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LIVRE 4
1972 – 1986
1972- 1976
Vers la fin d’une carrière
1976- 1979
Voyages
1979- 1986
Dernières expositions
THE FABER BOOK OF FRENCH FOLK SONGS
1972
Après la réussite de l’Exposition à la Maison de la Radio, en 1970, suivie de celles de Mexico et de Sarrebruck à
l’étranger, vont se multiplier des manifestations de ce genre dans des lieux divers : Centres aux noms multiples :
Maisons des Jeunes, Maisons de la Culture ; Universités ; Salles municipales ; Galeries ; Musées. En tout, 23
Expositions, de 1970 à 1985, en France et à l’étranger.
Les Maisons des Jeunes et de la Culture que j’aimerais toucher le plus sont parfois les plus décevantes.
Les « Gémeaux », à Sceaux, en 1976, seront l’heureuse exception. Cette année, en 1972, c’est 62 couvertures de
partitions qui sont prêtes pour le Centre Culturel de Meudon, avec diverses manifestations du 8 au 26 janvier.
Je trouve chez le Directeur du Centre et chez ses collaborateurs beaucoup de bonne volonté pour accepter mes plans et
assurer la réussite de l’entreprise. Tout est plaisir qui est lié à la création.
Nous mettons dans le hall, face à l’entrée, un agrandissement de la tête dessinée par Matisse avec sa signature et sa
dédicace. Robin nous aide beaucoup avec son sens esthétique et pratique.
Je demande à Jean Cassou, le texte de présentation du Catalogue - programme.
« La différence qui existe entre les arts ( anciens, nouveaux, disparus, futurs ) est une différence d’instrumentation, de
matériau, de moyen. Sans doute l’affinité de l’artiste avec la peinture plutôt qu’avec le cinéma, avec le cinéma plutôt
qu’avec la musique ou la poésie constitue – t – elle l’essentiel même de sa vocation. mais cette détermination technique
et praticienne n’ôte rien à l’unité fondamentale des arts qui, tous sont création. Les langues sont diverses, mais le
langage est un, qui répond au besoin spécifique d’une invention formelle et d’une imagination créatrice.
Que Paul Arma soit musicien il ne saurait le nier sans se dénier. Il l’est essentiellement et avec les exclusives rigueurs
d’un être congénitalement voué au domaine d’un sens, en l’occurrence l’ouïe. Toutes les possibilités de timbre,
mouvement de masses sonores, voix humaine et orchestration, rythme, succession temporelle s’organisant comme une
construction spatiale, toutes ces possibilités, ces pouvoirs, ces combinaisons sont l’affaire du musicien et Paul Arma
leur a consacré ses disposition personnelles – ses talents – avec le désir de donner à entendre la force passionnée de
cet engagement et combien celle – ci était apte à éveiller chez les autres hommes le sentiment de leur propre humanité.
la multiple et inépuisable richesse du seul langage musical doit suffire à rendre cette multiple et inépuisable richesse
de l’homme qui se sent homme dans la vie et parmi les hommes.
Et sans doute est – ce ce généreux souci d’expression humaine dans son art particulier qui permet à Paul Arma de la
vouloir retrouver dans tous les arts. Analogues en leur finalité, ils le sont dans leur nature. Ils le sont jusque dans leur
spécificité, à savoir : leur technique, j’entends l’esprit de leur technique, ce rapport que tout artiste entretient avec sa
technique particulière. Et c’est bien là ce qui a amené Paul Arma à organiser, pour la publication de ses ouvrages de
musique, une coopération de plasticiens et de poètes. Tous les arts sont art et l’art est l’homme à son point le plus
humain et à la plénitude de sa figure » .
Avant l’Exposition, j’ai une interview, à la Radio, dans les « Nouvelles Musicales ». Je suis ensuite invité par André
Parinaud et Jean-Jacques Lévêque au « Forum des Arts » réalisé dans le hall du Studio 105 de la Maison de la Radio,
transformé en Galerie où sont présentées les œuvres des artistes qui exposent en ce moment dans différentes galeries
d’art.
Après une dernière interview d’Yves Mourousi, pour son émission « Inter actualités », c’est le 8 janvier le concert
inaugural, dans la salle de spectacles du Centre Culturel.
Le « Quatuor Jacques Desloges » y donne quelques-unes de mes œuvres pour un, deux et quatre saxophones, qu’il
rejouera en mars, à l’église Américaine de Paris et en juin dans la Mayenne. C’est Maurice Chattelun qui présente le
concert enregistré par l’O.R.T.F. pour être diffusé, sur France - Culture, le 22 janvier.
C’est ensuite le vernissage de l’ Exposition au cours duquel j’ai la surprise de me voir décerner, en présence de Georges
Gorse, député, maire de Boulogne-Billancourt, par le Maire de Meudon, la Médaille d’Or de cette ville.
Les « Quatre Transparences » pour bande magnétique passent pendant le vernissage.
Le soir, nous recevons, à la maison, une trentaine d’invités. Toujours dans le cadre de l’Exposition, il y a encore un
entretien avec Frédéric Christian pour l’O.R.T.F.- Ile – de - France et un reportage avec Micheline Sandrel et l’équipe
de la Télévision, avant un enregistrement avec Edouard Dor.
Présentée par Jean-Jacques Lévêque, l’audition de « Quand la mesure est pleine » suivie d’un débat avec les auteurs,
est prévue dans la soirée du 13.
Les Seuphor, les Doublier, les Depierris, quelques amis encore. Mais de public, point ! Avec beaucoup de retard, JeanJacques Lévêque arrive, très enrhumé, qui m’avoue ne savoir quoi dire de la « Cantate » qu’il n’a pas eu le temps
d’écouter chez lui ! Tout a pourtant été discuté, préparé, déterminé avec lui quand il a accepté... enfin il semble si mal
en train, et le public tellement... absent que nous décidons d’annuler la soirée et d’inviter les courageux présents à la
maison. Tout le monde accepte, sauf les Seuphor fatigués, que Robin accompagne chez eux, en voiture.
Heureusement, le public ne boude pas autant le concert du 19, donné par le « Quatuor de l’O.R.T.F. » présenté très
agréablement par Martine Cadieu, où on entend, avec le « Deuxième Quatuor » de Bartók, les « Douze Caprices » de
Jacques Dumont, les « Structures variées », en première audition en France, après l’interprétation récente de
Sarrebruck.
C’est la dernière soirée, du 25 janvier, qui attire le plus de spectateurs.
La présentatrice qui le jour même a fait entendre, dans son émission « Musique à découvrir », les « Structures variées »
et que j’ai longuement et longtemps à l’avance, mise au courant du déroulement du programme, et à qui j’ai prêté les
partitions, se contente d’improviser quelques propos sans aucun rapport avec les œuvres jouées.
Il y a au programme : « Celui qui dort et dort » la Cantate pour récitant, basson, xylophone et percussion avec les
poèmes de Max Jacob. C’est une création dirigée par Jean-Jacques Werner, avec Henri Kuhn, récitant.
La seconde oeuvre « Trente et Un Instantanés » pour bois, percussion, célesta, xylophone et piano, accompagnent les
« Trente – et - une forme de l’attente » de Claude Aveline, des mouvements chorégraphiques de Françoise SaintThibault et trente – et - une projections picturales de Robin. C’est aussi une création avec le même récitant.
Les répétitions nous donnent quelque souci.
L’Ensemble que dirige Jean-Jacques Werner, s’est préparé avec beaucoup de sérieux. Malheureusement, Henri Kuhn
qui doit dire les poèmes, ne parvient pas à s’adapter à la musique. C’est pourtant un bon comédien, mais ici, il ne peut
rester indépendant d’un autre art qui lui est étranger, la musique, avec des rythmes, des pulsations pour lui inhabituels.
La musique des « Trente et Un Instantanés » est enregistrée mais il n’est pas facile d’ordonner, autour d’elle, tous les
éléments : les textes d’Aveline, la chorégraphie. Heureusement, il n’y a aucun problème avec les projections picturales
de Robin et au fur et à mesure que les répétitions avancent, celui-ci prend en main, avec succès, la coordination de
l’œuvre. Et le public apprécie, le soir, le spectacle !
« Celui qui dort et dort » doit être diffusé à la Radio, peu de temps plus tard, tous les participants sont d’accord pour ré
- enregistrer la musique de l’œuvre et chercher un récitant convenable. Werner le trouve en la personne d’un de ses
amis, ténor, Jean-Marie Gouélou qui en play - back, dit les poèmes de Max Jacob.
J’ai grand plaisir à enregistrer, en janvier encore, des « Entretiens » avec Martine Cadieu qui seront diffusés, pendant
dix semaines, sur France - Culture, du 8 mai au 10 juillet. La sensibilité de Martine, sa finesse, sa culture contribuent
largement à la réussite de cette réalisation. De multiples sujets sont évoqués sur tous les moments de l’existence d’un
artiste créateur. Martine a le don de faire surgir des images sur la personnalité, l’art de celui qu’elle interroge, dans le
contexte de la culture en général, tous propos entrecoupés de nombreux fragments d’œuvres musicales, qui dessinent un
portrait aussi authentique que possible. Martine présente ainsi son interlocuteur :
« Parler avec Paul Arma, l’écouter, c’est soudain se trouver à la croisée des chemins, comme au cœur d’une forêt. En
étoile, des sentiers partis d’ un même point, d’un même cœur clair, s’éloignent, s’écartent, s’enfoncent dans l’ombre,
réapparaissent plus loin encore dans une tache de soleil, un brouillard transparent, se perdent à nouveau dans la nuit.
Lui – même, grand un peu sombre, avec cette voix placée dans un registre très grave, fait penser à un arbre. Racines
profondes, tête levée. la musique pour lui, lorsqu’il en parle, semble tangible comme la terre, le bois, la pierre dure.
Aux premières rencontres, on a l’impression que le sentiment prime la pensée, puis la pensée apparaît prompte et
souple, obstinée aussi, âpre, inquiète toujours, triste parfois.
Une croisée de chemins, à cause de ses rencontres très nombreuses et très diverses. Béla Bartòk, Charles Ives, Varèse,
Klee, Matisse, Léger, tant de peintres qui illustrèrent ses partitions, tant de poètes et d’écrivains qui exaltèrent et qu’il
chanta.
Aventures rudes, dramatiques. Par trois fois, Paul Arma perdit son œuvre. Les épreuves traversées comme autant de
tempêtes, les amitiés et les découvertes comme autant de soleils, sa passion pour la peinture, pour le chant des peuples
du monde entier, pour la musique de l’homme, c’est tout cela qu’il nous fait partager à cœur ouvert»
Un journaliste de « Télé - Médecins » qui gentiment me désigne comme « l’un des plus émouvants musiciens de notre
époque », et dit des « Entretiens » que c’est « un grand morceau de radio et une belle rencontre », publie ce dialogue
qu’il a avec moi :
- « Pouvez-vous nous décrire les circonstances de votre œuvre ? »
- « J’ai emporté avec moi mon œuvre, mon pays, frôlé la mort en Hongrie, en Allemagne et en France. J’ai chaque fois
laissé derrière moi mes œuvres. Le désordre et la violence engloutissant toujours à nouveau. J’ai tout le temps
recommencé, de ma terre natale jusqu’aux États-Unis... »
- « Partout où l’on se battait pour la liberté, les mots qui étaient employés étaient les vôtres. Vous avez écrit les chants
d’émeute les plus célèbres... »
- « Oui, j’en ai écrit beaucoup. On en chante encore dans de nombreux pays ( mais souvenons-nous que les « autres »
aussi ont su que toutes les Marseillaises sont parfois plus efficaces que les canons. Napoléon en savait quelque chose.
Et le « Horstwessellied » a été une arme secrète terrifiante...) »
- « Imprégnée de l’homme, imprégnée par l’homme, votre musique est-elle avant tout sentimentale ? »
- « Depuis le XVI ème (et même plus loin ) par le XVIII ème français, par Haydn et Mozart, par les Russes et les
familles slaves, les formes ont manifesté une référence têtue à une certaine essence vivante, qui est celle des
communautés humaines dans leur paysage et leur destin... »
- « Mais vous dépassez cela. Ou plutôt, au-delà de cette forme, il y a cette vibration métaphysique qui ne vous laisse
pas insensible... »
- « Vous pensez à une certaine disposition créatrice de l’homme, à une certaine approche intérieure du « sonore
cosmique » dont l’Occident s’approvisionne sur toute la surface de la terre, Orient, Afrique, Archipels et solitudes
américaines... »
- « Messiaen, pour participer au mystère sonore du monde, a interrogé les oiseaux ? »
- « Et moi les crapauds, les grenouilles, de nuit dans la Vallée de Chevreuse. Eux aussi ont leurs hauteurs, leurs
pulsations, leurs polyphonies qui ne sont pas non plus faites de hasard ; ils font l’espace nocturne autour d’eux. »
- « Ils timbrent la nuit ? »
- « Non, la sensation de timbre reste un phénomène postromantique. Il s’agit bien plus que de timbre. Et déjà j’avais
senti que les notions de hauteur, de durée, d’intensité et de timbre constituaient les éléments royaux de la musique mais sous la condition d’une limpidité et d’une transparence qui sont au fond la rigueur même du construit. »
- « Parlez - nous de ce construit. Parlez-nous de votre univers musical ? »
- « Je demande, pour ma part, que les organisations de figures surgissent de l’univers vivant de son et du silence.
« Tout visage sonore du monde est ordre », et la logique doit être non seulement logique, mais vivante. S’il y a
aujourd’hui un curieux dialogue de sourds entre conformistes et non-conformistes, parlant les uns et les autres un
même type de langage, j’essaie, dans mon univers intérieur, de maintenir les deux essences du vivant et du construit,
pour échapper à ce que vous me permettez de nommer sans hargne « l’immense identité de ressemblance de
l’informe ». Au demeurant, depuis les premières ivresses, tout n’a cessé d’évoluer dans ce sens d’un ressaisissement
formel. »
- « Et l’espace, et le hasard ? »
- « Sans doute le problème de l’ « espace - silence », de l’espace imagination, de l’espace viscéral a effectué, depuis
Mallarmé, des ravages utiles. L’illusion est proche de se figurer qu’en Art on saisit un Présent. Je pense à ce film où
l’image arrêtée « immensifie » un baiser sur deux bouches, dans la foi naïve que le temps « suspend son vol ». On
n’arrête pas le temps. Personnellement, je rejette le hasard. Il y a le « mobile » de Calder, dont les variations formelles
et spatiales sont, bien entendu, dues au hasard ; mais la base structurelle est une réalité vigoureuse et indiscutable. Mes
longues recherches m’ont conduit au « mobile » musical non aléatoire, où la juxtaposition des plans et des espaces
sonores est déterminée par le compositeur seul : alors la liberté naît, justement, comme toujours, de la plus grande
rigueur. Vous avez vu que j’ai écrit, entre toutes mes œuvres, une « transparence » pour orchestre, deux « transparences
» pour flûte et orchestre à cordes, trois pour deux instruments, quatre pour bande magnétique, cinq pour cordes,
xylophone et percussion, six pour hautbois et cordes, sept pour quintettes à vent, sept pour quatuor à cordes, sept pour
deux pianos... soixante-deux en tout. Je n’ai pas le moins du monde la prétention d’avoir en cela fondé un « genre » J’ai
eu l’ambition, simplement, d’avoir créé des objets transparents, ce qui est une approche, tout de même, de la pureté ».
Janvier et février nous voient aux vernissages des amis : Helena Vieira da Silva expose rue de Seine, Szekely à la
Galerie L 55, Goetz Boulevard Raspail.
Nous allons écouter Michel Seuphor qui fait une conférence à la Sorbonne et assister au vernissage de quatre jeunes de
l’atelier de Bertholle qui exposent avec Robin, des peintures et des dessins à la Maison des Beaux-Arts.
Nous sommes un peu las, en ce début d’année assez agité et nous filons nous reposer dans un joli petit hôtel que
Marguerite L. nous a signalé au-dessus de Sallanches, à Cordon. C’est le repos complet avec de belles promenades
dans la neige, ce qu’il nous faut pour reprendre les activités après deux semaines de détente.
Seconde expérience de concerts autour de l’Exposition, dans une Maison de la Culture : celle de Firminy. J’ai beaucoup
entendu parler de cette réalisation : Le Corbusier a établi les plans de la maison qu’il n’a pu voir terminée. L’architecture en est effectivement d’une simplicité impressionnante et conforte cette idée que la décoration avec fioritures,
appartenant à un passé révolu, la structure, la beauté de la structure, l’équilibre de la structure, l’harmonie de la structure
sont aujourd’hui les éléments majeurs de l’esthétique architecturale. L’aspect extérieur du bâtiment est harmonieux sans
aucune fausse note.
Le Directeur, jeune, dynamique, aurait voulu faire de la maison un lieu de rassemblement populaire dans cette région
industrielle. Mais il se plaint que, malgré tous ses efforts, le public n’est jamais important, quelle que soit la
manifestation offerte. Il n’y a parfois que dix spectateurs. Il raconte volontiers que la Maison - depuis qu’il en est le
Directeur - n’a été qu’une seule fois comble : c’était un dimanche de l’an passé, pendant une grève de la Télévision...
des gens ont envahi le bâtiment, pensant qu’à la Maison de la Culture, la Télévision fonctionnait normalement !
L’équipement technique de la Maison est exceptionnel avec une imprimerie moderne et des ateliers perfectionnés.
Pour l’ Exposition du 15 avril au 30 mai, de très belles affiches sont imprimées, d’un goût parfait et un catalogue discret
avec le texte de présentation que Jean Cassou avait écrit pour Meudon.
On vient chercher chez moi le matériel de l’ Exposition qui est montée dans des salles et de larges couloirs sur des
panneaux, les couvertures sous verre, accrochées avec un sens parfait de la quiétude : seules les œuvres graphiques
parlent, sans obstacle superflu.
Un concert est donné le 29 avril avec l’ « Ensemble de clarinettes de Grenoble » qui joue les « Sept Transparences ».
La salle de spectacle en amphithéâtre contient 150 places ; une quarantaine de personnes l’occupent. Le Directeur se déclare ravi de cette « affluence » !
Le concert est suivi d’un « rendez-vous avec le compositeur et les musiciens », dans le petit Foyer de la maison, autour
d’un feu dans la superbe cheminée. C’est une réception sans formalisme où se déroule, entre les musiciens et le public,
une conversation à bâtons rompus. La formule me paraît excellente.
Les « Transparences » semblent se répandre: la Suisse romande diffuse en janvier dans l’émission « Fauteuil
d’orchestre » la bande de l’O.R.T.F. avec l’enregistrement des « Deux Transparences » ; France - Musique dans les
« Reprises Symphoniques » de février passe la « Transparence » pour orchestre, avec l’ Orchestre de Lille dirigé par
Maurice Suzan et sur France - Culture, Florian Hollard donne dans son émission, en avril, les « Sept Transparences »
pour quatuor à cordes par le « Dekany Quartet ». Le Trio Nordmann joue au cours de son concert du 8 mars à la Société
de Musique de Chambre de Lyon le « Divertimento n° 2 » pour flûte, violoncelle et harpe.
Par une série de hasards et de coïncidences, mais certainement aussi parce que mes œuvres sont, de plus en plus
souvent, jouées, enregistrées et diffusées, les demandes se multiplient et presque toutes les œuvres nées cette année sont
des commandes de solistes, d’ensembles ou de l’ O.R.T.F. C’est ainsi, par exemple, que Paul Pareille, saxophoniste,
connaissant le « Divertimento n° 12 » pour deux saxophones, me demande une version de l’œuvre pour clarinette et
saxophone ( qui sera intitulée DIVERTIMENTO N° 16 240 ) et qu’il créera effectivement en 1974 en Suisse au cours
du printemps musical de Neuchâtel, avec son partenaire, le clarinettiste Jean-Claude Brion.
Le Trio Deslogères - Ondes Martenot, piano et percussion - demande à des compositeurs, des œuvres nouvelles, non
seulement pour l’ensemble de la formation, mais aussi, pour varier les sonorités dans les programmes des Concerts,
pour Ondes Martenot et piano, Ondes Martenot et percussion.
C’est une œuvre pour percussion et piano, que le Trio me demande. Je compose donc, pendant le séjour que nous
faisons en montagne, en février DEUX RÉSONANCES 241. J’ai l’assurance d’une diffusion exceptionnelle de l’œuvre,
qui paraîtra aux Éditions Henry Lemoine, avec une couverture à la fois jolie et émouvante d’Alberto Magnelli, dessinée
sur une page de papier à musique, en deux couleurs. La première mondiale aura lieu en 1973 au cours des « Rencontres
de Musique Contemporaine », à l’Université Paris III, suivie de fréquentes autres exécutions, y compris dans un des
concerts du Festival Estival, au F.I.A.P.. Claude Bonneton, le pianiste, est remarquable avec sa gamme de nuances
impressionnante, ses attaques franches. Il sait ne jamais tomber dans un raffinement sophistiqué ; avec son jeu sincère,
l’interprète est avant tout, fidèle à la musique, sans pour autant renier une forte personnalité apparente. Il forme un duo
superbe avec le percussionniste Alain Jacquet qui possède les mêmes qualités.
En mars j’écris, pour le Duo Doublier, la version TRANSPARENCE POUR DEUX PIANOS 242 qu’il créera, en
septembre, à Cologne, pour le vernissage de l’ Exposition Rodolphe Bresdin.
Au printemps, c’est encore la commande de SEPT TRANSPARENCES POUR QUATUOR D’ANCHES 243 par le
« Quatuor d’anches français », Vandeville, Brion, Pareille et Neuranter qui créeront l’œuvre au Printemps musical de
Neuchâtel, en 1974.
C’est pour le « Quatuor Jacques Desloges » que j’écris la PETITE SUITE POUR QUATUOR DE SAXOPHONES
244
, version d’une œuvre existant déjà. Le Quatuor créera la « Petite Suite » en 1973, à Corbeil et l’inclura dans ses
concerts en France et à l’étranger.
Au début de 1971, Jacques Trouillet, violoncelliste du « Trio du XXème siècle » était venu me voir pour me demander
conseil. En France, il ne parvenait pas à avoir une situation convenable dans le domaine musical. Un de ses amis,
violoniste suisse d’origine polonaise, Jan Dobrzelewski, expatrié récemment, et installé à San José au Costa Rica, lui
parlait dans ses lettres de sa vie dans ce pays et des possibilités d’activité multiforme. J. Trouillet se demandait s’il
serait raisonnable, pour lui, de tenter la même aventure. Faire partie d’un orchestre sérieux, enseigner dans une Université, avoir de nombreuses occasions de voyages et de concert, je l’avais encouragé, pensant qu’à son âge il n’y avait
pas lieu d’hésiter, même pour une expérience brève.
Il avait trouvé mon conseil judicieux et peu de temps après était parti rejoindre son ami avec lequel il avait formé un
duo. Jan, outre ses grandes qualités musicales, possède un don exceptionnel d’organisateur. Grâce à cela, l’activité du
duo s’étend, après les pays d’Amérique Centrale et Latine, aux États-Unis, puis à l’Europe Centrale, au Proche-Orient et
même à l’Extrême-Orient où, pendant des années, ils effectuent de nombreuses tournées.
Pour eux, je compose TROIS RÉSONANCES, POUR VIOLON ET VIOLONCELLE 245 dont la création aura lieu le
11 octobre au Premier Festival International de Guanajuato, au Mexique. En décembre, j’aurai la visite des deux
interprètes. Ils se trouvent très heureux en Amérique Latine et envisagent leur avenir avec optimisme. Ils aimeraient
avoir encore pour leur duo, une œuvre de moi.
Quelques années plus tard, les deux vont se séparer, et leurs carrières diverger.
Jacques Trouillet quittera le Costa Rica et deviendra attaché scientifique ( ! ) de l’Ambassade de France au Canada, puis
attaché culturel à l’Ambassade de France à Santiago du Chili, avant d’être envoyé en Afrique. Du Chili, il m’écrira, me
demandant officiellement de participer à un Festival d’Art Français à Santiago. Il veut recevoir le matériel pour monter
mon exposition pendant ce Festival, ainsi que des partitions pour l’Orchestre de Santiago, dirigé par Roland Douatte,
chef permanent. Je ne veux pas participer à une quelconque manifestation chez Pinochet ! Mais ne voulant pas être la
cause d’ennuis pour Jacques Trouillet, je me garderai bien de lui dire mon point de vue et me contenterai de lui
répondre que le matériel de mon exposition n’est pas disponible et que si l’Ambassade veut des partitions de mes
oeuvres, elle doit s’adresser directement au Quai d’Orsay.
La carrière de Jan Dobrzelewski sera tout autre et restera heureusement, dans le domaine de la musique. Après quelques
années de séjour encore au Costa Rica, d’où il étendra le terrain de ses récitals, alors violon et piano, dans pas mal de
pays d’Amérique Latine et Centrale ainsi qu’aux États-Unis, il rentrera en Suisse et s’installera avec sa femme, épousée
au Costa Rica, et leurs deux enfants à Neuchâtel. Il en dirigera parfois l’Orchestre, dont son vieux maître Ettore Brero,
chef permanent depuis de nombreuses années, lui laissera bientôt l’entière direction.
Après pas mal de problèmes et de difficultés autour des « Douze chansons à boire de France », pour deux voix égales,
« Francia bordalok » de 1969 et de 1971, l’Editio Musica de Budapest me demande, au début de l’été, la matière pour
2
40
2
41
2
2
2
2
M.S. inédit.
1974. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture d’Alberto Magnelli.
1984. Hongrie. Budapest. Disque Hungaroton SLP X 126 15. Zoltan Rácz et Adam Fellegi.
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M.S. inédit.
43
1989. Paris. Éditions Billaudot.
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1976. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Cardenas.
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M.S. inédit.
un nouveau recueil de chansons à boire françaises, cette fois pour trois voix égales. Les Éditions Lemoine ayant refusé
ma proposition de rééditer le recueil de 1942 : « Chantons le vin », je reprends donc la propriété de mes harmonisations
et le titre et je termine, fin juillet, l’harmonisation de dix chansons à boire, de France, pour trois voix égales,
CHANTONS LE VIN 246.
Comme il arrive souvent dans l’édition, un changement de direction à « Editio Musica » bouleverse les projets. Ainsi, le
nouveau directeur, dont les goûts et les ambitions diffèrent de ceux de son prédécesseur, ne se considère pas lié par un
engagement antérieur de la maison et me retourne, accompagné de quelques lignes très aimables et courtoises, le
manuscrit. Celui-ci restera tranquillement dans un tiroir, sans autre tentative de parution.
C’est enfin cette année que paraissent simultanément à Londres et à Boston THE FABER BOOK OF FRENCH
FOLK SONGS 247 et THE GAMBIT BOOK OF FRENCH FOLK SONGS 247a .
Ce recueil, fait avec la joyeuse collaboration d’Elizabeth Poston, qui avait fourni toutes les traductions en avril 1969, ne
nous a pas valu que joies.
Il devait sortir pour Noël 1969, à Londres ; mais en septembre de la même année nous avions été prévenus que Faber
Music était incapable de publier l’ouvrage en 1969, mais seulement à la fin de 1970. Nouveau report pour l’automne
1971.
Entre temps, nous avions appris, par Elizabeth, que le nouveau directeur de Faber était parti aux U.S.A., emportant une
maquette de l’ouvrage confectionnée sans notre avis pour vendre à Gambit, un éditeur de Boston, le droit de le publier,
en même temps que Faber à Londres.
Nous avions renoncé à comprendre ces retards, ces initiatives, ces agissements.
En mai 1971, Edmée avait envoyé la totalité des dessins en couleurs, pages complètes et culs-de-lampe non sans
discussions à ce propos !
Elle doit se battre pour imposer son goût : on veut des traces de pas pour les chansons de marche, et elle tient à des
motifs musicaux, on appelle « heaume » ! un bonnet phrygien qui évoque la révolution dans les chansons historiques,
on désire une crèche pour les chants de Noël alors qu’elle figure déjà, à une autre page et qu’Edmée préfère des étoiles,
des branches de sapin et des bougies. Les dessins qui illustrent les chansons sont tirés d’objets populaires, d’où
certaines maladresses qu’on veut absolument corriger. Ainsi pour la chanson « C’était Anne de Bretagne », Edmée
choisit de reproduire une fileuse qui figure sur une de nos tasses bretonnes anciennes. La tête est tournée vers la gauche,
les sabots vers la droite, le corps est de face. Les puristes britanniques en sont si choqués qu’ils demandent de « rectifier
la position » :
« les pieds ne sont pas clairs. Qu’est – ce qui est arrivé ? Pourriez – vous les redessiner ? ».
Et comme elle refuse, les censeurs éprouveront le besoin - sans doute pour sauvegarder le prestige de la dessinatrice - de
mentionner, dans la table des dessins :
« The indistinctness of the sabots is intentionally reproduced as characteristic of this type of design » !
Une brève lettre de Faber annonce « les épreuves vont arriver chez vous très prochainement », suivie le 5 juillet d’un
télégramme annonçant la venue d’Elizabeth et du directeur pour le week-end. Nous ne sommes pas libres, et par
télégramme proposons une date dans la semaine. Pas moyen d’arranger cela non plus, on nous annonce que le livre est à
l’impression. Nous écrivons notre désaccord au début d’août et envoyons la copie de la lettre à Elizabeth qui, à partir de
ce moment, ne réagit plus. Le 5 octobre, le directeur de Faber Music m’annonce, par téléphone que trois exemplaires du
volume imprimé, relié, mis déjà en vente, nous sont expédiés !
Ainsi nous n’avons jamais vu une seule épreuve, la mise en pages n’est pas celle que nous avons conçue, de multiples
fautes subsistent, et sur la page 4 de la couverture, figure un véritable catalogue de fort mauvais goût, rassemblant
divers dessins de l’intérieur du livre et semblable à une planche de décalcomanie.
Nous sommes décidés à obtenir à l’amiable une réparation morale et matérielle ou à assigner l’Éditeur devant les
Tribunaux britanniques.
Je consulte sans tarder, un ami juriste anglais, de passage à Paris : il est doublement consterné et blessé dans son amour
-propre de Britannique et d’homme de lois devant de tels agissements. Dès son retour à Londres, il prend contact avec
la direction de Faber et fixe une date pour une réunion commune. Le 18 octobre, nous nous retrouvons à Londres, avec
l’Éditeur et Elizabeth étrangement furieuse et qui se tait la plupart du temps. Impossible de s’entendre ! L’Éditeur
considère que tout est en ordre, que le livre se vend déjà bien et que nous avons tort d’être mécontents. Aucun de mes
arguments ne l’atteint. Elizabeth se désolidarise entièrement de nous et je ne parviens pas à comprendre son attitude.
On me propose pourtant de refaire une maquette, à notre goût. Ce que j’accepte, pour une seconde édition. Nous y
travaillerons au début de l’an prochain.
Lié à ce problème avec cet éditeur londonien, un sujet, parmi beaucoup d’autres, me préoccupe depuis bien longtemps :
la rigueur des éditeurs de musique en France et... ailleurs. Je n’ai volontairement jamais entamé ce sujet avec aucun
compositeur ou écrivain. J’imagine que le problème est le même. Le silence m’a toujours été imposé par une sorte de
discrétion, m’empêchant de poser des questions précises. D’une façon générale, les droits d’auteurs et les royalties
représentent, chez les créateurs, un domaine intime presque interdit, qu’on n’aborde jamais.
J’ai assez d’expérience depuis toujours pour savoir que les éditeurs honnêtes sont aussi rares que les merles blancs. J’ai
connu pourtant des exceptions et cela pendant la période cruciale de l’occupation : celles de Henry Lemoine, aux
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M.S. inédit.
1972. Angleterre. Londres. Faber and Faber Ltd. Couverture et illustrations d’Edmée Arma.
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1972. U.S.A. Boston. Gambit Incorporated. Couverture et illustrations d’Edmée Arma.
Éditions du même nom et de Marc Delau, aux Éditions Ouvrières.
Ils étaient tous les deux, hors du commun et n’avaient aucunement l’esprit commerçant qui règne dans l’édition.
Loin de moi, l’idée de condamner quelqu’un dont le but principal, dans son commerce, est de gagner de l’argent. C’est
logique et admissible, pas au point, cependant, de léser les auteurs ; si j’en avais le loisir et si je considérais le sujet
comme primordial dans ma vie, je pourrais écrire une longue série de cas précis et en faire un important volume.
Mais cela n’a jamais été mon dessein.
Une expérience peut, toutefois résumer toutes les autres, à la fois grave et cocasse, et qui, si j’avais eu de la malice, aurait pu mal tourner pour l’éditeur dont je préfère taire le nom.
Il y a un certain nombre d’années, les Affaires Culturelles du Quai d’ Orsay décidèrent de participer à la diffusion de la
musique française contemporaine, par l’intermédiaire de nos représentations diplomatiques de 104 pays étrangers.
Louable idée qui s’est concrétisée : chaque éditeur de musique pouvait présenter au Ministère, chaque année, une
courte liste d’oeuvres publiées dans la maison. Au Ministère, une Commission choisissait un titre et passait commande
de 104 exemplaires. Il m’est arrivé, assez souvent, de bénéficier de cette sorte de propagande. Une année, alors qu’un
de mes titres a été retenu, l’éditeur ennuyé m’annonce que l’édition est épuisée. « Alors qu’on fasse un nouveau tirage !
». La solution est simple et le problème est résolu.
Mais lorsqu’à la fin de l’année, je reçois les décomptes des ventes de mes œuvres chez cet éditeur, je lis avec surprise
en « mention spéciale » : « 52 exemplaires vendus hors taxes au Ministère des Affaires Etrangères ».
52 exemplaires ? Un de mes amis du Ministère me confirme que dans cette sorte d’achat, aucun marchandage n’est
possible : c’est 104 exemplaires, ni 103, ni 105, ni donc 52. Il fait vérifier dans le service des commandes. C’est bien
104 exemplaires de ma partition qui ont été achetés et payés. Mon éditeur, avec lequel je prends contact, ne se démonte
pas !
- « Pour aider un auteur dont la musique ne se vend pas, j’ai livré au Ministère 52 exemplaires d’une partition de ce
malheureux et 52 exemplaires de la vôtre ».
Quoi répondre à ce mensonge ? Lui dire qu’une vérification a été faite et qu’il est flagrant qu’il ne me donne que la
moitié de ce qu’il me doit ?
Ce serait perdre un éditeur et un autre ne serait sans doute pas plus loyal... je le sais si bien !
SAISONS HEUREUSES
1972
Dans l’agitation personnelle du début d’une année qui sera sombre en bien des points :
massacres de Lod, de Bologne, de Munich, question palestinienne, des deux Allemagnes, des
deux Corées, sur horizons noirs et rouges de violences et de « bandes », « brigades »,
« fractions », il nous arrive de sentir la lassitude.
Les satisfactions sont là, bien sûr avec des succès pour le compositeur, des amitiés, des
rencontres, mais il faut savoir parfois décrocher et surtout goûter de furtifs et subtils moments
de détente.
Après le plaisir donné par Béjart au Palais des Sports, joies apportées par la petite Anne qui
est venue passer ses vacances de février avec nous. Et cela a été pour elle et pour moi - et qui
est la plus heureuse des deux ? - le quotidien plaisir de sorties concoctées avec gourmandise :
un concert aux Musigrains, les « Aristochats » au cinéma, un spectacle de Marionnettes, une
Exposition sur le Pôle Nord, le Théâtre du Vieux Colombier et entrecoupant tout cela, des
galopades au Luxembourg, des déjeuners dans les restaurants du quartier. Bonheurs pour la
petite fille de neuf ans... et pour la grand-mère.
Puis nous sommes partis pour un petit village au-dessus de Sallanches. Hôtel confortable - qui
a parait - il abrité une nuit Brigitte Bardot, et cela personne ne peut l’ignorer car c’est la
première chose qu’on nous annonce à l’arrivée ! - Balcon sur les pentes neigeuses. Vue sur le
Mont-Blanc. Belles promenades sur des chemins à peu près déserts. Jolie détente d’une dizaine
de jours avec un soleil toujours présent.
Robin qui a participé cette année à deux expositions à la Maison des Beaux-Arts et au Salon
Sud 92, est parti pour Florence pendant les vacances de Pâques.
Parmi ses camarades, aux Beaux-Arts, Jane, une jeune Anglaise, semble avoir beaucoup
d’amitié pour lui. Il l’amène parfois à la maison : elle est charmante, parle un joli français, est
de très bonne famille et fort cultivée.
Nous faisons bientôt la connaissance de sa sœur Sarah, étudiante en droit et de son père que
nous inviterons, en été, à passer un week-end à La Ferme. Paul sera reçu pendant un de ses
séjours à Londres chez la maman, divorcée, le personnage le moins simple de cette
sympathique famille.
Jane et Robin font ensemble les illustrations pour le « Petit Théâtre crépusculaire » de Patrice
de la Tour du Pin, et ensemble aussi un tirage de 26 exemplaires écrits à la main avec 50
gravures pour les « Bucoliques » de Virgile. Fructueuse collaboration qui semble donner
beaucoup d’élan aux deux jeunes peintres enthousiastes. Jane est un peu fragile, elle semble
heureuse de notre accueil simple et affectueux et du compagnonnage avec Robin, lui aussi,
épanoui.
Nelly et sa fille Claude viennent passer quelques jours chez nous. C’était le désir de Claude qui
doit se marier bientôt, de venir faire une dernière fois, avec sa mère, ce séjour à Paris. Des
États-Unis, arrive Lola, pour le Salon du Prêt à Porter, nous avons le même plaisir à nous
retrouver, à la maison, dans les cafés de Saint - Germain, dans quelques restaurants d’étudiants. J’invite, avec elle, Marguerite. J’aime bien que mes amies se connaissent
Anne Bouteiller se marie avec le sympathique Olivier Faure. La réception a lieu dans le beau
site de la Roche -Dieu à Bièvres, de « 16 h.30 à la tombée de la lune » dit poétiquement
l’invitation, et Anne a demandé à Paul que sa musique soit jouée à cette occasion. C’est notre
cadeau de mariage, un petit concert que Paul demande au « Quatuor Jacques Desloges » de
donner dans l’après-midi. Joli moment dans une jolie fête.
L’été est là à La Ferme, notre Anne vient, bien sûr, nous rejoindre entre un séjour en Bretagne
avec sa maman, l’ami de sa maman, Roger et ses fils Serge et Arnault, et un autre séjour avec
son papa.
A nous, les promenades dans les champs, les goûters à l’ombre des meules de paille restées
depuis l’an dernier, de l’autre côté de notre mur, les baignades dans les étangs de la forêt de
Rambouillet. L’auvent de la laiterie est transformé en magasins de vente où on s’amuse à la
marchande, des nippes sont sorties de coffres et servent à des déguisements dont on gardera
des photos en souvenir. J’ai fait partager à ma petite fille les gaietés de la « Guerre des
boutons » en lui lisant le livre de Pergaud. Elle goûte tant la verdeur du langage qu’elle en
copie des passages entiers pour les envoyer à son petit ami de neuf ans, un certain Antonio
avec lequel on fait des projets de mariage ! Il me faut ruser pour empêcher l’envoi de certaines missives qui scandaliseraient certainement la maman du dit Antonio !
Nous nous accrochons à notre coin de terre malgré l’autoroute qui passe si près. Depuis
quelques années, la ferme contiguë est vide : le propriétaire a mangé ses dernières poules,
ses derniers lapins et est parti occuper une petite maison qu’il possède dans le village. Le
calme et le silence ont envahi lentement les vieux murs. Dans le verger, les arbres ont
continué à fleurir et les merles qu’on ne chassait plus ont fait ripaille, l’été venu, dans les
cerisiers. Dans la cour, on n’a plus entendu que les tuiles glissant sur les toits et les hirondelles
poursuivant les flèches aiguës de leurs propres cris. Les crépuscules réveillaient les chants des
crapauds qui logeaient près de la mare et exaltaient les odeurs du chèvrefeuille qui poussait
au-dessus de la source, tandis que les midis épanouissaient le parfum des roses grimpant aux
branches d’un très vieux pommier, et réunissaient tous les oiseaux du hameau dans ce refuge
vert et paisible.
Pendant plusieurs années, nous avons pu jouir de ce voisinage idyllique... Mais, l’an passé, la
ferme, son verger, sa cour et sa mare ont été vendus. L’automne y a vu les nouveaux propriétaires entreprendre quelques démolitions à l’intérieur de la maison. Et cet été, à notre
arrivée, nous découvrons le désastre.
Plus de paradis de l’autre côté du mur. Toute la verdure a été rasée. Le chèvrefeuille et le
rosier, le vieux pommier et les graminées, les plantes grimpantes et les rampantes, les abris
des oiseaux et ceux des crapauds.
Un terrain nu et sec, mort et bête, autour d’une flaque d’eau cernée de ciment. Pas un son,
pas un bruissement, pas un signe de vie...
Les gens du hameau nous ont appris qu’un jardinier - paysagiste était venu. La mare
simplette, le fouillis pittoresque de branches, de fleurs, de parfums et de chants, quelle piscine
prétentieuse, quels massifs insipides, quels bruits de tondeuse vont les remplacer ? Et quelle
présence va dès lors hanter ces lieux que la grâce et l’harmonie habitaient depuis des années.
Tout au long de l’été, nous verrons avancer l’installation de nos nouveaux voisins. Et nous
observerons aussi, un autre jeune couple qui a acheté une maison basse dans un verger aux
vieux arbres dont les branches descendaient jusqu’aux lentilles d’eau d’une mare.
Ceux-ci progressent lentement dans leur aménagement et se sont établis dans une seule
pièce, l’ancienne cuisine, avec le bébé qui leur est né, rénovant petit à petit les autres locaux.
Mais très vite, ont surgi, dans les murs rustiques à appareil joliment vieilli, à la place des
huisseries traditionnelles, deux fenêtres et une porte aux inévitables « petits carreaux ». Des
volets à l’agressif vernis sont non moins inévitablement agrémentés du Z intempestif que tout
banlieusard affectionne, ce Z qui « orne » abusivement aujourd’hui, tant de maisons neuves
qu’on veut déguiser en rustique, alors qu’autrefois, il ne prétendait en aucune façon embellir,
mais seulement renforcer les vieilles planches disjointes. Et c’est ainsi, qu’au lieu de lui garder
son visage tavelé et bruni, on farde la vieille paysanne qui perd, dans le verger tranquille, son
charme naturel. Et le verger lui-même, où les herbes tentaient d’atteindre les branches basses
des pommiers et des pruniers, s’encombre de bordures de grillages destinées, semble-t-il, à
protéger des plantations fragiles. Juste devant la cuisine, la voiture y trône, à l’ombre de
laquelle, le jeune propriétaire aime faire la sieste !
Comme stationne, chez nos voisins, la voiture, juste au bas des marches de l’entrée, alors que
les granges, l’écurie ou l’étable l’abriteraient volontiers. La voiture est-elle devenue animal
familier qui a sa place sur le seuil, ou Dieu lare auquel on sacrifie avant de pénétrer dans sa
demeure ?
Tout au long de l’été, se transforme lentement le domaine voisin. Les nouveaux occupants font
planter le long du vieux mur qui conduit à leur portail, une triple rangée de rosiers nains qu’on
verrait mieux ourler une moins rustique clôture. Puis, avec, paraît-il, les soins du jardinier paysagiste, après avoir détruit le merveilleux et romantique jardin d’eau où le rosier sauvage
redonnait, chaque été, vie au pommier décrépit, ils ont dessiné un prétentieux petit Le Nôtre
où de raides arbustes s’alignent autour d’un bassin où stagne une eau verdâtre, près d’un
conifère qui deviendra grand ; à l’ombre balayeuse des branches d’un espoir de saule qui
pleurera, s’érige un dolmen miniaturisé fait de trois grès dépaysés au milieu des pierres
meulières qui bordent des pelouses en expectative. Après le jardin, la maison connaît les soins
d’équipe d’esthéticiens. Nous tremblons pour les toits qui prolongent les nôtres, faits de
merveilleuses anciennes tuiles plates aux tons passés, offrant tout le long du jour, un harmonieux spectacle que le soleil, les nuages et la pluie varient à chaque moment pour conduire à
l’apothéose du couchant avant la paix du crépuscule. Nous sommes rassurés lorsque nous
voyons que les pentes sont rapiécées en vieilles tuiles. Mais, dans la façade de la ferme vieille
de deux siècles et jusque dans le grenier, s’ouvrent bientôt des ouvertures à « petits
carreaux » aggravées de peinture blanche. Les rides des murs vétustes s’en trouvent
accentuées. Elles étaient le charme d’un visage qui avait bien vieilli, elles deviennent les
grimaces d’une figure maquillée. Sans doute, un crépi cachera-t-il bientôt ces plis devenus
flétrissures. Nous le craignons, car de notre cour où la vigne fait amitié avec les pierres grises,
nous aurons le spectacle affligeant de l’aïeule à laquelle on aura désespérément tenté de
redonner la jeunesse.
Le hameau a été abîmé d’une autre façon. A l’entrée du groupe de vieilles et belles
habitations, dans la pointe que forment deux petites routes, l’une partant vers le village voisin,
l’autre conduisant vers les champs, une maison préfabriquée a été montée en quelques jours.
Le contraste est incongru entre ses pâles et minces parois hâtivement dressées et les vétustes
pierres grises patiemment ajustées des fermes, entre le brun de sa terne couverture et les
beiges, les roses des tuiles plates des toits, entre les étranges matériaux qui jonchent son
chantier : polystyrènes, contreplaqués, plastiques et la vivace vigne - vierge qui court sur les
murs et rougira dès les froids des aubes d’automne.
Les fenêtres de la nouvelle demeure donnent juste sur le mur de notre Ferme, et les portesfenêtres, directement sur la fourche de la route, comme pour engouffrer les voitures qui
arrivent juste sur la pointe du terrain, les deux faces qui risqueraient de voir les champs et les
bois sont aveugles. Froide habitation. Peut-être pour obéir au snobisme de la « poudre aux
yeux », va-t-on orner ses plafonds de ces poutres artificielles qui - selon la publicité - « imitent
le vieux bois, se collent en quelques minutes et ne pèsent que 375 grammes » ! Il ne restera
plus qu’à affubler la résidence d’un de ces noms qui fleurissent aux piliers d’entrée des
pavillons de la région : « Passanmal », « Chez maman », « Sam’ Suffy », « Mez - Eko - No My », « Do Mi Si La Do Ré » ou pourquoi pas, puisqu’il existe déjà sur un innocent logis que
j’ai repéré : « La maison close » ! Lorsque poussera l’inévitable gazon, peut-être s’ornera-t-il
de l’écriteau « Pelouse interdite » comme dans un de ces nouveaux hameaux préfabriqués
proches, qui se voulait ouvert à la manière anglo-saxonne, mais où chaque propriétaire s’est
empressé de s’entourer de clôture et de boucher la moindre solution de continuité entre lui et
son voisin.
Notre amie Lutka Pink, qui a fait, cette année, un très beau dessin pour la « Symphonie en
quatre mouvements », vient, à La Ferme, avec son amie Carla.
Carla nous parle de la vie qu’elle mène dans la vieille maison ardéchoise qu’elle a choisie,
isolée et sans confort. Décidée à suivre un mode de vie naturelle, elle évite toute nourriture,
tout produit dont elle ignore provenance et pureté. Elle ne consomme que légumes, fruits, lait,
œufs venus de potagers et de vergers, d’étables et de poulaillers qu’elle connaît. Plus de riz,
de farine, d’huile et de sel ordinaires. Plus de poudres si pratiques, avec ou sans enzymes. Plus
de traitements contre...
Carla partie, je passe une nuit tourmentée à recenser tout ce que je fais avaler à la famille de
dangereux, tout ce que nous manipulons de nocif, et dès le lever, je jette à la poubelle ma
bombe insecticide... avant de faire l’emplette, au village où elles ont, depuis peu, reparu après
une longue éclipse, de bandes tue-mouches. Je trouve pourtant odieuse cette longue agonie
des bêtes engluées par les pattes ou les ailes, comme je trouve barbare la ronde éperdue des
insectes dans le gobe-mouches de verre que je pose sur une assiette receleuse de confiture,
tandis que du cidre dans le fond du vase attire, par son odeur, les mouches et les moucherons.
Me voilà, avec mes pièges, retournée de quelques décennies en arrière, mais depuis que les
fumiers des fermes voisines ont disparu, les bestioles pullulent chez nous. On se demande bien
ce qui les conduit à fréquenter nos murs - qui furent blancs - et à les consteller de croches et
de doubles-croches insolites.
Mes attrape - insectes se révèlent, à l’usage, insuffisants... et je retrouve des gestes qui,
autrefois me semblaient bien ridicules, lorsque je voyais une tante maniaque s’armer dès le
réveil, d’un torchon et se mettre gaillardement en chasse pour exterminer l’indésirable gibier.
Le vide fait, fenêtres et portes étaient fermées pour toute la journée. Lorsqu’il fallait sortir,
ordre était donné de se glisser subrepticement entre les fils perlés de bois des rideaux pendus
devant les portes.
Moi, je trouvais le bourdonnement pas autrement antipathique, symbole d’été et de chaleur, et
je jugeais dérisoires ces précautions.
Aujourd’hui, je me surprends, armée moi aussi d’un torchon, à pourchasser avec le même
acharnement des bestioles qui ne symbolisent plus autant les délices du soleil que les
salissures et les risques d’infection, et dont la musique obstinée n’apporte absolument rien à
l’imagination de mes enfants nés dans un monde hygiénique et stérile, sous le signe de
l’insecticide, du désherbant et du déodorant.
La famille semble subitement agrandie, et cela nous fait bien plaisir à Paul et à moi de voir
s’animer nos vieux murs avec des présences nouvelles autour des enfants. Jane, son père
George, sa sœur Sarah, et avec Miroka et Anne, Roger et ses deux fils.
Nous fêtons l’anniversaire de Miroka en suivant la retraite aux flambeaux du 14 juillet, en
applaudissant au feu d’artifices et en dansant sur la place du village. Il fait beau et le retour
par les champs, en pleine nuit, est joyeux. Jane et Robin partent pour l’Angleterre, et après un
séjour à Londres, circulent en Pays de Galles avec la voiture que George - a prêtée : Robin doit
s’habituer à la conduite à gauche !
Nelly arrive en septembre avec sa 2 CV. et comme chaque année, nous explorons les
environs : Milly, Barbizon, les Vaux de Cernay, Rambouillet, Maintenon et l’habituel pèlerinage
à Chartres, le cimetière russe de Sainte - Geneviève - des - Bois, heureuses journées, soleil
dans le ciel et dans le cœur !
« TRANSPARENCES »
1972
Lorsque nous séjournons à La Ferme, Edmée et moi, nous faisons assez souvent des promenades dans les environs et
nous déjeunons dans les petits restaurants des bourgs ou chez les Routiers. Notre chemin nous conduit un jour à
Choisel, toute petite localité, à l’orée de laquelle, nous remarquons dans la forêt, un chantier de bois. Au milieu des
arbres : des poutres, des scies, un grand auvent sous lequel travaille un homme costaud à côté d’une maisonnette de
rondins. La musique de Mozart diffusée par plusieurs haut-parleurs fixés aux troncs, accompagne des vols de pigeons
qui, sans souci de l’homme qui rabote, se posent, repartent, évoluent sans crainte au-dessus même d’un gros chien
paisiblement allongé parmi les copeaux.
Nous faisons ainsi connaissance de l’homme des bois et du bois, au nom prédestiné : Monsieur Leloup, patron et
ouvrier de son entreprise. C’est la première des nombreuses visites que nous lui faisons, au cours desquelles nous
apprenons à estimer ce sage.
Monsieur Leloup confectionna dans sa jeunesse, des roues de fiacres. Quand les autos remplacèrent les fiacres, il devint
tonnelier - métier difficile qu’il aimait bien -. Quand les tonneaux se fabriquèrent en usine, le sage redevint charron
quand il en eut l’occasion, mais surtout charpentier, sa passion pour le bois ne l’abandonnant pas. Il répare maintenant
des charpentes anciennes et en ce moment même celle d’une très ancienne petite chapelle ravagée par un incendie.
Lorsque nous sommes là, il n’abandonne pas pour autant son travail. Il nous conte sa vie : il a dans un bourg une
maison, une épouse, une fille harpiste - dont nous ferons un jour la connaissance -. Mais c’est ici qu’il est vraiment
heureux, au milieu de ses pigeons, baigné par la musique de Mozart, à travailler le bois. Et tout en parlant, il rabote,
façonne une poutre, sans regarder la main qui agit ; de temps en temps, il caresse de sa main gauche l’endroit qu’il vient
de travailler et c’est cette main qui voit s’il faut continuer. S’il est vrai, comme le dit Claudel, que « l’œil écoute », chez
Monsieur Leloup, « la main voit ».
Son voisin, avec lequel il s’entend fort bien, est Michel Tournier qui habite l’ancien presbytère de Choisel et il est
décidé que l’écrivain et le musicien doivent se rencontrer dans le domaine mozartien des pigeons... Mais nous ne
parviendrons jamais à faire coïncider nos visites. Edmée le regrette d’autant plus qu’elle aime beaucoup les livres de
Tournier. J’ai besoin de beau bois pour les socles de mes petites « musiques sculptées » et Monsieur Leloup me choisit
des blocs que je peux, à mon tour, façonner. Avec les chutes, je commence à sculpter pour Edmée des bijoux de bois qui
vont beaucoup plaire.
Monsieur Leloup est curieux de connaître les « musiques sculptées » dont la dénomination l’intrigue et il vient les voir à
La Ferme. Il regarde mes travaux et il montre son plaisir et son respect devant cette création d’artisan et d’artiste. Il me
dit, sans détour, qu’il m’avait d’abord pris pour un intellectuel malhabile de ses mains. Son jugement me flatte et
m’apporte joie.
Je lui parle de l’envie que j’ai de trouver quelqu’un qui réaliserait certaines de ces « musiques sculptées » en grande
dimension. J’ai pensé à un maréchal-ferrant. Il en connaît un, qui aime comme lui, le beau travail, aux Bordes, un
village tout proche.
Avec sa recommandation, je vais donc voir un petit homme gentil, agréable, accueillant, qui saute sur l’occasion de
faire enfin, autre chose que de la réparation de machines agricoles. Il est Breton, mais installé depuis longtemps dans la
région. Nous nous entendons vite, il comprend ce que j’attends de lui. Robin, pour faciliter le travail, fournit les
dimensions des éléments, et je vais souvent voir naître ces grandes musiques sculptées. Il est heureux de collaborer avec
moi et il est fier de voir son travail achevé, tel que je l’imaginais, le contemplant en répétant :
- « Ce n’est pas mal ! ce n’est pas mal ! ».
Monsieur Leloup me taille des socles superbes pour ces grands formats après un échange de vue très libéral. Nous
sommes tous les trois contents et fiers de notre collaboration.
Le disque Erato avec le « Divertimento de Concert n° 1 » passe très souvent en été à la Radio : sur France - Musique,
dans l’émission de Florian Hollard en juillet ; sur France - Culture, en août. De nouveau sur France - Musique, en août,
dans l’émission « Disques demandés par les auditeurs ».
Encore une fois, une critique m’attribue une ascendance slave :
Dans « Les disques », je peux lire :
« Il y a beaucoup de charme dans cette œuvre courte. Elle s’inspire d’un folklore slave tout proche de l’auteur.
L’instrument soliste semble souvent s’y ébattre en liberté. L’ensemble s’écoute avec un vif plaisir ».
Comment se défaire de cette pseudo - hérédité ?
Les « Prismes sonores » sont, eux aussi, rediffusés : en août sur France - Culture ; en septembre sur France -Musique
qui donne encore en novembre les « 19 Structures sonores » ; France - Culture diffuse en novembre aussi « Celui qui
dort et dort » et en décembre les « Structures variées », par le « Quatuor de l’O.R.T.F. ». Pour être diffusée au début de
1973, la « Cantate de la Terre » est enregistrée en décembre à Stuttgart par le Sündfunkchor dirigé par Hermann Josef
Dahmen, Barbara Miller, soprano, Brigitte Messthaler, alto, Wolfgang Isenhardt, ténor et Joachim Tränkle, baryton.
Cet automne - à la suite d’une proposition de Marius Constant alors responsable des commandes d’oeuvres musicales à
l’O.R.T.F. confirmée par son successeur Tolia Nikiprovetzki - je me mets au travail pour la composition de l’œuvre
définitivement commandée, qui aura comme titre CINQ RÉSONANCES 248 pour orchestre. Dans mon esprit, mais
d’une façon indirecte, cette œuvre porte des traces du texte de Picasso, que j’avais eu l’intention d’utiliser en 1967 dans
ma cantate pour bande magnétique « Grille d’azur et de menthe » et que j’avais dû abandonner, pour « impossibilité
budgétaire ».
Ce texte insolite s’était profondément gravé dans ma mémoire. Très loin de la poésie classique, il évoquait une
ambiance d’attente et de surprise. Et puisque l’ombre de Picasso est là, j’y reviens logiquement dans ces « Cinq
résonances » en utilisant de minuscules éléments musicaux de l’œuvre antérieure : défilés d’idées, d’éléments brefs et
nombreux, séparés et superposés, agencés la plupart du temps pour provoquer sans répit, l’inattendu, éléments
rythmiques et mélodiques, hétéroclites, dissemblables, mais qui réclament infailliblement l’unité totale.
La rentrée commence par une interview télévisée par Philippe Arri - Blachette, sur l’ouvrage que nous avons entrepris,
Edmée et moi, sur le « Folklore de la Résistance », dans le cours d’une émission consacrée aux « Musiques de la
Deuxième Guerre Mondiale » sur la seconde chaîne de Télévision et sur France - Culture. Nous espérons que cela
donnera peut-être un élan pour l’édition du livre. Il n’en sera rien.
Par contre, je ne me soucie pas de l’envol de mes œuvres qui ont leur vie propre.
En concert, « Soliloque » pour Saxo est joué par Paul Pareille à Neuchâtel et à Amiens, en mai ; les « Trois
Mouvements » par le Trio d’anches de Dijon au cours de la « Semaine d’Art musical, poétique et dramatique » de la
ville, en mai encore ; « Transparences », par le Quatuor de saxophones de Lyon, en l’église Saint-Paul de cette ville en
septembre, la « Suite paysanne hongroise », par le Quatuor de flûtes « Arcadie » au Théâtre de la Gaieté Montparnasse,
en décembre, la même œuvre étant jouée en décembre aussi, à New York, par Carol Wincenc, flûte de l’ Orchestre de
Chambre de Saint - Paul et Ginger Smith, pianiste.
Georg Solti est depuis quelque temps, chef permanent de l’Orchestre de Paris. Nous avions fait connaissance à Londres,
grâce à Douglas Robinson et il avait dit vouloir connaître ma musique. Je vais le voir au Théâtre des Champs - Elysées,
puis plusieurs fois à son hôtel, avec des partitions qu’il me prie de lui prêter. Mais quand je lui demande s’il a pu les
lire, il me propose d’organiser l’écoute de l’enregistrement de l’une d’elles : des « Prismes sonores » par exemple. Je
trouve un studio, à l’O.R.T.F. pour cela, mais il me faut aussi aller chercher « Sir Georg» à son hôtel et l’y ramener en
voiture. Je ne sais pourquoi, pendant tout le trajet, il manifeste, à ma droite, un effroi incompréhensible, se cramponne
au tableau de bord et me supplie, à tout instant, de ralentir. Mon modeste véhicule va pourtant à une vitesse limitée dans
la circulation parisienne.
Est-ce cette impression de danger qu’il a ressenti à mon côté qui le met dans de mauvaises dispositions pour l’écoute de
ma musique ? Dans « Prismes sonores », j’espérais qu’il trouverait une grande variété de pensées musicales, une
gamme assez riche de lyrisme et de turbulences. Mais, après avoir suivi, très sérieusement, partition en main, l’œuvre,
son verdict se réduit à ceci :
- « C’est intéressant ! ».
Et il entame vite d’autres sujets. Nous avions déjà abordé nos problèmes d’émigration et il m’avait dit la chance qu’il
avait eue de fuir la guerre pour faire une carrière brillante. Il ne semble pas très bien comprendre l’attitude que d’autres
Hongrois, Harsanyi, Paul Hermann, moi, avions eue, en 1939, en refusant de quitter le navire qui allait couler, l’Europe.
Combien d’autres ont, comme lui, trouvé l’occasion bonne de fuir le vieux continent et d’aborder sur l’autre rive, où le
succès semblait les attendre. Seul, peut-être, Bartók, ne sut pas tirer de l’exode, par modestie et par douleur d’être loin
de son pays, les privilèges qui accueillirent les arrivants. Mais ce sujet n’est pas pour le moment, celui qui me
préoccupe. Dirigera-t-il ma musique ?
Quelques jours plus tard, je lui demande enfin ce qu’il pense des « Prismes sonores ». Il me répond :
- « Je trouve cette musique très monotone ».
Mais il enchaîne vite
- « Je ne m’accorde décidément pas avec les musiciens de « votre » Orchestre de Paris ! Ils sont impossibles, tout bons
musiciens qu’ils soient ! Je ne pense pas rester longtemps ici ! »
Un autre Hongrois, le violoncelliste Jans Stark, aura la même opinion qu’on lira - des années plus tard, dans une
interview du « Monde » du 14 août 1986 - :
« … L’Orchestre de Paris est avec le Philharmonie de New York le pire orchestre qui soit au monde. Non qu’il réunisse
de mauvais musiciens, bien au contraire. Mais autant on ne peut en vouloir à des musiciens médiocres de jouer de
façon médiocre, autant d’excellents musiciens qui se comportent comme des enfants de dix ans sont réellement des
cochons ! … »
Décidément, dans le domaine des Arts, les problèmes se compliquent avec l’attribution à la tête d’établissements ou de
formations musicales d’ « étrangers » ! !
Quant à la solidarité magyare , on ne pourra dire qu’elle favorisera mes rapports avec Solti, car ceux-ci se terminent là !
D’ailleurs, Solti se consacrera au Symphonie Orchestra de Chicago où jamais de tension n’existera entre les musiciens
et lui.
« Transparence » pour piano en 1928. « Transparence » pour orchestre en 1966. « Transparence » pour deux pianos en
mars de cette année. Et ceci n’est pas encore la fin. Je me détache difficilement de cette œuvre de jeunesse. Des idées
me hantent, me préoccupent et enrichissent mon imagination. Voilà octobre 1972 et, irrésistiblement, je cède à ma
grande envie de composer, cette fois, une TRANSPARENCE POUR ORCHESTRE À CORDES 249. Tout bonnement
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48
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49
1989. Paris. Éditions Billaudot.
M.S. inédit.
pour me faire plaisir, sans le moindre but immédiat ou pratique ; je suis heureux d’y introduire des idées variées, des
images toujours enrichies.
Une exposition est envisagée à Dijon l’an prochain avec un concert dans lequel participera le « Trio d’anches » de la
ville formé de Dominique Monin ( hautbois ), Roger Desoomer ( clarinette ), Pierre Ganzoinat ( basson ). Le Trio a déjà
interprété souvent les « Trois Mouvements » pour trio d’anches dont Y. Maublanc écrit dans « Le Progrès de Lyon » de
mars 1972, après un concert donné à l’amphithéâtre Roupnel :
« L’œuvre est acrobatique. Les noms parlent d’eux - mêmes: polyphonie, homophone, intermodal. C’est une pièce tout
en demi - tons aux difficultés presque insurmontables qui n’est pas à la portée des débutants pour son exécution.
La technique du « Trio d’anches de Dijon » surmonte toute difficulté ».
Le Trio aimerait créer une œuvre nouvelle au cours du concert de l’an prochain. J’écris pour lui le
DIVERTISSEMENT 1600 POUR TRIO D’ANCHES 250.
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50
M.S. inédit
UNE FLEUR DE PISSENLIT !
1972
Robin, nommé professeur de dessin dans un lycée de la région parisienne, a eu envie de
s’installer chez lui et il a déniché, dans une maison ancienne de la rue Saint-Denis, un petit
appartement vieillot qui va pouvoir être - cloisons abattues - transformé en atelier. Des travaux
importants sont à entreprendre pour y installer un confort inexistant jusque-là, et avec la
perspective d’acheter un jour l’appartement voisin, nous traitons l’affaire à un prix intéressant.
Cela donne l’envie à Jane qui, jusqu’à présent, habitait avec sa sœur dans un studio loué, de
se trouver, elle aussi, un logis ; son père est vite convaincu est achète, non loin de chez Robin,
un appartement, rue Saint-Sauveur ! Avec l’aide d’artisans, Robin entreprend l’aménagement
des deux domiciles: dur travail qui lui prendra des mois.
Miroka et Roger attendent pour se marier, que le divorce de Roger soit prononcé, ils envisagent
de prendre, dans la même résidence de Ris, un appartement plus grand qui pourra accueillir
parfois Serge et Arnault.
Paul fait plusieurs voyages pendant le dernier trimestre en Angleterre et en Allemagne.
Je reprends une inscription à l’École du Louvre pour parfaire une troisième année et se
succèdent les soirées au Théâtre, les Expositions, les Ballets - celui de Merce Cunningham
m’enchante -, les films, les concerts. Réussites souvent. Déceptions parfois.
Xenakis à Cluny, dans le frigidarium du Palais des Thermes... une résille de tubes noirs,
ponctuée de projecteurs, est bâtie tout contre la massive architecture des murs à l’appareil
rude de moellons et de briques. Au sol, autour de nattes rugueuses où le public s’assoit ou
s’allonge, des caisses noires qui diffuseront des sons. Dans la pénombre de la haute salle, un
angle de lumière : la cabine vitrée d’où les techniciens enverront le spectacle « bruits et
éclairs ».
Rite propitiatoire ou... prophylactique, un assistant allume dans le creux de la piscine une
poudre qui lance sur les spectateurs des volutes hoquetantes de fumée odorante.
Alors, jaillissent sons et lumières, le spectacle commence qui, pendant trente minutes,
envahira les murs et l’espace, les yeux et les oreilles.
Sous les tonnerres jupitériens d’un Xenakis fébrile qui surveille, graphiques en main, la bonne
ordonnance de ses feux célestes, le public allongé semble à l’aise dans le déferlement
éblouissant et vociférant. Les quelques irréductibles dont je suis, restés verticaux, gagnent le
torticolis à suivre les traits de lumière, les zébrures, les ponctuations et les rayonnements qui
fusent de tous les horizons. Est-ce cette gymnastique qui ôte la poésie attendue ? Est-ce
l’échantillonnage des rumeurs et des stridences?
Me vient seulement le souvenir de quelques splendides orages, vrais et sauvages, qui rend
dérisoire cet artificiel déchaînement par ordinateur. Alors, après tous ces excès, c’est le désir
de retrouver le silence. Entreprise difficile en ville où il semble qu’on veuille chasser la solitude
à coups de sons. Bureau de postes et banque me les prodiguent ces sons, téléphone aussi qui,
pour mal fonctionner, n’en distille pas moins Mozart et Vivaldi.
Elle est bien loin, ma campagne et la sérénité donc. L’élan est redonné, certes, mais
l’enthousiasme a fort à faire pour ne pas, assaisonné de tant de couleurs et de sons, devenir
agitation stérile.
Il y a parfois des temps de repos.
Tante Blanche était vers la fin de sa vie, une intarissable tricoteuse et il me vient un certain
effroi à constater que, comme elle, je manie de plus en plus souvent et avec un plaisir évident
les longues aiguilles.
J’ai pourtant, bien des fois, souri, lorsque je la surprenais en train d’achever de minuscules
vêtements blancs, bleus et roses et qu’elle m’annonçait qu’un bébé étant arrivé ou devant
naître bientôt, il lui avait fallu, une fois de plus se mettre à l’ouvrage pour l’un ou l’autre de ses
nombreux arrière - petits cousins de notre parenté compliquée et lointaine de Belgique.
Je me demandais si vraiment la brassière, le bonnet ou les chaussons qu’elle tricotait avec
allégresse aurait manqué à l’enfant nouveau-né, et si tout simplement, elle ne prenait pas ce
prétexte pour se faire plaisir à elle-même.
A mon tour, dès qu’une prochaine naissance m’est annoncée - et ce n’est même plus dans un
cousinage plus ou moins lointain, mais seulement parmi les enfants de mes amis, ou les amis
de mes enfants -, j e cours choisir de douces laines et me mets, avec la même frénésie que
Tante Blanche, à jouer des deux aiguilles, sans plus me demander si la progéniture de Claire
ou d’Isabelle, de Martine ou d’Agnès a vraiment besoin de mes productions, ou s’il ne serait
pas plus simple d’acheter la chose toute faite !
Moi aussi, comme ma vieille tante, je me fais plaisir avant tout.
Mais peut-être, était-ce, chez elle, le subtil regret de ne jamais avoir eu d’enfant, et est-ce,
chez moi, le désir d’avoir d’autres petits-enfants.
Dans le froid de décembre, un minuscule soleil aux rayons d’amitié nous est offert par notre
vieux médecin de famille. Retiré à la campagne depuis quelques mois, après avoir soigné
plusieurs générations de patients devenus parfois des amis, il vient, à l’improviste, nous rendre
visite. Lorsqu’il exerçait encore, nous ne pouvions jamais le voir, en dehors des moments qu’il
consacrait à ses malades. Jour et nuit, il répondait aux appels, comme ses confrères de la
vieille école pour qui le métier était l’épanouissement d’une vocation. Ses courts loisirs, il les
réservait à l’aménagement d’une ancienne forge qu’il avait acquise, du côté de Rambouillet,
lorsqu’on achetait encore, modestement, une petite maison et non une résidence secondaire.
Mais lorsqu’il venait soigner, le plus souvent pour quelque inévitable rougeole ou quelque
banale grippe, l’un ou l’autre de nous, il n’était pas avare de son temps. Le diagnostic établi,
l’ordonnance griffonnée, les conseils distribués, il s’installait au pied du lit et nous faisait
oublier la maladie sans gravité. L’enfant malade jugeait bien, parfois, qu’on ne s’intéressait pas
assez à lui, mais, sans qu’il s’en rendit compte, son inquiétude s’en trouvait calmée. Et
l’adulte, geignant et fiévreux, l’instant d’avant, se redressait et se sentait subitement mieux
puisqu’on l’orientait vers un autre domaine que celui de ses éphémères douleurs !
Lorsqu’on allait le consulter chez lui, le scénario était le même. On liquidait le thème maladie
pour aborder Saint - Jean - de - la - Croix, Voltaire ou les derniers entretiens de Bichat, et on
repartait, requinqué, passant chez le pharmacien pour l’ordonnance et chez le libraire pour
quelque livre conseillé. Il était le bon sens et la sagesse même. Un matin qu’il était venu voir
un des enfants fiévreux, j’en profitais pour lui demander discrètement un calmant destiné au
chef de famille que des problèmes professionnels et musicaux rendaient particulièrement
nerveux et fort peu agréable pour nous tous ! Le médecin comprit le problème, me sembla-til, rédigea une ordonnance qu’il me tendit, et commenta :
- « Votre mari a des problèmes graves à résoudre en ce moment dans son domaine de
créateur. C’est vous qui pouvez l’aider, en le supportant, c’est donc à vous que je conseille un
calmant ! »
Le petit peuple de cette banlieue qu’il habita toute sa vie de praticien lui fit sans doute négliger
les relations mondaines et les contacts qui eussent certainement fait grimper au médecin
quelques échelons dans la hiérarchie médicale, mais donna à l’homme de vrais amis confiants
et reconnaissants. Car si avec nous, les « mentaux », comme il appelait les raisonneurs que
nous étions, les éternels anxieux intellectuels, il employait une sage méthode de dissuasion, il
savait aussi, patiemment, traiter les grands malades, et les aider à parcourir leur dernière
route, car il avait choisi la médecine parce qu’il aimait les hommes. Il pratiqua la vraie
médecine humaine, sensible et intelligente et il soigna autant avec son cœur qu’avec sa
science.
Il arrive donc, ce matin, sans la trousse que nous lui avions toujours vue au bout du bras. Je
suis justement fort peu en train, ayant connu une insupportable nuit sans sommeil, les os et
les muscles douloureux du crâne aux talons. Paul n’est pas plus brillant que moi, la migraine
taraudant les environs de son œil malade. Mais l’entrée seule du vieil ami nous conforte et pas
un instant, nous ne songeons à lui dire, lorsqu’il nous demande comment nous allons, autre
chose qu’un mensonger mais optimiste « fort bien ! », tant nous savons que, dans quelques
instants, nous nous sentirons effectivement très bien. Alors, pendant plus de deux heures,
nous retrouvons nos thèmes habituels de conversations, et cette fois, la maladie ne grignote
pas ces instants. C’est au moment de partir que le sage nous fait, sans s’en douter, le cadeau
qui marque cette fin d’année :
- « Allons, nous dit-il, pour oublier les cruautés de la vie et puisque nul d’entre nous ne peut
refaire le monde, soyons modestes dans la recherche de nos bonheurs. Prenons une fleur de
pissenlit et faisons-en un soleil, notre soleil ! »
Le merveilleux cadeau, le plus inattendu, ce soleil fleur de pissenlit, offert par le cœur d’un
ami !
EXPOSITIONS
1973
Une visite en ce début de 1973 m’apporte une double joie : Angelika Wetzel et son mari Johannes sont à Paris. Ils arrivent à la maison pour dîner, encombrés d’un énorme paquet apparemment fragile. C’est une nouvelle œuvre d’Angelika
qu’elle appelle « Relief pour Paul Arma », de dimensions importantes, réalisée avec sa technique personnelle, en éternit.
C’est une œuvre d’une beauté rigoureuse. Le titre qu’elle a donné à ce relief me touche beaucoup. C’est là, une satisfaction affective. L’autre plaisir est esthétique et symbolise une sorte de victoire pour moi, dans mes relations professionnelles et amicales avec Angelika. En effet, depuis que j’ai fait sa connaissance et celle de ses œuvres sculpturales et
graphiques, j’ai été très sensible à son talent, à sa conception sérieuse et minutieuse du travail, à son amour profond
pour son art. Mais, j’ai ressenti une sorte de gêne devant le côté naturaliste, accentuant, par exemple, jusqu’à
l’exagération, la figuration des formes féminines.
Pour cela, au cours de nombreux et longs débats, j’ai essayé de l’orienter vers une abstraction pure, qui lui permettrait
de se libérer de cet esclavage inconscient de la distorsion. Je lui ai beaucoup parlé de Jean Arp, de Brancusi, de Beothy.
Elle connaissait naturellement leurs œuvres, mais elle restait assez indifférente devant leur esthétique, les trouvant
insuffisamment vivantes, les estimant « inhumaines ».
Et ce « Relief pour Paul Arma », totalement abstrait, m’apporte aujourd’hui la joie et aussi la fierté d’avoir été compris :
victoire de l’amitié.
Le « Relief » - avant d’occuper sa place chez nous - a été exposée plusieurs fois en Allemagne, et reproduit dans divers
catalogues.
Une sympathique soirée se termine chez André Girard après le concert public qu’il dirige le 11 janvier à la Maison de
l’O.R.T.F., avec la soprano, Christiane Eda - Pierre et le hautboïste, Robert Casier et où il donne les « Cinq Transparences » pour cordes , xylophone et percussion.
Vont se poursuivre cette année, les expériences d’Expositions accompagnées de concerts, dans d’autres lieux que les
Maisons de la Culture. Un Musée - mais ce projet devra être changé ; pour la première fois, une Université, celle de
Dijon, mais avant ces réalisations, celle du F.I.A.P., le Foyer International d’Accueil de Paris, dirigé par Marcel Beck.
Un simple hasard veut que nous nous retrouvions, Marcel Beck et moi, après nous être perdus de vue pendant un quart
de siècle. Je l’avais connu lorsqu’il travaillait, après la guerre, dans la zone française d’occupation en Allemagne, au
sein du Gouvernement militaire. Et nous œuvrions alors dans le même sens avec l’espoir d’extirper les restes du
nazisme dans l’ex-jeunesse hitlérienne. Quand je le retrouve, Marcel Beck est toujours le même. Il dirige maintenant le
Foyer International d’Accueil de Paris, le F.I.A.P., dans une belle et grande maison, rue Cabanis. Règnent dans le Foyer,
l’esprit de fraternité, la compréhension des jeunes entre eux, sans discrimination.
On y reçoit des groupes du monde entier pour de courts séjours à Paris et s’y organisent des activités artistiques et culturelles : expositions, concerts, conférences.
Marcel Beck me propose de présenter « Trois soirées Paul Arma » avec l’Exposition - maintenant de 63 couvertures vernissage prévu le 29 janvier -, et les 1er et 8 février, deux concerts de musique de chambre.
Les interprètes de la première soirée sont des jeunes musiciens étrangers, boursiers du gouvernement français : Kenji
Murato, baryton japonais ; Judy Mendenhall, flûtiste américaine ; Nels Lindeblad, flûtiste danois ; Tim Malloney,
clarinettiste et saxophoniste canadien ; Boris Tanaskov, clarinettiste yougoslave. Cette expérience, tentée avec des
jeunes musiciens étrangers, est fort intéressante, mais assez laborieuse. Les répétitions sont heureusement nombreuses
pour arriver à un résultat homogène. Et ce résultat est si bon que j’engagerai ces mêmes jeunes interprètes pour un autre
concert, avec le même programme, plus tard, au Pecq.
C’est d’ailleurs une grande fierté pour les flûtistes et les clarinettistes de créer deux premières mondiales : les « Trois
Permanences » pour flûte seule, les « Trois Résonances » pour deux flûtes et le « Divertimento n° 10 » pour deux
clarinettes qui complète le programme où figurent encore les « Six pièces pour voix seule », et le « Soliloque » pour
saxophone seul. Le second concert, enregistré par l’ O.R.T.F. pour être diffusé en octobre, permet d’entendre, en
première audition en France, la « Transparence » pour deux pianos, par le Duo Doublier, les « Deux Récitatifs » pour
violon seul par Jacques Dumont, les « Structures variées » et les « Sept Transparences » par le « Quatuor de
l’O.R.T.F ».
Le vernissage, les concerts et, par la suite, l’exposition qui dure jusqu’à la fin de février, ont un réel succès et il semble
que les couvertures des partitions soient appréciées puisque... deux d’entre elles disparaissent !
Evidemment, dans les locaux du F.I.A.P., il n’y a pas de gardiennage. Et comme il ne peut s’agir, dans cet acte, d’un vol
pour la valeur de deux reproductions, cet incident me fait plutôt plaisir : sans doute le voleur a-t-il été attiré par les deux
dessins et a-t-il eu envie de les avoir chez lui ! Bien sûr, un vol n’est jamais justifiable devant la loi, mais, à titre
personnel, je ne peux condamner l’amateur de goût, et je remplace tout simplement les deux couvertures envolées. Un
soir, entre les deux concerts, Marcel Beck offre un dîner fort sympathique et agréable auquel assistent, avec nous,
Djurdja et Jean-Louis Depierris, Jane et Robin. Robin aura, d’ailleurs, une exposition quelque temps après, au F.I.A.P.,
sur l’invitation de Marcel Beck.
La série « Chants et Rythmes des Peuples » ayant vécu pendant dix années, sur les ondes, il faut rajeunir la présentation
du folklore :
Cette année, ce sont des « Images sonores populaires », le thème de mes émissions hebdomadaires.
Les « 31 Instantanés » sont diffusés, en janvier, sur France-Musique. L’Ensemble de clarinettes Max Coste joue une de
mes oeuvres dans le concert qu’il donne en février avec Pierre Cochereau et Roger Delmotte, à la Basilique Saint-
Germain de Toulouse.
Une dernière soirée réunit à la maison - après le vernissage à Meudon, d’une Exposition consacrée aux oeuvres de
Robin, de Jane et de Pierre François Gorse : Humeau, les Depierris, les Gouin, les Chattelun. Puis nous partons pour un
joli coin d’Auvergne, dans le pays d’Henri Pourrat, travailler en paix pendant deux semaines.
Nous avons à faire une nouvelle maquette pour le « Faber book » et le « Gambit book » of French folk songs, dont
l’édition actuelle ne nous satisfait pas.
Les deux semaines auvergnates sont parfaites. Nous travaillons et nous nous promenons. Nous y entendons la diffusion,
sur France - Culture, du « Divertissement 1600 » joué par le Quatuor belge de clarinettes Marcel Hanssens. A notre
retour en mars, c’est à Boulogne, au « Théâtre de l’Ouest Parisien » que nous allons écouter les « Sept Transparences »
jouées par le Quatuor de l’O.R.T.F.
J’apprends que la toujours splendide Chorale de Pampelune chante mes harmonisations des « Colindes roumaines » de
Bartók à Bourg-en-Bresse, et que deux quatuors de saxophones, celui de « Rhône-Alpes », et celui de « Lorraine»
interprètent, le premier le « Divertissement 1600 » à la Paroisse du Grand-Bornand en mars, le second en avril, à
Cocheron, les « Sept Transparences » redonnées, en décembre à Nancy.
Karin Waehner fait danser sa chorégraphie de « l’Oiseau - qui - N’Existe - Pas », par Jackie Marquès, toujours dans le
décor de Philippe Girod, dans une suite de soirées en mars et en avril au Théâtre International de la Cité Universitaire
de Paris, à Chelles, à Orléans, à Lille. Les titres des articles de presse sont comme toujours variés :
« Un effort vers un renouveau ». « « Les ballets contemporains » ont été très applaudis ». « Un échec à la danse
moderne ».
Il est vrai que ce dernier de la « Voix du Nord » à propos de la représentation donnée à l’Opéra de Lille commence sur
un ton météorologique pour le moins curieux : « Le choix d’un dimanche après - midi en un début d’avril
généralement maussade était déjà fort hasardeux ! ! ! » de l’influence des nuages sur la critique d’art.
Nous pendons la crémaillère dans l’atelier de Robin, avec les Gouin, nos amis communs. Quelques visites chez
Marguerite Arp, chez Goetz, le vernissage de Chavignier à Vitry et je pars pour quelques jours en Suisse et en
Allemagne où je retrouve les Langenbeck et les Wetzel.
En avril, a lieu un fait qui me remplit de respect et d’admiration pour Robin.
Par l’intermédiaire d’une jeune femme peintre, nous faisons la connaissance du propriétaire d’une nouvelle Galerie
d’Art, Place Furstenberg, Verbecke, industriel très riche, amateur d’art contemporain. La galerie a, comme
collaborateur et conseiller artistique, André Parinaud. Je parle de Robin à Verbecke, de son évolution, du chemin qu’il
se trace depuis quelque temps. Cela l’intéresse car il a envie d’attirer, dans sa Galerie, quelques jeunes artistes.
Rendez-vous est pris, à la maison, où sont encore la plupart des toiles de Robin.
Celui-ci a préparé la visite, en en choisissant quelques-unes des dernières années et du moment. Nous sommes heureux,
Edmée et moi, du sérieux avec lequel il envisage cette rencontre. Après les quelques amabilités d’usage, nous laissons
Verbecke en tête-à-tête avec le peintre et ses toiles.
Verbecke en regarde attentivement certaines plus longtemps que d’autres, en met une, puis une autre, une troisième à
part qu’il retire d’ailleurs bientôt. Robin ne prononce pas un mot. Verbecke, au bout d’un bon moment, dit qu’il est
impressionné par le travail du peintre et qu’il est disposé à une collaboration. Il propose un contrat d’exclusivité de deux
années, pendant lesquelles, Robin s’engagerait à lui fournir un nombre déterminé de toiles contre une mensualité. Il y
met une seule condition : pendant les deux années du contrat, les toiles seraient toutes dans le style, le langage des deux
oeuvres choisies aujourd’hui.
Quelques très brèves minutes paraissent interminables. Vient la réponse courtoise mais ferme de Robin : c’est non !
avec le commentaire logique :
- « Cela m’est impossible. Je ne peux envisager deux années de stagnation obligée, de répétition de moi-même, d’un
blocage contre nature ».
Edmée et moi, nous sommes rassurés et heureux. Nous n’en attendions pas moins d’un jeune artiste talentueux et lucide.
Verbecke est parti, sans doute surpris. Mais peut-être a-t-il, lui aussi, ressenti un peu d’admiration pour cette réponse
courageuse.
C’est en mai, que les « Deux Résonances » pour percussion et piano, composées l’an passé, sont créées par Claude
Bonneton et Alain Jacquet du Trio Deslogères à la Faculté des Sciences de Jussieu. L’exécution est exceptionnelle, les
gammes de nuances d’une rare fidélité. Au même programme, figure une nouvelle œuvre de Charles Chaynes, dont je
ne parviens pas à saisir la démarche et une composition de Louvier ( Directeur du Conservatoire de Boulogne ),
totalement démentielle, déchaînée : je dirais du bruit pour le bruit ; l’auteur ne se contente pas d’ utiliser les instruments
des deux interprètes, mais - toujours pour obtenir plus, et encore et toujours davantage de bruit - le pianiste en plus du
piano, utilise les cymbales et autres percussions rassemblées autour de lui - et Françoise Deslogères, aux ondes
Martenot, d’autres percussions, le tout avec une véhémence telle, que le peu de public sort, ahuri, semble-t-il !
Edmée qui, la semaine passée, a entendu la même œuvre, jouée au même endroit, se protège en quittant la salle avant
son exécution. Je ne peux malheureusement pas suivre son exemple.
Edmée passe quelques jours à Bruxelles chez Nelly avant de rentrer assister le 1er juin au vernissage de l’Exposition de
Robin au « Foyer International d’Accueil de Paris » sur le thème « Les mois et les semaines ».
Jean-Louis Depierris présente ainsi le jeune peintre dont il aime le travail :
« La peinture de Robin Arma
est sensorielle et méditative.
Dans certaines œuvres,
un souci de structure
conserve au blanc papier
son éclat de silence pour illuminer un feutre
de masses noires et bleu nuit.
Et d’un accent isolé
vert ou ocre, jaillit le chant.
Dans d’autres, un ordonnance
souple de rythmes colorés,
à dominantes rousses,
s’exalte en incantation.
Ses résonances orchestrent
une peinture lyrique
aux modulations frémissantes.
Ailleurs, par de fines empreintes
en sillages bleus ou bruns,
mais ces filets fragiles
toujours dans l’isolement du blanc,
Robin Arma affirme
en effleurant.
Mais, quand d’amples volutes noires
enserrent de leur tension
une lumière bleue,
l’impulsion saisit.
L’œuvre de Robin Arma :
les pulsations
d’une invention réservée. »
Et c’est dans les premiers jours de juin aussi, que l’Exposition des couvertures, reprise sous le titre « Mouvement dans
le mouvement » a lieu au Pecq.
L’exposition avait été prévue au Musée. Par un fâcheux malentendu, les mêmes dates ont été proposées à Jean Bertholle
dans le même cadre. Par gentillesse pour Bertholle et pour Robin qui a beaucoup de respect pour son maître, j’ai
renoncé au Musée et accepté la proposition qu’on m’a faite. L’un des organisateurs des expositions, a obtenu la
collaboration de la Municipalité du Pecq : l’exposition est donc prévue dans la Salle des Fêtes de la commune, avec le
vernissage le 4 juin, un cocktail et, le soir, le concert.
En dépit de contacts fréquents avec les organisateurs et les responsables, la question pratique de l’accrochage n’avance
guère. Aussi, la veille du vernissage, aidé de Robin, je charge la voiture, nous emportons le tout et nous effectuons
nous-mêmes le travail. Ce genre d’expérience n’est pas exceptionnelle, ni pour moi, ni pour beaucoup d’autres artistes.
N’ai-je pas vu Bazaine, par exemple, aider lui-même à monter une exposition de son ami Lautrec ?
D’assez jolies affiches sont déjà collées dans toute la région, quand on s’aperçoit que manque la date du vernissage et
du concert !
Le vernissage se déroule dans une excellente ambiance, avec des personnalités de la région fort aimables, quelques
artistes, un public intéressé. Nous avons droit à un buffet somptueux, servi par le personnel nombreux d’un traiteur
connu. Prestige d’une municipalité oblige !
Le concert est présenté par le chef d’orchestre, Edmond Rosenfeld, habitant la commune. J’ai tenu à ce que le
programme et les interprètes soient les mêmes qu’au F.I.A.P. Les jeunes artistes étrangers sont fort applaudis. Là encore,
l’O.R.T.F. enregistre le concert.
Faby a accompagné notre chère Emy qui habite la commune. Emy et sa canne ! Canne qui joue sa partie dans
l’exécution puisqu’il est dit que jamais un enregistrement d’un de mes concerts se passera sans incident technique... !
La canne tombe donc par deux fois et on entendra distinctement quand le concert sera diffusé, sa participation. Ce n’est
qu’un élément incongru de plus qui s’ajoute à certaine montre, à certaine toux, à certain ronronnement de lampe, à
certain violoncelle... au cours des concerts passés et en annonce d’autres au cours des concerts à venir !
Le Courrier Républicain de l’Ile - de - France écrit le 13 juin, sous la signature Vidi :
La Réunion des Virtuoses :
« Où va l’art ? C’est un questionnement posé, car il suit le cours des choses et évolue avec le temps. Et bien, au Pecq,
l’Art se porte bien, il réunit ensemble pour le plaisir de tous, Musique, Poésie et Dessins. Il semble qu’on oublie trop
souvent que les peintres aiment et mettent au service de leur art la musique et la poésie et qu’ils leur ont dédié bon
nombre de leurs toiles.
Dufy n’était - il pas passionné par Mozart ? Braque, Picasso, et Chagall ne comptaient - ils par parmi leurs tableaux la
musique sous toutes ses formes .
Et bien, cette fois, c’est chose faite, Paul Arma, grand compositeur, voit célébrer son talent au travers de poèmes et
d’œuvres graphiques.
La Salle des Fêtes du Pecq a réalisé une exposition très humaine et très vivante. La Musique y prend figure humaine
par l’intermédiaire de cartes postales, de lettres élogieuses et amicales écrites par Charles Munch, P. Soulages, tandis
que la poésie s’identifie à M. Seuphor, à Carzou, à C. Aveline et à Charles Vildrac. Les disques sont là pour rappeler
les cantates, les chansons folkloriques, les chorales, etc. de Paul Arma dont le linoléum, et une photo viennent illustrer
la puissance, la personnalité marquante, la solidité et la finesse de ce grand compositeur. L’homogénéité et l’harmonie
se sont faits les complices de cette réunion de l’art plastique, musical et poétique.
Picasso, Chagall, Braque, Dufy, S. Delaunay, Léger, Matisse, J. Bertholle, Bissière et beaucoup d’autres encore l’ont
interprété, chacun au gré de son oreille, de son âme, de son goût. Jean Messagier s’est élancé à coup de crayon dans la
pureté et la souplesse alors que Key Sato, plus complexe, exerçait son talent dans les profondeurs insondables de la
mélodie. L’art figuratif de Vasarely ondulait sur les notes variables de la musique donnant le rythme et le mouvement,
tandis que Lajos Kassak et M. Cahn unissaient les sons et les vibrations à une construction très mathématique et très
abstraite.
Les couleurs fondantes et pastel de l’aquarelle de G. Singier illustraient ave raffinement et charme la poésie de M.
Seuphor interprété par Paul Arma et montrant bien la liberté triomphante de l’art.
Monde cosmique, vision insolite, rêve et romantisme, on peut tout faire dire à la musique .de Paul Arma et tous les
peintres de cette manifestation un peu exceptionnelle nous le démontrent. Chacun a le droit de mettre ici son art au
service de ses sens et de ses goûts et de son choix pour nous proposer une nouvelle vision de la musique. Picasso a
choisi de dessiner les poèmes de Romain Rolland mis en musique par Paul Arma. Dufy a préféré exercer sa virtuosité
sur les poèmes de C. Vildrac, tandis que la pureté de Matisse convenait mieux à la poésie de C. Aveline.
De tout cet hommage, Paul Arma ressort plus homme qu’artiste. On apprend à le connaître mais aussi à le toucher. Il
n’apparaît pas comme un montre sacré de la grande musique, mais comme un homme aimé, entouré de nombreux amis,
travaillant avec lui et pour lui. Bravo pour de « Mouvement dans le mouvement » brillamment illustré par Paul Arma
».
ENFANTS
1973
Je suis toute au bonheur de voir nos deux enfants ayant trouvé chacun un compagnon, et je
suis heureuse de savoir qu’avant de se marier, ils font d’abord l’expérience de vie commune.
D’ailleurs, avec sagesse, Jane et Robin ont chacun leur atelier, et Robin travaille dur pour
aménager confortablement les vieux logis auxquels manquait le confort le plus élémentaire !
Il écrit :
« … Dans l’appartement de Jane, il n’y a plus ni plafonds, ni cloisons, c’est tout juste s’il reste
un plancher et un toit… il sera magnifique avec des énormes soupentes … les gravats sont
emmenés par une entreprise spécialisée …».
Ses années d’architecture sont précieuses pour ses plans d’installation. Le courage ne lui
manque jamais pour des entreprises de ce genre, et son horaire d’enseignant lui laisse une
liberté appréciable.
Je sais qu’il est un bon soutien pour une Jane un peu fragile et qui m’écrit lorsqu’elle me
connaît bien et me considère comme une amie :
«…Quant à moi, je pense que si je n’ai évidemment pas de problèmes aussi importants que
d’autres, ceux que j’ai ( et que j’ai toujours eus d’ailleurs ) me pèsent particulièrement… J’ai
toujours servi de tampon, de médiatrice entre les membres de ma famille, je m’y suis
habituée plus ou moins, mais en ce moment je ne suis pas assez solide pour supporter les
chocs et les discussions et les vengeances et ça me déprime au plus haut point.
... Si je ne suis pas simple et naturelle « en famille », c’est que, comme je n’ai jamais connu
une atmosphère « en famille », je n’ai aucune idée comment il faudrait se comporter … ».
Elle en a terminé avec les Beaux-Arts et je lui conseille de suivre les cours de « l’École du
Louvre ». Elle s’y inscrit et va en devenir une des plus brillantes élèves qui va passer les
examens avec grand succès et se préparer à une carrière fort intéressante. Elle y fait aussi la
connaissance d’une fille fort sympathique, Francesca qui va devenir sa meilleure amie et qui,
pour le moment, poursuit parallèlement des études de droit et d’histoire de l’Art.
Robin fera aussi une première année a l’École du Louvre, mais abandonnera bientôt les cours,
pour poursuivre seul des connaissances très vastes, en art.
Jane a exposé, en janvier, à la Maison des Beaux-Arts, et en février avec Robin et Pierre
François Corse, un de leurs camarades d’études, à Meudon.
Robert Vrinat écrit en mars, dans « Les Nouvelles Littéraires » :
« Les environs de Paris nous donnent souvent la joie de découvrir, ou de redécouvrir, des
artistes, jeunes pour la plupart, qui se manifestent peu dans la capitale. Ainsi, à Meudon,
Robin Arma prouva sa maîtrise et sa richesse d’imagination créatrice dans des « fantaisies »,
« variations », « compositions », « bucoliques », œuvres abstraites pleines de poésie et de
maturité. Pierre François Gorse montra des mosaïques, et des huiles, acryliques et aquarelles
aux tons haussés, de structure complexe et souvent rude. Jane Roberts, figurative comme
Gorse, mais elle aussi d’une grande force d’interprétation, exposait des aquarelles gravures
pleines de charme et de justesse. Voilà trois noms à retenir ».
Anne a passé les vacances de février avec nous : semaine de réjouissances avec la si aimable
enfant. Je ne suis pas la dernière à me divertir au Cirque d’Hiver, au Théâtre d’ombres, au
spectacle de marionnettes à l’Institut néerlandais où Jane et Robin nous accompagnent, au
cinéma où nous voyons le « Voyage en ballon ». Chaque jour a une couleur de fête et je ne
manque pas d’emmener Anne, passer quelques moments dans une galerie ou un musée pour
la mettre en contact avec des œuvres d’art. Sans commentaires superflus, en lui indiquant
brièvement le sujet de l’exposition, je la laisse regarder et n’impose aucune contrainte. Un jour
que, pressée de courir au divertissement qui suit, elle ronchonne un peu à l’idée d’entrer à
l’Orangerie, je lui explique que cette exposition m’intéresse, que j’ai fait le projet de la voir ; je
ne l’oblige pas à me suivre, elle peut rester dans le jardin et jouer en m’attendant. Elle hésite,
finalement me suit et du coin de l’œil, je la vois s’intéresser aux œuvres exposées.
Ce sera ma récompense de constater plus tard que ces « bains » non forcés dans le domaine
de l’art, lui donneront une curiosité intellectuelle qu’elle apprendra elle-même à satisfaire.
Nous avons pris quelque repos en Auvergne. Chambon - sur - Dolore : un petit hameau à 900
mètres d’altitude non loin d’Ambert, trois maisons, une église fermée, une école avec quelques
élèves qui viennent des fermes de la région, et pour lesquels une « cantine » est organisée
dans une des salles du petit hôtel que nous habitons.
« La Clairière », c’est son nom, est désert à cette saison, février est très froid, l’eau de la belle
fontaine de la place prend en glace. Il neige et les promenades dans les forêts de châtaigniers
sont un enchantement. Nous arpentons les routes vers les hameaux voisins : Frideroche,
L’Hôpital, Fourvols, nous découvrons un moulin, une fromagerie et nous poussons un jour,
emmenés par un automobiliste de passage, jusqu’à la Chaise Dieu.
Paul refait la maquette du livre pour notre éditeur anglais. Je dessine et je relis Pourrat dont
c’est le pays.
Nos hôtes nous soignent si bien que c’est avec une crise de foie que je termine le séjour, alors
que Paul se régale des délices fournies par le cochon qu’on vient de tuer. Séjour agréable mais
résultat décevant pour le travail. Paul envoie, en avril, la nouvelle maquette du livre « Faber »
- fautes dans les textes français corrigées, erreurs de mise en page rectifiées -. Mais c’en est
fini avec le joli livre : il ne sera pas réédité et sera vendu imparfait. Tant d’années de 1968 à
1973, tant d’efforts pour ce semi-échec.
Mois de mars et d’avril remuants avant un petit séjour à La Ferme. C’est décidé, nous vendons,
dérangés par toutes les transformations qui ont enlaidi notre coin autrefois si paisible.
Mais comme il est étrange que ce soit, justement quand nous avons décidé d’abandonner notre
Ferme, qu’une nuit, à Issy, chante, en bas de notre quatrième étage, un rossignol. Un
rossignol qui jamais ne chanta dans notre campagne.
A trois heures, tout est silence, dans cette banlieue pourtant bien proche de Paris. Pas de
trains, pas de voitures. C’est une rémission très brève, si étrange dans notre univers bruyant,
que le sommeil en est sauvent interrompu, et que, pendant quelques instants, nous prenons
conscience de ce calme, avec un confus plaisir. Juste le temps de soulever la tête de l’oreiller,
pour voir si le ciel est clair, pour entendre le silence, percevoir des frôlements de vent, des
bruissements de pluie.
Cette nuit, la lune éclaire les jardins et dans l’un d’eux, un rossignol chante.
J’ai d’abord cru a un joli rêve, et je me suis obligée à me lever, à m’accouder au balcon pour
ne pas douter de ce petit miracle : un rossignol réfugié à neuf minutes de la Tour
Montparnasse, pour enchanter les nuits des sourds que nous devenons. L’oiseau venait-il
d’une de nos campagnes où les insecticides et les herbicides tuent faune et flore ?
Rouges-gorges et pinsons, chardonnerets et mésanges, que nous ne voyons plus autour de
notre Ferme, nous les entendons ici. Ils trouvent dans les jardins de banlieue la paix et la
pitance que les paysans leur refusent. Des merles aussi, par dizaines, nichent dans les arbres
des avenues.
Ne nous restent, dans notre campagne, que d’autres merles entêtés, des sansonnets, si
nombreux que les fermiers ne parviennent pas à tous les détruire à coups de fusil, et des
hirondelles qui fuiront bientôt les étables vides et froides et les champs sans insectes.
Les jardins des villes deviennent réserves à oiseaux, et les sages qui y vivront leurs étés y
connaîtront des heures calmes et heureuses lorsque les voitures les auront quittés pour des
routes d’autre part, des campagnes sans vie, des nuits sans rossignol.
Ce n’est pas pour cela seulement que nous abandonnons nos vieux murs ! Il devient lourd
pour nous d’entretenir à la fois un grand appartement que nous n’occupons plus qu’à deux et
les bâtiments immenses de La Ferme.
Sagement, nous envisageons de quitter l’appartement, de vendre La Ferme et de trouver une
maison et un jardin près de Paris, avec une gare proche, un peu comme nos amis de Meudon.
Vont commencer la ronde des agences, les visites, nous connaissons tellement tout cela...
Et puisque autoroute, transformateurs , pavillons , hangars sont venus envahir notre calme
campagne, nous allons chercher une oasis dans un endroit déjà encombré par tout cela. Ainsi
pas de déceptions au bout de quelques années.
En attendant, nous voulons profiter le plus possible de nos vieux murs et nous y allons
souvent, Paul faisant les allées et venues entre Launay et Paris.
Marguerite vient m’y rejoindre avec l’amie anglaise Stella qu’elle a rencontrée en Iran. Stella
est sculpteur et elle a appris que des pierres étrangement travaillées sont visibles dans un
jardin de Saint-Chéron. Le jardin appartient justement à l’ancien propriétaire de La Ferme.
Cette circonstance nous permet d’être relativement bien accueillies par des gens visiblement
excédés par les visites que des « savants » leur ont déjà faites.
Effectivement, ces pierres sont extraordinaires, semblables à de très anciennes idoles. Sontelles des curiosités naturelles, des pierres travaillées, nous n’en saurons pas plus ; peut-être
percera-t-on un jour le « mystère de Saint - Chéron » ?
Me prend l’envie d’aller voir Nelly à Bruxelles. Je revois ses enfants, Claude et son mari
médecin, Alain ; Marc qui finit ses études de médecine. Je rends visite au cousin René. Nelly,
Marc et moi, allons à la Biennale de sculpture dans le Parc Saint - Gilles, puis à Braisne - le -
Château pour finir la soirée au Moulin de Wolluwé. Petit intermède d’amitié.
NOUS VENDONS LA FERME
1973
Je compose très peu cette année, pris par d’autres préoccupations de tous ordres.
La femme de notre vieil ami, Jean Cassou, Ida est très malade. Nous sommes inquiets et j’écris à Jean en juillet :
« Mon cher Ami,
Il m’est difficile de trouver les mots qui exprimeraient la peine que nous éprouvons, en face des nouvelles de l’état de
santé de votre femme. Notre seule réaction, au - delà de notre profonde affection, est la révolte contre l’impuissance
humaine, contre l’ignorance voulue et méthodiquement dirigée, qui asservissent génies et savants, en les pourrant vers
les découvertes de destruction, et non vers les moyens de bonheur physique ou moral. C’est parce que l’homme, quel
que soit le régime ou le système politique, économique, idéologique ou religieux, n’a pas autant de valeur que la
vulgaire marchandise, le pétrole ou autre.
Je comprends votre peu d’optimisme, votre peu d’enthousiasme. Nous sommes de ceux, qui avons consacré - et avec
quelle joie, avec quelles foi et expérience - notre existence pour quelque chose de meilleur, de plus probe, de plus
honnête, de plus équitable, sans même avoir voulu nous abaisser dans les marécages puants des politiques, nous nous
apercevons, avec tristesse, combien notre lutte a été inefficace.
Et puis, c’est bien vous qui avez exprimé si magistralement notre vrai intérieur, notre révolte, en écrivant :
« O Dieu de justice qui régnez,
Non aux cieux mais dans le cœur de l’homme,
au cœur de sa colère,
Ne vous répandrez - vous jamais sur la terre ? ».
Et bien : non. Votre question ne reçoit pas de réponse satisfaisante. Pas de réponse du tout, puisqu’il n’y a même plus
d’interlocuteur nulle part.
Il ne reste qu’une seule chose : le - pouvoir - à - n’importe - quel - prix. Cela ne vous plaît pas ? Personne ne tient
compte de ce que vous ressentez. Vous n’êtes pas content ? On vous balaiera par des moyens bien efficaces. Alors,
taisez - vous, et vous serez un brave citoyen ( socialiste, ou communiste, ou capitaliste, ou fasciste ou autre ), et vous
serez respecté dans votre indignité.
Il y eut des moments dans ma vie, où j’ai cru comprendre partiellement certaines choses. Aujourd’hui, je retrouve
Montaigne, quand il disait qu’il ne savait pas s’il savait quelque chose. Et j’aurais eu comme seule consolation de
pouvoir constater, que cela n’est en rien mon cas personnel ; mais, hélas, partout où se tourne mon regard, sur toute
cette terre, les hommes que j’aime et que j’estime, se trouvent au même point . Voyez les dernières déclarations de
Sakharov, découragé, désespéré.
A son sujet justement, et en particulier au sujet de l’appel pathétique de sa femme, j’ai pris contact avec la « Ligue
Française des Droits de l’Homme ». Daniel Mayer n’est pas à Paris, je lui écris, pour lui demander ce qui peut être
fait. Je vous tiendrai au courant de sa réponse.
Je veux terminer cette lettre sur un sujet optimiste, qui va vous apporter un petit rayon de soleil : les premiers
exemplaires de la partition de notre Cantata da Camera enfin parue . Un exemplaire « H.C. », pour vos archives et
deux pour les offrir. Dites - moi si vous en désirez d’autres.
Avec nos vœux les plus vrais, nous vous envoyons, à vous et aux vôtres, nos amicales et affectueuses pensées ».
Notre ami me répond le 28 juillet :
« Mon cher Ami,
De tout cœur, merci pour tout ce que, Madame Arma et vous, vous me dites au sujet de ma femme.
…On verra, mais ce qu’on voit tout de suite, c’est la chaleureuse affection d’amis tels que vous, et cela nous fait grand
bien. Comme aussi cette partition de la Cantata da Camera. La voilà, notre Cantate. Mes vers de prison chantent à
l’air libre dans toute la pathétique richesse de vos masses orchestrales et de vos voix. Grande joie, cher Paul Arma,
grande joie fraternelle pour moi et pour vous !
Votre lettre est très belle et j’ai lu, nous avons lu, ma femme et moi, d’un même trait, dans la même coulée, car il s’agit
de la même chose, la lettre de Sakharov. Y a - t - il jamais eu, dans aucun siècle de l’histoire, rien de plus monstrueux,
de plus abominable que cet empire russe ? Il dégrade l’honneur d’une façon plus atroce encore que ne l’a fait l’empire
nazi.
Vieillir peut s’accompagner de peines privées. Et aussi de cette mélancolie que nous inspire un regard rétrospectif sur
les malheurs du monde où l’on a vécu. Mais aussi, cela peut s’accompagner d’espérances. Celles qu’on met dans le
destin générale de l’homme. On peut en effet se permettre se souhaiter que ça aille un peu mieux. Que telles intentions
de progrès, de révolution, de justice, de concorde se réalisent. Mais vieillir en se disant qu’il n’y a rien, absolument
rien à faire, c’est assez terrible. Me voilà dans cette inévitable perspective : elle s’offre à vous pour plus longtemps…
Alors, mon cher ami, faites des cantates, faites beaucoup, beaucoup de musique durant tout ce temps, durant tout cet
horrible temps, occupez - le tout entier de musique ».
Le premier Festival des « Soirées de Normandie » est prévu cet été. Son organisateur, le violoniste Michel Chauveton
avait créé ma « Sonate pour violon seul » en avril 1949, et la joue souvent encore. Il me propose de participer, pendant
le Festival, au concert du 14 juillet, avec les « 19 Structures sonores » - jouées par « l’Orchestre de Chambre français »
que dirige Jacques Michon. Au programme de ce concert, il y a encore un Concerto pour piano de Mozart, joué par
Noël Lee, le « Divertimento » de Bartók et une « Symphonie » de Haydn.
Nous sommes reçus dans le ravissant vieux château de Meuvaine. Les concerts sont donnés à l’Eglise Notre-Dame de la
Natalité à Bernières - sur - Mer. L’acoustique y est remarquable sans cet écho souvent pénible et gênant dans les églises.
Le public vient nombreux, l’orchestre est très bon et le jeu de Noël Lee, excellent. L’accueil des responsables, de la
municipalité, du public est fort sympathique.
J’ai le temps de faire, le lendemain du concert, une promenade à Bayeux et à Arromanche, avant de rentrer à Paris, en
compagnie de Noël Lee et de Jacques Michon.
A Launay, en été, je donne suite à une demande de la R.T.B. de Bruxelles. Ce sont les QUATRE CHOEURS POUR
VOIX ÉGALES 251, d’après des thèmes populaires de quatre peuples, chacun dans sa langue originale :
« Ani Couni » (Danse des fantômes, Indiens Paï-Utes, Nevada, U.S.A.) ; « Go tell it on the mountain » ( NegroSpiritual ) « Pasol Janko dwa woly » ( Slovaque ) ; « Au son du fifre et du biniou » ( Bretagne ).
La première mondiale sera donnée par une chorale belge de jeunes filles - à la R.T.B. de Bruxelles.
Il existe relativement peu de chœurs à quatre voix égales, surtout basés sur des chants de divers pays, de divers peuples,
dans des langues originales - c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles ces chœurs se répandront largement
dans des établissements scolaires de jeunes filles.
Pendant une partie de l’été, Eliane Janet, notre voisine de Forges, tourne, dans l’atelier de Manessier, et chez sa sœur et
son beau-frère, les tisserands Plasse-Le Caisne, un court-métrage sur « la naissance d’une tapisserie d’Alfred Manessier
», « Les fils enchantés ». On me demande la musique pour ce film, et je suis heureux de cela.
Eliane Janet nous projette son travail, chez elle, à Forges. Il est très beau, dans sa simplicité, sa vérité et les fils y tissent
sur le métier, une poétique naissance. La technique est parfaite, avec des prises de vues réussies, claires, explicites, et je
travaille avec plaisir sur un montage de musique électromagnétique - j’ai abandonné cette technique depuis 1967 - qui
me paraît convenir à la réalisation filmée. J’avais exposé ma conception au peintre, aux tisserands, à la cinéaste en les
réunissant chez moi et en leur faisant entendre des fragments que je pense utiliser. Ils sont tous d’accord et ils sont
encore plus satisfaits, l’œuvre achevée.
LES FILS ENCHANTÉS 252 auront leur première diffusion sur Antenne 2, en avril 1977 et obtiendront une médaille
au « Festival International de la Télévision » à Monte Carlo.
Nous aurons toujours grand plaisir à revoir les Plasse-Le Caisne et nous visiterons avec curiosité leurs ateliers de Houx.
Lui est un pince-sans-rire qu’il est difficile d’écouter sans amusement. Elle, essaie de tempérer, toujours avec
gentillesse, les fantaisies de son mari. Je serai très fier quand il me demandera de pouvoir réaliser, en 1974, en tapisserie
de belle dimension, une de mes « Musigraphies » dont il aime les graphismes. Elle prendra place, lignes de couleurs sur
fond bistre, sur le mur de mon studio, ajoutant ce témoignage d’amitié aux tableaux, aux sculptures de mes amis, ces
témoignages que j’aime réunir autour de moi.
Je termine enfin le DIVERTIMENTO N° 17 253 pour violon et violoncelle promis à Yan Dobrzelewski et Jacques
Trouillet qui est encore au Costa Rica où il a rejoint Yan. Ils mettent aussitôt l’oeuvre dans leur programme, la jouent,
en avant-première en novembre, à l’Institut Français de San José avant de la donner en première mondiale en Suisse, en
1974, à Neuchâtel. Ils font aussi voyager les « Trois Résonances » du Costa Rica au Mexique, du Honduras au
Guatemala, de Porto Rico à la Martinique, de la Guadeloupe à la Colombie.
Pendant l’été, France - Musique fait entendre en juin l’enregistrement de Stuttgart de la « Cantate de la Terre », en
juillet le « Divertimento de Concert n° 1 » dans l’émission de Florian Hollard, et en août, dans les « Reprises
Symphoniques », les « Transparences pour orchestre » par l’Orchestre de Lille dirigé par Maurice Suzan.
Jérusalem donne, en mai, les « Deux Transparences » avec le flûtiste Uri Shoham et l’orchestre de la radio dirigé par
Yuri Ahronovitch. La copie sur bande que Jérusalem fait parvenir à Paris me satisfait pleinement. La compréhension
d’une œuvre nouvelle place le chef parmi les meilleurs, sa baguette sait imposer à l’orchestre, non seulement une
discipline exemplaire, mais aussi une vibration et une pulsation intérieures excellentes.
Du mois d’août au mois d’octobre, en Belgique, la troisième chaîne de la R.T.B. retransmet les dix entretiens avec
Martine Cadieu.
C’est pendant l’été que je travaille encore à ce que je vais appeler MUSIGRAPHIES que je continuerai en 1974. De
celles-ci, Andras Kenessei écrira, dans « Magyar Hirlap » de Budapest, en 1984 :
« Des œuvres sont là, formant un tout sans former pour autant une série : des réseaux de lignes sur feuilles blanches et
quadrillées qui représentant comme l’apparition de la musique déployée dans le temps, dessins faits avec des feutres de
couleur. Il y en a qui ressemble plutôt à un diagramme de production ou de statistique, mais quiconque a déjà vu des
oscilloscopes dans des studios d’enregistrement ou qui connaît la musique sur la pellicule des films de Mc. Laren,
saura où classer ces dessins. Il suffit d’avoir un peu d’intuition et quelques connaissances musicales pour y reconnaître
la mélodie à quatre voix, le canon, la structuration, ou l’image caractéristique avec des lignes brisées à l’angle droit
des sons et des bruits du générateur acoustique. Ce sont autant d’expériences musicalo - iconiques extrêmement
intéressantes et variables jusqu’à l’infini, rappelant les solutions d’animation des films de ce Norman Mc. Laren que
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M.S. inédit.
1973. Paris. Musique pour film d’Eliane Janet : « Les fils enchantés ». Naissance d’une tapisserie de
Manessier.
M.S. inédit.
nous venons de citer »…
Les jeunes d’un quatuor de saxophones néerlandais dont je fais la connaissance à un concert, m’apprennent qu’aux
États-Unis, d’où ils reviennent, ils ont entendu une excellente interprétation de mes « Sept Transparences », sur un
DISQUE enregistré par l’ « American Saxophone Quartet » - George Wolfe, James Kaiser, Dane Kluesner, Dennis
Bamber -. Je me fais envoyer le disque qui est vraiment remarquable avec des sonorités jamais entendues par un tel
ensemble.
Les amitiés durables, fidèles, désintéressées sont, en général, exceptionnelles ; seules les rendent possibles, la sincérité
réciproque, l’honnêteté non moins réciproque, l’acceptation d’une franchise inconditionnelle, la reconnaissance de la
différence de l’autre, la tolérance, c’est ce qui caractérise, il me semble, les liens et la très longue amitié qui existent
entre Raymond Lyon et moi. Nos relations, depuis des décennies, n’ont jamais connu la moindre fausse note. Nous nous
acceptons parce que nous nous connaissons - et nous continuons à nous connaître parce que nous nous acceptons. Nous
sommes, tout simplement, des amis, des vrais amis.
Raymond Lyon, critique musical - rédacteur en chef du « Guide du concert » pendant de nombreuses années - est un des
rédacteurs principaux du « Courrier Musical de France », organe publié pour la propagande française, par le Quai
d’Orsay, et diffusé par toutes nos Ambassades. Il a toujours écrit comme il pensait parce qu’il considère que la sincérité
est une vertu - et ce n’est pas moi qui suis en désaccord avec lui !
Il a souvent écrit sur moi, sur mes oeuvres, sur mes activités - non parce qu’il a de l’amitié pour moi, mais parce qu’il
considère que ces sujets sont dignes d’articles. Apprenant que nous allons quitter La Ferme que nous aimons, il décide
de venir y faire un reportage à paraître dans sa revue sous le titre « Propos impromptu, Paul Arma ». Et cette journée
d’août reste un bien bon souvenir. Il explore la maison et son entourage, comprenant ce que nous avons fait, avec
respect, de cette vieille demeure en lui laissant son vrai visage sans maquillage.
Après le déjeuner, nous nous retirons tous les deux dans l’un des ateliers, dont il aime la charpente solide. Il m’assure
que l’entretien, enregistré sur magnétophone, sera rigoureusement reproduit, et après quelques questions, me laisse
parler, sans hâte. Parfois, je vois un sourire se dessiner sur ses lèvres, un signe de contentement, mais jamais il ne
m’interrompt. Il fait quelques photos qui illustreront le texte et m’en emprunte une très ancienne, où j’avais onze ans.
Ainsi quelques points de repères, mon enfance, des couvertures de partitions - Matisse, Arp - une de mes grandes
« musiques sculptées », une « Musigraphie » et les notes musicales qui sont à son origine, éclairent le « Propos ».
J’aime le respect avec lequel un journaliste de la taille de Raymond Lyon, traite les dires de son interlocuteur.
Puisque nous avons décidé de nous séparer de La Ferme - avec quelle peine - nous entendons en tirer, plus encore que
d’habitude, les jouissances estivales, et nos amis sont encore plus nombreux que les autres années à venir partager nos
joies.
Il y a, comme toujours, de nouvelles connaissances que les anciennes nous amènent : Renée Diamant-Berger est de
celles-là, que nous avons connue chez Marcel Beck, et qui nous fait connaître, à son tour, le peintre Marianne Fayol et
Pierre son mari.
Des nouveaux venus aussi, pour des projets qui se dessinent, Michel Carminati de Dijon, le Directeur de la Maison de la
Culture de Corbeil.
Lui, arrive un jour où la maison embaume la confiture de framboises qui est en train de cuire dans la grande bassine et
sa stupéfaction nous laisse rêveurs : il n’imaginait pas qu’on puisse encore fabriquer soi-même ses confitures Je lui
conseille de relire certaines pages de Georges Duhamel à ce propos et nous le laissons un long moment savourer l’indicible parfum !
Nous quittons aussi parfois nos murs pour faire quelques visites ; nous allons voir à Gourville, dans leur beau domaine,
les Gorse qui ont, avec une autoroute, les mêmes problèmes que nous, mais ne se décident pas à quitter leur demeure.
C’est avec un réel plaisir que nous acceptons l’invitation à déjeuner des Schneider, dans leur maison de campagne
d’Andigers.
Pour travailler dans le calme, ils vivent pendant une grande partie de l’année dans cette demeure spacieuse meublée
d’une façon simple et pratique qui donne sur un grand et beau jardin. Je me réjouis chaque fois que j’ai l’occasion de
parler de musique avec Gérard Schneider : il s’exprime simplement, sans prétention aucune, n’abordant jamais les
problèmes techniques, mais dévoilant des observations pertinentes sur les rapports des arts, musical et plastique. C’est
là un sujet passionnant et inépuisable.
Sa jeune femme, peintre elle aussi, nous fait le plaisir de nous ouvrir son atelier et nous sentons que c’est là un
privilège, car son extrême modestie ne l’empêche pas d’avoir - à côté de l’œuvre reconnu de son mari - la conscience du
métier très sûr qu’elle possède. Nous sommes, à la vue de ses nombreuses toiles, très agréablement surpris : elles
témoignent toutes d’une jeunesse qui n’hésite pas à se manifester avec bonheur. On y sent une sorte de vibration
heureuse créée par l’emploi de couleurs franches et la juxtaposition des formes. Son monde à elle est totalement à elle
seule, et ne ressemble en rien à celui de son mari. C’est là un point d’une grande importance que nous connaissons déjà
chez d’autres couples de peintres que nous admirons aussi pour cela.
Encore une belle journée d’amicaux échanges !
Nous sillonnons la Vallée de Chevreuse, la banlieue Sud-Ouest, car nous avons décidé de trouver une nouvelle et unique
demeure sur la ligne Saint - Rémy - Denfert ou sur la ligne Meudon - Montparnasse. Il nous faut une gare à proximité
car l’état de mes yeux ne me permettra plus de conduire longtemps et Edmée refuse obstinément d’utiliser son permis.
Nous espérons vendre pour acheter, ce qui n’est pas le plus facile, mais puisque nous sommes décidés, il faut bien
commencer de l’une ou l’autre façon.
Nous mettons une annonce dans différents journaux et tandis que je reste pour faire visiter La Ferme, Edmée attend les
coups de fil à Issy.
J’essaie de travailler, mais je suis souvent dérangé et pour rien... Mon rôle de Cicérone me déplaît de plus en plus et je
crois que je reçois de plus en plus mal les gens.
Efforts d’ailleurs inutiles, car La Ferme ne se vend pas cette année.
Par contre, après un nombre incalculable de visites, nous trouvons ce qui semble nous convenir.
... Mais je dois abandonner ces problèmes matériels pour un court voyage à Bâle et un autre à Dijon.
PETITE ANNONCE
1973
« Villeneuve - sur - Auvers », mots magiques qui évoquent pour nous, les anciens jeunes du
Front Populaire, l’allégresse, l’enthousiasme, l’espoir de notre jeunesse. Villeneuve - sur Auvers, c’était l’Auberge de la Jeunesse, les réunions, les fêtes, les camarades...
Sylvie Gouin n’a pas voulu rompre la tradition qui unit ses parents à ce lieu qu’ils continuent de
fréquenter. C’est là qu’elle se marie avec Jean - Michel, en juillet. Paul ne peut venir, mais
Jane, Robin, Dick, un de leurs camarades et moi, nous prenons joyeusement en voiture, les
petites routes qui nous mènent de La Ferme à Villeneuve.
Très jolie fête. Sylvie et Jean - Michel tous les deux en blanc, sont rayonnants.
Le cortège se déroule, sans formalisme, dans la grande rue du village : le soleil, les couleurs,
en font un tableau impressionniste.
Robin a orné les fenêtres de l’église de huit maquettes de vitraux en Rhodoïd et tient
l’harmonium.
Et la fête se poursuit sous l’auvent d’une ferme, où nous danserons, tard dans la nuit,
alternant les polkas, les danses populaires et les blues et tangos.
Les grands-mères et les petits neveux et nièces sont là. Vieilles personnes et enfants... Yvonne
et Jean sont heureux !
Jane et Robin partent se reposer en montagne, puis Robin descend à Nice où il loue une
voiture pour aller sur le chantier d’Isola 2000. Il doit rencontrer l’architecte et espère réaliser
une œuvre pour la nouvelle station de sports d’hiver. Espoir déçu, voyage inutile. Mais il a à
exécuter une réalisation pour le Palais des Congrès à Versailles.
Jane, de son côté, prépare une Exposition pour le F.I.A.P. Anne passe quelque temps à La
Ferme avant de rejoindre son papa, tandis que Miroka et Roger prennent leurs vacances à
Saint-Raphaël.
Nos visites aux agences nous ont conduits dans tous les coins et recoins de cette partie d’Ilede-France que nous ne voulons pas quitter. Nous décidons de voir une dernière agence à
Sceaux et d’arrêter ensuite les recherches pour cette année. Miracle ! C’est la dernière maison
visitée qui nous plaît. Le jardin qu’on nous montre d’abord nous donne un coup au cœur : nous
nous regardons, déjà d’accord pour cela. Après tout ce que nous avons vu de potagers soignés
et de pelouses étriquées, de rangées de rosiers et de parterres bien peignés, ce verger bon
enfant où font bon ménage les fruitiers et les conifères, l’herbe et les fleurs nous enchante. La
maison nous plaît aussi avec de très larges baies qui laissent entrer la lumière. Les vendeurs
sont sympathiques. La gare est à quelques minutes de marche - sur cette ligne de Saint Rémy - les - Chevreuse - que décidément, je ne quitterai jamais !
On essaye bien de nous montrer une autre demeure - historique paraît-il, puisqu’elle fut, avant
sa transformation, celle du jardinier de Colbert ! - mais les deux tours d’angle, la taille
impressionnante des pièces et... le prix ne nous plaisent pas : c’est un décor dans lequel il
faudrait recevoir en costume d’époque !
Nous fermons les yeux sur l’environnement de la première maison - il n’est pas celui que nous
aurions souhaité, après les belles couleurs du hameau - mais les arbres du jardin sont un
écran parfait... et nous signons un compromis d’achat.
Il reste à vendre La Ferme !
Vendre la maison qu’on a achetée après tant d’aventures est une autre sorte d’aventure, elle
aussi pleine d’imprévus. Tout d’abord, on décide de se passer d’intermédiaire et on met au
point une petite annonce dont on est satisfait parce qu’on la trouve complète et claire. Elle dit
tout, ne cache rien : on n’a pas lésiné sur les détails et bien sûr, elle coûte des argents fous.
Nous nous partageons les missions : je rentre à Paris pour répondre aux coups de fil... - je
déteste tant le téléphone ! - et organiser le planning des visites tandis que Paul reste à La
Ferme pour jouer le cicérone et vanter, sur place, les charmes de ce que nous vendons.
L’annonce passe d’abord dans un quotidien du soir et précise qu’on doit appeler le matin. Je
me prépare donc une douillette soirée : un long bain, un dîner mijoté, un bon programme de
musique à la radio, et mets tout en route : le robinet est ouvert dans la salle de bains, le gaz
brûle dans la cuisine ; le temps de me mettre en petite tenue, le téléphone commence à se
déchaîner au moment précis ou j’ouvre maladroitement un flacon de parfum qui se répand ; où
le voisin, dont la plomberie défaillante, a brusquement inondé l’appartement du dessous,
sonne à ma porte pour demander du secours ; où Moustache - la - chatte, digérant mal sans
doute son retour en ville, vomit sur le tapis déroulé le jour même.
Adieu bain, dîner, musique, le téléphone ne cesse de sonner... le voisin se débrouille sans moi,
la chatte aussi, de moins en moins à l’aise dans les effluves du Balenciaga qui envahissent
l’appartement.
Et je réponds, je récite, j’explique inlassablement jusque vers 22 heures à des gens qui,
manifestement, ne savent pas lire !
L’annonce dit bien : « 1200 mètres carrés de terrain »... pourtant un Monsieur, après m’avoir
fait longuement commenter les tenants et les aboutissants de ce que je vends, m’annonce qu’il
lui faut trois hectares de terre.
Un second interlocuteur, après mon monologue, m’annonce, lui aussi, qu’il veut plus de terrain.
Un troisième, un quatrième, même chose... ils deviennent lassants, ces illettrés. ..
L’annonce dit bien : « par autoroute de Chartres »; pourtant un Monsieur, après m’avoir fait
longuement commenter, etc., etc., m’annonce qu’il veut quelque chose au Nord de Paris. Un
autre me demande dans quelle région : Nord ? , Sud ?, Est ?, Ouest ?, se trouve la maison.
Le seul détail que l’annonce ne donne pas, c’est le prix, et, après quelques coups de fil,
j’assène les millions de centimes dès les premiers mots pour mettre les choses au point. Après
cette entrée en matières, quelques-uns sont immédiatement découragés et regrettent plus ou
moins aimablement. Les autres continuent le dialogue., . mais quelques-uns le concluent en
m’offrant une ou deux dizaines de millions de centimes de moins que le prix de départ !
J’ai bien l’intention d’être, dès l’aube du lendemain, fin prête pour répondre aux coups de fil
attendus cette fois puisque l’annonce paraît encore dans un journal du matin. Mais je me
réveille tard, et c’est en exécutant un strip-tease inversé : une jambe de collant enfilée, une
bretelle passée, une manche glissée, que je réponds.
J’ai alors des dames comme interlocutrices, et des secrétaires de Messieurs pressés qui ont
chargé leurs assistantes de chercher la résidence secondaire idéale!
Secrétaires mises à part, les dames, il y en a de deux sortes : des femmes du monde,
affairées et expéditives, que le prix n’effraie pas, si... les chambres sont assez hautes pour
pouvoir caser les grandes armoires normandes, si... il y a au moins trois salles de bains,
si. . . les pièces sont « vraiment très grandes, car, voyez-vous, Madame, nous recevons
énormément, le week-end » !
Puis, il y a celles que j’imagine, rêvant au-dessus de leur petit déjeuner, dans le soleil qui dore
joliment le ciel de Paris, de dimanches sous les parasols ou sous les poutres, sur la pelouse ou
devant la cheminée. Ces dames-là, elles sont charmantes, elles ont le temps de bavarder le
matin et j’ai droit à un mini-courrier par téléphone...
L’une aimerait pouvoir vivre à la campagne avec ses enfants mariés et garder le bébé le soir
quand « le jeune couple » sortirait ; l’autre voudrait disperser, dans les multiples bâtiments,
une grande maisonnée de seize à dix-sept personnes , ... une autre encore, après avoir, avec
enthousiasme, envisagé tout ce qu’elle pourrait faire avec les innombrables dépendances de la
ferme et tous les aménagements qu’elle y entreprendrait, avoue que c’est quand même un peu
trop grand, car elle vit seule ! Une femme peintre est très attirée par les ateliers d’artistes
mentionnés, mais entend Auxerre pour Orsay, calcule la distance et ne s’y retrouve
absolument pas dans les 35 kilomètres qui sont indiqués. Une timide me dit qu’elle voudrait
bien, mais qu’il lui faudra convaincre doucement son époux, avec art et diplomatie.
Et moi, d’écouter patiemment, de préciser, de conseiller, de déconseiller, en enfilant l’autre
jambe du collant, en passant l’autre bretelle, en glissant l’autre manche.
Je demande toujours, au départ, si c’est une agence qui m’appelle. Une seule fois, j’oublie de
poser la question, et là, je me laisse justement aller à des considérations très personnelles,
pensant avoir au bout du fil, une de ces oreilles compréhensives qui admet notre peine de
quitter des lieux où nous avons vécu de belles heures pendant dix-sept années et où nous
avons mis tant de nous, de nos idées, de nos forces. L’interlocutrice a une voix si agréable,
amicale, chaleureuse, que je souhaite qu’elle ait le coup de foudre pour la maison.,. mais
j’apprends tout à coup qu’elle a sûrement des clients pour moi... car c’est une agence !
Je ne m’y ferai plus prendre !
La matinée passe ainsi, prolongée par l’après-midi. Le soir, le scénario reprend avec les
Messieurs qui n’ont toujours pas compris qu’il fallait téléphoner le matin.
Les dames m’ont dit qu’elles devraient s’entendre avec leurs époux, les messieurs me disent
qu’ils devront en parler à leurs épouses. L’un d’eux me déclare qu’il « en référera à qui de droit
»!!
Et, dans la cinquantaine de coups de fil reçus,
il faut bien reconnaître que les plus
sympathiques sont ceux de gens qui, simplement, avouent que le prix demandé dépasse celui
qu’ils peuvent offrir : des peintres, des sculpteurs qui parlent avec sensibilité de leur art, un
vieux monsieur qui veut fuir le poids de la retraite et se consacrer, dans un endroit calme, à
des recherches personnelles, des hommes bien élevés qui songent à se présenter, des femmes
discrètes qui ne veulent pas seulement traiter une affaire ou raconter leur vie. Comme c’est
dommage de ne pas être mécène et de ne pas avoir la possibilité de choisir, pour donner à la
maison que nous regrettons tant de quitter, un hôte digne d’elle.
Il nous faut maintenant nous entendre avec le propriétaire de l’appartement que nous
quitterons bientôt. C’est un Sulitzer, et cela implique quelques difficultés : il vient examiner
l’état des lieux et trouve beaucoup à redire : par exemple, l’évier de la cuisine - que nous
avons pris dans cet état - a été abîmé par le précédent locataire - un pasteur résistant qui y
brûlait ses papiers compromettants. Impossible de discuter : à nous de payer ! Une cave que
nous n’avons jamais utilisée et qui a servi de dépotoir aux autres locataires : à faire nettoyer
à nos frais. Un chauffe-eau que nous avons fait installer nous-mêmes, interdiction de le faire
déposer. . . Nous renonçons à discuter : l’adversaire est trop fort et coriace et nous avons
autre chose à faire
La Biennale et ses manifestations m’attirent comme d’habitude. Verbeke inaugure sa Galerie et
c’est la Place Furstenberg qui est le décor rêvé pour le buffet somptueux qui attend les invités.
Je déguste paisiblement un canapé aux anchois, quand je vois le peintre Mathieu se précipiter
sur moi, pointant un doigt sur le bijou que je porte en pendentif. Il me faut lui expliquer d’où
vient cette clef ancienne en bronze qui l’émerveille; renseignement pris, il me quitte aussi
brusquement qu’il m’a abordée, me laissant douter des charmes de ma conversation!
Le Festival de Saint-Germain-des-Prés me retient parfois tard le soir.
Anne vient partager, pendant les vacances de Toussaint, mes sorties : des expositions sur les
jouets et les livres, sur Molière lui plaisent, encore plus « La Guerre des Boutons » au cinéma
! une incursion au Salon d’Automne et elle repart à Ris retrouver sa maman.
Beaucoup de concerts cet automne. Mais je préfère aux grands dans les grandes salles, les
plus modestes, très souvent excellents - dont les critiques parlent rarement - que nous offrent
les Instituts étrangers. On y découvre des jeunes talents dont la mode s’emparera plus tard.
Les publics en sont si divers ! J’ai gardé de concerts entendus à Vienne, le souvenir de salles
enthousiastes qui saluent les artistes par de chaleureux applaudissements. Mais ici, à l’Institut
Autrichien, où on donne des œuvres de la Cour Impériale de Vienne, pour flûte à bec,
violoncelle et clavecin, on écoute avec froideur, on tape des mains entre les mouvements. Le
concert se termine par un Trio de Haydn. . . le public est déjà debout, la dernière note du
Presto éteinte, les musiciens saluent des gens trop occupés à boutonner manteaux et
pardessus, pour applaudir. Nous restons quelques-uns seulement à rappeler les interprètes
excellents - qui reviennent saluer une seconde et dernière fois, des dos pressés vers la sortie.
J’ai pourtant remarqué, au premier rang, très attentif, un spectateur dont la main gantée
appuyée sur une canne, battait inlassablement une mesure très fantaisiste.
Auditoire différent, trois jours plus tard, au Centre Culturel Portugais où joue le « Quintette
baroque de Paris ». Silence de qualité et applaudissements d’un public éclairé qui, à la fin, peu
pressé de quitter la salle, réclame un bis qu’il obtient. Un quatuor de saxophones donne un
concert à l’Institut Néerlandais. Musiciens jeunes et très à l’aise, velours, chemises à fleurs,
gilets tricotés. Je passe une soirée étonnante qu’avec un très mauvais jeu de mots, je
qualifierais « à la gomme » , car je me trouve assise derrière deux mâcheurs de chewing-gum,
de telle façon que j’ai le privilège de voir deux profils ruminer la gomme sur fond de saxophone
pendant deux heures. Si le rythme de la mastication est presto pendant la « Variation » de
Glazounov, la bouche reste ouverte, salive en suspens, boulette hésitante au cours des
syncopes et des hardiesses de Wim Petersma.
Heureusement, Gabriel Pierné apporte, avec son « Thème sur une ronde populaire », entrain
et normalité dans le labeur des mâchoires, jusqu’au moment où les variations permettent, tour
à tour, langueur et excitation dans le bas du visage. La « Canzona » de Robert Heppener
replonge les deux profils dans la perplexité, le mouvement lent, très lent allonge le menton,
creuse la joue, la gomme n’en finit pas de s’étirer, elle colle aux dents, tandis que les
instruments tiennent les sons. A l’ « Andante » de Bozza, la mastication se fait ample et ronde,
satisfaite et paisible, mais le « Scherzo » la modifie, l’agite, la précipite à coups de déglutitions
jusqu’à la note finale, Avec Keuris, les difficultés recommencent : les dissonances font
saliver... et il n’est guère aisé de sourire la bouche pleine, la langue chargée, la gomme au
palais. Les sons longs amènent une rumination latérale et les sons courts une descente de la
pomme d’Adam. Il est temps que cela finisse, on va vers l’étouffement ; plus de rythme
apparent, c’est la débandade ! Avec Rivier, moins de risques, on a tout loisir de manœuvrer
tranquillement pendant le « Grave », profil quiet, traits reposés, satisfaction béate, avant le
« Presto » qui active sainement le travail et donne un regain de plaisir. La gomme s’use mais
elle dure encore pendant le « Petit quatuor » de Jean Français, et puisque comique il y a dans
la « Goguenardise » et la « Sérénade », fantaisie il y a aussi entre les dents où le chewinggum va et vient, à la bonne franquette et, dans un rythme allègre, avec, cependant une pointe
de nostalgie, juste le temps de la « Cantilène » !... Mis à part les accompagnements
masticateurs, j’ai beaucoup aimé le concert !
Certaines subtilités de mises en scène actuelles ne sont-elles pas gratuites ? Pourquoi, par
exemple, Patrick Chéreau qui extrait si bien la moelle d’un texte et parvient à agiter devant
nous des symboles plutôt que des personnages, embarrasse-t-il son théâtre de ces eaux, de
ce sable, de ces fumées ? Pourquoi Xenakis a-t-il usé de ces mêmes vapeurs à Cluny ? Ces
feux de Bengale scéniques devraient rester au Châtelet. Et ces cigarettes allumées sans cesse
dans « La dispute », claquements de briquets, éclairs de flammes, rougeoiements de tabac,
que représentent-ils ?
Cet usage du tabac sur scène me fait souvenir d’une chronique du siècle dernier qui relatait
l’exécution d’un Ballet du Tabac, à Lisbonne, au milieu du dix-septième siècle !
Dans un décor qui représentait l’île de Tabago ( sic ), on chantait, au cours du prologue, le
bonheur de connaître cette plante envoyée par les Dieux. Puis, des sacrificateurs jetaient en
l’air pour apaiser les vents et les tempêtes, la poudre de tabac, avant de souffler au nez
d’idoles installées sur un autel, les fumées de leurs longues pipes. Venait ensuite le spectacle
des « industries » du tabac, mise en corde des feuilles plus tard hachées, pilées, râpées. Les
« consommateurs » se présentaient alors,
toujours en dansant, mais aussi, prisant,
éternuant, tirant sur leurs pipes et l’idée du Ballet se précisait : le plaisir de fumer ensemble
réunissait les peuples ennemis ! « Les Turcs, les Espagnols, les Maures, les Portugais, les
Allemands, les Français, les Polonais recevaient le tabac des mains des Indiens » ...
Si tous les fumeurs du monde voulaient...
EXPOSITIONS
1973
Première expérience d’Exposition dans une Université :
« … Paul Arma a tenté de mettre dans sa musique l’évidence de ce qu’il a pu tirer en face des musiques populaires de
son pays d’origine. Des danses roumaines qui ont constitué ses premières œuvres, il en est venu à … la bande
magnétique pour laquelle il défend son « humanisme réaliste » et grâce à laquelle il puise sa « liberté parfaite ».
C’est ce compositeur, méconnu parce que sans doute trop personnel, qui sera à Dijon… à l’occasion d’une exposition
et d’un concert organisés à son intention par l’Université de Dijon…
… Bien loin des lumières factices, des lucioles éphémères, des bougies vite soufflées dont on nous rabat les oreilles, et
le reste, aujourd’hui vous avez sans doute à cœur de découvrir la musique de Paul Arma.
Les surprises qui vous attendent, mettez - les au compte de votre insatiable curiosité. Et goûtez - les ».
Ainsi sont annoncés, dans le « Bien Public » du 22 novembre, sous la signature d’ « Arlequin », l’exposition et le
concert de Dijon.
J’ai reçu à plusieurs reprises, cet été, la visite de Michel Carminati, un des responsables de la vie culturelle de l’Université de Dijon. Il m’a soumis un très intéressant projet de son Université pour la deuxième quinzaine de novembre :
diverses réunions, concernant mes oeuvres, exposition des couvertures et concert avec quelques-unes de mes
compositions de musique de chambre. Lors de ces conversations, tous les détails ont été abordés avec tant de précisions
que tout se déroule ensuite parfaitement.
Le 21 novembre, un déjeuner est offert par l’ Université, réunissant les directeurs de l’Université, du Conservatoire de
musique, de la Chorale Universitaire, du Musée des Beaux-Arts, le professeur de musicologie Daniel Paquette et, évidemment Michel Carminati, tous convives intéressants, non dépourvus d’humour.
Une interview à la Télévision départementale est diffusée le soir même. Un dîner, offert par le « Club des Discophiles »,
présidé par Daniel Paquette, précède une réunion des membres du « Club » pour l’écoute de « Quand la mesure est
pleine », suivie d’un débat où participent intelligemment des étudiants intéressés par cette conception inhabituelle de la
musique.
Daniel Paquette, chargé d’enseignement de Musicologie à l’Université de Dijon, écrit :
« La venue à Dijon de Paul Arma est un événement. Paul Arma n’est pas seulement un compositeur, mais un artiste
complet formant, comme le disait spirituellement José Bruyr, le Groupe des Quatre ou Cinq… à lui seul !
Fils spirituel de Bartòk, nourri du folklore, le considérant comme le matériau apte à renouveler l’inspiration, il ne se
contente pas de l’utiliser, mais l’intègre à une culture et un humanisme sans cesse repensés.
Paul Arma dépasse alors le seuil de la musique pour s’ouvrir à l’Art.
Le rapport entre les arts plastiques et la musique a toujours été recherché.
Il suffit de contempler le « Concert » de Giorgione où pourtant tout instrument de musique est absent, pour constater
que les musiciens représentés sont dans leur expression même, toute la musique. Ainsi, par le biais de la psychologie,
par toute la valeur des forces inconscientes, peut - on déceler une étroite complémentarité. Ce que Baudelaire
découvrait déjà dans ses « Correspondances », ce que dit Messiaen : « Musique et couleurs se répondent » et à quoi
Gauguin apporte son assentiment : « La couleur n’est qu’une belle note musicale ». La corrélation entre l’art et la
musique semble bien s’établir par le symbole. La musique est symbolique dans son essence même. Le philosophe Alain
proclame : « il est vrai que la musique suggère beaucoup, mais n’exprime rien qu’elle même » et Mallarmé énonçait
ainsi ce vœu : « suggérer, voilà le rêve ».
Ceci a amené des peintres comme Fantin - Latour à peindre en écoutant des mélodies de Schumann, ou Véronèse à
brosser ses grandes toiles comme les « Noces de Cana », aidé par un orchestre, se représentant lui - même en
violoniste. Car la peinture, elle, use de la symbolique des objets que l’on retrouve souvent sous forme d’instruments de
musique chez Veermer ou chez Watteau. Comme l’exprime Hegel : « Les choses parlent par la peinture ». Faut - il
d’autres preuves de parenté : Debussy donne à ses pièces des noms picturaux : « Esquisses», « Images », tandis que le
peintre Whistler, son contemporain, appelle ses toiles « Symphonies »,
« Nocturne». Veut - on encore des preuves de ces tentatives de rapprochement¸ Si on ne compte pas les artistes qui
étaient bons musiciens - Ingres et son fameux violon par exemple -, que dire de ces compositeurs tentés par la peinture
ou le dessin ! Debussy dont la technique harmonique use des procédés impressionnistes, écrit au sujet de ses «
Nocturnes pour orchestre » ( 1899 ) :
« … Une recherche dans les divers arrangements que peut donner une seule couleur, comme par exemple ce que serait
en peinture une étude dans les gris ».
Faut - il encore citer Migot confiant indifféremment sa pensée créatrice à la gravure ou aux notes de musique ? A
Jolivet, dont l’hésitation entre deux arts qu’il considérait comme plastiques, fut tranchée par son contact avec Varèse.
Varèse qui tentait justement de percevoir les ressources d’une musique électromagnétique ( à venir ) et dont Paul Arma
est devenu un adepte. Car justement, le problème du rapport des arts et la musique peut partiellement se résoudre à
notre époque grâce au progrès scientifique. Le Centre d’Information de la Couleur a récemment publié les résultats
d’une enquête qui ne laissent pas d’être troublants : en ramenant la progression mathématique de la gamme de
Pythagore à un dénominateur commun, on s’aperçoit que les longueurs d’ondes des couleurs du spectre sont, en
proportion, très proches de celles des degrés de la gamme. Ainsi, donnant ici les chiffres les plus éloquents, on parvient
aux résultats vibratoires suivants : le sol correspond au violet ; la au violet - bleu ; si et bleu ; do ( 528 ) et vert ( 527 ) ;
ré et jaune ; mi et orange ; fa ( 704 ) et rouge ( 700 ).
Par ailleurs un artiste suédois, Olov Wiberg transforme la musique en lignes et couleurs selon les mêmes normes. Ce
qui ne peut étonner les acousticiens habitués à suivre sur un écran cathodique les tracés vibratoires des sons
fondamentaux et de leurs harmoniques.
Paul Arma se situe sur un plan, apparemment moins riche, en réalité plus synthétique et plus intime…
Il crée une nouvelle manière d’approche du public : à l’exposition de dessins dont les noms sont synonymes d’une
célébrité méritée, vient se greffer toute la joie que procure une musique par un compositeur authentique et sincère et
qu’on écoutera en… regardant. Dessin, contrepoint, créent alors un tout pour l’imagination, l’œil et l’ouïe ».
Le matin même du vernissage, une équipe d’étudiants monte, avec un très bon goût, l’exposition dans le hall de
l’Université.
Dans l’après-midi, je répète avec la cantatrice Samia Sandri, qui va interpréter mes « Six Pièces pour voix seule ». Elle
a une très agréable et jolie voix de mezzo ; si elle est quelque peu déroutée par mon oeuvre - pour elle trop inhabituelle
-, elle est réceptive à mes conseils et recommandations et son interprétation sera aussi bonne que possible, malgré le
froid terrible qui régnera dans l’amphithéâtre Roupnel, où aura lieu le concert.
CL. Karoubi écrit dans deux chroniques des « Dépêches » ; Dijon, 23 novembre :
« Le vernissage de cette exposition a eu lieu hier dans le hall de la Faculté, en présence de M. Feuillée, président de
l’Université ; du conservateur du musée ; du doyen de la Faculté des sciences économiques ; de la déléguée des
J.M.F. ; du directeur du C.R.O.U.S.
Présentant l’exposition, M. Feuillée le faisait en termes simples, élogieux : « C’est une fête de l’Amitié ». Cette amitié
qui a un sens profond pour Paul Arma et qui compte tant d’amis. Ces amis dont nous relevons les noms à cette
exposition rassemblent tous les noms de l’art contemporain, des talents sûrs et des jeunes talents pleins d’espoir.
…
Un fête qui associe, accorde les frères séparés - poètes, plasticiens et musiciens - et les réunit dans une œuvre commune
où s’échelonnent les reflets de notre temps …».
…
et à propos du concert :
« Dans le cadre de l’exposition Paul Arma, un concert était donné hier soir à l’amphithéâtre Roupnel par le Trio
d’Anches de Dijon et dans un programme essentiellement consacré à ce compositeur.
Paul Arma est une personnalité complexe, déroutante parfois.
Folkloriste très averti, compositeur d’une œuvre importante - sa musique est nerveuse, portée par une rythmique
impérieuse qui dynamise le jeu instrumental.
Cinq œuvres nous étaient présentées, dont deux créations mondiales : le « Divertissement 1600 », dédié au Trio
d’Anches, et « Trois évolutions » pour basson seul.
Ces cinq œuvres et à des niveaux différents nous ont révélé un compositeur Paul Arma qui choisit ses matériaux
sonores comme un sculpteur le bois ou la pierre. Il est toujours maître de sa démarche et si cette exigence peut
apparaître formelle parfois, elle a le mérite de ne pas céder à la facilité. Si l’auditeur accepte d’entrer dans le jeu, une
sorte de complicité peut s’établir et lorsque l’œuvre s’achève, c’est alors que tout commence !
Une expérience poétique et sonore singulière.
Et les interprètes ? Le Trio d’Anches de Dijon retrouve sa vocation, celle de jouer une musique vivante et pour cela
déjà, il convient de les féliciter.
Il est ardu, périlleux de jouer ces « Trois évolutions » pour basson. Pierre Gonzornat l’assuma avec beaucoup de
bonheur. Son jeu reflète un très grand souci et une parfaite conscience musicale.
Le Trio se compose, outre de Pierre Ganzornat, du hautboïste Dominique Monnin et du clarinettiste Roger Desoomer.
Cet ensemble a encore gagné en fondu, en maturité, une chaleur d’interprétation favorisant un contact d’une rare
intensité avec le public.
Mais la révélation de cette soirée fut la cantatrice Samia Sandri.
Elle a une « nature », elle est spontanée, vivante, sensible, et ses interprétations bénéficient de ces dons. On fut
conquis par son timbre, l’ égalité de sa voix. Elle sut être émouvante dans ces six pièces pour voix seule et leur confère
une ardeur noble.
Une chanteuse que nous souhaitons réentendre ».
Le concert est commenté aussi dans « Le bien public » du 23 novembre par Sophie Leroy :
« Les pièces jouées n’avaient pas fait l’objet d’interprétation graphique. C’était au fond à l’auditeur de jouer…
puisque la règle du jeu était donnée. En première audition mondiale : « Divertissement 1600 » : de la musique pour le
plaisir, qui n’est sensée résoudre aucun problème, dans le style du XVII ème siècle. Si l’œuvre par elle - même
n’amenait rien d’autre que l’agrément de l’instant, elle permet une introduction aux sonorités, aux qualités propres du
Trio. Familiarisé avec les instruments, on pourrait entrer, avec « Trois Transparences », dans l’univers du
compositeur ; les pièces, en effet, étaient fort ténues presque sans consistance, si ce n’est la persistance d’accords de
seconde déroulés comme des fils.
Le son rond, plein, complet du basson est cultivé pour lui - même, dans l’instant, avec également en première audition
mondiale « Trois évolutions pour basson ».
Plus structurés, plus riches sans doute, les « Trois mouvements pour trio d’anches » laissent un souvenir d’ensemble et
une conscience de leur existence. Les deux dernières furent le meilleur moment de la soirée.
Les « Six pièces pour voix seule », émouvantes parce que seules rescapées des œuvres détruites du compositeur,
avaient un charme qui tint le public en haleine, suspendu à la voix de Samia Sandri qui surprit, émut par sa clarté, sa
facilité. C’était la voix à l’état pur, simple, sans l’aide du langage, la voix qui apprivoise, qui ensorcelle. Elle semble
sans artifice tant elle est travaillée.
Le Trio d’Anches de Dijon fut extraordinaire, le mot n’est pas trop fort. L’homogénéité, particulièrement sensible dans
les unissons, mit en valeur la précision rythmique du hautbois, la permanence du basson et les inflexions de la
clarinette, plus romantique.
L’intérêt des musiciens était visible, et malgré le froid qui amena des problèmes de condensation sans les instruments,
ils firent comprendre pourquoi Paul Arma ne voulait pas expliquer son œuvre ».
qui redira dans « Le Progrès » du 25 novembre :
« L’idée courait depuis quelques siècles. un homme eut l’envie, et surtout le courage de la systématiser. Paul Arma est
un homme seul, sans école, indépendant. L’idée est celle de Vinci, Baudelaire, Maessien : l’art n’est pas cloisonné.
Sons, couleurs, mots, mélodies, traits, phrases, ce sont les correspondances évidentes et tellement peu exploitées.
L’art, c’est une sensibilité totale. C’est au niveau de l’expression qu’il faut faire un choix. Quel peintre, à un moment de
sa carrière, n’a pas pensé qu’il aurait pu être musicien ?
L’audio - visuel, tellement utilisé, reprend lui - même cette idée, mais l’a banalisée. Paul Arma n’associe pas, à
posteriori, deux œuvres. C’est à la création qu’il veut intervenir ».
Une pittoresque chronique signée Sophie d’Harbouville dans « B.D.O. Hebdo » du 1er décembre, commentant « une
semaine en Enfer ou au Paradis », des mélomanes dijonnais avec leur marathon de six concerts... insiste curieusement
sur...
« le trait dominant qui ressort, c’est la persistance de la musique de l’Est »… Dvorak, Martinu, Kodaly et… Paul
Arma - à propos de ce dernier « flou dans des « Transparences » ( les bien nommées ) pour hautbois et clarinette» et
« quelques Allemands, comme il se doit : Schumann,, Schubert, Bach et Mozart ».
La dame soupire d’aise lorsqu’il lui est offert un certain concert à « L’Heure Musicale » qui permit « d’entendre enfin,
de la musique française, de la poésie française, dans ce déferlement germanique, slave ou ouralo - altaïque ! ».
Je me demande si je fais partie du déferlement slave ( on me l’a déjà dit ! ) ou ouralo-altaïque.
Et voilà que bien malgré moi, je viens à l’aide de la chroniqueuse qui déclare :
« Je suis à bout de résistance psychique et physique. Je veux bien recommencer. Mais à une condition, celle qu’on
écoute un peu Paul Arma : « la musique ne va pas seule. L’art est un tout, une sensibilité totale ».
Au retour de Dijon, j’ai une grande joie avec Robin. Celui-ci a participé à la réalisation d’un long-métrage sur une
histoire de la musique et de la peinture « La musique à tire-d’aile » qui passe au cours d’un Concert - Spectacle, à
Versailles, au Palais des Congrès.
Il est si occupé avec d’autres réalisations en cours que je ne parviens pas à le voir après le spectacle et que je lui écris :
« Après le recul et après l’analyse audio - visuelle de cette réalisation, je veux te dire, aujourd’hui, les deux
composants exceptionnellement positifs et positivement exceptionnels : d’une part, la qualité extraordinaire des
reproductions sonores et visuelles, d’autre part, ton choix , parfois émouvant, parfois intellectuellement remarquable,
parfois encore, quelque peu sarcastique - frisant l’humour même - mais toujours étonnant, toujours juste, toujours
infaillible. Et c’est cela que représentent ton travail, ton goût, tes recherches, ta profondeur, ton intelligence et aussi ton
amour pour les arts et pour leur source : l’être humain.
Nous n’avons, entre nous, que de très, hélas trop rares moments pour échanger des propos sur ces problèmes. Je sais
aussi que mon sens critique, comme ma façon de le manifester, t’irritent quelquefois. Je ne te condamne pas pour
cela :je suis comme je suis et je ne suis pas souvent très généreux avec les éloges, mais j’ai la conviction, que les
rapports, entre artistes, résident davantage dans la sévérité que dans les éloges faciles ».
Après une toile, « Le Christ des ténèbres » pour le Salon d’Art sacré, d’octobre, Robin réalise ce trimestre : 14
panneaux : « Le chemin de la croix » ; 12 toiles pour le retable du buffet d’orgue de Saint-Germain l’Auxerrois, sur le
thème du Credo ; un vitrail de dalles de verre pour une maison d’amis à Ramatuelle ; des aquarelles pour les 34 chants
de l’Enfer, de Dante ; et des graphismes aux crayons de couleurs pour « La Chansonnerie » de Pétrarque.
La puissance de travail de ce garçon m’émerveille !
Karin Waehner qui a participé en juin, avec sa troupe, au « Finland Festival » de Knopio, termine en décembre une
tournée organisée par la « Fédération Française de Danse », depuis le 17 novembre, dans une quinzaine de villes
françaises. Elle y fait danser « L’Oiseau - Qui - N’Existe - Pas ».
Il est aisé de voir, par les critiques, que les efforts de Karin pour faire admettre en France, les écoles de Mary Wigman,
de Berlin, de Martha Graham, de José Limon, de Merce Cunningham des États-Unis, sont diversement reçus : Marseille
admire l’élan d’enthousiasme qui anime la troupe et l’esprit nouveau de chaque spectacle, Clermont-Ferrand, le travail
accompli... « par tous ceux qui contribuent à une illustration enthousiaste, sûrs de leur style et en parfaite possession
de leur technique » … Grenoble, par contre, accuse … « peu d’originalité, un brin de recherche au niveau de
l’expression corporelle, une somme importante de travail, certes, mais tout cela est nettement insuffisant et nous laisse
indifférent ».
A Tours, Karin est jugée « une des plus grandes chorégraphes actuelles … qui a su parfaitement réussir la synthèse
spirituelle et technique des principales tendances européennes et américaines. Spectacle original d’un art représentatif
de notre temps à ne pas manquer ».
Reims admet que « si cette sorte de danse est parfois déroutante, surtout pour les néophytes, bon nombre de
spectateurs se laissent vite charmer par ces entrechats bizarres, par ce fond musical venu de l’au - delà »…
Montpellier est plus enthousiaste : « ce spectacle, il faut le voir, pour découvrir toutes les richesses et toutes les joies
que peuvent nous donner ces corps qui dansent et qui traduisent, par leur dynamisme et leur beauté, aussi bien le
mouvement et les mille voix du monde que les angoisses et les éblouissements de la vie »…
Certaines oeuvres - ou catégories d’oeuvres - se répandent plus qu’avant. Depuis quelque temps, c’est ce qui arrive avec
les oeuvres pour saxophone seul, pour deux saxophones et surtout pour quatuor de saxophones, en France, en Europe, et
beaucoup aux États-Unis. Il est vrai que l’enseignement de cet instrument est, depuis quelque temps, pratiqué dans de
nombreuses Universités américaines. Je reçois pas mal de courrier à ce propos.
Au début de l’hiver, me parvient une longue lettre assez désinvolte d’un jeune professeur de saxophone à San Jose State
University, William Trimble. Il me parle, avec enthousiasme, de mes oeuvres qu’il joue souvent et qu’il fait interpréter
par ses élèves, de ses projets, de ses ambitions.
Un de ses collègues, professeur de percussion, un « peu compositeur », un « peu éditeur » ! aimerait avoir une oeuvre
pour saxophone, avec « accompagnement » d’un ensemble d’instruments à percussion.
Le hasard veut que je travaille, depuis quelque temps, sur des esquisses d’une oeuvre de ce genre, mais je ne suis pas
d’accord avec l’expression « accompagnement ».
Je n’envisage aucune discrimination entre les instruments participant à une exécution. J’estime que chacun d’eux a la
même importance : un coup de cymbale, musicalement compte autant qu’un trille ou un son du saxophone.
L’oeuvre aura pour titre RÉSONANCE POUR SAXOPHONE ALTO ET PERCUSSION 254. Elle est basée sur une
structuration libre, tour à tour stricte, et « quasi improvisando », dans laquelle je ménage des soli pour chacun des
instruments, des dialogues, des échanges dans le groupe et, bien entendu, des silences aussi - le tout, tendant à créer une
profonde tension. William Trimble et son camarade n’auront pas la possibilité de donner la première mondiale de cette
« Résonance », déjà plusieurs autres Universités américaines ont demandé l’oeuvre avec ce but.
Je leur envoie quand même un exemplaire de la partition, car ils préparent un concert : « William Trimble et l’Ensemble
de Percussions, sous la direction de Anthony J. Cirone ».
Je reçois d’abord des lettres enthousiastes de William, qui signe Bill, avec des considérations exagérées sur
l’ « importance », la « beauté » de « Résonance ».
Deux mois après le concert, nouvelle lettre de Bill, sur un tout autre ton, disant avec une certaine arrogance que l’oeuvre
n’a aucune qualité, aucune valeur et qu’ils se sont trompés dans leur premier jugement.
Cette volte-face me paraît étrange et j’envoie à Trimble une photocopie de sa précédente lettre, trop pleine d’éloges, lui
demandant seulement quelle lettre est valable !
Sans tarder, une réponse me parvient, pleine d’excuses ! Lorsque je connaîtrai mieux Bill, qui nous recevra avec sa
femme, peintre, d’une très aimable façon, pendant plusieurs jours, dans leur jolie petite maison de Santa Cruz, je
comprendrai plus facilement le caractère versatile de ce garçon charmant, gai, mais qui ne prend pas toujours les choses
au sérieux quand une bonne bouteille est à sa portée ! !
Nous décidons de réunir à la maison en cette fin d’année beaucoup de jeunes. Parmi les acquéreurs éventuels venus
visiter La Ferme, l’un m’avait paru fort sympathique, un jeune peintre irakien, le seul à qui j’aurais aimé laisser la maison... mais qui ne pouvait la payer. Il nous avait invités un soir à dîner et nous avions fait la connaissance de son amie,
de la sœur de celle-ci avec son fiancé, tous gens fort agréables. Nous les invitons donc à notre tour ; Sarah est là avec
son ami Albert, Jane, Anne et Olivier Faure, Kenji Murata, le jeune baryton japonais qui a chanté au F.I.A.P. et au Pecq,
et comme nous aimons toujours l’imprévu, Edmée invite une jeune Polonaise qu’elle rencontre à l’accueil de sa
Mutuelle et moi une Japonaise qui m’arrête dans la rue pour me dire qu’elle a aimé mon concert du F.I.A.P. et qui me
demande de pouvoir amener son ami yougoslave.
Nous voilà en pleine réunion internationale, fort gaie et qui aura une suite inattendue : le mariage de Tereza la Polonaise
avec Bogdan le Yougoslave, un an plus tard !
Nous aimons bien réunir des gens venus de divers horizons car nous sentons parfois un insidieux courant de pensée
nationaliste gagner tous les milieux.
Après le déferlement germanique, slave et ouralo-altaïque, si peu prisé par une certaine dame - critique de Dijon, je lis
dans une chronique de Jean Bouret, à propos d’une exposition :
« … Le mari peint, la femme grave. Ils s’appellent tout bêtement Dumontier, ne sont ni moldo - valaques, ni américains
du Sud, ce qui évite les dégressions genre Nations - Unies …».
« Ouralo-altaïque », « Moldo-valaques », que voilà des vocables significatifs. Et je juge pertinentes ces lignes de
Maurice Fleuret dans le « Nouvel Observateur » à propos des programmes de concerts annoncés par le nouveau groupe,
« l’Itinéraire » :
« Pourtant une chose m’inquiète, c’est qu’il y a dans tout ça, un léger relent de nationalisme. On a beau jouer
quelques étrangers de l’École de Paris ( les japonais Yoshihiba Taïra et Akir Tamba, notamment ) et deux ou trois
voisins, le but proclamé est de « mettre l’accent sur la jeune musique en France » Fort bien ! - et surtout lorsque cela
est dit en des termes aussi prudents et ambigus. Mais il est bien connu que, quand tout va mal chez nous, c’est toujours
de la faute de ces maudits métèques qui ne nous laissent plus de place au soleil de la gloire. Que diable ! il faut
regrouper nos forces pour reconquérir notre pays : musiciens français de toutes les générations, unissez - vous !
Cocorico !… On ne s’impose vraiment chez soi qu’après s’être imposé ailleurs et … en matière de création, seul un
grand artiste universel est un grand artiste national ».
2
54
1981. U.S.A. Needham. « Dorn Publication ».
1974
L’Exposition « Mouvement dans le Mouvement », dont le catalogue contient toujours un texte de Gaston Diehl ou de
Jean Cassou, entraîne des expériences bien diverses selon les lieux, les milieux où elle est organisée. Son succès et celui
des concerts qui l’accompagnent chaque fois, dépendent plus de l’esprit qui règne dans l’endroit qui accueille les
manifestations que du public. Il y a eu, jusqu’à présent, des réussites, totales ou partielles. Il va y avoir, pour
commencer cette année 1974, deux expériences moins brillantes, dans des Maisons de Jeunes et de la Culture !
La première est à la Maison de la Culture Fernand Léger, à Corbeil. Le bâtiment se prête parfaitement à ce genre de
manifestations : architecture sympathique, salle assez spacieuse pour des concerts, local simple sans surcharge de
décors inutiles, seules dans le hall et les couloirs, quelques reproductions de tableaux de Léger. Le vernissage de
l’exposition, fixé au 12 janvier, l’accrochage a été réalisé avec goût par les animateurs, il y a beaucoup de monde, même
des Parisiens. On a tenu à mettre en vente, dans le hall, mes anthologies, mes partitions et mes disques ; une
collaboratrice de la maison s’occupe de cette question commerciale.
Le 15 au soir, avec hélas, assez peu de public, on écoute l’enregistrement de « Quand la mesure est pleine ». Le débat
qui suit est morne. Un défaut d’organisation fait rater complètement le concert du « Quatuor de Saxophones » de
Jacques Desloges, le 18. Aucun public ! Nous avons vite l’explication : une absence de coordination des services
culturels de la commune a permis de donner le même soir, au théâtre municipal, la première représentation de « La
Noce » de Bert Brecht pour laquelle la totalité des places a été retenue dès la mise en location. De plus, la direction de
la M.C. a oublié de suggérer aux responsables du Conservatoire dont les cours ont lieu, le soir, dans le même bâtiment,
de remplacer ces cours par le concert. Ainsi, personne de la maison n’est présent... pas même le Directeur qui devait
pourtant prononcer une brève allocution de bienvenue. Seul, un planton nous accueille dans le hall. Cela donne un
concert très intime avec quatre musiciens sur scène, deux de leurs épouses, le compositeur et sa femme dans la salle ! ! !
Exemple de courtoisie à défaut de culture !
Le quatuor est d’autant plus déçu qu’ il donne avec différentes oeuvres pour saxophone seul, et quatuor, une première
audition publique de la « Petite Suite » et la première mondiale de « Trois Contrastes » pour saxophone seul... et que se
déroulent, au moment même du concert, à quelques mètres, un cours de saxophone au Conservatoire !
Logique des Maisons de la Culture !
Une autre oeuvre pour saxophones, le « Divertimento 1600 » est au même moment joué dans un concert à Saint-Priest
par un Quatuor d’élèves du Conservatoire de Lyon et la version pour clarinettes, à la Radio de Stuttgart, par le
« Quatuor de clarinettes de Belgique » Marcel Hanssens.
Le Quatuor Desloges redonnera le même programme qu’à Corbeil, en février, à l’Eglise Saint - Médard de Brunoy et la
« Petite Suite », pendant le trimestre à Meaux et à Nantes. Cette oeuvre sera reprise par le « Quatuor de Lille » qui la
jouera en mars dans cette ville, avec le « Divertissement 1600 ».
Nous rattrapons le concert manqué en invitant à la maison quelques amis pour une écoute de bandes, et Renée Diamant
Berger amène encore avec elle Marianne et Pierre Fayol pour qui nous commençons à avoir beaucoup d’amitié.
Une Française, impresario pour l’Occident de Viktor Pikaisen, me transmet le désir du violoniste soviétique, alors à
Paris, de faire ma connaissance. J’accepte volontiers d’aller le voir à l’Hôtel d’Orsay, Pikaisen est excellent interprète.
Je le trouve dans un petit salon, entouré de femmes parlant le russe et très peu le français. On me traduit ce qu’il dit de
son projet d’interpréter mes oeuvres dans son pays, et surtout ma « Sonate pour violon seul ». Il m’invite au concert
qu’il donne deux jours plus tard, au Châtelet. Lorsque je vais le féliciter et lui remettre les partitions demandées, je le
trouve dans la même compagnie féminine qui semble être toujours là, pour le protéger... de quoi ?
J’écris au violoniste, quelque temps après, à Moscou. Je recevrai une réponse quelques mois plus tard : il me dit qu’il
travaille ma « Sonate » qu’il trouve intéressante et importante dans la littérature de son instrument. Puis, long silence...
Je ne recevrai plus jamais de ses nouvelles.
Cette seconde déception après celle avec Soljenitsyne, me ferait volontiers dire que je n’ai pas de chance avec les
Soviétiques, dissidents ou non, si nous ne venions pas, justement, de faire la connaissance, cette fois heureuse, d’un
autre Soviétique, dissident lui aussi.
Dimitri Panine est ce personnage que fait vivre Soljenitsyne sous le nom de Dimitri Sologdine dans son roman « Le
premier cercle ». Ingénieur en mécanique, il fut arrêté à vingt-neuf ans en 1940 et fut compagnon de prison de
Soljenitsyne. Il vit depuis 1972, hors de Russie, a écrit « Le monde oscillatoire », Charte des Hommes de bonne
volonté, et univers vu par un homme contemporain, et prépare en ce moment pour Flammarion « Les mémoires de
Sologdine ».
Nous les voyons souvent, sa femme Issa et lui. Il est tout heureux de découvrir sur une de nos étagères à livres un long
tissu de lin blanc, avec deux scènes finement brodées par une certaine « Paulette » à Saint - Pétersbourg, en 1897, et un
texte de chanson écrite par un poète qu’il nous chante et nous traduit :
« Chers amis, avancez plus vite que les faucons.
Ne perdez pas vos beaux jours,
Vous n’en avez pas beaucoup dans cette vie ».
Edmée aime bien ce tissu qui lui vient par lointain cousinage de la famille de Gaston Paris, dont un membre diplomate
courut le monde au début du siècle. Il évoque une toute autre Russie que celle qu’a quittée Dimitri Panine. Mais lui est
ému à la vue du texte du poète qu’il aime.
Nous ne sommes pas toujours d’accord car Dimitri Panine défend un christianisme dont je ne peux taire les horreurs.
Mais j’aime en lui l’homme qui se bat pour faire connaître certaines réalités que d’aucuns veulent encore ignorer. Et je
ne pourrai m’empêcher de lui envoyer, « à chaud », mes impressions, après une de ses prestations télévisées, en février
1975 :
« Cher Ami,
Hier soir, j’ai assisté, en tant que téléspectateur, à ce débat « littéraire » sur les Staliniens.
Je veux vous dire, avec toute ma sincérité et toute ma spontanéité, mes réactions objectives, sans jugement, sans même
mettre dans la balance mes opinions personnelles.
Vous êtes certainement d’accord avec moi quand je dis combien le témoignage franc, honnête et inattaquable de
Dominique Desanti a été émouvant, mais aussi douloureux - comme tout aveu courageux de déception. Il faut toujours
un certain courage pour avouer des erreurs commises. Ce courage, elle l’a, ce qui mérite un grand respect, quel que
soit le sujet de l’erreur.
Votre témoignage ne nécessite pas de commentaires, pas même de défenseurs : il est puissant en lui - même par sa
véridicité, car il est l’expression douloureuse de votre vie et de vos souffrances. Votre sincérité, votre honnêteté ne
peuvent pas, non plus, être contestées, même si on n’est pas tout à fait d’accord avec certains détails de vos
conceptions. Là je pense, en l’occurrence, au Christianisme qui, lui non plus, n’a pas rempli sa vocation, sa tâche, sa
mission initiales. Lui aussi a été douloureusement faussé par la « bureaucratie » et l’autoritarisme des églises et de
leurs dirigeants où, de plus, le culte de la personnalité n’a pas été moins cruel, ni moins néfaste que celui d’Hitler, de
Lénine ou de Staline : les Croisades, l’Inquisition et la Réforme ont été aussi inhumaines. mais, là encore, je le répète,
ce sont mes considérations personnelles.
En face de vous - même et de Dominique Desanti, se trouvait - déjà avec son sourire sardonique, diabolique et ironique,
avant même qu’il prononce un mot - ce Jean Ellenstein, qui m’a littéralement exaspéré à plusieurs points de vue.
D’abord, parce que j’ai reconnu, là, une attitude détestable de certains théoriciens juifs communistes. Je les connais
bien, croyez - le ! Et ce n’est aucunement de l’antisémitisme chez moi, qui suis juif et qui souffre profondément devant
les attitudes de cette espèce : celle des Pharisiens. Ses interventions, ses attaques, ses critiques, teintées d’un manque
total d’objectivité, auraient pu, à la rigueur, être attribuées à une conception idéologique théoriquement défendable.
Ensuite, j’ai également reconnu, là, une attitude intolérable parce qu’inhumaine, irrévérencieuse en face des
souffrances de l’homme, infligées au nom de telle ou de telle autre conception philosophique, idéologique, religieuse ou
politique, où l’homme cesse d’être un homme, où la dignité cesse d’être une dignité, indispensable pour vivre.
Enfin, j’ajouterai sa façon éhontée d’invoquer la démocratie du socialisme soviétique et celle des partis communistes :
là, c’est inutile de s’arrêter longuement, inutile même de s’indigner : cela est du domaine de Courteline. Et, pour
terminer, je veux vous citer un mot d’Abraham Lincoln, fondateur de la démocratie américaine
« Si l’on peut tromper tout le monde pendant
un certain temps et un certain nombre de personnes
pendant tout le temps, on ne peut pas tromper
tout le monde pendant tout le temps ».
C’est la condamnation irrévocable et sans appel de Jean Ellenstein et de ses semblables…
Nous sommes, ma femme et moi - et certainement beaucoup d’autres - avec vous, comme avec Dominique Desanté.
Nous vous envoyons, à vous et à Issa, nos amicales et fidèles pensées ».
On verra qu’Ellenstein finira par comprendre, lui aussi !
« Les Ballets Contemporains de Karin Waehner » donnent plusieurs soirées, en février, au Théâtre de la Cité
Universitaire ; Jackie Marquès y danse « L’Oiseau - Qui - N’Existe - Pas ». Et le mois se termine par l’Exposition des
Partitions à la Maison des Jeunes et de la Culture de Brunoy avec un concert du Quatuor Desloges à l’Eglise Saint Médard. Là encore, très peu de monde : maladresses et inexpérience sans doute ! Le « Républicain » souligne :
« Ce fut un échec sur le plan du public, de très nombreuses chaises restant vides ».
Au vernissage au moins, assistent le Directeur de la M.J.C. et deux adjoints de la Mairie !
Le « Divertimento n° 17 » pour violon et violoncelle parcourt le monde avec ses interprètes Jan Dobrzelewski et
Jacques Trouillet qui le font entendre en mars et avril dans une suite de concerts en Grèce, en Iran, au Pakistan, en Inde,
à Ceylan, en Suisse avant de le redonner plus tard encore au Costa Rica. Les « Sept Transparences » sont au programme
d’une tournée de douze concerts donnés, en mars, en Italie, par le « Quatuor de Saxophones de Lorraine », et à un
concert de Rennes donné le 13 mars par l’ « Ensemble de Saxophones Français ». Le disque avec l’oeuvre jouée par
l’American Saxophone Quartet passera dans une « Matinée de France - Musique », en juillet. France - Musique fait
réentendre la « Suite paysanne hongroise » - qui sera jouée en juillet à l’Opéra de Marseille -, dans l’enregistrement :
Rampal, Veyron Lacroix, et l’enregistrement fait à Jérusalem des « Deux Transparences » pour flûte et cordes dans
« Musique à découvrir » de Pierrette Germain.
En mars, au Centre Culturel Canadien, j’ai l’impression de respirer un grand coup d’air pur, en assistant au récital de
deux jeunes pianistes : Garth Beckett et Boyd Mc. Donald, professeurs à la « Faculty of Music » de « Wilfrid Laurier
University », dans l’Ontario. Leur jeu est exempt de tout romantisme excessif et pourtant chaleureux et - le mot dangereux à prononcer - parfait. Jeu qui me rappelle d’ailleurs, à la fois celui de Bartók et celui de Stravinsky. Je les en
félicite, et j’ai la surprise de les entendre me dire que depuis quelque temps, ils désirent inscrire ma musique dans leurs
programmes. Je leur en ferai naturellement parvenir trois oeuvres pour deux pianos et ils m’enverront les programmes
où elles figureront au Canada, en Angleterre. La maladie séparera les deux interprètes, chacun d’eux retrouvant un poste
d’enseignant dans une Université. Mais, restera tenace, en moi, le souvenir de cette quasi perfection de jeu.
Renée Diamant-Berger prend l’initiative d’organiser une visite collective, à Courbevoie, pour assister à la projection de
quelques courts-métrages de Bertrand Weill, réalisés avec les oeuvres du plasticien sur les musiques de quelques
compositeurs.
Les travaux de Weill sont intéressants, certains même, fort beaux. J’en tire pourtant une conclusion peu positive: les
oeuvres visuelles y apparaissent trop souvent, comme illustrations du support de sons. C’est un sujet qui pourrait et
devrait être examiné et débattu.
Weill est à la recherche de nouvelles œuvres musicales, pour d’autres réalisations. Il vient, à son tour, avec sa femme,
entendre quelques fragments de ma musique. Je vois bien que cette dernière ne touche pas beaucoup Madame Weill.
Comme je le devine, dès cet instant, son avis compte beaucoup et je pense que son goût, à elle, doit l’influencer, lui.
Sans doute pour cette raison, il n’y aura aucune suite à cette rencontre.
Albert Gleizes - avec Robert Delaunay, Marc Chagall, Fernand Léger et tant d’autres - avaient émergé pour la première
fois dans ma vie, au milieu des années 30, au « Sturm », de Herwarth Walden. Un monde, jusqu’alors inconnu et
inimaginable s’était ouvert pour moi. Depuis, ce monde et aussi son évolution, faisaient partie de mon existence.
L’art d’Albert Gleizes était resté vivant en moi, pourtant je n’avais jamais eu l’occasion de le rencontrer. J’avais entendu
Vildrac conter la merveilleuse aventure de l’Abbaye de Créteil, du début du siècle, qui réunissait autour de Gleizes
l’idéaliste, tant d’artistes, puis des réunions rue Visconti, chez Le Fauconnier, du scandale du Salon des Indépendants,
d’où naquit le mot « cubisme ».
J’aimerais avoir un dessin de Gleizes pour une de mes partitions. C’est la veuve du peintre que nous allons voir, Edmée
et moi.
Elle tient toujours salon, cette artiste nabi, Juliette Roche, fille du ministre Jules Roche qui, en pleine guerre de 1914,
resta idéaliste et pacifiste. Elle reçoit dans son vaste appartement parisien bourré d’objets, de toiles, de meubles et
évoque avec bonheur tout un passé prodigieux : le séjour aux États-Unis, les voyages en Espagne avec les Picabia, à
Cuba, aux Bermudes, les crises spirituelles de Gleizes, son retour aux sources romanes, leur dévouement aux
communautés d’artistes qu’ils fondèrent à Moly-Sabata en 1927, aux Méjades près de SaintRémy de Provence, en 1939.
Ce qu’elle tait, c’est leur hospitalité dans les mauvais comme dans les bons jours, leur générosité, leur témérité pendant
l’occupation lorsqu’ils cachaient les sans - gîtes, les sans - papiers, les sans - patrie.
Albert Gleizes est mort en 1953 et ce sont mille souvenirs d’un passé prestigieux, qui sont évoqués dans cette retraite
parisienne.
Et si je n’ai pas le dessin souhaité - celui qui correspond parfaitement à l’oeuvre que je lui destinais est déjà catalogué
par le Musée d’Art Moderne -, nous connaissons une joie nouvelle à chaque visite.
Une aventure... ou mésaventure s’annonce :
Le responsable des activités musicales de l’Unesco, à Paris, également créateur et chef de l’Orchestre Philharmonique
de l’Association du Personnel de l’Unesco, a vu une des expositions et désire la monter à son tour, dans le cadre des
Activités Culturelles de l’Association.
Sa proposition me plait, mais mon désenchantement grandira vite !
J’élabore donc, d’abord, avec ce responsable Ricardo Zamora, un projet précis.
Je visite la salle où l’exposition sera montée, je choisis, dans les réserves, les panneaux utiles. Les dates sont fixées pour
le vernissage et sept concerts sont prévus en avril avec la participation de l’Orchestre, sous la direction de Zamora.
Affiches, catalogues, programmes sont préparés par l’imprimerie de la maison - et tout ce que celle-ci entreprend est
parfait. Le reste l’est moins !
Ce qui demande la participation réelle et pratique de Zamora est vague, incomplet et il me faut insister pour obtenir la
moindre chose.
Le jour du montage de l’Exposition, on a oublié d’apporter les panneaux... les collaborateurs de Zamora ont disparu, les
clous manquent, les marteaux aussi et c’est, une fois de plus, Robin et moi qui faisons tout le travail.
On oublie de prévenir le personnel, le 18, pour un vernissage, à lui destiné ! Pour les concerts, on ne tient aucun compte
de la liste des instrumentistes proposés, et là encore, c’est presque à la dernière minute que je dois recruter des interprètes, parmi mes connaissances.
Heureusement, les rares jeunes musiciens qui avaient été pressentis ont admirablement travaillé les oeuvres et les exécutions sont presque toutes excellentes.
L’Orchestre et son distingué Chef font leur apparition dans la salle au début du premier concert et encore une fois, au
cours du dernier. Autrement, aucun des musiciens, ni même le Chef, n’est visible pendant les autres concerts.
Le démontage et le transport chez moi, de l’Exposition, me sont naturellement réservés.
Je vais rencontrer, à l’Unesco même, différentes personnes m’assurant qu’elles n’avaient jamais rien su de ces manifestations dans leur maison.
Les satisfactions que me procurent certaines exécutions - parmi lesquelles trois premières mondiales - font que je ne
regrette rien - malgré cette désorganisation - de l’effort fourni !
Plusieurs créations sont faites au cours des concerts : le « Soliloque pour hautbois », le « Divertimento n° 9 pour deux
hautbois » par Bertrand Cazeneuve et Arlène Toub, « Trois mobiles » pour clarinette, par Hugues Rouffiac, « Quatre
Résonances » pour basson, par Jean Philippe Vignole et « Trois Résonances » pour violon et violoncelle par Mari
Yasuda et Hikarn Sato. L’Orchestre Philharmonique donne la « Petite Suite pour cordes » Jacques Desloges et son
Quatuor jouent « Trois Contrastes », « Soliloque » pour saxophone, « Sept Transparences », « Divertissement 1600 » ;
Bertrand Cazeneuve interprète encore le « Divertimento n° 7 » pour hautbois, Henri Chatelain le « Divertimento n° 3 »
pour flûte, et Kenji Murato « Six pièces pour voix seule ».
C’est André Focheux qui interprète ma « Sonate pour alto seul ».
Il m’arrive avec lui une mésaventure saugrenue.
André Focheux, excellent musicien, remarquable altiste, a eu de nombreuses années d’activité dans des orchestres de
premier plan.
Libre, indépendant, il peut se permettre d’être enthousiaste, souvent désintéressé. Il avait eu connaissance de ma
« Sonate » pour alto seul et me contacte à la Radio ; je sens immédiatement que cet homme a quelque chose de vrai, de
profond, d’attachant. Je lui donne un exemplaire de la « Sonate » - œuvre peu facile je le sais - et il se met à la
travailler. Quelque temps après, il me fait entendre son interprétation et il m’impressionne par sa technique, son jeu et sa
compréhension de l’œuvre. C’est alors que je lui offre de participer à un des concerts de l’Unesco. Il y remporte un beau
succès. D’autres occasions se présentent : ainsi, en mai, à la Société Nationale de Musique. Il pénètre encore mieux
l’esprit de l’œuvre, mais, en même temps, la sent d’une manière de plus en plus libre, avec une sorte d’indépendance
qui lui fait prendre des libertés assez inattendues.
Sans s’en rendre compte, il devient, en quelque sorte, un peu un « arrangeur », une sorte de « copropriétaire
inconscient ». C’est un phénomène tellement exceptionnel, que je ne proteste pas : je le surveille, je l’attends, je suis
curieux de voir où il va, en s’installant dans « notre » Sonate. C’est une longue expérience, qui me passionne et aiguise
ma curiosité. A mon avis, son honnêteté de musicien reste absolue, l’homme et l’excellent instrumentiste sont
indissociables et le même bonheur les habite à la « possession » de cette musique. Et c’est pour cela que je ne tenterai
jamais d’expliquer à l’interprète ce gue j’ai découvert !
La période des manifestations à l’Unesco - est intervenue à un moment peu propice : nous déménageons. Nous vivons
dans un désordre indescriptible, aussi bien dans l’appartement où tout est emballé que dans la nouvelle maison
d’Antony où nous campons.
Le début du mois d’avril se complique encore, car le 4, je reçois un appel téléphonique de Budapest : ma sœur Suzanne
est à l’hôpital, vivant, pense-t-on, ses dernières heures et on me demande de venir.
Mon passeport a perdu sa validité récemment, mais je trouve, par miracle, le lendemain, à la sous-préfecture, un
employé compréhensif qui le fait prolonger immédiatement. Le consulat de Hongrie me délivre en dix minutes, un visa.
Un appel téléphonique à Air - France me permet d’obtenir une place dans un avion de la Compagnie Malev, le soir même. Jamais départ - en Hongrie surtout - fut organisé avec autant de complaisance et de célérité.
On m’attend à l’aéroport de Budapest pour me conduire sans tarder auprès de ma sœur ... mais elle est dans un hôpital
militaire (?) réservé à des officiers de l’armée hongroise et à des membres de leurs familles. Il faut, au citoyen étranger
que je suis, une autorisation de la Gendarmerie Nationale. Il est 22 h.30. On tente l’affaire et j’obtiens l’autorisation qui
me permet d’entrer à l’hôpital et de voir enfin ma sœur. Elle ne me reconnaît pas. Le lendemain, les amis qui m’accueillent me conseillent, dans l’intérêt de la malade, d’aller voir le médecin chef - médecin major - pour le remercier et,
selon la coutume, lui donner une gratification. Bien qu’étonné, je suis d’accord et je me mets en quête d’une enveloppe.
- « Inutile de vous donner cette peine, car ici il est indispensable et surtout naturel de donner ainsi des billets de banque
sans se cacher ».
Je me sens mal à l’aise, malgré ces paroles rassurantes car j’imagine qu’en France - cela prendrait vite le nom - même
hors de l’armée - de « corruption de fonctionnaire » !
Le médecin me reçoit fort aimablement et après avoir accepté mes remerciements, accepte non moins naturellement les
billets, qu’avec gêne, je lui tends, accompagnés d’un discours parfaitement superflu :
- « Je ne connais pas les goûts de votre femme, je vous prie de lui offrir de ma part, un cadeau que vous choisirez pour
elle ! »
Je ne peux rester que deux jours à Budapest. Aucun mieux ne s’annonce. Je reviendrai en juin.
LA NOUVELLE MAISON
1974
Miroka et Roger se sont mariés le 23 février, en divorcés qu’ils sont tous les deux chargés de
famille, sans leurs enfants et avec leurs seuls témoins. Formalité plus que cérémonie.
N’avions-nous pas fait la même chose, en 1939... mais pas encore parents...
Ils déménagent, mais dans la même résidence de Ris où ils ont choisi un grand appartement...
Ma fille a horreur des déménagements. . . alors que moi je ne déteste pas cela!
Depuis que l’automne dernier nous avons décidé de quitter Issy pour Antony, j’emballe,
j’emballe, j’emballe. L’entreprise de déménagement nous a livré un important stock de grands
cartons dans lesquels je prends le temps de placer des centaines de livres sans déranger leur
ordre, le linge, certains objets, sans pour autant rendre inhospitalier l’appartement où se
déroulent les réunions habituelles et où une chambre se maintient vraiment habitable pour les
hôtes de passage.
Robin a décidé de préparer une exposition dans une Galerie de la rue de Miromesnil, pour
mars.
Il a développé le thème de la « Genèse ». Le vernissage est une réussite, la petite Galerie est
vite envahie et déborde sur le trottoir. .. excellent résultat moral, piteux résultat matériel, mais
si la propriétaire de la Galerie en est peu satisfaite, Robin, lui, ne s’en formalise pas.
La Galerie édite une plaquette « L’art et l’esprit » sur l’art mural où figurent des textes de
Marcel Beaufils et de Jean-Louis Depierris et une courte interview avec Robin. Il fait encore une
causerie sur « l’Art moderne » devants les étudiants de « l’Association protestante de liaison
universitaire » de Loyse Bouteiller. Il expose encore aux Indépendants et trouve le temps de
nous donner de fort bons conseils pour notre nouvelle maison.
Lui et Miroka regrettent La Ferme, certes, mais comprennent notre décision. Anne va, pendant
quelque temps, nous en vouloir d’abandonner ainsi la vaste demeure et la campagne où elle a
toujours passé de si heureuses journées. Où sera « ma » chambre ? a-t-elle demandé avant
tout, peinée de quitter la pièce d’où elle voyait l’immensité des champs, et qui avait été
aménagée si joliment pour elle ?
Le déménagement de Ris lui fait aussi changer de décor pour la vie quotidienne, c’est
beaucoup pour une petite fille de onze ans. Mais par chance, le jardin d’Antony lui plait. A moi
aussi, il plaît énormément.. . Les propriétaires nous laissent y venir librement pour envisager
des travaux et je m’y promène seule, un jour, allant de découverte en découverte dans ce coin
de terre qui va devenir le nôtre.
Son désordre m’enchante, cèdres, mélèzes, pins, cyprès, font amitié avec pommiers, pruniers,
cerisiers, abricotiers. C’est un véritable carré de campagne dans un environnement citadin.
La chance veut que la plupart des jardins voisins aient aussi conservé leurs arbres et nous
sommes là, à quelques minutes du métro et d’un grand ensemble, enfouis dans la verdure.
Robin nous a suggéré de transformer le garage pour deux voitures, en studio où Paul pourra
loger son piano, ses magnétophones, son grand bureau. Y seront à l’aise nos centaines de
disques et de bandes magnétiques, les livres sur la musique, les archives. Dès la signature du
compromis de vente, les propriétaires nous permettent de faire commencer les travaux et une
équipe d’ouvriers que notre ami architecte Jean Brandon, nous a amenés, remplace la porte du
garage par une baie vitrée, ouvre une porte-fenêtre sur le jardin, et fait d’un lieu de bricolage
un superbe studio de musique.
Les deux chambres du rez-de-chaussée avec leur cabinet de toilette, qu’habitaient deux
grands’ mères, seront appartement pour les amis de passage. Une grande pièce d’entrée qui
servait de buanderie, deviendra atelier où l’établi aura sa place, mais aussi notre collection
d’outils anciens, les musiques sculptées de Paul, de beaux objets - fonctionnel uni à
l’harmonieux-.
A l’étage, une grande pièce deviendra bibliothèque, la salle à manger verra ses murs se garnir
de poteries, de bois sculptés ; la cuisine claire, spacieuse, s’ouvre par une porte-fenêtre sur un
large balcon. Des deux chambres de l’étage, je choisis celle qui donne sur la vaste étendue du
jardin, un mur de lilas et un beau cèdre, pour en faire mon bureau. Paul prend celle dont la
fenêtre s’ouvre sur un très vieux poirier dont le tronc et les branches dessinent une
extraordinaire sculpture. Les murs se couvrent d’étagères où trouvent place tous les ouvrages
sur les traditions populaires : chants, contes, coutumes, inestimable butin rassemblé au cours
d’années de recherches. Partout la lumière, le soleil entrent dans les pièces dont nous
peindrons tous les murs en blanc. Nous déposerons la cheminée Louis XV qui « orna » la
grande pièce et Robin nous dessine, pour abriter les futurs feux de bois, une structure aux
courbes harmonieuses sous une belle poutre ancienne, qui nous rappelle les cheminées bâties
à La Ferme.
Tout se passe dans une agitation perpétuelle. La vente - signature chez le notaire se complique
parce que les banques sont en grève depuis plusieurs jours : un envoyé spécial apporte, en
catastrophe, le chèque définitif !
Départ précipité de Paul, appelé à Budapest. Il rentre à temps, pour venir avec moi entendre,
à l’Institut Néerlandais, l’enregistrement intégral de « La Passion selon Saint-Mathieu », de
Bach et voir les projections picturales de Jane et Robin qui illustrent l’œuvre musicale.
Et les deux jours suivants, c’est le déménagement et l’installation dans le « provisoire »
d’Antony. Je quitte sans regret l’appartement où pourtant nous avons vécu tant d’années...
mais c’est à La Ferme que je m’étais attachée !
Pas le temps de s’installer vraiment chez soi : il y a l’exposition, les concerts à l’Unesco.
J’essaie de vivre entre les caisses tandis que Paul assiste aux répétitions et que Robin, sur son
échelle, joue le peintre en bâtiment.
Le début de mai est là. Entre deux tours d’élections, confiant la chatte, complètement
désorientée, aux bonnes attentions d’une voisine - nous gagnons Neuchâtel.
ART ? NON-ART ?
1974
J’ai été invité à participer au « Onzième Printemps musical » de Neuchâtel. Il y a toujours, en Suisse, une manière
élégante de recevoir, à la fois raffinée et sans formalisme. Nous sommes conduits, dès notre arrivée, dans un bel hôtel
au bord du lac... on y verrait voguer les cygnes si une brume diffuse ne transformait le paysage en scène d’automne ! Et
dès le premier soir, un concert est donné au Château de Boudry, par le « Quatuor d’Anches français ». Nous avons eu le
temps d’apercevoir les affiches du « Printemps musical » au titre qui me flatte : « De Purcell à Paul Arma ».
« F.A.N. Express » écrit le 13 mai à propos de ce concert qui se déroule dans une très belle salle et devant un public
apparemment mélomane :
« … A l’exception du charmant « Divertissement » de Haydn, que nous avons entendu au début de la soirée, tout le
programme était réservé à un compositeur qui occupe une place de choix dans le Festival de cette année : Paul Arma.
… Grand ami des peintres, passionné par les subtiles correspondances qui s’établissent entre musique, poésie et arts
plastiques, Paul Arma est de ceux qui pensent que la musique est un moyen de communiquer avec autrui. C’est assez
dire que, chez lui, les indispensables préoccupations d’ordre formel sont là pour renforcer l’expression sensible et non
pour l’étouffer comme c’est si souvent le cas, hélas ! chez certains champions du sériel ou de l’ « Aléatoire ». Quoi de
plus révélateur de ce souci d’expression claire et directe que ce « parlando » qui revient si souvent dans ses partitions.
De Paul Arma, le « Quatuor d’Anches » - Jacques Vaudeville, hautbois, Jean - Claude Brion, clarinette, Paul Pareille,
saxophone, Daniel Neuranter, basson - nous a présenté un choix d’œuvres fort judicieux. Chaque fois, nous avions
affaire à une instrumentation, voire à un style différents. Climat incantatoire du « Divertimento n° 7 » pour hautbois
seul où tout semble s’organiser autour de deux intervalles privilégiés : l’octave et le demi - ton. « Trois mouvements »
pour le trio d’anches classique, dont le premier fortement construit, nous propose une sorte de fugue suivie de sa «
récurrence ». Un très joli « Divertimento n° 16 » pour clarinette et saxophone, d’allure folklorique avec ses motifs
répétés, ses effets de bourdon, ses pittoresques imitations en canon. Après « Trois Contrastes » pour saxophone seul,
une œuvre plus significative sans doute, mais souvent âpre et dissonante ; les « Sept Transparences » pour quatuor où
alternent le chaotique, le fugitif et le précis selon le degré d’éparpillement des thèmes entre les divers instruments.
Tout cela mis en valeur par des interprètes qui connaissent mieux que personne les exigences de Paul Arma en matière
de couleur et de relief sonore … ».
Et le critique L. de Mv. de préciser une habitude de convivialité bien agréable :
« Conformément à une tradition bien établie, musiciens et public se sont retrouvés à l’issue du concert dans le grand
Cellier du Château. Histoire de se rafraîchir , d’échanger quelques mots avec Paul Arma lui - même, ou d’entendre A.
Billeter remercier avec esprit et en vers ! compositeur et interprètes ».
C’est « F.A.N. Express » du 13 mai qui écrit :
« Les amateurs d’art qui, samedi après - midi, ont eu l’heureuse idée de venir voir au Musée des Beaux - Arts
l’exposition… des 64 partitions musicales de Paul Arma, n’ont pas seulement assisté à un intéressant vernissage. Ils
ont eu le privilège de s’entretenir longuement avec le compositeur et de l’entendre exposer ses idées et ses conceptions
avec cette intelligence des différents arts qui caractérise sa forte personnalité ».
On nous convie à dîner, à Auvernier, au bord du lac, dans un restaurant de pêcheurs renommé, soirée agréable avec des
personnalités diverses.
Je ne sais pour quelle raison, je me sens très malade, dès mon retour à l’hôtel. Il me faut cacher cela à des hôtes si
empressés. Un pharmacien consulté - un dimanche - me donne quelques remèdes, après une nuit agitée.
Je fais bonne figure pendant une journée bien chargée où il m’est impossible de me nourrir convenablement. Le matin,
nous rencontrons, à Boudry, un éditeur susceptible de s’intéresser à notre manuscrit « La Résistance qui chante ». Le
sujet le passionne, mais hélas, l’ouvrage qu’il juge d’une grande importance, dépasse ses moyens de diffusion. En
souvenir de notre visite, il nous offre quelques-unes de ses fort belles publications. Je me passe de déjeuner, me couche
deux heures avec une tisane, et à 17 heures, au Musée, dans la salle même de l’Exposition, je donne ma conférence
« Art ? Non-Art ? » illustrée de quelques fragments de mes oeuvres. Je me rends compte que le public réagit fort bien,
mais je suis incapable de savoir comment je tiens debout, et si ce que je dis a un sens. Je suis dans un état second.
J’aperçois Edmée assise au premier rang, anxieuse et prête à se précipiter à ma première défaillance.
Elle me dira plus tard que les propos que je tiens non seulement ne heurtent pas le public présumé puritain, mais encore
semblent le réjouir.
J’en suis bien content car j’ai préparé avec soin cette conférence, scandalisé par certaines manifestations qui se veulent
« d’art d’avant-garde » sans même être teintées de l’humour qu’avaient mis dans les leurs les dadaïstes d’autrefois.
Art ? Non-Art ?
Le titre peut paraître ambigu, mais pour éviter tout malentendu, je ne m’érige ni en juge ni en critique, - d’ailleurs les
critiques de tous les temps, j’ai maintes fois dit ce que j’en pensais - je pose seulement des questions : une civilisation
se définit par les questions qu’elle pose et non par les questions qu’elle donne. Quant au progrès, à l’évolution, je me
réclame de Romain Rolland qui disait :
« Les années passent, l’essentiel est de passer avec elles - de ne pas rester en arrière du temps - de ne pas
s’immobiliser dans le passé. J’aime et j’admire le passé, mais je veux que l’avenir le dépasse ».
Seulement, il semble bien qu’aujourd’hui, on ait si peur de rester en arrière du temps, qu’on précipite un avenir en expériences, en recherches à tout prix. Et chacun parvient à la conviction absolue qu’il détient la vérité et que cela justifie
le moyen.
Pourtant la première vertu d’un artiste, d’un scientifique, n’est-elle pas la modestie, et sa première démarche, le doute ?
« Je ne sais plus si je sais quelque chose ». Montaigne l’a dit !
Aujourd’hui, on avance, on avance, on avance encore, l’engrenage est là qui exige du nouveau à tout prix, à n’importe
quel prix... plus d’arrêt possible : Pierre - Jean Jouve le précise : « La conquête est obligée de conquérir et c’est là son
désespoir ».
Il y a trente ou quarante ans, des Stravinsky, Webern, Schoenberg, Bartók, Charles Ives, Cowell, Varèse avaient un sacré
courage pour être de l’avant-garde. Aujourd’hui, il faut encore un sacré courage... pour ne pas en être !
Les événements des dernières années, en art, témoignent du goût actuel qui fleurit dans les expositions, les biennales,
les concerts. Quelques exemples : la première exposition du « Ex-Art » d’Otto Mûhl à la Kunstalle de Cologne ; « ExArt », « Excremental Art », qu’une chronique d’une très sérieuse revue d’art décrit ainsi :
« Les invités du vernissage, leurs têtes derrière des masques à gaz, admiraient sans arrière - pensée l’audace des
formes, le coloris riche et chatoyant et la volonté créatrice de l’artiste ».
Le « Body-Art » de Gina Pane, se tailladant les seins en un semblant de rituel, dans une Galerie de la rue de Seine à
Paris, où sont exposées soigneusement encadrées et signées ses « serviettes hygiéniques du mois ». Le camembert, clou
d’une Exposition de 1972 signé par le sculpteur, voisinant un bocal de liquide jaune signé également avec la mention
« mon urine, 1972 ». A la Biennale, une oeuvre « Sculpture vivante » : une souris blanche dans une cage. La seule
« oeuvre » jolie avec non loin d’elle, une œuvre sans titre mais signée : un pot de chambre posé sur un socle - très vite
du papier de soie est venu s’accumuler dans le récipient ! ! !
En mai 1968, un artiste inspiré déclara « La plus belle sculpture, c’est une barricade » !.
Christo, lui, préfère envelopper dans des housses de plastique les œuvres déjà créées et promène ses
« enveloppements » de Berne à Milan, de cathédrales en rochers, de montagnes en canons...
La musique n’échappe pas à la contagion : l’Américain La Monte Young écrit un « Poème pour des tables et des
chaises » traînées sur scène avec des chevalets de peintre. Pierre Henry enregistre les soupirs d’un couple faisant
l’amour. Une commande de l’État paye une Partition vide, de vingt minutes, avec trois pages de mode d’emploi.
L’Eglise Saint - Séverin, à Paris donne à entendre un happening : cent cinquante minutes - deux heures et demie - de
« Johann - Simultaneous Bach » : un chœur, trois orgues, un soprano, vingt instruments qui exécutent simultanément
différentes œuvres de Bach.
Les exemples seraient à multiplier. J’aime la plaisanterie, les canulars...
Mais l’Art sans jugement, sans critique, est-ce Art ? ou Non-Art ? Je pose seulement la question...
Là est la partie polémique de ma conférence. Je la poursuis d’une manière plus sérieuse et fais entendre divers
fragments de mes oeuvres en donnant quelques explications.
Après un débat avec les auditeurs, il me reste assez de force pour filer me mettre au lit avec une nouvelle tisane avant
d’affronter le concert du soir, salle des Conférences : au programme, Purcell, J.-S. Bach, Stamitz et les « Dix-neuf
Structures sonores » en première audition en Suisse, par l’Orchestre de chambre de Neuchâtel sous la direction d’Ettore
Brero.
Je suis très heureux de l’interprétation de l’œuvre, fort réussie... mais je voudrais pouvoir regagner mon lit. Impossible !
Une réception est offerte par des mélomanes, dans une villa des environs. Nous ne pouvons y échapper. Un buffet est
préparé et il nous faut accepter le champagne versé - pas moyen de poser son verre discrètement sur un coin de meuble ;
la traîtresse coupe sans pied doit se vider si on ne veut pas se montrer emprunté en la gardant pleine, à la main, trop
longtemps -. Mais est-ce le champagne, l’ambiance, l’élégance de la réception ? Je me sens plus gaillard et finis par oublier la fatigue de cette journée si remplie, à la fois de malaises et de satisfactions.
Les durs moments de dérangement oubliés, nous rentrons satisfaits de notre séjour chez les hôtes accueillants que furent
les Neuchâtellois.
C’est seulement après la fin du Festival qu’un ennui arrive. Il était convenu que la matière de l’exposition devait nous
être retournée à Antony, le directeur de la Galerie suisse de Paris se chargeant du transport. Tout revient donc, sauf la
grande reproduction du Matisse que nous réclamons. Rentrant un soir, à la maison, nous trouvons, jeté dans le jardin,
par-dessus la clôture, le grand Matisse abîmé, sali, déchiré, roulé sans ménagement.
Etrange comportement d’un directeur de Galerie d’art ! Je ne peux cacher mon indignation et j’obtiens un autre
agrandissement superbe, impeccablement collé sur contreplaqué.
Nouvel appel de Budapest. Nouveau départ en juin. Ma sœur semble aller un peu mieux. Elle a partiellement retrouvé
sa lucidité et le médecin est confiant.
C’est au cours de ce séjour que je fais la connaissance du Dr. László Sik, avocat et conseiller juridique de ma sœur.
C’est lui qui me met au courant d’un testament contresigné par quatre témoins, par lequel toute la fortune de ma sœur,
après sa disparition, doit aller à l’Académie des Sciences, testament qui exclut tous les membres de sa famille, « en
raison de leur attitude incorrecte à son égard ».
Si le problème de l’héritage ne nous intéresse, ni Edmée ni moi, je suis profondément blessé par cette phrase qui
accompagne la décision de ma sœur. D’abord si même, elle est fâchée depuis longtemps avec notre sœur Klara et son
fils, elle a une nièce Eva qui lui a toujours témoigné de l’affection. Quant à nous, nous avons, pendant des années,
expédié d’innombrables colis, car nous croyions Suzanne et son mari dans une sorte de misère qu’était venu confirmer
l’allure du logis qu’ils habitaient. Je suis quelque peu ahuri, en apprenant l’existence de cette fortune et surtout
l’opinion qu’elle a de nous. Je me fais confirmer la teneur du testament, à l’Académie des Sciences.
Ma sœur étant redevenue lucide et en meilleure santé, je ne manquerai pas, avant de quitter Budapest, de lui dire ce que
je pense de son attitude, et de lui confirmer que son héritage ne nous intéresse en rien.
Le Docteur Sik, en excellent conseiller, va bientôt la persuader d’annuler ce testament et d’en faire un autre - beaucoup
plus équitable en faveur d’une infirmière exceptionnelle qu’on lui trouvera pour la soigner et vivre avec elle avec un
dévouement sans pareil. Eva et nous, nous sommes heureux de cette solution, et nous oublierons l’attitude d’une
malade, pour reprendre avec elle des liens familiaux affectueux.
Le temps est atroce à Budapest, pendant ce mois de juin. Le chauffage est allumé partout. Je suis venu sans pull-over,
sans pardessus, et c’est sous une véritable tempête de neige que je me rends, un soir, pour dîner, dans un quartier assez
désert, chez Klara Kassák. Son accueil est si amical que je passe là, quelques heures réconfortantes.
J’apprends pas mal de détails attristants sur le comportement des autorités de Paris, à l’égard de Lajos Kassák.
J’ai le privilège de voir un assez grand nombre d’oeuvres de l’artiste, que je ne connaissais pas encore, et mon estime
grandit pour lui, pour son talent, pour son courage. C’est avec grande confiance que Klara me met au courant des
accusations mensongères dont son mari fut victime, et qui lui causèrent des souffrances morales... que je suis le premier
à pouvoir comprendre pour avoir connu semblable situation !
Klara, pour essayer d’effacer ces souvenirs d’injustices, a réalisé, non loin de Budapest, dans une petite maison
paysanne, un Musée Kassák. Je suis heureux d’y voir des exemplaires de la partition de mes « Trois mobiles » pour
clarinette, dont la couverture rouge est ornée d’une superbe gravure sur bois de Laslo.
La radio de Stuttgart donne en juillet le « Concerto » pour soli et chœur mixte a cappella, et au Festival Estival de Paris,
il y a, en septembre, la création intégrale des « Deux Résonances » pour piano et percussion par le Trio Deslogères.
On m’envoie un article de « Guitare et Musique » écrit par Georges Aubanel, membre de la Société Française de
Musicologie, qui reprend dix ans après les propos qu’il avait tenus en 1964 dans le « Journal de la Confédération
Musicale de France ».
« … Je suis persuadé que les Français n’ont besoin de personne dans tout ce qui concerne les chants populaires
français qu’ils sont aussi les seuls à exceller dans l’harmonisation et le traitement de leurs propres chants populaires
parce qu’ils y apportent une sensibilité, une justesse de sentiments, une compréhension qui aboutissent à des œuvres
parfaites …».
Depuis dix années l’auteur - dans le reste de l’article encore - ne varie guère ses propos, pas plus que ses références à
Canteloube, toujours les mêmes Il y est encore question des « brumeuses doctrines d’origine étrangère » et des
procédés contraires au génie de notre pays !
INSTALLATION
1974
Ce qui aurait pu n’être que plaisir, en Suisse, est devenu inquiétude tant Paul a été malade. Les
difficultés grandissaient parce qu’il fallait cacher cela a nos hôtes si attentionnés et qu’il n’était
pas question de manquer aucune des manifestations prévues. Heureusement je connais la
force de volonté de mon époux et j’ai déjà eu l’occasion... et je l’aurai encore, de constater la
puissance nerveuse de l’artiste qui lui permet de « tenir » malgré tout. Mais je n’ai cessé
d’être aux aguets, seule au courant de ce qui se passait pour lui, jusqu’au dernier soir ou j’ai
été obligée de confier « le » secret à une charmante invitée qui avait assisté à toutes les
festivités.
J’avais beaucoup sympathisé avec elle - autant que mon inquiétude me le permettait - et au
cours de la dernière réception, nous étions encore ensemble quand Paul, à qui on venait de
remplir la fameuse flûte sans pied qu’on ne peut poser discrètement derrière un vase - m’a fait
signe pour me demander s’il était bon pour lui de boire du champagne. A mon avis, ce ne
pouvait être mauvais et je le lui fais comprendre. Ce dialogue mimé n’échappa pas à ma
compagne qui s’étonna :
- « Votre mari vous demande la permission de boire ? »
La situation était si ridicule que je lui confiai « le » secret. Cela redoubla son admiration pour
celui qui savait se montrer si disert, si détendu, si naturel malgré son état.
Une admiratrice de plus !
L’été va se passer entre La Ferme qu’il faut vider... et vendre - car nos finances sont plus que
basses, nous avons même, pour la première fois de notre vie, des dettes ! - et la nouvelle
maison à peindre, à aménager, à transformer à notre goût. Paul part une seconde fois à
Budapest.
Des invités s’annoncent : notre amie Lucienne campe quelques jours dans une des chambres
du bas. Maria Teresa Adomian arrive de Mexico. Nelly vient passer ses habituelles vacances
françaises et nous allons ensemble dire adieu à La Ferme, qu’elle aussi, aime bien. Nous
explorons les environs de notre nouvelle demeure, hélas loin d’être aussi calmes que le coin du
Hurepoix que nous quittons : un petit lac morne s’ennuie entre le grand ensemble et un réseau
d’autoroutes, le « Soleil d’Antony » au nom plein de promesses ne présente qu’un étang
fangeux et les canalisations où se cache maintenant, la Bièvre, filet honteux et pollué, qui fut
autrefois la cascadante rivière aux castors. Djurdja et Jean-Louis Depierris viennent passer
quelques jours, ils s’amusent de notre escalier intérieur qu’ils baptisent « coursive ».
La maison plaît à tous nos amis, et nous faisons bâtir, dans le jardin, un auvent qui rappelle
celui de La Ferme, et qui pourra abriter les invités des « Goulash-party ».
La Ferme est vendue en octobre. La nostalgie ne nous quitte pas !
Anne et son amie Sylvie inaugurent à Antony le Grenier où des lits de camp ont été installés,
et sont ravies d’improviser, dans le vaste espace sous la charpente, une scène pour y jouer des
comédies dont nous sommes les spectateurs indulgents.
Très curieusement, cet Antony dont nous ne savions rien, abrite des gens que nous
connaissons. Paul y rencontre Jean Tschieret, dont nous avions fait la connaissance en
Allemagne en 1948 et que nous n’avions pas revu depuis bien longtemps. Il habite avec sa
femme et ses trois enfants, à quelques rues de notre impasse. Teresa la Polonaise et Bogdan le
Yougoslave qui s’étaient connus chez nous, à Issy, invités un peu par hasard, se marient dans
la vieille église Saint - Saturnin et ont un appartement tout proche de la maison.
Notre manie de la convivialité nous entraîne à faire une curieuse expérience. Il y a six maisons
dans notre impasse. Nous jugeons bon de faire la connaissance de nos six voisins en les
invitant - successivement car nous savons déjà que des mésententes existent - à venir
« prendre l’apéritif » - formule bien française, que nous jugeons convenir au milieu banlieusard devenu le nôtre.
Etonnement général ! On n’a jamais vu pareil événement,
semble-t-il ! On se parle,
d’habitude, sur le pas de la porte... du jardin, mais on ne fait pas entrer dans les sacrosaintes pénates. Tout le monde accepte quand même, mais deux seulement rendront
l’invitation, un déclarera « qu’on ne reçoit jamais chez nous », les trois autres continueront à
dire bonjour de loin, grille close.
Notre amie Lola nous raconte qu’une fois par an, tous les habitants de l’impasse qu’ils habitent
à La Jolla, en Californie, organisent au milieu de la rue, un barbecue commun qui les réunit
pour une longue soirée d’amusement, de chants, de danses !
Il faut se résoudre à vivre ici, chez nous, bien chez nous, et seulement chez nous ! !
Robin est une aide précieuse, pour les travaux intérieurs.
Il a pourtant cette année, en dehors de ses classes, beaucoup de travail pour des expositions
auxquelles il participe : en Italie, à Mantoue ; à Amboise et à la Grange de Mesley, près de
Tours dans « Art et Spiritualité ». Il prépare une fresque pour le stand de Bang et Olufsen au
Festival International du Son, au Palais des Congrès. Il illustre cinquante-deux poèmes de
Whitman : « Chants de moi-même » et soixante-quatre aquarelles pour accompagner le texte
allemand de « l’Oratorio de Noël » de J.S. Bach.
FIN DE MA CARRIÈRE À L’ O.R.T.F. !
1974
Le titre qu’un artiste créateur donne à une de ses œuvres musicale , graphique , picturale ou sculpturale , n’est presque
jamais détaché du contenu, de la technique, de la conception et du but qui sont les siens - et cela sans inclure obligatoirement le sens romantique ou figuratif du mot. Le titre doit, sous quelque forme que ce soit, exclure le hasard.
Ainsi, à propos du titre « Convergence » que, cette année, je choisis pour plusieurs de mes oeuvres.
Pour renforcer l’unité d’une polyphonie - formée par l’apparition des différentes voix indépendantes de mouvements,
pour la rendre plus mouvante, plus serrée dans son avance, il me paraît que la « convergence » est plus mobile, non
seulement dans le temps, mais aussi dans la structure. Cette pensée me conduit, en octobre, à réaliser une œuvre dans le
titre de laquelle j’inclus pour la première fois ce mot « convergence ». Pendant le travail de composition, je précise
musicalement ma pensée. Un ensemble, pour être réellement convergent, a besoin avant tout, d’un espace sonore dans
lequel pourra se déployer avec une totale liberté, la matière musicale et les mouvements verticaux, générateurs de
resserrements sonores et peut-être par demi-tons. Henry Cowell a appelé ces masses chromatiques de demi-tons et leur
apparence simultanée « Tone clusters ». Mais, chez lui, ce sont, sans exception, des apparitions inorganiques de ces
masses et non des résultantes de convergences strictes et sévères. Les convergences contribuent au nombre de
mouvements indispensables dans le temps, contributions essentielles et aussi indispensables de resserrements dans le
temps.
Ainsi sont nées les ONZE CONVERGENCES 255 pour orchestre à cordes. L’œuvre aura sa première mondiale lors des
Semaines Musicales de Budapest, à l’Académie de Musique, le 26 octobre 1980, par l’Orchestre de Chambre Franz
Liszt, sous la direction de Peter Gazda. Elle sera publiée à l’Edition Musica Budapest, en 1982, et paraîtra sur DISQUE
Hungaroton, enregistrée par le même ensemble.
En novembre et en décembre, j’élabore plusieurs versions de « Convergences » : SEPT CONVERGENCES POUR
QUATUOR À CORDES 256, SEPT CONVERGENCES POUR QUATUOR DE CLARINETTES 257, SEPT
CONVERGENCES POUR QUATUOR DE SAXOPHONES 258. Cette dernière version aura sa première mondiale, le
13 avril 1978, au Théâtre Tournemire de Lyon, par le « Quatuor de Saxophones Rhône-Alpes ». Plus tard encore,
d’autres Convergences vont naître, en 1976, en 1978, en 1979.
En réalité, c’est déjà en 1970, qu’était apparue pour la première fois en moi, cette idée de « convergence », avec l’oeuvre « Convergence de mondes arrachés », mais on sait ce qu’il en advint et pendant plusieurs années, le mot qui avait
tant de signification pour moi, resta enseveli, comme tué par l’incompréhension.
Curieux hasard, coïncidence ? Dès le lendemain de la libération de Paris, en septembre 1944, Jean Guignebert,
Directeur général de la Radio française, m’avait offert d’y collaborer activement. Ma première réalisation avait été une
longue série d’émissions faites avec Jean Nocher, sous le titre « La Résistance qui chante » et depuis, je n’ai cessé mes
activités à la Radio d’État, comme compositeur, comme pianiste soliste, comme producteur délégué d’innombrables
séries d’émissions. Après trente années, presque jour pour jour, je reçois, datée du 5 septembre 1974, une lettre
inattendue, de Jacques Sallebert, directeur de la Régie de Radiodiffusion, où je lis, entre autres, ces lignes :
« … Je me vois contraint, par suite de sévères restrictions financières, d’interrompre votre participation à l’émission :
« Images sonores populaires ». Cette décision fait partie d’un ensemble de mesures destinées à maintenir le bon
équilibre du budget de la Régie de Radiodiffusion.
Je regrette vivement qu’elle nous prive d’une collaboration, dont je me suis toujours plu à reconnaître la qualité …».
J’apprends que la même lettre a été adressée à un grand nombre de producteurs - délégués, avec le même prétexte.
Je vois plusieurs responsables de l’O.R.T.F. qui ont toujours manifesté de l’estime pour moi et pour mes activités, le
secrétaire du Syndicat C.F.D.C. et quelques avocats. Tous déclarent que ce genre de renvoi, sans aucune compensation,
est en flagrante contradiction avec la loi.
En effet, les producteurs et les réalisateurs de la Radio, n’ayant pas été reconnus comme collaborateurs définitifs, n’ont
jamais été contractuels et la loi précise que dans une situation semblable de collaboration régulière dans une entreprise,
pendant un certain nombre d’années, les « remerciés » ont le droit de recevoir une pension.
Malgré de nombreuses protestations, la direction de la Radio reste muette. Il est vrai que ces protestations restent individuelles. Les syndicats ne bougent pas.
Je serais disposé d’entamer un procès contre la Radio, mais aucun de mes collègues ne se décide à une action collective,
la seule qui aurait la chance d’aboutir.
La bonne volonté d’un de mes amis, bien placé au Ministère du Travail, contrecarrée malheureusement par sa
nonchalance, n’aboutit à rien, et le temps perdu ainsi m’empêche d’obtenir l’assez forte compensation pécuniaire que
certains ex-producteurs et réalisateurs ont fini par toucher. Pour moi, le délai fixé pour ces indemnisations est passé !
On veut bien prendre quelques « dispositions particulières » en m’attribuant encore, sur la proposition de Guy
Erismann, Directeur de la musique de France - Culture, une série de huit émissions à réaliser sur cette chaîne, pendant le
dernier trimestre. Mais il est bien précisé :
« … Je suis obligé d’attirer votre attention sur le caractère temporaire de cette mesure : en effet, la forme sous laquelle
se dérouleront les activités de la future « « Société » étant encore inconnue… »».
Je choisis pour cette dernière série d’émissions - qui mettra fin à tout jamais à mon activité à la Radio : « Le piano dans
la musique de Béla Bartók ».
Quelque chose se brise ainsi dans ma vie professionnelle. J’écris, découragé, le 9 octobre, à Lan Adomian, à Mexico qui
m’avait demandé de l’aider:
« … Il y a la crise économique, financière, sociale, politique, idéologique, pétrolière, raciale… Dieu seul sait encore
quelles autres, qui nous touchent personnellement aussi, qui nous imposent pas mal de soucis dans notre vie privée et
aussi dans la vie professionnelle.
Il y a aussi l’O.R.T.F. qui va disparaître le 31 décembre et sera remplacée par six Sociétés indépendantes. Cela fait
qu’il y a là - dedans une crise générale, à chaque instant, des grèves, des troubles, des licenciements massifs. Et aussi
des changements constants de programmes. Ainsi, ta bande a été programmée en août…, le programme a été supprimé
en raison d’une grève. J’ai obtenu la re - programmation pour cette semaine, et voici, depuis hier, grève générale, la
Maison de la Radio est cernée par la police, etc.
Une de mes œuvres « Transparence » pour orchestre, a été, depuis l’été, programmée non pas deux, mais trois fois et
toujours pas diffusée pour les mêmes raisons…
L’inflation avance à pas de géant en France, comme dans toute l’Europe… L’état fait des économies partout. Un
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1982. Hongrie. Budapest. Editio Musica.
1981. Hongrie. Budapest. Disque Hungaroton SLP X 12347. Liszt Ferenc Chamber Orchestra.
Leader Janos Rolla, Peter Gazda, conductor. Texte de présentation : Gyorgy Balla.
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résultat personnel : depuis le premier octobre, je n’ai plus d’émission à l’O.R.T.F. après trente années de travail
régulier ! Et naturellement, pas de retraite, ni pension. Comme un vieux vêtement devenu inutilisable ! »
Pour ne pas perdre mes droits à la Sécurité Sociale, je dois me faire inscrire comme chômeur ( ! ) et pointer régulièrement, naturellement sans toucher d’indemnité puisque j’ai dépassé soixante ans.
Beaucoup d’autres collaborateurs ont reçu le même message et sans doute même des contractuels puisque m’arrivera
encore, par une lettre de janvier 1975, d’autres nouvelles d’un « cadre de Production à Radio -France »: Philippe Herson
- Macarel :
« J’ai le regret de vous informer de la suppression du Bureau des Rediffusions dans les nouveaux Services Musicaux de
« Radio - France ».
Cette mesure entraîne notamment la disparition de l’émission « Reprises Symphoniques « régulièrement diffusée sur
la Chaîne « France - Musique », depuis sa création en 1969 par Monsieur Gérard Michel sous l’égide de Monsieur
Michel Philippot.
Evincé moi - même de ces nouveaux Services placés désormais sous l’autorité de Monsieur Pierre Vozlonsky, ce n’est
pas sans un vif regret que je dois mettre une terme à une mission que durant quatre année je me suis efforcé de remplir
au mieux, avec l’unique souci de bien servir et la Musique et le meilleur des compositeurs français.
Permettez- moi d’espérer que ne cesseront pour autant les amicales relations qu’à la faveur de ces « Reprises
Symphoniques » j’ai eu le plaisir de nouer avec vous et que nous saurons, ailleurs, nous retrouver toujours nombreux à
défendre la cause de la Musique Française …».
Sensiblement plus tard, en juin 1976, une étrange circulaire qu’on me demandera de signer comme « Producteur
délégué d’émissions radiophoniques » - alors que depuis 1974, je n’appartiens plus à l’O.R.T.F. - fera son apparition.
J’apprends que cette circulaire avait été distribuée depuis longtemps, à quelques privilégiés. Quand je la recevrai, une
certaine date limite sera largement dépassée, et je ne pourrai bénéficier de la « prime de cessation d’activités »
proposée.
Ainsi se terminent mes rapports avec la « Maison ronde » comme nous avons pris l’habitude d’appeler la Maison de
l’O.R.T.F.
L’année 1975 pourrait donc se vivre comme une cassure douloureuse dans mon existence. Quelqu’un de moins fort que
moi pourrait la subir comme une mise à la retraite, pire même, comme une mise au chômage!
Oui, je vais pointer au bureau de chômage pour l’élémentaire nécessité de conserver des droits de « citoyen assuré
social » ! La législation n’a rien trouvé de plus logique, pour ces « saltimbanques » que sont les artistes, indépendants,
mais liés pourtant à la société qui veut que tout soit catalogué, enregistré, étiqueté et surtout bien classé dans un dossier
en ordre. La file devant le bureau de pointage, dans le centre d’Antony est morne. Combien de jeunes, dans cette file,
dont le sort est plus triste, certes, que celui du musicien, du sculpteur qui attend peut-être un peu plus loin. Mais quel
règlement idiot oblige ces gens qui ne demandent rien - qu’une sécurité en cas de maladie - à grossir la masse de ceux
qui sollicitent du travail.
Il va falloir bien des démarches, des paperasses, des entrevues, des règlements, pour que le « Compositeur » que je suis
toujours, et qui gagne largement sa vie avec ses droits d’auteur, fasse oublier aux statistiques officielles le « Producteur
d’émissions » : remercié sans pension, et surtout sans Sécurité sociale !
Quand, enfin, l’assuré social sera « reconnu » et « enregistré » comme tel, le Compositeur pourra se dispenser d’aller
« pointer » et reprendra dans la sérénité son papier à musique.
La nouvelle maison d’Antony est d’un calme parfait, en hiver, isolée derrière les branches des conifères qui l’entourent.
Ils sont blancs, en janvier, les cèdres, les pins, les mélèzes tout enneigés. Et c’est un spectacle nouveau qu’ils nous
offrent. Lorsque la gelée fait un peu plus tard, de nos arbres, un décor de verre filé, l’enchantement est plus grand
encore.
Pour l’anniversaire d’Edmée, je lui offre un très beau relief d’Arp, qu’en grand secret, j’ai acheté à Marguerite Arp et
qui prend place sur un des murs de la bibliothèque entre un masque double Senoufo et des fixés sur verre de Bohême.
Nous nous sentons si bien dans cette nouvelle demeure que nous préférons recevoir nos amis ici que de les retrouver
chez eux. D’ailleurs, certains arrivent de l’étranger : les Depierris de Yougoslavie, Lola, plus tard Alex Kristof des
États-Unis. Les anciens amis sont toujours fidèles. S’ajoutent de nouvelles amitiés : Marianne et Pierre Fayol nous
amènent Suzanne Cattan ; Madeleine et Jean Brandon, leur cousine Yvonne mariée à Bogdan Vukowitz ; Jane et Robin,
leur amie Francesca, Bernard Allain et Vania ; Miroka et Roger, leur amie Marie Servane et Alain. Entre deux tournées,
Jean-Pierre Rampal et Françoise viennent déjeuner.
C’est en juin seulement que nous pendrons la crémaillère dans la nouvelle maison avec une quarantaine d’invités.
Anne et son amie Sylvie jouent les demoiselles de la maison, heureuses de toute cette agitation et très intéressées par la
séance de lecture dans les lignes de la main que Vania offre en attraction.
Edmée continue a aller deux ou trois fois par semaine voir des films, car elle ne saurait se passer de cinéma. Mais elle
essaye aussi de s’intéresser à la vie culturelle d’Antony en assistant à quelques conférences, quelques concerts, en s’inscrivant à la bibliothèque et au Ciné Club.
Mais les retours en pleine nuit dans les rues désertes, près du Grand Ensemble, s’ils ne la gênent pas, m’inquiètent, moimême, connaissant surtout d’Antony, le bureau de chômage où je pointe régulièrement.
Et pour éviter ces promenades la nuit, entre la gare ou le Centre Culturel et la maison, je propose d’acheter un poste de
télévision. Révolution dans une famille jusque là hostile à cette idée.
Jane et Robin apprécient. Ils viennent souvent passer le week-end avec nous et ils regardent volontiers avec Edmée,
films ou émissions intéressantes.
Moi, je reste et resterai toujours rebelle à ce genre de distraction.
En 1971, j’avais inauguré un nouveau procédé thématique dans cinq de mes œuvres : pour instrument seul : flûte, hautbois, clarinette, basson, saxophone.
En 1975, j’applique une nouvelle fois, ce procédé thématique à un autre groupe de cinq œuvres : SIX ÉVOLUTIONS
POUR 1, 2, 3 OU 4 FLÛTES 259 ; SIX PERMANENCES POUR 1, 2, 3 OU 4 HAUTBOIS 260 ; SIX
CONTRASTES POUR 1, 2, 3 OU 4 CLARINETTES 261 ; SIX REGARDS POUR 1, 2, 3 OU 4 BASSONS 262 ; SIX
MOBILES POUR 1, 2, 3 OU 4 SAXOPHONES 263.
Le « Quatuor de clarinettes de Paris » est très actif. Il joue souvent le « Divertissement 1600 » et les 6ème et 7ème des
« Sept Transparences ». Cette année encore, il les font entendre dans leur programme à Châteaudun, Choisy-le-Roi,
Nemours, dans les églises de Montmagny, de Moutiers Sainte - Marie, Magagnocs et Saint - Louis des Invalides.
Pourquoi faut-il que la critique musicale ait la tendance de prendre les publics des petites salles de province pour des
simplistes, amateurs de facilité ?
Ainsi peut-on lire après le concert de Nemours, dans le « Parisien libéré » du 31 janvier, sous la signature de J.F.
Berdeaux :
« …Si le « Divertissement 1600 » dédié au Quatuor, et écrit dans le plus pur style polyphonique du XVI ème siècle,
enthousiasma, par son rythme alerte et sa ressemblance avec le madrigal, le public, celui - ci fut quelque peu
déconcerté et désemparé par les « Transparences 6 et 7 ». Ces pièces, composées selon des critères propres à la
musique contemporaine, s’adressent à un public rompu aux formes musicales de ces quinze dernières années, basées
sur des transcriptions électroniques. Rythmes saccadés, accords dissonants, thèmes lancinants et obsédants,
conférèrent à cette interprétation un climat étrange. Mais très vite, cette ambiance musicale inhabituelle céda la place
à des sons plus harmonieux, avec la « Pizzi Cato Polka » de Johan Strauss … »
Il est vrai aussi qu’on peut lire au sujet d’une autre œuvre donnée en Suisse, qualifiée, elle, de « simpliste », dans
l’ « Express » de Neuchâtel, par L. de Mr. :
« … Ce compositeur … dont le style présente quelques analogies avec celui de son ancien maître : Béla Bartòk. C’est
le cas du Divertimento n° 17, un peu simpliste à mon goût, mais expressif et pittoresque avec ses thèmes d’allure
folklorique, ses effets de bourdon, ses imitations en canon …».
Michel Gizard me demande une version de la PETITE SUITE POUR QUATUOR DE CLARINETTES 264, car il
prépare l’enregistrement d’un disque, dans un délai assez proche et désire consacrer une des faces, au « Divertissement
1600 » et à cette nouvelle œuvre. La « Petite Suite » est composée en février. Dès le printemps, les répétitions
commencent et le DISQUE CALLIOPE paraîtra bientôt en même temps que la partition.
C’est à Vera Pagava, si modeste, mais dont j’admire, depuis le moment ou j’ai connu ses oeuvres, en 1949, le grand
talent, que je demande un dessin pour la nouvelle couverture. Elle me donne un graphisme superbe, au style très
personnel que je serai heureux de faire figurer, pour la première fois, dans une Exposition à Sceaux, en 1976.
La « Petite Suite pour Quatuor de saxophones » doit, elle aussi, être publiée au début de 1976, et je songe à sa présentation. Je vois, dans une remarquable exposition du sculpteur cubain Agustin Cárdenas, des oeuvres d’une grande
puissance. Je fais rapidement sa connaissance, celle de sa femme française, de leurs deux petits garçons - des fanatiques
de Télévision qui ne quittent pas le poste, après être gentiment venus saluer quand on arrive chez eux, à Meudon.
Lorsque je montre à Cárdenas, quelques-unes des partitions, il est à ce point enthousiaste qu’il accepte immédiatement
de participer à la collection.
La suite est simple. Lorsqu’il nous invite à nouveau, Edmée et moi, il me donne son dessin superbe : dans la surface
d’un carré, onze formes sculpturales et cependant tendres et chantantes.
Jan Dobrzelewski et Jacques Trouillet sont rentrés en Europe et donnent le « Divertimento n° 17 » dans des concerts en
Suisse, à Neuchâtel et à la Chaux de Fonds en janvier, à Budapest en février. Jan jouera avec deux nouveaux partenaires : Benjamin Gutierrez et Sylvia Patterson, de nouveau au Costa Rica, à San José, les « Danses populaires russes »
dans le courant de l’année. Un groupe très dynamique de jeunes musiciens interprétant surtout de la musique
contemporaine me demande, par l’entremise de Jan, une œuvre pour clarinette si b et percussion, de préférence pour un
seul percussionniste.
Je n’ai pas le temps, en ce moment mais j’y songe souvent, je prends des notes, fais des esquisses, envisage des
passages fort colorés. Enfin, après avoir établi un plan plus net, je me mets sérieusement au travail. Avant tout, il faut
déterminer les instruments pour le percussionniste, pour obtenir la plus grande variété de sonorités et une grande
richesse de timbres. Voici mon choix définitif : caisse claire, deux toms, trois wood - blocks, deux cymbales ( une
petite et une grande ), xylophone et vibraphone.
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1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques.
1984. Hongrie. Budapest. Disque Hungaroton SLP X 12615. Istvan Matuz. Pochette : Tihamar Gyarmathy.
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1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques.
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1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques.
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1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques.
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1981. U.S.A. Needham. « Dorn Publications ».
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1976. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Vera Pagava.
1976. Paris. Disque « Calliope » CAL 1849. « Aujourd’hui ». Coffret de 3 disques. 3ème disque : 3x30.
184749. Quatuor de clarinettes de Paris. Michel Gizard, R. Bianciotto, Patrick Dovillez, Gérard Dort.
Le titre RÉSONANCE 265 a été déterminé pendant la composition, la mise au point de la partition. La façon de
concevoir l’œuvre est une sorte de dialogue constant entre la clarinette et les percussions, dialogue varié à l’extrême, où
autant les questions que les réponse deviennent constamment des résonances logiques. L’œuvre a une durée de
15’45 ‘’ environ, pendant lesquelles les éléments sonores dialoguent entre eux, donnant, parfois, des passages
extrêmement stricts, précis, métronomiquement exacts, à d’autres moments évoquant une véritable improvisation, avec
de larges respirations.
Avant d’être interprétée dans divers pays, l’œuvre sera donnée en première mondiale au Costa Rica, à San José, au
Teatro Nacional, en novembre, par Aline Benoit ( clarinette ) et Stuart Marrs ( percussion ) . L’ œuvre sera éditée, plus
tard, aux U.S.A.
Une tendance indéniable, depuis pas mal de temps déjà et dans plusieurs de mes œuvres, est devenue une réalité essentielle, qui me préoccupe et que j’applique par nécessité vitale : c’est le respect d u silence et des silences, qui doivent
établir un équilibre entre les sons et la respiration. J’ai maintes fois exprimé ce besoin, par écrit, mais aussi - oh
combien de fois !- par la parole, surtout dans les interview qu’on m’a demandées et aussi dans mes conférences..
Je me plais à répéter : « Je condamne sévèrement et catégoriquement l’oubli fâcheux du fait que la musique ne se
compose pas seulement de sons mais aussi de silences, surtout de silences - pulsations, de silences - complexes, de
silences - tensions, de silences - attentes -, en un mot : de silences - habités facteur organique de la continuité de silence
comme les sons eux-mêmes sont facteur organique de la continuité de silence à silence »..
Comme la voix humaine dans le chant, comme l’artiste qui joue sur un instrument à vent, ont besoin de silences
respiratoires, détermination physiologique, la musique elle-même a besoin de silences respiratoires, mais aussi de
respiration psychologique, qui produit des attentes indispensables dans le déroulement du temps qu’occupe la musique.
L’attente dans le silence provoque une sorte de curiosité, ouvre l’imagination vers le futur immédiat.
Au fur et à mesure que j’y songe, que ces problèmes me paraissent d’une importance capitale, je m’éloigne des silences
conventionnels qui perdent de plus en plus de leur importance. Comme les sons chantent, les silences doivent également
chanter.
C’est là une conclusion essentielle, capitale, qui fait naître en moi l’idée de passer à la réalisation des oeuvres intitulées
ENTRE - SILENCES I POUR ORCHESTRE 266; ENTRE - SILENCES III POUR DEUX PIANOS 267, en juin;
ENTRE - SILENCES II POUR ORCHESTRE A CORDES 268, en juillet.
Les trois versions, une fois définitivement terminées, mises au point, recopiées, donnent le résultat suivant dans la durée
plus d’un tiers de Silence et moins de deux tiers de sons ; ce qui, pour moi, est la véritable et incontestable réussite de
mon dessein : « entre - silences » et qui, très probablement, est un exemple unique dans la littérature musicale indépendamment de tout calcul mathématique.
La première mondiale de la version pour deux pianos aura lieu au moment de mon exposition à l’Université de Lyon Il,
en 1976, par le Duo François et Marie-Christine Doublier. Le même Duo interprétera maintes fois cette œuvre, lors de
ses tournées à l’étranger.
Quelque temps après sa création par les Doublier, j’aurai le bonheur d’assister à l’enregistrement de mon œuvre à Radio
- France, par Claude Bonneton et sa femme Geneviève Ibanez.
Cette séance - à laquelle se joindra également Maurice Chattelun, nous permettra d’admirer une nouvelle fois la haute
musicalité, la technique éblouissante, l’autorité de Claude Bonneton qui exigera une perfection totale dans la prise de
son, manifestant ainsi la plus profonde fidélité à la musique.
La Hongrie fête, cette année, le trentième anniversaire de sa libération du joug allemand et j’apprends que mes chants
de masse figurent dans de nombreux programmes : « Lesz aratás », « No pasaran », à Radio Petöfi, en mars, « Madrid
határán », en avril, au Palais des Congrès à Moscou et au spectacle du Théâtre Erkel de Budapest, transmis par la
première chaîne de Télévision. L’enregistrement par Radio-Lille de la « Transparence » pour orchestre est transmis par
Radio Petöfi, et cette station donne encore en août « Hej, kuli » et « Lesz aratás », interprétés par Martha Szirman et
l’Orchestre Symphonique M.R.T. dirigé par Tamás Breitner.
Ce « Madrid határán » devenu presque chanson populaire en Hongrie, remue toujours en moi le souvenir encore vif de
la guerre d’Espagne, qui ne peut s’oublier.
C’est cette année que la première chaîne de Télévision française diffuse « Mourir à Madrid » de Frédéric Rossif, et
« Libération » écrira en octobre, après un historique de cette période :
« La bataille avait cessé en Espagne, mais la guerre civile demeurait latente, et dans le monde, jamais autant de
passion n’avait secoué les hommes pour la cause de la liberté. En témoignent aujourd’hui le Guernica de Picasso, les
hymnes des brigades composés par Chostakovitch, Paul Arma ou Franz Szabo, le film de Joris Ivens, les écrits de
Romain Rolland, Mauriac, Malraux, Koestler, Hemingway, Dos Passos, Graham Greene, les poèmes de Bertold Brecht,
Anna Seghers, Eluard, Aragon, Guillevic, Guiliano Carta, Pablo Neruda … ».
Jean-Pierre Rampal qui joue en mai au Théâtre de la Ville, la « Suite paysanne hongroise », m’a parlé à plusieurs
reprises d’un interprète étonnant, qu’il a rencontré et entendu en Israël : Uri Shoham - flûte solo de l’Orchestre
symphonique de Tel Aviv.
Il lui avait parlé de moi et de mes oeuvres nombreuses pour flûte. Effectivement, j’avais reçu une courte lettre de Uri
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1981. U.S.A. Needlam. « Dorn Publications ».
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Shoham, me demandant quelques partitions. Je lui avais envoyé diverses oeuvres. Très vite, il m’avait averti qu’il
enregistrait les « Deux Transparences » avec un orchestre à cordes sous la direction de l’excellent chef Yuri
Ahronovitch. Celui-ci avait obtenu récemment l’autorisation de quitter l’U.R.S.S. pour Israël où il s’était installé et
avait déjà un poste. C’est avec curiosité que j’écoute la bande qui me parvient et mon plaisir est grand. Le soliste est
réellement excellent comme l’avait dit Jean Pierre. Ma plus grande surprise vient de Yuri Ahronovitch qui dirige
impeccablement l’œuvre. Une seule erreur apparaît dans l’exécution de la partie flûte, due très certainement à une faute
du copiste. Cette exécution me plaît autant que la première, de 1970, avec Alain Marion. Uri Shoham exécutera
d’autres de mes oeuvres de musique de chambre, mais le contact cessera malheureusement entre nous. Je rencontrerai
Ahronovitch qui viendra à Paris, diriger un concert à l’O.R.T.F. Nous serons, tous les deux, contents de nous voir à cette
occasion. Il me dira combien il a été heureux de diriger les « Deux Transparences » et comme il voudrait diriger
d’autres oeuvres de moi. Je lui enverrai des partitions à Cologne où il finira par se fixer.
Je n’aurai, pendant longtemps, aucune nouvelle, jusqu’au moment où ma musique me sera retournée, accompagnée
d’un court message où j’apprendrai que, dans ses concerts, Ahronovitch ne dirige plus que des oeuvres russes d’époque
romantique.
Les services culturels du Ministère des Affaires Etrangères, désirent tourner, chez nous, un court-métrage télévisé pour
l’inclure dans « France Panorama » - à destination des pays avec lesquels la France est en contact culturel.
Une productrice vient à la maison et nous établissons le déroulement du tournage. Celui-ci a lieu en mai, avec,
heureusement, un temps superbe et un soleil qui permet des prises de vue dans le jardin.
Arbitrairement, on m’y installe et j’ai l’air de composer dans la nature !
Les techniciens transportent sur les pelouses mes trois grandes « musiques sculptées » que le cameraman filme, ainsi
que plusieurs couvertures de partitions et pochettes de disques.
Les prises de vue continuent dans la maison. Le film va durer six minutes et le plan est bien conçu, et riche en
documents que le Quai d’Orsay veut faire connaître.
Pour la sonorisation, on me demande de prêter quelques bandes... On doit me les rapporter assez vite... Je ne les reverrai
jamais !
J’obtiens quand même une copie du film, en français et je ne sais pourquoi, une autre, en russe !
L’été commence par un petit événement inattendu : l’exposition des peintures d’une élève bulgare d’Allain, organisée
dans le hall même de l’ambassade de Bulgarie, et inaugurée par l’Ambassadeur lui-même : Ivan Boudinov.
Cette exposition dans le bâtiment officiel d’un pays du bloc soviétique nous surprend car, est nette, l’influence de
Matisse sur le travail de la jeune artiste - sans pourtant la conviction du maître.
Nous devons admettre le libéralisme évident avec lequel l’Ambassadeur d’un pays communiste couvre un art peu
apprécié chez lui. Nous allons d’ailleurs entretenir des relations très amicales avec Ivan Boudinov qui amènera parfois,
à la maison, des amis aussi sympathiques que lui.
Bernard Allain va bientôt divorcer pour épouser Vania, sa jeune élève.
SILENCE DES BANLIEUES !
1975
Tout le monde va partir en vacances. Nous avons, pour un des derniers déjeuners, Gaston
Diehl et sa femme. Il fait si beau que j’ai mis la table sous notre bel auvent au mobilier de bois
massif ; un chèvrefeuille embaume, le jardin est merveilleux de calme, et nous goûtons sa
rustique harmonie lorsque brusquement, se déchaîne de l’autre côté d’un mur, une
tronçonneuse à laquelle répondent sans tarder, derrière un autre mur une tondeuse et au-delà
d’un troisième, une sono tonitruante. Tout cela en moins de trois minutes nous laissant
abasourdis... Il nous reste à nous replier à l’intérieur de la maison, fenêtres soigneusement
closes. Ce n’est pourtant pas terminé. A peine sommes-nous assis autour d’une table éloignée
- croyons-nous - des bruits, qu’un énorme craquement se fait entendre dans le jardin même.
Nous précipitant à la fenêtre, nous voyons à terre la plus grosse branche d’un vieux prunier qui
vient de se rompre ! ! !
Décidément le calme n’est pas pour nous, aujourd’hui, la chance peut-être, car si nous avions
continué notre repas sous l’auvent, c’est plusieurs fois que je serais passée sous cette branche,
et alors...
Tronçonneuses, tondeuses, tous instruments bruyants sont admis dans nos banlieues, avec
parfois quelques restrictions, quant aux jours d’utilisation. Ce qui ne l’est pas - légalement mais autant que le bonnet, la loi est « jetée par-dessus les moulins », c’est la musique des
radios, transistors et télévisions...
A La Ferme, nous connaissions un calme paradisiaque, un moment troublé par l’installation
dans une ferme isolée d’un groupe pop et de sa sonorisation qui avait pendant quelques
semaines, envahi la sérénité de la plaine.
Les malheureux, seuls au milieu de champs et de bois, se croyaient à l’abri de réclamations
et multipliaient les répétitions de jour et de nuit. Sans doute les hameaux des environs
n’apprécièrent-ils pas plus que le nôtre une telle débauche de percussions car le groupe
déménagea assez vite et le silence revint sur les maïs et les blés.
Nous savions qu’à Antony, nous ne retrouverions jamais une telle qualité de silence, mais le
jardin assez grand, les arbres étaient pour nous garantie d’isolement. C’était sans compter sur une certaine quinzaine commerciale qui, non contente de sévir sur le centre même de la
commune, étend chaque année son réseau de haut-parleurs jusque dans la zone pavillonnaire.
Un samedi matin, ahuri par le déferlement des publicités, des variétés, des jeux qui pénètre
jusqu’à l’intérieur de la maison soigneusement fermée, j’entreprends une visite chez tous les
voisins, une pétition en main, demandant l’enlèvement des haut-parleurs du quartier.
Unanimité totale : tout le monde est excédé et signe. En très peu de temps, j’ai une quarantaine de noms, une seule vieille dame refuse, car dit-elle, tout ce bruit la distrait et elle aime
bien cela !
La pétition est envoyée à la mairie et, miracle, les haut-parleurs sont retirés et il n’y aura plus
jamais d’échos de « quinzaine commerciale » dans notre quartier.
Cela n’empêchera pas pour autant la sono d’un parc d’attractions de faire arriver jusqu’à nos
oreilles les hurlements de plaisir qui ponctuent une certaine soirée de plein air « Claude
François » de tempérer les accompagnements musicaux de « méchouis » dominicaux dernière mode de notre banlieue, de faire baisser le son des radios, des télévisions, toutes
fenêtres ouvertes, ou des transistors posés sur les pelouses ! ! Heureusement, les jours de
semaine restent silencieux. A nous de trouver des sorties de week-ends vers des lieux
déserts !
Notre été est endeuillé par la mort de notre amie Yvonne Tiénot, la plus fidèle collaboratrice de
Paul depuis la création, avant la guerre, des « Loisirs Musicaux de la Jeunesse ». Yvonne ne
s’était jamais consolée de la mort de Joe, son mari, mais avait heureusement trouvé
beaucoup de réconfort auprès de ses enfants et petits-enfants. C’est une disparition brusque
qui a, peut-être, évité beaucoup de souffrances, mais qui laisse, meurtris, ses amis.
Notre famille se disperse pendant l’été : tandis que Nelly vient passer une dizaine de jours
avec nous, Robin qui a exposé au Salon d’Art Sacré, au Claridge, dans le cadre de la Wiso, qui
prépare un travail pour le Palais des Congrès, est reçu en août au Château de Lourmarin. Il
part ensuite avec Jane, près de Sisteron où ils sont invités tous les deux dans la maison de
leur amie Francesca.
Le pays leur plaît tellement qu’ils essayent de trouver « une ruine » à faire acheter par les
parents - en l’occurrence, le papa de Jane et nous ! Et ils la trouvent : c’est une ancienne
bergerie au-dessus d’un village endormi, au milieu de champs et de bois ; elle appartient aux
grands - parents de Francesca qui finiront pas se laisser convaincre de la vendre.
Que de projets autour de la maison à rebâtir. . . Ils occupent des heures de vacances et nous
recevons des nouvelles enthousiastes !
Miroka, Roger et Anne partent dans une maison louée dans la Creuse, mais Anne vient passer
la première quinzaine de septembre à Antony. Que d’heureux moments passés avec elle : je lui
fais découvrir la Seine en bateau-mouche, le panorama de Paris de la terrasse de la
Samaritaine. Un spectacle de cirque, un Pinocchio au cinéma, un concert de musique ancienne
à la Sainte-Chapelle, un autre, de musique contemporaine aux Thermes de Cluny la ravissent
car elle est curieuse de tout. Par les multiples distractions agrémentées de déjeuners au
Quartier Latin et de quelques expositions que je glisse entre les distractions, la petite fille de
douze ans est comblée.
Septembre serait parfait si, brusquement , nous n’apprenions que Jane et Robin se séparent.
Ils nous semblaient heureux ensemble, ayant, depuis plusieurs années, appris à se connaître.
Nous ne pouvons rien pour eux. Eux seuls doivent décider de leur avenir. Mais nous avons de
la peine car nous sentons combien Robin s’était attaché à son amie.
Jane nous manque quand nous organisons, à la fin de l’été, une réunion d’amis pour fêter
l’anniversaire de Paul. C’est Marianne Fayol qui s’est chargée d’inviter surtout des peintres. Et,
à Michel et Suzanne Seuphor, Suzanne Cattan, Vera Pagava, Aurélie Nemours, Kolos Vary et
Greta Lutka Pink, Suzanne et Alex Smadja qui tous apportent une de leurs œuvres au héros de
la fête, se joignent les toujours fidèles Yvonne et Jean Gouin, Anne et Olivier Faure. Elyane
Janet, avec Noëlle, passe son film sur la « Naissance d’une tapisserie » de Manessier avec la
musique de Paul qui fait entendre ensuite « Quand la mesure est pleine ».
Ceux qui n’ont pu venir ont envoyé des télégrammes, des lettres chaleureuses, des œuvres
dédicacées et la journée dans le jardin ensoleillé et la maison animée est joyeuse.
Robin cache sa tristesse, mais nous savons bien que quelqu’un manque pour lui.
L’anniversaire de Paul doit aussi être fêté en Allemagne où nous devons partir en octobre.
Malencontreusement, sortant de la Biennale, je tombe bêtement sur le trottoir de l’Avenue du
Président-Wilson. Je me relève sans mal apparent et vais prendre un autobus à l’Alma. Au
moment de descendre au Carrefour Odéon, impossible de poser le pied par terre, tant il est
douloureux. A cloche pied, je parviens à quitter le bus pour tomber dans les bras de...
Francesca dont la présence miraculeuse, à cet instant, sur le bord du trottoir, me tire d’un
bien... mauvais pas. Elle m’installe sur un banc et va me chercher un taxi qui me conduit à
Antony. Clinique, pied cassé, plâtrage et me voilà handicapée pour quelques semaines, me
déplaçant avec des cannes anglaises. C’est au même moment que notre chatte « Moustache
», maintenant bien vieille, tombe malade. La pauvre bête, à demi -aveugle, ne cesse de gémir
que lorsqu’elle est dans mes bras. Là seulement, elle semble moins souffrir, mais c’est tout un
problème, pour moi, d’abandonner mes cannes et de bercer la malade.
Les soins ne servent à rien et après une nuit plus atroce que les autres, il faut se résigner à
abandonner au vétérinaire, pour la dernière piqûre, une petite bête inconsciente maintenant et
qui nous a donnés près de vingt années d’affectueux et de discret attachement.
C’est en compagnie de mes cannes que je pars avec Paul, en voiture, au milieu d’octobre, pour
Sarrebruck.
ANNIVERSAIRE D’UN MUSICIEN FRANÇAIS
1975
C’est au Château du Halberg que nous sommes logés, Edmée et moi, à Sarrebruck, où la Radiodiffusion sarroise a
décidé de fêter mon anniversaire.
La veille, nous avons écouté l’interview, en allemand, réalisée pour Radio-Strasbourg II avec la diffusion du
« Divertimento de concert n° 1 ».
Dès notre arrivée à Sarrebruck, un dîner est offert par mon vieil ami Altmeyer, chef du service de presse, bras droit et
homme de confiance du Docteur Franz Mai, l’Intendant de la Radio. Altmeyer offre à Edmée un délicieux petit bouquet
de fleurs séchées, symbole d’hospitalité et de pérennité de l’amitié.
Au dîner, je retrouve le Docteur Garber, directeur des programmes de Radio.
Le lendemain, nous assistons, au Musée de Sarrebruck, au vernissage d’une exposition de tapisseries d’Aubusson. C’est
ensuite la réception, à la Galerie Moderne, à l’occasion de mon anniversaire, avec un public nombreux et choisi. En
raison de son état de santé, le Docteur Mai est représenté par Madame Mai. Le Consul de France et la Presse sont
présents.
Après une allocution d’accueil et de félicitations, on me remet le premier exemplaire d’un DISQUE ª paru spécialement
pour cette occasion, publié par la Radiodiffusion Sarroise et la Société des Amis de la Musique Contemporaine de
Sarrebruck : y figurent mes « Sept Transparences » pour deux pianos, interprétées par Hans et Kurt Schmitt.
Lorsqu’il écoutera le disque, Maurice Chattelun m’écrira :
« La clarté, la précision et la vie des exécutions et de l’enregistrement des musiques gravées sur le disque de
Sarrebruck sont stupéfiantes …
Vos « Transparences » pour deux pianos nous ont comblés. Leur construction naturellement discontinue et si
rigoureuse, aboutit à la perception d’une continuité poétique intense et retrouve ainsi, avec un tout autre milieu sonore
( car le vôtre est cristallin et ajouré ), le paradoxe fascinant de Bach. Les moments où les angles s’arrondissent, surtout
pour la troisième « Transparence » et aussi dans la deuxième et la sixième si je ne me trompe, ont des attraits
bienvenus. L’image la plus tenace est toutefois, dans la septième, celle des lignes animales enlacées qui ondulent sur
place juste assez pour faire briller leurs lamelles tout à tour, image découverte dans la pastorale finale du quatuor de
Saxophones et que l’on pourrait désigner comme l’une de vos signatures ».
A Sarrebruck, après la remise du disque, je prononce quelques phrases en français ( en raison de la présence de notre
Consul ) puis je parle, en allemand, pendant quelques minutes, de ma vie et de mes luttes contre le national-socialisme,
et de mon amour pour la liberté - qu’on avait évoqué dans un bref curriculum - vitae.
Un excellent buffet est préparé. Sous le titre « Libre de toute doctrine », dans un auditorium voisin un programme de
deux heures de musique est prévu et diffusé en même temps sur les ondes. Dans ce programme, figurent, avant tout,
mes oeuvres enregistrées par l’Orchestre de Chambre de la Sarre, sous la direction de Karl Ristenpart, dont l’amitié
m’avait été précieuse et me manque aujourd’hui.
Quand nous quittons Sarrebruck, nous flânons comme nous le faisons d’habitude par la route des vins dans les
somptueux coloris d’automne.
Nous nous arrêtons en route pour écouter l’émission qu’August Langenbeck a préparée pour le 22, mon anniversaire, et
qui passe par les stations de Stuttgart, Baden-Baden et Sarrebruck, avec le « Concerto pour mezzo soprano, ténor et
chœur mixte a cappella ».
Et cet anniversaire - on dit le soixante - dixième... d’après certains papiers et les dictionnaires, le soixante - et -onzième
peut-être d’après d’autres documents, qui le sait ? va être évoqué dans plusieurs pays.
C’est un « Hommage à Paul Arma » que la Hongrie tient à faire entendre, le 22 octobre et à diffuser avec les «Chœurs
d’après des thèmes populaires ».
De Suisse, j’ai le plaisir d’apprendre que le « Duo Elsa et Rita Wolfensberger » joue dans un programme de « Musica
viva » à Schaffhausen, les « Douze danses roumaines de Transylvanie », le 24 octobre.
Des États-Unis, où la première mondiale de « Résonance » pour saxophone et percussion avait été donnée en mai, à
San José State University par William Trimble et l’Ensemble de percussions d’Anthony J. Cirone, on m’écrit qu’à
Brooklin College, la « Suite paysanne hongroise » est jouée en octobre par Karl Kraber, flûtiste, et Michael Rogers,
pianiste.
Au Canada, le « Duo Garth Beckett et Boy Mc. Donald » donnent, en novembre, à Calgary University, après l’avoir
donnée à University of Manitoba au début de l’année la « Transparence pour deux pianos ».
La Roumanie a donné au printemps à la radio un concert avec les « Variations pour cordes », le « Divertimento de
Concert n° 1 » et les « Sept Transparences pour quatuor à cordes ».
La Bulgarie qui, en juin, a fait une émission télévisée présentée ainsi :
Un chant inconnu dédié à Dimitrov.
Tel est le titre de l’émission présentée par la rédaction Lik qui, à la surprise des spectateurs, présentera un chant dédié
à Dimitrov inconnu jusqu’à présent en Bulgarie.
Le chant est l’œuvre du compositeur français Paul Arma et du poète allemand Eric Weinert. Il a été diffusé dans la
clandestinité, chanté et traduit dans de nombreux pays. L’écrivain Boris Deltchev nous donne le détail de l’histoire de
ce chant. Qui est Paul Arma ? Quand a été composé ce chant ? Quels ont été les rapports entre le compositeur et les
grands peintres de notre époque : Matisse, Chagall , Picasso ?
Le chant sera interprété pour la première fois en Bulgarie. Les spectateurs auront la possibilité de l’entendre, changé
par l’artiste émérite Pavel Gerdjikov.
Les amateurs de musique en Bulgarie doivent conserver ce chant pour les générations.
La Bulgarie donc, fait paraître, écrit par Boris Deltchev un article dans « Narodna Koultoura » du 11 octobre :
Paul Arma, l’auteur du « Chant de Dimitrov », a soixante - dix ans. Il m’est impossible de prononcer le nom du
compositeur Paul Arma sans revenir à la macabre année 1933… Dans leur désir de trouver une justification de la
terreur et de rejeter la responsabilité sur les victimes, les leaders fascistes ont monté l’incendie du Reichstag. Trois
communistes bulgares, avec Georges Dimitrov en tête, ont été conduits devant le Tribunal impérial de Leipzig pour
répondre du méfait qui avait été commis par les hommes de la Gestapo. Mais un facteur imprévu est intervenu :
l’opinion mondiale. Des hommes politiques et des organisations, ainsi que des scientifiques et des artistes sont
intervenus.
Evidemment, la nombreuse Association des écrivains et artistes allemands émigrés à Paris ne pouvait rester à l’écart.
Elle a pris part à la lutte pour la défense des accusés, appelant ses membres à une intervention publique active. Suite à
ª
1975. Disque. « Saarlandischer Rundfunk ». « Vereinigung der Freunde Zeitgenössischer Music ».
sa commande, fut créé le « Chant de Dimitrov » largement répandu qui traverse le monde, pénètre clandestinement en
Allemagne et gagne des adeptes à la cause commune. Les auteurs de ce chant sont le poète allemand Erich Weinert et
le jeune compositeur Paul Arma qui en était alors au début de sa carrière musicale. leur mérite, comme l’a prouvé une
lettre publiée récemment, a été hautement apprécié par Dimitrov.
Quoique très jeune à cette époque lointaine, Paul Arma ( né à Budapest le 20 octobre 1905 ) avait acquis une
expérience et une maîtrise assez riches. Etant encore étudiant au Conservatoire de Budapest, et sous l’influence de son
professeur et ami Béla Bartòk , il s’oriente vers un art de vérité et de simplicité qui profite des acquisitions du génie
populaire et fait une partie intégrante des efforts humanitaires de l’époque, portant tous les risques de la lutte pour la
justice. Dès cette époque, parallèlement à la joie de la première tournée qui avait passé par l’Amérique et l’avait fixé
par un engagement durable en Allemagne, il avait connu les cachots fascistes et l’amertume de deux exils . Un tel
personnage avait trouvé sa place naturelle parmi les hommes de demain. Pour lui, ce n’était pas un épisode fortuit,
mais un moment du destin qu’il avait choisi et qu’il avait décidé de suivre jusqu’au bout. Et en effet, s’établissant à
Paris, Paul Arma poursuit l’œuvre d’artiste et de citoyen qu’il avait entreprise… après la guerre, ayant opté pour la
nationalité française et étant devenu un compositeur de renommée mondiale, il joint ses efforts à de justes causes. On
connaît, par exemple, parallèlement à ses autres œuvres, son chant dédié « à tous ceux dont les actes héroïques
rapprochent la victoire de la Grèce libre ». Ses chants résonnent dans les prisons et les camps de partisans, partout où
les gens souffrent et luttent contre l’oppression. Ils sont chantés et ils remportent la victoire car, comme il le dit lui même, dans son « interview idéale » avec Marcel Beaufils, « toutes les Marseillaises sont parfois plus efficaces que
les canons »...
Après tant d’épreuves et de tournants tragiques, Paul Arma continue aujourd’hui encore sa noble tâche avec une
insistance juvénile. Nous nous joignons avec joie aux hommages aussi spontanés que mérités qui lui sont adressés à
l’occasion de son anniversaire.
Pour nous, ce n’est pas là un acte de politesse, mais beaucoup plus : c’est l’expression de la satisfaction morale de
pouvoir féliciter l’artiste à l’occasion de son anniversaire, tout en témoignant notre reconnaissance à l’homme qui, à
un moment décisif, a soutenu une cause humanitaire qui fut la nôtre, par un geste généreux de solidarité. »
Radio -Tel Aviv qui a donné en août les « Douze Chœurs », diffuse en décembre, le disque allemand avec les « Sept
Transparences » pour deux pianos.
Et la France ?
La réponse est donnée par cette dépêche de l’Agence France Presse, sortie en août et reprise par quelques journaux :
Paris : Nouvelles de la musique………………………………………………………………………………………………
Le soixante - dixième anniversaire d’un musicien français venu de Hongrie.
Une vingtaine de pays, des États - Unis à la Bulgarie, fêtent cette année, par diverses manifestations , concerts et
expositions, le 70 ème anniversaire du compositeur d’origine hongroise Paul Arma.
Rien n’est prévu pour l’instant en France où ce musicien, aujourd’hui naturalisé français, est fixé depuis 1933.
Paul Arma ne manifeste aucune amertume en relevant ce détail.
« Trois jours avant mon anniversaire ( le 22 octobre ), un concert de mes œuvres ouvrira la semaine française de
Sarrebourg 75 », précise - t - il.
L’enseignement de Bartòk dont il a été l’élève de 1920 à 1924 à Budapest, a fortement marqué Paul Arma. Bon nombre
de ses partitions, au nombre de 150 environ ( sans compter celles qui disparurent avant et pendant la guerre à la suite
d’arrestations du compositeur ), puisent d’ailleurs leur inspiration dans la musique folklorique si chère à Bartòk
Paul Arma a été, durant quatorze ans, à l’O.R.T.F., l’auteur de l’émission « Chant et Rythmes des peuples » , après
avoir été à la Libération, à la R.T.F. producteur d’une série sur « La Résistance qui chante ». Egalement convaincu
que les musiciens doivent se rapprocher des poètes et des plasticiens, il s’enorgueillit d’avoir inspiré à une soixantaine
de peintres parmi lesquels, Picasso, Braque, Kandinsky, Soulages, Vasarely, etc… autant d’œuvres graphiques, le plus
souvent pour illustrer des couvertures de ses partitions.
A la veille de ses 70 ans, Paul Arma n’émet qu’un seul vœu : que puisse être interprétée sa dernière œuvre «
Résonances », dédiée à Alexandre Soljenitsyne, que lui avait commandée l’O.R.T.F ».
C’est en effet mon plus grand désir que ces « Huit Résonances » pour orchestre, publiées en 1972, qui portent dans
l’édition la dédicace : « A Alexandre Soljenitsyne » soient exécutées. Cette œuvre est un témoignage d’admiration
autant pour l’homme que pour son courage indomptable. J’attends un moment propice pour que cette dédicace soit
honorée dignement. L’ « affaire » Soljenitsyne a pris, depuis son arrivée en Occident, le 18 février 1974, une nouvelle
tournure. Seul, le « Nouvel Observateur » lui avait souhaité sans restriction, à cette époque, une réelle « bienvenue ».
Mais cette année, en avril, Jean Daniel s’est opposé à l’écrivain russe, sur Antenne 2, pour « lui donner l’occasion de
préciser sa réflexion, de briser de récentes préventions et d’enrichir son image ». Si Aron s’est indigné, Foucault pense
que Daniel a « mené Soljenitsyne à l’essentiel ».
C’est pourquoi mon plus grand désir est que mes « Huit Résonances » dédiées à un homme que j’admire, soient
jouées.
Mais mes rapports avec la Radio où je ne suis plus que « compositeur » ne sont pas des meilleurs. Je dois subir - d’autres avec moi - depuis des années, quand je propose une œuvre - en dehors des commandes - la censure d’un Comité de
Lecture qui, sans avoir à donner de raisons, retient ou non, les oeuvres proposées pour « inscriptions aux programmes
».
Cela finit par m’exaspérer et dans une lettre adressée à Charles Chaynes, en octobre, je précise :
« … Il ne m’appartient pas de discuter le bien fondé de l’existence d’un Comité de Lecture au sein d’une
Radiodiffusion : il est certain qu’il doit exister pour tous ceux qui n’ont pas encore donné une quasi certitude de leur
valeur : jeunes, inconnus ou peu connue.
Avec toute la modestie qui s’impose, je suis convaincu de ne plus appartenir à aucune des ces catégories, ne dans les
pays étrangers, ni dans mon pays, la France.
Il n’est pas sans intérêt, non plus, de relever une flagrante contradiction et un malencontreux illogisme dans l’exigence
du Comité de Lecture, qui veut imposer cette censure à un compositeur comme moi, à qui la Radio française a passé,
depuis une vingtaine d’années, assez régulièrement des commandes d’œuvres - ce que l’on peut tout de même
interpréter comme un signe de confiance incontestable ! …
Cela ne fait qu’augmenter le côté parfaitement courtelinesque de la chose … Enfin, je joins à cette lettre une liste qui
est bien longue. Elle énumère les 81 stations radiophoniques étrangères qui, pendant ces dernières années, ont diffusé
mes œuvres . Que dira - t - on quand on saura, que pas une seule n’a demandé un « examen» de mes partitions.
Radio - France veut se distinguer par la pratique de cette censure déplacée, à laquelle, d’ailleurs, je ne me soumettrai
plus jamais.
Je préfère sincèrement que mes œuvres ne soient plus jamais diffusées par la Radio de mon pays… ce qui ne
passerait pas inaperçu et provoquerait certainement des commentaires et une mise au point …».
La réponse ne se fait pas attendre :
« Paul Arma est dispensé de soumettre ses partitions au Comité de Lecture ».
Mais cette Radio Française n’a généreusement donné tout au long de l’année que, sur France - Musique, les « Cinq
Transparences », en février, les « Dix-neuf Structures sonores », en mai et les « Trente - et - un Instantanés », en
septembre !
France - Culture enregistre en novembre les « Six Transparences » pour hautbois et orchestre à cordes avec André
Chevalet et l’Orchestre de Chambre de Radio - France dirigé par Pierre Michel Le Conte, pour être diffusées en janvier.
Vers la mi - décembre, passant dans un des bureaux de la Régie des Orchestres, à Radio - France, j’apprends que mon
oeuvre récente, commandée par la maison : « Cinq Résonances » pour orchestre, sera enregistrée le 22 décembre, par
l’ Orchestre Philharmonique, sous la direction du jeune chef, Alain Paris, qui est aussi critique musical. Le nouvelle me
réjouit évidemment et pour être libre d’assister aux répétitions, je prends note des dates.
Je suis donc libre et j’attends. Pas la moindre nouvelle, ni du service des Orchestres, ni même du chef. La date de la
première répétition arrive et le silence est toujours total. Même chose pour la seconde. J’imagine que, peut-être, l’enregistrement a dû être reculé. Mais non, tout a bien eu lieu... Je trouve cette attitude parfaitement incorrecte de la part d’un
chef - surtout débutant.
L’assistant me signale l’heure et la date du montage de l’enregistrement et je m’y rends, partition en main, avec Maurice
Chattelun. Heureusement, nous trouvons, Maurice et moi - même, que l’enregistrement est assez surprenant par sa
fidélité à la partition et par la qualité de l’orchestre. Le résultat, et sa qualité vont au-delà de nos espérances. J’avais
interprété le silence du jeune chef, par sa crainte de ne pas être à la hauteur de la tâche qui lui avait été confiée. Il n’y a
rien de cela. Tant mieux pour la musique. Tant pis pour la courtoisie !
Cet anniversaire, que des pays ont tenu à fêter, et que la France a si bien oublié, c’est le musicologue Daniel Paquette,
que j’ai eu le plaisir de rencontrer à Dijon, en 1973, qui, le seul, sait en faire un très émouvant « Hommage à Paul
Arma », publié par le « Journal de la Confédération Musicale de France », en décembre.
Il y retrace les grandes lignes de mon existence, et en poète, autant qu’en musicien, analyse certaines de mes oeuvres
musicales et plastiques:
...
« Que devrions-nous écrire à présent ! Rencontrer chez lui, Paul Arma est un enchantement : discussions profondes,
dans un cadre ponctué des sculptures qui sont ses oeuvres vives, voir sa musique, par ses musigraphies autant que
l’entendre, n’est-ce pas frôler ce que l’être humain a de plus complet et de plus riche dans une telle réunion de dons.
Qu’il me pardonne, si en quelques lignes, je tente de cerner ce qui m’a semblé essentiel ! dans sa personnalité. L’année
où il célèbre ses 70 ans, où le monde entier le célèbre tandis que la France, sa patrie, ne reconnaît pas assez sa valeur,
doit-on se taire ?
...
Le premier, il se sert du magnétophone au milieu des instruments de l’orchestre, ce qui permet à un critique (inspiré ! )
d’écrire le 25 - 11- 1955 : « Paul Arma a pensé qu’on pourrait mélanger ces cacophonies avec la musique d’un
orchestre, cette salade devenant symphonie ». Depuis ce type de musique, n’est-il pas présenté comme une panacée
par certains... de l’avant-garde 1975 !
Cette « Improvisation précédée et suivie de ses variations », évitait ce qui déshumanise la musique concrète, laquelle
utilise des bruits naturels ( mais non des sons musicaux ) tout autant que la musique électronique qui produit les sons
fondamentaux, mais supprime la résonance des harmoniques. C’est pourquoi, le musicien authentique, qu’est Paul
Arma appelle musique électromagnétique cette matière première fournie par l’orchestre symphonique. Le
magnétophone permet ensuite des combinaisons impossibles jusqu’alors (récurrence de thème ou de dynamique,
superposition de groupes jouant selon divers mouvements métronomiques ).
Musicien toujours à l’affût de la couleur sonore (ou visuelle comme nous le verrons), il définit ainsi son esthétique
actuelle « mon premier point de départ se rattache à ce que j’appellerai un humanisme réaliste. Le second point : une
composition comporte une architecture sonore. L’utilisation d’une bande magnétique nous accorde une liberté
parfaite ».
Depuis 1945, Paul Arma se consacre à la composition d’oeuvres de toutes sortes : chorale symphonique, musique de
chambre ou électromagnétique. Missions de recherche, émissions à l’O.R.T.F., conférences dans le monde entier, rien
n’est étranger à un esprit éclectique, ami de tous, des hommes et des arts. Il faut au minimum citer : « Structures
variées » pour orchestre, 50 « Transparences » pour divers groupements, « Cantate de la Terre », « Cantate
Magnétique » ou « Huit Résonances » pour orchestre.
Quant à ses harmonisations, elles sont innombrables et présentées dans ce sens de l’humain qui lui est cher.
...
Paul Arma, en associant des artistes contemporains, ses amis ( comme Debussy, il s’entoure plus de plasticiens que de
musiciens ), a ainsi jeté un pont, - ô combien solide - entre des arts qu’on cherche toujours à opposer. Ces couvertures
de partitions agrandies sur panneaux, ont déjà figuré dans nombre d’expositions ( plus à l’étranger qu’en France
hélas ! ). Elles permettent une rétrospective des artistes contemporains dont les sensibilités se sont trempées à la source
créatrice de la musique de Paul Arma. Celui-ci va plus loin en sculptant lui-même, telle cette étonnante « Invention à
trois voix », jaillissement de la matière comme le ferait un contrepoint musical bien ordonné.
Car le problème du rapport des arts peut se résoudre en partie à notre époque grâce au progrès scientifique : les
acousticiens sont habitués à suivre, sur un écran cathodique, les tracés vibratoires des sons fondamentaux et de leurs
harmoniques et le grand public se souvient encore de certaines séquences du film trop controversé de Walt Disney : «
Fantasia ».
...
Paul Arma va très loin avec ses musigraphies : il accomplit une restitution totale du rythme, de l’accord, de la mélodie
par la couleur et la ligne. Le mot et l’invention du procédé sont de lui. Il s’agit d’une sorte d’écriture linéaire : en
abaisse les durées, en ordonnée les hauteurs. La matérialisation du mouvement musical est d’autant plus nette que chaque ligne musicale (ou série) est présentée selon une couleur différente.
La même division est utilisée en largeur et en hauteur. Donc, tous les éléments musicaux sont représentés dans la
fidélité la plus absolue : le timbre ( par la couleur des traits ) , la durée ( les silences déterminent le graphisme ),
l’intensité ( épaisseur du trait ) . Chaque musique porte ainsi visuellement son reflet, reflet toujours changeant selon les
paramètres qui la composent. A la rigueur, on pourrait retranscrire les notes tant la précision est grande. De plus,
l’effet visuel est plastiquement très beau. Le point de départ de la composition est formé de 12 portées superposées,
composées de 12 sons chromatiques, la première dans l’ordre qui plaît au compositeur. Mais Paul Arma préfère le
terme de « suite » à « série » qui pourrait le faire classer dans une certaine école viennoise. Or, il ne veut être
d’aucune chapelle : d’ailleurs l’utilisation des 12 sons est bien antérieure à Schoenberg ! Ici il y a échange des sons :
dès la deuxième suite, la première note passe à la fin. Dans la troisième portée, la troisième note devient l’initiale, etc.
Ce n’est ni une nouvelle notation musicale, ni musique aléatoire, puisque le contrôle, tant vertical qu’horizontal, se fait
à chaque instant dans le graphisme. Toujours dans la même recherche, Paul Arma use d’un procédé, à lui, familier : «
l’aléatoire organisé » qui part d’une rythmique naturelle. L’opération consiste dans le déroulement selon des temps
différents, de bandes magnétiques ayant reçu un message d’instruments différents : violon ou flûte ( on peut comparer
le procédé à une conversation où chacun débite des paroles selon un tempo différent, même si elles sont semblables ).
Le premier instrument enregistre six fois la même « suite » à 60 ; puis 63 jusqu’à 100.
Le deuxième instrument suit le même procédé et si on utilise un système de fugue à trois entrées, les réponses
interviennent, dans des délais symétriques, tous terminant ensemble. La valeur de chaque note correspond au
graphisme. Paul Arma dirige des musiciens à distance avec un métronome lumineux qu’il a inventé. Au moment du
mixage, on commence par la fin puisque les musiciens avaient terminé en même temps le morceau: une entrée ayant
par exemple 11 sons, la deuxième 15, la troisième 20. On voit la structure atonale de cette musique, polyphonie de
structures, devrait-on dire !
La leçon à tirer est que le procédé reste d’essence « naturelle ». Car la Nature apparaît comme anachronique dans sa
création même si elle assemble des éléments très ordonnés. Paul Arma qui ne veut jamais perdre l’Homme de vue,
n’abandonne jamais la nature ; donc la résonance naturelle. D’où le sens profond de sa recherche, jamais ésotérique
ou purement cérébrale. « Naturelle » aussi, sa musique peut sembler en liberté totale, mais une rigueur absolue de
construction des facteurs préside à l’élaboration.
Comme Bartók ( qu’il fut le premier à jouer aux U.S.A. ), il croit qu’il n’y a pas d’artistes sans le doute. D’où ce perpétuel renouvellement des moyens d’expression pour tendre vers une vérité. Une vérité et non la vérité. Car, dit-il, on ne
peut juger une œuvre d’art en son temps. En postulant, il faut accepter l’intolérance qui est le lot d’une époque riche de
trop de courants nouveaux et de moyens techniques.
On reste confondu que ce musicien français ( depuis tant d’années ) n’ait pas encore trouvé l’audience qu’il mérite.
Mais on le sait, le Français répugne au mélange de genres, il est cartésien et tout ce qui ne peut se classer tombe dans
le puits insondable de son indifférence.
Berlioz, musicien et homme de lettres, Saint-Saëns doué pour toutes Sciences et Arts, Roussel ou Koechlin également
mathématiciens et tant d’autres ont ouvert cette triste voie. Comme si la richesse de l’être, ne permettait pas d’exceller
selon la gamme si riche des concepts humains.
...
Générosité, humanisme, inlassable curiosité et amour d’autrui et des grandes causes, Paul Arma se donne tout entier.
Comme, il le disait à José Bruyr : « Dans la moindre page, j’engage mon énergie et ma conscience ».
Une excellente occasion se présente et dans des conditions financières raisonnables pour que je reprenne un projet abandonné depuis quelque temps. Parmi mes nombreuses « Musigraphies », toutes réalisées en exemplaires uniques, j’en ai
trois - datées d’octobre 1973 et de novembre 1974 - que j’aimerais faire tirer en couleurs, en sérigraphies. Je trouve,
dans un atelier proche de la rue des Rosiers, quelqu’un qui a la liberté de réaliser des travaux pour des clients privés. Je
lui confie l’exécution des trois « Musigraphies ». C’est d’abord - à la suite d’un malentendu - un échec.
Ces trois « Musigraphies » sont bâties avec des lignes droites d’épaisseur identique. Or, l’artisan, en les reportant sur le
support, en vue du tirage, réalise des lignes d’épaisseurs différentes. Je ne peux accepter cela, car si les couleurs
représentent des timbres musicaux, l’épaisseur uniforme représente l’intensité uniforme des sons.
Le malentendu dissipé, les « Musigraphies » sont réalisées d’une façon parfaite en format 50/35. La première tirée en
une couleur sur papier jaune, en 118 exemplaires, la deuxième en deux couleurs sur blanc, en 105 exemplaires, la
troisième en trois couleurs sur blanc aussi, en 87 exemplaires. Le premier exemplaire de chaque série sera offert à
Vasarely lorsque je serai invité chez lui, à Gordes.
Lutka Pink, excellent peintre non figuratif, souvent très audacieuse, se rapprochant parfois inconsciemment de Bissière
et qui a dessiné la couverture de la « Symphonie en quatre mouvements », en 1972, décide de faire mon portrait.
Je commence à poser en novembre. Elle travaille ferme, sans me permettre, après une longue séance, de voir ce qu’elle
a fait de moi. Nouvelle séance quelques jours plus tard. Une autre encore après laquelle j’ai l’autorisation de découvrir
la toile.
Je ne sais si je réussis à cacher ma déception : je ne trouve rien de moi dans ce portrait, et surtout j’y cherche en vain ce
que j’admire et qui fait le talent de cette artiste. Je ne pense pas me tromper dans mon jugement car ceux auxquels je
montrerai la toile qu’elle m’offre, auront la même réaction. Certains auront un jugement plus sévère encore.
Cette année, je n’ai aucune exposition ni aucun concert lié en général à celle-ci.
Les concerts dans les Universités devraient me donner grande joie avec ces contacts que je recherche toujours avec la
jeunesse, mais intervient, inévitablement, la question « argent »...
C’est ce que j’ai appris en septembre, par une lettre, lorsqu’il a été de nouveau question de musique à Dijon :
« … Nous pouvions continuer jazz et cinéma, mais … des manifestations comme celles de Paul Arma étaient désormais
à éviter, non parce que coûtant trop cher, vu la qualité et l’intérêt qu’elles représentent, mais tout simplement parce
qu’elles ne permettent pas de couvrir les frais, en effet, exposition et concert étaient en entrée libre. Mais il n’a jamais
été dans l’esprit du Président de l’Université, ni d’aucun d’entre nous de dire que vous nous aviez coûté cher, puisque
vous ne nous avez rien demandé. Mais il reste les frais d’installation, le cocktail, la publicité et surtout le cachet du
Trio d’anches …».
Ainsi, on veut bien reconnaître que moi-même, je ne demande rien, mais on voudrait aussi imposer le bénévolat à des
interprètes qui doivent vivre de leurs cachets ! Et pourquoi ne songe-t-on pas avant tout à supprimer ces pseudo mondanités que sont les cocktails puisqu’ils provoquent des « frais ». Illogisme des budgets et des conceptions !
Mais, pour l’an prochain, s’annoncent plusieurs manifestations intéressantes et cette fois, après l’excellente Maison de
la Culture de Sceaux, de nouveau dans des Universités : Lyon et Saint - Etienne.
1976 - 1979
VOYAGES
LES « MUSICOLLAGES »
1976
L’Exposition « Mouvement dans le Mouvement » préparée pendant le dernier trimestre de 1975 pour janvier 1976, au
Centre Culturel de Sceaux « Les Gémeaux », prolonge enfin, en France, cet hommage, que m’avaient rendu, dans mon
pays, mes seuls amis, et celui qui va devenir pour nous, un autre ami très cher, Daniel Paquette.
Un jeune comédien, responsable artistique du Centre, Philippe Murgier, a largement facilité les travaux de préparation,
aidé par Robin qui n’a fait, à Noël, qu’un court voyage à Sisteron, pour régler, avec le notaire, l’achat de sa maison.
Toute l’équipe artistique et technique des Gémeaux a manifesté d’ailleurs un dévouement et une efficacité remarquables
pour la réussite des manifestations.
Le montage de l’Exposition s’est fait facilement et le vernissage a lieu le 21 janvier. L’heure fixée, 17 heures, dans une
commune de banlieue n’est pas très favorable. Viennent surtout, avec quelques critiques parisiens, des personnalités
locales, mais l’exposition restera ouverte et attirera, les jours suivants, les visiteurs.
Le concert du 23 a une belle salle. Ivan Boudinov, ambassadeur de Bulgarie, est là avec deux membres de l’Ambassade
et quelques personnalités françaises et étrangères. Radio-France enregistre la soirée pour la diffuser plus tard.
Ce concert me procure de grandes satisfactions, mais aussi quelques pénibles déceptions.
Si je peux vérifier, une fois de plus, les hautes qualités du « Quatuor de clarinettes de Paris » qui, véritablement, brille
dans trois créations : les « Six Contrastes », la « Petite Suite » et les « Sept Transparences » , avec des exécutions
colorées, précises, des timbres variés, je dois constater qu’après des répétitions pourtant valables, « Soliloque » pour
hautbois, et les « Six pièces pour voix seule », chantées par Esther Géminiani, révèlent des erreurs, des notes fausses
venant très probablement de l’inexpérience des interprètes et peut-être aussi du trac! .
A tout cela s’ajoute encore le cas d’André Focheux qui, plus que jamais, transforme ma « Sonate » pour alto, avec des
libertés très personnelles, sans toutefois le moindre changement de notes ! ! !
La « Soirée avec Paul Arma » du 24 fait salle comble. Pas une seule place inoccupée, les marches, même, sont utilisées
et des amis arrivés en retard se voient refuser l’entrée.
Tous les participants sont à la meilleure de leur forme. Et le programme est très varié.
Trois courts-métrages : l’interview télévisée de Micheline Sandrel, le film de Pathé-Magazine sur « Musiques sculptées
» et « Musigraphies », le film de Télévision d’Adam Saulnier « Chez le compositeur Paul Arma ».
La chorégraphie de Karin Waehner « L’Oiseau - Qui - N’ Existe - Pas » dansée par Jackie Marquès ; « Ruche de
Rêves » avec le poème de Jean Arp, obtiennent un beau succès, ainsi que les « Trente - et - un Instantanés », qui sont
devenus une production largement collective : Robin en a été le coordinateur entre la musique, les « Trente -et - une
formes de l’attente » de Claude Aveline, dites remarquablement par Philippe Murgier et ses propres projections
picturales, une centaine ; c’est une véritable partition globale avec tous les éléments qu’il a établis et qu’il dirige luimême avec brio.
Enfin, c’est la création de SANG ET SONGE, production très audacieuse de Karin Waehner, un BALLET étonnant
avec ses jeunes danseurs : Danièle Gely, Monique Launoy, Didi Greene, Jean-Christophe Bleton, Mike Honesseau, sur
une version réduite du « Concerto pour bande magnétique », version dans laquelle le beau poème contre la guerre de
Jaime Torres Bodet figure intégralement, dit, avec une conviction bouleversante par Germaine Montero. Karin y
introduit - tentative parfaitement réussie, peut-être à cause de son audace - des cris, des onomatopées que lancent les
danseurs eux-mêmes.
Le succès de Sceaux est un beau début d’année. Mais je dois songer à de nouvelles oeuvres.
Une fois de plus, je m’embarque, par la faute de ma nature trop confiante, dans une aventure qui - de prometteuse au départ devient à la fin, particulièrement décevante -. La chose est à tel point compliquée qu’ il ne me sera jamais possible
d’y voir clair et de comprendre qui sont les responsables. Un jeune flûtiste, Pierre - Yves Artaud, créateur du Quatuor
de flûtes « Arcadie » vient me voir pour m’entretenir du projet qu’il a, avec les Services Culturels des Affaires
Etrangères. Son Quatuor a une proposition du Quai d’Orsay pour une tournée de vingt concerts, durant l’été, au Japon,
en Corée et aux Philippines, avec la harpiste Sylvie Beltrando.
Le nombre d’oeuvres pour une formation de ce genre étant très minime, le Ministère lui donne - me dit-il - toute liberté
pour en commander une. Le choix tombe sur moi..., je ne peux que trouver cela sympathique ! Il souligne que son
Ensemble étant conventionné, la commande de l’œuvre sera prise en charge par le Ministère.
Je connais bien cette clause, mais ne me vient pas l’idée de demander un document officiel concernant cette commande.
En février, je termine la composition de MUSIQUE POUR CINQ 269 : quatre flûtes et harpe, d’une durée de treize
minutes. Peu de temps après, une lecture a lieu avec les cinq interprètes, dans une ambiance agréable.
Ils trouvent l’œuvre originale - elle sonne en effet très bien-.
L’engouement de Pierre - Yves Artaud est tel, qu’il revient me voir, pour me parler d’un autre sujet. Il possède - chose
très rare en France - toute la famille des flûtes : soprano, alto, basse et contrebasse et il effectue des démonstrations concerts dans des collèges, des lycées, des Maisons de Jeunes et de la Culture. Les membres du quatuor « Arcadie » ont
appris à jouer des quatre instruments, mais les oeuvres pour ce genre de quatuor manquent. Ils souhaiteraient avoir une
version du « Divertissement 1600 », qui conviendrait parfaitement pour des publics jeunes. J’accepte l’idée et, en mai,
l’œuvre est prête : DIVERTISSEMENT 1600 POUR QUATUOR DE FLÛTES 270. Le printemps passe, le début de
l’été arrive et l’ensemble va partir en tournée. Je relance de temps en temps Artaud, pour qu’il s’occupe du contrat avec
le Ministère, concernant la commande de « Musique pour cinq ». « Ah - dit-il apparemment surpris - vous n’avez
toujours rien reçu ? Je m’en occupe sans tarder ! ». Je ne me méfie pas : je connais assez bien les bizarreries et les
retards de nos administrations. J’attends donc. En août, les cinq partent pour leur tournée...
J’imagine que je recevrai, comme de mes interprètes, en général, un mot, voire les programmes des concerts, peut-être
des articles de presse, d’ailleurs promis. Rien!
Après leur retour, toujours le silence... Comment comprendre cette attitude ? J’appelle donc Artaud par téléphone, sans
le joindre. Je lui laisse plusieurs messages. Le silence continue. Au Ministère, personne n’est au courant d’une
commande éventuelle pour « Arcadie ».
Au bout de plusieurs mois seulement, je réussis à récupérer au moins mes manuscrits et le matériel des deux oeuvres,
que je dois faire chercher chez le père du jeune flûtiste.
Curieuse attitude, malhonnête à l’origine, discourtoise et stupide ensuite de la part d’un musicien qui va prouver plus
tard, que s’il est doué, il n’en est pas moins fort débrouillard.
Je suis en correspondance avec un jeune saxophoniste, Alain Bouhey, professeur à l’Institut des Arts de Dakar. C’est un
garçon cultivé dont les lettres révèlent beaucoup de qualités intellectuelles et humaines.
Il m’écrit :
« … J’avais essayé, avec mon Ensemble, de transcrire des morceaux traditionnels africains et de les jouer avec trois
saxophones, balafon, tamtams en accordant les saxophones sur le balafon, ce qui réduit la possibilité des saxophones
techniquement, du fait de l’emploi de doigtés spéciaux pour jouer les notes non tempérées du balafon. Est - ce qu' il
serait possible sur un morceau de balafon non tempéré, improvisé par un griot et dont je vous enverrais l’
enregistrement, d’écrire une partition pour un certain nombre d’instruments jouant tempéré …, d’allier une musique de
tradition orale à une musique de tradition écrite ?… ».
Le projet me séduit. Et c’est à cette occasion que je reprends, pour la seconde fois depuis dix ans, un travail avec
l’utilisation de la bande magnétique.
En dehors même de la technique musicale, le plan que je conçois, à ce sujet, est clair et objectif : mon dessein est de
tenter un élargissement de la convergence musicale, dans les domaines ethniques et culturels de deux civilisations, celle
de l’Afrique et celle de l’Occident ; convergence de deux civilisations qui démontrerait, par des résultats positifs
espérés, qu’une forme d’entente est possible, sans malentendus, sans intérêt personnel, sans instinct de supériorité, où
chaque culture musicale serait respectée.
Alain Bouhey m’envoie la bande proposée. Et puisque le terme convergence ne veut pas me quitter, je réalise, dans le
domaine qui est le mien, une courte œuvre en deux mouvements, intitulée : DEUX CONVERGENCES POUR
BANDE MAGNÉTIQUE 271, avec balafon, piano, sons percutés et saxophone alto.
Dans l’élaboration de l’œuvre, mon plus grand problème est de trouver une conciliation entre notre gamme occidentale
bien tempérée et le balafon qui n’en tient aucun compte, sans que l’ensemble sonnât faux.
L’œuvre est prête en mai 1976 et la première mondiale doit avoir lieu à Dakar, au cours d’un concert projeté pour la
visite du Président Giscard d’Estaing. Mais, à ce moment, un certain nombre d’interprètes - coopérants français - seront
enlevés du programme, remplacés par des nouveaux venus : coopérants soviétiques... Ainsi, l’œuvre ne sera pas créée
cette année au Sénégal, mais aura sa première mondiale le 30 juillet, au Royal Albert Hall de Londres, à l’occasion du
cinquième Congrès Mondial du Saxophone, par Alain Bouhey qui la redonnera à Bruxelles et continuera à l’exécuter
dans divers pays.
La réaction de Alain Bouhey a été la suivante :
« Les Deux Convergences » sont une œuvre capitale à mon avis pour les possibles qu’elles renferment, il y a quelque
chose de fantastique, d’apocalyptique dans la bande que vous m’avez envoyée.
J’imagine là - dessus les saxophones, les tam - tams, les balafons. C’est du feu. C’est le mariage de la Société
industrielle et de la Société primitive. Il y a là - dedans une unité retrouvée, on est à l’usine et sous l’arbre à palabres,
on atteint le cœur de l’ humanité ».
Et il fera paraître, à Dakar, daté du 22 juin, un fascicule : « Vers une synthèse musicale de la tradition orale et de la
tradition écrite », où il traite des « Deux Convergences » :
« … La force de la musique africaine est dans la vie qui l’anime et qui se doit être vécue par ceux qui l’entendent, ce
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M.S. inédit.
1989. Paris. Éditions Billaudot. Adaptation pour flûte à bec par Michel Sanvoisin.
DISQUE CD, R.E.M. 311266 XCD. France 1995. Atelier Musique Ville d’Avray/Paris. Dir. J-L Petit
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M.S. inédit.
qui lui assure une éternelle jeunesse. Elle a, pour l’oreille de l’étranger, le charme qu’aurait pour son œil, un torrent de
montagne ou les vagues de la mer que l’on ne se lasse pas de regarder du fait de l’impression de constant
renouvellement que l’on ressent. Bien plus, infinie, inépuisable comme la vie, elle résiste à l’analyse à laquelle elle
gagne encore, c’est ce qui a étonné le compositeur français Paul Arma dans le travail qu’il a effectué sur les pièces de
balafon enregistrées par Bala Doumbouya, et qui a donné naissance à la seconde, de ses « Deux Convergences » que
je viens de recevoir :
« A vrai dire - m’écrit - il -, au départ, je croyais me trouver en face de quelques beaux arbres. En écoutant les
enregistrements - à chacun de mes instants libres - je me vois m’enfoncer dans une forêt incommensurable, découvrant
mille richesses, dans lesquelles il va falloir momentanément choisir fébrilement les limites qu’imposent les quelques
minutes à ma disposition pour le deuxième mouvement ! ! !
Vous m’avez mis là, dans un embarras bienfaisant ». ( 22-05-76 ).
Et, le 5 juin :
« Vous ne pouvez pas imaginer le temps que représentait l’analyse de la matière sonore ainsi que son « agencement »
( 5-06-76 )…
Les « Deux Convergences » que le compositeur français vient d’écrire prouvent qu’il ne s’agit pas là d’une utopie,
mais bien de deux convergences vers un au - delà de la création musicale … vers une plus entière réunion des hommes
…
Le maître a résolu le problème de l’accord différent des instruments occidentaux et traditionnels qui joueront les une
dans un mode tempéré, les autres dans un mode non tempéré comme ils l’ont toujours fait. Par contre, il a rencontré un
problème inattendu que je dois d’ailleurs m’efforcer de résoudre dans l’exécution de l’œuvre : le jeu de Bala
Doumbouya est d’une telle souplesse rythmique qu’il est extrêmement difficile de suivre toutes les fluctuations de son
tempo : voici ce que m’écrivait à ce sujet Paul Arma :
« Le deuxième mouvement de la petite œuvre pour Londres, avec les enregistrements de balafon, me donne une
difficulté supplémentaire et presque insurmontable outre la gamme non tempérée ( qui pour moi représente plus un
enrichissement qu’une difficulté ), je constate une grande liberté de mouvements, à l’intérieur même de chaque
morceau. Par moment, le mouvement métronomique vacille entre 84 et 112 à la noire, sans que le rythme en souffre - ce
qui est remarquable -. Mais, étant donné le but poursuivi ( l’alliage balafon - saxophone - piano ), cela pose de grands
problèmes d’écriture. Il me semble, que mon texte musical du saxophone et du piano va devoir suivre la bande
enregistrée par les interprètes, comme un chef d’orchestre serait obligé de suivre un soliste invisible ». ( 22-05-76 ).
Il y a là une difficulté notoire de synchronisation qui ne peut tenir en échec les possibilités actuelles de la technique, si
vraiment il était nécessaire d’y faire appel dans des compositions futures ; en effet, Paul Arma est l’inventeur d’un
métronome lumineux par lequel il peut diriger les musiciens à distance, pourquoi ne pourrait - on pas imaginer un
signal lumineux correspondant à la mesure suivie par l’enregistrement ?
Ces « Deux Convergences », dans lesquelles en définitive, seule la partie de saxophone est en direct - l’enregistrement
comportant à la fois balafon,, piano et sons percutés -, doivent être considérées comme le germe de compositions
beaucoup plus développées auxquelles participeront à la fois griots et musiciens occidentaux. Pour que l’expérience
soit complète, il suffit que se greffe sur l’enregistrement à côté de la partie de saxophone, l’improvisation d’un griot
également en direct…
Le premier élément dont on ait besoin dans cette confrontation - c’est un compositeur - capable de travailler avec
l’esprit de Paul Arma, celui du respect total et profond de la personnalité de l’autre parce que l’on y reconnaît des
valeurs réelles, ce que le maître français considère lui - même comme l’une des plus hautes vertus de l’homme, bien
supérieure à l’esprit de tolérance « attitude élémentaire », dit - il, qui n’est à la limite, qu’une sorte de laisser - aller.
Cette nécessité du compositeur se comprend d’ailleurs d’elle - même et explique par la même, la structure de base qui
serait souhaitable dans le cadre d’une recherche en ce sens. En effet, le griot est un musicien complet, à la fois
compositeur et exécutant, le musicien occidental s’est au contraire en général spécialisé dans la pratique instrumentale
ou dans la composition.
Il y a donc déséquilibre entre les éléments en présence qui s’opposent à toute possibilité de synthèse. En fait, il semble
que le centre d’une recherche doive être un noyau compositionnel formé d’un ( au mieux de plusieurs - compositeur
occidental travaillant avec les griots, centre vers lequel convergeraient deux écoles instrumentales de haut niveau :
l’une de formation orale où les griots seraient utilisés comme professeurs à part entière, l’autre de formation écrite
comprenant l’enseignement de tous les instruments de l’orchestre symphonique. Des correspondances très
enrichissantes pourraient alors s’établir entre les instruments de même type : riti - violon, cora - harpe, balafon piano, flûte peulhe - flûte traversière, clarinette boumpa - clarinette, alghaïta - hautbois, trempes - trombone, tam tams - percussions, etc.
Il semble que l’histoire de l’humanité arrive à l’heure des grandes synthèses - désir de retour à l’unité, à l’universalité
- ce qui se traduit dans le domaine artistique en Occident par les recherches d’un art total et qui se précise de façon
saisissante avec les « Deux Convergences » qui viennent de franchir l’obstacle culturel de deux civilisations. On parle
souvent, en politique de « Concert des Nations », musicalement, cette expression était absolument dénuée de toute
signification ; jusqu’à la création de cette petite œuvre de 7 minutes et 10 secondes en mai 1976, il était inconcevable
de penser faire jouer ensemble un musicien blanc et un musicien noir dans toute l’authenticité de leurs deux arts
respectifs. Comment serait - il possible de réaliser sur le plan des idées, ce qui est irréalisable sur le plan artistique qui
engage l’intégralité de l’être humain ?
Il est heureux de devoir ce travail à Paul Arma … »
Ce sera enfin en mai 1977, que les « Deux Convergences » seront données à Dakar avec Alain Bouhey: saxophone et
les griots Mamadou et Soriba Kouyate : Koras ; Balla Doumbouya : balafon ; Doudou N’Diaye Rose : tam-tam.
« Cette partie du concert a laissé l’impression au profane que je suis, d’avoir été conçue dans un monde à part et
pourtant bien réel, où à l’aide d’une sensibilité aiguë et d’une ouïe presque électronique, l’artiste capte tout ce qui
dépasse notre entendement dans tous les sens du terme : craquements de l’écorce terrestre, craquements de fromagers
dans la tornade, de mâts dans la tempête, halètements des vents, cris d’oiseaux, craquements de la civilisation ».
( Jean - François Brière, « Le Soleil », Dakar ? 22-07-1977 ).
Car l’intervention directe des griots, à Dakar, donne alors à l’œuvre sa vraie dimension :
« … Et pourtant la grande surprise du programme va encore plus loin puisque les artistes, non contents de nous
présenter face à face les traditions musicales orale et écrite, nous offrent la première tentative de symbiose de ces deux
traditions avec ces « Deux Convergences » que Paul Arma est le seul parmi les grands novateurs de ce siècle à avoir
osé réaliser jusqu’à présent. Cette œuvre créée à Londres, dans sa version originale amplifiée ici, prend tout son sens
véritablement avec l’improvisation des griots qui suivent, comme le saxophoniste, la bande magnétique conductrice. Et
bien que le maître français la compare aux premiers pas que l’on fait, sur des patins à glace, on sent que son
inspiration s’est nourrie « du feu primitif qui anima les premiers êtres » dont parle Gérard de Nerval ».
( M K , « Le Soleil », Dakar, 4-05-1977 )
Je suis étonné d’être si souvent sollicité par des formations différentes qui désirent obtenir des oeuvres à elles destinées,
et j’apprends, en interrogeant certains interprètes, que la lecture d’oeuvres pour instrument autre que le leur, leur donne
l’envie d’en avoir une version écrite par moi, pour leur formation.
C’est toujours avec plaisir que je cède à ce genre de sollicitation, et que je vois ces diverses versions d’une même œuvre
se répandre dans des groupes différents de musiciens. Alain Bouhey me demande - sa femme est flûtiste - « s’il est
possible de transcrire une partition pour flûte, alto et piano en jouant sur saxophone, la partie d’alto ». C’est pour
répondre à cette demande que je compose en août 1976, le DIVERTIMENTO N° 18 272 pour flûte et saxophone alto.
Ils créeront l’œuvre en mars 1977 en la jouant dans un concert donné à Dakar. Cette année, je ne composerai plus
qu’une seule œuvre nouvelle.
« The Banshee » de Henry Cowell me revient souvent en mémoire - et cela pour deux raisons : la première, parce
qu’elle a été la toute première œuvre destinée à être exécutée intégralement sur les cordes du piano ; la seconde, parce
que j’ai été le premier, après Henry lui-même, à l’avoir jouée en Amérique et en Europe. C’est un souvenir ineffaçable.
A l’époque, la conception, comme l’exécution de cette musique paraissaient presque clownesques et les gens ne
savaient finalement pas si c’était une chose sérieuse ou une plaisanterie. Henry était dans la courbe du piano à queue,
penché en avant, directement au-dessus des cordes, sous le couvercle du piano. Mais, pour exécuter « The Banshee »,
il fallait que quelqu’un, assis au clavier, appuie pendant toute la durée du morceau sur la pédale de droite pour que les
résonances soient largement prolongées. Il m’est arrivé quelquefois d’avoir ce rôle. Je revois le visage d’Henry, juste
devant moi, tendu et sévère.
Il était, à lui seul, un véritable spectacle. Quand j’étais moi-même l’exécutant, j’avais, bien entendu, conscience que
mon « aide à la pédale » du moment admirait autant mon sérieux que je le faisais avec Henry !
Ces souvenirs, ces détails me reviennent souvent, mais, aujourd’hui, un demi-siècle est passé. Et je veux aller plus loin.
Pour moi, les cordes seules du piano ne suffisent pas. C’est pourquoi j’envisage une œuvre pour cette formule, œuvre
qui va naître en décembre de cette année avec le titre explicite : LUMIÈRES ET OMBRES 273 pour deux pianistes,
l’un jouant à même les cordes.
Je tiens à souligner - car c’est essentiel - que mon œuvre n’est pas pour deux pianos, mais pour deux pianistes, l’un
jouant d’une autre manière que l’autre. Ceci peut être considéré comme un détail insignifiant, mais pas pour moi,
puisque j’éprouve le besoin de le préciser.
L’œuvre sera assez souvent exécutée en France et à l’étranger. Sa première mondiale aura lieu au Château d’Ettlingen à
Karlsruhe, en Allemagne, le 14 octobre 1977, par le Duo Marie - Christine et François Doublier. C’est ce Duo qui
l’enregistrera dans plusieurs Radios et c’est également avec leur interprétation, que l’œuvre figurera sur DISQUE
GASPARO, publié aux U.S.A.
D’autres Duos vont l’inclure dans leurs répertoires, entre autres au Canada et aux États-Unis.
J’éprouve le besoin de travailler à d’autres formes d’oeuvres et j’entreprends la première série de ce que j’appellerai
MUSICOLLAGES et qui seront les VINGT-SEPT VARIATIONS D’UNE CLÉ DE S0L.
« Paul Arma a découpé en lanières le dessin d’une clef de sol et il les a recollées suivant des règles presque
mathématiques sur un nouveau fond. La clef a subi de fantastiques métamorphoses : elle a gardé son identité
reconnaissable tout en devenant autre chose de façon évidente. La richesse extraordinaire des idées rend, en fin de
compte, ce jeu spirituel plus qu’il ne représente ludiquement en lui - même ».
( Andras Kenessi, « Magyar Hirlap », Budapest, Hongrie, 10-05-1984 ).
Je continuerai le jeu, en 1977, avec une nouvelle série : les VINGT-SIX VARIATIONS D’UN DIÈSE.
« En 1977, Paul Arma traite de la même manière un dièse en 26 variations, quoique ici, il ne joue plus simplement
avec les règles du découpage en lanières : de nouvelles formes et de nouveaux motifs sont ainsi nés sur ces feuilles,
sûrement à cause de la nature radicalement différente de ce signe musical ».
( Andras Kenessi, « Magyar Hirlap », Budapest, Hongrie, 10-05-1984 ).
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1989. Paris. Éditions Billaudot.
M.S. inédit.
Jan Dobrzelewski et June Pantillon donnent en Suisse, au début de l’année, une série de concerts avec un programme
Corelli - Bach, Schumann, et en seconde partie Ravel et mes « Trois Danses populaires russes », à Boudry, à La Chaux
de Fonds et à Neuchâtel. Une fois de plus, et sans doute parce que danses « russes » il y a, je « semble avoir gardé de
la steppe russe une nostalgie... traduite particulièrement bien dans une des danses », « Courrier du Vignoble » dixit
L’association « Musique et musiciens » - dont le Président est Jean-Pierre Rampal - organise, dans la grande salle du
Palais des Congrès, des concerts de musique de chambre, sous l’étiquette Concerts du mardi. Au cours de l’un d’eux, en
février, le « Divertimento n° 2 » est programmé, avec Pierre Caron, flûte, Jean-Claude Ribera, violoncelle et Nicole
Delannoy, piano. Le concert se déroule devant une salle de mélomanes fréquentant assez régulièrement ces concerts. Le
trio a du succès, ce n’est pas une formation tout à fait nouvelle, elle se présentait déjà sous divers noms, avec Pierre
Caron et Nicole Delannoy comme membres fidèles. Le violoncelliste changeait souvent pour des raisons
professionnelles sans doute, et c’était dommage car le trio avait entamé une belle carrière, non seulement en France,
mais aussi à l’étranger.
On inaugure le 14 février à Aix-en-Provence, la nouvelle Fondation Vasarely et nous sommes invités à la cérémonie.
Deux avions emmènent les amis parisiens du peintre, et, se retrouvent à Aix, artistes et critiques d’art, journalistes et
hommes politiques ; Claude Pompidou est du voyage, Jacques Chirac aussi, pour retrouver les autorités locales.
Réception fastueuse à la Fondation même - qui se prolonge après le trajet en car d’Aix à Marseille, par un cocktail plus
modeste à l’aéroport de Marignane avant le vol de retour sur Paris.
Après ce plaisant intermède, c’est le départ le 22 pour Lyon et pour Saint - Etienne où l’Exposition des partitions est
prévue avec des concerts dans les Universités. Je pars avec Marie-Christine et François Doublier dont la voiture tire la
remorque - habitacle de leur fameux piano Pleyel double.
Par lettre, j’ai donné toutes les indications pratiques. On devait, selon les projets, monter l’exposition à Lyon dans
l’après-midi de notre arrivée. Hélas, les panneaux ne sont pas tous installés. On décide de remettre le montage pour le
lendemain au programme déjà chargé : vernissage et deux concerts ! Le lendemain, manquent divers éléments
indispensables qu’on va chercher dans les papeteries du quartier. Quand tout est là, des quatre étudiants qui doivent
m’aider, deux seulement sont présents. Comme souvent, je me mets donc moi-même au travail. Un lunch est offert par
le recteur, l’ambiance y est aimable dans l’après-midi, c’est le vernissage avec beaucoup de jeunes. Un des
conservateurs du Musée présente l’exposition. Il est lui aussi jeune et disert. Au lieu de prononcer un long discours, il
effectue une sorte de visite guidée, entraînant les visiteurs de panneau en panneau et me posant des questions sur mes
rapports avec les artistes, sur la naissance de cette « Galerie ». C’est une excellente formule, jusqu’alors inédite.
Malencontreusement, on a prévu deux concerts avec le même programme, présentés tous les deux, par Daniel Paquette ;
le premier - dans un amphithéâtre à peu près vide - réservé aux professeurs, le second - devant cette fois un
amphithéâtre plein - pour les étudiants et le public.
Daniel Paquette, dont j’avais fait la connaissance à Dijon, est maintenant professeur de musicologie à Lyon et à Saint Etienne. Il est remarquable dans la présentation des deux concerts. Il la veut assez courte et me pose ensuite des ques tions auxquelles je réponds avec grand plaisir, mais j’avoue ne pas avoir compris la raison - et la maladresse - de cette
sorte de discrimination, entre professeurs et étudiants pour ces deux concerts.
Le lendemain, 24, démontage de l’exposition et départ pour Saint - Etienne.
Déjeuner avec Daniel Paquette dans un restaurant simple, tranquille.
Il faut remonter l’exposition au début de l’après-midi dans le hall de la bibliothèque universitaire. La salle est belle et
des étudiants gais, habiles, travaillent d’une manière réjouissante, au montage. Tout ici, à l’Université de Saint -Etienne,
est détendu et jeune, y compris les nombreux visiteurs.
Le soir, au concert prévu, j’ai une jolie surprise préparée par le Recteur : la participation de la Chorale universitaire,
sous la direction de Monsieur Thomas, qui exécute, avec des chœurs a cappella de Bartók, de Bach et de Pierre Sarton,
quelques - uns de mes propres chœurs.
L’autre surprise est le lieu même du concert : le nouvel amphithéâtre : salle moderne aux gais fauteuils rouges, inhabituels dans nos Universités.
Dans son programme Ravel, Bartók, Arma, le Duo Doublier joue dans les deux Universités la « Transparence », les «
Sept Transparences » pour deux pianos et « Entre - Silences III » qui est donné en première mondiale à Lyon II.
Le concert de Lyon est retransmis par FR3, le 2 mars. L’Exposition reste à Saint - Etienne jusqu’au 28 février et me sera
rapportée plus tard dans un ordre parfait.
Une nouvelle fois, le problème « argent » est intervenu comme il l’a déjà fait.
Les comptes auxquels se livrent mes interprètes - de la meilleure foi du monde - et auxquels je ne peux certes en
vouloir, me laissent pantois :
- « Vous nous avez dit que nos remplacements du Conservatoire nous seraient payés, mais les Universités ont-elles une
idée de leur coût ?
6 h.30 de cours un jour, 7 h. le suivant, et à nous deux 21 h. le lendemain. Total 34 h.30. Nous payons nos remplaçants
30 F. pour une heure. Et les leçons « privées » qui sautent : 160 F. Les frais de transport... il ne nous restera
pratiquement rien des deux cachets de 1 000 F. prévus ! ».
Oui, c’est cela la vie d’un compositeur qui tente à la fois de faire jouer ses œuvres, de faire connaître des jeunes inter prètes et de participer à la Culture Musicale de son pays ! Dois - je ajouter que dans ce cas précis, j’ai dû proposer à mes
interprètes, trois mois après l’exécution des concerts qui eurent quand même lieu parce que « placés, me dirent-ils, sous
le signe de l’amitié », l’avance de ce que ne leur avaient pas encore versée les deux Universités en question... dois-je
encore dire que je dus relancer moi-même à maintes reprises les comptables des deux Universités pour enfin toucher les
sommes dues.
Et puisque comptes sont faits, il me reste à moi la Gloire - toujours gratuite - de l’artiste condamné à s’abreuver d’eau
fraîche !
D’eau fraîche peut-être... Mais s’il lui suffisait au moins de composer Non, car m’écrit une fois un interprète :
« … Puis - je vous dire que les interprètes ne font pas toujours ce qu’ils veulent et qu’ils ne doivent pas être seuls à
programmer les œuvres : ils attendent aussi des compositeurs qu’ils leur fournissent également quelques occasions de
jouer, c’est, me semble - t -il, l’esprit d’association qui doit régner dans ces rapports …».
Allons, dira-t-on au compositeur : il y a bien la radio. Depuis si longtemps, elle s’interpose entre les interprètes et moi,
car... elle est si pauvre ; Témoins ces correspondances de toutes dates :
A Lucien Lovano, 7-01-1953 :
« … Monsieur Gérard Michel ( Paris - Inter ) serait désireux de donner quelques - unes de mes œuvres enregistrées
par la radio. Comme « ils n’ont pas d’argent » pour donner des cachets, il me demande d’obtenir les autorisations
nécessaires des interprètes. Jean - Pierre Rampal et les autres les ont données, et je voudrais vous demander de nous
permettre de donner, dans ces conditions honteuses, sur Paris - Inter, votre enregistrement de ma « Gerbe hongroise »
et une ou deux de mes mélodies enregistrées par vous au cours d’émissions passées … »
Réponse de Lucien Lovano, 9-02-1953 :
« … Vous pouvez faire passer, mais une seule fois, votre « Gerbe hongroise » … Cela n’est pas régulier, nous devons
toucher 50% du cachet chaque fois que l’on passe cet enregistrement, c’est donc par amitié pour vous que je donne
cette autorisation … ».
De Monsieur Pagliano, Radio - Marseille, 10-10-1962 :
« … J’ai joué une fois vos « Instantanés » mais la Direction n’aime pas beaucoup les supplémentaires, où votre œuvre
exige, je crois, quatre clarinettes et d’autre trois parties de bois…
Quant aux autres oeuvres, elles sont inaccessibles pour moi, soit qu’elle nécessitent un orchestre trop important, soit
qu’elle s’adressent à un public très averti …».
De Monsieur Legrand, Radio - Lille, 23-02-1968 :
« … Je ne pense pas prendre de soliste en studio car il n’y a aucune raison que je lui donne - obligatoirement - un
cachet pour les beaux yeux de France - Culture qui ne rembourse pas. D’autre part, on ne trouve pas comme l’on veut
à Lille, des musiciens supplémentaires, et sur ce chapiteau également, Paris minimise les frais.
… Je veux bien que vous me fassiez deux quarts d’heure de piano le 10 mars si vous venez à Lille, à 100 F. le quart
d’heure, mais ne soyez pas top difficile sur la qualité du piano. Nous passons notre vie à le faire accorder, et avec
l’aération des studios, il ne tient pas l’accord. Aussi ai - je fini par y renoncer, car c’est jeter l’agent par les fenêtres ».
De Monsieur Steckel, Radio - Grenoble, 1969 :
« … Quand j’ai annoncé à Monsieur Coste que je mettrais votre œuvre dans la saison 69-70, j’ignorais ce qui
m’attendait : une terrible réduction de mes crédits… Actuellement, la situation est telle que je ne suis même pas sûr de
pouvoir donner les concerts annoncés ».
Heureusement des marques de désintéressement redonnent courage.
De Jean-Louis Rondeleux, 17-10-1951 :
« … J’aurais été très content de travailler avec vous. Ceci d’ailleurs sans aucune considération financière, étant donné
que je gagne suffisamment actuellement pour faire vivre ma femme et moi. Non, en réalité, c’est simplement que j’ai
entendu parler de vous depuis très longtemps - depuis l’époque où je faisais chanter à ma Chorale vos chants
harmonisés, et que j’espérais beaucoup d’une collaboration avec vous … ».
De Claude Prior, 15-04-1969 :
« … Ce sera avec grand plaisir que je vous reverrai : que de parlotes inutiles, que d’amateurisme scandaleux,
d’intérêts égoïstes sous des prétextes artistiques. J’étais heureux de vous voir vous débrouiller en artiste indépendant et
probe ; relisant Monsieur Croche, antidilettante, je pense que ni les hommes ni le milieu de la musique n’ont changé :
la situation a cependant empiré. Mais nous avons au fond la meilleure part, même si nous le payons cher… ».
Mais n’effacent pas le pessimisme des musiciens eux-mêmes.
De Jean-Pierre Caens :
« … C’est affreusement difficile de trouver une cohésion de groupe chez des musiciens souvent plus préoccupés
d’argent, d’exhibitionnisme que de travail en profondeur.
Par ailleurs, la province n’offre pas la variété dans le choix de Paris ! ! !
… Le monde des musiciens professionnels est parfois déconcertant … ».
Je rentre juste pour assister à Saint-Germain-en-Laye, au Centre International de séjour, à un concert du « Quatuor de
saxophones Desloges », qui joue ma « Petite Suite ». Cette oeuvre est interprétée si souvent, qu’il m’est réellement
impossible d’assister à chaque exécution. Mais cette fois, je suis tout particulièrement invité par le Directeur du
Conservatoire. Grand hommage en paroles, que je veux croire sincère ! Mais après le concert, on m’accompagne
gentiment jusqu’à la gare du métro et personne ne songe à me raccompagner jusque chez moi. Ces Services Culturels,
ces municipalités, sont-ils si démunis de moyens budgétaires, pour manquer à ce point d’attentions !
Neuilly est plus prêt. Nous allons entendre le Duo Doublier jouer, au cours des « Rencontres Musicales de Neuilly »,
dans la Crypte de l’Eglise Sainte - Isabelle, les « Sept Transparences » et un peu plus tard, à l’Eglise de Briis - sous Forges - que nous connaissons si bien puisque notre Ferme était à deux kilomètres du village, « Transparence » pour
deux pianos.
Le Quatuor de clarinettes de Paris continue de jouer la « Petite Suite » et le « Divertissement 1600 » les Sixième et
Septième Transparences dans les Centres Culturels de la banlieue parisienne.
A Dunkerque, la troupe de Karin Waehner donne « Sang et Songes » et « L’Oiseau - Qui - N’Existe - Pas ».
Tandis qu’à la Radio de Jérusalem, dans l’émission « Musica Viva », les « Sept Transparences » sont données et qu’au
Musée de Tel Aviv dans un concert du « Quintette à vent israélien », est créé en mars, le « Divertissement 1600 » pour
flûte, hautbois, clarinette et basson, je reçois de Budapest, avec un programme Kossuth Radio, une chronique de mots
croisés où les lettres de mon nom et des titres de certains de mes chants doivent remplir des cases Où mène la
notoriété...!!
Le journal local d’Antony n’est pas en reste, quand en mars, un conseiller municipal, cousin du sage Daninos, me
consacre un court article, très couleur... locale lui aussi, mais sensible et touchant :
« Depuis quelque vingt mois, Antony compte parmi ses citoyens, un homme fort modeste et jouissant pourtant d’une
grande notoriété depuis l’Europe jusqu’au nouveau monde.
Je suis allé découvrir Paul Arma dans un de ces gracieux pavillons, niché à fleur de coteau dans son petit écrin de
verdure, dans un coin écarté, calme et silencieux de la ville.
J’ai trouvé un homme aux traits burinés, qui sait toujours sourire, et certainement beaucoup aimer … ».
... Suit un résumé de mes pérégrinations, et Daninos reprend :
« … Malgré cela, ou peut - être qui sait, à cause de cela, cet homme chargé d’expérience humaine n’a rien perdu de sa
simplicité et de sa générosité naturelles. Je crois, en effet, très profondément, que les grandes épreuves mettant en cause
la vie même, les idées reçues et les illusions naïves amènent souvent à une grande révolte, mais aussi presque toujours
à une grande pitié.
Paul Arma a dû, à travers la souffrance, redécouvrir l’homme, comme le concevait Pascal, avec ses petitesses mais
aussi ses grandeurs. Il lui est resté, de tout cela, me semble - t - il, une grande tendresse, avec aussi un retrait, un repli.
Et l’art est redevenu pour lui un meilleur refuge, un havre de sérénité, et le plus beau moyen d’épanouissement…
En outre, Paul Arma, en dehors de la musique, ressent l’impératif besoin de s’exprimer dans d’autres formes d’art. Ses
mains aiment façonner, sculpter le matière, bois ou métal. Et dans sa recherche de formes simples, dépouillées, j’ai le
sentiment - tout personnel - qu’il essaie d’approcher les racines du réel. Bien entendu, il aime l’enfance, cet état
privilégié de l’homme, et je le sais particulièrement sensible au problème des enfants défavorisés par la nature.
Ce qui prouve bien combien Paul Arma est prodigue, comme le dit encore si bien Jean Cassou, de cette « multiple et
inépuisable richesse de l’homme qui se sent homme dans la vie et parmi les hommes ».
TUNISIE
1976
Les jours ont coulé lisses et ronds pendant tout un trimestre : les belles soirées de Sceaux ont
ensoleillé janvier, l’envolée vers Aix et la journée Vasarely avec toutes les retrouvailles qu’elles
nous ont permis de faire, ont été joyeuses. Parmi les concerts de l’hiver, celui qui nous a
conduits vers notre ancien fief du Hurepoix et l’église de Briis - sous - Forges, a remué bien
des souvenirs en nous, d’autant que l’organisatrice du concert, mariée à un Japonais, nous a
conviés à une réception dans un hameau proche : là, nous nous sommes retrouvés dans une
des fermes que nous avions envisagé d’acheter, mais superbement transformée, et dans la
nuit, la cour devenue jardin japonais aux bassins et aux roseaux éclairés de lanternes, nous a
semblée follement exotique !
Nous avons eu à chacune des petites vacances, Anne et son amie Sylvie qui nous ont adoptés
comme « Mamy - Papy ». Robin ne rêve qu’à sa « ruine » qui est vraiment à lui maintenant,
depuis Noël. Il la rebâtira pour lui seul puisque Jane ne partage plus ses joies. Il enseigne et il
prépare des expositions : le travail lui est consolation.
Miroka a entrepris, aux cotés de Roger, des études de philosophie et ils sont souvent pris par
des réunions de groupes. Mais les problèmes ne manquent pas dans ces rapports peu simples
de père et de mère d’enfants partagés.
Nous n’avons jamais connu qu’une seule famille où trois mariages successifs avec des enfants
de chaque, avaient donné une extraordinaire et multiple famille où malgré les séparations, tout
le monde s’estimait, se rencontrait, vivait dans les plus saines et simples compréhension et
affection. C’était une joie de rencontrer parfois chez le dernier des couples, les maris
précédents avec leurs nouvelles épouses, et les enfants épanouis, frères ou demi-frères ou
pas frères du tout des uns et des autres. Le jeu consistait à reconnaître qui était qui et de qui !
Nous avons décidé de vivre le printemps plus tôt qu’en Ile - de - France, et de faire un voyage
en Tunisie.
Pas à l’aventure, bien sûr, mais sagement, banalement, par l’entremise d’une agence de
voyages : Pendant une semaine, nous faisons partie du troupeau docile de quinze individus qui
se déplacent en mini - car, nous réservant une semaine de liberté où Paul a des contacts avec
la Radio de Tunis. En bonne écolière attardée, je potasse comme d’habitude le « sujet » et
nous prépare de savants petits papiers à consulter au cours des visites.
La quinzaine de personnes regroupées à Orly sous la bannière des « Grandes vacances » est
hétérogène à souhait, on peut s’y glisser dans l’anonymat le plus complet. Bien vite, on y
entendra les inévitables grognes au sujet de ce que nous mangeons, et ne mangeons pas,
et mangerions si on nous servait autre chose, il est vrai, que d’insipides entrecôtes dures avec
des frites molles... mais le groupe se console avec ce qu’on lui offre comme hôtels luxueux. Là,
chacun se sent grand seigneur avec la piscine à sa disposition et tout un menu personnel plein
d’attentions. Dans tout Français veille encore un colonial qui adore qu’on le serve. Encore est-il
plus acceptable, ce vestige de colon - gentil et généreux avec les très jeunes aides - que
l’échelon moyen du valet d’hôtel : portier, caissier, maître d’hôtel, en général, arrogant avec
le client, - le touriste passe si vite ! - odieux avec le petit personnel qu il ne ménage pas.
Mais le groupe ne reste pas longtemps ébloui par les luxes apparents des Palais qu’on lui offre.
Si à Gammarth, tout va bien : la lune, les fleurs, la mer sous les fenêtres des chambres sont
au rendez-vous ; à Kairouan il y a des grincements : absents les jets d’eau entrecroisés qui
recréent le faste des palais orientaux annoncés ; point de jets d’eau dans le patio, mais point
d’eau non plus dans les tuyauteries, une chasse d’eau dégringole sur la tête de l’occupant des
lieux et pourtant, pourtant le nom même de l’hôtel : les « Aghlabides » qui évoque la
première dynastie indépendante de Bagdad, au IXe siècle, despote et cruelle, devrait aussi
porter témoignage de la brillante architecture qu’elle suscita. Nous oublions vite les
mésaventures car nous quittons les sables et l’hôtel à la porte de la ville pour errer dans les
rues ombrées de bleu vers la plus ancienne mosquée, la plus grande aussi : Djemaa Sidi Ogba,
rebâtie au IXème siècle. Malgré ses dimensions impressionnantes, sa robuste silhouette
fortifiée dont les trois tours superposées du minaret syrien prennent allure de donjon, tout est
harmonie dans ce lieu de prières. Les ciselures de pierre rythment les portiques et les dentelles
de marbre du mirhab, celles de bois de la maqçoura sont de fabuleuses créations. D’autres
mosquées nous attendent, celle des Trois Portes et celle du Barbier dont une des cours révèle
de superbes mosaïques. Il faut franchir les murs ocres de la ville, marcher à l’ombre des
lauriers roses et des eucalyptus pour trouver les gigantesques miroirs d’eau des bassins bleus
comme le ciel...
Et le groupe docile suit son guide qui le conduit de mosquée en mosquée, de souk en souk,
admirant sur commande - mais a-t-il le temps de faire autrement ? - des ruines romaines à
Sbeitla et à El Djem, des oasis à Tozeur, à Nefta et à Gafsa, le Chott Djerid étincelant de ses
cristaux, les demeures troglodytes des Matmatas, les Ghorfas de Medenine et la Synagogue
dans Djerba... Des images, des images, à enregistrer, à photographier … à comprendre ? pas
le temps... Il y a l’inévitable attraction de la promenade à dos de chameau, l’inattendu à
Tozeur où on a oublié de retenir des chambres pour le groupe, la surprise à Gabès, où la pluie
entre jusque dans les bungalows de l’hôtel, où la plage est impraticable et où les oueds
débordés coupent les routes ; il y a les traversées rapides de Sfax aux beaux remparts de
pierres, et aux étourdissantes perspectives d’oliveraies ; de Sousse dont on a juste le temps
d’admirer le puissant ribat qui dresse son architecture ocre au-dessus d’une médina qu’on
devine ombreuse et grouillante. Que de rêves perdus en route, restés accrochés à un créneau
de muraille, à une pointe d’aloès, à une rose du désert, à une branche de jasmin, à la dentelle
de bois bleu d’un moucharabieh.
Le groupe est ramené essoufflé, inassouvi, à sa dernière étape, à dessein luxueuse, d’un hôtel
d’Hammamet, où le car vient le reprendre après une dernière nuit et une dernière matinée de
parfums, de ciel, d’eau, de sable pour le conduire vers l’aéroport de Tunis.
Deux couples ne repartent pas immédiatement : Françoise et Bernard Delmas qui nous ont
semblés les plus sympathiques parmi les quinze compagnons et qui vont devenir nos amis ; ils
restent une semaine sur une plage, et nous qui passons une semaine à Tunis.
Enfin, à Tunis, nous prenons le temps d’exister. Paul a bien quelques rendez-vous
professionnels, mais nous passons des heures à explorer la Médina, à fouiller les souks, à
dénicher quelque palais ancien à moitié délabré dont on refait les ciselures des stucs.
Des heures à passer au Musée du Bardo, à Carthage ; de la musique « malouf » à écouter au
Café M’Rabet de Tunis ou au Café des Nattes de Sidi Ben Saïd, des senteurs étonnantes à
choisir chez Mohamed El - Hadi Anoun, et encore des dentelles de pierres de mosquées, des
céramiques de zaouias, à détailler.
Mille images à saisir : une jeune femme voilée avec d’énormes lunettes noires « à
l’américaine » sur le nez ; un gamin devant un étal de débris ; un éventaire de bas
d’occasion ; un groupe de jeunes garçons se promenant aux sons du transistor que l’un d’eux
porte au bout du bras ; sous les haïks éblouissants de blancheur, souvent une robe de
chambre; beauté ; sourire des enfants toute grâce et malice malgré la misère des vêtements,
une botte à un pied, une basket à l’autre ; l’un d’eux, minuscule, en pyjama, pousse une
capsule de bouteille sur le sol dallé d’une place, avise un trou entre les pierres, crache dans la
poussière, pétrit une pâte, en remplit sa capsule et fait, triomphant, admirer son œuvre aux
copains ; sur une terrasse, six travailleurs : deux travaillent, deux commentent, deux
regardent ; son échelle sur l’épaule, un garçon fend imperturbablement la multitude affairée
entre les étals de légumes de la rue Halfaouine, il ne tient aucun compte de ce qui vient vers
lui, ceux qui avancent ainsi ne se préoccupent pas plus de l’obstacle... et par on ne sait quel
miracle, aucun choc ne se produit ! ; des amis marchent se tenant par le cou ou par le petit
doigt ; à l’aube et au crépuscule les moineaux font un bruit de fricassée dans les arbres de
l’avenue Bourguiba, comme des projectiles lancés des immeubles, ils s’abattent dans un
feuillage qu’ils pointillent de taches grises, avant de repartir, groupés et piailleurs, vers un
autre perchoir ; sur ce fond sonore crissent les pneus des autobus, s’invectivent les klaxons ;
au ras du trottoir, s’épanouit le parfum du jasmin, autour du marchand de petits bouquets.
Une grande partie de nos heures passées dans les souks, est occupée par les conversations
entre Paul et les marchands : ils sont l’un et les autres de ceux qui aiment discuter pour le jeu
de la discussion, même en dehors de tout commerce. On finit par connaître Paul et si on
renonce vite à lui « offrir des affaires », on se plaît à des joutes oratoires. Mais il a, lui, un but,
trouver des fixés sur verre pour compléter notre collection. On essaie de se renseigner pour
lui, on cherche où il peut y en avoir. Tout le monde veut se rendre utile jusqu’à ce qu’un
marchand de « tout » - du petit meuble au gadget - en déniche quelques-uns dans son dépôt.
Ils sont superbes et dans un état parfait. Alors la discussion sérieuse commence et cette fois
pour le prix. C’est une technique que nous avons mise au point dans nos nombreuses
incursions aux « Puces » diverses, et cela est, aussi pour nous, un amusement. Finalement,
nous en achetons quatre : deux triangulaires « Sidi Tigany » ( presque un patronyme hongrois
! ) , deux rectangulaires : « Sidi Boul Gabrine » et un « Ange Gabriel » qui évoque Chagall
avec son allure naïvement raffinée.
Ainsi, les souks de Tunis entrent aussi chez nous et y rejoignent tant d’autres lieux d’où
viennent fixés, instruments de musique, outils, poteries, masques, broderies qui témoignent
notre attachement à l’homme, à l’homme simple près de la terre, près de la nature qui a
toujours, par instinct, su éviter banalisation ou sophistication. C’est notre monde de bonheur,
d’authenticité.
Un touchant témoignage de l’hospitalité du pays nous vient d’un Tunisien qui, par hasard,
capte notre conversation, dans le petit train qui nous emmène pique-niquer à Carthage. Il se
présente, il est psychologue et aimerait nous inviter à déjeuner chez lui. Nous acceptons et le
suivons avec plaisir dans la maison où l’attendent sa jeune femme - française - et leur petit
garçon. Le repas est préparé sans façon et nous mêlons nos provisions. Tout serait agréable
car le jeune homme est intéressant mais nous sentons chez sa femme, accueillante pourtant,
et qui nous raconte comment ils se sont connus, étudiants à Paris, une étrange tristesse,
amertume... on ne sait trop. Ils nous promènent dans Carthage et au fil des heures, nous
découvrons que la jeune femme accepte difficilement sa vie inactive, les traditions de sa bellefamille ; elle parle même, avec un dédain que nous trouvons blessant pour lui, des fêtes qui
ont accompagné le mariage d’une belle - sœur, dans l’île de Djerba, où elle a d’ailleurs refusé
de participer.
Elle juge ces coutumes ridicules. Nous comprenons enfin ce qui sépare ces deux êtres dans un
milieu qu’elle n’accepte pas parce que, peut-être, ce milieu ne l’a pas acceptée, elle, qui vient
d’autre part. Qui le sait ?
Nous a-t-il invités, lui, pour offrir à l’exilée un peu de l’air de France, de Paris ? Il semble si
doux, si attentif à elle et à l’enfant... Nous ne saurons jamais.
Après notre retour
nous enverrons des livres au petit garçon et quelques mots de
remerciements pour l’accueil, mais nous n’aurons plus de nouvelles après cette fugace
rencontre.
BULGARIE
1976
Après la semaine passée à parcourir la Tunisie, les journées de Tunis ont été plus reposantes. Notre hôtel, avenue
Bourguiba, cachait sous un nom prétentieux « Carlton », des prétentions modestes, à la limite d’un quartier populaire
aux terrasses ornées de lessives multicolores. Le bruit de l’intense circulation s’estompait à notre dernier étage. Mon
premier rendez-vous à la Radio - Télévision, avec Latifa Souhir, chargé de faire une interview avec moi, a été précédé
d’une mésaventure... prévisible, me dit-on après... Notre descente d’un bus s’est accompagnée d’une légère
bousculade, soigneusement organisée, puisque, le bus reparti, je me suis aperçu de la disparition de mon carnet de
chèques de voyage. Le mal n’était pas grand puisque les chèques ont été aussitôt remplacés, mais ce genre de
désagrément n’est pas facile à accepter quand on est décidé à vivre sans défiance.
L’interview s’est bien passée, prolongée par des fragments musicaux. On m’a promis de m’envoyer une copie... qui ne
me parviendra jamais !
Une sympathique réception a été organisée dans le bureau de Salah Mahdi, Directeur du Conservatoire, avec quelques
professeurs. S’ils suivent attentivement ce qui se passe en Europe, sur le plan musical, ils sont obligés de rester plus
lents dans l’application de méthodes adaptées au niveau des étudiants.
Le bâtiment du Conservatoire est un peu vieillot, assez mal entretenu. Le projet d’une Exposition accompagnée d’un ou
deux concerts, a été envisagé. Mais rien n’aboutira. J’avais encore à me rendre à l’invitation de Hassen Akrout,
Directeur du Comité de Culture Nationale, qui siège, non loin des Souks, dans un des Palais ministériels. Comme
autour de tous les bâtiments d’État, des soldats montent la garde, visiblement s’ennuient, immobiles et peu vigilants.
Akrout était désireux d’établir un contact durable avec moi, pour une collaboration musicale et un élargissement de ses
propres rapports avec des plasticiens. Ses projets m’ont semblé si étendus qu’ils m’ont obligé à une nouvelle visite pour
envisager des réalisations précises. Cette nouvelle rencontre m’a permis de faire la connaissance de Zou Beir Turki,
responsable des Arts plastiques, jeune, ouvert, excellent dessinateur, qui est heureux de m’offrir un très bel album,
« Tunis naguère et aujourd’hui » où figurent son portrait par un artiste ami, et 27 dessins de lui représentant des scènes
de la vie quotidienne de son peuple; chaque dessin accompagné d’un texte fort poétique dans l’adaptation française de
Claude Roy.
Là encore, les mirifiques projets n’auront aucune suite ! Je n’en garderai aucune amertume, comprenant cette sorte de
nonchalance qui règne dans ce climat d’Afrique, et qui est peut-être, après tout, une forme de sagesse.
Une dernière invitation à la R.T.T. m’aura permis de rencontrer Mekki Ben Hamadi, un membre de la Direction et
d’avoir l’assurance que la sympathie a été vive pour moi dans ces milieux tunisiens où j’ai été reçu.
C’est toujours agréable de s’entendre dire cela, même si rien de concret ne voit le jour !
Après le retour de Tunisie, il ne nous reste qu’une huitaine de jours pour préparer un nouveau départ, prévu depuis
quelque temps déjà, vers la Bulgarie.
Après la découverte, en 1975, par Boris Deltchev, en Bulgarie, du « Chant de Dimitrof », de son émission télévisée et
des articles qu’il avait écrits sur ce sujet, l’Ambassade de Bulgarie à Paris, et « l’Union des musiciens bulgares » à
Sofia pris d’une belle émulation, nous invitent, Edmée et moi, pour un séjour officiel dans le pays... juste cinquante
années après les concerts que j’y donnais, en 1926, avec mes camarades du Trio de Budapest !
Comme dans tous les pays de l’Est, chaque détail est minutieusement établi en collaboration étroite avec
l’Ambassadeur. Une bonne amitié s’est développée, depuis des mois, entre Ivan Boudinov et moi. Les choses en sont
facilitées.
Nous partons au milieu d’avril et sommes attendus à l’aéroport de Sofia, par une délégation officielle qui nous conduit
à l’Hôtel Sofia.
Nous y attend, Suzanne, notre interprète chargée de ne plus nous quitter.
Déjà, à 18 heures, conférence de presse pour les journalistes, les reporters de la Radio et de la Télévision. Boris
Deltchev me présente. Je réponds tout d’abord par une courte phrase en Bulgare : si ma prononciation fait sourire,
l’intention est applaudie. Suzanne a ensuite beaucoup de travail à traduire questions et réponses. Elle est vive et a une
connaissance parfaite de notre langue. A la fin de la séance, on me demande quelques mots écrits en français pour
différents journaux. Tout cela sans formalisme et dans un climat bon enfant. Un dîner est offert par le Président et le
Vice-Président de l’Union des Musiciens.
Le lendemain matin, je dois assister à la répétition de l’orchestre de chambre bulgare, dirigé par Dina Schneiderman,
avec Emil Kamilarov, violoniste. Malheureusement, c’est la première et la dernière répétition pour le concert, car à la
suite d’un malentendu bureaucratique, le matériel d’orchestre arrive juste à ce moment et c’est plutôt une séance de
déchiffrage. Aussitôt après cette pseudo répétition, il faut se mettre au montage de l’exposition dans le hall de l’Hôtel
Bulgaria. Là, les difficultés commencent : on nous a préparé des panneaux d’un bois tellement dur qu’il est impossible
d’y enfoncer des pointes. Il faut trouver une autre solution. Je déniche dans une grande salle de nombreux pupitres
d’orchestre, en bois léger. Je les fais transporter dans le hall et disposer, les uns à côté des autres, contre les murs. Cela
me paraît une idée simple et pratique. Malheureusement les pompiers de garde, présents, interdisent cette installation en
raison du danger d’incendie ! Le temps file, il faut inventer autre chose. Je demande beaucoup de ficelles qu’on tend
sur les murs, à hauteur des yeux et nous passons ces ficelles par les trous de chaque partition plastifiée. Ainsi, la
situation est sauvée in extremis.
Le vernissage a lieu à l’heure prévue. La Radio et la Télévision sont là, et au milieu d’un public dense, apparemment
intéressé par ces oeuvres pour la plupart non figuratives, Boris Kitanov, vice-président de l’Union des Artistes,
prononce une allocution que notre interprète qualifie de superbe poème qui donne en français :
« il n’est point facile pour moi de parler de l’œuvre vaste et variée du compositeur Paul Arma et encore moins de
tracer le portrait à plusieurs facettes de ce créateur. La difficulté devient toute particulière quand on prend en
considération que celui qui parle est désavantagé par ce que la jeunesse a d’imparfait du point de vue de l’expérience.
L’art du vingtième siècle est entré dans note vie avec l’ardeur révolutionnaire et le pathos des créateurs qui ont décidé
de redonner un sens nouveau à la tradition, de se dresser contre les dogmes sacro - saints de l’art galant et de
consacrer la flamme de leur muse à celui dont ils sont issus, le peuple. L’art est à nouveau devenu une confession
directe et sans fard. Il se mesure à la conscience. Il a eu sa nouvelle renaissance qui lui a permis de rallier le courant
de la vie, de se socialiser, de sortir des cadres régionaux et de faire de l’artiste un citoyen du monde. Ainsi, un type
nouveau d’énergie fut découvert, ne figurant pas dans les manuels scientifiques, une énergie plus puissante que le
nucléaire - l’énergie d’un esprit créateur libéré. Un exemple : le compositeur Paul Arma : C’est celui qui a créé le
premier, un chant dédié à Dimitrov, héros du procès de Leipzig, au moment même où le procès se déroulait.
Fidèle à son temps, à l’esprit de la recherche du nouveau, de ceux qui avaient fait de la Rotonde à Paris un temple de
la pensée créatrice libérée. Paul Arma part à la recherche de nouvelles dimensions de l’art auquel il s’est consacré. Il
cherche à rapprocher, à faire un, de la poésie, des arts plastiques et de la musique afin de servir le grand art. Paul
Arma aspire à une vision unique de tous les arts, faite de mouvement et d’harmonie avec le dynamisme de notre temps.
Ainsi il crée, d’après des œuvres littéraires, ou bien il laisse des grands peintres comme Picasso, Braque, Matisse,
Chagall, Léger, Picabia, emprunter sa musique pour créer des œuvres graphiques. Il réussit de cette façon cette
préparation visuelle du public, ce climat nécessaire à la rencontre avec la musique qui multiplie le plaisir de l’écoute
et qui, inversement, illustre, explique et renforce l’impact du dessin. Paul Arma recrée ainsi un monde nouveau de
beauté qui marie le réel à l’irréel.
C’est un monde d’évasion fréquente, de calme momentané. Un « Cosmos » indéfini dans lequel l’amoureux éternel de
l’art vivra chagrins et jouissance, où il se confessera, se sentira léger après la confession, mais que le temps de la
solitude en lui, le temps du bonheur, le fera se réveiller plus mûr, le fera revenir à la réalité pour voir de l’extérieur la
dimension de son œuvre qui porte la flamme de son talent, la flamme, un peu, de sa vie.
Je demande pardon à mon illustre auditoire d’avoir tenté d’être plutôt poétique que précis et constructif, mais je dirais
comme Balzac, que s’il faut être savant avec les savants, il faut absolument être poète avec les artistes pour être
compris par eux ».
C’est à la répétition des Chœurs de la Radio - Télévision de Sofia, sous la direction de Michail Milkov, que j’assiste, le
lendemain et je suis émerveillé par ces voix, autant que par la maîtrise et la souplesse d’un chef remarquable.
Le déjeuner est offert par l’Union des Musiciens Bulgares, avec la présence de son Président.
Après, c’est la dernière répétition de l’Orchestre de Chambre Bulgare et je constate non seulement une excellente
musicalité chez Dina, mais aussi une exceptionnelle et rare maîtrise de chef, avec une autorité peu commune.
Pour le concert de 18 heures, la salle est pleine dès avant 17 heures 30. Et la Télévision effectue déjà de nombreuses
prises de vues.
Boris Deltchev présente le concert dans une longue allocution dont je détache ces extraits
Hommage à Paul Arma
Je ressens une certaine gêne à l’idée que je m’engage, profane que je suis en musique et sans la moindre qualité de
dilettante, à vous présenter ce soir un des musiciens éminents de notre temps. Mais croyez - moi, que ce qui m’a poussé
à accepter de monter sur cette tribune, ce n’est pas le désir futile de pénétrer dans un domaine qui n’est pas le mien.
D’ailleurs, n’attendez pas de moi que je vous révèle les secrets artistiques et professionnels réservés uniquement au
cercle étroit des initiés. J’ai accepté de remplir cette tâche, me sentant obligé par le privilège que le hasard a voulu me
réserver d’être le premier chez nous à connaître de près le sort de notre hôte, un sort heureux et poignant aux
dimensions multiples qui va au delà de la vocation artistique pour devenir un symbole de notre époque. C’est
précisément sur ce sort qui n’implique aucune connaissance particulière des arts que je voudrais attirer votre
attention, et pour cette autre raison également qu’un instant, sans nous en douter, son éclat a rejailli sur la Bulgarie
aussi. Pour ce qui est de l’art, l’artiste se présentera lui - même - comme le font tous les vrais artistes - par sa
musique.
Donc, l’homme, le compositeur Paul Arma est parmi nous.
…
Pendant l’automne 1933, trois Bulgares, Georges Dimitrov en tête, sont accusés d’avoir incendié le Reichstag, et
traduits devant la Cour Impériale. C’est le début du procès politique du siècle qui avait pour but, en sacrifiant
quelques innocents, de trouver un alibi aux atrocités nazies. C’est là qu’intervient l’opinion mondiale pour dire son «
Non » puissant auquel, par les moyens spécifiques de l’art, viendra se joindre l’Association des Ecrivains et des
Artistes révolutionnaires. Aussi, prend - elle l’initiative d’écrire un « Chant de Dimitrov» et d’en faire une arme dans
la lutte déjà entamée. Cette tâche est confiée au poète Erich Weinert et au jeune compositeur Paul Arma. Traduit dans
toutes les langues, il fait vite le tour du monde, plaidant dignement pour la juste cause des inculpés. A ce propos,
Dimitrov, déjà en liberté, écrira une lettre de remerciement à ses auteurs , considérant le chant comme « un excellent
moyen de combat de la grande solidarité internationale » qui a fait échouer les desseins perfides des nazis.
Le « Chant de Dimitrov », il va sans dire, n’est qu’un épisode dans l’œuvre de l’homme et de l’artiste Paul Arma.
…
Après la guerre, ayant obtenu la nationalité française, Paul Arma, devenu un compositeur mondialement connu, est
toujours présent pour défendre une cause juste. Il voue sa sympathie et son art à tous ceux qui combattent pour la
liberté et la justice. On connaît, parmi tant d’autres, sa chanson dédiée, suivant sa propre expression, « à tous ceux
dont les actions héroïques rapprochent le triomphe de la Grèce libre ». Ses chansons pénètrent partout où les hommes
souffrent , partout où ils luttent contre l’oppression. Elles triomphent car, comme il le dit lui - même dans cet entretien
avec Marcel Beaufils, appelé « l’interview idéale » : toutes les Marseillaises sont parfois plus efficaces que les canons
».
Suivant les leçons de Béla Bartòk, son maître, Paul Arma fixe très tôt son attention sur la musique populaire.
Parallèlement aux pièces destinées à satisfaire les besoins immédiats, il compose des œuvres d’un ordre supérieur :
sonates, concertos, compositions chorales - où, selon A.I. Medvédéva,, musicologue soviétique, se fait sentir l’influence
bénéfique de Schönberg et de Stravinsky. Ce qui caractérise la plupart de ses œuvres, c’est qu’elles unissent
l’harmonie architectonique auditive de la perception visuelle.
…
Je me permettrai de terminer cet hommage par quelques lignes tirées d’un lettre que j’ai reçue de Paul Arma, parce
que je trouve qu’elles traduisent de la manière la plus concise et avec beaucoup de précision son credo et sa
conscience d’homme et d’artiste :
« Dans ma vie, comme dans ma création artistique, il n’y a jamais eu de conflit entre le volonté et l’acte. Il n’y a pas
eu de hasard, non plus. Si ma vie est dominée par tant de luttes, de vicissitudes, de souffrance, de défaites de parcours,
ce n’est qu’en raison de ma passion pour la cause de la liberté et de l’indépendance de l’homme, chemin librement
chois, sur lequel je ne vois aucun de mes actes que je serais disposé de regretter ou de désavouer. Il n’est pas un jour
de ma vie, depuis que je suis entré dans la bataille pour l’existence, où je n’ai combattu ceux qui ne vivent que dans les
combines, dans la honte, dans les politiques - au - détriment - des - autres, dans toutes choses déshonorantes pour
l’être humain digne ».
Le concert débute par la première exécution publique dans le pays natal de Dimitrov, du chant que j’ai écrit pour lui, en
1934 ! Le baryton Pavel Gerdjikov et les Chœurs de la Radio-Télévision dirigés par Michail Milkov, interprètent
ensuite plusieurs de mes chœurs. C’est encore le « Divertimento de concert n° 1 » et la « Symphonie en quatre
mouvements ». La Télévision donne le soir des extraits du programme. Dina Schneiderman et Emile Kamilarov nous
convient à dîner au « Club des artistes » et nous nous étonnons de la liberté des propos de nos deux hôtes qui ne
semblent pas se soucier de l’intérêt que portent, à notre table, d’autres dîneurs.
Il est vrai qu’ils sont, tous les deux, « artistes émérites » et, comme tels, circulent bien au-delà des frontières de leur
pays.
Le lendemain matin, nous recevons, à l’hôtel, deux jeunes journalistes de l’hebdomadaire « Paraleli » pour une
interview avec photos. Micro caché ou non dans la chambre, nous nous exprimons tous, très librement. Peut-être un
peu trop... Suzanne, notre interprète, vient nous rejoindre pour m’accompagner chez le Directeur des Editions Musika
qui a de grands projets avec moi... Projets si précis qu’un nouveau rendez-vous est pris avec le Directeur technique
pour envisager déjà les détails pratiques d’ordre de publication, de format, de qualité de papier et d’envoi de contrats...
que je ne recevrai jamais, dois-je ajouter. Faut-il mettre cela sur le compte des changements fréquents dans les
directions des services, des mutations imprévues... Ont-ils jamais édité quelque chose de moi ? Je n’en saurai jamais
rien ; une lettre envoyée au Directeur si affable qui m’a reçu, n’aura aucune réponse ! ! Mais sera-t-il à ce moment
encore Directeur ? Les projets faits par l’un et qui n’ont pas le temps d’être réalisés ne sont peut-être pas repris par le
successeur...
Edmée ne tient pas en place. Elle a, dès le début, prévenu Suzanne - responsable de nous - qu’elle ne ferait rien qui
risquerait de lui causer des ennuis, mais qu’elle entendait bien se promener à sa guise, entre les obligations officielles.
Dès notre installation à l’hôtel, elle repérait par la fenêtre de notre chambre, les coupoles de la cathédrale Alexandre
Newsky où elle voulait filer sans tarder, contempler la fabuleuse collection d’icônes qui s’y trouve rassemblée.
L’accord conclu avec Suzanne, Edmée ne perd pas un instant, elle visite tout ce qui peut se visiter et me conte, dès que
nous en avons le temps, ses multiples expériences : une des plus anciennes icônes qu’elle a admirée est accompagnée
d’une notice - en allemand, en russe et en français - expliquant qu’au Moyen Age déjà, les peintres d’icônes
prévoyaient le réalisme socialiste en donnant au Christ et aux Saints, des types paysans... Pour avoir du vernis à ongles
et du dissolvant, elle fait à deux endroits d’un grand magasin deux fois la queue pendant une demi-heure. A un autre
endroit où la file est interminable, elle apprend que « des boutons sont arrivés » !Des jeunes musiciens l’emmènent
voir, dans un village des environs de Sofia, les fresques extraordinaires du XIIIème siècle dans la petite chapelle de
Bolana : elles n’ont plus la froideur byzantine, et la Cène a la convivialité d’un repas paysan.
Comme j’aimerais connaître ces échappées, mais le temps est trop compté pour moi !
Le 16, nous gagnons l’aéroport, car nous sommes attendus à Varna, au bord de la Mer Noire. Une foule paisible attend
à l’entrée du hall pour le départ. Comme partout, des soldats gardent l’entrée. Suzanne va dire quelques mots à l’un
d’eux, nous fait signe de venir, on écarte la foule pour nous laisser le passage ! Apparemment, c’est un grand privilège
d’être étranger.
Le Tupolev se remplit de paysans et de paysannes encombrés de paniers de légumes, de volailles vivantes. Un véritable
autocar de campagne.
Enfin Varna et la Mer Noire. On nous installe dans une agréable chambre dont le balcon donne sur la mer.
Nous avons également une salle de bains dont l’utilisation nous pose problème. A droite, le lavabo, à gauche, la douche
dont l’écoulement se fait tout simplement sur le sol en pente vers un trou sous le lavabo. Tout cela est simple, mais
comme la cuvette des W.C. est au fond, il faut établir un plan d’utilisation qui permet l’usage des W.C. en dehors des
moments où l’eau de la douche ruisselle au premier plan. Aucune affichette explicative de mode d’emploi.
Dans l’après-midi, Suzanne nous quitte. Elle a entendu dire qu’on vendait ici du fil blanc - qu’elle cherchait en vain à
Sofia pour coudre de nouveaux draps avec des morceaux de toile. Elle saute sur l’occasion. Elle s’affaire encore à la
recherche de café et autres denrées. Nous avons une après-midi et une soirée à nous pour arpenter le parc qui longe
l’eau et découvrir la ville.
Le lendemain matin, une réception est organisée, au « Club des architectes ».
On nous fait prendre place à une longue table, avec quelques notables, et on nous offre un excellent café accompagné,
comme partout, du coca cola qui semble en passe de devenir boisson nationale. Un public assez dense occupe la salle.
Une femme se lève et prononce un interminable discours que Suzanne, assise entre nous, traduit à voix basse. L’oratrice
doit être une des responsables du Parti : ses paroles développent un sujet unique : ce que le Parti a fait pour le peuple,
comment il a réussi à améliorer la vie quotidienne, comment le socialisme avance à pas de géant... Vifs
applaudissements. On annonce qu’ « un enregistrement du compositeur qui nous honore aujourd’hui de sa présence va
être entendu ». On n’entendra rien car la bande que j’ai apportée est enregistrée en 19 cm. et le magnétophone de Varna
ne possède qu’une piste en 9,5 ! La séance est donc levée, mais plusieurs musiciens, parmi lesquels le chef d’orchestre
de l’opéra de Varna, restent avec nous. On me demande des envois de partitions pour faire figurer mes oeuvres au
programme du prochain Festival de Varna. On me donne des noms, des adresses.
Fidèle à mes promesses, j’enverrai à Varna comme à Sofia, dès notre retour, une trentaine de paquets. Acheminés par la
valise diplomatique, grâce à Ivan Boudinov, ils devraient parvenir rapidement à leurs destinataires. Pendant longtemps,
je resterai sans la moindre nouvelle, pour apprendre enfin que, par erreur, mes envois ont été laissés dans un dépôt... de
meubles ( ! ) d’où on les sortira quand même et fera parvenir puisque j’aurai, longtemps après, quatre lettres, trois de
Sofia, une de Varna. Dans cette dernière, on m’annoncera avec grands compliments qu’une œuvre sera créée au
Festival de 1977. Aucune suite ne sera donnée à cette décision, le chef en question n’étant probablement plus à l’opéra
de Varna.
Mais, pour le moment, nous quittons Varna, après avoir fait une visite au Monastère troglodyte d’Aladja.
De retour à Sofia, le premier acte de mon programme personnel est la visite du Mausolée de Dimitrov qu’Edmée a déjà
vu. J’y vais donc seul et de loin, j’aperçois sur le côté du bâtiment, une porte devant laquelle un soldat armé est en
faction. Je m’approche tranquillement quand le soldat avance, son fusil braqué sur moi. Je lui dis aimablement et en
français que je veux tout simplement entrer. Il ne bouge pas et me répond sur un ton menaçant. Par chance, un passant
s’arrête, me dit bonjour en français et s’adresse au soldat. Celui-ci change immédiatement d’attitude et j’ai l’explication
par le providentiel intervenant : je voulais entrer par la porte de sortie du Mausolée. L’homme ajoute qu’il m’a reconnu,
car il m’a vu plusieurs fois à la Télévision et qu’il vient d’expliquer au soldat que je suis l’auteur du « Chant de
Dimitrov ». Remis sur le bon chemin, je parcours le trajet normal dans le bâtiment. Un jeune soldat est à l’entrée de la
salle principale, au garde à vous, si figé qu’il donne une impression d’inhumanité pénible. La dépouille de Dimitrov
violemment éclairée me paraît presque plus vivante que le soldat qui la garde. Des visiteurs me suivent dans un silence
impressionnant. Un frisson me saisit. Je n’aime pas cette forme d’hommage à un mort.
En rentrant, à pied, à notre hôtel - il est rare que je puisse circuler sans la voiture mise à notre disposition - j’observe les
chaussées presque désertes, je constate à quel point est vrai ce qu’on nous a dit : la plupart des rues de cette partie de la
ville sont interdites à la circulation et au stationnement des voitures particulières. On y voit seulement les véhicules
officiels. D’ailleurs, les particuliers qui possèdent une auto la bichonnent et l’abritent, la plupart du temps sous une
housse.
On nous a demandé quel lieu nous aimerions visiter, en dehors de Sofia et de Varna : Edmée est ravie de pouvoir suggérer le monastère de Rila, à quelques cent vingt kilomètres au Sud de la capitale, qu’elle brûle de connaître. Le chauffeur nous y conduit avec Suzanne, le lundi de Pâques.
La route traverse des champs où s’activent de nombreux travailleurs : peu de machines, mais beaucoup de maind’œuvre ; sur le seuil d’une maison de village, nous entrevoyons une femme et sa quenouille. Après avoir quitté la
grand’route à Kotcherinovo, nous déjeunons dans un chalet de montagne, servis lentement, comme on l’est d’ailleurs
dans tous les restaurants - fussent-ils les plus renommés -, et nous parvenons au début de l’après-midi, dans le site
prestigieux de Rila, abrité, à plus de mille mètres d’altitude, dans une gorge profonde. Le monastère fondé au Xème
siècle, plusieurs fois détruit, fut reconstruit dans son aspect actuel au début du XIXème siècle.
Il est maintenant monument historique et recèle d’inestimables trésors : boiseries et sculptures sur bois, peintures
murales, bibliothèque riche de plus de 20 000 ouvrages précieux. On ouvre pour nous le Musée - la saison touristique
n’est pas encore commencée -. L’Archimandrite lui-même, superbe vieillard à barbe blanche qui parle fort bien le
français, nous guide. Tout est merveille et paix dans ce lieu. Les montagnes, les bois, les deux étages d’arcatures
blanches, rouges et vertes qui soutiennent le dernier étage de bois sculpté, dominé par la tour médiévale intacte depuis
1335, tout est harmonie et beauté, ponctué par les bruits des fontaines de la cour. Belle journée qui nous rend si heureux
que nous arrivons en retard au rendez-vous de la soirée.
Nous sommes attendus dans la Maison des Partisans, par une Chorale ouvrière d’une centaine de vieux combattants et
partisans, femmes et hommes. Leur chef est un vieil ouvrier qui dirige les répétitions et les participations dans des
fêtes. Leur répertoire est rigoureux : des chants révolutionnaires, des chants de masses, des chants de combat, évoquant
les luttes de leur jeunesse.
Je suis ému, tant ils accueillent l’auteur du « Chant de Dimitrov » - qu’ils viennent de découvrir ! - avec chaleur et enthousiasme.
Toute la chorale se lève à notre entrée et applaudit, puis nous donne un petit concert. Je suis très impressionné par ces
visages, ces regards lumineux et fervents de vieux et de vieilles communistes qui n’ont jamais perdu la foi de leur
jeunesse. Me prend un fugace sentiment d’envie. Le concert se termine par l’Internationale. Edmée chante avec eux.
Moi, je me tais. Même pour ne pas les décevoir, il m’est impossible de chanter ces paroles maintenant.
Nous sommes invités à prendre un verre à la cantine. Tous me demandent d’envoyer quelques-uns de mes anciens
chants de lutte. Ce que je ferai dès notre retour. Comme d’habitude, je ne saurai jamais si les envois sont reçus !
Au Musée Dimitrov, une sympathique et simple réception a lieu. Nous visitons d’abord le Musée sobre où tout est
strictement lié à la vie et à la lutte de Dimitrov, ainsi, en souvenir du procès de Leipzig, la cellule dans laquelle le leader
fut emprisonné, est reconstituée.
La directrice nous reçoit dans son bureau, autour d’une table au milieu de laquelle trône - bien visible - le
magnétophone qu’une secrétaire met en route dès les premiers mots d’accueil. Je constate, une fois de plus, que
l’utilisation du magnétophone est une caractéristique nationale. Suzanne traduit..., traduit. On nous offre café, chocolats
et coca cola inévitable. Enfin, on me remet solennellement la « Médaille Dimitrov ».
Il nous reste à voir, dans la cour même du Musée, la modeste maison où est né et a passé son enfance, le leader, maison
paysanne qui a conservé ses vieux meubles.
De retour à l’hôtel, je trouve Boris Deltchev dans le hall : un de ses amis aimerait prendre quelques photos de nous
deux. Cela se fait le lendemain, à l’extérieur.
Deltchev semble heureux de se promener et de parler hors des murs de notre hôtel. Ce sera mon dernier contact avec
lui. Dès notre retour à Paris, je lui écrirai pour lui dire combien j’ai été heureux de le connaître. Pas de réponse.
J’écrirai une seconde fois. Aucun signe.
J’écrirai alors à son fils - qui travaille à l’Ambassade de France, à Sofia -, recevant cette fois une étrange missive me
priant - en excellent français - de ne plus écrire à son père, très sérieusement malade ! ! Or, je saurai, par une autre
source, que Deltchev se porte fort bien. Quelle explication donner à cette attitude ?
Nous passons encore une excellente soirée avec Dina et Emil, dînant avec eux au « Club russe ». Nous nous entendons
bien tous les quatre et sur le plan musical, nous élaborons pas mal de beaux projets. Malheureusement, d’eux non plus,
nous ne recevrons aucune nouvelle après notre retour.
Que de points d’interrogation dans les rapports avec ce pays. Une réunion a encore lieu avec la Direction de Balkanton,
maison de production de disques. Là, enfin, la décision prise aura une suite avec l’édition d’un disque de mes oeuvres.
De ce disque, je recevrai quelques exemplaires : les interprétations seront excellentes, mais les pressages de qualité
médiocre.
Notre séjour se termine dans deux jours.
Milon Marinov, Président du Comité des Arts et de la Culture, nous invite au Ministère. Ce genre de réception nous
permet de nous livrer à quelques comparaisons entre le style, l’ambiance, la courtoisie dans divers pays.
Là encore, sur la table, l’obligatoire magnétophone pour enregistrer les premières phrases de bienvenue du ViceMinistre... traduction, café, chocolats, coca cola...
Vice-Ministre, Vice-Président, jamais Ministre, jamais Président dans l’Est. Sont-ils des mythes ?
L’enregistrement de ce qui est dit, non seulement par les invités, mais aussi par les hôtes officiels est significatif.
Pendant cette réception, j’apprends qu’un projet se dessine avec la chorégraphe Margarita Arnaudova - que j’avais déjà
rencontrée à Sceaux. Puisque les Hautes autorités semblent au courant, j’en augure une réalisation... il n’en sera rien !
Nous passons notre dernière soirée chez Illia Illiev, très bon clarinettiste avec lequel je corresponds depuis pas mal
d’années. Il a plusieurs fois, joué en concerts, les partitions qu’il m’avait demandées. C’est après les rendez-vous
officiels, une soirée détendue avec des musiciens un peu en marge du circuit politique. Nous parlons du rythme
« akshak » - dit rythme bulgare en 5/8, en 3 + 3 + 2/8 et en beaucoup d’autres combinaisons, sur lesquelles les Bulgares
exécutent des danses rapides avec autant d’aisance que les Autrichiens sur la valse. Bartók a beaucoup étudié ces
rythmes bulgares qu’il a utilisés dans le dernier volume de son « Mikrokosmos ».
Je vois encore, avec Boris Kitanov, les expositions actuellement ouvertes dans la Maison de l’Union des Peintres bulgares. J’avoue qu’elles me déroutent. Il y a là une technique parfaite, mais qui reflète tellement les principes du réalisme
socialiste ! Posséder la technique, pour moi, ne suffit pas, c’est la preuve certes d’un talent, mais il doit il avoir plus,
dans une réalisation : une volonté et une conscience qui ne cèdent devant rien, devant personne.
Notre départ, le 22 avril est accompagné par une foule de nouveaux amis. Nous sommes stupéfaits par ces
manifestations d’amitié, chacun apportant un dernier cadeau : objet populaire, livre, bouteille de liqueur et des fleurs,
des fleurs à ne savoir comment porter tout cela.
Chaleur de l’amitié d’un peuple qui semble illustrer ce que j’ai lu dans un « Guide touristique » écrit par les Bulgares
eux-mêmes ! :
« Ils paraissent heureux de vivre, ils sont virils, travailleurs, astucieux, mais volontiers insouciants et s’il est
préférable de ne pas réclamer avec trop d’urgence quelque service, leur accueil est, par contre, toujours chaleureux ».
Combien j’aurai le loisir de constater la véracité de ces affirmations : après toutes ces démonstrations d’amitié, tous ces
projets mirifiques... Les amitiés s’effriteront, les projets ne verront pas même un début de réalisation!
Une seule concrétisation de mes rapports avec la Bulgarie se manifestera donc sous forme de DISOUE 1 où M. Milkov
1
1977. Bulgarie. Sofia. Disque Balkanton BXA 2027. Perfect Ensemble for songs of C.T.R.. Choir Master :
M. Milkov. Perf. L. Parashikova, Alexandrina Milcheva-Nonova, Petko Marinov.
Texte de présentation : E. Dikov.
dirigera cinq de mes « Quatorze Chœurs », le « Concerto pour mezzosoprano , ténor et choeur mixte a cappella » et où
figurera, naturellement, le « Chant de Dimitrov ».
Le texte de présentation de E. Dikov, sur la pochette, commencera ainsi :
« L’un des hommes les plus célèbres de France, auquel tous les Bulgares doivent grand respect et reconnaissance, est
Paul Arma pour ce qu’il fit à la fin des années trente : il fut le premier compositeur, dans le monde, à écrire un chant
exaltant de courage de Georges Dimitrov, pendant le fameux procès de celui - ci, à Leipzig …».
Après notre retour, nous recevons, pour dîner, Ivan Boudinov avec un de ses amis, Vesseline Andréev, député, poète,
grand résistant, qui nous apporte un de ses recueils de poèmes. Nous avons déjà apprécié l’esprit libéral de
l’Ambassadeur. Cette belle soirée confirme notre impression ; nos propos sont ceux des gens sincères qui n’ont à obéir
à aucune pression professionnelle, idéologique, diplomatique.
Je comprends fort bien la pensée d’Ivan Boudinov qui, après m’avoir entendu - à un certain moment de la soirée conter mes démêlés avec mon pays natal à propos de l’affaire Rajk et mon refus d’être, moi, « réhabilité » par un État
qui m’avait, lui, accusé injustement, me demande :
- « Et où étiez-vous en disant ces choses ? »
Ajoute après ma réponse - « En France ! »
- « C’est heureux pour vous, car si vous aviez été là-bas, vous ne seriez plus parmi les vivants ! ».
Dans mes rapports avec les administrations et les bureaux, je me sens comme une voiture qui peut rouler vite, mais
dont les freins sont volontairement et furtivement bloqués.
Un projet s’était dessiné pendant que je travaillais sur les « Deux Convergences »: possibilité de départ pour le
Sénégal, en mission musicale, pour travailler avec des griots, étudier une confrontation et si possible un parallélisme,
ou mieux une convergence, entre les deux mondes musicaux.
On s’est intéressé, au Ministère de la Coopération, à ce projet et, de son côté, Alain Bouhey veut faire participer les
autorités de Dakar à cette réalisation.
Malheureusement, le dossier est en panne dans un bureau dont l’occupant ne croit en rien d’autre que l’évidence 2 + 2=
4. A la mi-février, j’ai interrompu les contacts avec le Ministère, engagé que j’étais dans des activités qui ne
dépendaient que de moi.
A notre retour de Bulgarie, je remue la chose. Une réunion se fait au Service des Missions. Nous ne sommes pas très
nombreux, et il y a là deux personnages dont la présence me semble sans intérêt, aucun n’ouvrant la bouche. Il y a
encore le Rapporteur au Haut Comité de la Langue française, de l’Association « Echanges musicaux francophones ».
Sa présence, à lui, m’intrigue. Je le connais déjà et il m’a mis au courant des pouvoirs étendus qu’il a dans les pays de
coopération.
Je suis mal à l’aise dans ce bureau pour une raison simple il y fait une chaleur atroce, le thermomètre de la pièce
marque 27 degrés. Or, nous sommes dans un ministère et un décret existe qui exige de ne pas dépasser, pour raison
d’économie d’énergie, 20 degrés ! Beauté et contradiction de l’Administration. Mon geste d’ouvrir une fenêtre ne fait
pas bon effet. La réunion commencée, arrive encore un représentant de la Direction des Lettres. L’affaire se complique.
J’ai déjà fourni depuis longtemps une sorte de plan détaillé concernant ma mission : voyages, séjours, contacts,
activités, expositions, etc. Ce plan incluait, à la demande du Ministère, les rémunérations concernant ma personne en
mission. Tout cela faisait un certain nombre de pages, qu’on a fait photocopier et que chacun a entre ses mains.
Le projet élaboré pour cette « semaine de coopération culturelle et artistique franco-sénégalaise » faisait intervenir des
poètes, des plasticiens, des musiciens sénégalais, prévoyait une exposition des peintres, sculpteurs et étudiants de
l’École des Beaux-Arts de Dakar, et des débats avec eux, une audition de poèmes de Léopold Cadar Senghor dans leur
version originale, accompagnée d’instruments populaires sénégalais et suivie d’une discussion sur la pensée créatrice
de Senghor. Le concert de clôture était prévu avec une chorale de Dakar et la première d’une œuvre audiovisuelle que
je concevais avec une légende du pays, un montage de textes, des instruments occidentaux et des instruments
sénégalais, une chorégraphie et des projections picturales, le tout formant une symbiose des civilisations africaine et
occidentale.
La réunion devient vite houleuse et un dialogue de sourds s’engage. Tous les participants sont des fonctionnaires qui
représentent - et défendent logiquement - l’intérêt de leur organisme : ils sont donc en désaccord, sauf sur un point : les
moyens financiers à mettre en jeu. Ceux-ci leur semblent exorbitants, et, à moi, normaux. Le point principal, la nature
même de cette mission n’est que superficiellement évoqué et je comprends vite pourquoi : toutes les discussions ont
déjà eu lieu en coulisse, sans ma participation ; un plan a été élaboré et arrêté, sans l’approbation du principal intéressé.
Ainsi le Rapporteur a déjà été chargé de partir, le lendemain, à Dakar, pour y régler les détails avec les autorités du
Sénégal. Toutes les instructions lui ont déjà été données avant la moindre concertation avec moi.
Je comprends que rien ne se fera !
Et j’ai bien raison ! La première chose qui sera discutée à Dakar tournera autour du prix de l’impression du programme
d’un concert prévu et du catalogue de l’exposition de mes couvertures de partitions. Prix considéré comme trop élevé,
exagéré, par un des collaborateurs de notre Ambassadeur...
« Cette histoire lamentable autour de ce projet durera dix mois et demi. Tout sera fait sciemment, de tous les côtés,
pour que les choses soient enveloppées de brume et de mystère et retardées pour des raisons inavouées, jamais à la
lumière. Je me trouverai pendant des mois, devant un mur de silence, d’hésitations, de tergiversations et de
bureaucratie étouffante. Eh bien, on s’est trompé à mon sujet, en se permettant de jouer avec moi comme le chat avec
une souris. Je ne suis ni souris entre les griffes du chat, ni jouet entre les mains de qui que ce soit. Je n’ai jamais été un
artiste soumis, ni un homme de compromission.
On pousse un peut trop loin ce jeu qui ne me convient absolument pas. ma patience arrivera à sa fin. Je ne surestime
pas mes capacités ou mes possibilités, je sais de quoi je suis capable. Une des preuves irréfutables et qui concerne de
près mes projets est là : les « Deux Convergences ».
J’’en aurais assez d’attendre, de frapper à des portes derrière lesquelles on chuchote dans le vide, sans voir l’intérêt de
certains projets. De deux choses l’une : ou on reconnaît le besoin de ma collaboration, de mes travaux, de mon aide
pour des réalisations valables et on décide enfin de mettre cartes sur table ; ou on préfère continuer cette attitude
brumeuse vis - à - vis de moi et je me retirerai du jeu. C’et ce qui se fera ! ».
J’ai l’impression d’être définitivement incurable avec mon idéalisme, chaque fois que je me trouve en face de la
mesquinerie, de l’incompréhension et de l’incapacité de représentants médiocres d’une Administration, où tout le
monde sait que des sommes considérables se distribuent souvent inconsidérément.
VAUMEILH
1976
Anne a passé les vacances de Pâques avec son papa dans le Nord et en Allemagne.
L’atmosphère à Ris se dégrade. L’entente n’est plus très bonne entre Roger et Miroka. Roger
veut absolument tout quitter pour s’occuper de moutons en Irlande ou dans quelque haut lieu
de méditation et Miroka ne peut concevoir d’abandonner métiers, responsabilité des enfants,
amis, pour un avenir plein de problèmes. Roger s’isole pour méditer, l’appartement très grand
pourtant, ne lui suffit plus : il loue un studio et Miroka reste le plus souvent seule avec Anne
qui est justement à un âge difficile.
Avec nous, l’enfant est parfaite. Elle est vive, joyeuse, facile. L’une de nos journées pendant un
mois de juin torride nous conduit dans la fraîcheur relative d’un Grand Palais autour d’une
exposition sur Ramsès le Grand, nous fait nous arrêter à chaque fontaine pour nous inonder
d’eau fraîche. Nous terminons la soirée après un bain de pieds dans le bassin de Saint-Sulpice
- où d’autres se baignent - assises par terre, sur le parvis de Saint-Germain-des-Prés - devant
un spectacle de saltimbanques. La petite s’amuse beaucoup de voir mon voisin, un clochard
accroché à sa bouteille de rouge - autant que nous d’ailleurs, à notre litre de jus d’orange vouloir absolument poser sa tête sur mon épaule pour dormir plus commodément. Elle part
pour une partie des grandes vacances en Ardennes, dans la maison de son papa avant d’aller à
Six Fours avec Miroka, chez Marie Servanne, leur amie vétérinaire. Anne est très tentée par ce
métier et elle va faire pendant plusieurs années, des stages chez Marie Servanne.
Robin a fait commencer des travaux pour remettre en état la bergerie en partie en ruines, bien
plantée sur des terrasses dominant le village de Vaumeilh. Il y a campé pendant les vacances
de Pâques, surveillant les travaux d’un maçon et d’un couvreur et commençant la construction
de très belles cheminées dans trois des quatre pièces.
Une source enfouie sous des éboulis de terre a été retrouvée en haut du terrain et son
écoulement est conduit vers un bassin dégagé, lui aussi, devant la maison.
Nous partons au début de l’été rejoindre Robin. Des quatre pièces, une est complètement
indépendante avec une étroite fenêtre vers l’immense paysage traversé au loin par la Durance,
et une porte donnant directement sur un champ de blé. C’est la pièce que Robin nous réserve.
Il s’aménage au même niveau sa chambre-atelier qui donne, elle aussi, sur le champ de blé,
sur le paysage et descend par un escalier dans l’ancienne étable à moutons qu’il transforme en
salle commune, conservant le long râtelier de bois.
La salle communique avec une grande pièce s’ouvrant sur une terrasse qui, plus tard, sera
dallée. Notre fils, hospitalier, en fera une sorte de dortoir avec des lits banquettes courant le
long de trois murs et au cours des années, l’ « Auberge de Jeunesse » recevra bien des amis
avec leurs enfants, leurs chats, leurs chiens ou leurs serins.
Peu à peu, des améliorations ajouteront du confort à la maison une cuisine sera construite, une
canalisation y amènera l’eau de la source, des panneaux solaires fourniront l’électricité. Mais je
crois que le premier séjour que nous faisons à Vaumeilh, cet été, restera le plus beau dans nos
souvenirs, avec le bruit de la source qui tombe dans le bassin, l’odeur des bougies, la nuit
tombée, le craquettement des cigales dans les heures les plus chaudes, les clochettes des
moutons qui viennent tôt le matin autour de la maison, conduits par un berger qui connaît la
place de la bouteille de pastis dans une niche de la demeure toujours ouverte.
Je reste plusieurs jours à Vaumeilh, tandis que Paul part en voiture chez les Vasarely à Gordes.
Miroka et Marie-Louise, une de ses amies, qui ont passé leurs vacances en Italie, visitant
quelques villes avant de se reposer sur une plage, remontent sur Paris et s’arrêtent deux jours
chez Robin. Nous sommes heureux de nous retrouver pour ces courts moments. Les deux filles
remontent sur Paris où Miroka retrouve Anne avant de redescendre avec elle à Six Fours.
Lorsque Paul reviendra de Gordes, nous reprendrons la route du retour en flânant par la Vallée
du Touldurenc, par Brantes, Mollans, Nyons, couchant dans une auberge de village, avant de
nous arrêter à Dieulefit pour y rendre visite à Rolande qui fut la femme de Paul Tourenne - un
des Frères Jacques - et qui chanta avec nous, dans la Chorale des L.M.J. Elle vit au milieu de
ses lavandes, où elle reçoit ses fils, ses belles-filles, ses petits-enfants.
Paul a une autre famille avec sa seconde femme canadienne.
Au passage à Hauterives, nous ne manquons pas la maison du Facteur Cheval, et nous
couchons dans la belle Pérouges aux pavés sonnants. Trois journées de soleil, de paysages
harmonieux. Plaisir de la voiture, sur les petites routes, sans hâte !
Nelly vient nous rejoindre à Antony et nous faisons toutes les deux, au lieu des découvertes
campagnardes des années précédentes, des découvertes parisiennes.
SAINT-GALLEN
1976
Le passé décidément est toujours présent. On évoque en cet été 1976, le Front Populaire de 1936.
Le « Quotidien du Peuple » dans un article « Il y a quarante ans, le Front Populaire », redonne les paroles que Jean Lançois avait écrites pour mon chant « 14 juillet », avec ce commentaire :
« Un chant de l’époque du Front Populaire où l’on évoquait la solidarité des peuples ».
Comme elles paraissent naïves ces paroles d’alors :
« ... Et nous dansions de faciles musiques
Les jours de Quatorze juillet...
...Peuples unis, debout contre fascisme et guerre !
Reconquérons nos libertés ! »
...Il y a quarante ans.
Aujourd’hui, c’est « Celui qui dort et dort » avec le texte de Max Jacob, qu’on monte en BALLET Ch9(221) au Théâtre
Tomsky de Marseille et à Castel Margat.
Yvonne Follot qui enseigne la danse au Conservatoire d’Aubagne, me donne le détail de sa chorégraphie.
« J’ai choisi cinq extraits de l’œuvre : le poème Celui qui dort et dort - variation musicale suivante - le poème le feu - le
poème les manèges et le final musical. J’avais demandé à Monsieur Henri Chabaud, une œuvre moderne pour
percussion qui pourrait être interprétée par des musiciens du Conservatoire. Il m’a proposé votre Cantate qui m’a plu et
a donc été interprétée par Henri Chabaud, lui-même basson ; Gérard Nasus, percussion - timbalier, professeur au
Conservatoire d’Aubagne et de Marseille et aux Concerts classiques de Marseille ; Albert Garcin, directeur et président
du Club Culturel d’Aubagne : le récitant... Ma chorégraphie a pour les parties poèmes suivi le texte et pour les parties
musicales les sonorités ou rythmes selon les passages. Le Thème? celui - même des textes exprimés.
1. La danseuse représentant le « moi » du personnage parlant ( en académie grise ) dans un coin de scène. Ton neutre
par rapport aux autres mimant et dansant ( 3 en académie verte - 7 en rose ).
2. Variation du « moi » seule sur les percussions.
3. Le feu : 6 danseuses ( académies divers marron ) le « moi » s’y mêlant d’une façon intermittente.
4. Les manèges : les mêmes ( vertes et marron ) avec des masques de différentes couleurs.
5. Le final : l’ensemble des danseuses, dansant sur les percussions, la fin, laissant le « moi » seul en scène. »
L’été m’apporte une promotion : celle d’Officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Nous sommes descendus chez Robin, en août et pendant qu’Edmée reste à Vaumeilh, je pars seul pour Gordes où les
Vasarely m’ont invité. Clara et lui s’occupent de moi d’une façon agréable, me laissant le temps de voir ce qui
m’intéresse.
C’est d’abord le Musée Vasarely, aménagé, au milieu du village, dans l’impressionnant vieux château. Une énorme
foule de visiteurs est attirée là, par les boutiques aussi qui proposent reproductions, livres.
Le Musée abrite de nombreuses oeuvres de l’artiste, judicieusement réparties et présentées. Véritable curriculum vitae
où toutes les époques de son évolution figurent.
Dans la campagne, je découvre ces constructions étranges que sont les bories, dans des paysages de pierres. La propriété
en possède un certain nombre de dimensions diverses, et la maison spacieuse est construite avec ces mêmes pierres qui
clôturent aussi le domaine.
Denise René est avec nous, pour le déjeuner, et je fais la connaissance du fils aîné des Vasarely, médecin très sympathique.
J’ai une longue conversation avec le peintre, il m’a invité pour cela et pour connaître mes divers travaux : les
Musigraphies, les Musicollages, les photos de mes musiques sculptées. Il est curieux de savoir comment je travaille et
me demande des précisions, en ouvrant ce qu’il appelle curieusement un « dossier Paul Arma », avec les trois
Musigraphies que je lui ai offertes.
Denise René est encore là pour le dîner. Je passe ainsi trois belles journées à Gordes avant de remonter chercher Edmée
à Vaumeilh.
Au début de l’automne, se produisent, comme il y a 27 ans dans l’œil gauche, mais cette fois dans l’œil droit, plusieurs
hémorragies rétiniennes. Je vais immédiatement consulter André Dubois - Poulsen. Il constate avec grande tristesse le
même mal qui m’avait frappé et qu’il avait essayé, en vain, de traiter. La tache de Fuchs s’était installée définitivement
dans l’œil gauche. J’avais vécu avec, j’avais appris à travailler avec, à composer, à écrire, à conduire même, avec mon
œil droit seul !
Aujourd’hui, celui-ci est atteint à son tour. André est un médecin intègre qui ne trompe aucun de ses malades. Il serait
encore plus incapable de tromper un vieil ami. Il avoue que la science ophtalmologique ne peut rien dans ce cas. Il est
formel et je le crois. Mais ceci ne veut pas dire que, moi, j’abandonne la partie. J’ai toujours eu la conviction que la
démission n’était pas une bonne solution.
Une jeune ophtalmologue de notre Mutuelle qui nous traite habituellement et qui est devenue presque une amie, me
conduit à la Fondation Rothschild, chez le Professeur Ganem. André Dubois - Poulsen est là aussi et le diagnostic ne
change pas ! En dépit de ma reconnaissance pour les éminents praticiens en qui j’ai toute confiance, quelque chose me
pousse à tenter davantage. J’écris à quelques sommités en France, en Espagne, aux États-Unis qui toutes, à la seule
lecture des faits, avouent leur impuissance et confirment les diagnostics.
Pourtant, l’espoir ne m’abandonne pas. Je continue à taper mon courrier à la machine. Devant mes amis, je joue la
comédie et feins de n’être pas gêné, je refuse l’amoindrissement. J’ai aussi un exemple près de nous, celui de notre amie
Marguerite Arp, la veuve de Jean qui, handicapée comme moi et plus âgée, poursuit son inlassable activité en faveur de
l’œuvre de son mari.
Marguerite a pourtant sur moi l’avantage d’avoir une grande fortune, des secrétaires pour l’aider, un personnel
nombreux dans sa maison de Meudon et dans sa propriété de Suisse. Mais son exemple est salutaire et m’empêche de
désespérer complètement.
C’est pourquoi je suis si heureux de participer à un colloque que Marguerite organise dans une salle du Grand Palais, en
octobre, sous le titre « L’actualité de Jean Arp ».
C’est une journée bien émouvante ! Des hommes d’horizons divers, représentant des philosophies et des esthétiques
C
h9(221)
1976. Ballet donné au Théâtre Tomsky, Marseille, et Castel Margat. « Celui qui dort et dort », texte de
Max Jacob. Chorégraphie : Yvonne Follot. Basson : Henri Chabaud. Percussion : Gérard Nassus.
Récitant : Albert Garçin.
parfois opposées, rendent hommage, non seulement à l’artiste, mais aussi, au poète et à l’homme généreux que fut Arp
dont la présence parmi nous devient tangible.
Avec les participations de G. Marchiori, de Michel Seuphor, de J.P. Hodin, de Ionel Jianou, d’Eduard Trier, d’Antoine
Poncet, de Marcel Jean et de C. Giedon Welcker, on voit aussi le film réalisé par Alain-Georges Baudry « Jean Arp ou
le nageur énigmatique » de P. Barba-Negra et R. Sterian et on entend « Ruche de rêves », ma Cantate d’après un
poème de Jean Arp, exécutée par « Ars Nova ».
J’ai, pendant cette journée, à maintes reprises, la confirmation de ce que la sculpture de Jean Arp représente pour moi la
rupture avec le romantisme naturaliste et sur ornemental, la découverte d’un chemin dépourvu de tout superflu
conduisant au monde de la simplicité de lignes et de formes. Je suis heureux d’entendre confirmer ces préoccupations
qui, dans mon art, sont aussi les miennes.
Marguerite Arp veut me convaincre de tenter une expérience auprès d’un de ses amis, ophtalmologue, le Professeur
Alfred Bangerter, qui opère à Saint-Gall En en Suisse. Marguerite elle - même, se fait soigner par lui. Chaque fois que
nous nous voyons, chez elle ou chez nous, elle reprend le même sujet. Je continue, en attendant, ma vie à peu près
normale.
Le 30 novembre, salle Rossini, à Paris, le Triptyque donne un concert où le « Quatuor à cordes Margand » interprète
d’une façon très intéressante, les « Sept Transparences ». J’apprécie le travail du Quatuor. Pourtant, à côté de réelles
qualités, je remarque des différences de niveaux entre les quatre instrumentistes qui ne viennent ni de leur technique, ni
de leur musicalité, mais plutôt de leur diversité de tempéraments. D’autres Quatuors interprètent mes oeuvres : ceux de
« Saxophones Rhône Alpes » à Lyon et à Firminy, de J. Desloges à Eaubonne, quant au « Quatuor de clarinettes de
Paris », toujours actif, il donne le « Divertissement 1600 », la « Petite Suite », les « Sept Transparences » à Guéret,
à Chilly-Mazarin, à France-Culture, et il enregistre les deux premiers sur DISQUE CALLIOPE 1 qui provoque les
critiques contradictoires suivantes :
« Des compositeurs vivants, peu connus du grand public, écrivant pour une formation instrumentale rare, voilà qui est
bien dans la ligne courageuse de l’éditeur, défenseur de la musique française méconnue ou inédite.
D’ailleurs, Jef Maes est Belge, et Paul Arma Hongrois d’origine, mais tous deux écrivent dans un style typiquement
français, qu’on peut situer dans la lignée de Poulenc. Et c’est la Française, Claude Arrieu qui défend le mieux ce style
… Dans le « Divertissement 1600 » et la « Petite Suite » de Paul Arma, on chercherait en vain quelque chose de
personnel, même compte tenu de la volonté de pasticher … ».
( D.R., « Harmonie », 10-1976 )
« … La découverte essentielle vient des deux pièces de Paul Arma, aussi virtuoses que spirituelles, drôles que nourries
d’une inspiration folklorique authentique aux origines magyares sublimées. Nos clarinettes parisiennes peuvent faire
étalage de tout leur talent, virtuose, spirituel, où aucun son n’est « blanc », mais toujours admirablement posé ,
exprimant toute la qualité de timbre dont sont capables ces instruments, trop rarement solistes … ».
( Pierre E. Barbier, « Diapason », novembre 1976 ).
Une nouvelle gravure du DISQUE ERATO 2 paru en 1971, sort cette année pour le 125ème anniversaire de la Sacem.
Y figurent cette fois trois concertos pour flûte que joue Jean-Pierre Rampal. Disque commenté ainsi par A.G. dans «
Harmonie » de décembre :
« Jean - Pierre Rampal propose dans cet enregistrement trois œuvres françaises du XXème siècle, très différentes de
style et de nature, mais faisant partie toutes les trois de la tendance qu’on a coutume d’appeler « modérée » de la
musique de notre temps ; Jacques Ibert, Paul Arma et Jean - Michel Damase ont des personnalité bien déterminées,
intéressantes chacune à leur façon, et comme il s’agit là d’œuvres peu connues, ce disque est le bienvenu … ».
« Bien moins immédiatement sensible ( que celle de Poulenc sur J. M. Damase ) se révèle l’influence de Bartòk qui fut
son maître, sur Paul Arma dans le « Divertimento de concert n° 1 » que voici. C’est une œuvre où le chant est
passionné et personnel et où rythmes et modes révèlent bien plus généralement l’ascendance hongroise de l’auteur
qu’une appartenance étroite à la veine particulière de Bartòk …».
Michel Louvet écrira dans le n° 57, du « Courrier musical de France », en 1977 :
« Ce Divertimento est, en soi, une « évocation de pays que l’on ne connaît pas » par son langage sensuel, assez
mystérieux parfois. Jean - Pierre Rampal en donne une vision poétique et de qualité ».
Et Jacques Viret écrira encore plus tard, en 1982, dans « La Revue musicale de Suisse romande » :
« … Avec Paul Arma, musicien hongrois résidant en France, on serait plus proche de la modalité ; quelques
réminiscences folkloriques ne sont pas pour nous déplaire ne pour nous étonner sous la plume de cet émule de Bartòk :
son « Divertimento », en tout cas, en acquiert une fraîcheur savoureuse … ».
Notre amie sculpteur allemande, Angelika Wetzel, vient à Paris et nous sommes heureux de la revoir.
Elle expose la tête qu’elle a sculptée de moi, dans une Exposition Internationale qui se tient en novembre dans le bel
Hôtel de Sully.
Françoise Delmas que nous avons connue en Tunisie et que nous avons revue avec son mari, expose une gravure dans la
même salle.
Lorsque le Musée d’Art moderne que dirige notre ami, Jean Cassou, a fermé ses portes le 13 septembre, pour être
transféré au nouveau Centre Pompidou sur le Plateau Beaubourg, nous avons appris avec stupéfaction que l’admirable
conservateur que fut Cassou n’avait pas été convié aux cérémonies d’inauguration des nouvelles salles. André Parinaud
1
2
Disque Calliope, 37me du coffret « Aujourd’hui ». 1847-49
Disque Erato. STU 71022. 2ème édition.
a écrit dans sa revue « Galerie Jardin des Arts » une très émouvante « Lettre à Jean Cassou » « mainteneur » et «
prophète » et l’a remercié « d’avoir été présent dans l’histoire de ce pays, dont l’art ne serait pas tout à fait ce qu’il est
sans vous ».
Des amis fidèles ont fait passer à Jean Cassou, une soirée d’amitié pour lui faire oublier l’ingratitude officielle. Je lui ai
écrit le 19 octobre :
« Mon cher ami,
Nous sommes nombreux à avoir attendu des autorités de notre pays, une pensée de reconnaissance devant l’œuvre
monumentale que vous avez réalisée. mais héla, rien ne s’est produit. Notre indignation en face de cette carence,
comme notre gratitude à votre égard sont exprimées dans la lettre d’André Parinaud, dans sa revue. J’éprouve le
besoin de vous dire aujourd’hui que je signe celle - ci des deux mains, y ajoute mes sentiments affectueux, mon
admiration profonde pour le poète que vous êtes, auquel j’ai la fierté d’être associé par notre œuvre commune … ».
Pour faciliter certains aspects techniques de mes travaux, un problème se pose que je suis seul à pouvoir résoudre : doisje regarder les choses au-dessus ou au-dessous de ces fameuses taches de Fuchs qui encombrent mes yeux ? Je finis par
trouver une mince solution de continuité dans l’opacité de la tache, que j’arrive momentanément à exploiter pour voir
certains détails.
Pour rendre plus aisé mon travail, je cherche à acheter, d’occasion, un second magnétophone qui me permettra de
préparer des mixages d’éléments déjà enregistrés.
Quelqu’un me signale qu’un pasteur d’origine roumaine, producteur d’émissions quotidiennes en roumain, diffusées par
Monte Carlo, cherche à vendre ses appareils. Mais il veut se débarrasser de toute l’installation de son studio. C’est un
peu lourd pour moi. Nous restons cependant en rapport, car la musique - surtout le folklore - l’intéresse.
Fin décembre, il nous téléphone. Il tient à passer chez nous, un moment, le soir de la Saint - Sylvestre, avec sa femme,
ses enfants et un fidèle ; comme il le fait, dans un certain nombre de familles, pour y chanter quelques Noëls roumains.
L’idée est sympathique et nous acceptons, naturellement. Nous préparons une petite réception et les accueillons courtoisement puisque l’intention est généreuse et jolie. Les Noëls chantés avec des voix naturelles nous plaisent. Pourquoi
faut-il que, pendant les moments qui suivent, il soit tout à coup question de l’Allemagne nationale-socialiste ? et que
nous entendions sortir de la bouche même du pasteur, cette phrase :
- « Après tout, Hitler a fait du bien au peuple juif, il en a fait un peuple martyr qui a enfin une patrie à lui ! ». Nous
sommes trop ahuris pour relever le propos. D’ailleurs, le moment est venu pour eux de partir chanter en d’autres lieux.
C’est alors, qu’une nouvelle fois, notre invité nous étonne en déclarant
- « Et maintenant nous allons prier ensemble ! ».
Enfin, minuit sonne. Nous sommes seuls. S’enfuient avec les dernières minutes de 1976, ces étranges impressions.
1977
L’état de mes yeux est depuis quelque temps un tourment permanent pour Edmée, qui sent chez moi un désarroi qui se
manifeste ouvertement quand je prépare l’enregistrement d’une émission, en début d’année 1977.
Elle m’a toujours connu à l’aise devant un micro. Je n’ai pas pratiqué la Radio durant plus de trente années avec tant de
longues séries d’émissions, pour rien. Les interviews impromptues ne m’ont jamais pris de court. Avec ou sans notes
devant moi, j’ai toujours été à l’aise, et j’ai observé que je maniais sans problème le masculin et le féminin des noms,
alors qu’en dehors d’un studio de radio, il m’arrive parfois de tomber dans les pièges que la langue française tend à
ceux qui ne l’ont pas pratiquée dès la naissance.
Donc, au début de cette année, Myriam Soumagnac, ancienne élève de Marcel Beaufils, productrice à la Radio, réalise
sur France - Musique, sous le titre « Portrait d’un musicien français », une série d’émissions consacrées à des
compositeurs contemporains. Je suis le musicien choisi pour l’émission du 11 janvier.
Le programme est établi d’un commun accord : je tiens à faire entendre, en exergue musical, quatre brèves images
sonores populaires, de Bosnie Herzégovine, du Japon, des États-Unis, de Géorgie caucasienne. Je dois ensuite faire une
courte allocution avant que passent les oeuvres choisies : « Variations pour cordes », « Sept Transparences pour deux
pianos », « Sonatine pour flûte seule », « Deux Convergences pour bande magnétique », « Cinq Résonances pour
orchestre ».
Pour cette séance, j’ai décidé que des notes ne me suffiraient pas. Je suis si peu sûr de mes yeux, que j’en arrive, curieusement, à me méfier de ma mémoire et de ma maîtrise.
Je tiens donc à écrire tout le texte que j’ai à dire. J’ai essayé plusieurs sortes d’écriture pour adopter une haute et large
cursive dessinée au feutre noir.
Même cette précaution ne me rassure pas. Au studio, je suis nerveux, inquiet, comme si je doutais de moi.
Heureusement, un problème inattendu et drôle me distrait de mon anxiété. Les lumières des plafonniers des studios ne
suffisent pour lire mon texte dont je ne veux pas me passer. Il faudrait une lampe de bureau avec une ampoule assez
forte. Théoriquement, c’est facile à trouver, car il y en a un nombre incalculable dans la maison. Plusieurs personnes de
l’équipe explorent divers services pour en emprunter une pendant une dizaine de minutes. Mais ce genre de démarche
n’est pas mentionné dans les règlements de Radio - France. Il faut une autorisation spéciale et écrite, signée par au
moins deux responsables pour déplacer un objet. De plus, il y a dans la maison, Radio - France d’une part, et l’I.N.A. de
l’autre. L’obtention des papiers nécessaires avec les signatures obligatoires demande un temps inouï ! Enfin, la lampe
arrive, mais sa prise ne correspond pas avec les prises du studio. Nouveaux départs précipités pour dénicher, au bout
d’un certain temps, une sorte de rallonge qui arrange tout.
Enfin, je peux commencer, et, tellement amusé par ces anicroches administratives, j’oublie mon handicap et parle de la
manière naturelle qui a toujours été la mienne à la Radio sans plus m’occuper du texte, cause de tant de recherches ! Et
le temps perdu à chercher la lampe est rattrapé largement par la facilité avec laquelle se déroule l’enregistrement, sans
arrêt, ni reprise.
De la cabine, Edmée a regardé avec émotion ce personnage nouveau pour elle, comme isolé dans le crépuscule de sa
vision, et attendu avec anxiété mes premiers mots. La voix grave, nette comme d’habitude, l’a rassurée et elle a compris
que cette épreuve - au moins - se terminerait bien.
L’émission sera reprise par des stations étrangères, en Belgique, en Iran, en Israël, en Suisse, au Sénégal.
Cette collaboration avec Myriam nous a rappelé une mésaventure qui, en son temps, a fait grand bruit, à la direction de
France - Musique.
Myriam Soumagnac a toujours été considérée, avec raison, comme l’une des plus élégantes - avec souvent une touche
d’excentricité - productrices de la maison. Et une de celles qui consomment la plus grande quantité de produits de
beauté et de cosmétiques. Enfin, et c’est là la chose importante, elle arbore les ongles les plus longs qu’on puisse
imaginer ! Elle avait été chargée de présenter, sur « France - Musique », le disque « Quand la mesure est pleine », un
soir, à 23 heures, et nous étions à l’écoute, à la maison. La première face du disque passa impeccablement. Puis, après
quelques secondes de silence qui indiquaient le changement de face, on entendit avec horreur, agrémentant l’œuvre, les
craquements caractéristiques d’un disque rayé... et cela pendant 24 minutes ! Je téléphonai au studio et appris toute
l’histoire : juste avant l’émission, le disque glissa des mains de la productrice qui, voulant le rattraper, raya toute une
face de ses longues griffes... A 23 heures, la discothèque étant fermée, il n’y avait aucune possibilité de se procurer un
exemplaire intact du disque. Et on passa le « griffé » ! Après cette fâcheuse expérience, notre coquette n’en raccourcit
pas ses ongles pour autant !
Une autre productrice, à qui Guy Erisman, directeur de la musique, donne pas mal d’émissions sur France-Culture, prise
d’émulation après l’émission de Myriam Soumagnac, décide de m’inclure, parmi d’autres compositeurs, dans sa
nouvelle série « Trente ans de musique française ».
Sylvie Albert programme donc cette émission d’une heure pour le 11 février.
Elle prend contact avec moi quelque temps à l’avance et me demande d’établir la suite de mes oeuvres que je désire
inclure. Elle m’avertit en même temps que je dois les présenter moi-même, annoncées simplement par elle, au tout
début de l’émission. Et je me mets au travail pour introduire les « Transparences » pour cordes, « Six Contrastes »
pour clarinettes, « Cinq Transparences » et « Ani Couni ». Il me faut chronométrer mes paroles. Tout se passe à la
maison où productrice, assistant, technicien, s’installent autour du magnétophone qui enregistre le travail du
compositeur !
En somme, la méthode est simple et le métier de producteur devenu bien facile !
D’autres oeuvres sont jouées en concert : pendant le premier trimestre à l’Université de Dijon, le Quatuor « A tour
d’anches » interprète quatre des « Sept Transparences » ; au Conservatoire d’Orsay, André Beun du « Quatuor
d’anches de Paris », joue « Trois Contrastes » pour saxophone seul ; à l’École Vétérinaire de Maison Alfort, le «
Divertimento n° 9 » est donné avec violon et hautbois ; au Théâtre 71, à Malakoff, le « Quatuor de clarinettes de Paris
» interprète une nouvelle fois le « Divertissement 1600 » que jouent, d’autre part, dans sa version pour saxophones,
Jacques Desloges et son Quatuor au Mesnil Saint-Denis, et sur France - Musique, le « Quatuor Rhône Alpes ». La «
Petite Suite » est donnée dans différentes villes autour de Nantes par le Quatuor du Conservatoire de cette ville.
A la radio même, pendant cette période où le producteur que j’étais, pointe au bureau de chômage, le compositeur que je
suis toujours, est joué sur France - Culture avec « Six Transparences » par l’orchestre de chambre dirigé par Pierre
Michel Le Conte, et André Chevalet, hautbois ; et pour être diffusé plus tard, « Sept Transparences » par le « Quatuor
Margand » sur France - Musique, « Cinq Résonances » par le nouvel orchestre de Radio - France dirigé par Alain
Paris, et des Chœurs par la Chorale « A cœur joie » de Vierzon.
A Budapest, Radio Petofi programme les Chœurs chantés par l’ « Ensemble Madrigal » dirigé par J.P. Kreider.
Marguerite Arp ne cesse de s’inquiéter de l’état de mes yeux et de me suggérer d’aller consulter, à Saint-Gall, en Suisse,
son ami le Professeur Alfred Bangerter.
Enfin, puisque partout on me dit que mon cas est désespéré, j’accepte que Marguerite prenne rendez-vous, pour moi,
avec le Professeur. De mon côte, j’écris à celui-ci une lettre lui détaillant l’état de mes yeux, et lui fais part des
diagnostics prononcés.
Peu de temps après, je reçois la réponse du Professeur me proposant de venir le voir, ajoutant que s’il ne peut naturellement rien me dire pour le moment, il pense qu’il y a toujours quelque chose à faire. Cet argument et cette réserve me
plaisent et m’attirent.
Nous partons donc, au début de mars, pour Saint-Gall, en Suisse alémanique. Notre chambre est retenue dans un hôtel
que nous quittons très vite pour une autre, plus pittoresque, sur une ravissante place, entourée de maisons anciennes de
style populaire.
Dès le lendemain de notre arrivée, je me présente à la clinique O.P.O.S. où le Professeur Bangerter me reçoit. C’est un
homme de petite taille, mince, rapide, discret, à la voix douce qui sait parler, à ses malades, en plusieurs langues. Il fait
un très long examen de mes yeux, sans prononcer une parole. Puis, il me demande si je peux rester à Saint-Gall pendant
deux ou trois semaines, car il peut tenter dès maintenant un traitement.
J’accepte et le lendemain, je suis, en fin de matinée, allongé sur un lit, deux infirmières me mettent, à intervalles réguliers, des gouttes dans les deux yeux. Enfin, je subis la première intervention : le Professeur enfonce une longue aiguille
courbe derrière chaque globe oculaire pour y instiller des produits dosés par lui.
Je dois avouer que ces premières piqûres qui ne provoquent aucune douleur, sont terriblement impressionnantes. Le fait
de voir s’approcher l’aiguille et de la sentir pénétrer si loin crée une sensation étrange.
Je subirai chaque jour le même traitement, vite habitué ! Le Professeur est à la clinique de 7 heures du matin à 8 heures
du soir, travaillant infatigablement. J’apprendrai plus tard, que de santé fragile, il a une volonté de fer, soutenu par le
besoin qu il à d’aider par sa science. Cela, très souvent d’une manière désintéressée, j’en aurai des preuves.
Le traitement quotidien des yeux est complété très vite, par de longues séances de rééducation de la vue, avec une
spécialiste. Je fais ainsi la connaissance d’Agnès Riklin. C’est une femme encore jeune, mince, brune, au comportement
très suisse ! Elle est exceptionnellement habile, très psychologue avec ses patients. Je fais, avec elle, des exercices de
lecture, d’écriture, de déchiffrage, de gymnastique oculaire.
Dès le début, Edmée assiste, dans un but pratique, à chaque séance, pour être capable de me faire faire les mêmes
exercices lorsque nous quitterons Saint-Gall. Sa patience pendant ce travail est inépuisable et ce qu’elle m’aidera à
poursuivre pendant des années, permettra à ce qui reste de ma vue de se maintenir.
Après ce premier séjour, je retournerai régulièrement à Saint-Gall, plusieurs fois par an, pour chaque fois, deux à trois
semaines de traitement. Il arrivera à mes yeux de regagner parfois, à la fin de ces séances, plusieurs dioptries. Au fur et
à mesure de ces voyages, les relations entre Alfred Bangerter et moi deviendront moins professionnelles, plus familières
et peu à peu très amicales. Nous oublierons de plus en plus le sujet « yeux » - qui continueront à être soignés
rigoureusement - pour aborder maints autres thèmes.
Nous correspondrons régulièrement. Mon nouvel ami suivra attentivement ma carrière et moi, je serai mis au courant de
ses multiples problèmes. Bientôt, nous nous appellerons par nos prénoms et nous nous tutoierons.
Au début des années 80, mon ami Alfred commencera à avoir de très graves ennuis qui perturberont sa situation à la
clinique. Avec beaucoup de courage, il poursuivra sa carrière en dehors de Saint-Gall où il pourrait espérer continuer ses
travaux de recherches. Là encore, son espoir sera déçu, mais son courage ne faiblira jamais. Encore et encore, il luttera
pour soigner, sauver des yeux en dépit des jalousies, des mesquineries, des calomnies de plus en plus virulentes, tandis
que se multiplieront parallèlement les témoignages de reconnaissance, de gratitude, des malades - de tous les pays, qu’il
persistera à aider inlassablement.
Alfred Bangerter est un homme si foncièrement honnête, qu’il n’arrive pas à croire que tous les autres ne sont pas
obligatoirement comme lui. Pour lui, la méchanceté est un aspect de notre monde, qu’il n’arrive pas à admettre. C’est
ainsi qu’il se trouvera un certain nombre de fois, dans des situations non seulement inattendues, mais aussi
incompréhensibles à ses yeux. Quand nous sommes ensemble, je ne cesse de l’encourager, de lui expliquer la réalité de
notre monde et l’impossibilité d’exister dans un univers composé presque exclusivement d’illusions. Le pire pour lui,
j’en conviens, est qu’il sera systématiquement trahi par ceux dans lesquels il aura mis toute sa confiance. Sa vie a un but
unique : guérir ceux qui sont venus vers lui et appliquer sa science qui est déjà grande, mais méconnue dans les milieux
médicaux internationaux. Si son but est toujours de guérir le mal, il néglige pourtant de transmettre à ses disciples les
secrets de sa science. C’est un sujet que je discute souvent avec lui, en lui parlant dé l’ouvrage caractéristique de
Sinclair Lewis : « Dr. Arrowsmith », que j’ai lu dans ma jeunesse et que je voudrais lui faire connaître. Alfred,
finalement sensible à mon insistance, acceptera le principe de communiquer les résultats de ses recherches, et la
création d’une Société pour la diffusion de ses théories. Le désintéressement de cet homme si éminent est si total
qu’après mon premier séjour à Saint-Gall que Marguerite Arp - toujours généreuse malgré ce que certains pensent - a
tenu à m’offrir puisqu’elle en avait été l’instigatrice - tous les frais médicaux et de séjour seront réglés par lui. Il ne me
sera jamais possible d’acquitter moi-même mes notes. Les cadeaux que je pourrai lui faire : livres d’art, disques, musique, exprimeront bien faiblement ma gratitude et ma reconnaissance.
Ma fidélité, mon amitié, mon admiration pour mon ami Alfred Bangerter grandiront au fil des ans.
L’amitié et l’estime réciproques suivront le même chemin avec Agnès, la ré éducatrice. Pendant les premiers de mes
nombreux séjours suivants à Saint-Gall où j’irai seul, je logerai dans une pension privée tenue par une femme âgée dans
une grande villa au milieu d’un beau jardin. L’ambiance me plaît car la plupart des pensionnaires sont des étrangers,
généralement jeunes, venus se faire soigner par le Professeur. On se connaît tous, dans le grand hall, nous prenons à une
longue table, le petit déjeuner. Et c’est là que je peux constater les améliorations spectaculaires chez les uns et les
autres, venus de pays parfois lointains où on leur avait ôté tout espoir. Certains, qui, à leur arrivée, étaient incapables de
trouver le sucrier ou le pain sur la table, sortent de leur crépuscule après quinze jours de traitement.
Cette villa se trouve en face de l’immeuble où habite Agnès Riklin, qui souvent me conduit à l’O.P.Q.S. ou m’en
ramène. Nous travaillons à la rééducation de la vue sérieusement, avec grande assiduité. Mais, à côté de cet aspect
objectif de nos relations, la sympathie prend rapidement place. Pour la toute première fois, Agnès invite chez elle, un de
ses patients de l’O.P.O.S., tant nous devenons bons amis, et elle perd, peu à peu, une forme de puritanisme bien suisse
pour devenir plus spontanée, plus expansive. Je deviendrai bientôt l’ami du garçon sympathique qu’elle va épouser
après un premier mariage malheureux. Pendant les derniers séjours que je ferai à Saint-Gall, c’est chez eux que
j’habiterai, et nous serons heureux, Edmée et moi, de les recevoir chez nous, quand ils viendront à Paris.
Lorsque l’âge de la retraite viendra pour Agnès - qui en réalité n’aura jamais ni l’âme, ni les habitudes d’une retrai tée
paisible - je la convaincrai, sans peine, de rester parmi les quelques vrais fidèles du Professeur qui, auprès de lui,
poursuivront la tâche commune qui les a toujours unis. Ainsi, continuera-t-elle son magnifique travail de rééducatrice
aux côtés d’Alfred Bangerter. Et si mes arguments auront été de quelque poids pour cela, c’est encore un peu de ma
reconnaissance qui s’exprimera de cette manière.
Nous rentrons de Saint-Gall pour le vernissage de l’exposition de Michel Seuphor, au Centre Pompidou. Importante
manifestation témoignant, de façon quasi chronologique, de l’évolution de son oeuvre, dont nous connaissons déjà la
plus grande partie.
Le lendemain, c’est au Musée Postal, dans la grande salle du rez-de-chaussée, une exposition Vasarely, à l’occasion de
la sortie du timbre avec une de ses oeuvres. Cette exposition est, pour le peintre, la première destinée à un public
populaire de philatélistes. La quantité de toiles exposées sur la totalité des murs et les colonnes de la salle est énorme.
La foule est plus dense que dans les vernissages mondains, la circulation difficile et une file d’amateurs s’allonge
devant la table où l’artiste signe des cartes avec le nouveau timbre.
Bonne affaire pour les P. et T. Le pauvre Vasarely est à la fois content du succès et épuisé. Il me fait comprendre
plusieurs fois qu’il aimerait me rejoindre et partir. Mais il doit signer, signer.
Enfin, nous quittons ensemble le Musée. Vasarely veut voir les deux séries complètes des « Musicollages » sur les
variations de la clef de sol et du dièse. Il est sincèrement enthousiaste et il aimerait les voir publiées.
Pour cela, il va me mettre en rapport avec le critique Otto Hahn, puis avec deux ou trois éditeurs. Mais aucun ne veut
tenter une expérience coûteuse et ne promettant pas un succès commercial certain.
De mon côté, je fais la connaissance du propriétaire des Éditions du Temps qui publie des ouvrages d’art en éditions de
luxe. Les « Musicollages » l’intéressent et il fait une proposition positive. Chaque série de « Musicollages » serait
publiée sous forme d’album de luxe, en lithographie sur papier Japon, avec une reliure exceptionnelle, en 100
exemplaires numérotés à la main. Vasarely écrirait un texte de présentation. Les calculs pour les prix de revient et de
vente m’effrayent et je propose de songer - en plus de l’édition de luxe - à un tirage normal, assez fort, pour des
bourses... normales, elles aussi. Mais cette proposition ne convient pas à l’éditeur. Décidément, je ne serai jamais un
bon homme d’affaires car l’élitisme par les moyens financiers ne peut être admis par moi.
Je ferai d’autres tentatives, en France, à l’étranger, mais toujours un obstacle se présentera pour une solution. Je me
contenterai de montrer, dans certaines expositions, les originaux des « Musicollages ».
Faut-il mentionner encore une mésaventure dans ma vie de musicien ? En avril, le Duo Doublier donne, à Paris, un
concert au « Studio - Théâtre 14 ». Dans son programme, figure comme déjà, un certain nombre de fois « EntreSilence III ». Il y a là un public ouvert. Nous allons voir Marie-Christine et François dans leur loge, avant le concert et
ils paraissent heureux de notre venue dans ce théâtre à la périphérie de la ville. Le programme se déroule fort bien, les
artistes sont vivement applaudis. Les mêmes applaudissements les saluent après l’exécution de mon oeuvre, et les
voyant venir s’incliner deux fois, j’imagine naïvement qu’ils vont désigner - comme il est coutume - le compositeur
présent dans la salle. Même pas ! Ils oublient cet élémentaire geste de courtoisie pour le musicien et l’ami que je suis. Il
ne me reste qu’à me demander si l’effort que je fais volontiers pour encourager de jeunes interprètes en allant les
écouter dans le moindre concert est nécessaire. Des confrères compositeurs qui jamais ne prennent cette peine - et peutêtre ce plaisir - ont-ils plus de bon sens que moi ?
En tout cas, c’est un plaisir que pour rien au monde, je me refuserais, celui d’aller voir et revoir danser la troupe de
Karin Waehner. En avril encore, aux Gémeaux, à Sceaux, les « Ballets Contemporains » redonnent « Sang et Songe »,
que Karin avait créé sur une version réduite de mon « Concerto pour bande magnétique ». Le poème contre la guerre
de Jaime Torres Bodet, dit par la comédienne extraordinaire qu’est Germaine Montero, est encore magnifié par la
réalisation bouleversante de Karin.
Les « Ballets Contemporains » danseront encore « Sang et Songe », cette année, en mai, à la Maison des Jeunes et de
la Culture, de Palaiseau.
Mes confrères compositeurs - toujours eux - auraient-ils finalement raison ? Nos oeuvres vivent le plus souvent sans
nous et c’est fortuitement ou par les relevés de la Sacem que nous apprenons leur cheminement.
En France, quelques instrumentistes du nouveau « Sextuor de clarinettes Leblanc », en attendant des oeuvres écrites
pour Sextuor, promènent, de Maisons-Alfort à différentes villes de Normandie, le « Divertissement 1600 », que le «
Quatuor du Conservatoire de Nantes » joue dans la région, et que « France - Musique » fait entendre dans
l’enregistrement du « Quatuor de clarinettes de Paris ». Le « Quatuor de Saxophones Rhône Alpes », qui le donne à
FR 3 Lyon, l’enregistre dans cette ville sur DISQUE R.E.M 1 ., avec cette présentation de Daniel Gaudet :
« Elève de Béla Bartòk, Paul Arma possède l’art du contrepoint. bien que ce divertissement soit une œuvre
d’aujourd’hui, on senti le besoin de renouer avec l’époque de l’art Nova :effets de bombarde, exubérance rythmique
qu’un Guillaume de Machaut, au XIV ème siècle, détenait.
Deuxième pièce, caractéristique avec ses effets de bombarde et ses accents décalés.
Enfin, dans la dernière pièce, déroulement de plages. Forte piano : dans ces dernières, on distingue un travail
rythmique que Guillaume de Machaut n’aurait pas désavoué » ! !
La « Petite Suite » que le « Quatuor de clarinettes de Paris » joue en province et sur France - Culture, voit sa version
pour saxophones prisée par les élèves groupés en quatuors des Conservatoires de Mantes - la - Jolie et du Mans.
Au printemps, tandis que le « Divertimento n° 9 » se promène en Bateau-Mouche sur la Seine, joué par la violoniste
Claire Bernard et le hautboïste Bertrand Cazeneuve, que le film « Les Fils enchantés » passent à la Télévision, le «
Divertimento n° 12 » est interprété aux États-Unis, à la Washington Howard University par Elie Apper et Norbert
Nozy, au Symposium du Saxophone ; aux États-Unis encore, Beckettet et Mc. Donald mettent les « Transparences »
pour deux pianos à leur répertoire ; en Bulgarie, à Radio - Sofia, dans le programme Orphée, « A travers les oeuvres de
Paul Arma », le flûtiste Stroimir Simeonov interprète la « Suite de Danses » avec l’orchestre symphonique dirigé par
Vasil Stephanov. Et tandis que Radio - France, dans une soirée sur la Poésie hongroise contemporaine, fait entendre les
« 31 Instantanés », la Radio hongroise donne des « Chansons à boire » chantées par les Chœurs Pal Volán -Vasvári
de Székesfehárvár, et dans un autre programme des chants de masse, et Radio - Dakar « Le portrait d’un musicien
français ».
Le printemps amène dans notre beau jardin, nos amis parisiens, amateurs de verdure. C’est aussi la saison des vernissages et nous n’en manquons aucun. Il y a encore les vieux amis qui se déplacent maintenant difficilement : Ainsi Emy,
que nous ne manquons pas d’aller voir régulièrement dans sa maison du Pecq.
Ainsi Jean Cassou. Depuis qu’il doit abandonner ses diverses activités après l’aggravation de l’état de ses yeux, l’écrivain éprouve tout naturellement, le besoin de garder le contact avec ses amis, avec quelques - uns de ses anciens étudiants du Collège de France. Il a fait, d’un café proche de son domicile, près de Jussieu, son lieu de rendez-vous.
Chaque mercredi après-midi, viennent le rejoindre là, ceux qui ont envie de retrouver l’homme disert et aimable qu’il
est toujours. Nous nous joignons parfois au groupe de jeunes... et de moins jeunes et nous aimons ces rencontres où les
propos s’improvisent et s’ordonnent au long des heures. Les derniers, qui sont encore là, en fin d’après-midi,
accompagnent l’ami jusqu’à sa porte, l’aidant à traverser le boulevard.
Il y a une tradition à respecter, les femmes doivent embrasser affectueusement le vieil homme.
- « C’est naturel, non ? » dit-il en riant.
Je m’aperçois que depuis plus de deux ans, depuis que nous avons quitté La Ferme, je suis devenu infidèle à mes «
Musiques sculptées ». Ces dernières années n’étaient pas vides, sans créations, sans activités, mais il a fallu terminer
l’installation de la nouvelle maison. C’est un nouveau foyer que nous avons dû bâtir, et pour longtemps, nous
l’espérons. Maintenant, la passion pour les « Musiques sculptées » se réveille et je m’adonne à ce travail avec une joie
renouvelée. D’autant plus que je veux réaliser les projets que je dessine tant que mes yeux me le permettent encore,
dans la nouvelle maison d’Antony.
J’y ai aménagé au rez-de-chaussée, mon atelier avec son vaste établi, mes outils, quelques-unes de mes musiques
sculptées de petits formats et les trois grandes forgées à Bonnelles. Je me remets donc au travail pour de nouvelles
oeuvres. Les idées ne manquent pas, comme source intarissable. Je prends des notes, je fais des croquis et passe déjà, de
temps en temps, à la réalisation des pièces détachées, en vue des montages définitifs. Il me semble que, pendant cette
nouvelle période créatrice des « Musiques sculptées », ma fantaisie, mon imagination, ma faculté d’invention se
développent. A cela, s’ajoute une technique plus élaborée, une maîtrise plus sûre de la matière.
Je donne pour titres à ces sculptures nouvelles « Mouvement dans le mouvement », « Courbes chantantes » ( I et II ), «
1
1977. France. Lyon. Disque R.E.M. Quatuor de Saxophones Rhône Alpes. Serge Bichon, Daniel Gaudet,
Daniel Cochet, Christian Charnay.
Courbes chantantes » ( III et IV ), « Polyphonie transparente », « Gamme inattendue », « Mouvements
spatiophoniques » ( I ), « Douze voix et leur récurrence », « Harmonie structurée », « Quintette de cuivres », «
Brève Résonance », « Rythmes et Transparences », « Structure à deux sons », « Dissonance harmonique ».
L’élaboration et la réalisation de ces oeuvres ne prennent qu’une partie de mon temps pendant une période relativement
longue. Je suis si heureux de pouvoir encore utiliser mes yeux.
Mon établi ne me fait pourtant pas délaisser mon papier à musique.
En juin, je reprends deux procédés thématiques de 1971 et de 1975, utilisés en 1975 dans 5 oeuvres, pour une troisième
série de six oeuvres :
PARLANDO 274 pour flûte seule ; RECITANDO 275 pour hautbois seul ; RUBATO 276 pour clarinette seule ; QUASI
UNA CADENZA 277 pour clarinette basse ; AD LIBITUM 278 pour basson seul ; COMME UNE IMPROVISATION
279
pour saxophone alto seul.
Celle intitulée « Quasi una cadenza » pour clarinette basse, porte la dédicace suivante : « Cette œuvre, composée en
juin 1977 à Saint - Gallen, est dédiée au Professeur Dr. Alfred Bangerter qui, avec sa science, sa persévérance, sa
volonté - et aussi avec son cœur généreux - a su me redonner l’élan et le pouvoir de créer de nouveau; en témoignage de
profonde reconnaissance ».
Un clarinettiste et un violoncelliste, tous les deux excellents et déjà connus dans le monde musical, s’associent, pour
former un duo permanent. C’est un projet qui mérite attention. Ils veulent monter un répertoire intéressant et s’adressent
à plusieurs compositeurs, en France et à l’étranger. Ils obtiennent quelques réponses favorables. A moi, ils demandent
très précisément une version du Divertimento. En juillet, je termine l’œuvre et leur communique deux exemplaires de la
partition. Ils sont enchantés d’avoir ce DIVERTIMENTO N° 19 280.
A la fin de l’été, j’apprends qu’un désaccord sérieux les a séparés. Chacun d’eux m’explique la chose à sa manière.
Mais cela ne m’intéresse pas. L’œuvre est là pour d’autres qu’eux.
Un de mes éditeurs français m’apprend la sortie, aux États-Unis, d’un DISQUE où figure une de mes oeuvres pour
basson, publiée chez lui : « Trois Évolutions », jouée par un remarquable interprète, Otto Eifert. C’est en écrivant pour
féliciter à la fois l’artiste et l’éditeur américain que j’établis un premier contact avec celui-ci : Roy Christensen.
Roy Christensen a été pendant douze années violoncelle solo de l’Orchestre de Philadelphie, dont il a démissionné, car
il est non seulement excellent musicien, mais encore idéaliste : il a décidé de créer une maison de disques pour éditer la
totalité des oeuvres anciennes et contemporaines pour violoncelle seul qu’il interprètera lui-même.
Ainsi est née la firme « Gasparo ». D’accord avec sa femme Virginie, elle-même altiste, ils s’installent avec leurs deux
enfants, à Nashville, le centre par excellence de la production de disques aux U.S.A.
Pour pouvoir réaliser cet ambitieux projet et comme ils n’ont pas de fortune personnelle, il leur faut travailler
énormément, chacun avec son instrument, dans les orchestres, les radios, les télévisions...
Roy Christensen élargit son catalogue avec d’autres interprètes et d’autres instruments : c’est ainsi qu’ayant fait la
connaissance du prestigieux Otto Eifert, il travaille avec lui. Otto Eifert qui a fait partie des orchestres de Cleveland,
New Orléans, Cincinnati, est un extraordinaire interprète et c’est un grand bonheur de l’entendre. Je fais partager ma
joie en faisant écouter le disque à des musiciens difficiles, leur admiration est unanime.
C’est par estime pour Roy Christensen, et par admiration pour son courage, que j’écris, en juillet de cette année, une
version pour violoncelle seul de mes « Deux Récitatifs » composés en 1925, à Budapest. Je lui donne pour titre :
DEUX STRUCTURES MOUVANTES 281 pour violoncelle seul. Roy Christensen l’enregistrera plus tard sur un de ses
DISQUES.
J’établis, en juillet, une version de mes « Trois Transparences », cette fois pour violoncelle et basson, qui prend le
titre : TROIS STRUCTURES SONORES 282.
En août, afin que la famille des cordes soit complète, j’établis une version des « Deux Récitatifs », cette fois pour alto
seul, dont la littérature est relativement pauvre. Ce sont les DEUX IMPROVISATIONS 283.
En septembre voit le jour, la MUSIQUE POUR QUATUOR À CORDES ET HARPE 284, une œuvre de 13 minutes
environ. Elle sera créée seulement quatre années plus tard, le 6 septembre 1981, à Radio - France, sur France - Culture,
2
2
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74
1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques. DISQUE CD R.E.M. 311266 XCD. France 1995. Atelier
Musique Ville d’Avray/Paris. Direction Jean-Louis Petit.
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1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques.
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1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques.
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78
1987. Paris. Éditions Musicales Transatlantiques.
79
1981. U.S.A. Needland. Dorn Publications. Couverture : musicollage de Paul Arma.
1981. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo. GS 214. Jacques Desloges. Pochette de Jean Piaubert.
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1977. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo. GS 103. Otto Eifert. « Trois évolutions pour basson ».
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1981. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo. GS 214. Roy Christensen.
1987. Paris. Éditions Choudens.
82
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1987. Paris. Éditions Choudens.
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par le Quatuor Bernède et Marielle Nordmann.
Simultanément, je réalise également une version de cette MUSIQUE, POUR QUATUOR DE SAXOPHONES ET
HARPE 285.
A propos des oeuvres pour instruments seuls, Maurice Chattelun écrit :
« Il est des compositeurs qui s’adonnent successivement à la musique instrumentale, par exemple, puis vocale,
symphonique ensuite, tandis que certains consacrent presque toute leur vie à la musique de piano, ou à des symphonies,
ou à des ouvrages dramatiques. Quant à l’esthétique, au style, à la langue musicale même, tels ne cessent
d’approfondir leur sillon initial ; d’autres se renouvellent, soit en gardant leur caractère dominant, soit par des
mutations brusques d’une période à la suivante.
Aucune des réalisations possibles, polyphoniques ou monodiques vocales ou instrumentales, musique de chambre ou
orchestrale, pour les instruments à cordes, à vent, de percussion ( y compris des instruments régionaux ) ou employant
des ressources électro- acoustiques, n’a cessé d’attirer Paul Arma, et l’on dirait que chacune avive le désir des autres,
toutes étant d’ailleurs susceptibles d’incarner les diverses tendances. Dans le domaine de la musique pour un
instrument, qui manifeste spécialement son idéal de clarté et d’économie des moyens, il écrivait déjà en 1925 « Deux
Récitatifs pour violon seul » et encore en 1977 « Parlando » pour flûte seule et « Deux Improvisations » pour alto
seul. C’est aux formes de la coexistence plus ou moins pacifique de son esprit modal et de son esprit atonal qu’a trait
son évolution ».
Si, de l’été à la fin de l’année, la Radio française diffuse certaines de mes oeuvres : France - Culture, les « Six
Contrastes » pour deux clarinettes par R. Bianciotto et Gérard Dort ; les « 31 Instantanés » ; « Soliloque » pour
hautbois par Bernard Cazeneuve ; les « Prismes sonores » par l’orchestre symphonique de Strasbourg ; la « Sonate »
pour alto par André Focheux ; si au Théâtre d’Orsay, Alain Marion et Georges Pludermacher donnent la « Suite
Paysanne hongroise », et si à Nevers, le « Trio Deslogères » jouent les « Deux Résonances pour piano et percussion
», c’est surtout de l’étranger que me viennent les nouvelles des interprétations de mes oeuvres : en août, en Belgique,
Alain Bouhey joue les « Deux Convergences » au Symposium mondial de saxophone de Bruxelles ; en septembre,
Radio-Sarrebruck diffuse dans l’enregistrement du Sudrundfunck, le « Concerto pour mezzo soprano, ténor, chœur
mixte a cappella » en octobre, c’est en Allemagne, au Château d’Ettlingen à Karlsruhe, la première mondiale de «
Lumières et Ombres » que Marie - Christine et François Doublier jouent ensuite à Hanovre et à Brême ; en novembre,
pour le 60ème anniversaire de la Révolution d’octobre, la Télévision hongroise donne, transmis du Théâtre Erkel de
Budapest, « Madrid Határán » par András Korodi ; aux U.S.A., George Wolfe joue les « Trois Contrastes » pour
saxophone, à James Madison University de Harrisonburg en Virginie ; et aux Pays-Bas, le « Divertimento n° 12 » est
interprété dans un concert à Breendonk, par Elie Apper avec Norbert Nozy ; enfin en décembre, la station Suisse de
Beromünster diffuse les « Douze Danses roumaines de Transylvanie » par le Duo Rita et Elsa Wolfensberger.
Les voyages, cette année, ont été brefs : un court séjour à Bruxelles, fin juillet, où je rencontre Alain Bouhey et Elie
Apper, une semaine chez Robin à Vaumeilh où pour la première fois, nous allons par le train : je n’ose plus conduire sur
de longues distances et garde la voiture quelque temps encore, pour aller seulement à Paris ou dans les environs
d’Antony. Les voyages, cette année, c’est à Saint-Gall qu’ils me conduisent pour les traitements périodiques de mes
yeux. Chaque série de piqûres donne un résultat positif, en l’occurrence une augmentation de la vue de quelques
dioptries. C’est prometteur et m’encourage à persévérer. Mais le bien que font les piqûres ne se maintient que
relativement peu de temps après. Aussi, Alfred Bangerter me demande de trouver quelqu’un qui, à Paris, pourrait
continuer, alternativement avec lui, à Saint-Gall, le traitement entrepris.
C’est à notre ami André Dubois - Poulsen que je demande cela. Bien que sceptique, depuis que je lui ai parlé de ce
traitement, son amitié pour moi, le fait accepter.
De son côté, Edmée continue à faire, avec moi, chaque jour, une séance de rééducation optique en suivant strictement
les conseils d’Agnès et ces soins conjugués me permettent de continuer certains de mes travaux, en particulier les
« musiques sculptées », et aussi, moins facilement, la composition.
Je m’accroche désespérément à l’espoir et résiste à la tentation de céder, au pessimisme. C’est parfois difficile.
2
85
M.S. inédit.
JARDIN
1977
Nous aimons de plus en plus notre coin de verdure assez inattendu dans une banlieue sans
beauté qui ne retrouve quelque grâce, que sous les lilas fous de chaque printemps. Chez nous,
les floraisons se succèdent, préparant les délices des fruits. C’est d’abord la subtile buée
mauve qui nimbe l’abricotier avant les nacres rosées des cerisiers, des pommiers et des
poiriers. Le cognassier - bizarre bonsaï géant qui tord une silhouette tourmentée - tempère,
par son évocation des jardins d’autrefois, l’inévitable présence banlieusarde d’un saule
pleureur.
Pleureur aussi, un bouleau que j’aurais préféré altier, et qui semble se lamenter sur la torture
qu’un paysagiste lui a infligée, en l’empêchant de lancer ses branches vers le ciel. Beaucoup de
plantes, dans notre enclos ont leur personnalité et règne une fantaisie que j’aime : ainsi, un
rosier a décidé de vivre couché, il parvient toujours à se dégager des tuteurs qu’on lui impose,
et, sans pour autant rompre ses attaches au sol, incline jusqu’à terre un tronc et des branches
fournies. Il sera satisfait quand enfin, nous ne contrarierons plus sa destinée de rosier rampant
et nous remerciera par une floraison permanente d’odorantes roses blanches du printemps à
l’automne. Des campanules apparaissent subitement le long d’un mur pour, l’an suivant,
carillonner leur bleu dans tous les massifs. Les primevères et les violettes sont toujours les
premières à broder des fantaisies multicolores, le vert de l’herbe avant les pâquerettes et les
myosotis. Tout s’organise harmonieusement dans l’apparent désordre de notre petit univers.
L’année voit Paul travailler beaucoup à ses musiques sculptées et à de nouvelles partitions,
comme s’il voulait se hâter d’utiliser encore ses yeux.
Les visites se succèdent : en mai, notre amie Lucienne passe quelques jours chez nous, puis
arrive en juin, Nelly avec laquelle je vois quelques vernissages et découvre la basilique de
Saint-Denis. En juillet, nous faisons la connaissance de Nina, la fille de Vivian et Ben Karp qui
est en France pour un stage de théâtre et en octobre, une des secrétaires suisses de
Marguerite Arp, qui habite Saint-Gall, reste une semaine chez nous, avant de donner la place à
Lucienne qui refait un court séjour.
Nous prenons le temps, Paul et moi, de faire quelques promenades dans la Vallée de
Chevreuse où nous voulons aller à la rencontre de nos souvenirs. Hélas ! plus de champs, plus
de prés, plus d’éclaboussement d’eau dans la petite rivière qui donnait son nom aux villages
Bures sur Yvette, Gif sur Yvette. Partout, des Résidences, des rassemblements de constructions
au nom trompeur de « Villages », un supermarché sur ce qui fut une superbe prairie bordée de
haies. Déceptions, désillusions. Nous ne retrouvons rien de nos sentiers, de nos murs
moussus, de nos bords de ruisseau d’autrefois.
Alors, nous redécouvrons, à chaque retour de promenade, notre jardin encore plus beau, bien
enfermé entre ses arbres qui laissent voir le ciel, mais cachent les maisons voisines. Prise de
zèle pour l’embellir encore, je m’inscris en automne au Cours de jardinage du Luxembourg. Je
ne deviendrai pas, pour autant, plus experte dans l’art de la taille mais je rencontrerai dans le
petit pavillon du Luxembourg, des mordus de la verdure qui, comme moi, se lèvent tôt, pour
venir de leur banlieue, apprendre l’art des jardins.
Miroka va quitter Ris-Orangis. Son second mariage n’est pas plus heureux que le premier, elle
veut abandonner un appartement trop grand pour elle et Anne, et revenir à Paris. Elle pense
qu’Anne y trouvera d’autres occasions de sorties plus intéressantes que dans cette lointaine
banlieue où l’influence des groupes de copains n’est pas toujours des plus réussie. Un poste lui
est offert à l’Hôpital Corentin Celton, à Issy... où elle a vécu son adolescence, et elle trouve un
appartement Place d’Italie.
Me voilà ravie de l’aider à emménager : je garderai toute ma vie ce goût de l’installation, ravie
aussi de l’avoir plus près de nous. Anne chez son papa, Miroka sera souvent à Antony, nous
sortirons alors ensemble voir expositions ou coins de Paris.
Puis, il y a Vaumeilh. Cette fois, nous avons abandonné la voiture. Paul en est désolé, et peu
content de faire un voyage assez compliqué par le train. Mais le plaisir est grand de retrouver
la maison que Robin aménage avec tant d’entrain. Chaque période de vacances lui est prétexte
à départ dans sa maison. Même Noël le voit dans les Hautes-Alpes, tandis que Miroka et moi
saluons mélancoliquement la fête en buvant une bouteille de champagne au chevet de Paul
couché après une chute intempestive dans l’escalier du grenier !
PHASES CONTRE PHASES
1978
Au début de l’année 1978, un professeur de Musicologie de la Sorbonne, Edith Weber, m’informe qu’une de ses
étudiantes prépare un « Mémoire » sur mes oeuvres musicales. La jeune femme travaille déjà à la Bibliothèque
Nationale avec les documents qu’elle trouve au Département de la Musique, mais aimerait être reçue par moi.
Elle vient donc me voir en janvier. Pendant cette première visite, je la laisse beaucoup parler de son choix, de la façon
dont elle envisage de traiter le sujet. Ses propos sont intéressants et j’accepte de l’aider.
Pendant qu’elle poursuit sa documentation à la Nationale, je la reçois plusieurs fois pour quelques heures de
conversation qu’elle enregistre, je lui prête des partitions encore inédites et je lui fais entendre quelques fragments
d’oeuvres sur bandes. Il est convenu aussi qu’elle me soumettra son travail. Tard, en automne, la jeune femme
m’annonce qu’elle a réuni la totalité de ses textes et des exemples musicaux sous le titre PAUL ARMA, L’HOMME
ET L’ŒUVRE. « Maîtrise spécialisée en Musicologie, préparée sous la direction du Professeur Edith Weber,
Université de Paris - Sorbonne ( Paris IV ), 1978 »
Elle me confie ce premier manuscrit qu’Edmée me lit - mes yeux ne me le permettent déjà plus - Je dois y relever de
nombreuses erreurs, des fausses interprétations, des inexactitudes, rectifier des propos que je n’ai jamais tenus. Nous
sommes aussi surpris du nombre de fautes que nous attribuons généreusement à des erreurs de frappe.
Or, des mois plus tard, en 1979, avant sa défense de maîtrise, nous recevrons un exemplaire définitif, le même que celui
déposé en Sorbonne, qui contiendra encore un nombre considérable d’inexactitudes et de fautes.
Ainsi, peut s’expliquer la multiplication d’erreurs qu’on trouve dans de nombreux ouvrages. D’autres étudiants
travaillent sur des travaux déposés en bibliothèque, ajoutent leurs interprétations personnelles et cela donne souvent des
résultats très éloignés de l’authenticité.
Nous avons le plaisir de revoir la chorégraphie de Karin Waehner « Sang et Songe » que ses Ballets Contemporains
dansent en janvier au Théâtre International de la Cité Universitaire.
Gilberte Cournand écrit dans le « Parisien libéré » du 3 février :
« Sang et Songe » est un excellent exercice de style pour les danseurs : ceux - ci prennent conscience d’une véritable
dimension dramatique ».
Les Ballets Contemporains danseront plusieurs fois dans l’année dans des Maisons de la Culture, à Chevilly, à Gif, à
Brignolles et au Centre d’Art Dramatique d’Aix-en-Provence, ce ballet qui, écrira Charles Arno, dans
« Danse » :
« … dénonce la violence et met en relief, grâce au poème « Une homme meurt … » et la musique de Paul Arma, la
lutte de l’Amour et de la Guerre …».
Très peu d’émissions de radio en ce début 1978. Radio - France diffuse seulement, en février, chantées par Esther
Geminiani les « Six pièces pour voix seule », et les « 31 Instantanés », dans son émission de France - Musique «
Musique Française d’aujourd’hui » de mars.
Par contre, la Radio de Budapest donne souvent mes anciens chants de masse.
C’est surtout en concerts que mes oeuvres sont jouées. Pierre - Yves Arthaud et Sylvie Bertrando, flûte et harpe, jouent
la « Suite paysanne hongroise » en janvier à Grigny, en février au Lucernaire.
Le Duo Doublier joue à une fête socialiste, au Théâtre Jean Vilar, de Mitry-Mory, en janvier « Lumières et Ombres »
avant d’en donner plus tard la première en France, en concert public, aux Rencontres Musicales de Neuilly.
Le « Quatuor de Saxophones Rhône-Alpes » interprète au Théâtre Tournemire de Lyon, en avril, en première
mondiale, les « Sept Convergences » ; Jacques Desloges, avec les saxophones de la police, donne le « Divertissement
1600 » en avril à l’Université Moustansiriya de Bagdad et « Soliloque » à l’église du Sacré -Cœur de Mantes - la
-Ville ; il jouera plus tard l’une et l’autre oeuvres à Nanteuil - les - Meaux et au Symposium mondial du Saxophone à
Luxembourg.
De nouvelles formations donnent des variantes de la « Petite Suite » : en mars, le « Quatuor de Saxophones de Nevers
» ; en mai, à Laval, le « Quatuor de clarinettes de Olivier Guion ».
Les oeuvres pour saxophones et clarinettes se répandent aux États-Unis. Ainsi, à Harrisonburg, sont interprétés à James
Madison University, en février, le « Divertimento n° 12 » pour deux saxophones, par Steven Stratton et George
Ference ; en avril « Résonance » pour saxophone et percussion par les percussionnistes Michael Davis, Gary Cable, et
George Wolfe qui, en août, crée en première audition les « Six Mobiles ». A Monroe, à la Northeast Louisiana
University, Lawrence Gibbs et Laura Mc. Knight jouent « le Divertimento n° 10 » et créent en première mondiale les «
Trois Transparences » pour deux clarinettes. En novembre, au Festival of Fine Arts de Florida à Southern College, le «
Saxophone Quartet d’Eugène Rousseau » interprète les « Sept Transparences ».
Au début de l’année, une très ancienne pensée m’est revenue, m’a préoccupé et envahi complètement jusqu’à
l’obsession. Il est vrai que cette idée m’a déjà lanciné et en 1966, et a abouti à la réalisation des « Prismes sonores »
pour orchestre, œuvre qui pouvait être comprise comme la suite d’une série de variations, dans laquelle il n’y avait
pourtant aucune variation. Il s’agissait d’une suite d’événements diamétralement opposés, empreints, néanmoins d’une
profonde unité que jamais des variations ne pourraient obtenir.
C’est cette même pensée qui me conduit à écrire en février PHASES CONTRE PHASES 286 pour saxophone soprano
et piano, œuvre dans laquelle les événements sont appelés phases, qui se suivent en série liée, sans la moindre
interruption, d’où la signification du titre. Elle aura sa première mondiale aux États-Unis, en décembre, jouée par
George Wolfe et Andrew Kraus, à James Madison University, à Harrisonburg.
Très attiré par les tableaux en relief obtenus par thermoplastie qu’expose Marianne Fayol, c’est à elle que je demanderai
la couverture de la partition qui va sortir aux Éditions Henry Lemoine. Ce relief blanc aura beaucoup de succès dans les
Expositions, sera très admiré, et la partition présentée d’une manière si inhabituelle restera sans doute unique dans l’édition musicale.
Un projet de disque est ébauché avec George Wolfe. Y doivent figurer des oeuvres pour saxophone, anciennes déjà et la
dernière « Phases contre phases ». Le projet ne se réalisera pas, mais Maurice Chattelun avait écrit pour la
présentation :
« Les « Trois Contrastes » sont ceux que produisent le passage d’une pièce à la suivante et la troisième avec le
souvenir de la première, le flux temporel franchissant toujours les fines hétérogénéités et ruptures intérieures à
chacune.
La « Résonance » est une forme largement ternaire comportant subdivision du panneau central . La percussion n’est
pas un accompagnement, mais se joint organiquement au soliste.
Pour les « Six Mobiles » ( qui ont fait se superposer l’interprète à lui - même ), on s’étonne, en particulier à propos du
cinquième, qu’à l’extrême ingéniosité de ces canons soit alliée une telle souplesse expressive.
Dans les « Phases contre phases », l’action percutante du piano, où se font deux fois jour d’admirables contrepoints,
unifie la succession des gestes éperdus d’un soprano qu’écartèlent une passion de clarinette et des sarcasmes de
hautbois.
De même que le piano de Chopin et le piano de Stravinsky sont deux instruments différents, ainsi quand le jazz, vers la
fin de la première Guerre mondiale, s’empara du saxophone, non seulement il développa sa technique et le dota d’effets
spéciaux, mais de nouveaux modes d’attaque, un jeu plus capricieux et parfois plus mordant lui conférèrent un autre
timbre. L’ attention appelée de la sorte sur ses ressources et tandis que s’accélèrent un peu sa lente pénétration dans
l’orchestre dramatique et symphonique, Ravel, Milhaud et Honegger, surtout découvrirent la noblesse dont le
saxophone « classique » est susceptible. A présent, Paul Arma se propose d’employer les moyens de l’instrument,
quelle que soit leur origine, sans les laisser perdre de leur dignité, donc sans recourir aux portamentos qui anticipent
sur leur terme, ni abuser des grosses sonorités veloutées ou onctueuses. C’est sans doute ce qu’aurait voulu Berlioz,
qui écrivait déjà dans le « Traité d’instrumentation » de 1844 ( l’année de la révélation par Sax de son invention ) : «
Propres aux traits rapides autant qu’aux cantilènes gracieuses …, les saxophones peuvent figurer avec un grand
avantage dans tous les genres de musique » … et précisait dans un article postérieur que le principal mérite de cette
voix instrumentale « est dans la beauté variée de son accent, tantôt grave et calme, tantôt passionné »….
Quant au style des quatre œuvres présentées, il peut être utile de signaler que c’est lui, et non pas de traditionnelles
combinaisons plus ou moins thématiques, qui assure leur unité. Le définissent l’ampleur des courbes, de grands
intervalles privilégiés, la place et l’importance des respirations, la liberté et la puissance rythmiques, l’équilibre entre
des allures à tendance sérielle et d’insistantes répétitions ; de quoi surgit l’évocation de mouvements purs, semblables
aux cratères de flamme mystérieusement tracés devant le dernier roi de Babylone sur la muraille de son palais ».
A partir du mois de février, je vois plusieurs fois Jean Roire, du « Chant du monde ». Nous nous connaissons depuis
longtemps. C’est chez lui que j’ai rencontré Rostropovitch, à l’époque où ce dernier n’avait pas encore quitté
définitivement l’Union Soviétique.
Mes démarches ne sont pas tout à fait désintéressées, je dois l’avouer. L’édition phonographique m’a toujours attiré et
j’ai fait pas mal d’efforts pour que mes oeuvres paraissent sur disques, en France et à l’étranger.
Mon grand désir est, depuis quelque temps, de voir ainsi une édition phonographique des « Chants du Silence ». Mais
toute gravure sur disque est déterminée par la qualité technique des enregistrements existant. Du point de vue vocal et
instrumental, ce sont ceux de Lucien Lovano qui me conviennent le plus. Hélas, ces enregistrements sont anciens, en 78
tours. Ce choix s’avère impossible. Parmi les autres, c’est incontestablement celui de Radio-Berne, par Claude Gafner,
accompagné par moi, au piano, le meilleur.
C’est donc lui que je propose à Jean Roire. Les thèmes des chants et l’époque où ils ont été composés conviennent à
l’esprit du « Chant du monde », et on organise une écoute en présence du directeur artistique de la firme.
Un argument s’oppose à la réalisation : l’enregistrement n’est pas stéréophonique. Faux argument, car des disques ont
été déjà publiés depuis le règne de la stéréophonie, réalisés en fausse stéréophonie, d’après des documents anciens, et
fort bien acceptés.
Jean Roire ne peut rien contre cette décision. Je suis si bien accroché à mon projet, que je décide, en dernier ressort, de
faire faire moi-même, une très belle édition hors - commerce de ce DISQUE : CHANTS DU SILENCE 1 , dédié à la
mémoire de ceux qui ne sont jamais revenus.
Jean Roire que le refus de son directeur a mis quelque peu mal à l’aise, m’offre une sorte de compensation en me
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1979. Paris. Éditions Henry Lemoine. Couverture de Marianne Fayol. DISQUE CD R.E.M. 311266 XCD
France 1995. Atelier Musique Ville d’Avray/Paris. Direction Jean-Louis Petit.
Disque. Édition hors commerce, numérotée de 1 à 500. Enregistrement reproduit avec l’aimable autorisation
de la Radio D.S.R. Studio. Berne. Claude Gafner : chant. Paul Arma : piano.
Présentation : Olivier Alain. Pochette : photo de Brett Weston (U.S.A.)
proposant l’aide d’une de ses collaboratrices, Anne-Marie Rechner, maquettiste de talent, au goût excellent.
Dès notre premier rendez-vous, elle est enthousiaste d’autant que je lui propose, pour la pochette, une superbe photo de
Brett Weston, remarquable réalisation de jeunesse des années 20, qu’on dirait faite exprès pour le titre de l’œuvre : un
gros plan sur un peu de chevelure et une oreille vers laquelle sont pointés trois doigts d’une main masculine. Pour l’intérieur de la pochette, elle dispose des reproductions réduites des 11 couvertures de partitions aux signatures
prestigieuses. Avec une telle matière, Anne - Marie Rechner réalise une très belle maquette. Elle en surveille la
fabrication chez le clicheur, à l’imprimerie, ne ménage pas ses efforts et cela sans accepter la moindre rémunération.
Avec la joie que me procure cette collaboration, c’est aussi une grande reconnaissance que je garderai à cette femme
sensible.
Le pressage du disque donne plus de problèmes. Je dois d’abord refuser une matrice, faite dans un atelier recommandé
par le « Chant du Monde », puis un pressage autre part. Enfin, je trouve un graveur de qualité, technicien précieux.
Puis une maison de pressage excellente.
Tout cela demande beaucoup de temps, de démarches, mais je tiens à mon entreprise. Je mets Marguerite Arp au courant
de cette aventure et avec sa générosité habituelle pour ce qu’elle trouve valable, elle m’offre spontanément une
importante participation aux frais d’édition d’un disque qui, dit-elle, évoque une dure période, et par amitié et estime
pour moi.
Edith Weber écrit dans le numéro de janvier 1979 de la « Revue de Psychologie des Peuples » :
« Ce titre évoque le contexte dans lequel ces chants ont été composés, entre 1942 et 1944, pendant ces années sombres,
et l’atmosphère de ces pages rappelle le prologue ajouté par A. Honegger au début de Jeanne au Bûcher, composé dans
les mêmes circonstances . Ce disque est, en fait, un véritable programme psychologique et esthétique, auquel s’ajoute
l’édition graphique. Il s’agit donc d’une confrontation entre parole, musique et dessin. Les accents profondément
humains traversent les deux faces. Cette gravure n’est « pas comme les autres», car elle traduit musicalement le
désespoir, une vision cosmique, la violence, la confiance, le dépouillement, le réalisme poignant qui soutiennent une
réflexion philosophique et métaphysique sur la destinée humaine, et sur la vie. La déclamation et la prosodie verbale et
musicale sont à l’unisson. Le message des poètes R. Rolland, P. Eluard, C. Ramuz, Vercors, Claude Gafner ( baryton )
et l’auteur ( piano ) ont signé une gravure riche en idées, qui s’imposera par son message et sa recherche de
l’harmonie humaine ».
Et Jacques Viret, dans la « Revue Musicale de Suisse Romande » :
« Les angoisses de la guerre - celle, en l’occurrence de 1939 - 1945 - ont été une féconde source d’inspiration
pour maint compositeur, une manière de dépasser la souffrance et d’affirmer sa foi en la vie et sa foi tout court. Ainsi
en est - il pour un Honegger, un Jolivet, un Messiaen et bien d’autres ; ainsi en est - il également pour Paul Arma ,
compositeur d’origine hongroise établi en France, dont des onze « chants du Silence » ont été dédiés, entre 1942 et
1944 « Á la mémoire de ceux qui ne sont jamais revenus », d’après des textes poétiques ou en prose de onze écrivains
contemporains ( dont C.F. Ramuz ).
Il y a en effet une dimension de silence dans ces mélodies, le silence d’un langage qui sait se faire sobre et grave pour
n’exprimer que l’essentiel, avec simplicité et sincérité. Les inflexions de la voix et le décor sonore de
l’accompagnement s’unissent pour rendre avec bonheur toute la densité intérieure des textes. Il faut louer aussi la
qualité de l’interprétation, la beauté des textes. Il faut louer aussi la qualité de l’interprétation, la beauté du timbre
d’une chanteur qui sait avec autant de sensibilité que d’intelligence, traduite les accents nobles et profonds de cette
musique, conscient du message qu’il transmet. Mais pourquoi une édition hors commerce ? Ce disque mériterait sans
doute une plus large audience ».
Un ami, Jean-Pierre Bayard, précise pour moi :
- « Rien que le titre est un long poème, car parfois les intentions proviennent d’une partie plus obscure en nous. Avec
ces chants de poètes, ces éclats qui brillent, pour moi c’est un peu la nuit percée par la fulgurance de nos rêves et c’est
rejoindre ce cosmos qui sait lui aussi chanter. Bien entendu, votre musique n’est pas celle de votre recherche actuelle,
mais des accords, des tonalités font plus présager ce que vous devenez ».
Estève toujours fidèle, répond en recevant le disque :
« Merci, merci, cher ami, très, très beau ! Ravie d’accompagner votre musique par un modeste dessin.
Merci mille fois, avec toutes mes amitiés ».
D’un autre peintre, Aurélie Nemours qui, elle, ne figure pas sur les couvertures reproduites, me parvient ce message :
« … Je m’empresse de vous dire le bonheur que Paul Arma vient de m’offrir en m’envoyant « Chants du Silence »
dont la musique fait corps si intensément avec la couleur des poèmes et dont l’inspiration en bien des instants était
étrangement prémonitoire. Il y a une virginité du silence que la musique paradoxalement n’entame pas. Elle révèle «
comme une juste ligne … ».
Le 12 avril, a lieu, au Centré Pompidou, le vernissage de l’exposition de « L’Oiseau - Qui - N’ Existe - Pas » de Claude
Aveline. Plus de cent dessins de plasticiens, d’écrivains, de poètes, et aussi de quelques compositeurs - dont je suis.
Claude a eu, en effet, l’idée intéressante de demander à des artistes de divers horizons, de dire, chacun par un
témoignage personnel, comment il voit cet Oiseau - Qui - N’ Existe - Pas de son poème.
Le 19, une soirée musicale est organisée, au cours de laquelle - présentées et commentées par Henri Sauguet - on fait
entendre quelques oeuvres inspirées par le poème et d’autres, où le poème entier est mis en musique. La confrontation
est intéressante et instructive, soulignant parfois les malentendus entre compositeur et œuvre poétique.
Dans la présentation de mon œuvre, Sauguet donne son opinion, flatteuse pour moi : « C’est Paul Arma qui a jusqu’ici,
le mieux compris le poème et ce qu’il convenait d’en faire » !
Il est clair pour moi que, n’étant plus « de la maison » de la Radio, j’ai de moins en moins de chance de figurer dans
les programmes de la chaîne réservée à la Musique.
J’ai acquis la conviction, au cours des années, que les Compositeurs que leur travail de producteur amènent à fréquenter
la maison, ont tout intérêt à se montrer, à passer quelques moments chez l’un ou l’autre qui détient « le pouvoir », à
parler de l’œuvre qu’ils aimeraient faire jouer... à ne pas se laisser oublier, en fait. Quoi faire pour me rappeler au bon
souvenir de France - Musique ?
Cette année, Janos Kömives, musicien hongrois, réfugié en France en 1956, a été nommé un des responsables des
programmes musicaux de France - Musique. C’est lui que je vais voir pour lui demander de songer à mes oeuvres pour
les programmes de la chaîne. A ma grande surprise, il me répond qu’il ne lui est absolument pas possible de
« privilégier » un compositeur, que « ce n’est pas son travail ». J’encaisse et je constate que Kömives mérite bien
d’être Français - puisqu’il a la mémoire si courte... Il est vrai que presque 22 années représentent une période
considérable pour la mémoire...
Il y aura en effet bientôt 22 années que Kömives trouva parfois asile à la maison où Edmée, les enfants et moi passions
notre temps à aider les réfugiés hongrois, de toutes les manières possibles. Je fus ensuite content de voir le chemin qu’il
fit avec des résultats intéressants : ambitieux et surtout très travailleur, il devint directeur d’un Conservatoire de
province, forma un ensemble instrumental et s’appliqua à la direction d’orchestre, jusqu’à l’obtention du poste qu’il
occupe maintenant.
Aujourd’hui, devant son refus de m’aider, il me reste la satisfaction d’avoir été au moins là, pour l’accueillir avec tant
d’autres... il y a 22 années!
L’initiative très audacieuse, patronnée et aidée par la maison d’instruments Leblanc, prise l’an dernier par le jeune
clarinettiste André Tillous, de créer un « Sextuor de clarinettes » m’a semblé intéressante. Audacieuse, parce que la
formation de six clarinettes n’a pas de répertoire original et doit se contenter de transcriptions. Ce qui peut difficilement
satisfaire une formation de musique de chambre de niveau élevé. Audacieuse aussi, parce que inhabituelle en France,
elle risque de ne pas attirer un public nombreux.
André Tillous n’est pas seulement un très bon instrumentiste, c’est aussi un garçon dynamique et ambitieux. Il a trouvé
de bons partenaires et il s’est adressé à quelques compositeurs, leur demandant des oeuvres pour son sextuor.
J’affectionne tout particulièrement les sons et les timbres à la fois chaleureux et nobles de l’instrument. L’ensemble
dans lequel toute la famille est représentée m’attire aussi. J’emporte à Saint - Gall, où je pars pour mon traitement, du
papier à musique : mes journées là sont longues et en grande partie inoccupées.
Je me mets donc au travail, je cherche la meilleure solution et je finis par choisir celle dont je serai, par la suite, fort
content. Je prends 12 des « 31 Instantanés », pour écrire DOUZE INSTANTANÉS 287 dans des harmonisations
évidemment différentes. Je terminerai les détails à Antony, pendant l’été. L’ensemble commence à l’automne les
répétitions de l’œuvre, car il prépare deux concerts au Lucernaire pour octobre. Au premier Philippe Olivier Devaux
créera « Quasi una cadenza » pour clarinette basse, instrument dont le répertoire est non existant et au second,
l’ensemble donnera la première des « Douze Instantanés ».
Aux répétitions, j’invite Maurice Chattelun. L’œuvre ne demande pas une virtuosité excessive, mais comme toute
musique digne de ce nom, elle propose certains problèmes à résoudre, certaines accoutumances à réaliser, déjà du point
de vue du langage. Evidemment, certains éléments du sextuor commettent - d’une façon inattendue - des maladresses
instrumentales. Non par incapacité, mais par manque d’adaptation au style. Il me devient impossible d’assister aux
dernières répétitions, aussi, je demande à mon ami Maurice Chattelun, qui s’est déjà parfaitement familiarisé avec la
partition, de me remplacer et, comme je l’apprendrai plus tard, il manifestera dans ce rôle une rare autorité.
Je lui dédierai d’ailleurs cette œuvre, en témoignage d’amitié. Les deux concerts auxquels nous assisterons , avec
quelques-uns de nos amis, se dérouleront assez bien. Quant à l’exécution de « Quasi una cadenza », je serai très
agréablement surpris, autant par la compréhension de l’instrumentiste que par sa grande souplesse technique et par ses
sonorités excellentes. L’ensemble d’André Tilloux qui avait déjà dans son répertoire le « Divertissement 1600 » et la «
Petite Suite » qu’ il joue à différentes reprises cette année et en décembre à l’Eglise Saint-Saturnin d’Antony, met donc
dans ses programmes les « Douze Instantanés ».
Le « Quatuor de clarinettes de Paris » continue, de son côté, à jouer le « Divertissement 1600 », en particulier au
Festival de Sceaux en septembre, et la « Petite Suite ».
Depuis un certain temps, je n’ai pas eu de commande de Radio - France. J’ai établi quelques esquisses pour une
nouvelle œuvre, que j’ai montrées à Charles Chaynes, responsable des commandes. Il s’y est vivement intéressé quand
je lui ai donné quelques explications au sujet des caractéristiques de l’œuvre. Il m’a encouragé et il a été entendu que je
lui montrerais la partition terminée pour laquelle il pense pouvoir me passer la commande ferme.
Durant le mois de juillet, je consacre mes jours et une partie de mes nuits à cette composition. L’œuvre avance bien et
mon plan donne le résultat espéré. Je poursuis mon travail, en août, à Vaumeilh, chez Robin, et je termine ainsi les SIX
CONVERGENCES 288 pour orchestre.
Au début de l’automne, la totalité de la partition est copiée, et je retourne chez Charles Chaynes. Il l’étudie longuement.
Il a l’air d’être très agréablement surpris et fait des signes de contentement. Il ne reste qu’à attendre la décision finale.
Et cette décision est négative. Pas la sienne, bien entendu, mais celle de « qui - il - dépend » ! On a dit que oui mais, on
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1989. Paris. Éditions Billaudot.
M.S. inédit.
a aussi dit non mais... Il y a également une raison strictement budgétaire et momentanée... On verra plus tard. En
compensation, je reçois ses félicitations, car il trouve effectivement cette partition très intéressante.
Je range les manuscrits avec d’autres. Suis-je déçu, suis-je découragé ? Certes, ce n’est pas le cas et ne le sera jamais.
L’œuvre est prête, elle est là. Elle restera - et elle me fait plaisir, sans la commande de Radio - France.
Pourtant, Charles Chaynes me commande une œuvre qui grèvera moins le budget de la Radio que celle pour orchestre.
Pour quintette de cuivres, deux trompettes, un cor et deux trombones. Je commence sa composition pendant les trois
semaines de traitement que je passe à Saint-Gall et l’achèverai au début de l’année prochaine.
En automne et en hiver, j’ai deux fois l’occasion d’entendre mes oeuvres à la Radio. Sur « France - Culture », les «
Chants du Silence » et la « Transparence » pour orchestre par le Symphonique de Lille dirigé par Maurice Suzan, en
septembre, dans l’émission de Sylvie Albert : « Musiciens français » ; les « Structures variées » par le « Quatuor de
l’O.R.T.F. », en novembre.
En concert public, est programmé « Celui qui dort et dort » dans « Musique à découvrir », l’émission de Pierrette
Germain qui excelle dans les présentations d’oeuvres. Le concert est placé sous le titre qui me plaît bien : «
Indépendants d’aujourd’hui », et y figurent aussi Jacques Chailley, Raymond Loucheur, Marcel Mihalovici.
Dans la vie d’un compositeur contemporain, il est rare d’entendre une exécution parfaite, émouvante, fidèle, de son
œuvre. J’assiste à deux répétitions et j’apprécie la précision et la fidélité aux partitions de Pierre - Michel Le Conte ;
sans discussion, sans désaccord, tout est mis en place sur le plan technique et sur celui de l’équilibre de l’ensemble. La
diction du récitant Mario Haniotis - j’ai choisi un chanteur plutôt qu’un comédien - est en parfaite union avec les
instruments le basson de Gilbert Audin et les Percussions de Paris. Tout est ainsi remarquable.
Une évocation du passé surgit, dans un article de Luc Decaunes qui écrit dans le « Journal du Théâtre de l’Est parisien
» de décembre, après un récital de Catherine Sauvage :
« … Il me souvient - et ceux qui aiment Catherine Sauvage et la suivent depuis longtemps se le rappelleront aussi qu’elle avait, dans les premiers temps de sa carrière, inscrit à son répertoire une singulière chanson n’ayant
jusqu’alors retenti que dans les meetings populaires des années 30. Le titre en était « Han Coolie », musique de Paul
Arma, paroles de Louis Aragon ( et, ainsi, Catherine Sauvage est sans doute la première artiste française à avoir
chanté Aragon, devenu depuis auteur - vedette du music - hall ). C’était là, à n’en plus douter, une chanson selon son
cœur. Apre misère, contre l’asservissement des hommes par d’autres hommes, « Han coolie » fut longtemps, et peut être encore au répertoire de Catherine Sauvage, auquel il a comme donné sa coloration générale …».
J’apprends, par le compositeur Pierre Ancelin et sa femme Maryse, flûtiste, tous deux liés au groupe de Jean-Jacques
Werner du Conservatoire de Fresnes, la création d’une « Union Nationale des Compositeurs » dont Henri Sauguet est le
Président et Ancelin le secrétaire général.
Je suis méfiant au sujet de toute Union. J’ai deux raisons pour cela. Dans tous les pays du Bloc Soviétique, les corpo rations d’artistes, de compositeurs, d’interprètes, d’écrivains font obligatoirement partie d’une « Union de... » et cela
signifie obligatoirement un embrigadement. Puis, je n’oublie pas cette séance mémorable, de 1968, à la Sorbonne,
regroupant des musiciens, au cours de laquelle Maguy Lovano avait prôné une sorte de « nationalisation » de la
profession qui aurait fait de chaque compositeur de musique, un membre d’une Union, et par le truchement de celle-ci,
un employé de l’État.
Ancelin et sa femme viennent nous voir plusieurs fois, nous invitent. Je fais un effort pour surmonter ma méfiance
envers les « Unions » et finis par adhérer.
L’Union a des projets mirifiques... Très vite, je me retirerai du groupe de ces « rêveurs - peut - être - de - bonne -foi »,
mais qui, à mon avis, font fausse route. J’acquiers aussi la conviction qu’elle va vers le ridicule quand je reçois un
dépliant annonçant « Les lundis musicaux de l’Atelier » de novembre 1978 à mars 1979, avec un texte de présentation
d’Henri Sauguet :
« … Pour tous ceux qui attendent d’entendre à nouveau les œuvres des musiciens qui se trouvent très injustement
abandonnés, délaissés, oubliés, dédaignés par les courant d’une actualité dévorante et fortement orientée …».
Et quand, ouvrant avec espoir les pages contenant les programmes des concerts, croyant y trouver les noms de
« musiciens oubliés », je rencontre ceux de Xenakis, Milhaud, Prokofiev, Ravel, Dutilleux, Hindemith, Poulenc !
Qui se moque de qui ?
Encore un mot à propos de l’esprit démocratique de cette fameuse Union. Des concerts sont prévus en Bulgarie, avec
des oeuvres de musique de chambre de certains des membres de l’Union. Choisis par qui ?
MONTAFON
1978
Les mois froids ne sont jamais pour nous, saison d’hibernation. Paul est tout à son projet de
disque avec les « Chants du Silence », à la composition de nouvelles œuvres, mais aime se
soustraire parfois à ces préoccupations de musicien, en retrouvant nos amis. De mon côté
j’agrémente mes semaines, d’expositions multiples, drôles - comme celle du sucre ! aux Arts
Décoratifs - superbes - comme celles sur Rubens et Borobudur.
Anne qui fait quelques séjours à la maison, seule ou avec son amie Sylvie, m’accompagne
parfois et nous nous offrons alors en prime des films des Max Brothers dont il y a, en ce
moment, une rétrospective.
Une grande tristesse, pourtant, au milieu d’un trimestre agréable : la mort de Madeleine
Brandon, malade depuis quelque temps. Mort rapide, inattendue pourtant. Nous aimions
beaucoup cette amie droite, intelligente, drôle, avec laquelle il était plaisant de discuter. Nous
nous rencontrions assez souvent et chaque fois pour de belles heures d’amitié et d’échanges
intellectuels. C’est pendant un séjour de Paul à Saint-Gall que Jean me téléphone l’affreuse
nouvelle. Il est d’accord avec moi pour ne pas interrompre le traitement de Paul, et lui taire
cette disparition. Mais il me demande aussi de lire à l’église les textes que Madeleine avait
choisis elle-même lorsqu’elle se sentait malade et prévoyait sa fin. Cette demande
m’embarrasse beaucoup. Madeleine était profondément chrétienne et vivait sa foi, sans
ostentation, sans conformisme, mais avec force dans ses pensées et dans ses actes. Jean est
né juif, mais n’a jamais connu la foi. Ils savaient tous les deux que je suis athée. Pourquoi ce
choix ? Jean insiste. Alors que Madeleine avait certainement des amis croyants comme elle,
que signifie ma présence dans un lieu qui ne représente rien pour moi, à côté de son
cercueil ? Je ne comprends pas. Mais Jean insiste encore et m’indique les textes à lire.
Je consulte ma bible, je comprends et j’accepte. Je peux lire les textes comme je les sens.
Dans une église ou autre lieu. Ils disent la foi en l’homme, la justice, l’amour, tout ce que
Madeleine vivait et tout ce qu’elle a voulu qu’on redise, sa mort venue.
Nous décidons de passer deux semaines de repos en Autriche. Nous choisissons un village du
Montafon, tout près de la frontière suisse car Paul, au retour, s’arrêtera à Saint-Gall pour un
séjour de traitement.
Le petit hôtel à l’étage de bois nous ravit, d’autant plus que nous sommes les seuls hôtes.
Nous nous réjouissons de cette solitude, et du calme qui règne dans les prairies voisines. Mais
nous sommes réveillés dès le premier matin par un défilé insolite sous notre balcon. De lourds
camions montent la petite route qui passe devant l’hôtel. Notre hôtesse nous apprend que des
travaux pour le prolongement de cette route, expliquent ce passage... qui ne cessera pas de
la journée. Montées et descentes de matériel, d’ouvriers, de terre, de sable. Le calme est
loin... Nous fuyons notre balcon où nous espérons d’heureux moments de chaises longues ;
nous montons et descendons nous-mêmes la petite route où nous croisons nos tortionnaires.
Notre hôtel est en bas d’une pente abrupte et le village qui s’étend sur un petit plateau est
assez loin et accessible seulement par ce chemin encombré qui, dans l’autre sens, mène à la
route de la vallée et à ses voitures.
Nous résistons quelques jours, si bien entourés de la sollicitude de notre hôtesse pour ses
seuls clients que nous hésitons à la blesser en la quittant. Mais bientôt, nous n’y tenons plus,
cherchons un coin plus paisible que nous découvrons en montant par le téléphérique au-dessus
du village de Silbertal. Nous y trouvons une Gasthof plantée sur la pente, loin de toute route.
Un chemin passe devant l’accueillante terrasse, où s’arrêtent seuls les quelques premiers
touristes de la saison, Allemands et Autrichiens bien équipés pour la marche et amateurs, eux
aussi de silence et de solitude. Nulle voiture ne peut circuler sur les sentiers qui partent de
notre auberge. C’est l’endroit parfait. Du balcon de notre chambre, nous découvrons un vaste
paysage aux sommets enneigés et je revois de loin le Scheseplana et la Zimba au pied
desquels j’ai passé autrefois de si belles vacances, à Brand. Nous marchons beaucoup et nous
prenons le soleil sur notre balcon, jamais fatigués des paysages que nous aimons.
Le bois blond qui tapisse toutes les pièces du chalet est chaud aux yeux comme l’est
l’ameublement rustique de fort bon goût de la salle à manger.
Nous quittons l’Autriche, reposés et contents, nous séparant à Bludenz, Paul allant vers
Bregenz et Saint-Gall, moi vers Bâle et Paris.
Notre amie Lucienne, séparée définitivement de Georges son mari, fait plusieurs séjours chez
nous. Vivian et Ben Karp venus des États-Unis pour voyager en France, s’arrêtent quelques
jours à la maison à la fin de juillet avant de descendre dans le Midi, en s’arrêtant d’abord chez
Marie Chaix dans le Vercors.
Nous partons nous-mêmes en août, pour une semaine chez Robin à Vaumeilh, où le peintre et
le professeur qu’il est devient aussi architecte et maçon.
Nous revenons pour recevoir Nelly et avec elle, je fais l’habituel tour des expositions, des petits
restaurants, des terrasses de café où elle aime tant se reposer entre deux promenades. Avec
elle encore, je découvre le château de la Malmaison que je ne connaissais pas encore.
Miroka est partie en voiture vers l’Espagne avec son amie Marie-Louise. Elles séjournent sur
une plage du Sud après avoir revu Madrid, Tolède, Grenade, et elles veulent remonter par
Séville et l’Ouest du pays.
Anne est à Six - Fours chez son amie vétérinaire, mais cette fois elle s’occupe, non plus des
animaux, mais des jumeaux qui viennent de naître.
Elle a passé une bonne année dans son nouveau Lycée et s’est passionnée pour la musique
sud-américaine. Elle fait partie d’un groupe « Uncahusi », et a participé à des fêtes, celle de la
jeunesse communiste à Ivry, celle de l’Hôpital Corentin - Celton, à Issy. Le groupe a essayé de
gagner quelques pièces en jouant devant Notre-Dame d’où il s’est vu courtoisement refoulé
vers Beaubourg par des agents débonnaires. Nous aimons décidément mieux voir notre petitefille habillée d’un poncho, jouer de la flûte des Andes que se trémousser comme elle le faisait,
il y a peu, aux bêtifiants accents d’un Claude François ou autre vedette ! Sa maman est, elle
aussi, ravie de la transformation et elle a oublié les inquiétants jeunes motards, de cuir vêtus,
qui, en groupe serré, venaient parfois chercher à Ris, leur « copine » qui n’y voyait pas
malice ni danger.
C’est à l’automne que nous décidons de vendre la voiture.
Il devient trop dangereux pour Paul. .. et les autres, de conduire. Miroka, qui a obtenu après
mille péripéties, son permis, a hérité de la voiture d’un ami mais après quelques séances
d’angoisse intense dans le parking sinistre où elle la garait, quelques repêchages en fourrière
et pas mal de contraventions, elle retourne vers les transports en commun et offre la voiture à
son frère. Personne donc autour de nous, ne désire notre fidèle compagne. Nous aurions aimé,
par manie sentimentale, la garder « en famille ». Ca ne peut être ainsi, alors le cœur gros,
Paul se décide à la confier à son garagiste pour la vente. Elle trouve vite acquéreur, c’est un
vieux couple qui l’achète, ainsi continuera-t-elle une vie tranquille.
Mais le coup est dur pour Paul, surtout parce qu’il concrétise l’incapacité qu’il a maintenant
d’être tout à fait autonome. Pour moi cela ne change pas grand chose. Je suis habituée à notre
train qui conduit à Paris. J’aime circuler en autobus. Quant aux courses que nous faisions en
voiture dans les environs, nous les ferons à pied et nous achetons un superbe sac - à provisions - à - roulettes... Six roues au lieu de quatre ! Prenons cela comme un progrès !
Je retrouve, en classant des papiers, une documentation qui me vient de ma famille paternelle,
concernant un établissement d’enseignement tout à fait extraordinaire pour l’époque 1880 1894, celui de Paul Robin, où mon grand-père enseigna pendant quelque temps. J’en fais un
article que je propose au rédacteur en chef du « Monde de l’Éducation » qui l’accepte et le
fait paraître dans le numéro de novembre. Cela me vaut un courrier important, il semble que
brusquement, Paul Robin l’oublié, devienne le centre d’intérêt de maintes recherches. Je reçois
même une lettre du petit-fils de Paul Robin me demandant un rendez-vous. C’est un vieux
monsieur fort courtois que je rencontre chez Pons pour un thé cérémonieux. Il ne semble
avoir rien reçu du grand-père contestataire qui fut le sien et dont nous parlons avec plaisir.
L’automne apporte à Paris de superbes expositions : « Paysages italiens du XVIIème », les «
Peintres toscans de la fin du IX ème », des « retables », et surtout au Grand Palais, les
inoubliables Le Nain.
Réapparaît Marguerite L. que je n’avais pas vue depuis longtemps, sans inquiétude, car je me
suis habituée à ses fantaisies. Jean Brandon meuble sa solitude avec des voyages, des rencontres. Lucienne a été gagnée par une ferveur religieuse qui la console et l’enrichit. Nous
allons parfois voir Emy qui, dans sa belle maison du Pecq, vieillit doucement, entourée des
attentions de sa fidèle gouvernante Raymonde, aidée par une bonne espagnole.
Paul a le plaisir de revoir le Docteur Mai qu’il avait bien connu à la Radio de Sarrebruck et qui
vient nous présenter sa nouvelle épouse française...
U. S. A.
1979
A partir des notes prises pendant mon dernier séjour à Saint-Gall, je termine en janvier 1979, l’oeuvre commandée par
Charles Chaynes l’an passé.
Oeuvre assez insolite, assez audacieuse comme style et comme langage. Nous nous étions mis d’accord pour la durée
approximative et pour la remise de la partition, dans une période propice du point de vue financier, pour la signature
d’un contrat. Ce sont les QUATRE CONVERGENCES 289 pour quintette de cuivres : deux trompettes, un cor et deux
trombones.
L’oeuvre sera créée en première mondiale le 10 janvier 1980, au cours d’un concert « Musique à découvrir », par le «
Quintette de cuivres de l’Orchestre National », dans une excellente interprétation.
Je reprends aussi, dans un autre domaine, au début de l’année, des esquisses, puis des réalisations de nouvelles
« Musiques sculptées ». Malheureusement, l’état de mon second œil ne facilite pas le travail. Les esquisses sont aussi
précises que possible, mais la technique ne suit pas.
Pourtant, je m’acharne, je refuse de me déclarer vaincu. Prenant parfois des risques, je m’attaque à des pièces plus grandes dont les volumes comprennent plus d’éléments. Cela donne davantage de contrepoints. Cette tendance me paraît
nécessaire qui procure l’impression de mouvements.
Ainsi, prennent naissance « Senzo crescendo », « Glissando I », « Glissando II », « Mouvements spatiophoniques
III », « Comme une improvisation », « A une voix » I, II, III, IV, V, - et d’autres encore en projets.
Le compositeur Marcel Landowski, avant d’être chargé des Affaires Culturelles de la Ville de Paris, qu’il quitte d’ailleurs en avril, a été remplacé à la Direction de la Musique, au Ministère de la Culture, par un fonctionnaire aussi loin de
la musique que le soleil l’est de la lune. Son autorité remplace sa compétence.
J’ai pourtant besoin de voir ce personnage, pour continuer avec lui, une action commencée avec Landowski. Je
téléphone une première fois pour prendre rendez-vous : le Directeur est en réunion... on me rappellera. Plusieurs jours
se passent. Second coup de fil. Sans plus d’explication, une secrétaire me dit sur un ton qui ne me convient guère, et
sans plus d’explication :
- « Monsieur le Directeur ne peut vous recevoir ! »
- « Alors Mademoiselle, voulez-vous transmettre à Monsieur le Directeur, ce que je pense : le Président Giscard
d’Estaing a parfaitement raison lorsqu’il déclare que le peuple français est le plus mal élevé du monde ! N’oubliez pas
de transmettre, je vous prie ».
L’a-t-elle fait ? J’en doute. D’ailleurs, peu de temps après - un Directeur chassant l’autre - c’est Jacques Charpentier qui
est nommé.
Il est lui, un excellent musicien, modeste, adversaire du tapage en faveur de sa propre musique pourtant de qualité. Je
trouve en lui, que je rencontre pour la première fois, un interlocuteur courtois et attentif. C’est à lui que je fais part de
ma déception devant l’inertie de son service, de ma colère devant les manifestations xénophobes d’un certain milieu
musical français.
Pourquoi éprouvé-je le besoin de dire tout cela ? S’il se montre consterné par ce genre de chose, il n’y peut rien
changer...
Pourtant un changement de Président, à la Sacem, semble vouloir modifier une attitude déplorable à mon égard, tolérée
par Auric. On commence à considérer avec intérêt mes diverses activités et, en particulier, les expositions des
couvertures de partitions.
C’est ainsi qu’un jour, et de façon totalement inattendue, le responsable des Affaires Culturelles de la maison, Olivier
Bernard, me propose d’exposer, à la Sacem même, les couvertures, un certain nombre de musiques sculptées, des
musicollages et des musigraphies. Pour appuyer cette proposition, il me fait remarquer - ce que j’avais déjà eu
l’occasion de constater - le nombre considérable de tableaux, de gravures et de lithographies d’artistes contemporains
qui ornent les couloirs, les salles d’attente, les bureaux de l’immeuble.
Cette proposition ne me déplait pas. Elle concrétise pour moi le fait que - enfin, mes confrères français admettent que
j’existe aussi honorablement qu’eux.
Olivier Bernard m’invite à voir avec lui les salles où l’exposition pourrait être montée. Nous envisageons des détails
techniques et maints aspects du problème.
Une décoratrice de la maison accompagne Olivier Bernard qui me rend une seconde visite et sa venue me confirme que
décidément, la Sacem indifférente - sinon hostile - depuis longtemps à mes activités, change d’attitude.
Puis, pendant assez longtemps, silence total. Des dates ayant été envisagées, il faut quand même que je sache ce qui se
passe. Et parce que je me manifeste moi-même, j’apprends ce qu’il est advenu du projet.
La Sacem et son assureur prétendent ne pouvoir garantir la sécurité des oeuvres que je lui confierais, en particulier des
originaux. Pour des raisons d’économie, le gardiennage de nuit ne peut être assuré. Bizarre... alors que tant d’originaux
tapissent les murs de la maison ! Pourquoi chercher à comprendre ? Et comprendre quoi ?
Pendant trois ans, donc, je vais ignorer la Sacem, qui elle, ne me connaît que pour me verser, chaque trimestre, mes
droits d’exécutions. Et encore imparfaitement, car il va falloir me battre pour essayer d’obtenir - avec preuves à l’appui
- des droits d’auteur de divers pays qui « oublient » de déclarer des oeuvres jouées et que ma société « oublie » de
réclamer.
Je reviendrai pourtant vers la Sacem - avec toujours la même candeur et la même désillusion. On dit en France que
« chat échaudé craint l’eau froide », eh ! bien je serai toujours-le chat - qui - n’apprend - rien ! !
En 1983, on fêtera le cinquantième anniversaire de mon arrivée en France, et différentes manifestations seront prévues.
Avec mon optimisme habituel, j’imaginerai que ma société, la Sacem, pourrait participer !
Je demanderai donc à revoir l’ancien responsable des « Affaires Culturelles », titre qui est devenu depuis (vocabulaire
oblige ) « délégation à la communication » : un rendez-vous sera pris. Mais quand j’arriverai, la secrétaire
m’annoncera :
2
89
M.S. inédit.
- « Monsieur Bernard n’est pas là, mais son assistante va vous recevoir à sa place ».
Me souvenant de l’empressement du Monsieur, autrefois, ma première réaction sera de laisser un message verbal,
exprimant mon étonnement en face de cette incorrection et de m’en aller. Pourtant, j’aurai le désir de lui faire savoir de
quoi il s’agit, et je serai reçu, par une jeune femme très gênée, perplexe, visiblement ennuyée de m’affronter. Elle
excusera son « patron » absent, mais je l’arrêterai en lui disant que son patron, se souvenant de l’histoire de
l’exposition, ne désire pas me revoir et que les faux arguments sont inutiles.
Puis je lui exposerai ce que je souhaiterais de la part de ma société.
Peu de temps après, je recevrai une lettre daté 22-12-1982 dont des passages suivent :
« … Je tenais à vous redire au nom de la Société qui est la vôtre, que nous sommes tout à fait conscients de l’action
que vous avez menée depuis que vous êtes en France pour la promotion de la musique de notre pays.
Si vous souhaitez organiser une manifestation qui vous tient à cœur dans nos locaux, vous avez la possibilité d’étudier
avec le GIE Musique et Promotion, les conditions très préférentielles consenties aux sociétaires de la Sacem, mais vous
comprendrez sûrement qu’étant une société qui regroupe actuellement plus de 800 compositeurs symphonistes, nous ne
pouvons pas prendre l’initiative d’une telle entreprise.
Nous l’avons fait dans le passé, seulement deux fois, la première pour les cent ans de Monsieur Paul Le Flem, ancien
administrateur de la Sacem et la seconde pour les quatre - vingt ans de Monsieur Georges Auric qui en a été le
Président pendant de nombreuses années.
Vous comprendrez qu’il nous est impossible d’avoir une conduite préférentielle avec l’un de nos sociétaires aussi
éminent soit - il ».
Il ne me reste plus qu a attendre de devenir centenaire ou... Président de la Sacem !!!
A la fin de l’année 1978, un courrier abondant avait fait entrevoir un beau et fructueux voyage aux États-Unis. Cette
envie de retourner dans ce pays avait grandi depuis notre séjour à New York, de 1970. Nous décidons de préparer un
circuit « from coast to coast » avec un séjour en Californie, pays qui serait devenu le mien si la vieille Europe n’avait
pas été bouleversée. Ce voyage, en dehors de son côté professionnel, prend de l’importance pour Edmée qui s’est
familiarisée depuis des années avec la littérature et les Arts d’Amérique du Nord, qui m’a entendu, depuis des
décennies, conter mes aventures, et pour moi qui brûle d’envie de pouvoir comparer mes impressions d’homme mûr et
mes souvenirs de jeune homme.
Edmée se charge de préparer le voyage, à partir de données précises. Il y a un séjour prévu à Nashville où les
Christensen nous ont invités à passer quelques jours chez eux pour élaborer, avec moi, une collaboration. A Santa Cruz
en Californie, William Trimble, professeur de saxophone à l’Université de San José, est devenu une vieille
connaissance. J’avais eu, par courrier, maille à partir avec lui, après la première mondiale qu’il avait donnée en 1973, de
« Résonance pour saxophone et percussion ». Il avait été incohérent dans ses lettres précédant et suivant la création de
l’œuvre et il avait eu la franchise de reconnaître ses torts. L’incident avait été clos, nos relations étaient redevenues
normales.
Il m’a fait engager par son Université, pour diverses activités et nous a invités dans sa maison de Santa Cruz pendant
notre séjour.
En Californie, vivent aussi nos amis Lola et Alex Kristof qui nous invitent depuis fort longtemps.
A l’Est des États-Unis, dans Le Vermont, Vivian Fine qui enseigne la composition musicale au célèbre Collège de
Bennington, m’a proposé de faire une conférence aux élèves du Collège, et nous décidons de terminer par cela, le
voyage aux États-Unis. Mais c’est presque en dialogue que nous voulons évoquer cette aventure qui commence.
Je laisse Edmée prendre d’abord la parole :
Le long périple américain est minutieusement préparé, car nous voulons combiner activités
professionnelles, tourisme, retrouvailles amicales. Une agence de voyages à qui je donne
toutes les données, nous propose un plan parfait qui, s’il nous ôte l’imprévu, dont nous ne
sommes jamais ennemis, nous évite perte de temps et erreurs. Nous décidons de jouer, dans
quelques villes que nous ne pouvons que très rapidement visiter, les « parfaits touristes » en
utilisant les fameux « Grand city packages » où les hôtels sont retenus et le « tour de ville »
prévu en autocar « Greyhound ». Pour le reste, nous donnons nos dates à l’agence, après
avoir décidé nous-mêmes de nos programmes, et toutes les places d’avion sont retenues.
Jamais nous ne connaîtrons autant d’aéroports que pendant ce circuit et je suis frappée par
l’allure décontractée de ces Américains qui semblent utiliser l’avion comme nous, en Europe,
des lignes locales de chemins de fer ou d’autocar. Nous les rencontrons dans les atours les plus
variés selon les lieux qu’ils quittent ou vers lesquels ils se dirigent : maillot recouvert d’un
peignoir ouvert ; vison et bottes ; short, étole et gants ; collet de fourrure et chapeau de
paille ; veste de cuir, chaussures de tennis et... chapeau de paille longues robes de soirées,
smokings ; mini - jupes et chapeau de cow-boy ou casquette de toile.. . ! Ils ont souvent, pour
tout bagage, un porte - vêtements plié.
Jamais non plus nous ne verrons mieux les paysages que de ces appareils qui volent souvent à
basse altitude. Cette découverte des aspects si multiples d’un immense pays me fascine. Ce
n’est pas un des moindres plaisirs de cette équipée. Les fuseaux horaires nous réservent
quelques surprises ! ainsi, arriverons-nous à San Diego à 13 h.06 après être partis de Phœnix
à 13 h.08. Ces heures locales posent aussi quelques problèmes à une nuée de jeunes élèves
rabbins qui partagent un de nos vols, et qui ne savent plus exactement à quelle heure de
coucher de soleil, commencer les prières du soir. Grand remue-ménage de redingotes noires,
les barbes juvéniles se concertent et à force de discussions et d’argumentation, il est décidé
que la prière se fera au sol, à l’arrivée.
J e suis prête à m’émerveiller de tout et cette heureuse disposition d’esprit ne me quittera pas
pendant six semaines.
Pourtant, New York nous accueille mal : une tempête sévit, nous ne faisons que passer dans
Kennedy Air Port, mais il nous faut quand même un taxi pour transporter les valises, de l’arrivée, au départ pour Washington, dans un coin éloigné de l’aéroport si malcommode... Le vent
est tel que Paul risque d’être renversé malgré ses deux lourdes charges.
Washington est calme, l’hôtel est non loin de la Maison Blanche. Et nous voilà, riant de nousmêmes, au milieu de la foule qui attend en file sage, le moment d’entrer dans le Saint des
Saints ! ! Trois petits tours, c’est ce qu’on nous permet d’y faire ! Pas question, après le
Capitole, de manquer la maison du « Father of the Nation », et nous voilà longeant la rive du
« Potomac » - ce vocable me fit tant rêver dans mon enfance - pour atteindre, - courte
incursion en Virginie - Mount Vernon et les souvenirs qui s’efforcent d’y faire revivre George
Washington.
Nous prenons vraiment plaisir à nous promener dans les beaux jardins, à trouver dans les
bâtiments, les meubles anciens, les humbles objets quotidiens, le décor familier évocateur du
XVIIIème siècle. Nous ne pouvons manquer Alexandria. Mais nous nous réservons de prendre
nos repas, le plus souvent, dans des restaurants ou des cafétérias populaires qui nous sortent
du luxe international et immuable des hôtels.
C’est vers le Tennessee que nous volons ensuite. Nous n’en verrons pas grand chose car nous
sommes attendus à Nashville où nous habiterons plusieurs jours chez les Christensen. Virginia,
la femme de Roy est altiste ; leur fils David prépare parallèlement à ses études au Lycée, une
très sérieuse carrière de violoncelliste et Karen, leur fille étudie la danse.
Ξ
Roy nous attend à l’aéroport et nous conduit dans le grand chalet confortable qu’il habite dans un bois, à l’abri de la
circulation.
Nous admirons cette accueillante demeure, installée avec goût et simplicité. La pièce à vivre s’avance en baie vitrée
demi-ronde vers la forêt ; une large banquette cerne une cheminée centrale à la hotte métallique.
Un mur est occupé par une cuisine - bar. Attenant à cette pièce commune, un grand salon devient notre chambre. Les
chambres des enfants sont à cet étage avec des salles de bains au luxe très américain. Celle des parents, au-dessus. Un
petit studio d’enregistrement équipé d’appareils très perfectionnés - nous sommes à Nashville ! - et une salle de
télévision sont aménagés au rez-de-chaussée.
Virginia et Roy, nos hôtes, travaillent beaucoup dans la journée, nous les voyons peu. Pour réaliser leur projet d’édition
de disques, ils sacrifient leurs carrières d’interprètes prestigieux, acceptant un grand nombre de prestations dans des
ensembles de variétés, dans des émissions de télévision, dans des enregistrements publicitaires, même. Ils ont besoin
d’argent, non pour vivre, mais pour parvenir à leur but ambitieux, avec joie, dignité, courage et beaucoup de
renoncements. Et nous les comprenons bien.
C’est pendant ce séjour que Roy nous fait entendre son enregistrement de ma « Sonate » pour violoncelle seul qui
paraîtra peu de temps après, sur un des disques de sa maison, avec son interprétation de la Deuxième Suite en ré de J.S.
Bach. Lorsqu’ils sont libres, ils nous font visiter la ville, quelques-uns de ses studios renommés, le fameux «
Parthénon », gloire de l’endroit. Nous les accompagnons à un concert de l’Académie Saint-Bernard et à une réception
chez le directeur de St. Blair School of Music ( agrémentée d’une offre de collaboration comme professeur, que je suis
contraint de décliner... ).
Partout, les contacts sont agréables, typiquement américains, sans formalisme où après dix minutes passés ensemble, on
a l’impression d’être amis de longue date.
Le premier violon du « Quatuor à cordes de Nashville » est notre guide, lorsque les Christensen sont occupés.
C’est un très serviable garçon qui me fait promettre d’envoyer les partitions et les matériels de mes oeuvres pour son
quatuor à cordes, ce que je ferai naturellement dès notre retour. Je recevrai de très gentils remerciements.
Nous avons droit au traditionnel barbecue que Roy réussit à merveille, en compagnie d’un invité australien, et on nous
fait dîner dans un restaurant renommé de la ville. Julian, le garçon qui nous sert, parle très bien le français. C’est un
musicien qui, comme beaucoup de jeunes américains, ne dédaigne aucun métier lui permettant de vivre en attendant de
pouvoir exercer son vrai talent.
Julian est content de servir des Français... de France. C’est lui qui traduira les textes de présentation de Maurice Chattelun pour un disque Gasparo.
On nous fait aussi découvrir un de ces fameux bars - restaurants « tournants », nouveauté des grandes villes
américaines, d’où, au sommet d’un gratte-ciel, on peut admirer, par les baies vitrées, tous les aspects du paysage urbain.
La nuit tombée, la vue de la ville éclairée, découverte au long d’une lente rotation est grandiose.
Mais nous ne parviendrons jamais à comprendre pourquoi, alors que le spectacle est prévu à l’extérieur, les serveuses,
toutes très jolies, offrent, dans ces endroits très correctement fréquentés, un second spectacle, celui de décolletés
grandioses et de cuisses offertes généreusement sous des jupettes suggestives.
Avec les Christensen, une nouvelle amitié est née, ce printemps.
Ξ
Après Nashville, c’est le vol vers la Géorgie et l’escale à Atlanta.
Une tornade nous y attend juste à notre arrivée à l’hôtel. Ce n’est pas le « Peachtree Plaza »le - plus -grand - gratte - ciel d’Atlanta qui élève sa ronde architecture non loin de notre plus
modeste « American Motor Hotel » où nous nous amusons de voir descendre, de somptueuses
voitures interminables, des familles noires, laissant le bagagiste blanc s’occuper des valises.
Nous nous lançons dans des reconstitutions historiques où intervient le fantôme de Scarlett
O’Hara, et nous oublions pendant quelques heures les gratte-ciel, les boutiques de luxe pour
aller visiter des « reconstitutions » de plantation « ante bellum » sans oublier la célèbre «
Thornton House » de la fin du XVIII ème siècle, non loin de Stone Mountain.
Tout le long de la route, les résidences de style géorgien avec leurs superbes parcs fleuris nous
émerveillent. Nous ne voyons que beauté, richesse, luxuriance, mais nous devinons, là,
comme partout, des lieux qu’on nous cache, de misère, de détresse, que nous n’avons pas le
temps ni le loisir de découvrir nous-mêmes.
Nous prenons nos repas de poulets frits dans un restaurant noir où les seuls blancs que nous
voyons, complètement ivres, ont des allures de clochards.
C’est ensuite La Louisiane et New Orleans. Nous avons choisi d’y habiter le désuet Hôtel SaintCharles, dans le Quartier des Jardins. Le fameux tramway - classé monument historique passe sous nos fenêtres et nous ne nous lassons pas de nous laisser conduire uptown, vers
Audubon Park, downtown vers le « Carré français », à notre goût beaucoup envahi, et où
nous préférons regarder les dentelles forgées des balcons que d’écouter des pseudo - jazz
impudemment racoleurs. Nous sacrifions quand même à la tradition des doughnuts trempés
dans le café au lait, du « Café du Monde » au marché français, et du jambalaja de la «
Taverne Saint - Charles ». Nous ne nous intéressons pas au « Louisiana Superdome » dont on
nous rabat les oreilles, ne faisons qu’une brève incursion sur la rive du Lac Pontchartrain, mais
ne pouvons résister à la tentation de navigation sur le Mississipi, d’autant moins que le bateau
qui nous fait voguer vers les bayous, a pour nom « Mark Twain » ! Mississipi, Rio Grande,
Colorado, noms qui ont fait rêver d’aventure !
Et puisqu’il faut tout connaître, Paul a l’heureuse idée d’aller faire examiner son pied à
l’Hôpital. . . Saint - Charles. Une étrange piqûre d’on ne sait quelle bestiole fait enfler sa
cheville gauche d’inquiétante façon. On ne peut rien lui faire de plus qu’une piqûre
antitétanique et lui conseiller de se reposer. Et me voilà seule à prendre et reprendre le
tramway et à découvrir de nouveaux coins.
Il faut pourtant bien refaire ses paquets, essayer d’introduire le pied dans sa chaussure et
voler vers le Nouveau Mexique.
Nous négligeons Le Texas et l’escale à Dallas, pour arriver plus vite à Albuquerque. Une fort
aimable voisine d’avion que sa fille attend avec une voiture à l’aéroport nous emmène à l’hôtel.
Nous ne visiterons jamais Albuquerque, car nous y arrivons très tard, dans un quartier
moderne trop éloigné de la vieille ville. Le dîner dans un restaurant mexicain emporte la
bouche, et ce n’est pas l’ « arrowroat » que j’ai voulu goûter qui me remet l’estomac en place.
Là, seulement, l’impeccable organisation de l’Agence de voyages, a un faible. Rien n’est prévu
pour Santa Fé où nous désirions aller, ce n’est pas encore la pleine saison touristique et nous
devons nous débrouiller nous-mêmes. Ce n’est pas désagréable de retrouver ainsi son
autonomie. Nous dénichons un autocar qui nous fait parcourir la quarantaine de kilomètres qui
séparent les deux villes. Sans être de la grande race des « Greyhound », c’est quand même
un confortable véhicule avec W.C. et lavabo qui s’arrête rarement dans des paysages de
pierres, de sables ou de champs immenses. Il stoppe parfois à une croisée de routes pour
laisser descendre quelque voyageur à allure de cow-boy qui semble alors entrer dans un
western, tant le paysage est désert. On s’attend aussi à voir surgir l’avion qui doit «
descendre » le héros de « la mort aux trousses ».
Le chauffeur qui s’est présenté au départ jouit d’une incontestable autorité, tel un capitaine de
navire envoyant vers l’arrière celui qui allume une cigarette dans les premiers sièges, ou
menaçant de faire descendre en plein désert un groupe de jeunes qui, au fond du car, fume l’odeur douceâtre le dit - autre chose que du tabac -. Il y a une escale pour déjeuner dans une
cafétéria totalement isolée dans cette immensité !
Santa Fé, « The City Différent », aux murs d’adobe couleur du désert où se mêlent les
survivances des civilisations indienne, espagnole et anglo-saxonne, sous le soleil, les murs
semblent plus bas encore, comme écrasés. Le plus ancien bâtiment public des États-Unis qui
date de 1610, le Palais du Gouverneur sur la Plaza - coeur de la ville - est transformé en
musée. Et il y a encore quantité de belles choses à découvrir au Musée International d’Art
Populaire, au Musée des Beaux-Arts, au Laboratoire d’Anthropologie.
La promenade nonchalante en « roadrunner » - mini - car ouvert où on s’installe sur des
banquettes de bois - est un vrai plaisir, qui nous conduit, par des ruelles bordées de jardins
aux vives couleurs, de la Cathédrale Saint - Francis et de la « Chapel of Our Lady of Light »
au River Park, à San Miguel Mission et au Capitole.
Quand on aime comme je les aime les westerns, on évoque le train de Santa Fé dont le
terminus était ici !
On en voit d’ailleurs la survivance sur la route du retour qui longe la voie ferrée : immense
convoi où je compte 91 plates-formes !
De désert en désert, nous quittons ceux du Nouveau Mexique pour ceux de l’Arizona et la vue
de Phoenix dans sa « Vallée du soleil » environnée de montagnes, est à couper le souffle. Le
quadrillage des rues et des avenues aperçu de l’avion est un spectacle étonnant qui change
complètement de sens lorsque, dans la voiture qui nous conduit à l’hôtel, nous passons, sans
transition, de quartiers de maisons basses, à ceux de gratte-ciel. Notre hôtel est dans un de
ceux-ci. Le plus luxueux de tout notre voyage avec sa « suite » impressionnante. Il fait
dehors une chaleur effarante. Naturellement, il fait très frais dans l’hôtel, mais les énormes
bacs à glace des couloirs sont dévalisés par les buveurs qui vident avec allégresse les minibars de leurs chambres. D’ailleurs, on boit tout le temps et partout. Je m’offre le plaisir de
descendre à la piscine et un souvenir qui restera en moi, pas très pittoresque certes, mais
comme celui d’un dépaysement total, ce bain dans un patio au décor de palmiers et de fleurs,
dans une chaleur de désert, sous un ciel d’un bleu insoutenable.
Phœnix est riche en musées : nous les voyons tous, admirablement présentés, et nous
avalons allègrement de l’Art indien et de l’Art contemporain, de l’Art mexicain et de l’Art
européen. Les bâtiments qui abritent les collections sont eux-mêmes très beaux et la fraîcheur
qui règne dans les patios réconfortante. Mais la ville est immense : nous avons voulu faire tout
cela à pied et nous sommes épuisés. Aucun taxi, aucun bus dans le quartier de larges avenues
où nous avons échoué et où nous sommes les seuls piétons. Nous arrêtons une voiture de
police pour essayer de nous faire reconduire à l’hôtel : elle n’a pas le droit de nous prendre, on
nous indique seulement dans un bloc proche un arrêt de bus !
Loin des fastes de l’hôtel, nous avons découvert un modeste restaurant qui nous plait. Mais
nous tentons une fois le Mac Donald’s - le même qui fera fortune en France, plus tard. C’est
nouveau pour nous, mais si froid, si impersonnel. Seul, le tableau qui indique, à chaque
seconde, combien sont vendus, à l’instant même, de sandwiches dans le monde, nous amuse.
Tout près de l’hôtel, nous découvrons un musée très cocasse : la reconstitution fidèle d’un
magasin de 1890 avec son amoncellement d’objets, de nourritures. C’est un spectacle joyeux
près des immeubles de verre du quartier où le gazon des pelouses qui entourent notre hôtel
est en plastique !
Nous retournons plusieurs fois errer entre les vieux poêles, les paniers, les colliers pour
chevaux, les machines à coudre, les cages, les pots à café.
Autrefois la « boutique de campagne » etait plus qu’un marché. C’était un lieu de réunion car
elle était seule à des lieux à la ronde et plusieurs villages venaient y faire ses achats. C’est
sans doute cette évocation d’un passé humain qui nous plaît dans le modernisme de la ville.
Nous explorons aussi les environs : Scottsdale, « The West’s Most Western Town », le temple
Mormon à Mesa, et ne manquons pas l’auditorium de l’Arizona State University, création de
Frank Lloyd Wright.
Nous n’avons pas envie de visiter les réserves indiennes. Elles entourent la ville, et sont pièges
à touristes.
Les jardins de pierres et de cactus sont écrasés de chaleur et de soleil !
Nous quittons Phœnix à 13 h.08 pour arriver en Californie à San Diego à 13 h.06 : miracle des
fuseaux horaires. Pendant une semaine, c’est la fête de l’amitié, car Lola et Alex Kristof nous
attendent pour nous emmener dans leur jolie maison de la Jolla, enfouie dans les fleurs. Nous
y retrouvons Wally, la maman de Lola, et les journées passent avec allégresse. Le petit
déjeuner dans la pièce fraîche d’où on voit scintiller la mer, se prolonge presque toute la
matinée. Heureusement pour moi, tout le monde parle français, sauf lorsque, pendant
quelque discussion véhémente, la langue hongroise ressurgit. Nous avons tous tant de choses
à nous dire que quelqu’un - Lola je crois - institue une certaine « virgule » qu’on lance
lorsque l’un d’entre nous coupe la parole à l’autre, dans le feu des propos.
Pendant une semaine, nos hôtes ne savent quoi faire pour nous rendre le séjour le plus
agréable possible. Leur amitié seule, nous suffirait, mais ils invitent des amis ; leur fils
Raymond qui habite à Hollywood, l’ancien appartement de Rudolf Valentino, arrive pour un
barbecue. On nous emmène dans les restaurants réputés de La Jolla et de San Diego. Lola
nous fait partager les joies du « Worldsea » et nous nous amusons comme des enfants aux
jeux des dauphins et aux féeries des ballets aquatiques.
Dans un des aquariums géants, nous assistons à l’extraordinaire spectacle offert par des
poissons plats, de teinte métallique qui, disposés tel un mobile de Calder, se meuvent
parallèlement au verre et tournent dans un ordre immuable derrière celui qui semble mener la
danse !
Alex nous conduit à Los Angeles et Raymond nous fait parcourir Hollywood et Beverly Hills.
Une seule chose m’est interdite, me baigner dans le Pacifique, chose qui me tente le plus ! Il
paraît que « ça ne se fait pas », qu’on « se baigne en piscine » mais pas « en mer, c’est
trop dangereux » ! Je ne cherche pas à comprendre, espérant tromper la surveillance amicale
de mes amis... mais rien à faire. Nous arpenterons une fois la longue plage ou j’ai juste le droit
de me tremper les pieds ! et il me faudra attendre une autre étape sur la côte pour satisfaire
mon désir !
Nous avons retrouvé nos amis inchangés : Wally et Lola toujours pleines d’entrain et d’idées.
Alex toujours triste, comme traînant l’insupportable corvée de vivre. Nous ne parvenons pas,
même une nuit où nous sommes seuls avec lui, rentrant de Los Angeles, à lui faire dire les
raisons de sa mélancolie. Quand nous essayons d’aborder le sujet, il décide d’être uniquement
préoccupé par la recherche d’un célèbre restaurant routier où manger un steack - à deux
heures du matin -. Nous ne trouvons pas le routier et finissons par déguster des glaces, dans
un certain village trouvé après une bretelle d’autoroute. Mais Alex n’abandonne pas sa
mélancolie.
Dans le garage de la maison, nous découvrons un tableau peint par lui, et nous devinons là,
comme nous avions compris, à Paris, ses regrets d’une vie de sculpteur, de pianiste, interrompue par l’épreuve du camp de concentration, une des raisons de sa tristesse.
Ξ
Ce sont des journées de bonheur, de joie, que nous vivons chez les Kristof dans leur belle maison qui domine le Pacifique. Il est réconfortant, dans un monde de plus en plus hostile, où la haine et la violence deviennent réalités quotidiennes, de reprendre souffle dans une amitié solide, inchangée comme celle qui nous lie, les Kristof et nous.
Lola, toujours prête à aider, élabore sans tarder, un plan avec la Radio de San Diego et suggère une interview avec moi,
une émission avec mes disques. La réponse positive tarde sans le résultat espéré. Elle est déçue. Malgré l’insuccès de la
tentative, ce geste me fait grand plaisir.
Raymond chercher également à me trouver, pour l’avenir, des activités intéressantes, en Californie. Il prend contact
avec un impresario de Hollywood qui organise des tournées de conférences sur des sujets les plus divers, et me conduit
chez lui. Mes documents, mes dépliants, mes programmes l’intéressent car il a une liste considérable de conférenciers.
Lorsqu’il apprend que j’ai vécu en Californie il y a un demi-siècle, il devient enthousiaste et veut s’occuper de moi.
Raymond est heureux de voir son idée prendre corps... Pourtant rien de positif ne sortira de cela non plus, peut-être
parce qu’il m’aurait fallu rester plus longtemps en Californie. Nous avons apporté à Raymond, de la part de Robin, un
assez grand dessin de lui. Raymond réalise plusieurs photos fortement agrandies de détails du dessin. Je trouve très
intéressante cette initiative qui prouve qu’on peut voir, dans un seul dessin, la matière d’une série d’oeuvres, chacune
d’elles, complète. Cette expérience étaye ma conviction concernant la nécessité de « Transparence », de « limpidité »
dans les productions trop souvent surchargées, étouffées par manque d’air, de respiration en musique, de blanc en
peinture.
Nous quittons nos amis pour retourner à Phœnix d’où un car doit nous faire arriver vers une heure du matin, dans un
motel de Flagstaff.
Flagstaff, « la cité des sept merveilles », c’est l’étape vers le « Grand Canyon National Park ». Là, c’est l’indicible
où tout se mélange, la beauté du Canyon du Colorado et l’insupportable commerce qui l’accompagne, la sauvagerie
d’une nature gâtée par la floraison du tourisme. Il faudrait avoir du temps, beaucoup de temps, pour essayer de s’isoler,
de trouver des chemins solitaires et s’émerveiller seul des couleurs de la roche, des flamboiements de couchers de
soleil.
C’est à la fois trop beau et trop abîmé lorsqu’on ne fait que passer quelques heures dans ces paysages.
De nouveau la route vers Flagstad et Los Angeles par Kingman, Needles, le Mojane désert, dédaignant Las Vegas qui ne
nous tente absolument pas.
Nous nous offrons le plaisir de loger à Los Angeles, au vieil hôtel « Mayflower » - à cause du nom ! Nous nous y
octroyons aussi une belle frayeur. Encombrés de valises et sacs - il nous a fallu emporter de quoi nous vêtir pendant six
semaines dans des climats très différents - Edmée a pris l’habitude de compter nos charges... et à un changement de
taxis, elle laisse sur le trottoir le plus précieux de nos sacs, celui qui ne la quitte jamais, avec les passeports, les billets
d’avion, les réservations, l’argent, les bijoux, les pièces d’identité...
Elle s’aperçoit de cela lorsque nous roulons déjà depuis un moment ; les sens uniques de Los Angeles ne sont pas faits
pour des demi-tours rapides et c’est, affolés, que nous retournons à notre point de départ où nous retrouvons le sac au
bord du trottoir, semblant nous narguer ! Nous penserons toujours que peu élégant, en toile souple et noire, mollement
posé près de la chaussée, il aura évoqué pour ceux qui l’auront aperçu, un sac poubelle plutôt qu’une cache aux trésors !
Bonne leçon pour les snobs, amateurs d’Hermès vrais ou faux.
Nous ne nous attardons pas à Los Angeles que nous avons déjà entr’aperçue avec Alex et Raymond, car il nous faut
faire en trois jours la côte californienne, jusqu’à Santa Cruz, où nous attend William Trimble.
Ξ
C’est avec un groupe de touristes de diverses nationalités que nous embarquons dans un car.
La plus exubérante est une Grecque qui ne parle que sa langue, mais qui veut converser avec
tout le monde, et les plus silencieux un couple japonais qui se prend d’amitié pour nous parce
qu’ils ont, au départ, pris Paul pour Jean-Paul Sartre ! ! Ils nous photographient à toutes les
étapes, nous demandent notre adresse et nous enverront à chaque nouvelle fin d’année, leurs
vœux. .
Nous pouvons heureusement nous isoler car, pour Paul, c’est une sorte de pèlerinage, un
retour dans son passé californien. Il refait, dans l’autre sens, la route qui le vit, avec Henry
Cowell, en 1929, il y a cinquante ans, sur leur vieille guimbarde moribonde, descendre du Nord
jusqu’à Los Angeles !
La première journée nous fait découvrir Santa Monica, Malibu Shore, Santa Barbara, les
anciennes missions espagnoles, le joli village de Solwang, et nous arrivons pour la nuit, après
avoir quitté San Luis Obispo, à Avila Beach, où la mer et la piscine me semblent trop froides
pour un bain. Là, pas encore de touristes, tout est calme.
Nous avons droit, le lendemain, à la visite, à San Simeon de l’extravagant domaine de Hearst,
sur la « colline enchantée ». L’organisation de la visite est aussi ahurissante que le lieu et les
réalisations diverses d’un mauvais goût parfait : de la piscine de Neptune mélangeant le Gréco
- romain, la Renaissance, le béton, aux pavillons d’invités - ne pas oublier d’y voir « le lit du
Cardinal Richelieu !!! » - hispano-mauresques, à la « Casa Grande » où des sortes
d’adjudants veillent à ce qu’on ne piétine pas les tapis, et à l’autre piscine romaine... Seuls les
jardins sont vraiment beaux et font oublier ce fourre-tout d’objets d’art et ce salmigondis de
styles.
Nos compagnons s’extasient, photographient, filment... ils sont heureux.
Nous sommes plus contents de continuer vers Carmel où nous ne faisons qu un bref arrêt,
mais où Paul et moi devons revenir, pour dîner et passer la nuit à Monterey.
Monterey ! Fisherman’s Wharf ! Evocation de Steinbeck dans Cannery Row.
Et la Péninsule de Monterey nous réserve le lendemain la route des 17 miles et ses cyprès, ses
rochers, son point Lobo, avec les phoques qu’on aperçoit sur les rochers. C’est la route où Paul
apprit à conduire il y a cinquante ans. C’était alors un chemin de montagne... maintenant les
cars y circulent à l’aise. Nous remontons de Carmel, vers San Francisco où le car déposera ses
voyageurs. Mais d’abord, il s’arrête pour le déjeuner à Santa Cruz où nous restons, retrouvant
William Trimble.
Ξ
Nous sommes gentiment accueillis par Fabia, sa femme, et par leurs deux petits garçons qui nous offrent leur chambre.
La maison est en bois, la salle de séjour s’ouvre par une baie sur la cuisine.
Derrière le chalet, dans un minuscule jardin, un superbe citronnier fournit de succulents jus et ombrage l’atelier de
peintre de Fabia.
Les grandes toiles que nous voyons là sont étranges. Comment décrire cette peinture ? Avec une touche d’érotisme pour ne pas dire de pornographie, c’est inquiétant, parfois irritant, toujours inattendu de la part d’une jeune femme
agréable, sympathique, saine, amusante souvent. Fabia milite beaucoup dans les mouvements féministes et elle pense
que son art reflète ses préoccupations.
Nous ne le comprenons pas ainsi.
Le premier soir, les Trimble organisent une réception « open house » avec des musiciens, des universitaires. Nous
voyons arriver de pittoresques professeurs à couettes de cheveux blancs - c’est la mode ici, en ce moment - des couples
d’hommes âgés se tenant par le petit doigt, des jeunes parents et leurs bébés, ceux-ci fort indépendants s’occupant seuls
toute la soirée jusqu’au moment où ils s’endorment dans un coin. Les sujets de conversation sont divers, humoristiques
ou sérieux. Et, pendant ce temps, tourne mon disque des « Chants du Silence » que j’ai apporté en cadeau. Je finis par
demander s’il ne serait pas plus agréable de poursuivre les conversations sans musique. On me répond:
- « Oh, elle ne nous gêne absolument pas ! »
Je trouve la chose assez cocasse, dans ce milieu de musiciens. Plus tard, dans la soirée, nous allons tous dans l’atelier
voir les dernières toiles de Fabia.
Le whisky, la bière, le coca cola ont été absorbés pêle-mêle, généreusement. Les invités partent peu à peu, les parents
ramassent les bébés endormis. Edmée est déjà entrée dans notre chambre, la femme de Bill dans la sienne ; Bill est
complètement ivre et heureux. Il me prend dans ses bras et m’embrasse... sur la bouche ! Le moment est vraiment venu
d’aller se coucher, d’autant plus que se prépare une journée rude, à l’Université. L’Université de San José a un
département de musique important. Je suis reçu par un groupe de professeurs avec cette cordialité toute américaine qui
n’exclut pas le respect. C’est quelque chose de si agréable qui manque souvent en Europe, où dans ce genre de contact,
la raideur est de vigueur.
Cette même familiarité respectueuse est manifestée par les étudiants qui ne se sentent jamais intimidés par une
personnalité invitée.
Dans la matinée, je fais une conférence pour les professeurs et les étudiants, dans la grande salle de concert. Evocation
de la vie musicale aux U.S.A. et surtout en Californie pendant les années 27-30, de mes classes d’alors pour la
connaissance de la musique contemporaine, de mes rencontres avec des écrivains, des journalistes, des musiciens, de
Henry Cowell, de Dane Rudhyar, de Lan Adomian, de Varèse, de Charles Ives. Enfin, je présente et fais entendre «
Cinq Transparences », « Suite pour bande magnétique » et « Lumières et Ombres ».
Au début de l’après-midi, autre conférence au cours d’un séminaire de composition. Là, avec l’aide du professeur qui
s’occupe des bandes et du magnétophone, je fais écouter « 31 Instantanés », « Symphonie en quatre mouvements » et
« Sept Variations spatiophoniques ». Là non plus, l’humour n’est pas absent.
Le soir, dans l’amphithéâtre, c’est hélas, devant peu d’auditeurs, le concert consacré à mes oeuvres pour saxophones,
par les étudiants de William Trimble, avec dans une des oeuvres, la participation du professeur lui-même.
Après le concert, réunion avec Bill et les interprètes. Au cours de la conversation très cordiale, je ne peux cacher qu’une
inattention commise par professeur et élève dans le « Divertimento n° 12 », a donné une image singulièrement déformée d’un des mouvements, et je leur signale des accidents, à la clef, si inhabituels qu’ils ne les ont pas remarqués. Ils
sont perplexes, car la notation était claire et ils ne comprennent pas cette erreur de leur part.
Le lendemain, Bill Trimble nous emmène, Edmée et moi, à Carmel. Pour plusieurs raisons, je tiens à ce petit pèlerinage.
J’aimerais rencontrer Brett Weston auquel j’ai écrit et signalé notre présence en ville ce jour là.
Nous allons jusqu’à Carmel Valley où sa belle maison de verre au bord de la piscine est déserte. Nous revenons à
Carmel, pour essayer de le trouver dans sa Galerie. Son assistante qui nous reçoit n’est pas au courant de ma visite.
Brett semble très fantasque : il est absent, comme souvent, et personne ne sait quand il sera de retour. J’aurais aimé
revoir ce garçon, rencontré chez son père, il y a tant d’années, et qui m’a offert si généreusement la photo de couverture
des « Chants du Silence ».
Bill a envie de « déjeuner français » et nous emmène dans un restaurant dit français où l’authenticité est surtout
marquée par la Tour Eiffel qui est dessinée sur le papier des morceaux de sucre.
Nous partons ensuite à la recherche de la maison que j’habitais il y a un demi-siècle. Naturellement, rien ne reste de
l’ancien Carmel. La petite ville s’est outrageusement modernisée, les boutiques de luxe pour touristes multipliées. Ne
subsistent que les très vieux arbres devenus encore plus chenus, avec leurs racines énormes envahissant les trottoirs.
J’ai la curiosité de rendre visite à la rédaction du journal « The Carmelite » qui existe toujours. Nous y sommes reçus
par la rédactrice en chef qui fait rechercher, dans les Archives, les numéros où les articles, illustrés par Virginie,
rendaient compte de mon existence, de mes concerts, de mes cours d’alors. Un photographe du journal est appelé pour
faire des photos. Mes interlocuteurs ne parviennent pas à comprendre que ma femme d’aujourd’hui, n’est pas
l’Américaine d’autrefois. Une interview est faite... dont nous ne recevrons jamais aucune trace !
Nous retournons, Bill et moi, à l’Université de San José, invités par le responsable du laboratoire de musique expérimentale et électronique, un jeune musicien. Il nous fait visiter son laboratoire admirablement équipé d’appareils
nouveaux avec lesquels on peut réaliser pratiquement tout ce qu’on désire.
Il me transmet une invitation officielle de la Direction de l’Université à venir travailler un mois ou deux dans ce
laboratoire. Je suis heureux de trouver ici un esprit dépourvu de sectarisme. Chacun qui accepte de travailler, est libre de
suivre son propre chemin, à la seule condition d’admettre des comparaisons, voire des appréciations favorables, comme
défavorables, faites toujours, j’ai l’impression, de manière sincère et sympathique. On accepte ici les divergences, les
désaccords et personne ne veut imposer se propre conception à l’autre. C’est tout à fait dans l’esprit américain si
sympathique. Mais je n’ai pas le temps de donner suite à cette invitation, et pour être franc, je n’en ai guère l’envie :
Je n’éprouve toujours pas le besoin de construire mes oeuvres avec des sons insolites, des sons déformés, des sons
triturés, et je tiens encore à structurer mes oeuvres avec des sons naturels. Je ne désire pas surprendre seulement par
l’étrangeté, par l’insolence, à fasciner ainsi l’auditeur. La recherche pour la recherche, obstinée et farouche ne me
passionne pas. «Il faut trouver sans chercher », disait Picasso et aussi Picabia, il y a pas mal de temps. L’assemblage
parfois anarchique de sons et de sonorités étranges n’a jamais eu d’attrait pour moi. Mon passage dans les studios de la
Musique concrète, m’a permis de comprendre ce qui n’est pas à faire.
Nous venons de passer trois journées un peu folles avec Bill. Sa femme est gentille, mais nous avons peu de contact
avec elle. Elle semble supporter avec patience son turbulent mari Les garçons accrochés à la télévision sont aimables.
Edmée parvient à s’échapper un matin pour chercher le Pacifique et enfin s’y baigner sur une plage immense où elle
abandonne sans vergogne ses vêtements sur le sable, se baignant en slip et soutien-gorge, sans pour autant se faire
remarquer par les autres baigneurs totalement indifférents.
Les sorties dans la voiture de Bill nous ont terrorisés. Il conduit, le plus souvent, sans tenir le volant, occupé qu’il est à
mimer la partie de saxophone qu’il a en tête, et il est capable d’enfourner dans le petit véhicule la famille, les amis, le
chien, un violoncelle et quelques autres instruments sans être autrement gêné pour ses gesticulations... Mais rien ne
nous est arrivé sur les routes californiennes et c’est bien un miracle.
Nous quittons les Trimble et Santa Cruz pour San Francisco. Nos itinéraires et les temps d’arrêts sont assez mesurés, ce
qui ne nous permet malheureusement pas d’effectuer les détours souhaités. Roulant vers San Francisco, je revois par la
pensée les lieux où j’aurais aimé faire un pèlerinage : Menlo Park, en particulier où se trouvait la minuscule maisonnette
en bois, repaire de Henry Cowell, à qui je devais tant : je songe à sa générosité, à son amitié, à l’estime qu’il me témoignait. Passent aussi les images de Dane Rudhyar, cet ami merveilleux, désintéressé, dévoué, dont j’aurais voulu avoir
l’adresse actuelle, imaginant qu’il devait se trouver encore installé dans les environs de Palo Alto. Henry Cowell a
disparu, mais je sais que Dane est encore en vie.
J’imagine que ces amis n’ont jamais compris mon « éloignement » d’autrefois qu’ils ont peut-être pris pour une fuite.
Pourtant, dans ma conscience, je ne peux me faire aucun reproche. Ma raison d’abandonner les États-Unis, en 1930,
n’était pas une infidélité à moi-même, ni à mes amis. Mais au contraire, une fidélité à moi-même et à mes idées.
Le 5 mai, c’est donc avec des pensées de ce genre que je me laisse entraîner vers San Francisco où je vais retrouver,
comme à Carmel, des souvenirs heureux.
Au début de l’après-midi, voilà San Francisco. Je suis très ému, l’avouerai-je ? Je retrouve cette ville, après tant d’années, après l’Allemagne, la fuite en France, la guerre d’Espagne, l’occupation nazie, la libération, la création et la poursuite de ma nouvelle carrière... l’existence vécue avec Edmée, avec les enfants.
Je n’ai rien à regretter et certainement, si j’avais à recommencer, je choisirais le même chemin. Je pense à tout cela,
maintenant, à San Francisco, mais ce retour vers le passé est inutile et sentimental!
Nous allons à l’hôtel où nous attend Patricia Kristof. C’est si étrange de retrouver, jeune femme, la petite Pat’ qui faisait
la coquette avec le jeune Robin indifférent à ses mines et à ses efforts de joli jupon.
Patricia a un poste intéressant à l’Opéra et va se marier avec un avocat d’origine chinoise fort sympathique, Moy ; ils
sont, tous les deux représentatifs de ce « melting-pot » extraordinaire que sont les États-Unis : Patricia française née à
Paris de parents juifs hongrois, Moy né à San Francisco d’émigrés chinois.
Notre après-midi et notre soirée nous appartiennent. Notre première promenade, dans cette ville est, bien entendu, dans
China Town, proche de notre hôtel et d’un jardin public où des Chinois pratiquent les arts martiaux en toute paix. Notre
premier dîner est chinois. Cette ville chinoise, la plus importante, en dehors de la Chine, est mouvante, grouillante aussi
bien par la population même que par les visiteurs de toutes nationalités. Il y a de quoi voir, de quoi écouter, de quoi
observer ; c’est inépuisable...
San Francisco nous réserve, dès notre arrivée, deux de ses spécialités, un léger tremblement de terre et, de l’autre côté
de notre rue, un incendie.
Le lendemain, Patricia vient nous chercher pour nous conduire dans le hall d’un hôtel où, à notre surprise joyeuse, Lola
nous attend ! Elle a pris l’avion pour nous revoir encore un peu ici. Moy, l’ami de Patricia, nous rejoint et nous partons
tous pour déjeuner dans un restaurant évidemment chinois, dans une ambiance de fête. Et c’est là, au cours du déjeuner,
que Moy nous parle de ses origines et de sa famille.
Lui est né aux États - Unis. Il est citoyen américain, étudiant en droit. C’est un beau garçon, terriblement sympathique ;
son père, né en Chine, a émigré aux États-Unis avec sa femme qui est morte peu après la naissance de Moy. Désireux de
se remarier, il est parti se choisir, en Chine, une seconde épouse qu’il a ramenée à New York.
Moy deviendra bientôt le mari de Patricia et ils auront de ravissants enfants.
Dans l’après-midi, nos amis sont occupés et nous avons quelques heures à embellir à notre guise. Est-il nécessaire de
préciser que c’est dans Filbert Street que je suis attiré, pour tenter de retrouver la maison où j’ai partagé autrefois un
appartement avec Virginia et une imaginaire Hélène Robinson - la présence de cette dernière devant rassurer la mère de
Virginia sur la vertu de sa fille, dans cette puritaine Amérique d’alors. Ma déception est grande de ne pas retrouver la
maison : je recherchais plus, en fait, un lieu de vie, que des souvenirs.
Le soir, dîner chez Patricia, avec Lola et Moy qui a préparé un plat chinois succulent.
Le lendemain, Lola repart pour La Jolla. La joie qu’elle nous a apportée avec sa présence a encore embelli notre séjour.
A l’instant de notre séparation, moment de tristesse ; quand allons-nous nous revoir ?
Nous consacrons notre journée à de nouvelles découvertes de la ville, et surtout du quartier du port. Nous utilisons par
jeu ce fameux train actionné par câble qui escalade et dégringole les collines. Image tellement vue dans les films américains qu’elle est devenue familière.
Nous déjeunons dans un bistrot de pêcheur, de poisson pané servi sur des assiettes, mais sans couteau ni fourchette.
C’est délicieux.
Le temps est beau. C’est le même soleil qui brillait lors de certaines de mes promenades d’antan sur la côte où émergent
de très nombreux gros rochers. Le même vent léger et tiède souffle et j’emmène Edmée assister au spectacle splendide
des vagues se brisant sur les rochers, éclatant en mousse blanche, violemment éclairée par le soleil.
C’est enfin notre dernière journée à San Francisco et nous faisons le bien conventionnel « Sightseeing tour » en
autocar avec guide. Ce n’est pas superflu pour faire connaître à Edmée et me permettre de revoir les multiples aspects
de la ville et des environs. Tour classique : Treasure Island, Turn Peaks, Golden Gate bridge construit après mon séjour
de jeunesse, nombreux parcs. La vue des petites maisons aux suaves couleurs dans les verdures est réjouissante.
A notre retour à l’hôtel, nous assistons à un spectacle inattendu : à un coin de rue, un jeune vendeur crie le titre de son
journal. Deux femmes s’arrêtent pour l’insulter violemment. Lui ne réagit pas, continue paisiblement sa vente.
Personne, autour d’eux, ne s’intéresse à cette histoire. Nous finissons par comprendre qu’il s’agit d’un journal
communiste et que les femmes font partie - elles le clament d’ailleurs, d’une ligue anticommuniste. Malencontreuse
évocation de l’époque du Mc. Carthysme, que nous croyions appartenir à un passé bien révolu.
Lorsque nous avions décidé ce voyage aux États-Unis, Edmée avait rêvé de faire un très long trajet en train et de
contempler les paysages, de la plate-forme arrière du dernier wagon. Vision romantique ! Il a été impossible de glisser
ce projet dans notre programme si serré. Impossible aussi de s’arrêter à Salt Lake City.
C’est donc encore par avion, que nous gagnons l’Illinois et Chicago.
A l’aéroport de Chicago, quelques petits désordres, pas de taxis. Il faut donc prendre un premier bus, puis quelque part
en ville, un deuxième, pour arriver quand même, toujours terriblement chargés de bagages, près de notre hôtel.
Personne devant l’hôtel pour nous aider : pas de portier. C’est un vieil hôtel dans le style germanique du début du siècle,
couloirs et chambres recouverts de boiserie foncée, compliqués, peu hospitaliers. Cela ne nous gêne pas, ouverts que
nous sommes aux aventures de n’importe quelle espèce. Et c’est une aventure, le premier soir, de trouver un restaurant
ouvert dans un quartier désert quelque peu inquiétant.
Le Chicago d’aujourd’hui nous permet quelques découvertes, quelques surprises belles et moins belles, quelques
déceptions. Tout ceci sur le plan artistique. Chicago qui développe, depuis le tremblement de terre qui le détruisit en
1880, une tradition architecturale d’avant-garde.
Je n’ai jamais caché mon admiration pour la plupart des réalisations de Mies van der Rohe : le style, la forme, le rythme
et l’élan de ses gratte-ciel. Sans le moindre ornement, avec la simplicité la plus poussée, avec des variations
richissimes ; que de chefs - d’œuvre, de structuration architecturale ! Avec des moyens les plus réduits, il arrive à
émerveiller. Il est mon aîné dans la recherche de la plus grande simplicité. Et puisqu’en architecture, il y a des
expressions qui risquent de provoquer des malentendus, je m’abstiens de prononcer les mots transparence, limpidité mes mots préférés dans la création musicale.
Du 103ème étage de la Sears Tower « le plus haut bâtiment du monde », nous découvrons le gigantesque paysage
urbain plus à l’échelle de titans que d’hommes, et le lac Michigan lui-même, à l’échelle d’un océan.
Calder nous ramène à l’humain avec son mur « Univers » aux sept éléments mobiles.
Au fil des promenades, c’est encore Calder qu’on rencontre au « Federal Center », entre deux gratte-ciel, avec son «
Flamingo » de 16 mètres, immense stabile dont les dimensions attirent les enfants qui y grimpent, qui y jouent. Picasso,
lui, a créé une sculpture de 15 mètres de haut pour le « Civic Center ». L’œuvre qui nous plaît le moins est au pied de la
« First National Bank of Chicago », dans un petit square, légèrement au-dessous du niveau de la rue, une mosaïque de
Chagall : les « Quatre saisons » - plus exactement un bloc de ciment recouvert de plaques de pierres brillantes, avec
des fragments de dessins en couleurs du peintre. L’œuvre nous paraît décevante et de mauvais goût.
Naturellement, nous ne pouvons manquer « Marina City », ces deux immeubles cylindriques jumeaux de soixante
étages.
Mais cette ville gigantesque nous déconcerte !
Ξ
Dernier envol, pour New York.
Je ne retrouve pas, cette fois, à New York, l’exaltante curiosité qui avait fouetté mon premier
séjour dans la ville. Il pleut interminablement. Nous avons décidé de goûter des charmes d’un
quartier vraiment populaire, cela nous a conduits au plus sordide que pittoresque, Century
Paramount Motel, voué à la démolition prochaine, près de Times Square. Paul est malade,
grippé, il doit rester la plupart du temps au lit et un médecin le voit deux fois. La « pharmacie
» où je fais exécuter l’ordonnance est aussi inquiétante que le quartier. Tout est morne dans
cette partie de la ville où je découvre la saleté, l’indigence, les immenses terrains vagues en
attente de construction, et emplis de rebuts, les îlots à moitié détruits. Je me refais une
humeur plus rose au Musée Whitney, au Guggenheim, au M. E .T. et sous la pluie, j’essaie,
avec bonne volonté, de retrouver le pittoresque de Washington Square et de Greenwitch
Village. Mais je suis inquiète pour Paul car nous devons encore aller dans le Vermont, et son
état n’est pas fameux.
Il sort avec moi pour déjeuner chinois, dîner japonais. Malgré la fièvre, il rend visite à Kertesz
et en réalité, le meilleur moment de ce séjour new yorkais - raté cette fois - nous le passons
chez nos amis Dobo qui nous invitent pour dîner, le dernier soir de notre séjour.
J’essaie de démêler avec eux un point d’histoire de l’art qui m’intrigue.
J’ai remarqué, au Metropolitan Museum, à côté de la « Diseuse de bonne aventure » de
Georges de la Tour - dont l’acquisition en 1960 par les États-Unis, fit grand bruit en France dans une note affichée, une phrase qui me surprend :
« Inscribed on kerkief of the second woman at left : « MERDE » ». Nos amis ne peuvent
m’expliquer cela. De retour en France, j’apprendrai qu’effectivement un chercheur anglais, je
crois, a fait cette découverte qui prouverait que le tableau est un faux !
Il a été montré à Paris en 1972 dans une magnifique exposition, mais rien de cette histoire ne
figurait dans le catalogue !
Il faut vraiment être convaincu pour apercevoir dans le fameux foulard de la deuxième femme,
des apparences de lettres !
Ξ
Le 15 mai, nous quittons New York pour notre dernière étape, Bennington, dans l’état du Vermont, où je dois faire une
conférence au célèbre Collège.
Nous sommes invités chez Vivian Fine et Ben Karp, qui après avoir enseigné la sculpture, est maintenant - retraité.
Ils ont une belle maison confortable, meublée avec une simplicité de bon goût. Elle y a son salon de musique, lui son
atelier. Autour d’eux, la campagne. Le collège est proche. Ben cultive dans le champ qui entoure la maison, quelques
mètres carrés dans lesquels il produit des tomates, un peu de haricots, quelques laitues ; il est presque plus fier de ses
réussites potagères que de ses sculptures !
Tout irait fort bien, nous serions heureux chez eux, mais ma grippe de New York n’est pas terminée. J’ai des moments
difficiles, parfois je tremble de fièvre et claque des dents pendant de longs moments.
C’est dans cet état que Vivian me conduit au Collège où je fais, malgré tout, la conférence prévue pour un groupe
d’étudiants auquel s’est joint une bien ancienne connaissance, le compositeur Henry Brant, professeur de composition à
Bennington et que j’avais rencontré à New York, quand il avait à peu près 17 ans, adepte convaincu de la dodécaphonie
de Schoenberg. Je fais entendre deux mouvements du « Concerto pour bande magnétique » et « Lumières et Ombres
», avant un débat animé. Il me semble que Brant est maintenant admirateur de Boulez : et c’est surtout à son endroit
que je tente de donner une image objective et quelque peu sévère du rôle que l’État français a accordé à l’Ircam.
Au retour de la conférence, j’ai une agréable surprise. Vivian a reçu un appel téléphonique du saxophoniste Racher qui a
envie de me rencontrer parce qu’il joue pas mal de mes oeuvres. Il est l’un des plus éminents représentants,
internationalement connu, des saxophonistes de la génération de Marcel Mule en France.
Il fait les 80 kilomètres qui le séparent de Bennington pour venir, avec sa femme, nous rejoindre le soir. Intéressante
soirée au cours de laquelle il nous fait entendre un des disques enregistrés par son ensemble.
C’est notre dernière soirée chez Vivian et Ben. Il nous faut quitter nos amis. Ben nous conduit à la gare routière. Nous
arrivons à New York pour attraper l’avion pour Paris.
Ξ
J’ai été inquiète pendant tout notre séjour à Bennington. Paul tremblait de fièvre, sauf pendant
les manifestations au Collège où la volonté bien connue des conférenciers et des interprètes
leur donne inexplicablement une force nouvelle. Dans l’agréable maison des Karp, au milieu du
verdoyant paysage, j’ai pu me reposer, me mettant au rythme nonchalant de Ben, enfouissant,
sous sa direction, dans la terre de ce qu’il appelait pompeusement son potager, des graines
qui, affirmait-il, deviendraient un jour betteraves. Ensemble, nous avons fait les courses dans
un curieux magasin coopératif de produits naturels où chacun choisit et pèse ses
marchandises, annonce le poids à la caisse et paye. Comment agirait ici le Français resquilleur
par tempérament, tenté par le manque de contrôle ? Par une route où nous rencontrons un de
ces ponts couverts fréquents dans la région, Ben m’a emmenée au Musée de Bennington où
sont rassemblés meubles et objets du XVIII ème siècle. J’ai pu m’y extasier devant d’adorables
maisons de poupées et surtout y voir les peintures de Grandma Moses qui sont rassemblées
dans la Moses Gallery.
Ce serait - sans l’inquiétude donnée par la santé de Paul - une très agréable fin de séjour dans
ce pays si multiple que sont les États - Unis, ces heures passées chez Vivian et Ben. Ben qui
vit avec un dictionnaire franco-anglais dans sa poche m’a expliqué - après de soigneuses
recherches à différentes pages - que la femme européenne - en particulier la femme française
étant plus rationnelle, est mieux organisée, partant plus efficiente que l’américaine. Je
m’étonnais en effet du temps que passe la femme américaine, ou le mari car l’homme ne répugne jamais aux travaux ménagers - dans la cuisine.
Avec tant de machines, d’appareils à laver et à sécher, à couper, à mixer, à broyer, à griller, à
humidifier, à conserver, à conditionner, à aspirer, à souffler, à repasser, dont les boutons à
presser ornent la cuisine laboratoire ouvrant presque toujours sur la salle à manger, et dont les
ronronnements multiples ne laissent jamais le silence s’établir, l’Américain ou l’Américaine
passe des heures dans un lieu où la femme française officie le plus brièvement possible..
La machine à laver la vaisselle fait bien sûr partie du mobilier, mais je n’ai, dans aucune
maison française, vu autant d’assiettes, de tasses, de verres, de couverts sécher dans le banal
égouttoir en plastique, que dans ces cuisines tellement sophistiquées.
Comme si l’ancestral geste de rincer dans l’eau d’un bac était plus réconfortant que celui
moderne de remplir les alvéoles savonneux étudiés du robot domestique.
Virginie comme Ben, Fabia comme Bill ont le même geste machinal de passer
interminablement le chiffon humide sur les revêtements pourtant impeccables des multiples
plans de travail de leurs cuisines laboratoires.
Ce ne sont pourtant pas des femmes ni des hommes au foyer. Ils enseignent ou écrivent,
interprètent ou peignent, mais une partie de leur existence semble encombrée par mille taches
domestiques malgré la présence de tous les robots qui hantent leurs foyers.
N’y a-t-il pas là un émouvant retour à l’humble geste ménager quotidien - contestation
mesurée inconsciente de la mécanisation exagérée.
Des rayons spéciaux des grands magasins regroupent, comme chez nous d’ailleurs - toute une
panoplie d’ustensiles sortis des cuisines de grand’mère.
L’ancien, le rustique, le style colonial, font envie à toute une génération plongée en plein vingtet-unième siècle tandis que les plus jeunes retournent carrément aux sources, se regroupent
en communautés artisanales, se vêtent de cotonnades indiennes, de soies chinoises, de lin pur
et blanc ! N’est-ce pas encore retour aux sources, cette manie du jogging dans un pays où une
des prochaines générations risque de naître avec quatre roues en lieu et place de deux
jambes ? Celles-ci ne semblent plus utiles à des gens qui ne se déplacent qu’en voiture - en
voitures puisque chacun possède la sienne -Mais les Américains qui, en aucun cas, n’iraient à
un bloc de chez eux, à pied, sont vigilants quand même et redoutant sans doute l’atrophie
prochaine de leurs membres inférieurs, ont inventé le jogging. Partout, ils pratiquent cette
course à petites foulées : à Washington, sous l’œil blasé des foules qui attendent la visite de
la Maison Blanche, à New Orléans, le long des rails où passe le vieux tramway, à Atlanta, sous
la pluie très violente qui frappe parfois, à Los Angeles, en pleine odeur d’essence, à New York,
autour de Washington Square où ils se suivent en file si dense : des barbus, des chevelus, des
tondus, des ventrus, des élancés, qu’on a du mal à se glisser entre eux.
Nous en avons rencontrés dans les endroits les plus inattendus en plein désert d’Arizona, loin
de toute habitation, sur les pistes au fond du Canyon du Colorado, sur le sable mouillé des
longues plages californiennes, sur la route des 17 miles, d’où on entend aboyer, sur les
rochers, les chiens de mer, dans les forêts du Vermont.
Et les Américains qui n’entendent pas faire les choses a moitié portent, pour la circonstance,
chaussures et survêtements spéciaux - ne nous a-t-on pas discrètement glissé à l’oreille que la
mode du jogging fut lancée par des fabricants de vêtements de sport ?
On fera bientôt du jogging en Europe aussi...
Ξ
Vers la fin de l’hiver, j’avais reçu une proposition de Evanston, près de Chicago, pour l’exposition « Mouvement dans le
Mouvement » à la Galerie Dittmar, pendant le « Sixième Congrès Mondial du Saxophone » tenu à la « Northwestern
University », les derniers jours de juin.
C’est la première fois que l’Exposition doit être présentée aux U.S.A. Deux de mes oeuvres pour saxophone sont aux
programmes du Congrès : « Comme une improvisation » jouée par Jacques Desloges, qui l’a interprétée en mai, à
Versailles, en première mondiale, et « Deux Convergences » données par Alain Bouhey. Notre voyage d’avril et de mai,
aux U.S.A. a coûté une somme considérable et il m’est difficile d’assumer les frais pour un nouveau voyage avec le
transport de la matière de l’exposition et le séjour. J’aimerais obtenir une aide financière. Notre amie Marianne Fayol
intervient auprès d’un de ses cousins, le Président de la Fondation Singer Polignac. A cette intervention amicale,
s’ajoute une chance particulière : un des rapporteurs de la commission de la Fondation est Jean Françaix qui me connaît
bien. Ces deux appuis agissent efficacement et une partie de mes frais est couverte par une subvention. Le service des
missions artistiques du Quai d’Orsay m’offre le billet d’avion aller et retour.
Les détails pratiques sont réglés, par courrier, avec les responsables de l’Université.
Je dois prendre l’avion le 26 juin au matin, à Orly. Dans la nuit du 22 au 23, je suis en proie à une tachycardie violente.
Médecin et cardiologue appelés en urgence sont, au moins rassurants : pas d’infarctus à craindre. Mais le verdict est
sévère : pas question d’envol vers les U.S.A. Avec mon entêtement habituel, je n’accepte pas cet empêchement de
dernière minute. Notre médecin, qui me connaît bien, en discute avec Edmée et si le diagnostic est médicalement juste,
il est évident que la contrariété va avoir pour moi, un effet désastreux. La crise passée, je m’oblige à me sentir bien car
je veux partir !
Et je pars, laissant égoïstement Edmée très inquiète, et seulement rassurée parce que je serai en compagnie de musiciens
que je connais. Elle espère que je les préviendrai de mon état de santé et qu’ils veilleront. Mais ils sont partis avant moi.
Par précaution, je demande à l’hôtesse de l’air de me « surveiller », lui disant ce qui m’était arrivé. Je sens, pendant le
vol, qu’elle m’observe assez souvent et à la descente d’avion à Chicago, gentiment et discrètement, elle me félicite.
A l’aéroport, contrairement à ce qui a été convenu, personne, de l’Université, ne m’attend, ce qui m’oblige à transporter
ma valise assez lourde et celle contenant les partitions à exposer. Je fais lancer un appel par haut-parleur... sans résultat.
J’appelle Edmée par téléphone pour la rassurer, elle me répond qu’elle n’était pas inquiète, sachant que ma volonté
éviterait tout accident. J’ai toujours, et je suis toujours très fier de cette confiance qu’elle témoigne à mes forces.
Furieux d’être là, sans accueil, j’ai envie de reprendre un avion pour la France. Pourtant, j’appelle l’Université pour
apprendre qu’on est parti à l’heure pour me chercher et que ce retard n’est pas une négligence. Il me reste à attendre une
heure encore le retardataire.
Dès le lendemain, une petite équipe, sous la direction de la propriétaire de la Galerie Dittmar, de Chicago, monte
l’exposition dans une salle de l’Université dont les dimensions harmonieuses se prêtent bien aux graphismes des
couvertures. L’Exposition est gardée le jour, par un jeune noir avec lequel je passe des moments agréables parfois.
C’est, le 27, dans la matinée, le vernissage dans une ambiance colorée, vivante, détendue, inhabituelle pour nous,
d’Europe. Il y a là surtout des étudiants, filles et garçons, presque tous juchés sur des patins à roulettes avec lesquels ils
circulent dans les bâtiments. C’est un peu bruyant, mais ne semble gêner personne. Tous ces jeunes sont gais, curieux, et
commentent les dessins sans complexe aucun et surtout sans snobisme.
Un catalogue, au titre français habituel « Mouvement dans le Mouvement », est rédigé en anglais et illustré avec les
reproductions de Chagall et de Brancusi.
Le « Congrès mondial » commence en même temps avec ses programmes dans diverses salles. Il y a tant de participants
qu’il a fallu organiser plusieurs concerts le même jour et simultanément à divers endroits. J’assiste à quelques
programmes et naturellement à ceux de Jacques Desloges et d’Alain Bouhey.
Ce genre de Congrès, comme je le comprends vite, est considéré par chacun des interprètes comme une compétition qui
risque de lui faire avoir une place meilleure « sur le marché ». C’est en grande partie, une entreprise commerciale et
les tractations s’engagent dans les coulisses. On y perçoit le côté ouvertement « affairé » avec une salle transformée en
immense boutique où la concurrence sévit. On y vend de tout : saxophones, anches, pièces détachées de l’instrument,
disques, partitions de musique. J’y fais une incursion. Parmi les partitions à vendre, je trouve un seul exemplaire de
l’œuvre récente « Phases contre phases » avec son intéressante couverture en relief. L’unique exemplaire est vite
vendu, son acheteur le montre aux camarades et on s’adresse à moi pour des commandes ! ! Je ne peux que prendre une
liste de noms et d’adresses que je communique à mon retour à mon éditeur en le félicitant de sa prodigalité avec son
envoi d’unique exemplaire.... !
J’ai l’agréable surprise de recevoir, à l’exposition, la visite de Hugues de Kerret, attaché culturel et responsable des
services culturels français à Chicago. Il m’invite à déjeuner le lendemain avant de faire avec moi une interview.
Au bout de six jours, je rentre à Paris, pas même fatigué.
RETOUR AU PASSÉ
1979
Belle année avec le voyage aux États-Unis !
Janvier avait été, je ne sais trop pourquoi, une noria de visites, d’invitations. Cela s’était un
peu calmé, après les premières semaines et j’avais pu préparer soigneusement notre séjour
américain. Que de lectures ! J’avais fini par si bien connaître ce que nous devions voir que
j’avais craint des déceptions. Il n’y en eut pas. Et le voyage avait été encore embelli par
l’amitié.
Nous avions eu le temps, avant de partir, de voir l’Exposition que Robin avait préparée en
mars. Chez lui, dans son propre atelier comme il avait décidé de le faire désormais. Eu le
plaisir aussi, de voir dans une émission de télévision, Anne et son groupe de musique sudaméricaine - impressionnée autant que ses camarades par la camera !
Puis, chacun était parti pour les vacances de Pâques : Miroka en Bretagne où elle s’était
arrêtée à Saint -Briac pour un petit pèlerinage, attendrie à « La Vigie » où elle avait passé de
si heureuses vacances de petite fille, Anne à Six Fours et Robin, à Vaumeilh.
Nelly est venue en juillet. Nous avons visité ensemble la belle maison de Balzac et avons aimé
son air de campagne en plein Paris. Nous avons exploré le Marais et ses vieux hôtels, les
Gobelins et Mouffetard et avons longuement admiré, à Beaubourg, l’exposition Paris - Moscou.
Détente, découvertes, plaisirs partagés.
L’été ne nous voit pas à Vaumeilh. Paul a passé une partie du mois d’août pour son traitement
à Saint-Gall. Miroka a loué un appartement à Six Fours où Anne est venue la rejoindre après
un séjour à l’île de Ré avec des camarades.
Un peu du passé est venu nous rejoindre : Yvonne et Jean Gouin nous ont amenés un jour
Gaëtan Fouquet. Gaëtan Fouquet, c’est Connaissance du Monde ! J’ai recherché dans le coin
d’une bibliothèque, où se côtoient les aventuriers de tout poil, le vieux petit livre mal broché
de chez Susse, au titre évocateur « A pied en Birmanie » où j’ai retrouvé la photo du jeune
Gaëtan en short et veste sport...
Et nous avons vu arriver un vieux monsieur fatigué, désabusé, très seul, encombré, dit-il, par
toute la documentation qu’il a ramassée, au long de sa vie pour ses conférences et ses livres.
Nous reverrons encore deux ou trois fois Gaëtan Fouquet, de plus en plus malade, qui ne
tardera pas à disparaître.
Encore un peu du passé avec une réunion des anciens membres du Cercle International de
Jeunesse... J’y ai retrouvé Kitty l’Irlandaise qui faisait partie d’un voyage dans le Devon...
d’avant la guerre !
Je remplace Paul, parti pour deux semaines à Budapest, à une réception, au Sénat, où, dans
le cadre du rapprochement franco-allemand, Alain Poher reçoit le Docteur Mai.
Dès l’automne, j’ai ajouté aux cours de jardinage du Luxembourg, un programme de Cours aux
Arts Décoratifs, et des visites de Paris dans le cadre des Monuments historiques.
Je joue, sans complexe, à l’éternelle étudiante. C’est une distraction dont je ne me lasserai
jamais.
BILAN
1979
C’est dès mon retour de Chicago que j’ai dû répondre à une enquête de la revue « Panorama de la Musique et des
Instruments ». Christine Devars y interroge des musiciens sur « leur vision musicale de Madame la mort » !!
Si le thème de la mort figure dans « Je vous dis que je suis mort » de Georges Aperghis, si l’idée de la mort n’a jamais
été une source fondamentale de mon aspiration, excepté pour mes « Quatorze stations », affirme Marius Constant, si
pour Emmanuel Krivine « la mort est une inconnue », et si pour Guy Rebel « la musique est en train de ressusciter »,
je peux déclarer :
« Jamais ma musique n’a exprimé la mort, devant laquelle un compositeur, en vertu de son art n’a pas le droit
d’abdiquer. Même mon « Chant funèbre pour un guerrier » n’est pas une œuvre mortuaire mais une lutte pleine
d’espoir contre la guerre et pour la vie ».
Le dernier mot est donné, dans cette enquête, non à un musicien, mais à Jankélévitch, philosophe, amateur éclairé de
musique :
« La musique, comme la poésie est à l’antipode de la mort indicible, horrible, muette ».
C’est encore Jankélévitch qui donne cette définition :
« La philosophie, c’est comme la musique, on doit en faire et non en parler ».
Jankélévitch, beau-frère de notre ami Jean Cassou, précédera de peu, celui-ci dans la mort. Tous deux disparaîtront en
1985.
Depuis longtemps, j’ai abandonné le travail au piano. A cela, plusieurs raisons. L’une est qu’aujourd’hui, beaucoup
d’interprètes incluent dans leurs programmes de la musique contemporaine comme je le faisais autrefois pour la faire
connaître et la défendre. L’autre est que j’ai toujours refusé d’être virtuose et considéré l’instrument comme moyen de
convaincre et non de briller.
Mais si je ne joue plus, je songe à tous nos enregistrements qui existent dans des stations de radio, en particulier à la
Phonothèque de Radio - France. J’aimerais avoir au moins un disque sur lequel je figurerais comme interprète avec des
programmes de musique ancienne que je donnais autrefois : Frescobaldi, Michelangelo Rossi, Azzolino Bernardino
della Ciaja et avec une ou deux de mes oeuvres de musique de chambre, avec piano. L’idée me séduit, mais je prévois
un échec, car les maisons d’éditions ne veulent plus que des enregistrements stéréo - à l’exception d’artistes d’un
lointain passé ; comme Caruso. Pour eux, on admet la fausse stéréo.
Malgré mon peu d’espoir en une réussite, je veux quand même tenter cela. J’invite Maurice Chattelun à écouter
tranquillement avec moi, dans une cabine de la Maison de la Radio, mes anciens enregistrements. Je connais la sévérité,
le jugement objectif sans compromission de mon ami. C’est pourquoi je demande son avis et non ses éloges.
Nous écoutons la « Sonata da Ballo » , puis les « Cinq Esquisses »
Il s’écrie avec une vivacité inattendue chez lui : « Quel extraordinaire pianiste vous êtes » ! Je me sens obligé de
discuter un éloge aussi exceptionnel. Mais, il ne me laisse pas parler et se met à analyser les détails, énumérer les
qualités, la coloration, les accents, les nuances rares, jusqu’à me remplir de confusion.
Nous écoutons ensuite le « Divertimento n° 1 » interprété par Jean-Pierre Rampal et moi au piano, enfin, le «
Divertimento n° 2 pour flûte, violoncelle et piano », interprété par Michel Debost, Reine Flachot et moi.
L’écoute du « Divertimento n° 1 », malgré le jeu prestigieux de Jean-Pierre, est décevante, à cause, sans doute, de la
prise de son. En revanche, Maurice n’a pas trouvé suffisamment de mots élogieux pour exprimer son émerveillement
devant l’exécution du trio.
Après quelques tentatives auprès de maisons d’éditions phonographiques, je dois admettre que mon projet n’a, hélas,
aucune chance de réussir.
C’est pendant mon séjour d’été à Saint-Gall, que je compose SILENCES ET ÉMERGENCES 290 pour quatuor à
cordes.
MODULES EN MOUVEMENT 291 pour orchestre, est composé en novembre, à Antony. Ayant par nature,
constamment besoin dans ma création - musicale, graphique, sculpturale - d’une structuration indispensable et
prédominante, je veux citer ici ce que donne le dictionnaire comme définition à l’expression utilisée dans le titre :
Module : « en architecture, unité, pour régler les proportions des colonnes des parties d’un édifice ». La définition du
dictionnaire est explicite.
Comme il avait été convenu lorsque nous étions à Nashville, les Christensen viennent passer quelques jours chez nous,
avec leurs deux enfants. Ils visitent Paris où ils viennent pour la première fois. Les enfants sont enchantés. Roy a
préparé sa visite, par des contacts car il cherche une maison de disques qui diffuserait sa marque « Gasparo », en
Europe. Il voit beaucoup de firmes, mais sans résultat positif.
Un disque « Gasparo » est en préparation avec mes oeuvres, et nous réunissons pour un soir quelques-uns des
interprètes et le producteur ; Jacques Desloges, Marie-Christine et François Doublier avec leur ami Philippe Laplante,
ingénieur du son, amateur très sérieux, qui doit les enregistrer dans « Lumières et Ombres ». Maurice Chattelun est là
aussi.
Nos amis américains repartent bientôt, et nous ne serons plus en contact que par correspondance.
La radio française m’ignore décidément de plus en plus. L’année 1979 est exemplaire en cela !
En mars, la « Suite paysanne hongroise » sur France - Culture avec Isabelle Chapuis, flûtiste et Hélène Wickett.
En juin, les « Cinq Transparences » pour cordes, xylophone et percussion, enregistrées par André Girard, sur France Musique. Pendant le dernier trimestre : dans « Musiques à découvrir », l’enregistrement de « Celui qui dort et dort »,
et sur France - Musique, la diffusion de « Lumières et Ombres » jouées par les Doublier à Brême.
Pas grand chose, non plus, sur les radios étrangères. Madrid donne en janvier la « Suite paysanne hongroise » et
Budapest s’obstine, tous les deux mois, à donner et redonner mes anciens chants de masse.
Fort heureusement, il y a les concerts à Paris, en province, à l’étranger, où les solistes et les ensembles sont fidèles à ma
musique.
C’est Pierre Yves Artaud et Sylvie Bertrando qui interprètent, à Paris, au Lucernaire, pour commencer l’année, la «
Suite paysanne hongroise » ; c’est le trio Deslogères qui donne, en mars, les « Deux Résonances » à Savigny-sur-Orge
et le « Quatuor de saxophones Pierre Caens » qui joue en avril, à Dijon ; c’est le duo Doublier qui fait entendre les
« Transparences » pour deux pianos, en novembre, au Centre Culturel Jean Arp de Clamart ; c’est pour terminer
l’année, Alain Bouhey avec les « Deux Convergences », à Cambrai.
De nouveaux interprètes se manifestent, le jeune saxophoniste Daniel Kientzy joue, en mars, à Aubenac, avec Hélène
Ringuet « Résonance » pour saxophone et percussion, puis avec sa femme flûtiste, aux Houches, en avril, le «
Divertimento n° 18 ». Le « Trio d’anches de Besançon », interprète à Nancy, en mars, les « Trois mouvements » pour
trio d’anches.
Le « Quatuor de saxophones de France » donne, en mai, à Comery, quatre des « Sept Transparences ».
Le « Quatuor de clarinettes Nico Chiarelli » de Chartres joue en mai et en juin, la « Petite Suite » dans les églises de
Carancez et de La Puisaye.
Vient la saison des Festivals, en juillet et août : au Festival de Langeais, « Douze Instantanés » par le « Sextuor des
clarinettes Leblanc »; aux Nuits de la Mayenne, dans l’église de Javron, « Divertimento n° 6 » par Christian Roca ;
pendant l’Eté musical en Languedoc, « Divertissement 1600 » par le « Quatuor Desloges », à Adgé ; dans les
Charentes, à Saint-Savinien, « Quasi una Cadenza » par Philippe Olivier Devaux du « Sextuor Leblanc » ; au cours
des « Soirées musicales » de Saint - Julien d’Olargues et de Saint - Chinian, « Quatre Résonances » pour basson seul,
par Jean-Marc Pech.
De l’étranger, je reçois de bonnes nouvelles : le « Sextuor de clarinettes Leblanc » fait entendre les « Douze
Instantanés », en Espagne, au cours de sa tournée de mars qui le conduit à Ibiza, Séville, Madrid, Santander, Lejona,
Bilbao, Mataro, Barcelone, Valence.
C’est en Algérie que Jacques Desloges qui a joué en première mondiale à Versailles en mars, « Comme une
improvisation » donne en octobre avec son quatuor le « Divertissement 1600 » à Bône, Alger, Tlemcen, Oran.
Aux États-Unis, « Phases contre phases » est interprétée en février à Hattiesburg à l’University of Southern,
Mississipi, par George Wolfe et Andrew Kraus, et à Bloomington, à l’Indiana University par Michael N. Jacobson et
Paul Borg. A Bennington College, Maurice Pachman donne en octobre « Quatre Résonances » pour basson seul.
Enfin, en Suisse, le duo Wolfensberger redonne à Schaffhausen en novembre, le « Divertimento n° 1 » pour flûte et
piano. Que deviendrait ma musique si ces oeuvres ne se répandaient pas, spontanément, parmi les interprètes d’ici et
d’ailleurs ? Ne plus compter pour une Radio française à laquelle on a donné tant de ses heures est très décevant !
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M.S. inédit.
M.S. inédit.
1980 - 1986
DERNIÈRES EXPOSITIONS
« À LA MÉMOIRE DE BÉLA BARTÒK »
1980
Edmée m’a offert, pour Noël, un gros ouvrage : « Florilège de la Chanson révolutionnaire de 1789 au Front Populaire »,
parce qu’elle y a trouvé, en le feuilletant, plusieurs chants de moi : le « Chant de Dimitrov », le « Chant de Thaelman »,
« Han Coolie », « La Commune d’Oviedo ».
Le livre est remarquablement illustré, les chants intelligemment commentés. C’est un beau travail signé Robert Brécy
aux « Éditions Hier et Demain ».
Par une étrange coïncidence, je reçois, quelques semaines après ce cadeau, un appel téléphonique de... Robert Brécy. Il
habite tout près de chez nous, à Massy, a eu mon numéro de téléphone par un éditeur. Il cherche depuis longtemps à me
joindre pour obtenir des précisions sur d’autres chants de lutte qu’il connaît de moi.
Nous allons nous voir assez souvent car il travaille avec passion sur ce sujet du chant révolutionnaire. C’est un idéaliste
qui a consacré ses loisirs, à côté du métier qu’il exerçait, et maintenant sa vie de retraité, à ses recherches.
Il nous parle de cette « Édition Hier et Demain », dans un bâtiment du Parti communiste. Il nous raconte ses démêlés
avec cette Maison fantôme, où tout est mystérieux, où il a un contrat avec un pourcentage sur la vente de l’ouvrage,
mais où il n’a jamais rien obtenu. Il a appris que l’ouvrage a été mis au pilon et que de rares libraires en ont acheté à
prix réduit. Mais, tout cela ne le décourage point : les chants doivent vivre, continuer à vivre. C’est le principal.
Je lui prête ceux de mes chants qu’il ne possède pas encore et qu’il fait photocopier pour compléter sa collection. Sa
femme vient parfois avec lui, sympathique, elle aussi. La musique, en général, est étrangère à Brécy. Seul, le chant
choral l’intéresse. A mes yeux, ce n’est pas un défaut. Il a un idéal et ce n’est déjà pas chose insignifiante
Nous achèterons plusieurs exemplaires du bel ouvrage et j’aurai le plaisir d’en offrir à des amis.
Ce début de la nouvelle année est consacré au disque « Gasparo », dont j’attends beaucoup depuis notre visite à
Nashville.
Roy Christensen m’écrit qu’il s’est déjà entendu avec le « Philarte Quartet » pour l’enregistrement des « Sept
Transparences » et que l’ensemble possède déjà le matériel de l’œuvre. Il me demande de m’occuper sans tarder
maintenant, de ce qui doit être enregistré en France, pour le disque « Music of Paul Arma ».
Avec sa gentillesse habituelle, Roger Roger met à ma disposition son studio d’enregistrement de Jouy - en - Josas,
remarquablement équipé, où il a pour assistant, un neveu, musicien et technicien de premier plan. C’est là que JeanPierre Rampal enregistre ma « Sonatine », et tout le monde est heureux de la présence du flûtiste et de sa simplicité.
Aucun problème pendant l’enregistrement. C’est encore chez Roger Roger que Jacques Desloges - qui a travaillé
sérieusement l’œuvre peu facile - enregistre « Comme une improvisation » pour saxophone. Desloges joue réellement
très bien, avec une conscience rare. Pas une seule erreur, pas un seul arrêt, pas une seule reprise ou raccord. Je constate
encore une singularité : j’ai déterminé, à la lecture, la durée de cette œuvre, 7 minutes 10 secondes : l’enregistrement
terminé fait 7 minutes 8 secondes ! Et cela, malgré un certain nombre de phrases assez rubato. Roger Roger - qui n’aime
pas particulièrement ma musique - est frappé par ce résultat.
Il faut maintenant hâter l’enregistrement de « Lumières et Ombres », par les Doublier.
C’est le 10 janvier qu’a lieu, au cours du concert « Musique à découvrir », la création d’une de mes dernières œuvres,
commandée par Charles Chaynes : « Quatre Convergences » pour quintette de cuivre, par l’Ensemble des solistes de
l’Orchestre National de France. L’exécution est très satisfaisante. Je suis, une fois de plus étonné, que l’habitude
d’inviter le compositeur à la dernière répétition soit de plus en plus souvent négligée. Cela a toujours été une forme de
courtoisie accompagnant tout naturellement une forme de conscience professionnelle. Cette fois encore, ces cinq
remarquables interprètes, comme précédemment le jeune chef Alain Paris dirigeant les « Cinq Résonances » pour
orchestre, n’ont pas obéi à cette tradition.
Alors, pourquoi dois-je avoir, moi, la courtoisie d’aller féliciter les interprètes ?
Charles Chaynes, le « commanditaire » de l’ouvrage, vient, lui, dire le bien qu’il pense de l’œuvre. Je remarque encore
que, si la présentatrice, Pierrette Germain, a fait jusqu’à présent, avec moi, des interviews intéressantes avant la création
d’œuvres nouvelles - ainsi, la dernière fois pour « Celui qui dort et dort » - les quelques mots qu’elle prononce, avant
chaque œuvre de ce programme, sont plutôt insignifiants.
Je m’offre un court intermède en clinique, pour une opération banale, mais j’entends l’oublier très vite, car, en avril, une
Exposition doit avoir lieu au Musée des Invalides sur « La Résistance et la Déportation », et la conservatrice Michèle
Michel a chargé une de ses collaboratrices de nous joindre. Nous faisons ainsi la connaissance de Madame Shibata
mariée à un écrivain japonais, traducteur de romans français. Nous confions à Madame Shibata des pages de notre
manuscrit « La Résistance qui chante », les plus intéressants des documents, les plus émouvantes des lettres que nous
avons recueillis pour préparer notre ouvrage, et des pochettes des « Chants du Silence ». Ils sont exposés - hommage à
ceux qui nous ont fait confiance - dans une des vitrines de l’Exposition. Celle-ci, inaugurée par Giscard d’Estaing le 24
avril, nous donne l’occasion de retrouver pas mal d’amis : les Seuphor, Babet Gilioli, les Fayol, Marguerite Gisclon
avec Max-Pol Fouchet que nous voyons pour la dernière fois avant sa mort.
Le sujet de notre manuscrit « La Résistance qui chante » intéresse particulièrement Madame Shibata qui nous offre
d’intervenir, en faveur de l’ouvrage, auprès des Éditions Maisonneuve, avec lesquelles elle a de très bonnes relations.
Un autre travail d’Edmée : « Am Stram Gram », sur le folklore enfantin, lui semble pouvoir intéresser aussi les Éditions
Maisonneuve.
Les deux manuscrits sont donc examinés avec « bienveillance »... mais hélas, une fois de plus, nous ne recevons que des
félicitations peut-être sincères pour nos initiatives et le travail difficile effectué, le regret de l’éditeur de ne pouvoir réaliser les publications, celles-ci ne pouvant, en aucun cas, « devenir rentables ». Rengaine que nous connaissons si bien...
J’ai grand plaisir à entendre, transmise par France - Culture, la si bonne interprétation de « Entre-Silences III » par
Claude Bonneton et Geneviève Ibanez.
Mai et juin nous amènent des visiteurs : Agnès et Josef, nos amis de Saint-Gall passent quelques jours à la maison. Ils se
sont réserves un « Paris by night », et en bons Suisses sages qu’ils sont, rentrent enchantés de leur équipée, ravis des
spectacles dénudés qu’ils ont vus et du champagne qu’on leur a servi. Ils ne peuvent croire que nous n’ayons jamais eu
cette curiosité de connaître le « Lido » ou les « Folies Bergères ».
Arrivent encore à Paris, de Budapest, mon camarade de jeunesse György Kovács et sa femme. Depuis 1948, je ne l’ai
pas revu, et nous avons envie d’évoquer les souvenirs de notre groupe d’adolescents qui réunissait des tempéraments
bien différents : Kadosa, Szabó, Szelényi, lui et moi. Il avait été le plus fidèle et le plus sensible des compagnons, et
avait la plus grande place dans mon affection. Le disque qu’il m’apporte en cadeau, me fait connaître le remarquable
flûtiste hongrois, István Matuz, dont Jean-Pierre Rampal me dira le plus grand bien, et qui va bientôt jouer plusieurs de
mes œuvres. Mon ami se révèle très découragé par sa vie de « copiste » pour la Radio, alors qu’il est, en fait,
compositeur. Lorsque je serai à Budapest, je ferai tout pour lui obtenir un travail plus digne de ses talents, mais je
sentirai partout des réticences et ne serai pas loin de penser que l’attitude de l’épouse qui semble « mener les affaires »,
fait le plus grand tort au musicien.
Je ne parviendrai d’ailleurs plus à renouer, avec celui qui fut un si bon camarade, des liens profonds. Pendant notre séjour à Budapest, Edmée et moi reverrons le couple. Mais nous n’entendrons d’elle - ou plus exactement « je »
n’entendrai et traduirai - que plaintes, récriminations, propos désagréables. Quand je tenterai de le voir, lui, seul, ce sera
impossible - il ne se lève qu’après dix heures, il sort peu... etc.… etc.…, tout prétexte à fuir une conversation amicale
simple et franche entre nous deux, même au nom de notre si ancienne amitié.
Nous avons appris la mort de Lan Adomian, malade depuis quelque temps, qui s’est éteint l’an dernier à Mexico.
Maria Teresa fait paraître, cette année, deux très beaux recueils de pensées, de lettres, de textes, diffusés au Mexique par
l’U.N.A.M. et qu’elle nous envoie. Elle ne vit que dans le souvenir de Lan :
« … Après la mort de mon cher Lan, rien de pire ne peut m’arriver, car même la mort serait le plus grand bienfait pour
moi. Je m’occupe seulement de garder le souvenir de Lan et de faire ce que je peux pour son œuvre . Je me suis
habituée à vivre seule avec son absence - présence. C’est tout. Je n’aime pas écrire car je sais que chacun doit porter
son fardeau de larmes et ne pas attrister les autres … » nous écrira-t-elle en 1981.
Au printemps, je m’attaque à trois œuvres :
C’est d’abord BORNES DE L’INDEFINI 292 pour orchestre à cordes que je dédie « à ma fille Mireille, Miroka dans
mon cœur ».
La seconde œuvre est écrite pour le centenaire de la naissance de Bartók qu’on célèbrera en mars 1981 : À LA
MÉMOIRE DE BÉLA BARTÓK 293 , poème musical pour orchestre à cordes et percussion.
Là encore, Maurice Chattelun analyse l’œuvre :
« Nous avons affaire à un hommage. Qu’est - ce qu’un hommage ? Ce n’est pas un pastiche :durant la féodalité
l’hommage du vassal au seigneur n’eût pas eu pour lui le plus grand intérêt s’il avait exigé une imitation servile. De
Ravel, « A la manière de Borodine » se réduit bien à un pastiche ( encore qu’ici ou là l’auteur laisse passer le bout de
l’oreille ), tandis qu’en fait la « Sonatine », alliant à son parfum modal et à son harmonie luxueuse le plan et les
relations tonales d’une sonate de Haydn, avec la netteté qui leur est commune, sans le dire lui rend vraiment
hommage.
Dans ce genre on ne conçoit pas plus grande réussite que le « Tombeau de Couperin », où le langage ravélien joint
énigmatiquement à sa personnalité toujours évidente la gracieuse, tendre et nostalgique fermeté de son modèle
préclassique. Ainsi, la technique et l’esthétique de l’œuvre de Paul Arma écrite à l’occasion du centenaire de Bartók
sont - elles identiques à celles de ses œuvres immédiatement précédentes, et en même temps, « des allusions lointaines
», spontanées et non fortuites, comme l’observe György Bella ( en analysant ce poème commémoratif pour
l’enregistrement qu’en a donné l’« Orchestre de chambre Liszt Ferenc » ), y évoquent la « musique pour cordes,
percussion et célesta ». Il est déjà significatif que ces associations se fassent avec la période de l’évolution de Bartók
où les influences successivement romantiques, paysannes, debussystes, expressionnistes et pseudo - classiques tout à
fait surmontées, ses formes compositionnelles furent les plus géométriques et son écriture la plus contrapuntique. La
clarté, l’exactitude et l’échelle judicieuse de l’analyse de György Bella commandent de ne pas la doubler. Nous nous
bornerons à trois remarques au sujet des affinités et de certaines des différences entre les deux œuvres rapprochées.
Bartók est à la charnière des anciennes et des nouvelles musiques. Il libère les courbes mélodiques de l’harmonie d’où
elles naissaient ou qui les enlaçaient ; mais des septièmes et des secondes gardent encore leur caractère de
dissonances. Dans la musique correspondante de Paul Arma le contrepoint tend à déterminer seul les superpositions.
Chez Bartók la mélodie est tour à tour tonale, modale ou sans fonction polaire ; chromatisme et diatonisme se heurtent,
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M.S. inédit.
1982. Hongrie. Budapest. Editio Musica. Couverture de Lazló Réber.
1981. Hongrie. Budapest. Disque Hungaroton SLPX 12347. « Liszt Ferenc Chamber Orchestra ».
Leader : Janos Rolla. Conductor : Peter Gazda. Texte de présentation : Gyorgy Balla.
Pochette de János Kass.
lutte que termine le triomphe du diatonisme dans la « Musique pour cordes, percussion et célesta ». Chez Paul Arma,
l’atonalisme règne sans partage. Quoique les percussions de Bartók et Paul Arma épousent également la pensée
musicale, les accents de Bartók, qui animent énergiquement la substance sonore sans que sa pulsation ait le dynamisme
Stravinskyen, retiennent l’attention pour eux - mêmes - tandis que les accents de Stravinsky et de Paul Arma ont un plus
grand rôle architectonique ( en convergence avec les dessins contenus dans un tétracorde… ).
Le respect que j’ai des opinions des autres ( même si je ne suis pas d’accord avec eux ) , mes goûts éclectiques et ma
nature libérale veulent que je ne demande aucune modification à Maurice Chattelun, dans ce texte. Toutefois, quelques
remarques s’imposent. L’œuvre est là. Elle existe. Elle est exactement telle que je l’ai conçue en hommage sincère à
mon maître. L’œuvre est née, elle a son existence propre et rien ne peut arrêter celle-ci. Elle sera enregistrée sur disque,
diffusée un peu partout, interprétée maintes fois.
Dès la réception des premiers exemplaires du disque, Maurice Chattelun viendra chez moi pour l’entendre, partition en
main. Il écoutera attentivement, comme il le fait toujours. Puis, après quelques secondes de silence, il s’exclamera :
- « Quelle musique lugubre ! »
Cette exclamation provoquera évidemment une longue conversation, au cours de laquelle je lui expliquerai le comment
et le pourquoi de cette ambiance - d’ailleurs aucunement lugubre, à mon avis, mais simplement sereinement affectueuse
( ou, si l’on veut, affectueusement sereine ). Je lui indiquerai aussi la raison pour laquelle j’ai choisi pour cette œuvre,
un orchestre à cordes et des instruments à percussion car, et c’est mon opinion rigoureusement personnelle, je considère
que « Musique pour cordes » de Bartók est le dernier grand tournant dans son œuvre, et c’est de là que je voulais partir
pour mon hommage. Et c’est également pourquoi je désapprouverai le critique que l’éditeur choisira pour l’analyse de
l’œuvre qui, dans le texte de la pochette, prétendra sentir l’influence de « Musique pour cordes » de Bartók dans cette
musique.
Après m’avoir bien écouté, Chattelun s’exclamera encore :
- « Mais c’est absurde ! Il n’y a aucun rapport entre les deux œuvres, d’autant plus que votre choix des instruments à
percussion est fondamentalement différent de celui de Bartók ! ! !. De plus - ajoutera - t - il - vous avez également le
piano comme instrument à percussion, qui n’existe pas du tout dans cette œuvre de Bartók ! ». Ce qui est exact.
Or, dans son texte, on voit qu’il cède à la même tentation que le Hongrois qu’il cite d’ailleurs.
Enfin, une troisième œuvre voit le jour cette année où je remodèle la matière de « Silences et Emergences ».
Je choisis un texte de Eugène Ionesco pour écrire une Cantate pour récitant et quatuor à cordes : LE TEMPS
ABOLIT LA DURÉE 294 que je dédie « à mon fils Robin, le peintre ».
Depuis longtemps, je n’ai, avec l’Administration, aucun accrochage. C’est trop beau. Cela m’étonne... mais ce n’est que
répit ! Je suis obligé de demander la prolongation d’une carte de priorité qu’on m’a généreusement octroyée, il y a deux
ans, après des problèmes de colonne vertébrale. Je remplis consciencieusement le questionnaire proposé et je suis
convoqué, dans un bureau de la Préfecture, à une date où je ne suis pas libre. Téléphone pour « solliciter » un autre
rendez-vous réponse fort désagréable d’une secrétaire :
- « Dans ce service, les règles sont les règles ».
Après tergiversations, elle veut bien transiger avec la sacro - sainte règle et m’octroyer un autre rendez-vous... mais je
suis déjà repéré.
Je suis donc reçu, à la seconde date fixée, par deux médecins et la secrétaire qui officie à son bureau - dossier devant
elle.
Je commence à peine à répondre aux questions d’un des médecins qu’elle intervient d’un ton hargneux :
- « Ce monsieur n’a vraiment pas besoin d’une carte de priorité pour les transports en commun, puisqu’il n’a pas de
travail régulier, c’est un artiste ( tout le dédain du monde est dans ce mot ! ) , et il peut attendre ».
J’imagine - à tort - que mon dossier contient quelque certificat médical - qui justifie amplement ma demande.
Le médecin consulte son confrère et se tournant vers moi, me dit cette phrase qui m’ahurit :
- « Monsieur, à votre âge, vous n’avez pas à utiliser les transports en commun, laissez la place à ceux qui travaillent et
restez chez vous ! »
Scandalisé, je réplique si vertement, que je me vois délivrer une carte pour dix ans et non pour deux années. Subtilités
de l’Administration !
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M.S. inédit.
MA VILLE
1980
Paul n’aime décidément pas perdre son temps, et le séjour en clinique qui lui a été imposé
pendant les deux dernières semaines de janvier l’ont beaucoup contrarié.
Et il s’est impatienté sans pour autant obtenir de sortir plus tôt que prévu.
Il a eu le plaisir d’entendre sur son transistor les « Sept Transparences » jouées par le «
Quatuor à cordes Margand », sur France-Culture ; il a appris que les « Sept Convergences »
étaient jouées à l’Eglise Saint-Foy de Lyon par le « Quatuor de saxophones Rhône-Alpes » ; le
« Divertimento n° 1 » pour flûte et piano en Suisse, à Schaffousen par le « Duo Wolfensberger
». Mais il a raté un concert au « Théâtre 13 » où Alain Bouhey a joué les « Deux Convergences
» et un autre, au Centre Culturel Canadien par Ellen Cash et Joseph Colom qui ont interprété la
« Suite paysanne hongroise ». Cette oeuvre a été aussi jouée en février au Centre Culturel de
Toulouse par Linda Chésis, flûte solo de l’orchestre du Capitole et David Abramovitz
Paul remis d’aplomb et reprenant ses activités, j’ai retrouvé les miennes : mes vagabondages
dans les rues de Paris. Au hasard des visites de Galeries, je vois une Exposition de photos de
Paul Tourenne ; les Frères Jacques ont pris leur retraite et chacun a retrouvé ses occupations
favorites ; pour Paul Tourenne, c’est la passion qui ne l’a jamais quitté, pour la photo, et il y a
de bonnes choses de lui, exposées rue de Seine. Dali, à Beaubourg, est divertissant, mais j’ai
entrepris une exploration systématique des coins les plus secrets de la ville, et cela, c’est
vraiment passionnant. J’y fais des découvertes déconcertantes de petits coins de campagne
derrière de hauts immeubles, de maisons rustiques enfouies dans des jardins silencieux à deux
pas de rues bruyantes et surtout j’y rencontre des personnages pittoresques et intéressants.
Un chiffonnier qui me voit examiner les fers forgés de balcons, rue Saint-Sauveur, descend de
son épaule, son baluchon, s’installe contre le capot d’une voiture et retrace pour moi, pendant une heure, l’histoire de la rue, de son bordel renommé autrefois, de ses anciens
habitants. Il a fouiné dans des bibliothèques pour apprendre tout sur la rue qu’il habite et qu’il
aime.
Un concierge de la rue Saint-Merry me conseille de trouver, cachées derrière les maisons, les
anciennes remises et les écuries où logeaient fiacres et chevaux. J’y suis accueillie par trois
clochards installés là, en train de casser la croûte et qui m’offrent le gros rouge de l’hospitalité.
Dans le quartier de Notre - Dame, j’examine avec intérêt un beau portail fermé derrière lequel
je sais qu’il y a des choses à voir... Une vieille dame arrive :
- « Je vois que vous aimez les belles choses. Venez avec moi, je vais vous en montrer. »
Et de m’ouvrir la porte et de me précéder dans une cour ou une maison Renaissance offre sa
façade.
Au fond, un autre immeuble ancien, au rez - de - chaussée duquel mon aimable cicérone
m’invite à entrer. Je suis étonnée de sa confiance, surtout quand je vois le très bel
ameublement de son appartement, les tableaux et la collection de gravures qu’elle tient à me
montrer.
- « Je suis très heureuse de voir tant de belles choses, mais croyez-vous qu’il soit prudent de
faire entrer ainsi chez vous quelqu’un que vous rencontrez dans la rue et que vous ne
connaissez pas ? »
- « Ma chère enfant, j’ai un bon instinct et je devine qui est en face de moi. Et puis à mon
âge, je n’ai pas envie de vivre mes dernières années en me méfiant de tout et de tous. Venez
voir quelque chose qui vous plaira encore. On prépare une réception chez mon voisin l’Aga
Khan et les portes sont ouvertes ».
De l’autre côté du hall d’entrée, on s’affaire à fleurir une grande salle, à préparer un buffet. Ma
complaisante hôtesse m’ouvre une porte au fond du hall et je suis stupéfaite de me trouver
dans un cloître roman !
C’est une idée de l’Aga Khan qui habite de l’autre côté du cloître, la très ancienne maison de la
rue des Ursins ouverte sur la Seine.
Je ne me lasse pas du plaisir de découvrir cette ville où j’ai toujours vécu, mais que je n’ai
jamais pris le temps de vraiment connaître. Pour le moment, ce sont des promenades
proposées par les seules pages du Hillairet.
Et c’est encore, le Marais, puis l’Arsenal et toujours ces entrées de maisons que j’apprends à
découvrir qui, par des labyrinthes de couloirs, conduisent à des pelouses, des arbres et des
fleurs de jardins secrets.
Plus tard, ce sera un autre plaisir : celui des visites guidées par des spécialistes... toujours ce
complexe d’étudiante attardée.
Je fais parfois admirer mes découvertes par Miroka qui m’accompagne aussi aux Expositions
qui n’attirent pas encore les foules, que les grandes manifestations du Grand Palais
mobiliseront. L’Orfèvrerie du XIIème et du XIIIème siècles, la Bulgarie méridionale, Mucha et
Violet le Duc ne connaissent pas les succès que connaîtront dans quelques années les
Impressionnistes ou Renoir.
Pagava expose, Szekely aussi, je revois des amis aux vernissages. La grande manifestation
« Pour Israël », à la Porte de Pantin, réunit une grande foule. Chacun peut y choisir une
adresse de famille juive, en U.R.S.S. à qui écrire ou envoyer des paquets... qui reviendront,
n’ayant pu franchir la frontière.
Il y a de bons concerts à l’Hôtel - de - Ville de Paris et l’heureuse idée a été suggérée de les
donner dans différentes salles et de montrer, en même temps, au public, des lieux de fêtes
méconnus jusqu’alors.
L’été arrive vite. Nous décidons de ne pas quitter Paris, mais me prend subitement l’envie de
descendre jusqu’à Vaumeilh surprendre Robin et Miroka qui l’a rejoint et qui partage la maison
avec deux couples amis, trois enfants et deux chats ! Miroka nous a écrit qu’elle accompagnait
parfois son frère à quelques mondanités sisteronnaises et surtout qu’elle prenait plaisir à
suivre avec lui, leur ami, le député François Massot dans sa tournée électorale qui les mène
d’un banquet à quelque foire aux agnelles. Anne est à Six - Fours à s’occuper des jumeaux.
Je passe dans la chaleur de Vaumeilh quelques brèves journées et je rentre pour accueillir
Nelly. Je ne passerai avec elle que de rares instants car Paul est de nouveau hospitalisé, à
Clamart cette fois. L’hôpital est à quelques kilomètres à vol d’oiseau de la maison, mais séparé
par de multiples moyens de transport qui m’obligent à des acrobaties d’horaires. L’inquiétude,
pour le malade, se complique d’autres considérations.
AMITIÉS HONGROISES
1980
L’été s’est pourtant passé sans histoire. En juillet, France-Culture a diffusé « Douze Instantanés » joués par le « Sextuor
de Clarinettes Leblanc ».
La Pacifica-Radio de Berkeley, la KPFA en Californie, a donné deux concerts, présentés par Charles Amirkhanian avec
la « Sonate » pour violoncelle seul joué par Roy Christensen, la « Polydiaphonie » pour orchestre, le « Divertimento de
Concert n° 1 » joué par Rampal, les « Cinq Transparences », les « Structures variées », les « Cinq Résonances » et les
« Prismes sonores ».
C’est après la diffusion de ces concerts que j’ai reçu une lettre qui m’a touché infiniment de Dane Rudhyar de
Californie, que j’avais vainement tenté de retrouver.
« Cher Ami de jadis,
Mais oui, je suis encore vivant, quoique 85 ans et demi et jusque très récemment, très actif…
J’ai eu de vos nouvelles très brèves par Charles Amirkhanian de la Radio KPFA Berkeley et de vos amis de Milpitas qui
m’ont donné votre adresse… J’habite à Palo Alto avec ma quatrième femme qui n’a que 32 ans. Elle est très dévouée à
mon œuvre qu’elle aide à diffuser.
J’ai eu grand plaisir à entendre votre musique par KPFA. Les « Chants du Silence » m’ont fait grande impression …».
Et la correspondance interrompue pendant tant d’années, va reprendre entre nous.
Je regretterai de ne pouvoir assister au week - end magnifiquement organisé à Menlo Park en 1985 pour fêter le 90ème
anniversaire de Rudhyar. J’aurais aimé revoir un ami qui me fut si cher !
En août, je suis parti faire soigner mes yeux à Saint - Gall. C’est au début de septembre que m’arrive une mauvaise
aventure, à un moment où j’aurais besoin d’une bonne santé. Je me sens extrêmement fatigué, j’ai de la fièvre. On fait
des radios des poumons. Le pneumologue que je consulte à Antony, à la vue des radios, prend son téléphone et je
l’entends demander un lit, pour le jour même ! Il est midi et il m’annonce qu’une ambulance viendra me chercher pour
m’amener à 15 heures à l’hôpital Beclère de Clamart où on m’attend pour m’hospitaliser ! Je suis effaré par cette
histoire inattendue, j’essaie d’expliquer que... et que... Rien ne le convainc : j’ai une tache sur un poumon et après mon
séjour en sanatorium dans ma jeunesse, il faut être vigilant. Edmée est aussi effarée que moi. Le temps de déjeuner...,
l’ambulance m’enlève bien malgré moi.
J’ai la malchance d’être installé dans une chambre à deux lits, en compagnie d’un jeune homme déjà passionné par le
spectacle de télévision. Car horreur, l’appareil est là, allumé, auquel on ne peut échapper, même quand on est malade, et
qui semble, dans notre civilisation, aussi indispensable que les médicaments !
Heureusement, à côté de ce sujet de conflit permanent et d’irritation quotidienne, les soins, dans ce service hospitalier,
sont excellents sous la direction d’une équipe de médecins jeunes, compétents, compréhensifs et remarquablement
efficaces. La tache sur le poumon doit absolument disparaître. Antibiotiques à haute dose, divers autres médicaments.
La température baisse, redevient vite normale. On fait une bronchoscopie... peu agréable - Tout est appliqué que peut
offrir la science médicale. Je suis confiant. Et j’ai raison de l’être, car ma solide nature aidant, une amélioration rapide
va être constatée qui permettra mon retour prochain à la maison. Les poumons resteront à surveiller.
Mais pour le moment, je bouscule, sans l’avoir prémédité, les habitudes de l’hôpital en obtenant, des médecins qu’il me
fallut convaincre, une sortie de douze heures.
Et cela parce qu’Edmée me téléphone qu’un visiteur s’annonce à la maison : György Aczél - premier ministre du
gouvernement hongrois.
Cette visite est l’aboutissement d’une longue histoire avec la Hongrie et je ne peux la manquer.
Les médecins le comprennent et m’accordent donc la sortie souhaitée avec aller et retour spectaculaires en ambulance !
Mais ils ne savent pas pour autant, les péripéties qui amènent ce petit événement.
Au début de l’an passé, Marton Klein, conseiller culturel de l’Ambassade de Hongrie, directeur de l’Institut hongrois de
Paris, était venu me voir pour éclaircir certains points qu’il jugeait obscurs dans mes rapports avec la Hongrie et
comprendre mes réticences à l’égard du pays qui fut le mien. Je m’étais trouvé en face d’un garçon jeune, sympathique,
ouvert, parlant un français parfait : - il avait fait des études supérieures à Paris -. Notre conversation avait été cordiale et
franche. Je ne lui avais pas caché mon dégoût devant l’attitude de certains personnages dudit pays, devant l’incohérence
d’un Parti qui ne cessait de faire jouer la musique - en l’occurrence « Madrid védoï » - d’un compositeur qu’on
calomniait ouvertement ! J’avais conclu que j’étais un homme heureux et libre, me passant facilement de la Hongrie et
de ses... irresponsables. Marton Klein m’avait paru atteint et avait proposé de revenir me voir avec le Directeur du
Service de Presse de l’Ambassade, Imre Patko, grand amateur d’art plastique et d’art populaire. En mars, ils étaient
donc venus, cette fois, pour une visite moins « formaliste » avec Léna et Livia, leurs épouses. Edmée, naturellement, les
recevait avec moi.
Le sujet principal de la longue conversation avait été le même, mais au-delà de ces propos, nous nous étions découverts
tant de points communs, tant de préoccupations semblables, qu’entre nous six, l’amitié était née.
Malheureusement, Marton Klein terminait son mandat à Paris, qu’il devait quitter pour rejoindre Budapest. Il nous
convia au dîner d’adieux qu’il donna chez lui, en juin, pour nous faire rencontrer son successeur à l’Institut hongrois :
Zoltan Borha qui, lui, arrivait de Chine.
Je n’eus plus, à partir de ce moment, pour interlocuteur, qu’Imre Patko.
Celui-ci s’était mis en tête de réparer le dommage moral que m’avait fait subir une odieuse campagne de calomnies... et
j’avais compris qu’il était sincère car je savais qu’il avait été, sous Rakosi, fervent stalinien, et qu’il n’avait vraiment
compris les crimes du régime qu’après 1956.
Klein et lui avaient si bien mené leur projet qu’il put alors me faire part de la décision prise en haut lieu, à Budapest, de
tout faire pour atténuer, sinon effacer ce dommage. Patko s’était d’autant mieux démené qu’il avait appris que le
prétexte invoqué par mes ennemis idéologiques et artistiques était « la mauvaise qualité de ma musique ». L’argument
tout fallacieux et risible qu’il lui était apparu, l’avait fait agir efficacement.
Lui aussi était rappelé à Budapest et nous avions assisté, en septembre, à la réception organisée à l’Ambassade pour son
départ et l’arrivée de son successeur, une femme, Katalin Souchács qui me rendît à son tour visite, m’apportant le superbe album « Hommage à Bartók », réalisé par Imre Patko avec une importante série de lithographies d’artistes
hongrois et français.
En octobre, j’avais fait un court voyage à Budapest. Ma sœur, revenue à de meilleurs sentiments envers la famille - mais
on ne lui dira jamais la mort de notre sœur Klara -, m’avait demandé de venir la voir. J’avais pu constater que sa santé
s’était très améliorée et qu’elle était admirablement soignée par une infirmière, Irène qui s’occupait en même temps de
la maison, et qui devint vite amie de toute la famille. J’avais aussi voulu rencontrer diverses personnes et constater par
moi-même, ce qui changeait dans les attitudes à mon égard. J’avais eu d’abord affaire avec un de ces petits
fonctionnaires - comme je les aime tant -, secrétaire général de l’Union des musiciens qui avait été chargé par le
Ministère de la Culture de me proposer pour 1980, un « petit concert » où seraient chantées mes mélodies ! Je lui avais
vertement répondu que je n’étais pas seulement un compositeur de mélodies et que ce projet ne m’intéressait nullement.
Une autre rencontre m’avait laissé une impression peu agréable : celle avec la Directrice de « Filharmonia »,
l’organisme qui maîtrise toute la vie musicale du pays. Aucun concert ne peut être donné sur son territoire sans l’accord
de « Filharmonia ». Je savais que la directrice ne m’avait jamais porté dans son cœur, et pourtant je m’étais entendu dire
- avec quels réticences et mauvais gré que « on envisageait l’exécution d’une de vos œuvres, on va voir, on va y
penser... ». Timide retour en grâces ? Contraints et forcés ? Mes impressions étaient curieuses et j’avais quitté la ville
après des interviews dans deux quotidiens, ce qui m’avait valu la considération tardive des gens de mon hôtel qui ne
m’avaient plus appelé que « Monsieur l’Artiste », l’appellation désuète de respect ! !
Au printemps de cette année, Marton Klein et Lena, de passage à Paris, étaient venus nous voir en compagnie de
l’Ambassadeur Jozsef Bényi et de sa femme. Geste symbolique du représentant en France, de la Hongrie, pour une
réconciliation. Une énorme corbeille de fleurs pour Edmée accompagnait les visiteurs. Rien de protocolaire dans notre
réunion avec nos hôtes tous sympathiques. J’eus l’idée de faire entendre une bande magnétique envoyée par Szatmári,
avec une de ses émissions, à la Radio de Budapest, sur moi et sur mon œuvre. L’introduction avant le passage de
« Madrid védoï », était pleine de détails exacts, de précisions, de mises au point que Szatmári avait tenu à faire figurer,
en bon redresseur de torts qu’il entendait être. L’effet avait été inattendu, Bényi s’était levé de son fauteuil et venant me
prendre les mains :
- « Ah ! C’est bien cela ! Alors c’est gagné ».
J’avais compris que quelque chose de définitif venait de se passer et qu’à partir de ce jour, je comptais un ami fidèle et
agissant de plus.
Le premier avril, nous étions allés, Edmée et moi, à la réception organisée à l’Ambassade, pour l’anniversaire de la
« libération de la Hongrie », faisant ce geste pour l’Ambassadeur lui-même, en témoignage d’estime, et le 22 avril,
Bényi et Klein nous avaient rendu à nouveau visite, à titre officiel, cette fois, pour nous transmettre une invitation du
Gouvernement hongrois. Celui-ci nous priait d’être ses hôtes en octobre, pour un séjour pendant lequel je devais
recevoir une décoration : « l’Ordre du Drapeau » et séjour au cours duquel deux concerts seraient organisés avec mes
œuvres, l’un au Théâtre Radnoty, l’autre dans la grande salle de l’Académie de Musique, pendant les « Semaines
musicales de Budapest ». Cette invitation m’avait tant surpris que je n’avais pas réagi immédiatement et quand Bényi,
inquiet, m’avait demandé si j’étais heureux de cela, je n’avais pu que répondre :
- « Je le serais, certes, si j’étais sûr que personne n’interviendra pour contrecarrer ces projets positifs ! » Mon scepticisme et mon expérience m’avaient fait entrevoir des difficultés. On verra que l’avenir me donnera raison...
Marton Klein m’avait demandé les partitions des œuvres à exécuter, parmi lesquelles les « Onze Convergences » pour
orchestre à cordes que devait jouer l’orchestre de chambre Franz Liszt sous la direction de Peter Gazda. Tout devait
partir par la valise diplomatique. Mais déjà, l’Union des Musiciens intervenait pour restreindre le projet en me
demandant seulement « quelques chants ». Et était revenu le plan ridicule de ne montrer, en moi, que le compositeur de
mélodies et surtout de chants de lutte - que la Hongrie ne cesse de diffuser en les associant ou non, à mon nom.
Marton Klein avait remis les choses au point et je m’étais donné le malin plaisir de dédicacer une partition de musique
de chambre au secrétaire de l’Union.
Au début de l’été, Marton m’avais assuré que tout se préparait normalement à Budapest.
Et voila qu’aujourd’hui, en septembre, Marton Klein téléphone à la maison que le premier ministre - György Aczél - de
passage à Paris - veut, avant de nous accueillir à Budapest, nous rendre visite chez nous, avec l’Ambassadeur et lui,
Marton.
Grâce à la compréhension des médecins, je suis donc à la maison pour recevoir nos invités, un peu chancelant, il est
vrai, et sous l’œil attentif d’Edmée pas très tranquille !
Superbes roses rouges et broderies hongroises pour Edmée, disques et livre pour moi.
Aczél, simple, cordial, cultivé, sans prétention, jovial souvent, me demande vite de le tutoyer. Il ne parle pas français et
Klein traduit pour Edmée.
Nous nous quittons, Aczél et moi, heureux d’avoir fait connaissance. Une fois de plus, il me faut constater que les
hommes de valeur sont souvent les plus simples, les plus directs. C’est, épuisé, que je rejoins, pour quelques jours
encore, mon lit d’hôpital.
Je suis rassuré, certes, sur ce qui se prépare à Budapest, sous les auspices les meilleurs, et qui fera, je l’espère, taire les
calomnies de tous genres. Mais je ne me fais pas trop d’illusions, l’envie et l’hypocrisie ne seront jamais éteintes. Une
réflexion de l’Ambassadeur m’avait rendu perplexe un jour que je m’étonnais devant lui des succès qu’on faisait, en
Hongrie, à Ernö Dohnanyi, en publiant sa musique sur disques, en la faisant exécuter, à la Radio et en concerts :
- « On sait pourtant bien chez vous que ce compositeur avait été, sous le régime de Horthy, un des principaux
personnages de la vie musicale du pays ; excellent pianiste, très bon chef d’orchestre, il avait joué un rôle important à
l’époque des Croix fléchées du fasciste Szálasi. Son nom avait figuré et pour cause, après la guerre, en tête de la liste
des collaborateurs avec le fascisme. Et vous le récupérez ! ».
- « Tous ceux qui ne sont pas nos ennemis, sont nos amis ! »
Récupération pour récupération... il est étrange pourtant qu’on continue à salir seulement ceux qui ont les mains
propres, et qu’on blanchisse les autres !
Mais cela est affaire intérieure du pays qui n’est plus le mien, et ne me concerne que si je suis moi-même touché.
Un souvenir drôle était resté, aussi, dans ma mémoire, bien gravé, excellent exemple de la « bienveillance » toujours
vivante de mes confrères hongrois. Par hasard, j’avais rencontré, pendant mon dernier séjour à Budapest, le Directeur de
la Musique « Sérieuse », à la Radio. Il avait remercié de l’envoi de mon disque « Chants du Silence » dédicacé, bien
beau, ajouta - t - il. Mais, hélas, la Radio ne pouvait pas diffuser ces chants, car « ils sont dans une langue étrangère »,
que les Hongrois ne comprennent pas. J’avais approuvé son explication et ajouté, peut-être sur un ton sarcastique :
« Vous avez certainement raison, car il s’agit là d’une considération dont vous connaissez mieux la valeur que moi.
Néanmoins, dans mon pays, la France, et aussi dans la plupart des pays occidentaux, on diffuse par exemple « Boris
Godounov » en russe, Puccini en italien, Wagner en allemand ! ! !
Le 20 octobre, nous nous envolons donc vers Budapest. Zoltan Borha est venu nous conduire à l’aéroport et à la
descente d’avion, nous sommes accueillis par un délégué du Ministère de la Culture, un autre de l’Union des Musiciens.
Une voiture et son chauffeur sont à notre disposition et une interprète pour Edmée. On nous conduit à l’Hôtel Thermal
dans l’île Marguerite. La clientèle semble y être composée d’hommes d’affaires... Le spectacle des buffets préparés
dans la luxueuse salle des petits déjeuners, provoque en nous, dès le lendemain matin, un réel malaise tant il nous
semble incongru dans le pays du Socialisme. Il est vrai que les « affaires » expliquent et excusent tout ! Et c’est sans
remords que nous satisfaisons, non seulement nos yeux, mais aussi nos estomacs avec ces nourritures réalistes.
Dès le lendemain matin, nous sommes reçus par Dezsö Töth, ministre adjoint de la Culture, historien de vocation,
auteur de nombreux ouvrages. Il sera présent, le 22, au Parlement, à la remise de décoration. Pendant notre séjour, je le
verrai souvent car il est chargé de l’ensemble des manifestations qui me sont consacrées. Je ne m’entendrai pas toujours
avec lui, car il est fantaisiste et illogique, se contredit facilement, ce qui - admissible chez un ministre - l’est moins chez
un historien !
J’ai la curiosité d’aller voir les « Archives Béla Bartók », réunies dans une belle maison ancienne de Buda. On me fait
la surprise de me montrer les manuscrits et les lettres que j’envoyais, avant la guerre, à Bartók et on m’offre des
photocopies de textes de conférences faites par Bartók aux États - Unis à l’Université de Harvard où, dans certains
passages, il parlait de moi d’une façon très sévère - ce qui m’émeut et m’honore car si Bartók disait ses désaccords,
lorsqu’il en avait, avec ceux qu’il appréciait, il ne disait jamais de mal de ceux qu’il n’estimait pas.
C’est, le 22, la remise de la décoration, au Parlement. Edmée, spectatrice, conte l’épisode mieux que je ne pourrais le
faire.
C’est ensuite une succession d’interviews - presse, radio, télévision -, de visites à la famille, d’échappées avec Edmée,
dès que nous en avons le temps, vers la colline pour y retrouver mes souvenirs dans des lieux si transformés qu’ils en
deviennent décevants... « Le temps abolit la durée », dit Ionesco, dans son « Journal en miettes ». Je revois Júlia
Székely, une ancienne élève de Bartók, devenue écrivain. Elle m’offre une nouvelle édition du livre célèbre qu’elle a
consacré à Bartók « Tanár úr kérem » ( « S’il vous plaît Monsieur le Professeur ») où je retrouve les passages qu’elle a
écrit sur mes rapports avec notre maître.
Réception au Parlement par György Aczél où nous retrouvons Marton Klein et Dezsö Töth. Et c’est le soir, le fameux
concert organisé par l’Union des Musiciens et son Secrétaire général... qui se fait remarquer par son absence ! Une
réception le précède, organisée par Dezsö Töth et sa femme, dans un salon du Théâtre Radnoty.
On ne m’a convié à aucune répétition. Presque tous les interprètes sont jeunes, parfois peu familiarisés avec la musique
contemporaine, mais tous ont des qualités qui auraient pu être mises en valeur par quelques conseils du compositeur luimême. Vera Gyarmati interprète le « Deuxième Récitatif » pour violon seul ; « Trois Résonances» pour deux flûtes sont
jouées par Imre Kovács et Erica Sebök ; au piano, c’est Norbert Szelecsényi, pour les « Première et troisième Épitaphes
» ; les « Trois Évolutions » pour basson seul sont données par Gábor Janota. Les « Six Pièces pour voix seule » posent
quelque problème à la jeune cantatrice Erika Sziklay qui ne réussit pas à utiliser toutes les ressources de sa voix. Les
« Sept Transparences » pour quatuor à cordes sont interprétées par le célèbre « Quatuor Tátrai » que je connais depuis
longtemps.
Un coup de téléphone de Tátrai me confirme que, malgré la haute tenue du concert - entre les œuvres jouées,
d’excellents comédiens disent certains textes, entre autres la traduction de mon « Complément au curriculum vitae», et
un poème de Federico Garcia Lorca écrit pendant la guerre d’Espagne, que souligne et renforce, de très belle manière,
mon chant « Madrid védoï » -malgré le succès auprès du public, malgré l’émotion de certains et celle de Töth qui, à la
fin, me prend dans ses bras et me dit :
- « Ce sont des hommes comme toi, qu’il nous faudrait nombreux ! quelque chose s’est passé, quelque part, pour que
cet « Hommage à Paul Arma » n’ait pas eu le niveau élevé que les autorités voulaient lui donner ».
Tátrai ne se gêne donc pas pour me dire toute sa pensée
- « C’est, mon ami, une histoire absolument scandaleuse qui a eu lieu hier soir !
D’abord, j’ai créé en première audition, avec mon quatuor, 72 œuvres de compositeurs vivants et, je t’affirme, pas une
seule fois sans avoir l’occasion de la jouer à l’avance au compositeur.
Hier, c’était la toute première fois que nous n’avons pu le faire. C’est lamentable. Ensuite, au cours de la répétition
générale, hier après-midi, nous étions placés avec nos pupitres et nos tabourets, au milieu de la scène déjà assez petite.
Or, le soir, on nous a placés à droite, si près du piano droit que l’altiste n’avait pas la place de tirer normalement son
archet, sans cogner son coude et jouer comme un débutant !
Enfin, je trouve - et je ne suis pas le seul - qu’on t’a volontairement confiné dans une trop petite salle, au lieu de donner
ce concert dans un lieu qui te revenait d’office : la grande salle de l’Académie de Musique Franz Liszt ! ».
Et il a ajouté, avec un profond soupir :
- « J’ai honte, crois-moi ».
Donc, cela continue... et ce n’est pas moi qui le dis ! Heureusement, j’ai pu assister à la répétition des « Onze Convergences » par l’Orchestre de Chambre Franz Liszt, sous la direction tout à fait remarquable d’un des seconds violons :
Peter Gazda, qui s’avère être un véritable chef. Il connaît ma partition par cœur, il l’a parfaitement comprise : ainsi, je
n’ai que deux ou trois bagatelles à lui signaler. L’orchestre est excellent : il se produit exclusivement sans chef « visible
», le violon solo János Rolla, d’habitude, chef véritable et incontestable.
Et le concert dans la grande salle de l’Académie Franz Liszt est un grand bonheur pour moi. Nous y entendons deux
Concertos de Mozart joués par Dezsö Ránki et l’exécution pleine de vie, de couleurs, de nuances rares, de rythmes et de
pulsations irrésistibles des « Onze Convergences » pour cordes.
A notre sortie de la salle, une femme assez âgée que je ne connais pas, m’arrête pour me dire :
- « Je sais qui vous êtes, et je suis très heureuse pour vous et votre succès dans ce bâtiment où on vous a fait, autrefois,
tant de mal ».
Nous allons seuls, Edmée et moi, fêter cette revanche, au Café des Artistes, dîner aux sons d’un inévitable orchestre
tzigane ! L’invitation officielle se termine après une ultime visite à Saint-Endre, village devenu lieu privilégié pour les
arts plastiques. Nous y voyons de nombreux musées. Celui qu’on estime ici, le plus riche, la maison consacrée à
l’œuvre de la femme sculpteur Margit Kovács, est celui qui nous plaît le moins. D’abord, parce que nous n’aimons pas
trop ces œuvres romano-folkloriques, puis parce que les gardiennes y jouent un peu trop les adjudantes revêches.
Nous quittons l’hôtel pour un appartement privé. Nous fêtons, avec la famille, notre 4lème anniversaire de mariage, et
nous avons de réjouissantes soirées avec nos vrais amis : Marton et Lena Klein chez Livia et Imre Patko dans une
merveilleuse maison qui fait cohabiter harmonieusement l’art primitif et l’art contemporain.
C’est la dernière fois que tous les six, nous serons ensemble : Lena mourra bientôt d’un cancer, Imre, que je reverrai en
1982, d’une crise cardiaque. Soirée très gaie chez les Rolla avec Peter et Zsuza Gazda et des musiciens de l’orchestre.
Nous revoyons les vieux amis : Karoly Kristof et sa jeune femme : Karoly a de très graves problèmes avec ses yeux ;
Annie et Gyorgy Kósa que nous aimons beaucoup.
Les conversations que j’ai encore avec Aczél sont pour moi précieuses car je peux, comme avec Bényi, Klein et Patko,
parler sans réticences.
Derniers jours avec d’ultimes rendez-vous professionnels pour tenter de régler certaines irrégularités avec « Artisjus » la société hongroise des droits d’auteur... qu’on ne m’a jamais payés pour des chants qui passent régulièrement à la
Radio ; avec « Hungaroton », pour des éditions de disques ; avec « Editio Musica » où je signe deux contrats pour
l’édition de « Onze Convergences » et de « Á la mémoire de Béla Bartók ».
IMPRESSIONS HONGROISES
1980
J’envoie, de Budapest, à nos amis de France, quelques notes sur ce séjour d’automne :
Budapest, novembre 1980
La ville est sous la neige et les collines de Buda qui descendent vers le Danube sont blanches.
Le rouge des drapeaux soviétiques qui alternent avec ceux de Hongrie - rouge, blanc, vert éclate dans toute cette blancheur. On fêtera, le 7 novembre, le 63ème anniversaire de la
Révolution russe, et le portrait gigantesque de Lénine s’étale sur les façades. Paradoxalement,
c’est le Boulevard Lénine le moins orné - mais on y voit l’enseigne toujours actuelle de l’Hôtel
Royal, et dans les devantures, se bousculent déjà les Saint-Nicolas de décembre et s’installent
les guirlandes de Noël ! Les rues Gorki et Maïakovski enneigées évoquent un Est littéraire et
frileux. Chez un jeune couple d’avant-garde : barbe et longue chevelure, on nous reçoit dans la
vaste chambre d’un grand-père défunt, au mobilier désuet blanc et doré avec guirlandes de
roses surannées ; sur un des murs, collection de portraits de famille, huiles, aquarelles,
photos, dignes et solennels ancêtres aux guimpes rigides et aux favoris fournis, et on nous
fait remarquer que rien n’a été touché depuis la disparition de l’aïeul... on a seulement ajouté
un portrait de... Lénine !
Ce Lénine qu’on aime afficher, sans doute parce qu’on ne craint rien de lui, alors que pas un
Budapestois ne manque de sortir, dès qu’il en trouve l’occasion, sa petite histoire sur les
dirigeants actuels d’Union Soviétique.
Derrière la double fenêtre de notre chambre insupportablement chauffée, les arbres encore
ensoleillés il y a deux jours par le bel automne tiède, sont, maintenant, chargés de neige ;
derrière, la masse imposante du Parlement. Sur la flèche de celui-ci, estompée par la tombée
serrée des flocons, l’étoile écarlate est devenue étoile pâle.
Nous entrons dans notre palais déchu de sa splendeur austro-hongroise, par un hall
monumental dont les marbres, les colonnes, la galerie, la cheminée, ne sont que les vestiges
d’un passé fastueux. Seules, les ferronneries des gigantesques escaliers, grises de poussière,
sont intactes. Les marches, les dallages, les verres sont cassés ; la neige, la pluie, le vent
circulent dans les immenses couloirs glacés. L’appartement, lui, s’endort dans ses étouffants
vingt-six degrés, protégé par ses doubles fenêtres, ses tapis, ses tentures, ses rideaux, ses
meubles capitonnés. Des lustres pendent des plafonds ornés de blanches pâtisseries et les
murs sont alourdis de cadres dorés. La maîtresse de maison, notre logeuse, veuve d’un
Docteur es...... quelque chose ( comme en Allemagne, le titre est très prisé ici ) se confine
dans une chambre-cuisine et loue son appartement - sans doute pour pouvoir le conserver et
compléter son salaire de gardienne de musée.
Nous avons quitté, pour habiter là, dans le centre, près du Parlement et du Danube, le très
moderne Hôtel Thermal qui déploie ses luxueuses installations au milieu des frondaisons de
l’Ile Marguerite. Le Gouvernement hongrois nous y avait offert l’hospitalité durant la semaine
« officielle » qui nous était réservée. Semaine faste, avec beaucoup de satisfactions morales
pour Paul. Il s’est agit moins de fierté que d’émotion.
Emotion d’être lavé officiellement de toute calomnie à propos d’une prétendue attitude de
collaboration, pendant la guerre ; la remise solennelle, pour l’ensemble de son œuvre, par le
Président du Présidium lui-même d’une décoration, a étonné tout le monde.
Emotion d’être enfin reconnu comme musicien contemporain, par un État qui n’a voulu, jusqu’à
présent, que retenir - à son profit - des chants révolutionnaires écrits dans d’autres temps et
pour une idéologie qu’on pouvait espérer voir respecter, ( attitude d’ailleurs absolument
illogique selon l’équivoque précédente ! ) : le concert donné au Théâtre littéraire avec une
alternance de poèmes dits par les meilleurs acteurs de Budapest, et d’œuvres vocales et
instrumentales de Paul, par d’excellents interprètes, dans un sobre et émouvant décor aux
couleurs hongroises et françaises, a été une reconnaissance publique du compositeur d’hier et
d’aujourd’hui.
Emotion d’être joué le lendemain, par l’Orchestre de Chambre Franz Liszt, devant la salle
comble de l’Académie Franz Liszt, où il avait eu Bartók comme professeur, cette même
Académie d’où il fut chassé avant la fin de ses études, pour..
idées trop avancées. Bartók
défendit son élève et continua à s’occuper de lui!
L’invitation de 1980, et les faits qui allaient avec, étaient le résultat de pas mal de pourparlers
mis en route par des gens conscients, en Hongrie, de l’inanité de l’attitude de certains - il
faudrait parler, ici, de ces « unions de ... » des pays de l’Est, que Boulganov, Soljenitsyne et
d’autres ont dénoncées. Tout en sachant fort bien quelle est la position actuelle de Paul en face
des P.C., comme est celle de la plupart des intellectuels et des artistes ayant choisi - pour des
raisons diverses et à des époques différentes - de quitter la Hongrie, et sans jamais combattre
cette position, les autorités culturelles du pays tentaient de renouer avec l’enfant prodigue,
comme elles le font avec les autres talents magyars éparpillés dans le monde. C’est une
politique admissible, puisque la politique en est exclue, et les expositions, les concerts
témoignent de cette ouverture, non seulement vers les Hongrois, mais aussi vers les artistes
de l’Ouest éloignés pourtant des principes djanoviens du réalisme socialiste. On nous a
d’ailleurs dit « Nous faisons des sourires à Marianne... qui ne répond pas toujours ! ».
Marianne se méfie sans doute, il faut la convaincre.
Paul qui se sent, depuis longtemps, à l’aise avec Marianne - il a si bien adopté les défauts et
les qualités des Français, qu’il ne cesse de la critiquer - n’avait pas, pour autant, oublié sa
Hongrie natale. Seulement, il lui en voulait. Après avoir sacrifié à une idéologie tant d’années
et de talent, après s’être battu pour des principes pour rompre finalement quand ces principes
sont bafoués, on garde sur sa peau de militant, une blessure longue à cicatriser.
Pour moi, c’est plus simple. Le dernier séjour que j’avais fait à Budapest, m’avait tant déplu
qu’au bout de trois jours, je quittai la ville et allai attendre Paul à Vienne. Je n’avais pas
supporté l’aspect lugubre de ces rues aux architectures lourdes, noircies et sauvagement
blessées par les batailles passées, les énormes échafaudages de bois massif cachant les
façades les plus atteintes, mais où nul travail ne semblait se faire, les foules moroses, les
vitrines tristes, l’atmosphère pesante de la cité. Je n’étais sans doute pas objective, car, en
réalité, j’en voulais surtout à ce pays pour le mal qu’il faisait à Paul ! Plus tard, je refusai de
l’accompagner quand il y retourna pour des problèmes familiaux. Alors, cette fois, j’ai pris la
peine de regarder avec des yeux moins subjectifs. Non pas à cause de cette invitation
officielle, mais parce que, à côté des moments privilégiés, donc peu probants, j’ai pris un peu
de temps pour observer et essayer de comprendre.
Je retrouvai, avec angoisse, dès que la voiture pénétra dans la ville, sautant sur un asphalte
en mauvais état, de sombres crépis déchirés, des vestiges de balcons arrachés, trop de traces
de terribles batailles et sièges. La ville a été trop meurtrie pour se relever vite de ses ruines. Il
y a eu des priorités : ainsi, les façades des maisons des boulevards sont repeintes en gris, en
bleu, en ocre ; les belles architectures baroques de Buda recèlent, de nouveau, de
romantiques cours dans lesquelles les travaux de rénovation ont permis de découvrir des
constructions du Moyen Age, et le Palais Royal, qui se dresse au-dessus du Danube, remis en
état, abrite, dans ses fastueuses salles, un admirable musée. Le reste est petit à petit, très
lentement retapé. Les lourds échafaudages massifs se voient encore très souvent, mais
apparaissent aussi les tubulures métalliques d’entreprises plus modernes. Dans les énormes
immeubles aux halls-chantiers, aux cours dépavées, aux escaliers, aux paliers et aux galeries
intérieures dégradés, les appartements, autrefois très vastes ont été cloisonnés pour abriter
plusieurs familles. Et là, les chances ont été diverses. Nous avons vu deux retraités occupant
120 mètres carrés dans deux belles et hautes pièces aux grandes fenêtres et aux superbes
boiseries, avec une salle de bains moderne, mais à la cuisine installée dans un étroit couloir.
Nous avons vu un couple d’intellectuels confiné dans une chambre - bureau - salle à manger et
refusant d’utiliser une cuisine commune à l’étage.
L’aimable désordre de nos hôtes d’un dimanche matin, les barbus à couettes - pas encore très
bien acceptés par la population ! - faisait voisiner le linge des bébés séchant sur un fil tendu
entre des étagères à livres avec la vaisselle, les légumes et les maquettes de construction pour
des terrains de jeux, et le papa nous fit « admirer » son bureau, - une table et une chaise,
derrière un rideau, dans un passage -. Un ami de jeunesse de Paul, musicien et sa femme,
sculpteur, habitent plusieurs jolies pièces, petites mais claires, en plein ciel, à Buda. D’autres,
musiciens, et leur mère, ont trois pièces dans une sorte de H. L. M., dans un quartier neuf de
la ville, mais ils ont acheté un terrain à côté de Budapest et vont faire construire. Un chauffeur
de taxi occupe avec sa femme, ses deux enfants, une vieille tante, un gros chien et... un chat,
un rez-de-chaussée sombre où chacun a quand même sa place. Un avocat et sa femme nous
accueillent dans un grand appartement. Dans tous ces milieux différents, règne un confort
commun : canapés et fauteuils profonds, tapis et tentures. Chez les uns, propreté maniaque,
chez d’autres, négligence bon enfant, ici, des horreurs sur les murs, là, un goût raffiné... En
résumé, ce qu’on voit partout, à l’Est comme à l’Ouest !
Les endroits les plus agréables à habiter sont les collines de Buda, où les grandes villas
bourgeoises ont été partagées en appartements. C’est le « Rózsa domb », la « Colline aux
roses ». Partout, des jardins un peu fous, presque sauvages, des chemins sinueux pour monter
jusqu’aux perrons, des vignes et des vignes vierges qui camouflent joliment les crépis abîmés
des maisons. Les logis y sont clairs, gais. Nous voyons là Zsuzsa, la sœur de Paul, qui partage,
avec son infirmière - dame de compagnie, deux vastes pièces, une cuisine spacieuse et une
salle de bains, au milieu d’un beau jardin, un ami journaliste et sa femme dans un rez - de chaussée tapissé de livres, d’autres amis qui partagent, avec leurs enfants et petits-enfants,
une villa et des verdures, ont, mêlés à leurs livres, des trésors de sculpture africaine et sur
leurs murs, des originaux prestigieux de peinture contemporaine.
Presque partout, règne la même température insupportable pour nous, habitués à nos 19
degrés raisonnables. Les anciens poêles de céramique sont maintenant équipés au gaz. Dans
certaines demeures pourtant, on chauffe encore au bois ces beaux poêles décoratifs. La femme
du Conseiller Culturel français qui vient de s’installer sur la colline du Palais, dans le quartier
musée, près de la vieille église Saint-Mathias, s’en plaint un peu, car sa servante n’arrête pas
de charger un poêle après l’autre, dans la belle maison du XVème siècle, aux pièces voûtées
qu’on doit ouvrir souvent - car elle est historique - aux groupes guidés des visiteurs.
Ces groupes guidés, on les voit partout, - comme nous en avions vus à Sofia - des enfants,
des ouvriers, des paysans, qu’on enfourne au Parlement, qu’on fait défiler sur le Bastion des
Pêcheurs, qu’on installe dans les restaurants. Là, la dame du vestiaire assise près de l’entrée,
essaie de récupérer le plus de manteaux possible pour se faire des forints - un manteau : un
forint - mais beaucoup de visiteurs gardent leur vêture et la dame n’est pas contente et le fait
entendre !
Les enfants jacassent comme partout, les paysans - femmes fichus sur la tête - mangent
lentement, gravement, en silence. Dans tous les cafés, dans tous les restaurants, sévissent
les tsiganes ou les pseudo-tsiganes. Notre grande affaire, lorsque nous sommes seuls, Paul et
moi, est d’avoir l’air très occupés à discuter pour que le violoniste n’ait pas la tentation de
venir faire pleurer son instrument à mon oreille, ce que je déteste.
Nous avons tant d’invitations que nous parvenons rarement à nous offrir une petite sortie à
deux. Lorsque nous le faisons, c’est dans des endroits inavouables, paraît - il : quelques
tavernes à bière, un restaurant crasseux, mais authentiquement tsigane où une cliente,
énorme matrone tsigane elle aussi, se met à chanter d’une voix déchirante. Nous fréquentons
quand même des lieux convenables : le Restaurant « Centenaire », auberge installée depuis
1831, dans une maison de style baroque, au coin de la rue de la Colombe ; le « Hungaria » au
rez - de - chaussée du Palais de la Presse - l’ancien « Palais de New York », construit en style
grandiloquent à la fin du XIXème siècle. On y rencontre des journalistes, des écrivains, des
photographes qui perpétuent, sous les énormes lustres, les fresques du plafond, dans un décor
de plantes vertes, de marbres, de loges aux balcons dorés, la réputation du « Café littéraire »,
d’autres fois, le « Pilvax », où nous entraînons, pour manger des crêpes, l’interprète et le
chauffeur, sans savoir que nous nous installons dans la salle la plus commune réservée aux
buveurs de bière; par délicatesse, nos invités n’osent pas nous le faire remarquer, mais, en
partant, tiennent à nous faire passer par la partie élégante et historique du café, construite à
l’emplacement même où se réunissait, avant 1848, la jeunesse révolutionnaire de la ville ;
dans des vitrines, au-dessus des tables toutes occupées, des journaux, des manifestes, des
proclamations, des armes, souvenirs des journées révolutionnaires de 1848.
Enfin, nous retrouvons l’impérissable pâtisserie ci-devant Gerbeaud - du nom du Suisse qui la
fonda - devenue « Vörösmarty Cukrászda » la plus ancienne, la plus célèbre de la ville. On y
dégustait, autrefois, des « mignons » - délicats petits-fours -, on y avale maintenant de plus
substantielles friandises. On nous y avait donné rendez-vous un dimanche après-midi et j’ai
vu défiler, pendant plus d’une heure, la plus invraisemblable collection de vieilles dames,
enchapeautées, enfourrurées, endiamantées, enmaquillées à l’ancienne, images nostalgiques
et dérisoires d’un autrefois qui, malgré des décennies, malgré guerres, tourmentes et régimes
successifs, restent imperturbablement les piliers de ce temple des souvenirs de la crème
fouettée et du sucre glace. Pénible spectacle... Le jeune homme qui est avec nous en est
gêné :
- « C’est un endroit spécial, ici, il n’y a pas de jugement à porter devant cela ! ».
Ne portons donc pas de jugement, mais quand j’imagine que ces caricatures sont de ma
génération, je ne suis pas fière.
Il y a, lorsqu’on veut bien ouvrir les yeux, tant de croquis plus réjouissants à capter dans la
ville : cette toute petite église grecque orthodoxe dont la teinte ocre des murs fait paraître plus
lumineux l’or des feuillages du jardin où elle se cache, cet étal de colliers de piments, d’aulx,
d’oignons, de tous les rouges, de tous les verts, de tous les blancs, au coin d’un marché, ces
drôles d’enseignes : Bisztro, Boutik, Bufé, Tricotage, au long des rues, ces petites couronnes
de sapin, piquées de pommes de pin et de nœuds rouges - aux environs de la Toussaint, elles
doivent être destinées aux cimetières - mais elles sont si gaies qu’elles rappellent plutôt les
couronnes de Noël des pays nordiques, et ces boules d’immortelles qui dansent à la devanture
des fleuristes. La ville est propre, très propre. Partout, des corbeilles à papiers où,
effectivement, on jette les papiers ! Dans la nuit, les camions arroseurs et balayeurs passent
partout. La ville semble sûre, on promène son sac à main, au bout du bras, sans crainte. On
parcourt, la nuit et le jour, les sous-bois de l’île Marguerite sans danger. On met son forint dans
une fente à l’entrée du métro et on passe, on composte son ticket de tram, de trolley,
d’autobus, loin du conducteur, parfois dans la seconde ou la troisième remorque, sans contrôle
apparent. Pas de police visible dans la rue, la circulation ne semble pas poser de problèmes.
Lorsqu’on boit vins et liqueurs au dîner, on abandonne là, sa voiture et on rentre en taxi, le
permis étant enlevé à la moindre trace d’alcool... mais pas mal d’ivrognes dans les rues !
Le soir, les restaurants, les cafés sont pleins. Ils ferment tôt. Les concerts, les théâtres
commencent à 19 heures 30. A 22 heures, la ville s’endort, mais s’éveille à l’aube. Paul a des
rendez-vous dans des Ministères, des Maisons d’Éditions, au Parlement même, parfois dès 7
heures 45 ! Dès 8 heures, le téléphone sonne, on suppose que vous êtes déjà réveillé, baigné,
nourri. Mais dès l’arrivée, dans un bureau, n’importe où, une secrétaire vous offre du café. La
ville entière sent bon, dès l’aube, le café. C’était déjà comme cela, dès après la guerre, quand
nous en étions encore, nous, aux grains d’orge. Les magasins sont pleins de marchandises et
de clients. Je n’ai vu, dans aucune autre ville, autant de gens se promener, les bras chargés de
paquets et de sacs en plastique, pleins. Au contraire de Sofia, où j’avais fait une queue
interminable pour obtenir et payer d’abord un vernis à ongles et une seconde queue à l’autre
bout du magasin pour obtenir et payer le dissolvant, où notre interprète s’était réjouie de nous
accompagner par avion, jusqu’au bord de la Mer Noire où elle savait pouvoir acheter du fil
blanc alors introuvable dans la capitale, il m’a semblé que les achats se faisaient aisément à
Budapest, et que les clients étaient nombreux. Il est vrai que le marché noir paraît prospère.
Dans les restaurants, de nombreuses tables sont occupées par des femmes qui ne parlent que
de devises et de cours. Dans les quartiers à touristes, on se fait discrètement aborder :
« Change » ? « Change » ? On fait souvent deux métiers... mais le travail au noir prospère
aussi en France !
Nous avons rencontré des gens, aux ressources modestes d’apparence, qui voyagent chaque
année, à l’étranger, et comme on accorde des visas de sortie, mais qu’on ne permet aucune
sortie d’argent, il faut bien qu’il se trouve un truc quelque part. On nous demande aussi
d’envoyer de l’Ouest, de la musique, des médicaments, qu’apparemment on ne peut se
procurer sur place.
La gentillesse, la courtoisie si naturelles aux Hongrois, se sont un peu perdues chez beaucoup
de ceux qui estiment sans doute qu’il n’y a pas de temps à perdre avec cela. Les chauffeurs de
taxis, les garçons de restaurants sont à peine polis, parfois. Lorsqu’on s’y prend trop tard,
dans la soirée, pas question de se faire admettre dans un café, un restaurant déjà pleins, et
comme les gens déjà attablés y restent des heures, il faut tenter sa chance du Trojka au
Moszkva, du Palace au Kis Royal, du Lido au Paris, pour finir par se contenter d’un « Bisztro
Ourson ».
Mais cette gentillesse, cette courtoisie, nous les avons quand même retrouvées dans la plupart
des milieux où nous avons pénétré. Les officiels, guindés pendant une cérémonie au protocole
strict (on avait tant donné d’instructions à Paul, avant la remise de décoration : « Vous saluez
d’abord le Président qui viendra vers vous, puis vous reculerez pour être à trois mètres de lui...
» etc., qu’il regrettait de ne pas avoir en poche un mètre de charpentier pour mesurer
exactement les trois mètres... image burlesque qui lui passa dans l’esprit, en dépit de la
solennité du lieu et de l’acte ! ) deviennent immédiatement chaleureux après. Les
embrassades sont de mises entre amis de longue date et connaissances récentes, les baisemains aussi. Les fleurs, les chocolats, les télégrammes affluèrent dans notre chambre à
l’hôtel le jour anniversaire de Paul. Et une femme, surtout quand elle est française, a toujours
l’illusion même quand elle est d’âge canonique - d’être encore courtisée par ces Magyars
toujours galants et empressés. J’ai refait connaissance aussi, avec cet amour du langage et ce
besoin de la discussion que pratiquent tant les Hongrois, que je connais si bien, ici, et en
particulier celui avec lequel je vis ! Là-bas, c’est multiplié par le nombre de gens qu’on
rencontre, et si ces Hongrois sont juifs, c’est encore élevé à la puissance 2. Il faut s’y faire... et
je m’y suis faite depuis quelque quarante et une années de vie conjugale.
Nous les avons fêtées avec le peu de famille qui reste à Paul : sa sœur, plus âgée que lui, sa
nièce et son neveu par alliance de 81 ans ! Tous sont bien fatigués et nous considèrent un peu
comme des phénomènes de jeunesse et d’endurance. Le problème était pour moi, la langue,
dans ces réunions de famille. Il y avait à choisir le Hongrois, l’Allemand, le Latin, l’Hébreu, le
Yiddish... mais pas le Français. Alors, Paul avait fort à faire pour traduire. Dans les réunions de
la première semaine, l’interprète, une femme charmante, me susurrait à l’oreille la traduction
simultanée de tout ce qui se disait - horriblement fatigant. Mais, j’ai rencontré aussi des
interlocuteurs qui parlaient parfaitement le Français et cela me faisait bien plaisir. Alain Poher a
du éprouver ce même plaisir, car à la réception chez l’Ambassadeur de France, il semblait ravi,
après les rencontres d’affaires et les traductions qu’il venait de subir, de converser avec des
compatriotes, si ravi qu’il ne trouva rien de mieux qu’une « passionnante » ! conversation sur
les fautes d’orthographe à entamer avec nous, alors que nous avions l’oeil attiré par la belle
allure d’un poète hongrois accompagné de sa superbe femme. Le poète - édité chez Gallimard
- parlant un Français impeccable, tout s’arrangea et on partagea sans problème les canapés
au caviar russe de l’amitié franco-hongroise.
J’aurais voulu voir plus de choses, connaître plus en profondeur ce qui se passe dans ce pays.
Je n’ai eu que des impressions, des vues superficielles et trop rapides. Il est toujours possible,
avec quelques données, de tirer certaines conclusions... On parlait beaucoup de la Pologne, à
Budapest, et la veille de notre départ, un responsable de la Culture nous a dit que les Ecrivains
commençaient à devenir remuants...
Oui, on parle beaucoup de la Pologne, en Hongrie aussi. L’oppression peut être de gauche
comme de droite et vouloir la liberté de penser, de s’exprimer est la revendication la plus
élémentaire partout.
Il nous est facile, à nous Français, de crier, comme Jean Daniel, dans le Nouvel Observateur
« Vive la Pologne ! », mais nous retombons vite dans nos préoccupations pour le moment
électorales, n’écartant même pas, dans notre désarroi mental, des candidatures clownesques.
Nous avons une certaine chance de pouvoir lier le dérisoire aux graves problèmes. N’arrivera-til pas un jour où cela nous coûtera, à nous aussi, la liberté de penser, de nous exprimer ?
Cette fièvre électorale pour les élections de l’an prochain encombre les pages de nos journaux.
Je délaisse ceux-ci.
Il y a, à la Bibliothèque Nationale, un hommage à Christine Boumeester, à Carnavalet et à la
Bibliothèque Forney des belles expositions.
J’emmène Anne au Centre Culturel du Marais découvrir Hokusai et nous nous offrons toutes les
deux des petites fêtes déjeuners et films.
Voilà quelqu’un que les perspectives électorales ne passionnent pas: c’est reposant!
LE FOLKLORE ROUMAIN
1980
Dès le retour de Hongrie, les rendez-vous reprennent : France - Culture diffuse les « Quatre Convergences » par le quintette de cuivre de l’Orchestre National, et dans une émission sur « La Musique de la Résistance », le « Fuero » de
Vercors, des « Chants du Silence ». A Saint-Amand Montrond, près de Tours, le « Quatuor de clarinettes de Paris » joue
pour les J.M.F., les « Sept Transparences ».
Yves Lenoir, jeune musicologue français, vivant à Bruxelles, poursuit des recherches sur certains aspects de la vie et de
l’œuvre de Bartók. Nous avons fait connaissance par correspondance, car il tenait à connaître ceux qui s’étaient
approchés de Bartók. Actuellement, il concentre son travail sur la vie du compositeur , pendant la guerre, aux ÉtatsUnis. Je reçois, de temps en temps, ses articles publiés dans des revues. Au début de novembre, il m’écrit qu’il sera
bientôt de passage à Paris et me demande de le recevoir.
Nous l’invitons pour déjeuner, et nous sommes très agréablement surpris de voir arriver dans une des plus vieilles 2 CV.
qui roulent encore sur les routes de France et de Navarre, un jeune homme simple et sympathique.
Ses propos démontrent qu’il s’attache aux problèmes qu’il fait siens, et qu’il poursuit ses recherches d’une manière
rationnelle. Il est allé en Hongrie, ne laissant rien au hasard, et cette ténacité, cette rigueur me plaisent. Notre
correspondance se poursuivra, il m’enverra régulièrement ses travaux imprimés et c’est en 1986 que paraîtra à Louvain,
l’ouvrage : « Folklore et transcendance dans l’œuvre américaine de Béla Bartók ( 1940-1945 ). Contributions à l’étude
de l’activité scientifique et créatrice du compositeur ».
La productrice Sylvie Albert, prépare une nouvelle série de son émission « Musiciens français contemporains » pour
France - Culture. Après Germaine Tailleferre - toujours active - et d’autres compositeurs du « Groupe des Six », elle
m’inclut une nouvelle fois dans la série. Comme la fois précédente, il ne me reste qu’à fournir moi-même textes,
commentaires... la productrice se réservant le petit « chapeau » de présentation ! Je choisis la « Sonate » pour
violoncelle interprétée par Roy Christensen, les « Sept Transparences » par les deux pianistes Schmitt de Sarrebruck et
les « Cinq Résonances » qu’a enregistrées Alain Paris avec le Nouvel Orchestre Philharmonique. L’émission passera en
février 1981.
J’apprends la mort de Tibor Serly, tué à Londres dans un accident de voiture. J’avais connu autrefois aux États-Unis, ce
Hongrois devenu Américain, compositeur exceptionnel. Il travaillait alors dans les studios d’Hollywood et composait
avec une virtuosité invraisemblable : pendant que l’orchestre répétait la musique d’un film, lui écrivait déjà la musique
du film suivant, debout contre le piano à queue, le couvercle fermé lui servant de pupitre. Il écrivait non la partition,
mais déjà la partie de chaque instrument. Tout cela avec une facilité qui me subjuguait. Il était en outre capable de pasticher n’importe quel compositeur, Debussy ou Stravinsky, Bartók ou Schoenberg...
Je lui ai su infiniment gré d’avoir été aux côtés de Bartók pendant la période si difficile que celui-ci passa à New York
jusqu’à sa mort, pendant la guerre. Bartók lui avait dit un jour :
- Serly, si j’étais roi, tu serais mon musicien de cour !.. Fidèle jusqu’à la fin, c’est lui qui termina le Concerto pour alto
que Bartók laissa inachevé.
Au début de juin 1979, peu après notre retour des États-Unis, j’avais reçu un message d’un Roumain de Bucarest,
transmis par Marie - Thérèse Chailley, altiste, qui joue fréquemment en Roumanie. Viorel Cosma, musicologue, critique
musical, professeur au Conservatoire de Bucarest, me demandait de lui faire parvenir dix de mes œuvres, parmi
lesquelles « Douze Danses roumaines de Transylvanie », « Suite de Danses », des chœurs a cappella. Je me rendis
compte qu’il s’agissait là d’œuvres dans lesquelles j’ai utilisé des thèmes populaires roumains et j’imaginai que le
musicologue voulait voir ce qu’un compositeur étranger faisait du folklore de son pays et s’il le respectait. J’envoyai
donc à Cosma ce qu’il me demandait et quelques-unes de nos anthologies de chants populaires.
En automne, Cosma m’envoya un long texte qu’il avait lu au micro de la Radio de Bucarest à propos de « Si tous les
enfants de la terre » dont une des préfaces avait été écrite par le musicologue roumain Constantin Braïloiu, ayant vécu
longtemps dans l’émigration. Une chose me semble claire dans le choix de Cosma : bien que dissident du point de vue
politique, Braïloiu était roumain, donc valeur nationale à récupérer !
Depuis, Cosma faisait tout son possible pour me gagner à un genre de chauvinisme dans l’art - dont je suis l’ennemi
farouche depuis toujours - en essayant de m’associer à une propagande ridicule tendant à prouver la supériorité
universelle de la musique populaire roumaine.
J’étais d’autre part, submergé de promesses concernant la Radio, la Télévision roumaines, l’édition de mes œuvres sur
disques, la publication de partitions, les exécutions en concerts. Inutile de dire que les fruits n’atteindront jamais les promesses des fleurs ! !
Je suis obligé de préciser ma pensée dans une lettre que j’écris à Viorel Cosma en juin 1980 :
« … En ce qui concerne le titre de l’article qui est mentionné dans votre lettre, je pense que l’expression « beeinflust »
est quelque peu inexacte. Je m’intéresse beaucoup au folklore roumain et j’en ai inclus pas mal dans mes travaux, mais
il ne faut pas parler d’influence, puisque je m’intéresse également, d’une manière aussi active, à beaucoup d’autres
folklores de valeur, et j’ai effectué des travaux importants de recherches dans les folklores kabyle, africain, français,
géorgien, dans le domaine du Negro - spiritual.
Ma conception est formelle : il ne faut, en aucun cas, dans les arts, dans les recherches, dans la pensée, se restreindre !
Il ne faut pas être sectaire - car on tombe facilement dans un chauvinisme regrettable - mais il faut être humain et
universel avant tout. Sinon, on fait fatalement fausse route…
C’est ce défaut que je peux reprocher à beaucoup de vos compatriotes - et encore ils ne sont même pas dans ce
domaine, très logiques : par exemple, depuis combien d’années ils connaissent mes « Douze Danses roumaines» ( à la
radio de Bucarest et aussi ailleurs ), mais on ne les a jamais encore jouées. Vous - même m’avez écrit en août de l’an
dernier, que le rédacteur en chef de Electrecord avait décidé d’éditer, sur disque, avec la collaboration de la Radio de
Bucarest, ma « Suite de Danses » pour flûte et orchestre à cordes - dont vous m’avez demandé la partition, que je vous
ai fait envoyer immédiatement. Depuis, aucune nouvelle au sujet de cette décision.
De même, vous m’avez écrit l’année dernière, qu’une revue allait publier un article avec la reproduction d’un certain
nombre de mes couvertures de partitions. Là encore, aucune nouvelle.
Au sujet de mes contacts intellectuels avec les arts roumains, je vous signale encore deux faits :
1. On n’a pas remarqué encore chez vous, que dans la liste des artistes qui ont dessiné les couvertures de mes
partitions, figure également Marcel Janco… d’origine roumaine !
2. Je viens de terminer une œuvre nouvelle : « Le temps abolit la durée », cantate pour récitant et quatuor à cordes,
sur des textes de Eugène Ionesco, égaiement d’origine roumaine.
Une productrice de Radio - France a reçu un Prix de la Radio tchécoslovaque, pour avoir réalisé ici six émissions sur
Janacek. Je vous signale que j’ai réalisé une longue série d’émissions sur le folklore musical roumain ( avec des
documents sonores authentiques : disques et bandes magnétiques ). La radio roumaine le savait, mais n’a pas réagi ».
Je reçois quand même une lettre fort aimable de l’« Union des Musiciens Roumains », dont le secrétaire me prie de lui
faire parvenir des documents me concernant : curriculum vitae, liste des œuvres, etc., car l’Union a décidé de me faire
figurer dans la nouvelle édition du Lexique Musical de Roumanie.
Ainsi, sans être Roumain, je figure là, et c’est paradoxal. Et Viorel Cosma fait l’effort de publier cette année un article
sur les couvertures de partitions.
Couvertures musicales… en relief
« L’impression musicale a pris un essor exceptionnel au XXe siècle, chaque partition devenant souvent une publication
d’art. Les cartogrammes musicaux d’une part, le graphisme de la couverture d’autre part, ont changé la présentation
de la musique, les mélomanes étant ainsi invités à pénétrer dans l’univers sonore par l’intermédiaire de ces aspects les
plus attractifs et ingénieux.
Après une étape où les couvertures se limitaient à l’annonce, grâce à des lettres les plus sophistiquées du point de vue
graphique, du nom du compositeur et du titre de la pièce, nous avons assisté au siècle dernier à une période
d’embellissement des couvertures en couleur avec des images des plus attractives ( paysages, costumes populaires,
titres à fioritures, vues panoramiques, portraits de héros, scènes de combats ).
Pendant la moitié du XXème siècle, les couvertures musicales commencent à prendre l’aspect du contenu des
partitions, la musique légère et le jazz faisant appel aux scènes les plus licencieuses de la vie des boîtes de nuit, tandis
que la création classique, symphonies, quartets, etc.… optait pour les couvertures très sobres. De nombreuses maisons
d’éditions musicales traditionnelles d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, d’Autriche, de France etc.… certaines ayant
une activité d’impression depuis plus d’un siècle, se sont limitées à une couverture type à emblèmes.
En France, l’idée du compositeur Paul Arma de faire appel à la collaboration des plus grands peintres, graveurs,
dessinateurs, sculpteurs de notre époque, a suscité un intérêt important en reproduisant sur la couverture de chaque
pièce musicale une œuvre de référence de l’art plastique contemporain. Après trois décennies, Paul Arma a réussi à
atteindre environ 70 reproductions signées Chagall, Mondrian, Picasso, Kandinsky, Le Corbusier, Matisse, Braque,
Vasarely, Klee, Calder, etc.… En 1968, la couverture de « Sept Transparences » pour quartet et saxophones reproduit
un dessin du sculpteur roumain Constantin Brancusi.
Mais l’imagination des éditeurs est allée plus loin et, après une décennie, le compositeur Paul Arma a sollicité de
l’artiste Marianne Fayol, une réalisation de couverture en relief.
Ainsi, en 1978, a été imprimée au Éditions Lemoine de Paris, la partition « Phases contre Phases » pour saxophone et
piano. Inspirée d’éléments géométriques, conçue sur la base de lignes et de cercles, la couverture en relief de Marianne
Fayol fait appel à un carton de couleur blanche pressé sur plusieurs niveaux, ce jeu offrant une image captivante de
lumières et d’ombres.
Donc la partition musicale de la deuxième moitié du XXème siècle peut devenir également un objet d’art, grâce à la
couverture en relief ».
A la demande de Cosma, je donne, en septembre 1980, par écrit, mon accord pour la publication en Roumanie sur
disque « Electrecord », de ma « Suite de Danses » pour flûte et orchestre à cordes et de mes « Douze Danses roumaines
de Transylvanie » pour flûte et piano, après avoir obtenu l’autorisation écrite des Éditions H. Lemoine. Les précisions
arrivent avec les noms des interprètes.
Les mois et les années passeront. Une ou deux fois, j’écrirai à propos du disque. Je ne recevrai jamais de réponse
négative, toujours une réponse évasive.
Tenant compte des moyens faibles que la Radio roumaine possède du point de vue enregistrement, j’envoie à Cosma la
liste complète de mes œuvres enregistrées à Radio-France dont elle peut obtenir des copies, pour les diffuser dans ses
programmes. A cette offre, je n’aurai aucune réponse.
Mais je recevrai régulièrement les copies des programmes ou Viorel Cosma fait chaque année une conférence, à la «
Filarmonica George Enescu » sur le thème inchangé:
« L’influence universelle du folklore roumain sur la musique », illustré de musiques d’auteurs contemporains ayant
choisi des thèmes roumains.
Grâce à cela, mes « Douze Danses roumaines de Transylvanie » seront jouées pour la première fois à Bucarest par
l’orchestre de chambre « Quodlibet Musicum » dirigé par Aurelian Octav Popa et le flûtiste Matei Corvin qui
donneront encore ma « Suite de Danses » pour flûte et orchestre à cordes.
Plus tard, on fera entendre mon arrangement pour quatre voix mixtes a cappella des « Colindes roumaines », en
première audition en Roumanie. Une seconde interprétation des « Douze Danses roumaines de Transylvanie » et de la
« Suite de Danses » sera donnée, toujours dans le même cadre, en 1985, par l’Orchestre Camerata Bucarestini dirigé
par Florin Totan et la flûtiste Eugenia Badaluta - avec, Cosma me l’écrit, la présence des Ambassadeurs de France et de
Hongrie.
Même si un brin d’internationalisme semble se glisser, dans les conceptions musicales roumaines, il m’est difficile
d’accepter le chauvinisme et le sectarisme qui règnent dans ce pays au sujet de cette surestimation du folklore national.
J’ai toujours été l’ennemi de toute tendance exagérée de nationalisme. Pendant près de trente ans, dans mes émissions «
Chants et Rythmes des peuples », j’ai toujours souligné les beautés, les valeurs, les particularités de tous les folklores ;
mais j’ai scrupuleusement évité de placer un folklore quelconque au-dessus des autres.
RETOUR À LA BANDE MAGNÉTIQUE
1981
Après avoir abandonné depuis quelque temps la bande magnétique, je commence l’année 1981 en travaillant sur une
œuvre pour quatuor ou orchestre à cordes (et bande magnétique ad libitum) MOUVEMENTS ENTRE
MOUVEMENTS 295 et je la dédie « à Edmée, ma compagne ».
L’Eglise Saint-Merri organise de fort beaux concerts. En janvier, Marie-Christine et François Doublier y jouent, sur leur
piano double Pleyel, après une première partie consacrée à Brahms, Schumann, Liszt, mes trois œuvres pour deux
pianos : « Transparence » , « Sept Transparences » et « Lumières et Ombres ».
Peu après, salle Cortot, Jacques Desloges crée, en première audition en France, avec sa femme, pianiste, « Phases
contre phases » pour saxophone soprano et piano. France-Culture enregistre les « Deux Résonances » pour percussion
pour les diffuser le 26 avril.
A Saint-Merri encore, est jouée en février, la « Suite paysanne hongroise » par Sophie Cherrier, flûte et Jean-Marie
Cotte, piano.
Nous écoutons en février sur France-Culture, la diffusion de l’émission enregistrée par Sylvie Albert l’an passé
« Musiciens français contemporains », juste avant de nous envoler pour la Sicile pour une courte trêve.
Je trouve en rentrant le programme d’un concert donné aux U.S.A.,en mars, à Arizona State University de Tempo au
cours de la « National Convention of the North American Saxophone Alliance » ; Michael N. Jacobson, saxo et Paula
Fann, piano, y ont joué « Phases contre phases ».
On célèbre partout l’anniversaire de la naissance de Bartók. En Hongrie surtout !
Iván Boldizsár, rédacteur en chef de la revue hongroise paraissant en anglais « The New Hungarian Quarterly »,
m’avait écrit en septembre 1980 :
« … J’étais au courant des injustices pratiquées à votre égard et l’une des raisons qui m’a incité à vous demander un
texte sur Bartók a été précisément de vous exprimer, au nom de la patrie, mes regrets, et d’essayer d’adoucir votre
peine … »
Et j’envoie cet article pour le numéro de printemps de la revue consacrée en grande partie à Bartók.
En France aussi, on célèbre mon maître.
Au Lucernaire à Paris, l’Association « France-Hongrie » donne un concert dans le cadre du « Centenaire Bartók» et
Livia Antal avec la pianiste Thérèse de Clauzade y interprète plusieurs chants de la Gerbe hongroise, dans un
programme Bartók, Kodaly, Lajtha, Adam, Arma.
Maurice Fleuret enregistre avec moi, une émission - toujours pour l’anniversaire Bartók -. Elle passe le 30 mars. Le ton
de notre dialogue est agréable. Les questions sont intéressantes et je prends plaisir à y répondre. Nous ne nous rendons
pas compte que le temps passe et que notre conversation semble ne jamais pouvoir se terminer.
C’est alors que, brusquement, sans transition, Fleuret conclut brièvement :
- « Je vous remercie Paul Arma ! », et fait signe, à la cabine, de couper le son ! Devant mon air étonné, il se met à
rire :
- « Avec vous, il faudrait des heures pour parler de Bartók, et de mille choses, vous avez tant de choses intéressantes à
raconter ! ».
Cela, c’est tout à fait Maurice Fleuret, enthousiaste à chacune de nos rencontres chez lui ou ailleurs, m’ayant déjà fait
entrevoir une collaboration à l’A.R.C. et à différents autres groupements sans pour autant donner une suite logique à ses
emballements.
Cette attitude m’amuse souvent car elle est bien caractéristique de la versatilité de son tempérament.
C’est ainsi que Maurice Fleuret, pendant très longtemps critique musical du « Nouvel Observateur », a déclaré plus
grand compositeur de notre temps successivement, Xenakis, De Castro, John Cage ( à qui il a consacré deux pages
entières ) , Nono, un autre encore.
Je n’ai jamais eu, pendant la durée de la collaboration de Fleuret au « Nouvel Observateur », le privilège de voir
mentionner mon nom dans un de ses articles, malgré ses enthousiasmes ponctuels!
Il a aussi consacré une fois, un long article à la production et à la diffusion phonographique, en France, pendant l’année
écoulée, et il a conclu curieusement ses propos en traitant d’« onanisme » le plaisir qu’avaient les gens d’écouter un
disque, dans la solitude !
Alain de Chambure qui avait travaillé avec moi, rue de l’Université, au Groupe de Recherches de Musique concrète, est
maintenant responsable de « France-Musique ». Il ne comprend pas pourquoi mon nom figure si rarement sur sa
chaîne. Il obtient ou il impose que je sois invité à l’émission « Les compositeurs composent et proposent » qui passe de
23 heures à 1 heure. Hélène Gazeau, que nous avons connue, autrefois, très jeune, devenue une femme dynamique, très
bonne musicienne, est chargée de faire l’émission avec moi. C’est une excellente nouvelle, car nous nous entendrons
d’une façon parfaite. Elle vient donc plusieurs fois à la maison. Nous parlons beaucoup et établissons un plan. Elle
accepte avec gentillesse et aussi avec plaisir la plupart de mes suggestions. Il est vrai, d’ailleurs, que c’est par principe,
le compositeur qui est roi dans cette émission : c’est lui qui établit le programme, qui choisit les œuvres à diffuser, il
fait les textes, les analyses et les commentaires.
Hélène Gazeau, la productrice, ne fait que l’introduction, situe le compositeur et pose quelques brèves questions qui
doivent animer le dialogue.
Ces séances de préparation à la maison nous rapprochent et nous renouons les liens de sympathie d’autrefois.
L’émission enregistrée passe le 21 mai.
« Cher Paul Arma,
France - Musique et moi - même sommes reconnaissants envers vous de nous recevoir dans votre cadre de vie et de
travail où, si près de Paris, nous voici déjà vivifiés par la paix d’un merveilleux jardin printanier et celle d’une maison
2
95
M.S. inédit.
où tout semble consacré à la méditation et à la sobre beauté des objets et des œuvres essentielles.
Ma connaissance d’une petite partie de votre travail musical date de mon adolescence. D’une famille de musiciens, il
était normal que je fasse chanter dans les mouvements de jeunesse auxquels j’ai appartenu, de nombreux chants de
divers peuples recueillis par vous, d’abord auprès de votre Maître, Béla Bartók, et ensuite tout au long de votre vie
dans les pays les plus divers. Certains ont été harmonisés par vos soins avec une discrétion et un style exemplaires.
Un jour, j’ai la chance de vous rencontrer à Paris et l’honneur d’être invitée chez vous. Dès mon arrivée, tout me
frappe :le timbre exceptionnellement grave de votre voix, la beauté du visage de votre femme, l’ensemble extraordinaire
d’objets populaires authentiques qui vous entoure, la conversation sans fard qui roule tout de suite sur la musique, les
arts, la vie, le merveilleux goulasch hongrois qui nous est offert et la fête de l’amitié qu’est ce repas pris en commun. Et
voici que je vous retrouve après bien des années, le visage peut - être un peu plus buriné, mais toujours grand et droit,
jeune par le regard et le cœur, fondamentalement le même ; dans un autre lieu de nouveau forgé à votre ressemblance,
entouré des œuvres d’art que votre musique a inspirées, prêt à tenter de nouvelles recherches, à explorer toutes
diversités, ceci en cherchant toujours plus ardemment l’Unité de l’homme, l’Unité des hommes, l’Unité des Arts, la
transparence des choses, des êtres, de soi - même, des structures mêmes de la Musique.
J’aimerais, pour les auditeurs qui nous écoutent, essayer de cerner avec vous le pénible mais fécond chemin que vous
avez parcouru, savoir si cet amour de la vie et de toutes les formes de la Création s’est toujours manifesté chez vous,
s’il s’est encore accru par le travail, malgré ou à cause des épreuves, et si vous vous sentez fondamentalement sur le
même sentier.
J’aimerais aussi que vous nous disiez ce qui a été le plus important dans votre formation musicale : votre rencontre
avec Béla Bartók, vos premiers travaux sur le très riche folklore hongrois, votre activité au Bauhaus à Dessau en
Allemagne vers 1931, vos contacts pris après votre expulsion d’Allemagne nazie avec les artistes de France, pays qui
devient votre deuxième patrie, particulièrement avec Arthur Honegger devenu votre ami ; et avant la guerre avec des
musiciens américains comme Charles Ives, Henry Cowell qui paraissent aujourd’hui des précurseurs ainsi que le
français Varèse rencontré aux États - Unis.
Nous savons que votre vie a été semée d’épreuves, de drames même ; vous avez dû lutter pour préserver votre liberté
d’homme, votre indépendance d’artiste : cela vous a infligé par trois perte de situation et de vos biens les plus précieux,
c’est - à - dire vos manuscrits et documents représentant des années de travail. Pourtant, vous avez toujours
recommencé votre œuvre avec ardeur, comme si votre impulsion créatrice rejaillissait des obstacles mêmes.
Parallèlement à la musique, vous vous êtes toujours passionné pour le dessin, pour la peinture, pour le bel objet
artisanal. Vous avez été lié avec de nombreux peintres, aussi importants pour l’art du XXe siècle que Kandinsky,
Picasso, Vasarely, Matisse, Paul Klee, Dufy, Chagall, Calder, Braque, pour n’en citer que quelques - uns. Vos œuvres
musicales leur ont inspiré des illustrations de grande beauté. Nous les avons admirées en pénétrant dans votre entrée.
Vous - même façonnez des objets et des sculptures de métal ou de bois très frappantes ; vos partitions elles aussi sont
d’un très beau graphisme. Toute votre vie, vous avez cherché à retrouver des rapports et interférences existant entre la
Poésie, la Peinture, l’Architecture et la Musique. Vous dites aussi : « Tout visage sonore du Monde ».
Il serait intéressant que vous éclairiez cette pensée, cette démarche et le rapport qui, pour vous, existe entre l’écriture
musicale et le graphisme pictural. Dans l’éclatement des idées, des valeurs, des structures artistiques qui nous
assaillent aujourd’hui, sentez - vous quel peut être notre planche de salut ¸Votre chemin s’est frayé dans la solitude
depuis le premier enseignement reçu de Bartók pendant près de quatre ans. Ce génial créateur vous a offert une voie
passant d’abord par la musique des peuples. A travers cette sève nourricière, vous avez trouvé comme lui votre propre
chant intérieur. Vous êtes volontairement un musicien sans doctrine, sans système ; vous m’avez même déclaré : « La
musique, il faut l’écouter, mais pas tellement l’analyser ». Je remarque cependant que les titres donnés à la plupart de
vos œuvres sont très révélateurs : « Transparence, Résonances, Instantanés, Permanences, Contrastes, Structures,
Divertissements, enfin Chants du Silence », appellation particulièrement frappante.
Bien difficile pour vous de choisir parmi ces œuvres, celles qui sont les plus proches de votre cœur, les plus révélatrices
de la diversité et de l’unité de vos recherches. Une dernière question me vient : comment en 1981, sentez - vous se
dessiner votre propre évolution créatrice et l’évolution générale de la musique ?
Place maintenant aux confidences que vous voudrez bien nous faire. Place à la musique, que ce soient les œuvres dites
de « Référence » que vous avez choisies, ou vos compositions personnelles. Place aussi au Silence qui précède et qui
fait partie et qui suit toute Musique digne de ce nom, car elle est du Domaine de l’exprimable spirituel ».
Mes réponses n’ont pas à être exprimées ici. Elles le furent maintes fois déjà au cours d’interviews. Je me contente
souvent d’introduire les enregistrements que je propose ; et qui vont d’un Kolo de Bosnie Herzégovine et de deux autres
chants populaires, à Bach, Henry Cowell, Bartók et à ma propre musique. Maurice Chattelun me téléphone après
l’émission qu’il a suivie entièrement, et il émet les critiques d’usage - sur certains de mes choix, sur certains de mes
commentaires -. C’est un besoin, qu’il a depuis quelque temps, de ne pas accepter sans réserve ce que je dis, et j’en suis
heureux car cette sévérité envers l’autre me semble une auto affirmation de soi, et cela c’est bien.
Exception pourtant, pendant cette période d’apparente sévérité nous assistons ensemble, à l’enregistrement, pour
France-Culture, de « Musique pour quatuor à cordes et harpe », pour une diffusion prévue en août. Je connais bien mon
ami Maurice, ses réactions, sa manière de tourner les pages de la partition qu’il suit, ses gestes, et, cette fois devant la
performance du Quatuor Bernède et de Marielle Nordmann, il manifeste, sans restriction, son enthousiasme.
Et pourtant, comme toujours, l’impondérable a perturbé l’enregistrement : la salle où sont entreposés les instruments
volumineux était fermée, le gardien introuvable, et tout le monde a dû attendre et précipiter ensuite une occupation de
studio minutée !
Je suis si habitué à ce genre d’incidents, que la facilité et la normalité me sembleraient banales !
SICILE
1981
Cette année, nous avons eu le désir de connaître la Sicile.
Dès l’arrivée, les gags se sont succédés - drôles, comme en principe sont les gags, ou pas du
tout comiques... L’avion se posa entre mer et montagne, et malgré les nuages qu’il traversa
jusqu’à l’atterrissage, le commandant de bord - pourtant pas Sicilien - nous annonça très beau
temps.. Effectivement, la pluie tombait sur le minuscule bâtiment devant lequel l’avion se vida.
Il eut été trop simple de faire les dix mètres pour y entrer : on nous poussa dans un autocar
qui, le plus sérieusement du monde, contourna le nez de l’appareil et nous déposa trois
secondes après de l’autre côté. Pas de douane, une vérification rapide des cartes d’identité :
on m’avait signalé à Orly que la mienne était périmée. . . mais tout le monde avait l’air de s’en
moquer. Un car attend notre groupe : quelques couples, une petite famille de trois, une dame
seule, une autre de la pire espèce des casse-pieds, et pendant les 35 kilomètres qui nous
séparent de Palerme et les 15 suivants qui nous mènent à notre Zagarella - au nom de bouton
de fleur de citronnier - les bonnes nouvelles sont débitées par l’hôtesse : « Il n’a jamais fait si
froid en Sicile » - il y a même eu 25 cm. de neige à Palerme qui n’a encore rien compris à cette
histoire - il pleut tout le temps ! - Excellent pour les paysans, nous console-t-on ! -. Pas
question de piscine chauffée ( économies de chauffage strictes en Italie ). Ca, ça me désole...
et l’hôtel n’est chauffé que de 6 h.30 à 8 h.30 et de 9 H.30 à 11 h.30 ! !
Joie des passagers ! ! de notre âge ou plus jeunes qui avaient justement choisi ce programme
pour un certain confort. Hôtel monstrueux de modernisme, de taille, de raffinements divers
pour des foules estivales, mais pas pour les pauvres types de l’entre-saisons.
Jardins et terrasses très beaux où malheureusement le gel a tué eucalyptus, palmiers, cactus,
géraniums géants. Beaucoup de dégâts.
Trois piscines sont là, tentatrices et glaciales, et la mer splendide au bas des terrasses, avec à
gauche de la baie un joli petit port qu’on espère atteindre facilement... ça, l’histoire le dira.
Distribution des chambres. Comme l’hôtel est coincé entre la mer et la Nationale, on réclame
bien sûr tous des chambres vers la mer. Et dans cet hôtel de 350 chambres et 42 bungalows,
les deux ordinateurs de service annoncent qu’il n’y a aucune chambre libre sur la mer.. . alors
que nous sommes peut-être 23 clients en tout plus deux Anglais qui mijotent là depuis trois
semaines, trimballant partout leur scrabble pour se distraire et réclamant quelqu’un qui parle
anglais pour faire la conversation... Le sort choisira Paul !
Après rouspétances bien françaises pour secouer la nonchalance sicilienne et la mauvaise foi
des ordinateurs, tout le monde se trouve casé, plus ou moins à sa convenance,... dans des
chambres glaciales.
Heureusement, le soleil apparaît, tiédit l’air et les humeurs, mais pas assez les chambres. On
se prélasse sur une des terrasses sur de confortables chaises longues, on s’ensoleille gênés un
tantinet par une musiquette qui semble sourdre d’un énorme cactus derrière nos têtes... et on
y découvre un des hauts parleurs cachés partout pour embellir ce paradis de calme et de
silence - en cette période bénie pourtant de solitude.
La nuit, orage monstrueux. Mais avant, déjà plus d’électricité... A quatre heures le matin, j’erre
dans les cinq étages à ailes multiples, sans ascenseurs, à la recherche d’une bougie, et
comme il y a partout des salons, des salles de réunions, des bars, des discothèques, des
boutiques, des coins mystérieux - tout cela dans le noir - je triomphe en rencontrant un autre
fantôme muni d’une lampe électrique qui peut me procurer une bougie allumée. Toutes ces
errances facilitées parce que la réception est au second, alors qu’on couche au cinquième et
que lorsqu’on désire un café après avoir déjeuné au deuxième, il faut descendre au premier,
etc., etc. D’ailleurs, ce jour-là, pas de café, pas de chauffage, pas de courant pour se raser. Les
messieurs se passent le mot quand ils ont trouvé dans le hall une prise donnant sur le groupe
électrogène. Le bruit du rasage dans un hall si chic est nettement incongru ! Quant aux
douches, fantomatiques elles aussi.
Petit à petit, avec différentes reprises, le courant revient. Nos Anglais nous apprennent qu’ils
trimballent toujours leur lampe électrique, car la même aventure leur est déjà arrivée trois
fois.
La matinée du dimanche se passe au choix dans la semi-obscurité des vastes salons
voluptueux des différents étages, où sous des parapluies le long de la route Nationale, seule
promenade possible, où chaque vespa, chaque voiture vous salue joyeusement d’un klaxon
ironique. Pris d’une frénésie déambulatoire, nous allons, Paul et moi, jusqu’au premier virage
où nous explorons un ex-palais qui fut somptueux au temps du Guépard et dont les ruines
offrent quelques restes de splendeur, le tout noyé dans des détritus, des matériaux de
construction, des végétations sauvages au-dessus de l’eau. Que de beautés en miettes ou
enfouies...
L’après-midi, visite obligatoire de Cefalu, en car, sous une pluie diluvienne. Heureusement, il
y a la belle cathédrale arabo-normande et son splendide Christ. Courageusement, les
parapluies dévalent ensuite les pittoresques ruelles où se rince la lessive hebdomadaire.
Lundi, réveil en fanfare et sous le soleil pour une merveilleuse journée vers l’Ouest et le Sud
de l’île. Ségeste et son temple inachevé dans un splendide paysage ; Erice, moyenâgeuse
avec son panorama à couper le souffle : on y déjeune devant le splendide paysage ;
l’inévitable « cave » de Marsala où on déguste allégrement maints petits verres pour se
mettre en forme et admirer les merveilles de Sélinonte dans les fleurs : acropole, temple,
vestiges de temples énormes au dessus des falaises avec le soleil glorieux qui découpe sur la
mer, les colonnes.
Belle journée ensoleillée, mais on supporte les loden.
A l’hôtel, tout le monde se plaint du froid. Paul a fait du charme au responsable italo-serboespagnolo-français du groupe - ( qui, au nom de certains souvenirs de la guerre d’Espagne en fait, je n’ai pas bien compris l’histoire ) nous a fait octroyer - en douce, un radiateur
électrique qui fait de notre chambre un paradis.
Le groupe vadrouille par deux, trois ou plus le long de la Nationale et nous avons pour nous les
terrasses, les piscines et la végétation qui a échappé au gel : palmiers, bananiers, cactus en
fleurs, géraniums, et surtout la mer toute douce dans la baie. Nous avons installé dans tous les
coins intéressants selon les heures du jour, deux chaises longues côte à côte et nous pouvons
nous imaginer - Prince et Princesse de Lampedusa ( car naturellement, le Guépard est du
voyage ) sur nos terres, les serviteurs s’occupant de la vie matérielle là-bas dans le
gigantesque Palais à cinq étages et à deux ailes ! La solitude et le silence sont parfaits et c’est
ce qui nous convient.
Palerme vue rapidement un matin avec le groupe - nous donne l’envie d’y retourner souvent :
un train ou un car nous y conduira plusieurs fois. Nous avons seulement pu y voir la
cathédrale, la Chapelle Palatine et nous sommes montés à Montreale. Merveille des merveilles
- ces mosaïques, cette architecture où le normand, le byzantin, le romain, le musulman se
mêlent harmonieusement. Nous avons entr’aperçu des ruelles à parcourir, des marchés où
flâner, des églises à explorer.
Et nous avons aussi découvert à quelques pas de l’hôtel un chemin - en principe privé - tout
est fermé ici par murs et grilles - qui serpente loin, dans d’immenses plantations de citronniers
- sans bruits de voitures. Un enchantement d’or et de parfum.
Une histoire sicilienne :
les automobilistes anglais conduisent à gauche ;
les Français en principe à droite, ou au milieu ;
les Italiens où ils veulent,
les Siciliens à l’ombre !
Ce matin jeudi : temps tout gris : mer, ciel, nuages. Il faut se résigner à jouir du radiateur
dans la chambre. Tout le monde est parti affronter les routes mouillées jusqu’à Taormine. Nous
partageons 1’hôtel avec les Anglais - lui nous révèle les trésors d’outils et d’accessoires divers
qu’il transporte dans tous ses voyages à la suite de maintes expériences hôtelières ! ! Et il use
flegmatiquement de tournevis divers pour nous dépanner devant une porte récalcitrante ! !
Surprise des installations « extra » et somptueuses... Pendant qu’on gèle dans les chambres,
la plus grande des piscines inutiles est superbement éclairée toute la nuit !
L’après-midi, nous nous aventurons jusqu’au port que nous apercevons de notre palace,
« Porticello », joli mot pour un coin bien abîmé par les résidences secondaires en construction,
tout le long d’une route qui parvient aux petites maisons colorées, près de la digue. Le plaisir
de la découverte est gâché par cette Nationale à affronter à l’aller et au retour, alors qu’un
chemin côtier serait si séduisant !
Des détails drôles notés là comme ailleurs : sur la Nationale, un bas-côté est en principe
réservé aux piétons téméraires ; à un certain endroit de l’autre côté de la route : une forge, et
de ce côté piétonnier, une bande de un mètre de large est prélevée sur le refuge déjà bien
précaire et transformée en jardin potager sans doute à l’usage du forgeron ! Dans la partie
« moderne » du port , devant une des maisons déjà construites, un gros bateau occupe sur
cales, la moitié de la rue, en cours de bricolage. Voitures et passants s’arrangent avec le reste.
Non seulement les lessives claquent au vent d’une maison à l’autre, dans les hauteurs, mais
pavoisent aussi les trottoirs où il faut écarter maillots de corps, caleçons et chemises de nuit
pour éviter les écueils de la chaussée.
Les humeurs ne sont pas roses dans le groupe : il y a de la grogne. Heureusement à notre
table à deux, jalousement gardée par le maître d’hôtel compréhensif, nous ne participons pas
aux orages. Le responsable qui nous sait gré de notre flegme nous a fait promettre le silence
sur notre radiateur clandestin, qui nous permet, il est vrai, de nous reposer dans le confort de
la chambre, tandis que les autres errent en quête de tiédeur et d’« animation ». Nous avons,
comme toujours, apporté du travail, mais nous nous laissons aller... et le sommeil arrive avant
dix heures !
Vendredi : Palerme, on y va en vingt minutes par le train, et dès notre arrivée en ville, on est
assailli par le bruit, comme partout en Italie, et on commence par se perdre dans un quartier
populaire encore plus bruyant que les autres. Finalement, nous parvenons à voir ce que nous
voulions découvrir: les extraordinaires mosaïques de la petite Martorana, San Cataldo à la fois
normande et musulmane et l’inattendue S. Giovanni degli Eremiti et son minuscule cloître.
Personne pour admirer ces merveilles et le silence y est parfait. C’était la même excellente
surprise dans les ruines de Segeste et de Sélinonte où les foules touristiques n’ont pas encore
débarqué.
Repos dans une Pizzeria silencieuse de la Piazzo Bellini, avant de replonger dans le bruit.
Toutes les boutiques sont fermées pour cause de sieste, on pourrait croire qu’il y a une trêve
pour les voitures. Pas du tout, pas de sieste pour elles ni pour les ambulances qui sillonnent la
ville et font plus de bruit que les pompiers de New York. Longue errance dans les ruelles du
port sous les fils où flottent des lessives suspendues et au marché multicolore où sur les
éventaires, se disputent les parties de cartes de l’après-déjeuner.
Le samedi s’annonce morose : ciel uniformément gris : la plus grande partie du groupe repart
dès le petit déjeuner, rapportant en France des souvenirs humides et chagrins du pays du
soleil. Nous restons six vaillants auxquels s’ajouteront dans l’après-midi des Alsaciens amenés
par Voyage-Conseil. Notre couple d’Anglais a la joie de voir arriver un ménage de
compatriotes... très britanniques qui, le soir, s’habillent pour le dîner : robe longue et costume
noir !
On nous déménage de salle à manger : jusque là, nous jouissions du second étage,
maintenant, on nous descend au premier dans une salle à manger gigantesque et glaciale.
L’organisation du Service est si ingénieuse que les tables sont parquées à l’extrémité la plus
éloignée des cuisines et que les garçons auraient intérêt à porter des patins à roulettes pour
s’épargner du chemin et garder la chaleur des plats.
Il y a plusieurs mariages dans diverses salles. Cela crée une animation pittoresque à base
d’enfants chahuteurs qui grappillent mille friandises proposées par les serveurs et usent
inlassablement des ascenseurs, et de discussions de plus en plus chaleureuses au fur et à
mesure que les alcools circulent. Nous fuyons l’agitation et décidons de découvrir la Nationale
dans l’autre direction. Autant de véhicules à deux, à trois, à quatre roues, et aussi peu de
largeur pour marcher entre les grillages et ce qui vous arrive par devant et par derrière. Dans
les virages, les rails de sécurité sont loin de nous sécuriser tant ils sont ébréchés, cassés,
malmenés. Toute notre peine pour arriver à une route qui quitte enfin la Nationale et longe,
non pas l’eau, ce serait trop beau, mais d’horribles baraquements de tôle ou de ferraille,
numérotés, qui doivent, l’été, abriter des populations peu difficiles : pas de plage, aucune
frange entre ces installations et la mer et du côté de la route, des clôtures, des barrières, des
grillages : on doit payer sans doute pour tremper ses pieds, le temps venu. Et des plastiques :
bouteilles, sacs, seaux, bidons partout et des débris de toutes sortes et des ordures...
Affligeant spectacle. Le trottoir est inattendu, vaste, dallé, à l’ombre d’eucalyptus géants qui
ont fort souffert du gel. On parvient à une trattoria, à l’orée d’une vilaine petite ville où on
retrouve l’inévitable Nationale.
Demi-tour dans le vacarme des engins motorisés pour regagner le calme de l’hôtel où le soir,
une nouvelle panne nous prive de lumière, de chauffage, d’eau chaude, d’ascenseur ! Ce doit
être réservé au week-end.
Dimanche : béatitude dans la tiédeur, le soleil, les parfums d’un printemps enfin présent. Nous
transportons nos chaises longues d’une terrasse à l’autre devant une mer d’un bleu intense et
le ballet des bateaux du petit port, qui partent et reviennent. Première journée de véritable
détente. Pour commencer la dernière semaine, nous tentons dans l’après-midi du lundi une
sortie vers Solunte - Voitures - Voitures - Voitures ! Le soir, une représentation à l’hôtel de «
l’Oppera del Puppi » amuse les touristes. Nous abandonnons décidément nos tentatives de
sorties sur la Nationale et nous contentons de jouir du calme des terrasses et de la citronneraie
jusqu’à l’excursion du samedi à Agrigente et la Vallée des Temples où nous sommes guidés par
un professeur d’histoire de l’Art très érudit et intéressant.
Et se termine le lendemain l’intermède sicilien assez décevant dans l’ensemble.
Le rythme reprend dès le retour de Sicile. J’ai eu le déplaisir de voir refuser par un éditeur : «
Am Stram Gram », cette étude sur le folklore enfantin que j’ai eu tant de plaisir à préparer,
pendant plusieurs années. Je m’en console facilement, je n’aime pas brader ce que je fais avec
amour et conscience et préfère le tiroir au pilon - comme ce fut pour mon dernier livre chez
Bloud et Gay qui repartit en pâte à papier sans que j’en fusse avertie.
La campagne pour les élections finit par nous intéresser et Paul est un peu plus assidu que
d’habitude devant le téléviseur. Il prend même cela tellement au sérieux que c’est le principal
sujet de discussion avec les amis que nous voyons.
Je reproche à mon époux son intolérance, il a peut-être des excuses pour être si sévère pour
une gauche à laquelle il a tout sacrifié autrefois, mais pourquoi arriver à rompre, à cause de
cela, la vieille amitié qui nous liait, par exemple, à Jean Brandon ? Paul n’aime pas la façon de
discuter de Jean. Jean est souvent goguenard, cassant. Bref, c’est fini entre eux, et si j’essaie,
au début, de glisser un peu d’huile dans des rouages grinçants, j’aurai trop à faire, plus tard
avec la santé de Paul pour penser à arranger les choses.
Dommage pour une amitié...
Par un curieux hasard, justement d’anciennes amitiés ressurgissent.
Un de mes anciens collègues de l’école de Clamart sonne une après-midi, à la maison, et nous
évoquons ensemble quelques souvenirs vieux déjà de vingt ans.
Recul vers un passé encore plus lointain avec les membres encore vivants de notre ancien
Cercle International de Jeunesse qui se retrouvent après des décennies : Marthe, Roland,
Louise, Annie, les Revoyre, les Botzarron, Mireille, Madeleine mariée à Li, Ketty qui fut du
voyage en Angleterre... en 1935. Beaucoup d’absents, morts ou malades, comme Pierre qui,
très atteint, ne peut plus se déplacer. Evocations mélancoliques de nos années d’avant la
guerre.
Autre passé, c’est décidément la saison des revoir : Dorothée Schulz, la jeune Allemande dont
nous avions fait la connaissance à Uberlingen, en 1948 et dont nous n’avions plus de nouvelles
depuis 1952, nous a écrit pour Noël. Elle nous annonce maintenant son séjour à Paris pendant
quelques jours et nous propose de nous offrir les deux bustes que son père avait faits de nous.
Nous sommes heureux de la revoir avec son fils adoptif. Elle est mariée à un Hongrois, et
habite toujours la belle maison de ses parents au bord du Lac de Constance.
La mince jeune fille romantique aux yeux rêveurs est devenue une solide femme, journaliste et
conseillère municipale... Et la correspondance reprend entre nous. Nos bustes arrivent bientôt
à la maison, transportés par un cousin de Dorothée et nous offrons à celle-ci, pour compléter
la collection qu’elle constitue, des travaux de son père, une très belle toile qu’il nous avait
offerte.
BARTÓK ÉVOQUÉ À BRUXELLES
1981
Un concert est donné en mai, à Bruxelles, où le « Divertimento n° 12 » pour deux saxophones est joué, et pendant un
court séjour que je fais à Saint - Gall, on m’envoie les programmes de deux concerts donnés à Bucarest par l’orchestre
de chambre roumain « Quodlibet Musicum » dirigé par Aurelian Octav Popa qui joue la « Suite de Danses » avec le
flûtiste Matei Corvin, à la Radio Télévision, puis au Musée d’Art Philharmonique Georges Enesco.
Au Festival de Musique de Pamiers en juin, Karin Waehner donne, dans son programme de ballets, « Sang et Songe ».
A l’église Saint - Pierre Saint - Paul de Maubeuge, Daniel Kientzi joue avec son partenaire le « Divertimento n° 12 ».
Jan Dobrzelewski a trouvé après le départ de Jacques Trouillet un nouveau pianiste : Luis Mayagoitta-Vasquez, et
exécute avec lui les « Trois Danses populaires russes », dans plusieurs concerts à Mexico.
En Ardèche, dans la Chapelle du vieux Rompon, le duo Wolfensberger de Schaffhouse joue le « Divertimento n° 1 ».
C. L’Espère signe cette critique :
« … Avec Reinecke, c’est tout le charme d’un XIXème siècle lyrique et aimable qui s’exhalait avec un abandon
d’autant plus bienfaisant que l’envoûtant « Divertimento n° 1 » de Paul Arma allait bousculer l’euphorie pour nous
entraîner dans un monde violent et prophétique, longue déclamation de flûte, danses vives où alternent sans cesse le
binaire et le ternaire, et où, par deux fois, le rythme se brise pour s’étaler, au piano, en lentes descentes chromatiques
sur lesquelles scintille une flûte endiablée : simultanéité du majeur et du mineur, chacun des instruments cheminant
selon sa couleur propre, et puis, dans l’extraordinaire dernière partie, des sonorités de cristal de roche, dures,
étincelantes, percutantes … ».
Le Duo jouera ensuite l’œuvre dans plusieurs concerts à Saint-Gallen.
Encore à propos du centième anniversaire de la naissance de Bartók, Marc Castelain, responsable de la Section Musique
à la Télévision belge, m’invite à participer à une émission avec le violoniste André Gertler, d’origine hongroise lui
aussi, Adnan Saygun, compositeur et musicologue turc et Yves Lenoir. Tout est remarquablement organisé. Le 16 juin,
Marc Castelain m’attend à la gare pour me conduire à l’hôtel avant de m’emmener à une réception donnée à
l’Ambassade de Turquie pour les participants de l’« Hommage à Bartók ». Je suis ensuite invité à dîner chez lui, et nous
parlons de tout sauf de... Bartók : le plan de l’émission établi, il est préférable de ne pas déflorer les sujets qui seront
évoqués le lendemain.
Nous nous réunissons pour un déjeuner gai, sans formalisme, réservant toujours les questions sérieuses pour la
Télévision. Au milieu des conversations vives, drôles, j’apprends pourtant une nouvelle qui m’attriste : Gertler a de
graves problèmes avec ses yeux. Je ne peux m’empêcher de parler de Saint-Gall, d’Alfred Bangerter et lui promets de
lui envoyer, dès mon retour, les renseignements sur la clinique. Il ira quelque temps après, et m’écrira en mars 1983 :
« … Je voudrais vous remercier très chaleureusement de m’avoir mis en contact avec le Professeur Bangerter. C’est
une personnalité de primo cartello et sûrement un grand savant et bienfaiteur de l’humanité. C’est aussi un chercheur
magnifiquement courageux.
Le printemps passé, j’ai suivi un traitement complet, chez lui à Heiden … ».
Le soir, nous nous retrouvons tous au studio.
Après la présentation des participants, on annonce d’une manière très émouvante un court-métrage sur Bartók réalisé en
coproduction par la Hongrie et la Hollande.
Le film me semble très maladroitement réalisé, c’est une sorte de montage incohérent, sans logique. Apparaît un
moment, sur l’écran, Antal Molnar, bien connu pour son amitié admirative pour Bartók. Il parle trop brièvement et
termine son propos, à notre grande stupéfaction, en affirmant que le visage et les yeux du Maître n’exprimaient
nullement son intelligence ! Dès la fin de la projection, nous nous récrions tous sur cet étrange avis, exprimons notre
désaccord, suggérant même qu’une erreur de traduction a pu falsifier l’opinion de Molnar.
Castelain sait poser des questions intéressantes qui déclenchent des réponses témoignant de notre admiration et de notre
respect pour le maître disparu. Il nous fait aussi conter nos expériences personnelles avec Bartók. C’est ainsi que nous
apprenons qu’Adnan Saygun a poursuivi avec le musicien, des relations non seulement professionnelles, mais si
personnelles qu’elles ont conduit à une grande amitié entre les deux hommes. Au début de la deuxième guerre, Bartók a
demandé, dans une de ses lettres très pessimistes à ses amis, de lui trouver, en Turquie, un travail quelconque, même de
professeur de piano qui lui permettrait de quitter la Hongrie de Horthy et l’Europe où il n’envisage plus de pouvoir
vivre dans le climat du moment. J’avais eu, moi-même, connaissance de ce pessimisme tellement justifié, lors de nos
dernières conversations, à Paris, en 1939.
Yves Lenoir parle longuement de ses recherches sur la période américaine de Bartók, pendant la guerre, thème qui
préoccupe le jeune musicologue et sur lequel il a fait paraître déjà divers travaux.
A moi l’ancien élève de Bartók, on demande quel professeur il était. Question bien délicate car je tiens à dire
sincèrement ce que je pense et ce que j’ai eu maintes fois l’occasion d’observer. J’ai toujours trouvé Bartók assez
intransigeant, parfois même, injuste avec les élèves qu’il considérait comme peu doués. En fait, j’ose dire - qu’il était un
maître extraordinaire pour ceux qui avaient du talent. Avec ceux-là, il était sévère, incroyablement dur, terriblement
exigeant. Je dois avouer aussi qu’il m’a toujours été impossible de le critiquer, de le condamner pour cette «
discrimination » entre les élèves intéressants et les autres. J’en ai, certes, profité largement, et cela m’empêche de dire
avec impartialité qu’il était un excellent professeur.
D’abord, Gertler n’est pas d’accord avec moi : il a beaucoup travaillé avec Bartók, jouant avec lui, ses œuvres et il a en
mémoire leurs répétitions dans son appartement de Bruxelles. Mais cela ne contredit nullement ce que je dis :. Bartók
avait en Gertler, un partenaire à son niveau. Finalement, Gertler qui enseigne lui-même depuis des décennies, finit par
admettre que pour injuste que cela paraisse, l’enseignant est d’autant plus proche de l’enseigné que celui-ci est doué.
Gertler, après avoir terminé ses études à Budapest, a, comme tant d’autres, quitté le pays et s’est installé à Bruxelles où
il a entamé une brillante carrière internationale. Professeur au Conservatoire Royal de Musique, il a fondé un Quatuor à
cordes. Il est incontestablement l’un des trois plus grands violonistes hongrois : leur aîné, Joseph Szigeti, également
interprète fidèle et dévoué de Bartók, a été le premier à quitter son pays avant de s’installer aux États-Unis. Zoltán
Szekely, comme Szigeti, resté attaché à Bartók, est parti encore tout jeune habiter en Hollande, où il a formé son célèbre
Quatuor à cordes. Autour de Béla Bartók, autour de sa mémoire, unis devant sa grandeur, nous terminons l’émission que
nous avons voulu être un hommage à notre Maître disparu.
Une simple petite réception offerte par la Télévision clôture notre réunion.
Le lendemain, on fait avec moi, pour la Radio cette fois, une assez longue interview qui, à sa diffusion sur l’antenne,
sera complétée par quelques-unes de mes œuvres.
Nous décidons de passer l’été dans notre jardin d’Antony où Edmée retrouve comme chaque année ses occupations
florales et confiturières. Nous devons pourtant partir quelques jours à Assise en juillet où je suis invité à participer au «
Symposium Bartók », par l’Académie Musicale « O. Respighi » ( Amor ).
Susanna Egri danse dans le cadre de ce Festival, deux ballets, dont les « Instantanés ».
Naturellement, Edmée est enchantée d’abandonner pour un moment fleurs et fruits et m’accompagne volontiers à la
découverte de cette ville qu’elle ne connaît pas encore.
Nous passons là de très belles journées de musique, d’amitié - j’y retrouve des musiciens parmi lesquels Sandor Vegh
qui habite maintenant Salzbourg - la maison de Toscanini me dit-il fièrement -. Il y donne des cours d’interprétation, au
Mozarteum, pendant l’Académie internationale d’été, avec Yehudi Menuhin, Antonio Janigro, Elisabeth Schwarzkopf,
Alain Marion et d’autres ; à Assise, il dirige un des concerts, nous nous retrouvons avec grand plaisir, nous embrassant
fraternellement.
Ce sont ainsi de belles heures consacrées à l’art - qui surgit à chaque pan de mur dans cette ville unique, et à la détente.
La troupe de Susanna Egri danse, après Assise, les « Instantanés », à Vignale et plus tard dans un concours de
chorégraphies « Un ballet contre la violence » au Théâtre Nuovo de Turin. Alberto Testa écrit dans « Les saisons de la
danse » :
« … Un public nombreux a applaudi l’exécution hors-concours d’« Instantanés », de Susanna Egri ( musique de Paul
Arma ), une pièce qui reste valable et moderne vingt - neuf années après sa création, en raison de ses qualités
psychologiques et chorégraphiques, un petit chef - d’œuvre de poésie dansante ».
ASSISE
1981
Notre voyage vers l’Italie pour assister au Festival organisé à Assise, est peu fait pour des gens
de notre âge. Le vol vers Rome est sans histoire, mais c’est à partir de l’aéroport que le sport
commence. Il fait une chaleur atroce, nous sommes heureusement peu encombrés de
bagages, le car nous emmène à Termini, après nous avoir permis d’entrevoir au passage Le
Colisée, mais nous dépose assez loin de l’entrée de la gare. Il nous faut encore prendre les
billets pour Assise, découvrir un tableau qui affiche l’horaire, nous tromper de quai, nous
apercevoir que le seul train qui arrive encore le même soir va certainement partir sans nous,
traverser des voies, nous tromper une nouvelle fois, courir pour atteindre enfin un convoi dont
le départ a heureusement été retardé et nous hisser dans le dernier wagon surchargé, trouver
à nous caser dans le couloir entre des mamas volubiles, des paquets de toutes formes et des
enfants suceurs de glace. Le train promène sans hâte ses voyageurs, s’arrêtant à chaque
station où les mamas, les enfants, les paquets libèrent peu à peu quelques places. Nous
quittons le Latium et il nous faut changer deux fois, à Orté et à Foligno pour mériter les
paysages d’Ombrie.
Et encore, nous ne savons pas très bien si les changements indiqués sont les bons et s’ils nous
conduiront vraiment à Assise, car notre projet fait l’objet de discussions véhémentes entre le
chef de la gare où nous attendons une correspondance et deux voyageurs, chacun prétendant
que les deux autres se trompent et que nous ne coucherons certainement pas à Assise le soir !
Nous mourons de faim, de soif, les buffets des petites gares où la nuit commence à tomber ne
sont guère réconfortants. Et pourtant, nous atteignons enfin notre but. Les lumières clignotent
sur la colline qui monte vers la basilique Saint-François. Un taxi nous conduit de S. Maria degli
Angeli à notre hôtel. Nous avons mis une heure cinquante pour venir de Paris à Rome et près
de sept heures de Rome à Assise !
Mais nous sommes au cœur d’un des plus harmonieux paysages du monde où le temps semble
se complaire dans un Moyen Age de paix et de beauté.
De la fenêtre de notre chambre, derrière les arcs de la Basilica di S. Chiare, nous découvrons
la plaine piquetée de lumières, cernée de douces ondulations boisées.
Et nous tarde de voir le jour et le soleil jouer sur les pierres roses de la ville médiévale.
Mais déjà Susanna Egri vient nous chercher à l’hôtel. Elle s’inquiétait de notre retard, car, c’est
demain la répétition, puis sa soirée au théâtre.
Sa troupe loge à la « Petite Forteresse Chrétienne » dans la Communauté de « Pro Civitate
Christiana» qui reçoit des artistes et des groupes de travail.
Ces quelques journées sont toutes de joies. Paul fait son exposé au Palais des Prieurs le 11
juillet. Le même jour, répétition et soirée de ballets.. Le reste du temps est à nous pour les
promenades, les concerts, les rencontres avec les musiciens - dont beaucoup sont hongrois dans une ambiance de vacances.
Il fait si beau que tout le monde se retrouve au milieu des vols de pigeons, devant le Temple
de Minerve et la Tour Civique sur la terrasse du glacier, Piazza del Comune, où nous nous
communiquons les noms des délices à choisir. Chaque soir, nous entendons un concert dans
l’une ou l’autre église : Telemann, Bartók, Mozart... Nous ne serons malheureusement plus là
pour la Passion selon Saint-Mathieu de Telemann, à la Basilique Saint-François, le 17 ; la «
Festa Musica Pro » continuera jusqu’à la fin du mois, mais nous quittons Assise le 15.
Nous aimons tout dans cette ville intacte depuis le XIIIème siècle. Les touristes semblent s’y
faire plus discrets qu’ailleurs. Chaque maison est une œuvre d’art. L’air est léger. Les
couchants paraissent sortis des toiles des Primitifs. Tout a été dit sur la Basilique de Saint François et sur les fresques de ses chapelles et de ses églises inférieure et supérieure où
l’indicible est peint. Simone Martini, Giotto, Cimabue, Lorenzetti nous déconcertent presque
par la splendeur de leur vision de Saint-François, et il est bon parfois de reprendre souffle
devant le tendre, l’humain « Sermon aux oiseaux », travail d’un élève, dit-on, qu’on a appelé
« Maître de Saint-François ».
Au sortir du fabuleux « musée », l’œil retrouve les grâces des ruelles pavées aux maisons
fleuries, d’autres églises plus modestes aux blondes et roses pierres.
Hors des murs, au-delà des belles portes, la toute rustique Chiera di S. Damiano avec son «
petit jardin de Sainte-Claire » et son cloître, et l’Ermitage des Carceri dans son bois de chênes
verts.
Et pour contempler notre dernier couchant sur l’Ombrie, nous montons à la Rocca Maggiore, la
forteresse médiévale hérissée de tours et de bastions qui domine les toits dorés d’Assise, ses
tours, ses clochers et la campagne bleue.
Une dernière visite à la Porziuncola, la plus humble et la plus touchante des chapelles, nichée
dans la trop grandiloquente S. Maria degli Angeli.
Assise : la musique, la peinture, la pierre, on aimerait rester encore longtemps dans la chaleur
et l’or de cet été, qui subliment tant de beauté!
Nous retrouvons notre jardin où la suite de l’été s’annonce tranquille. Anne a réussi son
bachot, elle va entrer en classe de philosophie en Faculté car elle est trop jeune pour l’École
d’Éducateurs où elle veut continuer ses études.
Pour le moment, elle organise ses vacances en Bretagne, en Vendée et en Auvergne.
Robin part naturellement pour Vaumeilh où Miroka va le rejoindre quelque temps avant de
gagner l’Italie avec son amie, Marie-Louise. Nelly vient à Antony et cette année nous explorons
toutes les deux les « espaces verts » : les Jardins Kahn à Boulogne, le Parc de Sceaux tout
proche, les nouveaux jardins avec les sculptures du Quai Saint-Bernard.
MALADIE
1981
Au début de juillet, j’avais reçu un coup de fil d’un Bulgare, habitant Paris, naturalisé Français, mais qui semblait
garder de bons liens avec son pays.
Il était venu me voir. J’avais trouvé en face de moi un homme fort courtois et agréable. Ingénieur électronicien, il
s’occupe de vente et de réparation d’appareils. Il m’avait expliqué le sujet de sa visite.
En 1982, la Bulgarie va commémorer le centenaire de la mort de G. Dimitrov ; le cinéaste Nüma Belogorski, un ami de
ses amis, prépare un court-métrage pour cette occasion et a le grand désir de filmer, dans son foyer, l’auteur du « Chant
de Dimitrov », pour le faire figurer dans son film.
Je n’ai pas à refuser cela. Quelqu’un vient de l’Ambassade pour nous annoncer l’arrivée de l’équipe de cinéma, qui est
amenée par un minibus de l’Ambassade, peu de temps après notre retour d’Assise.
Il y a là six techniciens avec Nüma Belogorski. Nous leur montrons le studio et le jardin. Ils se concertent. Le cinéaste
propose son plan, dans un français approximatif et nous prie de lui faire confiance. Nous les regardons installer
appareils, projecteurs, câbles, déplacer les meubles, placer des bouquets de fleurs décoratifs. Rien ne reste à sa place :
Belogorski tient à nous rassurer : tout sera remis en ordre.
Et maintenant, la mise en scène : sur sa demande, je fais entendre le disque avec le Chant de Dimitrov, je dois prendre
place près du piano... on tourne. Belogorski me pose des questions. Je dois répondre sur fond sonore ! Lorsqu’il veut
savoir pourquoi j’ai composé ce chant, j’évoque l’admiration que j’ai eue pour le courage avec lequel Dimitrov a fait
face à Goering. Il n’a pas l’air entièrement satisfait de cette réponse. Il m’interroge encore et encore... je ne suis pas
dupe : il veut me faire dire que mon chant a été, avant tout, politique. Or, s’il se trouve que Dimitrov était communiste,
c’est l’homme courageux que j’ai chanté...
On change de décor, je dois me promener dans le jardin où la camera me suit.
C’est ensuite Edmée qui entre en scène, pour évoquer le souvenir qu’elle a gardé de la manifestation de Bullier où
l’hommage a été rendu à Dimitrov en 1934.
Pendant le tournage, l’équipe refuse toute boisson malgré la chaleur insupportable des projecteurs.
- « Jamais pendant le travail », commente Belogorski.
Mais lorsque tout est terminé, le matériel rangé dans le minibus, chaque meuble, chaque objet remis miraculeusement à
sa place précise dans le studio, la fête commence. Sur la grande table du jardin, tous les alcools, les vins, les sirops, les
bières de la maison voisinent avec les gâteaux. Et tout le monde s’attable sauf le chauffeur, de faction près de sa voiture
et à qui on porte une maigre collation : il doit rester sobre pour conduire !
Les verres se remplissent et se vident à belle allure, et les mélanges nous effarent.
Nos hôtes deviennent de plus en plus joyeux et d’autant plus loquaces que nous ne comprenons à peu près rien, de ce
qu’ils nous disent dans diverses langues approximatives. Cela ne les gêne pas. Ils ont l’air heureux, à l’aise, dans le
jardin qui leur plaît et sous le beau ciel.
La convivialité devient sentimentalité : on se fait des promesses, on s’embrasse en se séparant. La gentillesse n’est pas
un vain mot en Bulgarie, mais elle est si bien associée à ce que nous appelons en France la « fumisterie » que nous
n’aurons jamais la copie du film, promise par Bologorski. Par hasard, nous verrons un jour le film projeté... pas très
bon... et où rien de cet épisode tourné à la maison n’apparaîtra ! !
Ils sont quand même charmants, ces Bulgares !
Fin août, je retourne, comme je le fais régulièrement, à Saint - Gall, pour continuer le traitement chez le Professeur
Bangerter. Mais au bout de quelques jours, je me sens à ce point mal à l’aise que je décide de rentrer. Je suis brisé.
Quelque chose s’est passé en moi que je n’arrive pas à m’expliquer. Cet état de fatigue inhabituel m’inquiète. Ma
température s’élève. Notre médecin traitant est en vacances. Son remplaçant essaie des médicaments... sans résultat
jusqu’à son retour. Radios, analyses, la fièvre augmente, la fatigue s’accentue. Déconcerté et inquiété par cette
évolution, notre médecin décide de faire faire un bilan général. C’est alors que j’entre dans le service spécial de la
Mutuelle de l’Éducation Nationale où je suis soumis pendant six jours à de multiples examens. Le médecin chef de ce
service est un homme fin et sensible avec qui je m’entends très bien. Il vient souvent dans ma chambre et avec un tact et
un sens psychologique remarquables, essaie de me sortir du marasme dans lequel il me voit en parlant littérature,
musique... Je suis heureux de lui offrir un disque des « Chants du Silence » qui lui plaît tant qu’il fait faire des
repiquages sur mini - cassettes pour les offrir à des amis. Je trouve si bonne, cette idée, que je lui fais apporter six
pochettes du disque, par Edmée qui vient chaque jour me rendre visite.
Les enfants bien sûr, viennent aussi dès qu’ils le peuvent. Je me sens amoindri, anxieux du résultat des examens. Au
bout de six jours, on découvre la cause du mal, et on me transporte sans tarder à l’Hôpital de la Pitié où une chambre
m’attend.
Très renommé, l’hôpital est un immense ensemble de pavillons, où le malade, pour chaque examen, est déplacé, souvent
très loin, dans un fauteuil roulant, tantôt dans des couloirs souterrains, tantôt dans les allées séparant les pavillons. S’il
pleut, quelque vieille couverture le protège tant bien que mal.
Les attentes sont interminables avant et après les examens. Mon seul réconfort est d’être dans le service du Professeur
Godeau, spécialiste renommé pour certaines maladies dont celle qu’on vient de découvrir chez moi la maladie
d’Ossler, une cardio myopathie obstructive, sous-mitrale.
Je suis dans les mains d’une équipe de premier plan. Une jeune doctoresse, adjointe du Professeur, est chargée de
contrôler l’évolution de mon état. Elle me voit chaque jour.
On m’administre, par perfusion, des antibiotiques à haute dose. Malgré cela, la fièvre grimpe. Une allergie totale fait
son apparition : démangeaisons sur tout le corps, ma peau devient écarlate et part en lambeaux.
Me vient alors, pour la troisième fois, depuis que je vis avec Edmée, un grand désespoir. La première fois, pendant
l’occupation allemande, dans des moments d’intense découragement ; en 1961, lors de l’opération d’Edmée à Villejuif
et maintenant dans cet hôpital. Je ne veux pas mourir. Je veux vivre. Je veux vaincre cette maladie.
Il y a des moments où je suis nerveux, impatient et deviens désagréable avec ceux que j’aime, dont j’attends pourtant
les visites avec joie, seules visites que j’accepte d’ailleurs. A d’autres moments, je suis anéanti, désespéré. J’apprendrai,
après mon retour à la maison, que le Professeur Godeau, interrogé par Edmée et par Miroka, ne pourra donner, à ce
moment, aucune certitude pour ma guérison. Quand je l’interroge moi-même un jour où je ne crois plus pouvoir
supporter le traitement de choc qu’on me fait subir, en demandant s’il n’y a pas moyen de modifier ce traitement, je
reçois une réponse laconique : non !
Il ne me reste plus que de vouloir guérir à tout prix. Et la guérison arrive ! D’après le Professeur Godeau, je suis «
coriace ».
Ainsi, après un mois d’hospitalisation, deux ambulanciers veulent m’aider à gagner le véhicule qui doit me ramener à la
maison. Je tiens à marcher seul et à voyager assis... Il me faut avouer que les rues tournent autour de moi ! Mon orgueil
ne veut pas s’avouer vaincu et mon petit jeu redouble mon courage. Edmée, prête à faire entrer son malade sur un
brancard, le voit arriver sur ses deux pieds et ne sait si elle doit rire ou pleurer.
Il faut trouver une solution de convalescence. C’est Edmée qui se bat avec une administration sourde et aveugle. Le
malade est guéri grâce à la science de ceux qui l’ont soigné. On lui propose une convalescence dans une maison de
repos. Dans la plupart des cas, la solution est idéale... mais qu’arrive-t-il quand, justement, un cas se présente qui est
hors de la série ?
Je ne prétends pas échapper à tout prix à la règle générale, et je ne suis d’ailleurs pas dans l’état de discuter. Edmée le
fait pour moi : elle sait trop que je serais incapable d’accepter - comme elle-même l’a fait à plusieurs reprises sans
déplaisir - la vie, seul, sans moyen de lire, de voir convenablement, dans une maison de convalescence. Elle-même est
en si mauvais état qu’elle devrait aussi être prise en charge. Elle tente alors d’obtenir un départ pour nous deux dans une
des maisons de convalescence de notre Mutuelle. Le médecin - conseil refuse son admission. Elle essaie de s’inscrire
comme hôte payant dans une de nos maisons qui propose la formule pas de réponse !
Elle est rendue si furieuse par ces échecs qu’elle retrouve son battant habituel, décide d’assurer à la maison même cette
convalescence imposée pour moi, souhaitable pour elle, et organise rationnellement quatre semaines de vie au ralenti
dans notre cadre habituel.
Le résultat est inespéré : mes forces reviennent progressivement, Edmée retrouve sa sérénité.
Très fiers d’avoir pu nous débrouiller sans services sociaux, médecin - conseil, assistantes sociales et appareil
bureaucratique détesté, nous décidons de parachever notre double convalescence en passant trois semaines dans un
merveilleux petit château que la Société des Auteurs dramatiques et la Société des Gens de Lettres mettent à la
disposition de leurs membres. C’est une découverte, ce domaine du Rondon : le château est entouré d’un parc
romantique à souhait et des parterres à la Le Nôtre descendent jusqu’au Loiret animé par des cygnes et des flottilles de
canards.
Une vingtaine de chambres, toutes très confortables, une bibliothèque, plusieurs salons où peuvent se retrouver les
joueurs de billard, les amateurs de musique autour d’un piano, ou les fanatiques de la Télévision.
Un intendant-cuisinier excellent. Et surtout le calme. On peut y être seul à certaines époques comme on peut y cohabiter
à quarante, sans se gêner pour autant, chacun venant là : écrivain, journaliste, dramaturge, musicien, pour y travailler en
paix ou s’y reposer. Le cadre parfait pour nous refaire une vraie santé.
Et c’est là, dans ce château, que nous commençons à écrire ces mémoires, à raconter la grande aventure de notre vie.
Pendant cette dure épreuve, ma musique se porte mieux que moi.
Le Duo Doublier joue au Festival de Bonaguil « Lumières et Ombres », et la radio diffuse le concert qu’ils ont donné à
Saint-Merri où est interprété, en novembre le « Divertissement 1600 » par le « Quatuor Desloges ». A l’Hôtel - de Ville de Rouen, Elisabeth Lefebvre Sotinel, claveciniste et Jean-Yves François, flûtiste, jouent la « Suite paysanne
hongroise » que donne également à la Radio hongroise István Matuz. La R.T.B. de Bruxelles, dans son émission « Le
quotidien de la musique », retransmet l’interview prise en juin, accompagnée de « Notre entente » de Marie Gevers des « Chants du Silence »- et d’une des œuvres pour deux pianos par le Duo Doublier.
La radio de Budapest diffuse encore le concert enregistré au Théâtre Radnoti en 1980, après avoir fait entendre le
DISQUE 1gravé cette année par Hungaroton : « Á la mémoire de Béla Bartók » et « Onze Convergences ».
Les critiques sont naturellement très diverses ! Harmonie-Opéra d’octobre 1982 n’abandonne pas son ton de censeur
sous la plume d’Alain Poirier :
« La précédente diffusion en France, d’œuvres de Paul Arma par le disque remonte à la parution d’un coffret
contenant deux œuvres peu enthousiasmantes. Je ne pense pas que les deux partitions récentes qui nous sont proposées
aujourd’hui risquent de changer la situation.
Elève de Bartók, il a voulu marquer la célébration du centenaire par un hommage avec « Á la mémoire de Béla Bartók
1
1981. ( voir 293). Hongrie. Disque Hungaroton SLPX. 12347.
Liszt Ferenc Chamber Orchestra : leader Janos Rolla. Conductor Peter Gazda
Pochette de Janos Kass. Texte de présentation : György Balla.
». Tout concourt effectivement à faire le rapprochement en particulier avec la « Musique pour cordes », tant au niveau
de l’utilisation instrumentale que de la texture qui est cependant très compacte et très statique.
Quant aux « Convergences », elles évoquent fortement la jeune école polonaise des années cinquante, sans apporter
d’élément nouveau. J’avoue ne pas être convaincu par ces deux échantillons d’un compositeur qui reste relativement
marginal et qui n’est en rien représentatif de la musique hongroise d’aujourd’hui ».
Jamais jusqu’à présent, on n’avait attribué à ma musique l’influence de l’école polonaise... tout arrive ! L’inévitable
rapprochement avec la « Musique pour cordes, percussion et célesta » de Bartók, est repris par Anne Rodet dans l’«
Information du Spectacle » d’octobre 1982 :
« Paul Arma, qui fut l’élève de Béla Bartók, a réalisé une œuvre envoûtante dont la composition n’est pas sans
rappeler « Musique pour cordes, percussion et célesta ». Contrastée, percutante, mais néanmoins homogène, l’œuvre
est totalement ressentie par l’orchestre de chambre Liszt Ferenc de Budapest, mais Béla Bartók ne fut - il pas lui même professeur à cette Académie Liszt Ferenc ! ».
Par Edith Weber, dans « Évangile et Liberté » d’août 1983 :
« Cette œuvre commémorative a été composée par Paul Arma en 1980, à la mémoire de Béla Bartók. Ce « poème
musical pour cordes et percussions » fait penser à la « musique pour cordes et percussion et célesta » du grand Maître
hongrois, avec des réminiscences, conscientes ou non de la part du compositeur. La construction est tripartite ; la
troisième partie se présente comme une inversion rétrograde de la première. L’auteur ? sur les contrastes dans les
rythmes, sur l’effet des accords désagrégés, la facture mélodique parfois plaintive, la technique du canon. Cette pièce
intellectuelle, sans être vraiment ésotérique, est en progression rythmique constante ; elle est suivie par les « Onze
Convergences » pour orchestre à cordes ( 1974 ), dont on trouvera l’analyse détaillée jointe au disque.
Une fois de plus, Paul Arma démontre - en prenant Béla Bartók pour référence - tous les ressorts de la dynamique
intérieure et de l’intensité dramatique obtenues avec un minimum de moyens et grâce au travail minutieux de
l’orchestre de chambre de Liszt Ferenc, placé sous la baguette précise de Peter Gazda ».
Les choses sont mieux comprises, par Alain Féron ( « Diapason », mai 1983 ) :
« Dans l’histoire musicale de notre XXème siècle, il est deux traditions vivantes ; l’une nous vient de « l’enseignement
» sériel des trois viennois, et l’autre, moins courue, se réfère à Debussy, Varèse ou Bartók… De ces derniers sont nés
Ohana, Jolivet, Xenakis, Dusapin, Lutoslawski et bien d’autres, dont Paul Arma ( qui fut d’ailleurs élève de Bartók ).
Compositeur engagé dans son siècle, tant par ses convictions humanitaires, que par ses prises de position face à un
monde atteint de folie meurtrière, son nom est attaché à l’aventure du Bauhaus, à ceux de Brecht et d’Eisler, après la
dernière guerre. On y trouve, se côtoyant, des œuvres où la musique se fait le porte - parole de l’humanisme témoin de
son temps, et d’autres où le musicien ne parle que de son art. Dans les deux cas, il est une particularité à souligner :
l’honnêteté et l’intransigeance de l’artisan face à son métier. Sa musique possède l’étrange pouvoir de séduction d’un
langage éloigné de toutes « modes » esthétiques, se refusant à rejeter un passé dont il s’approprie le patrimoine de son
choix, sans se préoccuper du qu’en dira - t - on de ceux qui crient plus fort et se veulent à hue ou à dia plus d’avant garde qu’ils n’en ont les possibilités.
Ce n’est pas l’âge, on le sait, ou la nécessité « historique » de la technique employée, qui garantit la « valeur » d’une
œuvre. Que l’influence de Bartók soit sensible chez Paul Arma n’est donc pas une évidence à nier, tout comme on ne
peut nier qu’il y ait là un métier véritable de compositeur. Mais, au - delà de ces considérations, il y a cette musicalité,
cette sensibilité en osmose parfaite avec le propos dialectique de l’œuvre. Cette musique va de l’avant ; intellectuelle
mais point aride ou asséchée, elle se veut ce qu’elle est tout simplement. Sans prétention, elle nous touche, elle n’est
qu’expression authentique d’un musicien - artisan qui n’a pas oublié de rester lui - même. Il est en outre un domaine où
Arma reste l’héritier direct de Bartók : c’est le rythme dynamisé de l’intérieur, auquel s’allie un univers harmonique de
poète des sons, intense et dramatique. Une musique qui nous parle aussi de nous ».
et par Raymond Lyon ( « La Vie du Rail », juin 1983 ) :
« Si vous souhaitez écouter ce disque de Paul Arma, ne vous trompez pas de face, prenez le poème pour cordes et
percussion » à la mémoire de Béla Bartók ».
Avantage, avec ce musicien vivant, c’est qu’on peut l’interroge ;savoir ce que César Frank voulait vraiment dire avec
sa Symphonie, plus personne n’est là pour le dire, mais Paul Arma, je lui téléphone où sont les citations de Bartók, ou
ces « allusions » dont parle la pochette ? Réponse : il n’y en a pas. Tout est création originale ;je ne vois absolument
aucune parenté, ni dans la forme, dans le choix des instruments à percussion complètement différent de celui de
Bartók, et encore moins dans le langage où je voulais tout simplement rendre un hommage à la mémoire de mon maître
( ce sont les propres termes de Paul Arma ). On risque de vexer en disant qu’on aime un musicien pour son honnêteté.
Chez Paul Arma, c’est une exigence en tout. C’est un homme de lumière et de limpidité. C’est aussi un sculpteur et un
peintre, et le musicien exige comme le plasticien de serrer au plus près la perfection qu’il s’assigne. Je le soupçonne de
trouver plus de bonheur à cette approche, aux doutes qu’il fait naître, aux repentirs renaissant de leurs propres cendres,
que l’œuvre enfin achevée, dont il est le véritable destinataire, - plus encore que le public qui l’écoutera ! Cela n’exclut
pas le cœur, à preuve ce poème de Bartók ».
Michel Seuphor m’écrit le 4 juillet 1982 :
« Merci, cher Paul, pour le disque dédié à Béla Bartók, ton maître. Nous l’avons écouté avec un vif intérêt. C’est un
florilège de sons et de rythmes que j’aimerais appeler pré - musicaux. Ils annoncent une musique en venue, mais dont
rien n’est encore dit, avec infiniment de retenue, de discrétion, d’hésitation et les silences y jouent un très grand rôle.
Que pense Bartók de cet hommage ?Il ne le dira jamais, mais quant à nous, je pense que tu nous rapproches de lui …
».
et André Gertler, le 28 mars 1983 :
« … J’espère que vous voudrez bien pardonner mon long silence. Ce silence me pèse d’autant plus que j’avais eu
depuis longue date très envie de vous dire combien l’audition de vos œuvres m’ont fait plaisir. Je les apprécie
pleinement et à tel point ( je suis sûr que vous voudrez bien me comprendre ) qu’en les écoutant, j’ai pu oublier que
j’étais musicien moi - même.
J’ai été particulièrement touché par l’œuvre dédiée à la mémoire de Béla Bartók et par les « Sept Transparences pour
Quatuor à cordes ».
Votre langage est très personnel et dans son expressivité, elle est très percutante, directe et, ainsi, porte loin. Vos œuvres
sont enrichissantes et je vous remercie de me les avoir fait connaître …».
Hi-Fi Stéréo dans sa discographie de juin 1983 signale le disque avec ce curieux commentaire :
« Les souvenirs musicaux d’un exilé » ! !
MÉMOIRES À DEUX VOIX
1982
Dès son début, l’année 1982 diffère de toutes les autres. Quelque chose est entré dans notre existence qui la modifie en
tous points. Après la maladie qui m’a retenu si longtemps à l’hôpital, après les obstacles bureaucratiques qui nous ont
empêchés de partir en convalescence, le mois de repos que nous avons passé à la maison m’a laissé désemparé,
empêché que j’étais de lire, d’écrire avec mes mauvais yeux.
Edmée a eu le bon sens de me proposer une thérapie à sa manière, qui a transformé ma morosité de convalescent en
enthousiasme : l’écriture de nos mémoires.
Qui dit « Mémoires » dit retour vers le passé à l’aide de quelques jalons, recherche de souvenirs. C’est une aventure
passionnante que nous avons commencé à vivre pendant notre séjour au « Rondon ». Elle n’est certes pas de tout repos,
mais ce travail est aussi bonheur et nous le poursuivrons avec acharnement et plaisir.
Nous avons décidé que nous ne travestirions jamais la vérité - agréable ou dure - et que les critiques lues au long de la
vie d’un créateur, ne seraient pas censurées, les mauvaises comme les bonnes seraient transcrites.
Ces « Mémoires » vont devenir notre vie quotidienne qu’elles vont enrichir tant il va devenir passionnant de revivre
une vie, deux vies, d’analyser des actes, des réactions, des réussites et des échecs, des enthousiasmes et des erreurs, de
reconnaître au passage des amitiés déjà perdues, ou fidèlement présentes, de se sentir parfois mêlés à l’Histoire ou
indifférents à celle-ci... de plus en plus indifférents à celle-ci, en fait, car le dégoût, le découragement, la fatigue venus
avec l’âge tuent peut-être l’exaltation et amènent à cette indifférence.
A côté de ce bonheur que j’ai à retourner vers le passé, je comprends aussi combien mes problèmes de santé de ces dernières années ont créé d’angoisse, de souffrance à ceux qui m’aiment.
J’avais ressenti cela, moi-même, quand Edmée avait été malade gravement. Celui qui est spectateur souffre atrocement
dans son impuissance et son doute, quand il aime.
La rédaction des « Mémoires » n’occupe pourtant pas toutes mes heures... la vie quotidienne se poursuit, la vie professionnelle aussi.
Lorsque j’ai retrouvé Sandor Vegh, au Festival d’Assise, l’an passé, il s’est montré enchanté de me revoir. Il m’a
demandé des partitions, des disques de mes œuvres, des documents. Il a été très impressionné d’apprendre que
l’orchestre Franz Liszt interprétait ma musique et l’enregistrait chez Hungaroton. Dès notre retour d’Assise, j’expédie à
Vegh à Salzbourg et dans sa propriété en Suisse, tout ce qu’il m’a demandé. Je fais aussi envoyer par « Editio Musica »
de Budapest, mes deux dernières partitions publiées en Hongrie.
Sa femme m’écrit très gentiment annonçant une prochaine lettre de Sandor.
Celle-ci n’arrive jamais. J’écris. Aucune réponse !
Cette année, j’apprends que Vegh dirige, en janvier, un concert à « Radio - France », avec le Nouvel Orchestre
Philharmonique. Je vais à la répétition et reste sans me montrer, tant il paraît énervé par les musiciens de l’orchestre.
Pendant la pause, lorsqu’il me voit, il me prend dans ses bras, ne cesse de s’excuser de son « impardonnable silence »,
etc. etc. Il en rajoute en affirmant qu’il est « émerveillé » ( sic ) par ma musique, et qu’il va la jouer...
Aurai-je de ses nouvelles ? Jamais. Il ne dirigera pas non plus ma musique... Pourquoi tant de promesses...
Les disques Gasparo, édités à Nashville, aux États-Unis, sont distribués en France, à la fin de 1981.
Sur l’un des DISQUES, Roy Christensen interprète, avec la Suite n° 2 de Bach, ma SONATE 1 pour violoncelle seul.
Dans l’« Information au Spectacle » de décembre 1981, on peut lire :
« Il y a de curieuses correspondances entre cette Suite de Bach et la Sonate d’Arma. A deux siècles de distance, la
création et l’inspiration musicales peuvent aboutir à des recherches comparables. Pour Roy Christensen, c’est
l’occasion de démontrer une réelle aisance instrumentale ».
De Jacques Viret, dans la « Revue Musicale de Suisse romande » de mars 1982 :
« … Le violoncelliste américain Roy Christensen affirme sa parfaite maîtrise technique et son intelligence musicale
dans la « Sonate » composée en 1948 par Paul Arma : cinq mouvements très variés qui font le tour des possibilités
sonores et expressives de l’instrument, dans un esprit tantôt abstrait et dépouillé, tantôt sollicité par des recherches de
timbre, comme dans cette « danse » imprégnée de réminiscences folkloriques, où l’emploi de la « gamme majeure
acoustique » adresse un discret hommage à Bartók, l’illustre devancier du compositeur»
D’Edith Weber, dans « Évangile et Liberté », de mai 1982 :
« La composition de ce programme pourrait surprendre : d’un côté J. - S. Bach, à l’apogée du style baroque tel qu’il le
pratique pendant son séjour à la Cour d’Anhalt - Coethen, dans ses sonates, partitas, suites pour violon ou violoncelle
seuls, dont la seconde en ré mineur repose, selon l’usage, sur la succession de danses : prélude puis allemande,
courante, sarabande, menuet, gigues 1 et 2. Sur l’autre côté :Paul Arma, musicien français d’origine hongroise, à la
pointe des recherches contemporaines, tout en utilisant des techniques d’avant - garde, il sait garder un cadres
classique :Prélude, pizzicati, quasi une cadenza, danse, finale ; il spécule sur les effets de contrastes, registres graves
et aigus, rythmes contrariés, chromatismes, lignes méthodiques expressives et tourmentées, effets de sonorités du
violoncelle. Entre les deux :Roy Christensen qui - de part et d’autre du disque - sait faire chanter des lignes mélodiques
tendues et sereines, sait rendre les silences expressifs, les rythmes précis. A aucun moment l’attention de l’auditeur ne
faiblit ; tel est le mérite de l’interprète et des œuvres qu’il sert avec autant de bonheur que de musicalité ».
L’autre DISQUE, MUSIC OF PAUL ARMA, SOLO COMPOSITIONS AND CHAMBER MUSIC 2 , édité aussi
par Gasparo à Nashville, avec une pochette dessinée par Jean Piaubert, et qui fait entendre :
Sonatine
: Jean-Pierre Rampal, flûte
Deux Structures mouvantes
: Roy Christensen, violoncelle
Comme une Improvisation
: Jacques Desloges, saxophone
Lumières et Ombre
: Marie-Christine et François Doublier
Sept Transparences
: Philarte Quartet
est accueilli ainsi :
« Jeux d’ombres et de lumière, incessants, épurés, la musique de Paul Arma découvre de nouveaux univers, étonne,
inquiète parfois. Elle explore les frontières de la musique traditionnelle, courtise la création contemporaine, mais reste
singulièrement expressive »
( « Information du Spectacle », décembre 1981 )
« La musique de Paul Arma a ceci de particulier qu’elle nous plonge dans une temporalité statique où les évènements
sonores se juxtaposent plutôt qu’ils ne s’enchaînent, dociles à toutes les suggestions d’une imagination sensible et
capricieuse. Les recherches de laboratoire, comme aussi les structures trop rationnellement élaborées, y sont proscrites
au profit d’un discours qui se fait cris, plaintes, chuchotements, selon une trame discontinue tirant partie également
du pouvoir expressif des silences.
« Deux Structures mouvantes » ( pour violoncelle seul ), « Comme une Improvisation » ( pour saxophone alto), ces
titres attestent la liberté de la démarche, mais les autres morceaux procèdent d’une conception semblable :une «
Sonatine » pour flûte seule, « Sept Transparences » pour quatuor à cordes, « Lumières et Ombres » pour deux
pianistes ( mais un seul piano puisque l’un des deux interprètes joue « à même les cordes », c’est - à - dire sur la table
d’harmonie et non au clavier ). Ces cinq œuvres nous introduisent dans l’univers suggestif d’un créateur
indéniablement original ».
Jacques Viret ( « Revue Musicale de Suisse romande », mars 1982 )
« De cet enregistrement qui distille un certain ennui mais aussi de belles émotions, on retiendra d’abord
l’interprétation de Jean - Pierre Rampal dont la flûte est capable de donner une profondeur, une moire aux plus
humbles notes. « Sonatine » ( 1930 ) est un exemple de cette aisance à enrichir la moindre clopinette sonore.
Dommage que la prise de son soit inadaptée à la flûte. Le chant qui demande à se propager retombe vite, comme
étouffé. « Deux Structures mouvantes » pour violoncelle seul est assez vite lassant. Plus intéressante est
l’interprétation de Marie - Christine et François Doublier dans « Lumières et Ombres ». »
( Y.2. « Stereoplay », juillet 1982 )
« Cinq œuvres d’un compositeur d’origine hongroise, élève de Bartók, responsable de plus d’une centaine d’opus que
le disque ( les grandes firmes ) a jusqu’ici peu sollicités…
Belle sonorité de Desloges et omniscience de Rampal. Mais bien évidemment, mieux armé pour l’écriture a capella. La
plage la plus intéressante de l’album reste néanmoins « Lumières et Ombres » pour deux pianistes, l’un jouant à même
1
2
1981. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo GS 106. Roy Christensen : Cello.
Pochette : Pinwhell Studio. Présentation : Maurice Chattelun.
1981. U.S.A. Nashville. Disque Gasparo GS 214. Flutist : J.P. Rampal ; Cellist : Roy Christensen ;
Saxophonist : J. Desloges ; Duo Pianists : Marie-Christine et François Doublier ; Philarte Quartet.
Dessin de la pochette : Jean Piaubert. Présentation : Maurice Chattelun.
les cordes suivant les principes chers à Henry Dixon Cowell et à John Cage ».
( Hi - Fi Stéréo, novembre 1982 )
« … Les fervents interprètes de la musique de Paul Arma composée entre 1930 et 1977, illustrent les recherches
esthétiques du musicien alliant un certain ésotérisme à une agressivité mesurée, à l’exploitation de lignes mélodiques
transparentes et toujours chantantes. Ces pages « bien de notre temps » ne laissent pas indifférents les mélomanes :
elles restent denses et chaque nouvelle écoute augmente leur intérêt et les découvertes esthétiques et stylistiques,
d’autant plus que ces compositions sont interprétées par des musiciens de tout premier plan ».
Edith Weber ( « Tant qu’il fait jour », Paris, décembre 1982)
C’est en poète que l’écrivain belge, Charles Bertin, me donnera en septembre 1986, ses impressions après l’écoute du
disque :
« … ( Il ) a été souvent le compagnon de ma solitude, m’apportant ce que le meilleur livre n’aurait pu me donner dans
l’état de fatigue physique où je me trouvais :une sorte de lumière de l’âme qui éclairait sans qu’il fût besoin de recourir
au truchement épuisant des concepts et des mots. J’ai lu qu’on parlait souvent de « transparence » à propos de votre
œuvre : c’est exactement ce qui convient, je crois. Elle ressemble à cette heure terminale d’un beau jour qui s’achève
sur la mer. La longue phrase de la houle fait place à ce murmure précieux qui précède le silence. Le ciel et les eaux
saluent l’événement d’une lumière nouvelle qui est pur instant d’équilibre entre le jour qui meurt et la nuit qui n’est pas
encore venue. Je vous remercie de m’avoir permis de pénétrer avec vous dans ce mystère où la musique communie avec
les grâces les plus subtiles de l’univers … ».
Monique Morales, dans « C.D.F. Hebdo Paris », en mai 1982, analyse les deux disques Gasparo :
« … Une musique où la variété des idées et des styles indique une grande étendue et une grande richesse d’inspiration.
On y entend des résonances classiques et l’écho d’une recherche contemporaine, c’est - à - dire une musique séduite
par toutes les possibilités vocales et instrumentales polyphoniques et monophoniques. Les cordes, les vents, les
percussions habituelles dans un quatuor, mais aussi des sonorités électromagnétiques. Des séquences tonales mêlées
aux séquences atonales, jouées sur une gamme de douze notes mais qui rejettent quand même la contrainte
dodécaphonique.
Cette musique, il faut donc que je m’y habitue. Mais c’est ici très facile parce que Paul Arma a confié l’exécution de sa
musique aux grands solistes de notre temps ….
Voilà donc une musique contemporaine qui ne renonce ici ni à la séduction mélodique, ni à celle des rythmes, ni à celle
de la gamme chromatique qu’attend l’oreille. Une découverte donc qui n’a pas posé de problèmes trop difficiles ».
Je pars en avril pour Budapest. J’arrive pour fêter le 86ème anniversaire de ma sœur Suzanne. Une petite fête est
organisée chez elle le soir où je retrouve ma nièce et son mari, nos amis les « Sik », et naturellement la fidèle Irène. Ce
séjour n’est pas seulement familial. J’ai à régler certaines affaires que je ne parviens pas à admettre. J’aime les situations claires et nettes.
Ma correspondance de ces deux dernières années avec Dezsö Toth, toujours vice-ministre de la Culture, est le reflet de
désaccords entre nous, malgré plusieurs interventions, auprès de lui, de mon ami József Benyi.
Toth m’a écrit, par exemple, presque comme un reproche :
« Je peux affirmer, en possession de renseignements précis, que jamais, jusqu’à présent, aucun artiste, étranger
d’origine hongroise, n’a reçu, dans notre pays, autant de reconnaissance publique que toi … ».
A cela, s’est ajouté un autre sujet, dans notre correspondance.
Alors qu’on a envisagé de monter l’exposition « Mouvement dans le Mouvement », Toth m’a écrit, à ce propos,
qu’aucune salle n’était prévue à Budapest pour ce genre d’exposition !
Au sujet de ma musique, Toth m’a écrit encore :
« … Par ailleurs, je devrais ajouter qu’il faut tenir compte de l’effet limitatif du décalage qui se fait sentir entre, d’une
part, le goût musical du public fortement marqué par les lois d’évolution propres à notre pays et l’orientation
esthétique de ton art créateur de musicien de l’autre … ».
Il ne m’est resté, comme solution, qu’à lui envoyer cette réponse le 29 mai 1981 :
« Tout ce que tu m’écris au sujet de nos relations personnelles et amicales, je peux te dire, ainsi qu’à ta femme, que
nous aussi avons ressenti les mêmes impressions : cordialité, simplicité, attitude franche et humaine. C’est surtout
avant et après la belle et émouvante soirée du 25 octobre au Théâtre Radnóti, que nous avons pensé combien il était
réconfortant de rencontrer et de connaître des gens comme vous deux. Nous serons toujours heureux de vous revoir - et
aussi de vous accueillir chez nous, quand vous viendrez à Paris.
Avant d’entrer dans les détails, il m’est indispensable d’éclaircir un point de ta lettre qui représente une fausse note
énorme et surprenante. Il s’agit de la phrase qui concerne le goût musical du public.
Cette phrase m’oblige à m’exprimer avec une totale franchise, qui est une de mes caractéristiques.
Je déclare avec force, que la pensée qu’expriment ces lignes ne peut pas être de toi, homme libéral et juste. personne ne
me fera croire que tu exiges, aujourd’hui, d’un compositeur - en général d’un artiste - de créer suivant les règles
sectaires d’une idéologie disparue !
La pensée incluse dans ces lignes à l’odeur d’une conception qui émanait des dirigeants de l’époque des Staline,
Rákosi et Jdanov, qui s’appelait « réalisme socialiste » - heureusement mort et enterré. D’ailleurs, c’était à l’époque,
jusqu’en 1956 ; la conception officielle également appliquée à la musique de Béla Bartók…
Pendant trente - deux années, mes détracteurs en Hongrie ont eu la satisfaction de voir ma musique interdite là - bas,
sous le prétexte que j’ai été « collaborateur d’Hitler ». En 1980, grâce à Jozsef Bényi, Márton Klein, Imre Patkó et
aussi György Aczél, une petite pause d’ailleurs très digne, a eu lieu.
Depuis, les mêmes détracteurs ont simplement changé d’argument et ont inauguré, de la même façon obscure et
odieuse, un nouveau prétexte aussi mensonger que le précédent - mais qui a fait son chemin déjà dans les sphères
supérieures.
En 1980, mes amis mentionnés plus haut - et qui avaient une confiance absolue en moi - ont obtenu une réparation
morale. Mais il y a des gens qui ne veulent pas que cela dure…. Je n’ai ni le temps ni le désir d’être mêlé à des jeux
aussi négatifs, où les irresponsables ont plus de puissance que les responsables.
Je peux t’affirmer que si j’avais pu soupçonner que ces vieilles théories reviendraient à la mode, je ne serais pas venu
en Hongrie en octobre 1980 ! Pour terminer ce sujet, il me serait facile d’établir la liste, une longue liste des noms de
ceux qui sont derrière cette nouvelle tactique. Mais, à quoi bon … Je leur laisse leur misérable et pauvre victoire. Moi,
j’ai le monde entier ouvert pour moi.
Une dernière remarque, respectivement un conseil utile aux menteurs et aux calomniateurs : quand même un peu de
décence et surtout beaucoup de prudence sont indispensables pour ne pas tomber dans des contradictions aussi
ridicules que d’inventer ce nouveau prétexte contre ma musique, quand on consacre des concerts à Xénakis, Ligeti,
Rózsa, quand on publie sur disques des œuvres de Webern, de Schoenberg, quand on organise des expositions pour
Vasarely, Schôffer, Székely, Kolos - Vary… Là, il ne semble pas y avoir de « diszkrepancia ». Heureusement, le ridicule
ne tue pas.
En, liaison avec la deuxième page, un certain nombre de remarques s’impose, que je fais ici, comme toujours, avec une
totale franchise :
- En ce qui concerne le projet de l’exposition, à Budapest, de mes couvertures de partitions musicales, de mes
« Musigraphies », de mes « Musicollages » et de mes « Musiques sculptées » (donc pas seulement des couvertures de
partitions), il y a deux observations à faire :
1) Il me paraît incroyable que dans une ville comme Budapest, dont la vie Culturelle est intense et où le
nombre d’expositions d’artistes hongrois et aussi occidentaux est grand, on n’ait pas été capable de trouver des salles
adéquates depuis presque sept mois.
2) Constatant ce retard, j’ai accepté un nombre important d’invitations et de demandes de France et de divers pays
étrangers. Parmi ceux - ci, les États - Unis où on organise l’exposition itinérante pendant deux années, dans des
Universités, des musées et des Centres Culturels, à travers le pays, accompagnée de concerts de mes œuvres. Le
matériel de mon exposition est parti, par la valise diplomatique, il y a deux semaines
La présentation de mon exposition à Budapest, ne peut donc plus avoir lieu dans un avenir proche.
- Voici encore un sujet qui demande également des considérations franches : le 10 septembre 1980, lors de la visite
chez moi, de Gyôrgy Aczél, Jôzsep Bényi et Márton Klein, j’ai fait cadeau de mon œuvre « Á la mémoire de Béla
Bartók » à la patrie de mon maître, pour à la fois l’édition de la partition par Editio Musica, l’édition phonographique
par Hungaroton, et la première mondiale, en concert, par l’Orchestre de Chambre Franz Liszt. Ce cadeau avait été
accueilli avec beaucoup de sympathie et grand plaisir. Par la suite, j’ai signalé aux personnes compétentes que j’ai
refusé la première mondiale de l’œuvre à six pays occidentaux, la France - mon pays - comprise.
Or, tout d’un coup, Filharmonia refuse d’honorer cet engagement moral soutenu par Gyôrgy Aczél.
J’avoue que ce geste malhonnête de la part de Filharmonia ne m’étonne pas beaucoup . Cet organisme a été parmi les
plus acharnés et les plus hostiles pendant les années où ma musique a été interdite en Hongrie, jusqu’en 1980.
- Au sujet de la copie de l’émission de la T.V. hongroise, il y a plus d’un mois déjà, un service de l’Ambassade de la
République Populaire de Hongrie a demandé, par Télex, à Márton Klein, de me faire parvenir cette copie par le moyen
diplomatique ( valise ), pour éviter que la douane française me taxe d’une somme considérable - étant donné qu’il
s’agit d’un cadeau et non d’un objet commercial.
En ce qui concerne les divers sujets et résultats énumérés sur ta première page, j’en suis bien content, sans toutefois
passer sous silence, que ceux - ci n’ont été réalisés ou obtenus, que grâce à tes interventions personnelles. Autrement,
rien n’aurait été tenu des projets et des promesses.
Si mes paroles te semblent parfois dures (la vérité est souvent dure), alors il faut penser à toute ma vie, à toutes mes
luttes pour la vérité, pour la liberté, contre l’injustice, pour le bonheur des hommes dans la dignité. Que personne
n’espère un changement dans cette attitude en moi : je ne serai jamais un opportuniste. Je n’ai pas peur de mes
ennemis. Mais je suis fidèle à mes amis… ».
Je voudrais donc, en venant à Budapest, qu’une situation claire soit créée, sans tarder, et par les moyens les plus
énergiques, s’il le faut, entre Dezsö Toth et moi, Toth étant peut-être devenu involontairement un émissaire
malencontreux. Dès mon arrivée, il veut me voir. Il me reçoit très cordialement mais avec une sorte d’inquiétude. Moi
aussi, je suis aimable, mais lui redis mon mécontentement et, prenant dans ma serviette, l’écrin avec la décoration reçue
en 1980, ajoute :
- « Je suis si excédé par vos histoires, ici, que j’ai envie de rendre cela ! »
Je vois Toth cacher son visage dans ses mains et à ma stupéfaction, des larmes couler entre ses doigts ! !
Ma colère fait place à la pitié... Sans doute, mon interlocuteur réalise-t-il la justesse de mes réactions. Je remets l’écrin
dans ma serviette. Toth se lève, sort d’un placard, deux verres et une bouteille de cognac, nous en verse
et fait cul sec - apparemment soulagé. Il ingurgite un second verre qui le réconforte totalement et m’accompagnant à la
porte, me chuchote : « Merci » !
Ma seconde visite est pour György Aczél, dans son bureau, au Parlement et selon l’habitude, à 7 h.30 du matin. Accueil,
comme toujours, chaleureux, amical. Café, comme toujours excellent. Je lui apporte en cadeau un exemplaire de
l’ouvrage de Robert Brecy sur les Chants de lutte. Il est enchanté.
Un petit fait m’étonne : alors que je lui tends mon paquet de cigarettes, il me déclare :
- « Je fume avec plaisir, mais je te demande d’allumer ma cigarette. Je suis superstitieux, je ne l’allume jamais moimême ! »
Nous avons une longue conversation. Il connaît bien les problèmes que j’évoque, il est lucide, réaliste, il ne me contredit pas mais il veut rester confiant.
Je vois ensuite le secrétaire général d’Artisjus pour l’éternel sujet des droits d’exécution que la Société encaisse
généreusement en ne me versant que des sommes minimes. La lutte est incessante, depuis des années malgré
l’intervention de la Sacem : on a toujours ici, des arguments surprenants à opposer au Droit, et la situation reste
inchangée.
Tous les bureaux des organismes musicaux étant réunis dans le même immeuble, Place Vorösmorty, je continue
aisément ma tournée de visites en m’arrêtant chez Hungaroton - pour les disques - et à E.M.B., Editio Musica Budapest,
pour y voir les maquettes des couvertures de deux de mes partitions, sous presse, celle des « Onze Convergences », très
belle, par le peintre János Kass, celle de « Á la mémoire de Béla Bartók », un peu trop stèle funéraire, à mon goût, par
László Réber. J’offre au directeur de E.M.B. un exemplaire numéroté des « Chants du Silence ». Il le trouve superbe et
pour me prouver que lui aussi a un goût très vif pour les belles éditions, il m’apporte deux volumes prestigieux qu’il me
montre avec fierté : c’est une édition de luxe sur Bartók avec de très beaux graphismes. Après m’avoir laissé le temps
d’admirer, il trouve bon d’ajouter :
- « Hélas, je ne puis vous les offrir, car c’est une édition en exemplaires limités, numérotés ».
Curieuse conception de l’échange de bons procédés ! Pendant ce séjour, comme pendant les précédents, la Radio passe,
non seulement mes chants antifascistes, mais fait avec moi, plusieurs interviews dont l’une très longue, bien préparée
par un journaliste lui-même musicien, qui l’illustre par les « Deux Résonances ». Et le département de la Musique, qui
ne veut toujours pas prendre connaissance de ma musique, ni de mon existence de compositeur, passe quand même,
cette fois, le disque « Hungatoron » avec « Á la mémoire de Béla Bartók » et les « Onze Convergences ».
Je veux voir aussi mes amis d’autrefois, et surtout je souhaite rendre visite à mon ancien professeur Antal Molnar. Ce
n’est pas possible. Il a 93 ans et a une santé si précaire que je ne peux le joindre que par téléphone.
Avec quelle émotion j’entends sa voix devenue si frêle. Comme toujours, il est mi-sérieux, mi-humoristique. Il me parle
de Paris, la ville qu’il a beaucoup aimée, des voyages en avion dont il a apprécié les « délicieux plateaux-repas »,
précise-t-il. Il évoque ces souvenirs avec entrain, je suis très ému. Je pressens que c’est la dernière fois que j’entends sa
voix. Je vais voir les Kósa : lui toujours optimiste, jamais découragé, refusant d’admettre le mal vainqueur du bien...
pourtant sa vie même, symbole de l’injustice, l’excellent musicien qu’il est ayant toujours été négligé. Filharmonia s’est
enfin décidée à fêter les 85 ans du compositeur par une émission radiophonique et par un concert de ses œuvres.
J’écoute l’émission, elle est présentée avec sensibilité et digne de l’artiste. Je ne peux me rendre au concert mais j’apprends, qu’après l’euphorie de la soirée, mes amis ont trouvé à leur retour, leur appartement cambriolé et saccagé.
Pauvres chers amis si doux, si simples, si confiants !
J’ai un soir la visite d’Imre Patko, à l’amitié fidèle.
Il m’entretient de faits étranges qui se passent ici et là, de limogeages, sans raison apparente, de responsables culturels.
Changement politique ? Changement idéologique ? Changement d’orientation ? Il ne comprend pas.
C’est la dernière fois que je vois Imre qui va mourir peu après.
Je passe une soirée chez les Gazda, avec Janós et Zsuzsa Rolla. Ce serait une soirée intéressante avec quatre musiciens
remarquables, égayée par le champagne qu’on boit volontiers dans ce milieu. Mais je me trouve placé entre les deux
Zsuzsa qui poursuivent une conversation indépendante de celle de leurs époux qui eux, parlent musique, concerts,
voyages. Pendant quelque temps, je tente de suivre poliment les deux conversations en y prenant part, puis je me
résigne à négliger celle des deux femmes sans pour autant mieux m’intégrer au débat masculin qui me parvient
drôlement lardé de propos plus frivoles .
Tout le monde a l’air content ! Il ne me reste qu’à me réjouir du champagne et des friandises qui l’accompagnent. Mais
je ne m’habituerai jamais à ces chassés-croisés de propos que j’ai toujours été incapable de suivre, en hongrois, comme
en toute autre langue !
Les dernières heures de mon séjour se passent chez ma sœur avant le retour vers Paris et le voyage suivant au Maroc.
Mes rapports avec la Hongrie sont sujets d’échanges de propos avec mon ami Claude Aveline qui me déclare :
- « Une bonne note, et pas seulement de musique ! à la Hongrie qui sait reconnaître la valeur des siens et s’enorgueillit
de la servir. Autre exemple depuis quelques années : Sari de Megyeri pour la littérature, épouse d’André Lang, deux
intimes aussi. Elle va d’ailleurs au rebours de l’avenir, promis à tous les totalitarismes ».
Je ne peux laisser cela sans réponse.
- « Quant à votre optimisme au sujet de l’attitude actuelle de la Hongrie, je suis, croyez-le, mon cher Claude, particulièrement bien placé pour connaître les intentions cachées elles ne sont ni si pures, ni si désintéressées... Il ne faut pas se
leurrer... Le mieux n’est - il pas d’oublier parfois « l’humanité férocement suicidaire » et de goûter la joie simple d’être
entouré d’affections et d’amitiés vraies.
Il me semble que nous ne devrions pas être trop surpris par les événements attristants du moment car - Hegel l’a dit - «
L’histoire enseigne seulement qu’elle n’apprit jamais rien aux hommes » ».
Claude réplique
- « Je dois... répondre et me défendre, hélas, contre mon « optimisme » à l’égard de la Hongrie - ou de tout autre. Votre
vieil ami aura promené sa vie durant, avec ce qui lui reste à parcourir, une incurable lucidité. Des « intentions cachées
». Mais, cher Paul, elles ne sont pas cachées du tout ! ni là, ni nulle part dans le monde ! Et c’est cela qui fait ce que
j’appelle une humanité suicidaire, les dévorants de plus en plus nombreux, les futurs dévorés de plus en plus offerts. Le
prochain siècle ne sera pas vieux quand le communisme aura triomphé partout, pour combien de temps avant qu’il se
dévore lui-même entre toutes ses factions. Pourquoi ne ferait-il pas, ne s’offrirait-il pas des pattes de velours ? Et dans
l’absolu du relatif que représente la réalité politique, dans les moments de détente, si hypocrite soit-elle, j’aime mieux
savoir mon Arma dans une salle de concerts de Buda ou de Pest qu’au fond d’une prison ! Ma pureté est humaine, elle
aussi, elle a des bornes ».
MAROC
1982
C’est au Maroc que nous allons chercher cette année, le soleil et le dépaysement.
Prudemment, nous nous adressons encore à une agence de voyages. Nous n’osons prendre le
« grand tour » qui conduit vers le Sud et nous nous contentons de ce qu’en langage
touristique, on nomme les « villes impériales ». Cela signifie que nous faisons partie d’un
groupe de personnages aussi pusillanimes que nous, transportés, dans un car confortable de
ville en ville, où chaque soir, nous sommes déposés dans un hôtel luxueux, repris, le matin,
par un guide qui nous récite impeccablement sa leçon pendant le parcours et les visites. De
Sofitel en Palais Jamai, de Chellah en Transatlantique, nous apprécions mal le luxe qui nous est
offert parce que de l’autre côté du mur du parc, du jardin, la misère est là, d’autant plus
poignante qu’elle se cache sous la malice et les sourires de tout petits mendiants.
Il y a quelques inattendus : au Sofitel de Marrakech, un congrès « Yoplait » a orné tout le
bâtiment de banderoles, de publicités, et de petits yaourts. On se croirait dans l’usine même !
A Rabat, je me réveille à 5 heures, dévorée par des punaises qui, repues, se reposent au
plafond juste au-dessus de ma tête. Le portier alerté nous met hors de la chambre qu’une
équipe de serviteurs vient désinsectiser illico, tandis qu’entourés de nos bagages, nous
terminons la nuit dans le hall.
Au somptueux Palais Jamai de Fez, on nous offre, avec musique, danses, jets d’eau et
parfums, un sublime couscous dont nous n’avalons pas la dixième partie, sachant que le reste
sera gâché et jeté.
Nous avons appris qu’en un autre restaurant, un garçon avait été renvoyé pour avoir emporté
chez lui, un petit pain resté sur une table.
Bien sûr, nous ne nous bornons pas à nous lamenter sur la misère qu’on sent partout ici, où
elle semble accentuée par ces îlots de luxe que sont les points touristiques. Mais, lorsque nous
voyons les étudiants préparer des examens, la nuit, dans la ville, assis par terre sous les
lumières des avenues parce qu’ils ne peuvent le faire chez eux, dans la médina, sans lumière,
entourés de frères et sœurs nombreux, lorsqu’on nous fait admirer à Rabat les marbres du
Palais Royal et du Mausolée de Mohammed V, qu’on nous dit que des travaux d’embellissement
sont encore prévus et qu’on nous apprend ensuite que les enfants vont par roulement à l’école
et par roulement au travail, comment être capables d’admirer et seulement d’admirer ?
Autant nous aimons le pittoresque du marché de Sidi Abdullah, près de Marrakech, autant
nous sommes contents de ne passer que l’heure du déjeuner à Casablanca. Visite rapide de
Rabat et café maure obligatoire dans le Jardin des Oudaïas.
Arrêt obligatoire aussi, après avoir quand même admiré le minaret du Chellah et ses nids de
cigognes, à Salé pour les inévitables amateurs de « poteries du pays ».
Et c’est Meknès et sa monumentale Bab el Nansour, les gigantesques écuries, les prisons,
évocations de Moulay Ismaïl La ville est splendide, vue depuis la terrasse de l’hôtel Transatlantique, devant les premiers contreforts du Moyen Atlas. Volubilis-la-Romaine, ses
mosaïques, ses colonnes, ses thermes, son forum, ses cyprès précèdent la ville sainte de
Moulay Idriss où nul étranger ne peut séjourner après le coucher du soleil.
Encore un marché nous retient, avec ses tas de légumes, ses ânes et ses mulets , ses
éventaires sous des tentes dressées et ses paysans vendeurs et acheteurs. Et c’est Fes. On
nous y octroie deux jours, insuffisants bien sûr pour garder de ce haut-lieu de culture
islamique, autre chose que des instantanés pleins de couleurs, d’odeurs et de bruits. Les
ruelles de Fes ? Un inextricable réseau plein de surprises, les souks, l’architecture de
l’Université Koraouyne, les bacs des teinturiers, la zaouia Moulay Idriss, les échoppes d’artisans, la fontaine de la place Nejjarine ; et la foule, et la lumière découpée par les roseaux,
et les reflets des cuivres, les broderies des bois et des pierres, les couleurs violentes des
écheveaux de laine, les odeurs des cuves des tanneurs, Fez l’insaisissable, pour qui passe
comme nous.
Par Ifrane, Azrou, El Ksiba, Beni Mellal, nous regagnons Marrakech, le car nous arrêtant parfois
en plein champ où quelque tente berbère attend, avec ses chameaux photogéniques, le
touriste et sa caméra !
Retour à l’hôtel Sofitel. Nous avons droit à la visite collective de Marrakech, au dîner et à la
« soirée folklorique » du Casino. Les groupes y sont placés selon l’importance de leur hôtel.
C’est expédié, vite fait, vite fini.
Dernière matinée de shopping pour le groupe qui regagne la France tandis que nous
prolongeons, Paul et moi, notre séjour à Marrakech. Nous nous sommes choisis un joli petit
hôtel, loin des artères modernes, à l’intérieur des murs, dans le quartier ombreux de la
Mamounia. Notre chambre donne sur les palmiers et les lauriers - roses du jardin, la piscine, et
tout près, se profile la Koutoubia, sur le décor de l’Atlas. Nous ne saurions être plus proches
de la place Djemaa el Fna. Nous passons là, à Marrakech, les plus beaux jours de notre
voyage, sans hâte et sans emploi du temps, flânant dans les souks, marchandant longuement
une paire de babouches, un pot, un piquet de tente sculpté, une clef ancienne, déjeunant sur
une terrasse, passant par la criée berbère avant de nous promener dans les oliveraies de
l’Aguedal et de la Menara ou les jardins mauresques du Palais de la Bahia, visitant le musée,
les Tombeaux Saadiens. Une seule déception: nous nous levons tôt un matin et prenons un
bus brinqueballant qui doit nous amener au Douar Elas Kar où se tient - paraît-il - un marché
aux chameaux. Un marché peut-être, quelques ânes, quelques tentes, mais de chameaux,
point.
La piscine est chaque jour accueillante pour effacer la fatigue des lentes mais longues
marches, et la nuit apporte, par la fenêtre ouverte, les parfums du jardin.
Tout serait parfait s’il n’y avait ces nuées d’enfants qui inlassablement guettent l’étranger et
essaient toutes les langues, dans lesquelles ils ont appris à dire quelques mots, pour un
premier contact. Si on répond, impossible de se défaire des mioches, et si on donne quelque
monnaie à l’un ou l’autre, il y a bataille et l’escorte grossit. On nous a conseillé de ne jamais
rien donner car on voudrait débarrasser le pays d’une mendicité agressive. On nous a conseillé
aussi de prendre un des enfants pour guide, car un accord tacite et respecté éloignerait les
autres. Mais nous aimons tant être seuls, malgré la gentillesse écrite sur les visages enfantins.
Nous imaginons, pour être tranquilles, un misérable stratagème : Paul parle hongrois et les
gamins qui n’ont peut-être jamais eu l’occasion d’entendre cette langue sont déconcertés : le
groupe qui attend à la sortie de l’hôtel se passe sans doute le mot « Ceux-là, ils ne
comprennent vraiment rien, avec eux, rien à faire », car dès le second jour, ils nous laissent
tranquilles.
Deux jeunes filles du groupe, qui avaient, elles aussi, prolongé leur séjour, dans le même
hôtel, partagent avec nous le couscous de la dernière soirée. Elles ont pris, dès le premier jour,
et par prudence, un petit guide qui les a, partout escortées. Elles ont été invitées dans la
famille de l’enfant et nous disent leur émotion devant la gentillesse de l’accueil. On leur a
naturellement offert le thé à la menthe. Elles avaient elles-mêmes apporté des gâteaux. Toute
la famille s’était réunie pour les recevoir dans une pièce impeccablement tenue, aux multiples
lits. Le petit garçon était tout fier d’être l’interprète, aidé par un grand frère étudiant qui donna
à leurs invitées quelques détails sur les difficultés de leur vie, mais avec beaucoup de pudeur,
et seulement pour répondre à leurs questions.
Nous n’avons plus beaucoup envie de nous laisser étourdir par les soleils, les beautés de
paysages,
les charmes de l’exotisme facile, quand nous savons qu’ils camouflent tant
d’ombres, de misères, de désespérances.
Ce sera notre dernier voyage de ce genre.
ESQUISSES - REGARDS – IMAGES
1982
En liaison avec la commémoration du centième anniversaire de la naissance de Béla Bartók, la Ville de Paris a pris la
décision de donner son nom à un des squares du XVème arrondissement, où une statue du compositeur est érigée, au
bord de la Seine, en face de la Maison de la Radio. L’inauguration a lieu le 10 juin, au cours de laquelle Jacques Chirac
prononce une allocution résumant l’importance universelle de l’œuvre de Bartók. L’Ambassadeur de Hongrie prend
également la parole, remerciant, au nom de son pays, la ville, pour cet hommage rendu au musicien hongrois. Béla
Bartók junior est là, ressemblant terriblement à son père et à... l’effigie de celui-ci, tant est conventionnelle et réaliste
l’œuvre dont la banalité correspond si mal à l’esprit et à la création du musicien.
Je reçois de New York, une lettre fort sympathique de Sandra Phillips, spécialiste et critique de photo, collaboratrice de
l’« Art Institut of Chicago », plus exactement du responsable du département de photographie, David Travis. Sanda
Phillips me signale que, prochainement, elle séjournera quelque temps à Paris, pour effectuer des recherches sur les
années de jeunesse d’André Kertész, passées dans cette ville. Sachant que j’avais bien connu Kertész, à cette époque,
elle veut venir me voir.
Nous l’invitons. C’est une femme sympathique, ouverte, précise. Elle demande l’autorisation d’enregistrer notre
conversation. Elle aura la gentillesse de nous en envoyer une copie sur cassette.
Elle est déjà considérablement documentée sur la vie d’André Kertész, mais elle désire éclaircir quelques points encore
obscurs et compléter ses connaissances.
Je lui montre les originaux des trois photos de mes mains avec mes lunettes, qu’André avait faites dans sa petite
chambre de bonne.
Ces photos l’intéressent d’autant plus, qu’à une autre de ses visites, elle m’annoncera la très grande exposition de
l’oeuvre de Kertész que prépare l’« Art Institut » de Chicago, pour 1985. Elle en est l une des responsables et nous nous
mettons d’accord dès maintenant sur ce que je lui enverrai, qui figurera dans l’Exposition.
Depuis que nous avons commencé à écrire ces Mémoires, il m’est difficile de dire le nombre de fois, où l’idée m’est
venue d’esquisser le portrait d’Edmée, ma compagne. Lorsque j’y ai songé, je me suis rendu compte qu’en fait, son
portrait le plus fidèle, le plus vrai, le plus évident, est dans la réalité même de notre vie commune, avec ses hauts et ses
bas, ses moments de quiétude, ses périodes de lutte imposées par des événements indépendants de nous. Chaque fois
que j’y ai songé, j’ai pesé la difficulté d’exprimer par des mots, la force morale et physique, le courage dans les
circonstances difficiles, la volonté de vivre et de garder l’optimisme qu’ont su insuffler, à mon existence tourmentée
d’artiste créateur, sa présence, son aide, ses encouragements. J’ai, chaque fois, compris avec bonheur, que son portrait
se trouvait, le plus parfait, dans ce qu’elle a pu m’apporter, dans sa contribution à mon œuvre, dans ce qu’elle a partagé
si merveilleusement avec moi, de victoires et d’échecs. Ces réflexions sont-elles révélatrices d’égoïsme ? Dans mon
cœur, ce n’est pourtant que le désir de partager équitablement ce qui va rester de moi. Alors égoïsme ou réelle
modestie ? J’ai côtoyé beaucoup de couples. Je les ai observés et, inévitablement, les comparaisons sont nées. Je suis
très facilement parvenu à conclure à ma chance.
Pourquoi, subitement ces réflexions ?
Peut-être parce qu’après un séjour sans histoire à Vaumeilh, chez Robin où nous avons partagé avec Miroka, un confort
accru par l’installation électrique solaire, Edmée, toujours si solide et qui, depuis sa grave opération de 1961 se porte à
merveille, tombe brutalement malade en plein mois d’août, à notre retour à Antony.
Inquiétude, grosse fièvre. Notre médecin est absent. Sa remplaçante diagnostique une grave bronchite, vient tous les
deux jours, fait faire des analyses Et j’ai pendant trois semaines, ma malade incapable de sortir du lit, qui se laisse
docilement soigner. Elle, toujours si alerte, si indépendante, reste enfouie sous son drap, accepte avec une docilité
inhabituelle mes soins, les repas légers que je lui apporte au lit. C’est une malade d’une merveilleuse gentillesse, une
malade idéale... comme je ne le serai jamais ! ! !
Nous nous réjouissons des lettres que nous recevons d’Anne qui, après avoir, à Pâques, exploré la Corse avec un ami
étudiant qu’elle a rencontré à l’Université, entreprend, avec lui encore, un long périple qui les conduit en Allemagne, en
Autriche et en Hongrie qu’elle brûlait de connaître.
6 août ;
« Dans quelques jours - peut - être deux ou trois, nous serons en Hongrie, pays de mes origines ? Je suis très émue à
l’idée de me retrouver la - bas, ne comprenant pas un seul mot de hongrois … ».
7 août,
« Mais non, c’est pas une blague, nous sommes pour de vrai dans cette horrible et inhumaine bâtisse ! le Novotel de
Budapest ! ! Après plus de trois heures, passées sous une pluie battante, un orage terrible comme je n’en ai jamais vu,
ne pouvant planter la tente, nous nous sommes dont rabattus sur le premier hôtel en vue…
Il était plus de minuit lorsque nous sommes arrivés à Budapest, un peu hagards, un peu étonnés, un peu angoissés
aussi. Le pays de mes origines nous a déjà coûté 200 forints : amende donnée par des policiers parce qu’à huit heures
du soir, nous roulions seulement avec les lanternes… il fallait les codes !
Nous avons vu, ce soir, semble - t -il, la vieille ville de Buda. Enfin, il faisait nuit, il pleuvait mais cela semblait
absolument ravissant… Jusqu’à Gyor, nous avons traversé de petits villages absolument vides, morts, presque à faire
peur… Les couleurs annonçaient une fin du monde proche…
Papy, tu sais, je suis très émue d’être ici... ».
Dans une des lettres, un passage nous touche vraiment, prouvant que le grain semé dans l’enfance peut donner de
bonnes récoltes.
« … Avons visité le Musée des Beaux - Arts et y avons admiré quelques Rembrandt, Greco, Breughel …, etc. J’y ai
même vu ces petites toiles de Grimmer que Mamy m’a fait connaître par quelques cartes postales quand j’étais « plus
jeune » ! … »
Fin août, Edmée commence à se lever, dans sa chambre. Puis, il y a la cérémonie de la toute première « sortie »,
soutenue par moi, dans le jardin. Ce serait réjouissant si, au coin de la maison, un spectacle ne lui arrachait un cri : à cet
endroit, le rez - de - chaussée construit en meulières, est tellement fissuré que des pierres se détachent de la
construction. Des fissures partout, dans tous les sens : des fissures horizontales, verticales, en travers. Un vrai
cauchemar. Peur une première sortie, c’est un coup asséné qui, au lieu d’accabler ma malade, lui donne une sorte de
réflexe de combativité. A partir de ce moment, terminée la maladie. On ne se dorlote plus. On agit.
Et d’abord, on essaye de comprendre.
On dirait le résultat d’un tremblement de terre. Tout est pourtant calme autour de nous.
Que s’est-il passé ? Dans une chambre du bas, les murs sont aussi fissurés. Mes mauvais yeux n’avaient rien vu de tout
cela jusqu’à maintenant.
La première émotion passée, se réveille la lucidité. Nous ouvrons le dossier « Maison d’Antony » et cherchons les
documents concernant sa construction en 1957. J’essaie de joindre l’architecte qui a dessiné les plans. Il est absent. Je
réussis à atteindre l’entreprise qui a bâti la maison : elle a cessé ses activités, elle m’envoie cependant un des maçons
qui y a travaillé. Il pense que tout vient de mouvements de terrain en grande partie fait d’argile verte.
J’appelle un entrepreneur qui ne cache pas sa perplexité. Il revient dès le lendemain, étayer, par précaution le balcon, et,
prudent, nous amène un architecte qui habite la commune, connaît donc le terrain pour avoir vu semblables dégâts dans
le coin. Personne contre qui nous retourner. Il nous faut accepter cette énorme malchance, ses suites, et non seulement
sauver les murs, mais encore refaire de nouvelles fondations.
Nous voilà entraînés dans une longue période de travaux importants et de frais non moins importants. Et avant cela, un
dédale de démarches administratives : constat par huissier, expertise par assurance, discussions, tractations, devient
cauchemar pour nous.
Défilent successivement tous les corps de métiers dans l’asile que nous nous étions choisi, pensions-nous stable et
définitif. Les autres demeures que nous avons retapées : le « Verduron », la « Vieille Maison », la « Ferme », c’était
avec toute l’ardeur du plaisir. Ici, c’est la morosité qui nous gagne.
Les travaux commencent au début d’octobre. Ils durent deux mois à l’extérieur - avec un temps exécrable qui oblige les
maçons à manoeuvrer sous abris de plastique et à l’intérieur, plombier, menuisier, plâtrier, peintre nous envahissent.
La vie professionnelle doit pourtant continuer. Nous avons la visite de Jan Dobrzelewski, de Suisse, qui prépare le
« Premier Festival de Musique » à Morzine en juillet prochain. C’est à Morzine qu’il a donné, en juillet, en première
mondiale, les « Deux Regards », avec Henri Pantillon à l’orgue.
La rentrée ramène les enfants. Nous avons le plaisir d’avoir Robin, une fois par semaine, au déjeuner : il est nommé
dans un collège de Massy. Miroka quitte l’hôpital d’Issy - les - Moulineaux pour prendre un poste au nouvel hôpital
Broca, tout près de chez elle. Anne a été admise à l’École d’Éducateurs spécialisés et commence, avec enthousiasme,
des études difficiles.
Un élément préoccupant intervient trop souvent dans mon existence : l’état de mes yeux. Cette année, une aggravation
me perturbe beaucoup. Mon ami Alfred Bangerter ne peut plus rien pour moi et cessent mes séjours à Saint - Gall.
J’essaie de reprendre mon travail de 1976 et de 1977 sur les musicollages. Mes yeux ne me permettent que peu de chose
dans ce domaine. Seules, cette année, dans la série des « Musicollages » : CINQ ESQUISSES sont exécutées.
Il me devient de plus en plus difficile de circuler seul en ville. La traversée d’une rue pose problème. Je ne vois plus les
noms de stations de métro. Pour repérer un numéro d’immeuble, je dois faire appel à la complaisance d’un passant.
Toutes ces difficultés contribuent à diminuer mon indépendance à laquelle je suis si attaché. Et c’est bien là que tout devient grave et compliqué.
Je prends l’habitude d’observer les utilisateurs de cannes blanches, aveugles ou mal - voyants. Quelques amis essaient
de m’en démontrer la nécessité. J’admets théoriquement l’utilité de la chose. Mais il me faut beaucoup de temps pour
vaincre mon orgueil et céder. Je finis par acheter une canne télescopique que je vais déployer le moins souvent possible.
Sécurité à l’extérieur. Ce n’est pas le seul problème. Un fait prend, pour moi, des dimensions menaçantes, celui de voir
se restreindre, jour après jour, la possibilité de lire, d’écrire, en un mot de créer. Là est le drame.
J’ai commencé à dicter mes Mémoires sur magnétophone. Mais curieusement, je ne me sens pas à l’aise devant le
micro, alors que pendant tant d’années, j’ai vécu en bonne intelligence avec celui-ci. Je préfère taper mes textes à la
machine. Heureusement, l’habitude du piano me permet de taper sans regarder les touches. Mais je fais quand même
trop d’erreurs, et il m’est surtout impossible de relire ce que je viens d’écrire. Aussi, Edmée a-t-elle beaucoup de mal à
retranscrire les feuilles que je lui donne.
Mon travail d’artiste créateur s’est réduit, pour cette année, à deux courtes œuvres, étrangement liées à mon passé. Tout
au début des années vingt, le contact avec Bartók avait éveillé ma curiosité pour les mélodies populaires hongroises.
J’en avais lu d’innombrables dans des ouvrages publiés par Bartók en Hongrie et à l’étranger. Je les avais étudiées tant
bien que mal, car j’étais ébloui par la plupart dont la tournure parfois inattendue, m’intriguait. J’en parlai à mon maître,
je vois encore son petit sourire bienveillant, j’entends encore ses paroles : « Ah, vous savez, ce n’est pas si simple que
cela. Mais je vous donne raison : c’est parfois bien déroutant ». Cette réponse m’avait encouragé et je n’avais cessé,
depuis, d’ingurgiter tout ce qui se présentait...
Dans cette multitude de mélodies, deux ne voulaient pas me quitter, envahissaient mon esprit. Je me souviens encore
comment je me suis surpris, souvent dans les rues, dans le tram, sifflotant presque toujours ces deux airs qui me
hantaient. En réalité, je ne les ai jamais oubliés. Chacun avait pour moi un cadre précis, du point de vue musical. L’un
d’eux devint la base de la première de mes « Cinq Esquisses » pour piano, composées en 1946.
Cette ligne mélodique est dépouillée de tout superflu et comme c’est une véritable improvisation ressemblant à un
récitatif, le nombre de notes ne compte presque plus : quelques-unes de plus ou de moins, la ligne reste belle et
complète.
C’est sous ce « récitando » que j’ai utilisé, pour la première fois, ma gamme défectueuse - qui reviendra aussi, entre
autres, dans mon « Concerto » pour quatuor à cordes, mais là en descendant : do - si - la - sol b - fa - mi - ré b - do.
La synthèse des deux voix ( celle de la main gauche en octaves ), donne une ambiance tonale, sans l’être, puis
constamment dérangée. Mais, par moment, il y a là une sorte de coquetterie avec l’atonalité, apparence seulement.
L’autre mélodie a vécu en moi également très longtemps et s’est vêtue involontairement d’atonalité, non celle du monde
qu’a inauguré l’École de Vienne, en l’occurrence Schoenberg, mais celle d’un domaine plus mouvant, plus dépouillé déjà plus transparent, reflet de mon univers.
C’est en janvier de cette année, après plus de soixante années d’une vie richissime du point de vue activités, créations,
travaux de toutes espèces, dans les arts musicaux et plastiques, que tout est revenu, avec une sorte de fatalité, parce que
l’état de mes yeux se dégradait et ne me permettait plus de tracer clairement des notes sur les portées. C’est alors que
ces deux lignes mélodiques se sont retrouvées dans une brève œuvre, intitulée pour violon et piano DEUX REGARDS
296
et, pour violoncelle et piano DEUX IMAGES 297, d’après des thèmes populaires hongrois.
La dernière de ces œuvres, déjà travaillée en 1966, sous le titre « Deux Esquisses » 297a , je la dédie « à Jean Cassou,
mon ami de toujours ».
Je rends, plus fréquemment que par le passé, visite à ce vieil ami, qui se remet difficilement de la mort d’Isabelle, sa
femme, après une longue maladie. Jean Cassou est devenu très solitaire, vivant surtout avec le souvenir de sa compagne. Sa vue l’abandonne aussi, sans remède possible. Il continue pourtant, avec l’aide d’une secrétaire, des relations
avec les nombreux correspondants qui n’ont pas oublié son rôle dans l’histoire de l’Art.
Notre ami écoute aussi beaucoup de musique - les disques qu’il écoutait avec sa femme -. Et il continue à écrire des
poèmes, s’aidant avec les doigts de la main gauche glissant au bord du papier.
Il est toujours heureux de recevoir des amis. Il devient loquace et on a plaisir à l’entendre, comme il l’a fait dans son
livre « Une vie pour la liberté » évoquer le passé.
Il éprouve, comme chacun de nous, un besoin de plus en plus grand de témoignages d’amitié, de fidélité. Il a, cette
année, 85 ans et possède toujours, avec une merveilleuse lucidité, un sens aigu de l’humour.
Ce n’est pas l’exécution de ma musique qui peut réjouir mon esprit meurtri d’autre part. 1982 est une année remarquablement stérile pour la divulgation de mes œuvres. A côté de la Radio de Budapest qui continue à diffuser « Madrid »
et autres chants d’il y a une éternité, la Radio française est rigoureusement muette. Quant aux œuvres jouées en
concerts, elles sont faciles à énumérer : en Roumanie, dans un concert commenté par Viorel Cosma, en janvier, des
Chœurs mixtes a cappella, par le Chœur Madrigal dirigé par Marin Konstantin, en province, en France, une « Suite
paysanne hongroise », donnée en avril par l’orchestre symphonique de Rennes, deux « Divertissement 1600 » donnés en
mai, l’un par un « Ensemble de clarinettes de Pontarlier », l’autre par le « Quatuor de clarinettes Yves Didier » au
Festival de Bordeaux. Et l’année se termine glorieusement en décembre, au Forum de la Création musicale des Hauts de - Seine, par les « Douze Instantanés » joués par le « Sextuor de clarinettes de la Police Nationale », dans le cadre Le
Compositeur dans la ville » !
Mais comme chaque année, un peu du passé ressurgit. Cette fois, c’est après la mort d’Aragon. Henri Quiqueré écrit
dans le « Matin de Paris » du 27 décembre :
De la poésie à la chanson :
« Louis Aragon… n’a que très rarement écrit pour la chanson. Et quand il l’a fait, c’était au service de l’action, du
combat des militants de son parti dans les années du Front Populaire ou celles les précédant immédiatement …».
« … Avec Paul Arma pour musicien, il donna deux titres qui connurent une popularité extraordinaire dans les milieux
des Auberges de la Jeunesse, si chères à Léo Lagrange et Marc Sangnier : « Han ! Coolie » et la « Nouvelle Ronde »,
chants de lutte internationalistes. Mais ce sont là des incursions circonstancielles …».
Dans Télé 7 Jours du 8 janvier 1983, Michel Radenac précise aussi :
« Auteur de chansons sans le savoir, il ne devait en écrire à dessein que dans de rares circonstances.
Pour soutenir l’action de son parti dans les années 30, par exemple. Ainsi, avec le musicien Paul Arma, Composa - t il deux titres qui firent vibrer les Auberges de Jeunesse : « Han ! Coolie » et la « Nouvelle Ronde ». »
Selon la formule que commencent à adopter des jeunes peintres qui refusent les frais énormes demandés par les
Galeries d’Art, Robin organise, dans son atelier de la rue Saint-Denis, son exposition d’hiver. Dans ses pièces aux murs
blancs, il accroche de très belles gouaches pleines de mouvements et de rythmes.
Pendant les deux premiers week-ends de décembre, il reçoit beaucoup de visiteurs, des amis, des anciens professeurs. Il
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M.S. inédit.
y a quelques acheteurs aux prix dérisoires que le peintre - mauvais commerçant - a fixés. L’exposition est une belle
réussite.
Et l’année se termine.
QUARTETTO PAUL ARMA
1983
Celle qui commence - 1983 - m’apporte une grande joie avec un témoignage inattendu et sans doute exceptionnel dans
le domaine musical.
Un clarinettiste italien, Giacomo Soave, m’écrit une première lettre me demandant des partitions pour quatuor de
clarinettes. J’envoie ce qu’il désire. Une seconde lettre me remercie et une troisième, enfin, me surprend fort et me
touche. Quatre de ses jeunes élèves ont formé un ensemble et me demandent l’autorisation de l’appeler « Quartetto Paul
Arma ». Mon étonnement est grand, car si en U.R.S.S., il existe un « Quatuor Borodine », en Tchécoslovaquie, un
« Quatuor Smetana », en Hongrie, un « Quatuor Bartók », en France, un « Trio Ravel », dans différents pays, d’autres
encore, les ensembles ont été ainsi baptisés après la mort des compositeurs choisis. Naturellement, de nombreux
ensembles prennent aussi le nom de celui qui les dirige. C’est donc un fait inhabituel et j’en suis très flatté.
A cela, s’ajoute aussi le fait que le Quatuor me demande encore l’autorisation d’utiliser, comme sigle, l’une des
variantes de mes musicollages avec la clef de sol, qui figurera dès lors sur son papier à lettres, sur les programmes et les
affiches de ses concerts.
Dès cette année, le « Quartetto Paul Arma » met dans ses programmes le « Divertissement 1600 » et la « Petite Suite »
qu’il fera entendre, pendant les prochains mois, dans différents concerts en Italie.
Plus tard, il va participer à plusieurs Concours Internationaux en France et en Suisse, où il obtiendra des Premiers Prix.
Cette année, la Radio française semble se souvenir parfois de moi. En janvier, au Théâtre du Ranelagh, en « Studio Concert » pour Radio-France, le flûtiste Andras Adorian joue avec le pianiste Noël Lee, la « Suite paysanne hongroise
» ; Marc Texier, dans son émission de France - Musique, « Repaires contemporains », fait passer la bande envoyée par
la Radio hongroise avec les « Sept Transparences » par le Quatuor Tatraï, et les « Onze Convergences » par l’Orchestre
de Chambre Franz Liszt ; en mars, France-Musique diffuse « Lumières et Ombres », par le Duo Doublier; RadioClassique ( Défense ) donne « Á la mémoire de Béla Bartók », du disque Hungaroton et Radio - France, dans
l’émission de Pierrette Germain « Musique à découvrir » fait entendre, en première mondiale, les « Sept Transparences
» pour quintette à vent par le « Quintette Tafanel ». Enfin, au mois d’août, Elizabeth Pistorio fait une très belle
émission sur France-Musique « Autour du compositeur » où passent la « Suite paysanne hongroise », les « Sept
Transparences » pour deux pianos, la « Sonate » pour violoncelle seul, « Comme une Improvisation » pour saxo alto,
« Á la mémoire de Béla Bartók », et deux des « Chants du Silence », « Confiance » et « Fuero », très bon choix fait
par une productrice intelligente.
Quelques concerts en province permettent d’entendre le « Divertissement 1600 » pour saxophone, à l’Eglise de Saint Chéron par le « Quatuor Jacques Desloges » en janvier, et à Bourges en février par le « Quatuor Florent Schmitt »,
issu du « Quatuor du Conservatoire de Lyon ».
Les « Sept Transparences » sont jouées, en février, en Suisse, à Bienne par les « Swiss Clarinet Players ».
Le « Journal du Jura » du 22 février écrit des « Transparences » :
« Ces brèves pochades brillent d’une invention continuelle ; des rythmes alertes et heurtés retiennent l’attention. De
plus, des sonorités menues et fraîches assaisonnent ces pièces originales qu’on entendit avec plaisir ».
Un ensemble de clarinettes « Vercors » s’est formé à Grenoble et donne un concert dans cette ville.
Mais c’est d’Italie, avec les activités du « Quartetto Paul Arma », que je reçois le plus de programmes d’oeuvres
jouées avec aussi, à la fin de l’année, les nombreux spectacles que donne la Compagnie des Ballets Suzanna Egri, avec
les « 31 Instantanés » à Allessandria, Cita di Castello, Orvieto, Regio Emilia, Turin.
L’exposition des couvertures de partitions est partie aux États-Unis où elle est présentée d’août à octobre en Pennsylvanie, à la Newberry Farms Art Gallerie de Yorkhaven, sous les auspices des Services Culturels Français. Elle partira,
en 1984, en Louisiane, où pendant le mois de mars, on pourra la voir à la Southern University de Shreveport.
Cette année va être la première pendant laquelle je n’écrirai aucune œuvre nouvelle ! L’état de mes yeux n’est pas
fameux. Ma vue baisse encore, assez vite pour que mon inquiétude augmente. Il ne me reste plus qu’à laisser mes
œuvres vivre d’elles-mêmes.
Cela, c’est déjà le passé, l’avenir aussi je l’espère, mais le présent me préoccupe, je suis incapable de rester inactif. J’ai
une soif terrible de création, que je ne peux calmer. Me vient alors une idée, à la suite d’un hasard.
Alors que je trie des œuvres publiées, d’autres reproduites d’après mes manuscrits, des calques d’après lesquels j’ai fait
effectuer des tirages, des pages de calque avec des portées déjà imprimées, je m’amuse à poser certains calques vierges
sur des pages manuscrites et, par de légers mouvements, à faire apparaître des constructions inattendues. Je prends des
fragments de manuscrits et en jouant avec, fais se superposer des formes, apparaître des images.
Un projet naît alors : la réalisation de musicollages, avec des jeux de portées, des fragments de manuscrits
mouvements, rythmes, lyrisme que je n’aurais pas cru possibles.
Ainsi va être réalisée la troisième série de musicollages :
VINGT-QUATRE VARIATIONS SUR LES CINQ LIGNES DE LA PORTÉE.
Je commence ce travail au début d’octobre et le continue pendant qu’Edmée prend un peu de repos, seule, au Rondon.
« … Les 24 pièces de cette série sont des découpages et des recollages de diverses formes de feuilles de musique
vierges ou remplies de notes … ».
( Andras Kenessei, « Magyar Hirlap », Budapest, 10 - 05 - 84 )
Pour la reproduction de ces superpositions très délicates, je suis aidé, dans la maison où je les fais faire, par une très
complaisante employée - Espagnole d’origine - qui passe beaucoup de temps à me « prêter ses yeux » pour des
expériences. Sachant combien notre ami ophtalmologue, André Dubois - Poulsen, est passionné d’art plastique, qu’il
pratique lui-même en amateur, je lui offre un exemplaire de cette nouvelle série. Alors que je ne voyais là que des
rythmes - importants facteurs de l’art musical - je suis surpris par la réaction du scientifique qui, sous l’éclairage de
l’optique, fait des découvertes intéressantes, inattendues pour le musicien. Ses remarques ne me font pas seulement
grand plaisir, mais confirment pour moi, la valeur de ce genre de création. Et cet ami qui connaît si bien l’état de mes
yeux, ne peut imaginer comment je suis parvenu à réaliser ces collages aussi minutieusement ajustés. Pour lui, il y a là,
le résultat d’une exceptionnelle volonté, obligeant les yeux à aller au-delà de leurs possibilités physiologiques. Et il
m’en félicite, ce qui me rend particulièrement heureux.
C’est en août 1981 que j’avais fait mon dernier séjour de traitement à Saint - Gall. Le Professeur Bangerter ne peut plus
rien pour moi, mais j’ai appris à me servir à ce qui me reste de vision.
A Paris, où notre ami le Professeur Dubois - Poulsen n’exerce plus, je suis suivi pour des examens de routine par deux
jeunes femmes ophtalmologues, le docteur Michèle Cauny devenue une amie et le docteur Anne Gajdos qui confrontent
leurs observations, et ne peuvent que constater l’évolution d’une double cataracte qui vient encore assombrir ma si
faib1e vue. Le docteur Gajdos me fait essayer une nouvelle invention qu’a sorti un magasin d’optique, un appareil qui,
dans certains cas, peut faciliter la lecture, avec un œil.
Une lueur d’espoir apparaît qui diminue mon pessimisme pesant. Hélas, l’euphorie est de courte durée. Cela ne m’est
d’aucune aide.
Robin qui suit, avec sa sensibilité silencieuse, mes efforts, m’apporte un petit instrument réglable, fabriqué au Japon,
agrandissant dix fois. C’est une petite merveille optique qui, lorsque je dois vérifier un minuscule détail, me rend
service. Malheureusement, je ne peux m’en servir d’une manière continue, quand je travaille, car une main doit tenir
l’instrument. Mais cela reste un témoignage précieux pour moi, de l’attention affectueuse de mon fils.
Je retourne malgré tout, à la fin de l’année à Saint-Gall, mais ce n’est pas pour me faire soigner. J’ai reçu de mauvaises
nouvelles de mon ami Alfred Bangerter. Ce chercheur d’une probité exemplaire, d’un dévouement rare, ne cesse de
subir des coups du sort - bien orchestrés il est vrai, par ses détracteurs et par une presse ennemie.
C’est pour apporter un peu d’amitié à cet homme qui, pendant quatre années, a tout fait pour mes yeux, que je pars
quelques jours.
Il tient à m’examiner. Je lui avoue que depuis quelque temps, je n’ose plus sortir sans canne blanche. Après l’examen, il
me propose une solution pour éliminer, au moins, les cataractes des deux yeux. Un jeune ophtalmologue, qui a étudié
aux États-Unis et en Allemagne, la pratique d’une nouvelle méthode, opère à Saint-Gall, avec des résultats étonnants
d’efficacité et de rapidité ; Agnès, la rééducatrice, ne partage pas le même enthousiasme que Bangerter, surtout pour
mon cas. On sait qu’à côté des réussites, il y a parfois des accidents, surtout avec des rétines « en miettes », comme les
miennes. Je renonce donc à ce genre d’intervention.
Toujours hanté par la perte lente de ma vue, je cherche encore et toujours, ce que je pourrais laisser derrière moi, en plus
de mes créations musicales et plastiques.
Il y a un chiffre présent à mon esprit : 74. C’est le nombre de couvertures de partitions publiées avec les œuvres graphiques des plus grands maîtres du milieu du XXème siècle. Souvent aussi, je revis les moments privilégiés de cette
réalisation, en me tournant vers le passé. Ces moments résumaient des rapports humains où seules, la considération
réciproque, l’amitié, l’affection avaient permis d’associer - sans qu’il soit jamais question d’argent - ma musique et l’art
graphique de 74 artistes. Pari, au départ fou, pari tenu, d’autant plus surprenant qu’il est resté unique dans l’édition
musicale.
Le résultat me donne l’envie de continuer et d’atteindre le chiffre de 100. Pourquoi 100 ? Pourquoi pas 100 ?
Mais les temps ont changé, les mentalités aussi. Les éditeurs de musique se plaignent, la bonne musique se vend peu, ils
perdent de l’argent... mais oublient-ils que ces partitions enrichies des plus grandes signatures ne leur ont pas coûté plus
qu’un simple cahier de musique ?
Puisque les éditeurs refusent maintenant mon idée, je décide de m’orienter dans une autre direction.
L’État qui sacrifie des sommes énormes pour financer des équipements de certains Organismes musicaux, ne pourrait-il,
ne devrait-il pas s’intéresser à cette réalisation de prestige, si modeste financièrement ?
Je prends donc rendez-vous avec Maurice Fleuret, aujourd’hui, Directeur de la Musique au Ministère de la Culture.
Nous nous connaissons depuis fort longtemps, et je ne lui ai jamais rien demandé. C’est pour moi, un grand avantage.
Il me reçoit avec deux de ses collaborateurs dont l’un est un ancien élève de Daniel Paquette, Cet ami qui enseigne la
musicologie.
Brusquement, Fleuret propose de me passer la commande d’une œuvre. Ce n’est pas ce que je veux. A la stupéfaction de
tous, je décline très aimablement cette offre, en précisant que je suis, depuis mes cinquante ans de présence dans le
pays, le seul compositeur français auquel l’État n’a jamais passé de commande et que je tiens à garder cette situation
privilégiée. Mes interlocuteurs ne savent pas s’ils doivent rire ou se récrier !
L’affiche que je viens de recevoir d’Italie, du « Quartetto Paul Arma » les laissent encore plus perplexes.
Jugeant le climat favorable, j’en arrive au sujet de ma visite : parvenir à avoir 100 partitions de la même veine que les
74 parues. Je ne manque pas d’insister sur ce côté « propagande française à l’étranger » que représentent les
expositions de ces partitions.
Le projet ne laisse pas Maurice Fleuret indifférent et il charge un de ses adjoints de s’en occuper avec moi. Il me met en
contact avec la Direction des Arts Plastiques, où un « chargé de missions » me reçoit... comme il se doit, un dossier est
constitué pour être soumis au Comité... qui refuse le projet, la Direction des Arts Plastiques ne pouvant subventionner
une édition ! Et puisque, depuis toujours - et c’est là une des caractéristiques de ma réalisation - chaque artiste a donné
son œuvre à titre rigoureusement amical, la Direction des Arts Plastiques ne peut et ne doit s’en mêler !
C’est logique et bien dans la ligne d’une Administration. Ainsi, plusieurs mois ont été perdus. D’autres préoccupations
m’absorbent, je reprendrai peut-être le projet plus tard.
Depuis très longtemps, je n’ai pas eu affaire à la Police, dans l’un ou l’autre de ses services, quand un matin de mars, le
courrier m’apporte une convocation de la D.S.T., rue des Saussaies, adresse de sinistre mémoire. Je dois m’y présenter
avec mon passeport et ma carte d’identité.
Diable ! la D.S.T. apprend-elle seulement maintenant que j’ai reçu - il y a deux ans et demi - une décoration de la
République Populaire Hongroise ? Mes voyages vers l’Est me rendent-ils suspect ?
Je décide de ne pas me déranger, mais d’inviter courtoisement l’Inspecteur qui m’a convoqué, Monsieur T., à venir me
voir chez moi. Contre toute attente, il accepte. Mes rapports avec la police semblent s’améliorer si les convocations
s’inversent et deviennent invitations
Monsieur T. arrive avec une précision de policier. Nous poussons la malice jusqu’à l’attendre avec une tasse de café. Il
en devient presque timide.
Avant qu’il puisse commencer à exposer le sujet de sa visite, je tiens à lui dire sur un ton très cordial :
- « J’ai, pour ma part, deux questions à vous poser : la première, quelle est exactement la raison de la convocation que
j’ai reçue ? ; la seconde, pourquoi devais-je apporter ma carte d’identité et mon passeport - cette demande ajoutée à la
main sur la convocation ? Vous avez devant vous les deux documents demandés, mais je tiens à vous faire remarquer
que dans mon passeport, se côtoient des visas pour la Hongrie et la Bulgarie, et un autre, permanent, pour les ÉtatsUnis. Maintenant, je vous écoute, Monsieur ».
Peut-être démonté par l’accueil et par le ton que j’emploie, l’homme, jeune, paraît presque gêné pour mc répondre,
curieusement :
- « Il n’y a aucune raison précise pour cette convocation. Il s agit seulement d’un contact » ! ! ! ( sic )
Quant aux documents en question, Il juge inutile de les regarder.
Sans nous être donnés le mot, Edmée et moi, nous l’accablons de bavardages sur nos voyages vers l’Est et vers l’Ouest,
sur les gens que nous recevons, de l’Est et de l’Ouest, sur les Ambassades qui nous invitent et les Ambassadeurs que
nous recevons, et nous nous faisons un plaisir de lui parler de la visite que nous a faite le Vice-Premier Ministre de
Hongrie. Nous insistons lourdement sur ce qu’il sait certainement déjà, mais en traitant le tout sur les thèmes, concerts,
expositions, musées...
Il part comme il est venu sans que nous en sachions plus sur la convocation et surtout sur le « contact » évoqué. Bon
prince, je lui offre un disque et une brochure sur mes activités qui complètera peut-être sa documentation. Nous pensons
qu’il a enregistré tous nos propos, car il a été assis de curieuse manière, se tournant exagérément vers celui de nous
deux qui parlait. Peut-être aussi a-t-il tâté le terrain pour savoir si nous serions intéressants à utiliser dans d’autres
domaines que la musique et les arts. Qui sait ?
J’aurai encore des nouvelles de l’Inspecteur T., au moment où le Journal Officiel publiera mon nom dans la liste des
promus dans la Légion d’Honneur. A ce moment, il me téléphonera, me demandant d’être invité à la remise de la
décoration ! Là, je trouverai qu’il pousse un peu loin son besoin de contact, et répondrai d’une manière évasive. Plus
tard encore, nouveau coup de fil, pour m’annoncer qu’il sera, en juillet, en vacances, près de Morzine et qu’il viendra
nous voir, pendant le Festival, dont il a lu l’annonce... Mais nous ne le verrons pas et n’aurons plus de nouvelles de lui...
4 avril 1983. Un jour comme les autres, pas tout à fait pour moi car il y a exactement un demi-siècle, le 4 avril 1933, je
suis arrivé en France, sans bagage ! Nous fêtons cet anniversaire avec Nelly, arrivée de Bruxelles, amie d’Edmée depuis
plus de cinquante ans ! Fête d’amitié et de souvenirs.
Et cet anniversaire prend une nouvelle signification quand j’apprends, le lendemain, par Jean Gouin, qui vient de le lire
dans le J.O., ma nomination au grade de Chevalier, dans l’ordre National de la Légion d’Honneur.
C’est à Jean Cassou, à Jean - Pierre Rampal, à Raymond Lyon que je dois cette nomination. Ils ont en effet, écrit au
Ministre actuel de la Culture, Jack Lang, des lettres qui me touchent profondément, lorsqu’ils me les communiquent :
« Paul Arma est un de ces « créateurs de différents pays » qui « ont décidé de venir travailler ici même pour enrichir,
par leur talent, la production nationale » - et je reprends ici les propres termes de votre intervention à la tribune de
l’Assemblée Nationale il y a deux semaines.
… En même temps qu’il poursuivait sa propres création, Paul Arma était de ceux à qui la France doit la récollection de
ses chants populaires - et des chants, aussi, des pays d’Afrique francophone. Il ne faisait ainsi que continuer, dans sa
patrie adoptive, la pratique enseignée par son maître Béla Bartók…
… Ainsi Paul Arma s’inscrit dans la longue lignée des musiciens qui ont choisi la France, et que la France a adoptés,
depuis les Flamands du XVème siècle, les Italiens et les Allemands des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles… et toute
l’« École de Paris » entre les deux guerres mondiales … ».
( Extrait de la lettre de Raymond Lyon, fondateur et ancien Vice - Président du Comité National de la Musique ).
C’est Jean Cassou qui va me remettre la décoration. Contrairement à l’usage et parce que notre vieil ami est en ce
moment très fatigué, il n’y a rien de conventionnel dans la cérémonie intime qui nous réunit, chez lui, Edmée, lui et
moi... et le souvenir de sa femme disparue, présence toujours fidèle à son côté.
C’est après une de nos conversations à bâtons rompus comme nous les aimons, où il est question de poésie, de musique,
de politique, et même de recette du cassoulet de son pays, que soudain, comme quelqu’un qui réalise qu’il a un devoir à
accomplir, Jean Cassou se lève, et devenu très sérieux, après quelques minutes de silence, commence à parler sur un ton
affectueux, ému :
- « Nous voici, mon cher Paul Arma, ensemble tous les quatre, votre femme et vous, Isa et moi - car Isa, ma femme, est
avec nous aussi... ».
Il dit la joie qu’il a d’avoir ce privilège de me remettre ce signe d’estime de la France, pour un de ses citoyens. Un
citoyen dont il est l’ami.
Puis, il prononce la phrase traditionnelle, épingle la décoration à ma veste...
La cérémonie est terminée et après l’accolade officielle, on s’embrasse affectueusement... et on boit le champagne qu’il
a préparé.
Sans lui, malheureusement, puisqu’il est si fatigué, une petite fête est organisée à la maison pour fêter mes cinquante
années de France et la Légion d’Honneur.
Joie de voir des amis connus il y a juste cinquante ans comme la petite Faby d’alors, devenue grand’mère et Jacky son
mari, des camarades de lutte de cette époque ; Jean Gouin et Yvonne, Daniel Meyer ; les amis d’après guerre Pierre
Clément et Martine, sa fille - Madeleine est morte depuis peu - ; Loyse et Pierre Bouteiller, Anne et Olivier leurs enfants
et leurs deux adorables petites filles ; Elyane Janet et Hélène Cazeau rencontrées il y a longtemps déjà chez les
Bouteiller, et les amis plus récents mais combien fidèles : Marcelle et Maurice Chattelun ; Marianne et Pierre Fayol ;
Suzanne Cattan ; Aurélie Nemours ; notre médecin et voisin.
Naturellement, Miroka, Anne et Robin sont là.
Une très agréable surprise est la présence de Zsuzsa et de Peter Gazda qui se trouvent à Paris, l’Orchestre Franz Liszt
donnant pendant toute la semaine des concerts au Théâtre de la Ville. Zsuzsa et János Rolla, en route pour la Suisse,
n’ont pu venir.
Plus tard, dans la soirée, arrive un groupe des responsables de l’Ambassade de Hongrie.
C’est Jean Gouin qui prononce, au milieu de l’après-midi, cette touchante allocution :
Chers amis,
Et avant tout, mon cher Paul, et chère Edmée, qui nous reçoit si agréablement aujourd’hui.
Monsieur le Président Daniel Mayer, qui êtes ici en mai, comme nous tous, et qui voudra bien m’excuser si je salue
particulièrement sa présence ici : ses éminentes fonctions actuelles ne sont pas en cause, amis plutôt un long passé qui,
mon ami Paul et moi, nous a fait vous rencontrer dans des circonstances très diverses et parfois difficiles
Nous voici donc réunis pour fêter deux évènements concernant notre très cher ami, Paul Arma : il vient d’avoir
cinquante ans… de vie française… et il vient d’être nommé Chevalier de l’Ordre National de la Légion d’Honneur sur
proposition du Ministre de la Culture.
C’est Jean Cassou qui, dans l’intimité, a épinglé les insignes de la Légion d’Honneur sur la poitrine de Paul Arma,
c’est donc à lui qu’il appartiendrait de prononcer à cette occasion le « discours d’usage », malheureusement l’état de
santé de Jean Cassou ne lui permet pas de se déplacer… et c’est ce qui me vaut l’honneur redoutable non pas de le
suppléer, chose évidemment impossible, mais de dire ces quelques mots, venant du cœur, devant vous tous !
Vous voudrez bien m’excuser de me référer à des notes écrites :c’est pour ne pas me laisser entraîner à évoquer trop de
souvenirs personnels, ils s’étalent sur quarante - sept années d’une solide amitié ; c’est aussi pour pouvoir citer
quelques paroles de Jean Cassou et quelques opinions de personnalités qualifiées dans le domaine musical où je
n’oserais m’aventurer seul…
Donc, mon cher Paul, je t’ai rencontré pour la première fois au cours de l’été 1936, nous regardions tous les deux vers
l’horizon des « lendemains qui chantent », en parcourant les sentiers d’Ile - de - France avec nos camarades des
Auberges de Jeunesse … Nous chantions tant bien que mal sans doute plutôt mal que bien, mais avec tout notre cœur,
des chansons de folklore français et étranger… Nous chantions aussi des chansons qui parlaient de paix et de
fraternité, nous chantions « Allons au - devant de la vie … ». Nous jouions sur nos harmonicas l’Hymne de Riego,
Bandiera Rossa, le chant des Partisans… Bientôt la guerre allait nous disperser : certains d’entre nous allaient mourir
sur les champs de bataille, sous les bombardements, ou dans les camps de concentration, comme notre cher ami Rudi
Moscovici. Nous sommes sans doute aujourd’hui des survivants, mais des survivants bien vivants, n’est - ce - pas ?
Entre nous le ciment de l’amitié a scellé nos relations d’une manière que je crois indéfectible.
Parfois cette amitié a conduit à un amour tout aussi indéfectible n’est - ce pas sur les mêmes sentiers que tu as
rencontré une jeune enseignante que nous connaissions bien : elle était passionnée de folklore, et se nommait Edmée
Louin… Elle devait devenir non seulement la compagne aimée de ta vie, mais aussi, celle qui t’a aidé courageusement
à passer tant de moments difficiles, qui s’est aussi associée à ton œuvre, tout en menant des travaux personnels,
notamment sur les comptines et les danses populaires, et qui continue encore aujourd’hui à mener des recherches en
commun avec toi, afin de sauver un certain passé de l’oubli.
Je n’en dirai pas plus sur cette époque qui fut exaltante pour moi, et, je pense, pour la plupart de ceux qui l’ont vécue :
laisse - moi pourtant te remercier, mon cher Paul, de tous les efforts que tu as déployés pour nous initier au chant
choral, en particulier en dirigeant la Chorale des Loisirs Musicaux de la Jeunesse… Il y fallait beaucoup de patience,
surtout avec des gens comme moi qui n’ont jamais su ajuster leur voix à leur oreille.
Merci aussi, en passant, pour ce beau chant : « Han Coolie », que tu venais de composer, que nous chantions toujours
avec émotion, mais avec moins de talent que Catherine Sauvage !
Merci enfin pour tout ce que tu as fait pour faire vivre et revivre nos chansons du folklore français : recherches,
harmonisation, publications de recueils remarquablement bien présentés et illustrés… Si bien que par la suite, tu fus
amené à confectionner pour l’Alliance Française un recueil de chansons populaires en vue de l’enseignement du
français à l’étranger.
Merci encore pour tes conseils que tu nous as amicalement donnés, et qui nous ont été si précieux, lorsque nous avons
voulu à quelques - uns, former des ensembles d’harmonica ou de flûte douce.
Mais il faut que je m’arrête sur cette époque, car il en est une autre que je ne peux pas évoquer sans un serrement de
cœur : c’est celle de la dernière guerre, de l’Occupation et de la Résistance: tes convictions anti fascistes et antinazies,
qui t’avaient fait fuir ton pays d’origine, et aussi ta générosité naturelle, devaient te conduire à vivre dans la
clandestinité et à aider notamment des réfugiés israélites et des résistants à se procurer de faux papiers
Cette période troublée ne t’a pas empêché de poursuivre ton œuvre de compositeur et de musicologue : aidé d’Edmée,
tu as réussi à recueillir les chants de résistants, de maquisards, de déportés - que beaucoup de Français ont découverts
à la Radiodiffusion Nationale en 1945, et qui je l’espère, grâce à tes efforts, vont enfin être édités-.
Dans ce même temps, tu as composé la musique des « Chants du Silence », sur des textes de grands écrivains et de
poètes tels que Paul Claudel, Vercors, Paul Eluard, Charles Vildrac, Claude Aveline, Romain Rolland, sans oublier
Jean Cassou qui t’a dit spontanément sa joie et son émotion dans une lettre enthousiaste ; je la cite :.
« Mon bien cher Paul Arma,
Je viens de l’entendre, cette Cantate, et je vous dis tout de suite ma joie et mon émotion : …… C’est une réussite
vivante, expressive, pathétique, d’une grande richesse : …… Vous dominez votre instrument et votre matière, vous
dominez votre musique et, en accord avec la poésie, vous la menez dans toutes les voies possibles de l’expression :…..
J’ai aimé la fin : …... votre solution m’a surpris et bouleversé : …… Une interrogation qui se fait musique : ……Mon
cher ami, vous avez trouvé là quelque chose d’admirable et qui me comble de bonheur. Je m’écoutais en même temps
que je vous écoutais. C’était le même chose. Je m’entendais en vous entendant : …… Toute la trajectoire de votre
création est parfaite, parfaitement soutenue et réalisée. J’en suis heureux et pour vous et pour moi, et d’un égal
bonheur :…… Poésie et musique font amitié dans ce bonheur ».
Mais Jean Cassou a aussi parlé en termes émouvants de l’œuvre d’ensemble de « Paul Arma musicien », il a souligné
ton désir, mon cher Paul, de « donner à entendre la force passionnée de [ ton ] engagement » afin d’« éveiller chez les
autres hommes le sentiment de leur propres humanité » ; il parle de ton « généreux souci d’expression humaine » qui te
conduit à « le vouloir retrouver dans tous les arts », faisant ainsi allusion à ton œuvre de sculpteur et à l’admirable
collection que forment tes 74 partitions illustrées par les plus grands artistes contemporains.
A ce propos, comment ne pas citer Martine Cadieu :
« La musique de Paul Arma est une croisée de chemins. Un cœur de forêt. En étoile, des sentiers partis d’un même
point, s’ouvrent, s’écartent, plongent dans l’ombre, ressortent vers la lumière :…… les peintres d’aujourd’hui ont
donné une équivalence visuelle à ses chants sonores et il travaille en poésie. La musique semble pour lui tangible
comme l’eau, le feu, le bois, la terre : ……. La Musique est un geste social, elle est indissociablement liée à la vie, à la
douleur ou à la joie : …… Paul Arma a vécu certains drames ineffaçables. par trois fois de la Hongrie à l’Allemagne
nazie, à la France encore paisible, puis durant l’occupation il perdit son œuvre et se retrouva seul, sans rien. Les
épreuves traversées comme autant de tempêtes, les amitiés et les découvertes comme autant de clartés, sa passion pour
la peinture, pour le chant du monde entier - qu’il recueillit et exalta - forgent ce « geste » : ……. Comme Béla Bartók
qui fut son maître et ami, avec qui il travailla vers les « musiques nocturnes ». Le visible pourtant le fascine et son
écriture musicale est graphisme. Une translucidité sonore tremble derrière ces ombres : …… Pensée prompte et souple,
obstinée aussi, âpre, inquiète de tout ce qui se passe dans le monde. Pensée d’où sont nés, jaillissants, les « chants de
masse » et les appels solidaires »
André Parinaud, lui, te qualifie de « moderne magicien », qui veut rendre le monde transparent ». Il écrit : « Sa
musique nous communique un sentiment intense de la réalité de notre présent moderne, et c’est aussi, comme le
souligne Picasso, un hymne à la jeunesse éternelle de l’homme ».
Je terminerai ces citations par celle d’un critique musical Alain Féron, que tu ne connais pas personnellement, et qui
écrit dans la revue « Diapason » de ce mois - ci :
« Compositeur engagé dans son siècle tant par ses convictions humanitaires que par ses prises de position face à un
monde étreint de folie meurtrière, son nom est attaché à l’aventure du Bauhaus, à ceux de Brecht et d’Eisler, mais son
œuvre fut détruite en 1933 lorsqu’il fut arrêté : …… on trouve, [ chez lui ] se côtoyant, des œuvres où la musique se fait
le porte - parole de l’humaniste témoin de son temps, et d’autres où le musicien ne parle que de son art. Dans les deux
cas, il est une particularité à souligner : l’honnêteté et l’intransigeance de l’artisan face à son métier : …… Cette
musique va de l’avant : intellectuelle mais point aride ou asséchée, elle se veut ce qu’elle est, tout simplement. Sans
prétention elle nous touche, elle n’est qu’expression authentique d’un musicien - artisan qui n’a pas oublié de rester lui
- même.
Il est en outre un domaine où Arma reste l’héritier direct de Bartók :c’est le rythme dynamisé de l’intérieur, auquel
s’allie un univers harmonique de poète des sons, intense et dramatique. Une musique qui nous parle aussi de nous ».
Voilà, mon cher Paul, ce que des personnalités éminences du monde des Arts et des Lettres ont écrit sur toi et ton
œuvre ; il faudrait sans doute en citer bien d’autres, dont Raymond Lyon ( fondateur du Comité National de la
Musique, qui regrette de n’être pas présent aujourd’hui ) qui dit de toi que tu t’inscris « dans la longue lignée des
musiciens qui ont choisi la France en disant combien je suis heureux de voir qu’une lacune a été enfin comblée par
cette nomination dans l’Ordre de la Légion d’Honneur : nous aurons cela de commun en plus de notre vieille amitié, de
nos goûts presque toujours partagés, et de nos convergences sur les grands problèmes internationaux et humains de
notre temps, dans lesquels nous nous sentons toujours impliqués. Puissent la Paix et la Liberté nous permettre encore
pendant de longues années de poursuivre, chacun de notre côté et tous ensemble, cette recherche de la fraternité qui
nous est chère pour l’épanouissement de l’Homme auquel nous croyons. »
Plusieurs invités n’ont pu venir, mais les télégrammes ont été nombreux et les lettres de félicitations, dont certaines
m’ont particulièrement touché comme celle d’André Gertler qui fait allusion à Bartók :
« … Je suis persuadé que vous méritez mille fois cette haute distinction ; toutefois la reconnaissance officielle des
actes posés par nous fait néanmoins toujours plaisir.
Je sais combien Bartók était sensible à sa nomination à la Légion d’Honneur. Vous voilà maintenant son disciple
obtenant la même distinction. Je suis sûr que ce fait ajoute à votre satisfaction actuelle … ».
( 12 - 06 - 83)
En liaison avec cet événement et aussi par amitié, Daniel Mayer - actuellement Président du Conseil Constitutionnel me fait part d’un geste qui me touche beaucoup : au cours du tournage d’un entretien que Jean-Marie Carzou réalise
avec lui pour la télévision et que nous verrons plus tard sur FR 3, il conseille au jeune réalisateur de faire un courtmétrage avec moi pour la station.
La presse hongroise a largement relaté le fait, qu’après Bartók, Lehar et Szigeti, je suis le quatrième musicien hongrois
que la France a distingué par la Légion d’Honneur. Karoly Kristóf, mon vieux camarade de jeunesse, écrit, à ce propos,
un article dans son journal « Esti Hirlap ».
La radio de Budapest, après une émission avec mes chants révolutionnaires, abandonne pour une fois ce genre qu’elle
semble me réserver pour diffuser en avril et en mai, le disque Hungaroton.
Et Karoly Kristóf m’écrit qu’il considère le moment venu de présenter mon exposition, à Budapest. Il propose le Club
Fészek, Club International des artistes. Il entend établir le contact avec la responsable des expositions du Club et me
suggère de venir à Budapest discuter les détails de vive voix. J’accepte l’idée et je pars en mai. Kristóf publie dans son
journal, dès le lendemain de mon arrivée, une interview. Nous allons ensemble rencontrer au Club, Eva Molnár, la
responsable, visitons la salle d’exposition et discutons les détails du projet, envisageant le début de mai 1984. Cette
année s’avère être très favorable : le Club Fészek fait partie d’une Union de Clubs d’Artistes, analogues dans divers
pays. Chaque année, le Club d’un des pays membres accueille les délégations des autres. Or, en 1984, c’est le Club
hongrois qui accueillera ces délégations, ce qui donnera à l’exposition un caractère véritablement international. Mais
nous découvrons un obstacle assez sérieux : la salle ronde du Club, la « Galerie » est malheureusement minuscule,
même si on ne veut exposer que les 74 couvertures de partitions. Je laisse à Eva Molnár divers documents, je lui en
enverrai d’autres de Paris... mais je n’aurai jamais plus de ses nouvelles !
C’est pourquoi, plus tard, j’accepterai volontiers la proposition officielle du Ministère de la Culture hongrois, transmise
par Zoltán Borha pour l’Exposition dans la grande Galerie du Vigado, à Budapest.
Pendant mon précédent séjour en Hongrie, un contact avait été établi avec Szabó, le directeur des Éditions Corvina, où
il avait été envisagé la publication d’un album, avec les 74 couvertures, précédées d’un avant-propos d’un critique
hongrois. J’avais remis à Szabó la totalité des couvertures et divers autres documents. Par lettre, plus tard, je lui avais
demandé où en était le projet. Après avoir reçu de lui une réponse négative ( pour raison de rentabilité insuffisamment
assurée ) je lui avais demandé de me retourner les documents. Sa réponse m’avait surpris : il m’affirmait me les avoir
déjà rendus. Je profite donc de ma présence à Budapest pour retourner le voir et - pendant que nous buvons le café
traditionnel - sa secrétaire retrouve le paquet intact - tel que je le lui avais remis !
Le bluff est devenu un article universel.
Je revois Peter Rákosy de Hungaroton. C’est un homme très positif ; avec lui, on ne perd pas de temps. Il n’y a pas de
tergiversation en dehors du sujet. C’est oui ou non. En un quart d’heure, la décision est prise pour la publication d’un
nouveau disque avec mes œuvres, au printemps 1984.
Je suis invité par le nouveau Ministre de la Culture, successeur de Dezsó Toth, Béla Köpeczi. C’est un historien, auteur
de nombreux ouvrages, très libéral, adversaire du sectarisme. Il est simple, sincère lui-même, il respecte la sincérité de
son interlocuteur. Nous nous entendons fort bien et j’aurai l’occasion bien agréable de constater qu’il tiendra toutes ses
promesses.
Je retrouve Marton Klein, au Service Culturel du Ministère des Affaires Etrangères. Nous parlons du présent et surtout
du passé, de Lena, sa femme disparue, qu’Edmée et moi aimions beaucoup, d’Imré Patko, notre ami commun, lui aussi
disparu, jeune encore. Marton ne change pas : toujours bon, généreux, ennemi farouche de l’injustice. Il est discret et
sait agir sans tapage, efficacement et avec acharnement. Il me transmet l’invitation de Gyórgy Aczél, le Premier
Ministre qui nous attend tous les deux le lendemain.
C’est dans son nouveau bureau de l’immeuble blanc - qu’on appelle ici avec humour la « Maison Blanche » - à l’entrée
du Pont Sainte - Marguerite, qu’Aczél nous reçoit, toujours plein d’humour, aimant taquiner ceux qui sont près de lui et
qu’il estime. Je sais bien que tout ce qu’il a fait pour rétablir les choses en ma faveur dans ce pays, c’est par nécessité
morale et par respect pour moi. Il est heureux que j’apprécie cela, sans me demander de la reconnaissance puisqu’à ses
yeux, ce n’est que justice. Nous passons un moment très agréable à trois, et Marton est content de prolonger notre
rencontre en me raccompagnant le long du fleuve.
Naturellement, être à Budapest, cela représente aussi revoir Annie et György Kósa. Toujours le même accueil et
toujours la même joie réciproque. J’ai déjà parlé de mon admiration pour lui, de sa modestie, de son absence totale de
jalousie professionnelle, de sa patience. Jamais découragé par l’attitude de l’Union des Musiciens Hongrois à son égard,
il ne demande rien à personne. Il se contente de donner un peu de musique à ceux qui viennent vers lui. Annie est la
plus parfaite compagne pour cet homme d’une intégrité exemplaire.
Je passe un heureux moment chez eux. Leur compagnie est un plaisir toujours nouveau dans le monde mouvant où ils
n’ont pas l’air de se sentir mal à l’aise. Ils représentent un exemple très rare. Par moment, j’imagine qu’ils n’ont pas
d’ambition, qu’ils ne désirent même pas ce qu’on appelle le succès. Et c’est très probablement vrai. Ils semblent
vaccinés contre la méchanceté, contre la jalousie, contre l’envie. Ensemble, nous parlons davantage du passé que du
présent. De l’avenir : pas du tout. Lors de cette visite, Gyuri est particulièrement loquace, lorsque nous évoquons les
souvenirs de nos jeunes années. J’admire ses yeux rayonnants, son visage souvent empreint d’une candeur juvénile.
Annie paraît heureuse de nous écouter et de nous regarder. Moments rares, qu’il faut savoir apprécier.
Et comme si je tombais dans un autre univers, c’est le même jour, ma visite chez les Kovács. Depuis leur venue chez
nous à Antony, je les comprends de moins en moins. Pourtant, dans notre jeunesse, lui et moi, nous nous entendions si
bien, souvent comme des complices. Et il était si généreux dans son amitié. Maintenant, chez lui, c’est l’insensibilité qui
me frappe le plus. Ce n’est pas l’égoïsme qui, quelquefois est nécessaire, c’est bien l’insensibilité. Suivant mes
habitudes, suivant ma nature, il m’est impossible d’aller rendre visite à des amis ( ou à ceux que je crois être des amis ) ,
sans apporter un petit cadeau, de préférence l’une ou l’autre de mes partitions, avec une cordiale dédicace.
En arrivant chez les Kovács, à l’heure convenue, j’ai la grande surprise et en même temps la joie de les trouver, toujours
dans le même immeuble, non plus dans une seule pièce, avec cuisine partagée entre plusieurs locataires, mais dans un
superbe appartement de quatre pièces confortables, entouré de balcons. Je m’en réjouis vivement.
Un des « Chants du Silence » que je lui donne, à elle, une de mes partitions de Musique de Chambre que je lui offre, à
lui, les laissent parfaitement indifférents : ils les posent sur un meuble sans même les regarder, lire les dédicaces, ni
simplement dire merci.
Le soir, le décor change : Peter Gazda vient me voir, m’apportant, comme d’habitude, une bouteille de champagne
hongrois. Nous parlons longtemps du passé de l’Orchestre de Chambre Franz Liszt, du travail parfois difficile que les
membres de l’orchestre sont obligés d’accomplir, surtout au cours des tournées à l’étranger. Et nous élaborons
théoriquement - des projets pour de futurs disques chez Hungaroton, avec mes oeuvres. Il est heureux et fier de figurer
une première fois en tant que chef d’orchestre, un de ses vieux rêves, devenu enfin réalité.
Visites à la famille. Une interview est encore prise dans un studio de Radio, qui passera en octobre. Et c’est le retour.
RETOUR AU PASSÉ
1983
Le retour au passé qui semble décidément obligatoire au moins une fois dans l’année, il m’est,
cette fois, réservé. Car je retrouve, grâce à Marianne et à Pierre Fayol, une camarade de ma
dernière année d’études à l’école annexe de l’École Normale. Son amitié avait marqué mon
adolescence. C’était une grande fille au visage taillé sans finesse, aux gestes abrupts, mais
dont les yeux légèrement exorbités vivaient au rythme d’une intelligence bien affûtée. Elle
jouait dans notre classe de filles bien sages, le rôle agréablement perturbateur de la non
conformiste, et ses jugements qui nous scandalisaient parfois, mettaient un peu de sel dans le
train-train de nos études.
Il m’arriva une fois d’être particulièrement horrifiée par ce qu’elle me dît. Je lui parlai de ma
grand’mère maternelle que j’aimais beaucoup et dont j’admirais la beauté sereine épanouie, et
je l’entendis me répondre :
- « C’est moche d’être vieux. Moi, je ne veux pas vieillir, et je ne serai jamais une grand’mère.
Je déteste la vieillesse » .
C’est cette camarade d’autrefois , que je n avais revue qu’un jour en pleine guerre - sans que
par prudence, nous nous reconnaissions - que Pierre Fayol veut me faire retrouver. Ils furent
compagnons de lutte pendant l’occupation, où Marianne et Pierre de leur côté, Lucie et
Raymond Aubrac du leur, s’illustrèrent de magistrale façon.
Aujourd’hui, Lucie Aubrac et Pierre Fayol font, dans les lycées, des conférences sur cette
période d’occupation que les enfants connaissent si mal.
J’ai beaucoup de plaisir à revoir celle qu’on a appelée le « Robin des Bois de la Résistance »,
car j’avais, au hasard des années, suivi la vie pleine d’aventures de la femme intrépide et
courageuse qui s’annonçait déjà dans l’adolescente. Comme beaucoup de femmes sans grand
charme dans leur jeunesse, Lucie a acquis une certaine beauté faite d’équilibre, et son visage,
que les rudesses de l’existence auraient dû buriner, est au contraire, adouci.
Nous rions beaucoup de cette histoire de grand’mère qui m’avait tant scandalisée et que je lui
rappelle... car elle a cinq petits-enfants et ne craint plus de vieillir.
Et c’est encore la même période, ce début des années trente qui surgit avec une invitation à
dîner à Sceaux chez des anciens membres du Cercle International de Jeunesse : les Botsarron.
Je retrouve chez eux Marthe Norjeu, Madeleine Koechlin et son mari Li, le Coréen, et nous
évoquons tous les absents, ceux qui sont encore à Paris, ceux qui sont dispersés dans le
monde, et tant de disparus.
Chaque année apporte aussi ses deuils : ma très âgée Tante Georgette, la dernière de la
famille qui, jusqu’à ses derniers moments resta vaillante, férue de musique, meurt. Nous
n’avons jamais oublié le courage et la générosité avec lesquels, mon Oncle Raymond et elle,
accueillirent et cachèrent notre petite fille de quatre ans, pendant un période dangereuse de
l’occupation. Tante Georgette a demandé à être incinérée. Mes cousins et moi - c’est toujours
autour de lits de morts que nous nous retrouvons - assistons à cette lugubre cérémonie dans
un « Jardin des souvenirs », d’une banlieue triste.
Et c’est aussi cette année que disparaît la jeune et ravissante Marie-Christine Doublier. Elle
lutte, depuis quelque temps, contre la maladie. D’hôpital en hôpital, de complication en
complication, de souffrances en souffrances, elle ne connaît que quelques courtes rémissions.
Pendant la dernière, elle a le courage d’enregistrer un disque. Nous téléphonons souvent à
François, faisons livrer des fleurs à la malade quand les visites sont interdites. Et c’est la fin.
Nous assistons dans une lointaine banlieue à l’enterrement de la si jolie et talentueuse
pianiste. Une dernière fois, nous l’entendons jouer, sur un enregistrement qui passe, pendant
la cérémonie à l’église, émouvante évocation de la vie dans la mort. De François, nous
n’aurons plus que deux ou trois fois, de brèves lignes. Il quittera la maison où il habitait avec
Marie-Christine et notre amitié restera dès lors sans réponse. Pourquoi cet éloignement ?
Mais il y a, autour de nous, autre chose que des deuils. Et les envois de photos de petits-enfants se
multiplient: de Georgette et Georges Vincent, celles de Grégory et de Virginie, de Lola et Alex
Kristof, celle de l’adorable Valérie-Christine née à San Francisco, qui réunit les jolis traits de
Patricia sa maman et de Moy, son papa chinois. Nelly est cinq fois grand’mère avec Nathalie,
Jérôme et Guislaine les jumeaux, Martine et Hélène.
FESTIVAL DE MORZINE
1983
Nous pensions passer l’été, à travailler tranquillement à la maison, mais nous sommes invités en Haute-Savoie, à
Morzine. Le premier « Festival Morzine Musique » a été prévu pour le mois de juillet. Le directeur artistique Jan
Dobrzelewski a l’idée d’ouvrir ce Festival par l’Exposition des couvertures des partitions et de le clore par un concert
où sera créée en première mondiale ma Cantate pour récitant et cordes : « Le temps abolit la durée ».
Puisqu’il met le Festival dans le cadre de la célébration de mes 50 ans de mes créations musicales en France, Jan décide
de donner encore, au cours du vernissage de l’exposition « Trois Résonances » et « Deux Regards ».
Il obtient la présidence d’honneur de Jack Lang qui se réjouit, écrit-il, « tout particulièrement de l’hommage que vous
avez voulu rendre au compositeur Paul Arma ».
Gilbert Garberoglio, responsable du Comité du Festival, vient me voir à Antony. Nous sympathisons immédiatement.
J’aime, d’emblée, son enthousiasme, son idéalisme, sa gentillesse. Sachant que j’ai de nombreux amis plasticiens, il me
prie d’obtenir l’autorisation de reproduire une œuvre qui deviendrait le sigle du Festival, sur les dépliants, les affiches,
les cartes d’invitation.
C’est en songeant au monument « Á la mémoire des Résistants français » érigé sur le proche Plateau des Glières, que je
choisis une oeuvre d’Emile Gilioli. Babet, sa femme, nous donne une très belle lithographie en rouge et noir sur fond
blanc dont la reproduction va faire merveille sur tous les papiers du Festival.
Fin juin, Gilbert Garberoglio vient chercher, à Antony, le matériel de l’Exposition.
Nous partons nous-mêmes le 1er juillet pour Genève où Gilbert vient nous chercher. Nous sommes attendus dans un joli
hôtel - ancien chalet - au bord du village, à la limite des prairies. Des fleurs et une boîte de chocolats nous accueillent
dans la chambre et tous, la propriétaire, le barman son fils et le personnel nous reçoivent gentiment.
L’exposition et certains concerts doivent avoir lieu dans la salle des Congrès du Palais des Sports, d’architecture très
moderne.
Sabine, la fille de Gilbert, et ses amis nous aident très efficacement à monter l’exposition et le vernissage est un succès,
avec une réception réussie.
Gilbert a si bien lancé la chose qu’il est ravi de la présence d’un sénateur, de deux députés, de plusieurs maires des localités du département, des membres du Conseil municipal de Morzine et d’autres notables. A peu près 160 personnes ;
des allocutions de bienvenue, quelques phrases de remerciements de ma part, et, dans une salle voisine, un buffet très
apprécié.
A la fin du vernissage, un bref concert avec les « Trois Résonances » pour violon ( Jan Dobrzelewski ) et violoncelle
( Georges Roberts ) et les « Deux Regards » avec Jan Dobrzelewski et la pianiste, June Pantillon - cette dernière œuvre
en première mondiale.
L’Exposition doit se terminer le 17, la Salle des Congrès étant occupée à partir de cette date par le Service de Presse du
Tour de France.
Le nombre inattendu de visiteurs ( 830 ) pendant les deux semaines, s’avère très satisfaisant. Tous, vivement intéressés,
semble-t-il, par les œuvres. La présence de la presse, de la Radio comme de la Télévision régionale, sans parler de
l’excellent travail de l’émetteur de Morzine, dans les mains d’un extraordinaire « mordu » de la radio, sont autant de
récompenses pour la volonté et la foi de Gilbert sans lesquelles le Festival aurait pu facilement être un échec.
Si l’organisation matérielle est parfaite grâce au dévouement inlassable de Gilbert, les manifestations musicales dues à
l’initiative de Jan sont aussi remarquables : deux soirées Brahms pour le 150ème anniversaire de la naissance du
musicien, un concert pour le 100ème anniversaire de celle de Wagner, un récital d’orgue pour le 300ème anniversaire de
la naissance de F. Couperin, donnés par des professionnels, mais aussi une soirée de l’École de Musique de Morzine, un
concert du cours d’Orchestre d’harmonie, permettent d’apprécier les talents locaux et les résultats de l’excellent
enseignement de Lucien Jacquier, directeur de cette École de Musique.
Je fais seulement une remarque à propos de la conception de Jan pour cette réalisation d’un Festival, en France. J’ai
beaucoup d’admiration pour lui et je suis un ennemi décidé de tout ce qui est sectarisme, chauvinisme. Mais, à Morzine,
en dehors de Lucien Jacquier et de ses élèves, tous les participants professionnels : ceux de l’Orchestre de Chambre et le
chef, les solistes, l’organiste, la récitante, sont tous Suisses et je me demande si une participation artistique plus
cosmopolite n’aurait pas attiré un public plus large.
Nous assistons naturellement par amitié pour Jan et Gilbert à tous les concerts.
Arrive nous rejoindre, une amie de Jan, Edith Desaleux, conférencière et journaliste, brillante et sympathique, dont la
compagnie nous ravit. Elle fait, avec moi, une interview fort réussie, sur les couvertures de partitions, qui passe a
Radio-Morzine.
Au cours de la dernière soirée, le 24 juillet, l’Orchestre de Chambre de Neuchâtel, sous la direction de Jan et avec la
participation de la récitante Mousse Boulanger, crée en première mondiale « Le temps abolit la durée », cantate pour
récitant et cordes, d’après des textes d’Eugène Ionesco, extraits du « Journal en miettes ».
La partie orchestrale, brillamment maîtrisée par Jan, est incontestablement excellente. Quant au texte de Ionesco,
l’exécution de Mousse Boulanger lui enlève un peu d’humour et d’étrangeté, tant la personnalité de la récitante lui ôte
aussi de naturel. Ont manqué quelques répétitions. A mon avis, Ionesco doit être dit avec simplicité pour que le baroque
soit souligné.
Le public ne semble pas très sensible à ce genre de texte, ses inattendus, ses surprises, sa poésie inhabituelle. Avant
notre départ, à tous, par un dernier geste de gentillesse, de tact, d’amitié, Gilbert nous invite avec quelques-uns des
responsables de la Municipalité à un dernier souper, à l’hôtel. Les bons vins aidant, les premières heures du matin sont
joyeuses avant notre séparation.
Gilbert nous reconduit à Genève. Nous garderons de lui, désintéressé et loyal, un merveilleux souvenir, de Renée, sa
femme, de Sabine et de Franck leurs enfants aussi. Ils ont été tous si accueillants et ont si bien contribué à rendre notre
séjour agréable !
Pour laisser à Morzine, qui nous reçoit si bien, un souvenir tangible de mon passage et du Festival, je me propose
d’offrir à la ville la réalisation en grand format d’une de mes musiques sculptées « Mouvements en mouvement ».
Gilbert est dans le secret et prévoit l’emplacement : le hall de la Salle des Congrès dans le Palais des Sports.
Naturellement, nous en avisons le Directeur qui est ravi de l’idée et immédiatement d’accord. On envisage ensemble de
placer la sculpture sur un socle rond et mobile, mis en mouvement électriquement, dans un angle du hall, derrière deux
vitres verticales munies de projecteurs braqués sur la musique sculptée. Les visiteurs pouvant, par un simple
commutateur, allumer les projecteurs, et mettre en mouvement le socle qui ferait un tour complet en une minute. En même temps, une mini-cassette se mettrait en route et ferait entendre une courte œuvre de trois minutes. Après ce temps,
tout s’arrêterait, projecteurs, mouvement et musique.
Le Directeur du Palais étant d’accord, le Conseil municipal votera plus tard, à l’unanimité, la réalisation du projet. Mais
quelques mois plus tard, le Conseil, effrayé par les frais entraînés par ce Premier Festival, refusera tout nouveau projet
et la réalisation de « Mouvements en mouvement » ne verra jamais le jour.
Mon offre avait été spontanée et désintéressée comme l’avait été ma participation au Festival où jamais question
d’argent ne fut soulevée. La petite musique sculptée, laissée en dépôt au forgeron qui devait, sur son modèle, réaliser la
sculpture agrandie, reprendra le chemin de la maison.
ÉTÉ,
AUTOMNE
1983
Le projet « du Festival » m’avait tentée : je gardais du séjour que j’avais fait en 1937 avec
Nelly, à Montriond, tout à côté de Morzine, un souvenir délicieux de chalets, de prés, de lac, de
montées à l’alpage...
Et nous arrivons dans une petite ville où les chalets sont transformés en pizzerias, crêperies,
discothèques, où les chemins sont devenus routes à grande circulation, où le rock diffusé par
d’innombrables sonos, remplacent le tintement des cloches de vaches.
Déception !
L’accueil est si charmant dans l’hôtel où nous sommes logés, au pied même de la montagne,
que je me reprends à espérer des parfums et des sonorités agrestes. Hélas, les repas s’accompagnent de musique, et dans le pré où des chaises longues nous attendent, des hauts parleurs
diffusent des variétés. Nous nous réfugions dans notre chambre qu’on a eu l’extrême
délicatesse de fleurir, et nous nous réjouissons du balcon de bois d’où nous dominons le
village... pour y entendre, dès que nous y sommes assis, les mêmes variétés distillées par les
hauts parleurs de la terrasse d’un salon de thé voisin ! Malheureusement pour nous, nous
avons accepté l’invitation pour toute la durée du Festival. Nous ne pouvons blesser des gens si
accueillants. Aussi, subissons-nous la torture « variétés » pendant tout notre séjour. Nous
essayons bien de demander qu’on arrête de temps en temps l’infernal avaleur de disques, au
moins dans le bar de l’hôtel : impossible ; il paraît que c’est la musique qui attire les clients ! Il
nous arrive, quand nous sommes excédés, de nous enfermer, fenêtres et volets clos, dans
notre chambre, et de créer un discret fond sonore avec notre transistor réglé sur autre chose
que des variétés. Le cauchemar s’accentue avec les deux jours du « Tour de France ». Cela
devient du délire.
Heureusement, Jan a eu la bonne idée de choisir - au lieu de l’hôtel - un chalet à quelque
distance de l’agitation. Et nous passons là les meilleurs moments du séjour. Priscilla, sa femme
et ses deux enfants, Claire et Jean-Christophe, sont adorables. Se réunissent, au chalet, pour
de joyeuses agapes, les solistes qui viennent participer au Festival. De bonnes histoires...
suisses et musicales s’y racontent. Et nous passons là de bien réjouissantes heures. Gilbert
Garberoglio, sa femme, ses enfants, leurs amis nous invitent. Tout le monde est vraiment
charmant. On m’offre une carte d’entrée permanente à la piscine. On nous fait assister au
Festival de patinage artistique. Gilbert nous conduit à Avoriaz Nous allons avec lui et Renée
faire un déjeuner de poissons à Secheix et visiter Yvoire. Nous fêtons ensemble le 14 juillet et
admirons de chez eux, le feu d’artifices.
On nous fait faire la traditionnelle promenade en calèche vers le lac de Montriond.
Que de gentillesses ! De notre côté, nous allons à chaque concert, nous ne manquons aucune
manifestation.
Mais il me restera de Morzine, un cruel sentiment de frustration. Je n’y ai point retrouvé cette
montagne que j’aime et je garde le souvenir d’un coin d’alpage - les Lindarets - que j’avais
connu avec Nelly, étape d’une de nos randonnées de plusieurs jours, devenu piège à touristes
avec des boutiques de cartes postales et de « Souvenir de .... », et de chèvres apprivoisées
quêtant le pain ou la photographie au milieu de dizaines de voitures parquées devant les
crêperies et autres lieux à manger et à boire
Pas de voyage à l’étranger pour moi, cette année. Je travaille beaucoup à la rédaction des
« Mémoires ». Je revois aussi le manuscrit du Folklore de la Résistance, en principe accepté
par Hachette. Mais ce n’est qu’un avatar de l’interminable histoire de cet ouvrage. L’éditeur me
demande de réduire le manuscrit. Imprudemment, - sans contrat signé - je me mets au
travail, y passe plus d’une semaine à un rythme insensé, le jour et une partie de la nuit... pour
rien, puisque cette fois encore, mais à cause d’un changement de direction dans la maison, le
manuscrit n’est plus accepté ! !
Pour travailler tranquillement sur le manuscrit des « Mémoires », je pars seule au Rondon au
début d’octobre. L’automne y est magnifique... et j’y suis la seule pensionnaire pendant
plusieurs j ours. C’est assez impressionnant !
Il fait si beau et si calme que je travaille dehors, devant le château silencieux. De temps en
temps, je vois passer un jardinier ou l’intendant, mais la plupart du temps, seuls animent le
calme décor des arbres, les feuilles qui tombent lentement, et les oiseaux qui descendent sur
la pelouse. J’abandonne parfois mes papiers pour quelque promenade et je vais ainsi jusqu’à
Olivet par les rives du Loiret. Personne sur le chemin, personne dans les anciens moulins -
résidences secondaires. C’est partout une solitude bienfaisante. Le parc commence à se teinter
de fauve et d’or. Le ciel est un miracle de clarté douce, et la glane des fruits, dans les vergers,
de savoureux moments.
Mais la nuit arrive vite. Le dîner est morne dans la salle à manger où je suis seule et où j’ai a
mon service un cuisinier et un serveur. C’est trop ! Et comme ils partent à huit heures, fermant
le château, je suis prisonnière de la grande demeure où les vastes salons et la sombre
bibliothèque deviennent lieux de phantasmes. Tous les personnages de romans policiers - dont
je suis si amateur - commencent leurs rondes dans les couloirs. Alors courageusement, je
m’enferme dans ma chambre, ouvrant les fenêtres sur l’immense parc qu’ourle, au-delà des
pelouses, le fil argenté de la rivière. Des lumières, très, très loin sont signes de présences. Et
je finis par m’enfoncer dans le sommeil, dans la demeure au bois dormant.
L’arrivée d’un jeune compositeur roumain me remplit d’aise ! Nous n’échangeons pas quatre
paroles, lui à son piano, moi à mon écritoire, mais une présence, surtout musicale est rassurante. Peu à peu d’autres hôtes arrivent, et le château se réveille. Mais le bel automne que
voilà !
Plus tard, à la fin de novembre, je repars au Rondon avec Paul, beaucoup plus animé à ce
moment, et les enfants viennent parfois nous y rejoindre.
QUATRE MOBILES ET TRILLES DE FLEURS
1983
Le Domaine de Grandchamp, près de Saint-Germain - en - Laye, - est assez difficilement accessible pour moi
actuellement. Mais je tiens à rendre visite, de temps en temps, à Emy, ma très chère et très vieille amie.
Emy, à 89 ans, vit dans cette grande maison qu’elle a fait construire selon son goût, il y a plus de cinquante ans, dans un
beau domaine. Elle y est soignée par une gouvernante très dévouée.
Il n’est pas facile d’assister à l’amoindrissement - inexorable - d’une femme qu’on a connue belle et qui perd peu à peu
son intelligence et sa volonté.
Il faut maintenant la protéger, l’épargner, cacher la tristesse qu’on ressent, en la trouvant, à chaque visite, plus faible,
plus désarmée.
J’accompagne parfois Faby lorsqu’elle va voir sa mère et c’est toujours une joie pour moi de faire la route avec cette
amie que j’ai connue petite fille et que j’aime tendrement. Nous allons ainsi, au mois d’août, ensemble voir Emy. Nous
la trouvons méconnaissable. Amaigrie à l’extrême, elle est comme absente. Sa voix est faible, son regard lointain et
triste. Je me demande, une fois de plus, si une telle diminution est tolérable. Faby et moi, jouons la comédie, nous
parlons gaiement, Emy reste insensible.
Nous reprenons la route du retour. Faby est d’une lucidité extrême, elle sait que la fin est proche. Pendant quelques
instants, elle se laisse aller et pleure. Elle se reprend vite, elle n’aime pas se montrer faible, et se met à parler d’une voix
presque gaie, de vacances. Nous sommes en août Et nous reprenons un sujet que nous avons déjà débattu maintes fois.
Faby se croit obligée d’assister avec Jacky - passion ou snobisme chez lui ? -, depuis plus d’une douzaine d’années, aux
Festivals de Kranichstein et de Donaneschingen, fiefs principaux de Boulez. Elle y sent bien le fanatisme autour de
Boulez-le-Dieu. La musique débitée dans ces deux Festivals annuels ne la touche guère. Pourtant, elle ne refuse jamais
de participer à ces « messes », et d’y faire bonne figure. Je ne parviens pas à connaître la raison véritable qui la pousse
à cette servitude de vacances bouléziennes - enrichies encore de Stockhausen et autres grands maîtres de notre siècle.
Je suis, pour ma part, un défenseur résolu du progrès dans les arts comme dans tous les aspects de la vie, mais, en aucun
cas, je n’admets la négation consciente ou inconsciente du passé. Au cours de mes pérégrinations dans le monde, j’ai
rencontré pas mal de jeunes musiciens et étudiants en musique qui vivaient chichement dans l’année pour - attirés par
une sorte de magnétisme - assister en été, aux deux Festivals d’avant - garde. Mais j’ai eu connaissance aussi de
certaines réactions curieuses. Ainsi, des jeunes de divers pays, ne se connaissant pas à leur arrivée, qui assistaient le
premier jour à une conférence et à deux concerts, suivaient le même rythme le deuxième jour, éprouvaient le besoin de
se réunir à la fin de cette seconde journée autour d’un transistor, pour écouter, dans une chambre d’hôtel, un peu de...
Mozart
Mes arguments ne laissent pas Faby insensible, mais ne la convainquent pas. Elle me juge parfois intolérant et pour elle,
la tolérance est la vertu première.
Tolérance ! C’est un mot que je n’aime pas : on ne peut faire toujours ce qu’on a envie de faire. On ne peut aimer tout et
tout le monde. J’opte pour une autre réalité, dont je paie le prix parfois fort élevé : je tiens à rester maître absolu de mes
pensées, de mes conceptions, de mes actes et à pratiquer plutôt une attitude que je considère, moi, comme la première
vertu : l’intransigeance.
En octobre, nous allons écouter une conférence que fait Béla Köpeczi - Ministre de l’Éducation et de la Culture en
Hongrie - sur les problèmes de la vie culturelle dans ce pays. Une réception prolonge la conférence et le lendemain,
nous retrouvons encore Köpeczi à l’Ambassade. Vasarely est là aussi, encore fatigué après une grave opération. C’est au
cours de cette réception que le Ministre m’annonce qu’il veut présenter lui-même ma prochaine exposition à Budapest.
Il m’indique les quelques sujets sur lesquels il a l’intention d’insister pour, me dit-il, « que tous les nuages soient dispersés dans le ciel de mon pays de naissance qui me portaient encore ombre ».
C’est vers la mi-novembre que Zoltan Borha de l’Institut Hongrois, me rend visite pour me confirmer les dates et le lieu
de mon Exposition - avril mai 1984 dans les trois salles du Vigado à Budapest. Le 5 mai, l’Orchestre de Chambre Franz
Liszt donnera un concert avec le concours du flûtiste Istvan Matuz. Le sous - directeur de l’Institut est désigné pour les
liaisons avec Budapest.
Cette nouvelle officielle me fait grand plaisir. Elle apporte un démenti formel à l’affirmation ridicule de Toth qui avait
prétendu qu’aucune salle ne pouvait se prêter à cette Exposition.
Il y a bien longtemps que ma curiosité a été éveillée par ce que j’ai appris sur le sort de mes chants de masse et de mes
chants révolutionnaires, dans la République Démocratique Allemande, en particulier de ceux que j’ai composés avec
des textes d’Erich Weinert. Je sais qu’on les chante toujours, et que de nombreux parmi eux, ont été publiés sous
diverses formes. Ce genre de contrefaçon est banal dans les Républiques Démocratiques ou Populaires. Mais, d’après
des renseignements certains, les Allemands sont allés encore plus loin. Mes chants publiés ou gravés sur disques,
portent bien la mention : « Texte Erich Weinert », mais parfois : « Musique Folkslied » ( chant populaire ) , au lieu
du nom du compositeur.
Cela dépasse quand même l’acceptable et j’ai souvent eu l’intention de faire un court voyage en R.D.A. pour obtenir
des copies, des falsifications et - peut-être - voir du côté de la Sacem allemande, ce qui se passe avec les droits d’auteur.
Une vraie démocratie a quand même certains devoirs envers un auteur de tant de chants de masse ! ! C’est mon avis !
J’ai sans cesse reculé ce projet de voyage à Berlin-Est, et comme s’il existait une sorte de télépathie, c’est cette année
que je suis contacté par téléphone par le Conseiller Culturel de l’Ambassade de la R.D.A. Et justement en liaison avec
mes chants de masse.
L’Ambassade m’informe que l’Académie des Arts, de Berlin, veut se mettre en rapport avec moi. J’accueille avec
intérêt, cette nouvelle et j’attends. Rien ne se passe. Deux mois plus tard, je téléphone moi - même à l’Ambassade pour
apprendre que le Conseiller qui m’avait appelé n’est plus en fonction à Paris. Quelque temps après, un nouveau
Conseiller Culturel prend contact avec moi, toujours par téléphone, et pour le même sujet. Là encore, promesse de me
rappeler, puis plus rien. Enfin, cet automne, encore un nouveau Conseiller mis en place, Richard Erben, cette fois, vient
me voir.
Il m’apporte des disques enregistrés par Ernst Buch, et des recueils de chants. Il m’écrit, après sa visite, pour me faire
savoir que l’Académie des Arts de Berlin souhaite faire un échange de documents concernant Erich Weinert et moimême. Il me signale que l’Académie a organisé en 1975-1976, en hommage au poète révolutionnaire, une importante
exposition de ses poèmes, de ses chants, de documents concernant son œuvre et sa vie. A cette exposition, figuraient
naturellement mes chants sur les textes du poète. Est jointe, à la lettre, une reproduction lithographique de mon chant «
Secours à nos combattants », fidèle à l’édition des années 30. L’exposition avait été montée aussi à Berlin-Ouest et
dans plusieurs villes de la R.D.A. Plus aucune nouvelle après cette lettre.
J’écrirai à Richard Erben, le 24 mars 1984 :
« Paul Arma
qui a déjà eu, avec vos deux prédécesseurs, des expériences peu agréables, constate, une fois de plus, qu’il n’y a pas le
moindre signe de bonne volonté, même du côté de l’Académie des Arts.
L’idée d’une collaboration est facultative . Mais la courtoisie élémentaire est obligatoire ».
Me parviendra une dernière lettre datée du 17 mai 1984 qui me transmettra, de la part de l’Académie des Arts, la liste
complète de ce que les Archives Erich Weinert possèdent de moi. L’Académie serait toujours disposée d’effectuer des
échanges avec moi.
Ce terme commercial ne me convient décidément pas et je ne donnerai aucune suite à cette proposition.
Ce sont décidément les artistes étrangers qui s’intéressent le plus, en ce moment, à ma musique. Si Claude Lehmann a
fait entendre, en mars, sur France - Musique, « Lumières et Ombres » enregistrées par le Duo Doublier, si France Culture a donné en octobre l’enregistrement de Rampal de ma « Sonatine » pour flûte seule, c’est le Japonais Shigenori
Kudo qu’on a entendu jouer la « Suite paysanne hongroise » dans un « Grand Échiquier» de Jacques Chancel, en
décembre, cependant que Suzanna Egri faisait danser les « Instantanés » à Lisbonne, à Coïmbra, à Porto pendant sa
tournée au Portugal. C’est encore le « Quartetto Paul Arma » qui, après avoir fait entendre les « Sept Transparences » à
Tortona, a donné à Tronzano Vercellose et à Castagnole Lanze, à Annecy, la « Petite Suite ».
Le « Quartetto Paul Arma » entame un chemin de plus en plus sûr vers de grands succès qui dépassent la frontière
italienne, vers la France, vers la Suisse. Il me demande de composer une œuvre pour lui. C’est un désir fort
sympathique et j’en suis heureux. Un seul obstacle difficile à vaincre : l’écriture de la partition avec mes yeux si faibles.
Mais je ne veux pas être retenu par cela et, en janvier 1984, je travaille à l’œuvre que je termine avant la fin du mois. Ce
sont QUATRE MOBILES 298 pour quatuor de clarinettes.
L’oeuvre « Sept variations spatiophoniques » pour bande magnétique, que j’ai composée et réalisée quasi secrètement
dans les studios de la Radio, pendant l’automne 1960, a connu un sort assez étrange. Au départ, elle a suscité quelques
réactions de confrères, dont Michel Philippot. Elle a été le sujet d’une séance mémorable à l’Unesco, en 1961. Puis,
l’œuvre s’est enfouie dans un long sommeil dont elle s’est réveillée en 1979, après notre voyage aux États-Unis.
L’éditeur Roy Christensen s’y est intéressé et en a gardé une copie pendant assez longtemps, avec un projet éventuel
pour ses disques Gasparo, puis il a préféré publier d’autres de mes œuvres.
C’est finalement à la suite d’un contact positif avec Hungaroton, en l’occurrence avec Peter Rákosy, qu’après la
parution en 1981 d’un premier disque, les « Sept Variations spatiophoniques » vont voir le jour, cette année, à
Budapest.
Le projet de cette parution m’ouvre les yeux sur l’importance de cette réalisation électromagnétique et en mars, peu de
temps avant un nouveau départ pour Budapest, l’idée se concrétise en moi, qui donne naissance à une nouvelle œuvre
en treize parties : TRILLES DE FLEURS 299, cantate pour récitant et bande magnétique, avec des poèmes de Jean Arp,
dans laquelle j’introduis six poèmes entre les variations.
Ma musique reste dans cette œuvre, un prototype de ma technique de structuration rigoureuse, dans mon choix
d’homophonie nouvelle, comme dans la stricte polyphonie, tandis que les poèmes d’Arp ont la saveur très personnelle
du surréalisme. Cette différence d’esprit entre ma musique et la poésie d’Arp, crée une ambiance étrangement
homogène par ce qui les oppose alors que des éléments moins hétéroclites n’auraient sans doute pas permis une unité
aussi surprenante.
Bien entendu, Marguerite Arp me donne, avec grande joie, son autorisation pour que je puisse disposer des poèmes de
Jean Arp, publiés aux Éditions Gallimard, sous le titre « Jours effeuillés ».
2
98
2
99
M.S. inédit.
M.S. inédit.
BUDAPEST : VIGADO
1984
Et c’est maintenant le travail de préparation pour l’exposition qui va avoir lieu à Budapest.
Il y avait eu mille tergiversations autour de sujets pourtant simples ( Edmée m’avait dit bien reconnaître là, l’esprit
assez compliqué des Hongrois - je ne peux la contredire ! ). Nous avions eu parfois l’impression que cette affaire
d’exposition, de concert, d’accueil, prenait l’allure d’un problème de défense nationale ! Enfin, tous les détails réglés,
nous nous mettons, à la maison, à nettoyer les petites musiques sculptées, à les numéroter, je revois mes musicollages,
choisis des musigraphies pour présenter des techniques variées. Nous établissons des listes précises pour le catalogue et
trions un matériel important : portraits, photos, affiches, dessins originaux des couvertures de partitions, recueils,
documents divers. Travail agréable et réjouissant. Tout cela, emballé par les soins de l’Institut hongrois dans des caisses,
prend le chemin de la Hongrie.
Peu avant notre départ, János Dobsa, le correspondant du M.T.I. (l’équivalent de notre A.F.P.) me demande de le recevoir, car il est chargé d’avoir un entretien avec moi pour la presse hongroise.
Une autre demande vient de György Onody, représentant de la Radio Hongroise, qui effectue une interview enregistrée
au sujet du voyage prochain à Budapest.
Nous partons nous-mêmes le 16 avril. Peter Varga, l’adjoint du Directeur des Arts plastiques nous attend à l’aéroport et
nous conduit au « Forum », un des nouveaux hôtels construits, à Budapest, au bord du Danube.
Le soir même, nous sommes invités pour fêter le 88ème anniversaire de ma sœur Suzanne, avec Eva, son mari, nos
amis, les Sik.
Le lendemain, nous visitons la Galerie du Vigado ; trois grandes salles, avec un équipement dépassant toute attente. Un
couple de plasticiens a été chargé d’établir le plan de l’accrochage, aidés par une douzaine de jeunes collaborateurs.
C’est merveille de les voir tous travailler à une réalisation impeccable qui met en valeur chaque dessin, chaque musique
sculptée, chaque partition, chaque document.
Le 20 avril dès dix heures du matin, des interviews pour la Télévision et pour la Radio ont lieu, mais contrairement à ce
qui avait été décidé, à Paris, la conférence de presse, dont j’ai élaboré les sujets et les matières, est annulée sans que je
sache pourquoi.
A sa place, après le vernissage, il y a une réception, dans l’une des salles du Vigado, sur invitations.
Béla Köpeczi, à Moscou depuis trois jours, rentre juste pour prononcer l’allocution qu’il m’avait promise. Ce geste et
cette fidélité à une parole donnée me plaisent beaucoup. On offre des fleurs à Edmée et le flûtiste Istvan Matuz, joue,
pour le public du vernissage, le « Divertimento n° 3 » pour flûte seule. Ce sont des moments émouvants pour moi, et
j’écoute ces mots - très habiles - de Köpeczi qui, à la fois, me rendent hommage, mais évoquent aussi des liens culturels
entre son pays et celui qui est devenu le mien.
« On peut considérer comme hautement symbolique que l’exposition de Paul Arma s’ouvre dans ces murs où l’on a
déjà pu admirer les photographies de Kertész. Tous deux, en effet, le compositeur comme le photographe, appartiennent
à la pléiade d’artistes français d’origine hongroise dont les noms, pour ne citer que Vasarely, Schöffer, Hajdu, Trauner
ou Jean Image, ne cessent de briller sur le ciel étranger…
Au printemps dernier, le gouvernement français a rendu un grand hommage à l’œuvre de Paul Arma en le nommant
chevalier de la Légion d’Honneur. Avant lui, trois artistes hongrois, à savoir Bartók, Lehar et Joseph Szigeti, avaient eu
droit à cette haute distinction.
Tandis que dans le domaine des beaux - arts toute une série de peintres et de sculpteurs ont contribué à la gloire de
l’École de Paris, les activités des artistes hongrois sont moins spectaculaires…
En rendant hommage à l’œuvre de Paul Arma, il faut souligner qu’en dehors de sa valeur intrinsèque nous lui portons
un intérêt particulier en raison de son importance du point de vue du développement des liens entre l’art français et
l’art hongrois et de celui du maintien des traditions de coopération entre les tendances progressistes hongroises et
étrangères d’hier et d’aujourd’hui dans les domaines intellectuels et artistiques …».
La presse rend compte de l’exposition, en particulier András Kenessci dans « Magyar Hirlap », le 10 mai :
Beaux Arts et Musique
« C’est un lieu commun passablement vétuste que de dire que la musique et les beaux - arts ( y compris la photo, etc. )
entretiennent des rapports entre eux. Néanmoins la vie et l’activité artistique de Paul Arma offrent une preuve plus
éclatante que toute autre chose en ce qui concerne cette affinité. Et non seulement parce qu’il était dans sa jeunesse un
disciple de Bartók qui l’encouragea pour recueillir de la musique populaire ; non seulement parce qu’en quittant la
Hongrie entre les deux guerres mondiales, il travaillait dans le Bauhaus de Dessau, dans cette école d’art qui était la
plus moderne et la plus progressiste à cette époque ; non seulement parce qu’en fuyant le nazisme, il a trouvé en
France une nouvelle patrie et des amis artistes mondialement réputés ; non seulement parce qu’en fuyant le nazisme, il
a trouvé en France une nouvelle patrie et des amis artistes mondialement réputés ; non seulement parce qu’aux temps
de la guerre civile espagnole, il a composé l’une des marches les plus célèbres ( « Devant Madrid » ) ;non plus parce
que défiant son âge avancé, il a participé à la Résistance Française durant l’Occupation allemande et ce faisant, détail
fabuleux, mais vrai - il a recueilli mille six cents chants populaires de la Résistance ; ni parce que reconnaissant ses
mérites, le Président de la République Française l’a promu chevalier de la Légion d’Honneur l’année dernière ; ni
enfin parce que ses compositions ont inspiré bon nombre d’artistes de qualité, ou parce que la musique a inspiré Paul
Arma lui - même de s’exprimer par les moyens des beaux - arts : mais tout cela à la fois.
L’exposition actuelle - sans pouvoir prétendre à être complète - explique quand même beaucoup de choses. Voici par
exemple cette collection qui donnait son titre à toute l’exposition : 74 œuvres graphiques de 74 artistes contemporains
s’inspirant de 74 compositions de Paul Arma - tel que nous l’explique le sous - titre. Une partie de ces œuvres
musicales nous sont connues par son récent disque et par celui qui est sorti il y a quatre ans, ainsi que grâce au
programme de son concert du 5 mai au Vigado ( Redoute ) de Budapest. La plupart des noms de ces artistes n’est pas
non plus étrangère même pour ceux qui sont moins familiarisés avec l’art contemporain. Et puis Paul Arma a lui même exposé dans cette série une œuvre graphique dont les tirages en noir et blanc sont entièrement visibles sur un
mur de la salle.
Par contre, dans une autre salle, il nous est possible de voir une partie des originaux qui sont dédiés à Paul Arma par
ses amis, par ses admirateurs et par ses compagnons de lutte. Nous pouvons voir également les affiches de ses
expositions antérieures (parfois avec les dates), et celles - ci révèlent que la collection s’enrichissait d’année en année,
sans doute parallèlement à l’accroissement du nombre des compositions de Paul Arma, qui inspiraient toujours de
nouveaux dessins, de nouvelles œuvres graphiques aux artistes.
Dans la même salle, on rencontre un genre bien caractéristique de l’art de Paul Arma : le musicollage comme il
l’appelait lui - même. Les 24 pièces de la série de Variations sur une clef de sol datées de 1976… En l977, il traite de la
même manière un dièse en 26 variations. Enfin, 19 autres œuvres sont encore là, formant un tout sans former pour
autant une série :des réseaux de lignes sur feuilles blanches et quadrillées qui représentent comme l’apparition de la
musique déployée dans le temps, dessins faits avec des feutres de couleur. Il y en a qui ressemble plutôt à un diagramme
de production ou de statistique, mais quiconque a déjà vu des oscilloscopes dans des studios d’enregistrement ou qui
connaît la musique sur la pellicule des films de McLaren, saura où classer ces dessins. Il suffit d’avoir un peu
d’intuition et quelques connaissances musicales pour y reconnaître la mélodie) quatre voix, le canon, la structuration
selon les principes de la musique sérielle ou l’image caractéristique avec des lignes brisées à l’angle droit des sons et
des bruits du générateur acoustique. Ce sont autant d’expériences musicalo - iconiques extrêmement intéressantes et
variables jusqu’à l’infini, rappelant les solutions d’animation des films de ce Norman McLaren que nous venons de
citer.
Enfin, mais pas en dernier lieu, on peut voir dispersées dans toutes les salles les œuvres plastiques musicales de Paul
Arma qui projettent déjà dans les trois dimensions de l’espace les idées de cet artiste - compositeur sur les
correspondances visuelles (et tangibles) de l’univers sonore. Entre autres cette création qui a donné son titre à toute
l’exposition ( Mouvement dans le mouvement ), mais aussi bon nombre d’œuvres plastiques qui n’exigent aucune
préformation musicale pour en saisir l’essence, ainsi le Glissando, les Accords transparents, les Consonances, la Basse
chantante etc., mais bien entendu la compréhension de la plupart d’entre elles, surtout si on veut se rendre compte
combien elles sont spirituelles, supposent quand même quelques connaissances musicales.
Les œuvres de Paul Arma ont été détruites trois fois. D’abord en Hongrie, puis en 1933, en Allemagne, enfin dans les
années quarante en France. Il a recommencé chaque fois avec la rigueur qu’on lui connaît. Dans une interview, il cite
Paul Valéry : « c’est la plus grande rigueur qui engendre la plus grande liberté » en y ajoutant que la liberté totale ne
peut être atteinte qu’avec la rigueur. C’est avec cette rigueur, dit - il encore, qu’il a créé ses œuvres , mais il continue à
la considérer comme simple méthode de travail et non pas comme un principe d’esthétique ».
Un article signé E.H. dans « Magyar Nemzet » du 12 mai m’intéresse tout particulièrement par son début et par ce qu’il
révèle, après le titre « Points de vue critiques » :
« Il y a quelques jours quand en compagnie on discutait de l’exposition du compositeur Paul Arma, quelqu’un la
commentait ainsi, accompagné d’un sourire condescendant :
« Oui, bien sûr, Arma est un compositeur remarquable, ses amis artistes lui ont dessiné de magnifiques couvertures de
partitions, et puis lui aussi s’y essaye de temps en temps ».Choqué par cet interlocuteur sûr de lui, je devais quand
même croire que ce n’était pas la malveillance ou la jalousie qui dictaient ses paroles, mais plutôt une certaine vision
des choses, une conception sclérosée qui peut aussi nuire. Le fond de sa pensée était à peu très ceci : que chacun reste
à son métier. Il n’y a pas beaucoup de points de vue moins raisonnables que celui - ci en matière d’art. Celui qui le
soutient ne voit pas clairement la place de l’art dans l’univers, ne comprend ni son essence, ni son propos. C’est peut être une sorte de défense engendrée par un faux ordre où « tout est à sa place » , la peinture et le théâtre aussi bien que
la musique ou l’orfèvrerie : le dessinateur dessine, le sculpteur sculpte et le comédien joue la comédie. Seulement le
véritable artiste ne tisse, n’écrit ni ne chante mais crée, et le genre, le style, voire la discipline d’appartenance de
l’œuvre ainsi créée sont indifférents par rapport à la perfection du fond et de l’expression.
Le point de vue cité ci - dessus n’est pas malsain seulement parce qu’il oblige l’artiste à une lutte inutile pour la simple
présentation de son œuvre, mais aussi parce qu’il détourne l’attention de ce qui est plus essentiel. Cette fausse
croyance a des partisans comme bien sûr des adversaires, et quand la discussion s’envenime entre les deux camps,
c’est alors surtout que l’œuvre est véritablement en danger.
Notre vie culturelle, l’exposition de Paul Arma mise à part, y offre encore pas mal d’exemples. Nos comédiens se
chargent de plus en plus souvent de la mise en scène aussi, mais il n’y a pratiquement pas de critiques qui ne
s’occupent que du spectacle : tous se sentent obligés d’évoquer la profession d’origine du metteur en scène. Quand un
peintre fait du décor, c’est l’amour - propre des décorateurs et des costumiers qui se sent lésé du discours de ceux qui
qualifient cet acte de sensationnel. Qu’un sculpteur expose des œuvres graphiques ¸les bien informés jasent tout de
suite : il peut faire à son aise n’importe quoi, bien sûr, il a de hauts protecteurs
Que Paul Arma dessine des Lignes chantantes, des rythmes spéciaux ? Il peut se le permettre, c’est quelqu’un de
renommé qui vit à l’étranger, il peut faire ce qu’il veut, disent accompagné d’un geste ceux qui n’ont même pas vu
encore l’exposition.
Est - ce qu’il ne vaudrait pas mieux, oubliant tout cela, de jeter un regard sans parti pris sur ces œuvres ?
Sous n’importe quel aspect qu’on le considère, le plus important est tout de même de savoir si ce qui a été créé avec
son contenu et sa forme, avec ses valeurs et ses défauts est valable en lui - même ou pas. Ce n’est pas la peine de
fabriquer des préjugés bons ou mauvais de l’activité antérieure de son créateur. Car la bienveillance est peu de chose
en elle - même, elle trompe l’artiste et le public aussi bien que la malveillance. L’inconditionnel « quoi qu’il fasse je
l’adore » est un piège aussi dangereux que l’opposition têtue.
Bien sûr peu de gens ont la chance d’avoir reçu une éducation bannissant les préjugés et conduisant à une grande
ouverture d’esprit. Nous-mêmes devons lutter avec nos automatismes, et nous confondons souvent nos opinions avec
nos principes. Et ceci non seulement quand il s’agit de juger et d’accepter des œuvres artistiques. Par contre, c’est un
domaine excellent qui offre chaque jour la possibilité de combattre consciemment ces défauts. En outre, par le fait qu’il
ne laisse découvrir son essence, qu’il ne donne de la joie que si nous l’approchons sans préconceptions. Si nous
laissons l’œuvre agir elle - même et n’essayons pas de lui imposer notre vision à travers des poins de vue étrangers ».
Les salles d’exposition du Vigado sont sonorisées avec mes œuvres sur bandes. Les visiteurs sont nombreux, beaucoup
de Hongrois, des touristes étrangers, des Français aussi, qui emplissent de signatures et de commentaires le Livre d’Or.
Un catalogue bilingue - réalisation parfaite accompagne l’exposition.
Mon nouveau DISQUE 1 sort chez Hungaroton à ce moment. C’est une excellente production avec un choix d’œuvres,
éclectique : « Sept variations spatiophoniques » pour bande magnétique, « Deux résonances » par Zoltàn Raje percussion - et Adam Fellegi - piano -, « Six évolutions » pour quatre flûtes exécutées par István Matuz seul, avec une
musicalité et une maîtrise exceptionnelles. Le disque se vend dès sa parution, j’en signe beaucoup pendant l’exposition,
même dans la rue et une fois dans le tram pour une voyageuse qui vient de l’acheter et qui me reconnaît ! Dois-je
ajouter que sur ce disque, comme sur le précédent, le presse hongroise y compris la presse musicale garde le silence ! ! !
En France, Raymond Lyon, dans « La Vie du Rail » du 7 février 1985 écrira, à propos de ce disque :
« La technique a permis à un unique flûtiste de jouer, pour le disque, une œuvre pour quatre flûtes ; quand on le sait, la
réussite est impressionnante. Paul Arma est peu facile à dépeindre ? Sous ses diverses facettes - récitals de piano,
conférences, composition musicale, arts plastiques, voyages à la recherche des autres langages sonores, livres, articles,
action sociale - ce citoyen du monde a joué l’essentielle fonction d’un « liant» de tout ce qui est humain. S’il a perçu
les progrès techniques, c’est pour démontrer qu’ils peuvent être utiles : ils grandissent l’arsenal de la communication
entre les hommes. Paul Arma le prouve en servant avec eux la musique, et non en l’asservissant. Or, la fraternité
recherchée, c’est avec les autres arts qu’il l’a rencontrée. La société des musiciens, elle, demeure sur la réserve !
Pourtant, c’est bien aux musiciens que ce disque - ci plaira le mieux : ils savent entendre et saisir les constructions et
les jeux que ces œuvres concrétisent. Quant au profane, la clarté des exposés du compositeur et de Maurice Chattelun,
souriant savant des choses de l’art, de la musique par goût, de tous les arts par sagesse, l’y aideront. C’est vrai : la
vérité de ces trouvailles est comme la Vérité tout court : il faudra la découvrir ».
Edith Weber, dans « Évangile et Liberté », de novembre 1985 :
« Toujours à l’affût de nouveaux moyens d’expression, Paul Arma diversifie et renouvelle à sa manière le langage
musical, en tenant compte des progrès de l’électronique. Dans ses « sept variations spatiophoniques », il travaille sur
les douze sons d’un piano, prétexte à des variations selon les principes de la musique sérielle, tout en exploitant les
ressources de la bande magnétique. Il y a, à la fois de l’imagination, de l’ingéniosité, des effets sonores inattendus, des
tensions, une certaine simplicité, des effets rythmiques recherchés. Les « Six Évolutions pour flûte » représentent une
véritable prouesse compositionnelle : à partir de canons à l’unisson, l’auteur spécule sur les modifications métriques et
sur les jeux de sonorités. Les « Résonances pour percussion et piano » associent paradoxalement économie des
moyens, expression puissante et percutante. Paul Arma, délibérément musicien de notre époque, n’a pas fini d’étonner
par tous les moyens qu’il met en œuvre. Les interprètes se montrent à la hauteur des exigences parfois insolites du
compositeur ».
Je suis invité par Béla Köpeczi qui me donne quelques nouvelles au sujet des concerts : la Radio sera à celui du 3 mai, à
l’Institut Français qui sera donc enregistré et diffusé ultérieurement. La Télévision filmera le concert du 5 mai au
Vigado. Je dois, en outre, prendre contact avec Zsuzsa Feher qui tournera un film, dans l’Exposition, pour la Télévision.
C’est alors que je dis à Köpeczi, mon intention de faire don à la Hongrie, d’un exemplaire de chacune de mes œuvres
musicales et d’une de mes grandes musiques sculptées. Köpeczi accepte ces projets avec grand plaisir, d’autant plus
qu’un nouveau Musée est à l’étude, où figureront Vasarely et Schöffer.
Dès le début de l’année, j’avais pris contact avec le Quai d’Orsay pour un concert à l’Institut Français de Budapest, dont
le Directeur est toujours Laurent Deshusses. Ne voulant rien demander à l’Union des Musiciens Hongrois, j’avais proposé, au Quai, les interprètes français, Jacques Desloges et sa femme, pianiste, qui devaient jouer une des œuvres avec
un percussionniste hongrois.
Je m’étais heurté à une série de refus pour l’inévitable question budgétaire, puisqu’il fallait en plus des cachets,
envisager les frais de voyage des Desloges. Pendant plus de deux mois, j’avais poursuivi des démarches, j’avais
mobilisé des bonnes volontés sans résultat positif.
Plusieurs fois, j’avais téléphoné à Laurent Deshusses, car je ne voulais pas m’avouer vaincu, tenant absolument à faire
1
1984. Hongrie. Disque Hungaroton SLPX 12615. Sept variations spatiophoniques pour bande magnétique.
Six évolutions pour flûtes par Istvan Mátuz.
Deux résonances pour percussion et piano par Zoltán Raje et Adam Fellegi.
Pochette : « Cosmic Composition », Tihamár Gyarmathy.
Texte de présentation : Maurice Chattelun et Paul Arma.
entendre une œuvre pour saxophone, instrument encore peu joué, en Hongrie.
J’avais été jusqu’à croire, naïvement, que le Quai d’Orsay considérerait ce projet, en partie comme une propagande
pour un instrument fabriqué en France.
Enfin, à la dernière minute, j’obtiens satisfaction. Tout est arrangé pour les deux interprètes : voyage, cachets,...
hébergement.
Le concert donné le 3 mai, à l’Institut, propose « Soliloque » pour saxophone seul ; « Résonance » pour saxophone et
percussion ( pour cette œuvre, l’Institut a obtenu la participation d’un excellent jeune percussionniste, Gábor Kósa, le
fils de mon ami ); « Trois Contrastes » pour saxophone ; « Comme une improvisation » pour saxophone et « Phases
contre phases » pour saxophone et piano.
Laurent Deshusses n’a aucune nouvelle de la Radio dont la présence avait été prévue, et quand il téléphone, on lui
répond « qu’on n’est pas au courant de ce concert ».
Ainsi le concert se déroule sans Radio et devant un public si restreint que cela m’étonne.
Je finis par comprendre - mais par allusions, seulement, que des différents existant entre autorités françaises et hongroises, l’Institut est mis à l’écart... et j’en fais les frais, ainsi que mes interprètes !
L’autre concert a été prévu depuis longtemps déjà, avec l’Orchestre Franz Liszt, sous la direction de Peter Gazda et avec
la participation d’István Matuz. Au programme, quatre de mes œuvres, dont une en première mondiale.
Rien n’a été simple, de Paris, pour préparer ce concert. J’ai essayé, à diverses reprises, d’être en contact direct avec des
responsables de Budapest. Impossible ! Il y a eu des moments où j’ai pensé que le concert n’aurait jamais lieu.
Et encore, à Budapest même, trois jours avant la date prévue, un changement de programme s’impose. Par manque de
temps, les « Structures variées », œuvre difficile, ne peuvent être suffisamment répétées. Elles sont alors remplacées
par « Á la mémoire de Béla Bartók » que l’orchestre a déjà travaillée pour l’enregistrement sur disque. Il faut alors le
matériel d’orchestre, en principe à « Editio Musica. »... qui ne retrouve pas ce matériel en location ! ! !
Une chose reste à faire pour les musiciens un travail de Titan, pendant deux jours et deux nuits pour avoir le matériel à
la répétition générale, le matin du concert. Il s’agit, pour eux, de prendre des exemplaires de la partition publiée en petit
format, de découper la portée, page par page, de chacun des instruments, de reconstituer, par collage, chaque partie et
d’agrandir le résultat.
Ce qui est fait pour pallier l’incroyable négligence d’une Édition avec une « perte » pour le moins étrange, d’un
matériel récemment imprimé.
Et le concert a lieu le 5 mai, dans la salle du Vigado. La soirée est particulièrement belle pour moi qui tiens à rendre
hommage à tous les musiciens de cet Orchestre de Chambre, à leur âme János Rolla, à Peter Gazda qui dirige toujours
mes œuvres en concert, et sur disques, et à István Matuz, flûtiste exceptionnel. Tous artistes de premier plan dans le
domaine international.
On m’avait prévenu amicalement que « par le temps très beau qu’il fait, les gens préfèreraient la campagne à la
musique ». La crainte est injustifiée, le public est là !
A la fin de l’entracte, Edmée s’amuse bien : une femme élégante, d’un certain âge, nous dépasse, en compagnie d’une
jeune fille : elle s’arrête, se tourne vers moi et me dit gaiement : « Nous nous connaissons depuis bien longtemps, n’est
ce pas ? Et vous êtes toujours aussi beau ! ». Et elle gagne sa place, me laissant surpris et flatté. Edmée ne manque pas
de se moquer de moi ! !
Un curieux fait est encore à signaler : à la dernière minute, Filharmonia a été averti que la Télévision ne viendrait pas, le
concert n’est donc pas filmé, mais seulement enregistré par la Radio.
A ce sujet, quand je téléphone à György Petur, le responsable de la musique au Ministère de la Culture, il me dit sur le
ton le plus naturel, que le Ministre n’a aucun poids à la Radio, ni à la Télévision... et que son souhait n’avait pas été
retenu.
Et pour en terminer avec ces contradictions bizarres, une remarque humoristique : du bâtiment de la Place Vörösmarthy
n° 1 - où se trouvent toutes les organisations musicales - il n’y avait dans la salle au cours du concert qu’une seule
personne, une de mes amies de longue date. Tous les responsables ont jugé bon de s’abstenir.
Le 7 mai, j’ai rendez-vous à la Galerie, avec Zsuzsa Feher et l’équipe complète de la Télévision, pour le tournage du
film envisagé. Une Zsuzsa Feher agréable, intelligente, bien versée dans le domaine des Arts plastiques, et une équipe
de techniciens aimables et compétents.
Le plan de toute l’opération a été élaboré par eux, et mon rôle est facile. Pourtant, la séance qui dure six heures est pénible pour moi, avec des projecteurs qui donnent une chaleur insupportable et qui blessent terriblement mes yeux. Mais
les questions de Zsuzsa Feher sont si intéressantes qu’elles me permettent d’oublier le désagrément de la séance.
Depuis que nous sommes arrivés à Budapest, malgré les quelques problèmes qui sont à résoudre, j’ai rarement vu
Edmée aussi heureuse de me voir heureux. Elle est ravie de me sentir fêté et avec son bon sens habituel, elle se réjouit
même des mesquineries, des jalousies des milieux musicaux, à mon égard, me répétant :
- « C’est excellent cela, et ce que tu déclenches montre bien que tu gênes ! ».
Je crois avoir mentionné que pas une seule ligne de critique musicale n’a paru, dans la presse, sur les deux concerts, ni
sur la qualité exceptionnelle des interprètes. Ce n’est pas nouveau dans le monde musical de Budapest. Un autre fait est
significatif : un Ministre de la Culture a présenté l’Exposition d’un artiste étranger, d’origine hongroise. Aucune mention n’en a été faite dans la presse qui a soigneusement passé sous silence ce fait inhabituel. Et c’est sans doute pour
cela que j’ai été encore plus reconnaissant à Béla Köpeczi d’avoir pris cette initiative.
Pendant la saison 1984 - 1985, j’apprendrai à connaître et à apprécier les très grandes qualités musicales et humaines de
l’excellent flûtiste qu’est Matuz. Il va organiser avec ses collègues et quelques-uns de ses meilleurs élèves, plusieurs
concerts consacrés à mes œuvres de Musique de Chambre, à Debrecen, à Miskolc et ailleurs. Il jouera avec piano et
aussi avec orchestre la « Suite paysanne hongroise ».
Et pourtant, lui aussi, connaîtra, avec la Radio Hongroise, quelques déboires. Engagé, avec son pianiste, pour une émission, il déposera son programme qui sera normalement accepté. Mais, très peu de temps avant l’enregistrement, on lui
signifiera que les « Douze Danses roumaines de Transylvanie » de Paul Arma ne doivent pas être enregistrées, et on
ajoutera : « Ne cherchez pas à savoir qui a pris cette décision ; c’est mieux pour vous » ! ! !
Apprenant cela, j’avertirai Zoltán Borha à Paris, qui me rappellera le jour même, pour me rassurer. La Radio de
Budapest contactée lui affirme que, très prochainement, cette œuvre sera enregistrée par Matuz et son pianiste. Bien
entendu, les mois passeront, il n’y aura aucune trace de cette décision !
Nous rendons visite à de vieux amis, et nous fêtons, le 24 avril, chez lui, l’anniversaire de György Kósa. C’est la
dernière fois que nous le voyons. Il mourra au mois d’août. Annie ne lui survivra que deux ans.
ROBIN CHEZ LES HUNS
1984
Les séjours à Budapest ne m’enchantent jamais. Mais je sais combien ils comptent pour Paul qui
retrouve là quelques - rares - amis vrais et leurs manifestations d’affection.
Cette année, l’Exposition et les Concerts sont pour lui des témoignages de sympathie qui le
touchent infiniment et lui permettent d’oublier les sournoises mesquineries de ceux qui ne
l’aiment pas. Je les comprends presque, ceux qui ne l’aiment pas. Pourquoi des artistes
ennemis de l’aventure, qui ont, bon gré, mal gré, depuis des décennies, suivi des directives,
sans avoir osé « sauter le pas », à une certaine époque, admettraient-ils que le fils prodigue qui entend le rester - soit reçu avec honneur dans le pays dont il ne se sent que l’hôte
provisoire...
Et si l’invité est chaleureusement accueilli par les uns, il lui faut admettre que l’unanimité ne se
fait pas pour autant, autour de lui.
Je sens cela par mille petits détails, et je me suis toujours méfiée des politesses officielles.
Comme toujours, on nous a attendu à l’aéroport et comme toujours, on nous a évité la visite
des bagages. J’ai indiqué au chauffeur, les valises à prendre sur le tapis roulant - fière de mon
idée d’avoir collé depuis longtemps à un endroit précis, des étiquettes d’Air France pour
différencier de façon plus visible que les initiales - des valises semblables à tant d’autres.
Arrivés à l’hôtel - les valises déjà montées dans la chambre, nous restons dans le hall avec
Peter Varga qui nous montre les affiches, les invitations, les programmes prêts. Un des portiers
arrive, très ennuyé de nous demander de vérifier nos bagages. Un Français, descendu du
même avion, pour résider - fort heureusement au même hôtel - n’a pas récupéré sa valise à
l’aéroport mais s’est trouvé en face de la mienne, tellement semblable, que c’est au moment
où il essayait de l’ouvrir devant le douanier qu’il s’est aperçu de l’erreur.
Mais s’il est facile de lui restituer sa valise en la faisant porter dans sa chambre - avec nos
excuses - il est moins aisé de récupérer la mienne en panne à l’aéroport. Pendant que nous
allons passer la soirée chez la sœur de Paul, l’hôtel tente de convaincre la douane de mettre
l’objet dans un taxi et de nous le faire apporter. Impossible ! L’affaire prend aux yeux des
fonctionnaires, une allure douteuse et je dois venir moi-même ouvrir mon bagage pour
vérification. Tergiversations, « Nous sommes les invités officiels du gouvernement », « on
peut avoir confiance »... etc., etc. Rien à faire. Ma présence est indispensable avec surtout la
clef de ladite valise.
A notre retour de chez Suzanne. . . à minuit passés, il faut nous remettre en route en taxi vers
l’aéroport - loin de la ville -. Accueil très froid, visite minutieuse. Retour à l’hôtel. . . Tout cela
par ma faute bien sûr, je dois songer à un sigle très personnel pour le prochain voyage ! !
L’hôtel Forum ou nous sommes reçus me plait. Paul l’a choisi pour sa proximité du Vigado.
Magnifiquement situé au bord du Danube, il permet de découvrir, des fenêtres des chambres,
sur l’autre rive, le quartier dominé par le Palais Royal, épaulé par le Mont Gellert d’un coté, la
colline des Roses, de l’autre. Le même paysage se laisse admirer quand on nage dans la
piscine aménagée en terrasse au premier étage. Il a été entendu avant notre départ qu’en
dehors des moments officiels, des réunions de famille et de quelques rencontres amicales, je
vagabonderais à ma fantaisie... Je ne m’en prive pas. Je le fais avec d’autant plus de plaisir
que tout se passe bien - à quelques exceptions près - autour de l’Exposition montée d’une
manière remarquable et dont le vernissage est réussi.
Il me faut pourtant assister à quelques déjeuners offerts par les directeurs de diverses
organisations musicales qui nous « traitent » dans les meilleurs restaurants de Budapest moyennant quoi ils se dispensent d’assister aux concerts ! ! ! Je préfère à cela les revoir avec
les vrais amis, les invitations chez Istvan Matuz, Peter Cazda, le Docteur Sik, l’ami fidèle de
Suzanne, qui nous fait passer une journée de campagne reposante dans son refuge de
Szethémy Hegy qu’on atteint par le funiculaire. Le photographe Albert Kresz nous emmène un
soir dans son village de Gödöllö, tout fleuri de cerisiers plantés le long des rues, et nous convie
à assister, après le dîner, à une fête paysanne, où sans rien comprendre à ce qui se dit, je
m’amuse follement, tant est communicative la gaieté des acteurs, des chanteurs, des danseurs
et des vieilles conteuses malicieuses. Nous assistons au vernissage dans une salle du Vigado,
des oeuvres du sculpteur Meszaros, où Paul retrouve avec plaisir plusieurs bustes de Kösa qui
est aussi un ami de Meszaros.
Lorsque Paul est libre, nous nous offrons quelques échappées, et je connais enfin le « chemin
de fer des pionniers » qui nous emmène déjeuner à « Hüvösvolgy », la « Vallée fraîche ».
Nous délaissons le plus souvent le luxe de l’hôtel pour une petite terrasse d’un restaurant
populaire aménagé dans une jolie maison baroque, ou pour les « Karpathes » ou autres lieux.
Aux « Apostolok », nous partageons, pour un déjeuner, un boxe de la brasserie avec un couple
américain et un couple italien, tout heureux de leurs découvertes budapestoises et le repas est
joyeux dans la confusion des langues.
Il y a les inévitables Cafés chez Gerbaud et les délicieuses glaces « Chez Anna ».
Mais la plupart du temps, je parcours seule, inlassablement, les rues et les rives du fleuve,
m’attardant plus volontiers dans Buda, découvrant les ruelles de l’ancien quartier turc autour
de Gul Baba Turbeh, grimpant au Mont GellertjJusqu’à la Citadelle.
Le premier mai, je tiens à assister au défilé traditionnel et je suis fort surprise d’y constater
une bonhomie désordonnée et joyeuse très différente de la rigueur du même défilé à Moscou,
et de ce que j’avais observé en 1948, ici.
J’attends l’arrivée de Robin, pour revoir avec lui les Musées. Nous avions invité les enfants et
Anne à venir nous rejoindre, mais seul Robin a le loisir de le faire.
Et je me souviens avec amusement d’une de ces histoires d’enfants qui font la joie des
parents : nous lui avions dit en plaisantant que son arrière arrière arrière grand-père était
Attila, roi des Huns. Il était revenu un jour de l’école, sanglotant : « la maîtresse a dit que
mon grand - grand-père Attila était un sauvage et elle nous a montré une image où on le
voyait sur un cheval tenant une tête coupée et puis elle a dit aussi que l’herbe ne repoussait
jamais là où les Huns passaient. Je ne veux pas d’un grand-père sauvage ! »
Ainsi Robin est au pays de son grand - père sauvage !
Premier contact pour lui avec la ville de son père : l’animation autour de la gare - il a tenu à
venir par le train ! -, le Danube et le Bastion des Pêcheurs où nous l’emmenons dîner avant de
le laisser seul, comme il aime, à ses découvertes. Déception le lendemain en trouvant de
nombreuses salles du Musée des Beaux-Arts fermées : un vol important y a eu lieu
récemment.
Seules sont ouvertes des salles consacrées à la rétrospective des œuvres de Vasarely, d’autres
aux peintres hongrois de l’étranger - rien de nouveau pour nous - et heureusement à une
splendide exposition de gravures. Le soir, c’est le concert à l’Institut Français et le dîner offert
par Laurent Deshusses et sa femme, au compositeur, aux interprètes, Anne-Marie et Jacques
Desloges, à Gabor Kosa, à quelques autres invités. L’endroit choisi, parce que, parait-il
Mitterrand l’avait aimé à sa récente visite ; Margit Kert !
Robin, placé tout près de l’orchestre tsigane qui joue pour notre table, peut apprécier
pleinement - trop - cette musique qui l’empêche de s’entendre - en anglais - avec le jeune
Kosa. Evidemment, la couleur locale est .... . mais je vois souffrir, stoïquement, les musiciens,
mes compagnons de table qui n’en demandaient pas tant !
Robin peut juger excellente la présentation de l’Exposition, apprécier la qualité des interprètes
du Concert du 5, au Vigado, faire la connaissance de la Tante Suzanne et de ses cousins Eva et
Jeno.
Tous les deux, nous continuons nos découvertes de Musées et de magasins et Paul nous
convainc d’abandonner les restaurants pittoresques que j’ai tenu à faire connaître à son fils en
nous invitant, avant le départ de celui-ci, à un dernier dîner, dans le cadre plus élégant de
l’Hôtel.
Ainsi, seule Miroka ne connaît pas encore la ville de ses ancêtres
A notre tour, nous quittons Budapest le 16 mai, après avoir surveillé le démontage de
l’exposition.
J’ai tant admiré pendant ce séjour, la santé, l’entrain, la fougue, la jeunesse de mon époux...
octogénaire, que je ne peux imaginer quelle période difficile va commencer pour lui, peu après
notre retour en France.
ENCORE UN RETOUR AU PASSÉ
1984
Une longue et pénible période nous est, en effet, réservée, la santé de Paul devenant sujet
d’inquiétude. Innombrables consultations de généralistes, de spécialistes, analyses,
radiographies, échographies... pour déceler l’origine de troubles urinaires, d’hémorragies
prolongées.
L’état de ses yeux se dégradant en même temps, il prend en haine ces problèmes de
maladies. Il est parfaitement conscient qu’il ne s’agit pas de honte, mais bien de haine.
Ce sentiment le domine et devient envahissant en dépit des encouragements de quelques-uns
de nos très bons amis. Il y a, en chacun de nous, des obstinations qui résistent à la raison.
Pour ajouter aux désagréments de la maladie elle-même et d’une intervention chirurgicale qu’il
subit le 13 juin, avec succès pourtant, il se voit, une fois encore, logé, dans une chambre de
clinique avec un compagnon insupportable de sans-gêne et de télémanie !
Paul quitte la clinique, enfin, le 22 juin. . . pour peu de temps. Une urgence l’y ramène au
milieu de juillet et il ne trouve là, ni réconfort, ni compréhension. On y soigne tant bien que
mal, avec maladresse parfois - mais qui est parfait ? - l’organe malade, mais jamais le cœur et
l’âme. S’accrochant à la conception du Professeur Schwarzenberg qui affirme que la volonté
de guérir est le meilleur facteur de guérison, le malade qu’est Paul veut de toutes ses forces
vaincre le mal. Malgré les troubles qui persistent, il est de nouveau libre, avec tant de
détermination que nous avons un été calme.
Peter Gazda, sa femme et leur fils passent quelques jours chez nous, pendant leur voyage en
France.
Peter et Paul envisagent les détails du disque qui, on principe, doit paraître encore, en
Hongrie, chez Hungaroton, avec les « Prismes sonores », sous sa direction.
En septembre, c’est encore une évocation de la vie de Paul aux États-Unis et à Berlin qui
surgit.
Un jeune Américain vivant à Paris depuis une dizaine d’années, Jim Tick, vient nous voir avec
un de ses amis musicologues Peter Bloom. Le soeur de Jim, Judith, musicologue elle-même et
professeur à Brooklin, prépare un livre sur Ruth Crawford et a chargé son frère de se
documenter auprès de Paul sur Ruth. Les deux garçons arrivent avec un magnétophone et une
quantité de cassettes. Toute l’après-midi, Paul répond à leurs questions, heureux d’évoquer
des souvenirs souvent émouvants pour lui.
Il aimait beaucoup Ruth, douée, lucide,
courageuse dans son expression musicale. Son refus catégorique de toute mode l’avait
conduite à une affirmation précoce de sa personnalité. C’est lorsqu’elle était devenue la femme
de son ami Charles Seeger, alors collaborateur de la Library of Congress de Washington, que
Ruth avait délaissé ses recherches personnelles pour se pencher sur le folklore musical
américain.
Judith fait remettre à Paul, par son frère, des photocopies de lettres de Ruth à Charles où elle
parle de leurs rencontres à Berlin, de manière franche et touchante -. Le passé revient
toujours.
Après une dernière visite à la clinique qui, une fois de plus, ne le satisfait pas - il sait
naturellement que dans cet endroit, il passe pour un malade « gênant » ! - et avec les
conseils de médecins amis de Miroka, Paul se met entre les mains d’un spécialiste renommé.
Nouvelle hospitalisation - cette fois dans de bonnes conditions : chambre où il est seul et sans
télévision! - nouvelle intervention et semaine de repos en octobre.
Repos pour lui, pas pour moi, car la clinique est éloignée de la maison, près du Parc Monceau.
Et pendant qu’on l’opère, je dois jouer la maîtresse de maison pour accueillir une équipe de
Télévision de Budapest !
ON TOURNE
1984
Seuls, nos amis connaissent les problèmes de santé de Paul, qui camoufle parfois, pour
certaines relations, ses séjours en cliniques, en voyages professionnels. Je ne vois pas toujours l’intérêt de la chose, obligée à d’acrobatiques mensonges téléphonés.
Cette fois, je décide de dire la vérité lorsqu’il arrive une invitation envoyée par le Premier
Ministre et Madame Laurent Fabius, à un dîner en l’honneur de Janos Kadar, Premier Secrétaire
du Comité Central du Parti Socialiste ouvrier hongrois. Le 15 octobre, date du dîner, est aussi
celle de l’entrée de Paul dans sa nouvelle clinique :
- « Mais pourquoi, dira le lendemain, le chirurgien à son malade, n’avez-vous pas accepté ?
Vous seriez entré à la clinique, la soirée terminée... ! ! ».
Nous avions oublié, en effet, qu’il y avait eu un précédent dans les aventures médicomondaines de Paul qui avait obtenu de sortir pour quelques heures d’un hôpital, le jour où il
devait recevoir à la maison un Premier Ministre et un Ambassadeur hongrois! !
Je suis quand même plus tranquille de savoir, cette fois, mon pétulant époux, bien surveillé
dans sa chambre de clinique. Mais il est dit que je ne peux être seulement préoccupée par
cette histoire de santé qui doit aboutir le 17, à une intervention chirurgicale.
L’Institut hongrois me téléphone le 16 pour m’annoncer le passage de la Télévision hongroise à
la maison, avec l’équipe de Zsuzsa Feher qui doit compléter le film pris pendant l’Exposition de
mai, à Budapest.
J’essaie d’obtenir un changement de date. Impossible. La présence de Paul n’est pas
obligatoire : on vient filmer la maison, le lieu ou il travaille. L’équipe qui a accompagné Janos
Kadar à Paris doit repartir pour Budapest, et c’est le 17 qu’elle peut venir. Le 17, le jour
même où on opère Paul ! ! !
Je demande qu’au moins, l’équipe vienne tôt le matin, le n’ai pas le cœur de préparer un vrai
déjeuner pour cinq ou six personnes, et je désire être au début de l’après-midi à la clinique.
Naturellement, ce n’est que peu avant midi, que je vois arriver gens et matériel. Ils sont tous
très gentils, mais je dois improviser un lunch - j’ai vraiment la tête à cela ! - leur ouvrir toute
la maison - fort heureusement ils n’ont vraiment pas besoin d’être escortés pour choisir leurs
prises de vues. La très aimable Zsuzsa ne me quitte pas, ravie de parler français et ne manque
pas de me dire, chaque fois que je quitte le téléphone après avoir une fois de plus demandé
des nouvelles de l’opéré : « Ma chère, vous avez l’air soucieuse ! ! ! ».
Charmante Suzanne - dont j’ai aimé la compagnie à Budapest - mais que j’enverrais volontiers
au diable en ce moment !
Enfin mes invités, encore une fois, abreuvés de café et nourris d’ultimes pâtisseries, quittent la
maison trop tard pour que je puisse encore filer jusqu’au Parc Monceau !
Heureusement, les nouvelles de l’intervention sont bonnes et je peux mettre le patient luimême au courant des événements de la journée, par téléphone.
La seule chose qui le contrarie fort, c’est de savoir que, dans ma propre maison, nul n’a pensé
à prendre quelque plan avec moi.
Mais c’est ainsi ! Dans le film que nous aurons l’occasion de voir et que nous trouverons fort
bon avec l’interview dans l’Exposition, complétée par de multiples plans sur le cadre de vie de
l’artiste, les objets, les livres au milieu desquels il travaille, le jardin qui lui est parfois refuge,
sera complètement absente, sa compagne. Mais n’est-ce pas le lot commun de certaines
épouses d’artistes, de se rendre souvent invisibles quand elles ne sont pas... abusives ? Et j’ai
toujours choisi d’être parmi les premières !
Le malade, de retour à la maison, a encore quelques problèmes d’allergie à certains
médicaments, mais se réjouit de recevoir les visites d’amis. C’est avec quelques jours de
retard que nous fêtons avec les enfants et Anne, l’anniversaire du convalescent et celui de
notre mariage, avant de partir passer deux semaines de vrai repos dans le petit château du
Rondon. L’année s’achèvera sans autre alerte de santé et nous réservera le plaisir de revoir,
pendant quelques heures, en décembre, la toujours charmante Jane qui n’a pas oublié ceux
qui furent presque ses beaux-parents. Elle vit seule à Londres, ayant perdu sa mère, puis son
père, éloignée maintenant de sa sœur Sarah mariée à un diplomate allemand en poste à
Téhéran.
MÉMOIRES
1985
Je ne résiste jamais, au début d’une nouvelle année, à l’envie de faire le bilan des mois passés. Bilan de ce que j’ai
réalisé moi-même, bilan de ce qui m’est arrivé. Sans la moindre forfanterie, je suis plutôt satisfait des résultats qu’ont
obtenus mes créations musicales et plastiques. Pour la première fois, mes œuvres de musicien et mes œuvres de
plasticien ont été reconnues parallèlement, à Budapest.
Amicalement Vasarely portera témoignage de cette réalité, en m’envoyant, à la fin de cette année, après la seconde
manifestation de ce genre, à Paris, au Centre Georges Pompidou, une carte avec ce texte : « Vasarely à Paul Arma.
Bravo pour cette première synthèse de la plasticité et de la musique ». Cela, c’est l’image des moments heureux !
Mais il y a des heures désagréables et pénibles à évoquer. Je continue à avoir la même haine pour la maladie. Tout mon
être est dressé contre elle. Et je veux - de toutes mes forces révoltées - ne plus revivre les journées de faiblesse subies
depuis notre retour de Budapest. Je veux aussi éviter, autant que faire se peut, l’angoisse à ceux qui m’aiment, tant je
constate combien l’inquiétude devant le mal de l’autre atteint plus que le sien propre.
Une échéance est prévue depuis quelque temps : une intervention dans l’œil droit, à la Fondation Rotchschild, à la mifévrier.
Les premiers jours après l’opération réussie, sont encore teintés d’inquiétude, le chirurgien ne pouvant assurer une
réussite totale.
Et pourtant, après une semaine, je peux sortir. On constate une amélioration presque miraculeuse. Depuis fort
longtemps, je n’ai vu, avec cet œil, autant de détails. Je peux, de nouveau, écrire, lire, sortir sans canne blanche,
m’orienter, lire les noms des stations de métro. On dit que j’ai un organisme d’une solidité exceptionnelle, d’aucuns ont
même dit coriace !
Dès mon retour à la maison, c’est une période de grand bonheur. Ma machine à écrire reprend du service. J’ai d’ailleurs
la chance d’avoir des doigts qui savent, après avoir tant travaillé sur les touches de piano, taper sur celles d’une machine
sans trop d’erreurs.
Mon regret, pendant cette période de convalescence, est de ne pouvoir assister à un concert donné à Bourg-en-Bresse
par l’Ensemble Maurice Calvet, avec l’œuvre « Á la mémoire de Béla Bartók ».
En octobre 1984, j’avais reçu une lettre de Maurice Calvet qui, ayant entendu cette œuvre diffusée par Radio-France,
avait décidé de la monter pour la créer en France. Il avait déjà demandé le matériel à « Editio Musica » de Budapest et
commencé les répétitions. Il était venu me voir, avec sa femme, responsable des J.M.F. de la région. Leur visite nous
avait laissé une excellente impression, car ils semblaient, tous les deux, sérieux, dévoués, courageux. Des projets
avaient été dessinés pour l’organisation de l’Exposition jointe au concert qu’il prévoyait en mars, sous le patronage de
l’« Association de l’Ordre National du Mérite ».
Entre novembre et mars de cette année, les détails pratiques avaient été mis au point par téléphone. Nous sommes donc
invités, mais il serait déraisonnable de me déplacer en ce moment.
Pierre Boitet écrit dans « Le Progrès » du 11 mars :
« … Une pièce intéressante par le faisceau d’événements qui l’émaillent, interventions de l’important pupitre de
percussions. Là, encore, il faut souligner l’extraordinaire travail de mise en place exigé par la partition et l’intérêt,
pour les musiciens, d’aborder ce type de répertoire… ».
L’exposition, naturellement a dû être remise. Les musiciens ont la gentillesse de m’envoyer un programme du Concert
signé par tous et par leur chef.
Des annonces de concerts me parviennent pendant la première partie de cette année ; de France, par le Quatuor de
Saxophones des Ensembles Musicaux des Alpes et par celui de Serge Bichon ; des U.S.A., par le saxophoniste William
Trimble à la California State University Hayward ; de Hongrie, par Matuz et les « Cordes de Budapest » ; d’Italie où le
« Quartetto Paul Arma » continue sa brillante carrière à Salluzo, Allessandria, Génova et Camogli où il crée les «
Quatre Mobiles ».
Au début de mars, le jeune historien, Pascal Ory, qui enseigne à la Faculté de Nanterre, vient nous voir. Il prépare un
ouvrage sur l’avant - guerre et le Front Populaire et aimerait m’interroger sur « Les Loisirs Musicaux de la Jeunesse »,
dont il a trouvé trace à la Bibliothèque Nationale et dans les journaux de l’époque.
Il semble si jeune et il a derrière lui, déjà de nombreux travaux ! Sa connaissance au sujet nous émerveille et c’est avec
beaucoup de plaisir que j’évoque devant lui, cette période qui fut si exaltante pour moi.
La relative tranquillité concernant ma santé n’a pas duré très longtemps.
De nouveaux examens m’obligent à regagner ma chambre de clinique et à subir encore une intervention.
Au grand soulagement d’Edmée et des enfants pour qui le Parc Monceau a perdu ses attraits de promenade pour devenir
symbole de maladie, je sors assez rapidement.
Pour répondre enfin, après plusieurs invitations que j’ai dû refuser, à celle de la réception, dans le bel hôtel de Clermont
- Tonnerre, à laquelle nous convie, le 3 avril, le Nouvel Ambassadeur de Hongrie, en France.
Par un curieux hasard, les manifestations de l’intérêt de la Hongrie se placent presque toujours dans des périodes de
faiblesse ou de maladie chez moi. C’est souvent avec anxiété, qu’Edmée voit redevenir mondain, droit, fringant et gai,
dans une réception, un époux qu’elle a contemplé malade, allongé, découragé dans sa chambre de clinique. Mais elle
connaît ma volonté et surtout mon besoin d’oublier le monde de la médecine - même quand les médecins me sont
sympathiques -. La foule est énorme dans les salons de l’Hôtel Clermont Tonnerre où des serveurs en costume national
guident les invités vers de somptueux buffets. Enfin, l’Ambassadeur et sa femme en poste à Paris, après le départ de
Josef Beniy, font la connaissance de ce Paul Arma qu’ils auraient pu croire mythique, tant il a été jusque là insaisissable,
et nous invitent, vers le milieu de la soirée, dans un petit salon où ils réunissent quelques privilégiés.
Nous retrouvons là, Clara et Victor Vasarely, Pierre Cardin et la jolie femme qui l’accompagne, en rouge et noir, les
couleurs de sa récente collection, Alain Poher, Jean-Pierre Chevènement, Gyarmathy. Conversations franco-hongroises
anodines et mondaines. Quelqu’un félicite Chevènement pour son innovation dans l’enseignement : l’obligation pour
les élèves de savoir parfaitement la Marseillaise ; Edmée n’est pas d’accord, n’ayant jamais digéré le « sang-impur »
qui doit « abreuver nos sillons ». L’argument que sort Chevènement ne la convainc pas :
- « Il faut replacer ce chant dans son contexte historique ».
- « Justement parce que ce chant convenait peut-être à une période de notre histoire... ne pourrait-on faire apprendre
aujourd’hui un hymne de paix ? ».
Qui répondra jamais à cette suggestion ?
Vasarely est en verve. Il entonne une Marseillaise aux accents magyarisés. Il va se servir avec Edmée au buffet et fixe
d’un œil rond l’assiette qu’elle prépare pour moi. Elle se demande bien pourquoi... et encore plus quand elle l’entend
me recommander :
- Mâchez cela lentement, sinon vous serez malade !
Malade avec trois modestes tranches de viande froide ?
Mais Edmée s’aperçoit que sa myopie lui a fait prendre du foie gras pour du vulgaire rôti de veau. Sa confusion est
extrême à l’idée qu’on pourrait la juger « pilleuse de buffet » comme on en voit si souvent dans ce genre de réception.
Tant pis, le mal est fait, sa réputation décidément entachée !
Un incident désagréable se produit dans la maison que nous habitons depuis bientôt douze ans. Nous n’avons jamais
connu de problème de sécurité dans ce quartier populaire de la commune. Pourtant, les cambriolages se multiplient dans
les demeures voisines et nous prenons la précaution, dès la nuit tombée, de fermer portes, fenêtres et volets du rez-dechaussée et d’y laisser une lumière allumée.
Un soir après le dîner, puis l’écoute des informations à la télévision à l’étage, Edmée descend, est surprise par un parfum étranger à la maison, au bas de l’escalier et trouve une fenêtre et les volets d’une chambre ouverts. Plus de lumière
dans le studio. Appelé, je constate la disparition d’un de mes magnétophones et d’une lampe de poche de la console où
sont réunis tous mes appareils de son. Ceux qui sont encore là sont tous soigneusement débranchés, déplacés... prêts à
être emportés.
Nous ne parvenons pas à comprendre comment on a pu s’introduire avec volets fermés partout.
La police résoud l’énigme !
Une lucarne d’un cabinet de toilette, si petite que nous ne songeons jamais à la fermer, a été utilisée. On y a fait glisser
un enfant - des traces de chaussures sont visibles sur un banc dehors, sous la lucarne, et sur le siège des W.C., à
l’intérieur. L’enfant a ouvert fenêtre et volets pour laisser entrer un adulte « spécialiste » des appareils de sons. Le travail s’est fait tranquillement tant qu’on savait les habitants fort occupés par ce qui se passait sur le petit écran, à l’étage
au-dessus.
Que serait-il resté du studio si nous avions décidé de prolonger le journal parlé par un film ?
Robin, dès le lendemain, fixe un barreau sur une issue inutilisée pendant tant d’années!
Les sorties d’Edmée se limitent presque, maintenant, aux visites dans les Galeries ou dans les salles d’Exposition. Au
Grand-Palais, c’est Pignon, et quelques jours après, ce sont les derniers tableaux de Francoise Delmas qu’elle va voir toujours sans moi qui, avec mes mauvais yeux, ai renoncé, depuis longtemps, à « faire semblant » de contempler des
toiles. Suzanne Smadja - qui s’occupe beaucoup de l’œuvre d’Alex, depuis qu’il a disparu, organise une très belle
exposition, où se retrouvent des toiles de différentes époques, toutes fort intéressantes. Dans le même quartier, elle a le
temps d’aller admirer de beaux Szènes, encore des Pignon et des Giacometti. Des œuvres d’André Lhote, dont Yvonne
Gouin est en train d’écrire une étude, l’attirent encore, et nous nous retrouvons nombreux, chez Robin qui présente,
comme chaque année, ses derniers travaux, chez lui. Des amis à lui qui sont devenus nos amis, des amis à nous qui sont
devenus les siens, réunion très sympathique.
Nous fêtons bientôt les quarante ans de notre fils... toujours célibataire.
J’ai grand plaisir à recevoir des responsables d’une organisation de résidents kabyles en France. Ils ont trouvé, à la
Phonothèque Nationale, des copies sur disques souples, assez médiocres évidemment, des enregistrements que j’ai
effectués en Kabylie, en 1954, et ils aimeraient réaliser un coffret de disques avec une organisation semblable aux
U.S.A. Un responsable de la Direction de la Musique, en France, leur a fait entrevoir l’obtention d’une subvention.
Ils sont pleins d’enthousiasme pour l’art populaire de leur peuple et sont heureux d’apprendre que les originaux de mes
enregistrements sur bandes magnétiques sont toujours en ma possession. Leur joie est grande d’apprendre que j’ai
utilisé ces enregistrements pour un certain nombre d’émissions, dans la série « Chants et Rythmes des Peuples » et que
je peux mettre à leur disposition mes textes, mes commentaires et mes analyses. J’espère pour eux et pour le folklore
kabyle que leur projet verra le jour.
« La boîte à documents » fera paraître des numéros fort intéressants sur la question qu’Ouahmi Ould - Braham me fera
régulièrement envoyer. J’y lirai, de lui, un article fort savant sur un Qanoun kabyle recueilli au XIXème siècle, dans «
Études et Documents berbères », et la présentation d’un numéro « Musique et instruments de musique du Maghreb ».
Nous sommes fin avril et je réalise qu’il n’est pas trop tôt pour préparer la matière de la prochaine Exposition, ranger,
vérifier, mettre au point les éléments que je n’ai plus vus, ni touchés depuis leur retour de Hongrie.
C’est ainsi que je sors de leur carton, mes « Rythmes en couleurs » et que j’ai la surprise de les redécouvrir. Surprise ?
Pas tout à fait ! Un sentiment analogue m’a souvent envahi quand j’entendais par hasard, dans une radio, une musique
qui me plaisait, qui m’intéressait... et qui s’avérait être la mienne !
Donc, je me trouve, pendant trois jours, en tête-à-tête avec mes « Rythmes en couleurs » que j’ai réalisés entre1963 et
1970. Voilà comment j’ai décrit ma démarche, tout récemment, à Daniel Paquette :
- « Comme l’indique l’expression choisie pour ce secteur de ma création graphique « Rythmes en couleurs »,
l’élément prédominant est le rythme, autant celui des lignes que celui des formes séparées ou réunies. Qui dit rythme dit
mouvement : un exemple simple, un son électronique tenu pendant une certaine durée n’offre aucun mouvement.
A ce rythme des lignes et des formes, s’ajoutent les jeux des lignes, donc la structuration même de chaque composition,
qui produit des rythmes, précisément des « Mouvements dans le mouvement »ou encore des « Mouvements en
mouvements ». »
Avec mon acharnement habituel, que beaucoup appellent entêtement, je remets en route le projet de 1983 tendant à
allonger la liste de mes partitions aux couvertures dessinées par des artistes contemporains. Miraculeusement, cette
année, il ne semble plus y avoir d’obstacles. Les « Éditions Choudens » décident de publier 5 partitions, les « Éditions
Musicales Transatlantiques », 8, à condition d’être aidées financièrement. A moi de choisir les peintres. En attendant, je
fais calligraphier les musiques par ma copiste habituelle.
Tout semblera se présenter très bien, ce qui me sera confirmé par une des responsables du Ministère qui viendra, aux
manifestations de fin d’année, au Centre Pompidou... Mais la période des Elections Législatives arrivera, et
brusquement malgré mes efforts, il me sera impossible de joindre quelqu’un à la Direction de la Musique. On s’attend à
des changements et tout est en sommeil et pour longtemps. Une lettre écrite à Maurice Fleuret reste sans réponse. La
Culture dépend - elle tellement de la politique ? Finalement, il faudra renoncer aux couvertures dessinées et les
partitions paraîtront plus tard sans pour autant faire monter le nombre de 74 plasticiens.
Je repars en guerre, comme périodiquement, pour essayer de toucher normalement des droits d’auteur qui me reviennent
légalement. En principe, notre société, la « Sacem », est là pour défendre les droits de ceux qui vivent de l’exécution
de leurs œuvres. Depuis 1944, j’appartiens à cette société et j’ai déjà eu quelques mésaventures avec elle. Il y a six ans,
une nouvelle source d’ennuis était née avec la négligence de certaines sociétés étrangères qui ne versent aucun droit,
ainsi aux U.S.A., en Autriche, en Italie, en Hongrie pour n’en citer que quelques-unes.
Je ne cesse de réclamer, d’écrire, d’effectuer des démarches. Je remets périodiquement au service de la Répartition, des
photocopies de programmes donnés à l’étranger. Rien ne bouge. Faut - il vivre de l’air du temps? Je n’ai ni imprésario,
ni attaché de presse, ni secrétaire pour régler ces problèmes de droits qui sont maintenant ma seule ressource.
Cette année, mon mécontentement est à son comble, quand un ami de Budapest me fait parvenir un petit livre où
figurent plusieurs de mes chants. Le tirage indique « 180 mille ». Je revois mes dossiers et je constate que le copyright
a été donné sans mon autorisation. Je m’adresse cette fois à Jean Loup Tournier, le directeur général de la Sacem, qui
me reçoit, admet mon mécontentement et décide d’agir. Je reçois peu après le duplicata de sa lettre adressée à Artijus, la
société hongroise. La réponse arrive vite. Artijus reconnait que mes œuvres ont été effectivement publiées sans
autorisation - ce qu’interdit la Convention de Berne signée par la Hongrie ! - ... mais une loi hongroise existe qui stipule
que toute réclamation de ce genre doit être effectuée trois ans au plus après la publication en question. Les trois ans sont
passés depuis longtemps. Il y a prescription ! ! !
Une autre de mes préoccupations est l’avenir de notre manuscrit sur les Chants et Poèmes de la Résistance. Alors
qu’Edmée a abandonné une nouvelle fois tout espoir depuis la dernière mésaventure avec Hachette, je persiste à tout entreprendre. Jean Gouin est aussi attaché que moi à ce projet. Il a confié le manuscrit à Marie-Madeleine Fourcade profondément respectée par tous ceux qui, sous une forme quelconque, se sont battus contre l’occupant.
Avec Yvonne et Jean Gouin, nous allons lui rendre visite et nous rencontrons chez elle, des gens qui aimeraient nous
aider. Elle-même veut parler de ce projet à François Mitterrand qu’elle doit voir bientôt.
Edmée reste toujours sceptique et moi je vois déjà une issue en imaginant que l’enthousiasme, le désir de trouver une
solution positive seront cette fois agissants et puissants !
Hélas, une fois de plus, rien ne sort de toute cette bonne volonté... et le manuscrit rejoint son placard !
Notre ami Daniel Paquette, parle souvent dans ses cours de musicologie de diverses Universités, de ma création et de
mes conceptions musicales.
Deux de ses étudiantes ont décidé de consacrer leur mémoires de maîtrises à mon œuvre. Elles ont le privilège d’avoir
un professeur qui, non seulement, sait beaucoup de choses sur ma vie, ma carrière, mon œuvre, mais encore, possède de
nombreux documents que, depuis des années, je lui communique et qu’il peut mettre à leur disposition.
Les étudiantes travaillent longtemps sur ces documents avant de venir me voir avec leur professeur. La journée que nous
passons ensemble en juin, est non seulement une rencontre de travail, mais aussi d’amitié car ces deux jeunes femmes
sont sympathiques et intelligentes. Leur sérieux, leur enthousiasme pour les sujets qu’elles ont entrepris de traiter
prouvent, s’il en était besoin que des jeunes d’aujourd’hui sont capables de s’attacher passionnément à un travail choisi
librement. Quelques mois plus tard, nous recevrons de chacune d’elles, un Mémoire de maîtrise très soigneusement
présenté, en deux forts volumes, enrichis de nombreuses illustrations choisies dans mes œuvres plastiques ou dans les
couvertures de partitions, une cassette d’exemples sonores étant jointe à une des maîtrises.
Mémoires remarquables sur tous les plans, et dans lesquels, malgré ma sévérité, je ne peux relever aucune erreur. Plaisir
complet pour le musicien intransigeant que je suis.
Les deux Mémoires de Maîtrises, préparés sous la direction du professeur Monsieur Daniel Paquette à l’Université Lyon
II, sont datés de septembre 1985.
Murièle Grimonprez a donné pour titre au sien : « VERS UNE SYNTHESE DES ARTS : L’OEUVRE DU
COMPOSITEUR PAUL ARMA 1 ».
Anne-Cathy Graber a développé : « PAUL ARMA OU LE MYSTÈRE DE LA TRANSPARENCE MUSICALE 2
».
Dans son travail, Anne - Cathy Graber consacre un chapitre au « module, principe de construction », et elle y développe
une idée originale au sujet de l’origine du module. Elle écrit :
« … Comme nous l’avons vu, le module est le principe de base du système compositionnel de Paul Arma. Or, tout
matériau de base, comme le souligne Raymond Court, à la suite de Focillon, est « sédimenté culturellement». Cela veut
dire qu’il a un à priori historique, qu’il est non seulement le matériau d’une époque, mais aussi « à la fois prélevé sur
une nature géographiquement marquée et portant l’empreinte indélébile de la culture qui l’a engendré ». A la suite de
cette réflexion, nous avons cherché où s’origine ce module.
Bien sûr, la première raison est que ce module de base est dénué de tout artifice et de tout ce qui est superfétatoire,
quête de Paul Arma. Mais cela ne nous précise pas d’où pourrait éventuellement ( nous précisions, afin d’éviter toute
confusion, qu’il s’agit d’hypothèse ) être issu ce module. Les analyses précédentes nous le présentent comme
permettant une distribution et une création de l’espace sonore.
Or, la langue hongroise est elle - même qualifiée de « langue de l’espace » : en effet, celle - ci comporte des «
particules » s’ajoutant après ou avant un mot ou un verbe, indiquant ainsi l’action, le mouvement sur lequel on veut
insister. Ces particules sont « ventilées » ( comme le module musical ! ) à travers la phrase. »
Anne - Cathy Graber poursuit avec des exemples linguistiques des mots hongrois pour former différentes phrases, et
conclut, avec des exemples musicaux :
« de la même façon, les modules musicaux sont transformables à souhait ».
J’avoue que la démonstration est habile et intéressante. Elle serait à discuter...
Quant à mon propre travail, cette année, il se limite à : RECTILIGNES ET RÉCURRENCES VARIÉES 1 à la base
de projets existant déjà. Je suis trop découragé par l’état de mes yeux et les désordres de ma santé pour vraiment
composer.
1
2
1
1985. Université Lyon II. Murielle Grimonprez : « Vers une synthèse des Arts : l’œuvre du compositeur
Paul Arma ». Mémoire de Maîtrise préparé sous la direction de Monsieur Daniel Paquette. 2 volumes.
1985. Université Lyon II. Anne-Cathy Graber : « Paul Arma ou le mystère de la transparence musicale ».
Maîtrise de musicologie préparée sous la direction du Professeur Daniel Paquette. 2 volumes, 1 cassette.
M.S. inédit.
PRINTEMPS - ÉTÉ
RÉPIT DANS LA MALADIE
1985
Au printemps, nous étions partis encore au château du Rondon et y avions passé deux
semaines. C’est toujours avec le même plaisir que nous retrouvons la blanche et calme
maison, son intendant et son personnel accueillant et discret. C’est un nouvel aspect du
paysage que nous découvrons : le premier printemps que nous passons devant les verdures
naissantes du parc et des bords de l’eau. Le soleil permet parfois le repos sur la pelouse et
quand le temps est maussade, nous travaillons dans notre grande chambre dont les fenêtres
s’ouvrent dans les deux façades du château.
Au Rondon, c’est le hasard qui désigne les voisins dans la salle à manger. On tombe bien ou on
tombe mal selon le sort : si la table voisine est peu sympathique, on termine assez vite son
repas, mais il arrive qu’un lien se crée et il est agréable, alors, de prolonger, pendant le café,
la conversation ou de la continuer en faisant quelques pas sur la terrasse. Cette fois encore, si
nous avons, à notre gauche, la compagnie peu exaltante d’une vieille dame un peu radoteuse,
nous nous réjouissons, d’avoir à notre droite, la Marquise de Chabannes, dont nous
connaissons les travaux - sous le nom de Cecily Mackworth - sur Mallarmé, Verlaine, Valery,
Valery Larbaud. Son accent, son humour, son allant nous enchantent. La vieille France est
présente sous les traits de la Comtesse Sybil de la Ruelle qui évoque avec la tab1e voisine les
souvenirs d’un Liban mythique. Les œuvres de ces dames - poèmes ou romans sentimentaux sont dans les rayons de la bibliothèque...
Un jeune scénariste est là aussi, qui prépare un téléfilm, de jeunes acteurs. Société
agréablement variée où il y a toujours quelque chose à glaner, de drôle ou de grave.
Nous choisissons de passer l’été dans notre banlieue désertée et tellement calme, radios et
télévisions muettes partout. Quelques visites : Jean-Louis Petit, directeur du Conservatoire de
Ville d’Avray, organisateur des concerts « Le compositeur dans la ville » avec les musiciens de
son « Atelier-Musique de Ville d’Avray », avait voulu s’entendre avec la Municipalité d’Antony
pour organiser, en 1984, un concert des œuvres de Paul, joint à une exposition. Rien n’était
sorti de ce beau projet.
C’est donc au Centre Pompidou que l’idée sera réalisée, Jean-Louis Petit est subventionné par
le Ministère de la Culture et collabore avec Radio-France, et il a beaucoup d’idées et
d’initiative.
Yves Kovacs vient aussi nous voir. Nous avions remarqué il y a quelques années, le travail de
ce jeune cameraman dans les émissions sur l’art, de Terry When - Damisch. Celle - ci me
l’avait présenté au Centre Beaubourg, lorsque passait leur film consacré à André Kertesz au
moment où celui-ci avait son exposition de photographies. Nous l’avions revu, au Centre,
encore, pendant l’Exposition et le Concert autour de L’Oiseau-Qui-N’Existe-Pas de Claude
Aveline. Kovacs s’intéresse à la musique, aux travaux de Paul et attend l’occasion de tourner
un court-métrage sur ce sujet, pour Antenne 2. L’occasion serait peut-être ce qui va être
réalisé à la fin de l’année au Centre Pompidou. C’est la raison de sa visite à la maison, cet été.
Encore une nouvelle rencontre agréable. Le garçon est charmant ; il emporte plusieurs
disques, une documentation complète en promettant de s’occuper sans tarder d’un plan
sérieux pour ce projet... L’été passera, l’automne, l’hiver, l’exposition et les concerts auront
lieu au Centre, où on ne verra jamais le jeune cameraman. Une nouvelle fois, il faut tourner
une page ! ! !
Nous abandonnons pour quelques jours la paix de notre coin de banlieue pour les paysages
plus vastes des Hautes-Alpes. Le voyage est rapide jusqu’à Grenoble. C’est ensuite par
l’« Alpes Azur » nonchalant que nous gagnons Sisteron. La Compagnie a cru bon d’« animer »
le train, il paraît que les voyageurs apprécient cette attention mais les commentaires diffusés
par haut-parleur dans les wagons, par une hôtesse qui a bien appris sa leçon de géographie,
nous importunent un peu. Les montagnes et les vallées qui passent derrière les vitres suffisent
à notre jubilation.
La maison de Robin est comme d’habitude accueillante : une chambre nous est toujours
réservée à l’étage, où les volets fermés maintiennent une appréciable fraîcheur. Le matin, on y
perçoit les bruits de vie qui montent du village et pendant la sieste, les stridences des cigales.
Heureux moments de nonchalance avec le revoir habituel des amis sisteronnais de Robin. On
improvise des repas, on se serre un peu plus autour de la longue table quand des hôtes
imprévus arrivent, on sent Robin heureux au milieu de ces amitiés. Nous passons une agréable
soirée, de l’autre côté du village, chez Francesca et Salvator, et le dîner se prolonge sur la
terrasse quand nous entendons, venant de Devantville, des coups de klaxon répétés : Robin
parti aux nouvelles revient annoncer que deux de ses amis et deux danoises sont arrivés... le
dortoir est complet !
Nous connaissons une grande joie au cours de ce séjour. Nous y revoyons une très ancienne
amie, Jeannette, qui avait participé avec enthousiasme et foi aux activités des « Loisirs Musicaux de la Jeunesse » que Paul avait créés au moment du Front Populaire. Elle avait
courageusement abrité chez elle, à différentes reprises, le porteur d’étoile pendant la guerre.
Nous nous étions revus après celle-ci, avions connu Paul son mari, su qu’ils avaient deux
enfants. Puis, plus rien, pendant plus de trente années. Nous savions seulement qu’ils habitaient quelque part en province.
D’une manière inattendue, et parce qu’un violoniste de passage chez eux, leur avait appris
qu’il avait rencontré Paul, et leur avait donné notre adresse, nous avions reçu au début de l’an
dernier, une lettre de Jeannette et les liens s’etaient renoués par correspondance.
Cet été, nous avons décidé de nous revoir. Ils habitent Briançon et c’est chez Robin que le
rendez-vous est fixé. Nous retrouvons donc Jeannette et Paul inchangés, elle toujours sensible,
intelligente, lui solide. Leur fille Elisabeth vient avec eux, elle est vivante, épanouie,
chaleureuse et nous plaît beaucoup.
Emouvant revoir après tant d’années d’éloignement. Robin a la délicate attention d’emmener
ses propres amis en pique - nique dans les environs, pour nous laisser libres d’évoquer nos
souvenirs.
Brefs, mais beaux moments de détente et d’amitié. Nous rentrons à Antony pour accueillir
Nelly. Promenades habituelles avec elle. C’est ensuite le plaisir d’aller dans le beau décor du
Parc Floral de Vincennes a l’ouverture du Salon des Femmes Peintres. Le petit train pittoresque
trimballe tout le beau monde des invités et des critiques d’un pavillon à l’autre, entre les
pelouses et les massifs qui rivalisent de couleurs avec les tableaux.
L’événement à Paris, en ce moment, est l’emballage du Pont-Neuf par Christo. Grande
affluence autour du gigantesque chantier. Commentaires divers acerbes ou admiratifs. Ce n’est
pas laid, mais pourquoi affubler une œuvre d art d’un déguisement appelé « œuvre d’art » ?
MOUVEMENT DANS LE MOUVEMENT
AU CENTRE POMPIDOU
1985
Nous recevons, en novembre, le Professeur Giacomo Soave, le créateur et inspirateur du « Quartetto Paul Arma». Il
nous a toujours envoyé les programmes des concerts où le « Quartetto » jouait ma musique. L’Ensemble m’a prié de
lui composer une œuvre, ainsi sont nés les « Quatre Mobiles » que je lui ai dédiés avec grand plaisir.
Le professeur vient avec les quatre jeunes du « Quartetto » et nous sommes tous très heureux de nous connaître, moi
particulièrement, en constatant leur enthousiasme juvénile.
Ils m’offrent, dans un bel écrin, une plaque sur laquelle sont gravés quelques mots et ce discret hommage me touche
infiniment. Le champagne égaye la réception, chacun sort son appareil de photo, pour garder un souvenir de cette
rencontre. Un des jeunes m’apprend qu’il exécute à chaque occasion qui se présente, mon œuvre « Résonance pour
clarinette et percussion ». Belle journée pour ces musiciens, leur professeur et pour moi ! Le Quatuor retourne en Italie
où il va encore donner des concerts dans différentes villes.
De Roumanie, j’apprends l’exécution de la « Suite de danses pour flûte et orchestre » et du « Divertimento n° 10 pour
deux clarinettes ». En Hongrie, le flûtiste Matuz continue à jouer et à faire jouer mes œuvres après les avoir interprétées
à Cuba. De France, peu de nouvelles : à Epinal, un Concert donné par le Quatuor de Saxophones strasbourgeois « Ars
Gallica », et sur une Radio privée parisienne « Paris Métropole », une émission entière que Jean-Louis Petit fait avec
moi.
Nous entendons une série d’émissions consacrées à Jean Cassou interviews de l’écrivain par Jacques Bens. Double
plaisir pour moi, les souvenirs évoqués par l’ami et la réalisation d’un garçon dont j’avais décelé le talent, il y a
longtemps déjà quand j’avais fait sa connaissance dans le milieu de l’École Freynet, en Provence.
Plusieurs déjeuners à la maison nous permettent de revoir Eva et Roger Roger - André Parinaud et sa jeune femme.
Parinaud semble aimer mes musiques sculptées et m’encourage à trouver une Galerie qui les vendrait. Ce n’est pas ce
que je souhaite, je ne veux pas me séparer de mes créations qui sont pour moi, comme mes enfants.
Encore une évocation du passé ! La Galerie Franka Berndt expose des œuvres de Boethy et de l’Avant-garde hongroise.
Ce sont de très anciens souvenirs qui ressurgissent en moi. Ceux des moments que j’ai passés avec des peintres
hongrois, à Budapest, autrefois, et ceux que j’ai vécus à Montrouge, en 1933, avec le sculpteur dont j’admirais tant les
créations.
Daniel Mayer, malgré les ans qui coulent, malgré les changements profonds des mentalités, malgré les comportements
égoïstes qui se développent, est resté fidèle à ses amis, loyal dans ses choix. Ce sont des vertus qu’il est si réconfortant
de rencontrer aujourd’hui.
Il est toujours le même, simple, naturel, discret, toujours prêt à rendre service.
Il avait eu l’idée de demander à Jean-Marie Carzou de faire un film avec moi, comme il l’avait fait avec lui. Le projet ne
se réalise pas, mais nous voyons plusieurs fois à la maison Jean-Marie qui organise à son tour un dîner chez ses parents,
et nous avons le plaisir de retrouver le peintre et sa femme que nous n’avons pas vus depuis bien longtemps. Des amis à
eux sont là aussi et la soirée est très animée, Jean - Marie étant lui-même un convive loquace. Jean Carzou n’a pas
changé, toujours doux et discret. L’ambiance de l’appartement est très orientale avec les belles soies qui drapent les
sièges, et il a tant de toiles à contempler sur les murs, d’objets à découvrir sur les meubles que nous oublierons facilement le dîner pourtant raffiné, servi par un maître d’hôtel de grand style.
Malheureusement, ma santé fait encore quelques fantaisies. Examens, analyses, rendez-vous médicaux encombrent un
emploi du temps que j’aimerais consacrer entièrement à la préparation de l’Exposition et des concerts prévus depuis
longtemps, au Centre Pompidou, pour la fin de 1985 et le début de 1986. Comme souvent, le projet ne se réalise pas
facilement et il a une longue histoire dont les débuts remontent à 1984.
C’est en effet en janvier 1984, que Blaise Gautier, un responsable d’un des Services du Centre Pompidou, m’avait
téléphoné pour m’annoncer sa visite et celle d’un de ses collègues, Marcel Bonnaud. Il m’avait précisé qu’il avait
l’habitude de prendre ses rendez-vous à l’heure du déjeuner et nous avions convenu : 13 heures. Edmée avait préparé du
café car nous avions imaginé qu’ils avaient avalé quelque chose avant d’arriver.
Très vite à l’aise, ils nous avaient semblé pourtant vaguement endormis - ce que nous avions compris lorsqu’ils nous
avaient raconté une soirée et une nuit passablement arrosées. Edmée et moi, avions essayé de mettre un peu d’ordre
dans des propositions passablement confuses. Brusquement, à 15 heures, Blaise Gautier suggère de « chercher un petit
restaurant dans le coin ! ».
Confusion de la maîtresse de maison qui n’avait pas imaginé une seconde qu’ils s’étaient invités pour déjeuner.
De petit restaurant ouvert à 15 heures, il n’y en a jamais eu dans notre coin de banlieue. Il n’était resté à Edmée qu’à
préparer une pile de sandwiches qui avaient disparu rapidement, aidés par plusieurs bouteilles de vin !
Les projets ne s’en étaient pas précisés pour autant et nos « invités » nous avaient quittés sans que nous ayons compris
exactement ce qu’ils proposaient.
Pourtant, avant de monter dans la voiture, Blaise Gautier m’avait encore crié :
- « Alors, vous m’écrivez pour me donner votre accord : une exposition et des concerts de vos œuvres ! ».
Accord pour quels projets précis ? Je n’en savais vraiment rien et je n’avais pas écrit.
Quelque temps après, Blaise Gautier s’était à nouveau manifesté. Pour lui, le projet était prêt ! Il proposait une réunion
de travail pour mettre au point des détails.
Et la réunion s’était tenue, au Centre, dans une ambiance totalement surréaliste, avec une secrétaire pas mieux au
courant que nous, du projet en question. Le lieu même était baroque, dans l’étage du Centre, où les bureaux des
différents services n’étaient séparés les uns des autres que par des mini-cloisons. Labyrinthe invraisemblable où le
visiteur se perdait immanquablement et où il n’avait, comme points de repère, que des têtes qui apparaissaient et
disparaissaient derrière des casiers métalliques.
Dans leur domaine propre, Blaise Gautier et la secrétaire passaient une grande partie de leur temps à extirper les dossiers qu’ils cherchaient et souvent ne trouvaient pas, de sacs de plastique publicitaires, moyen qu’ils avaient imaginé
pour s’« y retrouver plus facilement ». ( sic ).
Les coups de téléphone se succédaient pour l’un ou pour l’autre. Des gens passaient, interpellaient au-dessus des
cloisons, se frayaient un chemin parmi les sacs de plastique, ramassaient ce qui tombait.
La conversation, comme l’ambiance, était plutôt décousue On sautait d’un sujet à l’autre, sans souci de précision. On
nous déroulait une série d’affiches pour que je puisse déjà choisir ( ? ). On nous montrait une brochure... le téléphone
sonnait. Gautier ne voulait pas répondre, la secrétaire non plus ; au milieu de cette compétition, l’appareil chutait.
Tout cela en pleine euphorie, et à notre ahurissement. On avait voulu nous montrer le Foyer où se tiendrait l’exposition,
la salle de concert. On avait voulu fixer une date: décembre 1984...
Puis, plus rien. Tout cela avait été si flou, si vague, que je n’avais pas tenu à préparer quelque chose d’aussi imprécis et
j’avais annulé le projet en le repoussant à l’année suivante. Bien m’en avait pris, car ma santé aurait été un grand handicap.
C’est donc ce projet qui a été repris, cette année, dès le mois de juin. Au milieu du mois, j’ai reçu de Blaise Gautier un
télégramme insistant sur la nécessité de discuter de nombreux points pratiques et m’annonçant sa venue et celle d’un de
ses collaborateurs pour le déjeuner du lendemain !
Alors que nous sommes naturellement hospitaliers, ce genre d’invitation forcée ne me plaît pas spécialement. Mais
pourquoi se formaliser devant une forme d’inconscience qui n’est même pas mauvaise éducation. Là où je proteste,
c’est quand une demi-heure avant l’arrivée de nos deux « invités », une assistante m’annonce par téléphone qu’elle
s’invite aussi. Assistante ou non, j’ai le courage de lui répondre qu’un déjeuner préparé pour quatre ne l’est pas pour
cinq. C’est idiot comme argument, mais je ne trouve rien de mieux.
Au cours du déjeuner et dans l’après-midi, des détails sont précisés.
C’est avec le régisseur du Petit Foyer des Salles de Concert, que je dois mettre au point les détails de l’Exposition ; c’est
avec l’atelier des maquettes que je verrai la question des affiches, des invitations, des brochures qui accompagnent
chaque manifestation ; c’est avec qui je veux que j’organiserai les concerts dans la grande et la petite salle qui me sont
offertes.
Gautier a ainsi réparti les rôles dès le mois de juin et il y avait le temps de tout mettre en place.
Le temps ? Le temps file vite, l’été est terminé, il n’est pas trop tôt pour reprendre les contacts. Les bureaux ont quitté
l’étage du Centre pour s’installer dans un immeuble de l’autre côté de la rue. Gautier y a un vrai local que les sacs en
plastique n’encombrent plus. Le maquettiste est dans un autre immeuble de la rue Beaubourg, le régisseur est un itinérant qu’il n’est pas facile de joindre. Enfin, avec beaucoup de pas, non moins de bonne volonté, de multiples allées et
venues, je réussis à tout coordonner. ( Je songe avec nostalgie à l’organisation parfaite qui a préludé, sous la direction
d’un couple de plasticiens et avec l’aide d’une dizaine de jeunes techniciens, la merveilleuse exposition de Budapest !
J’aime bien la fantaisie, mais pas l’anarchie.)
Pas de difficultés avec le maquettiste, Gautier avait pris le titre « Mouvement dans le mouvement » qui lui avait
beaucoup plu, on ajoute « Autour de Paul Arma » et Gautier en est satisfait, « très Bauhaus », dit-il...
Avec le régisseur, il y a un accrochage : je dispose du petit Foyer ; il faut prévoir des cadres et des vitrines, car je tiens à
exposer non seulement les 74 couvertures de partitions, mais aussi mes œuvres plastiques : musiques sculptées, musicollages, musigraphies, rythmes en couleurs.
Le régisseur est effrayé par le nombre, et à la maison, déclare qu’il faut faire un choix, commence à émettre quelques
opinions - sur la valeur esthétique de telle ou telle œuvre . Je n’ai pas le temps de dire ce que je pense qu’Edmée,
mécontente, remet à sa place le « critique » improvisé et déclare que si choix il y a, il sera fait par nous ! Le « critique
» se le tient pour dit, et nous préparons nous-mêmes ce qui devra être emporté le moment voulu, Edmée me priant
gentiment d’être absent ce jour là, ma santé chancelante depuis quelque temps, demandant quelque ménagement ! !
Il a été convenu que le Centre faisait imprimer 600 brochures. Brusquement, il n’est plus question que de 250.
Tergiversations, marchandages. Je crois avoir gagné.
Edmée et moi, nous nous mettons au travail et faisons nous-mêmes une mise en pages avec des documents que nous
choisissons, des illustrations, des critiques, des textes que nous faisons taper par une professionnelle, tout cela donnant
une « monographie » que nous préparons dans la joie.
Nouveau marchandage quant au nombre de pages. Lassés, nous laissons le Centre tirer ses 250 exemplaires recto verso
pour ses services et en faisons faire à l’extérieur 600 exemplaires, à nos frais, sur beau papier.
Blaise Gautier a demandé à André Parinaud, un texte de deux pages, sur mes travaux. Depuis toujours, nous nous
entendons bien, Parinaud et moi. Il avait écrit en 1969 un « Avant-propos » publié dans « Mouvement dans le
mouvement » qui, avec un texte de Jean Cassou, présentait les reproductions des 40 premières couvertures de mes
partitions. Cette fois encore, il écrit des pages fort intéressantes.
Peu de temps après que pratiquement tout le programme des manifestations et ses détails aient été élaborés, on me prie
de concevoir encore une séance cinématographique d’environ une heure, pour y présenter des films concernant mes
créations musicales et plastiques. Le projet ne me déplait pas, au contraire. Je commence donc à envisager ce que l’on
pourrait y inclure. Il y a le court-métrage d’Eliane Janet, « La naissance d’une tapisserie de Manessier », avec ma
musique.
Pour la projection de ce film au Centre Pompidou, il y a deux conditions draconiennes : la productrice du film doit
fournir la camera de projection et elle doit s’occuper elle-même de celle-ci. Je pense également au fragment d’Adam
Saulnier, réalisé pour la télévision : « Chez le compositeur Paul Arma », avec Jean Cassou, Sonia Delaunay, Emile
Gilioli, Gérard Schneider, Alicia Penalba et Michel Seuphor, film dont Jean-Marie Carzou essaye d’obtenir une copie, le
Centre n’ayant pas de budget pour cela !
Enfin, l’idée me vient de voir ce qui pourrait être utilisé du film tourné par la télévision hongroise, dans mon exposition
du Vigado.
Dans un studio du Centre, Edmée et moi, le visionnons. Malheureusement, il n’est pas possible de l’utiliser, les
interviews en hongrois sont trop longues.
Finalement, on renonce au projet de séance cinématographique.
Les concerts vont être exécutés par l’Atelier-Musique de Ville d’Avray, sous la direction de Jean - Louis Petit, avec la
participation de 14 solistes.
Le hautboïste Jacques Vandeville doit jouer, à lui seul les « Six Permanences » pour quatre hautbois, comme l’avait
fait, pour l’œuvre pour flûte, István Matuz, à Budapest. Pour cette réalisation, je fais appel à notre ami Roger Roger,
toujours serviable, qui enregistre dans son studio, les trois premières voix auxquelles le soliste ajoutera sa quatrième
voix, en direct, au concert du 18 décembre.
Dans les programmes, sont inclues deux œuvres avec textes « Le temps abolit la durée » de Ionesco, et « Trente- et une formes de l’attente » de Claude Aveline. Je me souviens du remarquable comédien qui a fait avec moi, il y a un
certain nombre d’années, à la Radio, « Ruche de rêves » de Jean Arp : Pierre Rousseau sera donc le récitant dans ces
deux œuvres, sa voix peut donner une gamme étonnante de nuances, de timbres, de sonorités, tout en restant toujours
naturelle. C’est un acteur remarquable. Dans les « Trente - et - une formes de l’attente », interviendront la centaine de
projections picturales de Robin, toujours si émouvantes pour moi.
J’ai voulu composer les programmes avec des œuvres très différentes qui utilisent les possibilités de « l’Atelier ». Je
réserve à celui-ci six premières mondiales : « Résonance » pour clarinette et percussion ; « Trois Structures sonores »
pour violoncelle et basson ; « Deux Improvisations » pour alto « Trois Évolutions » pour basson ; « Parlando » pour
flûte ; et les « Six Permanences » pour hautbois.
Les autres œuvres sont déjà connues : « Six Pièces pour voix seule » ; « Trente - et - un Instantanés » pour bois,
percussion, célesta, xylophone et piano ; « Divertimento n° 2 » pour flûte, violoncelle et piano ; « Trois Épitaphes »
pour piano ; « Trois Mouvements » pour trio d’anches ; « Gerbe hongroise » et « Deux Résonances » pour
percussion et piano.
Dans l’œuvre « Le temps abolit la durée », un quintette remplace le quatuor à cordes, sur la demande de Jean-Louis
Petit. Malgré toute ma confiance, puisque je connais déjà les qualités de certains musiciens de l’ « Atelier », j’aurais
aimé être convié à une répétition générale ! Cela ne se fait pas. Et je constate une fois de plus, que ce sont toujours les
très grands orchestres et les très grands interprètes qui continuent à avoir ce geste d’extrême courtoisie envers les
compositeurs, Jean - Pierre Rampal, par exemple, n’a jamais failli à cette tradition avec moi...
Néanmoins, je tiens à être très objectif et je dois admettre, que dans l’ensemble, les interprètes sont de bonne qualité.
Seuls les styles d’interprétation de ces œuvres nouvelles pour eux, auraient peut-être demandé mon avis.
D’autres détails me surprennent. Les programmes ont été prévus pas mal de temps à l’avance ; puis, l’ordre des œuvres
a été complètement modifié. La raison invoquée : un certain nombre d’interprètes ont des engagements ailleurs avant et
après les concerts et ne veulent pas perdre un cachet supplémentaire. J’ai l’accord de Radio-France, pour
l’enregistrement du deuxième concert qui sera diffusé sur les antennes, plus tard. J’en suis ravi, mais les interprètes de
ce deuxième programme demandent un supplément de cachet que le Centre Pompidou, dont le budget a été réglé depuis
le début, ne peut donner. La Radio n’entend pas non plus payer !
Il ne me reste qu’à jouer le mécène. Ma conception de l’art est devenue bien désuète.
Enfin, tout semble prêt pour la réussite de l’« entreprise Georges Pompidou » dont la préparation nous a un peu
essoufflés. Edmée et Robin me demandent de leur laisser faire - avec le régisseur - l’organisation de l’exposition, la
veille du vernissage - jour de fermeture du Centre.
Fatigué, je me laisse convaincre, sûr de leur goût et de leur efficacité. Edmée s’est promis d’obtenir une vitrine où elle a
décidé de placer quelques jalons de ma vie professionnelle. Choix difficile : quelques photos - articles - recueils de
Hongrie, d’Amérique, d’Allemagne, de France. Toute la journée, ils combinent avec le responsable de la salle une mise
en place astucieuse qui permet de presque tout présenter. Exténuée, Edmée laisse Robin trouver une ultime solution
pour les derniers éléments qu’il semblait impossible de montrer. Et le lendemain, à mon arrivée au vernissage, je suis
fort agréablement surpris du résultat. Le régisseur a su astucieusement choisir les vitrines horizontales et verticales.
L’accrochage est réussi, les projecteurs font ressortir certains détails. Je ne peux que me réjouir de l’ensemble.
Je ne suis pas le seul, il y a de nombreux visiteurs, amis et inconnus, des critiques, des peintres. Les « responsables» du
Centre semblent ravis du résultat : ils passent, affairés et comme exténués d’avoir tant travaillé pour cette réussite...
alors que les vrais organisateurs, Audouin le régisseur, ses aides, Edmée et Robin se montrent plus modestes et plus
calmes. J’ai obtenu la sonorisation de la salle avec quelques - unes de mes œuvres pendant toute la durée de
l’exposition.
Les concerts se passent fort bien.
Dans la soirée du 18 décembre, avant le deuxième, Martin Kaltenecker, producteur de France - Musique, fait un
entretien assez long avec moi. Cet entretien sera diffusé le 7 janvier de 23 heures à 1 heure du matin, sous le titre « Le
compositeur de minuit », autour de diverses œuvres.
Nous nous sommes bien amusés, Edmée et moi, en préparant la brochure distribuée pendant l’exposition et les concerts
et en choisissant des textes souvent contradictoires dans la partie réservée aux critiques. Et je ne peux résister à la
tentation d’ouvrir un chapitre sur un sujet à la fois significatif et non moins courtelinesque. Je pourrais également ajouter parfaitement « transparent » - seulement cette expression a une place prépondérante dans ma création artistique.
Depuis le jour où j’ai eu le bonheur d’avoir été choisi par Bartók pour devenir son élève, il s’est précisé en moi une
conscience quelque peu farouche, qui m’a imposé une règle de vie :
« Admire tout le bien que font les autres, mais reste toi-même : ne copie personne, n’imite personne. Ta propre
personnalité te montrera toujours le chemin où tu risqueras de devenir vainqueur ».
La mise en pratique de ce besoin a bientôt porté ses fruits - et dans tous les domaines : dans ma création musicale, dans
les choix des programmes de mes récitals, dans le refus courtois mais catégorique de la moindre compromission. Dès le
tout début de ma carrière de pianiste concertiste, en Allemagne, les plus célèbres critiques musicaux : Adolf Weissmann,
Rudolf Kastner et d’autres, ont souligné ma personnalité. Des musiciens comme Erich Kleiber se sont joints à eux. Ce
fut également le cas à partir de 1927, à travers les États-Unis, depuis New York jusqu’à San Francisco, de l’extrême Sud
à l’extrême Nord du pays. D’une part, les critiques les plus sévères ont souligné mon indépendance de style et de
démarche, mais encore la plupart des compositeurs du « Pan-American Association of Composers », Henry Cowell,
Dane Rudyar, Charles Ives, Edgar Varèse, Carlos Chávez ont toujours loué des conceptions dont ils me considéraient
comme le novateur. Plus tard, et pendant des décennies, autant en Amérique Centrale que dans la plupart des pays
européens, ces réactions n’ont pas varié. Seul, un certain nombre de critiques musicaux assez médiocres et stupidement
tendancieux ont, en France surtout et en Hongrie, cru découvrir en moi un épigone de Bartók. Et cette sensationnelle
découverte a parfois figuré dans la presse, avec les explications les plus variées et les plus ridicules.
Ce non sens qui ne m’avait jamais vraiment atteint, s’est, il y a quelques années, brusquement embelli, cette fois, dans
la presse suisse : ce n’était plus seulement par Bartók que j’avais été influencé mais par Kodaly. Cette fois, cela m’a mis
en colère, car si j’ai effectivement joué certaines œuvres de Kodaly, dans mes récitals, j’ai toujours été très loin de son
esthétique, de ses conceptions.
Enfin, et puisqu’on doit obligatoirement en « rajouter », j’ai encore appris par la presse qu’on peut me situer dans « la
lignée de Poulenc », qu’une « certaine abondance de percussion ferait penser à Stravinsky », que d’autres de mes
œuvres « évoquent la jeune école polonaise », en même temps que « leur raffinement est latin » et qu’en définitive,
on y retrouve le « folklore slave » !
La vérité est que je souffre d’une caractéristique immuable : une totale liberté, et une indépendance inconditionnelle. Si
je peux me permettre d’être fier de quelque chose, dans ma création musicale, comme dans mes créations plastiques,
c’est du fait d’avoir toujours été libre de toute école, de toute doctrine, de toute chapelle.
Daniel Paquette, dans un article que l’« Éducation musicale » publiera en mai 1987, évoque l’Exposition de
Beaubourg et souligne :
« … Paul Arma est véritablement l’archétype de l’artiste contemporain, nullement rivé à sa discipline, mais ouvert à
tous les courants de pensée ou d’expression ».
Il précise :
« … La symbolique Art/Musique s’est opérée… grâce à deux concerts … ,. » et à propos des titres des œuvres jouées,
ajoute :
« … Les titres seuls révèlent que Paul Arma, ancien du Bauhaus, veut organiser les timbres, les masses, les
mouvements orchestraux en construction spatiale …».
Parlant du catalogue « extrêmement riche graphiquement et diversifié », Paquette remarque :
« Paul Arma n’hésite pas - chose rare dans les milieux artistiques - à publier des critiques qui lui sont foncièrement
hostiles …».
INQUIÉTUDE
1986
Les préparatifs des manifestations, au Centre Pompidou, s’ils ont été teintés d’humour au
départ, auraient dû se continuer dans la joie malgré les inévitables contretemps que nous
avons d’ailleurs toujours connus dans des circonstances semblables.
Mais, cette fois, cela se complique de singulière façon, pour Paul.
Robin et moi, nous lui avons épargné les fatigues de la mise en place de l’Exposition et il a pu
être en pleine forme pour le vernissage.
Mais quelques jours plus tard, après une nuit de souffrances intolérables et suivant le conseil
qu’avait donné le spécialiste, j’embarque mon époux en taxi, vers les Urgences de l’Hôpital
Cochin.
Un samedi, à sept heures du matin, c’est osé !
Le lieu est peu réconfortant, on passe devant une alignée de poubelles pour arriver dans un
hall sinistre où un clochard dort allongé sur deux chaises.
Dans un bureau vitré, une secrétaire n’a d’empressement que pour enregistrer l’identité du
nouvel arrivant : son zèle s’arrête là. Nous demandons à voir un médecin. On nous répond
d’attendre. Paul qui souffre de plus en plus d’une rétention, arpente le hall et le couloir. Le
clochard ronfle et répand une odeur de plus en plus agréable ! Deux agents amènent un blessé
qu’on installe provisoirement sur un siège tandis que le sang glisse dans son cou. On reste
impassible dans la cage vitrée. J’erre ici et là, j’ouvre quelques portes sur des dortoirs
sombres, j’essaie de faire bouger quelqu’un. Paul, de plus en plus épuisé mais de plus en plus
furieux, trouve la force de se mettre en colère. Un urologue a, paraît-il, été alerté chez lui. Il
faut l’attendre. C’est samedi ! Enfin, vers neuf heures, une doctoresse qui, par hasard, passe
par là, veut bien faire entrer le « patient » dans un boxe et lui poser enfin, une sonde ! Ce
n’est pourtant pas son travail, nous dit - elle !
Enfin l’urologue arrive qui, apprenant que Paul est soigné par un confrère de Cochin, alerte
immédiatement celui-ci par téléphone. Ce qu’on n’avait pas voulu faire jusqu’alors. C’est à ce
moment que l’avenir s’annonce meilleur : transport immédiat en ambulance... et revoilà Paul
installé dans les environs du Parc Monceau !
C’est le 14 décembre. Les concerts sont le 16 et le 18. Le chirurgien, toujours compréhensif,
veut bien reculer une nouvelle intervention et permet à son malade de quitter sa chambre de
clinique pour les deux soirées avant de s’y réinstaller le 19. On comprend avec quelle sérénité,
les enfants et moi pouvons écouter de la musique, tout en surveillant du coin de l’œil notre
échappé de clinique !
ÉVOCATIONS MUSICALES DE 1925
1986
Pendant la durée de l’exposition - jusqu’au 7 janvier - des visiteurs passent en flânant, dans la salle. Il n’y a pas lieu
d’imaginer qu’ils viennent voir « mon » exposition ! C’est la foule habituelle qui hante Beaubourg, qui circule
partout, regardant tout ce qui est à voir. Néanmoins, je peux observer, quand je suis là, moi aussi, certains prenant des
notes, faisant des croquis devant musicollages ou musiques sculptées. La salle est, en permanence, sonorisée par trois de
mes œuvres, à mon avis beaucoup trop fort, qui semblent n’attirer l’attention de personne.
Je peux me déclarer satisfait de la réussite de ces manifestations. J’ai pu montrer mes œuvres plastiques à ceux qui ne
connaissaient que mes oeuvres musicales, et le fait que l’Exposition ait eu lieu au Centre Pompidou et les deux concerts
dans le fief de Boulez, les salles de l’Ircam, me remplit d’aise.
Cela m’a permis aussi de reprendre contact avec André Parinaud. Nous nous connaissions depuis fort longtemps, mais
nos rapports étaient devenus rares, très espacés. Il me demande pourquoi je ne fais pas d’exposition de mes musiques
sculptées dans une Galerie d’Art. Qui dit Galerie dit vente, et je ne veux pas me séparer de mes créations plastiques pas
plus que je ne voudrais le faire de mes partitions manuscrites. Parinaud me suggère alors de faire faire des multiples,
comme beaucoup de plasticiens. C’est une solution à laquelle je n’avais pas songé.
Parinaud vient d’être nommé Commissaire Général de l’Association Internationale des Arts Plastiques, à l’Unesco. Cela
me donne l’occasion de lui parler de l’attitude difficilement compréhensible du Musée de Sète à l’égard de Robin.
Celui-ci veut, en effet, offrir au Musée 25 toiles illustrant « Le Cimetière marin » de Valéry. Il a envoyé des photos qui
lui ont été retournées avec un refus. Parinaud intervient, mais sans succès. C’est une grande déception pour le peintre.
Le 7 janvier passe sur France-Musique, l’émission de Martin Kaltenecker, préparée dans le cadre même de l’Exposition,
« Le musicien de minuit » qui fait entendre sept de mes œuvres. Sur France - Musique encore, en janvier, on peut
entendre la « Suite paysanne hongroise » par deux excellents interprètes japonais : Shigenori Kudo, flûtiste, Kasuoki
Fujii, pianiste. Le programme de Radio - France la présente ainsi :
« On le sait, Bartók consacra une partie de sa vie à collecter d’authentiques mélodies populaires : ce travail
d’ethnomusicologie nourrit son œuvre de façon quasi générale.
L’origine de cette suite est un recueil de quinze chansons paysannes hongroises, pour piano, composées entre 1914 et
1918, d’après des mélodies recueillies par Bartók dans divers districts de Hongrie et de Transylvanie. C’est au
compositeur Paul Arma ( élève de Bartók ) que l’on doit la transcription pour flûte et piano. Pour pallier l’absence
d’œuvres pour flûtes chez Bartók, Paul Arma, comme on a pu le dire très justement, restitue ces mélodies à leur
instrument original ( la flûte est, en tout cas, un instrument beaucoup plus probablement utilisé dans la musique
populaire que le piano ! ).
Trois parties forment cette suite : Chants populaires tristes, Scherzos, Vieilles danses. On y retrouve à la fois la Hongrie
de Brahms, pour certaines, et aussi des thèmes beaucoup plus orientalisants : reflet parfait de la diversité des sources
qui nourrissent la musique de l’Europe Centrale ».
La même œuvre va être interprétée en avril, à Marseille, à l’« Opéra de Chambre Dany Barraud », par Alain Lioure et
Fanny Amar.
A Budapest, est présenté, à la Télévision, en février, le film tourné par l’équipe de Zsuzsa Feher, au cours de l’Exposition du Vigado, et à Antony.
Le « Journal d’Antony » nous envoie une très charmante journaliste, Aurélie Kalafat, pour un reportage sur le
« Musicien de la liberté » qui retrace quelques étapes de la vie de cet :
« Antonien depuis 22 ans, il trouve dans notre commune le calme nécessaire à la réalisation de son œuvre …
Son itinéraire peu commun est celui d’un artiste qui vit passionnément toutes les formes d’expression de son époque,
marquée par les deux guerres mondiales ….
Transparence est un terme qui revient comme un leitmotiv, exprimant une volonté de pureté, un refus d’ornement, de
mensonges et de fioritures…
Arma réussit à mettre en musique la peinture et la peinture en musique, à donner une forme de l’abstrait, à rendre
visible l’insaisissable.
C’est avec l’âme et le sourire ( l’humilité ) d’un poète qu’il constate le retard de notre époque, à reconnaître son œuvre.
« Notre civilisation est atteinte de la prédominance de l’intérêt ; mais je ne suis pas pessimiste : il faut avoir, malgré
tout, le courage et la volonté de s’exprimer ». »
Il y a un mystère dans les rapports qui existent entre notre maison et Edmée. Il y a quatre ans, c’est pendant qu’elle était
très malade, au lit, que les murs de meulière du rez - de - chaussée s’étaient gravement fissurés. De nouvelles fondations
avaient consolidé le bâtiment.
Une nouvelle fissure était apparue en été 1984, d’autres encore en été l’an dernier, et cette année, c’est au moment où
elle tombe encore assez gravement malade, au milieu de février, avec une grippe qu’une vaccination n’a pas évitée,
qu’une réunion d’experts a lieu devant nos pauvres murs. Trois représentants de nos compagnies d’assurances : la nôtre,
celle de l’architecte, celle de l’entrepreneur, discutent à n’en plus finir sur le pourquoi et le comment de cette histoire.
On soigne Edmée avec des antibiotiques, des piqûres diverses, et c’est efficace. Quant à la maladie de la maison, les
experts décident de la voir évoluer avant de la soigner. Cela signifie qu’on va laisser passer le printemps et l’été avant
de tenter une médication. Cela signifie aussi qu’on ne peut utiliser les pièces du rez-de-chaussée aux platres fissurés,
aux fenêtres et aux volets qu’on ne peut plus ouvrir. Agréable situation quand on a des enfants, des amis à loger
quelquefois !
Ainsi Nelly ne pourra venir cette année, ni nos amis de Briançon invités pourtant, ni des musiciens étrangers. Que faire
d’autre que suivre les prescriptions des Médecins du Bâtiment ?
Puis nous partons pour le Rondon où Edmée va passer une sorte de convalescence, oubliant grippe et maison. Comme
d’habitude, nous y trouvons des gens sympathiques. Cette fois, Jean Tardieu et sa femme qui fréquentent régulièrement
la maison, la jolie Hélène Guy Cadou qui vient souvent d’Orléans, passer le week-end, le poète Charles Bory et sa
femme, la joyeuse Claudine Chonez. Nous faisons la connaissance de Lucien Corosi, peintre-écrivain-journaliste
d’origine hongroise et de sa femme, que nous allons dès lors, voir assez régulièrement. Lucien Corosi nous offre son
dernier livre « Il y a quarante ans, Nuremberg », Autopsie d’un procès raté. C’est une étude incisive et précise où
l’auteur démontre le mécanisme faussé du procès où manquaient, avant tout, des accusateurs allemands, et où le verdict
a été « prononcé sous diverses influences et pressions, inspiré de considérations et d’arrières-pensées politiques ».
A mon tour, j’offre aux Corosi, mon disque « Quand la mesure est pleine » que, curieusement, l’écrivain considère
traité comme un Opéra, alors que je me défends d’avoir jamais aimé et pratiqué cette forme musicale.
Au cours de ces dernières semaines, j’ai consacré un peu de temps à fouiller dans des meubles de mon studio, où se sont
accumulés lentement papiers, brouillons, esquisses. J’y ai retrouvé des notes en hongrois, en anglais et en allemand,
datées de mes pérégrinations en Europe et aux États-Unis : pensées notées en hâte, provisoirement, griffonnées sur des
bouts de papiers, sur des dos d’enveloppes et sur des fragments de papiers à musique. J’ai trouvé ainsi des documents,
dont j’avais totalement oublié l’existence, en particulier, une dizaine de feuilles, sur lesquelles j’avais donné à Bartók,
des explications, en hongrois, sur ma notation de divers trilles, figurant dans certaines de mes compositions de
l’époque ; d’autres notes en allemand, précisant certains points de mes conférences, au Bauhaus, à Dessau.
La lecture de ces notes, aujourd’hui difficiles à déchiffrer par mes yeux fatigués, font revivre intensément des moments
de mes luttes pour l’existence, pour ma musique, pour mes amitiés, pour mes conceptions idéologiques et esthétiques.
Je ne parviens pas à comprendre comment ces documents d’autrefois sont arrivés dans ces meubles d’aujourd’hui. Je
pensais les avoir périodiquement envoyés chez ma mère, à Budapest, et sans doute qu’après la mort de celle-ci, on a dû
me les renvoyer.
Ces images lointaines retrouvées sont fort émouvantes. Mais il y a parmi elles une feuille, dont la réapparition remue de
nombreux souvenirs et confirme le besoin que j’ai toujours eu, dans mes créations musicales et plastiques, d’examiner
les conseils et les critiques que je recevais, mais de poursuivre malgré tout ce que je pensais être mon chemin dans les
arts.
Oui, une feuille, une page de papier à musique de 27 portées, exceptionnellement brunie par l’âge, avec quelques lignes
de musique de mon écriture à peine déchiffrable. En haut, comme indications : Tempo Giusto ( =100 ). Vers la droite, en
hongrois : ( A mon maître Béla Bartók avec toute mon affection ) et la date de composition : 9 mai 1925 ! !
Puis mon nom d’antan.
Il y a là le thème de base d’une durée de 1 minute 15 secondes, pour la construction d’une œuvre pour grand orchestre,
que j’ai commencé à composer, encore élève de Bartók. J’estimais alors fièrement, qu’il s’agissait d’une conception, en
1925, plus qu’insolite, et que je considérais révolutionnaire.
A Bartók, j’avais brossé tous les détails de la structure et de la conception de l’œuvre. Il m’avait écouté silencieusement,
mais - je le connaissais bien - avec irritation et impatience. Enfin, il m’avait fait part de sa consternation et de son refus
de me suivre sur ce chemin, sans pour autant que son amitié fût blessée par mon audace. Cette amitié, il me l’avait
encore manifestée, ainsi que son estime en 1939, quand nous nous étions revus, à Paris, pour la toute dernière fois. Or,
j’ai trouvé, depuis, dans les textes d’une série de ses conférences, données pendant son émigration aux États-Unis, à
Harvard University et publiées par Benjamin Souchoff en 1976 chez Faber à Londres, une véritable condamnation de la
conception de cette œuvre qui, en réalité, n’avait jamais été réalisée en notation élaborée. Et cela contredit une fois de
plus ceux - critiques ou autres - qui, souvent, ont prétendu que je n’avais été que l’épigone de mon maître.
Voici la forme et la structure de MOLTO GIUSTO 301 pour orchestre :
La première exposition de la matière - le thème unique - est présentée, partant du « ré », au milieu de la tessiture totale
des instruments de l’orchestre. Aussitôt après, cette même matière est reprise, simultanément avec la même matière
parallèle, d’un demi-ton plus haut. Après, la troisième exposition se déroule toujours avec les parallèles précédentes,
auxquelles s’ajoute la même matière, partant du « do dièse », ce qui forme le déroulement à trois voix, mais cette fois
déjà doublées par l’octave supérieure de chacune ; et ainsi de suite, également avec « mi », puis « do bécarre ». Ainsi
se présentent des clusters s’étendant vers le haut et vers l’aigu et vers le grave - à partir de chaque nouvelle entrée, le
niveau sonore augmentant pour arriver à la dernière exposition couvrant la tessiture globale des cordes, des bois et des
cuivres, à laquelle s’ajoutent également les percussions. Il y a, ainsi, une augmentation constante de la même matière,
exactement douze fois.
Je dis « clusters ». Pourtant, le 9 mai 1925, je ne connaissais ni cette expression, ni le nom de son inventeur, Henry
Cowell qui, plus tard seulement, deviendra mon ami.
Maintenant, en février 1986, grâce au hasard qui m’a fait retrouver cette page, je m’acharne à la mise au point détaillée
de cette œuvre qui, je l’espère, sera un jour découverte et exécutée - pendant que je suis encore là, ou peut-être
seulement après. Néanmoins, cette structuration musicale sera un exemple réel et vivant parmi tant d’autres, nées au
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M.S. inédit.
XXème siècle. Je découvre encore un projet conçu en 1925, toujours dédié « à mon maître Béla Bartók,
affectueusement », qui va devenir : PALETTE SONORE 302 pour deux pianos, reliefs organisés en structure d’un
rythme expressif par son uniformité obsédante. Je travaille à cette œuvre, au cours du séjour que nous faisons au
Rondon. Je mets au point la partition avec d’autant plus de plaisir que j’imaginais ne plus pouvoir transcrire - avec mes
mauvais yeux - en écriture convenable, mes pensées musicales.
Daniel Paquette, à qui j’envoie une photocopie, veut parler de cette œuvre dans une étude qui doit paraître.
Le Journal Officiel du 13 février mentionne ma nomination au grade d’Officier dans l’Ordre National du Mérite. J’en
avais été averti, moi-même, dès le 1er janvier, mais je ne sais quel retard, dû sans doute à la fièvre des Elections
Législatives du 16 mars, avait repoussé cette officialisation.
J’avais innocemment parlé de cela à un journaliste hongrois de Paris, qui, ne voyant rien d’« imprimé » à ce sujet, en
janvier, avait commencé à imaginer je ne sais quelle invention de ma part. Je m’étais beaucoup amusé car, au cours
d’une visite qu’il avait voulu me faire, il avait poussé la méfiance jusqu’à me demander de lui montrer la croixpreuve ! ! ! Je n’en aurai décidément jamais fini avec les milieux hongrois ! Me voilà donc voisin de liste avec
Belmondo, Autant Lara et beaucoup d’autres...
Edmée qui n’a jamais tellement prisé les décorations, qui les réprouve même, sauf quand elles sont octroyées à ce
qu’elle nomme les « métèques qui ont quelque revanche à prendre sur l’existence », désire que cette fois encore,
comme chez Jean Cassou, la remise de la croix soit faite sans cérémonie, et par un témoin de toute notre vie, notre vieil
ami, Jean Gouin. C’est donc à Meudon que nous nous réunissons en avril, Yvonne, Jean, Edmée et moi, pour une
rencontre émouvante par sa simplicité et par la symbolique du geste de l’ami décorant l’ami. Je reçois de Bulgarie un
article paru à Sofia dans Paraleli, évoquant cette décoration, rappelant ma vie de musicien et fort joliment illustré.
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M.S. inédit.
REVOIRS
1986
Pour l’Exposition et les concerts du Centre Pompidou, j’avais envoyé des centaines
d’invitations, parmi lesquelles celles que j’appelais des « bouteilles à la mer ». Messages
lancés à travers les vagues de l’oubli et de la désamitié. Certaines furent perdues, ou le
message ne fut pas compris. Ainsi avais-je tenté de renouer des liens anciens de trente années
avec Marguerite L. , serrés pendant longtemps, distendus par moments, consolidés pendant
les années 70, et cassés après une dernière lettre de Marguerite, que je ne compris pas, au
début de 82 :
« Chers amis, oserai - je encore le dire ? malgré l’épaisseur que je laisse encore entre nous
s’installer, des jours, des mois, des années, pourquoi ? Ce n’est pas très simple d’y répondre,
j’ai vécu ce silence comme une incapacité à donner, un éloignement de vous, dû à de multiples
divergences, d’ordre éthique, idéologique. La vie s’écoule pour chacun dans son canal tortueux
et la dernière fois que nous vous avons vus - j’en ai excellente mémoire - il m’a semblé que je
m’étais éloignée de votre monde, et qu’il était infiniment plus difficile de communiquer. Alors
je n’ai rien fait pour faire semblant et j’ai laissé cette vacance, avec tristesse, dans le respect
de nos trajectoires respectives. C’est bien comme cela qu’on se perd. Il y a longtemps,
néanmoins, qu’une voix venue du cœur me donne envie de vous appeler, parce que je suis
toujours convaincue que l’amitié, cela ne disparaît pas » ?
Prise par mille préoccupations de santé, je ne répondis pas à cette lettre.
Cette fois, c’est Marguerite qui n’a pas répondu au message lancé... mais moi aussi « je suis
toujours convaincue que l’amitié, cela ne disparaît pas ». Alors peut-être qu’une autre fois..
D’autres messages sont restés sans réponse, tandis que nous ont fait grand plaisir des échos
venus d’autrefois.
De l’ancien Cercle International de Jeunesse, Roland Assathiany s’est manifesté par une
présence à un des concerts, Marthe Norjeu par une lettre chaleureuse et sensible :
« … Un grand merci pour m’avoir envoyé, accompagné par votre lettre, la plaquette de
l’Exposition et des concerts de votre compagnon et qui sont arrivés au matin de cet hiver
particulièrement mélancolique : pluie en rafale, vent froid. De ces matins dont on ne peut rien
attendre pour la journée. Et ce jour-là, grâce à vous, je pouvais en attendre quelque chose : la
chaleur des vieux souvenirs amicaux, et aussi de mettre mes pas, timidement dans le vie et
l’œuvre de Paul Arma. Timidement certes, car je vous l’ai dit, je suis peu musicienne et
pourtant il m’arrive parfois, en pensée, de traduire la musique en graphismes. Mais surtout,
j’ai aimé, à la dernière page, le paragraphe sur les silences, toutes les sortes de silence, et j’ai
alors eu l’impression d’une rencontre …».
Mais la plus grande joie, pour nous, a été le revoir, avec Simone et Maurice Benadon, qui
chantaient avec la Chorale des « Loisirs Musicaux de la Jeunesse », avant la guerre.
Nous avions revu Maurice à son retour de déportation, pauvre corps émacié, mais esprit
vigilant. Quelques rencontres encore et la vie nous avait happés tous de diverses manières. Et
ils ont répondu à ma « bouteille à la mer » ! Ils sont venus à chaque soirée, amenant leur
fille et le compagnon de celle-ci. Ils ont retrouvé Miroka et Robin qu’ils avaient connus bébés.
Que de souvenirs à évoquer devant les enfants poliment et gentiment attentifs.
Nos amis retrouvés ont l’idée d’inviter, pour un déjeuner chez eux, un autre ancien de la
Chorale, et c’est ainsi que nous revoyons celui que nous appelions tous - selon la chanson
aimée dans les Auberges de Jeunesse : Pétrouchka.
Seule, manque à la fête, Andrée, la sœur de Simone, que nous aimions bien, elle aussi.
La santé de Paul ne me donnant, en ce moment, pas trop d’inquiétude, je délaisse un peu la
rédaction des Mémoires pour prendre quelques distractions. Ce sont les Galeries de peinture
qui m’attirent le plus, et je dois souvent y remplacer Paul qui ne souhaite plus faire semblant
de regarder des toiles qu’il voit trop mal.
Exposition organisée par Suzanne Cattan : des femmes peintres que je connais déjà bien. Un
certain Ad. Arma néerlandais - le nom m’intrigue, Galerie Bellint, Céres Franco à l’oeil de
Boeuf, Anna Mark, Galerie Pierre Lescot ; rue de Seine, « Boumeester et ses amis ». Et
surtout, surtout, l’énorme « Vienne » à Beaubourg, foisonnante, tumultueuse, riche et
baroque, avec pause au « Café viennois ».
Je remplace Paul à une réception à l’Ambassade des États - Unis pendant qu’il subit un examen
médical en rhumatologie, et après avoir passé de belles heures devant les Rembrandt exposés
au Grand Palais,
je le rejoins au Palais de Tokyo, au vernissage de l’Exposition des photos d’André Kertesz.
OPUS 303 ou 1 bis
BUDAPEST, 4 - 11 – 1924
1986
Cette exposition d’André Kertesz, qui s’est tenue à Chicago, puis à New York, est donc maintenant à Paris. Les quatre
photos de mes mains avec mes lunettes, prises en 1928, dont l’original qui m’appartient et que j’ai prêté pour les trois
expositions, figurent là encore et dans la presse. Kertesz a signé la donation de ses négatifs et de sa corres pondance, à la
France, le 30 mars 1984. Il a eu la joie de voir l’exposition de Chicago, mais est mort en 1985 avant celle de New York.
On a écrit de lui :
« … Avec lui disparaissait le dernier représentant de la photographie hongroise qui convergea vers Paris entre les
deux guerres : Brassaï, Munkacsy, Elie Lotar, Robert Capa, Rogi André … ».
Il faut croire que la photo des « mains avec lunettes » ne vieillit pas car elle figure une fois de plus, en pleine page sur
la brochure éditée pour l’Exposition, par le Musée de la Photographie, établi maintenant au Palais de Tokio. Peut-être le
titre de la brochure « De Paris à New York » rebute-t-il les représentants de la Hongrie à Paris, car je n’en aperçois
aucun au vernissage !
Après les heures de plaisir en compagnie des photos de Kertesz, c’est le lendemain, les heures de contrainte médicale
qui commencent. Je suis consigné pendant plusieurs jours dans un pavillon de l’Hôpital Cochin où on fait de multiples
examens pour essayer de traiter une sciatique lancinante. J’en sors assez vite, avec un diagnostic du rhumatologue, pas
tellement réconfortant : on ne peut guérir mais calmer !
Il faut vivre avec son mal et le rendre supportable... il est vrai que ma carcasse a 82 ans et qu’elle commence à se
fatiguer...
Mon état de santé, depuis assez longtemps, a empêché pas mal de choses que j’aurais aimé faire. Ainsi voir l’exposition
de Véra Pagava, sous le signe « Guerre et Paix ». Finalement, deux jours avant la fermeture, le 27 mai, je vais à la
galerie, par estime, par amitié pour cette artiste. Je suis assez étrangement impressionné par ses toiles, sur lesquelles,
fidèles au sujet, arrivent des masses de soldats, l’une de gauche contre celle de droite ou du centre. Une impression
réellement étrange dans la brutalité d’un pénible réalisme. Je rejoins Edmée qui m’attend près de l’École des BeauxArts et nous allons voir l’étonnante exposition de portraits dessinés par Gilioli : fusain sur papier blanc. Je regrette
amèrement de n’avoir jamais connu ce genre de portraits de lui, je l’aurais prié de faire le mien aussi.
Puis, nous voyons l’exposition de Schneider, à l’occasion de ses 90 ans. Une exposition que j’appelle, avec toute ma
sincérité « orgie de couleurs » ! Et quelle jeunesse, quel dynamisme, quelle générosité, quelle liberté dans ces toiles. Je
connais beaucoup de ses œuvres, depuis fort longtemps : il me semble qu’il donne incontestablement là du nouveau,
sans modifier en quoi que ce soit sa démarche.
Nous partons avant l’arrivée du peintre que nous aurions aimé revoir. Je laisse pour lui, au bureau de la galerie,
quelques disques que je voulais lui remettre.
Hélas, Schneider meurt, avant même la fin de son exposition. Mais quelle victoire, ce dernier hommage au créateur, au
moment de sa fin !
J’ai peu de nouvelles d’exécutions de mes œuvres, cette année. Un « Divertimento » pour saxophone est donné en mai,
au « Lavoir - Théâtre » d’Epinal.
J’apprends que « Ruche de rêves » est donnée à Strasbourg, en « Hommage à Jean Arp », au cours des « 26èmes
journées de chant choral » avec ce commentaire dans le « Nouvel Alsacien » du 7 mai, qui remettrait à leur place mes
prétentions de célébrité si j’en avais :
« … Infiniment plus intéressante s’avéra la cantate « Ruche de rêves » de Paul Arma, sur un texte d’Arp… Le
sensualisme voluptueux et le pouvoir onirique intense de ces pages furent servis avec un sens aigu de la poésie sonore
par les solistes du Philharmonique. C’était d’autant plus remarquable que jusqu’à présent, le nom même d’Arma nous
était inconnu. Enfin, après la libre atonalité ô combien évocatrice de la cantate d’Arma… etc. »
La critique est signée G.H.
J’ai envie d’envoyer à ce G.H., la « Revue Internationale de Musique Française » qui paraît en juin avec un article de
Daniel Paquette : « Hommage à Paul Arma »... qui retrace, en 16 pages, quelques étapes de ma carrière. Daniel
Paquette qui me connaît si bien, et sait toujours trouver les mots pour le prouver :
« … Entreprise insensée que de vouloir établir une synthèse de son œuvre dans sa globalité plastico - poético - sonore,
si je puis utiliser pareille expression ! Mais comment définir Paul Arma : compositeur, pianiste, folkloriste, animateur,
conférencier, musicologue, écrivain ? Cet homme, cet artiste intègre en marge des modes, plongé pourtant dans le
monde des Arts et des Artistes depuis le début de notre siècle finissant, est tout cela et plus encore : un plasticien de la
matière et du son. Son existence cependant, malgré tant de heurts se déroule dans une éthique, une transparence que
guident des principes moraux et intellectuels intangibles…».
Petit envol vers le passé ! On a organisé un spectacle anniversaire « Chantons l’été 36 ». La « Nouvelle République du
Centre Ouest » titre un article : « L’été 36 donne le la », et rappelle :
« On présentait dans les entreprises des pièces de théâtre, des spectacles chantés par « Le Groupe Octobre » qui se
composait d’importantes personnalités du monde littéraire et artistique, et qui connut une bonne audience non
seulement dans le milieu intellectuel, mais également auprès du grand public populaire. Ces nombreuses manifestations
artistiques témoignaient du grand bouillonnement créateur de cette époque.
… Avec des auteurs inattendus comme Arthur Honegger, Georges Auric, Louis Argon, Montchus, Jacques Prévert,
Eugène Bizeau, Paul Arma, P.V. Couturier, Sébastien Faure, etc.… ».
Autre anniversaire : celui de la guerre d’Espagne. La Radio Kossuth de Budapest célèbre « Madrid Határán » dans une
émission, en juillet.
L’ironie de la chose est qu’après avoir encaissé pendant des années mes droits d’auteur pour mes chants de masses et
avoir pris, en particulier le copyright - sans m’en avertir - pour mon œuvre « Madrid Határán » l’« Editio Musica »
me demande tout à coup, l’autorisation de déposer ce copyright ! ! !
Ce n’est pas seulement l’Est qui prête à rire. L’Ouest n’est pas en reste. En l’occurrence, un de mes éditeurs de
partitions des États-Unis qui, sans crainte du ridicule, m’envoie chaque début d’année une missive au cours de laquelle
il se félicite des efforts qu’il fait en faveur des œuvres pour saxophones éditées par lui, avec son catalogue qui touche dit-il - 20 000 saxophonistes dans le monde, m’encourage à lui envoyer de nouvelles œuvres pour publication et colle
en bas de page, avec du scotch, le montant de mes royalties, pour l’année précédente :
tantôt 5 piécettes pour un montant de 88 cents ;
tantôt 3 piécettes pour 37 cents !...
Je ne manque pas, à chaque déclaration d’impôts, de me munir de ces précieuses pièces à conviction lorsque je vais
discuter, avec mon Inspecteur, de mes fabuleux droits d’auteur !
Nous passons une quinzaine calme au Rondon et nous avons la chance d’y rencontrer, une fois de plus, des compagnons
fort sympathiques. C’est un repos indispensable avant mon hospitalisation à l’Hôpital Rothschild pour l’opération de la
cataracte dans l’œil gauche. Notre ami Pierre Fayol est opéré, lui aussi, au même moment, à Rothschild. Aussi, nous
rendons-nous visite chaque jour dans nos chambres respectives ou dans l’une des deux pour y tenir salon quand
Marianne et Edmée viennent nous voir.
Nos santés ! Santé de la maison ! Elles sont malheureusement à lier car la solidité de notre demeure est un tel souci pour
nous que nous ne pouvons oublier nos murs fissurés. Le dernier de nos « refuges », après tant d’errances pour
l’émigré, ne nous est pas fidèle ! Nous arrivons à regretter la modestie de notre petit « Verduron» et surtout les voûtes
de notre « Vieille Maison » et les solides charpentes de notre « Ferme ».
Il n’est plus question, aujourd’hui, de changer encore une fois de domicile, mais de vivre dans nos murs malades.
Les experts de nos trois assurances, la nôtre, celle de l’architecte, celle de l’entrepreneur, nous avaient fixé un rendezvous pour septembre, après plusieurs mois d’expectative, d’examens réguliers de « témoins » posés sur les fissures.
Consultation des « spécialistes » le 4 septembre. Lesdits spécialistes décident de faire creuser autour d’une partie de la
maison et de mettre à jour les travaux faits en 1982.
Joyeusetés des marteaux piqueurs et autres engins. Les nouvelles fondations se révèlent en parfait état, aucune faute de
l’entreprise.
Points d’interrogation ? Alors quoi, pourquoi, comment ? Nouvelle réunion des Experts qui envisagent de faire faire des
sondages en profondeur pour déceler des poches d’air éventuelles. Mais qui paiera ? Pas nous assurément puisque notre
argument est valable : ce genre de recherches aurait dû être entrepris avant les travaux de 82...
Les forages en question vont être faits pendant une de nos absences, autour de la maison, avec un tintamarre qui, nous
dira-t-on, perturbera tout le quartier. Aucun trou d’air décelé.
L’aréopage des experts décide de voir venir pendant trois nouvelles saisons, le temps de discuter avec leurs compagnies
respectives.
Et nous revoilà, comme devant, avec des chambres inutilisables, et des passages d’air qui se battent avec notre
chauffage, jusqu’en été de l’an prochain...
Fatigué une fois de plus par toutes ces tergiversations, je retrouve le calme d’une chambre à la clinique de Massy. C’est
là, maintenant, qu’on me soigne. Je peux y aller en urgence. Après un traitement de chimiothérapie subi à Cochin, je
suis pris en charge dans cette clinique proche de la maison, par un nouveau chirurgien, avec l’accord du précédent. J’ai
encore le plaisir, la veille de mon hospitalisation d’assister à Meudon, à une journée organisée par la collaboratrice de
Marguerite Arp, Greta Stroeh, en hommage à Jean Arp. Dans un programme de poésie, de chants, de films, on diffuse la
bande avec « Ruche de rêves ».
Et la routine de la vie en chambre de malade recommence, intervention, soins, visites.
Pendant cette hospitalisation, Edmée reçoit un coup de fil inattendu qui va évoquer pour moi, des souvenirs bien
anciens. Il est d’Helga, que j’ai connue en Allemagne, la dernière amie que j’ai vue avant de franchir la frontière en
1933. Nous avions reçu Helga et son mari à un de leurs passages à Paris, il y a longtemps déjà. Helga, veuve, vit
maintenant en Californie où elle travaille à la Radio de Berkeley. Elle a trouvé, grâce au Minitel, notre adresse actuelle,
elle aurait aimé me revoir, mais elle est seulement de passage à Paris, et assez fatiguée elle-même, ne peut venir jusqu’à
la clinique. Edmée la rejoint dans l’après-midi, lui apportant des disques de ma part et elles passent un long moment à la
terrasse de Dalloyau, près des ombrages du Luxembourg.
Tandis que, sur mon lit de malade, je me souviens des moments tragiques que je passai dans la « Maison brune » avant
ma fuite d’Allemagne, deux vieilles dames évoquent l’une pour l’autre, l’homme jeune de 1933 et l’homme fatigué de
1986 !
Ces constants retours vers le passé qui jalonnent notre existence, sont bien étranges.
Nous aimerions assister aux vernissages d’Estève, de Soulages, mais de retour à la maison, je suis trop fatigué pour
cela. Edmée va voir le « Salon des Femmes Peintres » au Grand Palais, et l’Exposition Boucher, et après un déjeuner
avec les enfants et Anne pour fêter mon anniversaire et notre anniversaire de mariage : le 47ème, nous repartons goûter
le calme du Rondon, jusqu’au début de novembre.
Par une de ces coïncidences qui ne manquent jamais de nous stupéfier, Edmée retrouve en fouillant dans d’anciennes
paperasses, une lettre qui lui fut envoyée le 29 décembre 1944. Dans les journaux de ces derniers mois de 1986 - et
parce que le procès Barbie est proche - les controverses au sujet de Brasillach, de Céline, d’écrivains collaborateurs
jugés, exécutés parfois, à la Libération de la France, se multiplient. On ose même écrire - Thierry Maulnier dans le
Figaro du 27 octobre -:
« La jeunesse a besoin de héros jeunes comme elle. Quels que soient les reproches que l’on puisse formuler contre lui
par ailleurs, Robert Brasillach, mort à 35 ans, se rattache à la lignée des écrivains, des artistes ou des guerriers
disparus dans l’éclat de leur jeunesse. Celle de Mozart, de Watteau, de Chénier, des généraux imberbes vendéens ou
révolutionnaires, du duc d’Enghien ».
Qu’il suffise de rappeler, comme le fait Jacques Julliard dans le « Nouvel Observateur » du 21 octobre, deux passages
qu’écrivit le « disparu dans l’éclat de sa jeunesse » !
« Il faut traiter le problème juif sans aucune sentimentalité… Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder de
petits ».
et dans « Je suis partout » du 25 octobre 1941, à propos des « attentats criminels » contre les troupes allemandes
d’occupation :
« Une minorité affolée par l’étranger se saoule de crimes et d’une complicité au moins passive. Ces hommes qu’on
arrête parfois dans les milieux les plus bourgeois, ils sont, en effet, moralement complices. Qu’attendons - nous pour
les frapper ? Qu’attend - on pour fusiller les députés communistes déjà emprisonnés ? ».
Il s’agissait, dans cette lettre de 1944 qu’Edmée retrouve, de l’écrivain Henri Béraud, condamné à mort pour ses articles
écrits au cours de l’occupation allemande. Sa peine fut d’ailleurs commuée en travaux forcés à perpétuité... enfin en
libération conditionnelle, en 1950.
Celui qui écrivit cette lettre était un personnage singulier que nous avions rencontré dans un de nos refuges du temps de
guerre : une ferme dans l’Yonne, non loin de l’Abbaye de la Pierre qui Vire, où je faisais parfois une courte pause, accueilli par les moines.
René B. était un officier qui séjournait dans la même ferme avec ses deux petits garçons, tandis que sa femme, à Paris,
attendait de mettre au monde un autre enfant. Quel chemin l’avait conduit là, où étaient plutôt rassemblés des résistants
ou des militants, un instant au repos ? Nous ne l’avions jamais su. Mais Miroka qui avait alors trois ans, jouait avec ses
fils : nous intriguait, l’homme qui professait ouvertement des sentiments antisémites et antigaullistes.
La période n’était nullement propice à l’humour, mais Edmée avait résolu - sans se découvrir pour le moment - de
mettre au pied du mur celui qui lui déclarait :
- « Rien ne me fera jamais changer d’avis : je ne supporterai jamais d’avoir un ami juif, de m’asseoir à la même table
qu’un Juif », et qui décrivait complaisamment les tares et les singularités desdits Juifs, selon les critères de « Je suis
partout » et de « Gringoire »
Nous en avions trop lu pour être vraiment révoltés et il nous semblait que dans ce cas précis, nous pouvions agir au
moins personnellement.
D’autant plus que René B. ne cessait d’admirer pour sa beauté, son intelligence, sa malice, la compagne de jeux de ses
fils, notre demi-juive de fille et que je lui fus d’emblée et profondément sympathique. A ce moment, l’affaire devenait
vraiment courtelinesque, et nous résolûmes de voir jusqu’où cette « amitié » se développerait et d’attendre le moment
propice pour asséner la vérité à René B.
Ce moment n’arriva jamais car, après la libération, alors que nous nous préparions à lui prouver l’idiotie de ses
convictions, il nous invita chez lui, à Paris, où nous y rencontrâmes un de ses proches, producteur à la Radio, qui me
connaissait fort bien et aussi la raison de mon interdiction à l’antenne, pendant l’occupation.
Il avait toujours été en très bons termes avec moi, et sembla fort surpris de me trouver dans ce milieu.
Et ce fut lui, sans doute, qui dévoila à son parent, la vérité que nous nous préparions à sortir avec tant de plaisir car ce
fut la fin de nos relations avec notre antisémite qui admirait tant certains Juifs.
Voici donc la lettre qu’écrivit, à l’aube de 1945, cet officier qui se planquait en 1943, en blâmant de Gaulle, mais qui, en
1944, disait « Il faudrait commencer par faire des hommes forts et dignes de vivre libres dans le respect de ce qu’ont
fait leurs pères ».
Comme nous aimerions savoir, aujourd’hui, comment sont les fils de ce père.
« Voici donc que s’achève cette dure année 1944 pour beaucoup dans la tristesse, sinon la peine, pour d’autres dans
les plaisirs. Il m’apparaît que beaucoup se conduisent comme des fous ou des irréfléchis et mon naturel pessimiste
m’empêche de voir tout le bénéfice de la libération qu’oblitèrent tant de désordre et tant de haine alors qu’une seule
chose devrait compter : le relèvement de la France .
La récente poussée que les troupes américaines ont eu tant de mal à endiguer montre assez qu’il ne faut pas encore
croire que l’Allemagne est abattue. Désormais, elle défend ses frontières et sa force de résistance sera exacerbée.
Cependant, on vient de faire un immense pas en France vers la Justice, la Liberté de pensée, l’Union de tous pour le
rétablissement de l’ordre : Henri Béraud est condamné à mort pace que sa haine de l’Angleterre a servi les Allemands.
Je me demande quand nous recouvrerons un peu de cette raison dont nous nous targuons. Car il va falloir tuer tous les
Français, chacun ayant certainement agi à un moment de façon telle que l’Allemagne a pu exploiter en sa faveur
l’opinion ou les actes de tel Français. Henri Béraud est condamné à mort ! Mais le marché noir reprend, pire que
jamais, le ravitaillement est nul et je sais qu’il ne faudrait pas trop chercher du côté des transports pour découvrir des
actes qui favorisent la propagande nazie !
Pauvre France ! Pauvre Europe ! Pauvres hommes ! Il n’y a décidément qu’une chose qui compte : ôte- toi de là que je
me remplisse les poches à mon tour. Voilà où nous en sommes.
Il faudrait commencer par faire des hommes forts et dignes de vivre libres dans le respect de ce qu’ont fait leurs pères.
Il s’agit bien de cela : Henri Béraud est condamné. Vive la République. C’est à pleurer de rage. Il n’y a que les
communistes qui aient compris la question : éduquer, discipliner, commander. C’est le seul moyen de rendre les gens
heureux. L’éducation donne l’idéal, la discipline : la puissance, l’obéissance : la victoire.
Vous me taquinez souvent avec mes études d’histoire. Savez - vous ce que j’ai trouvé dans l’antiquité ? Aucune
démocratie n’a jamais existé et il faut une savante série de mensonges pour élever ces pillards que furent les Romains
au niveau des citoyens libres d’une admirable démocratie. J’y ai encore trouvé que ce qui se passe en Grèce s’est
déroulé jadis et a jeté l’Hellade entre les griffes de Rome. Flaminium s’appelle aujourd’hui Churchill.
J’ai trouvé les désordres sociaux à toutes les époques. Partout, toujours ils ont disparu quand le régime a été fort,
monarchique. Ailleurs, ils se sont aggravés d’autant que le menu peuple avait des droits politiques. De liberté, je n’en
ai trouvé qu’en Angleterre et aussi en France jusqu’à Voltaire ( exemple : Henri Béraud )
Le monarque s’est toujours présenté comme le protecteur des faibles car il avait besoin de l’appui du grand nombre
contre l’aristocratie insatiable et prétentieuse. Nous marchons vers la monarchie car le peuple souffre et tôt ou tard, il
s’apercevra de son erreur ?Qu’est - ce que cette liberté politique qui se traduit par une seconde de vote tous les 1500
jours et par le droit d’engueuler un adversaire le reste du temps ? Qui défend aujourd’hui le petit contre les vrais
puissants du jour ? Qui s’oppose à ce leurre honteux des augmentations de salaires toujours insuffisantes et nuisibles à
tous en définitive parce qu’elles font monter le prix de la vie à un taux sans rapport avec la réelle contingence du
marché extérieur ?
Je ne vois pas d’autre lendemain à cette guerre que la révolution sociale si le gouvernement n’arrive pas à se rendre
maître des leviers qui commandent le prix de la vie. Ou bien nous réduirons le prix de chaque chose où nous seront à la
merci du dumping russe ou du refus de commercer des Américains. S’il faut en passer par l’assassinat légal, qu’on tue
les puissances du marché noir - mais qu’on ne bluffe pas l’opinion par l’exécution aussi vaine que lâche d’un Béraud.
Remarquez que je me f… complètement de Béraud. On en a tué d’autres plus bêtement. Mais je m’élève contre la
stupidité du public qui reste béat d’admiration devant la force du gouvernement qui frappe si vigoureusement quelque
primitif au demeurant sans importance. Qu’on le tue ou non, l’ouvrier en sera - t - il plus heureux ?
Or tout le problème est là.
Si j’ose formuler un souhait pour 1945, c’est celui - ci :
Qu’on reconstruise le pays en pensant constamment au bien - être moral du petit. Qu’on veille sur la santé de ces âmes
qu’on oublie parce qu’on ne voit que les corps dont le travail peut faire vivre l’aristocratie d’argent. Qu’on se penche
sur les malheurs en essayant de les réduire et non en les plâtrant … ».
Etrange missive d’un personnage singulier.
Comment mieux conclure qu’avec ces paroles de Bernanos :
« Nous croyons qu’il y a un honneur de la politique. Nous croyons non moins fermement qu’il y a une politique de
l’honneur et que cette politique vaut politiquement mieux que l’autre ».
C’est cette année, l’anniversaire de la naissance de Mary Wigman et un hommage lui est rendu en différents lieux.
Karin Waehner qui fut son élève, met dans ses programmes sa chorégraphie de « L’Oiseau - Qui - N’Existe – Pas » que
Jacquie Marquès danse, en septembre, à la « Maison de la danse » au cours de la Biennale Internationale de la Danse, à
Lyon, puis, en octobre, à l’« Akadémie des Künste » de Berlin, en R.D.A. au cours du 30ème Festival du Théâtre et de
la Musique, au Goethe Institut de Paris, enfin à Bordeaux, à l’Entrepôt Lainé pour le « Comité Régional Danse
Aquitaine ».
En décembre, Daniel Paquette donne, dans le cadre du Télé Enseignement des Universités de l’Est de la France, une
série de dix émissions sur France-Culture, dont la seconde est consacrée à mon œuvre.
Le « Quartetto Paul Arma » italien qui a encore donné des concerts, cette année à Alessandria et Asti, suspend quelque
temps ses activités, deux de ses membres étant appelés à l’armée, tandis qu’en France, quatre jeunes clarinettistes, qui
font ensemble leur service militaire dans la musique, me demandent l’autorisation de prendre le nom « Quatuor de
clarinettes Paul Arma ».
Toutes ces nouvelles me sont agréables, comme celles qui concernent notre si petite communauté familiale : Miroka a
toujours son poste à l’hôpital Broca, Anne commence sa carrière d’Éducatrice spécialisée, avec l’enthousiasme qu’elle
met en tout et s’installe dans l’appartement que Robin lui laisse, qu’il occupait jusqu’à présent. Il en a eu brusquement
assez de l’existence parisienne et a demandé un poste dépendant du Rectorat d’Orléans. Il est nommé dans un collège
de Puiseaux, en plein Gâtinais, se trouve un ancien presbytère à louer et revient nous voir au volant du camping-car
qu’il s’est aménagé pour ses allées et venues !
Nous nous voyons, tous les cinq, le plus souvent possible, mais chacun des enfants a son métier, ses occupations, et il
nous faut en tenir compte. Comme nous devons tenir compte aussi des maladies, des fatigues des amis qui vieillissent
comme nous et que nous rencontrons moins souvent. Chacun se protège et se ménage.
Moi - même, je commence un traitement exténuant de radiothérapie. Une petite voiture sanitaire m’emmène trois fois
par semaine dans un Centre médical de Boulogne. Six semaines de traitement doivent, en principe, venir à bout de
cellules indisciplinées. Les médecins seront contents du résultat, et moi bien fatigué !
Les assauts répétés de la maladie m’obligent à songer à mettre en ordre, outre nos souvenirs dans les « Mémoires» que
nous écrivons, mes manuscrits, mes notes. J’envisage une donation. Par un mystérieux retour aux sources qu’un
psychologue ou psychiatre voudrait expliquer, je me tournerais volontiers vers mon pays natal, la Hongrie. Edmée, qui
me juge Français avant tout, et qui n’a jamais pardonné aux Hongrois certaines vilenies, n’est pas d’accord. Nous en
discutons.
J’en ai discuté aussi avec Zoltàn Borha qui dirigeait encore, au début de l’année, l’Institut hongrois de Paris. Il m’avait
annoncé l’achat, par la Hongrie, d’un immeuble, rue Bonaparte, qui devait abriter les divers services d’un Nouvel
Institut plus vaste. Il voyait dans ces locaux, la possibilité de recueillir les dons éventuels que je ferais. Son successeur à
l’Institut, Pál Berényi était venu me voir et j’avais décidé de faire don, pour le moment, à la Hongrie, de mes trois
grandes musiques sculptées : « Musique pour voix seule », « Invention à deux voix », « Trois Convergences ».
C’est au moment de l’inauguration du « Nouvel Institut Hongrois », après une réception donnée par l’Ambassadeur, et
un concert où est jouée mon « Épitaphe pour Romain Rolland » que les trois musiques sculptées sont présentées au
public de l’Institut par Béla Köpeczi, le Ministre de la Culture, qui avait déjà inauguré mon Exposition à Budapest, il y
a deux ans.
Je mets au point une dernière série de MUSICOLLAGES. Ce sont TRENTE-DEUX VARIATIONS D’UN THÈME
MUSICAL sur carton jaune.
Je m’amuse de lire, au moment où Jean-Pierre Rampal joue avec John Steele Ritter, la « Suite paysanne hongroise», à
Orléans, cette opinion de musiciens d’aujourd’hui « Bartók n’est pas notre contemporain ».
Et puisqu’il faut une fin à toute entreprise, et que les clins d’œil au passé ont été nombreux dans ces souvenirs, je me
plais à donner un ultime numéro à mes créations musicales, pour en terminer la liste, sans craindre un audacieux recul
avec une FANTASIE 1 bis ( über ein altungarischer Thema ), signé Imre Weisshaus, Budapest, 4-11-1924, que j’avais
complètement oubliée, et qui ressurgit sous forme de photocopie de mon manuscrit.
Celle-ci m’est envoyée par les Archives Bartók de Budapest, mon manuscrit doté du tampon « Donation Bartók», étant
parvenu jusque là, avec tous les papiers de mon maître !
1
bis
M.S. inédit.