage à
l’environnement »51.
« Seveso est une petite ville de 20 000 habitants environ située à 20 km de Milan
(Lombardie), dans la Brianza, un territoire historiquement de culture politique
« blanche », avec une organisation économique de district donc la spécialisation est la
production de meubles. A côté des entreprises artisanales, à gestion familiale, ce
territoire a vu l’installation, à partir des années 1950, de l’industrie chimique, en raison
de la présence d’infrastructures de transport, d’eau, et d’une situation politique qui
soutenait le développement industriel « à tout prix » dans l’effort de modernisation de
la nation […] Responsable du désastre de Seveso, la multinationale suisse HofmannLa Roche (dorénavant Roche) était, en 1976, propriétaire de l’usine ICMESA située
depuis 1945 dans la ville de Meda. Le samedi 10 juillet 1976, à 12h37, un nuage se
dégage du réacteur destiné à la production de trichlorophénol et va déposer ses
effluves toxiques sur les territoires de Meda, Cesano Maderno, Desio et Seveso. A
cause de la direction des vents, Seveso est la localité la plus contaminée. Comme le
prouvent les travaux de la commission parlementaire d’enquête, appelée à établir les
responsabilités du désastre, l’accident résulte d’une gestion de la production peu
soucieuse des exigences de sécurité. »52
51
CENTEMERI L., « Retour à Seveso. La complexité morale et politique du dommage à l’environnement »,
Annales. Histoire, sciences sociales, 2011/1, p. 213-240.
52
Ibid.
20
A l’époque, les connaissances sur la substance en question (la 2,3,7,8tetrachlorodibenzo-p-dioxine) portent sur l’extrême toxicité de cette molécule. Mais la
variabilité des résultats en laboratoires conduit l’exploitant à minimiser le risque sur la santé
humaine et l’environnement.
Familiers des odeurs émises par l’usine, les riverains et les autorités ne se sont pas
alarmés, jusqu’à ce que « des phénomènes inquiétants se multiplient dans la zone contaminée,
en particulier la mort de petits animaux et la chloracné, une maladie de la peau qui affecta
plusieurs enfants. »53. Ce n’est que le 19 juillet que l’exploitant va reconnaître la fuite,
informer les autorités régionales de la situation et de la seule situation envisageable :
l’évacuation de la population. « L’évacuation a touché au total 736 habitants de Seveso et
Meda, dont 200 ne purent jamais plus retourner dans leurs habitations détruites au cours des
opérations de décontamination. »54 Le territoire contaminé est divisé en zones, en fonction du
degré de contamination.
Les dommages importants causés par la catastrophe entraînent la réaction du
législateur européen. En effet, il est admis que la directive Seveso est la conséquence directe
de la catastrophe italienne, en témoigne son nom d’usage. Cependant, d’autres événements
ont motivé cette disposition juridique : les accidents majeurs de Feyzin (France) en 1966, de
Flixborough (Grande-Bretagne) en 1974 et de Los Alfaques (Espagne) par exemple.
La Directive 82/501A dite « Seveso I » du 24 juin 1982, relative aux accidents
industriels majeurs concerne les installations industrielles susceptibles d’engendrer les risques
technologiques les plus importants. L’ambition de la Commission Européenne est la maîtrise
des risques majeurs de certaines activités industrielles. Les principes fondamentaux du texte
sont les suivants :
1. Des mesures complémentaires sont prises par les exploitants concernés pour
prévenir les risques technologiques
2. Les autorités administratives (notamment environnementales) exercent un contrôle
renforcé des installations
3. Des plans d’intervention prévoient les actions des exploitants et des pouvoirs
publics en cas d’accidents majeurs. Ainsi, le POI (plans d’opération interne), mis
53
54
Ibid.
Ibid.
21
en place par l’industriel, a pour objectif de définir son organisation et les moyens
qu’il met en œuvre pour maîtriser un accident circonscrit au site. C’est un
document opérationnel de planification (organisation – ressources – stratégies
d’intervention), élaboré sur la base de scenarii d’accidents et régulièrement testé.
La Préfecture établit le PPI (plan particulier d’intervention).
4. Les personnes qui travaillent sur les sites et les populations concernées sont tenues
informées pour réagir efficacement en cas de sinistre.
Dans les années suivantes, de nombreuses catastrophes industrielles ont lieu qui
expliquent l’adoption de la directive 96/82/CE du 9 décembre 1996, communément appelée
Seveso II. Le texte étend son champ d’application aux établissements (et non plus aux
installations). Ainsi, quel qu’en soit l’usage (fabrication, stockage, emploi…), la présence
dans l’établissement d’une substance dangereuse (envers l’environnement et/ou
les
personnes) référencée dans les annexes de la directive et en quantité supérieure aux seuils
conditionne l’application de cette disposition au site. Le risque n’est plus envisagé de façon
individuelle (à l’échelle d’un produit) mais de façon globale : la directive introduit « la règle
du cumul », pour tenir compte de l’ensemble des substances dangereuses présentes. A ce titre,
elle demande :
1. La prise en compte de l’effet domino (réaction en chaîne) et la coopération avec
les établissements industriels voisins
2. La mise en place d’un système de management de la sécurité, de type OHSAS
1800155
3. Des tests des POI et PPI (Plan particulier d’intervention, établi sous l’autorité du
préfet, visant à mettre en œuvre les moyens nécessaires à la maîtrise d’un sinistre
de grande ampleur, dont les conséquences pourraient menacer directement les
populations riveraines).
4. Un programme d’inspection
5. La maîtrise de l’urbanisme et des distances d’éloignement des habitations
55
La norme BS OHSAS 1800155 (Bristish Standard Occupational Health and Safety Assessment Series) est un
des cadres proposant aux organisations de mettre en place un système de management de la Santé et de la
Sécurité au travail. L’objectif premier de la norme est de leur fournir un cadre intégré de management, leur
permettant d’améliorer de façon organisée les dispositifs de santé et sécurité au travail. Surtout, en tant que
référentiel, il fournit des lignes directrices claires : la norme constitue un support d’évaluation de ces
performances, et surtout de certification.
22
A noter que la directive 2012/18/UE du 4 juillet 2012 relative aux accidents majeurs
impliquant des substances dangereuses, dite Seveso III a été publiée le 24 juillet 2012 au
journal officiel de l’Union Européenne, pour prendre effet en juin 2015 (et ainsi remplacer la
directive Seveso II). Les évolutions notables de la directive Seveso III sont :
-
une inspection renforcée des installations
-
une participation du public mieux prise en compte
-
une sophistication des la classification des produits chimiques
2. La transposition française et son évolution suite à la catastrophe dite « AZF »
de Toulouse (2001)
En France, c’est au travers de la législation des Installations Classées (loi du 19 juillet
1976) que la directive Seveso I a été rendue applicable aux exploitants.
Puis c’est principalement l’arrêté du 10 mai 2000 qui transpose la directive
européenne : il fixe les prescriptions relatives à la prévention des risques majeurs impliquant
des substances ou des préparations dangereuses présentes dans les installations concernées par
la réglementation ICPE. Sont ainsi définis :
-
des établissements SEVESO seuils bas : l’exploitant décrit la politique de
prévention des accidents dans un document à disposition de l’inspection des
installations classées
-
des établissements SEVESO seuils haut et des établissements AS – Autorisation
avec Servitudes : l’exploitant met en place un SGS56 (système de gestion de la
sécurité) et de
Tous les établissements SEVESO doivent :
-
procéder au recensement régulier des substances ou préparation dangereuses
présente dans l’établissement et relevant en annexe de l’arrêté. Il est transmis
annuellement au préfet
56
Selon le site Internet des Installations Classées, le SGS est « proportionné aux risques d’accidents majeurs
susceptibles d’être générés par les substances présentes dans leurs installations […] Il repose sur un ensemble
contrôlé d’actions planifiées ou systématiques, fondées sur des procédures ou des notes d’organisation écrites. »
Il s’agit en fait d’un système spécifique de management de la sécurité, dont les objectifs et les principes sont
déterminés au regard de l’étude de dangers.
23
-
réaliser des études de dangers décrivant les mesures d’ordre technique mises en
place ou à venir visant à réduire voire à supprimer les risques / leur probabilité
d’occurrence et leurs conséquences
-
rédiger une politique de prévention des accidents majeurs (PPAM), soit un cadre
organisationnel permettant une prise en compte intégrée des risques recensés par
l’exploitant
Ces dispositions sont renforcées par la loi n°2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la
prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages, dite loi
Bachelot. Elle fait suite à la catastrophe AZF de Toulouse le 21 septembre 2001. Selon
Patrick Lagadec,
« L’explosion du 21 septembre est l’idéal type des risques majeurs. Elle pose les
questions de la prévention des risques à la source, des possibles effets dominos, de
l’urbanisation autour des sites à risque, de la maîtrise politique du risque technique
[…] Toulouse a représenté la possibilité d’hyperbole dans le drame, avec le risque, un
moment présent, de libération du phosgène et autres gaz toxiques. »57
La description du contexte et de l’accident du 21 septembre 2001 est réalisée en partie
grâce au rapport de l’Inspection générale de l’environnement58 :
1. Le contexte : « L’usine de la société Grande Paroisse est située sur un terrain de 70 ha
au sud de Toulouse et à environ 3 km du centre, en rive gauche de la Garonne. Elle
emploie 470 personnes. L’usine produisait des engrais et divers produits chimiques. A
partir de gaz naturel, l’usine produisait [de l’ammoniac, de l’acide nitrique, de l’urée,
du nitrate d’ammonium59] […] L’usine produisait également divers autres produits
chimiques [de la mélamime, du formol, des dérivés chlorés, des colles, des résines et
des durcisseurs]. L’usine comportait des stockages importants de substances
dangereuses [selon une valeur maximale à respecter] : ammoniac, chlore, nitrates
d’ammonium. »
57
LAGADEC P., 2003, op. cit.
Inspection Générale de l’Environnement, « Usine de la société Grande Paroisse à Toulouse. Accident du 21
septembre 2001 », octobre 2001.
59
Le nitrate d’ammonium présente des risques de combustion plus ou moins rapide (en l’absence d’oxygène)
avec dégagements de gaz toxiques (les oxydes d’azote) ; des risques d’explosion complexes (en fonction des
produits avec lesquels il est mélangé.
58
24
Au moment de la catastrophe, l’usine AZF fait partie de Grande Paroisse, premier
producteur français de fertilisants, une société du groupe TotalFinaElf. Elle compte
500 salariés et 200 sous-traitants. Elle est alors en perte de vitesse économique.
L’usine est voisine de la SNPE (Société nationale des poudres et des explosifs), de
Tolochimie (qui dépend de la SNPE pour ses fournitures de base, dont le phosgène60
dissous, acheminé par le biais d’une canalisation) et d’Isochem (sur le site même de la
SNPE).
2. « L’explosion du 21 septembre 2001 est survenue dans un stockage de nitrates
d’ammonium déclassé bâtiment 221 222 qui était autorisé pour 500 tonnes et
contenant 300 à 400 tonnes de produit le jour de l’explosion. Les produits déclassés
provenaient principalement des ateliers de fabrication et de conditionnement du nitrate
d’ammonium destiné à la production d’engrais ou de nitrate d’ammonium industriel ;
le déclassement pouvait être lié à des anomalies dans la granulométrie mais aussi la
composition des produits. Ce bâtiment était adjacent à la sacherie bâtiment
123 124 125 où des produits combustibles étaient stockés. Cet ensemble de bâtiment
d’était pas équipé de systèmes de détection incendie […] [et] ne comportait pas de
détecteurs d’oxydes d’azote […] L’exploitation du bâtiment 221 222 était supervisée
par le service d’expédition de Grande Paroisse et sous-traitée à des sociétés
extérieures. Les manutentions dans ce local étaient effectuées par du personnel d’une
société sous-traitante TMG qui effectuait également la manutention des nitrates en
sacs et sur palettes. »
« La veille de l’explosion, 15 à 20 tonnes d’une fabrication d’ammonitrate avec un
adjuvant en phase de qualification ont été amenés dans ce local. Le matin de
l’explosion, des produits issus du conditionnement des ammonitrates et des ateliers de
fabrication ont été conduits dans ce local. Le dernier produit ayant été amené moins
d’une demi-heure avant l’explosion est une benne en provenance d’une autre zone de
stockage. »
3. « L’explosion s’est produite à 10 h 17 dans le bâtiment 221, elle a provoqué la mort de
30 personnes dont 22 dans l’usine et 8 à l’extérieur, 2 500 blessés dont une trentaine
dans un état grave [dont l’un décédera quelques jours avant la rédaction du
rapport] […] L’explosion a provoqué la formation d’un cratère d’une quarantaine de
mètres de diamètre et de 7 mètres de profondeur par rapport au sol naturel. Elle a
60
Le phosgène appartient à la classe des agents chimiques suffocants. Il provoque de graves brûlures de la peau
et des lésions oculaires. Il peut être mortel après inhalation.
25
provoqué des destructions considérables dans toute la partie nord du site […] Cela a
entraîné la destruction de certains réservoirs de solutions de nitrate d’ammonium et
une pollution de la Garonne et des fuites d’acide nitrique. » Sur le site voisin de la
SNPE, le principe respecté du confinement systématique des produits dangereux a
permis aux réservoirs de phosgène (fractionnés, enterrés et confinés) de résister, tout
comme la canalisation de phosgène (passerelle parasismique et sécurité de fermeture
aux vibrations).
Suite à la catastrophe, une commission d’enquête parlementaire est chargée de faire
des recommandations pour renforcer « la sûreté des installations industrielles » et « protéger
les personnes et l’environnement ». En découle la loi Bachelot, dont les principaux points sont
les suivants :
1. L’obligation d’information des riverains : renforcement de l’enquête publique,
création du CLIC (Centre Local d’Information et de Coordination), et prescription
des mesures de protection des populations face aux risques encourus
2. La sensibilisation des salariés et des sous-traitants
3. La maîtrise de l’urbanisation par la définition de zones à risques, dans le cadre du
PPRT (Plans de Prévention des Risques Technologiques)
4. La reconnaissance de la notion de risques technologiques pour l’indemnisation des
victimes de catastrophes technologiques
Julien Bétaille dresse ainsi une typologie des fonctions de la catastrophe relativement à
la portée du droit, soit les champs concernés par des dispositifs juridiques :
-
« la fonction révélatrice » des insuffisances du droit du fait de l’absence de droit ou
des difficultés rencontrées par le droit à répondre à un problème connu
-
« la fonction amplificatrice » du droit existant, par exemple des dispositions de la
Directive Seveso II par la loi de 2003
Si toutes les catastrophes ne sont pas des « forces créatrices de droit », soit « un force
qui peut imposer une règle de nature juridique » selon George Ripert, « c’est
26
l’instrumentalisation qui en est faite par les différents acteurs du droit, la lutte des intérêts de
ces acteurs, qui constituent une force créatrice du droit »61.
L’influence des catastrophes sur le droit ne doit donc pas seulement porter sur
l’application du droit aux catastrophes elles-mêmes. Aussi, la deuxième section de ce premier
chapitre propose d’étudier l’effectivité de ces dispositifs juridiques et les comportements des
acteurs concernés (entreprises privées et services administratifs).
La Cour Européenne des Droits de l’Homme, dans un arrêt du 18 juin 2002, a
consacré le « droit à la vie », en application de l’article 262 de la Convention Européenne des
Droits de l’Homme. Selon le juriste Willy Tshitende Wa Mpinda 63, « c’est [justement] la
préservation de la vie humaine qui constitue, à une échelle proche comme lointaine, la volonté
communautaire de légiférer. » Les Etats sont donc soumis par l’obligation de prendre toutes
les mesures nécessaires à la préservation de la vie des personnes, et particulièrement du fait
des risques technologiques.
Les dispositifs juridiques de prévention témoignent aussi du besoin grandissant de
sécurité demandé par la société, demandant d’une part protection face aux catastrophes, mais
aussi réduction des risques de catastrophes : le droit français s’est développé dans ce sens,
parfois sous l’impulsion du droit européen mais surtout après des catastrophes, et a construit
un ensemble de règles et de dispositifs obligeants les exploitants industriels à la prévention.
Section 2 – De l’effectivité des dispositifs juridiques renforçant la prévention des
risques technologiques majeurs : quelle implication des acteurs clés ?
On a pu le voir par l’étude des dispositifs juridiques de prévention des catastrophes
technologiques : les exploitants industriels et les autorités administratives sont les principaux
acteurs de la prévention de ces risques. Il convient désormais d’étudier ce qu’impliquent
61
BETAILLE J., 2012, op. cit.
Article 2, alinéa 1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme ; « Le droit de toute personne à la vie
est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une
sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine de mort. »
63
TSHITENDE WA MPINDA W., « Risques industriels et droit de l’Union européenne », in LAVIEILLE J.-M.,
BETAILLE J., PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
62
27
concrètement ces mesures, et sur quels principes elles sont fondées : on abordera
particulièrement l’obligation d’évaluation des risques, la planification et l’information des
populations.
A. L’implication effective des exploitants d’établissements industriels
Les exploitants d’établissements, particulièrement du secteur industriel sont les
principaux concernés par les dispositifs juridiques étudiés dans la section première. Il s’agit
dans cette partie, en s’appuyant sur deux exemples de dispositions juridiques d’étudier dans
quelle mesure et sous quelles conditions l’exploitant intervient dans la prévention des risques
technologiques et des catastrophes : l’évaluation des risques liés aux activités, aux
infrastructures et aux substances utilisées est un axe majeur développé par le droit.
Mais si les normes de droit consacrant la prévention en obligeant les exploitants à
l’évaluation des risques (leur donnant ainsi la possibilité de mettre en place des mesures pour
réduire voire supprimer ce risque), les défaillances des dispositifs doivent aussi être
soulignées.
1. L’obligation d’évaluation des risques : deux exemples concrets
L’INRS64 (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents
du travail et des maladies professionnelles) définit l’évaluation des risques comme « une étape
cruciale de la démarche de prévention ». Ainsi, la réglementation ATEX, relative aux
atmosphères explosibles, et la réglementation relative aux ICPE consacrent ce principe
d’évaluation des risques.
a) La réglementation ATEX (Atmosphères Explosibles)
« Dans l’industrie, toute installation dans laquelle des poussières au moins
partiellement inflammables sont fabriquées ou mises en œuvre, peut être soumise à un risque
64
L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies
professionnelles) est une association (loi 1901), composée de membres issus de disciplines variées (ingénieurs,
médecins, chercheurs, juristes, formateurs…). Il s’intègre au dispositif français de prévention en santé et sécurité
au travail (avec les différentes Directions composant l’Assurance Maladie – Branche Risques Professionnels, des
services de l’Etat, des agences spécialisées…). De par les études qu’elle mène et les formations et l’assistance
qu’elle délivre aux entreprises, elle contribue à l’anticipation des risques professionnels, à la sensibilisation des
employeurs et des employés et à l’accompagnement des entreprises face aux problématiques liées à la santé et la
sécurité au travail.
28
d’explosion de poussières dans certaines conditions de concentration en présence d’une
source d’inflammation » d’après un rapport publié en 200065 par l’INERIS66, qui décrit ici un
exemple d’atmosphère explosible.
Une atmosphère explosible est un mélange d’air (le comburant) et de produit
combustible dans un état de :
-
Gaz inflammable (gaz de ville, propane, butane…)
-
Vapeur émise par un liquide inflammable (éthanol, acétone, kérosène, essence…)
-
Les brouillards de liquides inflammables (aérosols…)
-
Solide pulvérulent à l’état de nuage dispersé dans l’air (selon des conditions de
concentration telles qu’une réaction de combustion soit susceptible de se propager à
tout le mélange) soit des nuages de poussières explosibles (maïs, farine, sucre,
céréales, bois, soufre…) tels que décrits par l’INERIS.
Elle est explosible car elle est susceptible d’exploser. En effet, dans des circonstances
habituelles, elle n’est pas explosive, mais peut le devenir si comburant (l’oxygène dans l’air)
et combustible sont exposés à une source d’inflammation, dans des circonstances particulières
(source suffisante et à la température suffisamment élevée). Ces sources peuvent être par
exemple : court-circuit, étincelles, défaillance mécanique, phénomène météorologique
(canicule, courant d’air…).
Selon l’INRS, « il se produit, en France, plus d’une centaine d’explosions par jour.
On estime que les explosions représentent en moyenne 4 accidents sur 10 000 et près de 3
décès sur 1 000 au titre des accidents du travail. Si les explosions représentent un faible
nombre d’accidents du travail (0,04%), leur taux de gravité est supérieur à celui des autres
accidents du travail, pouvant aller jusqu’au décès de la personne accidentée. ». L’INRS
rappelle par exemple l’accident de Blaye en 1997 : 11 personnes sont mortes après
l’explosion d’un silo vertical de stockage de plus de 37 000 tonnes de blés et l’effondrement
de celui-ci sur des bâtiments.
65
INERIS, Ministère de l’Aménagement du territoire et de l’environnement, Guide pour la conception et
l’exploitation de silos de stockage de produits agro-alimentaires vis-à-vis des risques d’explosion et
d’incendie », Rapport final, mai 2000.
66
L’Institut national de l’environnement industriel et des risques : établissement public à caractère industriel et
commercial, sous tutelle du Ministère du Développement Durable. Sa mission : contribuer à l’évaluation et à la
prévention des risques pour l’homme et l’environnement liés aux installations industrielles, aux substances
chimiques et aux exploitations souterraines de par des travaux de recherche et la mise en place d’outils
opérationnels.
29
Les ATEX ont d’abord fait l’objet d’une réglementation européenne. Ainsi, la
directive 1999/92/CE concernant les prescriptions minimales visant à améliorer la protection
en matière de sécurité et de santé des travailleurs susceptibles d’être exposés au risques
d’atmosphères explosives précise les exigences minimales pour la sécurité des travailleurs
amenés à travailler dans des atmosphères explosibles. L’employeur doit alors :
-
Evaluer les risques d’explosion d’une ATEX « en tenant compte de la probabilité que
des ATEX se présenteront et persisteront, de la probabilité que des sources
d’inflammation, y compris les décharges électrostatiques, seront présentes et
deviendront actives et effectives, des installations et substances utilisées, des procédés
et de leurs interactions éventuelles, de l’étendue des conséquences prévisibles. »
-
Classer en zones les emplacements dangereux (ou zonage) (annexe de la directive).
-
Prendre les mesures techniques et organisationnelles de protection contre les
explosions (formation des personnels, instructions écrites encadrant l’utilisation/le
stockage des produits…), pour ses salariés comme lorsque des travailleurs de
entreprises sont présents sur un même lieu de travail.
-
S’équiper de matériels conformes à la directive 94/9/CE (marquage et déclaration CE
notamment).
-
Rédiger un Document relatif à la protection contre les explosions sur le site (DRPCE),
qu’il peut combiner avec les évaluations des risques existantes.
Cette directive a été transposée en droit français par le biais de plusieurs textes,
s’intégrant dans le Code du travail, en particulier :
-
Les articles R4227-42 à R4227-54 précisent les obligations de l’employeur pour
prévenir les explosions sur le lieu de travail.
-
2 arrêtés (1993 et 2003) sur la signalisation en matière de santé et sécurité au travail.
-
L’arrêté du 8 juillet 2003, portant sur la protection des travailleurs susceptibles d’être
exposés à une atmosphère explosible.
b. La réglementation relative aux ICPE
Lorsqu’une entreprise développe des activités et/ou des infrastructures et/ou utilise des
substances référencés dans la nomenclature de la réglementation ICPE, elle doit, pour pouvoir
exploiter son installation, rédiger un dossier de demande d’autorisation d’exploiter (DDAE)
ou un dossier de déclaration.
30
La rédaction d’un dossier de demande d’autorisation d’exploiter (DDAE) comprend
conformément aux dispositions réglementaires (décret n°77-1133 du 21 septembre 1977) :
1. Un dossier administratif :
-
La lettre officielle de demande d’autorisation
-
La description des capacités techniques et financières de l’exploitant
2. Un dossier technique :
-
Plusieurs cartes, précisant la localisation du site et l’intégrant dans son
environnement proche
-
Une description générale de l’établissement et une description détaillée des
installations dans leur situation actuelle et des projets futurs
3. L’étude d’impact67 :
-
L’état initial, soit la description précise et la plus exhaustive possible de
l’environnement du site selon des aspects généraux68
-
L’analyse des effets directs et indirects, temporaires et permanents des
activités et installations actuelles et futures du site. S’il s’agit dans cette
analyse d’identifier les effets ; il faut aussi définir des mesures
compensatoires associées, ainsi que des mesures de mise en conformité
pour limiter les effets sur l’environnement. Le site doit en effet démontrer
qu’il connaît et maîtrise ses effets et impacts.
-
L’étude des risques sanitaires consiste à évaluer les effets que les activités
engendrent ou pourraient engendrer sur la santé des riverains, dans le cadre
du fonctionnement normal de ces installations (bruits, ondes, émissions de
fumées ou de poussières…). Des mesures sont effectuées, afin de les
comparer aux critères sanitaires en vigueur.
-
Les mesures envisagées par le site pour supprimer, réduire ou compenser
les impacts : aménagement, performances des mesures de protection de
l’environnement et de gestion des pollutions et nuisances…
-
La justification du choix du projet, du point de vue des préoccupations
environnementales, selon des critères techniques, économiques et
environnementaux.
67
Le décret entré en vigueur le 1er juin 2012 portant réforme aux études d’impact, demande aux sites de mieux
prendre en compte les critères de sensibilité des milieux, les effets cumulés des projets et de garantir l’efficience
des mesures envisagées dans l’étude d’impact.
68
Occupation des terrains voisins, aspect paysager, contexte socio-économique, contexte géologique et
hydrogéologique, contexte hydraulique, aspects climatologiques, risques naturels, faune et flore, environnement
sonore air, et vibrations, déchets, transports, biens et patrimoine culturels, environnement industriel…
31
-
Les conditions de remise en état du site après exploitation, en cas de
cessation d’activité par l’exploitant.
4. L’étude de dangers, qui vise à identifier et décrire les potentiels de dangers et de les
modéliser, sur la bases de scénarii de réalisation des risques afférents avec évaluation
de la probabilité d’occurrence, de la cinétique et des conséquences, afin de déterminer
de leur acceptabilité (incendies de déchets, de locaux de stockage de produits
dangereux, pollution accidentelle par déversement d’un produit chimique…).
5. La notice d’hygiène et de sécurité, relative à la prévention et à la protection de la santé
et de la sécurité des personnels.
6. Le résumé technique de l’étude d’impact et de l’étude de dangers, à destination du
grand public.
L’autorité environnementale compétente pour ce type de projet est le préfet de
département, assisté par la DREAL (Direction Régionale de l’Environnement, de
l’Aménagement et du Logement). C’est principalement cette autorité qui instruit le dossier ;
au vu de la diversité des dangers et risques concernés par l’analyse, mais aussi des impacts
possibles sur l’environnement et la santé des hommes, la DREAL peut mobiliser au cours de
cette instruction : les Agences Régionales de Santé (ARS), les Conseils départementaux de
l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST), les Services
départementaux d’incendie et de secours (SDIS), l’Inspection du travail, les collectivités
territoriales, le public et les associations…
2. Les limites des dispositifs juridiques et de leur application par les exploitants
L’évaluation de tous les risques susceptibles de se réaliser dans la cadre de l’activité
de l’établissement est un principe intégré par la majeure partie des chefs d’entreprise ; d’une
part, elle est source d’opportunités internes et d’une gestion améliorée des ressources
humaines69, des infrastructures et utilités, des matériels et substances utilisées dans la cadre de
l’activité de l’entreprise.
Cependant, l’accumulation des dispositifs de prévention, et donc des obligations des
exploitants peut être perçue comme contre-productive : cela est particulièrement manifeste
69
Il s’agit principalement de l’Evaluation des Risques professionnels, à intégrer à un « Document Unique
d’Evaluation des Risques Professionnels »
32
dans les Petites et Moyennes Entreprises. Certaines préfèrent délibérément ignorer la loi ou ne
pas en tenir compte plutôt que de répondre à des exigences dont ils ont l’impression qu’elles
se répètent. Ainsi, pour encourager et inciter les établissements spécialisés dans le secteur de
la réparation automobile, la Carsat (Caisse d’Assurance retraite et de la santé au travail)70
Midi-Pyrénées a lancé une opération collective, qui finance près de 70% de l’intervention
d’un prestataire expert pour les accompagner dans le processus d’évaluation des risques
chimiques, dont on connaît les risques sur la santé71.
Cet exemple permet d’ailleurs d’évoquer la complexification72 et surtout l’inflation
des dispositions relatives à l’EHS (problématiques Hygiène, Santé au travail et
Environnement dans l’entreprise). La professionnalisation du secteur, de par l’émergence des
« responsables EHS » sur les sites de production, d’un « Corporate EHS » au siège social des
grandes entreprises mais aussi des consultants spécialisés en EHS le démontrent : la gestion
des problématiques liées à l’EHS, et notamment à la prévention des risques nécessite des
compétences spécifiques. C’est particulièrement le cas pour l’élaboration et la motivation du
DDAE devant les autorités administratives. Or ce projet est très long : entre 15 et 25 jours de
travail par un consultant spécialisé, sans compter le temps nécessaire à l’instruction, dont le
schéma ci-dessous permet de mieux appréhender la complexité du processus, mais surtout la
longueur et donc le coût de l’élaboration de telles études, dont pourtant dépend la possibilité
d’exploiter ou de continuer à exploiter le site.
70
Les Carsat sont des organismes régionaux de sécurité sociale ; elles ont succédé en 2010 aux Caisses
régionales d’assurance maladie. Leurs missions concernent l’assurance vieillesse et la prévention des risques
professionnels.
71
http://www.carsat-mp.fr/risques-pro/votre-secteur-dactivite/148-reparation-auto-moto
72
Complexification qui pose la question de la lisibilité du droit, de plus en plus technique et spécialisé.
33
Figure 4 - Procédure d'instruction d'un dossier de demande d'autorisation d'exploiter
(source : site de l'Inspection des Installations Classées)
34
« Le risque est un problème important, mais parmi d’autres aux yeux des industriels et
aux yeux de la puissance publique. La continuité du service et des activités et la rentabilité
sont d’autres facteurs qui viennent sans arrêt équilibrer la prévention du risque. »73
B. Le rôle des autorités publiques
Si les exploitants sont obligés de mener des évaluations des risques liés à leur activité,
c’est la notion de prévention qui s’impose aux services publics. Hélène Pauliat évoque même
l’idée d’un « service public de la prévention »74 institutionnalisé par le droit (interne et
communautaire). L’étude des modalités d’action des pouvoirs publics face aux catastrophes
montrera dans quelle mesure celles-ci contribuent à la redéfinition des instruments de
gouvernement proposés.
1. Un rôle de contrôle
L’Etat exerce un rôle de contrôle pour assurer la maîtrise des risques générés par les
installations industrielles, notamment par le biais des Inspecteurs des Installations classées
pour la protection de l’environnement. Le but de ces contrôles est de vérifier la conformité
réglementaire de l’installation. Ce contrôle peut être ciblé ou général (donc porter sur
l’ensemble des conditions de fonctionnement et de respect des prescriptions préfectorales),
approfondie ou plus ponctuel. Selon le site Internet relatif à l’Inspection des installations
classées : « les inspecteurs ont un droit absolu et permanent d’obtenir de l’exploitant
l’autorisation de pénétrer sur le site d’une installation classée, et d’obtenir toute
documentation relative aux installations réglementées. Aucune autorisation judiciaire ne lui
est nécessaire pour exercer ce droit. Les agents sont assermentés. L’obstacle à
l’accomplissement des fonctions de l’inspecteur est un délit. »75
Dans un article consacré à l’étude des biographies et des parcours professionnels des
Inspecteurs des installations classées depuis 197076, Laure Bonnaud constate que si les
modalités d’intervention publique ont pu évoluer pour prendre en charge les risques ayant
73
Remarque d’un participant à la Commission d’enquête parlementaire, suite à la catastrophe AZF.
PAULIAT H., « Les services publics et les catastrophes écologiques », in LAVIEILLE J.-M., BETAILLE J.,
PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
75
http://www.installationsclassees.developpement-durable.gouv.fr/Les-droits-et-les-obligations-de-l.html
76
BONNAUD L., « Au nom de la loi et de la technique. L’évolution de la figure de l’inspecteur des installations
classées », Politix, 2005/1, n°69, p. 131-161.
74
35
émergé avec l’évolution de la société, il ne faut pas occulter les formes plus anciennes
d’intervention de l’Etat, telles que les politiques d’inspection, notamment des installations
classées. Cette étude sociologique permet tout de même d’appréhender un certain changement
dans la continuité, appréhendé à l’aune de « l’identité des inspecteurs, leur rapport à la
technique et leur rapport au droit. »
-
A la fin des années 1960, l’inspection des installations classées dépend des services des
Mines, spécialisé dans la sécurité des mines, dont l’exploitation en France décline. Elle
est créée suite à l’enchaînement de plusieurs catastrophes et du constat de l’inadaptation
des dispositifs juridiques (les raffineries et installations pétrolières ne sont pas à l’époque
des installations classées par des installations de guerre ; les établissements de secteurs
industriels en expansion ne sont pas contrôlés…). « Dans cette configuration, l’entrée en
scène d’un service technique compétent du ministère de l’Industrie constitue un
aboutissement logique qui répond à ces désordres »77. Ces inspecteurs sont recrutés
massivement en 1973, issus d’écoles diverses. Petit à petit, l’identité du service se
réoriente donc vers l’inspection des installations classées. La spécialisation des
Inspecteurs de Mines se retrouve alors remise en cause, alors qu’ils doivent désormais
inspecter des installations classées. Ceux-ci font alors de « l’acquisition de la
connaissance technique du fonctionnement des installations un préalable indispensable à
son encadrement juridique. ». Selon Laure Bonnaud, « le premier travail des inspecteurs
du service des Mines a indiscutablement consisté à impliquer davantage les industriels
afin que la protection de l’environnement deviennent une condition de l’exploitation des
entreprise. »
-
Suite à la loi de 1976 sur les installations classées, émerge la figure de « l’inspecteur
magistrat. Progressivement, les ressources et références juridiques deviennent
incontournables, alors que la technique est remise en question : cela nécessite de
« réévaluer le poids des dimensions techniques et réglementaires qui composent
l’équilibre de l’identité professionnelle [des inspecteurs] »78.
-
Depuis les années 2000, le Ministère de l’Environnement entend valoriser le métier
d’inspecteur des installations classées : les ingénieurs des Mines sont désormais
généralistes et disposent « d’une culture forte en matière d’environnement industriel ». La
formation des inspecteurs a été généralisée pour tous et a émergée l’organisation d’une
carrière d’inspecteur ; pour être habilité, celui-ci doit avoir suivi des stages sur un nombre
77
78
Ibid.
Ibid.
36
défini de thèmes. Il évolue ensuite en fonction des formations suivies. La spécialisation
comprend aussi l’émergence d’une « déontologie » (publication d’une charte de
l’inspection en 2001 insistant sur l’inspection en tant que mission de service public et
affichant « quatre valeurs fédératrices » : compétence, impartialité, équité, transparence).
« Placés dans la position d’être des experts, les inspecteurs sont d’abord vus comme
des individus-ressources qui viennent apporter leur savoir technique et réglementaire,
dans les situations diverses où une réponse doit être apportée, ou dans le cadre d’une
décision administrative. »79
Figure 5 - L'évolution du métier d'Inspecteur des Installations Classées (typologie proposée par Laure
Bonnaud).
79
Ibid.
37
Cette étude de l’évolution du métier d’Inspecteur des installations classées révèle la
spécialisation de la fonction de contrôle de l’Etat, intégrant une dimension procédurale,
permettant de prendre en compte les multiples enjeux relatifs à l’Inspection, et
particulièrement les enjeux réglementaires.
2. Un rôle de planification
Plusieurs dispositifs consacrés par le droit permettent aussi aux autorités de l’Etat
comme des collectivités territoriales de participer à la prévention des risques technologiques
majeurs. Parmi eux, le PPRT, plan de prévention des risques technologiques, institués par la
loi de 2003 faisant suite à la catastrophe AZF et codifiés aux articles L515-15 à L515-25 du
Code de l’environnement. « Ils ont pour objet de prévenir les risques d’accidents susceptibles
de survenir dans les installations classées dangereuses, industrielles ou agricoles, en
délimitant un périmètre au sein duquel pourront être prises différentes mesures tendant à
réduire les risques. »80
Ils sont instruits sous l’autorité du préfet pour chaque installation classée SEVESO
seuil haut, soit les installations comportant des risques très importants pour la santé et la
sécurité des populations. Le but est l’instauration d’un « glacis de protection »81 autour des
sites industriels. Ainsi, il délimite un périmètre d’exposition aux risques en tenant compte des
informations délivrées par l’exploitant, et portant sur l’identification et l’évaluation des
risques.
« Plus le risque de danger, pour la vie humaine, sera fort, plus les mesures prises
pourront être coercitives (liberté d’aller et de venir par exemple. L’encadrement de
l’usage des sols pourra consister à interdire ou réglementer les constructions à usage
d’habitation ou recevant du public (les établissements sensibles comme les crèches ou
les écoles maternelles). »82
Les PPRT peuvent aussi définir des zones où la déconstruction du bâti pourra être
envisagée (par le recours à l’expropriation).
80
AOUSTIN T., « La planification et les autorisations en matière de prévention des risques naturels et
technologiques » in LAVIEILLE J.-M., BETAILLE J., PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
81
Ibid.
82
Ibid.
38
Dans les faits, la législation à ce propos, associant droit de l’urbanisme et droit des
installations classées, permet une certaine maîtrise de l’urbanisation autour des sites à risques,
dans le cadre du contrôle des autorisations d’urbanisme83. Reste que les PPRT sont des
dispositifs lourds et complexes à mettre en place : selon Tristan Aoustin, « au total, ce sont
421 PPRT concernant 670 établissements industriels qui sont à élaborer. Au 1er janvier 2009,
seuls 107 PPRT ont été lancés et 5 approuvés. »84
La fonction de planification des pouvoirs publics tient aussi, à la suite de retours
d’expérience, à l’organisation de la gestion de crise en cas de survenue de catastrophe. Parmi
les outils disponibles, on peut citer le plan ORSEC (Organisation de la réponse de sécurité
civile), en tant que système polyvalent de gestion de crise, activé par le préfet selon la nature
ou l’importance de l’événement (loi du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile). Il
s’agit d’organiser les secours sous une direction unique des opérations de secours assurée par
le préfet. Son objectif est la protection générale des populations. Pour cela, la loi de 2004
introduit 3 éléments : un recensement et une analyse préalables des risques et des
conséquences des menaces (création d’un répertoire unique reconnu par les acteurs concernés
pour disposer d’une culture partagée des aléas et vulnérabilités d’un territoire), un dispositif
opérationnel (définissant une organisation unique de gestion d’événement majeur), des phases
de préparation, d’exercice et d’entraînement.
Ces plans traduisent une certaine « philosophie de l'action de l'Etat », qui tente par là
de probabiliser des risques majeurs et de maîtriser l’incertitude qu’ils portent. Il réaffirme sa
position d’acteur majeur, en mobilisant notamment la figure du préfet et en se définissant
comme :
-
omniscient : anticiper la survenue d'un événement dommageable
-
omnipotent : se préparer à réagir à une situation de crise
Cette « philosophie de l'Etat », c’est l’idée selon laquelle dès qu'une catastrophe
survient, les populations se tournent vers l'Etat car c'est lui qui garantit la sécurité. A chaque
83
L’article R111-2 du Code de l’urbanisme prévoit que le projet de construction peut être refusé ou n’être
accepté que sous réserve de l’observation de prescriptions spéciales s’il est de nature à porter atteinte à la
salubrité et à la santé publique du fait de sa situation, de ses caractéristiques, de son importance ou de son
implantation à proximité d’autres installations. D’autres articles évoquent les sites et voisinages naturels, ou plus
globalement l’atteinte à l’environnement.
84
AOUSTIN T., 2012, op. cit.
39
crise, l'Etat est sommé d'intervenir, mais toute crise est aussi susceptible d’entraîner une
contestation de l'Etat, et qui peut expliquer l’émergence de nouveaux dispositifs d’action
publique, par lesquels celui-ci tente de renforcer son rôle de gestionnaire.
« Le pouvoir politique tente de capter, d’ordonner les craintes et les menaces
exprimées par la société civile. Au terme de ces échanges, le droit assure une véritable
traduction par la construction de règles juridiques. »85
Si est fait appel à des modèles « traditionnels », tels que ceux décrits dans le chapitre
premier, les catastrophes contribuent aussi à la mise en œuvre de modalités de gouvernement
nouvelles.
3. L’information et la participation du public
La loi de 2003 demande la création d’un CLIC (Centre local d’information et de
coordination) dans chaque bassin industriels, qu’elle décrit comme une instance de débat,
d’échange d’information et de concertation sur les risques accidentels autour des
établissements classés SEVESO. Le CLIC est informé du lancement du PPRT et désigne un
représentant pour réunions de concertation avec la population, qui contribuent à la rédaction
d’une stratégie locale de prévention des risques. Pour cela, les populations doivent pouvoir se
réunir et rencontrer les parties prenantes au projet (exploitant, services de l’Etat, services
territoriaux…) et doivent pouvoir consulter tous les documents nécessaires relatifs au projet.
Le PPRT n’est d’ailleurs approuvé par l’arrêté préfectoral qu’après enquête publique.
Le diagramme ci-dessous, proposé par les services de l’Etat de la région Champagne
Ardenne86 résumé les différentes phases d’élaboration du PPRT en fonction de l’impératif de
concertation.
85
DE TERSAC G., GAILLARD I., « La catastrophe d’AZF au risque des sciences humaines et sociales », in DE
TERSSAC G., GAILLARD I. (dir.), La catastrophe AZF. L’apport des sciences humaines et sociales, Paris,
Lavoisier, 2008.
86
http://www.chalonsenchampagne.cci.fr/pdf/sedevelopper/clubs-assoc/club_seveso.pdf
40
Figure 6 - Etapes d'élaboration du PPRT et concertation
Un tel mouvement, promouvant la participation de nombreux acteurs avait été initié
par la loi de 1976, qui avait créé, au niveau régional, les SPPPI (Secrétariats permanents pour
la prévention des pollutions industrielles)87. Par l'information et la concertation, les SPPPRI
visent notamment à favoriser les actions tendant à maîtriser les pollutions et nuisances de
toutes natures et à prévenir les risques technologiques majeurs des installations classées visées
à l'article L. 511-1 du Code de l’environnement. La loi les définit comme
des lieux de débats sur les orientations prioritaires en matière de prévention des pollutions et
des risques industriels. Ils doivent « contribuer à l'échange ainsi qu'à la diffusion des bonnes
pratiques en matière d'information et de participation des citoyens à la prévention des
pollutions et des risques industriels ».
87
SURAUD M.-G., « La concertation sur les risques industriels : de la généralité à la spécificité », in DE
TERSSAC G., GAILLARD I. (dir.) ? 2008, op. cit.
41
Ces dispositifs illustrent le fait que l’action publique se transforme, notamment par le
biais des politiques publiques environnementales (en effet, si ceux décrits précédemment
concernent le risque technologique majeur, ils font partie du Code de l’environnement.
L’environnement est considéré au sens large, comme le milieu humain, économique, culturel,
social et naturel dans lequel une exploitation est installée). Elles renvoient en effet à des
instruments nouveaux de gouvernement, qui ont été étudiés par Pierre Lascoumes et Patrick
Le Galès88, qui permettent la mise en œuvre d’une action publique, en particulier territoriale89.
Or, selon eux, ces instruments ne sont pas neutres : par leur technicité, il contraint l’action. Ils
en dégagent deux types :
-
Deux instruments traditionnels : la loi ou le règlement, un acte normatif qui vise à
discipliner les comportements (la fiscalité, les règlements valables dans le domaine
économique).
-
3 instruments « nouveaux » depuis les années 1970 :
-
conventionnels, incitatifs : on passe contrat avec des groupes sociaux pour
mettre en œuvre des politiques (figure de l’Etat animateur) ;
-
communicationnels, sollicitation de l'avis du public, délibération du public ;
-
création de normes qui vont encadrer l'action des opérateurs et des individus
(indicateurs,
benchmarking,
mais
aussi
création
de
standards
internationaux90).
88
LASCOUMES P., LE GALES P. (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.
Le philosophe Michel Foucault parle de « gouvernementalité, soit l’étude du « comment s’exerce le pouvoir »,
considéré comme un flux horizontal circulant dans la société.
90
GIARD V. « La normalisation technique », Revue française de gestion, n°147, 2003. Dans cet article, il définit
la normalisation technique comme un mouvement qui s’inscrit dans le prolongement de celui de la
standardisation ». L’établissement de mesures (ou étalonnage) a constitué le premier mouvement de
standardisation, qui s’est accru suite à la Révolution Industrielle (« l’usage de processus standardisés autorise la
fabrication de produits substituables, permettant l’élaboration de produits finis de complexité croissante réalisés
à partir de constituants identiques fabriqués sur des machines »). Les échanges entre entreprises se développent
encore au XIXème siècle. Alors, « l’établissement de référentiels partagés par plusieurs entreprises va permettre
de réduire une diversité sans valeur ajoutée, d’atteindre des économies d’échelle substantielles et d’ouvrir la
porte à la production de masse de produits variés. Aujourd’hui, l’International Standard Organization (ISO)
définit la norme comme un « document, établi par consensus et approuvé par un organisme reconnue, qui
fournit, pour des usages communs et répétés, des règles, des lignes directrices ou des caractéristiques, pour des
activités ou leurs résultats, garantissant un niveau d’ordre optimal dans un contexte donné. ». Selon la
réglementation française, « la normalisation a pour objet de fournir des documents de référence comportant des
solutions à des problèmes techniques et commerciaux concernant les produits, biens et services qui se posent de
façon répétée dans des relations entre partenaires économiques, scientifiques, techniques et sociaux. » (décret du
26 janvier 1984). Ainsi, la norme ISO 31000 définit les risques comme les effets de l’incertitude sur l’atteinte
des objectifs de l’organisation, soit un écart par rapport à une attente : « les organismes de tous types et de toutes
dimensions confrontés à des facteurs et des incertitudes internes et externes ignorent si et quand ils vont atteindre
leurs objectifs. L’incidence de cette incertitude sur l’atteinte des objectifs d’un organisme constitue le risque. »
89
42
L'environnement est une catégorie d'action publique qui joue la carte de ces nouveaux
instruments.
Le principe de prévention des catastrophes technologiques et les dispositifs juridiques
l’organisant ont pu être étudiés dans le premier chapitre, traduisant la construction d’un droit
basé sur l’évaluation des risques par les exploitants industriels. Ceux-ci découlent dans la
plupart des cas du traumatisme social causé par la survenue de catastrophes technologiques, et
auquel le droit s’efforce de répondre.
Or, selon le juriste Jean-Marie Pontier,
« La prévention n’est plus la seule mission de la puissance publique dans les décisions
et actions à entreprendre avant que des dommages ne surviennent et, pour éviter ces
derniers, elle doit être pensée par rapport à la précaution. »91
Aussi, la réduction voire la suppression du risque de survenue d’une catastrophe
technologique peut désormais passer par la mise en œuvre du principe de précaution, consacré
par la loi française en 1995, puis par la Constitution en 2005 (dans le cadre de l’insertion dans
le bloc de constitutionnalité de la Charte de l’Environnement).
Le fait qu’une norme ISO se saisisse de la problématique des risques est révélateur du fait que celle-ci est
désormais considérée comme devant faire partie intégrante de la prise de décision des entreprises : le Risk
Management doit donc être intégré dans la stratégie globale de l’entreprise. La norme ISO 31000 précise selon
quels principes et dans quel cadre celui-ci doit être implémenté. Ainsi, l’ISO 31000 « fixe un certain nombre de
principes qui doivent être appliqués pour rendre le management du risque efficace. Elle recommande que les
organismes élaborent, mettent en œuvre et améliore continuellement un cadre organisationnel dont le but est
d’intégrer le processus de management du risque aux processus de gouvernance, de stratégie et de planification,
de management, de rédaction des rapports, ainsi qu’aux politiques, aux valeurs et à la culture d’ensemble de
l’organisme [...] Il convient que le management du risque soit partie intégrante du management, intégré à la
culture et aux pratiques et adapté aux processus métiers de l’organisme. »
91
PONTIER J.-M., « La puissance publique et la prévention des risques », AJDA, 2003.
43
CHAPITRE II – L’anticipation des catastrophes ou l’échec du droit. L’exemple des
nanotechnologies
En introduction, les risques collectifs ont été classés selon la typologie suivante :
-
Les risques majeurs, définis par Patrick Lagadec (identifiables, même si ils restent
incertains dans leur probabilité d’occurrence et dans l’ampleur de leurs effets) ;
-
Les risques diffus, attachés à des phénomènes pouvant potentiellement se réaliser
mais qui demeurent à l’état de menace car n’ayant pas encore produit leurs effets.
Le chapitre II de cette première partie propose d’aborder ces risques diffus par
l’exemple des nanotechnologies ; cette innovation technologique majeure, qu’il faudra définir,
connaît un développement industriel important malgré le fait qu’elle soit frappée
d’incertitudes quant aux effets qu’elle pourrait induire à court, moyen et long terme.
Section
1
–
Le
développement
d’une
technologie
incertaine
:
les
nanotechnologies…
« Les nanoparticules résultant des nanotechnologies sont à l’origine pour certains de la
troisième révolution technologique et industrielle […] Depuis les années 1990, leur
production, devenue industrielle, conduit à en faire une réalité de notre quotidien souvent à
notre insu. »92 Les nanotechnologies en effet connaissent un développement important, mais
relativement confiné : leur taille n’aide pas à l’objectivation de l’innovation.
Aussi, les nanotechnologies sont frappées par l’incertitude, particulièrement au niveau
de leurs effets : forment-ils une innovation majeure synonyme d’augmentation du bien-être ou
au contraire sont-ils porteurs d’effets négatifs voire dangereux ?
Dans ce chapitre, il s’agit d’interroger la « force » du droit face à l’incertitude. Dans
quelle mesure les normes et dispositifs juridiques sont-ils capables de réguler une technologie
émergente, qui reste avant tout un risque diffus ?
92
DOBRENKO B., « Les nanotechnologies : un défi pour le droit ? » in LAVIEILLE J.-M., BETAILLE J.,
PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
44
La première section permettra de présenter cette technologie et la façon dont les
industriels s’en sont saisie, qualifiant les nanotechnologies d’innovation révolutionnaire (donc
bouleversante ?). Surtout, il s’agira de les présenter sous l’angle des incertitudes qu’elles
portent et de la vigilance93 dont beaucoup appellent à faire preuve à leur égard.
A. Le développement industriel à forte valeur ajoutée des nanotechnologies…
1. Les nanotechnologies : définition
Les nanoparticules sont de la matière, dont les dimensions vont de 1 à 100 nanomètres
(sachant qu’un nanomètre correspond à 0,000001 millimètre).
C’est Richard P. Feynman, prix Nobel de physique, qui en 1959qui va décrire le
premier les enjeux de la maîtrise de l’infiniment petit. Il image ainsi un nanomonde, dans
lequel, selon lui, « il serait possible de construire un milliards de petites usines, qui travaillent
simultanément ».
La première limite des nanotechnologies est qu’elles ne font pas l’objet d’une
définition stabilisée : le seul facteur commun à toutes les tentatives est l’allusion à sa taille.
Ainsi, l’OCDE définit les nanotechnologies comme « un ensemble de technologies permettant
de manipuler, d’étudier ou d’exploiter des structures et systèmes de très petite taille (le plus
souvent de moins de 100 nanomètres) »94
Si elles sont imperceptibles à l’œil nu, les nanoparticules sont présentes dans notre
cadre de vie au quotidien. Ainsi, le Comité de la prévention et de la précaution aborde95 :
-
Les nanoparticules d’origine naturelle et/ou anthropique mélangées dans
l’atmosphère après des transformations diverses (combustion, réaction entre
composants gazeux, condensation d’une vapeur, pulvérisation…)
-
Les nanoparticules manufacturées provenant des nanotechnologies, selon divers
procédés de fabrication : réduction de la taille des microsystèmes existants
93
La vigilance est ici considérée ici comme une forme de partie pris : celui motivé par l’incertitude et appelant à
user de précaution au cours du développement des nanotechnologies.
94
http://www.oecd.org/fr/sti/politiquesscientifiquesettechnologiques/groupedetravaildelocdesurlananotechnologie
.htm
95
Comité de la prévention et de la précaution, « Nanotechnologies – Nanoparticules : quels dangers, quels
risques ? », mai 2006.
45
(méthode top-down), création de structures à l’échelle atomique ou moléculaire
(méthode bottom-up). En grande quantité, elles sont surtout produites par les
multinationales les utilisant dans leurs procès industriels.
2. Des débouchés économiques pour plusieurs secteurs
« Le principal facteur d’expansion des nanotechnologies réside dans les perspectives
d’impact économique positif qu’elles laissent entrevoir. Jusqu’à ce jour [2010] le financement
public dépasse le privé et, selon les analystes, le marché mondial des nanotechnologies devrait
s’élever entre 750 et 2 000 milliards d’euros d’ici à 2015 ».96
L’attrait des industriels peut notamment trouver son origine dans l’offensive
commerciale lancée par G. W. Bush, alors Président des Etats-Unis en 2003 : il a mis en place
un programme national en place (the National Nanotechnology Initiative), dans le but de
recueillir, sur le long terme un financement de la recherche et du développement dans le
domaine (en témoigne les 1,5 milliards de dollars reçus en 2009). Elles sont ainsi une priorité
aux Etats-Unis, qui détiennent la majorité des brevets en la matière.
Quatre substances sont à l’origine de 95% des nanomatériaux97 : les nanotubes de
carbone, les oxydes de titane, les nanosilices et le nanoargent. Leurs atouts : résistance et
légèreté, écran solaire, effet catalytique, propriétés émulsifiantes et liantes… D’où de
multiples usages, anticipés voire déjà mis en œuvre par les industriels :
-
Noir de carbone : encres d’imprimerie, toners, plastiques, couches protectrices
…
-
Fullerènes : médicaments, administration de médicament, dispositifs optiques…
-
Nanoargent (propriétés micro biocides) aujourd’hui utilisé dans les chaussettes et les
vêtements de sport, les jouets d’enfant, les ustensiles alimentaires, les réfrigérateurs…
« La course aux brevets illustre le caractère générique des nanotechnologies. Le champ
des secteurs sociaux, environnementaux et sanitaires dans lesquels les risques qu’elles
pourraient engendrer sont susceptibles de se manifester est dès lors immense. »98
96
BENOIT BROWAEYS D., « Promesses et craintes des nanotechnologies », Etudes, 2010/3, tome 412.
Ibid.
98
LACOUR S., « Nanotechnologies : réguler l’incertitude ? », Droit et société, 2001/2, n°78, p. 429-446.
97
46
B. … marqué par une incertitude et appelant à la vigilance
« Qui dit nanoproduits dit propriétés nouvelles donc risques inédits »99, révélés
notamment par quelques études d’impact menés sur des mammifères (toxicité spécifique et
toxicité cellule in vitro).
1. Les effets sur la santé
Le principal danger pour la santé humaine réside dans le caractère diffusant des
nanotechnologies : chaque jour, nous inhalons des nanoparticules, notamment en cas de pic de
pollution. Ceci n’est pas anodin, puisque lorsque la densité de nanoparticules augmente,
l’excès de risque de décès est de 2,2% selon l’INVS (Institut de veille sanitaire).
Les nouvelles nanoparticules « manufacturées », plus petites, sont susceptibles d’être
inhalées et de se diffuser dans le corps humain dans des compartiments inaccessibles en
« temps normal ». Ainsi, « le problème principal est l’inhalation par les travailleurs des
nanoparticules – notamment des nanotubes de carbone qui semblent provoquer des effets de
type amiante – ainsi que leur diffusion par voie lymphatique ou nerveuse. »100 Le défi est de
taille : suite aux différentes études menées par des organismes publics européens, les
toxicologues ne savent pas quels paramètres pertinents ils doivent considérer, surtout que les
industriels ne divulguent ni travaux, ni pratiques.
2. Les risques « éthiques »
L’éthique est une branche de la philosophie qui s’intéresse aux questions morales, aux
bonnes mœurs et aux bonnes conduites humaines. Les conséquences négatives des risques
éthiques sont donc de nature à remettre en cause un ensemble de pratiques et de valeurs,
définies comme guidant les conduites humaines. Ainsi, les nanotechnologies sont susceptibles
de remettre en cause la liberté d’aller et venir ou encore du respect de la vie privée, en
témoigne les propositions actuelles et futures des industriels en la matière :
99
Ibid.
Ibid.
100
47
-
La numérisation du monde ou la « nanodimension » permet de réaliser des puces,
capteurs, dotés d’une grande puissance de calcul, autonomes voire communicants. Ainsi,
depuis 2004, le tatouage électronique est autorisé chez l’homme (au même titre que pour
les animaux d’élevage et de compagnie…). Ces « mouchards » sont par exemple
implanter par des médecins sur leurs malades, pour les identifier et les caractériser. Selon
la société commercialisation ces puces, plus de risque de disparition d’enfant ou
d’égarement de malades d’Alzheimer… La problématique engendrée par le
développement de ces puces tient notamment à leur interconnexion (donc à
l’interconnexion de l’individu) avec des bases de données et d’informations localisantes
et identifiantes, maîtrisées par des sociétés privées, susceptibles de piloter une véritable
indexation du monde.
-
La copie voire la réinvention du vivant : un des objectifs des ingénieurs spécialisés dans
la manipulation des nanoparticules est de reproduire et synthétiser des matériaux produits
par des organismes vivants (bois, coquillage, os…) voire de l’ADN, des virus et des
bactéries synthétiques.
-
La perte de contrôle des nanosystèmes qui pourraient d’auto-organiser et se reproduire,
« menant à une multiplication exponentielle et aboutissant pour finir à la consommation
de l’ensemble des molécules utilisables sur la planète pour cette fabrication, espèce
humaine comprise. »101
Section 2 – Les failles du droit en matière de contrôle
Si les nanoparticules sont connues et reconnues par les industriels, elles le sont moins
par le droit. Aussi, les dispositifs existants (en France et à l’échelle de l’Union européenne) ne
tiennent pas compte de leur caractère incertain, révélant les failles du droit à réguler les
risques diffus, d’autant plus défendus par les intérêts économiques.
101
Comité de la prévention et de la précaution, 2006, op. cit.
48
A. L’insuffisante portée des règles en vigueur
La loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010, dite Grenelle II, portant engagement national
pour l'environnement, insère dans le code de l’environnement un nouveau chapitre intitulé «
Prévention des risques pour la santé et l'environnement résultant de l'exposition aux
substances à l'état nanoparticulaire ». Celle-ci oblige les exploitants de nanotechnologies à
faire preuve de transparence :
-
Obligation de déclarer à l’autorité administrative les informations sur les
modalités d’exploitation des nanoparticules et des nanotechnologies
-
Obligation de communiquer les informations relatives aux risques, aux dangers
des substances, aux expositions (soit l’introduction d’une traçabilité des produits
contenant des nanoparticules
-
Mise à disposition du public (et non pas du consommateur) des informations
relatives aux substances et aux risques
Au niveau communautaire, les instruments juridiques existants sont les suivants102 :
-
La
réglementation
REACH
(Registration,
Evaluation,
Autorisation
of
CHemicals), « est le règlement européen sur l’enregistrement, l’évaluation,
l’autorisation et les restrictions des substances chimiques. Il est entré en vigueur le
1er juin 2007. REACH fait porter à l’industrie la responsabilité d’évaluer et de
gérer les risques posés par les produits chimiques et de fournir des informations
de sécurité adéquates à leurs utilisateurs. En parallèle, l’Union Européenne peut
prendre des mesures supplémentaires concernant des substances extrêmement
dangereuses, quand une actions complémentaires au niveau nécessaire. » S’il n’est
pas fait explicitement mention des « nanomatériaux » dans REACH, ceux-ci sont
couverts par la notion de substance. Or, ce sont uniquement les substances
produites ou importées en quantités supérieures à une tonne par an qui doivent
être enregistrées dans la base de données de l’agence européenne, selon un agenda
particulier.
Les
nanomatériaux,
parce
qu’ils
n’excèdent
pas
le
seuil
d’enregistrement, ne font pas l’objet de l’application des exigences de sécurité.
102
PONCE DEL CASTILLO A.-M., “La réglementation européenne en matière de nanotechnologies », Courrier
hebdomadaire du CRISP, 2010/20, n°2065, p. 5-40.
49
-
Le règlement (CE) n°1223 du 30 novembre 2008 modifiant la directive 76/768
CEE sur les cosmétiques : c’est le premier instrument légal européen contenant
des dispositions spécifiques aux nanomatériaux. Il s’agit pour les industriels du
secteur de garantir la sécurité des produits et un minimum de transparence sur les
dangers associés. Le règlement prévoit de nouvelles règles sur la notification et
l’étiquetage, qui imposent l’exécution d’une procédure d’évaluation de la sécurité
pour tous les produits contenant des nanomatériaux avant qu’ils puissent être
commercialisés. Ainsi, tous les produits cosmétiques contenant des nanomatériaux
doivent être notifiés à la Commission.
-
Le règlement sur les nouveaux aliments : à propos du développement des
nanotechnologies dans le secteur, la sécurité alimentaire est la principale
préoccupation. Ainsi, l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)
demande que des investigations plus poussées soient menées pour aborder les
nombreuses incertitudes portées par les nanotechnologies. Elle évoque plusieurs
besoins : le développement de programmes de méthodes pour détecter,
caractériser et quantifier les nanomatériaux manufacturés dans les aliments, les
matériaux en contact avec les aliments et les fourrages pour animaux,
l’amélioration des méthodologies d’essai pour évaluer leur toxicité et la
comprendre (notamment du point de vue de la carcinogénécité).
Il n’existe donc aucun cadre de référence précis permettant d’aborder les
nanotechnologies en droit positif. Or, « la complexité et l’imprévisibilité, intrinsèques ou
programmatiques, font partie des traits saillants des nanotechnologies et de leur
développement. »103 D’où, selon Stéphane Lacour, la mobilisation du principe de précaution,
« présenter
comme
devant
encadrer
le
développement
de
l’ensemble
des
nanotechnologies »104.
B. Et le principe de précaution ?
L’incertitude portée par le développement des nanotechnologies oriente le débat à son
propos sur la mobilisation du principe de précaution. Celui-ci, après avoir été défini, sera donc
103
104
LACOUR S., 2001, op. cit.
Ibid.
50
étudié au prisme des nanotechnologies. Alors de que les acteurs juridiques ont des difficultés
à se saisir du principe, le contexte de développement mondialisé et à forte valeur ajoutée ne
favorise pas une prise de position, qui revêt dans ce contexte un caractère plus politique que
juridique.
1. Définition du principe de précaution
En 1987, le « rapport Brundtland105 » souligne la nécessité de prendre des
« précautions » par rapport au développement de certaines activités, et ce même si la nocivité
des activités n’est pas encore reconnue au moment où ces activités sont entreprises. Le rapport
a un grand impact au niveau international : outre le fait de contribuer à l’émergence de la
notion de développement durable, il « met en lumière » la notion de précaution, qui sera
définie dans la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement durable du 13
juin 1992. C’est dans l’article 15 qu’est introduit le principe, dans les termes suivants :
« L’absence de certitude, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du
moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant
à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût
économiquement acceptable. »
A l’origine de ce principe, qui a d’abord pris de l’ampleur en Allemagne dans les
1960, du fait de mouvements liés à la protection de l’environnement 106, il est indispensable de
citer les travaux du philosophe Hans Jonas, et particulièrement l’ouvrage Le principe de
responsabilité107 publié en 1979 en Allemagne. Le principe est en lien avec l’émergence de la
« société du risque »108, notamment définie par Ulrich Beck et Anthony Giddens109. Selon ce
dernier,
« Elle désigne la société moderne, marquée par le déclin de la tradition, par l’emprise
croissante du progrès scientifique sur nos existences qui remplace l’empire qu’exerçait
autrefois la nature. Les conséquences de l’activité humaine ont introduit de nouveaux
105
Organisation des Nations Unies, Commission mondiale sur l’environnement et le développement, « Notre
avenir à tous », 1987.
106
AUFORT C., « Principe de précaution : où sont les risques ? », Nouvelles fondations, 2007/2 n°6, p. 55-61.
107
JONAS H., Le Principe responsabilité, Paris, Cerf, 1990 (publication originale : 1979).
108
BECK U. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 (publication originale,
1986).
109
GIDDENS A., Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, 2000 (publication originale, 1991).
51
risques (pollution, réchauffement de la planète, vache folle, etc.), de nouvelles
incertitudes, qui affectent nos décisions quotidiennes. »
Ces nouveaux risques, dits risques diffus ne peuvent pas être pris en charge par les
dispositifs assurantiels garantissant les risques prévisibles. En effet, ils se caractérisent par le
fait qu’ « ils ne sont pas calculables selon une logique probabiliste, et ils entraînent des
conséquences irréversibles, elles aussi incalculables. »110 Pour Robert Castel, ces situations ne
peuvent d’ailleurs pas être qualifiées de risque, puisque leur probabilité d’occurrence ne peut
être déterminée, même par la science. Il préfère parler « d’éventualités néfastes, ou de
menaces, ou de dangers qui risquent effectivement d’advenir mais sans que l’on dispose de
technologies adéquates pour les prendre en charge, ni même de connaissances suffisantes pour
les anticiper. »111
Ainsi, ces « éventualités néfastes » selon Hans Jonas font que les hommes, de par les
innovations technologiques qu’ils ont créées, ont désormais la capacité de s’autodétruire ou
d’altérer significativement la qualité de vie des générations futures. Face à cela, il demande
aux hommes de mettre en œuvre le principe de responsabilité : « Agis de façon que les effets
de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur
Terre. »112 En effet, « jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne
doivent être mis en jeu dans les paris de l’avenir. » Cela implique que les sociétés modernes
renouvellent leurs principes éthiques, et que la notion de responsabilité (ou de précaution) soit
étroitement associée à celle progrès technique, voire même la conditionnant.
Le principe de précaution crée donc les conditions permettant d’inverser la charge de
la preuve de l’absence de risque.
« Jusqu’à maintenant, l’innovation était présumée innocente, il revenait aux experts de
prouver l’existence des dangers potentiels qu’ils pouvaient supposer. Maintenant,
toute nouveauté est supposée coupable, il faut prouver son innocence. »113
110
CASTEL R., La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil, 2009.
Ibid.
112
JONAS H., op. cit.
113
AUFORT C., 2007, op. cit.
111
52
Le principe de précaution a été introduit en droit français en 1995, dans le cadre de la
loi n°95-101 du 2 février relative au renforcement de la protection de l’environnement, dite
loi Barnier. Celle-ci institue les principes généraux du droit de l’environnement, dont le
principe de précaution, définit selon les termes suivants :
« L’absence de certitudes compte-tenu des connaissances scientifiques et techniques
du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées
visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à
un coût économiquement acceptable. »
Ce principe est aujourd’hui empreint de juridicité (le Conseil Constitutionnel, dans une
décision de juin 2008, a considéré que le principe de précaution, comme l’ensemble de la
Charte de l’Environnement (2005) a une valeur constitutionnelle).
Selon Olivier Borraz, « il est devenu une norme de référence pour les actions et
politiques publiques dans le domaine de la protection de l’environnement puis, par extension,
de la sécurité alimentaire et de la santé publique »114, soit des risques collectifs115 potentiels.
Si l’incertitude est importante concernant les nanomatériaux, la certitude est qu’ils
sont bien présents dans notre vie quotidienne. Le principe de précaution semble, si l’on se fie
à la définition de la précaution, s’imposer. Or, le manque de connaissance est lié autant à la
difficulté pour la science de sa saisir des nanomatériaux, objets complexes et multiples, mais
surtout du blocage opéré par les industriels.
2. La difficile appréhension par les juges du principe de précaution
La définition du principe de précaution par la Charte de l’Environnement confirme la
responsabilité des décideurs publics, chargés de la mise en œuvre des mesures de précaution,
114
BORRAZ O., « Le principe de précaution comme norme de l’action publique, ou la proportionnalité en
question », Revue économique, 2003/6, vol. 54, p. 1245-1276.
115
Les risques collectifs sont entendus dans cette recherche selon la définition d’Olivier Borraz, soit comme des
menaces d’atteintes qui affectent des biens collectifs ou qui concernent de larges groupes de personnes du fait du
comportement d’autres agents ou de phénomènes naturels.
53
dans le cadre de leurs compétences116. Mais cette consécration constitutionnelle n’a pas résolu
tous les problèmes juridiques : la doctrine s’interroge toujours sur la portée du principe.
Ces interrogations portent notamment sur :
-
La définition même du principe. Le principe de précaution définit par la loi Barnier
demande de ne pas retarder l’adoption de mesures de prévention des risques, basées sur
l’évaluation des risques. D’autres, et particulièrement la société civile (ONG, victimes
de catastrophes de santé publique) défendent l’application d’un principe de précaution
basée sur l’abstention, ou le refus d’agir sans avoir apporté, à propos de cette action, la
preuve de l’absence de risque117.
-
Quand considérer qu’une technologie est évaluée de telle façon que la connaissance des
risques soit la plus exhaustive possible ?118
-
Quelle portée politique d’une décision invoquant le principe de précaution ?
Les diverses interrogations remettent en cause son effectivité par les juges, qui doivent
s’en saisir, lui donner des conséquences juridiques réelles en termes de responsabilité ou
d’illégalité d’une décision prise par les pouvoirs publics.
Ainsi, les réceptions jurisprudentielles du principe illustrent le fait que les juges
éprouvent une difficulté à appréhender le principe119. Les juges, par exemple, ne
l’appliqueraient pas toujours la distinction entre prévention et précaution. Selon elles,
116
« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques pourrait
affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent par application du
principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des
risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
117
O. Borraz évoque à ce sujet la définition du Conseil d’Etat du principe de précaution dans un rapport public :
« ce nouveau concept se définit par l’obligation pesant sur le décideur public ou privé de s’astreindre à une
action ou de s’y refuser en fonction du risque possible. Dans ce sens, il ne lui suffit pas de conformer sa conduite
à la prise en compte des risques connus. Il doit, en outre, apporter la preuve, compte-tenu de l’état actuel de la
science, de l’absence de risque. » (le Conseil d’Etat a évoqué cette définition comme non pertinente dans la suite
du rapport).
118
Olivier Borraz cite la graduation établie par Olivier Godard pour qualifier la maturité scientifique des
connaissances des risques : 1. La simple conjecture scientifique 2. L’hypothèse non étayée, non réfutée et
compatible avec l’état des savoirs scientifiques 3. L’hypothèse non étayée mais résultant d’une méthode
scientifique acceptée 4. L’hypothèse étayée par des travaux scientifiques de modélisation et/ou simulation, des
observations empiriques ou des résultats expérimentaux ayant la validité d’indices et acceptée ou soutenue par
une minorité de scientifiques 5. L’hypothèse scientifique étayée, empiriquement ou par modélisation, et acceptée
par une majorité de scientifique 6. L’hypothèse validée de façon isolée, à confirmer, qu’il s’agisse d’une
démonstration expérimentale ou d’une découverte, demandant à être reproduite, confirmée ou critiquée 7. Le
résultat majoritairement accepté par la communauté scientifique, mais encore soumis aux critiques ou réserves
d’une minorité scientifique 6. Le résultat avéré, accepté par la communauté scientifique quant à l’existence du
risque.
54
« Ce travail de construction [de la jurisprudence] est lent et ne répond pas à une
évolution linéaire qui traduirait la mise en œuvre d’une idée déjà préconçue de ce que
doit être la précaution et de ce qu’elle doit apporter aux politiques de gestion des
risques. Au contraire, le processus par lequel le principe de précaution trouve
progressivement sa place dans la jurisprudence et dans les politiques des risques
témoignent de l’existence de tensions et de mouvements contradictoires entre des
conceptions différentes. »120
3. Une mise en œuvre sensible au vu des débouchés commerciaux des nanotechnologies
Le développement des nanotechnologies est affiché comme une priorité stratégique,
particulièrement aux Etats-Unis. Il fait aussi l’objet d’investissements importants de la part
des industriels, qui parient sur les nanotechnologies dans de nombreux domaines. Dans le
même temps, au vu de leurs caractéristiques, « la demande de cadres normatifs mieux adaptés
à un développement responsable se fait pressante, à l’échelon national comme
international. »121
En France, ce sont le Comité de la prévention et de la précaution (avis de 2006 122) et
l’Afsset (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail) 123 qui
insistent sur le manque de données concernant cette technologie, et qui invitent les pouvoirs
publics à renforcer la régulation en la matière. Au niveau européen, la Commission
européenne, dans une communication de 2004124 prône la mise en œuvre d’une stratégie en
faveur des nanotechnologies « sûre, intégrée et responsable ». Des voix institutionnelles
s’élèvent même au niveau international (OCDE notamment).
Stéphanie Lacour souligne toutefois « l’insuffisance du principe de précaution comme
réponse unique. » Même si le principe de précaution permet à la société de prendre
conscience de la globalité et la complexité des risques auxquels elle est exposée, elle
119
VANNEUVILLE R., GANDREAU S., Le principe de précaution saisi par le droit. Les enjeux
sociopolitiques de la juridicisation du principe de précaution, Paris, La Documentation française, 2006.
120
Ibid.
121
LACOUR S., 2001, op. cit.
122
Comité de la prévention et de la précaution, 2006, op. cit.
123
L’Afsset a été remplacée par l’ANSES
124
COMMISSION DES COMMUNAUTES EUROPENNES, Vers une stratégie européenne en faveur des
nanotechnologies, Communication de la Commission, Bruxelles, 2004.
55
« n’implique pas pour autant que seul le principe de précaution puisse répondre à la variété
des risques engendrés par les technologies émergentes. »
En effet, celui-ci tend à être remis en cause par le contexte économique et commercial
international, fortement concurrentiel. Ainsi, Sylvie Lupton analyse comment les négociations
commerciales internationales sur le bœuf aux hormones révèlent un conflit entre deux
« interprétations rivales […] sur l’importance à accorder aux incertitudes scientifiques […]
qui est utilisée par les agents afin de refuser un produit en se basant sur le principe de
précaution, ce qui a pour conséquence de restreindre les marchés. »125
L’Union Européenne interdit l’importation de bœuf américain et canadien élevé aux
hormones de croissance depuis 1988, en application de directives interdisant l’utilisation
d’hormones de croissance dans l’Union126. Les Etats-Unis et le Canada se déclarent pénalisés
(les pertes annuelles de cette interdiction sont évaluées à 250 millions de dollars par an).
« Ils contestent le caractère scientifique de l’interdiction, et affirment qu’il n’existe
aucune preuve scientifique indiquant que ces hormones représentent des risques pour
la santé, à condition que les bonnes pratiques vétérinaires soient respectées. L’UE a
rejeté cet argument en mettant en avant le principe de précaution pour justifier son
interdiction : compte tenu des incertitudes scientifiques affectant l’évaluation des
risques pour la santé humaine, un moratoire était justifié. »127
Suite à la mobilisation des Etats-Unis dans les instances régulant le commerce
international (Uruguay Round, Organisation mondiale du commerce)128, l’UE est sommée en
1998 d’apporter des indications scientifiques pertinentes pour justifier son interdiction, alors
que l’Etats-Unis et le Canada ont pu prendre des contre-mesures (sanctions financières de près
de 130 millions de dollars, renforcement des mesures douanières sur certains produits
européens). L’UE poursuit alors ses recherches, qui ont pu démontrer « les effets d’une
hormone (l’œstradiol 17β) sur le développement de tumeurs cancéreuses. Ces recherches ont
125
LUPTON S., « Commerce international et incertitudes sur les effets environnementaux et sanitaires des biens.
Les négociations autour du bœuf aux hormones et des OGM », Négociations, 2011/2, n°16, p. 23-37.
126
Directives du Conseil des ministres du 31 juillet 1981, du 7 mars 1998. Directive 96/22/CE du 29 avril 1996.
127
LUPTON S., 2011, op. cit.
128
L’accord SPS (The Sanitary and Phytosanitary Dispute Settlement Paper) témoigne de la vision américaine
qui favorise une approche en termes d’évaluation des risques, et qui se base sur le fait que le principe de
précaution
n’est
pas
reconnu
dans
le
droit
international.
Voir
http://www.wto.org/french/tratop_f/sps_f/spsagr_f.htm
56
justifié une nouvelle directive (directive 2003/74/CE) imposant une interdiction permanente
par rapport à l’œstradiol 17β et une interdiction provisoire pour cinq autres hormones basée
sur le principe de précaution. »129
Finalement en 2009, les Etats-Unis et l’UE ont signé un accord temporaire. L’UE
autorise des quantités plus importantes de viande américaine sans hormones alors que les
Etats-Unis renoncent à une forte hausse des droits de douane pour le roquefort et l’eau
minérale.
Selon Sylvie Lupton,
« L’issue du conflit ne résulte pas d’une voie médiane entre les positions des EtatsUnis et de l’UE. Chaque partie est restée sur sa position, mais une solution
économique a été trouvée en acceptant l’entrée du bœuf sans hormones sur le marché
européen. La segmentation du marché (sans hormones/avec hormones) a permis de
classer cette affaire. »130
Aussi, ce conflit révèle les difficultés pour les autorités françaises et européennes de
mobiliser le principe de précaution face à des innovations incertaines pour en faire des « biens
indéterminés »131. Cela s’applique particulièrement aux nanotechnologies, porteuses de
débouchés économiques et commerciaux importants, et d’autant plus dans un contexte de
crise économique. La problématique pourtant prégnante, puisqu’aujourd’hui, aucune
référence réglementaire explicite aux nanoparticules n’existe, notamment du fait de la
monopolisation de l’information relative aux nanotechnologies par les industriels132. Les
autorités se retrouvent donc démunies face à une problématique majeure qui dépasse les
cadres traditionnels du droit. Celle-ci revêt en effet des enjeux politiques et internationaux
face auxquels le juge se retrouve démuni.
Selon le juriste Bernard Drobenko, le défi doit tout de même être relevé par le droit,
129
LUPTON S., 2011, op. cit.
Ibid.
131
Les biens indéterminés sont définis par Sylvie Lupton comme des biens pour lesquels l’incertitude
scientifique est utilisée comme justificatif de refus des produits sur un marché.
132
Si des outils d’évaluation des risques existent, ceux-ci ont été développés par les industriels. On peut citer la
méthode Nanorisk Framework (DuPont et Environmental Defense Fund), le « Guide des bonnes pratiques
nanomatériaux et HSE » (Fédération française pour les sciences de la chimie et Union des industries
chimiques)…
130
57
« Quelque soit le niveau considéré, les nanoparticules manufacturées sous-tendent des
catastrophes en devenir… In fine, oui, les nanoparticules constituent un défi, d’abord
pour les sociétés qui les mettent en œuvre, puis pour celles qui ont ou auront à y être
confrontées, en fin pour le droit. Insuffisant en la forme actuelle, les risques et les
dangers sous-jacents révèlent bien à un appel au droit. »133
Stéphanie Lacour, rejoint Bernard Drobenko :
« Souhaitons que la réponse, lorsqu’elle sera formulée, apporte, sur la régulation des
incertitudes liées aux nanotechnologies, des éléments de clarification qui soient de
nature à favorisée réellement le développement responsable des nanotechnologies, et
par voie de conséquence, une distribution sociale optimale des bénéfices et des risques
engendrés par ces technologies. »
Le défi pour le droit est donc conséquent, car il implique des défis démocratiques sur
l’acceptabilité des risques et des vulnérabilités, le partage des risques, la place de la science et
le choix entre rationalité éthique et rationalité économique.
133
DOBRENKO B., 2012, op. cit.
58
Par l’importance qu’ont ses conséquences sur la société, la catastrophe peut être
considérée comme un objet à part entière. Si on considère ici catastrophiques technologiques,
et particulièrement industrielles, on pourrait aussi s’intéresser aux catastrophes naturelles, aux
catastrophes de guerre et de terrorisme… Ce sont ses conséquences qui la rende objectivable
pour et par tous. « Elle véhicule un rapport au monde spécifique et a une aura sans réel
équivalent, d’où l’emploi possible du singulier Catastrophe. »134 Elle n’en reste pas pour
autant facilement définissable : si elle crée des conséquences objectives, elle admet une forte
subjectivité, par la réception qu’en font les individus, mais surtout les sociétés.
« Elle porte en elle une rupture et induit irrémédiablement une extériorité, d’où cette
référence constante au désordre, au trouble et par conséquent au régime des émotions.
Elle est création et véhicule à elle seule un univers à part entière qui vient télescoper le
quotidien, le banal et le normal. »
Les origines du mot bouleversement qui la définit si bien sont théâtrales : la
catastrophe revêt dans nos sociétés actuelles les caractéristiques d’une tragédie, d’autant plus
accentuée par les médias, dont les spectateurs assistant aux malheurs de leurs semblables sont
bien plus nombreux que dans un théâtre.
Pour … la catastrophe ne peut être réduite à un risque réalisé :
« Elle serait alors bornée à un défaut de prévision ou à un modèle préventif défaillant,
ce qui supposerait qu’elle était prévisible. En outre, la catastrophe serait restreinte à sa
dimension accidentelle et factuelle. Or sa principale caractéristique est de provoquer
une rupture des schémas établis […] »135.
Dès lors, l’entreprise du droit dans l’élaboration de dispositifs censés prévenir les
catastrophes est-elle un non-sens ? On a vu que le droit se mobilise particulièrement suite à
une catastrophe, notamment du fait des conséquences que celles-ci à sur la société, en
demande de toujours plus de sécurité. Il réagit donc en proposant de nouveaux schémas et
modèles, basés sur le risque à l’origine de la catastrophe, pour éviter qu’une catastrophe
semblable (dans ses causes) ne se reproduise.
134
135
CLAVANDIER G. « Faire face à la catastrophe », La vie des idées, 2011.
Ibid.
59
Le droit tente aussi d’imposer une régulation des nouveaux enjeux constitués par les
risques diffus, risques se définissant par leur impossibilité d’être probabilisé. S’il dispose
d’outils pour le faire – le principe de précaution – celui-ci reste insuffisant car aussi instable
que les risques qu’il tente de réguler. Sa mobilisation découle avant tout d’une volonté
politique, et donc d’un bouleversement de la société dans ses valeurs – qui empêcherait donc
le bouleversement de la catastrophe.
On a vu dans une première partie dans mesure le droit se saisit des risques collectifs
majeurs susceptibles de provoquer des catastrophes, puis des risques diffus.
La deuxième partie de cette recherche est centrée sur l’après-catastrophe saisie par le
droit, soit le moment de la réparation des dommages provoqués par elle. Aussi, on verra que
la catastrophe est un événement singulier, qui bouleverse les mécanismes traditionnels du
droit de la responsabilité, toujours sous l’influence d’une demande sociale importante.
60
Partie 2 : La réparation des dommages de catastrophes : un processus
complexe
Une fois les catastrophes réalisées, les populations et institutions sociales se retrouvent
face à des dégâts, humains et matériels, causés par cet événement. Elles sont sources, de par
leur réalisation soudaine et surtout massive, de bouleversements dans la vie quotidienne des
individus (elles sont notamment porteuses de traumatismes) et des groupes sociaux.
Aussi, dans l’intérêt des victimes, les catastrophes interrogent les mécanismes
traditionnels de réparation des dommages. L’article de Bidénam Kambia-Chopin136 permet de
préciser certains points élémentaires du droit civil et de la responsabilité civile (soit la
responsabilité délictuelle et la responsabilité contractuelle). La responsabilité civile est un
principe juridique ; il oblige tout individu qui cause un dommage à autrui en cas de faute ou
de négligence à le réparer. Le droit de la responsabilité civile exige des conditions
nécessaires à l’ouverture d’une action en réparation : l’existence d’une faute, l’existence du
dommage et l’existence d’un lien de causalité entre le dommage subi par la victime et
l’activité de l’auteur du dommage :
1. Une faute, soit un non-respect de la loi ou un comportement que n’aurait pas
du avoir une personne normalement prudente placée dans les mêmes
circonstances
2. Un dommage quantifiable (les juges refusent d’indemniser un préjudice dont
le montant n’est pas chiffré) et certain : la victime doit démontrer qu’elle a
éprouvé une perte ou une dégradation par rapport à un état antérieur. Ainsi, la
simple exposition à un risque ne constitue pas un dommage certain et n’ouvre
pas droit à la réparation. La victime doit apporter la preuve de la matérialité et
de l’effectivité du préjudice. Les dommages sont :
-
Les dommages aux biens soit une altération, causée de manière volontaire
ou involontaire par un tiers, d’un bien dont le propriétaire est celui qui se
plaint de cette altération (c’est-à-dire la victime).
136
KAMBIA-CHOPIN B., « Règles de responsabilité civile et prévention des risques environnementaux »,
Revue d’économie politique, 2007/2, vol. 117, p. 285-308.
61
-
Les dommages aux personnes :
o Le dommage corporel porte atteinte à l’intégrité physique d’une
personne.
o Le dommage moral est considéré par le droit civil comme
recouvrant,
pour
l’individu,
des
intérêts
de
nature
extrapatrimoniale.
3. Un lien de causalité entre la faute et le dommage : le fait doit être la cause
(même seulement en partie) du dommage. Ainsi, la responsabilité délictuelle
peut être causées par plusieurs faits générateurs : le fait personnel (article
1382 du Code civil : « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un
dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » et article
1383 du Code civil : « chacun est responsable du dommage qu’il a causé non
seulement par son fait mais encore par sa négligence ou par son
imprudence. »), le fait d’autrui (article 1384 du Code civil : « on est
responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait,
mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit
répondre […] »), le fait des choses (article 1384 du Code civil : « on est
responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait,
mais encore de celui qui est causé par le fait […] des choses que l’on a sous
sa garde »).
Concernant la réparation d’un dommage, en matière de responsabilité civile, ou
administrative, le principe est celui du dédommagement intégral du préjudice. Celui-ci a été
consacré par la jurisprudence, sur la base de l’article 1382 du Code civil. Dans plusieurs arrêts
la Cour de Cassation a considéré à l’aune de cet article, « qu’attendu que le propre de la
responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le
dommage et de rétablir la victime aux dépens du responsable dans la situation où elle se serait
trouvée si l’acte dommageable ne s’était pas produit. »
Ainsi, le premier chapitre de cette partie abordera les mécanismes des dispositifs
juridiques proposés aux victimes de dommages causés par catastrophes. Il s’agira notamment
de constater que le droit est relativement bousculé, en raison des caractéristiques particulières
des dommages résultant de catastrophes, tenant à un aspect quantitatif – en termes de victimes
touchées par un même événement – mais aussi qualitatif – de par les traumatiques durables
62
susceptibles d’émerger chez la victime. De ce fait, les préjudices sont difficilement
identifiables et évaluables, d’où la nécessité pour le droit de « sortir » de ses structures
processuelles traditionnelles et de faire appel à des mécanismes ad hoc. L’étude des modalités
de réparation des dommages permettra de constater que là aussi le droit de la responsabilité
est remis en cause par des mécanismes d’indemnisation des dommages collectifs, fondés sur
le principe de solidarité nationale.
CHAPITRE 1 : LA DIFFICILE IDENTIFICATION DES DOMMAGES ET PREJUDICES
CAUSES PAR LES CATASTROPHES
Section 1 – Les dommages de catastrophes : des dommages particuliers
Contrairement au risque classique, les risques majeurs sortent de l’enceinte
industrielle : ils ne lèsent pas seulement les personnes directement concernées par cette
enceinte (les salariés par exemple) mais le milieu environnant tout entier : personnes morales,
personnes privées subissant des dommages matériels, corporels… Ils représentent « la menace
dont la gravité est telle que la société se trouve absolument dépassée par l’immensité du
désastre. »137
Les préjudices résultant de la catastrophe sont donc caractérisés par leur aspect
« collectif », « la notion de dommage [évoluant] quantitativement et [changeant] d’échelle
lors d’une catastrophe »138.
A. La notion de préjudice de masse
Ainsi, Caroline Lacroix qualifie-t-elle les préjudices d’une gravité exceptionnelle qui
affectent un grand nombre d’individus des « préjudices de masse »139 : « ils ont pour
spécificité de mettre en cause un grand nombre de victimes qui ont subi des préjudices
similaires causés par un processus commun, soit simultanément, soit de manière différée. »140
137
TAZIEFF H,, cité dans LARROUY X., OURLIAC J.-P., Risques et urbanisme, Le moniteur, Paris, 2004.
LACROIX C., op. cit., 2008.
139
Ibid.
140
Ibid.
138
63
Les préjudices sont aussi massifs du point de vue de la gravité des dommages. La
catastrophe AZF de Toulouse peut ici encore être évoquée à titre d’exemple :
-
Le site d’AZF est soufflé, ainsi que plusieurs établissements de la zone
commerciale voisine, une partie du dépôt de bus de Langlade, des bâtiments
publics (le lycée Gallieni, la salle de spectacle le Bikini). Les dommages aux
biens se caractérisent par leur étendue géographique, puisque des dégâts ont été
constatés à plusieurs kilomètres du lieu de la catastrophe, au centre-ville de
Toulouse. Aujourd’hui, dans des quartiers proches de l’usine (Mirail et
Bagatelle), des bâtiments n’ont toujours pas été réparés (murs lézardés, portes et
fenêtres enfoncées, vitres brisées…). Au total, les dégâts matériels sont estimés à
2 milliards d’euros.
-
31 morts, dont 21 employés du site et 8 personnes extérieures
-
2 500 blessés, dont une trentaine dans un état grave. Certaines souffrent encore
aujourd’hui de pathologies chroniques s’étant développées après la catastrophe
(désordres psychiques, problèmes auditifs…).
Ainsi, au caractère quantitatif induit par la notion de « masse » s’ajoute la dimension
éminemment subjective de la réception de la catastrophe et de ses effets par chaque individu.
Les retours d’expérience et les expertises médicales ont montré que les victimes d’accidents
majeurs pouvaient, à une fréquence relativement élevée, développer des troubles
psychologiques majeurs directement liés à la catastrophe.
La prise en charge de ce traumatisme s’est progressivement développée, jusqu’à
devenir une mesure d’urgence lors d’une catastrophe. Aussi le droit a-t-il progressivement
consacrés des préjudices particuliers ou « spécifiques ».
B. La création de préjudices spécifiques
1. Les conséquences psycho traumatiques d’une catastrophe
Suite à l’explosion d’AZF en 2001, le maire de Toulouse de l’époque, Philippe
Douste-Blazy, fait appel à l’urgence psychiatrique pour gérer « le risque traumatique »141 :
« moins d’une heure après l’explosion, l’équipe municipale sollicite l’ensemble des
141
LATTE S., RECHTMAN R., « Enquête sur les usages sociaux du traumatisme à la suite de l’accident 1 de
l’usine AZF à Toulouse », Politix, 2006/1, n°73, p. 159-184.
64
thérapeutes de la ville qu’elle invite à se rassembler place du Capitole. La mobilisation des
cliniciens est inédite puisque rapidement plus de 380 psychologues et 40 psychiatres sont
disséminés à travers la commune à la recherche des personnes exposées. »142 Ainsi, l’ampleur
du traumatisme psychique est immédiatement reconnue : celui-ci est en effet intimement lié à
la survenue d’une catastrophe.
Jean-Luc Gaspard et Marie Jean-Sauret ont étudié les contenus des entretiens réalisés
par une équipe de recherche en psychopathologie clinique et en psychanalyse de l’Université
de Toulouse – Le Mirail. Pour évoquer les conséquences psychologiques de la catastrophe
d’AZF, ils parlent de « cet insoutenable brutalement convoqué »143 : le questionnement et le
malaise psychologiques ont été imposés à ces personnes, devenues brutalement les victimes
d’un événement auquel elles n’avaient pas pris part, si ce n’est de vivre dans la même
agglomération que là où était située l’usine AZF.
« Aussi, les événements à connotation catastrophique sont à l’origine de la découverte
et de la mise en évidence de différents préjudices extrapatrimoniaux, essentiellement
moraux »144 : en effet, « un préjudice post-traumatique spécifique à un événement collectif est
diagnostiqué par des spécialistes de la santé publique et de la psychiatrie vers la fin des
années 80 »145. La juriste Marie-France Steinle-Feuerbach évoque ainsi la thèse du psychiatre
Louis Croqc, selon lequel « les catastrophes occasionnent non seulement des blessures
physiques mais aussi des désordres psychiques, individuels ou collectifs, immédiats ou
différés, aigus ou chronicisés »146 :
« L’intensité du traumatisme psychique, de l’expérience vécue et des circonstances qui
l’ont entourée auront d’autant plus d’effets négatifs que l’incident aura été
imprévisible, soudain, massif, intense. Plus il aura été représentée une menace vitale
142
Ibid.
GASPARD J.-L., SAURET M.-J., « AZF : leçons cliniques d’un accident social » in DE TERSSAC G.,
GAILLARD I., La catastrophe d’AZF. L’apport des sciences sociales humaines et sociales, Paris, Lavoisier,
2008.
144
LACROIX C., op. cit., 2008
145
STEINLE-FEUERBACH M.-F., « A situations exceptionnelles, préjudices exceptionnels, réflexions et
interrogations », site Internet de la Cour Cassation, novembre 2000.
146
Ibid.
143
65
pour l’intégrité corporelle de l’individu, plus celui-ci se verra confronté à sa propre
vulnérabilité et pire sera le vécu de l’incident traumatique. »147
2. L’émergence de préjudices « spécifiques » reconnus par le droit
Les préjudices spécifiques (ou exceptionnels, ou ad hoc) sont d’origine
jurisprudentielle : « la jurisprudence a en effet affiché la volonté d’améliorer la situation des
victimes en traduisant le mieux possible la réalité de la catastrophe à travers la reconnaissance
et l’indemnisation de nouveaux dommages »148, particulièrement liés aux souffrances morales
post-traumatiques. Elle est donc propre à une situation ou à un événement précis.
La reconnaissance de tels préjudices est consécutive de la reconnaissance de la
possibilité pour le droit de prendre en charge le Pretium Doloris, soit le prix de la douleur.
Selon le dictionnaire juridique JuriTravail, il désigne :
« Une cause de préjudice en réparation de laquelle la victime obtient une
compensation financière pour les souffrances qu’elle a ressenties ensuite des blessures
subies, et ce, que ces souffrance aient été ou non la conséquence directe ou indirectes
d’un fait accidentel ou d’un mauvais traitement dont l’auteur doit répondre. Cette
réparation se cumule avec l’indemnisation des autres chefs de préjudice tels que le
préjudice physique, le préjudice moral ou le préjudice esthétique. »149
A ce titre, on peut citer, au titre de la réparation de préjudices liés à des défaillances
organisationnelles (justice, médecine) :
-
La reconnaissance du préjudice causé par les souffrances résultant d’un parcours
judiciaire dramatique.
-
Le préjudice d’être né, consacré par l’arrêt de la Cour de Cassation du 17 novembre
2000 (affaire Nicolas Perruche contre Caisse Primaire d’Assurance Maladie de
147
CROCQ L., DOUTHEAU C., SAILHAN M., « Les réactions émotionnelles dans les catastrophes »,
Encyclopédie médicale de chirurgie, Paris, Psychiatrie, 1987, p.8.
148
LACROIX C., op. cit., 2008
149
Dictionnaire Juri Travail.com, « Pretium doloris », http://www.juritravail.com/lexique/Pretium.html
66
l’Yonne), qui déclare que « dès lors que les fautes commises par le médecin et le
laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme Perruche avaient empêché
celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse et ce afin d’éviter la naissance
d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice
résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues. »150
Les préjudices spécifiques liés à des catastrophes peuvent être les suivants :
Suite à la survenue d’événements catastrophiques, le juge a pu considérer les
préjudices spécifiques suivants :
-
La reconnaissance d’un préjudice spécifique en cas d’attentat, le préjudice spécifique
d’acte terroriste. Il a été consacré par le Fonds de garantie des actes de terrorisme :
ainsi, le supplément d’indemnisation est forfaitaire (40% du capital représentant
l’évaluation de l’incapacité permanente partielle : le syndrome post-traumatique se
manifeste en effet par un état séquellaire durable, des cauchemars, des sursauts et est
susceptible de déclencher des névroses d’effroi, comparables à celles vécues en temps
de guerre.
-
L’existence d’un préjudice post-traumatique en cas d’accident collectif : en 1997, le
tribunal de Grenoble reconnaît le traumatisme psychologique incontestable des
survivants de la noyade collective occasionnée par un lâchage d’eau d’un barrage
EDF, alors qu’une institutrice avait emmené ses élèves faire une promenade dans le lit
du fleuve du Drac. Auparavant, « aucune disposition particulière n’avait été prise pour
indemniser les victimes d’accidents collectifs ; il convenait donc d’appliquer le droit
commun en se référant au principe de la réparation intégrale et par conséquent
d’inclure dans le pretium doloris151 non seulement les souffrances physiques, mais
également les souffrances psychiques. »152
150
Cour de Cassation (Assemblée plénière), 2000, arrêt Nicolas Perruche contre Caisse primaire d’assurance
maladie de l’Yonne.
151
Le pretium doloris désigne le dommage lié aux souffrances physiques et morales d’un individu (les douleurs
liées à une blessure, le préjudice moral dû à la perte d’une personne proche…).
152
STEINLE-FEUERBACH M.-F., op. cit., 2000.
67
-
Un préjudice spécifique a aussi été reconnu suite à l’explosion d’AZF à Toulouse153,
permettant « une indemnisation objective, autonome et exceptionnelle correspondant à
une souffrance supplémentaire durable, conséquence éventuelle du retentissement de
l’aspect collectif du sinistre. »154 Pour être indemnisé, ce préjudice doit être constaté et
évalué médicalement, puis s’indemnise sur la base du pretium doloris.
-
Le préjudice spécifique d’angoisse ou d’anxiété, issu d’une jurisprudence de la Cour
de Cassation dans l’affaire de l’amiante, prend désormais en compte le retentissement
psychologique de la crainte de développer des maladies suite à une exposition
récurrente à l’amiante qui est prouvée. Ainsi, la Cour dépasse la notion de préjudice
actuel et réel pour décider de l’indemnisation des plaignants (alors que selon la
logique classique et individuelle, le problème de la réparation est nécessairement lié à
l’existence d’un dommage : c’est le dommage qui sous-entend la réparation).
-
Une angoisse liée à l’attente est également présente chez les proches des victimes
d’accidents collectifs. « L’indemnisation du préjudice moral des membres de la
famille d’une victime est admise en justice »155 (le principe est toutefois critiqué par
une partie de la doctrine, craignant la commercialisation des sentiments). Dans le
cadre de la catastrophe, le préjudice tient donc compte de l’angoisse de l’attente de
l’entourage (notamment de l’annonce d’un décès).
-
Le préjudice de contamination, dans le cadre d’une catastrophe sanitaire, celle du sang
contaminé : une jurisprudence de 1989 admet ainsi que « toutes les souffrances
physiques et morales dues aux contraintes médicales, aux réactions sociales, à
l’incertitude et au risque d’aggravation, ainsi qu’aux perturbations de la vie affective,
conjugale et familiale doivent être prises en compte par la Cour [de Cassation] dans
153
LATTE S., RECHTMAN R., op. cit., 2006 : « Ce supplément est le produit d’une négociation qui s’engage –
entre les associations de sinistrés, la chancellerie et les assureurs de l’entreprise civilement responsable […] ».
Les conditions posées par les signataires de la convention posent deux conditions à sa réparation : « le préjudice
doit être spécifique à la catastrophe toulousaine et il ne saurait servir de point d’appui à une extension
jurisprudentielle des postes d’indemnisation reproductible à d’autres événements. Il ne s’agit donc pas de
compenser financièrement les conséquences socio-économiques de l’explosion mais le vécu psychologique de
ces dernières, le traumatisme supplémentaire qui en découle. Ne sont d’ailleurs invitées à prétendre au préjudice
spécifique que les victimes d’étant vues reconnaître des séquelles médicalement constatables. »
154
Convention nationale pour l’indemnisation des victimes de l’explosion AZF-Grande Paroisse/Groupe TotalFina-Elf, « Avenant n°7 relatif à l’indemnisation du préjudice spécifique », juillet 2003.
155
STEINLE-FEUERBACH M.-F., op. cit., 2000.
68
l’appréciation du dommage. Sa spécificité cruelle et son exceptionnelle gravité
justifient une indemnité exceptionnelle »
Le caractère particulier des dommages des catastrophes réside donc dans leur aspect
collectif. D’autre part, les bouleversements provoqués par un événement catastrophique
admettent la réparation de préjudices spécifiques pour les victimes et les proches des victimes,
remettant en cause les principes traditionnels de la réparation des dommages. Reste que ces
préjudices sont parfois difficilement indemnisables, du fait de la complexité du processus
d’évaluation.
Section 2 – L’évaluation des préjudices
On l’a vu en introduction, un dommage doit être certain et quantifiable : les juges
refusent d’indemniser un préjudice dont le montant n’est pas chiffré. La victime doit
démontrer qu’elle a éprouvé une perte ou une dégradation par rapport à un état antérieur.
Ainsi, la simple exposition à un risque ne constitue pas un dommage certain et n’ouvre pas
droit à la réparation.
A. L’apport de preuves de l’existence du dommage
1. L’évaluation des dommages aux personnes : l’expertise médicale
L’expertise médicale a pour objet l’évaluation médicale du dommage, soit les
conséquences de l’accident sur la santé. Elle est souvent mal vécue par les victimes,
confrontées à des expertises médicales multiples, « imposant à celles-ci, avec à chaque fois
les mêmes questions posées, la revivance du même choc psycho-traumatique. »156
A ce titre, la catastrophe d’AZF a fait l’objet d’une démarche singulière : l’institution
d’un comité de suivi ad hoc, conformément au rapport de la CNAV qui préconisait « qu’à la
suite d’une catastrophe ou d’un accident collectif, il soit mis en place, chaque fois que cela
est possible, un comité de suivi destiné à coordonner l’action de l’ensemble des interlocuteurs
156
LACROIX C., op. cit., 2008
69
concernés en vue d’assurer l’information, le soutien juridique et psychologiques ainsi que
l’indemnisation des victimes. »157 A Toulouse, il était piloté directement du Ministère de la
Justice et était composé d’acteurs venant de plusieurs disciplines. Ainsi « l’existence du
comité de suivi [a permis] de densifier et de vivifier le dispositif d’expertise médico-légal » :
mise en œuvre d’une expertise unique, selon un cadre précis communiqué aux experts, et avec
la volonté d’associer à l’expertise médico-légale une fonction thérapeutique.
2. L’évaluation des dommages aux biens : l’expertise dommage
Concernant les dommages aux biens, c’est par le biais de l’assurance privée qu’un
rapport d’expertise est établi, suite à un sinistre.
L’indemnisation du dommage suppose qu’il soit constaté par un expert dommages, qui
détermine les causes du sinistre et chiffre le dommage constaté (informations compilées dans
un rapport d’expertise). Suite à des catastrophes importantes, les sociétés d’assurance mettent
en place des dispositifs particuliers afin d’appréhender de manière optimale le flux des
expertises liées. Ainsi, concrètement, dans le cadre de la Convention signée à Toulouse suite à
la catastrophe d’AZF, concernant les dommages matériels, il a été décidé que pour
-
les préjudices d’un montant inférieur ou égal à 10 000 francs, il n’y aurait pas
d’expertise
-
Les victimes seront indemnisées dans un délai d’un mois suivant le dépôt de devis
-
Les assureurs ne demandent pas d’expertise complémentaire pour les dommages
inférieurs à 300 000 francs
Ces dispositifs ont depuis été consacrés dans la loi du 30 juillet 2003 relative à
l’indemnisation des catastrophes technologiques.
B. L’évaluation monétaire du dommage
L’indemnité en droit est une compensation financière destinée à réparer un dommage.
Le terme est synonyme de celui de réparation. L’indemnisation est donc la procédure
juridique dont l’objectif est de verser cette indemnité à la victime d’un dommage : on parle du
157
LIENHARD C., « AZF : la catastrophe saisie par le droit » in DE TERSSAC G., GAILLARD I. (2008), op.
cit.
70
versement de dommages-intérêts. Ceux-ci consistent en une compensation financière destinés
à réparer le préjudice physique, moral ou matériel subi par une personne victime (d’une
mauvaise exécution d’un contrat, d’un accident, d’un délit, d’un crime).
Le versement de cette indemnité peut se faire à l’amiable entre la victime et le
responsable du dommage, ou par le recours à une procédure judiciaire. Dans les deux cas,
l’évaluation du montant des dommages-intérêts nécessite d’être fixé en amont. Ils sont
déterminés en fonction des pertes subies, des frais engagés (honoraires d’avocat par exemple),
des pertes de gains manqués et de toutes les conséquences physiques ou morales du
dommage.
Or, les dommages issus de catastrophes, dont on a pu percevoir les caractéristiques
« extraordinaires », sont particulièrement complexes à évaluer, notamment les droits
extrapatrimoniaux.
Caroline Lacroix évoque ainsi la difficulté pour le droit, mais aussi pour la société, de
fixer le prix de la vie humaine « perdue » lors d’une catastrophe :
« L’allocation de dommages et intérêts pour réparer le préjudice moral, et plus
particulièrement le prix de la vie « perdue » pour les proches, se heurte à une difficulté
pratique liée à son évaluation pécuniaire. Il apparaît a priori impossible de quantifier
objectivement le chagrin ressenti du fait du décès ou des blessures d’un proche. »158
Pour un juge, le préjudice moral est, en toutes circonstances, le plus difficile à évaluer.
Aussi, il peut dépasser le cadre fixé par le droit, c’est-à-dire la simple étendue du préjudice
subi par la victime. Cela s’illustre notamment par le fait que les montants fixés au titre de la
réparation d’un préjudice moral varient d’une juridiction à l’autre. Le juge peut notamment
être influencé par le caractère massif du fait générateur.
« Dans le cadre de circonstances exceptionnelles, il semble que les magistrats aient
tendance à opérer une évaluation majorée du préjudice moral de la victime directe ou
des proches. Un juge, se référent à l’émotion suscitée par un grave accident, peut
158
LACROIX C., op. cit., 2008.
71
estimer devoir faire un exemple avec une indemnisation hors normes des préjudices
moraux. »159
En matière de catastrophes, les juges sont guidés par un critère principal : le caractère
exceptionnel de l’événement à la source du préjudice. La jurisprudence évoque « des
circonstances particulièrement tragiques », « des circonstances dramatiques des décès »…
Aussi les juges, comme la société, tiennent compte du caractère intolérable et
inacceptable des catastrophes, élément avant tout subjectif et psychologique. Il ne s’agirait
plus pour eux de réparer un dommage, mais une injustice.
Face
au
caractère
extraordinaire
des
conséquences
d’une
catastrophe,
et
particulièrement du point de vue des dommages, ce sont toutes les institutions sociales qui
sont bouleversées. Aussi, le droit, les principes fondamentaux du droit sont remis en cause, le
juge allant même, selon Caroline Lacroix, statuer à partir d’arguments subjectifs.
Ce bouleversement des catégories traditionnelles du droit s’illustre aussi lors de
l’étape de la réparation des dommages, où des dispositifs juridiques innovants sont créés ex
nihilo suite à des catastrophes.
CHAPITRE 2 – La réparation des dommages de catastrophes
Le droit positif ne propose pas de réponse adaptée. Un certain nombre de régimes
particuliers ont été élaborés qui apportent des réponses partielles ou sectorielles. Cette
multiplicité des cas spéciaux entraîne des disparités et des inégalités entre les victimes.
Section 1 – La remise en cause du principe de reconnaissance de la responsabilité
Les régimes de réparation des catastrophes naturelles et technologiques sont des
initiatives législatives. Ceux-ci sont venus bouleverser les catégories traditionnelles du droit
159
Ibid.
72
de la responsabilité sur faute160 : la reconnaissance du droit à la réparation dépend en effet de
la capacité de la victime d’identifier le responsable du dommage subi.
Ces régimes font notamment appel à l’assurance privée, selon des modalités
déterminées par la loi, qui viennent déconnecter recherche de responsabilité et indemnisation
des victimes. Ces mécanismes sont en fait motivés et sous-tendus par le principe de solidarité.
A. Des régimes d’indemnisation spécifiques
1. Les régimes français de réparation des catastrophes naturelles et industrielles
La loi n°2003-699 du 20 juillet 2003, a, notamment, pour objectif de fixer les
conditions de réparation des dommages issus de catastrophes technologiques. Selon les
dispositions législatives, plusieurs conditions sont nécessaires à la mise en œuvre de ce
régime de réparation :
1. Le phénomène déclencheur doit trouver sa source dans une installation classée
(ICPE ou Seveso), le transport de matières dangereuses ou le stockage de gaz
naturel, d’hydrocarbures ou de produits chimiques161 ;
2. L’état de catastrophe technologique doit être déclaré par les autorités
administratives (dès lors que 500 logements au moins sont rendus inhabitables),
soit l’intensité des dégâts162. Il est constaté dans un délai maximal de 15 jours, par
un arrêté ministériel publié au Journal Officiel.
160
La responsabilité pour risque est une responsabilité sans faute, introduite dans le droit par la jurisprudence
Teffaine de la Cour de Cassation en 1896 puis la loi de 1898 qui crée un nouveau régime d’indemnisation des
accidents du travail. Le salarié victime d’un accident du travail peut demander réparation à son employeur sans
avoir à prouver la faute de celui-ci. On parle aussi d’un régime de responsabilité pour risque, qui se justifie par
l’article 1384, al. 1 du Code civil alors appliqué aux accidents du travail (« on est responsable non seulement du
dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on
doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde. »
161
Les catastrophes nucléaires ne sont pas considérées comme relevant de ce régime. La France a en effet ratifié
la Convention de Paris de 1960, complétée par la Convention de Bruxelles de 1963. Celle-ci pose le principe de
la responsabilité objective de l’exploitant de l’installation nucléaire. En plus d’inclure les dommages aux biens et
aux personnes, elle considère aussi, selon son article premier, « le coût des mesures de restauration d’un
environnement dégradé, sauf si la dégradation est insignifiante, si de telles mesures sont effectivement prises ou
doivent l’être. »
162
Selon Caroline Lacroix, « cette référence aux dommages témoigne de l’influence de la catastrophe d’AZF sur
l’esprit du législateur ». Celle-ci avait en effet entraîné des dommages sur près de 27 000 logements.
73
Les conditions d’indemnisation sont alors liées à un régime d’assurance. Il en est de
même concernant le régime d’indemnisation des catastrophes naturelles, créé par la loi du 13
juillet 1982 relative à l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles. Ce régime
d’assurance (dit « régime catnat ») est décrit dans un rapport…
Ainsi, il repose sur l’obligation d’insérer dans tous les contrats d’assurance
« dommages aux biens et pertes d’exploitation » une clause de garantie contre les dommages
résultants de catastrophes naturelles. Pour financer ce régime, les assurés doivent s’acquitter
d’une prime additionnelle dont le taux est fixé par l’Etat.
Au moment où survient un événement de type sécheresse, tempête, inondation…
provoquant des dommages, et pour que la garantie soit mise en jeu, celui-ci doit :
-
correspondre à la définition suivante : « les dommages matériels directs non assurables
ayant eu pour cause déterminante l’intensité anormale163 d’un agent naturel, lorsque
les mesures habituelles à prendre pour prévenir ces dommages n’ont pu empêcher leur
survenance ou n’ont pu être prises », soit la catastrophe naturelle définie par la loi
-
faire l’objet de la publication d’un arrêté ministériel portant constatation de l’état de
catastrophe naturelle, et définissant les zones et périodes où s’est située la catastrophe,
ainsi que la nature des dommages pris en charge. La qualification d’un événement
comme relevant d’une telle catégorie est laissée à l’appréciation de l’administration.
Le régime de la catastrophe technologique est calqué sur le « régime catnat », sauf
qu’ici, ce n’est pas l’intensité anormale de l’agent naturel qui est considérée mais l’intensité
des dégâts provoqués qui détermine la reconnaissance de l’état de catastrophe technologique.
Ainsi, le décret n°2005-1466, qui vient modifier le Code des Assurances en
conséquence, précise les conditions nécessaires à l’application du régime d’indemnisation des
catastrophes technologiques et les modalités d’indemnisation des dommages consécutifs à une
catastrophe technologique.
-
Concernant les biens immobiliers : en vertu du principe traditionnel de
réparation intégrale, le propriétaire du bien immobilier endommagé est
163
Selon Caroline Lacroix, ce critère d’anormalité est lié au caractère exceptionnel de l’agent naturel. Mais ce
terme fait l’objet de débats récurrents, tant l’appréciation d’événements naturels au regard de « l’anormalité » est
porteuse d’enjeux pour les victimes.
74
indemnisé par l’assureur, sans plafond ni déduction de la franchise. Si le bien
est trop endommagé pour être réparé, l’indemnité versée doit lui permettre de
retrouver un bien comparable dans un secteur comparable.
-
Concernant les biens mobiliers : ils sont indemnisés à leur valeur de
remplacement. Le régime d’indemnisation d’un dommage hors catastrophe
déduit la vétusté (par le biais d’un coefficient), ce n’est pas le cas dans le cadre
du régime d’indemnisation des catastrophes technologiques.
Alors, en pratique, tout assuré victime d’une catastrophe naturelle ou d’une
catastrophe technologique n’a qu’à déclarer le sinistre à son assureur dès qu’il en a la
connaissance et dans un délai déterminé après publication de l’arrêté ministériel constatant
l’état de catastrophe dans la commune. L’ouverture de la garantie a alors lieu dès lors que le
lien de causalité entre l’événement défini par l’arrêté et le dommage.
Les dommages des non-assurés (touchant notamment à l’habitation principale) sont
indemnisés selon les dispositions de l’article L421-6 du Code des assurances, qui institue et
fixe les modalités de fonctionnement d’un fonds de garantie complémentaire.
« Le dispositif [de régime d’indemnisation] est donc original en ce qu’il cherche à
combiner l’efficacité des mécanismes d’assurance avec un principe de solidarité
nationale qu’illustrent [l’extension de garantie intégrée dans les contrats de dommages
aux biens les plus répandus], l’uniformité des primes et la garantie de solvabilité
accordée par l’Etat164. »165
2. Des régimes législatifs fondés sur un principe de solidarité limité
Le principe de solidarité est au fondement de l’Etat-Providence, auquel a été attribué
le rôle de « réducteur des risques sociaux »166, dont les conséquences sont considérées comme
des dommages sociaux. Il fonde la mutualisation des risques. Progressivement consacré,
164
Les assureurs ont en effet la possibilité de se réassurer auprès de la Caisse centrale de Réassurance (CCR),
société contrôlée par l’Etat.
165
INSPECTION GENERALE DES FINANCES, CONSEIL GENERAL DES PONTS ET CHAUSSES,
INSPECTION GENERALE DE L’ENVIRONNEMENT, Rapport particulier sur les aspects assuranciels et
institutionnels du régime Catnat, septembre 2005 (dans le cadre d’une mission d’enquête sur le régime
d’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles.
166
CASTEL R., L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.
75
jusqu’à être inscrit dans la Constitution de 1946 : « la nation proclame la solidarité et l’égalité
de tous les français devant les charges qui résultent des calamités nationales. » A ce titre, il
fait partie des principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à
notre temps167.
« Il s’agira de réparer la société, de combler ses failles, d’assurer ses membres contre
les risques qu’ils encourent précisément du fait de cette interdépendance qui les lie
dans toutes leurs activités. Car la société, par son Etat, ne peut que s’engager à guérir
les maux qu’elle produit du fait des défauts de sa propre organisation. Cela vaut pour
tous les problèmes qui surgiront dans le cadre de la division du travail. »168
Le principe de solidarité dépasse ainsi les risques sociaux dits « classiques » pour
garantir les risques collectifs : il « est aujourd’hui le moteur du développement d’outils
spécifiques ou de techniques d’indemnisation collective. »169
La mobilisation du principe de solidarité a tout de même une limite : le champ des
deux régimes n’inclut pas les dommages corporels. Les victimes doivent alors mobiliser les
voies communes du droit de la réparation, mais les procédures sont longues et non garanties
de succès170.
-
« S’agissant des catastrophes, les victimes peuvent mettre en jeu l’assurance
de responsabilité civile des responsables de la catastrophe, à condition que
ceux-ci soient identifiés et sous réserve que l’entreprise soit en mesure
d’indemniser l’ensemble des victimes. »171
-
« Concernant les catastrophes naturelles, un recours au droit commun de la
responsabilité est envisageable, dans l’hypothèse où la catastrophe aurait pu
être évitée si des précautions convenables avaient été prises. » Si devant la
167
Depuis une décision du Conseil Constitutionnel en 1975, ces principes, décrits comme des droits-créances
impliquant de la part de l’Etat des prestations positives et non plus une abstention sont intégrés dans le bloc de
constitutionnalité.
168
DONZELOT J., L’invention du social, essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984.
169
LACROIX C., op. cit., 2008. Elle précise tout de même que ce principe n’a aucune portée législative et ne
peut être saisi directement par les justiciables pour fonder une action en réparation. La jurisprudence du Conseil
d’Etat à ce propos n’a jamais était remise en cause (« le principe ainsi posé, en l’absence de toutes dispositions
législatives en assurant l’application ne saurait servir de base à une action contentieuse en indemnité. » Elle
suggère « de considérer le principe de solidarité comme fondement de la réparation et non de la responsabilité. »
170
Elles bénéficient tout de même des garanties de la Sécurité sociale et des assurances complémentaires, ainsi
que celles proposées par les assureurs privés, dans le cadre des assurances de personne, qui couvrent les
personnes physiques contre les accidents corporels, l’invalidité, la maladie, le décès.
171
LACROIX C., op. cit., 2008.
76
juridiction judiciaire, la responsabilité humaine pour faute et recevable par le
juge pénal est établie, les victimes pourront être indemnisées par la
Commission d’indemnisation des victimes d’infractions172.
Des dispositifs existent, chargés d’indemniser les victimes de dommages corporels
causés par des catastrophes. Il s’agit particulièrement du Fonds de garantie des victimes
d’infraction et du terrorisme.
Ces fonds d’indemnisation constituent une autre voie permettant la réparation des
dommages causés par les catastrophes, et particulièrement les dommages corporels. S’ils
peuvent être considérés comme des « palliatifs » aux dispositifs
B. Des dispositifs ad hoc créés par le législateur ou d’origine privée
Dans cette hypothèse, la réparation du dommage n’est pas axée sur la recherche d’un
responsable mais sur la prise en charge des victimes commis par des auteurs inconnus.
« L’indemnisation des victimes peut …] se faire au moyen d’une contribution des
acteurs économiques concernés par la catastrophe. Ainsi un fonds d’indemnisation
peut regrouper les apports des professionnels, des compagnies d’assurance, des
collectivités locales, de l’État ou des États concernés. L’intervention de l’État doit être
le recours ultime, il peut prendre la forme soit d’une participation au fonds
d’indemnisation soit d’une indemnisation directe des dommages. »173
Ainsi, le 25 septembre 2001, le propriétaire de l’usine AZF, le groupe Total Fina Elf,
annonce qu’il va assumer les charges induites par les conséquences de l’explosion : il
s’engage à indemniser le plus rapidement possible les victimes, alors même que la
responsabilité de l’usine et du groupe n’est pas encore établie. Le 30 octobre 2001,
une « Convention nationale pour l’indemnisation des victimes de l’explosion de l’usine
AZF » est signée « notamment par un groupement d’assureurs (GEMA), le responsable
« présumé » (Total-Fina-Elf) et ses assureurs, la Mairie de Toulouse, le service local d’aide
172
Ibid.
CAMPROUX-DUFFRENE M.-P., « Réflexion sur l’indemnisation des victimes de catastrophes
technologiques », La Gazette du palais, 1997.
173
77
aux victimes, la CPAM de Haute-Garonne… Cette convention [tend] à favoriser une
indemnisation simple, rapide et équitable des victimes. Au 7 janvier 2005, 13 430 personnes
étaient identifiées comme victimes de dommages corporels, 10 302 expertises étaient réalisées
et plus de 8 000 personnes ont été totalement indemnisées. »174
Le fonds d’indemnisation pour la prise en charge de la réparation des dommages obéit
à des règles propres définies dans ses statuts qui régissent aussi bien les conditions d’accès
des victimes que les quotités d’indemnisation. Il ne faut pas exclure, étant donné l’ampleur
des dommages catastrophiques, que les sommes versées par le fonds soient plafonnées, ce qui
peut entraîner une indemnisation incomplète. Ils se caractérisent tout de même par leur
efficacité
« La procédure d’offre d’indemnisation transactionnelle faite par les assureurs aux
victimes de catastrophes […] ne remet pas en cause le droit d’accès au juge »175, consacré par
la Convention européenne des Droits de l’Homme176. Aussi, les victimes de dommages de
catastrophes veulent souvent aller plus loin, notamment dans la recherche de la responsabilité
de la catastrophe, mais surtout de la « vérité » concernant les circonstances de son advenue.
Section 2 – De l’importance pour les victimes de mobiliser les voies de recours traditionnelles
Le droit de la responsabilité administrative, civile et pénale pourra être sollicité par les
victimes de dommages causés par une catastrophe, toutes les fois où les situations ne relèvent
pas exclusivement des régimes particuliers d’indemnisation, abordés dans la section
précédente.
174
LACROIX C., op. cit., 2008.
Ibid.
176
Article 6, al. 1 : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans
un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations
sur ses droits et obligations de caractère civil, doit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée
contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la
presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de
la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie
privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque
dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
175
78
Or, dans son ensemble, le droit commun est apparu bien insuffisant pour répondre aux
enjeux de la réparation des dommages causés par les catastrophes. En effet, d’un procès
« traditionnel », les responsabilités sont déterminées en même temps que les dommagesintérêts.
Mais lors d’accidents collectifs, « dans un procès séquentiel, les responsabilités sont
déterminées séparément de l’évaluation des dommages et intérêts de sorte que la procédure
d’indemnisation des victimes est décomposées en deux étapes distinctes » : on l’a vu en
première partie, « l’indemnisation des victimes est […] temporairement déconnectée des
questions de responsabilités. Plus précisément, c’est la présomption de responsabilité qui
justifie l’indemnisation anticipée. »177
A. L’importance du droit civil dans la recherche de la « vérité »
Du fait du dommage subi, le demandeur peut exercer une action en réparation sur le
fondement des règles de droit commun de la responsabilité civile. Mais la mise en jeu de la
responsabilité civile est complexe, du fait de la recherche quasi-impossible de la faute, mais
surtout du responsable. En effet, l’objectif du droit civil, par le biais de la responsabilité
civile, est, après identification de l’auteur de la faute, d’obliger le responsable à réparer le
dommage causé à la victime (« celui qui cause le dommage doit le réparer »). Au cours du
procès, celui-ci doit par ailleurs s’expliquer sur les circonstances de cette faute et se justifier
sur les manquements qui ont conduit à la faute. « Prévues pour des situations mettant en
présence un nombre limité de personnes, ces règles de droit commun se révèlent insuffisantes
en cas de catastrophe technologique. »178 Aussi la responsabilité civile s’est-elle orientée vers
une fonction réparation indemnitaire.
Pourtant, pour la juriste Pascale Steichen, « la responsabilité civile délictuelle […] a
vocation à intervenir dans la dans la mesure où elle représente par essence le droit des
rapports entre une victime et celui qui a causé le dommage dont elle se plaint. »179
177
DEFFAIN B., DORIAT-DUBAN M., LANGLAIS E., MARKOVA T., « Analyse économique de la prise en
charge des victimes d’accidents collectifs par le droit », Université Nancy 2, 2005.
178
CAMPROUX-DUFFRENE M.-P., 1997, op. cit.
179
STEICHEN P., « La responsabilité environnementale et les catastrophes » in LAVIEILLE J.-M., BETAILLE
J., PRIEUR M. (dir.), 2012, op. cit.
79
Selon Marie-Pierre Camproux-Duffrene, il s’agit de baser sur la théorie du risque, qui
a déjà été abordée plus haut : la responsabilité pour risque est une responsabilité sans faute,
qui se justifie par l’article 1384, al. 1 du Code civil : ainsi, celle-ci peut être fondée sur le
risque.
« Dans le cadre d’une responsabilité délictuelle, c’est le fait de la chose qui permet la
mise en œuvre de la responsabilité. En cas de catastrophe, il s’agit de l’activité à risque
ou du produit à risque. En cas de responsabilité contractuelle, le responsable potentiel
est le contractant ayant à sa charge une obligation de sécurité quant au produit ou à
l’activité à risque. »180
Reste que pour la victime, établir la charge de la preuve est complexe. Les juges
peuvent alors utiliser l’article 1353 du Code civil selon lequel « les présomptions qui ne sont
point établies par la loi, sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat, qui ne
doit admettre que des présomptions graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement
où la loi admet les preuves testimoniales, à moins que l’acte ne soit attaqué pour cause de
fraude ou de dol. »181
« Ainsi, [la jurisprudence] admet que la preuve du lien de causalité est apportée si l’on
peut constater l’absence de toute autre circonstance de nature à expliquer la
survenance du dommage. Le juge accepte donc la preuve négative du lien de causalité
[…], [voire] la preuve positive du fait juridique de son exposition au risque. Il peut
s’agir de la localisation dans un endroit exposé au moment de l’explosion d’une usine
ou du passage d’un nuage toxique […] »182
Mais le problème de la désignation du responsable n’est pas résolu, et le reste souvent.
Le législateur l’a compris et dans certains cas, a désigné par la loi le responsable de certains
accidents : aucune recherche n’est donc nécessaire, la présomption dite « canalisation de
responsabilité » canalisant la responsabilité sur une personne prédéterminée. On peut citer les
régimes de responsabilité
180
CAMPROUX-DUFFRENE M.-P., 1997, op. cit.
Depuis 1992, le juge peut aussi mobiliser la Convention de Lugano du Conseil de l’Europe sur la
responsabilité civile des dommages résultant d’activités dangereuses pour l’environnement ; celle-ci demande au
juge, « lorsqu’il apprécie la preuve du lien de causalité entre l’événement et le dommage [de tenir] dûment
compte du risque accru de provoquer le dommage inhérent à l’activité dangereuse »
182
CAMPROUX-DUFFRENE M.-P., 1997, op. cit.
181
80
-
En cas de risque nucléaire (canalisation sur l’exploitant nucléaire en cas d’accident
dans l’installation ou pendant le transport des substances en provenance ou en
partance de l’installation)
-
En cas de pollution par hydrocarbure (canalisation sur les propriétaires des navires en
cause dans l’accident)
-
Du fait des téléphériques
-
Du fait des aéronefs
Selon Caroline Lacroix,
« Même dans l’hypothèse d’une identification du responsable, la responsabilité civile
constitue rarement une sanction pour l’auteur car le relais de l’assurance de
responsabilité civile vient neutraliser les fonctions de santé et de prévention des
fautes. »183
B. Le droit pénal comme « catharsis »
Alors que le droit civil concerne le rapport entre les individus, le droit pénal est la
branche du droit qui détermine les infractions – les comportements (par action ou par
omission) faisant l’objet d’une interdiction prévue par la loi et assortie d’une peine – et les
sanctions que la société impose à celui qui les commet. « La procédure pénale est donc ainsi
chargée d’identifier un coupable et de lui faire payer personnellement, à travers un procès
public, le prix de la douleur des victimes. »184
Caroline Lacroix constate une « pénalisation de la vie publique », en illustre
l’investissement par les victimes de catastrophe de ce champ. Elle l’explique par deux raisons
principales :
-
Des explications sociologiques,
-
du fait de la perception sociale des risques. La pénalisation des
catastrophes est le reflet de la perception sociale des risques : « quand
l’accident est vu comme une atteinte aux valeurs de la société,
183
184
LACROIX C., op. cit., 2008.
Ibid.
81
l’intervention du juge pénal est dans la logique sociale. La multiplication
des actions devant les juridictions pénales en est alors la conséquence. »185
-
du fait de la représentation sociale de la justice pénale par les groupes
sociaux : pour l’opinion publique, « le jugement pénal reste un jugement
de valeur, fondé largement sur le libre arbitre, une appréciation morale sur
un comportement qui a blessé les convictions ou les intérêts de la
société. »186 Elle répond aussi au besoin de la société de punir les victimes.
-
Des explications procédurales, tenant à « l’importance des ressources procédurales
offertes par la justice pénale. »187 Le fait que le juge d’instruction « procède,
conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la
manifestation de la vérité « facilite » la démonstration de la charge de la preuve pour
les victimes.
Surtout, lors d’un procès pénal, ce n’est pas le désir de vengeance des victimes qui est
exprimé, mais la défense de la société dans son ensemble (« la finalité première de
l’intervention du droit pénal est la protection de l’ordre social et non la protection des
particuliers »188)
La mobilisation du droit pénal en cas de catastrophe est depuis la loi du 8 février 1995
et selon le Code de la procédure pénale, par les associations de défense des victimes
d’accidents collectifs, et donc de certaines catastrophes de se porter civile.
« Toute association régulièrement déclarée ayant pour objet statutaire la défense des
victimes d’un accident survenu dans les transports collectifs ou dans un lieu ou local
ouvert au public ou dans une propriété privée à usage d’habitation ou à usage
professionnel et regroupant plusieurs de ces victimes peut, si elle a été agréée à cette
fin, exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne cet accident
lorsque l’action a été mise en mouvement par le ministère public ou la partie
lésée. »189
185
SEILLAN H., Dangers, accidents, maladies, catastrophes – Responsabilité pénale, Paris, Préventique, 2004.
PRADEL J., Droit pénal général, Paris, Cujas, 1994.
187
LACROIX C., op. cit., 2008.
188
Ibid.
189
L’article a en fait été complété par la loi du 9 septembre 2002, qui a ajouté les hypothèses d’accidents se
produisant dans une propriété à usage d’habitation ou à usage professionnel, ce qui a permis aux associations des
victimes de l’explosion d’AZF de se constituer partie civile (l’accident s’étant produit dans une usine).
186
82
L’article pré-cité a en fait été complété par la loi du 9 septembre 2002, qui a ajouté les
hypothèses d’accidents se produisant dans une propriété à usage d’habitation ou à usage
professionnel, ce qui a permis aux associations des victimes de l’explosion d’AZF de se
constituer partie civile (l’accident s’étant produit dans une usine).
Aussi, cette possibilité nous permet de faire le lien avec un débat régulier posé au sein
de la doctrine : celui de la saisie de la justice par des collectifs de victimes de tous les
accidents collectifs, et pas seulement ceux-cités et dans les circonstances fixées par la loi de
1995. On parle de class action, telle qu’elle existe par exemple aux Etats-Unis et au Québec,
et qui désigne une action de masse entreprise par un grand nombre de personnes qui ont toute
individuellement subi le même préjudice. L’intérêt est que tous les individus se regroupent et
entament un seul et unique recours pour obtenir des indemnisations individuelles. Elle n’est
pas reconnue comme un principe général d’action contentieuse en droit français aujourd’hui,
pour des raisons théoriques (la saisie de la justice pour demande de réparation est
traditionnellement individuelle et concerne un individu) mais aussi technique, la structure du
contentieux français étant basé sur le principe du recours individuel, d’où des
bouleversements nécessaires.
Les questionnements induits par la catastrophe sur le droit processuel, soit l’ensemble
des formalités qui doivent être observées dans le déroulement d’une procédure, sont donc de
taille, et remettent en cause certains mécanismes traditionnels, dont celui de la responsabilité
civile. En effet, le trio faute – dommage quantifiable – charge de la preuve n’est pas
nécessaire pour que les victimes d’une catastrophe puissent être indemnisées, grâce au recours
à des régimes spécifiques, créés par le législateur. Mais le juge judiciaire comprend aussi ces
situations et s’y adapte, rompant avec la représentation d’une justice inflexible : ils
contribuent ainsi certes à la réparation des dommages, mais aussi à la « réparation d’un lien
social brisé par la catastrophe […] à la nécessité du besoin de vérité, du besoin social de
justice. »190
190
LACROIX C., op. cit., 2008.
83
CONCLUSION
Bien que ne l’ayant pas vécue « directement » en 2001, je fus spectatrice de la
catastrophe AZF de Toulouse. Le fait d’y vivre aujourd’hui a contribué à ma volonté de
dédier ce travaille de recherche a un objet vecteurs de nombreuses interrogations, notamment
du point de vue des conséquences durables et quasi-structurelles que celle-ci a provoqué chez
les toulousains et les habitants de l’agglomération. Le bouleversement individuel est parfois
chronique (maladies psychiques, surdité…), l’émotion de la société toujours prégnante, même
si le Cancerôpole est venu effacer les traces tangibles de l’événement sur l’ancien site d’AZF,
et laisser place à un ensemble « apaisé ».
Quant au questionnement du la catastrophe par le droit, je m’y suis d’abord intéressée
par le biais des cours donnés à Sciences Po Toulouse dans le cadre du Master Risques,
Sciences, Environnement et Santé, mais aussi de mon stage professionnel de 5ème année,
effectué dans un cabinet de conseil et d’expertise spécialisé en Environnement, Santé et
Sécurité au travail & Stratégies de Développement Durable191. L’une des données d’entrée
des consultants est en effet la réglementation concernant la régulation des activités
industrielles par rapport aux risques que celles-ci sont susceptibles d’engendrer sur
l’environnement mais surtout sur la santé et la sécurité des personnels et riverains.
Ainsi, « bien que la catastrophe soit a priori productrice de désordre, elle est aussi à
l’origine d’un nouvel ordre », résultat tout de même d’un certain bouleversement du droit,
sous l’effet d’une demande sociale bouleversée. Le droit participe de leur prévention de façon
indirecte, par la prévention des risques à l’origine de catastrophes majeurs ayant pu se
manifester (à Seveso en Italie en 1976, à Toulouse en France en 2001…), refusant la fatalité.
Il échoue parfois, à cause de dispositifs peu lisibles pour les acteurs et ayant tendance à
s’accumuler. Il échoue surtout dans la mise en œuvre d’un véritable principe de précaution, et
révèle sa difficulté à imposer une régulation des activités économiques basées sur des
innovations technologiques incertaines, et susceptibles d’engendrer elles-aussi des risques
majeurs. L’anticipation du droit n’existe donc qu’une fois la catastrophe produite.
191
EDDERIS, à Toulouse.
84
Or une catastrophe est singulière et toujours inédite. Les dommages qu’elle implique
sont cependant reconnaissables à une caractéristique : leur aspect collectif voire massif. C’est
concernant leur réparation qu’on peut commencer à aborder la notion de droit de la
catastrophe, en tant que celui-ci a créé de nouvelles catégories juridiques, propres à la
réparation de dommages résultant de catastrophes. Ce « régime de la catastrophe » remet en
cause les fondements de la responsabilité civile : en ce sens, il a intégré l’aspect collectif de la
catastrophe et sa volonté de répondre d’une manière la plus « optimale » possible aux
victimes.
Une recherche complémentaire sera pertinente, concernant cette fois l’étude du droit
par rapport aux catastrophes impactant l’environnement et questionnant la nature comme sujet
de droit.
Dans le deux cas, le dépassement de l’échelle nationale semble indispensable à la
construction d’un droit complet de la catastrophe. Quelle qu’elle soit, elle a en effet des effets
bien au-delà des frontières. La problématique du risque nucléaire est à ce titre exemplaire.
Mais l’enjeu majeur du droit qui semble se dessiner ici à propos de ces événements et surtout
face aux risques majeurs et diffus, c’est la protection des générations futures.
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http://www.oecd.org/fr/sti/politiquesscientifiquesettechnologiques/groupedetravaildelo
cdesurlananotechnologie.htm
-
www.laviedesidees.fr
-
http://www.senat.fr/leg/ppl11-546.html
-
http://www.interieur.gouv.fr
-
http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_l_interieur/defense_et_securite_civiles/dossier
s/plan-orsec
-
http://www.eur-lex.europa.eu/fr/index.htm
-
http://www.echr.coe.int/NR/rdonlyres/086519A8-B57A-40F4-9E223E27564DBE86/0/CONVENTION_FRE_WEB.pdf
92
RAPPORTS PUBLICS
-
Assemblée Nationale, « Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la sûreté
des installations industrielles et des centres de recherche et sur la protection des
personnes et de l’environnement en cas d’accident industriel majeur », n°3559, 29
janvier 2002.
-
Comité de la prévention et de la précaution, « Nanotechnologies – Nanoparticules :
quels dangers, quels risques ? », mai 2006.
-
Cour de Cassation, « Rapport annuel », 2007.
-
Direction de la défense et de la sécurité civiles, « Guide ORSEC départemental »,
décembre 2006.
-
INERIS, Ministère de l’Aménagement du territoire et de l’environnement, « Guide
pour la conception et l’exploitation de silos de stockage de produits agro-alimentaires
vis-à-vis des risques d’explosion et d’incendie », Rapport final, mai 2000.
-
Inspection générale de l’environnement, « Usine de la société Grande Paroisse à
Toulouse – Accident du 21 septembre 2001 », 24 octobre 2001.
-
GIEC, « Rapport spécial sur la gestion des risques de catastrophes et de phénomènes
extrêmes pour les besoins de l’adaptation au changement climatique », 2012.
-
Inspection générale des finances, Conseil général des Ponts et Chausses, Inspection
générale de l’environnement, Rapport particulier sur les aspects assuranciels et
institutionnels du régime Catnat, septembre 2005 (dans le cadre d’une mission
d’enquête sur le régime d’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles.
-
Organisation des Nations Unies, Commission mondiale sur l’environnement et le
développement, « Notre avenir à tous », 1987.
93
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION …………………………………………………………………………... 1
PARTIE I – DANS QUELLE MESURE LE DROIT ANTICIPE-T-IL LES
CATASTROPHES ? DE LA MISE EN ŒUVRE DES PRINCIPES DE PREVENTION
ET DE PRECAUTION ……………………………………………………………………... 13
CHAPITRE I – Comment le droit réagit-il suite aux catastrophes ? l’exemple de la
prise en compte des risques technologiques majeurs par le droit en France et le droit
européen ……………………………………………………………………………… 14
Section 1 – Des catastrophes technologiques majeures à l’origine de la
création de dispositifs juridiques axés sur la prévention des risques …………. 14
A. La poudrerie de Grenelle en 1794 : une catastrophe non mobilisée
par le droit mais révélatrice d’un contexte industriel dangereux
……………………………………………………........................
1. L’explosion de la poudrerie de Grenelle ………………...
2. La naissance de la nomenclature des installations
classées …………………………………………………...
3. La réglementation française actuelle, relative aux
« installations classées pour la protection de
l’environnement » ………………………………………...
B. La réglementation SEVESO : une initiative européenne, des
évolutions françaises ……………………………………………....
1. La directive européenne suite à la catastrophe de Seveso
(1976) ……………………………………………………..
2. La transposition française et sont évolution suite à la
catastrophe dite « AZF » de Toulouse (2001) ……………
15
15
17
18
20
20
23
Section 2 – De l’effectivité des dispositifs juridiques renforçant la prévention
des risques technologiques : quelle implication des acteurs clés ? …………… 27
A. L’implication effective des exploitants d’établissements
industriels ………………………………………………………….
1. L’obligation d’évaluation des risques : deux exemples
concrets …………………………………………………...
a) La réglementation ATEX (atmosphères explosibles)...
b) La réglementation relative aux ICPE ………………..
2. Les limites des dispositifs juridiques et de leur application
par les exploitants ………………………………………...
B. Le rôle des autorités publiques ……………………………………
1. Un rôle de contrôle ……………………………………….
2. Un rôle de planification …………………………………..
3. L’information et la participation du public ………………
94
28
28
28
30
32
35
35
38
40
CHAPITRE II – L’anticipation des catastrophes ou l’échec du droit. L’exemple des
nanotechnologies ……………………………………………………………………... 44
Section 1 - Le développement d’une technologie incertaine : les
nanotechnologies… …………………………………………………………... 44
A. Le développement industriel à forte ajoutée des nanotechnologies .
1. Les nanotechnologies : définition ………………………...
2. Des débouchés économiques pour de nombreux secteurs ..
B. … marqué par une incertitude et appelant à la vigilance ………….
1. Les effets sur la santé ……………………………………..
2. Les risques « éthiques » …………………………………..
45
45
46
47
47
47
Section 2 – Les failles du droit en matière de contrôle ………………………..
48
A. L’insuffisante portée des règles en vigueur ……………………….
B. Et le principe de précaution ? ……………………………………...
1. Définition du principe de précaution ………………...
2. La difficile appréhension par les juges du principe de
précaution ……………………………………………
3. Une mise en œuvre sensible au vu des débouchés
commerciaux des nanotechnologies …………………
49
50
51
53
55
PARTIE II – LA REPARATION DES DOMMAGES DE CATASTROPHES : UN
PROCESSUS COMPLEXE ………………………………………………………..........
60
CHAPITRE I – La difficile identification des dommages et préjudices causés les
catastrophes …………………………………………………………………………... 63
Section 1 – Les dommages des catastrophes : des dommages particuliers ……
63
A. La notion de préjudice de masse …………………………………
B. La création de préjudices spécifiques ……………………………
1. Les conséquences psycho traumatiques d’une catastrophe
2. L’émergence de préjudices spécifiques reconnus par le
droit ………………………………………………………
63
64
64
Section 2 – L’évaluation des préjudices ……………………………………..
66
69
A. L’apport de preuves de l’existence du dommage ………………..
69
1. L’évaluation des dommages aux personnes : l’expertise
médicale ………………………………………………….. 69
2. L’évaluation des dommages aux biens : l’expertise
dommage ……………………………………………………… 70
B. L’évaluation monétaire du dommage …………………………….
CHAPITRE II – La réparation des dommages de catastrophes …………………….
95
70
72
Section 1 – La remise en cause du principe de reconnaissance de la
responsabilité ………………………………………………………………….. 72
A. Des régimes d’indemnisation spécifiques ……………………….
73
1. Les régimes de réparation des catastrophes naturelles et
industrielles ……………………………………………………. 73
2. Des régimes fondés sur un principe de solidarité limité …. 75
B. Des dispositifs ad hoc créés par le législateur ou d’origine privée
77
Section 2 – De l’importance pour les victimes de mobiliser les voies de
recours traditionnelles ……………………………………………………….
78
A. L’importance du droit civil dans la recherche de la « vérité » ….
79
B. Le droit pénal comme « catharsis » …………………………….
81
CONCLUSION …………………………………………………………………………….
84
BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………………
86
96
Résumé :
La présente recherche entend déterminer dans quelle mesure les catastrophes, et
particulièrement les catastrophes technologiques majeures (soit anthropiques) sont
considérées par le droit français. Peut-on parler d’un droit de la catastrophe ? En effet, cet
événement revêtant dans nos sociétés actuelles les caractéristiques d’une tragédie, reformule
les mécanismes traditionnels du droit. Il l’oblige, sous la pression de la société demandeuse de
toujours plus de sécurité, a mettre en place plus de prévention voire de précaution (l’exemple
du développement des nanotechnologies est ici mobilisé), mais aussi a réparer les victimes.
C’est donc sous ces deux aspects, l’anticipation et la réparation des catastrophes que l’on
entend ici questionner le droit face à un enjeu marqué par l’incertitude.
Mots-clés :
Droit, catastrophe, risques majeurs, prévention, précaution, réparation, responsabilité
1