LE JASMIN NOIR

Transcription

LE JASMIN NOIR
WAFA GHORBEL
LE JASMIN NOIR
Roman
Éditions Mélusine
2014
Le Jasmin noir
La véritable nuit est dans le cœur des
fleurs, des grandes fleurs noires qui ne
s'ouvrent pas.
René Daumal, Le Contre-ciel
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Le Jasmin noir
Première lettre
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Le Jasmin noir
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Il est deux heures et demie du matin. Une envie indomptable d’écrire, de t’écrire,
m’envahit, me saisit, me cloue face à ma feuille vierge assoiffée des caresses, des sillons d’un
stylo bavard longtemps abstenu… Je donnerai tout pour être à la place de cette feuille, aussi
pure, aussi sereine, aussi accessible, aussi ouverte aux formes, aux couleurs, aux humeurs,
aussi pénétrable, aussi légère, aussi provocante dans son mutisme avide du poids des mots, de
la résonance des mots, du sens des mots.
Il est deux heures et demie du matin. Une douleur aiguë en bas du ventre manque de
m’arracher un cri. J’étouffe ma douleur comme je l’ai toujours si bien fait. J’essaie de ravaler
mon cri qui reste coincé dans ma gorge, me rongeant, me suppliciant, me coupant le souffle. Il
est temps qu’il sorte, ce cri. Il est temps qu’il se déploie, qu’il se libère et qu’il me libère. Il
est temps de mutiler la main transparente impitoyable obstruant ma bouche. Il est temps
d’accoucher… dans la souffrance… et d’en finir. Vingt ans de gestation sont largement
suffisants !
Sur le rythme de ma respiration haletante, je vois défiler les images autour desquelles
ma vie s’est construite (dé-construite ?)… des images que tu as faites, que tu as produites, que
tu as réalisées et dont tu étais l’acteur principal. Je ferme mes yeux essayant d’arrêter le
calvaire, le voyage souterrain, la chute indomptable en moi-même, mais je ne fais que les
perdurer. Elles sont en moi, ces images, tout au fond de mon être, gravées, inaltérées, vivifiées
dans chacun de mes souffles, de mes gestes, de mes postures, de mes actes, de mes pensées,
de mes projets.
Je te condamne à lire ma feuille comme tu m’as condamnée à l’écrire... Je te
condamne à voir en face ta propre œuvre. Tu la reconnais ? Pas encore ? Ne t’inquiète pas !
Tu finiras par la reconnaître et peut-être, qui sait, par en être fier !!! Ouvre tes yeux ! Tes yeux
gourmands, tes yeux ravageurs, tes yeux menteurs ! Ecarquille-les et imprègne-toi de mes
maux ! Laisse-les pénétrer ta cornée, ton iris, ta pupille, ta rétine, tes nerfs, tes vaisseaux, tes
os, comme tu m’as pénétrée un jour jusqu’à la moelle. Laisse-moi vider mon corps et
incendier ma mémoire, t’incendier. Laisse-moi enfin dégorger des phrases qui pourrissent
mon existence depuis une éternité. Laisse-moi aligner ces quelques lettres et en construire un
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Le Jasmin noir
nouveau sol ferme sous mes pieds : la mince écorce terrestre s’est effritée ainsi que mes rêves,
depuis la même éternité. Laisse-moi t’expulser de mes entrailles comme un fœtus putride…
quand on s’habitue à la douleur, quand on la nourrit de son sang, de son âme, de son cœur, de
son énergie, de son temps, de son incompréhension, on finit par s’y accommoder, par s’y
attacher, par l’aimer au point de redouter de s’en séparer, de s’en amputer, de l’avorter… M a
déchéance est tellement avancée… la gangrène mortifie mon cœur et risque de gagner le reste
de mon corps…
Je te tutoie ! Tu l’as remarqué? Je continue à te tutoyer, comme avant, malgré les
longues années qui nous séparent. Les années et les faits. Comment pourrais-je m’empêcher
de le faire ? TOI ! M a déchirure familière, ma peur persévérante, mon ombre importune…
TOI ! L’air que je respire, infect mais vital ! L’essence de mon existence ! M on être ! M a vie !
Tu ne comprends toujours pas ? Sois patient ! Nous avons la nuit et une liasse de
feuilles voraces, à ton image, devant nous. Accroche-toi.
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Le Jasmin noir
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Il est deux heures et demie du matin. Il faisait aussi noir en moi que dans la pièce,
avant que je n’allume la bougie. Une coupure de courant avait éteint la veilleuse que je mets
toujours en marche avant de me coucher. Elle éclaire l’espace de ma chambre et celui de mes
pensées. Elle m’aide à chasser momentanément les monstres effroyables qui me hantent sans
relâche, qui me dévorent par petits bouts… le monstre que je suis… Le M onstre que tu es.
J’ai peur de la nuit. Je hais la nuit… absence de lumière, absence de couleur, de forme,
de visage, de possibilité, d’horizon, d’avenir, d’espoir… négation de la vie… deuil
inconsolable… silence immuable, chute dans le néant, dans l’indéterminé, dans l’ineffable,
dans le chaos. La nuit résonne en moi, fait vaciller mon être, ébranle ma raison, ma foi, ma
force… Nuit de la solitude, nuit de l’exil, nuit de la peur enfouie sous mes ongles, sous ma
peau, dans mes os… Le noir redessine ton visage sans traits, sans couleurs, sans odeur, le rend
aussi palpable que mes cauchemars… Le noir dévore toute lueur essayant de percer à travers
les ténèbres qui enlisent mon âme… Je vis dans une nuit infinie… une nuit infinie vit en
moi… tu vis en moi… tu grandis en moi. Ton ombre errante dans les méandres de mon être
s’allonge, se déploie au fil des jours, des mois et des années, s’emparant de tout semblant
d’issue.
Et le silence… l’infinie noirceur du silence… ma hantise, ma frayeur inaltérable.
Aussi sombre et douteux que la nuit, il me séquestre dans ma solitude. Il fait résonner
infiniment les voix qui m’habitent, m’assourdissant. Je m’entends crier au fond de mon être.
Chaque cri est une descente, une chute en moi-même… Je n’ai jamais compris les gens qui se
plaignent des bruits que font leurs voisins. Je n’ai jamais compris les gens qui arrivent à
dormir sans lumière. Quand je suis seule, la nuit, il m’arrive de laisser la télévision allumée
jusqu’au lever du soleil à l’affût d’une présence virtuelle, d’une voix, d’une lumière. J’ai peur
de fermer les yeux… j’ai peur d’être absorbée à jamais, engloutie par le monde-du-non-son…
j’ai peur de te retrouver au bout du tunnel et d’en perdre, une fois de plus, la voix. Ton
souvenir glace le sang dans mes veines, l’air dans mes poumons et les sons, les vocables, les
cris dans mon gosier impotent. « Il est des silences qui sont autant de sanglots dans la nuit
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fermée sur la nuit. » 1. Je suis la seule à les entendre, ces sanglots, mes propres sanglots. Je
suis la nuit fermée sur la nuit, un projet de son avorté dans l’obscurité du silence.
Il fait chaud et lourd cette nuit de septembre (aussi lourd que le poids qui m’accable,
m’écrase, me tord le dos depuis une existence). Une sueur froide me coule dans le cou. Un
violent effroi me retourne l’estomac. Je me relève. J’ouvre les volets de la fenêtre. Je jette ma
tête dolente à l’extérieur. Rien. Pas un souffle de vent. Je suis hors d’haleine. M on corps est
pesant. M a peau m’alourdit. Une envie furieuse de m’en débarrasser, de l’arracher, de la faire
tomber en lambeaux, me prend. Je me retourne. J’effleure du regard ce corps allongé sur le lit,
encore plus envoûtant vêtu des seuls clair de lune et lueur de la bougie. Je me retiens de me
jeter contre ce torse protecteur, consolateur, généreusement ouvert à mes peines, à mes
plaintes dites et tues. Je me retiens de le secouer, de le réveiller pour suspendre ma solitude
pesante. Dors mon bel amour ! C’est une chance que de pouvoir dormir en paix, que de
pouvoir fermer les yeux sans sombrer dans l’abîme des souvenirs amers ou des cauchemars
impitoyablement itératifs.
Je vois une mer noire, agitée, écumante, sur le point d'engouffrer la terre, le ciel, le
soleil… des corps exténués se débattant malgré l’épuisement… je distingue, au loin, mes
proches… les visages ternes… les yeux éteints… les bouches atones… les bras harassés… je
ne peux rien faire pour eux… je suis moi-même assaillie par les vagues déchaînées,
démesurées. Je résiste de toutes mes forces… je n’ai plus de force… j’étouffe… mon corps
s’alourdit, se gonfle, refroidit… je coule…
Je vois des corps désarticulés, déchiquetés, gisant dans leur sang… des membres
estropiés, des têtes tranchées, des yeux globuleux, blancs, me fixant, me mitraillant de leur
regard macabre, m’absorbant dans leur effroyable mutisme… Je le reconnais ce corps, cette
tête, ces yeux… Ce sont les miens.
Je vois une ombre géante s’avançant vers moi… me chevauchant, m’écrasant de sa
noirceur… J’entends un rire strident, déchirant, assourdissant… Je me vois essayant de me
relever, de me sauver, de crier… plus de force, plus de voix… Je me vois avalée par l’ombre.
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Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Seuil, « Points» , Paris, 1995, p. 101.
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Je vois des reptiles informes… des serpents… des centaines de serpents pendants d’un
plafond, au-dessus de ma tête… et moi, scellée au sol, incapable de bouger… et moi, muette
incapable d’articuler un mot.
Je vois l’apocalypse… Je vois des tombes ouvertes… des cadavres quittant les
entrailles de la terre… des visages à moitié putréfiés… Je vois mon propre cadavre émergeant
parmi ces corps… des vers grouillant dans mes oreilles, mon nez, les cavités osseuses vides
de ma tête…
Je me vois escaladant les marches irrégulières interminables d’un vieux bâtiment
abandonné… Je monte… je monte… je trébuche… je dégringole.
Je vois des enfants s’amusant à châtrer des chats avec des lames de rasoir… des
ruisseaux nauséabonds de sang… des miaulements déchirants. L’un des enfants lève la tête et
m’aperçoit… son regard me paralyse un instant. Je ne sais pas s’il s’agit vraiment d’un enfant.
Il jette par terre le chat se tortillant dans ses mains, braque son rasoir en me fixant. Je me mets
à courir, à grimper aux murs, à frapper aux portes qui refusent de s’ouvrir, et lui derrière moi,
toujours barbouillé de sang, le rasoir à la main.
Je cherche, affolée, ma petite chatte, dans toutes les pièces de la maison, le jardin… J e
la trouve, sous un arbre… amorphe, le regard suppliant… une flaque de sang… C’est de son
sexe que coule le sang…
Je me vois devant le guichet d’inscription de mon ancienne faculté à Sfax… un petit
chien s’approchant de moi. Je me baisse pour le caresser et remarque étonnée que sa queue
était très courte. Son maître, un étudiant, perçoit mon étonnement et me rassure en me disant
que la taille de la queue dépendait de la race. Je lui souris peu convaincue et m’apprête à
quitter la faculté. Sur mon chemin vers la porte de la sortie, je trouve… un morceau de queue
par terre… pas de sang… juste un morceau de queue aux poils très courts… et à l’extrémité
arrondie… comme le gland d’un pénis humain… La vue de l’organe me retourne l’estomac.
Je vois une fillette se faisant écraser par une voiture… j’entends un hurlement
déchirant se prolongeant indéfiniment… ses cheveux, ses habits ne me sont pas étrangers…
c’est moi…
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Je me vois double : deux femmes, identiques, l’une en face de l’autre, avec les mêmes
traits que les miens… le regard est, cependant, différent. L’une des deux, hystérique taillade
énergiquement, farouchement, le corps nu de la deuxième avec un couteau. Celle-ci, déchirée
et saignant de partout, souffre en silence, résignée à son bourreau.
Je me réveille en sursaut, en soubresauts, en pleurs, en hurlements et je réveille tous
ceux qui dorment sous le même toit. Je n’y peux rien. M on père m’a conseillée de lire
quelques sourates du Coran, avant de m’endormir, croyant que cela allait m’apaiser. J’ai
essayé… en vain. J’avais, vraisemblablement, signé un pacte avec la démence, dans une vie
antérieure. M ais, je ne crois pas en une vie antérieure.
Dors mon bel amour ! J’ai honte de moi ! Comment peut-il me supporter ? J’ai du mal
à me supporter moi-même ! Comment peut-il être aussi généreux avec une femme aussi
égoïste, aussi inconstante, aussi déroutante, aussi frustrante que je suis ? Comment peut-il
continuer à m’aimer, à me soutenir, à croire en moi ? J’ai arrêté de le faire aussi loin que
remonte ma mémoire, aussi loin que ton souvenir surgisse.
J’ai besoin de lui, de son amour, de son amitié, de sa patience, de sa compréhension,
de ses mots doux, de sa voix sereine et coulante apaisant mes frayeurs, de ses doigts caressant
mes cheveux… j’ai besoin de ses bras pour lutter contre ton image constamment intruse dans
ma vie : ton image qui me poursuit, me pourchasse quand je ris, quand je pleure, quand je
marche, quand je mange, quand je travaille, quand je lis, quand j’écris, quand je me couche,
quand je dors, quand je me réveille… quand je vis… un véritable étau qui m’enserre et me
paralyse hantant mes jours et mes nuits. Un cauchemar !
Quelle image as-tu ? Je ne sais même plus. Beau ? Laid ? Grand ? Petit ? Fort ?
M ince ? Brun ? Clair ? J’essaie de te revoir, de mettre des traits, des reliefs, des contours, des
couleurs à ton visage, à ton corps. M ais rien ! Je ne vois qu’une ombre… une ombre confuse,
une voix (grave ?) frémissante et un souffle haletant qui me brûle encore le visage, le cou…
Jusqu’à quand vas-tu me brûler ainsi ? Jusqu’à quand vas-tu te moquer de moi de la sorte ?
M e poursuivre jusqu’à ma tombe ? C’est ton vœu le plus cher ? Non ! C’est ta propre tombe
que je creuse avec mes doigts, cette nuit ! Je vais t’y allonger doucement, comme tu n’as
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jamais su le faire, et te faire noyer dans cette encre noire, fluide, avide, tout comme toi, de
chair fraîche. Je vais t’y faire diluer, jusqu’au dernier soupir, même si tu n’es aucunement
digne de cette belle fin. M eurs et laisse-moi vivre. Je veux réapprendre à vivre… à vivre loin
de toi… malgré toi… à vivre sans toi !
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Je l’ai connu, il y a quatre ans, juste au moment où j’ai décidé de changer de vie. J’ai
croisé son regard profond, son sourire timide et saisissant, sur les bancs de l’un des
amphithéâtres de la Sorbonne, pour la première fois. J’avais quitté la chaleur de la Tunisie,
celle de son soleil et de ses gens, pour poursuivre mes études supérieures de musique à Paris
(toujours à la recherche de la lumière). Et pour…
Tu as envie de connaître la suite ? De toute façon, je ne te laisse pas le choix. Tu t’es
mêlé de ma vie sans demander mon consentement. M aintenant, il est temps d’assumer !
Nous avions vingt-quatre ans, tous les deux. De père … ien et de mère française, il
s’est installé en France, avec sa famille, depuis ses huit ans, depuis que les chars occupants
avaient rasé la maison et le champ de ses grands-parents, depuis qu’ils avaient violé ses rêves
d’enfant… tu t’y connais bien en viol de rêves !!!… depuis qu’ils lui avaient pris à jamais son
petit frère de cinq ans.
J’habitais la M aison de la Tunisie, à la Cité Internationale Universitaire de Paris. Il
résidait à une heure de métro. Rapidement, nous sommes devenus inséparables. Nous passions
des heures et des heures à parler de musique, de littérature, de politique, de religion… , à
étudier, à chanter, pour ma part, et à jouer du violoncelle, pour la sienne. M a petite chambre
d’étudiante de douze mètres carrés prenait alors une dimension cosmique, en sa présence. Il y
avait une telle harmonie, une telle complicité, une telle symbiose entre nous deux que je
souffrais chaque fois qu’il partait pour rentrer chez lui (chez ses parents). Je me sentais
terriblement seule loin de ma famille, de ma maison, de mon quartier, de ma ville, de mon
pays.
J’ai quitté mon pays,
J’ai quitté ma maison,
Ma vie, ma triste vie,
Se traîne sans raison.
J’ai quitté mon soleil,
J’ai quitté ma mer bleue,
Leur souvenir se réveille,
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Bien après mon adieu.
dit la chanson.
Je me sentais doublement seule quand il partait m’abandonnant à moi-même, à mes
douleurs, à mes souvenirs… à toi… oui, toi… tu étais là… encore là… toujours là… malgré
la distance… Je croyais t’avoir laissé là-bas. Je m’étais trompée. Tu avais trouvé le moyen de
t’infiltrer dans mes valises, à mon insu (ou c’est peut-être moi qui t’y avais inconsciemment
ou intentionnellement installé. Je ne sais pas et je ne le saurai peut-être jamais.). Et te revoilà,
mon redoutable revenant. Toujours aussi présent, toujours aussi pesant, aussi accablant, aussi
importun. Te revoilà, mon impitoyable vautour, planant sans relâche au-dessus de ma tête,
autour de ma chair dépouillée, comme l’aigle affamé de Prométhée, à la recherche de mon
foie et de mes douleurs régénérés indéfiniment dans la confusion de la nuit, dans le
délaissement de la nuit, dans l’effroi de la nuit.
Avant de m’installer à Paris, je n’avais jamais quitté ma famille pour plus d’un jour
que je passais avec ma petite sœur chez un oncle ou une tante. Généralement, dans mon pays,
et le tien, une fille ne quitte les bras de ses parents que pour rejoindre ceux de son époux.
M algré l’avant-gardisme des lois tunisiennes vis-à-vis du statut de la femme, par rapport au
reste du monde arabo-islamique, la tradition prend souvent le dessus en faisant un être
volontairement ou involontairement aliéné, dépendant. Dans mon cas, ma soumission était délibérée. Appartenir à ma famille me rassurait, me protégeait d’une solitude inenvisageable,
masquait ta présence dans ma vie vraisemblablement équilibrée, voire épanouie et sereine.
M ’en séparer signifiait m’assumer financièrement, mais surtout individuellement. Une bourse
d’études résolvait l’aspect matériel. Néanmoins, étais-je prête à me prendre en charge, à te
prendre en charge ?
Sensible à mon chagrin qu’il devinait sans que je n’en dise rien, il m’appelait dès qu’il
arrivait à Asnières. Nous passions une bonne partie de la nuit accrochés, chacun à son
téléphone. Je lui parlais de la Tunisie, de son beau temps, de sa mer, de son désert, de ses
montagnes… des contradictions de sa société à la fois ouverte et traditionaliste, ambitieuse et
apathique… de mon père, de sa gentillesse, de sa quiétude, de sa foi immuable en Dieu et en
l’homme, de sa tolérance, de ses talents d’écrivain et de conteur, de son dynamisme, de son
goût pour la nature, de l’attention, l’amour et le respect qu’il accorde à sa femme et à ses deux
filles… Je lui parlais de ma mère, de sa tendresse, de sa douceur, de sa sévérité en cas de
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besoin, de sa forte personnalité, de son courage, de sa détermination… de ses bons plats qui
me manquent terriblement ainsi que ses prières pour moi… Je lui parlais de ma sœur, de sa
beauté, de son charme, de sa délicatesse, de son intelligence, de son romantisme, de notre
entente, de nos disputes, de nos confidences, de notre amitié fusionnelle… Je lui décrivais
notre maison, notre petit jardin, l’odeur enivrante et accueillante du jasmin encore agrippée à
mes narines… Je m’étonnais moi-même de l’idéalisme du tableau que je brossais de mon
passé. Pas l’ombre d’un nuage dans ce beau ciel bleu… Si tout était aussi parfait, pourquoi
l’avais-je quitté ?
A son tour, il me parlait de sa terre natale, de ses gens, de ses rues, de ses champs, de
ses odeurs, de ses couleurs, de son ciel, de son soleil, de sa musique… de ses ruines, de ses
larmes, de son sang déversé, de ses fosses… elle était là, toujours en lui, une plaie vive,
béante, malgré la distance et les années, comme toi en moi.
Il m’a rapidement appris à aimer ce pays autant que je te hais, à respecter ce pays
autant que je t’exècre… Il m’a appris à voir d’autres déchirures que les miennes, à compatir à
la douleur d’un peuple meurtri, outragé, humilié face aux regards indifférents et aux bouches
aphasiques.
Il me taquinait, me provoquait en me parlant de religion. « S’il existait vraiment, Dieu
n’aurait pas permis de telles injustices et cruautés sur cette terre. Qu’est-ce qu’il attend pour
intervenir ? Plus de guerres ? Plus de crimes ? Plus de souffrances ? Plus de morts ? Il n’y en
a pas assez à son goût ? Et puis, il est où ton voile ? Tu as oublié de le mettre aujourd’hui ? Tu
as vu comment tu t’habilles ? Tes décolletés, tes dos-nus, tes mini jupes, tes jeans serrés, tu
crois qu’ils sont compatibles avec l’islam ? Et tes prières ? Je ne t’ai jamais vue les faire !
Pourtant tu es censée invoquer ton Créateur au moins cinq fois par jour !!! Arrête-moi si je me
trompe. Et qu’est-ce qu’elle dit ta religion à propos de la voix de la femme, chère
chanteuse ? ».
Je ne savais pas quoi répondre. Ses questions me déstabilisaient. J’essayais de
formuler des réponses évasives, souvent sans profonde conviction : « Dieu nous a créés, mais
c’est à nous de choisir notre chemin, d’arrêter les injustices et les massacres. Il est vrai que je
ne m’habille pas comme une musulmane, que je ne fais pas mes prières comme une
musulmane, mais je pense qu’il faut dépasser ces détails et aller vers l’essence de la religion :
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l’amour, le respect de l’autre, la morale… ». Indigné, il me répondit : « Je suis athée, moi, tu
crois que je n’ai pas de morale ? Je n’ai pas besoin d’une religion ou d’un dieu pour savoir
qu’il faut aimer, respecter et ne pas tuer, contrairement à d’autres personnes qui, au nom de
Dieu, se permettent de violer, de torturer, de massacrer. ». Je n’avais pas de réponse solide. Je
n’avais pas de preuves surtout que je n’ai jamais lu entièrement le Coran. M ais, au fond de
moi-même, je continuais à croire en Dieu, en cette essence puissante, créatrice, salvatrice. Audelà des interdits, au-delà des pratiques, au-delà des dogmes, j’avais et j’ai toujours besoin de
savoir qu’il existe, qu’il est là, qu’il me viendra en aide, qu’il me vengera de toi. Il est vrai
que je n’ai presque jamais fait de prière, mais je l’ai toujours imploré pour que ton ombre
sorte à jamais de ma tête. Tu m’as appris à être égoïste même dans ma foi, dans mes
invocations.
Et la musique. C’était notre jardin secret, notre oasis de paix, notre temple commun.
Quand ses doigts et son archet cajolaient les cordes de son violoncelle, plus rien ne comptait.
Tout vacillait autour de moi, tout s’évaporait, disparaissait comme par enchantement. Une
brume légère enveloppait mes yeux, mon corps, mon existence. Une merveilleuse déchirure se
produisait dans la surface du réel accablant, l’allégeant, me déchargeant, me soulageant. La
terre dansait sous mes pieds, mes chagrins, mes peurs, ton image aussi. Je buvais ses notes,
ses airs, je les ingurgitais comme un remède miraculeux me délivrant de mes lointaines
ténèbres. Quand je mêlais ma voix à ses mélodies surprenantes, l’univers se dépeuplait, et le
mot "silence" ne voulait plus rien dire. Le mot "nuit" non plus. Tout devenait limpide. Il ne
restait plus que lui et moi, ses doigts et mon gosier, ses yeux et mes yeux, dans un dialogue
qui excède l’éloquence de tous les mots réunis, immergés dans un rayonnement exaltant
extragalactique.
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Semaine après semaine, la spiritualité de notre amitié n’a pas su résister face à
l’affection fougueuse qui avait commencé à éclore aussi bien dans nos cœurs que dans nos
corps. Je passais mes nuits à me rappeler son regard brûlant, le frôlement volontaire ou
involontaire de nos mains, de nos jambes, ses compliments pour une robe, pour un parfum,
pour une coiffure ou pour ma voix. Je meublais mes heures de solitude de son image…
embrumant la tienne.
« Je t’aime et j’ai envie de toi ! », m’a-t-il dit un jour, prenant mon visage dans ses
mains douces et sûres, et me regardant droit dans les yeux. Je me souviendrai toujours de ce
beau regard passionné. Un frisson m’a parcouru le corps de la tête aux pieds et m’a glacé le
sang. Involontairement, j’ai tressailli en retirant ma tête brusquement, évitant le mouvement
de ses lèvres avancées vers les miennes.
« Je comprends… Tu ne ressens pas la même chose pour moi… Tu ne m’aimes pas… Je ne te
plais pas… C’est ton droit… Je retire ce que je viens de dire. »
J’ai aussitôt regretté ma réaction irréfléchie. Je ne voulais pas le blesser. Je ne voulais
pas le décevoir. M ais j’avais tellement peur de cette passion naissante. J’avais peur de son
désir… j’avais surtout peur du mien… j’en ai toujours peur.
Je me suis jetée dans ses bras… les mêmes bras qui me consolaient tout à l’heure. Je
l’ai serré contre moi avec toute l’énergie qui animait mon corps. J’ai rassemblé le peu de
courage qui restait en moi et je lui ai dit maladroitement, sans oser affronter son regard :
-Ne sois pas vexé ! Je ne voulais pas t’offenser ! Tu penses vraiment que tu ne me plais pas ?
Que je ne t’aime pas ? Je suis très attachée à toi. Je ne peux plus me passer de ta présence
dans ma vie. Tu ne l’as pas encore deviné ? Ici, tu es ma seule famille, mon seul ami. M ais…
je ne peux pas… je ne sais pas…
-Pourquoi tu me repousses alors ? Qu’est-ce que tu me caches ? Il y a quelqu’un d’autre dans
ta vie ? Je suis arrivé trop tard ? Explique-moi ! Je veux savoir ! C’est l’étudiant qui habite la
chambre à côté ? J’ai vu comment il te dévore des yeux chaque fois qu’il nous croise dans le
couloir ! C’est ton ami tunisien qui n’arrête pas d’appeler ? Il veut te reconquérir ? Tu veux te
remettre avec lui ? Et moi alors ? Je ne suis qu’un ami pour toi ?
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-Non ! Tu ne comprends rien !
-Explique-moi !
Je ne pouvais pas développer. J’étais incapable de formuler une réponse plausible. Je
me suis encore jetée dans l’espace de ses bras en bredouillant :
-Tu comprendras un jour… Je t’expliquerai… Je te le promets… Ne m’en veux pas…
J’ai passé une nuit interminable à réfléchir, à retourner le problème dans tous les sens,
à me demander ce que je voulais vraiment, ce que je désirais au plus profond de moi-même.
Pourquoi ne pas suivre mes pulsions ? Pourquoi ne pas m’offrir à lui ? Il était indéniable que
j’éprouvais déjà des sentiments très forts à son égard… des sentiments et des désirs. Oui,
j’avais des désirs, il fallait l’admettre. Il était peut-être temps de me libérer de mes vieux
fantômes. Il était temps de vivre… de vivre comme tout le monde, comme toutes les filles,
plutôt les femmes de mon âge (Etais-je une femme ? Le suis-je maintenant ? Le serai-je après
ce récit ?). Il était temps d’écouter la voix de mon cœur, et surtout celle de mon corps, cette
voix que j’ai toujours ignorée, que j’ai toujours étouffée, que j’ai toujours enfouie là d’où elle
ne pouvait plus émerger. Et mon éducation ? Et mes principes ? Et ma religion ? Comment
me permettrais-je de les trahir ?
J’ai finalement décidé de lui écrire. Cela ne te surprend pas ! Oui, j’ai toujours mené
une existence parallèle à ma vie réelle, sur le papier. J’offense peut-être ton ego : tu n’es pas
mon premier inspirateur, tu n’es pas mon premier destinataire, et tu ne seras certainement pas
le dernier. Chez moi, les mots ont toujours trouvé plus de facilité à s’aligner, à s’exprimer, à
se dévoiler sur l’espace d’une feuille neutre que dans ma bouche desséchée, hésitante et
anxieuse devant un regard et des oreilles souvent partiaux.
J’ignorais ce que j’allais lui écrire. Je n’ai jamais préparé mes lettres à l’avance. Sous
mon stylo, les mots se sont toujours énoncés d’eux-mêmes, spontanément, instinctivement,
me libérant de leur poids. Je n’avais qu’à suivre leur manœuvre et à découvrir leur sentence.
Tu ne comprends toujours pas ? Et moi, tu crois que j’avais compris ? Tu crois que je
comprends ce que tu m’as fait ? Je m’interroge, j’analyse depuis des années et des années…
Je ne comprends toujours rien de ton attitude odieuse. Je n’arrive pas à trouver une
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explication logique à tes gestes, à ton regard, à tes mots… J’ai décidé de me dénuder devant
tes yeux, jusqu’à l’ossature. En lisant, tu verras mes habits tomber l’un après l’autre.
C’est moi qui l’ai décidé cette fois… Profites-en ! Cela ne se reproduira plus jamais.
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Voici ce que je lui avais écrit.
« Comment te dire ce que je n’ai jamais osé dire à personne ? Comment t’avouer que
ton regard, ta voix, tes mots, ton sourire, ton odeur, ton souffle produisent en moi des
sensations dont j’ignorais foncièrement l’existence, des sentiments que je ne connaissais pas,
qui ne me connaissaient pas ? Comment te dire que ta présence m’enivre, réveille la femme
qui dormait en moi, la femme que j’ai toujours (sciemment ?) séquestrée dans mon propre
corps, dans mes peurs ? Comment te dire que je revis depuis que je t’ai rencontré ? Tu m’as
ramenée au monde, tu m’as réconciliée, en partie, avec ce que je redoutais le plus : ma
flamme. Comment te dire que ta musique me remplit de béatitude, me libère, me transporte
vers des rives lointaines où la cruauté du monde paraît terne, presque inexistante ?
Et comment te dire surtout que je ne peux pas ? Je ne peux pas me donner à toi. Je ne
peux pas t’offrir ce que je n’ai jamais offert à personne. Tu es choqué ? Tu ne t’y attendais
pas ? J’ai grandi dans une société où personne ne veut d’une femme qui dispose de son
propre corps. J’ai suivi le troupeau de crainte d’être rejetée. Sous prétexte de la religion
qu’ils ne pratiquent souvent pas, ou de la morale, les hommes se sont octroyés le droit de
regarder, de toucher, de goûter, de coucher, (d’abuser pour certains), de jouir… et de juger
les femmes qui en font autant. Prenant conscience de ces deux poids de mesure apparemment
inexistants dans une société moderne, ouverte et évolutive, j’ai décidé d’étouffer mes désirs et
de vivre mutilée jusqu’au mariage… ou jusqu’à la fin. Je l’ai décidé pour mon bien et celui de
ma famille. Je n’ai pas besoin d’un scandale.
Et puis, n’oublie pas que je suis musulmane, et que, même si je ne suis pas assez
pratiquante à ton sens, je n’ai pas envie (je n’ai pas le droit) de pécher. Mon corps, je le voue
à un seul homme, et je doute fortement que cet homme soit toi.
Tu ne peux pas comprendre ma position, je sais. Je n’ai pas le choix. J’aimerais
retourner chez moi après la fin de mes études, et j’aimerais retrouver la place que j’ai
laissée. J’aimerais fonder une famille, comme tout le monde… si je me donne à toi, personne
ne voudra plus de moi…
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Le Jasmin noir
De plus, nous sommes tellement différents ! Tu es athée, je suis croyante, tu es
Français malgré tes origines et ta naissance, je suis orientale de la tête aux pieds, tu es libre,
je ne l’ai jamais été et je n’oserai jamais le devenir… Une relation comme la nôtre est vouée
à l’échec. Tu n’es pas d’accord ? Mieux vaut continuer à mener le même genre de relation
qu’on avait. Cependant, si tu ne peux pas, si tu n’es pas prêt à redevenir mon ami, j’aurais du
mal à l’accepter mais je m’en remettrais. Je respecte tes choix et je te respecte pour tout ce
que tu es. Merci pour ton amour et ton soutien. Je ne devrais pas te le dire, mais je le dirai
quand même : je t’aime. »
C’était les phrases les plus médiocres, les plus absurdes, les plus menteuses que je n’ai
jamais rédigées. Etais-je capable de me suffire de notre amitié platonique et de retenir
l’éruption qui s’est déclenchée en moi ? Avais-je avancé les vraies raisons, du moins, les
uniques raisons de mon refus ? Non. M ais, à l’époque, je ne le savais pas moi-même… je
refusais de l’admettre. Je croyais que c’était sage et responsable d’agir de la sorte. Je m’étais
trompée...je me suis toujours trompée sur mon compte, sur mes sentiments, sur mes besoins,
sur mes désirs. Je le sais maintenant. Est-il trop tard ?
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Le Jasmin noir
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Une semaine sans nouvelle, sans appel, sans visite. Une semaine sans son regard, sans
son sourire, sans sa voix, sans sa musique, sans son sérieux, sans son humour… Je ne l’ai
même pas aperçu à l’université. Une semaine de solitude, d’abandon, de cauchemars. Je
savais qu’il était important dans ma vie, mais je ne me rendais pas compte de l’intensité de
mon attachement pour chacun de ses gestes, de ses mots, de ses mélodies. Il me remplissait. Il
occupait toutes les parcelles, tous les recoins de mon esprit et de mon corps. En son absence,
je me sentais vidée, creuse, replongée dans mes vieilles ténèbres s’abattant sur moi, immergée
dans ton image exécrable. En son absence, seule, je tournais en rond, comme un chameau
avec des œillères, incapable d’apercevoir le bout du chemin. Je croyais avoir retrouvé le goût
de vivre… ton goût amer s’était de nouveau emparé de ma bouche.
Je n’osais pas l’appeler. Je ne pouvais pas l’appeler. Je ne devais pas l’appeler. J’allais
rendre la situation encore plus complexe qu’elle ne l’était. Il avait certainement fait son choix
et je ne pouvais que le respecter comme je le lui avais promis. Qu’allais-je faire ?
L’obscurité, le silence, la solitude, la vacuité, l’absurdité de l’existence, de mon
existence, tombèrent sur moi comme un nœud coulant. M es étranges spectacles
apocalyptiques recommencèrent à me lanciner. Je l’avais dans la peau (je l’ai encore). Je
t’avais aussi dans la peau (je continue à t’avoir) comme une épine, comme une écharde
désagréable, enfoncée au plus profond de ma chair, de mon âme. J’aurais tout donné, et je
donnerai tout pour t'extraire de mes tripes et ne garder que lui. L’ancienne blessure
fraîchement suturée s’était rouverte. La douleur se réveilla plus intense que jamais. J’étais au
seuil de la détresse et je ne pouvais en parler à personne. Il était mon seul ami en France… il
était le feu qui me brûlait dans le froid de ce pays… la chanson que je fredonnais dans le
silence de mes nuits. Une idée commençait à fermenter dans ma tête alourdie de mes émois,
de mes larmes retenues, de ton ombre persistante, de son image perdue : rentrer en Tunisie,
retrouver ma famille, mon pays, reprendre ma vie là où je l’avais suspendue… cette même vie
que j’avais quittée, de mon plein gré depuis seulement quelques mois.
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J’étais perdue en moi-même, en mes projets de fuite quand j’avais entendu frapper à
ma porte. Mon cœur s’emballa. C’était sûrement lui. Il était le seul à frapper de la sorte… Je
reconnais ses cinq coups cadencés. « Faites que ce soit lui ! ».
Oui, c’était lui. En une seconde, tous mes cauchemars, toutes mes nuits de solitude et
de larmes, toutes mes résolutions s’évanouirent. Il était devant moi, comme au premier jour,
beau, souriant, élégant, nouvellement rasé. J’étais étonnée de le voir aussi épanoui. Il a fermé
la porte derrière lui et m’a prise dans ses bras en chuchotant : « Je suis de retour ! ».
Enfin, ses bras pour me protéger, pour me soutenir, pour me transmettre l’ardeur,
l’énergie, la volonté, l’envie de vivre. « Tu ne vas plus me quitter ? M algré ce que je t’avais
écrit ? Tu ne m’en veux pas ? Tu me trouves stupide ? Je sais que je le suis. Il fallait mettre les
points sur les i… ».
« Tais-toi », m’a-t-il dit en unissant subtilement ses lèvres douces, chaudes et humides
aux miennes… sans que j’essaie de m’y opposer. Je ne saurai décrire ce que j’avais ressenti…
une sorte de décharge électrique avait secoué mon corps entier… une sensation intense de
bien-être, de joie, de plénitude, d’euphorie… une légèreté ineffable… j’avais échappé à la
gravité de la terre, à mon propre poids, à mon ombre… à ton ombre. Il était mon Percée…
j’étais sa créature ailée, son Pégase éthéré. D’un seul geste il avait réussi à décapiter le
monstre qui me hantait. M ais cette tête allait-elle se régénérer ? Ce M onstre allait-il
ressusciter ? Je ne m’étais pas posé la question. Tout ce qui comptait à mes yeux était cet
instant précieux que nous avions volé au temps, lui et moi, à ton insu, ces secondes féeriques
de sincérité, d’entrain, de fièvre… ce moment encore inédit dans ma vie de femme. Tu es
surpris ? J’allais avoir vingt-cinq ans… je n’avais jamais permis à personne de
m’embrasser… de poser ses lèvres sur les miennes (à une exception près)… c’était
inconcevable à mon sens. Comment a-t-il réussi à dompter l’indomptable ?
-Je t’ai manqué ?
Je n’ai pas osé affronter son regard après ce qui venait de se passer entre nous. J’étais
comme une adolescente maladroite prise sur le fait. Je me sentais bouillonnante, incapable
d’articuler.
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-Toi, tu m’as manqué. Je n’ai pas arrêté de penser à toi pendant cette semaine. Après la
lecture de ta lettre, j’ai décidé de te laisser tranquille et de m’effacer de ta vie. Ensuite, je me
suis demandé si c’était vraiment ce que tu voulais. Et puis, ce "je t’aime" conclusif, je ne
pouvais pas l’ignorer. Comme ça, tu m’aimes alors ?!!
-Oui, mais…
-Je ne veux plus entendre de "mais". Je t’aime et tu m’aimes. Il n’y a de place pour aucun
"mais". Vivons notre amour et laissons les peurs, ton éducation et les préjugés de côté.
Je ne voulais gâcher ces instants de bonheur pour rien au monde. Je m’étais tue.
J’aurais prochainement l’occasion de lui expliquer ma position et mes attentes plus
clairement. Tout ce qui compte à présent c’est qu’il est là, de nouveau, et je ferai tout pour
qu’il le reste à jamais.
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Un sentiment affligeant de culpabilité s’est emparé de moi au moment où il avait
quitté l’espace de ma chambre et où j’avais quitté l’espace de ses bras. J’essayais de me
convaincre que nous n’avions rien fait de mal, que nous avions le droit de vivre notre amour
tant que nous ne nuisions à personne. Je tentais de me rappeler le goût suave de ses lèvres sur
ma bouche, mes joues, mon cou, ma nuque, mes épaules, mes bras… afin de recouvrir cette
lourde sensation de faute… en vain. Je ne faisais qu’exacerber mon malaise. J’aurais dû rester
sur ma première position. J’aurais dû l’empêcher de me toucher. Je n’aurais pas dû succomber
à la tentation. Je n’aurais pas dû écouter la voix de mon désir… il fallait continuer à l’étouffer.
J’ai failli au principe de vertu qui constituait l’une des bases de mon éducation. J’ai
trahi la confiance de mes parents. J’ai trahi ma religion. En quoi je l’avais trahie ? Toute
religion ne prétend-elle pas prêcher l’amour ? En quoi ces baisers et ces caresses authentiques
lui portent-ils atteinte ? Comment aurais-je pu le repousser une deuxième fois ? Il m’aurait
quittée définitivement. Et moi ? Et mes sentiments ? Et mon corps ? Et mes pulsions ?
J’aurais fait la sourde oreille jusqu’à quand ?
Tourmentée par mes interrogations et mes doutes, je voyais poindre ton image
achevant de me troubler. Tu as toujours su choisir les bons moments pour faire ton apparition.
Je ne te permettrai pas de te mettre entre lui et moi, je ne te permettrai pas de détruire mon
amour naissant. Néanmoins, avais-je vraiment le pouvoir de t’empêcher d’intervenir ? Non !
Je n’avais aucun pouvoir sur toi… ni sur moi. Tu détenais toutes les ficelles (tu les détiens
toujours, mais plus pour longtemps, j’espère). Tu décidais de mon sort tragique comme une
divinité antique perchée sur son Olympe… pourtant, tu n’as rien de la grandeur d’une
divinité.
Nous avons aussitôt recommencé à nous voir tous les jours, pendant des heures, à
étudier, à discuter… à nous toucher, à nous caresser, à nous embrasser, à nous découvrir, à
nous dénuder progressivement aussi bien de nos vêtements que de nos embarras. Je
commençais à comprendre la langue mystérieuse de mon corps, à la parler, à la posséder, à la
dissocier mentalement du Bas, du Sale, du M al.
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Le Jasmin noir
Pourtant, le sentiment pesant de culpabilité n’avait pas cessé de grandir en moi, de se
développer au fil des rencontres, comme une tumeur maligne irréversible. Il altérait le goût du
plaisir dont j’entamais la découverte à tâtons. Dès que ses doigts tentaient d’aller plus loin
dans l’exploration de ma chair, je perdais tout contrôle sur moi-même. Je devenais raide,
scellée comme les valves d’un coquillage, impénétrable. Je replongeais dans ma solitude
inconsolable face à mes effroyables démons et il ne pouvait plus rien faire pour moi. Rien de
ce qu’il disait ne parvenait à me réconforter, à me détendre, à chasser ton ombre
omniprésente.
Au début, il n’a pas osé me contrarier. Il appréhendait ma réaction et se suffisait du
peu que je lui offrais. M ais, au fil des jours, des semaines et des mois, il s’est aperçu de la
dégradation de mon état. M a culpabilité prenait, de plus en plus, le dessus sur mon plaisir et
sur le sien.
-Je t’aime et j’ai envie qu’on aille jusqu’au bout de nos désirs. Ce que tu me demandes est audessus de mes forces. Je respecte tes choix mais je ne peux pas ignorer indéfiniment mes
envies. Jusqu’à quand vas-tu continuer à occulter ton corps et ses besoins ? Tu es une femme
maintenant, tu n’es plus une enfant. Et ne me dis surtout pas que c’est à cause de la religion.
Arrête de sortir ce faux-argument, ce prétexte à chaque fois. Rien ne justifie ta réticence. Tu
dis que tu m’aimes. Prouve-le-moi ! J’ai besoin que ton corps aussi me le dise. Aie confiance
en moi et tu verras à quel point cette rencontre illimitée de nos corps, ce dialogue absolu de
nos sens, sera agréable et naturel. N’aie pas peur, je ne te ferai aucun mal.
Je voulais aborder ce sujet depuis des mois, mais je n’ai pas osé. C’était l’occasion
inespérée et il fallait la saisir.
Recroquevillée sur moi-même, je lui ai répondu après une longue hésitation :
-Toi aussi, tu dis que tu m’aimes… Il faut que tu assumes ton amour… Il faut qu’on se marie.
Après, je suis totalement à toi. Tant que notre engagement n’est pas officiel…
Irrité, il m’a coupé la parole :
-Tu as besoin d’un contrat, d’une feuille, du consentement d’un dieu ou d’un maire pour
croire en la sincérité de mon amour et de mon engagement envers toi ?
-Ne commence pas à interpréter ce que j’ai dit à ta guise. J’ai besoin de me sentir en sécurité,
de savoir que tu es prêt à m’assumer en tant que Ta femme. J’ai besoin d’en parler à ma
famille, de lui expliquer pourquoi je refuse tous les hommes qui demandent ma main chaque
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fois que je rentre en Tunisie… je ne peux pas me donner avant le mariage. Je ne me
permettrais pas de défaillir à ce principe de mon éducation, ni de ma religion et il ne s’agit
aucunement d’un prétexte. Si le contrat ne compte pas à tes yeux, fais-le pour moi. Toutes
mes amies se sont mariées. Je t’aime et j’ai besoin de fonder une famille avec toi… d’avoir
des enfants… de mener une vie stable… Nous nous connaissons depuis presque deux ans… tu
ne trouves pas qu’il est temps d’aller un peu plus loin ?
-Si, je trouve qu’il est temps d’aller plus loin dans notre amour, notre désir, notre plaisir…
Nous n’avons pas la même perception du terme "loin", apparemment. Et qui t’a dit que je
veux avoir des enfants ? Pourquoi des enfants ? Pour leur faire subir les misères de ce
monde ? Et pourquoi tu te compares à tes amies ? Si elles sont stupides pour se marier avec le
premier venu juste pour satisfaire leurs familles et leur société, c’est leur problème. Je ne suis
pas responsable de leurs bêtises. Je ne suis pas prêt à entrer dans cet engrenage. Que les
choses soient claires. Je ne veux pas me marier. Je ne veux pas avoir d’enfants.
-Et moi, je ne peux pas vivre au jour le jour, comme toi. J’ai besoin de voir plus clair en notre
avenir ensemble.
-Je te dis que JE T’AI-M E. Qu’est-ce que tu veux de plus clair ? Profitons de l’instant et
laissons faire la vie. Arrêtons de nous mettre de la pression.
-Et moi, je culpabilise. Chaque fois qu’on se touche, qu’on s’embrasse, qu’on se caresse, je
me sens fautive, et c’est dur à supporter. Je suis déchirée entre mes désirs et les normes qui
ont toujours structuré ma vie. Je ne pourrai donner libre cours à mon corps que lorsque ma
conscience sera tranquille… désolée d’insister… le mariage est l’unique issue possible. Tu ne
veux pas que je sois Ta Femme, que je t’appartienne et que tu m’appartiennes ? Fais-le pour
moi, pour notre amour… Je pars en Tunisie pour fêter l’Aïd. Il faut prendre du recul et
réfléchir, chacun de son côté. Nous sommes dans une impasse et il va falloir trouver une
solution le plus tôt possible.
-Je refuse les ultimatums. Vivons notre vie au lieu de la programmer.
-Je ne t’oblige à rien. Je te demande juste de réfléchir et je le ferai de mon côté.
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Enfin chez moi ! L’avion atterrissant perce un dernier nuage égaré dans l’immens e
clarté du bleu du ciel. Le soleil d’avril caresse ma joue collée contre la vitre, réveillant mes
sens, m’emplissant d’une allégresse à la limite de l’extase. Je vois se dessiner
progressivement les grandes étendues régulières des champs d’oliviers, une sorte d’échiquier
où vert et terre, constamment alternés, se marient inlassablement, baignant dans une douce
lumière saisissante.
« Nous venons d’atterrir à l’aéroport Sfax-Tina. Il est 14h 25, heure locale… La
température extérieure est de 23 degrés Celsius. Nous vous souhaitons un agréable séjour. »
L’avion se pose… mon cœur, quant à lui, commence à planer. La portière s’ouvrant laisse
s’infiltrer une tendre brise enivrante. J’en emplis les poumons. M es pieds foulant le sol s’y
fondent. Nous ne faisons plus qu’un. M on cœur palpite d’excitation… De loin, je distingue
trois têtes familières, les yeux braqués sur la porte de sortie. Dès qu’elles m’aperçoivent, un
large sourire les illumine… des embrassades échevelées… des larmes…
Dans la voiture, sur le chemin du retour à la maison, la voix exaltante d’Om Kalthoum
se mêle à une chaleureuse rafale de questions, de remarques, de nouvelles : « Comment tu
vas ? Et tes études ? Et tes amis ? Tu manges bien ? Ne te prive surtout pas. Tu as beaucoup
maigri. Tu ne te sens pas seule ? Tu te couvres assez ? Tu n’as pas de problèmes d’argent ? Si
tu as des problèmes, il faut nous en parler. Nous sommes ta famille… Tu es de plus en plus
belle. Les cheveux courts te vont très bien… Ta peau est beaucoup plus claire qu’avant. Tu ne
dois pas voir souvent le soleil… Tu t’adaptes à la vie française ? En tout cas, tu es habillée
comme une vraie parisienne… Tout le monde demande de tes nouvelles, la famille, les
voisins, les amis… Si Ahmed a rendu l’âme après des mois de souffrance… Ta tante est très
malade. Il faut que tu ailles lui rendre visite. Elle a une tumeur. Elle va se faire opérer… Rim
s’est mariée… Sonia a rompu ses fiançailles. C’était trop dur pour ses parents… Derrière
l’apparence gentille de son fiancé se cachait une personne avare, médisante… en plus, sa
mère allait mener la vie difficile à ta cousine… Tant pis, elle est jeune, belle et bien
éduquée… elle trouvera facilement quelqu’un d’autre… Nozha est en pleins préparatifs de
son mariage. Elle est très heureuse que tu puisses partager cet événement important de sa
vie… Tu t’es acheté une belle tenue pour ce grand jour ?… J’espère qu’elle n’est pas noire,
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Le Jasmin noir
comme d’habitude. Le noir te va très bien, mais tu es toujours en noir… On arrive. La maison
t’a manqué ? En tout cas, tu lui as manqué… Tu nous as beaucoup manqué. Enfin parmi
nous ! Les derniers jours d’attente étaient très longs, très durs… »
En l’espace de deux ans, la ville a énormément changé. Beaucoup de nouveau x
bâtiments se sont érigés… Par contre, notre maison, M a maison est toujours la même. L’odeur
grisante des fleurs, le rouge violacé des bougainvilliers grimpant aux murs blancs m’ont
accueillie avec la même sincérité, le même naturel qu’avant… Folla, ma chatte, toujours aussi
belle, agile, espiègle, enjôleuse, velue, chaude… M a pauvre chatte… je la revois dans mon
horrible cauchemar, gisant dans une flaque rouge, son propre sang. Je la prends dans mes
bras, je caresse son pelage épais et doux. Je la serre tellement fort contre moi qu’elle se sauve
en courant.
Je m’allonge sur mon lit éclairé d’un chaleureux rayon de soleil qui a réussi à
s’intercaler entre les deux volets entrebâillés de la fenêtre. M a chambre… mes tableaux, mon
armoire, mon bureau, mon tapis, mes livres, mes disques, mon luth… tout est à sa place, tout
est propre, pas l’ombre d’une poussière. Je me sens bien… Je suis chez moi.
-A table ! Ça va refroidir ! Tu auras le temps de rêvasser dans ta chambre plus tard ! Si tu ne
descends pas vite, Folla se chargera de ta part. Elle est assise sur ta chaise.
L’odeur du poisson grillé réveille mes sens. Je la hume avidement comme un bébé
aspire le sein de sa mère. Pourtant, je n’ai jamais vraiment aimé le poisson.
-Je me lave les mains et j’arrive, maman.
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Le Jasmin noir
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En quelques jours, la vie avait repris son cours normal comme si je n’avais jamais
quitté la Tunisie. M on retour et le mariage de ma cousine étaient exclusivement les centres
d’intérêt de toute la famille. Nous passions toutes les soirées chez ma tante afin d’aider Nozha
à effectuer ses derniers préparatifs avant la grande fête : repassage, emballage, essayage,
préparation des gâteaux…
« J’espère qu’on en fera bientôt autant pour toi ! », m’a dit ma tante enthousiaste à l’idée d’un
nouveau mariage dans la famille. J’ai balbutié un « merci » rapidement en espérant que c’était
la fin de la conversation.
-Alors, de nouveaux projets ? C’est quand qu’on fera la fête ?
-Je ne sais pas. Quand je trouverai la bonne personne.
-Ecoute ma fille, Adnène, le fils de Si Ali, notre voisin, tu vois qui c’est ? Il attendait ton
retour avec impatience. Il veut demander ta main, et je lui ai dit que le mariage de Nozha sera
la bonne occasion pour que vous fassiez un peu plus connaissance et que vous discutiez
ensemble avant qu’il ne fasse le pas. Je trouve que vous pourriez former un beau couple tous
les deux. Tu sais ? Il gagne bien sa vie. C’est un ingénieur en informatique. Il possède une
voiture. Son père lui a légué un terrain sur lequel il a commencé à construire une belle
maison. C’est quelqu’un de sérieux qui pourrait faire ton bonheur. Alors ! Je lui dis de passer
te voir demain soir ?
Je me suis sentie extrêmement gênée. Je n’avais aucune envie d’aborder ce sujet. J’ai
essayé de lui répondre, en affectant un sourire, de peur de la blesser :
-Non ! Je n’en ai pas envie. Occupons-nous d’abord du mariage de Nozha. M oi, je peux
attendre encore.
-M ais, tu te rends compte de ce que tu racontes ? Tu sais bien que tu as le même âge que ta
cousine. Qu’est-ce que tu attends ? Tu es encore jeune et belle. Il faut en profiter avant qu’il
ne soit trop tard. Suis les conseils de tante et ne sois pas têtue !
-Tata, je t’ai dit que pour l’instant je ne peux pas. Et puis, je suis ici pour trois semaines
seulement. Ce n’est pas suffisant pour faire connaissance et s’engager avec quelqu’un. Je n’ai
pas envie de commettre la même erreur qu’avant. Je ne suis pas pressée.
-Je n’ai toujours pas compris pourquoi tu avais rompu tes fiançailles avec Imed. Il était gentil
ce garçon. En plus, il allait t’offrir la belle vie. M ais, toi, tu ne penses qu’à tes études. Tu vas
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Le Jasmin noir
les terminer quand ces études ? Quand tu auras trente ans ? A ton âge, j’étais déjà maman de
trois enfants !!! Je n’arrive pas à vous comprendre, les filles d’aujourd’hui ! Qu’est-ce qui
compte le plus ? Avoir un mari, une famille, des enfants, ou les études ? Est-ce que nous
sommes bêtes parce que nous n’avons pas fait autant d’études que vous ?
-Je ne sais pas, tata. Parlons d’autre chose s’il te plaît. Elle a fait les retouches de sa robe,
Nozha ? Et la couronne de fleurs séchées, elle l’a trouvée ?… Elle ira au hammam avant le
grand jour ? Elle fera la cérémonie du henné ?…
Aborder ces détails était l’unique moyen de détourner son attention de ma vie. Elle ne
vivait plus qu’à travers ses projets pour ses filles et ses nièces comme si sa propre existence
en tant que femme n’avait aucune importance. D’ailleurs, ce n’est plus une femme. C’est juste
une maman. Quand je regarde sa belle photo en noir et blanc accrochée dans le salon, j’ai du
mal à croire qu’il s’agit de ma tante : elle, son mari et Nozha bébé de quelques mois. Elle était
belle, rayonnante, sensuelle dans sa petite jupe des années soixante-dix. Et maintenant, qu’estce que je vois ? Une quinquagénaire qui a perdu tous ses atouts féminins, corpulente,
négligée, un vieux foulard sur la tête… Il ne reste plus que le beau regard plein d’entrain.
J’ai oublié de te raconter un petit épisode savoureux de ma vie avant d’aller plus loin
dans l’histoire. Tu risques de l’apprécier ! J’allais me marier juste avant de partir en France.
Deux années avant, je m’étais fiancée avec un jeune homme issu d’une « bonne famille »,
comme on aime dire en Tunisie… comme si la famille était tout ce qui comptait, comme si
j’allais épouser sa famille. Il avait une dizaine d’années de plus que moi et il voulait se marier
et avoir des enfants. L’un des amis de mon père me l’a présenté. Je l’ai trouvé peu
intéressant… très commun, banal. Alors j’ai accepté. Oui ! J’avais besoin de rentrer dans le
moule. Je voulais, moi aussi, me marier et avoir des enfants ! Comme Nozha et comme toutes
mes amies. Et comme je n’avais personne dans ma vie parce que je m’arrangeais chaque fois
à faire fuir les personnes qui me plaisaient et à qui je plaisais (évidemment par ta faute), je ne
voulais pas perdre beaucoup de temps. Je me suis dit : il fera l’affaire. M ais, je voulais aussi
autre chose (je vais essayer de le dire sans rougir) : avoir une vie sexuelle et surtout savoir
si… Si quoi ? C’est encore tôt. Je te le dirai plus tard.
Je me suis donc fiancée avec un homme que je connaissais à peine. Je ne savais pas si
j’étais vraiment prête à faire ma vie avec lui, mais je m’y suis quand même engagée. Et j’ai
décidé de mentir… de mentir à mes proches, de lui mentir, de me mentir à moi-même. J’ai
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prétendu être amoureuse de lui, être heureuse avec lui. J’ai revêtu le masque du bonheur
parfait. J’ai trompé tout le monde jusqu’au jour où je me suis aperçue que je me trompais
moi-même. Au fond, il représentait tout ce qui me répugnait. Il ne montrait aucun intérêt pour
les choses que j’aime : la musique, la littérature, la peinture, les voyages, les discussions
existentielles… Tout ce qui comptait à ses yeux c’était l’argent et l’argent, rien que l’argent.
Ses sujets de discussion préférés étaient : l’achat d’une nouvelle voiture, du salon, du
costume, d’une paire de chaussures, la construction de la maison, la location d’un orchestre
pour le mariage... Et par-dessus tout, il était maladivement jaloux, suspicieux. Je n’avais plus
le droit de m’habiller comme j’avais l’habitude de le faire parce que, selon lui, j’attirais
l’attention et je provoquais les regards (Que ferait-il s’il me voyait maintenant !). Plus de jupe,
plus de robe, plus de décolleté, plus de maillot de bain, plus de maquillage… Je n’avais plus
le droit d’avoir des amis masculins. Je n’avais plus le droit d’embrasser mes oncles ou mes
cousins pour dire bonjour. Je n’avais plus le droit de toucher mon père en sa présence. Oui ! Il
m’a prise en flagrant délit ! Il m’a surprise un jour en train de boutonner la chemise de papa
qui était mal mise. Il m’a fait un scandale : « Ce ne sont pas des choses qui se font, m’a-t-il
dit. Il aurait pu le faire tout seul. Ce n’est pas un gamin ! ». J’étais sidérée. M ême mon père !
Toutefois, je ne m’en suis pas plainte. Je n’ai même pas réagi, ou à peine. J’étais
tellement obstinée à l’idée de découvrir… , d’être… , que je refusais de voir la vérité. Je
détestais ses mains quand elle tentaient de se promener sur mon corps, d’en prendre
possession. Je détestais ses lèvres quand elles cherchaient à rejoindre les miennes. Je détestais
son haleine qui empestait le tabac. Je détestais ses petits yeux soupçonneux et accusateurs, sa
démarche arrogante, ses sourires sournois, ses manières efféminées. Je détestais les poils sur
son torse, ses pantalons courts, ses chemises bariolées, ses lunettes de soleil, son sac toujours
bien rangé, sa voiture climatisée… Je détestais tout, et je continuais à faire semblant
d’aimer… (Tu m’as appris à être une bonne comédienne ! On pourrait presque me décerner
un Oscar. Je t’en remercie !). J’ai encore des haut-le-cœur rien que d’y penser. Quand vais-je
cesser de me trahir moi-même ? Quand finirai-je par être cohérente avec mes propres pensées,
mes propres envies, mes propres désirs ? Quand arrêterai-je d’être étrangère à moi-même ? Je
me sens toujours étrangère, exilée. Quand redeviendrai-je M oi ? J’ai oublié de l’être. J’ai
oublié comment l’être. Je me suis oubliée. Le réapprendrai-je un jour ?
Parallèlement à cette mascarade, je m’étais concentrée sur mes études. Elles étaient ma
seule échappatoire, mon unique vrai plaisir. Elles me permettaient de le chasser de mon esprit
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Le Jasmin noir
(de t’en chasser aussi). Et, l’année de ma maîtrise, l’année où j’étais censée « le prendre pour
époux, le chérir par-dessus tout, l’aimer et le soutenir pour le meilleur et pour le pire… », le
M inistère de l’Education Nationale de Tunisie m’a octroyé une bourse pour aller poursuivre
mon troisième cycle en France. M on cher et tendre n’avait bien sûr pas accepté que je le
quitte. Alors, je l’ai quitté. Je l’ai totalement éliminé de ma vie (et je t’en rayerai bientôt !).
M a décision avait choqué tout mon entourage. Comment avais-je pu me permettre
d’agir ainsi, de briser le cœur de ce jeune homme qui était prêt à tout pour moi ? Comment
avais-je pu faire passer mes études avant ma vie de femme ?… Je ne voulais donner aucune
réponse. M a décision était prise et rien ni personne ne pouvait rien y changer. J’avais décidé
de tourner la page et je l’ai fait. M alheureusement, il y a tellement de pages à tourner, à
arracher !!!
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Le Jasmin noir
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M on bel amour, tu me manques. Il me manque terriblement, vertigineusement
douloureusement… une semaine loin de lui… encore deux autres à supporter… deux autres,
ou toute la vie. Je suis en manque. Comment est-ce possible d’aimer quelqu’un de la sorte ?
Est-ce un sentiment Réel, Possible, Crédible ? Ou bien, est-ce mon esprit romanesque, rêveur,
affabulateur qui amplifie et redouble l’intensité de mes perceptions, de mes sensations, de mes
émotions, de mon penchant pour lui. Je ne sais pas. Comment faisais-je pour vivre avant lui ?
Est-ce que je vivais avant lui ? M a triste existence était-elle digne de la dénomination "Vie" ?
Ne t’attends pas à une réponse ! Ce n’est pas mon genre d’avancer des réponses, parce que je
n’en ai pas. Je n’ai que des questions qui me démangent l’esprit sans relâche, que je gratte et
regratte de mes ongles pointus jusqu’au sang (C’est une image. Je n’ai jamais eu d’ongles
pointus. Je ne supporte pas les ongles. Ils m’écœurent. Ils favorisent l’agglutination de la
crasse… tu es la crasse sous mes ongles… tu entres en moi par chaque infime portion de ma
peau, tu t’insinues au bout de mes doigts, entre ma chair rose et mes ongles. Tu loges mon
épiderme.) Tu aimes l’odeur du sang, de mon sang frais ?! Ouvre tes narines, hume ma peau
meurtrie, réjouis-toi ! C’est ton festin !
-Réveille-toi ! Il est déjà neuf heures. C’est le Hammam de Nozha, aujourd’hui ! Les filles
vont partir sans nous !
-D’accord. Je vais me lever !
Je venais tout juste de fermer les yeux après une nuit banale de cauchemars rêvés et
remémorés. Oui ! Banale ! J’ai oublié jusqu’à quand remonte ma dernière nuit sans
apparitions épouvantables. Quand pourrai-je avoir un de ces sommeils limpides, lisses, plats,
continus comme la surface d’une mer paisible ? Quand parviendrai-je à dissiper cette couche
de ténèbres s’épaississant en moi de jour en jour, cette ligne noire qui me sépare de mon
corps, de mes rêves, de moi ? Quand est-ce que mon temps et mon espace apprendront-ils à
exister en dehors de ton image, de l’ombre vacillante mais persistante de ton souvenir ?
Quand déchirerai-je cette stupide et lourde frayeur qui enveloppe mon existence ? Quand
cesserai-je d’être un déchet, de me désagréger, de tomber et retomber en ruines, à l’infini ?
Hallucination, désordre, démence, enfer, chaos !!!
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Le Jasmin noir
Je déteste les hammams. Je les ai toujours détestés. Pour la deuxième fois de ma vie
(la première était à l’occasion du mariage d’une tante. J’avais alors cinq ans), je suis
contrainte à y mettre les pieds (pas uniquement les pieds, malheureusement). La chaleur
suffocante, l’odeur de renfermé, de moisi (favorisant la prolifération d’énormes cafards se
baladant sans gêne sur la peinture effritée des murs et du plafond et menaçant à chaque instant
de tomber sur nos têtes), l’épaisse vapeur grisâtre me coupent le souffle et me donnent la
nausée… mais surtout le spectacle exhibitionniste des corps dénudés de leurs vêtements et de
toute pudeur. Tout le monde était à poil (sauf ma sœur et moi. Des maillots de bain couvraient
notre intimité). J’exècre ce débordement universel de la chair, ce déluge d’images qui
empoisonne ma mémoire déjà suffisamment affligée… ces corps flasques, ces seins énormes,
pendants, suspendus au buste par une peau flétrie et rejoignant la masse monumentale de
graisse que constitue le ventre, ces fesses difformes, ces cuisses molles sillonnées de veines
saillantes, vertes, bleues ou violettes, cette toison tentaculaire, ces poils ondulés, noirs… à
peine cachés par une main ou une éponge… C’est répugnant !
J’ai beaucoup de mal à respirer. Je transpire de la tête aux pieds, pourtant, je continue
à faire semblant d’être ravie pour ne pas vexer ma cousine… c’est sa fête. Je n’ai pas le droit
d’être égoïste… la flaque grande rougeâtre sur le sol me donne envie de me sauver… c’est du
henné. Les femmes se teignent les cheveux avec la poudre de cette plante séchée. Il paraît que
la chaleur du hammam donne à la couleur un éclat et une profondeur incomparables… mon
malaise devient insoutenable… j’ai horreur de l’odeur du henné… fétide, répugnante,
nauséabonde.
Quand j’avais cinq ans, et à l’occasion du mariage de la même tante déjà évoquée,
j’avais demandé que l’on m’applique du henné sur les mains. J’étais fière de ressembler aux
grandes personnes (il n’y a pourtant pas de quoi être fier). La hannéna (dame spécialiste de
cette opération, grosse, sale et désagréable dans mon souvenir) prenait une portion du
mélange verdâtre pâteux entre ses doigts. Elle la mettait dans sa bouche pour la rendre plus
malléable avec sa salive, puis la collait autour de mes petits doigts. Elle recommençait jusqu’à
recouvrir mes deux mains. Une fois le processus terminé, elle me les a couvertes, chacune,
d’un sac en tissu qu’il fallait garder durant toute la nuit pour avoir une couleur bien foncée.
M ais la nuit, les sacs légèrement serrés sont tombés. Le henné séché s’est effrité. En me
réveillant, j’avais cru que les morceaux qui jonchaient mon lit n’étaient que mes doigts
coupés. J’ai poussé un cri qui résonne encore dans mes oreilles et que j’aimerais pouvoir
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Le Jasmin noir
proférer maintenant. Depuis, le henné est devenu mon cauchemar (l’un de mes innombrables
cauchemars). Son odeur, sa couleur, sa texture, la fête qui lui est consacrée (généralement
deux jours avant le mariage) ne font qu’exacerber mon profond dégoût.
Retournons au hammam ! Il ne doit pas t’écœurer autant qu’il ne m’écœure, ce temple
de la nudité, de l’impudeur, de l’ostentation, du voyeurisme. Autour des seaux d’eau brûlante
les équipes se sont formées : une chorale interprétant dans une maîtrise inégalée et une
harmonie reposante toutes sortes de chansons parlant du mariage, des fiançailles, du
hammam, du henné… , un essaim de spectatrices autour de la mariée qui se fait frotter le dos,
les fesses, les jambes, les seins, le ventre, par une tayéba (employée du hammam dont le rôle
consiste à masser et laver les clientes, je dirais, à leur arracher la peau : « La peau de la mariée
doit être blanche ! Regardez, ces épluchures ! C’est de la crasse ! », dit-elle en frictionnant la
peau rougie de Nozha, entièrement soumise) et un troisième groupe de discuteuses dont ma
sœur et moi faisons partie.
-Alors, c’est pour quand le mariage, Nadia ? Je croyais que c’était pour cet été ?
La jeune fille rougit. Je ne savais pas que le sujet était blessant. Je l’ai abordé, justement,
parce que je croyais que j’allais lui faire plaisir. De plus, je connais bien son fiancé. Nous
étudiions à la même faculté. Je trouvais qu’ils formaient un vrai couple, non arrangé pour une
fois.
-Il n’y a plus de mariage. Tu n’es pas au courant ? Je l’ai découvert sous son vrai jour ! Tu
sais que son oncle l’avait invité pour passer les vacances d’été en France ? Là-bas, il a
rencontré une femme qui a la quarantaine, une Française… et ils se sont mis d’accord qu’ils
allaient se marier.
-Ce n’est pas possible ! M ais Wael était vraiment amoureux de toi ! Il m’a fait part de ses
sentiments à différentes occasions ! Je n’arrive pas à le croire !
-Attends ! Il faut que tu écoutes toute l’histoire ! C’est ce qu’il m’a dit aussi, qu’il était
amoureux et qu’il voulait juste se marier pour avoir les papiers français. Il était prêt à tout
pour ces maudits papiers ! A tout, même à m’abandonner ! Tu sais ce qu’il m’a demandé ?
-Parce qu’il ose te demander des services ?
-Il m’a demandé de l’attendre. Juste un an, au pire deux. Il se marierait, il demanderait les
papiers, il divorcerait puis nous retrouverions notre vie d’avant. Nous nous marierions et nous
partirions vivre en France !
-Non ! J’hallucine !
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Le Jasmin noir
-Si ! C’est la stricte vérité ! Il avait tout programmé ! M ais tous ses programmes sont tombés
à l’eau… enfin, une partie. Il est parti. J’ai entendu dire qu’il s’est marié.
La douleur et les larmes déforment son beau visage plein d’innocence et de sincérité.
Peut-on faire confiance à quelqu’un dans ce bas monde ? Les voix des chanteuses couvrent les
sanglots qui secouent son corps.
S’il te plaît Daddou,
Allongeons-nous sur le lit élevé,
Je collerai ma joue contre ta joue,
Et je te ferai basculer !
Dès qu’il s’agit de mariage, tout est permis ! Lubricité, nudité, grossièreté… Tout !
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Le Jasmin noir
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Je me sens en exil, loin de lui (Il me manque terriblement). Je me sens en exil ici,
dépaysée parmi les gens que j’aime, dans mon propre pays, dans ma propre ville. Qui de nous
deux a changé, la Tunisie ou moi ? Peut-être les deux. Je suis totalement décalée, dépassée par
les évènements, les attitudes, les positions. Ce rythme n’est plus le mien. Ces discussions ne
sont plus les miennes. Je me sentais en exil, là-bas aussi. Je suis en exil en moi-même, dans
mon propre corps, mes propres peurs que je traîne (ou qui me traînent) de ville en ville, de
continent en continent, de rêve en rêve. J’aimerais sortir… sortir de mon corps, de mes peurs,
me soustraire à ma mémoire… j’aimerais émerger de dessous les pierres, la terre, les ténèbres,
de dessous mes os, ma chair, ma peau. J’aimerais, ensuite, revenir à moi, réapprendre à être
M oi, reconquérir mon être, mes désirs, ma vie.
Je me mets debout devant la glace de mon armoire. Je me déshabille intégralement et
regarde le reflet… mon reflet. M e voilà face à mon ennemi. J’ai du mal à le reconnaître. J’ai
du mal à le décrire. Il a énormément changé depuis la dernière fois où j’ai osé le dévisager.
Des formes plus généreuses, des courbes plus cambrées, une intimité s’exposant, s’ouvrant à
l’infini… (Désolée ! Tu n’auras pas plus de détails. C’est décevant ?!)… Je remets rapidement
ma robe. Il m’est insoutenable de l’affronter. Ce corps n’est pas le mien. Il est plein de vie, de
lumière, d'appétence. Il m’appelle… je l’entends appeler… mais je ne comprends rien… j’ai
perdu son langage… je ne l’avais peut-être jamais connu… Comment pourrais-je
l’apprendre ?
-Quelqu’un au téléphone ! Vite ! On t’appelle de France ! C’est un garçon !
Je dévale les marches deux par deux tout en terminant de boutonner ma robe et saute sur
l’appareil comme un assoiffé sur une goutte d’eau.
-Bonjour mon amour ! Tu vas bien ?
C’est lui. Qu’est-ce qu’elle m’a manqué cette douce voix.
-Bonjour ! Quelle surprise. Et toi, comment vas-tu ?
-Bien, voire très bien depuis deux secondes. Tu te souviens toujours de ma voix, petite
lâcheuse ? Que fais-tu de tes journées ? Tout se passe comme tu veux ?
-Je passe ma journée ou à la maison ou chez ma tante. M a cousine se marie demain.
Je m’empresse d’interrompre un petit silence qui succède à ma dernière réflexion.
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Le Jasmin noir
-Tu avances dans tes recherches ?
-Pas beaucoup. Une belle déesse orientale occupe constamment mes pensées ! J’ai du mal à
me concentrer sur autre chose.
-Voilà une réponse qui réchauffe le cœur ! lui dis-je émue. Je pense aussi à toi, tout le temps.
J’ai préféré m’abstenir de t’appeler pour arrêter de te mettre de la pression et te laisser un peu
de temps pour respirer.
-Comment veux-tu que je respire ? Tu me prives de mon oxygène ! Encore une semaine loin
de toi ! C’est dur à supporter…
-Pour moi aussi…
-N’oublie pas de m’envoyer un e-mail pour me donner tous les renseignements sur ton vol. Je
t’aime ! Ne l’oublie jamais !
-Je t’aime aussi !
La voix de ma sœur me sort de l’état second dans lequel m’a plongée cet appel
inattendu.
-Qui était-ce ? Je savais que tu avais quelqu’un dans ta vie ! J’en étais sûre ! Tu as l’air pensif
depuis ton retour. Raconte-moi tout ! Tu es amoureuse !
Un feu brûle mes joues.
-Je n’avais pas envie d’en parler parce que rien n’est encore sûr. J’ai peur que cette relation ne
soit vouée à l’échec.
-Pourquoi ? Si vous êtes amoureux, tout peut s’arranger.
-C’est ce qu’il me dit, mais, il y a tellement d’obstacles ! Je t’en parlerai une autre fois. Nous
allons être en retard pour notre rendez-vous chez la coiffeuse ! Il est déjà quinze heures. Tu
veux que Nozha nous tue ?
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Le Jasmin noir
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Voilà la mariée qui s’avance au bras de son père, « fardée et peinte comme au temps
des bergeries. », comme dirait Verlaine. Tout est fait dans l’excès et la contradiction dans
cette société, à la fois, si proche et si éloignée de mes attentes. Je jette un coup d’œil sur la
salle remplie. Un orchestre martyrise une chanson de Abdel Halim, des femmes secouent
leurs tailles et se dandinent les fesses au milieu de la piste. Difficile de les reconnaître. Une
épaisse couche de maquillage masque leurs traits. D’énormes chignons de différentes formes
alourdissent leurs têtes. De gros bijoux pendent de leurs cous, oreilles et poignées. Des robes
à paillettes couvrent une partie de leurs corps. En face, des hommes et des femmes plus âgées
regardent indignés ou admiratifs le spectacle offert à leurs yeux. Parmi celles-ci, plusieurs
couvrent leurs cheveux d’un foulard. Non ! Je me trompe. Elles ne sont pas toutes âgées. Il y a
même de très jeunes filles ! C’est nouveau ! C’est peut-être la nouvelle mode ! Je suis
totalement déphasée. Depuis quand les Tunisiennes se couvrent-elles la tête ?
Et Nozha, comment fait-elle pour avancer avec une robe aussi lourde ? Je la trouve
beaucoup moins belle dans ce grossier déguisement.
-On fêtera bientôt ton mariage, inch’Allah, me crie maman à l’oreille pour arriver à se faire
entendre parmi la détonation des instruments.
-Inch’Allah.
Un jeune homme s’avance vers moi avec un grand sourire.
-Bonsoir, c’est Adnène ! Tu me reconnais ? La France t’a totalement changée ! Tu te souviens
de moi ?
-Bonsoir Adnène. Oui. Comment vas-tu ?
M aman, au courant des plans de ma tante, se retire pour nous laisser l’occasion de discuter.
M ais je n’avais qu’une seule envie : partir, me sauver loin de Adnène et de cette fête
étouffante.
-Alors, quand termineras-tu tes études ? reprend le jeune homme.
-Dans deux ou trois ans.
-Et tu comptes revenir, après ?
-Je ne sais pas. J’ai encore le temps d’y réfléchir.
-Veux-tu me donner ton numéro de téléphone là-bas ? Pourrais-je t’appeler ?
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Le Jasmin noir
Sa demande m’a beaucoup embarrassée. Je n’avais aucune envie qu’il m’appelle.
-Ecoute Adnène, je passe mes journées dans les bibliothèques. J’ai besoin de me concentrer
sur mes études.
Vexé, il s’éloigne sans prononcer un mot.
-Pourquoi agis-tu de la sorte ? me demande maman offusquée, le lendemain du
mariage.
-M aman, nous avons déjà parlé de ce sujet. Je ne veux plus m’embarquer dans une nouvelle
histoire que je regretterai aussitôt !
-M ais pourquoi ? Adnène est un charmant garçon, gentil, poli, cultivé, de bonne famille. Il
t’apprécie et cherche à te connaître un peu plus. Pourquoi lui fermes-tu la porte en pleine
figure ? Que veux-tu de plus ?
-Je ne veux rien de plus mais je ne suis pas prête à m’engager dans une nouvelle relation. Je
n’éprouve rien pour lui.
-Tu apprendras à le connaître et, qui sait, peut-être à l’aimer.
-On n’apprend pas à aimer quelqu’un, maman. Ou on l’aime d’emblée ou on ne l’aime pas.
-Tu es en train de gâcher ta vie. Tu as plus de vingt-six ans ! Il faut que tu te décides à
changer d’attitude sinon personne ne voudra plus de toi !
-Tant mieux !
Je déteste me disputer avec maman. Je sais qu’elle ne veut que mon bien, du moins, ce
qu’elle pense être mon bien. M ais je ne peux plus supporter cette pression. Pourquoi suis-je
obligée de rendre des comptes à ma famille, à ma société… à la planète entière ? J’aimerais
pouvoir disposer de ma propre vie, mais je n’y arrive pas, pour différentes raisons. Tu es bien
évidemment à la tête de ces raisons.
J’ai envie de retourner chez moi, de retrouver ma chambre, l’espace de ses bras, mon
refuge, mon havre de paix, mon pays. Il me manque terriblement. Chaque parcelle de mon
esprit, de mon cœur et de mon corps le réclame. Suis-je condamnée à être en perpétuel état de
manque ? Ici je ne pense qu’à là-bas, je ne rêve que de là-bas, et là-bas, je n’arrive pas à me
détacher d’ici, définitivement nostalgique, irrémédiablement noyée dans mes souvenirs, aussi
bien les bons que les mauvais.
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Le Jasmin noir
12
-Encore plus belle que dans mes souvenirs mon amour ! me dit-il en me prenant dans
ses bras. Il était temps… Tu m’as beaucoup manqué.
« Toi aussi. Si tu savais à quel point ! », pensais-je.
-Bonjour ! Tu attends depuis longtemps ?
-Depuis une demi-heure à peu près. Alors, raconte ! Comment étaient ces vacances ? Et ta
famille ? Tout le monde va bien ? Les séparations n’étaient pas trop dures ?
-Si. Un peu !
-Direction La M aison de la Tunisie ?
-Oui. Je pose mes valises, après, on fait ce que tu veux !
-Ce que je veux ?! répète-t-il sur un ton taquin.
Enfin, lui et moi dans mes douze mètres carrés ! Enfin son sourire pour ensoleiller mes
journées ! Enfin ses bras pour me protéger, ses mains pour donner des couleurs à ma peau,
pour transformer mon corps en arc-en-ciel !
-Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué, lui chuchotai-je à l’oreille !
-Et moi, je suis sûr d’une chose : ma vie n’a aucun sens sans toi ! Je ferai tout ce qui est en
mon pouvoir pour te garder auprès de moi le plus longtemps possible… si tu le veux bien…
-Tu es sérieux ?
-Oui, je le suis.
Sa réponse m’a soulagée. Je n’avais aucune certitude, hormis celle de notre amour, et
j’avais besoin d’être rassurée, de dissiper cette brume épaisse obstruant ma vue.
Paris. Qu’est-ce qu’elle lui ressemble cette ville ! Ses traits se confondent dans mon
cœur avec les siens. Belle, généreuse, ouverte, colorée, illuminée, profonde, subtile, unique…
joyeuse et triste, légère et mature… Je ne m’y perds que pour mieux m’y retrouver. Je
découvre, jour après jour, dans ses typiques ruelles étroites et tortueuses des paysages
exceptionnels, insolites, riches dans leurs surprenants contrastes. Derrière chacun de ses
immenses bâtiments se cache une histoire lourde de sens. Ses intestins grouillent de vie, sa
tête d’esprit.
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Le Jasmin noir
-Accepte-tu de m’épouser, mon bébé ?
Sa question vient d’un autre monde. Face au somptueux édifice de Notre-Dame de Paris, il me
tient la main, me regarde dans les yeux et formule cette phrase que j’ai tellement imaginée,
que je me suis tellement représentée dans la tête.
-Tu es sérieux ?
Un sourire illumine son visage.
-Tu es sérieux ? répète-t-il en imitant ma voix. Oui, je suis sérieux… on ne peut plus sérieux.
Tu veux bien devenir ma femme ?
Je remplis mes poumons d’air et je réponds rapidement comme si les mots allaient se sauver
de ma bouche.
-Oui. Je le veux ! Oui ! Oui !… M ais… je ne comprends pas. Qu’est-ce qui t’a fait changer
d’avis ?
-Je n’ai toujours pas changé d’avis concernant l’utilité du mariage. M ais, je veux bien signer
ce contrat si notre avenir ensemble en dépend. Je t’aime ! C’est une raison suffisante pour
changer d’avis ! Non ?
Je me jette dans ses bras et plonge ma tête contre son torse. Le monde n’a plus de
poids. Je n’ai plus de poids. Je suis légère, plus légère que jamais… C’est peut-être la fin…
TA FIN… Je vais t’effacer à jamais de ma mémoire, t’extraire à jamais de mes tripes… Tu
n’existeras plus… Je vais enterrer ton image sous un amas de pierres, la brûler dans un tas de
bois… elle ne pourra plus revenir… Il est temps de renaître, de changer le destin que tu m’as
tracé. Je vais étouffer ces cris sourds qui bourdonnent cruellement, incessamment dans ma
tête. Oublier… t’oublier… je vais t’oublier. Je vais redevenir moi… je vais cesser d’être ce
moi que tu as créé...
-Je t’aime ! Tu verras que tout ira mieux ! Tu ne regretteras jamais cette décision !
-Alors, on se marie quand ?
-Laisse-moi juste un peu de temps. Il faut que j’en parle à ma famille.
-Et si ta famille s’oppose à notre relation ?
-Ne t’inquiète pas ! Elle ne s’opposera jamais à mon bonheur. Toi aussi, il faut que tu en
parles à tes parents.
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Le Jasmin noir
13
Quelques mois se sont écoulés entre mon retour à Paris et le jour de notre mariage. J’ai
pu prévenir mes parents et les convaincre malgré leurs réticences. Ils avaient peur de me
perdre à jamais si je m’engage avec quelqu’un qui vit à l’étranger. « Tu vas t’installer là-bas
toute ta vie. Tu ne vas plus revenir en Tunisie ! Pourquoi prendre autant de risques ? Il y a
plein de jeunes hommes en Tunisie ! », me dit maman. « Es-tu sûre de lui, de son honnêteté ?
Tu connais sa famille ? Est-il musulman ? Comment allez-vous faire pour vivre ? Vous êtes
encore étudiants ! Pourquoi ne pas attendre la fin de vos études ? », me dit papa. « Tu vas
m’abandonner ? », me dit ma sœur. « Non, je ne vais pas t’abandonner. Je vais juste essayer
de construire ma vie avec la personne que j’aime. Deux heures d’avion seulement séparent
Paris de Tunis. Je continuerai à faire des allers-retours comme je l’ai fait jusque là. Je vous
aime et je voudrais que vous acceptiez mon choix. J’ai trouvé la personne qui me convient et
me comble en tout point. Je le connais très bien. Ne vous inquiétez pas ! ». Ses parents aussi
pensaient qu’il fallait patienter et se préoccuper prioritairement de nos études. Nous étions
encore jeunes. Le mariage pouvait attendre.
Rien de ce que disait ma famille et la sienne ne pouvait me détourner de mon objectif.
Tout est clair dans ma tête. Je vais me marier et mettre fin à mon calvaire. Je vais pouvoir
disposer de ma vie et enterrer à jamais ton souvenir. Je n’ai plus peur de toi… tu commences
à disparaître comme une bouffée de fumée… Je te vois te disperser dans l’air… Tu n’as plus
de forme, plus de poids… tu n’es que simulacre, qu’illusion. As-tu vraiment existé dans ma
vie ? Peut-être n’es-tu que le fruit de mon imagination ! Peut-être… je n’ai plus envie de
penser à toi… ton secret suprême sera à jamais enfoui dans les cavités ténébreuses de mon
âme… il s’y éteindra… Je veux t’oublier, violemment, hargneusement t’oublier… mais plus
j’y pense, plus une énergie impétueuse incontrôlable réveille ma mémoire et la stimule… les
images défilent cruellement… au ralenti… je veux les brouiller, les immobiliser, les arrêter…
Je me marie dans peu de temps. STOP !
Finalement, je décide de m’acheter une robe blanche. J’ai toujours pensé que j’étais
différente des autres… que mon mariage serait différent, à mon image… pas de robe, pas de
grande fête, pas de dépenses inutiles, pas d’exhibition insensée… Je ne suis pas si différente
en fin de compte ! Je ne sais pas si je dois m’en plaindre ou m’en réjouir. Robe blanche,
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gants, couronne, chaussures de Cendrillon, invitations, musiciens, gâteaux… la totale ! Je l’ai
même obligé à se déguiser en pingouin… je lui ai fait acheter des anneaux ! Je suis une fille,
une femme comme les autres… celle que tu as construite tombe en lambeaux, se désagrège,
jour après jour, heure après heure… et laisse la place à une femme ordinaire… je suis
ordinaire. Si tu pouvais savoir à quel point je suis ravie d’être ordinaire, d’être banale, d’être
quelconque, sans histoire, sans mémoire, sans passé, sans toi !
Le mariage s’est fait en deux étapes : les démarches civiles ont été effectuées en
France et la fête a eu lieu en Tunisie… pas de mariage religieux… Tu n’as pas reçu
d’invitation ? ! Tu n’as jamais été invité. Tu as toujours été intrus, colon, collant…
Nous sommes devenus époux conformément à la loi française un jour de mai… mari
et femme… femme, moi. Tout était parfait, excepté l’absence de mon père, ma mère et ma
sœur qui m’avait pesé. Il n’y avait que sa famille proche, quelques amis, lui, moi et le maire
d’Asnières : « … je vous déclare maintenant mari et femme… ». C’est tout ce que j’ai retenu
de l’interminable discours. Absurde performatif ! Un seul verbe prononcé par ce monsieur qui
ignore tout de nous a fait de moi une femme mariée. Pourtant, je n’avais rien senti de différent
en moi… toujours la même.
-Il a oublié de dire : « Vous pouvez embrasser la mariée » ! Je ne me suis marié que
pour ce baiser et il est hors de question d’y renoncer ! me dit-il avec un grand sourire tout en
rapprochant ses lèvres des miennes.
Après un petit repas organisé chez ses parents, une avalanche de photos prises pour
immortaliser ces instants exceptionnels, nous sommes rentrés chez nous… une chambre de
bonne de vingt-cinq mètres carrés, meublée, dans laquelle je m’étais installée quelques mois
avant. Je ne pouvais pas éterniser dans la chambre 127...j’aurais pourtant aimé y rester malgré
son étroitesse… un concentré de chaleur, d’intimité, de souvenirs, d’amour, de passion, de
rêves… M ais maintenant, place à un nouveau départ ! Nous voilà dans notre nouveau nid
d’amour. M e voilà avec lui, contre lui… loin de toi, plus loin que jamais.
-Comment va-t-on fêter cet événement mon amour ? me dit-il en commençant à déboutonner
délicatement ma petite robe beige en dentelle que j’ai achetée pour le mariage civil.
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Le Jasmin noir
Il m’allonge sur le lit, un lit double ou presque cette fois-ci (un canapé-lit), débarrasse
mon corps de tout superflu, le sien aussi, parcourt ma peau de baisers chauds… mon visage,
mon cou, mes épaules, mes seins lourds de désir, mon ventre, ma taille… tellement chauds…
brûlants que j’en sens l’odeur, une odeur enivrante me dilatant les narines… les pores. Sa
main se glisse discrètement entre mes cuisses pour les écarter… je sens ses doigts effleurer
ma moiteur, je les sens pénétrer ma pudeur, ma peur. M es yeux fermés, mon souffle coupé, à
moitié consciente, je resserre mes cuisses immobilisant sa main, ses doigts.
-Qu’est-ce qui se passe ? Laisse-toi aller mon amour. Je ne te ferai pas mal, dit-il
d’une voix suppliante.
Je relâche sa main, la pose sur ma taille, étend sur nos corps la couette qui recouvrait le lit et
lui dis en le serrant contre moi :
-Tu as beaucoup patienté mon amour… Je le sais… Je te demande de patienter encore
quelques semaines. Le mariage aura lieu en août…
-Non, tu plaisantes ! me dit-il en se dégageant de mes bras. Le mariage a déjà eu lieu… on
vient de se marier… tu es M a femme ! Je ne comprends pas !
-Ne t’énerve pas mon bébé, s’il te plait ! J’ai besoin du consentement de mes parents… Il faut
que le mariage soit célébré en Tunisie.
Il allume la télé et me tourne le dos… C’était notre nuit de noces.
44
Le Jasmin noir
14
La fête a eu lieu en août. Nous sommes mari et femme devant la planète entière… sauf
entre nous… Après la fête, mes cuisses n’acceptent pas de s’ouvrir… Je l’aime, chaque fibre
en moi l’aime, le désire… M es sourdes cuisses l’ignorent. Ouvre-toi, donne-toi… offre-toi…
Tu en as envie… Tu en as rêvé toutes ces années… M es cuisses finissent par s’écarter… son
sexe raide, engorgé de désir accumulé depuis des années essaie de se frayer un chemin… mon
ventre refuse l’accès. Je suis cadenassée… j’ai mal… très mal. Sors de ma tête, sors de mon
corps… Je le vois à travers mes larmes qui brouillent les traits de son visage. Il essaie
vainement, désespérément de me posséder… Il finit par renoncer… s’affaler lourdement sur
le lit… dessiner un sourire fatigué sur ses lèvres en me disant : « Tu es très crispée mon
amour ! C’est normal de l’être après toutes ces années… Ne t’inquiète pas ! On finira par faire
l’amour comme des fous… C’est juste une histoire de temps. » Il m’embrasse tendrement en
essuyant mes larmes silencieuses, me serre fort contre lui et s’endort apaisé par ses propres
paroles quelques minutes après. M oi, je ne ferme pas les yeux… toute la nuit, je fixe mes
fantômes accrochés au plafond, menant leur interminable danse satanique.
Nous voilà mariés depuis un an, amoureux depuis cinq ans, frustrés depuis une
éternité. J’ai toujours aussi mal… je suis toujours aussi fermée… il est toujours aussi patient.
Nos rapports intimes se limitent à des baisers, des caresses, des tendresses, toujours aussi
intenses, chauds, passionnés… insuffisants. Tout va bien jusqu’au moment fatidique où son
sexe essaie de se loger dans le mien. M a vulve se dessèche, mes cuisses se resserrent, tous les
muscles de mon corps se contractent… je ne contrôle plus rien… je sue, je suffoque, je
tremble, je pleure… Je te vois, oui toi ! Je te vois au-dessus de moi… je sens ton souffle me
brûler la peau… les intestins, les os…
J’ai décidé de parler… Je ne l’ai pas décidé… une force extérieure l’a décidé à ma
place. Le hasard a fait qu’après l’échec de notre dernier accouplement, copulation, coït…
qu’est-ce que c’est beau… qu’après l’échec de la concrétisation de nos désirs, nous nous
sommes mis à suivre l’une des émissions morbides conçue autour des malheurs des gens…
Nous avons allumé la télé au moment où une fille âgée d’une trentaine d’années avait
commencé son témoignage… C’est de moi qu’elle parlait. Je n’ai pas pu retenir mes larmes…
mes sanglots… « Qu’est-ce qu’il y a mon amour ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Ce n’est pas parce
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Le Jasmin noir
que nous avons eu du mal cette fois ?! Tu verras que tout finira par s’arranger. On ira voir un
médecin si tu veux et tout rentrera dans l’ordre. Ne pleure pas. Je t’aime. Nous nous aimons…
C’est tout ce qui compte ! N’est-ce pas ? ». Sa voix venait d’une autre planète… J’ai serré
mon drap autour de moi comme s’il allait s’enfuir, puis, je me suis entendue dire : « C’est
mon histoire… cette fille est en train de raconter mon histoire… J’ai été violée quand j’avais
huit ans… ». Pas un mot. J’ai senti de chaudes larmes couler sur mon épaule puis le long de
mon dos quand il m’a prise dans ses bras.
Tu vois plus clair maintenant ?! Tu te souviens de moi, ou bien veux-tu que je te
rafraîchisse la mémoire ?
Il y a vingt ans, j’étais une enfant… une enfant de huit ans… On est bien enfant à huit
ans ?! M es parents avaient engagé une équipe d’ouvriers pour effectuer les derniers travaux
de la construction de notre maison. Tu avais la vingtaine. Tu étais notre voisin. Un mur
séparait nos deux maisons. Tu as demandé à mon père d’intégrer l’équipe d’ouvriers pour te
faire un peu d’argent de poche pendant les vacances d’été. Tu étais étudiant. Connaissant ton
sérieux et aussi par amitié pour tes parents, il a accepté… il a accepté que tu t’introduises chez
nous… chez moi. Je t’aimais bien… Je me souviens que tu me faisais rire, que tu m’offrais
des bonbons, que tu me prenais sur tes épaules et que tu me faisais tourner en imitant le bruit
de l’avion… que tu mangeais souvent avec nous, autour de la même table… comme si tu
faisais partie de la famille… alors que les autres ouvriers mangeaient ensemble dans le
garage… Je me souviens qu’un jour, maman m’a demandé de te monter un plateau. Tu
terminais la peinture de la seule pièce supérieure de notre maison… Tu as pris le plateau, tu
l’as posé par terre. Puis, tu m’as demandé d’une voix différente qui continue à résonner,
aujourd’hui, dans ma tête : « Qu’est-ce qu’elle fait ta maman ? ». Je t’ai répondu qu’elle était
en train de faire le ménage en bas et que, comme on allait déjeuner tard, elle t’a envoyé un
sandwich pour te faire patienter. Tu as fermé la porte, tu m’as prise dans tes bras… J’étais
heureuse… Je t’adorais… Tu t’es assis par terre, en tailleur… moi, toujours dans tes bras,
allongée sur tes genoux… tu as déboutonné ma jupe d’une seule main… c’était une jupe en
carreaux de daim marron et beige, avec des boutons métalliques. J’aimais la mettre parce que
maman avait la même...Tu as enlevé ma culotte… écarté mes cuisses… plongé ta tête au
milieu… j’ai senti ta langue chatouiller puis sucer mon entre-cuisses. Tu l’as fait longtemps…
J’étais immobilisée, paralysée… Je ne sais pas si j’avais envie de bouger. C’était un jeu entre
nous… un nouveau jeu… rien de douloureux… rien de grave. Tu m’aimais, tu ne pouvais pas
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Le Jasmin noir
me faire mal… ensuite, tu m’as allongée par terre… je croyais que tu allais me chatouiller…
tu t’es allongé au-dessus de mon petit corps… tu étais lourd… tu sentais fort la peinture…
après… plus rien, mon cerveau refuse de se souvenir… un trou noir… aussi noir que mon
existence… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … ..
………………… ………… …………… ………… …………… ………… …
… … … … … … … ...
………………… ………… …………… ………… …………… ………… …
… … … … … … … ...
………………… ………… …………… ………… …………… ………… …
… … … … … … … ...
Qu’est-ce que tu m’as fait ? Pourquoi l’as-tu fait ? Je te plaisais ? Les formes
généreuses de mes huit ans t’avaient excité ? M es seins plats, mes fesses et mes cuisses
décharnées t’avaient mis l’eau à la bouche ? Ou bien, voulais-tu juste te prouver que tu étais
un mâle, un homme, que tu étais viril… aussi viril qu’un chien ? Voulais-tu découvrir ce que
c’était que pénétrer, enfoncer, déchirer ? As-tu éprouvé du plaisir ? As-tu joui en moi ?… …
…
Je ne me souviens de rien ! Tu m’as volé jusqu’à ma mémoire… prends-là entièrement et sors
de ma tête ! Sors de mon corps ! Tu m’as salie à jamais, tu m’as cassée, brisée, mise en
morceaux, en miettes, réduite à néant… je ne le savais pas encore mais je ne tarderai pas à le
savoir…
Après le trou noir, la voix de maman me ramène à la vie, à ma nouvelle vie :
« Descends le plateau et viens aider maman ma puce ! Laisse M … … . travailler ! » Comment
ai-je fait pour remettre ma culotte, boutonner ma jupe ? Tu m’as aidée ? Ai-je saigné ? Je n’en
sais rien. Personne n’en sait rien… M es parents n’ont rien vu. Je n’ai rien dit. Tu m’as
demandé de garder ce jeu secret entre nous… C’était notre secret… Je l’ai bien gardé au fond
de mon être une vingtaine d’années… désolée, je viens de te trahir, de rompre le pacte, et de
tout dévoiler.
Alors, dis-moi ? Tu te souviens de moi maintenant ? Tu comprends pourquoi je
t’écris ?
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Le Jasmin noir
Deuxième lettre
48
Le Jasmin noir
1
Te voilà deux ans sans nouvelles ! M e revoilà en train de t’écrire ! Je croyais t’avoir
tué en te faisant sortir de ma boîte à reliques !… Je croyais t’avoir fait brûler ! Je me suis
trompée… toujours assis sur mon cœur comme une braise me consumant jour après jour,
année après année…
Aujourd’hui, j’ai trente ans. Je suis femme. Je ne suis plus la même… du moins en
apparence. M es anciens amis ont du mal à me reconnaître. J’ai perdu huit kilos, je me suis
coupé les cheveux plus court, quasiment la même coupe que j’avais quand j’étais enfant. Je
les ai teints en plus foncé, je m’habille d’une façon de plus en plus féminine, voire
provocante… je ne néglige aucun détail : robes moulantes, talons, parfum, maquillage, bijoux,
lentilles… tous les accessoires nécessaires pour me déguiser en femme – excepté mes ongles,
le seul atout féminin que je n’arrive pas à mettre de mon côté. J’ai des petites mains anodines.
Depuis mes huit-neuf ans, je me suis mise à m’arracher les ongles de mes dents. Aujourd’hui
je ne les arrache plus mais je les coupe très court – Je les ferai pousser quand je serai prête à te
démembrer de mes griffes. Laisse-moi le temps de développer mes mœurs carnassières ! – Je
ne passe presque jamais inaperçue… les regards admiratifs ou affamés des hommes me
rendent chaque jour plus femme…
En me regardant dans la glace, même moi j’ai du mal à me reconnaître… à reconnaître
l’adolescente que j’étais… cheveux longs, toujours négligemment réunis en boule derrière ma
tête, jeans, large sweat-shirt, baskets, lunettes par moments… je ne me trouvais pas belle,
pourtant les garçons m’ont toujours tourné autour… plus je les repoussais plus ils me
trouvaient attirante… la nature m’a très tôt donné un corps de femme… ta nature… J’ai vite
pris conscience de mes formes que j’ai aussitôt cherché à dissimuler le plus possible. A
quatorze ans, les garçons de plus de vingt ans cherchaient à me conquérir… à huit ans aussi !
Jusqu’à mes vingt-deux ans, personne n’a jamais réussi à me prendre un seul baiser… je te
l’ai déjà dit… j’ai toujours été inaccessible… tu m’as appris à être inaccessible, je t’en serai
reconnaissante jusqu’à la fin de mes jours.
C’est après la rupture de mes fiançailles cauchemardesques et surtout en arrivant en
France que j’ai commencé à vouloir changer… à vouloir plaire… notamment quand je l’ai
49
Le Jasmin noir
rencontré… mon amour… mon mari… Je voulais être la plus belle à ses yeux, je
l’enflammais… mais sans jamais éteindre son feu… maintenant je ne l’enflamme plus
pourtant, je fais tout pour le ramener à moi… maintenant il ne voit plus en moi qu’une femme
violée, maintenant, il a peur de moi, peur pour moi, peur de ma peur, peur de me faire mal,
peur de me faire pleurer, peur de me violer. Il n’ose plus me toucher. En deux ans, nous avons
dû essayer de faire l’amour une dizaine de fois… où tu étais toujours présent dans ses yeux et
dans les miens… t’interposant entre nos deux corps et âmes, les empêchant de s’unir. Bodys
résille, guêpières, nuisettes, dentelle, mousseline, bas, bottes, gants, musique, bougies,
encens… toute une mise en scène à chaque fois… et le résultat est toujours le même…
déception, désespoir, abattement… Petit à petit, même les caresses se sont amenuisées…
Pourtant mon corps est là, plus présent que jamais, s’exposant à l’infini, explosant dans son
intimité secrète… douloureusement secrète.
Pourquoi ne fait-il plus rien pour moi ? Pourquoi ne me prend-il pas par la main pour
m’emmener voir un spécialiste, un psychiatre, un thérapeute, un sexologue ?… Pourquoi ne
me pose-t-il jamais de questions sur mon passé, sur mon viol, sur ma douleur ? Pourquoi cette
histoire s’est-elle transformée en tabou, alors qu’il n’y a jamais eu de tabou entre nous ? Estce qu’il m’en veut d’avoir été meurtrie, d’avoir été souillée ? Est-ce parce qu’il s’identifie à
moi et qu’il a du mal à voir en face ma souffrance, sa propre souffrance impuissante ? Auraisje dû me taire jusqu’à la fin, te garder secret comme je te l’avais promis ? NON ! J’ai eu
raison de t’avoir sorti de mon ventre ! J’ai eu raison de t’avoir expulsé de mes entrailles quoi
qu’il en pense ! Je ne regrette rien… excepté mon silence et le sien, surtout le sien.
Depuis deux ans, nous sommes devenus un couple d’amis… les meilleurs amis du
monde… Nous faisons tout ensemble, voyages, balades, sport, cinéma, mais surtout musique.
Nous avons conçu un spectacle en duo, voix-violoncelle. Nous avons réussi à décrocher
quelques dates en France et en Tunisie… La musique… Je me demande ce que je serai sans
musique. Rien certainement. Je ne suis moi-même que sur scène… je n’arrive à me libérer de
mon passé, mes monstres, mes ténèbres, à me décharger de mes peurs, ma haine, mon
angoisse, à communiquer mon amour, ma passion, à embrasser l’infini que sur scène…
Quand je chante, je suis plus nue que la nudité… transparente, légère, vaporeuse… Quand je
chante, je sais ce qu’est l’extase, l’orgasme dont tu m’as privée. Sur scène, nous nous aimons,
nous nous caressons, nous nous offrons complètement l’un à l’autre, nous nous enlaçons, nous
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Le Jasmin noir
fusionnons, nous nous emmêlons, nous mélangeons nos salives et sueurs, nous faisons
l’amour comme nous n’avons jamais réussi à le faire. Sur scène tu disparais, tu n’es plus.
La vie n’est malheureusement pas un spectacle permanent. Comment fait-il pour vivre
sans sexe ? Vit-il vraiment sans sexe ou bien a-t-il quelqu’un d’autre dans sa vie ? Nous
sommes ensemble depuis six ans... Six ans sans plaisir – à part les quelques caresses
échangées au début – est-ce possible ? Et moi ? C’est différent. Tu m’as habituée à étouffer
mes désirs… mais j’ai de plus en plus de mal à le faire maintenant. Nos étreintes, bien
qu’évanescentes et lointaines avaient fait ressusciter ma féminité, mes envies… Comment je
fais ? Je me caresse. Plus de détails ? Je me déshabille devant le grand miroir dans la cuisine,
je m’assois sur la chaise… je l’imagine m’embrassant, effleurant mes seins du bout de ses
lèvres, puis les pétrissant, les léchant… je l’imagine promenant sa langue et ses doigts sur
mon ventre… ma taille… mes fesses… entre mes cuisses que j’écarte… je me caresse et je
gémis tout en l’imaginant chuchotant que je suis belle et qu’il a toujours envie de moi, de ma
peau, de mes odeurs comme au premier jour. Pourquoi ne recommençons-nous pas à nous
enlacer comme au début ? Pourquoi ? J’en ai tellement envie ! Le prétexte de la religion est
tombé et tu t’es interposé entre nous comme un mur inébranlable, voilà pourquoi. Je veux te
démolir pierre après pierre, puis écraser les pierres et disséminer définitivement les graines
dans la mer.
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Le Jasmin noir
2
Il est parti. Il m’a laissée six mois, seule avec toi… ou presque seule. Il est rentré dans
son pays natal pour pouvoir se documenter pour sa thèse de doctorat. Il travaille sur une
ancienne tradition musicale mystique pratiquée depuis des siècles dans cette région. Pourquoi
m’a-t-il laissée ? J’ai besoin de lui pour vivre ! Il le sait et il m’a abandonnée ! Je lui en veux
une fois de plus ! … M ais qu’est-ce que j’attends de lui ? Qu’il renonce à tout pour moi ?
Sexe, études et quoi d’autre ? Je l’étouffe peut-être ! Il a besoin de respirer, de prendre du
recul. Cette séparation va renforcer notre amour, va attiser nos désirs… Et s’il m’oubliait ?
S’il rencontrait quelqu’un là-bas et renonçait à moi ? … Non ! C’est impossible ! Il m’aime !
je sais qu’il m’aime ! Nous sommes toujours aussi amoureux l’un de l’autre, aussi complices
malgré nos problèmes, notre problème, malgré toi !
Les quatre premiers mois étaient infernaux. J’ai repris mon voyage souterrain avec
toi ! Emmurée dans mes obscures pensées et souvenirs, je consommais douloureusement ma
solitude. Les messages électroniques étaient notre seul moyen de communication quand
Internet fonctionnait, les appels téléphoniques coûtant très cher. Il me racontait ses aventures
dans son autre pays, ses rencontres… Il a réussi à retrouver certains de ses amis d’enfance. Il
en était très content… et moi aussi… contente pour lui sans pouvoir arrêter de lui en
vouloir… Ses recherches avançaient bien. Il a pu recueillir des témoignages d’une inestimable
valeur… fière de lui sans réussir à arrêter de lui en vouloir… lui en vouloir de m’avoir laissée
seule avec toi, de m’avoir livrée à mes frayeurs, à mes douleurs… toujours rien concernant
notre relation, concernant notre histoire, mon histoire… comme si j’avais tout imaginé,
inventé.
Au bout du quatrième mois, j’ai décidé de sortir de ma prison… je suis ma prison… tu
es ma prison… il est devenu ma prison à cause de son mutisme, son inertie, son départ
aussi… J’ai décidé d’aller seule au cinéma – j’y allais tout le temps avec lui –, de faire seule
mon sport – j’ai complètement déserté les cours depuis son départ –, d’assister seule à des
concerts… quatre mois sans musique…
Un soir, je me suis habillée en femme… robe noire moulante fendue sur les côtés,
bottes à hauts talons, bas en voile, petite veste noire… Je suis allée à l’Institut du Monde
52
Le Jasmin noir
Arabe pour assister à l’un des spectacles de son festival annuel : un duo franco-tunisien, piano
– oud. J’ai toujours adoré le oud. J’ai appris à en jouer un peu quand j’étais adolescente, mais
je n’avais pas beaucoup de patience pour continuer ma formation. Je l’ai vite abandonnée
pour me concentrer uniquement sur ma voix. Le piano par contre étais une découverte pour
moi… LA découverte. Je le connaissais uniquement dans un contexte classique… Là, c’est un
exquis mélange de musique orientale, classique, jazz… Le pianiste, quant à lui, sortait droit
d’un rêve… J’étais placée au premier rang, juste face à lui. Je le voyais de profil… un grand
bel homme, élégant, quarante-cinq ans environ, cheveux châtains mi-longs, épaules carrées,
bras musclés sous sa chemise noire, doigts agiles… extrême sensibilité, beaucoup de retenue,
mélodies oniriques… un pur moment d’extase, de jouissance confondue de tous les sens…
Après le concert, j’ai décidé de l’attendre dans le hall parmi d’autres spectateurs qui
veulent féliciter le duo pour le concert… Je me suis adossée à l’un des grands piliers du hall.
Je ne savais pas ce que j’allais lui dire… D’habitude, c’est moi que les gens attendent à la
sortie de mes concerts. Dans quelle situation vais-je me mettre ? Je ferai mieux de m’en aller,
de partir sans me retourner… Trop tard… il se dirige vers moi avec un grand sourire. Il s’est
changé : jean large, pull-over, baskets. La pression et les émotions de la scène sont bien
tombées. Ses traits sont plus détendus… Il paraît plus jeune que ce que je pensais… la
quarantaine environ.
-Bonsoir ! me dit-il d’une voix grave et calme.
C’est à moi qu’il parle ?
-Bonsoir ! … Bravo… C’était vraiment un excellent concert !… Vraiment ! … Beaucoup
d’intensité, d’émotion… mais aussi beaucoup de retenue… La technique n’a pas pris le
dessus sur la sincérité et l’expressivité du jeu… intense, exalté traversé par des excès
frénétiques et des accalmies soyeuses… M usique énigmatique, poétique, exigeante au charme
suspendu… Votre complicité était palpable dans chacune des notes jouées !
Il va falloir que je me taise ! Son sourire vertigineux dévoile peut-être sa moquerie.
-M erci à vous de vous être déplacée malgré ce froid qui ne donne pas envie de quitter ses
couvertures ! M erci aussi pour tous ces compliments. Vous êtes musicienne vous aussi ?
-Pas exactement… je suis chanteuse… Comment l’avez-vous deviné ?
-Votre émotion qui n’a pas altéré votre sens de l’observation, votre attention… Je flaire les
musiciens de loin !… et puis, vous avez l’apparence d’une artiste… , rajoute-t-il en plongeant
son regard dans mes yeux… Que chantez-vous ?
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Le Jasmin noir
-Je suis chanteuse orientale. Je reprends à ma manière les grands standards de la chanson
orientale… Vous auriez pu assister à mon concert dans cette même salle, il y a quelques
mois…
-Vous êtes accompagnée par un orchestre ou un groupe réduit ?
-Je chante en duo avec un violoncelle… C’est mon mari qui m’accompagne…
Pourquoi suis-je toujours aussi pressée de dire à tout le monde que je suis mariée ? On
dirait que je n’existe plus en dehors de mon mariage ! Pourquoi avoir prononcé cette dernière
phrase ?! L’expression de son visage n’a pas changé après ma stupide déclaration injustifiée.
-Issam, viens, je te présente une chanteuse orientale. Voici mon cher ami et partenaire,
Issam.
-Bonsoir, dis-je un peu embarrassée. Bravo ! Votre spectacle était vraiment réussi.
-M erci, dit le jeune homme en me tendant la main. Vous êtes chanteuse ? De quelle origine ?
-Je suis tunisienne.
-Je m’en doutais. Nous sommes compatriotes alors ! De quelle région en Tunisie êtes-vous ?
-De Sfax. Et vous ?
-De Sousse… On va boire un verre avec les amis ? dit-il à son ami. On va bientôt nous
chasser de l’Institut !
-D’accord, j’arrive. Vous venez avec nous ? On va pouvoir continuer notre discussion
tranquillement !
-Je ne sais pas… J’ai peur de rater le dernier métro, dis-je hésitante.
-Où est-ce que vous habitez ?
-A Asnières.
-Alors, ne vous inquiétez pas. J’habite à Courbevoie. Nous sommes voisins. Je vous
raccompagne chez vous en voiture.
Nous étions une dizaine de personnes. Tout le monde se connaissait. J’étais la seule
intruse… Je me suis sentie un peu mal à l’aise. Nous nous sommes installés, lui et moi, face à
face au fond de la table, contre le mur.
-Alors, comme ça, tu sors seule le soir, sans ton mari ? Je me permets de te tutoyer.
-Je ne le fais pas souvent… Mon mari est à l’étranger depuis quatre mois…
Pourquoi donner autant de détails de ma vie privée à un inconnu ? Qu’est-ce qui m’arrive ?
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Le Jasmin noir
-Quatre mois ?! Si j’étais à sa place, je n’aurais jamais laissé ma femme, une si belle femme,
seule !
J’ai senti le feu monter à mes joues… Heureusement mon teint méditerranéen empêche de
voir ma rougeur.
-Il n’avait pas le choix. Il est parti pour ses études, ses recherches… Les billets d’avion et le
séjour à l’étranger coûtent cher…
Au fond de moi, une voix disait « oui, il n’aurait pas dû me laisser ! Pas maintenant ! »
La soirée s’est prolongée jusqu’à une heure du matin… raté, le dernier métro. Nous
avons abordé beaucoup de sujets… je ne sais plus lesquels… tout est confus dans ma tête. Il
m’a déposée en voiture, juste en bas de chez moi après avoir noté mon numéro de téléphone
et m’avoir donné sa carte de visite.
Je suis rentrée chez moi euphorique, légère… Est-ce le mojito que j’ai bu, le concert
auquel j’ai assisté ou bien le mystérieux pianiste que j’ai rencontré ?… Un quart d’heure
après, au moment où je m’apprêtais à m’allonger sur mon grand lit vide, j’ai reçu un message
sur mon téléphone portable : « J’ai vu dans tes beaux yeux saisissants des paysages que je
n’avais jamais explorés. J’espère avoir l’occasion de les revisiter. M erci pour ces moments
d’exception. Fais de beaux rêves belle princesse. »
Faut-il répondre ? Que dois-je écrire ? « Bonne nuit », « Tes yeux, ton sourire et ton talent
m’ont également éblouie », « Oublie mes yeux ! Il n’y a rien à explorer dedans. Laisse-moi
tranquille ! »
Finalement, je n’ai pas répondu. J’ai préféré me taire et prendre un peu de recul.
L’émotion que m’a procurée le concert m’empêche de voir clair…
Où es-tu mon amour, mon bébé ? Que fais-tu loin de moi ? Reviens vite ! J’ai besoin
de toi, si tu savais à quel point. J’ai besoin que tu me prennes dans tes bras, que tu me caresses
les cheveux et que tu me dises que tu m’aimes ! Je t’aime comme je n’ai jamais aimé
personne au monde. Reviens ! Je déteste dormir seule la nuit, je déteste l’obscurité s’emparant
de mon être, de mes sens.
Cette soirée a refusé de quitter mon esprit une semaine plus tard. J’ai finalement
décidé d’appeler mon mystérieux pianiste.
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Le Jasmin noir
-Bonjour ! Enfin tu t’es décidée à m’appeler ?
-Comment vas-tu ? Je ne te dérange pas ?
-Pas du tout. Je suis en Belgique pour un concert. Je rentre demain. On dîne ensemble ?
-Quand ?
-Demain.
-D’accord… si tu veux… M ais tu seras fatigué.
-J’aurai le temps de me reposer l’après-midi.
-Tu proposes quel restaurant ?
-Je te propose de passer te chercher devant chez toi vers dix-neuf heures trente. Je prépare
bien les crêpes… On mangera chez moi… On pourra faire quelques essais voix-piano après le
dîner… Je n’ai toujours pas entendu ta voix.
-D’accord ! Dix-neuf heures trente, devant chez moi. A demain et bon concert !
Qu’est-ce que je suis en train de faire ? J’ai accepté d’aller dîner chez un homme que
je connais à peine… que je ne connais pas ! Ce comportement ne me ressemble pas. Pourquoi
mon cœur frémit-il de la sorte ? Je suis malade…
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Le Jasmin noir
3
Dix-neuf heures trente. Je suis prête. J’ai longtemps hésité sur ma façon de m’habiller.
J’ai finalement opté pour un pantalon gris en laine, un petit haut noir et des bottines à talons…
J’ai mis de côté mes robes et mes jupes… Il ne faut pas qu’il pense que je cherche à le
provoquer… Je ne cherche rien du tout… juste un peu de compagnie.
-Bonsoir ! dit-il avec un grand sourire. Quelle élégance mademoiselle ! Pardon… M adame.
-Bonsoir !… M erci… toi aussi, tu es très élégant.
-Direction Courbevoie ?
-Si tu tiens toujours à te fatiguer à faire des crêpes !
Nous voilà chez lui… un bel appartement… spacieux, parfaitement rangé et propre…
plusieurs masques et tapis africains décoraient les murs… un piano droit au fond du séjour…
le portrait d’une enfant d’une dizaine d’année accroché au-dessus du piano… des disques
partout… M algré moi, mes yeux cherchent des empreintes féminines… Quelque chose me dit
qu’il habite seul ici.
Il m’aide à ôter ma veste, l’accroche au portemanteau et vient s’asseoir à côté de
moi… très près… sur le canapé. « Comment vas-tu belle princesse ? J’espère ne t’avoir mis
aucune pression en t’invitant à venir chez moi. J’ai voulu qu’on soit dans un cadre plus
intime, loin des regards indiscrets… Fais comme chez toi ! »,… tellement près que son souffle
régulier parfumé de menthe caresse mon visage… L’appellation « belle princesse » me fait
sourire. Je réponds en fuyant son regard pénétrant : « Je vais… bien, merci. ». Il me prend la
main dans ses mains chaudes. « Détends-toi princesse ! Je ne vais pas te manger ! J’ai juste
envie de te connaître ! ». La sensation de ses mains sur ma peau fait bouillir le sang dans mes
veines… Je reprends ma main et me lève pour faire un tour dans la pièce. « C’est ma fille, ditil en suivant mon regard qui se fixe sur le portrait au-dessus du piano. Elle a dix ans… Elle vit
chez sa maman depuis notre divorce… j’ai sa garde un week-end sur deux… » J’aperçois un
regard différent… le séducteur s’éclipse pour laisser transparaître le papa tendre, fier…
blessé… beau. Je m’installe de nouveau sur le canapé. « Elle est très belle ! Tiens, je t’ai
ramené cette maquette. L’enregistrement n’est pas excellent mais tu pourras quand même
avoir une idée sur ma voix et mon univers musical. » Il prend le boîtier délicatement dans ses
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Le Jasmin noir
mains et examine un moment ma photo couvrant le dessus. « Tu es vraiment belle… une vraie
princesse ! » Ce genre de remarque, censé me flatter, m’a toujours gênée. « Je suis belle ! Je
n’ai aucun mérite ! »… Pourquoi cette agressivité ? Il a juste voulu me complimenter.
Imperturbable, il répond toujours aussi calmement : « Tu as évidemment beaucoup de mérite !
Les belles femmes, il y en a partout… mais toi, tu es différente. Il est vrai que la nature t’a
bien gâtée… je ne peux pas le nier, dit-il malicieusement avant de changer de ton, mais cette
plastique aurait été terne sans la profondeur de ton regard, sans cette sensibilité à fleur de
peau, sans ce beau sourire mélancolique… Tu es triste princesse… tu n’es pas heureuse. Je
me trompe ? » Une fois de plus, les mots restent coincés dans ma gorge, refusent de trouver
leur chemin vers mes lèvres. Après un moment interminable d’hésitation, je me lève en disant,
presque joyeusement : « Allons préparer les crêpes ! M es intestins se plaignent déjà ! Je
commence à avoir faim ! »
Dans la cuisine, je m’assois sur une chaise pendant la préparation du dîner. De ses
gestes communs se dégage une grâce étonnante.
-Tu as l’air attiré par l’Afrique.
-Et par les Africaines ! dit-il avec un sourire espiègle. J’ai joué plusieurs fois en Afrique,
notamment au M ali avec une grande chanteuse très célèbre là-bas. Je garde de très beaux
souvenirs de cette période. C’est là-bas que j’ai connu mon ex-femme.
-Elle est malienne ?
-Non, elle est française. Elle est hôtesse de l’air. Nous nous sommes connus à bord… Nous
nous sommes mariés un an après… Nous avons divorcé après cinq ans de vie conjugale…
-Tu m’as l’air triste ! Tu regrettes ce divorce ?… Excuse-moi. Je ne voulais pas être
indiscrète. Tu n’es pas obligé de répondre.
-Ne t’inquiète pas, je n’ai rien à cacher… Non, je ne regrette pas d’avoir divorcé. Il le fallait
parce que nous ne nous entendions plus. Il faut savoir se quitter. Des fois, il n’y a pas d’autres
solutions… C’est mieux que de se faire du mal… Et toi, tu es heureuse dans ton couple ?
Sa question m’a transpercé le corps. Je n’ai aucune envie de répondre… Je ne sais pas
quoi répondre… Suis-je heureuse dans mon couple ?
-J’aime mon mari, même si tout n’est pas toujours rose… C’est bientôt prêt ? Tu m’affames !
-C’est fait exprès princesse !… Tu m’affames aussi… Désolé ! Ne m’en veux pas ! Je ne
voulais pas être lourd ! M ais j’avoue que tu m’attires beaucoup… Je n’y peux rien. Cette
semaine qui vient de s’écouler, je n’ai fait que penser à toi… Je sais que tu es mariée… Je ne
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Le Jasmin noir
veux pas être une source d’ennui pour toi… mais quelque chose me dit que tu n’es pas
heureuse… Je me trompe peut-être.
Après le dîner, il insère mon disque dans le lecteur et se réinstalle sur le canapé, à côt é
de moi. Complètement absorbé par la musique, il ne recommence aucune tentative
d’approche. Assise à quelques centimètres de lui, je le sens disparaître progressivement, se
dissoudre dans l’air joué par le violoncelle… le violoncelle de mon amour… Tu me manques
mon amour… Je ne peux être heureuse qu’avec toi, contre toi… ma vie est inenvisageable
sans ta présence. REVIENS !
-Je ne m’attendais pas à ce que je viens d’écouter. C’est une vraie surprise ! Quand tu
chantes, tu as une voix tellement différente de ta voix quand tu parles… plus grave, plus
profonde, plus mûre…
-Donc, j’en conclue que ma voix parlée est superficielle, légère… , dis-je en souriant.
-Non princesse. Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Tu as une belle voix quand tu
parles, mais, tes deux voix sont très différentes. J’ai l’impression d’avoir écouté une
chanteuse de cinquante ans… une femme de forte corpulence, d’un certain âge avec une
histoire… beaucoup de souffrance…
-Et qui te dit que je n’ai pas d’histoire ?
-Je n’en doute pas ! Je n’arrête pas de commettre des bévues ! Excuse-moi princesse ! Tu es si
jeune, tu as une voix pleine d’énergie, de vie quand tu parles… mais quand tu chantes…
-Je plaisante ! Ne t’inquiète pas, je comprends ce que tu veux dire. D’ailleurs, tu n’es pas le
premier à m’avoir fait cette remarque. En réalité, je suis une vieille déguisée en jeune, dis-je
en riant.
-Ton rire est un vrai rayon de soleil princesse. Deux femmes cohabitent en toi : une jeune,
joyeuse, lumineuse, pleine d’enthousiasme et une deuxième mature, triste, sombre, grave…
Tu es à la fois proche et insaisissable, présente et évanescente, douce et primitive…
-Oui… je suis femme des cavernes !
-Je voulais dire sauvage…
-Tu t’enfonces de plus en plus : primitive, sauvage, vieille, sombre, schizophrène…
-J’ai hâte de connaître toutes ces femmes qui te constituent… Tant de beauté saupoudrée de
paradoxe et de mystère…
-Arrête ! Si tu me jouais quelques chose !
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Le Jasmin noir
Tout en écoutant sa mélodie et son jeu sublimes, volontairement grinçants, inquiétants,
excentriques par moments, je n’ai pas pu m’empêcher de ruminer ses propos : il voit en moi
plusieurs femmes… Quelle supercherie ! Je ne suis pourtant que l’ombre errante d’un
semblant de femme… Je suis une enfant qui a oublié de grandir… Tu sais de quoi je
parle ?!… une enfant de huit ans enfouie au fond d’une femme de trente ans… Grâce à toi je
n’ai pas vieilli. Je suis immobile, inerte au milieu du temps et de l’espace, un point mort, un
chiffre taciturne au cœur des ténèbres. J’ai envie de vieillir… besoin de vieillir… de sortir du
cœur de l'indéchiffrable, de l’ineffable… sortir de moi-même, des oubliettes glaciales de mon
corps… Je croyais avoir mis le pieds dehors… Je croyais avoir entamé mon évasion de mon
poids, de ton poids… Je n’ai fait que m’y enliser un peu plus chaque jour.
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Le Jasmin noir
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« Je ne suis pas une femme normale ! », dis-je à mon mystérieux pianiste, quelques
rencontres après notre premier rendez-vous. Nous buvions un verre sur la terrasse du club de
jazz Le baiser salé, aux Halles. Il y jouait ce soir-là à l’occasion de la sortie de son troisième
disque. J’ai décidé de lui révéler ma vérité comme si je ne pouvais plus la garder pour moi
depuis le jour où je l’ai dévoilée une première fois.
-Que veux-tu dire par nor-ma-le princesse ? Je sais bien que tu ne l’es pas. Tu es une femme
exceptionnelle, dit-il en souriant.
-J’ai été violée quand j’étais enfant ! Excuse-moi de te l’annoncer si abruptement.
J’ai fixé son regard pour voir sa réaction, la réaction du deuxième récepteur de mon
essence. Ses yeux ont cligné une fois mais l’expression de son visage n’a pas changé. Il est
resté le même, presque impassible. Puis, il m’a tendu la main au-dessus de la table. Je lui ai
abandonné la mienne sans réfléchir.
-Je suis désolé, vraiment désolé princesse. Quand est-ce qu’on a abusé de toi ?
-Quand j’avais huit ans.
-Huit ans !!! Ce n’est pas quelqu’un de la famille ?
-Non, c’était un voisin...un ouvrier… Il faisait des travaux chez nous.
-Tu te souviens de l’acte princesse ? Ne réponds pas si tu n’as pas envie.
-Je me souviens de tous les détails comme si c’était hier. TOUS les détails ! La situation, le
lieu, la manière dont j’étais habillée… Tout, sauf la… pénétration. Excuse-moi, moi aussi je
le trouve horrible ce mot, mais pas aussi horrible que l’acte.
-Ton mari est au courant ?
-Au courant depuis deux ans… J’en ai parlé pour la première fois de ma vie, après vingt ans
de silence… Je n’aurais peut-être pas dû le faire. Il a changé… Il n’est plus le même… Il
n’ose plus me toucher. J’ai brisé mon image à cause de cet aveu.
-Non princesse ! Tu ne dois pas regretter de lui avoir parlé de ton problème. C’est ce qu’il
fallait faire. Tu avais raison de sortir de ton silence. On ne peut pas vivre avec un tel poids
toute sa vie, me dit-il en me caressant tendrement la main tout en la pressent fort de temps en
temps. Tu n’en as même pas parlé à ta famille ? Ta mère ?
-Non, ni ma mère, ni mon père, ni ma sœur. Je n’en ai même pas parlé à moi-même. J’avais
du mal à me l’avouer. J’y pensais toutes les nuits, depuis des lustres, mais je me mentais en
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Le Jasmin noir
me disant que c’était un mauvais rêve, une hallucination, une affabulation… Plus j’essayais
d’éloigner ces images de mon esprit, plus elles revenaient… intenses, insistantes… Je ne
pourrai jamais en parler à mes parents. Ils vont penser que c’était de leur faute… Ils vont
culpabiliser parce qu’ils n’avaient rien vu. Je ne peux pas leur faire subir cette lourde
infamie…
-Je comprends ! M erci princesse de m’en avoir parlé… même si ton aveu ne me surprend pas
vraiment. Le peu que je connais de toi m’a déjà mis sur la piste…
-Comment as-tu pu deviner une chose pareille ? C’est écrit sur mon visage ? dis-je étonnée.
-Non princesse ! Rassure-toi ! Rien n’est écrit sur ton visage à part ta beauté, ta sensibilité, ton
charme… M ais certains signaux m’ont averti. Ta façon de t’habiller contrastant avec ta
pudeur dévoile ton rapport particulier à ton corps… la façon dont tu as réagi quand je t’ai dit
que je te trouvais belle… ton émotion, ta souffrance quand tu chantes… ton regard blessé…
M a sœur a été violée à huit ans, comme toi…
-Elle a quel âge aujourd’hui ?
-Deux ans de moins que moi, quarante ans… Et elle s’en est sortie… C’était très dur… Il faut
beaucoup de volonté et de l’aide, de l’amour... Toi aussi princesse, tu dois t’en sortir. Tu es
jeune… Ne laisse pas les plus belles années de ta vie filer sans réagir. Tu n’as pas cherché à
consulter un spécialiste ?
-Un psychiatre ? Un sexologue ?
-Un psychiatre. Il faut te faire purger de tout ce mal… Tes problèmes sont uniquement
psychologiques. Et ton mari, il n’a pas essayé de t’aider ?
-M on mari a besoin d’aide, lui aussi. Il n’a plus envie de moi… Il ne supporte pas l’idée de
mon viol.
-Comment peut-on ne pas avoir envie de toi ? dit-il sérieusement cette fois-ci. Tu as tout ce
qu’un homme désire. Je le pense princesse. Ne te laisse pas faire par la vie. Prends ton destin,
ta vie en main… et je suis là pour toi. Tu peux compter sur moi.
-M erci… chevalier ! Je t’appellerai ainsi dorénavant.
-Etre votre chevalier servant est un honneur pour moi, princesse.
Ses mots, bien que ne changeant rien concrètement à ma situation, m’ont apaisée,
m’ont consolée, ont atténué l’amertume accumulée dans ma bouche depuis des années.
J’avais besoin d’affection, de tendresse, de compréhension. J’avais besoin qu’on m’aide à
regarder mon passé en face, qu’on le regarde avec moi. J’aurais aimé que mon amour, mon
mari le fasse. J’aurais aimé qu’il soit aussi fort, impassible, indulgent, compatissant… selon
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Le Jasmin noir
les circonstances. J’aurais aimé qu’il réagisse autrement, qu’il soit avec moi, qu’il essaie de
comprendre, qu’il me pause des questions. Aucun intérêt… ou peut-être trop d’intérêt. Je ne
sais pas.
Les deux derniers mois de ma solitude se sont écoulés beaucoup plus rapidement que
les quatre premiers… Je n’étais plus seule. M on mystérieux pianiste, mon chevalier, était tout
le temps présent. Pas un jour sans qu’il ne m’appelle ou que nous nous voyions pour dîner,
parler, assister à un concert… Il a réussi à m’aider à supporter ta présence et son absence… Il
m’a redonné envie d’émerger, de croire en moi, d’affronter mon inavouable malêtre...Succomber à l’appel de ses lèvres et de son corps, j’avoue y avoir pensé plusieurs fois…
j’avoue avoir failli y céder. Un homme si beau, si viril, si mature, si tendre, si sensible, si
bienveillant, complètement disponible… un homme qui m’accepte malgré ma plaie béante,
malgré toi… M ais je suis toujours amoureuse de mon mari… Est-ce possible d’aimer deux
hommes de deux façon différentes ? « Princesse, tu ne peux pas trouver en un seul homme
tout ce que tu recherches. », m’a-t-il dit un jour. Je ne sais pas si c’est vrai mais je sais que
j’aime celui qui est auprès de moi depuis six ans, celui qui a séché mes larmes, qui m’a
consolée, m’a soutenue, celui qui m’a supportée malgré mon impuissance, mes faiblesses,
mes peurs. A mon tour de supporter son profond mal-être face à mon impotence… face à la
sienne.
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Le Jasmin noir
5
Le voilà… Enfin ! M on amour, mon bébé… Six mois loin lui, loin de moi… J e
l’aperçois souriant – toujours le même beau sourire puéril – derrière ses grosses valises. Sa
mèche blanche sur le front… Elle est insolite cette mèche contrastant avec son visage
d’enfant.
-Bonjour mon amour, dit-il en me serrant fort contre lui. Tu m’as manqué.
-Bonjour mon bébé. Tu as pris des couleurs ! Comment était ton voyage ?
-Je suis un peu fatigué. Rentrons chez nous.
Dans le taxi, nous n’échangeons quasiment aucune parole. Nos doigts entremêlés ains i
que nos regards disent notre manque, notre soif. Chez nous, tout est propre, bien rangé.
Depuis une semaine, je prépare son retour. J’ai acheté de nouveaux rideaux, une nouvelle
parure de lit, un nouveau tapis… Je voulais commencer un nouveau chapitre avec lui…
-Hummm ! Ça sent bon ! Tout est beau ! J’aime beaucoup ces nouvelles couleurs chaudes…
Raconte ! Qu’est-ce que tu as fait pendant mon absence ?
-C’était très dur… surtout au début. Je n’avais envie de rien faire… Et toi ? Tu t’es bien
amusé ? Comment vont tes parents, tes amis ?
-Je ne me suis pas beaucoup amusé. J’ai bien avancé dans mes recherches comme je te l’ai
écrit. Tout le monde va bien malgré la rudesse de la vie là-bas… Je ne sais pas comment ils
font pour continuer à bien aller, pour continuer à chanter, à danser, à croire en un jour
meilleur. Leur existence est tellement frustrante… J’avais honte de pouvoir me payer un
hôtel, m’habiller ainsi… alors qu’eux, ils crèvent… et après, on ose se plaindre de nos petits
soucis insignifiants !… Tu as réussi à déposer ta thèse ? Dans ton dernier message tu m’as dit
que tu t’apprêtais à le faire.
-Oui, et je soutiens dans cinq semaines. J’ai retardé le dépôt pour que tu puisses assister à ma
soutenance. J’ai déjà préparé mon speech. Je te le lirai. J’ai vraiment la trouille quand j’y
pense…
-Bravo ! Je suis fier de toi ! Ne t’inquiète pas ! Tout se passera très bien. J’ai confiance en ton
travail. M oi, il me faudra encore deux ans… au moins. Et ton travail se passe bien ?
-Comme d’habitude. Je travaille tous les midis à la cantine du collège et tous les mercredis
dans le centre de loisirs. Je déteste ce travail… Il faut pourtant que je pense à travailler à plein
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Le Jasmin noir
temps. Ce qu’on gagne n’est pas suffisant pour vivre. Le loyer bouffe pratiquement tout mon
salaire.
-Non ! Ne fais pas ça, tu le regretteras ! Tu trouveras un vrai travail après l’obtention de ton
doctorat… Nos projets musicaux finiront par aboutir. Un producteur finira par nous repérer. Il
faut y croire. Je reprendrai mon travail tous les week-ends dans le centre d’appels… Ravi de
retrouver ce travail valorisant… Tu as pu travailler un peu ta voix ?
-Pas vraiment ! Tu sais que je n’aime pas répéter seule… J’ai fait la connaissance d’un
pianiste magnifique. Je te ferai écouter ses disques… Il aime beaucoup ce qu’on fait… On
pourra peut-être travailler ensemble.
-D’accord… pourquoi pas ?! Pour l’instant, j’ai envie de prendre une douche, dit-il en se
levant après avoir frôlé mes lèvres des siennes.
De retour dans la pièce, il m’a trouvée allongée sur le lit avec une nouvelle guêpière
noire en dentelle, des bas à lisières brodées, de nouvelles bottes… J’ai vidé mon maigre
compte pour relire le désir dans ses yeux et sur son corps… et il ne m’a pas déçue. Je vois
bouger sa serviette jaune attachée autour de sa taille… son sexe s’est dressé… Il me désire
encore… Il a toujours envie de moi… Il arrache sa serviette, me rejoint sur le lit, se jette sur
moi comme un affamé… M a guêpière ne tient pas longtemps sur mon corps.
Nous n’avons pas fait l’amour… Nous n’avons même pas essayé de le faire, de peur
de gâcher ces moments de retrouvailles. Nous nous sommes embrassés, enlacés, caressés
fougueusement, passionnément, violemment… M on corps n’est plus un accessoire… Il vit, il
respire, il bouge, il frémit, il s’ouvre, il se liquéfie de désir, de plaisir… M on intimité explose
à l’infini… Je sens son sexe dur caresser mes lèvres, mon clitoris… Je le sens effleurer
légèrement ma vulve trempée puis se retirer… C’est sur mon ventre qu’il déverse son liquide
chaud… Tu es absent, complètement absent.
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Le Jasmin noir
6
Les semaines suivantes étaient entièrement consacrées à la préparation de ma
soutenance. Il fallait que j’apprenne mon discours par cœur pour pouvoir affronter le jury
composé de quatre Professeurs, dont mon directeur de recherches. J’appréhendais
extrêmement ce jour qui s’approchait précipitamment. J’avais confiance en la qualité de mon
travail, « La musique féminine en Tunisie au début du XXème siècle », j’y avais mis toute ma
détermination et ma fougue – mais ma hantise était d’affronter les jurés et le public. Je
n’arrête pourtant pas de le faire avec un immense plaisir sur scène… chanter et écrire, c’est
ainsi que j’ai appris à parler, à me taire, à parler en silence. Tu comprends pourquoi je
t’écris ?
J’avais aussi peur de clore ce chapitre de ma vie. Terminer mes études impliquait la fin
de ma vie estudiantine, ma vie de bohème que j’aimais malgré tout… cette vie qui m’a permis
de te tenir à des milliers de kilomètres loin de moi… même si tu ne m’avais jamais réellement
quittée. Je n’avais aucune envie de retourner chez toi… Ne brûlons pas les étapes !
Le jour de ma soutenance est arrivé. M es parents n’ont pas pu venir. Les billets
d’avion coûtent très cher. Le studio est trop exigu. Leur absence était très pesante… absents
pour la deuxième fois. M ais lui, il était là, présent comme toujours… presque toujours… mon
amour, mon mari, mon bébé, ma famille. Il était extrêmement anxieux pour moi. Il l’était
peut-être plus que moi. « Ne sois pas têtue dans tes réponses. Défends tes idées sans perdre
ton calme même si l’un des jurés cherche à te provoquer. Parle doucement. Prends le temps de
réfléchir avant de répondre. Essaie de t’adresser à chacun, de les regarder dans les yeux l’un
après l’autre ». M algré quelques balbutiements, quelques hésitations, quelques maladresses, la
soutenance s’est très bien passée. Je suis docteur… peut-être grâce à toi. Je t’ai déjà dit que je
te dois ma vie. Tout le monde était fier de moi, ma famille, sa famille et surtout lui. J’ai
aperçu des larmes de joie briller dans ses yeux. Et moi ? J’étais soulagée… mais déjà
angoissée. « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? », m’a interrogée mon directeur de
recherches. Bonne question !
Pour fêter cet événement, nous avons organisé une collation chez ma belle-famille.
J’ai invité mon chevalier qui n’a pas pu se libérer pour la soutenance. Il est venu. Nous ne
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Le Jasmin noir
nous sommes pas vus ces dernières semaines. J’étais prise par le retour de mon amour et par
les préparatifs de ma soutenance… Je voulais aussi fermer la "parenthèse". C’est ainsi qu’il
appelait notre relation. « Je suis une parenthèse dans ta vie. Je le sais et l’accepte. Tu peux
tout me dire, je ne te jugerai jamais ma princesse. Considère cette relation comme une
soupape, une échappatoire, une bouffée d’air qui te donne plus de force pour affronter ta
vie. » J’avais peur qu’elle ne déborde cette parenthèse. Il m’a écrit quelques messages
auxquels j’ai répondu brièvement… J’ai pourtant pensé à lui… tous les jours en
culpabilisant… J’ai surtout fait un rêve de nous deux, extrêmement troublant : moi nue sur
son lit, lui demandant de me faire l’amour… Il m’a fait l’amour… et je n’ai pas souffert. J’ai
gémi de plaisir. C’était intense, merveilleux… tellement réel, palpable. M es gémissements
m’ont réveillée… Il était là, mon mari… J’ai eu honte, tellement honte. J’ai toujours honte de
ce plaisir rêvé puis fantasmé… je ne sais pas si je l’ai dit dans le bon ordre.
Le voilà devant moi, non en rêve. « Félicitations princesse ! », me glisse-t-il à l’oreille.
Les voilà face-à-face, mon amour et mon chevalier, tellement beaux, tellement différents,
insolents dans leur altérité : un sourire pur, innocent, sincère, joyeux face à un autre sûr,
vigoureux… mystérieux, impénétrable ; un visage jeune, si jeune et frais, malgré la mèche
blanche, face à un visage qu’agrémentent quelques ridules autour du regard ; deux corps
robustes, gracieux et deux cœurs sincères ouverts à mes peines, l’un pudique, discret, affligé,
l’autre franc, direct, presque stoïque…
La fête s’est prolongée jusqu’au matin. Nous avons chanté, dansé, parlé, mangé… J e
les ai regardés, observés, dévorés des yeux… Suis-je devenue nymphomane ? Nymphomane
virtuelle.
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Le Jasmin noir
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-Tu ne t’es pas occupée de moi la veille ! J’ai cherché ton regard plusieurs fois, mais il
était ailleurs. Tu n’étais pas la même ! m’a-t-il dit blessé sans oser affronter mon regard.
-Je suis désolée mon bébé. J’étais vraiment épuisée, vidée hier. Je ne me suis d’ailleurs
occupée de personne.
-Si ! Tu t’es occupée de ton pianiste et tu m’as oublié, moi ! Tu étais absorbée toute la soirée !
Il a terminé sa phrase et a caché sa tête dans ses mains pour m’empêcher de voir ses
larmes que j’avais déjà aperçues. Je déteste le voir pleurer. Ses larmes me transpercent le
cœur et décuplent mon amour, mon affection pour lui.
-Qu’est-ce qui se passe mon bébé ? Pourquoi tu pleures ? Dis-moi ce que tu ressens et arrête
de pleurer s’il te plaît !
-Quand je suis rentré de mon séjour, tu m’as dit que tu as souffert de mon absence. Tu m’as
dit que nous étions un couple trop fusionnel et qu’il fallait que nous apprenions à vivre
certaines choses séparément… Tes paroles m’ont fait mal… Tu ne vas pas m’abandonner ?!
Je l’ai pris dans mes bras et l’ai serré de toute ma force contre moi.
-Jamais mon bébé ! Jamais ! Tu m’entends ! Comment as-tu pu imaginer une chose pareille.
Tu es ma vie… ma vie que j’ai choisie. Je t’aime fort… tellement fort… si tu savais à quel
point… Ton absence ces derniers mois était une vraie épreuve pour moi… C’est pour cette
raison que je t’ai parlé d’apprendre à faire certaines choses chacun de son côté. Je ne
t’abandonnerai pour rien au monde, pour personne. PER-SONNE ! Tu as compris ?
Il a plongé sa tête dans ma poitrine et m’a répondu par un petit hochement de tête
comme un enfant consolé. J’ai pensé chacun des mots que j’ai prononcés. M a vie sans lui était
inenvisageable. Et "mon pianiste" ? Il m’a éblouie, charmée, fascinée… Je ne peux pas le
nier. M ais, c’est mon amour que j’aime. M on existence est indissociable de la sienne… C’est
ce que je pensais au plus profond de moi-même… Elle s’est avérée indissociable surtout de la
tienne.
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Le Jasmin noir
« Tu étais belle à tomber à la renverse, princesse ! Fatiguée, vulnérable… J’avais
envie de tes lèvres… de t’embrasser, d’abuser de toi. Encore félicitations Docteur, certes le
Docteur le plus sexy sur cette planète ! Quand vas-tu te décider à me guérir ? »
Non ! Je ne peux plus tolérer ce genre de messages ! Je vais finir par perdre mon bébé
s’il continue… si je continue. Pourquoi je culpabilise autant ? Ai-je aussi envie de ses lèvres ?
C’est ce maudit rêve qui continue à me déstabiliser ! Ce n’est qu’un rêve ! M on amour est une
réalité, toute ma réalité. C’est lui qui a toujours été là pour moi… qui m’a acceptée, m’a
supportée, m’a soutenue malgré ce que je suis… une pseudo-femme… c’est lui qui m’a
sauvée de tes griffes… Je les sens pourtant toujours enfoncées dans ma chair… envie de te les
arracher quitte à arracher ma peau avec.
« M on chevalier, notre relation, malgré sa virtualité, me fait culpabiliser. Je me sens
mal. J’aime mon mari. J’avoue ressentir quelque chose pour toi mais c’est avec lui que j’ai
décidé de faire ma vie. Ne m’en veux pas ! »
« Pourquoi culpabiliser ? Ne t’en veux pas princesse ! Tu n’as rien fait de mal. Tu
sais ? Il est quasiment impossible de trouver en un seul homme tout ce que tu recherches. Je te
l’ai déjà dit. Je ne te demande pas de le quitter, même si je n’arrive pas à comprendre ce que
vous faites ensemble ! Je n’ai rien contre lui, mais vous ne pouvez pas continuer à vivre ainsi,
sans sexe. Excuse-moi d’être abrupt. J’ai le recul que vous n’avez pas. Libère-toi ! Vis ta vie !
Apprends à te connaître avec ou sans lui (je ne parle pas de moi) ! Tu es une belle femme,
désirable, intelligente. Les regards se tournent constamment vers toi. Ne te mets pas sous
cloche ! Ne gâche pas ta vie ! »
Le tromper ? Je le trompe déjà de ma pensée, malgré moi ! Le quitter ? Impossible !
Inimaginable ! Autant quitter ma vie. J’ai besoin de lui, de sa présence, de son amour, de sa
tendresse, de son soutien… Il a aussi besoin de moi. Je suis tout pour lui. Il me l’a dit
plusieurs fois. « Je t’aime plus que tout au monde… plus que ma famille, que mes parents !
S’il t’arrive quelque chose un jour, j’en mourrais… je n’hésiterais pas à me tuer ! » L’idée de
me perdre un jour le terrifiait… L’idée de le perdre me terrifiait aussi… Elle me terrifie
toujours ! Nous sommes inséparables, indissociables, consubstantiels comme si nous étions
une seule et même âme dans deux corps...J’aimerais tant que nos corps se dissolvent l’un dans
l’autre, à jamais. Au-delà de notre amour, une affection inqualifiable a scellé à jamais notre
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Le Jasmin noir
couple. C’est comme si nous étions à la fois amants, amis, frère et sœurs, fils et mère…
comme si je l’avais moi-même mis au monde, comme s’il était sorti de mon ventre et que
j’avais du mal à l’y réintégrer. Sommes-nous devenus incestueux, même chair et même sang,
à notre insu ?
Depuis le jour de son retour en France je n’ai rien tenté. Il n’a rien tenté non plus.
Nous nous endormions toutes les nuits l’un dans les bras de l’autre sans rien oser… J’en avais
pourtant souvent envie – en avait-il envie ? – mais la peur de tout gâcher me paralysais. Elle
était plus forte que toutes mes envies. Je caressais ses cheveux, sa nuque, ses épaules, son
dos… Il s’abandonnait au mouvement de mes doigts et s’endormais… Souvent, je ne
m’endormais que plusieurs heures après… Je pensais à ma vie, à mon couple, à mon chevalier
et à toi.
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Le Jasmin noir
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Je suis docteur maintenant. Je vais pouvoir m’accomplir sur le plan professionnel,
social et tout le reste suivra. Je suis sûre que l’étroitesse tombale de notre studio, la médiocrité
de nos salaires ainsi que la pression liée aux études jouaient un rôle dans notre blocage. Le
rôle principal te revient, on est d’accord. Il suffit de trouver un vrai travail à la hauteur de mon
diplôme pour abandonner définitivement nos soucis. Les recherches sont engagées.
Curriculum vitae, demandes, formulaires, recherches sur Internet, auprès des Rectorats, des
Universités, des établissements privés… Des dizaines de dossiers sont partis en quelques
semaines.
-Je veux un bébé, lui dis-je un soir poussée par une pulsion incontrôlée.
Il m’a regardée l’air surpris par ma demande inattendue, puis il m’a répondu avec un sourire
taquin :
-Tu n’as qu’à t’en acheter un ! Tu vas bientôt en avoir les moyens.
-Arrête ! Je parle sérieusement !
-Je croyais être ton bébé ! Tu veux déjà me remplacer, continue-t-il joueur.
-Tu seras toujours mon bébé, mais j’ai envie d’avoir notre bébé… J’ai plus de trente ans. Je ne
veux pas avoir mes enfants vieille… Plus je retarde ma première grossesse, plus elle sera
difficile et risquée. Tu sais qu’à partir de vingt-cinq ans, la femme devient moins fertile ?
Il m’a prise dans ses bras en me disant :
-Tu m’as l’air bien renseignée ! Et comment veux-tu appeler notre bout de chou ? Tu préfères
une fille ou un garçon ? M oi, je veux une fille. Elle sera belle et coquine, une petite peste
comme sa maman.
-Si c’est une fille, on l’appellera Yasmine. Tu aimes ce prénom ? Il me rappelle notre jardin à
Sfax.
Je m’attendais à tout sauf à cette réaction. Il est d’accord. Je n’ai pas besoin
d’argumenter, d’insister, de supplier comme pour le mariage. Il avait pourtant dit qu’il ne
voulait pas d’enfants. Il en veut maintenant… Tant mieux. Notre vie commune, malgré ses
failles, l’a changé… Nous allons pouvoir surmonter nos problèmes. Notre bébé va nous
rapprocher… J’y crois fort ! Pour le mettre en route, il va falloir briser la glace qui s’est
épaissie entre nos corps… seulement nos corps… Notre flamme va renaître. Nous avons
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Le Jasmin noir
décidé de remettre la conception du bébé au jour où je décroche mon nouveau travail. Il
faudra déménager. Un enfant ne peut pas grandir dans ce trou à rats.
Heureuse de mon nouveau projet, j’ai écrit à mon chevalier. J’avais envie qu’il partage
mon espoir… J’ai honte de mon égoïsme, de ma maladresse impardonnable… Ecrire à un
homme qui m’aime mon envie d’avoir un enfant d’un autre homme ! Il ne l’a pas dit, mais je
pense, je sais qu’il m’aime. Ses messages, son intérêt pour ma vie, ses conseils, sa
bienveillance, ses allusions affectives, ses déclarations sensuelles… tout laisse transparaître ce
qu’il ressent pour moi.
« Chevalier, j’ai décidé d’avoir un bébé. J’ai envie de devenir maman. Je pense qu’un
enfant résoudra mes problèmes et me permettra de me réconcilier aussi bien avec mon corps
qu’avec le monde. »
Sa réponse n’a pas tardé.
« Ton désir d’avoir un bébé dans de pareilles circonstances me choque. C’est une
décision sérieuse qui doit émaner de l’envie profonde de deux personnes qui s’aiment.
L’enfant ne résoudra pas tes problèmes de couple ! Ne prends pas une pareille décision sur un
coup de tête. Réfléchis princesse. »
L’envie de tomber enceinte, de porter la vie dans mon ventre puis de l’amener au
monde sommeille en moi depuis des années. J’aime mon mari. M on mari m’aime. Je viens de
terminer mes études et bientôt je décrocherai le travail qui me permettra de bien gagner ma
vie et de trouver un meilleur logement. Pourquoi ce message ? Je l’ai peut-être blessé. Ce
n’était pas intentionnel. Il compte beaucoup pour moi… Il est souvent… très souvent dans
mes pensées, beaucoup plus que ce que tolère une parenthèse… Son message m’a
embarrassée mais n’a affecté en rien mon envie, mon obstination… Je le sens déjà grandir en
moi, le rêve, le bébé… Il grandira un peu plus chaque jour, il arrondira mon ventre, comblera
mon fossé… puis, en quittant mon corps, il t’expulsera. Il tuera ta sale queue, t’en
démembrera et m’en séparera à jamais. Il te tuera.
72
Le Jasmin noir
9
Des mois se sont écoulés depuis ma soutenance, des mois à attendre vainement une
réponse positive. Rien. C’est la rentrée scolaire et je n’ai aucun poste. Je dois attendre la
nouvelle rentrée. Tous mes projets sont suspendus… ni enfant ni logement, ni plaisir ni oubli.
Complètement absorbé par sa thèse, il ne quitte plus son coin, sa chaise usée, son ordinateur
allumé toute la journée, ses documents éparpillés partout. Il faut qu’il soutienne au plus tard
au mois de décembre… M ême la musique est suspendue. Depuis des mois, nous n’avons fait
aucun spectacle, je ne suis pas montée sur scène. Je suis en manque, complètement en
manque.
J’ai décidé de présenter ma démission à la mairie. Je n’ai jamais aimé mon travail en
tant qu’animatrice dans les centres de lois irs, pourtant j’adore les enfants… Tu les adores
aussi, comme moi, n’est-ce pas ? ! Les autres animateurs ne me supportaient pas… et je ne les
supportais pas non plus (à une ou deux exceptions près). M a présence dérangeait. Je suis "surdiplômée" comme on n’arrête pas de me balancer. Ils avaient peur que je me prenne pour leur
chef. J’avoue que je faisais tout pour les éviter parce que je les trouvais extrêmement
superficiels et incultes. Leurs uniques centres d’intérêt étaient les marques de leurs téléphones
portables ou de leurs baskets. Ils passaient la journée à prendre des pauses-cigarettes, et
comme je ne fumais pas – pourtant tout en moi fume –, j’étais exclue. Les enfants étaient les
cadets de leurs soucis. Je n’oublierai jamais une scène à laquelle j’avais assisté en surveillant
la cantine, un midi. Un animateur se moquait d’une petite trisomique (il y avait dans cette
école une classe de "retardés") en lui disant avec son accent de débile : « Toi, t’es
complètement à l’ouest ! Bouffe et arrête de faire cette tête-là ! ». Son attitude m’a écœurée et
je me suis promis de ne jamais confier mes enfants à ce genre de personne, le jour où j’en
aurai… à ton genre de personne non plus. M ais comment peut-on savoir d’avance quelle
loque humaine se cache derrière le masque de l’insignifiante banalité ?
M aintenant, il va falloir que je m’en sorte. Je n’ai plus de travail – j’estime n’en avoir
jamais eu – et mes parents m’en veulent parce que je n’ai pas fait de demande en Tunisie. Ils
me l’avaient pourtant conseillé. J’aurais certainement décroché un poste dans l’enseignement
supérieur. Ce jeune pays a besoin de toutes ses compétences pour progresser. Si tous ses
enfants le fuyaient avec autant d’ingratitude, il n’avancera jamais… Je ne suis pas oublieuse,
73
Le Jasmin noir
tu le sais, Tunisie de mes joies, Tunisie de mes peines… Je comprends leur point de vue, leurs
inquiétudes quant à mon avenir et surtout leur envie naturelle de me retrouver. Je ne rentre
chez moi que pour passer une ou deux semaines de vacances après lesquelles je m’arrache de
nouveau à leurs bras. M e voilà sept ans loin d’eux… M on absence les fait souffrir. J’en suis
consciente. Chacun de leurs appels, de leurs lettres me le fait sentir… Je souffre aussi de cette
distance de plus en plus pesante… en silence… mais je ne me sens pas prête à revenir… et je
ne sais pas si un jour je me sentirais prête. Ici, j’essaie d’apprendre à être libre, à être femme,
à être moi-même – ou à cesser d’être moi-même –, à construire ma propre histoire loin de ton
fantôme incolore. Là-bas, quoique l’on en dise, c’est dur d’être femme, dur d’être un individu.
Je sais que je n’ai pas réussi à me réaliser pour l’instant… mais je ferai tout pour gagner. Une
volonté indomptable me met en ébullition, une rage indiscernable menace ton règne. Tu
gouvernes toujours ma vie… ton omnipotence continue à m’aveugler, mais plus pour
longtemps… je viendrai à bout de mes peurs, je te détrônerai et ton pouvoir disparaîtra
comme une quelconque bouffée de fumée. En attendant, il faut continuer à vivre.
Une idée s’est imposée à mon esprit comme une évidence. Il faut que je vive de mon
chant ! C’est la seule chose que je sais faire à part les études, les recherches et la rumination
des souvenirs. Je veux rechanter… avec mon mystérieux pianiste. Je joue avec le feu et je le
sais. Si je dois me consumer pour pouvoir te calciner, je suis prête. Que l’enfer s’abatte sur
nous !
-Bébé, j’ai pensé à une solution pour nous sortir de cette situation. Je dois monter sur
scène.
-Tu sais que je n’ai pas le temps de répéter ni de faire des spectacles ! Je dois soutenir ma
thèse au mois de décembre, déposer en novembre et je n’en vois pas encore le bout.
-Je sais. Ne t’inquiète pas ! Tu vas pouvoir soutenir ta thèse et obtenir la meilleure des
mentions. Je te le promets. Aie confiance en toi ! Ce n’est pas le moment de baisser les bras…
J’ai pensé à rejouer notre programme ou bien à préparer un nouveau spectacle avec un ou
d’autres musiciens en attendant que tu te libères pour moi.
-Pourquoi pas ! me répondit-il surpris. Et tu as pensé à quelqu’un ?
-Tu te souviens du pianiste que je t’ai présenté le jour de ma soutenance ? Je l’ai déjà vu jouer
et je l’ai trouvé excellent. Je n’ai jamais chanté avec un pianiste. Il faudra certainement faire
beaucoup de répétitions… Je ne lui en ai pas encore parlé.
74
Le Jasmin noir
-Fais-le si tu veux ! m’a-t-il dit en replongeant sa tête dans ses documents. Si tu penses qu’il a
un bon niveau et que l’expérience pourrait t’être bénéfique, vas-y, je t’y engage.
Sa réaction était inattendue, une fois de plus. Il n’est plus jaloux ! Le lendemain de ma
soutenance, il a pleuré parce qu’il s’est senti menacé. Il avait peur que je l’abandonne… et
maintenant, il m’encourage à travailler avec la même personne qu’il redoutait… Il essaie
peut-être de prendre le dessus sur ses doutes. Il doit savoir au plus profond de lui-même que je
l’aime et que je ne peux pas lui faire du mal.
« Chevalier, il faut que je te voie. J’ai quelque chose à te demander. »
« Tu sais que tu peux tout me demander princesse ! On se voit demain en début
d’après-midi si tu veux. Je passe te prendre devant chez toi à 15h. »
75
Le Jasmin noir
10
M e voilà de nouveau sur son canapé à contempler ses masques primitifs… et il os e
prétendre que je suis primitive et sauvage avec de pareils masques accrochés à ses murs ! Le
voilà assis à côté de moi, suivant mon regard et lisant dans mes pensées.
-Alors, tu es toujours pris par tes concerts ? lui dis-je pour rompre le silence.
-C’est un peu calme en ce moment. Je n’ai pas arrêté ces derniers mois. Je ne vais pas m’en
plaindre.
-Veux-tu qu’on travaille ensemble ? lui dis-je directement pour éviter de réfléchir à la manière
dont j’allais le lui annoncer.
-Tu es sérieuse ? Tu as un projet en tête ? dit-il avec intérêt sans perdre son sourire charmeur.
-J’ai besoin de faire de la scène. Je suis très sérieuse. Veux-tu m’y accompagner ?
-Qu’est-ce que je ne ferai pas pour être avec toi princesse ?!… Ton mari est d’accord ? Tu lui
en as parlé ? Tu m’as dit qu’il n’avait pas apprécié ma présence l’autre fois.
-Curieusement, il m’a immédiatement dit qu’il était d’accord. Sa première préoccupation est
sa thèse, en ce moment… J’ai envie d’inverser ma démarche… de reprendre les standards de
la chanson française en les orientalisant cette fois-ci.
-C’est un vrai exercice princesse ! Il faudra trouver une certaine cohérence… Il ne faut pas
que ce soit une fusion artificielle. Je ne sais pas si tu te rends compte de la difficulté qu’un tel
travail représente.
-J’en suis consciente. Toi, tu continueras à jouer à ta manière épurée. Je me chargerai d’écrire
des paroles en arabe et d’apporter la dimension orientale avec ma voix et la sonorité des mots.
-Ton projet me séduit… tout comme toi… Je ne te garantis pas le résultat mais je suis
d’accord pour essayer.
Directement, nous nous sommes mis au travail. Nous avons choisi les titres que nous
allions jouer ensemble : Ne me quitte pas, Les vieux amants, Avec le temps, Les feuilles
mortes, … « Que des chansons tristes princesse ? Pense à d’autres titres un peu plus joyeux !
Le public ne paie pas pour pleurer. Il faut savoir varier… Tu es pourtant quelqu’un de
souriant. Tu apportes beaucoup de chaleur et de bonne humeur à ceux qui t’entourent. Ne
t’enferme pas dans une image foncièrement tragique. M ontre toutes les facettes de ton être,
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Le Jasmin noir
certes la femme triste, profonde, mais aussi la femme espiègle, joyeuse, douce et suave que tu
es ! »
J’ai toujours préféré les chansons tristes, les films tristes, les romans tristes… on dirait
que je rejette le bonheur… La légèreté de la joie et les rythmes trépidants ne correspondent
pas à ce que je ressens profondément… et si je ne suis pas habitée par ce que je chante, mes
émotions se diluent et je ne peux rien communiquer au public. J’adore pleurer sur scène,
pleurer sans retenue, déchirer ma peau, écarter ma chair, déboîter mes os et exhiber mon âme
dans sa nudité la plus secrète. C’est l’unique endroit où j’aime être nue, où j’aime que l’on me
regarde nue.
Nous avons décidé de répéter une fois par semaine tous les mardis après-midi, chez
lui, à cause du piano. Je suis rentrée chez moi légère. J’ai enfin un vrai but. De retour à la
maison, mon amour était encore perché sur ses documents, au même endroit où je l’avais
laissé.
-Tu as l’air en forme ! Ton rendez-vous s’est bien passé ?
-Oui. Nous avons plus parlé que travaillé mais je pense que le projet pourra plaire.
-Je suis sûr qu’il plaira. M aintenant, il faut que tu te mettes à écrire tes textes… Depuis ta
soutenance, tu n’as rien fait ! Tu ne travailles même plus ta voix.
-D’accord ! Je vais travailler, mais arrête de me mettre la pression ! Tu sais bien que je
n’avais aucune motivation. J’ai travaillé comme une acharnée sur cette thèse, j’ai obtenu la
meilleure des mentions… et pourquoi faire ? Pour rien ! Tous mes efforts n’ont abouti à rien.
Que veux-tu que je fasse ? M aintenant, j’essaie de dépasser mon abattement. M ais, tu ne
m’aides pas en m’agressant de la sorte. Je comprends que ce soit difficile de travailler sur ta
thèse alors que j’ai terminé la mienne…
-Excuse-moi ! Je ne voulais pas t’agresser… Je ne veux pas que tu perdes ton temps…
J’aurais aimé élaborer ce projet avec toi…
-Bébé, tu termineras bientôt ta thèse et nous retravaillerons ensemble ! Tes études doivent être
ta priorité pour l’instant.
Je l’ai pris dans mes bras pour le calmer. Je ne supporte pas la tension dans laquelle il
vit, ce coin dans lequel il croupit… même le parquet s’est détérioré sous ses pieds, la nappe
indienne s’est lacérée. Il fait un travail colossal sans avoir la garantie d’être récompensé à la
fin… M on échec le décourage beaucoup… Serait-il de nouveau jaloux… jaloux de me savoir
77
Le Jasmin noir
travailler avec quelqu’un d’autre… avec mon chevalier ? Il n’en dit rien. Je n’ai pourtant rien
fait sans son consentement. Je ne pouvais pas l’attendre les bras croisés pendant des mois. Il
me l’a dit lui-même ! Il faut que je m’y mette, que j’écrive mes textes, que je travaille ma
voix, que je prépare mon spectacle… Il faut qu’il termine ses études, que nous quittions vite
cette vie de privations … peut-être te quitterai-je en la quittant.
78
Le Jasmin noir
11
J’ai réussi à rédiger quelques textes en tunisien pour mes chansons. Je voulais pourtant
écrire en arabe littéraire, une langue d’une extrême profondeur et d’un lyrisme envoûtant mais
le dialecte tunisien s’est imposé de lui-même. Les mots de mon enfance m’ont rattrapée.
Leurs simplicité, concision et souplesse épousent plus naturellement les mélodies occidentales
et laissent dans leur légèreté plus de place à l’émotion dans mon interprétation.
Sous le jasmin, la nuit,
Brise et fleurs m’embrassent,
Les douces branches m’enlacent,
Etanchent ma larme qui fuit. 2
-Qu’est-ce qu’elle est belle cette princesse !
-Tu veux dire qu’est-ce qu’elle est laide ! Je sais que mon visage se décompose quand je
chante. Je n’y peux rien, dis-je en exagérant ma grimace.
-J’adore sa manière de se décomposer ! Surtout ne change rien à la sincérité de ton
interprétation. Je ne comprends rien à ce que tu racontes… mais finalement, je n’ai pas besoin
de comprendre. Ce que tu communiques me suffit.
-M erci. J’adore aussi la pureté et la retenue de ton jeu. Nous devons continuer à travailler
dans ce sens.
-D’accord… mais maintenant, nous avons mérité une pause.
Il me prend par la main et m’emmène vers le canapé en velours grenat. « Comment
vas-tu princesse ? Comment va ta vie ? », me dit-il sans enlever sa main de la mienne.
Pourquoi sa main me fait-elle autant d’effet ? Ce n’est qu’une main. J’essaie de retirer mes
doigts… Il les serre fort et les rapproche de sa bouche. Il dépose un long baiser dans ma
paume, tellement long qu’il a dû s’apercevoir de l’accélération de mon pouls. Il lève ses yeux
vers moi, rapproche sa tête de mon visage et finit par poser ses lèvres sur ma joue, juste à côté
du coin de mes lèvres. Abrutie, je ne bouge pas… Il finit par essayer de prendre mes lèvres
dans les siennes. Je ne réponds pas… mais je le laisse faire comme emportée par une
2
Traduit du tunisien, chanson du chanteur tunisien Hédi Jouini.
79
Le Jasmin noir
tumultueuse vague contre laquelle je ne peux pas lutter. Il m’embrasse toujours en pressant
ma main inerte et gelée dans la sienne.
-Princesse, fais ou dis quelque chose ! Repousse-moi si tu veux mais réagis. Tu dois
apprendre à réagir sur le coup, à dire ce que tu veux et ce que tu ne veux pas. J’ai eu envie de
t’embrasser le soir même de notre première rencontre et je n’ai pas arrêté d’y penser. En as-tu
envie ?
-Je ne sais p as… je ne sais plus ce que je veux. Je croyais pourtant le savoir… Allons
travailler.
Cette nuit, j’ai fait un rêve, un autre rêve. Je me suis vue sur son canapé grenat, vêtue
d’un seul jeans serré. Je l’ai vu essayant de le déboutonner de toutes ses forces sans y
parvenir, et moi le regardant sans réaction. Finalement, quand il a réussi, le pantalon a refusé
de se décoller de ma peau… Le jeans n’était qu’une deuxième couche de peau soudée à la
mienne.
Je me suis réveillée avec une violente envie de m’emparer d’une paire de ciseaux et de
déchiqueter ce maudit pantalon qui me compresse, m’écrase le bas du corps. Je cherche les
bras de mon amour… Il dort… Je n’ai plus aucune envie de m’abandonner à ces rêves de
frustration redoublant mes réels tourments… Je revois le baiser de l’après-midi… J’essaie de
fermer la parenthèse en fermant les yeux mais les images viennent de derrière mes
paupières… Lui en train de m’embrasser, de me déshabiller… M es vêtements cèdent
aisément. Il caresse ma nudité du regard, des doigts, des mains, des lèvres… me fait l’amour
comme dans mon autre rêve. J’emmaillote ma tête dans la couette, mes paupières n’étant pas
assez épaisses. M a main frôle son dos… Je le caresse. Il se retourne vers moi, me prend dans
ses bras. Son désir se raidit contre mes cuisses que j'entrouvre. Il pénètre mon ventre tendu de
soif, de plaisir, de culpabilité jusqu’à ce que ton image se pointe… et te voilà présent, te
faufilant dans ma tête par mes narines, mes oreilles, ma bouche, mes pores ou je ne sais quel
orifice, malgré la couverture, son corps et mes paupières… Je me mords les lèvres pour
étouffer ma douleur. Il gémit, m’embrasse et se rendort… M oi, j’oublie de m’endormir. Je
m’enfonce dans ma nuit en attendant que la lumière se fasse.
80
Le Jasmin noir
12
En quelques semaines, le programme était prêt. M algré le poids de sa thèse
monumentale, il m’a aidée à contacter les festivals et les salles de spectacles dans lesquels je
pourrais me produire avec mon pianiste. En effet, je ne sais pas « me vendre » comme il me
dit souvent. Tout ce que je sais faire c’est chanter. Parler m’intimide… Je me répète ! Excusemoi, ton image aussi se répète, se reproduit, indéfiniment, tous les jours.
En parallèle, je me suis plongée dans la lecture et les corrections de sa thèse… des
moments d’une intense complicité… une complicité rare dans un couple, tous les deux
entièrement absorbés dans la thèse et la musique, nos deux projets de vie. Sa thèse était
excellente. Elle lui a valu la meilleure des mentions. Fière de lui, soulagée pour lui, heureuse
d’entamer un nouveau chapitre de notre vie, j’ai pu lâcher mes larmes … Enfin !
M on pianiste et moi avons commencé par nous produire dans quelques petits cafés et
clubs de jazz parisiens. M algré la difficulté des conditions dans ce genre de cadre – maigre
cachet, mauvais son et éclairage, bruits déstabilisants des spectateurs-buveurs – les concerts
se déroulaient très bien, j’ai pu retrouver sur scène – estrade – les sensations extraordinaires
qui m’avaient tant manquées. M on amour s’occupait de préparer les affiches, annoncer les
concerts sur le net, vendre les billets, pendant que moi, je faisais l’amour à mon pianiste sur
scène et dans mes rêves, sous son nez… Dois-je en culpabiliser ?! C’est lui qui refuse d’aimer
une femme meurtrie dans sa chair ! Et, toi, t’arrive-t-il de culpabiliser ? T’arrive-t-il de te
demander ce qu’est devenue cette enfant que tu as bafouée ?
L’été dernier, j’ai appris que tu es devenu papa. M on père et moi t’avons croisé en
voiture… C’était toi… après toutes ces années ! « C’est M… , m’a-t-il dit, tu t’en
souviens ? ». J’ai immédiatement su que c’était toi. Oui, je m’en souviens malheureusement !
J’aimerais tant enterrer cette mémoire avant qu’elle ne m’enterre. Tu allais prendre un taxi
pour aller au travail. Ta voiture était en panne… Tu es banquier maintenant, le banquier de
mon père… Ne serait-ce pas ce qu’on appelle l’ironie du sort ?… et tu es père de deux
filles… J’ai à peine aperçu ta silhouette et le reflet de deux centimètres carrés de ton ignoble
visage dans le rétroviseur droit de la voiture… Ta voix résonne encore dans mes oreilles,
grave, obscure, indéfinissable. Tu ne m’as pas adressé un seul mot. M ’as-tu reconnue ? T’es81
Le Jasmin noir
tu souvenu de ton abjection ?… de ta victime aguichante ? T’en souviens-tu chaque fois que
tu croises le regard de tes filles ? Tu es père ! Toi ! Quelle calamité ! Pauvres gamines ! Je les
plains. As-tu osé les souiller ? Non ! Je prie pour elles toutes les divinités, le Ciel, la Terre, les
démons s’il le faut. Je pourrai faire plus que prier… mais je n’ose pas, je n’oserai peut-être
jamais.
De retour en France, j’ai décidé de t’affronter – Il faut reconnaître que c’est plus facile
de le faire à distance ! Je me suis procuré plusieurs études sur le viol, les violeurs, les violés,
la pédophilie… Je voulais surtout comprendre ce qui s’est passé dans ta tête au moment où tu
as décidé de faire de moi ce que je suis. As-tu agi sur un coup de tête ? Etait-ce prémédité ?
M imétique ? La perversion est-elle une pathologie – Héréditaire ? Remédiable ? – une
démence, une décision, un crime, un acte subversif, une perversion ? ("pervertir", du latin
"pervertere" qui signifie "renverser". Tu t’es dé-versé en moi, tu m’a ren-versée !) Que doiton faire d’un pervers ? L’interner dans un hôpital psychiatrique ? L’emprisonner ? Le tuer ?…
Comprendre ! C’est tout ce que je voulais… comprendre l’incompréhensible. Cette envie de
lucidité n’a rien résolu… au contraire. Pourquoi comprendre ? Pour justifier ton acte ? Pour
m’apitoyer sur mon sort en lisant que je suis victime et non coupable ? Je le sais déjà… je l’ai
su depuis quelques années… je continue pourtant à me sentir coupable… coupable de t’avoir
laissé faire, coupable de ne pas en avoir parlé, coupable le lui avoir caché – de me l’avoir
caché –, coupable de continuer à y penser, à t’inviter à mon lit, à mes nuits froides…
Sur scène, tu n’existes pas ! M on corps vit… Je vis.
M on chevalier a décidé de m’offrir quelques minutes de vie. Il m’a proposé de
l’accompagner en tant qu’artiste invitée dans le cadre de l’un de ses concerts programmés
dans un grand festival de jazz, dans le sud de la France. Je devais chanter deux ou trois titres
de notre spectacle. J’ai évidemment accepté. Inutile de décrire ma joie. Nous sommes partis
en train, côte à côté, coude à coude, comme sur son canapé grenat.
-M a princesse, un rêve érotique a envahi ma nuit la veille… Tu étais au cœur de ce
rêve.
-Tu as envie de me le raconter ?
82
Le Jasmin noir
-Toi, avec un loup cachant la moitié de ton visage… J’ai reconnu tes yeux et tes courbes… Tu
étais nue… Tu t’es mise à danser comme une déesse dans ce palais lointain. Ta danse m’a
enivré. M on plaisir a culminé sur ton masque et ton corps.
-Et pourquoi avais-je le visage caché à ton avis ? me suis-je surprise en train de lui demander.
-C’est peut-être-moi qui me cache le visage en essayant d’étouffer mon envie de toi depuis
notre première rencontre. Le fait de travailler ensemble rend les choses plus difficiles… Vous
en êtes où de votre envie d’avoir un enfant ?
-Nous avons suspendu le projet. Il faudra d’abord changer de vie… Pourquoi ce sourire ?
-Tu devrais être belle enceinte…
Je n’ai pas osé lui raconter mon rêve. J’étais enceinte de lui, de mon pianiste… J’étais
sûre que c’est de lui que j’étais enceinte. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, il m’a répondu
avec un sourire ironique : « M ais princesse, nous n’avons jamais fait l’amour, comment veuxtu tomber enceinte de moi ? »… M on mari non plus ne me fait pas l’amour. De qui suis-je
enceinte ?
-Je risque de m’installer en Tunisie l’année prochaine.
-Je ne savais pas ! m’a-t-il dit surpris. Toute seule ou bien avec ton mari ? Tu as trouvé un
travail là-bas ? Tu n’y vas pas définitivement ?!
-Si j’y vais, ce sera avec lui. Nous allons faire des demandes de travail en France et en
Tunisie. Nous n’avons pas fait toutes ces études pour rien, lui dis-je le cœur serré.
-Et si vous décrochez un poste ici ?
-Dans ce cas, nous n’allons pas partir… M ais il ne faut pas se voiler la face. C’est difficile de
percer ici… même pour les Français.
-Tu n’as toujours pas la nationalité ? dit-il avec un regard sombre. Vous êtes mariés depuis
combien de temps ?
-Bientôt trois ans. Nous avons fait toutes les démarches. Je pense que ça ne va plus tarder.
-Il faudra réessayer quand tu seras française… Et si vous êtes pris en Tunisie, il est prêt à
partir avec toi ? Vous allez vous installer là-bas définitivement ?
-Je ne sais pas… Je ne pense pas.
-Si c’est la seule solution que vous avez trouvée, allez-y !
J’aurais espéré l’entendre dire : « Ne pars pas princesse ! Reste ici ! J’ai besoin que tu
restes ! Tu es importante dans ma vie. » Il est vrai que j’ai ressenti une déception dans sa voix,
83
Le Jasmin noir
mais il n’a rien dit de tout cela. Il m’a encouragée à partir… Je serais partie de toute façon
même sans son approbation. Il y a le rêve, le fantasme et il y a la vie… J’en suis consciente.
M a vie est auprès de mon alter-ego, mon autre moi… Elle n’aurait plus aucun sens sans lui.
Pourquoi alors cette envie de l’entendre me supplier de rester ? Est-ce juste pour flatter ma
petite personne et pour me sentir importante ? Ou bien serait-ce parce que je n’ai pas envie de
partir, de quitter ce pays qui m’a adoptée et duquel je me sens très proche malgré tout ? Je
n’en sais rien. Tout ce que je sais c’est que j’étais déçue.
-Je t’attendrai ma princesse du désert. Je serai toujours là à t’attendre, dans un, deux,
trois ans ou plus.
-Pourquoi m’attendras-tu ? lui dis-je troublée par ce revirement auquel je ne m’attendais pas.
-Parce que je te désire comme je n’avais jamais désiré une femme… Je suis amoureux
princesse… amoureux de toi. J’ai envie que tu réussisses sur le plan professionnel, que tu sois
épanouie ! Et après, si tu as toujours envie de me voir, nous reprendrons nos projets.
-J’aurais bien sûr toujours envie de te voir, de retravailler avec toi… et de profiter de tout ce
que tu m’apportes…
"Nos projets". De quels projets parle-t-il ? Comment peut-il être aussi certain qu’un
jour je reviendrai ? Je n’en suis pas sûre moi-même. Et si la vie là-bas m'absorbe à jamais ? Et
si je ne le désirais pas comme il me désire (JE M ENS !)… et si je n’en étais pas amoureuse…
Je ne peux pas l’être ! J’aime déjà la personne qui partage mon existence. Nous avons une
relation solide, forte, étanche à tout. Nous avons une histoire… Nous allons avoir un vrai
travail, une vraie maison, un bébé – vrai aussi. Je serai comblée et j’oublierai tout le reste.
Le concert était exceptionnel et son public m’a instantanément adoptée malgré la
barrière de la langue. La musique a pu effacer toutes les limites et installer dans l’espace de la
salle une communication supra-linguistique. Vidée après ces instants intenses, vaporeuse,
inconsistante, je n’avais qu’une envie : faire disparaître le mur qui séparait ma chambre de la
sienne dans l’hôtel où le festival nous a accueillis. Quelqu’un frappe à ma porte.
Je jette un fichu sur mes épaules pour couvrir la légèreté de ma nuisette et j’entrouvre
la porte.
-Je peux entrer princesse ? Tu dormais ? Excuse-moi. Je n’ai pas sommeil. J’ai envie qu’on
parle un peu du concert si tu veux…
84
Le Jasmin noir
-Entre ! Tu ne me déranges pas ! lui dis-je en serrant fort le fichu autour de mon corps et en
m’éloignant.
Il entre et referme la porte délicatement derrière lui.
-Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne te sens pas bien ?
-Je suis juste un peu fatiguée. Excuse-moi ! Je me glisse sous la couverture. Après un concert,
j’ai toujours froid ! Assieds-toi !
Il s’assoit face à moi, au bord du lit.
-Satisfait ?
-Jamais complètement satisfait. Le piano n’était pas bien accordé… Tu as très bien chanté,
surtout Ne me quitte pas. Ton interprétation a fait pleurer plus d’un dans la salle. Toi aussi tu
as pleuré il me semble…
-C’est la chanson… Brel est vraiment un génie, un surhomme ! Ton jeu était spacieux et
intense, de plus en plus intense… beaucoup de feeling. M erci de m’avoir invitée !
-Ne me remercie pas. Tu as l’air épuisée. Je vais te laisser te reposer princesse, dit-il en se
levant.
-Reste !
Le mot m’échappe.
-Tu veux vraiment que je reste ?
-J’ai envie que tu t’allonges à côté de moi… envie d’être dans tes bras, juste dans tes bras…
Tu… veux bien rester ?
-Pourquoi ces larmes princesse ? Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-il en me serrant dans ses bras.
Je vais rester… et tu passeras la nuit dans mes bras… juste dans mes bras, mais dis-moi ce qui
ne va pas ?
-Rien… C’est la pression du concert qui retombe.
Il s’est allongé à côté de moi, sans insister, sans dire un mot de plus. Il ne s’est pas
déshabillé. Il n’a même pas enlevé ses chaussures. Toujours sous ma couverture, lui audessus, il m’a gardée dans ses bras. Je me suis endormie sereinement, profondément. Il n’a
pas cherché une seule fois à me toucher ou à m’embrasser. Le matin, nous étions dans la
même position, toujours enlacés, moi, enveloppée par la couverture et ses bras… peut-être
notre dernière étreinte.
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13
Voilà l’été. M on cœur bat la chamade à l’approche de la nouvelle année scolaire. Un
point d’interrogation se profile, grand, gros, compact. Que serai-je dans quelques semaines ?
Où serai-je ? Que sera ma vie ? M on travail ? M a musique ? M on couple ? M a mémoire et
celui… ceux qui l’habitent ? M on angoisse atteint son paroxysme quand le M inistère de
l’Enseignement Supérieur tunisien nous convoque à passer le concours… Nous avons passé
tout le printemps à préparer des tonnes de dossiers. Lui s’est chargé des demandes françaises
et moi des tunisiennes. Quelque chose me dit que nous allons être recrutés en Tunisie.
Pourquoi mon cœur se crispe-t-il ainsi dès que cette idée me frôle l’esprit ?
Les convocations sont là ! Nous devons aller à Tunis dans deux semaines pour passer
le fameux concours… Toujours aucune réponse à nos demandes en France. J’ai décidé
d’appeler les universités pour comprendre ce silence. On m’a expliqué qu’il y avait
énormément de demandes et qu’on a contacté uniquement les personnes recrutées… Il y avait
pourtant trois enveloppes timbrées dans chaque dossier ! C’est fini cette fois-ci ! Une page se
tourne. Paris commence à s’éloigner… et toi à te rapprocher irrévocablement… Tu as
toujours été proche malgré la distance qui sépare les pays, les continents, malgré la tectonique
des plaques et des âmes… Tu le sais.
J’ai failli oublier de te parler de la deuxième convocation que j’ai reçue! Ironie du
sort ?! Les papiers de ma naturalisation. Après avoir mené une enquête, nous avoir visités à
l’improviste deux fois chez nous, après avoir demandé à mon mari de chercher dans l’armoire
l’un de mes vêtements – en exigeant qu’il soit féminin quand il a montré un pantalon – , après
avoir analysé les photos sur nos murs, après nous avoir convoqués, interrogés, après m’avoir
demandé si je parlais couramment la langue française, après, après et après… … … … … …
… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … ..on
m’a accordé la nationalité.
Oui ! Je parle français, je lis français, j’écris surtout français, je mange français, je
respire français, je vis français avec un Français en France… Je chante en arabe sur le sol
français et il m’arrive de mettre un pantalon… serait-ce interdit ?!
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Le Jasmin noir
Trois ans après le mariage, je suis française ! Bizarrement, je ne me suis pas sentie
plus française qu’avant cette officialisation… un autre performatif qui décide de ma vie, de
mon identité… Je suis déclarée française… Je suis franco-tunisienne… tuniso-française… la
contraction de deux mots, deux mondes, deux histoires, qui s’aiment, s’éjectent, s’ignorent, se
mêlent, s’envahissent, se pénètrent, s’étripent, se confondent en moi… Je suis la parfaite
fusion de deux
géographies humaines, deux géométries
existentielles…
Je suis
Tunifransienneçaise, toutes ces lettres réunies, broyées, mixées, montées en neige puis
fondues au soleil. Voilà ce que je suis… Et voilà ce que tu lis : une salade de feuilles
assaisonnée aux sécrétions intimes (ultimes ?) de mon être… Hume mes odeurs acides et
brûle-s-en tes bronches !
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« M ais tu ne parles pratiquement pas l’arabe ! Tu ne connais pas la Tunisie, son
peuple, ses coutumes, sa vie… Comment veux-tu aller t’y installer ? On t’a sauvé du tiersmonde pour que tu y retournes ? Tente ta chance ici d’abord ! Tu es français et tu as les droits
de n’importe quel autre Français. Ne passe pas ce concours ! C’est une perte de temps. Allez
passer quelques jours de vacances là-bas, si vous le voulez ! Décompressez, nagez, bronzez,
visitez la famille et les amis mais revenez !… Et toi ? Tu penses pouvoir te réadapter à la vie
là-bas ? Tu es française maintenant et tu verras qu’avec un peu de patience vous allez obtenir
les postes que vous méritez. Ne soyez pas attirés par le confort matériel ! Il est vrai que vous
allez peut-être avoir un grand appartement, des meubles, une voiture… mais vous allez perdre
tout le reste ! Vous pensez ne plus avoir le choix mais vous l’avez toujours ! Restez et tout
s’arrangera plus vite que vous ne le pensez ! »
Ses parents se sont opposés farouchement à l’idée de notre installation en Tunisie…
Nous avons décidé de passer le concours malgré une montagne de doutes. Il m’a dit que
c’était peut-être notre seule chance de sortir de notre précarité et que, de toute façon, nous
pourrons toujours revenir, à n’importe quel moment, si l’expérience ne nous convient pas.
C’était à moi de le convaincre d’adopter mon pays… voilà que les rôles s’inversent… Ce
n’est pas de mon pays que j’ai peur. Là-bas, je retrouverai mon père, ma mère, ma sœur, la
chaleur des gens simples (sont-ils si simples ?!), ma langue, mes anciens amis, mes vieilles
habitudes… Je retrouverai le soleil qui me manque tant, la mer, les rues de Sfax, son sable…
tout ce que j’ai abandonné depuis huit ans, tout ce que je n’ai pas oublié… tout ce que je n’ai
pas pu oublier.
Le concours est passé. Nous sommes pris ! Recrutés ! Embauchés ! Plus de contrat à
durée déterminée, plus de centres d’appels, plus d’animation dans les centres de loisir ni de
comptage de voitures, plus d’inventaires et de baby-sitting ! Fini ! Plus de demandes à
rédiger ! Plus de refus ni de lettres d’excuse. Nous sommes fonctionnaires. Nous faisons
partie du corps enseignant universitaire. Nous sommes Assistants… en Tunisie. Nous sommes
réhabilités !
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Le Jasmin noir
Il faut quitter notre studio, Asnières, Paris, la France. Il faut se séparer
(provisoirement ?) de la vie que nous avons pu construire durant toutes ces années… une vie
difficile mais tellement riche… une vie que j’aime parce que je l’ai choisie, parce que je l’ai
moi-même réalisée avec la personne que j’aime, parce que rien ne m’y était imposé.
M aintenant, je suis obligée d’y renoncer.
-Tu es sûr de vouloir y aller bébé ? lui dis-je quelques jours avant notre départ.
-M aintenant, nous ne pouvons plus reculer. Viens dans mes bras, tu verras que tout se passera
bien. Nous sommes ensemble… Nous sommes forts !
Je n’ai pas pu retenir des sanglots qui m’ont secouée jusqu’au bout des orteils à la vue
des cartons entassés dans le couloir de notre nid vide, comme si ces cinq dernières années
n’avaient jamais existé, comme si nous ne l’avions jamais rempli d’amour, de rires, de larmes,
de rêves, de doutes, de frustration, de réussite. Il est vrai qu’il était un peu étroit, mais cette
étroitesse le rendait intime, chaleureux, chaud. Cette étroitesse était notre maison, notre chez
nous… et maintenant où est-ce que nous allons ? Vers l’inconnu. Devrais-je parler
d’inconnu ? C’est aberrant !
J’appelle mon pianiste pour lui annoncer la nouvelle.
-Je pars !
-Bonne chance princesse, me répond-il d’une voix étouffée, sourde. Je te redis que je serai
toujours là pour toi. Tu pars quand ?
-Dans une dizaine de jours… On continue à s’écrire ?
-Oui, bien sûr… Profite de cette nouvelle expérience !
-J’essaierai de décrocher des concerts en Tunisie. Tu viendras ?
-Oui.
-…
Je voulais lui dire qu’il allait beaucoup me manquer, que je ne l’oublierai jamais, que
sa présence dans ma vie ces dernières années était d’une valeur inestimable… que je le
trouvais beau, sensible, adorable… que je savais que je pouvais continuer à compter sur lui…
mais rien n’est sorti de ma bouche. Les mots, comme d’habitude, m’ont lâchée… C’est peutêtre mieux ainsi.
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Le Jasmin noir
-Au revoir chevalier.
-Au revoir princesse.
Chevalier et princesse ! Tristan et Iseut du vingt et unième siècle ! Je suis pitoyable !
Risible jusqu’aux larmes.
Le compte à rebours est déclenché. Le projectile sera bientôt lancé… La cible est mon
être.
Déménagement, fermeture de comptes, résiliation d’abonnements… dernières
promenades dans les rues parisiennes, Saint-M ichel, Saint-Germain, Les Halles, l’Opéra,
Nation, Bastille, la Défense… derniers rendez-vous et appels des amis, dernières répétitions,
dernières séances de cinéma, derniers concerts, dernières photos, derniers achats…
J’enregistre tout sur le disque dur de mon cœur, de ma tête, de mes organes, de ma peau… qui
commence à clignoter en signalant : « M émoire virtuelle insuffisante ! Pour pouvoir
enregistrer de nouveau, libérez de l’espace ! ». Je ne veux rien effacer… Je ne peux rien
éliminer. Tout est là, vif, vivant, vivace tenace, résistant à toute tentative de nettoyage ou de
défragmentation. Le virus a tout altéré sauf cette fonction… la mémoire de ma chair.
Nous voilà sur un énorme bateau s’éloignant petit à petit de M arseille… de la France.
Le sol s’éloignant me donne l’impression de m’éloigner de moi-même :
Depuis que je suis loin de toi,
Je suis comme loin de moi.
Je commence à comprendre ce que dit cette chanson que j’ai entendue beaucoup de
fois sans écouter.
Je reçois un dernier message de mon chevalier – dernier sur le territoire français – me
disant : « Je te souhaite un beau voyage princesse. Quand tu verras la France disparaître à
l’horizon, pense à tous les moments lumineux passés ici et si j’en fais partie, je suis le plus
heureux des hommes. Prends soin de toi. Je t’aime. »
91
Le Jasmin noir
J’éteins mon portable. Il n’y a plus de réseau. Je me blottis dans ses bras en regardant
ce beau paysage de la finitude… comme dans un film, comme si je lui étais extérieure…
comme si je le subissais, l’endurais sans pouvoir rien y changer… J’aperçois une larme perler
sur sa joue. Je la sèche de mes doigts et l’embrasse sur sa joue. Il dessine son sourire timide et
irrésistible d’enfant sur ses lèvres en disant : « Allons dans la cabine. Je commence déjà à
avoir le mal de mer. »… et moi, le mal de terre, le mal de ciel, mal-être… être mal, ne plus
être. Tout vacille en moi.
Le sol floué disparaît irrémédiablement dans le ventre du gros engin métallique.
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Troisième lettre
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Le Jasmin noir
1
Nous débarquons à La Goulette. J’en ai tellement entendu parler dans les films, les
chansons… Il paraît que les musulmans, les chrétiens et les juifs y vivaient en paix… le
paradis perdu… reconquis par mes soins.
« Vous voilà ! Ouf ! On allait fondre au soleil ! Le voyage s’est bien passé ? Tu as
encore maigri ! M onsieur le Docteur ! Alors, tu as pu abandonner ton centre d’appels sans
trop de regrets ? ». M a sœur… toujours aussi vive et fraîche, malgré le soleil et la longue
attente...belle comme la brise. M aman, la tête couverte à moitié d’une légère écharpe, m’a
prise dans ses bras sans réussir à articuler, submergée par des flots de larmes. Papa, caché
derrière elle, avait aussi le visage humide et décomposé d’émotion. : « Dieu a exaucé nos
prières ! M erci mon Dieu ! ». La famille est enfin au complet.
Que fait cette écharpe sur la tête de ma mère ? C’est pour la protéger du soleil, dit-elle.
M aman, pourquoi t’insères-tu dans le troupeau ? Tu as toujours été forte, indépendante et
moderne. Pourquoi ? Elle veut aller faire son pèlerinage et se laver de ses péchés… autant
s’entraîner tout de suite à mettre le voile… Toutes ses sœurs, nièces, collègues se sont voilées
– violées (emploi pronominal à inventer urgemment !). Elle se sent nue en présence d’autant
de femmes "déguisées". M aman, la foi n’est pas une question d’apparence… Tu ne t’es pas
voilée quand tu étais jeune et plus séduisante, à quoi bon le faire maintenant ? Je ne
comprends pas. Elle non plus, je pense.
En deux jours, nous avons réussi à louer un grand appartement à Tunis. Quatre pièces,
une cuisine, une salle de bain, deux balcons… cent-trente mètres carrés rien que pour nous
deux ! Nous n’avons même pas de quoi les meubler. Heureusement mes parents sont là. Ils
nous ont acheté nos premiers besoins… Nous repartons de zéro… Ils nous ont également
ouvert deux comptes et nous ont donné de quoi vivre ces prochains mois. Nous n’aurons nos
salaires que cinq à sept mois après la prise de fonctions. Pourquoi ? Pour une raison que seule
la Providence connaît !
Je m’occupe d’abord du décor de notre nouveau nid. Je veux qu’il soit personnel,
différent de la majorité écrasante des maisons tunisiennes que je trouve fades, sans âme, sans
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Le Jasmin noir
thématique, sans logique, sans identité. Je veux un cadre simple, peu cher, avec des touches
traditionnelles: lanternes, tapis, coussins, poufs artisanaux de couleurs chaudes, caisses,
bibliothèque, table, chaises et lit en osier, tableaux authentiques reproduisant la vieille ville,
des mosquées ou des phares – Il faut croire que j’affectionne les formes phalliques ! – … Un
musée ? Une galerie ? Non. Télé, ordinateur, chaîne, four à micro-ondes, réfrigérateur, et
grand standing font le contrepoids… J’aime la modernité empreinte de senteurs
traditionnelles. Sur scène, je mets toujours une simple tenue en noir agrémentée de bijoux
traditionnels en argent… Hormis dans les domaines culinaire, ornemental, vestimentaire ou
architectural, le traditionnel m’a toujours fait peur. Il nous alourdit d’un passé dont il faut
absolument se défaire pour pouvoir avancer. Recracher le folklore tel quel me semble vain,
voire dangereux dans certains cas… Le réinventer voire s’en défaire s’il entrave notre marche
me semble essentiel. Suis-je prête à sortir mes squelettes de leur placard pour me régénérer ?
On m’a affectée à 170 kilomètres de la capitale, et lui à Tunis. Je suis d’emblée exclue
de ma ville, obligée de passer deux jours et une nuit ailleurs et de rentrer éreintée à cause du
voyage – car il s’agit bien de trois heures à l’aller et de trois heures au retour dans une sorte
de convoi archaïque – et de l’enseignement qui massacre aussi bien mes neurones que mes
cordes vocales.
De retour, il est là, à m’attendre devant la gare… toute ma fatigue disparaît comme par
magie. Nous voilà installés dans notre grand appartement et revoilà l’idée d’avoir un enfant
présente dans mon esprit plus que jamais, forte, obsessionnelle… le sauvetage de notre vie
sexuelle aussi. Je prends en charge la manœuvre puisqu’il refuse d’agir… Pourtant, avant
notre départ, il a insisté pour que nous nous équipions dans un sex-shop de tout le
nécessaire… sauf du désir que j’aurais aimé trouver en tube à côté des lubrifiants…
Ce soir, je me suis habillée comme il désirait me voir… Je te prive de la description…
Il ne s’y attendait pas. Nous avons fait ce qu’il faut pour mettre en route un enfant, mais la
glace était là, plus épaisse que jamais. Après l’accouplement (je ne vois pas comment puis-je
appeler autrement le mouvement de nos corps doublé de nos peurs. Tu es toujours là !), il m’a
tourné le dos pour s’endormir sans me prendre dans ses bras, sans me dire qu’il m’aimait. Je
ne le lui ai pas dit non plus mais c’est toujours plus facile de juger l’autre.
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Le Jasmin noir
2
« Aujourd’hui, j’ai fait la connaissance d’une collègue très gentille. Elle ressemble
beaucoup à ta sœur physiquement, mignonne, frêle et douce comme elle. Elle a vingt-neuf ans
mais elle en fait vingt-deux. Elle a le même parcours que moi… née en France, de parents
tunisiens, elle vient d’obtenir son doctorat et n’ayant pas trouvé de poste là-bas, et sous
l’insistance de ses parents, elle a décidé de se lancer dans l’expérience tunisienne. Elle ne
parle pas un mot d’arabe. » Son sourire d’enfant continue toujours à me séduire après tant
d’années.
-Tu l’inviteras à manger un jour, si tu veux. M aintenant, nous pouvons accueillir les gens chez
nous ! dis-je en pensant avec un pincement au cœur à notre ancien studio asniérois.
-D’accord ! Je l’invite à déjeuner demain !
-Tu m’aideras d’abord à faire le ménage !
-D’accord ! Je t’aiderai par la pensée !, dit-il en m’embrassant.
J’ai préparé à mon bébé sa grillade et sa salade méchouia en l’honneur de son amie.
Elle paraît effectivement très jeune, les yeux un peu bridés, les cheveux longs, perchée sur des
talons pour paraître plus grande… un joli sourire lui donne un air innocent… Elle n’a
pratiquement pas mangé… peut-être un peu intimidée. J’essaie de la mettre à l’aise…
pourtant, je ne le suis pas moi-même. L’attention qu’il lui porte, ses plaisanteries m’ont un
peu déstabilisée… Qu’est-ce qui m’arrive ? Je n’ai jamais été jalouse. Il s’est toujours
comporté de la sorte avec mes amies… C’est sa façon de dissimuler sa timidité… mais il
s’agit de son amie cette fois-ci !
Un soir, de retour de mon périple hebdomadaire, j’ai trouvé l’appartement dans un état
chaotique : cinq sacs-poubelle empestaient dans la cuisine, baignant dans une flaque
visqueuse. Je lui ai pourtant demandé de descendre les poubelles avant mon départ. Epuisée,
énervée, je me suis mise à crier, hors de moi :
-Pourquoi n’as-tu pas descendu les poubelles ? Bien sûr, c’était à moi de le faire avant mon
départ, à cinq heures du matin ! C’est moi la boniche ! Je le mérite !
-Qu’est-ce qu’il y a ?
-Regarde l’état de la maison !
-Je n’ai pas eu le temps ! Je travaille moi aussi, dit-il en haussant le ton.
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Le Jasmin noir
-Tu travailles aujourd’hui ?
-Non, je suis passé à l’Institut pour préparer des photocopies pour la semaine prochaine… je
l’ai trouvée… nous avons déjeuné ensemble puis nous avons fait un tour dans la vieille ville.
C’est interdit ?
-Non ! Ce n’est pas interdit ! Continue tes balades avec ta copine pendant que moi, je crève
entre allers-retours, ménage et poubelles ! Tu ne m’aimes plus… tu ne m’aimes plus comme
avant !
J’ai craqué. Des sanglots ont étouffé mes cris. Il s’est calmé un peu.
-Arrête ! Tu ne peux pas mettre en doute mon amour pour toi ! Tu ne dois plus jamais douter
de mes sentiments ! Nous avons une histoire, une forte histoire tous les deux… Je t’aimerai
toujours… quoi qu’il advienne.
Je n’ai pas pu m’arrêter de pleurer… de plus en plus fort. M ême si ses paroles ont
réussi à apaiser ma colère, je ne me sens plus la même depuis notre installation à Tunis…
comme si on m’avait enlevé ma joie de vivre, ma bonne humeur, mon sourire. Je ne supporte
plus rien… notamment le regard des gens, leur curiosité… Je ne me sens plus libre… Dans la
rue, j’ai l’impression que tout le monde m’observe… Je deviens paranoïaque. En France, les
hommes me regardaient… Ici, hommes et femmes me dénudent… pourtant je m’habille le
plus discrètement possible… J’ai rangé toutes mes jupes, robes, toutes mes affaires serrées,
décolletées, attrayantes… J’ai de nouveau rangé ma féminité dans l’armoire...C’est une
question de culture, m’a-t-on dit. Je n’ai pas le souvenir qu’il me dérangeait avant, ce regard.
A-t-il changé ou bien est-ce-moi qui ai changé à ce point ? Et l’indiscrétion des questions !
Pourquoi es-tu rentrée ? Ton mari s’adapte-t-il ? Est-ce qu’il est musulman ? Pourquoi
n’avez-vous pas encore d’enfants ? Qu’est-ce que vous attendez ? Vous vous installez
définitivement ?
Je ne me sens pas… plus chez moi… exilée dans mon propre pays… J’ai envie de
rentrer chez moi… Je n’ai plus de chez moi. Je suis perdue.
Je le sens différent. Quelque chose en lui a changé. Il est épanoui, plus épanoui que
moi. Il s’adapte à la nouvelle vie… « Plus tard, nous habiterons à la M arsa », « Plus tard nous
achèterons une voiture neuve. », « Je m’achèterai ce portable quand j’aurai mon salaire », « Il
est hors de question de rentrer en France si ce pays ne nous donne pas ce que nous méritons.
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Le Jasmin noir
M on pays est celui qui me respecte, me donne du travail, un logement décent… J’ai lu
quelque part un proverbe cubain que je trouve pertinent : "Il vaut mieux être la tête d’un rat
que la queue d’un lion."… Là bas nous n’étions rien. Ici, nous avons un statut et un
avenir. »… Je ne crois pas ce que j’entends. Son discours n’est plus le même… ses priorités
ont changé. Et moi, en fais-je toujours partie ?
98
Le Jasmin noir
3
« Chevalier, comment vas-tu ? Je suis à Tunis et ta musique, tes messages me
manquent. Ecris-moi et n’oublie pas de répéter pour notre concert dans deux mois. Je pense
fort à toi. »
J’ai mis plus d’un mois avant de me décider à lui écrire ce message. J’attendais qu’il le
fasse d’abord mais quelque chose l’en a certainement empêché. Il a peut-être perdu le numéro
de mon portable tunisien. J’avais besoin de lui parler de ma solitude mais je n’ai pas osé le
faire.
« Princesse, merci de me donner de tes nouvelles. Je ne voulais pas t’importuner avec
mes messages. Tu commences une nouvelle vie et je veux qu’elle soit sereine. Paris n’est plus
le même depuis ton départ… Je ne suis plus le même. Prends soin de toi et tiens-moi au
courant de ton retour. Tu me manques ainsi qu’à mon piano. »
Son message embaume mon être de lointains parfums troublants. La musique… Il faut
que je m’y replonge pour oublier, pour me souvenir, pour me retrouver. Je lui demande de
reprendre son violoncelle et d’élaborer un nouveau spectacle… Il préfère patienter un peu.
« Concentre-toi sur ton concert en France et laisse-moi le temps d’y réfléchir. Nous
trouverons une idée originale… Il faut d’abord que je prépare mes cours. » Il n’a pas compris
mon besoin vital et urgent de retrouver ses cordes, de m’y frotter à me couper les veines…
jusqu’à ce qu’elles retrouvent l’usage de la parole… et moi, le langage de ma peau fêlée.
J’adopte l’uniforme de l’impersonnelle banalité pour aller travailler : un quelconque
jeans et un pull-over insignifiant au-dessus de ma peau toujours aussi fêlée… M es collègues
m’ont prise pour une étudiante au début. « Tu ne dois pas t’habiller ainsi si tu veux que l’on te
respecte. Il faut évidemment éviter les couleurs criardes, les vêtements aguichants. M ais
démarque-toi de la façon de s’habiller des étudiants pour pouvoir imposer une certaine
distance et autorité. Ici, tu es en Tunisie et non en France ! », m’a dit ma nouvelle amie,
Imène 3 – curieuse homophonie ! L’orthographe membranaire me tente. Inutile de me le
3
Le mot arabe "imène"[im
n] signifie "foi", "croyance".
99
Le Jasmin noir
rappeler. Je ne le sais que trop ! Imène est née en France, de parents Tunisiens. Vers ses treize
ans, ceux-ci ont décidé de la rapatrier en Tunisie, chez ses grands-parents afin qu’elle renoue
avec ses origines arabo-islamiques « et depuis, au fond de moi-même, j’ai arrêté d’être et
arabe et musulmane ». Elle a réussi à retourner en France pour faire une partie de son
troisième cycle, mais puisqu’elle n’avait pas d’aide et qu’elle ne voulait pas se réinstaller chez
ses parents, elle a décidé de rentrer en Tunisie pour travailler en tant qu’enseignante
contractuelle tout en continuant à faire des allers-retours pour se documenter et maintenir le
contact avec son directeur de recherches. « Tu sais que tu es plus française que moi ?! M es
parents n’ont jamais voulu faire la démarche ! Ils sont bêtes ! Cette démarche était considérée
comme une trahison envers notre pays… Je n’ai jamais compris en quoi travailler en France
pour les intérêts français est moins une trahison que me déclarer française ! M aintenant, c’est
trop tard. Il fallait faire mes papiers avant mes seize ans. Aujourd’hui, pour rentrer en
France… là où je suis née, là où j’ai grandi, là où j’ai eu mes premiers amis… je dois faire la
queue pendant des heures devant le consulat français. J’ai besoin d’un visa. M a dernière carte
de séjour est périmée avant que je n’aie pu m’inscrire à l’université et en refaire une. » Ses
lèvres se resserrent autour de sa cigarette tentant de dissimuler un léger tremblement
incontrôlé. Quelque chose de ténébreux se dégage de son regard intensifié par une couche
épaisse de khôl.
En classe, j’ai compris que ma place était ailleurs. Chanter et parler… deux mondes
que tout oppose. Pourtant le public est là. La communication n’est jamais communion et la
faille saignante reste dissimulée sous l’ample tricot qui n’absorbe rien. La douleur me lancine
et l’envie de me dévêtir de ma rêche existence me reprend, plus insoutenable que jamais.
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4
Il décide de m’accompagner en France pour rendre visite à sa famille, changer d’air et
assister à mon concert. Je m’en réjouis d’avance. Une éternité nous sépare tous les deux de
notre Paris, de nous. Durant ces dernières semaines, nos rapports ont été un peu tendus à
cause de l’installation et des nouvelles responsabilités du travail. L’adaptation est plus
difficile que prévu. Je compte sur ce séjour pour dissiper le nuage… Toutefois, mon emploi
du temps s’avère extrêmement serré : l’enregistrement d’une maquette, trois interviews, deux
répétitions, et le concert, le tout en une semaine.
-Quelle élégance madame ! Où vas-tu habillée de la sorte ?, dit-il en me lançant un
regard que je n’avais jamais vu dans ses yeux jusque là.
-Je vais d’abord voir Patricia comme je le lui ai promis, puis répéter.
-Patricia ou Patrice ? me dit-il sur un ton suspicieux caché derrière un sourire difforme.
-Je ne connais aucun Patrice, et si c’était le cas, je n’aurai pas peur de te le dire… Patricia est
la seule animatrice avec laquelle j’ai pu garder un bon contact. Tu n’es plus habitué à me voir
habillée ainsi ! Je n’aime pas ta manière de me parler.
-C’était de l’humour, répond-il avec un sourire embarrassé cette fois. Vas-y ! Tu vas faire
attendre ton amie.
Après ma première entrevue, je me suis dirigée vers mon ancienne adresse à Asnières .
C’était le point de rendez-vous avec mon chevalier afin qu’il m’emmène chez lui pour répéter.
La rue Pierre Brossolette m’a manqué… Quelqu’un d’autre doit occuper notre studio. J’aurais
aimé y retourner une dernière fois. De l’extérieur, tout est pareil. Le même rideau jaune
recouvre la fenêtre droite du sixième étage… ma fenêtre tant regrettée.
« Bonjour princesse ! Toujours aussi belle ! », dit-il en sortant sa tête de la fenêtre de
la voiture. Il se gare devant chez moi et descend pour m’embrasser. « Elle te va très bien cette
nouvelle coupe ! Tu m’as manqué princesse ! murmure-t-il en me serrant dans ses bras. « Toi
aussi ! », dis-je submergée par une vague de bien-être, comme si je venais d’étreindre Paris.
Pour se rendre chez lui, il prend un chemin différent. « Princesse, je n’habite plus au
même endroit. » Déçue, je lui demande pourquoi ne pas m’en avoir prévenue. Il me répond
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Le Jasmin noir
que c’est passager et qu’il compte chercher un autre logement plus spacieux. « De plus, je ne
peux pas te parler des détails de ma vie par messages. »
Le nouvel appartement est complètement différent de celui que j’ai connu. Plus de
divan grenat, plus de statue ni de masques africains… même le grand portrait de sa fille a
disparu. Il ne vit plus seul… Tous mes sens détectent une incontournable présence féminine.
« Chevalier, tu n’habites plus seul ? ». La question est partie avant que je ne puisse la retenir.
Ses yeux évitent mon regard quand il me répond : « J’étais obligé de quitter mon ancien
appartement en septembre à cause d’un problème avec les propriétaires. Une amie de longue
date m’a proposé de m’installer chez elle… Elle est souvent en voyage et cherche quelqu’un
pour partager son loyer… J’ai accepté… ». M on chevalier n’est plus mon chevalier. C’est la
nouvelle évidence à laquelle je dois faire face… Il n’allait pas m’attendre indéfiniment…
C’est peut-être mieux ainsi… mieux pour moi, pour mon couple, pour lui… Pourquoi ai-je si
mal ? Pourquoi ai-je le sentiment d’avoir été abandonnée, d’avoir été remplacée ? J’ai cru en
son amour. J’y ai cru, mais j’ai toujours été évasive quant à mes sentiments et mes envies.
-Je comprends !… C’est dommage ! J’aimais bien ton autre appartement. Il te
ressemblait plus, il me semble… Répétons ! Nous n’avons pas beaucoup de temps.
-Parle-moi de ton aventure tunisienne, de ta nouvelle vie ! Tout va bien dans ton couple ?
-Tout va bien ! dis-je en essayant d’être convaincante, le plus possible. Nous nous adaptons
petit à petit et nous essayons de concevoir un enfant ! Nous travaillons également sur un
nouveau projet musical.
-Bonne chance princesse… Je veux que tu saches une chose : quels que soient tes choix de
vie… et quelles que soient les tournures que prendra la mienne, je serai toujours là pour toi…
Tu es ma muse, même à des milliers de kilomètres de moi. Je t’aime, dit-il en déposant un
baiser au creux de mon cou… J’ai envie de toi, de ta peau contre la mienne.
-M a peau ne m’a jamais appartenu… , dis-je en essayant de dompter la révolte de mes sens,
de mes organes, de mes cellules en ébullition.
-Laisse-moi te prouver qu’elle n’a jamais appartenu qu’à toi.
-C’est trop tard, dis-je en me dégageant de ses bras. Tu n’y peux rien chevalier. Répétons !
Nous avons un concert dans trois jours.
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Le Jasmin noir
Je viens de perdre une partie de mon Paris. Cette nuit, mon amour m’a serrée contre
lui, comme pour me consoler. Ses mains sont allées chercher ma peau sous ma nuisette. Je les
ai senties pétrir mes seins, mes cuisses, mes fesses… et j’ai senti mon intimité s’ouvrir à lui. Il
s’est endormi avant de s’en apercevoir, avant de s’y introduire.
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Le Jasmin noir
5
Depuis notre retour à Paris, je le trouve sombre. Il ne dit pas grand chose… Il hausse
le ton pour tout et pour rien, même avec ses parents. « Je ne me sens plus chez moi ici. Je
n’aurais pas dû venir… Toi, tu as ta musique, tes répétitions, tes concerts, tes interviews… et
moi, je ne sers à rien. » Je remarque des cernes noirâtres autour de ses yeux… Depuis les
dernières semaines de la rédaction de sa thèse, je ne l’ai pas vu aussi fragile.
-Qu’est-ce qui ne va pas bébé ? Quelqu’un t’a contrarié ?
-Non ! Je me rends compte que la France n’est pas mon pays. J’ai tout fait pour y rester, y
réussir, pour devenir sien… et en récompense, elle m’a rejeté.
-Viens dans mes bras et arrête de te tourmenter ! Tu te sens mieux en Tunisie ?
-La Tunisie n’est pas mon pays, non plus… mais là-bas, j’ai un statut. Je suis quelqu’un… On
me respecte. Ici, je ne suis personne.
-Calme-toi mon bébé ! Nous rentrons après-demain. Profitions de ces dernières heures ici !
Allons nous promener au hasard des rues, comme avant. Tu veux quand même assister à mon
concert ?!
-Bien sûr ! me dit-il en retrouvant son assurance… Tu vas mettre tout le monde à l’amende !
J’en suis sûr !
Ne me quitte pas
Il faut oublier
Tout peut s’oublier.
Avec le temps va, tout s’en va
On oublie le visage et l’on oublie la voix.
Tout peut-il s’oublier ? Tout s’en va-t-il ?… Paris, mon chevalier… mon passé… toi ?
Quitte-moi ! Il faut t’oublier, mais je n’arrive pas à te sortir de ma peau. J’ai préféré l’oublier,
m’oublier. Pourquoi tout ne s’en va-t-il pas, ni ton visage ni ta voix informes ? J’aurais peutêtre dû accepter sa proposition… me prouver que ma peau m’appartient. C’est trop tard une
fois de plus… « Il faut laisser faire et c’est très bien ».
104
Le Jasmin noir
Sur scène, l’émotion nous submerge, mon pianiste et moi… peut-être l’émoi du
dernier concert ensemble… Je le quitte pour préserver l’amour de ma vie, mon couple, ce
qu’il en reste. Je le quitte pour qu’il fasse sa vie loin de moi, de mes complexes. « M a
princesse, sache que tu ne m’effraies pas, que tu ne me déçois pas, que tes complexes n’en
sont que pour toi, que je te prends comme tu es et que c’est avec toi que j’ai envie de choses
avouables et inavouables. », m’a-t-il écrit un soir en réponse à un message où je lui ai
demandé si je lui faisais peur (Je me fais peur à moi-même).
De retour à Tunis, l’état de mon amour empire. Son sourire d’enfant, sa bonne
humeur, sa joie de vivre, sa douceur, son affection disparaissent totalement. Au bout d’une
semaine de douteux silence, je réussis à lui soutirer cette phrase : « J’ai besoin de prendre du
recul vis-à-vis de notre couple. » Ces mots me tombent dessus comme un couperet. Il a besoin
de prendre du recul pour mieux me voir… pour arrêter de me voir. « Rien ne va ! », dit-il, et
je suis au cœur de cette impasse, de ce néant… Je savais que nous avions des problèmes, mais
de là à dire que rien ne va !
-Tu ne m’aimes plus ?
-Je crois que je t’aimerai toujours, dit-il en évitant mes yeux.
-Qu’est-ce qui se passe alors ?
-J’ai juste besoin de prendre du recul…
-Pourquoi maintenant, au moment où notre vie prend une nouvelle tournure ? Quelque chose
ne va pas depuis deux ou trois ans. Pourquoi tu veux prendre du RECUL maintenant ? Tu es
amoureux de quelqu’un d’autre ?
-Non.
-Tu es amoureux d’elle ? J’ai vu comment tu la regardais, comment elle te regardait aussi…
-Elle me considère comme son petit frère… elle n’arrête pas de me le dire.
-Et toi, tu la considères comment ?
-Je t’ai dit qu’il n’y a rien entre nous. Elle est juste ma confidente. Arrête ton interrogatoire et
laisse-moi un peu de temps.
J’accepte de lui laisser le temps de me sacrifier.
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Le Jasmin noir
6
Il m’a quittée… M on bébé a pris du recul et m’a quittée. C’est fait ! Ces deux derniers
mois, j’ai pu assister à la métamorphose la plus spectaculaire… sa métamorphose… et ma
déchéance. Je l’ai surpris en train de l’appeler discrètement dans les toilettes… lieu de mon
ex-crétion et de son re-cul. Il disait avoir la diarrhée depuis quelques semaines et s’enfermait
plusieurs fois par jours dans les toilettes en emportant son téléphone portable… pour lui écrire
des messages, lire ses messages, pour l’appeler… diarrhée verbale doublée d’une hémorragie
stomacale (la mienne)… Je l’ai surpris en train de lui parler : « Je ne peux pas passer
aujourd’hui bébé. Tu me manques aussi… » Il lui donne généreusement mon nom, le nom que
je lui donne. Que lui donne-t-il d’autre ? M es doutes étaient fondés.
« J’ai des sentiments pour elle… Il faut qu’on se sépare au plus vite. » ; « Je ne t’aime
plus comme avant… Je ne t’aime plus. » ; « Je ne veux plus reculer l’échéance… » et au lieu
de le gifler, au lieu de le mettre à la porte, au lieu de le tuer… j’ai pleuré, j’ai crié, j’ai hurlé,
puis, je lui ai demandé de rester, je l’ai supplié de rester, de nous donner une seconde chance.
C’est pitoyable. « Allons voir un psychiatre, un psychologue, un sexologue… Allons voir
quelqu’un ! Discutons-en ! Tu ne peux pas me quitter sur un coup de tête. Tu penses être
amoureux d’elle ! Tu te trompes. Et nous ? Notre histoire ? Nos projets ? Pourquoi sommesnous venus ici ? Tu me punis pour quelque chose ? Dis-moi ! Tu ne vas pas m’abandonner,
pas maintenant ! Tu ne peux pas ! Tu n’as pas le droit ! ». Il a refusé. « Il n’est pas question de
te punir ni de t’abandonner. Je serai toujours là pour toi… J’ai besoin de me retrouver seul et
de remettre un peu d’ordre dans ma tête. » Il a perdu la tête. Il a attendu qu’on lui verse son
salaire, m’a offert une chaîne hi-fi – haute–fidélité ! – à l’occasion de mon trente-deuxième
anniversaire, et est parti. Il a loué un studio dans un quartier chic de Tunis, a emporté ses
affaires et ma vie avec lui.
Comment raconter ma dégénérescence sans tomber dans le pathos ? Impossible. Je
m’abstiens… … … .… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …
…………………
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Le Jasmin noir
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… … … … … … … ...
A toi de remplir, à ta manière, ces trous qui me traversent de part en part. Tu as déjà
montré ta prédisposition au bourrage des feuilles blanches. Je fais confiance à la virilité de ton
stylo.
Pourquoi t’écrire ? Pour me prouver que j’arrive à palper mes vieilles blessures sans
souffrir, pour te prouver que j’ai pu guérir de ma mémoire ? Est-ce possible de guérir, de se
guérir de sa mémoire ? Ou bien t’écris-je pour exhiber mes plaies toujours ensanglantées,
pour les écorcher davantage ?… Le spectacle de mes plaies béantes me fait jouir. Ces lettres
sont la pénible périphrase de ma perte… l’impossibilité de dire ma perte… mon innommable
perte… Ces mots écrivent ma propre ruine… tout en l’effaçant… ils m’effacent, me
suppriment m’expulsant par leurs orifices cavitaires nocturnes. Je ne suis plus qu’absence
remplie d’absence, un trou rempli de vide. Je suis le trou. Tu es le vide, le vit de mon trou.
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Le Jasmin noir
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En étrange pays dans mon pays lui-même
Je sais bien ce que c'est qu'un amour malheureux.
Je ne me rappelle pas quand est-ce que j’ai appris ces vers d’Aragon, ni pour quelle
raison. Je devais savoir au plus profond de moi-même qu’un jour je serai cet étrange et
funeste pays sans territoire, sans nation, sans habitants, sans géographie, sans climat, sans
histoire. Je serai sans histoire…
Absence, silence, nuit… Paris m’a abandonnée. Il m’a abandonnée. Les mots
m’abandonnent. Je les rattrape pour écrire une histoire, la mienne ou celle d’une autre qui vit
en moi. Je l’écris pressée avant que les maux ne m’abandonnent et que je ne perde à jamais la
possibilité d’exposer la couleur de ma blessure.
Sept mois d’absence, de silence, de nuit. Sept mois à me demander quand, comment,
pourquoi, pour qui… Et s’il était fou, fou de me quitter, fou de penser qu’il pourra vivre sans
moi ? Et si j’étais folle de penser que sa vie s’arrêtera sans moi ? Il m’avait dit un jour à la fin
d’un film où l’héroïne meurt : « Je me tue s’il t’arrive quelque chose. » Je l’ai cru. Il m’a dit
que j’étais sa famille, son pays, sa vie… Des phrases creuses, banales, insipides auxquelles
j’ai cru par-dessus tout. L’amour rend stupide. Huit ans de mensonges et sept mois de
cauchemars.
Je me vois, sortant de chez le coiffeur après avoir décidé de me faire une nouvelle
coupe. Je me regarde dans une glace et je me découvre complètement tondue. M a tête
ressemble à un œuf lisse, sans couleurs, sans expressions, sans paysages, sans âge.
Je vois un homme s’avançant vers moi : souriant, la trentaine… Il boite. Je le regarde
de haut en bas : des jambes de fille soulèvent son corps masculin. Toujours avec le même
sourire, il me regarde en me disant : « Est-ce que c’est mal ce que j’ai fait ? Comme je n’ai
plus de jambes, j’ai coupé celles de cette fille et je les ai collées à mon corps pour pouvoir
marcher ». Et il me montre du doigt une fille inanimée, amputée de ses jambes, par terre. Il
m’emmène, à côté, dans une sorte de cabane, il me donne une pelle, s’allonge dans une fosse
108
Le Jasmin noir
et me demande de le recouvrir. Je prends la pelle sans rien dire, en souriant à mon tour, et je
commence à le recouvrir de sable.
Je revois une cousine attardée que je n’ai pas croisée depuis une dizaine d’années. Je
lui donne un cours dans une des salles de l’Institut où j’enseigne. Elle passe au tableau pour
écrire la réponse à une question mais elle dessine une forme phallique tout en gardant son
sourire d’enfant de trois ans. Je l’interroge sur le dessin qu’elle vient de faire. Son sourire
disparaît, son regard change. Elle devient la femme de la quarantaine qu’elle devait être. Sa
métamorphose provoque ma frayeur. Elle soulève sa robe, s’empare de ma main qu’elle fait
glisser sous sa culotte pour mettre entre mes doigts son organe : un excès de peau, long,
informe, flasque… un pénis vide de chair et de sang.
Je ne montre rien de mon interminable nuit. Je n’en dis rien. Je suis plus solide que ma
famille, que mon père qui veut la peau de celui qui a osé faire souffrir sa fille, que ma mère
pleurant mon sort tous les jours comme si j’avais quitté ce monde… « Il n’a pas reçu notre
éducation. Il n’attache aucune importance à la famille, au lien du mariage. Ta sœur l’a surpris
avec sa putain à Tunis, en train de faire leurs courses, comme s’il n’était pas toujours marié !
Il ne lui a même pas adressé la parole… La prochaine fois, tu épouseras un Tunisien, un
musulman. Adresse-toi à Dieu. Prie-le ! Sollicite son aide, il ne te décevra pas… Peut-être que
si tu lui avais fait un enfant, il ne serait pas parti… »
Sometimes I feel like a motherless child,
A long way from home.
Ce gospel m’envahit… a motherless child… motherless. Orpheline. Une enfant sans
maman. Je trouve le mot anglais plus parlant. Il me définit en ce moment où tous mes repères
se brouillent et m’embrouillent.
En parlant d’enfant, quelques semaines après son départ, des vertiges et des nausées
m’ont poussée à faire un test de grossesse… J’ai oublié de te dire que le soir où il m’a
annoncé sa décision de partir, nous avons fait l’amour… Je me suis habillée comme il a
toujours désiré me voir. Il n’a pas dit un mot. Il m’a juste montré qu’il me désirait encore,
malgré ta présence, malgré son imminente absence… Le test était positif. Je lui en parle, je ne
lui en parle pas… Je me fais avorter, je le garde. Il reviendra peut-être vers moi, vers nous…
109
Le Jasmin noir
Le lendemain, les analyses montrent une autre absence… Une grossesse nerveuse, une fausse
grossesse. Je ne suis qu’une fosse. Pas de bébé ni de bébé. Je ferme la parenthèse (une
parenthèse de plus).
Aujourd’hui, je me rends compte que je n’ai pas… plus d’amis tunisiens. Olfa a oublié
la planète entière depuis son mariage. Nous habitions ensemble la Cité Internationale
Universitaire de Paris. Elle occupait la chambre juste au-dessus de la mienne. Le mariage était
son obsession. Elle se nourrissait de pâtes quasiment tous les jours et consacrait sa bourse
entière à son trousseau : vêtements, lingerie, chaussures, ustensiles de cuisine, couvertures,
objets de décor… Tout était bon pour étancher sa soif de projection dans le mariage. Nous
avons passé des après-midi entiers à faire les boutiques en imaginant son fiancé encore
inexistant… Elle s’est mariée l’été dernier en oubliant de m’inviter. Et Zied… il a
complètement changé. Je l’ai croisé à Sfax il y a quelques semaines. Je ne l’ai pas reconnu de
loin. Il enseigne dans notre ancienne faculté depuis quatre ans. Il a grossi. Affublé d’un
costume de mafieux, cigarette à la main – il ne fumait pas à l’époque – , il m’a parlé
froidement comme si nous n’avions pas passé des soirées entières à nous raconter nos vies
insignifiantes dans la même chambre 127. Je lui parlais de mon amour que je pensais
impossible (il l’est finalement). Il me parlait de ses problèmes de cœur et d’argent. Sa famille
nombreuse avait besoin de son aide. En plus de sa thèse, il faisait la plonge dans un restaurant
parisien. Il travaillait jusqu’à deux heures du matin et envoyait ce qu’il gagnait à son père
responsable d’une famille de cinq enfants, sa femme, sa mère et sa vieille tante. J’étais
admirative du courage de mon ami, de sa détermination. Il fallait repeindre leur maison car sa
sœur avait atteint l’âge du mariage (même pas la vingtaine !). Il fallait que la maison soit
présentable pour pouvoir accueillir les éventuels prétendants… Qu’est-ce qu’on ne ferait pas
pour le mariage ?! Ce n’est plus la même personne… gros, gras, gris, lourd, froid. Dommage !
Je perds tous mes repères.
Je n’ai plus d’amis tunisiens… Je me rends compte que c’est peut-être de ma faute.
M a vie tournait autour de lui, de notre couple, nos études, notre musique, ma voix, son
violoncelle et mon viol, nos problèmes matériels et sexuels. Je n’ai rien fait pour garder mes
amis. Après mes sept mois d’absence, de silence, de nuit, j’ai décidé de contacter de nouveau
mes amis français : Fred, Serge, Guy, Jean, Christophe… J’avais besoin de con-tacter un
homme, de parler à un homme, de m’imaginer avec un homme, de rêver d’un homme. J’avais
besoin des mains d’un homme pour me réécrire, de la bouche d’un homme pour m’énoncer,
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Le Jasmin noir
de la mémoire d’un homme pour me réinventer. J’ai écrit à mon chevalier. Je lui ai demandé
de venir me voir, me parler, me toucher, me sauver. Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas… Sa
fille en pleine adolescence avait besoin de sa présence. Comment aurait-il pu répondre
autrement ? Il me reste toujours ma famille… mes parents qui souffrent pour moi comme si
j’avais contracté une maladie incurable, ma sœur qui essaie par tous les moyens de me faire
rencontrer quelqu’un – un mal ne se guérit que par un mâle.
Il me restait lui… Lui… mon bébé, qui n’est plus un bébé. Il a continué à m’appeler
tous les jours, à demander de mes nouvelles, à me proposer de sortir. C’est généreux de sa
part ! Et j’ai continué à faire la maman, j’ai continué à le soutenir, à le défendre malgré tout
jusqu’au jour où il m’a envoyé ce message : « M aintenant, je me rends compte à quel point
j’ai été ignoble avec toi et combien je t’ai fait mal. Sauras-tu un jour me pardonner ? » J’étais
prête à tout lui pardonner, son absence, mon abandon, sa trahison, ma déchéance. J’étais prête
à recommencer, à reprendre là où il a suspendu notre amour. M ais, ce n’était pas ce qu’il
voulait. Un élan fugace de culpabilité ! Il a dû passer une mauvaise journée, se disputer avec
sa nouvelle… je ne sais même pas comment la dés igner, son amie, son amante… sa maîtresse.
Avant, ce mot n’avait un sens pour moi que dans un film ou un roman… Il a pensé à moi. Le
lendemain, quand j’ai voulu comprendre le sens de son message, il m’a répondu : « C’était
juste un petit passage à vide. Je vais mieux aujourd’hui. J’ai pris conscience à quel point
j’avais pu te faire du mal. Je veux juste garder une bonne relation avec toi. Je t’embrasse. » Il
voulait garder une bonne relation avec moi ! Il m’embrasse ! C’est fini ! Cette mascarade a
assez duré ! Plus de relation avec moi, ni bonne ni mauvaise. Je me charge de couper le
cordon s’il n’arrive pas à le faire. J’ai décidé de le gommer entièrement de ma vie. J’ai ôté
mon alliance, enlevé toutes nos photos de mes murs, de mon bureau, d’au-dessus de ma télé,
des tablettes de ma bibliothèque, de mon ordinateur, j’ai effacé tous ses messages et attendu
que notre histoire disparaisse de ma mémoire. C’était nettement plus difficile. Il m’a quittée
comme on quitte une vieille maison, peut-être avec moins de regret. Je faisais partie de
l’ancien décor. Il fallait me changer, m’échanger… Je regarde une dernière photo de lui que
j’ai gardée sur mon portable, une photo récente que j’ai prise lors de l’une de nos dernières
sorties ensemble. Lui, qui ne supportait pas l’odeur du tabac, qui se moquait et insultait les
fumeurs, le tuyau d’un narguilé à la main droite et son téléphone à la main gauche. Comment
ai-je pu faire de lui un jour ma famille, mon pays ? Pourquoi ai-je exclu mon existence en
dehors de lui ? Quelle sottise, quelle folie ! Comment la trahison a-t-elle pu changer ses traits
à ce point, comment a-t-elle pu faire disparaître son sourire innocent, ses yeux d’enfant ? Ses
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Le Jasmin noir
yeux ont-ils changé ou bien est-ce mon regard qui a changé ? L’infidélité a-t-elle altéré
également sa mémoire, le goût de ses lèvres, l’odeur de sa peau ? J’interroge longuement cette
photo puis, fatiguée de son mutisme, je la supprime et vide la corbeille.
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Le Jasmin noir
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J’ai continué à faire l’enseignante. M on calvaire hebdomadaire est devenu salvateur,
les seuls moments où je quitte mon appartement. Je me suis rapprochée de mes nouveaux
collègues, notamment Imène qui vient de divorcer. Elle s’est mariée il y a quelques mois et a
décidé de divorcer parce qu’elle a découvert que son mari la trompait. Elle a trouvé une lettre
et la photo d’une fille dans l’un de ses livres. Je ne suis pas la seule à être cocue… cela ne me
réconforte pas. « J’aurais pu le mettre en prison, détruire sa vie, me dit-elle. Regarde ce que
j’ai trouvé sur internet. L’article 236 du code pénal tunisien stipule que "L'adultère du mari ou
de la femme est puni d'un emprisonnement de cinq années et d'une amende de 500 dinars. Il
ne peut être poursuivi qu'à la demande de l'autre conjoint qui reste maître d'arrêter les
poursuites ou l'effet de la condamnation (… ). Le complice est puni des mêmes peines que la
femme ou le mari coupable." Je suis sûre qu’il devait la ramener à la maison, M A maison,
quand je m’absentais. Il a dû la baiser sur mon propre lit. J’aurais pu les foutre en prison tous
les deux ! J’aurais pu les détruire ! D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait ! »
Le mien aussi devait en faire de même. Est-ce possible ? Cette idée m’effleure l’esprit
d’abord, m’écœure ensuite, puis s’installe en moi comme une évidence absolue. Il lui faisait
l’amour sur mon lit toutes les nuits où je m’absentais, pendant au moins les deux derniers
mois de notre vie commune. Je les vois nus, enlacés, embrasés sur mes draps. C’est sûr !
L’envie de me venger de lui, de toi, d’eux me prend, monte en moi comme un incendie
irrépressible. Ce n’est plus une affaire d’adultère, d’infidélité, de fornication. Le code pénal
s’occupera de ces cas et protègera celles qui n’ont pas d’autres recours. M oi, j’ai ma tête et
mon corps… mon corps de femme. Il a toujours été mon ennemi. Je l’apprivoiserai jusqu’à en
faire mon allié. Il est venu le temps de m’en servir. Je tuerai toutes les verges qui croiseront
mon chemin. Je les démembrerai, en ferai un feu de bois pour incinérer ma mémoire ! Je m’y
engage ! Il en va de ma dignité, de ma féminité, de ma survie.
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Le Jasmin noir
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J’arrête de me dé-rober de moi-même. Je range mon vieux jeans, mes t-shirts, mes
baskets insignifiants et sors de mon placard mes vêtements rangés depuis le retour fatidique.
Entassés, malmenés, froissés, ils sentent le renfermé, le rance… tout comme ma peau. Je
dépoussière, aère, étale, lave, repasse. Je suis prête à t’affronter, à te castrer, à te tuer… me
tuer ?… Je ne sais pas si tu es la cause de tous les malheurs de ma vie ou si ta présence dans
mes entrailles donne un semblant de cohérence à la tornade qui me sépare de mon être. Le
passé proche et lointain se réveille en moi… superposition de visages, d’objets, de formes, de
couleurs, d’odeurs, de sons, de mots, de mélodies, d'incidents… Es-tu un incident ou
L’Incident ? Peu importe. J’incendie le tout. Il n’y a pas de guerre sans victimes. « Je suis la
plaie et le couteau ! (… ) Et la victime et le bourreau. », dit Baudelaire.
Voilà mes premières proies : mon nouveau voisin, ingénieur, la trentaine, célibataire
vivant avec sa mère veuve ; un collègue, la cinquantaine, marié, père de quatre enfants ; Un
musicien, la quarantaine, divorcé, père d’une fille de cinq ans. Il ne s’agit pas de consacrer
des semaines ou des mois à chacun d’entre eux, mais de les capturer parallèlement, les
alterner, les enchaîner, les faire baver, puis porter le coup de grâce dans la jouissance
douloureuse de ma béance suturée à vif. Je ne cherche pas à recoudre mon hymen, à le
réinventer. Je veux juste raccommoder ma blessure ouverte aux dimensions de l’univers. Et
voilà comment je procède : le plus naturellement du monde – je parle de ma propre nature. Je
fais en sorte que mon partenaire s’intéresse à moi en mettant en avant mes atouts, par touches
sans jamais tout exposer, trop dévoiler : mon corps, mon regard, ma voix, mon silence, mes
inquiétudes, mes doutes. Je laisse planer le mystère et m’éclipse au moment où je sens ma
victime captivée, capturée. Je la regarde courir après moi, ne donne aucun signe de vie
jusqu’au moment où la lassitude commence à la gagner. Là et seulement là, je me manifeste et
lui fais croire qu’elle a de l’importance dans ma vie… Je ne le lui fais pas croire, je le lui
montre. Il ne s’agit pas de jouer la comédie ou d’affecter. Je ne choisis pas des personnes
ordinaires. M es proies m’attirent et me séduisent toutes… et je les punis d’oser me séduire,
d’oser se laisser séduire, d’oser me désirer et faire monter le désir en moi. Elles doivent payer
pour elles, pour toi, pour tous les hommes… et pour moi. Je fais semblant de ne pas voir son
regard appâté, affamé. Je laisse monter le désir en me dévoilant un peu plus à chaque fois. Je
permets que ses mains et ses lèvres se posent sur mes mains, mes bras, mes épaules, mes
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Le Jasmin noir
lèvres, mon cou, mes jambes… sur ce que je découvre de mon corps… et au moment où la
situation devient intenable, au moment où le souffle devient haletant, où les doigts cherchent à
se glisser, à soulever, à écarter, où le phallus se redresse comme un point d’exclamation, mon
corps se met à frissonner, mes membres se raidissent, mes cuisses se scellent. Je repousse ma
victime doucement, puis énergiquement en disant que je ne peux pas. Perplexe, elle ne
comprend rien de mon attitude. Elle cherche une explication qu’elle n’aura pas. Elle réessaie,
une première puis une deuxième fois. Face à mon opposition de plus en plus véhémente, face
à mes cris et mes larmes, elle renonce et finit par partir la queue en berne, basse comme une
virgule.
J’attends quelques jours pour m’excuser, relancer la machine, l’appâter de nouveau,
l’embraser sans jamais l'apaiser. Je répète le procédé jusqu’à l’écœurement, toujours aussi
surprise du retour de ma proie assoiffée sans signe de lassitude. Je décide enfin de lui révéler
la vérité – une partie de la vérité : « On m’a violée quand j’avais huit ans… Je ne pourrai
jamais satisfaire tes désirs. Je suis désolée de t’avoir embarqué dans cette histoire. Je pensais
dépasser mes complexes avec toi. Je me suis trompée. Je ne suis toujours pas prête. » Et là,
chacun d’entre mes hommes se transforme en un fin psychologue, psychiatre, sexologue,
sociologue. Chacun essaie d’analyser mon cas, d’élucider mon mystère, celui de toutes les
pauvres femmes violées et des méchants violeurs. Chacun essaie de me guérir de mon mal en
me proposant sa baguette magique dressée, plus monumentale que jamais. Une femme violée,
bafouée, souillée, excite, attire, séduit ! Pourquoi ne me désire-t-il plus alors ? Pourquoi est-il
le seul à avoir régit de la sorte face à mon impotence, face à ma mémoire, face à ta présence
que je sais irrévocable, maintenant ? Pourquoi m’a-t-il expulsée hors de sa vie et de la
mienne ? T’ai-je écrit pour te faire vivre ou pour te tuer, pour te punir ou m’incendier, pour
liquider ma mémoire ou la ranimer, pour revenir à moi ou me perdre à jamais ? Je voulais
oublier, cruellement oublier. Je n’ai fait que ressasser. La douleur déguisée se dévoile, se
ranime, se multiplie à l’infini. Elle jaillit des tréfonds givrés de mon être, de mon corps. Une
végétation obscure n’a cessé de bourgeonner en moi…
Fin de mon Histoire
Paris-Tunis (2003-2008)
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