Comment les corps techniques construisent la ville

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Comment les corps techniques construisent la ville
Brussels Studies est publié avec le soutien d’Innoviris (Institut bruxellois pour la recherche et l’innovation)
w w w. b r u s s e l s s t u d i e s . b e
la revue scientifique électronique pour les recherches sur Bruxelles
Numéro 64, 4 février 2013. ISSN 2031-0293
Benedikte Zitouni & Céline Tellier
Comment les corps techniques construisent la ville
Gestion stratégique du temps lors de la conception du plan d’extension urbaine
au 19e siècle et de la création du (pré-)métro au 20e siècle à Bruxelles
Cet article croise le résultat de deux recherches doctorales et est le fruit d’un travail ayant pour cadre une étude plus globale sur
les élites dans la ville. Deux sociologues y retracent la planification de l’extension de la ville par l’inspection de voirie au 19e siècle et
la création du métro par le Service Spécial d’Etudes de la STIB au 20e siècle. Dans les coulisses Benedikte Zitouni est professeure de sociologie à l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Avant un
des services de l’État, en décortiquant les archives post doctorat à l’ULB et l’Université de Berkeley (USA), elle a défendu en 2010 une thèse sur le préinternes de l’Administration (correspondances, urbanisme bruxellois, préparée à la VUB et à Sciences Po Paris et publiée sous le titre Agglomérer.
rapports, notes et circulaires), on découvre que les Une anatomie de l’extension bruxelloise (1828-1915) chez VUB Press. Elle a également publié plufonctionnaires et plus particulièrement les corps sieurs articles à ce sujet, notamment dans City, Culture & Society et dans le livre Agrandir Paris de
techniques ont développé une pratique du temps Florence Bourillon et Annie Fourcaut aux Publications de la Sorbonne.
permettant la réalisation pas-à-pas de grands pro- Céline Tellier est docteure en sociologie et aujourd’hui chargée de mission mobilité à la Fédération
jets. Le temps y est une donnée tactique et flexible, Inter-Environnement Wallonie. Elle a défendu à l’ULB en 2012 sa thèse intitulée Corps technique et
formulée et manipulée de manière à susciter le dé- techniques du corps. Sociologie des ingénieurs du souterrain bruxellois (1950-2010). Elle a rédigé
ploiement de la ville et engranger l’engagement
plusieurs articles au sujet du métro, notamment dans Belgeo (2010, n° 1-2) et dans Transports, terriirréversible des acteurs impliqués. La conclusion toire et société (2011, novembre, avec Pierre Lannoy).
commune aux deux analyses, pourtant réalisées
parallèlement, est de remettre en cause l’idée qu’il Cet article a été initié alors qu’elles travaillaient toutes deux dans le cadre de l’Action de recherche
faudrait avant tout des visions et pouvoirs forts concertée « Les élites dans la ville », menée à l’ULB de 2006 à 2012. Ce programme de recherche,
pour Bruxelles pour faire face aux grands enjeux rassemblant historiens, géographes et sociologues, a analysé les modes opératoires (emprise fonurbanistiques. En guise d’alternative, sur base des cière, résidence, production d’espaces spécifiques, réseaux d’influence, prise de position publique,
enseignements de l’histoire des organisations, les insertion dans les sphères de décision, etc.) utilisés par des élites dans les processus de recomposiauteurs proposent de s’intéresser d’abord aux tion urbaine au cours des trois derniers siècles à Bruxelles.
corps techniques, à leur savoir-faire et à leur capaBenedikte Zitouni, +32(0)2 211 78 47, [email protected]
cité d’être des médiateurs.
Céline Tellier, [email protected]
Benjamin Wayens (Secrétaire de rédaction), +32(0)2 211 78 22, [email protected]
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Introduction : deux époques, une même approche
« Renoncer à une amélioration parce qu’elle ne peut être amenée que
graduellement est une thèse insoutenable [...] force est d’arriver au
même résultat sans secousses, successivement et au fur et à mesure
que la vétusté aura amené forcément la reconstruction des façades,
dont la durée n’est pas destinée à un avenir infini; de sorte qu’au bout
d’un siècle ou deux peut-être, la rue du Berger obtiendra la largeur
prescrite par l’arrêté royal. »1
Non plus à propos d’une rue mais à propos du prémétro à Bruxelles :
« L’embryon des réseaux souterrains que l’on créerait de la sorte
pourrait évidemment être étendu suivant les circonstances; il pourrait
d’ailleurs être transformé en véritable chemin de fer métropolitain le
jour où seraient réunies les conditions justifiant économiquement
l’application de ce mode de transport. »2
Ou encore : « Nous ignorons ce que seront nos villes dans cinquante
ans ; il faut qu’à ce moment encore le transport en commun soit suffisant. [...] C’est pour ménager l’avenir qu’il faut construire. »3
1. La première citation provient d’une lettre rédigée en 1842, dans
une affaire qui opposait l’inspecteur-voyer des faubourgs Charles Vanderstraeten - auteur de la lettre - aux propriétaires de la rue du Berger,
située entre la Toison d’Or et la chaussée d’Ixelles. Le Hardy de Beaulieu, Staumont et d’autres propriétaires s’étaient en effet plaint auprès
du Roi et de la Commune afin de contester la méthode qui avait été
préconisée pour l’élargissement de leur rue. Celle-ci devait être élargie
à sept mètres afin que deux voitures puissent s’y croiser, tel que l’avait
dicté l’arrêté royal du 31 août 1841, mais au lieu d’être élargie d’un
coup ou, le cas échéant, d’être laissée telle quelle, la rue du Berger ne
serait modifiée que progressivement, par étapes, suivant les change-
1
ments successifs qui seraient apportés au bâti. La méthode inventée
par le service de l’inspection envisageait donc un temps organique plutôt que planifié, des ajouts progressifs plutôt que la table rase.
2. Les deux citations suivantes sont beaucoup plus récentes. Elles
datent de 1963, moment important où le Ministère des Travaux Publics
et le Ministère des Communications sont arrivés à un compromis. La
surface de Bruxelles reviendra aux voitures tandis que les transports
publics se creuseront un réseau en souterrain; ainsi le partage entre la
surface et le souterrain est fait. Mais là aussi, la méthode préconisée
est progressive. L’irréversibilité se créera en étapes, à partir d’un embryon qu’est le prémétro. Il faudra guetter la réunion des bonnes conditions, dit la citation. Cette méthode est préconisée par le Ministère des
Communications et plus particulièrement par le SSE, Service Spécial
d’Etudes, dépendant conjointement du Ministère et de la Société des
Transports Intercommunaux Bruxellois (STIB), dont le rôle sera d’étudier et de mettre en place, justement, les bonnes conditions pour la
réalisation des travaux souterrains. C’est ainsi que les ingénieurs du
SSE proposent de « ménager l’avenir », c’est-à-dire de ne pas planifier
tout le réseau d’un coup mais de créer des jalons qui rendront l’extension possible, et même souhaitable.
3. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de l’inspection de la voirie du 19e
siècle ou du SSE au 20e siècle, les corps techniques de l’État font
preuve d’une ingéniosité quant à la question du temps et du futur. On
peut y voir une ingéniosité rhétorique, de façade, où des mots creux ne
visent qu’à convaincre le public du bien-fondé du projet. Mais on peut
aussi y voir une ingéniosité pratique, active, où les mots sont remplis
d’une portée philosophique et stratégique, où les mots portent à conséquence et guident la construction effective de la ville. C’est l’exploration de cette dernière voie que nous avons choisie. Elle nous a permis
Archives de l’État à Bruxelles - Dépôt Anderlecht [AEB par la suite], Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, Bruxelles, pièce 192, Plan général d’alignement des faubourgs. Plan n° 7. Partie comprise entre la chaussée de Namur et la Porte de Hal, 1839-1852; 1862-1878; 1896 ; 1918, lettre de l’inspecteur-voyer à la commune d’Ixelles datée du 16
août 1842.
2 Ministère des Communications et des Postes, Télégraphes et Téléphones - Administration des Transports, 1963, Promotion des transports en commun dans les grandes agglomérations. Exposé du problème, mai, 62 pages, p. 43.
3 Van Geel, P. & Vandermar, R.M., 1962, « Un problème capital… L’avenir des transports urbains », Rail et Traction, n°80, édité par l’Association Royale belge des Amis des Chemins de fer,
septembre-octobre, 36 pages, p. 30.
1
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de découvrir des méthodes et des pratiques du temps complexes chez
les fonctionnaires.
4. Dans notre approche, les corps techniques sont envisagés non
pas comme des intermédiaires d’exécution, des relais neutres de la
décision, mais plutôt comme des agents qui transforment et infléchissent l’action collective [Latour, 1991; Latour, 2006; Latour & Hermant,
1998]. Pour bien saisir cet infléchissement, il faut adopter une perspective interne aux services étudiés. Nous sommes donc entrées dans les
coulisses de l’État en analysant les archives de celui-ci, c’est-à-dire les
dossiers, les rapports et les correspondances internes, les cahiers de
charges et les notes d’intention qui circulent entre les différents services. Des papiers qui sont souvent ignorés par les sciences sociales du
fait, justement, que l’on pense l’administration comme étant passive.
5. Plus précisément, nous avons consulté deux archives. La première est celle du service de la voirie urbaine du Brabant qui, au 19e
siècle, contrôlait les ouvertures et les modifications de voies projetées
par les communes bruxelloises. Ces dossiers sont remplis de lettres,
de procès-verbaux et d’évaluations de projets qui circulaient entre le
Ministre de l’Intérieur, le Gouverneur, l’inspecteur de la voirie et les autorités communales [Zitouni, 2010 : 28-33]. La seconde archive rassemble des documents récoltés auprès de plusieurs institutions actuelles dont la STIB et Bruxelles Mobilité, ancienne Administration régionale
de l’Equipement et des Déplacements (AED), mais aussi auprès de
témoins privilégiés de l’histoire du métro bruxellois. Il s’agit de notes
préparatoires, rapports d’activités, accords de coopération, schémas
directeurs, appels d’offres et réponses à ceux-ci, etc. S’y ajoutent les
témoignages de nombreux acteurs du souterrain bruxellois, hommes
politiques, mais aussi et surtout fonctionnaires de plusieurs administrations belges et bruxelloises : anciens ingénieurs du SSE, des Ministères
des Communications et des Travaux Publics ; actuels membres de Beliris 4, de l’AED, de l’Administration de l’Aménagement du Territoire et du
Logement (AATL), de Bruxelles-Environnement (IBGE) et de la Commission Régionale de la Mobilité [Tellier, 2012 : 36-46].
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6. Grâce à ces archives, nous avons découvert qu’au 19e et au 20e
siècles, des fonctionnaires ont réussi non seulement à réfléchir au
rythme d’évolution du tissu urbain mais aussi à guider la construction
de la ville en inventant et en insérant, dans le territoire, des balises
technico-politiques. Ils ont mis en œuvre un art stratégique qui consiste
à poser des jalons et à envisager les successions de telle façon que
ceux-ci entraînent le développement souhaité. Plutôt que d’imposer un
plan, ils ont suscité un déploiement. Dans le premier cas étudié, ils l’ont
fait en inventant ce que nous avons appelé « le pointillé ». Dans le second, ils l’ont fait en créant une « escalade des engagements ». Dans
les deux cas, il s’agissait pour eux d’enclencher l’avenir.
1. Plusieurs approches de la construction de la ville
7. Avant de présenter les faits, il nous semble utile de nous positionner dans le champ des sciences sociales et de dire davantage en quoi
consiste notre approche. Nous avons voulu aborder la construction de
la ville de façon anthropologique et ethnographique: où et comment
Bruxelles se fabrique-t-elle? Par quels procédés, par quels gestes, par
quels types de paroles, d’actes et de techniques, la ville matérielle
est-elle façonnée? Nous étions à la recherche de lieux et de milieux qui
construisent la ville, qui exercent ce type de pouvoir matériel, et cela
nous a amenées à étudier les corps techniques de l’État. Autrement dit,
les pratiques du temps ne sont pas le point de départ mais le point
d’arrivée de nos recherches. Elles ont été une découverte. Nos recherches se positionnent donc moins dans le champ des travaux menés
sur le temps que dans le champ des travaux menés sur les territoires
et, plus particulièrement, sur la genèse des territoires. Dans ce dernier
champ, nous distinguons trois traditions importantes.
1.1. La dynamique foncière
8. La première tradition est d’inspiration marxiste. De Manuel Castells
à Christian Topalov en sociologie, de David Harvey à Neil Smith en
géographie, une série d’analyses ont dévoilé les logiques économiques
Beliris est un accord de coopération entre le pouvoir fédéral belge et la Région de Bruxelles-Capitale qui élargit les moyens mis à disposition de la Région de Bruxelles-Capitale pour
développer ses infrastructures dans le cadre de son rôle de capitale nationale et européenne, en particulier sur le plan de l'aménagement du territoire et de la mobilité.
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qui façonnent la ville [Castells, 1973; Harvey 1982 et 1985; Smith,
1984; Topalov, 1974]. Ces auteurs se sont particulièrement intéressés à
la dynamique foncière. Ils ont démontré que le lotissement, la parcellisation, c’est-à-dire le changement du statut des terres, crée l’opportunité et la marge de bénéfice qui attirent l’investissement et enclenchent
le développement de la ville. Ils ont également démontré que le temps
est un ingrédient important de ce processus. D’une part, la spéculation
est un jeu sur le temps où il faut devancer les autres de très peu afin
d’engranger des bénéfices. D’autre part, la fluidité des capitaux est
garantie par les banques qui servent de relais dans la construction de
la ville et qui règlent ainsi l’épineux problème du capital dormant ou de
l’amortissement. En résumé, pour ces auteurs, la construction de la
ville suit les logiques du capitalisme.
9. À cette première tradition, notre approche répond par le ralentissement et l’indétermination. Selon nous, il faut décortiquer la règle de
l’opportunité et de l’investissement. Il faut éviter de déterminer à
l’avance ce qui peut créer la marge et induire le changement. L’investissement ne se fait pas qu’en suivant des calculs de rentabilité. Les
innovations techniques, les subtilités légales, les négociations, les vaet-vient et les alliances stratégiques interviennent de façon importante
et ne peuvent être réduits à une règle économique. L’économique est
important dans le façonnement d’une ville, il est la condition sine qua
non de la construction, mais il ne nous permet pas de comprendre
pourquoi la ville se construit ainsi, pourquoi le bâti prend telle ou telle
forme, pourquoi un procédé est adopté plutôt qu’un autre, pourquoi un
projet rentable est avorté tandis qu’un autre est adopté. La manière, la
méthode, est importante. Elle oriente les choix posés. Ou, dit autrement, la technique est politique.
1.2. La gouvernance urbaine
10. La deuxième tradition est d’inspiration wéberienne. Elle s’intéresse
aux raisons de l’action publique c’est-à-dire aux objectifs visés et aux
moyens mobilisés par celle-ci. Des auteurs tels Patrick Le Galès [2003],
Pierre Lascoumes [2012] ou Pierre Veltz [1995] ont étudié comment le
territoire urbain se fabrique sous le double impact des politiques publiques d’une part et des stratégies d’implantation des entreprises d’autre
part. Ils ont démontré les effets variés des instruments de l’action pu-
3
blique telles la cartographie, la statistique, la désignation de quartiers
prioritaires, etc. Ils ont également démontré l’émergence de la gouvernance urbaine. Aujourd’hui en effet, le pouvoir territorial n’émane plus
d’une seule source que serait l’État, pas non plus des acteurs locaux,
mais d’un niveau intermédiaire où se construisent des coalitions et des
réseaux de collaboration entre acteurs multiples, privés et publics.
11. À cette deuxième tradition, nos recherches répondent par l’ancrage et par le débordement de l’action [Latour, 2006 : 64-89]. Certes,
comme elle, nous traitons de l’action menée par l’État sur la ville. Mais
nous adoptons la méthode ethnographique et non les méthodes de
l’aperçu, de la comparaison ou de l’exposé systématique. Cela porte à
deux conséquences. Premièrement, nos recherches ancrent l’action
dans des lieux et des acteurs concrets qui sont situés, nommés et analysés de près. Elles permettent ainsi de découvrir les noeuds stratégiques de l’action territoriale, tels les corps techniques de l’État auxquels
la tradition wéberienne ne donne pas de rôle privilégié. Deuxièmement,
nos recherches suivent l’action pas-à-pas, à travers chacune de ses
étapes, et peuvent dès lors montrer qu’il y a rarement une adéquation
rationnelle entre un objectif clairement défini et le processus qui est
censé mener vers lui. L’action publique, comme toute autre action collective, subit de nombreux infléchissements au gré des interventions
des acteurs. Les acteurs publics créent le territoire non pas par des
effets immédiats mais par des effets de truchement.
1.3. Les rouages concrets
12. La dernière tradition s’inspire de Michel Foucault et de Bruno Latour. Des travaux de Saskia Sassen [1991] à ceux de chercheurs plus
jeunes tels Emmanuel Didier [2009], Isabelle Doucet [2010], Delphine
Gardey [2008], Annelise Riles [2000; 2006; 2011] ou Albena Yaneva
[2009], tous ont démontré que des entités aussi larges et imposantes
que l’État, la ville et l’économie mondiale, se fabriquent dans les rouages concrets d’instances locales. Ils ont montré que les mots procéduriers, les inventions techniques et les tactiques légales font partie d’un
pouvoir territorial qui s’exerce sans cesse. D’ailleurs, il n’y a pas d’autre
pouvoir que celui qui s’exerce. Plus particulièrement, cette tradition a
renouvelé l’étude de l’État et de l’administration en soulignant le rôle
joué par la circulation des papiers et l’élaboration des savoirs techni-
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ques dans les stratégies mises en oeuvre par les fonctionnaires. Finalement, elle a renouvelé l’étude du projet en montrant combien il est
important pour un créateur, qu’il soit public ou privé, de stocker les
idées prometteuses et d’archiver les travaux avortés afin de pouvoir
rebondir lorsque l’occasion se présente. Et c’est là une gestion du
temps.
13. Nos recherches sont en grande affinité avec cette tradition comme
en témoigne le fait que nous avons voulu valoriser les mots procéduriers, souligner le caractère actif des services de l’État et analyser les
archives internes. Aussi, nous partageons avec cette tradition un intérêt
pour l’anthropologie classique et les notions qu’elle a développé, telle la
performativité des gestes et des paroles, le marquage et la différenciation des espaces, les tendances et les milieux créés par la technique
[Douglas, 1966; Leroi-Gourhan, 1945 et 1964; van Gennep, 1981].
14. Néanmoins, à cette troisième tradition, nos recherches répondent
que tout n’est pas que du concret, qu’il faut aussi considérer le préconcret ou ce que nous avons aussi appelé, chacune de nôtre côté,
stimulées par nos découvertes, le virtuel et le latent. La virtualité et la
latence d’une ville ne se jaugent pas seulement à l’ensemble des projets avortés que des fonctionnaires ou des architectes mettent de côté.
Elles se situent aussi au niveau des mesures, des interventions et des
notions minimales qui peuvent sembler inoffensives, voire anodines, et
qui, pourtant, préparent le champ pour les événements à venir. Elles
sont ces légères différences et variations qui donnent une propension
aux actions futures [Jullien, 2003]. Ou encore, pour inverser le raisonnement, avant qu’une opération territoriale ne puisse se faire, il faut
qu’un champ lui soit préparé, il faut que des présences virtuelles puissent l’accueillir [Foucault, 1972: 110-112].
15. Ayant situé et précisé notre approche, nous pouvons maintenant
en venir aux faits. Nous avons choisi de nous concentrer sur le début
des deux histoires analysées, notamment pour pouvoir souligner l’importance de la virtualité ou de la latence.
5
4
2. Le plan d’extension ou l’inscription du pointillé
16. Le plan de l’inspecteur Charles Vanderstraeten est le premier plan
d’ensemble de l’extension de la Ville au-delà des vieux remparts,
commandé par l’État belge en 1839 Le plan prévoit la construction
d’un boulevard circulaire et des grandes infrastructures - casernes,
églises, école de natation, esplanade, cirque, etc. - censées catalyser
le développement du tissu urbain là où il n’y a, à l’époque, que quelques industries, fermes ou maisons de campagne. Il s’agit d’un plan
urbanistique. Sauf que le mot et la discipline n’existent pas encore et
que l’enjeu du plan est en réalité tout autre.
17. Lorsque nous analysons de près les rapports internes que Vanderstraeten adresse au Ministre de l’Intérieur5, nous nous rendons
compte que le cercle a une portée stratégique. Il introduit une présence
latente dans le territoire. S’il est adopté, tout le cercle sera rempli de
lignes en pointillés. Ces lignes sont une nouveauté. L’inspecteur les a
probablement dessinées en pointillé afin de visualiser son intuition, déclarée dans le rapport, selon laquelle la ville future c’est-à-dire les quartiers et édifices de l’avenir n’ont « aucune espèce d’analogie matérielle »6 avec le projet d’architecture, en l’occurrence celui du boulevard
circulaire. La ville future ne sera construite que bien plus tard et,
peut-on ajouter à la lecture des papiers internes, lorsqu’elle le sera, elle
sera surveillée (puisque le cercle inaugure aussi une nouvelle zone
d’inspection de la voirie, qui donnera lieu au Service d’inspection de la
voirie dont Vanderstraeten sera le premier directeur).
18. Le plan envisage donc simultanément différents degrés de possibilité et de matérialité. La réalisation des éléments est plus ou moins
proche dans le temps, plus ou moins décidée à l’avance, plus ou
moins nettement esquissée sur le plan: le boulevard est planifié au mètre près, les édifices sont localisés et désignés en rose, les quartiers
futurs sont dessinés en pointillés. Le plan inaugure ainsi, en ouvrant un
avenir indéfini mais néanmoins suggéré en pointillés, l’emprise de l’État
Au 19e siècle, l’ouverture des voies et le contrôle des bâtisses n’était pas une compétence du Ministère des Travaux Publics mais bien celle du Ministère de l’Intérieur. Ce n’est qu’au
début du 20e siècle, au moment de la naissance de l’urbanisme à proprement parler, que le relais va se faire. À ce sujet, voir Benedikte Zitouni, 2010, op. cit., pp. 255-261.
6 AEB, Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, Molenbeek, pièce 1138, Projet d’un cirque dans les faubourgs de Bruxelles, 1837-1838, rapport de Vanderstraeten
adressé au ministre et daté du 7 octobre 1837.
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Figure 1. Plan d’alignement des faubourgs de Charles Vanderstraeten, 1840. Reproduction d’un extrait du document original (a, à gauche) et reprise des pointillés qui y figurent (b, à droite).
Source : Archives de la Ville de Bruxelles (a) et Zitouni, 2010 (b).
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sur les environs de Bruxelles. La force du plan réside dans les points
légers et discrets qui s’y dessinent et qui vont petit à petit s’inscrire
dans le territoire. Mais il a fallu l’archive interne pour le découvrir. Il a
fallu les rapports et correspondances pour voir les points. Car seuls ces
papiers-là ont gardé la trace de l’élaboration et des conditions d’adoption du plan, dévoilant ainsi la mécanique et la nouveauté du pointillé.
Regardons cela de plus près.
Figure 2. Plan d’alignement des faubourgs de Charles
Vanderstraeten, 1840.
Reproduction d’un
extrait centré sur l’actuel site de Tour et
Taxis. Source : Archives de la Ville de
Bruxelles.
19. S’il veut être appliqué, le plan de Vanderstraeten doit être adopté
par les communes concernées. Ainsi le prévoit la Loi Communale7.
Jette, Koekelberg, Saint-Gilles et Forest l’adoptent sans broncher8.
Laeken le fait « dans les limites des possibilités financières »9. Molenbeek le fait « sous réserve de pouvoir modifier le plan »10 et « sans rien
préjuger à l’égard des droits de propriété »11 . Mais deux communes
refusent d’adopter le plan. Schaerbeek refuse et déclare que « le cas
échéant », elle « y aurait égard »12 . Saint-Josse demande d’abord à
l’inspecteur d’inscrire les propriétés, les noms des propriétaires et parcelles cadastrales sur le plan, ce qui est fait, et déclare ensuite, laconiquement, avec l’appui des propriétaires consultés, que ce plan est trop
long, trop grand et trop difficile à exécuter et qu’il est, en outre, trop
fixiste.
20. Il est intéressant de noter l’intelligence de cette récalcitrance.
Saint-Josse et Schaerbeek sondent la planification qui émerge à leur
époque avec perspicacité. Chacune de leurs objections révèle un des
principes fondamentaux du plan [Zitouni, 2010: 64-65, 75-85]. Dire que
le plan est trop long à exécuter, que le délai est trop indéfini, c’est dire
que le pointillé est latent, qu’il peut se mettre en exécution avec retardement et qu’il sert surtout de balise pour les interventions à venir
Loi communale du 30 mars 1836, articles 76, 7°, et 90, 7°, repris dans Wiliquet, C., 1913, La loi communale du 30 mars 1836 et les lois modificatives : Commentaire pratique, 3ème
édition revue par Paul Pastur et Georges Zoppi, Mons & Frameries, Union des Imprimeries, p. 10, 17.
8 Pour Jette et Koekelberg, voir AEB, Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, Bruxelles, pièce 268, Plans généraux d’alignement des faubourgs, Partie comprise entre
la chaussée de Ninove et la Senne en aval de Bruxelles, 1843-1845; 1854-1855; 1861-1866, lettre du commissaire au gouverneur datée du 11 octobre 1842. Pour Saint-Gilles et Forest,
voir aux mêmes archives, Bruxelles, pièce 288, Plans généraux d’alignement des faubourgs, Partie comprise entre la Porte de Hal et le premier bras de la Senne, en amont, 1843-1846;
1862-1865, enquête commodo et incommodo mentionnée dans l’arrêté royale du 12 octobre 1844.
9 AEB, Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, Bruxelles, pièce 268, déjà citée, lettre du commissaire au gouverneur datée du 11 octobre 1842.
10 Ibidem.
11 Ibidem.
12 Idem, lettre du commissaire au gouverneur datée du 29 juin 1845. Aux Archives de Schaerbeek, il n’y a plus de trace de la réponse de la part de Schaerbeek.
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bâti existant (principe d’ubiquité). Dire que le plan est trop difficile à
exécuter, qu’il met les communes dans l’embarras financier, c’est dire
que le développement risque d’être discontinu, que les propriétaires
pourront lancer des initiatives sur toute la zone sans que les communes
puissent les relier - puisque la cession des terrains intermédiaires n’est
aucunement garantie (principe de discontinuité). Finalement, dire que le
plan est trop fixiste, que la spéculation introduite par le pointillé sera
fixée par les arrêtés d’alignement et guidée par la promesse de la trame
future plutôt que par les circonstances et connaissances locales, c’est
dire que dorénavant la spéculation sera portée et soutenue par l’État
lui-même (principe d’abstraction).
Figure 3. Plan d’alignement des faubourgs de
Charles Vanderstraeten,
1 8 4 0 . R e p ro d u c t i o n
d’un extrait centré sur
l’actuelle avenue Rogier
à Schaerbeek. Source :
Archives de la Ville de
Bruxelles.
21. Revenons-en à l’histoire. En opposition au plan d’extension, SaintJosse revendique un territoire qui se génère au fil des circonstances et
des événements locaux ou, comme le dit Schaerbeek en 1846 quand
elle refuse à nouveau d’adopter le plan, les communes récalcitrantes
revendiquent un territoire où l’on accepterait qu’il soit impossible ou du
moins très abstrait de « se lier par des tracés arrêtés longtemps
d’avance, sans qu’un intérêt matériel quelconque les aient fait naître »13.
(principe de latence). Dire que le plan est trop grand, que le pointillé
recouvre un territoire trop vaste, c’est dire que l’État formate dorénavant des espaces qui sont loin d’être urbanisés et, surtout, qu’il étend
ainsi sensiblement le droit d’initiative des propriétaires. Ceux-ci pourront construire dans l’entièreté du cercle, sans voisinage immédiat du
13
22. Face aux refus, l’État se voit obligé d’expliciter le fonctionnement
du pointillé. Il semble acquiescer que la spéculation sera informée par
le plan et répond surtout à la première objection qui lui donne l’occasion de rassurer les communes. Effectivement, dit-il, le pointillé est latent. Il ne comporte aucune obligation à agir, ni à construire. Il ne se
manifeste qu’au moment où, de plein gré, un propriétaire lance une
initiative. Le plan ne vise donc pas à entraver mais à soutenir et à orienter les propriétaires qui seuls peuvent faire naître le tissu urbain. « Il
s’agit tout simplement de ne pas permettre à ce que soit dévié à ce
plan pour les propriétaires alors que, dans l’avenir, ceux-ci viendront
spontanément et de plein-gré, demander l’autorisation d’ouvrir des
rues sur leurs propriétés. »14
AEB, Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, Bruxelles, pièce 277, Plans généraux d’alignement des faubourgs, Partie comprise entre la rue Royale extérieure et la
chaussée de Louvain, 1845-1846; 1859; 1862, lettre de Schaerbeek au commissaire datée du 22 janvier 1846.
14 AEB, Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, pièce 277, déjà citée, rapport du conseiller Annemans devant le conseil provincial, séance du 30 octobre 1845
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23. En outre, l’exigence portée par le pointillé est minimale. À la différence de l’alignement stricto sensu, le pointillé ne dicte pas le détail, ni
le métrage des rues, et leur impose une simple connectivité aux axes
principaux de la ville. Il est composé de tracés qui, par leur seule présence, guideront l’évolution de la trame entière. L’inspecteur explique :
« Dans le but de laisser à l’intérêt particulier la plus grande latitude possible, j’ai cru, Monsieur le Gouverneur, devoir me borner à indiquer des
projets de régularisation pour toutes les voies existantes et ne désigner
en fait de communications nouvelles, que celles dont l’établissement
m’a paru strictement nécessaire pour constituer un canevas symétrique, que les propriétaires intéressés seraient autorisés à compléter »15 .
L’exigence n’est donc autre que celle d’un canevas ou d’un ensemble
bien agencé.
24. Au lieu d’être rassurées par ces explications, Saint-Josse et
Schaerbeek y voient la confirmation de leurs craintes. Il y a donc bien là
une ville latente implantée dans la terre, un code somnolent qui, pendant plusieurs générations, hantera l’urbanisation. S’il s’agissait au
moins d’un plan à réaliser d’un seul coup, de proche en proche, alors
les deux communes auraient pu s’en accommoder. « L’adoption du
plan, déclare Schaerbeek, ne rencontrerait aucune difficulté si on procédait à son exécution d’une manière systématique et continue, si les
bâtisses se développaient les unes après les autres, en partant de la
partie agglomérée de la colline [...] [Mais] cette adoption est impossible
alors que les bâtisses ont lieu sur tous les points à la fois » 16.
15
8
25. L’argument est perspicace. Il dit non seulement que le pointillé,
sera présent en tout point du territoire mais il dit aussi que le pointillé
permettra à tout point, à chacun des propriétaires, où qu’il soit dans le
cercle, d’engager le développement. Tous les propriétaires sont habilités à urbaniser. À la ville qui s’étend de proche en proche, l’État oppose une vaste zone d’inspection où la ville se matérialisera par la succession de demandes faites par les propriétaires pour ouvrir une voie ici
ou un début de quartier là. Des lieux éparpillés et parfois éloignés du
centre-ville puisqu’ils peuvent aussi se raccorder à une chaussée, un
boulevard ou même à un noyau villageois, et non seulement à la ville en
tant que telle.
26. Saint-Josse et Schaerbeek craignent alors qu’elles doivent garantir la continuité du tissu urbain. Selon elles, elles deviendront captives
des effets domino enclenchés par les initiatives éparpillées et devront
racheter les parcelles situées, entre les projets réalisés. Elles seront à la
merci des agissements de tous les propriétaires à la fois, et ceux-ci le
seront entre eux, sans que personne ne puisse jamais savoir où et
quand viendra l’activation du code somnolent. Autrement dit, aux yeux
des deux communes, la latence, l’ubiquité et la discontinuité introduites
par le pointillé imposent une œuvre de reliure difficile à réaliser. En guise
de compensation, Saint-Josse et Schaerbeek demandent, au minimum, une meilleure loi d’expropriation.
27. Sans que l’archive en donne la preuve, il semble que les fonctionnaires de l’État aient été à la rencontre des communes et qu’ils leur
aient promis d’entreprendre les démarches nécessaires pour obtenir
AEB, Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, Bruxelles, pièce 238, Plans généraux d’alignement des faubourgs, Partie comprise entre le 1er bras de la Senne en
amont et la chaussée de Ninove, Plan n° 2, 1838-1842; 1852-1853; 1860-1861; 1872 (pl.), lettre de l’inspecteur au gouverneur datée du 24 juin 1841.
16 AEB, Fonds du gouvernement provincial du Brabant, service 12, Bruxelles, pièce 277, déjà citée, lettre de Schaerbeek au commissaire datée du 22 janvier 1846
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une meilleure loi d’expropriation. Celle-ci passera en effet deux caps
importants en 1858, et en 186717. Mais en parallèle, il se passe aussi
autre chose: l’État disqualifie, formellement, les objections des communes. Autrement dit, le dénouement est double: les communes obtiennent des promesses mais elles perdent leur façon, plus locale, plus
circonstancielle, de développer le territoire.
sériation des constructions (alignement, mesures permettant la mitoyenneté…) et le renforcement des droits de démolition [Zitouni,
2012]. Mais il en est très certainement le point de départ. De façon générale, on peut dire qu’il amorce une planification qui opère grâce à des
codes d’évolution [Zitouni, 2012], plutôt que par des grandes visions
fixées une fois pour toutes.
28. Concrètement, le 28 avril 1846, un arrêté royal adopte le plan de
Vanderstraeten18 . Les objections des deux communes y sont ré-interprétées comme autant de plaidoyers pour le laisser-faire individualiste,
des expressions d’intérêts particuliers, face auxquels se dresse le projet
de l’État qui fait œuvre d’unité et de bien collectifs. Cette ré-interprétation est cocasse lorsqu’on sait que les communes redoutaient une trop
grande liberté donnée aux particuliers… Le plan à pointillés ne remplace pas l’intérêt particulier par l’intérêt collectif, le laisser-faire par l’interventionnisme, mais il remplace la spéculation ad hoc par de la spéculation assistée. Il le fait en suggérant une ville possible. L’État rentre
dans le jeu de l’avenir. Il rentre dans la spéculation.
30. Le pointillé introduit un temps long, graduel, fait d’ajustements et
de constructions individuelles dans les environs de Bruxelles tout en
donnant la garantie que le cap sera maintenu. C’est ce temps-là que
Vanderstraeten évoque dans l’introduction lorsqu’il s’adresse au Roi et
aux propriétaires de la rue du Berger. C’est ce temps-là, long et incalculable, rempli de tractations et d’ajustements, que l’urbanisme au
sens strict, celui de la seconde moitié du 20e siècle, va vouloir éradiquer. En effet, avec le plan d’aménagement, l’urbanisme revendiquera
l’immédiateté. Mais ça, c’est une autre histoire. Voyons plutôt comment
dans la même ville, à une autre époque, une démarche similaire est
entreprise par quelques ingénieurs spécialisés pour amorcer l’avenir
des transports en commun en souterrain.
29. Le pointillé ne fixe pas les échéances ni le plan définitif de la capitale mais bien le mode d’évolution et d’agencement futur de celle-ci.
Selon le principe de latence, chaque initiative est dorénavant orientée
par une cohérence d’ensemble qui est inscrite dans le sol pour le siècle
à venir. Le développement est dorénavant réparti de façon indifférenciée sur l’ensemble des faubourgs. La ville se propagera suivant les
grands axes existants ou prévus par le plan au fur et à mesure des ouvertures de voies demandées par les propriétaires. Évidemment, le
pointillé ne peut à lui seul résumer le caractère technico-politique de
l’emprise réalisée par l’État au 19e siècle. Il faut au moins y associer la
3. Le (pré)métro ou l’escalade des engagements
31. Au début des années 1960, le souterrain apparaît, tant aux yeux
des responsables politiques qu’à ceux du grand public, comme un espace légitime pour faire se mouvoir les populations et dégager la surface urbaine, laissée ainsi à l’automobile en pleine expansion [Lannoy &
Tellier, 2011; Tellier, 2010]. Le consensus est donc d’ordre politique: le
souterrain est aux transports publics. Mais la forme que doit prendre
Loi 1858: Archives de la Chambre des Représentants [par la suite ACB], Pasinomie – Collection des lois, décrets, ordonnances, arrêtés et règlements généraux qui peuvent être invoqués en Belgique, 1858, n° 238, 1er juillet, “Loi relative à l’expropriation pour assainissement des quartiers insalubres”, Exposé des motifs présenté lors de la séance du 26 mai 1858 à la
Chambre, p. 219. Circulaire du ministre de l’intérieur Charles Rogier datée du 23 août 1858, adressée aux gouverneurs et reprise dans Coll., Expropriation pour assainissement des quartiers insalubres, loi du 1er juillet 1858, documents et discussions, Bruxelles, M. Hayez Imprimeur de l’Académie Royale, 1858.
Loi 1867: ACB, Pasinomie, 1867, n° 340, 15 novembre, “Loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique”, Exposé des motifs présenté lors de la séance du 11 décembre 1866 à la
Chambre, pp. 287-288 ; Rapport de la section centrale présenté par M. D’Elhounge lors de la séance du 12 mars 1867, p. 291. Tous deux exposent les inconvénients et problèmes posés
par la loi de 1858 et le mécontentement exprimé par les communes.
18 Van Bemmel, Eugène, 1869, Histoire de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek, Bruxelles : E. Van Bemmel, p. 168. Guillaume Jacquemyns, 1931, “Victor Besme et le Grand-Bruxelles”, Le Flambeau - Revue des questions politiques et littéraires, 1 4e année, n° 9, pp. 163-165. Guillaume Jacquemyns, 1936, Histoire contemporaine du Grand-Bruxelles, Bruxelles,
Librairie Vanderlinden, p, p. 41.
17
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ses négociations, les ingénieurs optent finalement pour une hybridation
inédite entre l’objet tramway et le gabarit métro: le « prémétro ». Plus
que d’un compromis, il s’agit là d’une stratégie d’inscription temporelle.
Les ingénieurs, en inventant le prémétro, optent pour une solution temporaire qui est censée préparer le souterrain de Bruxelles à l’arrivée du
métro proprement dit. Comme le suggère son nom, le prémétro est
conçu comme le premier jalon du projet futur.
Figure 4. Quai surbaissé
et matériel roulant existant dans le prémétro.
Source : Société des
Transports Intercommunaux de Bruxelles, Métrovision. Passé-présentfutur, Bruxelles, avril
2009.
32. En décembre 1969, lors de l’inauguration du prémétro, M. Appelmans, directeur à la STIB, confirme la conversion rapide en métro
lourd:
« [L]e vocable ‘‘pré-métro’’ qui a été adopté pour désigner cette formule provisoire, indique fort bien la volonté de tous ceux qui ont collaboré à l’œuvre que vous verrez tout à l’heure, de considérer celle-ci
comme le premier maillon d’un réseau plus vaste qui doit étendre
progressivement ses mailles pour recouvrir - dans un délai que chacun espère le plus bref possible - les quatre coins de notre capitale
[...] il y a, en effet, urgence à donner à l’angoissant problème des embarras de circulation dans notre ville, des solutions même provisoirement incomplètes, mais qui portent en elles les germes de réalisations plus radicales dans le domaine des transports urbains »19.
33. Au-delà d’un matériel spécifique, c’est donc bien un statut ambitieux que l’on accorde au prémétro : celui d’ouvrir la voie des investissements souterrains.
l’objet technique est encore soumise à discussion. Après de nombreu-
19
20
34. Pourtant, politiquement, dans l’arène publique, le prémétro est
présenté comme une décision mesurée. Il est une « solution à la fois
plus conforme aux besoins réels de trafic à satisfaire et à l’économie
des capitaux à investir »20 qui permet l’ouverture en douceur de l’espace souterrain au transport public urbain. Outre ses avantages économiques - le prémétro rentabilise le matériel roulant acquis pour l’Exposition universelle de 1958 -, il permet au public de s’accoutumer au
souterrain en conservant un objet typique des rues bruxelloises, le
tramway :
Appelmans, Paul, Exposé pour l’inauguration du prémétro bruxellois, décembre 1969, 8 pages (numérotées pp. 15-22), pp. 15-16.
Ministère des Communications et des Postes, Télégraphes et Téléphones - Administration des Transports, 1963, op. cit., p. 42.
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« Une telle solution permettrait de poursuivre l’exploitation des réseaux de tramways, dont la structure et le matériel seraient bien entendu modernisés, assurant ainsi un minimum de modifications aux
relations établies et auxquelles, depuis de longues générations, s’était
accoutumé le public. »21
« [É]ducation progressive de l’utilisateur vers le transport souterrain,
localisation des entrées, des postes de perception, des services offerts en station (installations sanitaires, librairie, centre d’information,
téléphone, etc.) Le passage en exploitation métro se fera très aisément du fait des habitudes déjà prises. »22
11
vre, dans l’avenir, la mise en souterrain des tramways en utilisant les
anciens voûtements de la Senne »25 . Il est même demandé au Ministère des Travaux Publics de construire, dans le cadre des travaux de
tunnel routier de Petite Ceinture, un pertuis sous ce tunnel pour le passage d’une future liaison souterraine Nord-Sud pour tramways 26. Remarquons que du côté de la gare du Midi, la Petite Ceinture n’a finalement pas adopté de tunnel routier, mais l’important est de saisir le
geste de prévoyance: un service demande à l’autre de prévoir un pertuis. Persuadé que cette mise en souterrain s’imposera un jour ou l’autre, l’O.N.J., sous la figure de Fernand Brunfaut, creuse déjà les conditions des systèmes techniques qui viendront ensuite27.
35. Enfin, au cas où les conditions d’une conversion en métro lourd ne
seraient pas remplies à l’avenir, sa réversibilité et sa flexibilité permettraient, théoriquement du moins, un retour en arrière.
36. Cette ouverture en douceur du souterrain a une histoire. Dès
1957, l’Office National pour l’Achèvement de la Jonction Nord-Midi
(O.N.J.) 23, ancêtre du Service Spécial d’Etudes, a veillé à laisser dans le
sous-sol des possibilités de nouveaux ouvrages souterrains. Avec les
travaux du tunnel Constitution, entre le Boulevard Lemonnier et la nouvelle gare du Midi, l’O.N.J. a inauguré le premier « tunnel pour tramways ».
37. Alors que l’O.N.J. avait pour mission de se limiter au complexe1des tunnels de Bruxelles-Midi, en faisant regagner la surface aux
tramways à l’entrée du boulevard Lemonnier, « ceux qui, non avertis,
ont suivi de près la construction des tunnels se sont étonnés [...] [que]
l’on [...] ait continué horizontalement le radier du tunnel pour le raccorder à l’ancien voûtement de la Senne »24 . C’est que « c’eût été faire
preuve d’imprévoyance que ne pas ménager la possibilité de poursui-
Figure 5. Schéma illustrant le creusement de l’axe Nord-Sud du prémétro à
partir du pertuis désaffecté du voûtement de la Senne. Source : Commission
regionale de la mobilité, Schaerbeek et la desserte des zones Nord et Nord-Est
de la Région. Futures étapes de développement des transports urbains, Avis et
note préparatoire à l’avis de la Commission (préparée par le secrétaire Claude
van den Hove), juin 2007.
Idem, p. 45.
Lombard, Aril, 1976. Titre inconnu. UITP, p. 237.
23 L’O.N.J. a été chargé, en 1935, de terminer le chantier de la Jonction Nord-Midi, entamé dès le début du siècle. Le tunnel Constitution est l’occasion pour les ingénieurs de l’O.N.J. de
démontrer leur polyvalence dans l’usage du souterrain, en attendant de nouveaux projets pour leur expertise.
24 Brunfaut, Fernand, 1959, La Jonction, Bruxelles : Ad. Goemaere, p. 227.
25 Ibidem.
26 Lombard, Aril, date inconnue, Promotion des transports en commun à Bruxelles, réponse à la note personnelle de P. Hustin de 1993, 6 pages, p. 1.
27 Hustin, Paul, 1993, La construction du métro. Quelques souvenirs, note personnelle.
21
22
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12
38. Le précédent créé par ce chantier est d’ailleurs utilisé comme argument en 1963, rappelant qu’en sous-sol, des dispositions ont déjà
été prises pour favoriser les tramways souterrains :
« Et ici il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’à Bruxelles la mise en
souterrain de certains itinéraires de tramways a déjà été amorcée par
la création des ouvrages souterrains de la place de la Constitution,
qui ont donné des résultats très concluants, tant au point de vue de
l’exploitation des tramways que de l’amélioration du trafic de surface ;
des dispositifs d’attente ont d’ailleurs été prévus au débouché de ces
ouvrages et en dessous du tunnel routier de la place Rogier en vue
de l’utilisation, par les tramways, des pertuis de la Senne existant
sous les boulevards centraux et actuellement désaffectés »28 .
39. Le prémétro est ainsi une figure exemplaire de la gestion stratégique du temps que pratiquent les ingénieurs du transport public souterrain. Conscients des délais d’exécution qu’implique la création d’un
chemin de fer métropolitain, ils préfèrent soutenir la réalisation d’une
étape transitoire mais engageante pour le développement du souterrain
bruxellois.
Figure 6. Croisement des voies dans le Tunnel Constitution. Source : Ministère des Communications et des
Postes, Télégraphes et Téléphones – Administration des Transports, Promotion des transports en commun
dans les grandes agglomérations. Exposé du problème, mai 1963.
28
29
40. En effet, la réalisation d’un véritable métropolitain implique un étalement dans le temps des chantiers 29, jugé inacceptable au vu de l’urgence des problèmes d’encombrement à résoudre. Les investissements coûteux nécessaires à la réalisation d’un chemin de fer métropolitain exigent un échelonnement des dépenses - et donc des travaux dans le temps. La contrainte de coordination des chantiers avec l’exécution d’autres projets - comme la construction d’ouvrages routiers ou
les travaux de rénovation urbaine - pour des raisons d’utilisation optimale des budgets, disperse également les crédits disponibles. Les difficultés techniques d’exécution, en particulier les contraintes géologiques du sol bruxellois, allongent aussi les délais. Enfin, l’exploitation
d’un réseau de métro n’est imaginable qu’avec une longueur de ligne
Ministère des Communications et des Postes, Télégraphes et Téléphones - Administration des Transports, 1963, op. cit., p.45.
Woitchik, Maurice, date inconnue (après 1969), Le pré-métro de Bruxelles, communication lors d’un congrès international, 8 pages.
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suffisante. Certains l’estiment à au moins 8 km, pour permettre au métro d’être attrayant et économiquement exploitable30.
« Ces divers facteurs ont conduit à l’idée de réaliser les tunnels en
tronçons de longueurs relativement faibles et rendus exploitables par
des lignes de tramways »31 .
41. L’étape transitoire que constitue le prémétro présente divers avantages. Sur le plan financier d’abord: « pas de dépense immédiate pour
la construction de dépôts et ateliers, ni pour l’acquisition de matériel
roulant ; rentabilisation accélérée des investissements ; possibilité d’interruption temporaire en cas de difficultés de financement »32 . Sur le
plan des transports proprement dits : « dégagement des artères encombrées par un choix judicieux de tronçons prioritaires ; pour l’usager,
amélioration rapide des conditions de déplacement au point de vue
vitesse et régularité »33 .
« L’avantage du semi-métro par rapport au métro est donc que les
ouvrages deviennent productifs au fur et à mesure de leur achèvement partiel »34
42. En outre, le prémétro prépare l’avenir en constituant tout à la fois
une réserve de capacité et de flexibilité comme le montre le passage
cité plus brièvement en introduction de cet article :
« Nous ignorons ce que seront nos villes dans cinquante ans ; il faut
qu’à ce moment encore le transport en commun soit suffisant. Voyez
Paris où le métro taxé de mégalomanie à sa naissance n’en peut plus
13
et appelle à la rescousse le grand chemin de fer sous forme de R.E.R.
(Réseau Express Régional). C’est pour ménager l’avenir qu’il faut
construire »35 .
43. Enfin, et surtout, en valorisant la figure du prémétro, les ingénieurs
se réservent la possibilité technique de continuer à explorer le souterrain et même d’y entrer massivement. Dans le sous-sol bien sûr, en
dessinant le gabarit des quais et des stations ou en évitant l’entrecroisement des voies, mais aussi, en surface, en faisant aboutir les rampes
provisoires dans des zones susceptibles d’accueillir valablement un
futur métropolitain. Car le réseau souterrain ne pourra in fine se limiter
aux zones les plus encombrées. C’est pourquoi la sortie des tunnels a
été particulièrement étudiée, soit pour retrouver des lignes de surface
placées en site indépendant et convenant donc au matériel métro, soit
pour revenir à la surface dans des artères suffisamment larges pour y
accueillir de nouveaux tunnels ultérieurement.
« Il n’est toutefois pas exclu que, même dans ces artères et surtout
dans d’autres moins largement dimensionnées, il devienne nécessaire
de placer également dans l’avenir les trams en tunnel. Dans cette
perspective, on doit systématiquement prévoir la possibilité d’étendre
le complexe souterrain vers l’extérieur en rendant démontables les
rampes d’accès. Si, dans l’avenir, on décide de prolonger les tunnels,
il suffira, lorsque les nouveaux souterrains seront construits, de démonter les rampes et de faire la jonction entre les tunnels »36 .
Vrebos, J., date inconnue, Allocution prononcée par M. Vrebos, secrétaire général du Ministère des Communications, Président de Transcomet, à l’occasion de la journée belge de
Transport-Expo, p. 5.
31 Idem, p. 3.
32 Idem, p. 4.
33 Ibidem.
34 Lombard, Aril, 1964, Le projet d’infrastructure souterraine pour les transports urbains de Bruxelles, février, 23 pages + annexes (2 pages), p. 20.
35 Van Geel, P. & Vandermar, R.M., 1962, op. cit., p. 30.
36 Lombard, Aril, 1964, op. cit., p. 18.
30
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44. C’est d’ailleurs cette solution qui a été adoptée pour la rampe du
tunnel Constitution, à l’entrée du boulevard du Centre : « Lorsque les
pertuis de la Senne seront appropriés, il suffira de démonter cette
rampe, ce qui pourra se faire en un temps très court, pour passer de la
circulation de surface à la circulation souterraine »37. Notons toutefois
que les tramways circulant dans le tunnel Constitution n’ont pas été
prévus pour être convertis en métro (ce qui pose d’ailleurs problème
aujourd’hui) : les bifurcations et les recoupements sont à niveau, la
marche se fait à vue, ce qui est impossible en formule métro, où il ne
peut jamais y avoir de recoupement de voies. L’argument du Tunnel
Constitution est donc avant tout symbolique - le tramway est capable
de circuler en souterrain - mais il est néanmoins efficace, comme l’a
montré la suite des événements.
45. Pour conclure, l’on peut dire que même si le prémétro est un dispositif temporaire sur le plan du matériel roulant, sa reconversion vers la
surface est rendue difficile38. Au vu des moyens techniques, politiques
et financiers engagés, le prémétro provoque une escalade d’engagements qui limite le champ des possibles des espaces de mobilité. Sa
durée de vie limitée et son caractère provisoire font donc étonnamment
sa force.
46. Avec le prémétro, l’administration technique spécialisée dans le
souterrain a introduit un temps graduel, progressif, tout en assurant
une irréversibilité aux engagements pris dans le sous-sol. Elle a démontré sa capacité à fabriquer des temporalités longues. Elle est prête à
réactiver, le moment venu, des projets en sommeil. Elle nous renseigne
ainsi sur ce qui constitue une planification par jalons bien plus engageante pour l’avenir de la ville qu’on ne l’aurait pensé initialement. Remarquons à quel point cet enseignement est semblable à celui donné
par le service voyer un siècle plus tôt ...
14
Conclusions
47. Revenons-en aux citations de l’introduction. L’ironie du sort veut
que dans les deux cas, tant pour la rue du Berger que pour le prémétro, la situation n’a pas vraiment évolué. La rue du Berger est encore
toujours une rue très étroite et non alignée. Le prémétro s’est maintenu, dans certains de ses tronçons (ligne Nord-Sud et Grande ceinture),
avec des trams et des quais abaissés. Dans nos recherches, nous
avons rencontré des critiques et même de l’exaspération provoquées
par le sentiment qu’à Bruxelles, en Belgique, à cause de compromissions et de tractations, le transitoire s’est figé. Ainsi, au 19e siècle, un
journal constate: « Dans notre pays, le provisoire a l’habitude de damer
le pion au définitif et cela à tel point que celui-ci n’est quelquefois que
du provisoire »39. Au 20e siècle, la presse critiquera et elle critique encore aujourd’hui les compromis, les chantiers et les situations qui traînent.
48. De fait, la ville est remplie d’objets qui témoignent de transitions. Il
suffit d’orienter le regard pour constater que Bruxelles compte énormément de rues et de façades non alignées, de terrains non nivelés, ou
de marches provisoires qui attendent le rehaussement ou l’abaissement de la rue. Dans le métro, lorsqu’on y prête attention, on voit des
espaces vides et des étages supplémentaires censés accueillir le croisement avec une autre ligne, des tronçons abandonnés attendant
quelques centaines de mètres de rail pour connaître une vie nouvelle,
parfois promise de longue date. Plutôt que d’y voir une incapacité à
fixer et à dessiner la ville une fois pour toutes, nous y voyons le témoignage d’une capacité collective, technique et politique, à ménager
l’avenir. Telle est notre première conclusion: ces imperfections témoignent en réalité d’une souplesse de l’esprit et d’une créativité stratégique qui a permis d’accueillir plusieurs destins dans un même lieu.
Ibidem.
Voir, à ce sujet, la polémique autour de la « Cityvision » qui proposait la conversion d’une partie du réseau de métro et de prémétro en « métro léger » capable de circuler en surface avec
du matériel de plus grande capacité : LEBRUN L. et al., Une nouvelle ambition pour les transports publics urbains et le développement de Bruxelles. La Cityvision ou comment faire beaucoup mieux que la Métrovision de la STIB avec moins de moyens, Bruxelles, 23 octobre 2009, 55 p. et STIB, BRUXELLES MOBILITÉ, La “Cityvision”, une vision tronquée, Bruxelles, 10
février 2010, 16 p.
39 Anonyme, 1892. Le Provisoire. Le Moniteur des Travaux Publics, n° 936.
37
38
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49. La ville est constamment en évolution. Alors, comment engager un
avenir plutôt qu’un autre? Comment créer un horizon? Plutôt que d’esquisser des grandes visions et d’en appeler à l’imaginaire, il faudrait
apprendre à reconnaître que toute mesure, aussi provisoire soit-elle,
engage potentiellement l’avenir. L’emprise passe par des petites prises.
En un mot, il faut savoir reconnaître la force de l’inventivité procédurière. Si l’on réhabilitait les services de l’administration et cessait de les
voir comme des entités passives et si l’on s’emparait plus explicitement
des procédures et des objets techniques en élaborant des revendications publiques à leur sujet, il y aurait à nouveau tant de choses à inventer. Telle est donc notre deuxième conclusion: non seulement nos
recherches nous ont appris à voir et à apprécier les traces d’une ville
en transition mais elles nous ont également appris à reconnaître la force
de l’inventivité procédurière.
50. La troisième conclusion porte alors sur l’Administration. Selon
nous, le propre de l’Administration est sa capacité à construire des
temps longs, à inventer des outils technico-politiques et des mesures
procédurières qui engagent l’avenir d’une ville. Plus particulièrement, la
force des corps techniques réside dans le fait que ceux-ci s’attachent à
transformer un seul processus physique - tel s’installer, tel se mouvoir en le ponctuant et en le façonnant sur la longue durée. L’Administration
est moins un pouvoir totalisant qu’un pouvoir patient. Le pouvoir qu’elle
exerce fonctionne rarement de façon frontale. Il se glisse plutôt dans
l’enchaînement des opportunités qu’offrent chaque situation et chaque
formulation ambivalente. En un mot, dans les coulisses, les fonctionnaires font émerger la ville moins par leurs grandes visions que par leur
goût pour la technique, leur disponibilité et leur assiduité.
51. Finalement, et ce sera là notre dernière conclusion, nos recherches
montrent qu’à Bruxelles, les grandes réalisations telles l’extension de la
ville et l’implantation du métro ne se sont pas faites par l’instauration d’un
pouvoir fort. Derrière chacune de ces réalisations se cache, en réalité,
une équipe de diplomates, de négociateurs et de techniciens habiles.
52. Selon nous, l’argument qui veut que de telles réalisations ne soient
plus possibles aujourd’hui parce que nous vivons dans un monde globalisé, dans un État décentralisé, dans l’ère de la gouvernance urbaine
où les villes doivent se prendre en mains sans qu’aucun pouvoir ne
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puisse les chaperonner, ne tient pas. Les deux cas historiques analysés
sont le produit d’équipes qui ont travaillé à l’échelle de l’agglomération
bruxelloise. Ces équipes opéraient en situation de délégation. Elles réalisaient des tâches spécifiques. Nous pensons dès lors qu’il n’y a aucun obstacle structurel, a priori, à ce que la Région de Bruxelles-Capitale et son administration deviennent porteuses de ce type d’inventivité.
D’ailleurs, peut-être y a-t-il déjà des corps techniques qui émergent
dans ce sens? L’important est que ces corps techniques puissent
adopter le rôle de ce que la sociologie et la philosophie appellent les
passeurs, les médiateurs, les diplomates [Joseph, 1998; Latour 1991;
Stengers, 1997].
53. En effet, les corps techniques que nous avons analysés étaient
des grands négociateurs. Chaque étape d’un projet était soumise aux
parties prenantes et modifiée en conséquence, souvent à plusieurs
reprises. Pour autant, les corps techniques maintenaient le cap sur
l’horizon à atteindre. L’idée n’est donc pas de refuser les grandes
idées, ni d’abandonner tout idéal urbain, mais plutôt d’apprendre à
créer un horizon lointain, et à négocier, à lutter, en conséquence pendant de longues années. Si nous habilitons les services et les corps
techniques à devenir des médiateurs qui ne cessent de nous proposer
des arrangements, des ajustements, des changements, il nous sera
enfin possible de nous emparer des jalons technico-politiques qui déjà
engagent notre avenir aujourd’hui.
54. Ce n’est pas le seul moyen, certes, mais c’est le moyen que nous
suggèrent nos recherches et c’est en tout cas une alternative forte à la
revendication actuelle qui veut, pour Bruxelles, la présence d’une vision
et d’un pouvoir forts, unis, et - oserions-nous ajouter - non négociés.
Benedikte ZITOUNI & Céline TELLIER,
« Comment les corps techniques construisent la ville »,
Brussels Studies, Numéro 64, 4 février 2013, www.brusselsstudies.be
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Benedikte ZITOUNI & Céline TELLIER,
« Comment les corps techniques construisent la ville »,
Brussels Studies, Numéro 64, 4 février 2013, www.brusselsstudies.be
Pour citer ce texte
Benedikte ZITOUNI & Céline TELLIER, « Comment les corps techniques construisent la ville. Gestion stratégique du temps lors de la conception du plan d’extension urbaine au 19e siècle et de la création du
(pré-)métro au 20e siècle à Bruxelles », Brussels Studies, Numéro 64, 4
février 2013, www.brusselsstudies.be.
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