Le Roi Lear - Théâtre de la Ville
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Le Roi Lear - Théâtre de la Ville
Le Roi Lear WILLIAM SHAKESPEARE I CHRISTIAN SCHIARETTI CRÉATION TNP traduction YVES BONNEFOY 12 < 28 MAI { AU THÉÂTRE DE LA VILLE } avec SERGE MERLIN PAULINE BAYLE, ANDREW BENNETT, MAGALI BONAT, OLIVIER BORLE, PATERNE BOUNGOU, CLÉMENT CARABÉDIAN, PHILIPPE DUCLOS, PHILIPPE DUSIGNE, CHRISTOPHE MALTOT, MATHIEU PETIT, CLARA SIMPSON, PHILIPPE SIRE, JULIEN TIPHAINE, VINCENT WINTERHALTER, MARC ZINGA, VICTOR BRATOVIC, ROMAIN BRESSY, FRANCK FARGIER, LUCAS FERNANDEZ, FLORENT MARÉCHAL, AURÉLIEN MÉTRAL, SVEN NARBONNE, JOËL PRUDENT, LOÏC YAVORSKY DOSSIER ÉTABLIT PAR LE TNP a Dossier pédagogique SAISON 2013 I 2014 LE M OUVEM ENT DE LA TRAGÉDIE Lear : Serge Merlin, incandescent, douloureux et odieux, attendrissant et monstrueux, indéchiffrable et ouvert à tout ce qui est amour… C’est pour lui, au centre d’une distribution nombreuse et homogène, que Christian Schiaretti a décidé de mettre en scène cette tragédie shakespearienne. Directeur du TNP-Villeurbanne, il s’attache à la noblesse du « théâtre populaire », tel que, à sa naissance il a été voulu. Un théâtre capable de réunir, et puis d’ouvrir à chacun un espace de réflexion, de plaisir. Une mise en scène délibérément « vilarienne » dans sa sobriété et sa rigueur, avec la simplicité de ce mur courbe et clair, qui parfois s’ouvre par segments sur le noir du néant, de l’imprévisible. Il n’y a pas de palais d’où est chassé le Roi, il n’y a pas de lande où il s’en va mourir. Juste ce mur qui encercle un espace indéfini où tout peut arriver… Semblable, peut-être, à celui dont disposait Shakespeare ? Les personnages y viennent vivre. Non pas en veston-cravate ni en uniformes militaires. Ils sont en « costumes d’époque ». Plus précisément – et en accord avec la belle traduction poétique d’Yves Bonnefoy – en ces costumes de théâtre qui, justement, annulent les époques dans la mesure où ils marquent moins un temps précis de l’Histoire qu’une ambiance historique, et la place qu’y tiennent les personnages. Personnages qui se retrouvent donc là, par groupes familiaux autant que politiques. Car Christian Schiaretti tient à ce que la tragédie du roi Lear ne se borne pas à l’errance désespérée d’un vieillard aveugle, trahi par ses filles, mené par son Fou. Comme il l’a fait avec Coriolan – toujours de Shakespeare, créé en 2006, invité par le Festival d’Automne à Paris en 2008 – il met en mouvement les mécanismes de la tragédie, les jeux et enjeux du pouvoir, leurs inéluctables effets sur les êtres humains, sur leurs comportements, leurs sentiments, leurs relations. Le pouvoir ! Lorsque Lear demande à ses filles d’exprimer clairement leur amour et leur respect, il s’agit pour lui de retrouver une autorité, une influence que, plus ou moins consciemment, il sait avoir déjà perdues, ce qu’il ne supporte pas. À la manière dont les deux aînées se prêtent au jeu, sans trop faire semblant d’y croire, à la manière dont Cordelia tente de le raisonner, on peut supposer que ce n’est pas la première fois, et qu’elles en ont assez. Ce serait donc la fois de trop. Celle qui désorganise, déséquilibre l’édifice politico-familial, et de ce fait, ouvre des perspectives, des ambitions nouvelles, entraîne ces princes et rois, et puis ceux qui en dépendent, sur des chemins inconnus, incontrôlés. Des chemins sur lesquels beaucoup vont se perdre. Et pas seulement Lear, qui se retrouve tel qu’en lui-même, et n’est plus, ne sera plus ni roi ni père. Sinon trop tard… S’en rend-il compte, lorsque, dans son long manteau blanc, il offre sa dérisoire couronne, guère plus impressionnante qu’un jouet oublié ? Dans cette tragédie dont sont absents les sentiments, où les couples sont liés par les nécessités politiques, Lear est le seul à chercher quelque chose d’autre, quelque chose de désintéressé. L’affection, l’indispensable chaleur de l’amour. Alors Serge Merlin est là, tel un enfant abandonné, tel un mourant en quête d’un regard, et il emporte le spectacle, il emporte les spectateurs… Qui d’autre que lui pouvait être ce Lear ? Il est unique. Colette Godard Le Roi Lear de William Shakespeare mise en scène Christian Schiaretti Création † 10 janvier – 15 février 2014 Grand théâtre, salle Roger-Planchon Dossier pédagogique Première partie Avant le spectacle Dossier réalisé par Philippe Manevy, Christophe Mollier-Sabet et Isabelle Truc-Mien, enseignants missionnés par le rectorat au TNP. Activité 1 Choix d'un texte Le Roi Lear, Christian Schiaretti et le projet d'un Théâtre National Populaire Pourquoi Christian Schiaretti choisit-il de monter le Roi Lear ? Réflexion à mener à partir d'une visite sur le site du TNP de Villeurbanne. a — Le Roi Lear et le répertoire du TNP Demander aux élèves de lire la rubrique « Historique du TNP» http://www.tnp-villeurbanne.com/le-tnp/lhistoire/historique-du-tnp Comment comprenez-vous le sigle Théâtre National Populaire ? A partir de l'histoire du TNP, on peut comprendre qu'il s'agit d'un théâtre soutenu par l'État, ayant une vocation de « service public » dans le domaine de la culture : son objectif est de proposer des représentations exigeantes à un public aussi large que possible, et sur une grande partie du territoire, dans la perspective d'une « décentralisation théâtrale ». Même si l'entreprise du TNP a été portée par des hommes de théâtre très différents (Gémier, Vilar, Wilson, Planchon, Schiaretti), et dans divers lieux (Chaillot à Paris, puis Villeurbanne) depuis 1920, un certain nombre de traits communs traversent son histoire : des représentations devant de vastes assemblées (2500 places dans la salle de Chaillot, 667 places dans la grande place du TNP) des places peu chères la tentative de créer des liens avec les spectateurs (écoles, universités, comités d'entreprise...) la volonté de faire connaître le répertoire classique, mais aussi de faire découvrir au public des pièces moins connues, anciennes ou contemporaines. NB : dans la partie « Historique du TNP », des auteurs ou des spectacles sont cités : certains noms (Corneille, Tartuffe, L'Avare) seront sans doute connus des élèves, d'autres (Kleist, Terra incognita, Peer Gynt, Dans la jungle des villes), beaucoup moins. En quoi une pièce comme Le Roi Lear peut-elle correspondre au projet d'un tel théâtre aujourd'hui ? Shakespeare est sans doute l'écrivain de théâtre le plus connu, mondialement, et Le Roi Lear fait partie de ses tragédies les plus célèbres, avec Hamlet, Macbeth ou Roméo et Juliette. (On peut s'appuyer, pour le montrer, sur les réécritures dont cette pièce a fait l'objet, mais aussi sur les nombreuses mises en scène qui en ont été proposées, cf. infra). Par ce spectacle, il s'agit donc de rassembler les spectateurs autour d'une œuvre majeure de la culture théâtrale mondiale. 2 b — Le Roi Lear dans le parcours de Christian Schiaretti A partir des rubriques « Historique du TNP » et « Christian Schiaretti » (http://www.tnp-villeurbanne.com/ le-tnp/christian-schiaretti), demander aux élèves d'observer les pièces montées par C. Schiaretti depuis qu'il est directeur du TNP, pour répondre aux questions suivantes : Pouvez-vous, en observant la liste des pièces montées par Christian Schiaretti, expliquer ses choix ? A-t-il des auteurs ou des périodes de prédilection ? [Pour rendre la chose plus lisible, on peut éventuellement classer les principaux spectacles dans une frise chronologique]. Ce qui frappe d'abord dans le parcours de Christian Schiaretti, c'est la diversité de ses choix : • Diversité des périodes : théâtre grec antique (Sophocle), XVIe et XVIIe siècles (Cervantès, Calderón, Rojas, Shakespeare, Molière), XIXe siècle (Strindberg), XXe siècle (Claudel, Brecht, Vinaver, Césaire) • Diversité des pays et des langues représentées, à l'intérieur d'un espace européen (Grèce, Espagne, France, Suède, Allemagne...) • Diversité des genres et de registres : Christian Schiaretti a monté des tragédies comme des comédies, et il a mis en scène des textes qui, au départ, n'étaient pas écrits pour le théâtre (Don Quichotte). Cependant, deux fils rouges semblent traverser ce parcours : le goût du travail avec les acteurs et l’intérêt pour des auteurs ayant un souci particulier de la langue, établissant des liens entre théâtre et poésie. On peut interroger les élèves sur ces deux points. A quoi voit-on l’intérêt de Christian Schiaretti pour le travail avec les acteurs ? Le parcours de Christian Schiaretti est jalonné par des rencontres avec des comédiens marquants, comme Nada Strancar, avec qui il monte plusieurs spectacles. De plus, le metteur en scène a fondé au TNP une troupe permanente et une maison des comédiens, et il intervient régulièrement dans une école de comédiens, l’ENSATT. Quels faits montrent le goût de Christian Schiaretti pour les textes poétiques ? • La rencontre avec le poète Jean-Pierre Siméon et le fait que Christian Schiaretti a monté quatre de ses textes à la Comédie de Reims. • La création des Langagières, « événement autour de la langue et de son usage ». • Le fait que plusieurs auteurs mis en scène par Christian Schiaretti, comme Claudel ou récemment Césaire, sont aussi des poètes. Comment expliquez-vous, en plus des raisons évoquées plus haut, le choix du Roi Lear ? • On notera tout d'abord que Christian Schiaretti a déjà monté une tragédie de Shakespeare, Coriolan, en 2006, et que ce spectacle a été récompensé par de nombreux prix. • Enfin, en s'appuyant sur une observation rapide de la distribution de la pièce, on peut noter que cette œuvre est plus particulièrement propice à un travail de troupe, en même temps qu'elle offre des rôles très importants à des acteurs d'expérience, à commencer par le personnage de Lear. Cf. la distribution du Roi Lear : on peut dénombrer 23 comédiens ! • Shakespeare, qui publie également des poèmes, est un auteur à la langue particulièrement dense et poétique, comme le montrera le travail sur la traduction du Roi Lear. 3 Activité 2 Traduire Le Roi Lear Mettre en scène une pièce de Shakespeare, c’est d’abord se poser la question de la traduction : quelle traduction choisir ? La question se pose non seulement du fait de l’existence d’un grand nombre de traductions parmi lesquelles le metteur en scène devra procéder à un choix unique, mais aussi en raison de la spécificité du texte de théâtre, qui conduit parfois les metteurs en scène à commander une nouvelle traduction plus conforme à leur lecture de la pièce et à leur projet de mise en scène. a — Quels sont les problèmes posés au traducteur ? Etre à la fois fidèle au texte originel, mais aussi le rendre intelligible pour les lecteurs ou les auditeurs de la langue de traduction, ce qui peut entrer en contradiction parfois. A cela s’ajoute le problème propre au traducteur du texte de théâtre : le texte est fait pour être dit, proféré par des comédiens. En outre, les pièces de Shakespeare ont été publiées après avoir été jouées, parfois même après la mort de Shakespeare, ce qui introduit une difficulté supplémentaire : en effet, nous disposons de plusieurs éditions « originales » qui divergent parfois de plusieurs dizaines de vers, sans qu’on sache laquelle correspond à coup sûr à la pièce proposée par Shakespeare au public élisabéthain. Pour Le Roi Lear, il existe deux versions distinctes de la pièce : The True Chronicle of the History of the Life and Death of King Lear and His Three Daughters (Chronique véridique de la vie et de la mort du roi Lear et de ses trois filles), publiée en in-quarto en 1608, et The Tragedy of King Lear (La Tragédie du Roi Lear), publiée dans le Premier Folio de 1623. On ne sait pas lequel de ces deux textes correspond à la pièce représentée pour la première fois le 26 décembre 1606 devant le roi Jacques Ier à Whitehall. La première question qui se pose donc au traducteur est celle du choix du texte à traduire. Un fois ce choix effectué, il reste à traduire la pièce, ce qui met le traducteur face à des choix encore plus nombreux et complexes ! Afin de faire prendre conscience aux élèves qu’il n’y a pas qu’une traduction possible, on peut leur brosser une brève histoire de la traduction du Roi Lear en français. Depuis le dix-huitième siècle, il existe de nombreuses traductions du Roi Lear, dont l'évolution est d’ailleurs le reflet de l’histoire de la traduction du texte de théâtre en général : La pièce a d’abord été traduite pour la lecture au dix-huitième et au dix-neuvième siècles, et en prose (alors que Shakespeare écrit une alternance de prose et de vers). Ces premières traductions reflètent un souci de fidélité à Shakespeare, mais comportent aussi la recherche d’une prose française élégante, et corrigent parfois des images qui étaient choquantes pour le goût français de l’époque. La première mise en scène française de la pièce en 1904 (au Théâtre Antoine, mise en scène d’André Antoine, traduction de Pierre Loti et Emile Vedel) utilise une traduction toujours en prose. Puis, la deuxième moitié du vingtième siècle voit apparaître des traductions en vers comme celle d’Armand Robin en 1959 (Le Club français du livre) ou d’Yves Bonnefoy en 1964 (Le Mercure de France). 4 Enfin, certains metteurs en scène proposent parfois leur propre traduction, plus conforme à leur vision de la pièce, comme Daniel Benoin en 1976 pour sa mise en scène à la Comédie de Saint-Etienne, ou Jean-Claude Fall en 2008 au Théâtre des treize vents à Montpellier. L’histoire de la traduction du Roi Lear, comme celle du texte de théâtre en général, est une recherche de fidélité de plus en plus grande à la langue et à l’univers de l’auteur traduit, ainsi que le souci d’un texte véritablement théâtral (plus que littéraire). Les traductions récentes de Jean-Michel Déprats, Pascal Collin ou Françoise Morvan, reflètent toutes cette démarche. b — Principaux problèmes qu’ont eu à résoudre les traducteurs de Shakespeare : le temps qui nous sépare du monde de Shakespeare et de la langue anglaise du début du dixseptième siècle : de ce fait, certains éléments sont devenus obscures pour les spectateurs d’aujourd’hui. Les jurons, par exemple, sont souvent délicats à traduire, car fortement inscrits dans leur époque : ainsi, « fut ! » au vers 128 de la scène 2 de l’acte I du Roi Lear est un vieux juron, abréviation de « Christ’s foot ! » qui est traduit par « Putain ! » dans la traduction de Pascal Collin, et par « Par le pied du Christ ! » chez Yves Bonnefoy. Nous avons là deux propositions fort différentes, l'une privilégiant la dimension grossière du juron, et l'autre choisissant la fidélité au monde chrétien de l'époque de Shakespeare. Autre exemple : le mot « fou », utilisé le plus souvent pour traduire l’anglais « fool », est décevant car il désigne moins clairement en français la double acception de « fou du roi » ou « bouffon » et d’« idiot, innocent » qu’il ne le fait en anglais. Comment le traducteur peut-il rendre cette polysémie ? La question est d’autant plus complexe dans Le Roi Lear que l’adjectif « fool » est aussi utilisé au sujet de Lear à l’acte III, qui par ailleurs se qualifie lui-même de « mad », traduit aussi par le mot « fou » en français. En outre, en anglais, le mot « fool » désigne un « sot » un « idiot », mais aussi un rôle (celui du « fou » du roi, mais aussi celui endossé par Kent, et par Edgar dans Le Roi Lear), ce que ne comporte pas le mot « fou ». La difficulté particulière de la traduction de toute poésie, toujours propre à la langue dans laquelle elle est écrite, renforcée par l’écart irréductible entre la prosodie anglaise, fondée sur le rythme et l’accentuation, et la poésie française, qui s’appuie sur le nombre de syllabes et les rimes. Shakespeare utilise le décasyllabe ou le pentamètre iambique, qui n’existent pas dans la prosodie française. Dès lors, comment les rendre dans une traduction en français ? Par exemple, comment rendre avec fidélité ce vers de La Tempête de Shakespeare : « Full fathom five thy father lies » (par cinq brasses de fond ton père gît) (La Tempête, chanson d’Ariel, I, 2) avec ses allitérations et ses assonances ? Une traduction absolument fidèle se révèle impossible dans un cas comme celui-ci. Enfin, Shakespeare étant un homme de théâtre, un acteur qui écrit pour la scène, la traduction doit faire en sorte de rendre au plus près les éléments de l’écriture qui sont porteurs des préoccupations concrètes de la représentation. Ceci d’autant plus que le théâtre élisabéthain comporte l’essentiel de la dramaturgie dans le texte lui-même, c’est-à-dire que le jeu des acteurs est généré par le texte lui-même. Les didascalies qui nous trouvons dans les différentes éditions de la pièce ne se trouvaient pas dans les premiers textes : elles étaient contenues dans le texte dit par les personnages ; ainsi, dans la scène 1 de l'acte I, « showing the map » est un ajout d'éditeur ; en revanche, la référence à la carte est faite par Lear lui-même lorsqu'il dit : « give me the map there », puis, un peu plus loin : « from this line to this ». Certaines scènes sont même entièrement fondées sur la dramaturgie interne, comme la scène 6 de l'acte IV.* Travail sur un extrait du Roi Lear : • Faire analyser par les élèves plusieurs traductions d’un même passage de la pièce : un extrait de la scène 1 de l’acte I (le début de la scène du partage). *Cf Activité 4, page 16 5 Texte Anglais Traduction d’ Yves Bonnefoy, Le Mercure de France, 1965 Lear Lear Meantime we shall express our darker purpose. Give me the map there. Know that we have devided In three our kingdom ; and 'tis our fast intent To shake all cares and business from our age, Conferring them on younger strengths while we Unburdened crawl toward death. Our son of Cornwall, And you, our no less loving son of Albany, We have this hour a constant will to publish Our daugther's several dowers, that future strife May be prevented now. The princes, France and Burgundy, Great rivals in our youngest daughter's love, Long in our court have made their amorous sojourn, And here are to be answered. Tell me, my daughters, (since now we will divest us both of rule, Interest of territory, cares of states), Which of you shall we say doth love us most, That we our largest bounty may extend Where nature doth with merit challenge. Goneril, Our eldest-born, speak first. Goneril Sir, I love you more than word can wield the matter ; Dearer than eyesight, space and liberty ; Beyond what can be valued rich or rare ; No less than life with grace, health, beauty, honour ; As much as child e'er loved, or father found ; A love that makes breath poor, and speech unable. Beyond all manner of « so much » I love you. Cordelia What shall Cordelia speak ? Love and be silent. Lear [showing the map] Of all these bounds, even from this line to this, With shadowy forests and with champaigns riched, With plenteous rivers and wide-skirted meads, We make thee lady. To thine and Albany's issues Be this perpetual. What says our second daughter, Our dearest Regan, wife of Cornwall ? Pendant ce temps, Nous allons exprimer nos plus secrets desseins. Donnez-moi cette carte ! Apprenez que notre royaume, Nous l’avons divisé en trois : si ferme est notre intention De décharger nos ans du souci des affaires Sur des forces plus jeunes, pour après Nous traîner vers la mort sans ce fardeau. Notre fils de Cornouailles ! Et vous, notre fils d’Albany, non moins aimant ! C’est décidé, nous proclamerons aujourd’hui Quelles sont les dots de nos filles, pour prévenir De futures querelles… ces princes, France et Bourgogne ; Grands rivaux pour le cœur de notre cadette, Et qui en amoureux sont depuis longtemps à la Cour, Auront aussi réponse. Voyons, mes filles, Puisqu’en ce jour nous abandonnons le pouvoir Et nos droits sur les fiefs et les soucis de l’État, Laquelle d’entre vous allons-nous dire la plus aimante, Pour pouvoir réserver nos plus grandes largesses A qui peut y prétendre par le mérite Autant que par la nature… Goneril, Parlez d’abord, notre aînée. Goneril Ah, monsieur, je vous aime Plus que les mots n’ont pouvoir de le dire ! Vous m’êtes cher Plus que mes yeux, mon espace, ma liberté, Plus que tout ce qu’on tient pour précieux ou rare, Et pas moins que la vie et toutes ses grâces, Pas moins que la santé, la beauté, l’honneur ; Autant qu’aima jamais un fils, autant qu’un père A pu jamais se sentir chéri. C’est un amour Qui rend pauvre le souffle et vaine la parole. Je vous aime au-delà de tous ces « plus » ou « autant ». Cordelia, à part. Que dira Cordélia ? Qu’elle aime et qu’elle se taise. Lear, consultant la carte. Tout ce pays, de ce trait-ci à cet autre, Avec ses ombreuses forêts et la profusion de ses plaines, Avec ses poissonneuses rivières et ses immenses prairies, Nous t’en faisons souveraine. En jouiront à jamais Ceux qui naîtront de toi et d’Albany. Mais notre seconde fille, que dit-elle ? Notre très chère Régane, épouse de Cornouailles ? 6 Texte Anglais Traduction de Pascal Collin, Editions Théâtrales, 2007 Lear Lear Meantime we shall express our darker purpose. Give me the map there. Know that we have devided In three our kingdom ; and 'tis our fast intent To shake all cares and business from our age, Conferring them on younger strengths while we Unburdened crawl toward death. Our son of Cornwall, And you, our no less loving son of Albany, We have this hour a constant will to publish Our daugther's several dowers, that future strife May be prevented now. The princes, France and Burgundy, Great rivals in our youngest daughter's love, Long in our court have made their amorous sojourn, And here are to be answered. Tell me, my daughters, (since now we will divest us both of rule, Interest of territory, cares of states), Which of you shall we say doth love us most, That we our largest bounty may extend Where nature doth with merit challenge. Goneril, Our eldest-born, speak first. Goneril Sir, I love you more than word can wield the matter ; Dearer than eyesight, space and liberty ; Beyond what can be valued rich or rare ; No less than life with grace, health, beauty, honour ; As much as child e'er loved, or father found ; A love that makes breath poor, and speech unable. Beyond all manner of « so much » I love you. Cordelia What shall Cordelia speak ? Love and be silent. Lear [showing the map] Of all these bounds, even from this line to this, With shadowy forests and with champaigns riched, With plenteous rivers and wide-skirted meads, We make thee lady. To thine and Albany's issues Be this perpetual. What says our second daughter, Our dearest Regan, wife of Cornwall ? Et maintenant, nous allons exposer au grand jour nos projets conservés dans le plus grand secret. Donnez-moi la carte. Sachez que nous avons divisé notre royaume en trois, et qu’il est de notre ferme intention de soulager notre âge du soin et des affaires du pays, d’en charger de plus jeunes forces, tandis qu’allégé de ce fardeau nous nous traînerons vers la mort. Notre fils Cornouailles, et vous, notre fils d’Albany, qui ne nous aime pas moins, nous avons à cette heure l’inflexible volonté de déclarer publiquement les dots de nos filles afin de prévenir, dès maintenant, toute dissension future. Les princes de France et de Bourgogne, grands rivaux pour le cœur de notre plus jeune fille, et qui ont fait à la cour un long séjour amoureux, recevront en même temps leur réponse. Dites-moi mes filles, puisque nous voulons maintenant nous défaire tout à la fois du pouvoir, des droits sur nos terres et des charges de l’Etat, de laquelle allons-nous pouvoir dire qu’elle nous aime le plus, afin que notre plus généreuse bonté s’étende là où le mérite le dispute à la nature. Goneril, tu es l’aînée. Parle en premier. Goneril Sire, je vous aime plus que les mots ne peuvent l’exprimer, plus fort que la vue, l’espace, la liberté, au-delà de toute estimation, de tout ce qu’il y a de riche ou de rare au monde, pas moins que la vie avec la grâce, la santé, la beauté, l’honneur, autant qu’un enfant a jamais aimé, qu’un père le fut jamais, d’un amour qui rend le souffle muet et la parole vaine, plus que toute expression du plus, et plus encore, je vous aime. Cordelia, à part. Que pourra dire Cordélia ? Aime et tais-toi. Lear De toute cette région, depuis cette ligne-là jusqu’à celle-ci, Avec ses forêts ombreuses et ses plaines grasses, ses rivières poissonneuses bordées de vastes prairies, nous te faisons la souveraine. Que les générations issues de toi et d’Albany en jouissent éternellement. Que dit notre deuxième fille, notre bien-aimée Régane, épouse de Cornouailles ? Parle. 7 Après avoir lu les deux traductions, les élèves devront relever les différences de lexique, de sens, de style, qu’ils auront observées. Quelques pistes d’observation Le texte de Shakespeare est en vers, plus précisément en pentamètres iambiques, les deux traductions sont en vers libres : on réfléchira à ce choix des deux traducteurs (cela permet de conserver le rythme de la phrase créé par la rupture du changement de vers, ainsi que la mise en valeur de certains mots en début ou en fin de vers, voire la musicalité du vers, plus difficile toutefois à retranscrire). Observer dans la traduction d’Yves Bonnefoy les anaphores « plus que… » et « pas moins », qui ne se trouvent pas dans le texte de Shakespeare, mais rendent compte d’une scansion poétique intraduisible par ailleurs. On pourra étudier les registres de langage des deux traductions, assez soutenus, conformément à la solennité du moment. Mais on voit aussi des différences : plus de simplicité chez Pascal Colin (par exemple, le choix du tutoiement des filles par le roi, « un enfant » au lieu d’ « un fils » chez Bonnefoy, un vocabulaire souvent plus simple aussi : « dans le plus grand secret » / « nos plus secrets desseins », « qu’elle nous aime le plus » / « la plus aimante »… On réfléchira à la place des adjectifs dans les deux traductions (souvent avant le nom chez Bonnefoy : écriture poétique / après le nom chez Collin : écriture plus « naturelle »). On pourra s’intéresser, d’une manière plus générale, à la recherche du respect de l’ordre des mots du texte de Shakespeare et essayer de réfléchir au choix de chacun des traducteurs (fidélité à la place des mots dans le vers, dans la phrase, ordre des mots de l’anglais, inversions poétiques…) Par exemple, Pascal Collin encadre la tirade de Goneril par « je vous aime » à l’identique de la place de « I love you » dans le texte originel. Ce travail peut être fait avec un professeur d’anglais, en particulier sur le lexique, pour enrichir encore la réflexion. • Faire apprendre et jouer par les élèves les deux traductions du même extrait (deux groupes dans la classe), et analyser le résultat de la langue entendue (selon les critères cités plus haut : clarté de ce qui est dit, efficacité théâtrale et force poétique de la langue). d — Pourquoi Christian Schiaretti a-t-il fait le choix de la traduction d’Yves Bonnefoy ? • Rappel des caractéristiques de la langue de Shakespeare : poétique (rythme, pentamètres ou décasyllabes, c’est-à-dire une forme poétique fondée sur le rythme et l’accent, et non le retour du même de la rime), très imagée. On pourra écouter sur Youtube quelques enregistrements d’extraits de pièces de Shakespeare lus par des comédiens anglais : être sensible au rythme, aux sonorités, à l’accent tonique qui induit le rythme du vers. (Quelques exemples significatifs : la tirade d’Hamlet « to be or not to be », par Mel Gibson ou par Laurence Olivier, Les vers 19 à 28 de la scène 5 de l’acte V de Macbeth, un extrait de la scène 1 de l’acte V de La Tempête ou des sonnets de Shakespeare (accompagnés du texte) : les sonnets 18, 65 ou 73.) • Qui est Yves Bonnefoy ? C’est un poète français contemporain né en 1927, dont l’œuvre poétique est caractérisé par une recherche du sens, les images et les vers libres, souvent impairs, une présence très grande de la nature et du monde. 8 Voici deux exemples extraits de son recueil Les Planches courbes (2001) : le premier poème évoque l'écriture poétique, dont la barque est l'image. Le second est plus autobiographique, en référence à la figure maternelle : Premier poème : Deuxième poème : C'est le sommeil d'été cette année encore, L'or que nous demandons, du fond de nos voix, A la transmutation des métaux du rêve. La grappe des montagnes, des choses proches, A mûri, elle est presque le vin, la terre Est le sein nu où notre vie repose. Et des souffles nous environnent, nous accueillent. Telle la nuit d'été, qui n'a pas de rive, De branches en branches passe le feu léger. Mon amie, c'est là nouveau ciel, nouvelle terre, Une fumée rencontre une fumée Au-dessus de la disjonction des deux bras du fleuve. IX Et le rossignol chante une fois encore Avant que notre rêve ne nous prenne, Il a chanté quand s'endormait Ulysse Dans l'île où faisait halte son errance, Et l'arrivant aussi consentit au rêve, Ce fut comme un frisson de sa mémoire Par tout son bras d'existence sur terre Qu'il avait replié sous sa tête lasse. Je pense qu'il respira d'un souffle égal Sur la couche de son plaisir puis du repos, Mais Vénus dans le ciel, la première étoile, Tournait déjà sa proue, bien qu'hésitante, Vers le haut de la mer, sous des nuées, Puis dérivait, barque dont le rameur Eût oublié, les yeux à d'autres lumières, De replonger sa rame dans la nuit. Et par la grâce de ce songe que vit-il ? Fut-ce la ligne basse d'un rivage Où seraient claires des ombres, claire leur nuit A cause d'autres feux que ceux qui brûlent Dans les brumes de nos demandes, successives Pendant notre avancée dans le sommeil ? Nous sommes des navires lourds de nous-mêmes, Débordant de choses fermées, nous regardons A la proue de notre périple toute une eau noire S'ouvrir presque et se refuser, à jamais sans rive. Lui cependant, dans les plis du chant triste Du rossignol de l'île de hasard, Pensait déjà à reprendre sa rame Un soir, quand blanchirait à nouveau l'écume, Pour oublier peut-être toutes les îles Sur une mer où grandit une étoile. […] Yves Bonnefoy Dans le leurre des mots, Les Planches courbes, 2001 9 Et alors un jour vint Où j'entendis ce vers extraordinaire de Keats, L'évocation de Ruth " when, sick for home, She stood in tears amid the alien corn ". Or, de ces mots Je n'avais pas à pénétrer le sens Car il était en moi depuis l'enfance, Je n'ai eu qu'à le reconnaître, et à l'aimer Quand il est revenu du fond de ma vie. Qu'avais-je eu, en effet, à recueillir De l'évasive présence maternelle Sinon le sentiment de l'exil et des larmes Qui troublaient ce regard cherchant à voir Dans les choses d'ici le lieu perdu ? Yves Bonnefoy La Maison natale, Les Planches courbes, 2001 Après avoir lu et observé ces deux poèmes (images, associations de mots, rythmes...), aller lire sur le site du TNP, ce qui a été dit sur Christian Schiaretti et son travail sur le texte poétique. On en conclura que le choix de la traduction d’Yves Bonnefoy est celui de l’œuvre d’un poète, comme Shakespeare, dont l’écriture originale porte un souffle poétique qui, sans la transcrire littéralement, fait écho à l’énergie poétique de la langue de Shakespeare. • A l’issue de ces recherches, réfléchir à la phrase d’Antoine Vitez : « Traduire et mettre en scène est une seule et même activité, c’est l’art du choix dans la hiérarchie des signes. » L’idée est d’amener les élèves à prendre conscience que traduire, c’est procéder à des choix, et traduire un texte de théâtre, c’est procéder à des choix spécifiques qui convergent avec les caractéristiques dominantes du projet de mise en scène. Activité 3 Le Roi Lear et la quête d'un lieu Pour préparer l'analyse de la scénographie a — Le théâtre élisabéthain : un lieu singulier Avant l’analyse de l’espace, quelques rappels sur l’histoire et la forme du théâtre élisabéthain peuvent être utiles. La première représentation connue du Roi Lear, le 26 décembre 1606, a eu lieu au palais Whitehall, devant le roi Jacques Ier d'Angleterre. Comme pour beaucoup d'autres pièces de Shakespeare, les critiques se sont interrogés sur la date exacte de création de l'œuvre : d'après les éléments fournis par le texte et par le contexte, il se peut que la pièce ait été écrite et représentée entre 1603 et 1606. Même s'il n'est pas certain que Le Roi Lear ait été joué au théâtre du Globe, dont Shakespeare était l'actionnaire, avant la première représentation devant la cour, c'est bien l'espace de ce théâtre élisabéthain qui a inspiré Christian Schiaretti et sa scénographe, Fanny Gamet1. Le théâtre du Globe, construit sur le même modèle que les autres scènes urbaines de l'époque de Shakespeare, possède en effet une forme unique, témoin d'une période exceptionnelle de l'histoire du théâtre, qui a nourri les rêves de nombreux metteurs en scène, comme Jacques Copeau2 ou Peter Brook3, jusqu'à aujourd'hui. Avant de mettre au jour les caractéristiques de ce lieu, on peut proposer un bref rappel historique : Le « théâtre élisabéthain » se développe en Angleterre de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. Même si les créations de ce théâtre se développent au-delà du règne d'Elisabeth Iere (1558-1603), sous Jacques Ier et Charles Ier, c'est bien cette reine qui donne son nom à la période, ce qui manifeste le lien entre l'émergence de formes dramatiques nouvelles, un pouvoir qui se renforce après les troubles liés au schisme anglican et une période de prospérité et de puissance pour le pays. Ce nom souligne donc les enjeux politiques de ce théâtre, dont les pièces évoquent très souvent, de façon plus ou moins directe, l'actualité. Ainsi, on peut voir dans Le Roi Lear une représentation oblique des crises de succession qui ont agité le pays après le règne d’Elisabeth, et, plus globalement, des mutations sociales à l’œuvre dans le royaume. Même si les pièces sont de factures extrêmement diverses, le théâtre élisabéthain est porté par une génération d'auteurs, de Thomas Kyd (1558-1594) à Ben Jonson (1572-1637), en passant par Marlowe (15641593) et bien sûr Shakespeare (1564-1614), - groupe d'auteurs qui se côtoient, rivalisent, et s'empruntent des sujets. Il se déploie donc à l'intérieur d'une période assez brève, d'une cinquantaine d'années. Le théâtre élisabéthain ne se définit pas par des genres strictement théorisés, comme cela sera le cas, plus d'un demi-siècle plus tard, pour le théâtre classique français, mais bien plutôt par un certain type de lieu. La dizaine de théâtres construits à Londres, à partir de 1576 et jusqu'au début du XVIIe siècle, correspondent 1Cf. Dans le dossier d’accompagnement du TNP, l’entretien de Pauline Picot avec la scénographe Fanny Gamet, « Cercles, carrés, traverses : quelques instants avec Fanny Gamet », p. 15. 2Le metteur en scène Jacques Copeau (1879-1949) a défendu l’idée d’un théâtre d’art, opposé aux facilités des pratiques commerciales de son époque. Pour cela, il s’est appuyé sur des textes du répertoire (Molière, Shakespeare en particulier), sur un travail de troupe exigeant, mais aussi sur une transformation de lieu scénique. Ainsi, dans la rénovation de la salle du Vieux Colombier, en 1913, Copeau s’inspire à la fois du théâtre de tréteaux et des théâtres élisabéthains pour créer un plateau dénudé, constitué de multiples niveaux de jeu reliés par des escaliers, et permettant un jeu très physique de l’acteur. Pour aller plus loin, on pourra consulter à ce sujet deux sites, offrant des images intéressantes du Vieux Colombier : www.regietheatrale.com et www.jacquescopeau.com. Dans ce dernier site, Christian Schiaretti est explicitement présenté comme un héritier de Jacques Copeau. 3Metteur en scène britannique né en 1925, Peter Brook monte de nombreuses pièces de Shakespeare, tout au long de sa carrière. Entre 1971 et 1974, il s’installe à Paris dans un ancien théâtre à l’italienne, les Bouffes du Nord, qu’il rénove en s’inspirant du théâtre élisabéthain. Voir le site du théâtre des Bouffes du Nord (http://www.bouffesdunord.com/), ainsi que le livre de Georges Banu, Peter Brook, de Timon d’Athènes à Hamlet, Flammarion, 2001, où la forme particulière des Bouffes du Nord est analysée. 10 tous au même modèle et sont implantés dans la même zone géographique, au sud de la Tamise, en marge de la ville, dans un quartier plutôt mal famé, à proximité des arènes de combats d’animaux et des maisons de passe4. Cette situation montre la crainte des autorités, qui éloignent les théâtres pour éviter désordres et propagation d’épidémies, en particulier de peste. Mais cette position confère aussi à ce théâtre un point de vue singulier sur les affaires de la cité, comme le soulignent Christian Biet et Christophe Triau : « Non point hors la loi, mais en marge de la loi, admis par elle mais sans pérennité, les lieux des théâtres, les troupes et leurs fictions inventent alors dans l’urgence des mondes comptables de ce qui se passe de l’autre côté des murs et du fleuve, de cette cité « réelle » sur laquelle ils s’expriment 5». Le théâtre élisabéthain offre ainsi une image souvent critique de l'exercice du pouvoir, marqué par une violence endémique et menacé par les ambitions des aristocrates, l'orgueil des monarques, la convoitise des souverains étrangers, en particulier au moment des crises de succession, souvent représentées dans le théâtre de Shakespeare, et en particulier dans Le Roi Lear. A partir de là, on peut faire observer aux élèves l'architecture des théâtres élisabéthains en s'appuyant sur divers documents : La maquette à construire du théâtre du Globe dans le dossier d’accompagnement du TNP, p. 18. Le dessin d'époque d'un voyageur hollandais, Johann de Witt représentant le théâtre du Swan (le Cygne) Source pour cette image : http://www.regietheatrale.com/index/index/ thematiques/jean-chollet-la-scenographie.html 4J-M. Maguin, Un Théâtre à ciel ouvert sur le Bankside , in Théâtre aujourd’hui n°6, Shakespeare, la scène et ses miroirs, CNDP, 1998. 5 Christian Biet et Christophe Triau, Qu'est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Folio / Essais, 2006, p. 160. 11 …. que l'on pourra compléter par des photographies du Globe reconstruit à l'époque contemporaine, visibles sur la page Wikipédia consacrée à ce théâtre : Le Théâtre du Globe reconstruit. Image panoramique. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9%C3%A2tre_du_Globe) On trouve également une photographie évocatrice sur le site de l’Académie de Lyon (http://www2.ac-lyon.fr/etab/lycees/lyc-42/camus/optioninfo/voyageangleterre/teatre.html) Des extraits vidéo. Le théâtre du Globe est en effet représenté au tout début de l'adaptation cinématographique de Henry V, par Laurence Olivier (1944), disponible en DVD. Dans le film Shakespeare in love, réalisé par John Madden en 1998, on peut voir une représentation du prologue de Roméo et Juliette, dans une réplique du théâtre de la Rose, situé à côté du théâtre du Globe. On pourra demander aux élèves d'observer et d'analyser : La forme générale du théâtre : cylindre de 25 à 30 mètres de diamètre évidé en son centre, la couronne extérieure seule étant couverte d'un toit. Contrairement à nos habitudes contemporaines, ou à celles du théâtre classique, les représentations ont lieu à la lumière du jour, entre deux et quatre heures de l’aprèsmidi, ce qui implique le recours à des conventions dramaturgiques très claires, en particulier pour la représentation des scènes nocturnes. Le lieu du public. Les spectateurs occupent des espaces divers à l'intérieur du théâtre : • Trois étages de galeries, correspondant à la partie couverte du cylindre, et comportant des loges face à la scène, au niveau de la première galerie, mais aussi de part et d'autre de la scène. • Un parterre, face à la scène et de part et d’autre, dans la partie ouverte du cylindre. 12 On peut remarquer, à partir de là, que les situations des spectateurs sont très diverses, pour la visibilité comme pour le confort : le public des galeries est assis et protégé, tandis que celui du parterre reste debout. Le théâtre élisabéthain reflète la société de l'époque dans sa diversité (les places du parterre sont accessibles aux petits artisans ou aux soldats, par exemple), mais aussi dans ses hiérarchies. Le prix des places augmente bien sûr en fonction de leur qualité, les places des loges et des premières galeries étant les plus chères. On nuancera cependant cette idée de hiérarchie en remarquant que la forme cylindrique crée un effet de proximité : les spectateurs restent relativement proches les uns des autres, et de nombreux individus sont réunis dans un espace assez réduit (cf. les photographies du globe aujourd’hui et les versions cinématographiques de Laurence Olivier et John Madden, qui donnent une impression d'effervescence). A l'époque élisabéthaine, un théâtre pouvait contenir de 1000 à 3000 spectateurs, de deux à six fois plus environ que la grande salle du TNP ! Quoi qu'il en soit, cette diversité sociale n'est pas sans conséquences dramaturgiques : les théâtres élisabéthains, professionnels, vivent de leurs recettes, et il s'agit de captiver l'ensemble des spectateurs. Cela explique sans doute l'alternance chez Shakespeare d'un niveau de langue familier, voire ordurier, avec des expressions très soutenues, et la présence, dans la même pièce, de passages farcesques ou de pures scènes d'action, coexistant avec des morceaux d'éloquence ou des développements poétiques très raffinés, qui convoquent des références mythologiques savantes. Le lieu scénique, lui aussi subdivisé en plusieurs zones. Les acteurs peuvent jouer : • Sur le plateau rectangulaire surélevé, qui s'avance à l'intérieur du parterre, lui-même divisé en deux zones par l'auvent qui le recouvre à moitié. • Sur la galerie protégée par l'auvent. • Au-dessus de l'auvent, sur le balcon normalement occupé par les musiciens. On a donc trois niveaux de jeu, situés devant un bâtiment fermé, réservé aux coulisses (loges des acteurs, lieux pour entreposer les costumes, les accessoires...). Cet espace de jeu, dans sa singularité, permet de créer différents lieux pour l'action, en jouant sur le contraste entre intérieur (sous l'auvent) et extérieur (à l'avant-scène), entre haut (les galeries) et bas (le plateau). La scène élisabéthaine est également propice aux effets de dissimulation et d'apparition : le plateau comporte des trappes, utilisées pour les moments spectaculaires, de même que le plafond de l'auvent, et un rideau est tendu en fond de scène. Mais cet espace induit aussi un certain nombre de contraintes pour les troupes : sur le plateau, les acteurs sont entourés à 260° par les spectateurs et doivent donc jouer dans différentes directions, et pas seulement de façon frontale. Cette disposition particulière du public empêche également la construction de décors trop massifs, qui obstrueraient le regard des spectateurs. Bien loin du réalisme illusionniste, ce lieu présuppose donc un théâtre de la convention, dans lequel les lieux évoqués prennent vie dans l'imagination du spectateur grâce à la parole du comédien et à quelques éléments symboliques, comme l'évoque le chœur au début de la pièce Henry V, dont on peut proposer la lecture. Drame historique et patriotique, Henry V est censé représenté la victoire de ce roi contre le Roi de France, et en particulier la célèbre bataille d'Azincourt, marquant le sommet de la domination anglaise durant la guerre de Cent ans. Dans ce prologue, le chœur insiste plaisamment sur les insuffisances de la scène élisabéthaine, qualifiée de « trou à coq » et de « o de bois », pour représenter une action aussi spectaculaire. (Voir l’analyse de ce passage dans l’activité 4 « Play with your fancies »). 13 A l’issue de cette observation, on peut synthétiser les principales caractéristiques qui expliquent sans doute l’intérêt de Christian Schiaretti et Fanny Gamet : Un théâtre du rassemblement et de la diversité sociale, mettant en jeu des questions politiques. Un théâtre de la convention poétique, dont les effets reposent essentiellement sur des codes de repré sentation, et sur la parole et le jeu des comédiens. NB : pour prolonger ce travail, on pourrait proposer une analyse en classe d’une séquence filmée de Coriolan, mis en scène par Christian Schiaretti en 2006, et disponible en DVD. Il serait intéressant de travailler en particulier sur la scène 4 de l’acte I (prise de Corioles), pour montrer par quels moyens scéniques (recours à la métonymie, jeu avec le hors scène, maquillage de Coriolan) Christian Schiaretti donne à imaginer une bataille qui excède largement les limites du plateau. Il n’en demeure pas moins que le lieu dans lequel sera représenté Le Roi Lear se distingue profondément de ce théâtre originel. b — Du Globe à la grande salle du TNP • Observation de la grande salle du TNP, et comparaison avec le théâtre du Globe La salle Roger Planchon, grande salle du TNP. (Source pour cette image : http://www.regarts.org/regions/tnp.htm) Pour rendre cette approche plus concrète, on peut réaliser avec les élèves une visite virtuelle du TNP, qui permet de voir la salle et la scène sous tous les angles : http://www.tnp-villeurbanne.com/le-tnp/visite-virtuelle On peut noter de nettes différences par rapport au théâtre du Globe : Même si les places sont plus ou moins éloignées du plateau, on n’observe pas de hiérarchie sociale visible, ce qui correspond au projet démocratique du TNP. Le public n’entoure pas la scène, il est placé face à elle : le lieu est moins « englobant » que le théâtre élisabéthain, même si la forme arrondie des rangées peut créer un effet de cohésion. La cage de scène n’offre pas, sauf à y installer une scénographie particulière, les différents niveaux de jeu du théâtre élisabéthain. On remarquera cependant que la scénographie (en l’occurrence celle de Ruy Blas, pièce représentée par Christian Schiaretti pour la réouverture du TNP en 2011) peut déborder le cadre de scène et s’avancer jusqu’au premier rang, créant une importante zone de contact. 14 Ainsi, pour le metteur en scène et la scénographe, il s’agit moins de reproduire la disposition de la scène et des spectateurs dans le Théâtre du Globe que de s’inspirer du théâtre élisabéthain pour résoudre les problèmes de représentation posés par Le Roi Lear. • Les lieux du Roi Lear : un défi pour la mise en scène ! Comme la plupart des pièces de Shakespeare, la tragédie du Roi Lear se déroule dans de nombreux lieux : chaque changement de scène s’accompagne d’un déplacement, différence majeure par rapport à la tragédie régulière française, marquée par l’unité de lieu. Pour mesurer cette dynamique de l’espace, on peut s’appuyer sur les didascalies de la traduction de François-Victor Hugo. Le traducteur déduit en effet du texte des indications de lieu pour chaque scène – indications qui ne figurent pas nécessairement dans le texte original. Liste des lieux de l’action dans la traduction de François-Victor Hugo : « La scène est dans la Grande-Bretagne » La grande salle du palais des rois de Grande Bretagne ; dans le château du Comte de Gloucester ; dans le château du duc d’Albany ; une autre partie du château ; une cour devant le château du duc d’Albany ; une cour devant le château de Gloucester, sur laquelle donne l’appartement d’Edmond ; devant le château de Gloucester. La lune brille, on distingue vaguement à l’horizon les premières lueurs du jour qui va se lever; une bruyère [c’est-à-dire une lande] ; devant le château de Gloucester. ; aux environs du château de Gloucester. Tempête avec éclairs, tonnerre ; une bruyère. Il fait nuit. La tempête continue ; devant le château de Gloucester ; sur la bruyère, devant une hutte. La tempête continue ; dans le château de Gloucester ; une salle dans un bâtiment attenant au château de Gloucester ; dans le château de Gloucester ; une bruyère ; devant le palais du duc d’Albany ; le camp français près de Douvres ; la tente royale dans le camp français ; dans le château de Gloucester ; la campagne aux environs de Douvres ; une tente dans le camp français ; le camp des troupes britanniques à Douvres ; aux abords du champ de bataille ; le camp britannique, près de Douvres. Même sans avoir lu la pièce ou sans connaître son intrigue, on peut remarquer, après avoir classé les lieux par catégories : La multiplicité des lieux de l’action et leur extrême diversité : châteaux appartenant à différents personnages (le roi, le comte de Gloucester, le duc d’Albany), lieux intérieurs et extérieurs, lieux intermédiaires et provisoires (le champ de bataille et ses tentes) lieux construits (les châteaux et leurs diverses parties) et espaces naturels (la bruyère, la lande). Même sans envisager une esthétique réaliste, il semble difficile, a priori, de figurer tous ces lieux à l’intérieur d’un même espace scénique6. Outre cette diversité, qui est en elle-même un défi pour la mise en scène, on pourra relever les indications météorologiques, et en particulier la tempête, présente dans plusieurs scènes, et qui pose un problème de représentation. Enfin, on pourra noter que le château des rois de Grande-Bretagne, qui devrait être le cœur du pouvoir n’est évoqué qu’une fois, alors que les châteaux des vassaux du roi (Le Comte de Gloucester, le Duc d’Albany) apparaissent de façon récurrente : on s’éloigne progressivement de ce qui devrait être le centre de l’action politique, pour aller vers les frontières de l'Angleterre (Douvres) – symptôme de la crise profonde qui menace l’unité du royaume dans Le Roi Lear. De plus, la liste de ces lieux donne certains indices sur les enjeux de l’action : Les châteaux induisent une intrigue aristocratique et l’opposition des deux camps, britannique et français, ainsi que le champ de bataille, montrent que cette intrigue débouche sur la guerre. A l’intérieur d’un espace global (« le royaume de Grande-Bretagne), la succession des lieux donne une impression d’errance, de mouvement perpétuel, et l’on s’éloigne de plus en plus de ce qui devrait être le centre du pouvoir (« la salle du palais des rois de Grande-Bretagne », mentionnée une seule fois), pour aller d’un château à l’autre, puis au dehors, sur la lande, avant de revenir vers des espaces plus protégés, mais situés à la lisière du royaume britannique, Douvres étant le port le plus proche des côtes françaises. Comment la mise en scène parviendra-t-elle à rendre compte de ces mouvements complexes ? 6 Ces difficultés sont d’ailleurs pointées par Fanny Gamet dans son entretien avec Pauline Picot. 15 Activité 4 « Play With Your Fancies ! » 7 Une approche de l’esthétique shakespearienne et de la convention théâtrale par le jeu Christian Schiaretti, quand il présente sa mise en scène de Lear, ne tarde jamais d’évoquer la scène 6 de l’acte IV, qui n’est pourtant pas une scène capitale dans la progression de l’intrigue ni dans la définition des enjeux politiques ou philosophiques de la pièce. Dans cette scène, Gloucester, après qu’on lui a arraché les yeux, demande à être conduit au sommet des falaises de Douvres, d’où il veut se jeter pour mettre fin à ses jours. Il ne sait pas que Tom, le jeune homme dérangé qui le guide, est en fait son fils, Edgar, qui se fait passer pour fou. Pour sauver son père, Edgar le conduit dans une plaine et lui faire croire qu’il est bien au bord de la falaise. Il crée ainsi un monde par la magie des mots. Gloucester se jette alors dans ce qu’il croit être le vide et ne fait que tomber de sa hauteur. Edgar, le relevant, lui fait croire qu’il est véritablement tombé de la falaise. La rhétorique du discours l’emporte sur la rhétorique du visible. Les mots donnent plus à voir que les images qu’on peut fabriquer sur scène. Il y a là une apologie du théâtre que la mise en scène de Christian Schiaretti ne pouvait pas ne pas reconnaître. Cette déclaration d’amour à la puissance théâtrale du verbe, dans cette scène où le visible est pris en charge par le discours de l’un et l’imaginaire de l’autre, constitue un parti pris fort de la mise en scène de Christian Schiaretti et va conditionner un certain nombre de choix de scénographie, de distribution ou de dramaturgie. Il importe donc, avant la représentation, d’attirer l’attention des élèves sur cette scène et sur la conception du théâtre qu’elle développe. a — Training On pourra familiariser les élèves avec la situation de guide et d’aveugle afin de créer la confiance et l’habitude nécessaires à la réussite de l’improvisation proposée ensuite. Le meneur de jeu répartit le groupe en binômes, en veillant à ne pas mettre forcément les « ami(e)s » ensemble. Un des éléments du binôme (peu importe lequel, les rôles changeront) se voit privé de la vue avec un foulard que son guide lui noue sur les yeux. Le guide se place ensuite derrière son aveugle qu’il va déplacer dans l’espace en exerçant une pression avec son index, entre les omoplates de son partenaire. Cette pression signifie « marche avant ». L’arrêt de cette pression signifie : « Stop ! ». Quand le guide exerce une pression derrière l’épaule droite de son aveugle, cela signifie : « virage à gauche » et inversement. Il n’y a pas de marche arrière. Le meneur de jeu veille à ce que les guides commencent doucement, en vérifiant que leur aveugle a bien compris les consignes et fonctionne normalement. L’exercice doit se faire dans le silence pour que la communication dans les binômes soit uniquement tactile. Quand le meneur de jeu voit que le groupe circule sans accidents dans l’espace, il peut indiquer que la force de la pression détermine la vitesse à laquelle l’aveugle avance et demander aux guides de faire accélérer leurs aveugles à condition que ceux-ci se montrent en confiance. Pendant l’exercice, le meneur de jeu dispose dans l’espace plusieurs chaises et des objets (sacs, manteaux…) que les guides doivent éviter. Il indique ensuite aux guides qu’ils peuvent placer leur aveugle soit devant une chaise, soit à droite d’un objet. L’annonce est faite de deux nouveaux signaux : un clap de main signifie « je me baisse et ramasse avec la main droite », deux claps de mains, « je m’assois ». Une fois ramassés, les objets sont reposés au sol et le jeu reprend. Au bout d’un quart d’heure, on inverse les situations dans le binôme et on reprend l’exercice avec la même progression. 6 « Exercez votre imagination », Henry V, III, prologue, v. 7 16 Après une demi-heure de travail, on arrête l’exercice et on constitue de nouveaux binômes. Le meneur de jeu demande aux guides, placés derrière eux, de promener les aveugles dans l’espace en les tenant par les épaules. Il s’agit de leur faire perdre leurs repères. Ils peuvent les faire tourner sur eux-mêmes comme une toupie, les faire reculer, multiplier les demi-tours, etc. Après une minute ou deux, les guides arrêtent leur aveugle et le posent dans l’espace. Ils se retirent en périphérie de l’aire de jeu qu’ils encadrent en se tenant sur les bords. Il faut des guides sur les quatre côtés de l’aire de jeu, peu importe s’ils sont loin de leur aveugle. Le meneur de jeu signale aux guides qu’ils guideront dorénavant leur aveugle en lui parlant : « Hugo, avance, va tout droit, stop »… On vérifie que chaque guide connaît le prénom de son aveugle et que chaque aveugle reconnaît la voix de son guide. Un des aveugles est désigné comme étant le loup, les autres comme étant les moutons. Au loup d’attraper les moutons (touché : éliminé) ! Aux moutons de fuir le loup ! Le guide du loup doit attendre une dizaine de secondes avant de le lancer en chasse pour que les moutons les plus proches aient le temps de s’éloigner. Le meneur de jeu veille à ce que les guides ne se déplacent pas et restent à la place qu’ils ont choisie. Il reste également dans l’aire de jeu pour éviter que des moutons ne sortent du périmètre et empêcher d’éventuels accidents en cas de murs trop proches. A chaque mouton touché, le jeu s’arrête et le silence se fait. Si le groupe se connaît bien, on peut demander au loup de reconnaître le mouton capturé (comme à colin-maillard). Puis le jeu reprend et se termine quand le loup a éliminé tous les moutons. En fin de partie, le guide du loup peut se mettre à côté de lui, sans le toucher, pour lui faciliter la tâche. Lorsqu’il ne reste plus qu’un mouton contre le loup, son guide se met également à côté de lui. Le meneur de jeu veillera à ce que les guides ne hurlent pas en même temps : il pourra faire remarquer qu’il peut être très efficace pour le guide de se taire quand son mouton n’est pas menacé. Le guide habile peut aussi cacher son mouton dans un coin et attendre que cela se termine. On peut refaire l’exercice en inversant les rôles si la durée de la séance le permet. b — Improvisation Les élèves sont répartis par groupes de 5 ou 6. Dans chaque groupe, un des élèves aura les yeux bandés et jouera l’aveugle. Les autres auront la charge de le guider par les gestes et par les mots. On précise aux aveugles qu’ils vont avoir les yeux bandés et qu’ils participeront à une improvisation au cours de laquelle ils pourront parler, poser des questions, répondre. Le meneur de jeu les rassure en leur disant qu’ils peuvent suivre leurs guides en toute confiance, qu’il n’y a pas de pièges et que leur sécurité est garantie. Les aveugles sont ensuite éloignés, sans rien savoir d’autre de l’exercice : ils peuvent s’asseoir et attendre dans le couloir. Quand ils sortent de la salle le meneur de jeu leur attribue un numéro (de 1 à 7 selon le nombre) qui déterminera l’ordre de passage du groupe après la préparation. Chaque groupe de guides tire au sort un LIEU et une ACTION. L’objectif des guides est de faire croire à l’aveugle, grâce à la parole, qu’il est dans ce lieu, de lui faire faire l’action et de lui faire croire qu’il l’a réussi. Le meneur de jeu rappelle que l’improvisation doit respecter une succession d’étapes : arriver dans le lieu, faire exister le lieu, accomplir l’action, persuader l’aveugle que l’action a bel et bien eu lieu. Un court temps de préparation est accordé aux guides après le tirage au sort (5 minutes maximum) pour trouver quelques accessoires, des sons, des musiques… et pour se répartir les tâches. Lieux Au bord d’une autoroute En cours A la piscine Dans le désert en plein soleil Au McDo Dans la forêt, la nuit Sur la banquise en pleine tempête Sur le toit d’un immeuble 17 Actions Traverser Répondre au téléphone sans se faire prendre Sauter du plongeoir Trouver une oasis Manger des frites Croiser des loups Allumer un feu Lancer des balles de tennis sur les gens en bas Le meneur de jeu va chercher l’aveugle numéro 1 à qui il bande les yeux pendant que le reste du groupe se met en place. Les groupes passent les uns après les autres face à leurs camarades, spectateurs de leur scène. Les groupes s’enchaînent. On réserve le commentaire pour la fin de l’exercice, quand tous les groupes seront passés. On organise un échange en revenant sur les improvisations de chaque groupe. Il questionnera successivement les aveugles : où étiez-vous ? y avez-vous cru ? quelles sensations / quelles émotions avez-vous ressenties ? les guides : tout s’est-il déroulé comme vous l’aviez prévu ? Y a-t-il des choses que vous n’avez pas pu faire ? Avez-vous eu de nouvelles idées en cours de route ? le public : Quelles sensations / quelles émotions avez-vous ressenties ? D’où vient le comique de ces scènes ? Dans la discussion, on insiste sur le décalage qui existe entre la position de l’aveugle qui vit les choses sans les voir et le spectateur qui les voit sans les vivre. L’aveugle ne sait pas où il est, peut croire qu’il est au sommet d’un immeuble mais le spectateur sait qu’il n’y est pas. Ce savoir supplémentaire rend grotesques les hésitations ou la croyance de l’aveugle et provoque le rire. c — Analyse de texte On procède alors à une lecture, distribuée, à voix haute et du début de la scène 6 de l’acte IV. On peut essayer de mettre en jeu vocalement cette lecture : • bruitages d’Edgar (l’essoufflement dû à l’escalade qu’il dit pénible, les oiseaux qu’il dit entendre, les pas qui font croire qu’il s’éloigne…), • modification de sa voix (ou changement de lecteur) à partir de « Est-il vivant, est-il mort ? Holà, monsieur ! Hé, l’ami ! M’entendez-vous ? Parlez-moi, messire ! » pour montrer le double jeu d’Edgar qui fait croire, en bas de la falaise, qu’il n’est pas le même que celui qui était en haut et feint de découvrir Gloucester. 18 Le Roi Lear (traduction Yves Bonnefoy) ACTE IV - Scène VI La campagne aux environs de Douvres. Entrent Gloucester et Edgar en paysan. Gloucester Quand serai-je au sommet de cette colline ? Edgar Mais vous la gravissez ! Sentez combien nous peinons. Gloucester Il me semble que c’est tout plat. Edgar Horriblement abrupt. Écoutez ! N’entendez-vous pas le bruit de la mer ? Gloucester Non, vraiment pas. Edgar Eh bien, vos autres sens se sont affaiblis Dans ce martyre de vos yeux. Gloucester Cela se peut, en effet… Ta voix, me semble-t-il, a changé, et tu parles Mieux qu’avant, et tu dis des choses sensées. Edgar Vous vous trompez. Je n’ai changé en rien Sauf en mes vêtements. Gloucester Il me semble pourtant que tu parles mieux. Edgar Venez, voici l’endroit, monsieur. Ne bougez pas. Oh, que c’est effrayant et vertigineux De jeter les yeux dans ce gouffre ! Corbeaux, corneilles Qui volent à mi-hauteur, ne paraissent guère Plus que des scarabées. A mi-falaise Un homme suspendu cueille la salicorne – l’affreux métier ! Il ne me semble pas plus gros que sa tête. Et les pêcheurs qui marchent sur la grève, On dirait des souris. Et ce grand navire à l’ancre, là-bas, Il est petit comme sa chaloupe qui, elle-même, Presque invisible, est comme une bouée. La houle murmurante, qui se déchire Aux innombrables galets stériles, ne peut être Entendue, de si haut ! Je ne regarde plus, Car j’ai peur du vertige, Et que mes yeux ne se troublent et que je ne roule la tête en bas. Gloucester Place-moi où tu es. Edgar Donnez-moi votre main. Vous êtes, maintenant, A un pied du rebord extrême. Pour tous les biens de la terre, Je ne bondirais en avant. 19 Gloucester Lâche ma main. Voici une autre bourse, mon ami. Il y a là Un joyau qui vaut bien qu’un homme pauvre l’accepte. Que les fées et les dieux Le fassent prospérer pour toi ! Éloigne-toi. Dis-moi adieu, et que j’entende ton départ. Edgar Eh bien, adieu, monseigneur. Gloucester Adieu, de tout mon cœur. Edgar (bas) Je joue ainsi avec son désespoir, Mais c’est pour mieux l’en guérir. Gloucester Ô vous, dieux tout-puissants, (Il s’agenouille.) Je renonce à ce monde et, sous vos yeux, Je dépose sans plainte mon grand malheur. Si je pouvais le supporter encore Et ne pas m’abaisser jusqu’à quereller Vos hautes volontés que nul ne peut contredire, La mèche, qui charbonne, de mon détestable reste de vie Pourrait brûler jusqu’au bout… Si Edgar est vivant Bénissez-le… Soit ! Adieu, compagnon. Edgar Je suis parti, messire. Adieu à vous. (Gloucester tombe, et reste évanoui.) (A part.) En fait, je ne sais pas dans quelle mesure Son imagination ne peut lui ravir Le trésor d’une vie bien trop consentante… Se fût-il trouvé Là où il pensait être, sa pensée Ne serait rien, maintenant. Est-il vivant, est-il mort ? Holà, monsieur ! Hé, l’ami ! M’entendez-vous ? Parlez-moi, messire ! C’est vrai qu’il aurait pu mourir, de cette façon : Mais il revit… Qui êtes-vous, monsieur ? Gloucester Va-t-en, laisse-moi mourir. Edgar Il fallait que tu fusses un fil de la Vierge Ou une plume ou de l’air, pour, tombant de si haut, Ne pas t’être brisé comme un œuf ; et pourtant, c’est vrai, Tu respires, être corporel, et tu ne saignes pas et tu parles, Et tu es sauf. Dix mâts mis bout à bout Ne feraient pas la hauteur dont tu viens de tomber tout droit. C’est un miracle que tu vives. Parle encore. Gloucester Mais suis-je tombé, ou pas ? Edgar De l’effrayant sommet de ces bornes crayeuses ! Regarde donc là-haut : la stridente alouette Y est si éloignée qu’on ne peut la voir ni l’entendre. Regarde donc. 20 Gloucester Hélas ! je n’ai pas d’yeux ! A la détresse Est-il donc refusé le soulagement De finir par la mort ? Pour l’infortuné, autrefois, C’était un réconfort de déjouer la rage Du tyran, et frustrer son orgueilleux vouloir. Edgar Donnez-moi votre bras. Redressez-vous. Voilà. Comment vous sentez-vous ? Comment sont vos jambes ? Vous vous tenez debout ! Gloucester Trop bien, trop bien ! Edgar C’est au-delà de toute étrangeté ! Sur la crête de la falaise, qu’était-ce donc Qui s’est éloigné de vous ? Gloucester Un pauvre, un malheureux mendiant. Edgar Vu d’ici, par-dessous, j’ai cru que ses yeux Étaient deux pleines lunes. Il avait un millier de nez, Des cornes onduleuses plissées comme les sillons de la mer, C’était quelque démon ! Ah, vraiment, heureux père, Sache que t’ont sauvé les dieux les plus clairs, Ceux qui prennent à cœur notre impossible. Le professeur peut alors demander aux élèves à quoi leur fait penser cette scène si on la met en relation avec la situation des spectateurs de théâtre. Quel point commun entre Gloucester et le spectateur ? Il s’agit de leur faire découvrir que ce moment de théâtre constitue une mise en abîme de la dramaturgie élisabéthaine : comme le fait Edgar pour Gloucester, Shakespeare, pour les spectateurs de son théâtre, crée un paysage sur une scène vide. L’idée, en grande partie héritée de la renaissance italienne, selon laquelle la représentation théâtrale se construit autour d’une illusion ressemblant à la réalité, créée sur scène pour l’œil du spectateur, est complètement étrangère à la pensée élisabéthaine. Pour Shakespeare, il ne s’agit pas de rendre visible sur scène une représentation du réel mais de faire appel à l’imagination du spectateur, qui, porté par les mots, crée lui-même sa propre représentation mentale du réel. Les interventions du chœur dans Henry V (1599) donnent un exemple clair de la façon constante dont ce théâtre fait appel à l’imagination du spectateur. On pourra lire la première, dans le prologue de l’acte I, en anglais et dans la traduction de Jean-Michel Desprats : But pardon, and gentles all, The flat unraised spirits that have dared On this unworthy scaffold to bring forth So great an object : can this cockpit hold The vasty fields of France ? or may we cram Within this wooden O the very casques That did affright the air at Agincourt? O, pardon ! since a crooked figure may Attest in little place a million ; And let us, ciphers to this great accompt, On your imaginary forces work. (…) Piece out our imperfections with your thoughts ; Into a thousand parts divide on man, And make imaginary puissance ; Think when we talk of horses, that you see them. 21 Mais, doux amis, pardonnez A ces esprits frustes, terre à terre, qui ont osé Porter sur ce tréteau indigne Un aussi grand sujet. Cette arène à combats de coqs peut-elle contenir Les vastes champs de France ? Ou pouvons-nous faire entrer Dans ce O de bois les casques Qui semaient l’effroi dans l’air d’Azincourt ? Oh ! pardonnez : puisqu’un chiffre tout rond peut Placé en queue signifier un million, Souffrez que nous qui sommes des zéros à côté de ce grand nombre, Travaillions sur les forces de votre imagination (…) Suppléez à nos imperfections par vos pensées : Divisez chaque soldat en mille Et créez une armée imaginaire Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux, que vous les voyez. On pourra souligner dans l’étude de cet extrait comment Shakespeare souligne l’incapacité matérielle de son théâtre (avec tous les termes péjoratifs qui désignent les acteurs : « flat unraised spirit » et l’architecture du théâtre : « cokpit ») à représenter une réalité qui le dépasse (le grandissement épique des batailles de la guerre de Cent Ans). La solution pour combler l’écart entre la grandeur du réel et la faiblesse des moyens du théâtre est de faire appel (impérativement) à l’imaginaire du spectateur. Ce qu’il voit sur scène n’est qu’une synecdoque (la partie pour le tout) de la réalité. Sur scène il y a un soldat, mais il faut en imaginer mille. Shakespeare demande donc au spectateur de voir dans cette partie du tout, le tout lui-même. Comparée à l’algèbre, la représentation théâtrale se donne comme un code, à déchiffrer par le spectateur, expert et complice. 22 Activité 5 Le Roi Lear et l'histoire Pour préparer l’analyse de la scénographie et des costumes Le Roi Lear pose un autre problème majeur de mise en scène, avec une incidence particulière sur la scénographie et les costumes : celui de la référence historique8. A quelle(s) époque(s) peut-on rattacher cette pièce ? a — Histoire et anachronismes • La singularité du Roi Lear parmi les tragédies de Shakespeare Les dramaturges élisabéthains s’inspirent très volontiers d’histoires déjà écrites, voire déjà représentées : les effets de reconnaissance liés à la reprise peuvent assurer le succès d’une pièce. Shakespeare ne fait pas exception à cette règle, en particulier dans ses tragédies9 . Titre Date probable Source principale Période Titus Andronicus 1593-1594 Inconnue. Fin de l’Empire romain. Roméo et Juliette 1591-1595 Nouvelle tragique de Bandello. Italie, époque récente. Jules César 1599 Plutarque, Vie des hommes illustres Fin de la République romaine, Hamlet 1600-1601 Chronique : Histoire danoise Danemark médiéval. de Saxo Grammaticus. Othello Nouvelle tragique de Giraldi 1603 Italie, époque récente. Le Roi Lear 1603-1606 Chroniques de Holinshed Angleterre de l’âge de bronze, (Chroniques de l’Angleterre, 800 av. JC. de l’Ecosse et de l’Irlande). Macbeth Chroniques de Holinshed Ecosse médiévale. Antoine et Cléopâtre 1606 Plutarque Fin de la République romaine. Coriolan Plutarque Débuts de la République Romaine. 1606 1607 Timon d‘Athènes 1607-1608 Plutarque Grèce antique. Athènes du Ve siècle avant J-C. A partir de ce tableau, on peut dégager les sources principalement utilisées par Shakespeare : des fictions (les nouvelles tragiques qui inspirent Roméo et Juliette et Othello), mais aussi et surtout des chroniques historiques (Plutarque, La Vie des hommes illustres et Les Chroniques de Holinshed). On peut également dégager plusieurs cycles, en fonction des sujets et des périodes traités : 8 Voir les entretiens de Pauline Picot avec Fanny Gamet et Thibaud Welchlin, dans le dossier d’accompagnement, p. 9 et 15. 9 Nous suivons la liste des tragédies établie par Jean-Michel. Déprats, pour la dernière édition de la Bibliothèque de la Pléiade, (2002). 10 A cause de sa structure particulière, la pièce est parfois classée dans les « pièces à problème » avec Troïlus et Cressida, Cymbeline et la Tempête, par exemple. Certains critiques pensent que la pièce est inachevée, ou qu’elle a été écrite en collaboration. 23 Le cycle italien, avec Roméo et Juliette et Othello, dont les intrigues se déroulent à une époque récente. Le cycle antique, incluant Timon d’Athènes, mais dominé par les pièces romaines, qui couvent l’histoire de Rome, des origines de la République (Coriolan) à la fin de l’Empire (Titus Andronicus) en passant par la crise de la République (Jules César, Antoine et Cléopâtre). Le cycle britannique, qui explore les origines lointaines du royaume d’Angleterre (Le Roi Lear) ou l’histoire de royaumes proches ou alliés (l’Ecosse de Macbeth, le Danemark d’Hamlet) A l’intérieur de ce cycle, et de l’ensemble des tragédies, Le Roi Lear présente une singularité : il s’agit de la seule pièce qui se déroule longtemps avant l’ère chrétienne. L’histoire de Lear est la plus ancienne qu’ait traitée Shakespeare dans ses tragédies. Elle se situe entre l’histoire et la légende, ce qui explique peut-être le classement de la pièce dans les drames historiques ou dans les tragédies, selon les éditions successives11. Or, cette ambiguïté n’est pas sans incidences sur le traitement de la scénographie et des costumes dans de nombreuses mises en scène. • Le mélange des époques S’il évite soigneusement toute référence au christianisme (les personnages jurent par « les dieux » du paganisme), Shakespeare ne tend pas vers l’exactitude historique dans Le Roi Lear, pas plus que dans ses autres tragédies. Pour le montrer, on peut revenir à la liste des lieux, établie plus haut : les châteaux, les titres des personnages qui les possèdent (duc, Comte), de même que la rivalité avec le royaume de France font référence à la période médiévale. Et la crise de succession que connaît le royaume d’Angleterre ne peut manquer d’évoquer, pour les spectateurs de Shakespeare, les troubles récents qu’a traversés le pays (cf. dans le dossier d’accompagnement, le texte de Jean Dubu : « Un contexte politique : l’union des royaumes sous Jacques Ier, p. 20). Ainsi, trois temps au moins se mêlent dans la fable du Roi Lear : l’archaïsme de l’âge de bronze, le souvenir de l’époque médiévale et en particulier de la guerre de Cent ans, et la période élisabéthaine (passage du règne d’Elisabeth I au règne de Charles Ier). Comment la mise en scène peut-elle s’emparer de cette temporalité complexe, sachant qu’elle devra tenir compte d’un autre repère : le présent du spectateur, qui déchiffre la pièce en fonction de son actualité et de sa mémoire ? Ce sera l’objet de notre réflexion dans la partie « Après le spectacle » de ce dossier. b — Variations sur le cercle Les entretiens avec la scénographe et le costumier indiquent clairement un parti pris de mise en scène déjà présent dans Coriolan : celui du mélange des époques. « Christian incline vers un imaginaire de références hybrides, entre le médiéval et l’élisabéthain », confie Fanny Gamet, tandis que le costumier, Thibaud Welchin évoque un mélange de matières et de couleurs, et reprend à son compte la notion d’hybridité : « comment faire apparaître à la fois, dans les costumes, le temps de référence et le temps de l’écriture ? » Dans la note d’intention de Christian Schiaretti12, ce choix est développé et expliqué : il s’agit de montrer l’histoire à l’œuvre, le passage des temps anciens, à la fois archaïques et féodaux, à la modernité élisabéthaine, marquée par une pratique plus stratégique, plus machiavélienne, de la politique. Pour préparer des élèves qui n’auraient pas lu Le Roi Lear à ces choix, on peut leur proposer de travailler sur le motif du cercle, qui a fortement inspiré le travail de scénographie et de la mise en scène. Dans un travail de recherches documentaires, il s’agirait de répartir les élèves par groupes, et de leur donner le nom d’un lieu ou d’une image qui a inspiré le metteur en scène et la scénographe : « Stonehenge », « Le Colisée », « L’Homme de Vitruve », « Le Théâtre du Globe ». Le professeur demande alors à chaque groupe de chercher des images correspondant à ces noms, de synthétiser les principales caractéristiques du lieu ou de l’image, et surtout de les inscrire dans l’Histoire. 11 Dans sa première édition (l’in-quarto de 1608), la pièce s’intitule Chronique véridique de la vie et de la mort du Roi Lear et de ses trois filles. Mais dans la première édition des œuvres complètes de Shakespeare (le Folio de 1623), la pièce est classée dans les tragédies et s’intitule La Tragédie du Roi Lear. 12 « Sur notre Lear », intentions de Christian Schiaretti recueillies par Pauline Picot, dossier d’accompagnement, p. 6. 24 Le site de Stonehenge Représente à la fois le pôle celtique et le pôle archaïque de l’œuvre : ce monument a été érigé entre 2800 et 1100 avant J-C. au sud de l’actuelle Angleterre. Cette construction circulaire, faite de pierres dressées, est assez mystérieuse, au point qu’elle a fait l’objet de nombreuses spéculations, plus ou moins ésotériques. Le lieu ayant été occupé durant une très longue période, sans que l’on sache exactement qui l’a construit, la fonction exacte du monument fait débat chez les archéologues : s’agissait-il d’un temple dédié au soleil, d’un lieu de guérison, d’un site funéraire, d’un calendrier géant ? La figure du cercle semble en tout cas chargée d’enjeux rituels, voire magiques. Cf. dans le dossier d’accompagnement, le plan de ce site (p. 17). On notera que, dans son adaptation du Roi Lear, en 1983, le metteur en scène et acteur britannique Laurence Olivier s’inspire lui aussi du site de Stonehenge : http://www.youtube.com/watch?v=aprnQoOqWwY Le Colisée Rattache la pièce à l’antiquité, mais aussi à la Renaissance, l’architecture romaine ayant beaucoup inspiré les artistes italiens du XVe et du XVIe siècle – Christian Schiaretti cite en particulier, dans le travail des répétitions, Andrea Palladio, qui s’est inspiré de l’architecte romain Vitruve. Amphithéâtre construit à la fin du Ier siècle après J-C, par les empereurs Vespasien et Titus, il a été utilisé pour les jeux du cirque. La forme circulaire – ou plus exactement elliptique - a ici une fonction spectaculaire : elle permet de rassembler un très grand nombre de spectateurs (entre 50 et 75 000) autour de l’arène. L’homme de Vitruve Nom donné à un dessin réalisé par Léonard de Vinci vers 1492 (Etude des proportions du corps humain selon Vitruve): on y voit un homme nu dont le corps s’inscrit à la fois dans un cercle et dans un carré : Léonard de Vinci reprend l’idée de l’architecte romain Vitruve (De l’architecture), selon lequel les proportions du corps humains répondent à une parfaite harmonie. La forme circulaire renvoie ici à l’idée de perfection, ce dessin étant souvent considéré comme l’expression de l’enthousiasme de la Renaissance : l’homme, reflet de la perfection divine, est placé au centre de toutes choses. Cf. Image de l’Homme de Vitruve dans le dossier d’accompagnement, p. 14. L’architecture du théâtre du Globe C’est aussi la forme globale du théâtre du Globe qui inspire Christian Schiaretti et Fanny Gamet. Or, l’origine de cette disposition circulaire est assez mystérieuse, comme le souligne Anne Surgers dans Scénographies du théâtre occidental (Armand Colin, 2011, rééd.). On peut l’expliquer de façon pragmatique : l’espace vide cerné de bâtiments et le plateau de jeu central prolongeraient le dispositif improvisé des cours d’auberge ayant précédé les premiers théâtres en dur, et la forme circulaire imiterait celle des arènes de combats d’animaux, particulièrement populaires à l’époque (cf. le nom « cockpit », trou à coqs, dans le prologue d’Henri V). Mais Anne Surgers propose une interprétation plus symbolique du cercle, en s’appuyant sur le nom du théâtre (« le Globe ») et sur sa devise, reprise de Pétrone (« le monde entier joue un rôle »), peinte sous l’auvent : le cercle serait ici la métaphore du monde, et dirait la capacité de la scène à représenter l’univers humain dans sa totalité. Cf. supra, images du théâtre du Globe. 25 A l’issue de ce travail de recherches, on pourrait confronter les résultats, pour mesurer à la fois la diversité des époques convoquées et la richesse symbolique du motif du cercle, à l’œuvre dans la scénographie. On notera en particulier l’ambivalence de ce motif, à la fois rituel et rationnel, archaïque et moderne, magique et géométrique – donc particulièrement pour Le Roi Lear, tel que le lit Christian Schiaretti. Pour aller plus loin, et prolonger cette réflexion, on peut faire le lien avec d’autres mises en scène de C. Schiaretti construites autour d’un motif circulaires : Coriolan de Shakespeare, en 2006-2007. Voir le DVD du spectacle, édité par le TNP. Une Saison au Congo de Aimé Césaire, en 2012-2012. Voir les maquettes du décor dans le dossier pégagogique du TNP, p.15. c — Partis pris de mise en scène On pourrait également préparer au choix de Christian Schiaretti en présentant aux élèves d’autres choix de mise en scène, semblables au sien ou très différent. • A l’époque élisabéthaine Nous n’avons pas de dessin ou de gravure représentant la première représentation du Roi Lear, mais l’on peut proposer de commenter le seul dessin connu d’une représentation shakespearienne. Dessin de 1595 : représentation de Titus Andronicus, où l’on voit la reine goth Tamora, à genoux devant Titus, le général romain. Derrière Tamora, se tient Aaron le maure, son amant. (Source, magazine L’Histoire, « Shakespeare, le génie de l’Angleterre », n°384, février 2013, p. 53) Alors que la pièce est censée se dérouler à la fin de l’Empire Romain, on notera que seul le général Titus (troisième figure en partant de la gauche) porte un costume antique (toge par-dessus un plastron). Les deux soldats de Titus, à gauche, et les deux fils de Tamora, agenouillés derrière elle, ainsi que son amant le maure Aaron (dernière figure à droite) sont vêtus à la mode élisabéthaine. Le costume a une valeur plus dramaturgique qu’historique : il permet de singulariser le général Titus, et la reine Tamora, rapidement identifiable à sa couronne. On retrouve cette hybridité dans le lieu théâtral lui-même, toujours visible des spectateurs, et qui mélange des références à l’architecture antique (colonnes recouvertes de stuc) et des éléments d’architecture « moderne » (l’auvent, les galeries de bois, par exemple). Ainsi, l’hybridité que revendique Christian Schiaretti serait assez fidèle aux conditions de représentation originelles. On peut également proposer l’analyse de trois interprétations contemporaines de la première scène d’ouverture du Roi Lear, très différentes dans leurs choix, aussi bien pour l’époque de référence que pour la représentation, plus ou moins politiques. 26 Dans son film de 1971, avec Paul Scofield dans le rôle-titre, Peter Brook fait le choix très différent d’un univers archaïque. On peut visionner la scène d’ouverture (le partage du royaume), qui se déroule dans une salle voûtée, au sol de terre battue. Lear est assis sur un trône massif, surmonté par une couronne grossière, en fer forgé. Les costumes, dans lesquels dominent la fourrure, le cuir et la laine (pour la foule des sujets), renvoient l’image d’un Moyen Age reculé, et le choix du noir et blanc renforce la distance historique. Les scènes d’extérieur, tournées sur une lande danoise recouverte de neige et de glace, renforcent l’image d’un univers dur et primitif. Dans le même temps, ces espaces intérieurs et extérieurs très dépouillés rejoignent l’espace vide que Peter Brook affectionne au théâtre. (http://www.youtube.com/watch?v=GOVQGoARpqE&list=PLBA2CCF5DFEA5660D) La même année en 1971, le réalisateur soviétique Gregori Kozintsev propose lui aussi une représentation très politique de la scène d’ouverture, mais dans laquelle le personnage de Lear semble à l’écart de la cour rassemblée : ce n’est pas lui qui annonce le partage du royaume, mais un héraut lisant son discours, et il reste assis au coin du feu, avec son fou à ses côtés. Déjà ailleurs, Lear se contente de commenter ce qui se joue. L’univers de référence, construit par les costumes et par le décor, est médiéval, mais nettement moins archaïque que celui du film de Brook. (L’extrait de cette scène d’ouverture se trouve dans les bonus accompagnant le DVD de la mise en scène d’André Engel). On pourra comparer cette scène d’ouverture à celle de la mise en scène de André Engel (Odéon / Ateliers Berthier, 2007). Dans ce spectacle, les costumes et la scénographie composent un univers également cohérent, mais résolument moderne. Le lieu scénique figure un hangar vide, meublé seulement de quelques fauteuils, chaises et caisses de bois : nous sommes dans un entrepôt désaffecté des entreprises « Lear and Co », dont le nom apparaît, en lettres inversées, à travers la façade de métal et de verre. Les costumes (smokings pour Lear, costumes pour les personnages masculines, robes de soirée pour les trois filles) renvoient le spectateur à l’élite sociale de l’entre-deux-guerres, des années folles. La succession monarchique devient la transmission de patrimoine d’un riche patron à ses filles : si l’action ne se déroule pas strictement aujourd’hui, les enjeux de l’action et les préoccupations des personnages restent proches des nôtres. En raison des coupures opérées par le metteur en scène dans le texte, la scène prend un caractère intime. (cf. Activité 6, Les énigmes de la scène d’ouverture, p. 30-31). 27 Activité 6 Les énigmes de la scène d'ouverture Analyse dramaturgique de la scène de partage du royaume (Acte 1, scène I) sous la forme d’un « travail à la table » Dans ses intentions de mise en scène13, Christian Schiaretti refuse une lecture strictement existentielle de Lear, centrée sur la folie du personnage et sur l’épisode de la lande, et lui préfère une interprétation politique, dans laquelle la démence du roi n’est qu’une des conséquences d’un engrenage plus global, mis en mouvement par sa décision initiale : partager le royaume entre ses filles et déshériter Cordélia qui ne lui manifeste pas publiquement son amour comme ses sœurs. Il paraît donc important de lire avec les élèves cette scène d’ouverture (de l’entrée en scène de Lear à la fin de la scène I, 1), de façon à pointer certaines énigmes dramaturgiques, pour mieux comprendre les réponses apportées par le metteur en scène. Proposition de démarche : a — Lecture en classe de cette scène On procède à une lecture, distribuée, à voix haute de la scène 1 de l’acte I, à partir de l’entrée en scène de Lear. On s’assure, oralement, par un questionnaire de compréhension, que l’extrait est bien compris par tous les élèves. Principaux événements de la scène : partage du royaume, exil de Kent, mais aussi rejet de Cordélia par Lear, exil de cette dernière et mariage avec le Roi de France. Relations familiales et relations d’alliance. • Lear et ses trois filles (Goneril, Régane, Cordélia). • Les trois filles leurs maris (le duc Cornouailles, le duc d’Albany) et leurs prétendants (pour Cordélia : le duc de Bourgogne et le Roi de France). • Un serviteur de Lear : Kent. b — Préparation à la maison Les élèves répondent par groupes à des questions destinées à dégager les énigmes dramaturgiques du texte, les points qui posent problème et qui pourront faire l’objet de partis pris divers, voire divergents dans les mises en scène. Proposition de questionnaire. Pour éviter que tous les élèves construisent la même interprétation de la scène et pour nourrir le travail futur, on précisera que plusieurs réponses sont attendues, pour chaque question. On pourra même formuler ainsi la consigne de l’exercice : « trouvez le maximum de réponses aux questions suivantes ». 1 — Pourquoi Lear procède-t-il au partage du royaume ? Pistes de réponses : vieillesse, faiblesse de Lear, voire sénilité du personnage (cf. intervention de Kent, cf. dialogue entre Goneril et Régane à la fin de la scène) ; ou désir d’assurer sa succession dans de bonnes conditions, de son vivant, en évitant les querelles (possibilité que Goneril et Régane accusent Lear de sénilité à tort, de façon à mieux l’exclure ensuite…) 2 — Pourquoi Lear demande-t-il à ses filles une déclaration d’amour, alors que le partage est déjà décidé ? Pistes de réponses : c’est un rituel politique ; c’est le signe d’un rapport pervers de Lear à ses filles (il les oblige à se soumettre à lui, voire les humilie publiquement) ; c’est un acte imprévu, saugrenu, de la part de Lear, prémisse de sa folie… 13 « Lear, un homme égaré dans la grande machine à fabriquer la modernité », de Pauline Picot. Voir le dossier du TNP. 28 3 — Comment expliquer le refus de Cordélia ? Pistes de réponses : c’est une preuve de sincérité et de franchise, qu’on peut opposer à l’hypocrisie de ses sœurs, un refus du protocole qui utilise de façon obscène l’amour filial ; c’est un acte d’insolence, un affront fait publiquement à son père et à ses sœurs,qui, elles, se sont soumises à leurs obligations ; Cordélia n’aime pas vraiment son père… 4 — Pourquoi Lear choisit-il, après avoir banni Cordélia, de garder cent chevaliers avec lui ? Pistes de réponses : c’est l’escorte normale d’un souverain, même s’il s’est retiré ; Lear se méfie déjà de ses filles ; il veut garder le pouvoir malgré tout, et ne se retire pas vraiment des affaires… 5 — Pourquoi Kent s’oppose-t-il à Lear ? Pistes de réponses : c’est pour sauver Codélia car il a pitié d’elle ou de l’affection, voire de l’amour, pour elle ; c’est pour sauver le royaume car il a l’intuition politique que le rejet de Cordélia va provoquer un déséquilibre qui met en péril le royaume de Lear. 6 — Pourquoi Lear convoque-t-il Bourgogne et France pour leur proposer un mariage avec Cordélia ? Pistes de réponses : il souhaite marier sa fille à Bourgogne pour l’exiler loin de lui ; il souhaite humilier sa fille (Lear étant sûr que les deux prétendant la refuseront sans dot). 7 — Pourquoi France accepte-t-il finalement d’épouser Cordélia ? Pistes de réponses : il l’aime et a été séduit par sa franchise ; c’est un acte de défi politique, aussi bien par rapport à Bourgogne (que Lear semble lui préférer) que par rapport à Lear lui-même ; c’est un acte de calcul politique : en épousant Cordélia, héritière rejetée, France se prépare une bonne raison d’envahir l’Angleterre. C — Projection, en classe, d’un extrait montrant le travail à la table d’un metteur en scène avec son équipe Les élèves reviennent en classe avec leurs pistes de réponses rédigées. On leur annonce alors qu’on va représenter en classe un moment de travail important dans la fabrication du spectacle : « le travail à la table ». Pour leur donner un exemple, une référence pour leur improvisation future, on peut projeter des vidéos qui montrent ce qu’est cette étape de travail : dans le disque de bonus Citizen Lear du DVD Le Roi Lear de la mise en scène d’André Engel avec Michel Picoli (Sceren /Arte video) : captation d’une lecture à la table sur Lear. Le problème est qu’elle porte sur cette même première scène… A montrer en absentant le son ! dans le film d’Al Pacino, Looking for Richard (1996), on trouve des scènes filmées de travail de table, dans le chapitre Buckingham notamment, mais, dans ce formidable documentaire, le réalisateur dissocie souvent la bande-son des échanges verbaux et les images du travail de lecture ou propose un montage qui insère des moments de théâtre filmé sur les échanges à la table. quelques exemples intéressants sur d’autres œuvres sur les sites de partage d’images en ligne : notamment un moment de travail sur la mise en scène du roman de James Ellroy, American tabloïd, par Nicolas Bigards à la MC 93 de Bobigny. (http://www.dailymotion.com/video/x16bkyl_2013-14-american-tabloid-travail-a-la-table_creation) D — Représentation en classe d’un travail à la table On demande à dix élèves de jouer le rôle des dix comédiens de l’équipe sensés jouer les dix personnages présents lors de cette scène. Le professeur se garde le rôle du metteur en scène pour organiser l’improvisation, relancer les questionnements, faire préciser les réponses, soulever d’autres questions plus secondaires (D’où vient Lear quand il entre dans la salle du trône ? Depuis combien de temps France et Bourgogne attendentils ? Comment Gloucester, absent au moment de l’insolence de Cordélia, réagit-il quand il revient avec France et Bourgogne ? Pourquoi Lear propose-t-il la main de Cordelia à Bourgogne en premier ? Pourquoi refuse-t-il de la proposer à France ? etc… ). On peut aussi désigner d’autres rôles qu’on aura au préalable fait repérer 29 aux élèves sur le dossier d'accompagnement du spectacle : « assistante à la mise en scène », « élèveassistante de l’ENSATT », « stagiaire à la mise en scène ». Le reste de la classe observera le déroulement de l’improvisation. On veillera donc à ce que la scénographie proposée pour l’exercice, tout en respectant l’espace conventionnel du travail de table, s’ouvre sur le public, de qui les participants doivent rester visibles. Le jeu peut commencer ! Le but est d’explorer toutes les pistes possibles. E — Analyse de plusieurs mises en scène de cette scène Pour terminer la séance on peut montrer aux élèves deux versions très différentes de cette première scène qui montreront les interprétations différentes des deux metteurs en scène. Le Roi Lear, André Engel, Odéon-Berthier, 2007. L’espace n’est pas un espace public ou politique ; il s’agit clairement d’un espace privé : celui la firme familiale, dont on voit le nom « Lear and Co », à l’envers, sur la verrière. Le plateau est vide, à l’exception de deux sièges, recouverts de draps, comme dans les maisons laissées à l’abandon. C’est sur le vide du pouvoir que s’ouvre le spectacle : le règne de Lear est terminé, ses entrepôts sont vides et l’activité a disparu. Michel Piccoli, qui propose sur son entrée, un Lear diminué, essoufflé, vieilli, va donc procéder, de son vivant, à son propre héritage. Les plans larges et en plongée du film de Don Kent, au début de l’entrée de chacune des filles, finit d’écraser un Lear seul et fantomatique. L’adaptation scénique fixée par André Engel et son dramaturge Dominiqe Müller coupe dans la traduction de Jean-Michel Déprats et ne garde de la scène collective initiale que les trois entretiens de Lear avec ses trois filles, séparées par un passage au noir, dans un effet de montage cinématographique. Ni Kent, ni Albany, ni Cornouailles, ni aucun homme de l’entourage de Lear n’est présent sur le plateau. Il s’agit de trois duos successifs, dans le face à face de deux sièges qui mettent en valeur la répétition du motif de la déclaration d’amour et installent le sens de la scène dans une relation intime père/fille qui n’est pas sans rappeler le thème des 3 coffrets analysé pas Freud dans ses Essais de psychanalyse14. La dimension symbolique est renforcée par les costumes des comédiennes qui tracent un chemin : de l’apparence chatoyante et trompeuse (reflets des bijoux, couleurs des robes : multicolore pour Lisa Martino puis unie, bleue, pour Anne Sée) à la vérité pure et simple (robe blanche et absence de bijoux pour Julie-Marie Parmentier). Le film montre la différence des sentiments du père pour ses trois filles dont il va exacerber la rivalité. Gêné et inquiet devant Goneril, Lear la piège, en enregistrant son discours sans lui dire. Calculatrice, Goneril accomplit avec prudence l’épreuve oratoire que son père lui impose : Lisa Martino semble chercher ses effets, hésite, pèse chaque mot mais réussit l’épreuve. Pour le deuxième entretien, Piccoli campe un Lear semble plus souriant et plus à l’aise avec Régane, à qui il livre, non sans perversité, puisque c’est un moyen pour lui de l’obliger à égaler la performance de sa sœur, les mots enregistrés de Goneril. Le magnétophone, qui rend présente la voix de la sœur absente, permet de recréer au plateau la rivalité entre les sœurs que l’aspect successif des entretiens avait détruit. Lear organise ainsi la compétition entre ses deux premières filles. Moins intimidée, mais aussi moins douée que sa sœur, Régane amuse son vieux père qui se réjouit de se savoir aimé ou de constater la médiocrité du compliment de sa seconde fille. C’est la joie que joue Michel Piccoli quand il reçoit Cordelia, sa préférée et ce jusqu’à « Corrige tes paroles… ». S’il est question de pouvoir dans ce début, c’est plus au sens psychologique que politique du terme. Qui est le maître ? Qui domine qui ? Les références claires au Parrain de Coppola (smocking de Michel Piccoli, baise-main des filles), qui commence, comme Lear, par une scène de noces en Sicile, renforcent cette lecture d’une scène où la violence du pouvoir s’incarne dans des duels, des rapports de force violents et pervers, où l’avenir de l’empire ne pèse pas lourd face aux affronts personnels. André Engel propose une mise en scène du début où la situation est intime ; la tension, psychologique et la blessure du père, narcissique. C’est un règlement de compte un peu pervers entre un père mourant, qui veut s’entendre dire qu’on l’aime, et ses trois filles dont il aiguise la rivalité, et qui subit l’affront de sa préférée. 14 Sigmund Freud Le thème des trois coffrets, extraits, Essais de psychanalyse appliquée dans le Cahier du TNP consacré au Roi Lear, pp 27- 28. 30 Akira Kurosawa, Ran, (1985). Christian Schiaretti n’a pas caché, dans le travail d’élaboration de son spectacle, combien sa mise en scène était redevable à cette adaptation pourtant lointaine de Lear15. On peut commencer la projection du film à 00 : 08 : 38 et la terminer à 00 : 20 : 22. Après une partie de chasse en compagnie de ses trois fils et des pères de deux prétendantes qui se disputent la main du cadet, le vieux chef de clan Hidetora Ichimonji, épuisé s’endort. A première vue, le film s’éloigne de la pièce : déplacement du cadre de l’histoire dans le Japon du XVIe siécle, remplacement des filles par des fils, récit du rêve, présence du fou… Pourtant la séquence de Kurosawa propose une lecture dramaturgique cohérente de la pièce. Hidetora n’est pas un vieillard moribond et fantomatique. Il incarne encore une puissance dont témoigne la scène de chasse initiale, et son entrée brutale quand Kyoami (le Fou) vient le réveiller. Son choix de diviser le royaume en trois est un choix politique qui vise à consolider le pouvoir. Il a lieu devant une assemblée disposée de façon très conventionnelle et théâtrale : fils et conseillers à jardin, père des prétendantes à cour et courtisans de dos comme des spectateurs. Filmée dans un plan large, cette cérémonie ouvre l’espace sur le décor naturel qui permet de montrer, en arrière-plan la réalité géographique, du royaume : « il n’est pas besoin de carte pour Hidetora. La nouvelle délimitation du territoire se fait directement sur le terrain, puisque la scène est tournée en extérieurs, sur les pentes vertes du mont Fuji-Yama. La géographie du royaume s’inscrit dans une géométrie à la fois primaire et circulaire. Le vieux seigneur est au centre d’un large cercle dont les trois châteaux délimitent la circonférence. Dès lors, l’action se déroulera autour de ces trois pôles : trois fils, trois châteaux, trois couleurs primaires (jaune, rouge et bleu, dans une symbolique épurée à l’extrême), et ce rythme ternaire a pour effet d’inscrire le récit filmique dans une dynamique qui propulse l’action dramatique avec un rythme à la fois sec et presque saccadé. D’un lieu à l’autre, d’un fils à l’autre et d’un désastre à l’autre, la tragédie se déroule, inéluctable. Cette stylisation amplifie et épure la dimension tragique de l’histoire jusqu’à en saisir l’essence même. Le système met en évidence le parti pris de simplicité adopté par le réalisateur pour représenter l’étendue du domaine des Ichimonji16». Le pouvoir est clairement une notion géographique et politique, pas psychologique. L’épreuve subie par les fils doit donc prouver, par la métaphore des trois flèches réunies qu’on ne brise pas, le bien fondé de la décision d’Hidetora aux yeux du monde qui le regarde. Il s’agit d’un symbole politique, d’une cérémonie protocolaire qui s’adresse non pas au vieux père, mais à l’ensemble des forces du royaume réunies lors de cette cérémonie. Il ne s’agit pas de mettre en jeu les rivalités affectives entre les frères mais de montrer la sagesse d’une décision. Le scandale vient donc de ce que Saburo montre que cette décision n’est pas sage en brisant les trois flèches et en disant : «Vous êtes sénile, sénile ou fou ![…] Dans ce monde, on y survit sans foi ni loi vivant sans merci ni pitié, Vous comptez sur nous parce que nous sommes vos fils ? Vous n’êtes qu’un fou ! ». Hidetora, comme Lear, s’est trompé d’époque : il croit vivre dans un monde où prévaut le symbole, un monde réglé par les traditions et les conventions où l’on respecte les liens de parentés et la parole donnée. Il tourne le dos (comme sur l’image finale de la séquence où l’on ne voit que des dos) à un temps devenu individualiste, où l’on vit dorénavant « sans foi ni loi ». 15 Christian Schiaretti présentera une projection du film Ran de Kurosawa au Comœdia de Lyon le 25 janvier 2014. Pour plus d’information, vous pouvez consulter le site du Comœdia. 16 Anne-Marie Constantini-Cornède, De King Lear à Ran, chaos, tumulte ou les couleurs de la violence in Réécritures de King Lear, Shakespeare en devenir n°1, 2007. 31 Le Roi Lear de William Shakespeare mise en scène Christian Schiaretti Création † 10 janvier – 15 février 2014 Grand théâtre, salle Roger-Planchon Dossier pédagogique Deuxième partie Après le spectacle Dossier réalisé par Philippe Manevy, Christophe Mollier-Sabet et Isabelle Truc-Mien, enseignants missionnés par le rectorat au TNP. Activité 1 Au début étaient les acteurs… Tentative d’analyse de la distribution du Le Roi Lear Shakespeare / Schiaretti « On ne travaille pas la pièce de Shakespeare sans avoir son roi Lear. […] Toute la motivation pour mettre en scène cette œuvre est totalement liée à la demande de l’acteur ». Le propos de Christian Schiaretti, dans le programme de salle, est clair : la distribution — et, sans doute, pas seulement celle de Lear — est à l’origine de la proposition scénique du metteur en scène. Choisir Serge Merlin (ou être choisi par lui…) pour jouer Lear, choisir Christophe Maltot, Julien Tiphaine ou Magali Bonat… c’est construire du sens, c’est donner une apparence physique, une énergie et une personnalité au rôle, une couleur vocale à la partition. Ce choix constitue donc un élément fort du sens de la mise en scène qu’il convient de questionner avec les classes. On pourra commencer par faire repérer aux élèves, dans le programme de salle, les 3 familles d’acteurs que le document fait apparaître. A savoir : • les comédiens de la troupe du TNP • les comédiens de la maison des comédiens • les comédiens extérieurs invités La troupe du † Dès son arrivée à la tête du TNP, en 2002, Christian Schiaretti s’est attelé à la constitution d’une « troupe » de comédiens et comédiennes permanents, pour l’essentiel formés à l’Ensatt. Ces jeunes acteurs participent aux créations mais permettent également au TNP d’élargir ses propositions artistiques (lectures, passerelles, cartes blanches, relations avec les publics) et d’autoriser la création d’un répertoire : « Depuis des siècles, c’est bien la constitution d’une bonne compagnie, autrement appelée troupe, collectif artistique, qui reste la source de toutes les grandes aventures théâtrales, réunie autour d’un auteur, d’un metteur en scène ou d’une cause (…) Une troupe permet l’entrelacement des répétitions et des représentations, augmentant ainsi considérablement la proposition artistique avec, de surcroît, la constitution d’un répertoire. Enfin, elle est garante de l’identité du lieu où elle s’épanouit, générant autour d’elle des connivences et des solidarités.1» La Maison des comédiens Elle regroupe des comédiens et comédiennes d’expérience, issus d’horizons plus divers, qui rejoignent la troupe sur des rendez-vous précis et réguliers, en formation ou en création. Ces comédiens sont tous convaincus de l’aspect poétique de leur travail. Ils partagent cette idée que l’œuvre théâtrale ne vaut que par l’affrontement avec une langue complexe. 1Site du TNP : http://www.tnp-villeurbanne.com/le-tnp/la-compagnie 2 Les invités Ils sont conviés ponctuellement mais régulièrement par Christian Schiaretti. La notion de « fidélité » est souvent mise en avant par le metteur en scène quand il parle de ces acteurs qui partagent souvent plusieurs aventures au TNP. Plusieurs acteurs, invités sur Lear, ont déjà travaillé pour Christian Schiaretti au TNP : Marc Zinga jouait Lumumba dans Une saison au Congo de Césaire (2013), Christophe Maltot jouait Adolf dans Les Créanciers de Strindberg (2012), Magali Bonat jouait L’Auteure dans Mai Juin Juillet de Guénoun (2012). Quand ils n’ont pas joué dans les spectacles de Christian Schiaretti, ces comédiens ont été accueillis au TNP dans d’autres créations, ce qui constitue une autre forme de fidélité. Ainsi, on a pu voir au TNP : Serge Merlin dans la mise en scène de Fin de Partie de Beckett, par Alain Françon, en 2013 ; Vincent Winterhalter et Philippe Duclos dans Stuff Happens de David Hare, mis en scène par Bruno Freyssinet et William Nadylam en 2010. Rares sont donc les auditions, les essais, les recrutements ponctuels. Sur les 16 comédiens de la distribution, seuls 4 n’avaient jamais travaillé avec Christian Schiaretti ou joué au TNP. Mais s’il y a une homogénéité poétique de la distribution, liée à la fidélité au projet artistique du TNP autour du travail sur la langue, la distribution de Christian Schiaretti se veut paradoxalement d’une « hétérogénéité de chaos2» On pourra attirer l’attention des élèves sur la dimension internationale de cette distribution : deux comédiens anglophones (Andrew Bennett et Clara Simpson), un comédien congolais formé en Belgique (Marc Zinga) et un comédien lyonnais né au Congo (Paterne Bougou). Cette hétérogénéité renvoie clairement au chaos politique et à la « balkanisation d’un royaume3» que Lear évoque, à cette force centrifuge qui éloigne Lear de son trône et le conduit à Douvres, aux frontières de son royaume, au contact des Français. Lear est, des tragédies de Shakespeare, la plus biscornue. Elle réclame, pour être jouée, des particularismes et des personnalités fortes. Afin de réactiver la mémoire du spectacle, on leur distribue l’exercice donné en ANNEXE 1 sur lequel figure une brève description de chacun des douze rôles principaux de la pièce, avec, en regard, la photo des douze comédiens qui les ont interprétés. On peut alors demander aux élèves, dans un premier temps, de relier, à l’aide d’un flèche, chaque rôle au bon interprète et d’indiquer ensuite, sous les photos, le nom de chacun des comédiens et comédiennes. On peut ensuite leur demander de classer acteurs et personnages en 2 ou 3 groupes, pas davantage4, selon leur rôle dans la pièce ou selon des critères de jeu, d’âge… L’activité permet de susciter un grand nombre de classements qui pourront déboucher sur une analyse du texte et de la distribution : Masculin / Féminin Les « vieux » / Les « cadets »5 Les rouges / les bleus / Les marron / les noirs (couleurs des costumes) Les fous / Les sages Les amis de Lear / Les ennemis de Lear Ceux qui meurent à la fin / Ceux qui survivent L’ancien monde / Le monde nouveau Intrigue Gloucester / Intrigue Lear Les barbus / Les autres Ceux qui se tachent de sang / Les autres Les sacrifiés / Les sacrificateurs Les traîtres / Les fidèles (…) 2Notes de Pauline Picot, stagiaire à la dramaturgie, pendant la session de travail préliminaire sur le texte en juillet 2013. 3Florent Siaud, « Les cercles de Lear », Cahiers du TNP n° 13, p. 3. 4Il s’agit de trouver de la cohérence pour dégager des lignes fortes de signification. Il faut donc veiller à ne pas multiplier les groupes, pour faire des choix qui susciteront le débat. On peut également laisser de côté certains rôles qui n’entreraient pas dans le classement.. 5Distinction établie par Edgar dans la dernière réplique de la pièce. 3 Pour nourrir cette analyse de la distribution et des rôles, nous vous proposons quelques pistes de réflexion. 1. Le père et le fils : Serge Merlin et Christophe Maltot C’est peu de dire que le choix de Serge Merlin est à l’origine et au cœur du projet. On relira avec les élèves le texte de Christian Schiaretti sur « Serge Merlin, acteur d’un métal inconnu ». Acteur majuscule qui a fêté ses 82 ans lors des premières représentations de Lear au TNP (Nicolas Bouchaud avait plutôt quarante ans au moment où il jouait Lear dans la mise en scène de Sivadier ; Paul Scofield ou encore Philippe Morier-Genoud avaient, eux, la cinquantaine dans les mises en scène de Brook et Lavaudant), Serge Merlin est un comédien singulier de la scène théâtrale française. Sa voix de caverne, proche de celle d’Alain Cuny, et son physique souvent comparé à celui d’Antonin Artaud caractérisent l’acteur. Proche de Camus et de Maria Casarès (il a joué dans Les Possédés de Camus, en 1959, dans une mise en scène de l’auteur lui-même), Serge Merlin a joué sous la direction des plus grands metteurs en scène : André Engel, Patrice Chéreau, Matthias Langhoff, Luc Bondy, Alain Françon… On l’a vu aussi au cinéma. Les élèves se souviendront sans doute de lui dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, où il joue le rôle du peintre qui souffre de la maladie des os de verre. Acteur spécialiste des textes complexes du XXe siècle, il a beaucoup joué Thomas Bernhard et presque tout Beckett. Il a confondu sa propre parole avec celle, si complexe de ces auteurs. Il explique à Philippe Lançon, journaliste à Libération, à propos de son travail sur Ham dans Fin de partie de Beckett «Moi, je ne dis pas le texte. Moi, je suis. Le texte ne m’intéresse pas, puisque je le suis devenu. Nous ne sommes plus là, ni l’un ni l’autre. Nous sommes partis.6 » Serge Merlin avait déjà joué Lear dans la mise en scène de Langhoff en 1985, dans la même traduction d’Yves Bonnefoy ce qui ne l’a pas exempté d’un travail acharné pour le spectacle de Christian Schiaretti. Il confie volontiers avoir acheté cinq textes de la pièce et les avoir usés, mis en pièce à force de lecture et de travail : « Lear est devenu un ami. Je le regarde se lever avec terreur.7». On a l’impression que le texte de Shakespeare s’est dissous dans sa propre parole. Il a pris au personnage sa barbe et ses cheveux, qu’il a soigneusement laissé pousser depuis un an et demi (la comparaison entre la photographie du programme de salle et celle proposée pour l’exercice est intéressante : elle montre la transformation de l’acteur). D’abord impressionnant de force dans l’éructation grave et vibrante de sa colère au début de la pièce, Serge Merlin devient fantomatique, échevelé, les bras décharnés et dénudés, flottant dans sa chemise trop grande. Sa voix se fait chevrotante et cassante. Excessif et transparent à la fois, vieillard aux accents parfois puérils, Serge Merlin est Lear mais étant Lear, il n’est plus tout à fait lui-même et emmène le rôle ailleurs. Tous les deux, ils sont « partis ». Il y a dans cet ailleurs qui fait exister au plateau, quelque chose de la folie ou de la transe. Serge Merlin en écrase-t-il pour autant le reste de la distribution ? On pourra proposer aux élèves de travailler sur les articles de presse qui rendent compte du spectacle et leur faire étudier la place que prend Serge Merlin dans ces articles. La plupart de ces articles ont titré sur Serge Merlin et son interprétation de Lear, soulignant le plus souvent la forte présence de l’acteur. Les titres vont de « Merlin l’enchanteur8 » à « Serge Merlin crépusculaire et magistral9» en passant par « Impérieux et impérial, Serge Merlin cannibalise le Roi Lear10» . Les journalistes insistent sur l’étendue de la palette de son jeu : la puissance, le désarroi, l’amour paternel, l’impuissance, la rage, la folie et multiplient les épithètes élogieuses. Les autres acteurs sont rarement évoqués, et beaucoup plus brièvement ; comme si l’acteur Serge Merlin avait « cannibalisé » le spectacle, comme l’affirme le titre d’Antonio Mafra. Mais, les journalistes, en tant que spectateurs expérimentés, connaissent parfaitement la place de Serge Merlin dans l’histoire du théâtre. Chez eux, l’aura de son talent et de sa personnalité a précédé son travail dans Lear, créant sans doute des attentes et des projections que les élèves n’avaient sans doute pas. Ce phénomène de « starisation » de l’acteur relève plus de causes sociales et culturelles que d’un propos de la mise en scène. Trina Mounier dans l’article qu’elle consacre au spectacle dans Les Trois Coups précise que, pour impressionnant 7Interview donnée à Antonio Mafra dans Le Dauphiné libéré, 13 janvier 2014 . 8Exit, 13/01/14. 9Trina Mounier, Les Trois coups , 15/01/14. (www.lestroiscoups.com) 10Antonio Mafra, Le Progrès, 13/01/14. 4 qu’il soit, Serge Merlin « n’écrase pas les autres pour autant. On sent chez lui, notamment au moment des salut, une joie presque enfantine, un vrai bonheur d’être dans une telle équipe d’acteurs11». Pour jouer Edgar, Christian Schiaretti a fait appel à Christophe Maltot. Acteur de texte, Christophe Maltot est un grand pédagogue du jeu verbal, à l’Ensatt, au Conservatoire national d’art dramatique de Paris et dans les stages professionnels d’acteurs organisés par l’AFDAS. Il a donc la technique vocale pour dire le texte si complexe de la folie de Tom avec un débit rapide que sa virtuosité technique rend possible. Dans ces scènes, son « flow » parvient à allier la netteté de l’articulation avec une vitesse impressionnante. Sa partition demande également des changements de voix : quand Edgar joue Tom devant son père aveugle, quand Edgar se travestit vocalement en paysan au moment du combat avec Oswald. Physiquement, Christophe Maltot a travaillé sa ressemblance avec le Christ (la minceur et la barbe) dont il a approximativement l’âge qu’avait ce dernier au moment de sa mort. Comme Lear, Edgar se sacrifie : couronne d’épines contre couronne fleurie. Il renonce à son rang pour devenir une bête, vivre sous terre (sa cabane est dans les dessous du théâtre), et faire l’expérience du dénuement et de la folie. Mais contrairement à Lear, il reviendra de cette descente aux Enfers. Une renaissance suivra ce passage au désert. D’étudiant à lunettes (on dirait presque Hamlet dans sa première scène), Edgar devient un combattant masqué et bestial qui se venge à mains nues. La trajectoire finit par s’inverser avec celle de Lear : les derniers mots de la pièce reviennent à Edgar qui parle au futur, demandant une « allégeance » des « cadets » aux « plus vieux ». Parole réconciliatrice et royale, comme si Edgar allait devenir Lear à moins que cette fuite qui l’éloigne du plateau ne soit définitive… Edgar est le double inversé de Lear, le fils qu’il n’a pas eu mais dont il est le parrain comme le rappelle Régane : « Le filleul de mon père / (…) Lui, votre Edgar, / Celui auquel mon père a donné son nom ? » (Acte II, scène 1). Le couple d’acteurs Serge Merlin / Christophe Maltot, renvoie bien l’image d’un couple père-fils. 2. Les trois sœurs : Clara Simpson, Magali Bonat et Pauline Bayle Les choix de distribution de Christian Schiaretti opposent les deux sœurs aînées, jouées par Clara Simpson et Magali Bonat, à la cadette jouée par Pauline Bayle. L’écart d’âge entre elles est presque générationnel. On a d’un côté deux actrices d’une quarantaine d’années, qui se ressemblent physiquement tout en s’opposant par leurs cheveux bonds et bruns, pour jouer les deux filles de Lear qui ont attendu trop longtemps d’avoir leur part dans ce partage du royaume, et, de l’autre côté, une jeune actrice de vingtcinq ans. Clara Simpson joue Goneril, l’aînée, sans descendance, qui a pris la place de la mère absente. Son léger accent irlandais marque sa singularité par rapport à ses deux sœurs. Si Lear pouvait accepter que ce premier enfant fût une fille — le fils allait venir — Régane, la puînée, porte la douleur de la déception de Lear de n’avoir pas eu de fils. La voix, grave, vibrante et gutturale de Magali Bonat fait écho à celle de Serge Merlin comme un rappel cruel de cette descendance, cet autre lui-même féminin. Magali Bonat propose une Régane guerrière, séductrice et combattante, qui a tout du garçon manqué, jusqu’à la violence cruelle quand elle refuse de répondre à l’appel à l’aide de son mari qu’elle laisse mourir seul sur le plateau. Il faut dire que sa mort lui permet d’espérer une alliance avec Edmond qui la comblerait sur le plan affectif et politique. En choisissant Clara Simpson et Magali Bonat, Schiaretti a choisi de faire de Goneril et Régane, deux rivales, que leur père a trop fait attendre, et qui vont se déchirer pour le pouvoir. 11Trina Mounier, Les Trois coups , 15/01/14. (www.lestroiscoups.com) 5 Pauline Bayle va faire de Cordelia une enfant qui pourrait être la fille de Goneril plutôt que sa sœur. Aux deux extrémités de l’échelle des âges de la distribution, on trouve donc Lear, le père, Serge Merlin et Cordélia, la fille, Pauline Bayle. Ils forment donc un couple extrême : celui de l’enfance et de la mort réunis, à la fin de la pièce, dans le manteau de Lear. Par sa petite taille, son visage aux traits encore souples et son sourire enfantin, Pauline Bayle installe le personnage dans le monde de l’enfance, en dehors du monde des adultes. Schiaretti l’associe au fou dans la première scène : elle est assise, à même le sol, à ses côtés ; c’est à lui qu’elle adresse les apartés de la scène 1… Ils incarnent alors le jeu et l’amusement au milieu de cette scène politique « pour les grands ». Le refus de Cordélia de parler, lors de la cérémonie d’hommage organisé par Lear, correspond alors à ce statut d’enfant, étymologiquement in-fans, celui qui n’a pas la parole et qui ne peut dire que « Rien ». Cordélia confond tout au long de la pièce l’amour filial et l’amour conjugal : reprochant à ses sœurs d’avoir pris mari alors qu’elle disent aimer leur père (Acte I) et installant la relation à Lear des scènes finales dans un schéma oedipien (Acte V). Mais Pauline Bayle sait faire exister une autre facette du rôle : celle de la femme politique (Pauline Bayle est diplômée de Sciences-Po) et de la guerrière. Cette enfant, n’est pas une fillette évaporée et lénifiante, consolation des derniers jours d’un père ingrat, elle devient, dans l’acte V, un chef de guerre du côté des Français, en jupe et en armure. L’image scénique de cette enfant-guerrière évoque clairement Jeanne d’Arc et ses représentations (on pourra regarder le tableau d’Ingres de 1854, intitulé « Jeanne d’Arc au sacre du roi Charles VII »). Le choix de Pauline Bayle pour le rôle de Cordélia est le seul de la distribution à avoir fait l’objet d’une forme d’audition, avec des essais au plateau, sur la scène 1 de l’acte I en septembre 2013. On pourra montrer aux élèves des images des autres comédiennes envisagées pour le rôle et les interroger sur les raisons du choix de Christian Schiaretti qui s’est finalement porté sur Pauline Bayle. Il s’agit de : - Pauline Vaubaillon : www.theatreonline.com/Artiste/Pauline-Vaubaillon/60093 - Noémi Knecht : www.comedien.be/noemiknecht - Delphine Hecquet : www.rueduconservatoire.fr/profil_ancien_eleve/4d40bab014517/delphine_hecquet 3. Le monde ancien et le monde nouveau : Julien Tiphaine et Philippe Sire A la lecture du Roi Lear, on confond longtemps Albany et Cornouailles. Leur différenciation est pourtant essentielle à la compréhension des enjeux politiques de la pièce. Christian Schiaretti l’a bien compris et pensé sa distribution en fonction de cette exigence. Julien Tiphaine a été choisi pour jouer Cornouailles. Grand, souple et solide, il prend le plateau avec une force inquiétante, la main constamment sur l’épée, prêt à dégainer. Son costume (cuir marron), sa coiffure (dreadlocks et catogan), sa longue barbe confèrent à Cornouailles une apparence de barbare médiéval. Très présent dans la première partie de la pièce, Cornouailles affirme son pouvoir par une force sadique et inquiétante comme en témoigne la petite danse qui semble sortie du film de Kubrick Orange mécanique, effectuée avant qu’il n’arrache les yeux de Gloucester. Même Lear est effrayé par Cornouailles lorsque ce dernier revendique, avec une force proche de l’outrage, qu’il est responsable de la punition du serviteur de Lear : « C’est moi qui l’y ai fait mettre, messire » (III, 4) alors même qu’il était sur les terres de Gloucester. Egal du roi par la force, Cornouailles représente le Moyen-Âge révolu. Son meurtre par un valet sur le plateau et le refus de sa femme de l’aider met en scène le basculement de l’Angleterre dans l’époque élisabéthaine où la diplomatie et l’intelligence politique vont l’emporter sur la force brutale et la guerre. Mais il a fallu attendre la mort de Cornouailles pour que sa femme Régane affirme sa place de reine dans ce couple dominé par l’élément masculin. 6 A l’inverse du couple Cornouailles, dans le couple Albany, c’est l’élément féminin qui domine. Albany est très peu présent au début de la pièce (I,1—scène quasi muette— et I,4) et n’entre en jeu sur le plan dramaturgique que dans le quatrième acte. Il succède ainsi à Cornouailles et triomphe à la fin de la pièce. C’est Philippe Sire qui joue Albany. Plus âgé que Julien Tiphaine, il prend une apparence plus raffinée : coiffé d’une longue chevelure brune, barbe soignée et boucle à l’oreille, vêtu de culottes bouffantes rouges et brodées ; Philippe Sire rappelle plutôt, dans l’acte I, un Henri III à l’autorité contestée. Invisible dans sa propre maison quand Lear s’y installe, sa première réplique dans la scène 4 de l’acte I est une tentative bien peu efficace pour ramener le calme entre le père et sa fille « S’il vous plaît, monsieur, calmez-vous ! » Dépassé, il ne peut empêcher le conflit. Son épée ressemble davantage aux épées italiennes de la Renaissance plutôt que l’épée plate à double tranchant qui arme Cornouailles. Mais cette douceur et cette faiblesse que Philippe Sire sait donner au personnage le cède souvent à une certaine vigueur et une certaine force politique. Avec Philippe Sire, Albany devient un homme mûr, éloigné des élans fougueux de la jeunesse (il ne met jamais la main à l’épée). Philippe Sire reste droit dans sa colère, quand, dans la scène 2 de l’acte IV, il affronte, avec beaucoup de tenue et d’autorité, sa femme Goneril. Le corps reste immobile, fixé dans une certaine majesté et toute la violence passe dans le jeu verbal, poussé dans les extrêmes. Capable de feindre et d’attendre son heure (en possession de la lettre remise par Edgar, il attend le moment propice pour déjouer le complot de sa femme et d’Edmond), Albany, dans l’interprétation de Philippe Sire, est devenu un politique machiavélique, capable d’assumer les fonctions de roi. 4. Les clowns : Marc Zinga et Andrew Bennet Paradoxalement, le choix de Marc Zinga pour jouer Edmond, n’a rien de surprenant. Ce choix de distribution n’est pas un choix ethnique : il ne s’agit pas pour Christian Schiaretti d’afficher une distribution multi-raciale pour faire du politiquement correct. Tout d’abord, on peut constater que le choix d’un acteur noir se justifie dramaturgiquement. Edmond, fils bâtard de Gloucester, peut très bien être le fruit des amours du Comte avec une prostituée africaine des bordels de Londres : « sa mère était bien belle, il y eut bien du plaisir à le faire, et je dois reconnaître ce fils de pute ». Mais, surtout, Marc Zinga a montré dans Une saison au Congo qu’il était un acteur très à l’aise pour jouer frontalement, en adresse directe avec la salle. Il excelle dans ce numéro d’acteur comique de one-man-show que Christian Schiaretti lui a demandé de faire. L’essentiel de ses répliques ne sont pas adressées à son confident, Curan joué par Paterne Boungou, qui l’accompagne comme son ombre, mais elles sont, le plus souvent, adressées comme des apartés, directement à la salle. Marc Zinga joue « à angle droit12 », brisant constamment le quatrième mur, pour expliquer au public la pièce qu’il est en train de créer. Le public partage une complicité avec ce faiseur de théâtre dans le théâtre et se trouve en surplomb par rapport aux autres personnages. Marc Zinga sait utiliser la force comique de ce procédé et la salle rit souvent de ces lazzis visuels et musicaux, comme sur le cri de guerre mimé face public et repris en choeur avec Curan « Ohé, les dieux ! soutenez les bâtards ! » (Acte I, scène 2). Mais le public est également en surplomb par rapport à Edmond : Edmond croit qu’on joue sa pièce et qu’il maîtrise tout alors que le public sait bien qu’on joue la pièce de Lear et que le clown Edmond-Marc Zinga le paiera à un moment ou l’autre. Encore au moment de sa mort, alors que le plateau se recouvre de cadavres, Edmond-Marc Zinga, constatant que les deux femmes qui rivalisaient d’amour pour lui sont mortes au moment même où il perd la vie, provoque le rire de la salle en s’exclamant : « Tous trois nous voici donc mariés ». C’est bien sûr parce que la multiplication des morts tourne presque au grand-guignol sanglant, mais c’est aussi parce que Marc Zinga a su instaurer ce code de jeu en adresse directe. Le vrai choix ethnique de la distribution c’est Andrew Bennet. Avoir un acteur anglophone pour jouer un Shakespeare, c’est presque une obligation ! Pourquoi le fou ? Sans doute parce que l’école de jeu anglaise apprend mieux à mêler le registre tragique au registre comique : Andrew Bennett raconte des histoires qui 12Notes de Pauline Picot, stagiaire à la dramaturgie, pendant la session de travail préliminaire le texte en juillet 2013. 7 sont drôles et graves en même temps, ce qu’un acteur français aurait peut-être plus du mal à faire. Par ailleurs, sa parole n’a pas la même valeur que celle des autres personnages : il peut dire au roi ce que les autres ne peuvent pas se permettre de lui dire. Il parle une langue indirecte faite d’images, d’apologues, de jeux de mots… Utiliser un acteur non-francophone, qui dit le texte en français avec un accent qui fait clairement entendre qu’il s’agit d’une langue étrangère, différente de celle des autres acteurs, semble un choix judicieux de distribution. Cette situation particulière du Fou dans la suite de Lear le singularise : il reste à la traîne pendant la chasse qu’Edmond et Cornouailles lancent contre Lear. Malgré les avertissements de Kent dans la scène 6 de l’acte III, au moment où Gloucester tente de faire échapper Lear vers Douvres, « Il ne faut pas que tu restes », le Fou reste sur place, seul, et se fait assassiner par Cornouailles avant le début de la scène 7. Suicide ? Lear devenu fou n’avait plus besoin de son fou. 5. Avant et trois-quart : Vincent Winterhalter et Olivier Borle Vincent Winterhalter joue Kent, le conseiller fidèle du roi Lear et Kent joue le rôle d’un second fou auprès de Lear : camouflé sous le masque de serviteur nommé Caïus, il lui parle vrai. On peut donc envisager le rôle comme celui d’un super-héros ce serait alors Clark Kent, bien sûr, alias Superman) : caché aux yeux de tous (sauf du public) il fait triompher le bien anonymement. Il fallait donc un acteur solide, un « seconde ligne », pour utiliser une comparaison rugbystique, à l’aise dans les mêlées et dans le combat au près ; un costaud qui ne connaisse que la ligne droite, n’hésitant pas à se jeter tête la première dans des regroupements où d’autres n’oseraient pas mettre les pieds ; un spécialiste des tâches obscures que l’arbitre ne doit surtout pas voir mais qui peuvent faire basculer le match. Il fallait un acteur capable de porter le franc-parler populaire et les insultes du rôle. Vincent Winterhalter a la stature et le parcours que le rôle nécessitait. Formé à l’Ecole du cirque Fratellini, passé par New-York, il fait exister un Kent au physique d’aventurier et proche du peuple et fidèle à son roi. Il y a un côté Belmondo ou Chuck Norris dans la proposition de Vincent Wintterhalter. Si l’on reprend la distinction monde médiéval/monde renaissant à l’oeuvre dans l’opposition Cornouailles/Albany, il est clair que Vincent Winterhalter fait de Kent un personnage du monde médiéval. Sa sortie finale, (« j’aurai bientôt un voyage à faire / Mon maître me fait signe : je ne dois pas dire non »), peut faire penser à un suicide sur les ruines d’une époque finissante. Membre de la troupe permanente du TNP, Olivier Borle a joué dans tous les spectacles de Christian Schiaretti depuis 2003. Toujours présent, il est comme Oswald fidèle à la maison qu’il sert. Mais, dans l’équipe de rugby, il fait plutôt partie des trois-quarts que des avants. Plus jeune et plus fluet que Vincent Winterhalter, Olivier Borle place Oswald dans les joueurs qui courent (messager de Goneril, il parcourt à plusieurs reprises en courant le cercle décrit par l’avant-scène) qui slaloment dans les défenses et qui contournent les adversaires plutôt que de leur foncer dessus. Rhétoricien plutôt que bretteur, Oswald viendra facilement à bout de Kent dans la joute verbale qui les opposera devant Cornouailles et Gloucester. La ruse triomphe de la force. Le costume qu’Olivier Borle porte l’inscrit dans la famille des rouges, celle d’Albany, celle de la Renaissance triomphant du monde médiéval, celle de la réflexion politique l’emportant sur la force et celle de l’individu plus important que le clan. Contrairement à Kent qui reste fidèle, Oswald trahit Goneril quand elle le charge de porter les deux lettres à sa sœur et à Edmond. Il accomplit sa première mission mais succombe à la tentation de Régane qui lui fait comprendre qu’il a plus à gagner en la servant elle, maintenant qu’elle est veuve, plutôt que sa sœur (Acte IV, scène 6). En sortant de chez elle, il exécutera d’abord l’ordre qu’elle lui a donné (tuer Gloucester) plutôt que sa mission première confiée par Goneril (donner la lettre à Edmond). C’est cette trahison qui précipite le dénouement car en tentant de tuer Gloucester, il sera mis à mort par Edgar qui récupérera la lettre lui dévoilant le complot de Goneril et de son demi-frère contre Albany. On entend parfois dire que la distribution constitue l’essentiel du travail du metteur en scène. S’il est difficile de juger de cette proportion, force est de constater que c’est souvent la distribution qui fait la réussite d’un spectacle. Celle du Lear de Christian Schiaretti est particulièrement réussie tant elle fait exister concrètement au plateau les grands enjeux qui structurent le sens de la pièce. La mise en scène, épurée, célèbre les acteurs. Quoi de plus naturel pour une pièce où — comme souvent chez Shakespeare — presque tout le monde joue : Goneril et Régane jouent l’amour filial dans une cérémonie d’hommage au roi, Edmond met en scène son petit théâtre, Edgar joue Tom, Kent joue Caïus… ? 8 Annexe 1 Reliez chaque rôle, évoqué dans la première colonne, à la photo du comédien qui le prend en charge Lear Roi vieillissant de Grande-Bretagne. Partage son empire entre deux de ses filles et bannit la troisième. Chassé par ses filles, il devient fou et finit par mourir devant le cadavre de sa cadette. Cordelia Fille cadette de Lear. Bannie par son père pour avoir refusé un compliment rituel, mariée au roi de France et revenue avec les armées française combattre à Douvres. Tuée en prison. Le Fou Fou de Lear. Très lié à Cordélia. Regane Fille puînée de Lear. Epouse de Cornouailles. Amoureuse d’Edmond. Empoisonnée par sa sœur. Oswald Intendant de Goneril. Utilisé comme messager. Comte de Gloucester Père d’un fils légitime, Edgar, et d’un bâtard, Edmond. Victime du complot d’Edmond. Cornouailles lui crève les yeux. Tente de se suicider. Meurt le cœur brisé après s’être réconcilié avec Edgar. Edgar Fils légitime de Gloucester. En fuite à cause du complot de son demi-frère. Il se fait passer pour un mendiant, Tom, et vit comme une bête dans la lande, avant de se venger dans un duel sanglant. Prononce les derniers mots de la pièce. Goneril Fille aînée de Lear. Mariée à Albany. Amoureuse d’Edmond. Arrêtée, elle se tue d’un coup de poignard. Duc d'Albany Mari de Goneril. Victorieux des Français. Déjoue le complot d’Edmond, punit les coupables, et reste seul, à la fin, pour assumer le pouvoir. Duc de Cornouailles Mari de Régane. Fait mettre Kent aux ceps et punit Gloucester qu’Edmond lui présente comme un traitre en lui arrachant les yeux. Meurt à ce moment-là tué par un valet. Comte de Kent Conseiller de Lear. Exilé pour s’être opposé au bannissement de Cordelia. Devient, déguisé, le serviteur de Lear qu’il défend tout au long de la pièce. Se suicide une fois Lear mort. Edmond Fils bâtard de Gloucester. Met en scène un complot pour tuer son père et perdre son frère afin de devenir Comte de Gloucester. Séduit Régane et Gonéril. Meurt en duel, tué à mains nues par son frère, Edgard 9 Activité 2 Retour sur la scène d’ouverture Sous le signe du politique Le déroulement de la scène d’ouverture confirme la lecture politique de Lear défendue par Christian Schiaretti dans sa note d’intention (« Sur notre Lear », cf. Dossier d’accompagnement). On pourra ainsi revenir avec les élèves sur la confrontation avec la mise en scène d’André Engel (Odéon, 2007) et avec l’adaptation filmique d’Akira Kurosawa (Ran, 1985) pour mesurer la singularité des partis pris de mise en scène. Contrairement à A. Engel, qui confronte successivement Lear à chacune de ses filles et élimine les témoins, C. Schiaretti traite d’emblée l’exposition de Lear comme une scène politique : de nombreux comédiens entrent en scène dès le début du spectacle et l’on notera que la scénographie circulaire et la disposition harmonieuse des acteurs sur le plateau renvoient bien au spectateur l’image d’une assemblée officielle, organisée et hiérarchisée. Ainsi, le dialogue initial entre Kent et Gloucester n’a pas lieu en privé : les courtisans réagissent d’ailleurs par des rires à l’expression « fils de pute », par laquelle Gloucester caractérise son fils bâtard Edmond. De même, la déclaration d’amour demandée par Lear à ses filles ne relève pas de l’intime. Il s’agit d’un exercice rhétorique et d’une épreuve politique à laquelle il les soumet. Goneril, puis Régane s’avancent successivement au centre du plateau. Leur posture est contrainte, les gestes de leurs mains accompagnent leurs discours (souvenirs de la gestuelle baroque ?), et elles s’adressent à la cour et aux spectateurs autant qu’au vieux roi. Des murmures d’approbation accompagnent d’ailleurs leurs prestations. C’est l’intervention de Cordélia qui crée une rupture dans cette scène, pour des raisons plus politiques que psychologiques. Assise à l’avant-scène, au bord du plateau, de dos et en compagnie du fou, Cordélia refuse de se soumettre à ce cérémonial. Contrairement à ses sœurs, elle ne s’adresse pas à toute l’assemblée, mais uniquement à son père, dans un premier temps. Ainsi, la « faute originelle » de Cordélia ne serait pas un manque d’amour, mais un manque d’obéissance, un refus d’allégeance : la jeune femme refuse d’adopter le comportement qui est attendu d’elle. Dans la suite de la scène, les rituels politiques demeurent mis en valeur : Lear divise concrètement sa couronne en deux, pour signifier la partition du royaume entre ses deux filles, et il s’appuie sur Albany et Cornouailles, ses gendres agenouillés devant lui, au moment de cette décision. Enfin, l’intervention du roi de France ne paraît pas motivée par son amour pour Cordélia : par son jeu et notamment par le travail des adresses, le comédien (Clément Carabédian) fait de son intervention un défi, adressé non seulement au roi Lear, mais aussi au Duc de Bourgogne, avec qui il se trouve explicitement en rivalité. Si Christian Schiaretti fait une lecture du Roi Lear proche de celle d’Akira Kurosawa, il n’utilise pas les mêmes moyens que le cinéaste pour mettre en valeur les enjeux politiques du spectacle. Dans Ran, la scène du partage se déroule en plein air et c’est une nature majestueuse qui figure le royaume qu’Hidetora lègue à ses fils. Christian Schiaretti, lui, utilise les moyens propres au théâtre pour créer des effets épiques : présence des comédiens, occupation de l’espace et prise en compte des spectateurs. 10 Activité 3 Retour sur la scénographie Dans la partie « Avant le spectacle » la pièce et du défi que constitue son maintenant, après la découverte de la a conçue pour Le Roi Lear avec Fanny nous avons abordé la question de la grande diversité des lieux de traitement scénique (activité 3, p. 10 à 15). Il convient d'y revenir mise en scène de Christian Schiaretti et de de la scénographie qu'il Gamet. 1 Un theatrum mundi On pourra dans un premier temps proposer aux élèves de faire la liste des lieux suggérés par la mise en scène, tels qu'ils les ont perçus lors de la représentation, puis de comparer cette liste à la liste des lieux de la traduction de François-Victor Hugo (« Avant le spectacle » p. 15). Il convient de rappeler que la plupart des indications de lieu données par celui-ci ne figurent pas dans les éditions princeps de la pièce, où les didascalies sont très rares ; les lieux indiqués par les éditeurs modernes sont la plupart du temps déduits du texte. De cette observation naîtrons deux questions : - comment la scénographie résout-elle le problème de la multiplicité des lieux dans Le Roi Lear ? - comment voit-on qu'on a changé de lieu ? Il convient d'abord d'observer que la scénographie propose une structure circulaire, un demicercle architecturé, une « gigantesque colonne trouée d'arcades »13. On pourra relever la solennité induite par cet espace : lieu social et sacré tout à la fois, évoquant palais, temples anciens et arènes, impressionnant voire écrasant par sa hauteur et son caractère massif. Il y a donc au premier abord une dimension symbolique du lieu, sur laquelle on pourra réfléchir en se remémorant ce qui s'y joue : des relations politiques faisant basculer une société d'un monde médiéval à un monde moderne, le cheminement spirituel d'un roi qui commande aux éléments (acte III, scène 1, scène dite « de la lande »), et qui trouve sa grandeur dans son dénuement, des mises à morts nombreuses et publiques. D'autre part, tous les lieux de la pièce existent au moyen de cet espace : on retrouve donc l'esprit du lieu théâtral pour lequel Shakespeare a écrit ses pièces. Toutefois, à la différence du théâtre élisabéthain dont le lieu scénique était divisé en plusieurs zones « dédiées » (avant-scène pour les scènes d'extérieur, auvent pour celles d'intérieur, etc. Cf « avant le spectacle p. 13), la scénographie de Fanny Gamet ne répond pas à de tels codes conduisant les spectateurs à identifier immédiatement le lieu de la scène qui est en train de se jouer. Nous avons ici affaire à un véritable theatrum mundi, un théâtre qui à lui seul est porteur de la totalité du monde. Comme l'a dit Antoine Vitez : « pour représenter le monde entier, sa grandeur, il faut la petitesse du théâtre. » Dès lors, si l'on n'a pas l'aide d'un « changement de décor », comment voit-on qu'on a changé de lieu ? On peut d'abord partir d'une remémoration du début de la pièce où l'ensemble du demi-cylindre est clos. Puis, les portes s'ouvrent, permettant l'entrée des personnages de la première scène. 13Florent Siaud, Les cercles de Lear, cahier du TNP 13, décembre 2014. 11 Le Roi Lear, Shakespeare/Schiaretti_2014 © Michel Cavalca Qu'est-ce qui permet de savoir où cette première scène se situe ? Les indices convergent : les portes par lesquelles les personnages sont entrés, le trône royal au centre de la scène côté cour, et la lumière, tamisée, suggérant un intérieur. A partir de là, il ne s'agira pas d'étudier tous les changements de lieux de manière exhaustive, mais de relever un certain nombre de signes de ces changements, et les indices qui font comprendre au spectateur dans quel lieu se déroule la nouvelle scène. Ainsi, les élèves pourront aisément observer que l'ouverture des fenêtres supérieures correspond au passage à l'extérieur, comme au début de l'acte II, où l'on quitte l'intérieur du palais du roi Lear pour se trouver devant le château du comte de Gloucester. D'une manière plus générale, l'ouverture et la fermeture des fenêtres et des portes signalent un changement de lieu, le plus souvent passage de l'intérieur vers l'extérieur. Le Roi Lear, Shakespeare/Schiaretti_2014 © Michel Cavalca On notera aussi que les scènes d'intérieurs sont souvent indiquées uniquement par la lumière qui crée une découpe à travers une ouverture, laquelle, par ce simple effet d'éclairage devient la porte de la salle où se joue la scène. 2 Un cylindre générateur d'énergie La scénographie a aussi une fonction dynamique : en effet, les déplacements des personnages montrent clairement le passage d'un lieu à un autre : on demandera aux élèves de se remémorer les courses autour de l'espace scénique : à l'extérieur, à l'intérieur du cercle, ou par une traversée cour/jardin, ou en diagonale, qui font exister les changements de lieux sans autre adjuvant que la parole des personnages. Par exemple on peut se rappeler l'arriver du roi Lear accompagné de son fou à jardin au début de la scène 2 de l'acte III : la seule nature de leur déplacement de jardin vers l'avant-scène, ainsi que les paroles des deux hommes permet de comprendre qu'ils viennent de marcher longuement dans la lande sous un orage violent. (« ces eaux du ciel en rase campagne » dit le fou). La fonction dynamique est encore plus frappante lorsqu'elle est chargée de l'énergie du déplacement de personnages qui s'apparente à des courses circulaires, suggérant à la fois l'urgence et la longueur de celuici. On le voit par exemple avec le personnage d'Oswald, chargé de porter des messages d'un lieu à l'autre par chacune des deux sœurs. Enfin les entrées pleines de puissance, voire de rudesse, de groupes d'hommes à cour ou à jardin (la suite du roi Lear au retour de la chasse dans l'acte I à cour, celle de l'armée anglaise à jardin dans l'acte V) renforcent encore l'énergie globale générée par une utilisation très active des portes et des passages. La grande réussite de cette scénographie est de conférer une fonction dynamique à une structure statique, et de rendre lisible la diversité des lieux parcourus au cours de la pièce. 12 3 Un monument pour la postérité On remarquera enfin une fonction dramatique de la proposition scénographique : on l'éprouve face à l'image saisissante des soldats français vêtus de bleu qui apparaissent dans l'encadrement de la porte au lointain, entourant le roi Lear de manière à créer une tension d'autant plus dramatique qu'il ne comprend pas à ce moment là qu'on vient à son secours (acte IV, scène 6 : « oh, le voici ! Assurez-vous de lui » dit un gentilhomme de manière ambiguë pour Lear) ; et cette tension dramatique est aussi produite par l'image soudaine de toutes les portes ouvertes avec un soldat vêtu de rouge (c'est à dire anglais, et donc hostile à Cordélia et à son père), en arme, devant chacune d'elle : le caractère brutal et implacable de l'arrestation de Lear et de Cordélia est souligné par cet instant suspendu et grâce à l'image évoquée. Le Roi Lear, Shakespeare/Schiaretti_2014 © Michel Cavalca La dramatisation de l'enjeu de pouvoir et le conflit politique irréductible entre deux manières de gouverner sont aussi soulignées par le travail de la lumière sur l'architecture dans la scène 3 de l'acte V lors de la dispute entre Albany et Goneril : par l'éclairage particulier des montants qui séparent les portes, les transformant en colonnes, le spectateur peut voir les colonnes d'un tribunal ou d'un temple qui jugera des choix politiques et des actes de chacun. Aux élèves de proposer leur interprétation de cette image, frappante au demeurant. Ainsi, nous avons pu souligner la mobilité de la scénographie et dans la scénographie, source d'une grande lisibilité de la pièce, pourtant fort complexe du point de vue de la succession des lieux ; mais la structure inventée par Christian Schiaretti et Fanny Gamet est aussi une formidable machine à jouer, source d'énergie tantôt centrifuge tantôt centripète, et également décor à l'origine d'images puissantes. 3 « Toujours l'orage »... Travailler sur la scénographie du Roi Lear induit immanquablement de s'arrêter sur le traitement de la lande et de l'orage de l'acte III, passage sans doute le plus célèbre, et toujours attendu dans une mise en scène du Roi Lear. Il convient donc de faire prendre conscience aux élèves de la manière dont la lande est rendue visible dans la mise en scène de Christian Schiaretti. L'image la plus forte qu'auront sans doute retenue les élèves, c'est celle du tombereau de terre qui tombe « du ciel » à la fin de la scène 2 de l'acte III. Outre les sensations que cela suscite : surprise, peur, odeur de la terre humide pour les spectateurs des premiers rangs, comment interpréter cette proposition pour le moins originale ? On peut y voir un monde renversé, thème fréquent de la littérature baroque14, la terre prenant la place du ciel, avant de tomber comme de l'eau, son opposée. Le monde renversé symboliserait ici tout autant l'inhumanité des filles aînées du roi Lear à l'égard de leur père que l'aberration du choix opéré par celuici. Serait-ce la colère des dieux qui déverse ce flot de terre sombre sur la lande, ou celle de Lear, devenu mage et démiurge et sollicitant les éléments au début de la scène 2 de l'acte III ? (« Vents soufflez à vous crever les joues, vents faites rage !// Et vous, tornades et cataractes, jaillissez// Jusqu'à noyer nos clochers et leurs coqs ! »). 14Voir, par exemple, Théophile de Viau : « Un corbeau devant moi croasse... » 13 On remarquera aussi que la représentation de la lande ne se construit pas que sur ce surgissement soudain : l'espace évolue progressivement, la scène se remplissant peu à peu d'éléments évoquant la souillure, dès l'acte I, avec l'étrange matière que les compagnons de Lear laissent tomber derrière eux au retour de la chasse. La scène salie par cette « bourre » de feutre, puis par la terre tombée du ciel à l'acte III, l'est encore un peu plus par la paille dispersée au sol pour matérialiser l'espace de la cabane à l'acte IV, et ceci est renforcé par les yeux de Gloucester jetés au sol à la scène 7 de l'acte III, les gants avant le duel, et enfin les nombreux cadavres du dernier acte. Le Roi Lear, Shakespeare/Schiaretti_2014 © Michel Cavalca Cela produit un effet de dégradation progressive et générale (ou presque) qui est complété par le sang maculant les vêtements et les visages de Cornouailles d'une part, après l'énucléation de Gloucester, de Régane et Edmond d'autre part après la bataille. 5 Le rapport à la salle et l'effet de proximité On pour relever enfin que Christian Schiaretti a fait le choix dans sa mise en scène de la proximité entre les acteurs et les spectateurs : à plusieurs reprises les acteurs se tiennent en avant-scène, installée dans la continuité avec la salle, sans rupture ni fosse. Dès la première scène, Cordélia et le fou sont assis à l'avant-scène à quelques centimètres des spectateurs du premier rang, créant un effet d'intimité presque gênante pour ceux-ci, puisque cela en fait les premiers témoins - les complices ?- des apartés de Cordélia. Ce rapport scène-salle est un lien de plus avec la tradition élisabéthaine : on peut voir sur des photos du théâtre du Globe reconstruit à l'identique de celui où a joué Shakespeare que les spectateurs touchent la scène sur laquelle les acteurs sont en train de jouer. Le Théâtre du Globe reconstruit. Image panoramique. L'analyse de la scénographie du Roi Lear mis en scène par Christian Schiaretti présente donc une grande richesse tant sémantique qu'esthétique. La cohérence de l'espace proposé, à la fois theatrum mundi, machine à jouer et reflet d'une pensée politique chaotique, en fait une œuvre à part entière, mais entièrement au service de la pièce et dans une relation riche et maîtrisée au lieu théâtral originel. 14 Activité 4 Retour sur les costumes dans Le Roi Lear Les costumes sont une entrée particulièrement féconde pour revenir sur la mise en scène de Christian Schiaretti, dans la mesure où ils sont chargés d’une signification à la fois dramaturgique, symbolique et historique. 1 Trois couleurs : rouge, marron, bleu Costumes et clarification des enjeux de l’action Comme dans Ran d’Akira Kurosawa, les costumes permettent tout d’abord de clarifier les enjeux politiques de la pièce, en distinguant les différents clans. Pour mesurer cet effet, on proposera aux élèves de partir des robes des trois filles de Lear dans la première scène. De même que les trois couleurs primaires associées aux fils d’Hitetora Ichimonji dans Ran se déclinent dans leurs châteaux et les bannières de leurs armées (jaune pour Taro, rouge pour Jiro, bleu pour Saburo), des groupes distincts s’organisent autour de Goneril, Régane et Cordélia. a - Comment le spectateur peut-il différencier les trois filles de Lear dès la scène d’ouverture ? Joués par des comédiennes d’âges différents, les trois personnages s’opposent d’emblée par l’aspect et la couleur de leurs costumes. Vêtue d’une somptueuse robe rouge et brillante, Goneril est sans doute la plus visible, indice de son statut d’aînée mais aussi, sans doute, de ses ambitions. Régane, la cadette, porte une robe marron, ornée de broderies mais plus discrète, tandis que Cordélia est en bleu, dans un costume encore plus simple. On notera également que les coiffures des trois sœurs sont différentes dans la scène d’ouverture : cheveux relâchés pour Goneril, attachés pour Régane, attachés mais sous une forme plus simple, moins contrainte pour Cordélia. b - Comment ces trois couleurs se déclinent-elles ensuite dans le spectacle ? La couleur rouge permet de distinguer les personnages associés à Goneril : son mari, Albany, ainsi qu’Oswald, intendant que l’on peut soupçonner d’être aussi son amant. Cette couleur sera également utilisée, à partir de l’acte V, pour les soldats de l’armée d’Angleterre. Le marron qui caractérise Régane, son mari Cornouailles ainsi que leur suite apparaît alors comme une version dégradée du rouge. Même si leurs intérêts divergent à partir de l’acte IV, en raison de leur rivalité amoureuse autour d’Edmond, Goneril et Régane sont d’abord alliées, et le demeurent dans la guerre, qu’elles le veuillent ou non. Il leur faut repousser la menace de l’invasion française. Enfin, la couleur bleue est associée non seulement à Cordélia, qui réapparaît à la scène IV de l’acte 4, ayant ajouté une épée et une cuirasse à la robe de la scène d’ouverture, mais aussi à l’armée française qui l’entoure à partir de la scène 4 de l’acte IV. Les élèves auront peut-être remarqué que les soldats français portent un pantalon rouge sous leur manteau bleu : manière de nuancer l’opposition des deux camps ? Rappel du célèbre uniforme de l’armée française au début de la guerre de 14-18 ? c - Comment interpréter ce choix de couleur ? Outre qu’elles facilitent la lecture de la pièce par le spectateur, ces couleurs peuvent être associées à des symboles : lié au sang (qui coule abondamment dans la pièce), le rouge dénonce la cruauté de Goneril et Régane, la fureur qui caractérise leur exercice du pouvoir, ainsi que la confusion des intérêts amoureux et politiques : cf. la frustration plusieurs fois exprimée par Goneril, peu satisfaite de son mariage, et la rivalité des deux sœurs autour d’Edmond. A l’inverse, le bleu est lié, dans la culture occidentale, à l’idée de pureté : il pourrait indiquer l’innocence et la franchise de Cordélia. On peut y voir également un hommage au film de Kurosawa : le bleu est la couleur de Saburo, le dernier fils, resté loyal à son père. 15 d - Peut-on distinguer d’autres groupes dans la pièce ? Durant les actes I et II, Lear est accompagné par un groupe de gentilshommes dont le nombre ne cesse de décroître, jusqu’à l’errance du vieux roi sur la lande. Métonymie des cent chevaliers que le roi entend conserver, ces hommes portent tous le même costume et le même couvre-chef, de couleur marron, qui entre en écho avec la tunique et la cape de leur souverain. Des indices visuels permettent également de reconstituer la famille de Gloucester. Comme leur père, Edmond et Edgar sont revêtus d’une chemise blanche et d’un habit noir, lors de la scène d’ouverture. Le compagnon d’Edmond, Curan, porte les mêmes couleurs, qui le lient fortement à son maître. Et, à partir du moment où les manigances d’Edmond l’obligent à se cacher, Edgar se dépouille de son premier costume, et abandonne définitivement ce code de couleurs, signe de sa mise au ban de la famille, mais aussi de sa métamorphose en tant que personnage. Avec la distribution et la scénographie, les costumes participent donc de la mise en scène résolument épique et politique de Christian Schiaretti. 2 « Game of thrones » Costumes et évolution des personnages En raison des intrigues croisées, des déguisements, des changements d’identité et des nombreux jeux de miroir entre les personnages (autour de la paternité et de la folie en particulier), l’intrigue du Roi Lear se caractérise par une extrême complexité, que Christian Schiaretti tente de rendre lisible, sans tomber dans le schématisme ni résoudre toutes les énigmes du texte. Les costumes contribuent à cette lisibilité, en dessinant en particulier le parcours des personnages et en montrant les relations de pouvoir qui se construisent au cours de l’action. Plusieurs figures sont ici significatives, et il pourrait être intéressant de proposer aux élèves un travail par groupes, occasion d’une remémoration collective des enjeux de la pièce. a - Les filles de Lear En plus d’être distincts par leur couleur et par leur apparence, les costumes des trois filles évoluent au cours de la pièce, par l’ajout d’accessoires et d’éléments significatifs. Après la division du royaume, Goneril réapparaît à l’acte I, scène 3, avec un vaste col richement brodé, indice du pouvoir qu’elle a acquis : fille aînée, elle est la première à héberger Lear et à lui imposer ses conditions, et elle semble, à cette étape de la pièce, prendre l’ascendant sur son mari Albany, qui ne lui oppose que peu de résistance et apparaît peu en scène. L’autorité de ce personnage, qui occupe souvent le centre de la scène, est également signifiée par l’ample manteau de voyage grenat, orné d’un col de fourrure, qu’elle revêt pour rejoindre sa sœur au château de Gloucester (II, 4) et qu’elle ne quitte pas jusqu’à la fin de l’acte IV. Régane, quant à elle, suit avec un léger temps de retard, le parcours de sa sœur : ce n’est qu’à l’acte IV, scène 5, après la mort de son mari Cornouailles, qu’elle apparaît avec un col semblable à celui que Goneril portait : on peut y voir le signe que les ambitions de la cadette sont affirmées au cours de la pièce. Devenue veuve, elle peut prétendre à la main d’Edmond, mais aussi entrer en concurrence avec sa sœur aînée pour le trône d’Angleterre. Une transformation notable affecte le costume de Cordélia : la jeune fille devient une princesse guerrière à l’acte IV, où elle réapparaît vêtue d’une cuirasse métallique par-dessus sa robe bleue, une épée à la main. Sa coiffure également a changé : les cheveux longs de la première scène ont laissé place à une coupe au carré. Cette image nouvelle renvoie à la figure de Jeanne d’Arc, telle qu’elle s’est construite dans l’imaginaire collectif. 16 Portrait anonyme et posthume de Jeanne d'Arc, 1485 Jeanne au sacre de Charles IX dans la cathédrale de Reims, Ingres, 1854. Ingrid Bergman dans Jeanne d’Arc de Victor Fleming, 1948. Goneril et Régane suivent cette métamorphose : alors que la guerre entre camp anglais et camp français est imminente, les deux femmes apparaissent, à l’acte V, scène 4, revêtues d’une cuirasse semblable à celle de leur sœur. C. Schiaretti souligne ainsi l’importance politique des femmes dans l’action. b - Le Roi Lear Alors que les costumes des trois filles manifestent leur rôle politique, les habits successifs de Lear témoignent de son exclusion progressive et de sa déchéance. Lors de la scène d’ouverture, le roi apparaît revêtu d’une tunique blanche ornée de broderies dorées et porte une couronne des mêmes couleurs, signe évident de sa majesté. Au cours de cette scène, il se dépouille de cette couronne et la jette au sol, la brisant en deux morceaux. Dès la scène 4 de l’acte I, scène du retour de la chasse, Lear s’est dépouillé de son costume d’apparat, pour se revêtir d’une tunique marron et d’une cape de la même couleur. Ajouté à l’insolence d’Oswald, ce signe visuel montre que le roi a perdu de son autorité. La déchéance de Lear se poursuit de façon spectaculaire lors de l’acte III (scènes de la lande) : Lear se dépouille alors de sa tunique et de sa cape, et apparaît revêtu d’une simple chemise longue, blanche, qu’il conserve jusqu’à ce qu’il soit transporté, en litière, loin du château de Gloucester. Le corps sacré du roi n’est plus : seul demeure le corps fragile d’un vieil homme offert à la fureur des éléments. Cette étape est ambiguë : s’il a perdu la majesté royale, Lear s’est rapproché de l’humanité dans ce qu’elle a de plus élémentaire, telle que l’incarne le pauvre Tom. C’est alors seulement qu’il prend conscience de la misère de son peuple : « Pauvres gens nus, où que vous soyez, à souffrir / De cet impitoyable orage qui vous lapide / Comment vos têtes sans abris et vos ventres sans nourriture / Et vos loques criblées de portes, de fenêtres / Peuvent-ils vous défendre ? Oh, je me suis trop peu / Occupé de cela ! » (III, 4). Moins puissant, Lear apparaît cependant plus humain. Lear réapparaît à la scène 6 de l’acte IV, après la chute feinte de Gloucester : le vieux roi est alors couronné de feuillage et revêtu d’un manteau blanc bizarrement noué par-dessus sa longue chemise blanche, deux indices de la folie qui semble l’avoir alors submergé. C’est alors que les hommes de Cordélia le retrouvent et l’emmènent auprès de sa fille. Rétabli dans sa dignité par Cordélia, Lear est porté en scène sur une chaise, endormi et apaisé par la musique, à la scène 7 de l’acte IV : il a repris sa première tunique, blanche et dorée, à laquelle s’ajoute une ample cape de la même couleur, dans laquelle il enveloppera Cordélia. L’image est belle, et ambiguë : le costume est-il la marque d’une autorité royale retrouvée ou d’une innocence reconquise dans la pureté de l’amour filial ? Lear est-il encore roi ou n’est-il plus que père ? La suite de l’action ne permet pas de répondre à ces questions, mais les prolonge : à la scène la scène 3 de l’acte V, Lear accepte avec une certaine sérénité sa capture par les troupes d’Edmond, semblant se réjouir de la solitude qu’il pourra partager avec sa fille : « Non, non, non, non ! Viens, allons-nous-en en prison. / Nous deux tout seuls chanterons comme des oiseaux dans leur cage. » 17 La dernière image qu’emporte le spectateur, lors de la scène finale où Lear revient mourir près du corps de sa fille Cordélia, est celle d’un vieil homme revêtu de la simple chemise qu’il portait à l’acte III : Lear est rendu à sa dimension essentielle de mortel. Cette chemise peut alors être perçue comme un habit de deuil, une métonymie du linceul dans lequel sera enveloppé le roi. c - Edgar / Tom Les costumes successivement endossés par Edgar indiquent non seulement les différentes identités qu’il adopte, mais aussi les connotations et symboles attachés à ce personnage. Dans la scène d’ouverture, la couleur noire rattache Edgar au clan Gloucester et les lunettes qu’il porte permettent de le distinguer de son frère bâtard Edmond : à l’homme d’action s’oppose l’intellectuel, petit cousin d’Hamlet (cf. la scène 1 de l’acte II, dans laquelle Edmond feint de se battre avec Edgar, qui reste désemparé, immobile). Banni par son père et recherché, Edgar se dépouille de son premier costume (II, 3) et prend le nom et l’apparence du pauvre Tom, mendiant de Bedlam : torse nu, il noircit son corps et emmêle ses cheveux. On le retrouve à la scène 4 de l’acte III, où il sort de la hutte figurée par une trappe au centre du plateau (III, 4). Visage et corps maculés de terre, il est alors revêtu d’un simple pagne de toile écrue, et d’une couronne d’épines : l’allusion christique est évidente. Plus précisément, il s’agit d’un Christ souffrant et outragé, lors de la Passion : Edgar / Tom renvoie non au Christ en gloire, mais à Jésus en tant qu’il assume et fait siennes les souffrances et les faiblesses de l’humanité. On peut supposer que Christian Schiaretti convoque ce symbole chrétien pour montrer qu’Edgar / Tom devient une incarnation essentielle de l’Homme, réduit à la misère de sa condition. Le parcours du personnage se charge d’enjeux philosophiques, et conduit Edgar / Tom à dépasser ce dénuement, selon une logique de rédemption. Revêtu d’une cape, puis d’une tunique grise (III, 6), Edgar / Tom accompagne son père Gloucester devenu aveugle et tente de le sauver de la mort. Albrecht Dürer, Homme de douleurs, vers 1493 Le fils exclu est devenu un guide et même un champion, situé au cœur de l’action : c’est lui qui apporte à Albany la lettre de Goneril, preuve de son infidélité et de son adultère avec Edmond, et c’est lui qui affronte en duel son frère Edmond, qu’il tue. Edgar est alors revêtu d’un costume plus digne, composé d’une culotte bouffante et d’une veste, et de couleur claire : le chevalier blanc, incarnation du bien, s’oppose au chevalier noir qu’est Edmond. Quant au maquillage bleu qui recouvre le visage d’Edmond, on peut y voir une explication au fait que son propre frère ne le reconnaît pas, mais aussi un indice qui le relie, par le biais du code des couleurs, au camp de Cordélia et à l’idée de pureté. Personnage marginal, Edgar est devenu central, et c’est d’ailleurs à lui que reviennent les derniers mots, profondément pessimistes, de la pièce : « Les plus vieux ont le plus souffert. Nous, les cadets, / Jamais n’en verrons tant, ni ne vivrons tant d’années » (V, 3). 18 3 De l’histoire à l’Histoire : interprétations politiques du Roi Lear Nous avons souligné, dans le travail de préparation au spectacle, le caractère hybride des références temporelles dans Le Roi Lear : si la fable réécrite par Shakespeare se situe plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, dans un archaïque âge de bronze, la pièce est emplie de références aux périodes médiévale et élisabéthaine, à quoi l’on peut ajouter les références que le spectateur établit nécessairement avec sa propre actualité. a - Une cohérence esthétique et historique Face à cette superposition d’époques, le metteur en scène et son costumier, Thibaud Welchin, semblent faire le choix de la cohérence visuelle et historique. Les costumes sont unifiés par un jeu d’échos entre leurs coloris, mais aussi par leur appartenance, globalement, à une même période (fin du XVIe, début du XVIIe siècle en Europe du Nord). Les costumes masculins et féminins sont relativement homogènes : collants, culottes, vestes recouvertes d’un manteau ou d’une cape pour les hommes, longues robes avec jupes amples, corset en pointe et manches bouffantes pour les femmes. On pourra, pour s’en convaincre, consulter avec les élèves des sites portant sur l’histoire du costume15, et examiner des portraits de l’époque élisabéthaine. Portrait d’Elizabeth Stuart à 10 ans par Robert Peake the Elder Portrait d'Elizabeth Stuart future reine de Bohème vers 1613, artiste inconnu Portrait d’Elizabeth I, dit portrait arc-en-ciel, par Isaac Olivier ou Marcus Gheerarerts the Younger, vers 1600 Portrait de Sir Walter Raleigh et de son fils, vers 1602 La mise en scène semble donc, dans une première analyse, confronter le spectateur à l’époque de Shakespeare, C. Schiaretti laissant le soin au spectateur de faire le lien avec son présent. Cependant, plusieurs indices viennent contrarier cette homogénéité. 15 En particulier le site www.marquise.de : site en anglais et en allemand, mais qui présente l’intérêt d’offrir des représentations iconographiques classées chronologiquement de nombreux costumes. 19 b - Anachronismes : d’une époque à l’autre Les longues tuniques revêtues par le roi Lear ne correspondent pas au costume attendu de la part d’un roi de la Renaissance, ou des débuts de l’époque moderne, mais renvoient à une mode plus ancienne, et évoquent les longs surcots de la période romane (XIe – XIIe siècle). De même, le lien établi entre Cordélia et Jeanne d’Arc (v. 1412-1431) ramène le spectateur presque deux siècles en arrière, à la fin de la guerre de Cent ans, période qui a beaucoup nourri l’écriture des chroniques shakespeariennes. L'empereur Henri II conduit par deux évèques (102-1014) Enluminure, Saint Louis rend la justice On peut risquer une interprétation de ces écarts : roi des temps passés, Lear croit encore aux valeurs féodales (respect de la parole donné et du serment d’obéissance) et au caractère sacré de la personne royale. C’est un souverain de l’époque médiévale égaré aux débuts de la modernité, à une époque où la préservation du pouvoir repose essentiellement sur le calcul et la gestion habile des rapports de force. De la même façon, même si elle est associée aux idées positives d’innocence et de pureté, Cordélia échoue dans son entreprise guerrière : dans un monde sans foi ni loi, le courage et le bon droit ne sauraient suffire. c - Chevaliers et mousquetaires D’autres indices viennent confirmer cette confrontation des époques et des valeurs dans la pièce. On pourra, en particulier, proposer en classe une analyse d’un objet significatif dans la mise en scène : les épées. Les élèves auront sans doute remarqué que certains personnages portent de lourdes épées plates, que l’on peut associer spontanément à l’univers de la chevalerie, tandis que d’autres sont dotés d’épées plus fines, plus légères, semblables à des fleurets, et que l’on peut associer aux mousquetaires, donc à une époque plus récente. Un travail par groupes permettra de confronter les souvenirs des uns et des autres, et le professeur pourra donner les informations manquantes. Il s’agira non seulement d’identifier les épées portées par les personnages, mais de leur associer une signification. Parmi ceux qui portent des épées plates, on pourra relever : • Kent Personnage logiquement associé aux valeurs traditionnelles. Kent est le premier qui dénonce le partage du royaume comme une folie. Banni par Lear, il revient pourtant sous un déguisement et continue à servir son roi. Franc jusqu’à la maladresse (cf. sa confrontation avec Oswald et sa mise aux ceps), il refuse tout compromis et rejette, in fine, l’alliance que lui propose Albany. • Edgar dans le duel final : face aux manigances d’Edmond, Edgar, qui revient en « chevalier blanc », défend lui aussi la vérité et le droit. Il défie son frère dans un combat loyal, conforme à l’éthique féodale. • Cornouailles Ce personnage montre l’ambivalence des valeurs anciennes. Le monde passé n’est pas seulement caractérisé par la fidélité et l’honneur : c’est aussi un univers de violence, verbale (cf. les sorties de Lear et de Kent) et physique. Le Duc de Cornouailles est relié à ce dernier motif. De fait, le mari de Régane ne domine que par la violence : c’est lui qui décide de la mise aux ceps de Kent, et c’est lui qui 20 arrache les yeux de Gloucester. Il meurt d’ailleurs aussi brutalement qu’il a gouverné, tué par un serviteur après la scène d’énucléation. Cet archaïsme barbare du personnage est mis en valeur par le jeu du comédien, Julien Tiphaine, et aussi par sa coiffure : son chignon et ses « dreadlocks » construisent l’image d’un chef de clan, plus que d’un grand seigneur de la Renaissance. Parmi les personnages dotés d’épées fines, les personnages significatifs semblent être : • Oswald Intendant (et sans doute amant) de Goneril, il apparaît comme un personnage couard, manipulateur et soucieux de ses propres intérêts. Incapable de se battre contre Kent, il n’hésite pas à attaquer Gloucester, vieillard aveugle qu’il croit sans défense (IV, 6). Au service de Goneril, dans un premier temps, Oswald semble basculer du côté de Régane par intérêt (IV, 5). S’il ne lui donne pas la lettre écrite par Goneril à Edmond, il lui fait bien comprendre qu’il s’agit d’une missive amoureuse, et il accepte la mission que lui confie Régane : tuer Gloucester. • Edmond Le personnage se caractérise également par le mensonge même s’il n’est pas dénué de courage, comme le montre son attitude dans le duel final avec Edgar. A l’aide d’une fausse lettre, il convainc Gloucester de la trahison supposée d’Edgar et il n’hésite pas ensuite à livrer son propre père à la cruauté de Cornouailles et Goneril, en leur livrant la lettre que Gloucester a reçue du camp français. Il s’agit donc d’un personnage machiavélien, voire machiavélique, qui, dans un monde d’apparences et d’alliances instables gouverné par la fortune, tente de construire sa propre ascension par tous les moyens. • Albany Comme Cornouailles, dont il est le double opposé, le duc d’Albany introduit une ambiguïté dans le changement d’époque que décrit Le Roi Lear, selon Christian Schiaretti. Si le passé hésite entre morale féodale et violence, le présent est partagé, avec Albany, entre humanité et stratégie politique. Associé à la modernité historique par son costume et par son épée, Albany apparaît comme un prince raffiné. S’il condamne dès le début l’attitude de Goneril à l’égard de son père, il n’agit pas, concrètement, aux actes II et III pour protéger le vieux roi. Ce n’est qu’à partir de l’acte IV qu’il s’oppose nettement à Goneril, jusqu’à prendre le pouvoir dans la dernière scène. Comment interpréter son changement d’attitude au cours de la pièce ? Faut-il y voir la conséquence d’une prise de conscience ou le résultat d’un calcul ? A la fin de la pièce, Albany dit vouloir rétablir chacun dans ses droits. Mais comment comprendre alors la fin de non recevoir que lui opposent Kent, puis Edgar ? Autant de questions laissées ouvertes par la mise en scène et le jeu des comédiens, auxquelles chaque spectateur peut apporter sa propre réponse. Ainsi, cette analyse des personnages à partir de leurs épées montre que l’objet scénique est, au théâtre, tout sauf accessoire : dans la mise en scène de Christian Schiaretti, l’idée d’une mutation historique passe davantage par le détail des costumes que par leur apparence globale. 21
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