LE JASMIN NOIR
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LE JASMIN NOIR
WAFA GHORBEL LE JASMIN NOIR Roman Éditions Mélusine 2014 Le Jasmin noir La véritable nuit est dans le cœur des fleurs, des grandes fleurs noires qui ne s'ouvrent pas. René Daumal, Le Contre-ciel 2 Le Jasmin noir Première lettre 3 Le Jasmin noir 1 Il est deux heures et demie du matin. Une envie indomptable d’écrire, de t’écrire, m’envahit, me saisit, me cloue face à ma feuille vierge assoiffée des caresses, des sillons d’un stylo bavard longtemps abstenu… Je donnerai tout pour être à la place de cette feuille, aussi pure, aussi sereine, aussi accessible, aussi ouverte aux formes, aux couleurs, aux humeurs, aussi pénétrable, aussi légère, aussi provocante dans son mutisme avide du poids des mots, de la résonance des mots, du sens des mots. Il est deux heures et demie du matin. Une douleur aiguë en bas du ventre manque de m’arracher un cri. J’étouffe ma douleur comme je l’ai toujours si bien fait. J’essaie de ravaler mon cri qui reste coincé dans ma gorge, me rongeant, me suppliciant, me coupant le souffle. Il est temps qu’il sorte, ce cri. Il est temps qu’il se déploie, qu’il se libère et qu’il me libère. Il est temps de mutiler la main transparente impitoyable obstruant ma bouche. Il est temps d’accoucher… dans la souffrance… et d’en finir. Vingt ans de gestation sont largement suffisants ! Sur le rythme de ma respiration haletante, je vois défiler les images autour desquelles ma vie s’est construite (dé-construite ?)… des images que tu as faites, que tu as produites, que tu as réalisées et dont tu étais l’acteur principal. Je ferme mes yeux essayant d’arrêter le calvaire, le voyage souterrain, la chute indomptable en moi-même, mais je ne fais que les perdurer. Elles sont en moi, ces images, tout au fond de mon être, gravées, inaltérées, vivifiées dans chacun de mes souffles, de mes gestes, de mes postures, de mes actes, de mes pensées, de mes projets. Je te condamne à lire ma feuille comme tu m’as condamnée à l’écrire... Je te condamne à voir en face ta propre œuvre. Tu la reconnais ? Pas encore ? Ne t’inquiète pas ! Tu finiras par la reconnaître et peut-être, qui sait, par en être fier !!! Ouvre tes yeux ! Tes yeux gourmands, tes yeux ravageurs, tes yeux menteurs ! Ecarquille-les et imprègne-toi de mes maux ! Laisse-les pénétrer ta cornée, ton iris, ta pupille, ta rétine, tes nerfs, tes vaisseaux, tes os, comme tu m’as pénétrée un jour jusqu’à la moelle. Laisse-moi vider mon corps et incendier ma mémoire, t’incendier. Laisse-moi enfin dégorger des phrases qui pourrissent mon existence depuis une éternité. Laisse-moi aligner ces quelques lettres et en construire un 4 Le Jasmin noir nouveau sol ferme sous mes pieds : la mince écorce terrestre s’est effritée ainsi que mes rêves, depuis la même éternité. Laisse-moi t’expulser de mes entrailles comme un fœtus putride… quand on s’habitue à la douleur, quand on la nourrit de son sang, de son âme, de son cœur, de son énergie, de son temps, de son incompréhension, on finit par s’y accommoder, par s’y attacher, par l’aimer au point de redouter de s’en séparer, de s’en amputer, de l’avorter… M a déchéance est tellement avancée… la gangrène mortifie mon cœur et risque de gagner le reste de mon corps… Je te tutoie ! Tu l’as remarqué? Je continue à te tutoyer, comme avant, malgré les longues années qui nous séparent. Les années et les faits. Comment pourrais-je m’empêcher de le faire ? TOI ! M a déchirure familière, ma peur persévérante, mon ombre importune… TOI ! L’air que je respire, infect mais vital ! L’essence de mon existence ! M on être ! M a vie ! Tu ne comprends toujours pas ? Sois patient ! Nous avons la nuit et une liasse de feuilles voraces, à ton image, devant nous. Accroche-toi. 5 Le Jasmin noir 2 Il est deux heures et demie du matin. Il faisait aussi noir en moi que dans la pièce, avant que je n’allume la bougie. Une coupure de courant avait éteint la veilleuse que je mets toujours en marche avant de me coucher. Elle éclaire l’espace de ma chambre et celui de mes pensées. Elle m’aide à chasser momentanément les monstres effroyables qui me hantent sans relâche, qui me dévorent par petits bouts… le monstre que je suis… Le M onstre que tu es. J’ai peur de la nuit. Je hais la nuit… absence de lumière, absence de couleur, de forme, de visage, de possibilité, d’horizon, d’avenir, d’espoir… négation de la vie… deuil inconsolable… silence immuable, chute dans le néant, dans l’indéterminé, dans l’ineffable, dans le chaos. La nuit résonne en moi, fait vaciller mon être, ébranle ma raison, ma foi, ma force… Nuit de la solitude, nuit de l’exil, nuit de la peur enfouie sous mes ongles, sous ma peau, dans mes os… Le noir redessine ton visage sans traits, sans couleurs, sans odeur, le rend aussi palpable que mes cauchemars… Le noir dévore toute lueur essayant de percer à travers les ténèbres qui enlisent mon âme… Je vis dans une nuit infinie… une nuit infinie vit en moi… tu vis en moi… tu grandis en moi. Ton ombre errante dans les méandres de mon être s’allonge, se déploie au fil des jours, des mois et des années, s’emparant de tout semblant d’issue. Et le silence… l’infinie noirceur du silence… ma hantise, ma frayeur inaltérable. Aussi sombre et douteux que la nuit, il me séquestre dans ma solitude. Il fait résonner infiniment les voix qui m’habitent, m’assourdissant. Je m’entends crier au fond de mon être. Chaque cri est une descente, une chute en moi-même… Je n’ai jamais compris les gens qui se plaignent des bruits que font leurs voisins. Je n’ai jamais compris les gens qui arrivent à dormir sans lumière. Quand je suis seule, la nuit, il m’arrive de laisser la télévision allumée jusqu’au lever du soleil à l’affût d’une présence virtuelle, d’une voix, d’une lumière. J’ai peur de fermer les yeux… j’ai peur d’être absorbée à jamais, engloutie par le monde-du-non-son… j’ai peur de te retrouver au bout du tunnel et d’en perdre, une fois de plus, la voix. Ton souvenir glace le sang dans mes veines, l’air dans mes poumons et les sons, les vocables, les cris dans mon gosier impotent. « Il est des silences qui sont autant de sanglots dans la nuit 6 Le Jasmin noir fermée sur la nuit. » 1. Je suis la seule à les entendre, ces sanglots, mes propres sanglots. Je suis la nuit fermée sur la nuit, un projet de son avorté dans l’obscurité du silence. Il fait chaud et lourd cette nuit de septembre (aussi lourd que le poids qui m’accable, m’écrase, me tord le dos depuis une existence). Une sueur froide me coule dans le cou. Un violent effroi me retourne l’estomac. Je me relève. J’ouvre les volets de la fenêtre. Je jette ma tête dolente à l’extérieur. Rien. Pas un souffle de vent. Je suis hors d’haleine. M on corps est pesant. M a peau m’alourdit. Une envie furieuse de m’en débarrasser, de l’arracher, de la faire tomber en lambeaux, me prend. Je me retourne. J’effleure du regard ce corps allongé sur le lit, encore plus envoûtant vêtu des seuls clair de lune et lueur de la bougie. Je me retiens de me jeter contre ce torse protecteur, consolateur, généreusement ouvert à mes peines, à mes plaintes dites et tues. Je me retiens de le secouer, de le réveiller pour suspendre ma solitude pesante. Dors mon bel amour ! C’est une chance que de pouvoir dormir en paix, que de pouvoir fermer les yeux sans sombrer dans l’abîme des souvenirs amers ou des cauchemars impitoyablement itératifs. Je vois une mer noire, agitée, écumante, sur le point d'engouffrer la terre, le ciel, le soleil… des corps exténués se débattant malgré l’épuisement… je distingue, au loin, mes proches… les visages ternes… les yeux éteints… les bouches atones… les bras harassés… je ne peux rien faire pour eux… je suis moi-même assaillie par les vagues déchaînées, démesurées. Je résiste de toutes mes forces… je n’ai plus de force… j’étouffe… mon corps s’alourdit, se gonfle, refroidit… je coule… Je vois des corps désarticulés, déchiquetés, gisant dans leur sang… des membres estropiés, des têtes tranchées, des yeux globuleux, blancs, me fixant, me mitraillant de leur regard macabre, m’absorbant dans leur effroyable mutisme… Je le reconnais ce corps, cette tête, ces yeux… Ce sont les miens. Je vois une ombre géante s’avançant vers moi… me chevauchant, m’écrasant de sa noirceur… J’entends un rire strident, déchirant, assourdissant… Je me vois essayant de me relever, de me sauver, de crier… plus de force, plus de voix… Je me vois avalée par l’ombre. 1 Tahar Ben Jelloun, L’Enfant de sable, Seuil, « Points» , Paris, 1995, p. 101. 7 Le Jasmin noir Je vois des reptiles informes… des serpents… des centaines de serpents pendants d’un plafond, au-dessus de ma tête… et moi, scellée au sol, incapable de bouger… et moi, muette incapable d’articuler un mot. Je vois l’apocalypse… Je vois des tombes ouvertes… des cadavres quittant les entrailles de la terre… des visages à moitié putréfiés… Je vois mon propre cadavre émergeant parmi ces corps… des vers grouillant dans mes oreilles, mon nez, les cavités osseuses vides de ma tête… Je me vois escaladant les marches irrégulières interminables d’un vieux bâtiment abandonné… Je monte… je monte… je trébuche… je dégringole. Je vois des enfants s’amusant à châtrer des chats avec des lames de rasoir… des ruisseaux nauséabonds de sang… des miaulements déchirants. L’un des enfants lève la tête et m’aperçoit… son regard me paralyse un instant. Je ne sais pas s’il s’agit vraiment d’un enfant. Il jette par terre le chat se tortillant dans ses mains, braque son rasoir en me fixant. Je me mets à courir, à grimper aux murs, à frapper aux portes qui refusent de s’ouvrir, et lui derrière moi, toujours barbouillé de sang, le rasoir à la main. Je cherche, affolée, ma petite chatte, dans toutes les pièces de la maison, le jardin… J e la trouve, sous un arbre… amorphe, le regard suppliant… une flaque de sang… C’est de son sexe que coule le sang… Je me vois devant le guichet d’inscription de mon ancienne faculté à Sfax… un petit chien s’approchant de moi. Je me baisse pour le caresser et remarque étonnée que sa queue était très courte. Son maître, un étudiant, perçoit mon étonnement et me rassure en me disant que la taille de la queue dépendait de la race. Je lui souris peu convaincue et m’apprête à quitter la faculté. Sur mon chemin vers la porte de la sortie, je trouve… un morceau de queue par terre… pas de sang… juste un morceau de queue aux poils très courts… et à l’extrémité arrondie… comme le gland d’un pénis humain… La vue de l’organe me retourne l’estomac. Je vois une fillette se faisant écraser par une voiture… j’entends un hurlement déchirant se prolongeant indéfiniment… ses cheveux, ses habits ne me sont pas étrangers… c’est moi… 8 Le Jasmin noir Je me vois double : deux femmes, identiques, l’une en face de l’autre, avec les mêmes traits que les miens… le regard est, cependant, différent. L’une des deux, hystérique taillade énergiquement, farouchement, le corps nu de la deuxième avec un couteau. Celle-ci, déchirée et saignant de partout, souffre en silence, résignée à son bourreau. Je me réveille en sursaut, en soubresauts, en pleurs, en hurlements et je réveille tous ceux qui dorment sous le même toit. Je n’y peux rien. M on père m’a conseillée de lire quelques sourates du Coran, avant de m’endormir, croyant que cela allait m’apaiser. J’ai essayé… en vain. J’avais, vraisemblablement, signé un pacte avec la démence, dans une vie antérieure. M ais, je ne crois pas en une vie antérieure. Dors mon bel amour ! J’ai honte de moi ! Comment peut-il me supporter ? J’ai du mal à me supporter moi-même ! Comment peut-il être aussi généreux avec une femme aussi égoïste, aussi inconstante, aussi déroutante, aussi frustrante que je suis ? Comment peut-il continuer à m’aimer, à me soutenir, à croire en moi ? J’ai arrêté de le faire aussi loin que remonte ma mémoire, aussi loin que ton souvenir surgisse. J’ai besoin de lui, de son amour, de son amitié, de sa patience, de sa compréhension, de ses mots doux, de sa voix sereine et coulante apaisant mes frayeurs, de ses doigts caressant mes cheveux… j’ai besoin de ses bras pour lutter contre ton image constamment intruse dans ma vie : ton image qui me poursuit, me pourchasse quand je ris, quand je pleure, quand je marche, quand je mange, quand je travaille, quand je lis, quand j’écris, quand je me couche, quand je dors, quand je me réveille… quand je vis… un véritable étau qui m’enserre et me paralyse hantant mes jours et mes nuits. Un cauchemar ! Quelle image as-tu ? Je ne sais même plus. Beau ? Laid ? Grand ? Petit ? Fort ? M ince ? Brun ? Clair ? J’essaie de te revoir, de mettre des traits, des reliefs, des contours, des couleurs à ton visage, à ton corps. M ais rien ! Je ne vois qu’une ombre… une ombre confuse, une voix (grave ?) frémissante et un souffle haletant qui me brûle encore le visage, le cou… Jusqu’à quand vas-tu me brûler ainsi ? Jusqu’à quand vas-tu te moquer de moi de la sorte ? M e poursuivre jusqu’à ma tombe ? C’est ton vœu le plus cher ? Non ! C’est ta propre tombe que je creuse avec mes doigts, cette nuit ! Je vais t’y allonger doucement, comme tu n’as 9 Le Jasmin noir jamais su le faire, et te faire noyer dans cette encre noire, fluide, avide, tout comme toi, de chair fraîche. Je vais t’y faire diluer, jusqu’au dernier soupir, même si tu n’es aucunement digne de cette belle fin. M eurs et laisse-moi vivre. Je veux réapprendre à vivre… à vivre loin de toi… malgré toi… à vivre sans toi ! 10 Le Jasmin noir 3 Je l’ai connu, il y a quatre ans, juste au moment où j’ai décidé de changer de vie. J’ai croisé son regard profond, son sourire timide et saisissant, sur les bancs de l’un des amphithéâtres de la Sorbonne, pour la première fois. J’avais quitté la chaleur de la Tunisie, celle de son soleil et de ses gens, pour poursuivre mes études supérieures de musique à Paris (toujours à la recherche de la lumière). Et pour… Tu as envie de connaître la suite ? De toute façon, je ne te laisse pas le choix. Tu t’es mêlé de ma vie sans demander mon consentement. M aintenant, il est temps d’assumer ! Nous avions vingt-quatre ans, tous les deux. De père … ien et de mère française, il s’est installé en France, avec sa famille, depuis ses huit ans, depuis que les chars occupants avaient rasé la maison et le champ de ses grands-parents, depuis qu’ils avaient violé ses rêves d’enfant… tu t’y connais bien en viol de rêves !!!… depuis qu’ils lui avaient pris à jamais son petit frère de cinq ans. J’habitais la M aison de la Tunisie, à la Cité Internationale Universitaire de Paris. Il résidait à une heure de métro. Rapidement, nous sommes devenus inséparables. Nous passions des heures et des heures à parler de musique, de littérature, de politique, de religion… , à étudier, à chanter, pour ma part, et à jouer du violoncelle, pour la sienne. M a petite chambre d’étudiante de douze mètres carrés prenait alors une dimension cosmique, en sa présence. Il y avait une telle harmonie, une telle complicité, une telle symbiose entre nous deux que je souffrais chaque fois qu’il partait pour rentrer chez lui (chez ses parents). Je me sentais terriblement seule loin de ma famille, de ma maison, de mon quartier, de ma ville, de mon pays. J’ai quitté mon pays, J’ai quitté ma maison, Ma vie, ma triste vie, Se traîne sans raison. J’ai quitté mon soleil, J’ai quitté ma mer bleue, Leur souvenir se réveille, 11 Le Jasmin noir Bien après mon adieu. dit la chanson. Je me sentais doublement seule quand il partait m’abandonnant à moi-même, à mes douleurs, à mes souvenirs… à toi… oui, toi… tu étais là… encore là… toujours là… malgré la distance… Je croyais t’avoir laissé là-bas. Je m’étais trompée. Tu avais trouvé le moyen de t’infiltrer dans mes valises, à mon insu (ou c’est peut-être moi qui t’y avais inconsciemment ou intentionnellement installé. Je ne sais pas et je ne le saurai peut-être jamais.). Et te revoilà, mon redoutable revenant. Toujours aussi présent, toujours aussi pesant, aussi accablant, aussi importun. Te revoilà, mon impitoyable vautour, planant sans relâche au-dessus de ma tête, autour de ma chair dépouillée, comme l’aigle affamé de Prométhée, à la recherche de mon foie et de mes douleurs régénérés indéfiniment dans la confusion de la nuit, dans le délaissement de la nuit, dans l’effroi de la nuit. Avant de m’installer à Paris, je n’avais jamais quitté ma famille pour plus d’un jour que je passais avec ma petite sœur chez un oncle ou une tante. Généralement, dans mon pays, et le tien, une fille ne quitte les bras de ses parents que pour rejoindre ceux de son époux. M algré l’avant-gardisme des lois tunisiennes vis-à-vis du statut de la femme, par rapport au reste du monde arabo-islamique, la tradition prend souvent le dessus en faisant un être volontairement ou involontairement aliéné, dépendant. Dans mon cas, ma soumission était délibérée. Appartenir à ma famille me rassurait, me protégeait d’une solitude inenvisageable, masquait ta présence dans ma vie vraisemblablement équilibrée, voire épanouie et sereine. M ’en séparer signifiait m’assumer financièrement, mais surtout individuellement. Une bourse d’études résolvait l’aspect matériel. Néanmoins, étais-je prête à me prendre en charge, à te prendre en charge ? Sensible à mon chagrin qu’il devinait sans que je n’en dise rien, il m’appelait dès qu’il arrivait à Asnières. Nous passions une bonne partie de la nuit accrochés, chacun à son téléphone. Je lui parlais de la Tunisie, de son beau temps, de sa mer, de son désert, de ses montagnes… des contradictions de sa société à la fois ouverte et traditionaliste, ambitieuse et apathique… de mon père, de sa gentillesse, de sa quiétude, de sa foi immuable en Dieu et en l’homme, de sa tolérance, de ses talents d’écrivain et de conteur, de son dynamisme, de son goût pour la nature, de l’attention, l’amour et le respect qu’il accorde à sa femme et à ses deux filles… Je lui parlais de ma mère, de sa tendresse, de sa douceur, de sa sévérité en cas de 12 Le Jasmin noir besoin, de sa forte personnalité, de son courage, de sa détermination… de ses bons plats qui me manquent terriblement ainsi que ses prières pour moi… Je lui parlais de ma sœur, de sa beauté, de son charme, de sa délicatesse, de son intelligence, de son romantisme, de notre entente, de nos disputes, de nos confidences, de notre amitié fusionnelle… Je lui décrivais notre maison, notre petit jardin, l’odeur enivrante et accueillante du jasmin encore agrippée à mes narines… Je m’étonnais moi-même de l’idéalisme du tableau que je brossais de mon passé. Pas l’ombre d’un nuage dans ce beau ciel bleu… Si tout était aussi parfait, pourquoi l’avais-je quitté ? A son tour, il me parlait de sa terre natale, de ses gens, de ses rues, de ses champs, de ses odeurs, de ses couleurs, de son ciel, de son soleil, de sa musique… de ses ruines, de ses larmes, de son sang déversé, de ses fosses… elle était là, toujours en lui, une plaie vive, béante, malgré la distance et les années, comme toi en moi. Il m’a rapidement appris à aimer ce pays autant que je te hais, à respecter ce pays autant que je t’exècre… Il m’a appris à voir d’autres déchirures que les miennes, à compatir à la douleur d’un peuple meurtri, outragé, humilié face aux regards indifférents et aux bouches aphasiques. Il me taquinait, me provoquait en me parlant de religion. « S’il existait vraiment, Dieu n’aurait pas permis de telles injustices et cruautés sur cette terre. Qu’est-ce qu’il attend pour intervenir ? Plus de guerres ? Plus de crimes ? Plus de souffrances ? Plus de morts ? Il n’y en a pas assez à son goût ? Et puis, il est où ton voile ? Tu as oublié de le mettre aujourd’hui ? Tu as vu comment tu t’habilles ? Tes décolletés, tes dos-nus, tes mini jupes, tes jeans serrés, tu crois qu’ils sont compatibles avec l’islam ? Et tes prières ? Je ne t’ai jamais vue les faire ! Pourtant tu es censée invoquer ton Créateur au moins cinq fois par jour !!! Arrête-moi si je me trompe. Et qu’est-ce qu’elle dit ta religion à propos de la voix de la femme, chère chanteuse ? ». Je ne savais pas quoi répondre. Ses questions me déstabilisaient. J’essayais de formuler des réponses évasives, souvent sans profonde conviction : « Dieu nous a créés, mais c’est à nous de choisir notre chemin, d’arrêter les injustices et les massacres. Il est vrai que je ne m’habille pas comme une musulmane, que je ne fais pas mes prières comme une musulmane, mais je pense qu’il faut dépasser ces détails et aller vers l’essence de la religion : 13 Le Jasmin noir l’amour, le respect de l’autre, la morale… ». Indigné, il me répondit : « Je suis athée, moi, tu crois que je n’ai pas de morale ? Je n’ai pas besoin d’une religion ou d’un dieu pour savoir qu’il faut aimer, respecter et ne pas tuer, contrairement à d’autres personnes qui, au nom de Dieu, se permettent de violer, de torturer, de massacrer. ». Je n’avais pas de réponse solide. Je n’avais pas de preuves surtout que je n’ai jamais lu entièrement le Coran. M ais, au fond de moi-même, je continuais à croire en Dieu, en cette essence puissante, créatrice, salvatrice. Audelà des interdits, au-delà des pratiques, au-delà des dogmes, j’avais et j’ai toujours besoin de savoir qu’il existe, qu’il est là, qu’il me viendra en aide, qu’il me vengera de toi. Il est vrai que je n’ai presque jamais fait de prière, mais je l’ai toujours imploré pour que ton ombre sorte à jamais de ma tête. Tu m’as appris à être égoïste même dans ma foi, dans mes invocations. Et la musique. C’était notre jardin secret, notre oasis de paix, notre temple commun. Quand ses doigts et son archet cajolaient les cordes de son violoncelle, plus rien ne comptait. Tout vacillait autour de moi, tout s’évaporait, disparaissait comme par enchantement. Une brume légère enveloppait mes yeux, mon corps, mon existence. Une merveilleuse déchirure se produisait dans la surface du réel accablant, l’allégeant, me déchargeant, me soulageant. La terre dansait sous mes pieds, mes chagrins, mes peurs, ton image aussi. Je buvais ses notes, ses airs, je les ingurgitais comme un remède miraculeux me délivrant de mes lointaines ténèbres. Quand je mêlais ma voix à ses mélodies surprenantes, l’univers se dépeuplait, et le mot "silence" ne voulait plus rien dire. Le mot "nuit" non plus. Tout devenait limpide. Il ne restait plus que lui et moi, ses doigts et mon gosier, ses yeux et mes yeux, dans un dialogue qui excède l’éloquence de tous les mots réunis, immergés dans un rayonnement exaltant extragalactique. 14 Le Jasmin noir 4 Semaine après semaine, la spiritualité de notre amitié n’a pas su résister face à l’affection fougueuse qui avait commencé à éclore aussi bien dans nos cœurs que dans nos corps. Je passais mes nuits à me rappeler son regard brûlant, le frôlement volontaire ou involontaire de nos mains, de nos jambes, ses compliments pour une robe, pour un parfum, pour une coiffure ou pour ma voix. Je meublais mes heures de solitude de son image… embrumant la tienne. « Je t’aime et j’ai envie de toi ! », m’a-t-il dit un jour, prenant mon visage dans ses mains douces et sûres, et me regardant droit dans les yeux. Je me souviendrai toujours de ce beau regard passionné. Un frisson m’a parcouru le corps de la tête aux pieds et m’a glacé le sang. Involontairement, j’ai tressailli en retirant ma tête brusquement, évitant le mouvement de ses lèvres avancées vers les miennes. « Je comprends… Tu ne ressens pas la même chose pour moi… Tu ne m’aimes pas… Je ne te plais pas… C’est ton droit… Je retire ce que je viens de dire. » J’ai aussitôt regretté ma réaction irréfléchie. Je ne voulais pas le blesser. Je ne voulais pas le décevoir. M ais j’avais tellement peur de cette passion naissante. J’avais peur de son désir… j’avais surtout peur du mien… j’en ai toujours peur. Je me suis jetée dans ses bras… les mêmes bras qui me consolaient tout à l’heure. Je l’ai serré contre moi avec toute l’énergie qui animait mon corps. J’ai rassemblé le peu de courage qui restait en moi et je lui ai dit maladroitement, sans oser affronter son regard : -Ne sois pas vexé ! Je ne voulais pas t’offenser ! Tu penses vraiment que tu ne me plais pas ? Que je ne t’aime pas ? Je suis très attachée à toi. Je ne peux plus me passer de ta présence dans ma vie. Tu ne l’as pas encore deviné ? Ici, tu es ma seule famille, mon seul ami. M ais… je ne peux pas… je ne sais pas… -Pourquoi tu me repousses alors ? Qu’est-ce que tu me caches ? Il y a quelqu’un d’autre dans ta vie ? Je suis arrivé trop tard ? Explique-moi ! Je veux savoir ! C’est l’étudiant qui habite la chambre à côté ? J’ai vu comment il te dévore des yeux chaque fois qu’il nous croise dans le couloir ! C’est ton ami tunisien qui n’arrête pas d’appeler ? Il veut te reconquérir ? Tu veux te remettre avec lui ? Et moi alors ? Je ne suis qu’un ami pour toi ? 15 Le Jasmin noir -Non ! Tu ne comprends rien ! -Explique-moi ! Je ne pouvais pas développer. J’étais incapable de formuler une réponse plausible. Je me suis encore jetée dans l’espace de ses bras en bredouillant : -Tu comprendras un jour… Je t’expliquerai… Je te le promets… Ne m’en veux pas… J’ai passé une nuit interminable à réfléchir, à retourner le problème dans tous les sens, à me demander ce que je voulais vraiment, ce que je désirais au plus profond de moi-même. Pourquoi ne pas suivre mes pulsions ? Pourquoi ne pas m’offrir à lui ? Il était indéniable que j’éprouvais déjà des sentiments très forts à son égard… des sentiments et des désirs. Oui, j’avais des désirs, il fallait l’admettre. Il était peut-être temps de me libérer de mes vieux fantômes. Il était temps de vivre… de vivre comme tout le monde, comme toutes les filles, plutôt les femmes de mon âge (Etais-je une femme ? Le suis-je maintenant ? Le serai-je après ce récit ?). Il était temps d’écouter la voix de mon cœur, et surtout celle de mon corps, cette voix que j’ai toujours ignorée, que j’ai toujours étouffée, que j’ai toujours enfouie là d’où elle ne pouvait plus émerger. Et mon éducation ? Et mes principes ? Et ma religion ? Comment me permettrais-je de les trahir ? J’ai finalement décidé de lui écrire. Cela ne te surprend pas ! Oui, j’ai toujours mené une existence parallèle à ma vie réelle, sur le papier. J’offense peut-être ton ego : tu n’es pas mon premier inspirateur, tu n’es pas mon premier destinataire, et tu ne seras certainement pas le dernier. Chez moi, les mots ont toujours trouvé plus de facilité à s’aligner, à s’exprimer, à se dévoiler sur l’espace d’une feuille neutre que dans ma bouche desséchée, hésitante et anxieuse devant un regard et des oreilles souvent partiaux. J’ignorais ce que j’allais lui écrire. Je n’ai jamais préparé mes lettres à l’avance. Sous mon stylo, les mots se sont toujours énoncés d’eux-mêmes, spontanément, instinctivement, me libérant de leur poids. Je n’avais qu’à suivre leur manœuvre et à découvrir leur sentence. Tu ne comprends toujours pas ? Et moi, tu crois que j’avais compris ? Tu crois que je comprends ce que tu m’as fait ? Je m’interroge, j’analyse depuis des années et des années… Je ne comprends toujours rien de ton attitude odieuse. Je n’arrive pas à trouver une 16 Le Jasmin noir explication logique à tes gestes, à ton regard, à tes mots… J’ai décidé de me dénuder devant tes yeux, jusqu’à l’ossature. En lisant, tu verras mes habits tomber l’un après l’autre. C’est moi qui l’ai décidé cette fois… Profites-en ! Cela ne se reproduira plus jamais. 17 Le Jasmin noir 5 Voici ce que je lui avais écrit. « Comment te dire ce que je n’ai jamais osé dire à personne ? Comment t’avouer que ton regard, ta voix, tes mots, ton sourire, ton odeur, ton souffle produisent en moi des sensations dont j’ignorais foncièrement l’existence, des sentiments que je ne connaissais pas, qui ne me connaissaient pas ? Comment te dire que ta présence m’enivre, réveille la femme qui dormait en moi, la femme que j’ai toujours (sciemment ?) séquestrée dans mon propre corps, dans mes peurs ? Comment te dire que je revis depuis que je t’ai rencontré ? Tu m’as ramenée au monde, tu m’as réconciliée, en partie, avec ce que je redoutais le plus : ma flamme. Comment te dire que ta musique me remplit de béatitude, me libère, me transporte vers des rives lointaines où la cruauté du monde paraît terne, presque inexistante ? Et comment te dire surtout que je ne peux pas ? Je ne peux pas me donner à toi. Je ne peux pas t’offrir ce que je n’ai jamais offert à personne. Tu es choqué ? Tu ne t’y attendais pas ? J’ai grandi dans une société où personne ne veut d’une femme qui dispose de son propre corps. J’ai suivi le troupeau de crainte d’être rejetée. Sous prétexte de la religion qu’ils ne pratiquent souvent pas, ou de la morale, les hommes se sont octroyés le droit de regarder, de toucher, de goûter, de coucher, (d’abuser pour certains), de jouir… et de juger les femmes qui en font autant. Prenant conscience de ces deux poids de mesure apparemment inexistants dans une société moderne, ouverte et évolutive, j’ai décidé d’étouffer mes désirs et de vivre mutilée jusqu’au mariage… ou jusqu’à la fin. Je l’ai décidé pour mon bien et celui de ma famille. Je n’ai pas besoin d’un scandale. Et puis, n’oublie pas que je suis musulmane, et que, même si je ne suis pas assez pratiquante à ton sens, je n’ai pas envie (je n’ai pas le droit) de pécher. Mon corps, je le voue à un seul homme, et je doute fortement que cet homme soit toi. Tu ne peux pas comprendre ma position, je sais. Je n’ai pas le choix. J’aimerais retourner chez moi après la fin de mes études, et j’aimerais retrouver la place que j’ai laissée. J’aimerais fonder une famille, comme tout le monde… si je me donne à toi, personne ne voudra plus de moi… 18 Le Jasmin noir De plus, nous sommes tellement différents ! Tu es athée, je suis croyante, tu es Français malgré tes origines et ta naissance, je suis orientale de la tête aux pieds, tu es libre, je ne l’ai jamais été et je n’oserai jamais le devenir… Une relation comme la nôtre est vouée à l’échec. Tu n’es pas d’accord ? Mieux vaut continuer à mener le même genre de relation qu’on avait. Cependant, si tu ne peux pas, si tu n’es pas prêt à redevenir mon ami, j’aurais du mal à l’accepter mais je m’en remettrais. Je respecte tes choix et je te respecte pour tout ce que tu es. Merci pour ton amour et ton soutien. Je ne devrais pas te le dire, mais je le dirai quand même : je t’aime. » C’était les phrases les plus médiocres, les plus absurdes, les plus menteuses que je n’ai jamais rédigées. Etais-je capable de me suffire de notre amitié platonique et de retenir l’éruption qui s’est déclenchée en moi ? Avais-je avancé les vraies raisons, du moins, les uniques raisons de mon refus ? Non. M ais, à l’époque, je ne le savais pas moi-même… je refusais de l’admettre. Je croyais que c’était sage et responsable d’agir de la sorte. Je m’étais trompée...je me suis toujours trompée sur mon compte, sur mes sentiments, sur mes besoins, sur mes désirs. Je le sais maintenant. Est-il trop tard ? 19 Le Jasmin noir 6 Une semaine sans nouvelle, sans appel, sans visite. Une semaine sans son regard, sans son sourire, sans sa voix, sans sa musique, sans son sérieux, sans son humour… Je ne l’ai même pas aperçu à l’université. Une semaine de solitude, d’abandon, de cauchemars. Je savais qu’il était important dans ma vie, mais je ne me rendais pas compte de l’intensité de mon attachement pour chacun de ses gestes, de ses mots, de ses mélodies. Il me remplissait. Il occupait toutes les parcelles, tous les recoins de mon esprit et de mon corps. En son absence, je me sentais vidée, creuse, replongée dans mes vieilles ténèbres s’abattant sur moi, immergée dans ton image exécrable. En son absence, seule, je tournais en rond, comme un chameau avec des œillères, incapable d’apercevoir le bout du chemin. Je croyais avoir retrouvé le goût de vivre… ton goût amer s’était de nouveau emparé de ma bouche. Je n’osais pas l’appeler. Je ne pouvais pas l’appeler. Je ne devais pas l’appeler. J’allais rendre la situation encore plus complexe qu’elle ne l’était. Il avait certainement fait son choix et je ne pouvais que le respecter comme je le lui avais promis. Qu’allais-je faire ? L’obscurité, le silence, la solitude, la vacuité, l’absurdité de l’existence, de mon existence, tombèrent sur moi comme un nœud coulant. M es étranges spectacles apocalyptiques recommencèrent à me lanciner. Je l’avais dans la peau (je l’ai encore). Je t’avais aussi dans la peau (je continue à t’avoir) comme une épine, comme une écharde désagréable, enfoncée au plus profond de ma chair, de mon âme. J’aurais tout donné, et je donnerai tout pour t'extraire de mes tripes et ne garder que lui. L’ancienne blessure fraîchement suturée s’était rouverte. La douleur se réveilla plus intense que jamais. J’étais au seuil de la détresse et je ne pouvais en parler à personne. Il était mon seul ami en France… il était le feu qui me brûlait dans le froid de ce pays… la chanson que je fredonnais dans le silence de mes nuits. Une idée commençait à fermenter dans ma tête alourdie de mes émois, de mes larmes retenues, de ton ombre persistante, de son image perdue : rentrer en Tunisie, retrouver ma famille, mon pays, reprendre ma vie là où je l’avais suspendue… cette même vie que j’avais quittée, de mon plein gré depuis seulement quelques mois. 20 Le Jasmin noir J’étais perdue en moi-même, en mes projets de fuite quand j’avais entendu frapper à ma porte. Mon cœur s’emballa. C’était sûrement lui. Il était le seul à frapper de la sorte… Je reconnais ses cinq coups cadencés. « Faites que ce soit lui ! ». Oui, c’était lui. En une seconde, tous mes cauchemars, toutes mes nuits de solitude et de larmes, toutes mes résolutions s’évanouirent. Il était devant moi, comme au premier jour, beau, souriant, élégant, nouvellement rasé. J’étais étonnée de le voir aussi épanoui. Il a fermé la porte derrière lui et m’a prise dans ses bras en chuchotant : « Je suis de retour ! ». Enfin, ses bras pour me protéger, pour me soutenir, pour me transmettre l’ardeur, l’énergie, la volonté, l’envie de vivre. « Tu ne vas plus me quitter ? M algré ce que je t’avais écrit ? Tu ne m’en veux pas ? Tu me trouves stupide ? Je sais que je le suis. Il fallait mettre les points sur les i… ». « Tais-toi », m’a-t-il dit en unissant subtilement ses lèvres douces, chaudes et humides aux miennes… sans que j’essaie de m’y opposer. Je ne saurai décrire ce que j’avais ressenti… une sorte de décharge électrique avait secoué mon corps entier… une sensation intense de bien-être, de joie, de plénitude, d’euphorie… une légèreté ineffable… j’avais échappé à la gravité de la terre, à mon propre poids, à mon ombre… à ton ombre. Il était mon Percée… j’étais sa créature ailée, son Pégase éthéré. D’un seul geste il avait réussi à décapiter le monstre qui me hantait. M ais cette tête allait-elle se régénérer ? Ce M onstre allait-il ressusciter ? Je ne m’étais pas posé la question. Tout ce qui comptait à mes yeux était cet instant précieux que nous avions volé au temps, lui et moi, à ton insu, ces secondes féeriques de sincérité, d’entrain, de fièvre… ce moment encore inédit dans ma vie de femme. Tu es surpris ? J’allais avoir vingt-cinq ans… je n’avais jamais permis à personne de m’embrasser… de poser ses lèvres sur les miennes (à une exception près)… c’était inconcevable à mon sens. Comment a-t-il réussi à dompter l’indomptable ? -Je t’ai manqué ? Je n’ai pas osé affronter son regard après ce qui venait de se passer entre nous. J’étais comme une adolescente maladroite prise sur le fait. Je me sentais bouillonnante, incapable d’articuler. 21 Le Jasmin noir -Toi, tu m’as manqué. Je n’ai pas arrêté de penser à toi pendant cette semaine. Après la lecture de ta lettre, j’ai décidé de te laisser tranquille et de m’effacer de ta vie. Ensuite, je me suis demandé si c’était vraiment ce que tu voulais. Et puis, ce "je t’aime" conclusif, je ne pouvais pas l’ignorer. Comme ça, tu m’aimes alors ?!! -Oui, mais… -Je ne veux plus entendre de "mais". Je t’aime et tu m’aimes. Il n’y a de place pour aucun "mais". Vivons notre amour et laissons les peurs, ton éducation et les préjugés de côté. Je ne voulais gâcher ces instants de bonheur pour rien au monde. Je m’étais tue. J’aurais prochainement l’occasion de lui expliquer ma position et mes attentes plus clairement. Tout ce qui compte à présent c’est qu’il est là, de nouveau, et je ferai tout pour qu’il le reste à jamais. 22 Le Jasmin noir 7 Un sentiment affligeant de culpabilité s’est emparé de moi au moment où il avait quitté l’espace de ma chambre et où j’avais quitté l’espace de ses bras. J’essayais de me convaincre que nous n’avions rien fait de mal, que nous avions le droit de vivre notre amour tant que nous ne nuisions à personne. Je tentais de me rappeler le goût suave de ses lèvres sur ma bouche, mes joues, mon cou, ma nuque, mes épaules, mes bras… afin de recouvrir cette lourde sensation de faute… en vain. Je ne faisais qu’exacerber mon malaise. J’aurais dû rester sur ma première position. J’aurais dû l’empêcher de me toucher. Je n’aurais pas dû succomber à la tentation. Je n’aurais pas dû écouter la voix de mon désir… il fallait continuer à l’étouffer. J’ai failli au principe de vertu qui constituait l’une des bases de mon éducation. J’ai trahi la confiance de mes parents. J’ai trahi ma religion. En quoi je l’avais trahie ? Toute religion ne prétend-elle pas prêcher l’amour ? En quoi ces baisers et ces caresses authentiques lui portent-ils atteinte ? Comment aurais-je pu le repousser une deuxième fois ? Il m’aurait quittée définitivement. Et moi ? Et mes sentiments ? Et mon corps ? Et mes pulsions ? J’aurais fait la sourde oreille jusqu’à quand ? Tourmentée par mes interrogations et mes doutes, je voyais poindre ton image achevant de me troubler. Tu as toujours su choisir les bons moments pour faire ton apparition. Je ne te permettrai pas de te mettre entre lui et moi, je ne te permettrai pas de détruire mon amour naissant. Néanmoins, avais-je vraiment le pouvoir de t’empêcher d’intervenir ? Non ! Je n’avais aucun pouvoir sur toi… ni sur moi. Tu détenais toutes les ficelles (tu les détiens toujours, mais plus pour longtemps, j’espère). Tu décidais de mon sort tragique comme une divinité antique perchée sur son Olympe… pourtant, tu n’as rien de la grandeur d’une divinité. Nous avons aussitôt recommencé à nous voir tous les jours, pendant des heures, à étudier, à discuter… à nous toucher, à nous caresser, à nous embrasser, à nous découvrir, à nous dénuder progressivement aussi bien de nos vêtements que de nos embarras. Je commençais à comprendre la langue mystérieuse de mon corps, à la parler, à la posséder, à la dissocier mentalement du Bas, du Sale, du M al. 23 Le Jasmin noir Pourtant, le sentiment pesant de culpabilité n’avait pas cessé de grandir en moi, de se développer au fil des rencontres, comme une tumeur maligne irréversible. Il altérait le goût du plaisir dont j’entamais la découverte à tâtons. Dès que ses doigts tentaient d’aller plus loin dans l’exploration de ma chair, je perdais tout contrôle sur moi-même. Je devenais raide, scellée comme les valves d’un coquillage, impénétrable. Je replongeais dans ma solitude inconsolable face à mes effroyables démons et il ne pouvait plus rien faire pour moi. Rien de ce qu’il disait ne parvenait à me réconforter, à me détendre, à chasser ton ombre omniprésente. Au début, il n’a pas osé me contrarier. Il appréhendait ma réaction et se suffisait du peu que je lui offrais. M ais, au fil des jours, des semaines et des mois, il s’est aperçu de la dégradation de mon état. M a culpabilité prenait, de plus en plus, le dessus sur mon plaisir et sur le sien. -Je t’aime et j’ai envie qu’on aille jusqu’au bout de nos désirs. Ce que tu me demandes est audessus de mes forces. Je respecte tes choix mais je ne peux pas ignorer indéfiniment mes envies. Jusqu’à quand vas-tu continuer à occulter ton corps et ses besoins ? Tu es une femme maintenant, tu n’es plus une enfant. Et ne me dis surtout pas que c’est à cause de la religion. Arrête de sortir ce faux-argument, ce prétexte à chaque fois. Rien ne justifie ta réticence. Tu dis que tu m’aimes. Prouve-le-moi ! J’ai besoin que ton corps aussi me le dise. Aie confiance en moi et tu verras à quel point cette rencontre illimitée de nos corps, ce dialogue absolu de nos sens, sera agréable et naturel. N’aie pas peur, je ne te ferai aucun mal. Je voulais aborder ce sujet depuis des mois, mais je n’ai pas osé. C’était l’occasion inespérée et il fallait la saisir. Recroquevillée sur moi-même, je lui ai répondu après une longue hésitation : -Toi aussi, tu dis que tu m’aimes… Il faut que tu assumes ton amour… Il faut qu’on se marie. Après, je suis totalement à toi. Tant que notre engagement n’est pas officiel… Irrité, il m’a coupé la parole : -Tu as besoin d’un contrat, d’une feuille, du consentement d’un dieu ou d’un maire pour croire en la sincérité de mon amour et de mon engagement envers toi ? -Ne commence pas à interpréter ce que j’ai dit à ta guise. J’ai besoin de me sentir en sécurité, de savoir que tu es prêt à m’assumer en tant que Ta femme. J’ai besoin d’en parler à ma famille, de lui expliquer pourquoi je refuse tous les hommes qui demandent ma main chaque 24 Le Jasmin noir fois que je rentre en Tunisie… je ne peux pas me donner avant le mariage. Je ne me permettrais pas de défaillir à ce principe de mon éducation, ni de ma religion et il ne s’agit aucunement d’un prétexte. Si le contrat ne compte pas à tes yeux, fais-le pour moi. Toutes mes amies se sont mariées. Je t’aime et j’ai besoin de fonder une famille avec toi… d’avoir des enfants… de mener une vie stable… Nous nous connaissons depuis presque deux ans… tu ne trouves pas qu’il est temps d’aller un peu plus loin ? -Si, je trouve qu’il est temps d’aller plus loin dans notre amour, notre désir, notre plaisir… Nous n’avons pas la même perception du terme "loin", apparemment. Et qui t’a dit que je veux avoir des enfants ? Pourquoi des enfants ? Pour leur faire subir les misères de ce monde ? Et pourquoi tu te compares à tes amies ? Si elles sont stupides pour se marier avec le premier venu juste pour satisfaire leurs familles et leur société, c’est leur problème. Je ne suis pas responsable de leurs bêtises. Je ne suis pas prêt à entrer dans cet engrenage. Que les choses soient claires. Je ne veux pas me marier. Je ne veux pas avoir d’enfants. -Et moi, je ne peux pas vivre au jour le jour, comme toi. J’ai besoin de voir plus clair en notre avenir ensemble. -Je te dis que JE T’AI-M E. Qu’est-ce que tu veux de plus clair ? Profitons de l’instant et laissons faire la vie. Arrêtons de nous mettre de la pression. -Et moi, je culpabilise. Chaque fois qu’on se touche, qu’on s’embrasse, qu’on se caresse, je me sens fautive, et c’est dur à supporter. Je suis déchirée entre mes désirs et les normes qui ont toujours structuré ma vie. Je ne pourrai donner libre cours à mon corps que lorsque ma conscience sera tranquille… désolée d’insister… le mariage est l’unique issue possible. Tu ne veux pas que je sois Ta Femme, que je t’appartienne et que tu m’appartiennes ? Fais-le pour moi, pour notre amour… Je pars en Tunisie pour fêter l’Aïd. Il faut prendre du recul et réfléchir, chacun de son côté. Nous sommes dans une impasse et il va falloir trouver une solution le plus tôt possible. -Je refuse les ultimatums. Vivons notre vie au lieu de la programmer. -Je ne t’oblige à rien. Je te demande juste de réfléchir et je le ferai de mon côté. 25 Le Jasmin noir 8 Enfin chez moi ! L’avion atterrissant perce un dernier nuage égaré dans l’immens e clarté du bleu du ciel. Le soleil d’avril caresse ma joue collée contre la vitre, réveillant mes sens, m’emplissant d’une allégresse à la limite de l’extase. Je vois se dessiner progressivement les grandes étendues régulières des champs d’oliviers, une sorte d’échiquier où vert et terre, constamment alternés, se marient inlassablement, baignant dans une douce lumière saisissante. « Nous venons d’atterrir à l’aéroport Sfax-Tina. Il est 14h 25, heure locale… La température extérieure est de 23 degrés Celsius. Nous vous souhaitons un agréable séjour. » L’avion se pose… mon cœur, quant à lui, commence à planer. La portière s’ouvrant laisse s’infiltrer une tendre brise enivrante. J’en emplis les poumons. M es pieds foulant le sol s’y fondent. Nous ne faisons plus qu’un. M on cœur palpite d’excitation… De loin, je distingue trois têtes familières, les yeux braqués sur la porte de sortie. Dès qu’elles m’aperçoivent, un large sourire les illumine… des embrassades échevelées… des larmes… Dans la voiture, sur le chemin du retour à la maison, la voix exaltante d’Om Kalthoum se mêle à une chaleureuse rafale de questions, de remarques, de nouvelles : « Comment tu vas ? Et tes études ? Et tes amis ? Tu manges bien ? Ne te prive surtout pas. Tu as beaucoup maigri. Tu ne te sens pas seule ? Tu te couvres assez ? Tu n’as pas de problèmes d’argent ? Si tu as des problèmes, il faut nous en parler. Nous sommes ta famille… Tu es de plus en plus belle. Les cheveux courts te vont très bien… Ta peau est beaucoup plus claire qu’avant. Tu ne dois pas voir souvent le soleil… Tu t’adaptes à la vie française ? En tout cas, tu es habillée comme une vraie parisienne… Tout le monde demande de tes nouvelles, la famille, les voisins, les amis… Si Ahmed a rendu l’âme après des mois de souffrance… Ta tante est très malade. Il faut que tu ailles lui rendre visite. Elle a une tumeur. Elle va se faire opérer… Rim s’est mariée… Sonia a rompu ses fiançailles. C’était trop dur pour ses parents… Derrière l’apparence gentille de son fiancé se cachait une personne avare, médisante… en plus, sa mère allait mener la vie difficile à ta cousine… Tant pis, elle est jeune, belle et bien éduquée… elle trouvera facilement quelqu’un d’autre… Nozha est en pleins préparatifs de son mariage. Elle est très heureuse que tu puisses partager cet événement important de sa vie… Tu t’es acheté une belle tenue pour ce grand jour ?… J’espère qu’elle n’est pas noire, 26 Le Jasmin noir comme d’habitude. Le noir te va très bien, mais tu es toujours en noir… On arrive. La maison t’a manqué ? En tout cas, tu lui as manqué… Tu nous as beaucoup manqué. Enfin parmi nous ! Les derniers jours d’attente étaient très longs, très durs… » En l’espace de deux ans, la ville a énormément changé. Beaucoup de nouveau x bâtiments se sont érigés… Par contre, notre maison, M a maison est toujours la même. L’odeur grisante des fleurs, le rouge violacé des bougainvilliers grimpant aux murs blancs m’ont accueillie avec la même sincérité, le même naturel qu’avant… Folla, ma chatte, toujours aussi belle, agile, espiègle, enjôleuse, velue, chaude… M a pauvre chatte… je la revois dans mon horrible cauchemar, gisant dans une flaque rouge, son propre sang. Je la prends dans mes bras, je caresse son pelage épais et doux. Je la serre tellement fort contre moi qu’elle se sauve en courant. Je m’allonge sur mon lit éclairé d’un chaleureux rayon de soleil qui a réussi à s’intercaler entre les deux volets entrebâillés de la fenêtre. M a chambre… mes tableaux, mon armoire, mon bureau, mon tapis, mes livres, mes disques, mon luth… tout est à sa place, tout est propre, pas l’ombre d’une poussière. Je me sens bien… Je suis chez moi. -A table ! Ça va refroidir ! Tu auras le temps de rêvasser dans ta chambre plus tard ! Si tu ne descends pas vite, Folla se chargera de ta part. Elle est assise sur ta chaise. L’odeur du poisson grillé réveille mes sens. Je la hume avidement comme un bébé aspire le sein de sa mère. Pourtant, je n’ai jamais vraiment aimé le poisson. -Je me lave les mains et j’arrive, maman. 27 Le Jasmin noir 9 En quelques jours, la vie avait repris son cours normal comme si je n’avais jamais quitté la Tunisie. M on retour et le mariage de ma cousine étaient exclusivement les centres d’intérêt de toute la famille. Nous passions toutes les soirées chez ma tante afin d’aider Nozha à effectuer ses derniers préparatifs avant la grande fête : repassage, emballage, essayage, préparation des gâteaux… « J’espère qu’on en fera bientôt autant pour toi ! », m’a dit ma tante enthousiaste à l’idée d’un nouveau mariage dans la famille. J’ai balbutié un « merci » rapidement en espérant que c’était la fin de la conversation. -Alors, de nouveaux projets ? C’est quand qu’on fera la fête ? -Je ne sais pas. Quand je trouverai la bonne personne. -Ecoute ma fille, Adnène, le fils de Si Ali, notre voisin, tu vois qui c’est ? Il attendait ton retour avec impatience. Il veut demander ta main, et je lui ai dit que le mariage de Nozha sera la bonne occasion pour que vous fassiez un peu plus connaissance et que vous discutiez ensemble avant qu’il ne fasse le pas. Je trouve que vous pourriez former un beau couple tous les deux. Tu sais ? Il gagne bien sa vie. C’est un ingénieur en informatique. Il possède une voiture. Son père lui a légué un terrain sur lequel il a commencé à construire une belle maison. C’est quelqu’un de sérieux qui pourrait faire ton bonheur. Alors ! Je lui dis de passer te voir demain soir ? Je me suis sentie extrêmement gênée. Je n’avais aucune envie d’aborder ce sujet. J’ai essayé de lui répondre, en affectant un sourire, de peur de la blesser : -Non ! Je n’en ai pas envie. Occupons-nous d’abord du mariage de Nozha. M oi, je peux attendre encore. -M ais, tu te rends compte de ce que tu racontes ? Tu sais bien que tu as le même âge que ta cousine. Qu’est-ce que tu attends ? Tu es encore jeune et belle. Il faut en profiter avant qu’il ne soit trop tard. Suis les conseils de tante et ne sois pas têtue ! -Tata, je t’ai dit que pour l’instant je ne peux pas. Et puis, je suis ici pour trois semaines seulement. Ce n’est pas suffisant pour faire connaissance et s’engager avec quelqu’un. Je n’ai pas envie de commettre la même erreur qu’avant. Je ne suis pas pressée. -Je n’ai toujours pas compris pourquoi tu avais rompu tes fiançailles avec Imed. Il était gentil ce garçon. En plus, il allait t’offrir la belle vie. M ais, toi, tu ne penses qu’à tes études. Tu vas 28 Le Jasmin noir les terminer quand ces études ? Quand tu auras trente ans ? A ton âge, j’étais déjà maman de trois enfants !!! Je n’arrive pas à vous comprendre, les filles d’aujourd’hui ! Qu’est-ce qui compte le plus ? Avoir un mari, une famille, des enfants, ou les études ? Est-ce que nous sommes bêtes parce que nous n’avons pas fait autant d’études que vous ? -Je ne sais pas, tata. Parlons d’autre chose s’il te plaît. Elle a fait les retouches de sa robe, Nozha ? Et la couronne de fleurs séchées, elle l’a trouvée ?… Elle ira au hammam avant le grand jour ? Elle fera la cérémonie du henné ?… Aborder ces détails était l’unique moyen de détourner son attention de ma vie. Elle ne vivait plus qu’à travers ses projets pour ses filles et ses nièces comme si sa propre existence en tant que femme n’avait aucune importance. D’ailleurs, ce n’est plus une femme. C’est juste une maman. Quand je regarde sa belle photo en noir et blanc accrochée dans le salon, j’ai du mal à croire qu’il s’agit de ma tante : elle, son mari et Nozha bébé de quelques mois. Elle était belle, rayonnante, sensuelle dans sa petite jupe des années soixante-dix. Et maintenant, qu’estce que je vois ? Une quinquagénaire qui a perdu tous ses atouts féminins, corpulente, négligée, un vieux foulard sur la tête… Il ne reste plus que le beau regard plein d’entrain. J’ai oublié de te raconter un petit épisode savoureux de ma vie avant d’aller plus loin dans l’histoire. Tu risques de l’apprécier ! J’allais me marier juste avant de partir en France. Deux années avant, je m’étais fiancée avec un jeune homme issu d’une « bonne famille », comme on aime dire en Tunisie… comme si la famille était tout ce qui comptait, comme si j’allais épouser sa famille. Il avait une dizaine d’années de plus que moi et il voulait se marier et avoir des enfants. L’un des amis de mon père me l’a présenté. Je l’ai trouvé peu intéressant… très commun, banal. Alors j’ai accepté. Oui ! J’avais besoin de rentrer dans le moule. Je voulais, moi aussi, me marier et avoir des enfants ! Comme Nozha et comme toutes mes amies. Et comme je n’avais personne dans ma vie parce que je m’arrangeais chaque fois à faire fuir les personnes qui me plaisaient et à qui je plaisais (évidemment par ta faute), je ne voulais pas perdre beaucoup de temps. Je me suis dit : il fera l’affaire. M ais, je voulais aussi autre chose (je vais essayer de le dire sans rougir) : avoir une vie sexuelle et surtout savoir si… Si quoi ? C’est encore tôt. Je te le dirai plus tard. Je me suis donc fiancée avec un homme que je connaissais à peine. Je ne savais pas si j’étais vraiment prête à faire ma vie avec lui, mais je m’y suis quand même engagée. Et j’ai décidé de mentir… de mentir à mes proches, de lui mentir, de me mentir à moi-même. J’ai 29 Le Jasmin noir prétendu être amoureuse de lui, être heureuse avec lui. J’ai revêtu le masque du bonheur parfait. J’ai trompé tout le monde jusqu’au jour où je me suis aperçue que je me trompais moi-même. Au fond, il représentait tout ce qui me répugnait. Il ne montrait aucun intérêt pour les choses que j’aime : la musique, la littérature, la peinture, les voyages, les discussions existentielles… Tout ce qui comptait à ses yeux c’était l’argent et l’argent, rien que l’argent. Ses sujets de discussion préférés étaient : l’achat d’une nouvelle voiture, du salon, du costume, d’une paire de chaussures, la construction de la maison, la location d’un orchestre pour le mariage... Et par-dessus tout, il était maladivement jaloux, suspicieux. Je n’avais plus le droit de m’habiller comme j’avais l’habitude de le faire parce que, selon lui, j’attirais l’attention et je provoquais les regards (Que ferait-il s’il me voyait maintenant !). Plus de jupe, plus de robe, plus de décolleté, plus de maillot de bain, plus de maquillage… Je n’avais plus le droit d’avoir des amis masculins. Je n’avais plus le droit d’embrasser mes oncles ou mes cousins pour dire bonjour. Je n’avais plus le droit de toucher mon père en sa présence. Oui ! Il m’a prise en flagrant délit ! Il m’a surprise un jour en train de boutonner la chemise de papa qui était mal mise. Il m’a fait un scandale : « Ce ne sont pas des choses qui se font, m’a-t-il dit. Il aurait pu le faire tout seul. Ce n’est pas un gamin ! ». J’étais sidérée. M ême mon père ! Toutefois, je ne m’en suis pas plainte. Je n’ai même pas réagi, ou à peine. J’étais tellement obstinée à l’idée de découvrir… , d’être… , que je refusais de voir la vérité. Je détestais ses mains quand elle tentaient de se promener sur mon corps, d’en prendre possession. Je détestais ses lèvres quand elles cherchaient à rejoindre les miennes. Je détestais son haleine qui empestait le tabac. Je détestais ses petits yeux soupçonneux et accusateurs, sa démarche arrogante, ses sourires sournois, ses manières efféminées. Je détestais les poils sur son torse, ses pantalons courts, ses chemises bariolées, ses lunettes de soleil, son sac toujours bien rangé, sa voiture climatisée… Je détestais tout, et je continuais à faire semblant d’aimer… (Tu m’as appris à être une bonne comédienne ! On pourrait presque me décerner un Oscar. Je t’en remercie !). J’ai encore des haut-le-cœur rien que d’y penser. Quand vais-je cesser de me trahir moi-même ? Quand finirai-je par être cohérente avec mes propres pensées, mes propres envies, mes propres désirs ? Quand arrêterai-je d’être étrangère à moi-même ? Je me sens toujours étrangère, exilée. Quand redeviendrai-je M oi ? J’ai oublié de l’être. J’ai oublié comment l’être. Je me suis oubliée. Le réapprendrai-je un jour ? Parallèlement à cette mascarade, je m’étais concentrée sur mes études. Elles étaient ma seule échappatoire, mon unique vrai plaisir. Elles me permettaient de le chasser de mon esprit 30 Le Jasmin noir (de t’en chasser aussi). Et, l’année de ma maîtrise, l’année où j’étais censée « le prendre pour époux, le chérir par-dessus tout, l’aimer et le soutenir pour le meilleur et pour le pire… », le M inistère de l’Education Nationale de Tunisie m’a octroyé une bourse pour aller poursuivre mon troisième cycle en France. M on cher et tendre n’avait bien sûr pas accepté que je le quitte. Alors, je l’ai quitté. Je l’ai totalement éliminé de ma vie (et je t’en rayerai bientôt !). M a décision avait choqué tout mon entourage. Comment avais-je pu me permettre d’agir ainsi, de briser le cœur de ce jeune homme qui était prêt à tout pour moi ? Comment avais-je pu faire passer mes études avant ma vie de femme ?… Je ne voulais donner aucune réponse. M a décision était prise et rien ni personne ne pouvait rien y changer. J’avais décidé de tourner la page et je l’ai fait. M alheureusement, il y a tellement de pages à tourner, à arracher !!! 31 Le Jasmin noir 10 M on bel amour, tu me manques. Il me manque terriblement, vertigineusement douloureusement… une semaine loin de lui… encore deux autres à supporter… deux autres, ou toute la vie. Je suis en manque. Comment est-ce possible d’aimer quelqu’un de la sorte ? Est-ce un sentiment Réel, Possible, Crédible ? Ou bien, est-ce mon esprit romanesque, rêveur, affabulateur qui amplifie et redouble l’intensité de mes perceptions, de mes sensations, de mes émotions, de mon penchant pour lui. Je ne sais pas. Comment faisais-je pour vivre avant lui ? Est-ce que je vivais avant lui ? M a triste existence était-elle digne de la dénomination "Vie" ? Ne t’attends pas à une réponse ! Ce n’est pas mon genre d’avancer des réponses, parce que je n’en ai pas. Je n’ai que des questions qui me démangent l’esprit sans relâche, que je gratte et regratte de mes ongles pointus jusqu’au sang (C’est une image. Je n’ai jamais eu d’ongles pointus. Je ne supporte pas les ongles. Ils m’écœurent. Ils favorisent l’agglutination de la crasse… tu es la crasse sous mes ongles… tu entres en moi par chaque infime portion de ma peau, tu t’insinues au bout de mes doigts, entre ma chair rose et mes ongles. Tu loges mon épiderme.) Tu aimes l’odeur du sang, de mon sang frais ?! Ouvre tes narines, hume ma peau meurtrie, réjouis-toi ! C’est ton festin ! -Réveille-toi ! Il est déjà neuf heures. C’est le Hammam de Nozha, aujourd’hui ! Les filles vont partir sans nous ! -D’accord. Je vais me lever ! Je venais tout juste de fermer les yeux après une nuit banale de cauchemars rêvés et remémorés. Oui ! Banale ! J’ai oublié jusqu’à quand remonte ma dernière nuit sans apparitions épouvantables. Quand pourrai-je avoir un de ces sommeils limpides, lisses, plats, continus comme la surface d’une mer paisible ? Quand parviendrai-je à dissiper cette couche de ténèbres s’épaississant en moi de jour en jour, cette ligne noire qui me sépare de mon corps, de mes rêves, de moi ? Quand est-ce que mon temps et mon espace apprendront-ils à exister en dehors de ton image, de l’ombre vacillante mais persistante de ton souvenir ? Quand déchirerai-je cette stupide et lourde frayeur qui enveloppe mon existence ? Quand cesserai-je d’être un déchet, de me désagréger, de tomber et retomber en ruines, à l’infini ? Hallucination, désordre, démence, enfer, chaos !!! 32 Le Jasmin noir Je déteste les hammams. Je les ai toujours détestés. Pour la deuxième fois de ma vie (la première était à l’occasion du mariage d’une tante. J’avais alors cinq ans), je suis contrainte à y mettre les pieds (pas uniquement les pieds, malheureusement). La chaleur suffocante, l’odeur de renfermé, de moisi (favorisant la prolifération d’énormes cafards se baladant sans gêne sur la peinture effritée des murs et du plafond et menaçant à chaque instant de tomber sur nos têtes), l’épaisse vapeur grisâtre me coupent le souffle et me donnent la nausée… mais surtout le spectacle exhibitionniste des corps dénudés de leurs vêtements et de toute pudeur. Tout le monde était à poil (sauf ma sœur et moi. Des maillots de bain couvraient notre intimité). J’exècre ce débordement universel de la chair, ce déluge d’images qui empoisonne ma mémoire déjà suffisamment affligée… ces corps flasques, ces seins énormes, pendants, suspendus au buste par une peau flétrie et rejoignant la masse monumentale de graisse que constitue le ventre, ces fesses difformes, ces cuisses molles sillonnées de veines saillantes, vertes, bleues ou violettes, cette toison tentaculaire, ces poils ondulés, noirs… à peine cachés par une main ou une éponge… C’est répugnant ! J’ai beaucoup de mal à respirer. Je transpire de la tête aux pieds, pourtant, je continue à faire semblant d’être ravie pour ne pas vexer ma cousine… c’est sa fête. Je n’ai pas le droit d’être égoïste… la flaque grande rougeâtre sur le sol me donne envie de me sauver… c’est du henné. Les femmes se teignent les cheveux avec la poudre de cette plante séchée. Il paraît que la chaleur du hammam donne à la couleur un éclat et une profondeur incomparables… mon malaise devient insoutenable… j’ai horreur de l’odeur du henné… fétide, répugnante, nauséabonde. Quand j’avais cinq ans, et à l’occasion du mariage de la même tante déjà évoquée, j’avais demandé que l’on m’applique du henné sur les mains. J’étais fière de ressembler aux grandes personnes (il n’y a pourtant pas de quoi être fier). La hannéna (dame spécialiste de cette opération, grosse, sale et désagréable dans mon souvenir) prenait une portion du mélange verdâtre pâteux entre ses doigts. Elle la mettait dans sa bouche pour la rendre plus malléable avec sa salive, puis la collait autour de mes petits doigts. Elle recommençait jusqu’à recouvrir mes deux mains. Une fois le processus terminé, elle me les a couvertes, chacune, d’un sac en tissu qu’il fallait garder durant toute la nuit pour avoir une couleur bien foncée. M ais la nuit, les sacs légèrement serrés sont tombés. Le henné séché s’est effrité. En me réveillant, j’avais cru que les morceaux qui jonchaient mon lit n’étaient que mes doigts coupés. J’ai poussé un cri qui résonne encore dans mes oreilles et que j’aimerais pouvoir 33 Le Jasmin noir proférer maintenant. Depuis, le henné est devenu mon cauchemar (l’un de mes innombrables cauchemars). Son odeur, sa couleur, sa texture, la fête qui lui est consacrée (généralement deux jours avant le mariage) ne font qu’exacerber mon profond dégoût. Retournons au hammam ! Il ne doit pas t’écœurer autant qu’il ne m’écœure, ce temple de la nudité, de l’impudeur, de l’ostentation, du voyeurisme. Autour des seaux d’eau brûlante les équipes se sont formées : une chorale interprétant dans une maîtrise inégalée et une harmonie reposante toutes sortes de chansons parlant du mariage, des fiançailles, du hammam, du henné… , un essaim de spectatrices autour de la mariée qui se fait frotter le dos, les fesses, les jambes, les seins, le ventre, par une tayéba (employée du hammam dont le rôle consiste à masser et laver les clientes, je dirais, à leur arracher la peau : « La peau de la mariée doit être blanche ! Regardez, ces épluchures ! C’est de la crasse ! », dit-elle en frictionnant la peau rougie de Nozha, entièrement soumise) et un troisième groupe de discuteuses dont ma sœur et moi faisons partie. -Alors, c’est pour quand le mariage, Nadia ? Je croyais que c’était pour cet été ? La jeune fille rougit. Je ne savais pas que le sujet était blessant. Je l’ai abordé, justement, parce que je croyais que j’allais lui faire plaisir. De plus, je connais bien son fiancé. Nous étudiions à la même faculté. Je trouvais qu’ils formaient un vrai couple, non arrangé pour une fois. -Il n’y a plus de mariage. Tu n’es pas au courant ? Je l’ai découvert sous son vrai jour ! Tu sais que son oncle l’avait invité pour passer les vacances d’été en France ? Là-bas, il a rencontré une femme qui a la quarantaine, une Française… et ils se sont mis d’accord qu’ils allaient se marier. -Ce n’est pas possible ! M ais Wael était vraiment amoureux de toi ! Il m’a fait part de ses sentiments à différentes occasions ! Je n’arrive pas à le croire ! -Attends ! Il faut que tu écoutes toute l’histoire ! C’est ce qu’il m’a dit aussi, qu’il était amoureux et qu’il voulait juste se marier pour avoir les papiers français. Il était prêt à tout pour ces maudits papiers ! A tout, même à m’abandonner ! Tu sais ce qu’il m’a demandé ? -Parce qu’il ose te demander des services ? -Il m’a demandé de l’attendre. Juste un an, au pire deux. Il se marierait, il demanderait les papiers, il divorcerait puis nous retrouverions notre vie d’avant. Nous nous marierions et nous partirions vivre en France ! -Non ! J’hallucine ! 34 Le Jasmin noir -Si ! C’est la stricte vérité ! Il avait tout programmé ! M ais tous ses programmes sont tombés à l’eau… enfin, une partie. Il est parti. J’ai entendu dire qu’il s’est marié. La douleur et les larmes déforment son beau visage plein d’innocence et de sincérité. Peut-on faire confiance à quelqu’un dans ce bas monde ? Les voix des chanteuses couvrent les sanglots qui secouent son corps. S’il te plaît Daddou, Allongeons-nous sur le lit élevé, Je collerai ma joue contre ta joue, Et je te ferai basculer ! Dès qu’il s’agit de mariage, tout est permis ! Lubricité, nudité, grossièreté… Tout ! 35 Le Jasmin noir 10 Je me sens en exil, loin de lui (Il me manque terriblement). Je me sens en exil ici, dépaysée parmi les gens que j’aime, dans mon propre pays, dans ma propre ville. Qui de nous deux a changé, la Tunisie ou moi ? Peut-être les deux. Je suis totalement décalée, dépassée par les évènements, les attitudes, les positions. Ce rythme n’est plus le mien. Ces discussions ne sont plus les miennes. Je me sentais en exil, là-bas aussi. Je suis en exil en moi-même, dans mon propre corps, mes propres peurs que je traîne (ou qui me traînent) de ville en ville, de continent en continent, de rêve en rêve. J’aimerais sortir… sortir de mon corps, de mes peurs, me soustraire à ma mémoire… j’aimerais émerger de dessous les pierres, la terre, les ténèbres, de dessous mes os, ma chair, ma peau. J’aimerais, ensuite, revenir à moi, réapprendre à être M oi, reconquérir mon être, mes désirs, ma vie. Je me mets debout devant la glace de mon armoire. Je me déshabille intégralement et regarde le reflet… mon reflet. M e voilà face à mon ennemi. J’ai du mal à le reconnaître. J’ai du mal à le décrire. Il a énormément changé depuis la dernière fois où j’ai osé le dévisager. Des formes plus généreuses, des courbes plus cambrées, une intimité s’exposant, s’ouvrant à l’infini… (Désolée ! Tu n’auras pas plus de détails. C’est décevant ?!)… Je remets rapidement ma robe. Il m’est insoutenable de l’affronter. Ce corps n’est pas le mien. Il est plein de vie, de lumière, d'appétence. Il m’appelle… je l’entends appeler… mais je ne comprends rien… j’ai perdu son langage… je ne l’avais peut-être jamais connu… Comment pourrais-je l’apprendre ? -Quelqu’un au téléphone ! Vite ! On t’appelle de France ! C’est un garçon ! Je dévale les marches deux par deux tout en terminant de boutonner ma robe et saute sur l’appareil comme un assoiffé sur une goutte d’eau. -Bonjour mon amour ! Tu vas bien ? C’est lui. Qu’est-ce qu’elle m’a manqué cette douce voix. -Bonjour ! Quelle surprise. Et toi, comment vas-tu ? -Bien, voire très bien depuis deux secondes. Tu te souviens toujours de ma voix, petite lâcheuse ? Que fais-tu de tes journées ? Tout se passe comme tu veux ? -Je passe ma journée ou à la maison ou chez ma tante. M a cousine se marie demain. Je m’empresse d’interrompre un petit silence qui succède à ma dernière réflexion. 36 Le Jasmin noir -Tu avances dans tes recherches ? -Pas beaucoup. Une belle déesse orientale occupe constamment mes pensées ! J’ai du mal à me concentrer sur autre chose. -Voilà une réponse qui réchauffe le cœur ! lui dis-je émue. Je pense aussi à toi, tout le temps. J’ai préféré m’abstenir de t’appeler pour arrêter de te mettre de la pression et te laisser un peu de temps pour respirer. -Comment veux-tu que je respire ? Tu me prives de mon oxygène ! Encore une semaine loin de toi ! C’est dur à supporter… -Pour moi aussi… -N’oublie pas de m’envoyer un e-mail pour me donner tous les renseignements sur ton vol. Je t’aime ! Ne l’oublie jamais ! -Je t’aime aussi ! La voix de ma sœur me sort de l’état second dans lequel m’a plongée cet appel inattendu. -Qui était-ce ? Je savais que tu avais quelqu’un dans ta vie ! J’en étais sûre ! Tu as l’air pensif depuis ton retour. Raconte-moi tout ! Tu es amoureuse ! Un feu brûle mes joues. -Je n’avais pas envie d’en parler parce que rien n’est encore sûr. J’ai peur que cette relation ne soit vouée à l’échec. -Pourquoi ? Si vous êtes amoureux, tout peut s’arranger. -C’est ce qu’il me dit, mais, il y a tellement d’obstacles ! Je t’en parlerai une autre fois. Nous allons être en retard pour notre rendez-vous chez la coiffeuse ! Il est déjà quinze heures. Tu veux que Nozha nous tue ? 37 Le Jasmin noir 11 Voilà la mariée qui s’avance au bras de son père, « fardée et peinte comme au temps des bergeries. », comme dirait Verlaine. Tout est fait dans l’excès et la contradiction dans cette société, à la fois, si proche et si éloignée de mes attentes. Je jette un coup d’œil sur la salle remplie. Un orchestre martyrise une chanson de Abdel Halim, des femmes secouent leurs tailles et se dandinent les fesses au milieu de la piste. Difficile de les reconnaître. Une épaisse couche de maquillage masque leurs traits. D’énormes chignons de différentes formes alourdissent leurs têtes. De gros bijoux pendent de leurs cous, oreilles et poignées. Des robes à paillettes couvrent une partie de leurs corps. En face, des hommes et des femmes plus âgées regardent indignés ou admiratifs le spectacle offert à leurs yeux. Parmi celles-ci, plusieurs couvrent leurs cheveux d’un foulard. Non ! Je me trompe. Elles ne sont pas toutes âgées. Il y a même de très jeunes filles ! C’est nouveau ! C’est peut-être la nouvelle mode ! Je suis totalement déphasée. Depuis quand les Tunisiennes se couvrent-elles la tête ? Et Nozha, comment fait-elle pour avancer avec une robe aussi lourde ? Je la trouve beaucoup moins belle dans ce grossier déguisement. -On fêtera bientôt ton mariage, inch’Allah, me crie maman à l’oreille pour arriver à se faire entendre parmi la détonation des instruments. -Inch’Allah. Un jeune homme s’avance vers moi avec un grand sourire. -Bonsoir, c’est Adnène ! Tu me reconnais ? La France t’a totalement changée ! Tu te souviens de moi ? -Bonsoir Adnène. Oui. Comment vas-tu ? M aman, au courant des plans de ma tante, se retire pour nous laisser l’occasion de discuter. M ais je n’avais qu’une seule envie : partir, me sauver loin de Adnène et de cette fête étouffante. -Alors, quand termineras-tu tes études ? reprend le jeune homme. -Dans deux ou trois ans. -Et tu comptes revenir, après ? -Je ne sais pas. J’ai encore le temps d’y réfléchir. -Veux-tu me donner ton numéro de téléphone là-bas ? Pourrais-je t’appeler ? 38 Le Jasmin noir Sa demande m’a beaucoup embarrassée. Je n’avais aucune envie qu’il m’appelle. -Ecoute Adnène, je passe mes journées dans les bibliothèques. J’ai besoin de me concentrer sur mes études. Vexé, il s’éloigne sans prononcer un mot. -Pourquoi agis-tu de la sorte ? me demande maman offusquée, le lendemain du mariage. -M aman, nous avons déjà parlé de ce sujet. Je ne veux plus m’embarquer dans une nouvelle histoire que je regretterai aussitôt ! -M ais pourquoi ? Adnène est un charmant garçon, gentil, poli, cultivé, de bonne famille. Il t’apprécie et cherche à te connaître un peu plus. Pourquoi lui fermes-tu la porte en pleine figure ? Que veux-tu de plus ? -Je ne veux rien de plus mais je ne suis pas prête à m’engager dans une nouvelle relation. Je n’éprouve rien pour lui. -Tu apprendras à le connaître et, qui sait, peut-être à l’aimer. -On n’apprend pas à aimer quelqu’un, maman. Ou on l’aime d’emblée ou on ne l’aime pas. -Tu es en train de gâcher ta vie. Tu as plus de vingt-six ans ! Il faut que tu te décides à changer d’attitude sinon personne ne voudra plus de toi ! -Tant mieux ! Je déteste me disputer avec maman. Je sais qu’elle ne veut que mon bien, du moins, ce qu’elle pense être mon bien. M ais je ne peux plus supporter cette pression. Pourquoi suis-je obligée de rendre des comptes à ma famille, à ma société… à la planète entière ? J’aimerais pouvoir disposer de ma propre vie, mais je n’y arrive pas, pour différentes raisons. Tu es bien évidemment à la tête de ces raisons. J’ai envie de retourner chez moi, de retrouver ma chambre, l’espace de ses bras, mon refuge, mon havre de paix, mon pays. Il me manque terriblement. Chaque parcelle de mon esprit, de mon cœur et de mon corps le réclame. Suis-je condamnée à être en perpétuel état de manque ? Ici je ne pense qu’à là-bas, je ne rêve que de là-bas, et là-bas, je n’arrive pas à me détacher d’ici, définitivement nostalgique, irrémédiablement noyée dans mes souvenirs, aussi bien les bons que les mauvais. 39 Le Jasmin noir 12 -Encore plus belle que dans mes souvenirs mon amour ! me dit-il en me prenant dans ses bras. Il était temps… Tu m’as beaucoup manqué. « Toi aussi. Si tu savais à quel point ! », pensais-je. -Bonjour ! Tu attends depuis longtemps ? -Depuis une demi-heure à peu près. Alors, raconte ! Comment étaient ces vacances ? Et ta famille ? Tout le monde va bien ? Les séparations n’étaient pas trop dures ? -Si. Un peu ! -Direction La M aison de la Tunisie ? -Oui. Je pose mes valises, après, on fait ce que tu veux ! -Ce que je veux ?! répète-t-il sur un ton taquin. Enfin, lui et moi dans mes douze mètres carrés ! Enfin son sourire pour ensoleiller mes journées ! Enfin ses bras pour me protéger, ses mains pour donner des couleurs à ma peau, pour transformer mon corps en arc-en-ciel ! -Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué, lui chuchotai-je à l’oreille ! -Et moi, je suis sûr d’une chose : ma vie n’a aucun sens sans toi ! Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te garder auprès de moi le plus longtemps possible… si tu le veux bien… -Tu es sérieux ? -Oui, je le suis. Sa réponse m’a soulagée. Je n’avais aucune certitude, hormis celle de notre amour, et j’avais besoin d’être rassurée, de dissiper cette brume épaisse obstruant ma vue. Paris. Qu’est-ce qu’elle lui ressemble cette ville ! Ses traits se confondent dans mon cœur avec les siens. Belle, généreuse, ouverte, colorée, illuminée, profonde, subtile, unique… joyeuse et triste, légère et mature… Je ne m’y perds que pour mieux m’y retrouver. Je découvre, jour après jour, dans ses typiques ruelles étroites et tortueuses des paysages exceptionnels, insolites, riches dans leurs surprenants contrastes. Derrière chacun de ses immenses bâtiments se cache une histoire lourde de sens. Ses intestins grouillent de vie, sa tête d’esprit. 40 Le Jasmin noir -Accepte-tu de m’épouser, mon bébé ? Sa question vient d’un autre monde. Face au somptueux édifice de Notre-Dame de Paris, il me tient la main, me regarde dans les yeux et formule cette phrase que j’ai tellement imaginée, que je me suis tellement représentée dans la tête. -Tu es sérieux ? Un sourire illumine son visage. -Tu es sérieux ? répète-t-il en imitant ma voix. Oui, je suis sérieux… on ne peut plus sérieux. Tu veux bien devenir ma femme ? Je remplis mes poumons d’air et je réponds rapidement comme si les mots allaient se sauver de ma bouche. -Oui. Je le veux ! Oui ! Oui !… M ais… je ne comprends pas. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? -Je n’ai toujours pas changé d’avis concernant l’utilité du mariage. M ais, je veux bien signer ce contrat si notre avenir ensemble en dépend. Je t’aime ! C’est une raison suffisante pour changer d’avis ! Non ? Je me jette dans ses bras et plonge ma tête contre son torse. Le monde n’a plus de poids. Je n’ai plus de poids. Je suis légère, plus légère que jamais… C’est peut-être la fin… TA FIN… Je vais t’effacer à jamais de ma mémoire, t’extraire à jamais de mes tripes… Tu n’existeras plus… Je vais enterrer ton image sous un amas de pierres, la brûler dans un tas de bois… elle ne pourra plus revenir… Il est temps de renaître, de changer le destin que tu m’as tracé. Je vais étouffer ces cris sourds qui bourdonnent cruellement, incessamment dans ma tête. Oublier… t’oublier… je vais t’oublier. Je vais redevenir moi… je vais cesser d’être ce moi que tu as créé... -Je t’aime ! Tu verras que tout ira mieux ! Tu ne regretteras jamais cette décision ! -Alors, on se marie quand ? -Laisse-moi juste un peu de temps. Il faut que j’en parle à ma famille. -Et si ta famille s’oppose à notre relation ? -Ne t’inquiète pas ! Elle ne s’opposera jamais à mon bonheur. Toi aussi, il faut que tu en parles à tes parents. 41 Le Jasmin noir 13 Quelques mois se sont écoulés entre mon retour à Paris et le jour de notre mariage. J’ai pu prévenir mes parents et les convaincre malgré leurs réticences. Ils avaient peur de me perdre à jamais si je m’engage avec quelqu’un qui vit à l’étranger. « Tu vas t’installer là-bas toute ta vie. Tu ne vas plus revenir en Tunisie ! Pourquoi prendre autant de risques ? Il y a plein de jeunes hommes en Tunisie ! », me dit maman. « Es-tu sûre de lui, de son honnêteté ? Tu connais sa famille ? Est-il musulman ? Comment allez-vous faire pour vivre ? Vous êtes encore étudiants ! Pourquoi ne pas attendre la fin de vos études ? », me dit papa. « Tu vas m’abandonner ? », me dit ma sœur. « Non, je ne vais pas t’abandonner. Je vais juste essayer de construire ma vie avec la personne que j’aime. Deux heures d’avion seulement séparent Paris de Tunis. Je continuerai à faire des allers-retours comme je l’ai fait jusque là. Je vous aime et je voudrais que vous acceptiez mon choix. J’ai trouvé la personne qui me convient et me comble en tout point. Je le connais très bien. Ne vous inquiétez pas ! ». Ses parents aussi pensaient qu’il fallait patienter et se préoccuper prioritairement de nos études. Nous étions encore jeunes. Le mariage pouvait attendre. Rien de ce que disait ma famille et la sienne ne pouvait me détourner de mon objectif. Tout est clair dans ma tête. Je vais me marier et mettre fin à mon calvaire. Je vais pouvoir disposer de ma vie et enterrer à jamais ton souvenir. Je n’ai plus peur de toi… tu commences à disparaître comme une bouffée de fumée… Je te vois te disperser dans l’air… Tu n’as plus de forme, plus de poids… tu n’es que simulacre, qu’illusion. As-tu vraiment existé dans ma vie ? Peut-être n’es-tu que le fruit de mon imagination ! Peut-être… je n’ai plus envie de penser à toi… ton secret suprême sera à jamais enfoui dans les cavités ténébreuses de mon âme… il s’y éteindra… Je veux t’oublier, violemment, hargneusement t’oublier… mais plus j’y pense, plus une énergie impétueuse incontrôlable réveille ma mémoire et la stimule… les images défilent cruellement… au ralenti… je veux les brouiller, les immobiliser, les arrêter… Je me marie dans peu de temps. STOP ! Finalement, je décide de m’acheter une robe blanche. J’ai toujours pensé que j’étais différente des autres… que mon mariage serait différent, à mon image… pas de robe, pas de grande fête, pas de dépenses inutiles, pas d’exhibition insensée… Je ne suis pas si différente en fin de compte ! Je ne sais pas si je dois m’en plaindre ou m’en réjouir. Robe blanche, 42 Le Jasmin noir gants, couronne, chaussures de Cendrillon, invitations, musiciens, gâteaux… la totale ! Je l’ai même obligé à se déguiser en pingouin… je lui ai fait acheter des anneaux ! Je suis une fille, une femme comme les autres… celle que tu as construite tombe en lambeaux, se désagrège, jour après jour, heure après heure… et laisse la place à une femme ordinaire… je suis ordinaire. Si tu pouvais savoir à quel point je suis ravie d’être ordinaire, d’être banale, d’être quelconque, sans histoire, sans mémoire, sans passé, sans toi ! Le mariage s’est fait en deux étapes : les démarches civiles ont été effectuées en France et la fête a eu lieu en Tunisie… pas de mariage religieux… Tu n’as pas reçu d’invitation ? ! Tu n’as jamais été invité. Tu as toujours été intrus, colon, collant… Nous sommes devenus époux conformément à la loi française un jour de mai… mari et femme… femme, moi. Tout était parfait, excepté l’absence de mon père, ma mère et ma sœur qui m’avait pesé. Il n’y avait que sa famille proche, quelques amis, lui, moi et le maire d’Asnières : « … je vous déclare maintenant mari et femme… ». C’est tout ce que j’ai retenu de l’interminable discours. Absurde performatif ! Un seul verbe prononcé par ce monsieur qui ignore tout de nous a fait de moi une femme mariée. Pourtant, je n’avais rien senti de différent en moi… toujours la même. -Il a oublié de dire : « Vous pouvez embrasser la mariée » ! Je ne me suis marié que pour ce baiser et il est hors de question d’y renoncer ! me dit-il avec un grand sourire tout en rapprochant ses lèvres des miennes. Après un petit repas organisé chez ses parents, une avalanche de photos prises pour immortaliser ces instants exceptionnels, nous sommes rentrés chez nous… une chambre de bonne de vingt-cinq mètres carrés, meublée, dans laquelle je m’étais installée quelques mois avant. Je ne pouvais pas éterniser dans la chambre 127...j’aurais pourtant aimé y rester malgré son étroitesse… un concentré de chaleur, d’intimité, de souvenirs, d’amour, de passion, de rêves… M ais maintenant, place à un nouveau départ ! Nous voilà dans notre nouveau nid d’amour. M e voilà avec lui, contre lui… loin de toi, plus loin que jamais. -Comment va-t-on fêter cet événement mon amour ? me dit-il en commençant à déboutonner délicatement ma petite robe beige en dentelle que j’ai achetée pour le mariage civil. 43 Le Jasmin noir Il m’allonge sur le lit, un lit double ou presque cette fois-ci (un canapé-lit), débarrasse mon corps de tout superflu, le sien aussi, parcourt ma peau de baisers chauds… mon visage, mon cou, mes épaules, mes seins lourds de désir, mon ventre, ma taille… tellement chauds… brûlants que j’en sens l’odeur, une odeur enivrante me dilatant les narines… les pores. Sa main se glisse discrètement entre mes cuisses pour les écarter… je sens ses doigts effleurer ma moiteur, je les sens pénétrer ma pudeur, ma peur. M es yeux fermés, mon souffle coupé, à moitié consciente, je resserre mes cuisses immobilisant sa main, ses doigts. -Qu’est-ce qui se passe ? Laisse-toi aller mon amour. Je ne te ferai pas mal, dit-il d’une voix suppliante. Je relâche sa main, la pose sur ma taille, étend sur nos corps la couette qui recouvrait le lit et lui dis en le serrant contre moi : -Tu as beaucoup patienté mon amour… Je le sais… Je te demande de patienter encore quelques semaines. Le mariage aura lieu en août… -Non, tu plaisantes ! me dit-il en se dégageant de mes bras. Le mariage a déjà eu lieu… on vient de se marier… tu es M a femme ! Je ne comprends pas ! -Ne t’énerve pas mon bébé, s’il te plait ! J’ai besoin du consentement de mes parents… Il faut que le mariage soit célébré en Tunisie. Il allume la télé et me tourne le dos… C’était notre nuit de noces. 44 Le Jasmin noir 14 La fête a eu lieu en août. Nous sommes mari et femme devant la planète entière… sauf entre nous… Après la fête, mes cuisses n’acceptent pas de s’ouvrir… Je l’aime, chaque fibre en moi l’aime, le désire… M es sourdes cuisses l’ignorent. Ouvre-toi, donne-toi… offre-toi… Tu en as envie… Tu en as rêvé toutes ces années… M es cuisses finissent par s’écarter… son sexe raide, engorgé de désir accumulé depuis des années essaie de se frayer un chemin… mon ventre refuse l’accès. Je suis cadenassée… j’ai mal… très mal. Sors de ma tête, sors de mon corps… Je le vois à travers mes larmes qui brouillent les traits de son visage. Il essaie vainement, désespérément de me posséder… Il finit par renoncer… s’affaler lourdement sur le lit… dessiner un sourire fatigué sur ses lèvres en me disant : « Tu es très crispée mon amour ! C’est normal de l’être après toutes ces années… Ne t’inquiète pas ! On finira par faire l’amour comme des fous… C’est juste une histoire de temps. » Il m’embrasse tendrement en essuyant mes larmes silencieuses, me serre fort contre lui et s’endort apaisé par ses propres paroles quelques minutes après. M oi, je ne ferme pas les yeux… toute la nuit, je fixe mes fantômes accrochés au plafond, menant leur interminable danse satanique. Nous voilà mariés depuis un an, amoureux depuis cinq ans, frustrés depuis une éternité. J’ai toujours aussi mal… je suis toujours aussi fermée… il est toujours aussi patient. Nos rapports intimes se limitent à des baisers, des caresses, des tendresses, toujours aussi intenses, chauds, passionnés… insuffisants. Tout va bien jusqu’au moment fatidique où son sexe essaie de se loger dans le mien. M a vulve se dessèche, mes cuisses se resserrent, tous les muscles de mon corps se contractent… je ne contrôle plus rien… je sue, je suffoque, je tremble, je pleure… Je te vois, oui toi ! Je te vois au-dessus de moi… je sens ton souffle me brûler la peau… les intestins, les os… J’ai décidé de parler… Je ne l’ai pas décidé… une force extérieure l’a décidé à ma place. Le hasard a fait qu’après l’échec de notre dernier accouplement, copulation, coït… qu’est-ce que c’est beau… qu’après l’échec de la concrétisation de nos désirs, nous nous sommes mis à suivre l’une des émissions morbides conçue autour des malheurs des gens… Nous avons allumé la télé au moment où une fille âgée d’une trentaine d’années avait commencé son témoignage… C’est de moi qu’elle parlait. Je n’ai pas pu retenir mes larmes… mes sanglots… « Qu’est-ce qu’il y a mon amour ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Ce n’est pas parce 45 Le Jasmin noir que nous avons eu du mal cette fois ?! Tu verras que tout finira par s’arranger. On ira voir un médecin si tu veux et tout rentrera dans l’ordre. Ne pleure pas. Je t’aime. Nous nous aimons… C’est tout ce qui compte ! N’est-ce pas ? ». Sa voix venait d’une autre planète… J’ai serré mon drap autour de moi comme s’il allait s’enfuir, puis, je me suis entendue dire : « C’est mon histoire… cette fille est en train de raconter mon histoire… J’ai été violée quand j’avais huit ans… ». Pas un mot. J’ai senti de chaudes larmes couler sur mon épaule puis le long de mon dos quand il m’a prise dans ses bras. Tu vois plus clair maintenant ?! Tu te souviens de moi, ou bien veux-tu que je te rafraîchisse la mémoire ? Il y a vingt ans, j’étais une enfant… une enfant de huit ans… On est bien enfant à huit ans ?! M es parents avaient engagé une équipe d’ouvriers pour effectuer les derniers travaux de la construction de notre maison. Tu avais la vingtaine. Tu étais notre voisin. Un mur séparait nos deux maisons. Tu as demandé à mon père d’intégrer l’équipe d’ouvriers pour te faire un peu d’argent de poche pendant les vacances d’été. Tu étais étudiant. Connaissant ton sérieux et aussi par amitié pour tes parents, il a accepté… il a accepté que tu t’introduises chez nous… chez moi. Je t’aimais bien… Je me souviens que tu me faisais rire, que tu m’offrais des bonbons, que tu me prenais sur tes épaules et que tu me faisais tourner en imitant le bruit de l’avion… que tu mangeais souvent avec nous, autour de la même table… comme si tu faisais partie de la famille… alors que les autres ouvriers mangeaient ensemble dans le garage… Je me souviens qu’un jour, maman m’a demandé de te monter un plateau. Tu terminais la peinture de la seule pièce supérieure de notre maison… Tu as pris le plateau, tu l’as posé par terre. Puis, tu m’as demandé d’une voix différente qui continue à résonner, aujourd’hui, dans ma tête : « Qu’est-ce qu’elle fait ta maman ? ». Je t’ai répondu qu’elle était en train de faire le ménage en bas et que, comme on allait déjeuner tard, elle t’a envoyé un sandwich pour te faire patienter. Tu as fermé la porte, tu m’as prise dans tes bras… J’étais heureuse… Je t’adorais… Tu t’es assis par terre, en tailleur… moi, toujours dans tes bras, allongée sur tes genoux… tu as déboutonné ma jupe d’une seule main… c’était une jupe en carreaux de daim marron et beige, avec des boutons métalliques. J’aimais la mettre parce que maman avait la même...Tu as enlevé ma culotte… écarté mes cuisses… plongé ta tête au milieu… j’ai senti ta langue chatouiller puis sucer mon entre-cuisses. Tu l’as fait longtemps… J’étais immobilisée, paralysée… Je ne sais pas si j’avais envie de bouger. C’était un jeu entre nous… un nouveau jeu… rien de douloureux… rien de grave. Tu m’aimais, tu ne pouvais pas 46 Le Jasmin noir me faire mal… ensuite, tu m’as allongée par terre… je croyais que tu allais me chatouiller… tu t’es allongé au-dessus de mon petit corps… tu étais lourd… tu sentais fort la peinture… après… plus rien, mon cerveau refuse de se souvenir… un trou noir… aussi noir que mon existence… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … .. ………………… ………… …………… ………… …………… ………… … … … … … … … … ... ………………… ………… …………… ………… …………… ………… … … … … … … … … ... ………………… ………… …………… ………… …………… ………… … … … … … … … … ... Qu’est-ce que tu m’as fait ? Pourquoi l’as-tu fait ? Je te plaisais ? Les formes généreuses de mes huit ans t’avaient excité ? M es seins plats, mes fesses et mes cuisses décharnées t’avaient mis l’eau à la bouche ? Ou bien, voulais-tu juste te prouver que tu étais un mâle, un homme, que tu étais viril… aussi viril qu’un chien ? Voulais-tu découvrir ce que c’était que pénétrer, enfoncer, déchirer ? As-tu éprouvé du plaisir ? As-tu joui en moi ?… … … Je ne me souviens de rien ! Tu m’as volé jusqu’à ma mémoire… prends-là entièrement et sors de ma tête ! Sors de mon corps ! Tu m’as salie à jamais, tu m’as cassée, brisée, mise en morceaux, en miettes, réduite à néant… je ne le savais pas encore mais je ne tarderai pas à le savoir… Après le trou noir, la voix de maman me ramène à la vie, à ma nouvelle vie : « Descends le plateau et viens aider maman ma puce ! Laisse M … … . travailler ! » Comment ai-je fait pour remettre ma culotte, boutonner ma jupe ? Tu m’as aidée ? Ai-je saigné ? Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien… M es parents n’ont rien vu. Je n’ai rien dit. Tu m’as demandé de garder ce jeu secret entre nous… C’était notre secret… Je l’ai bien gardé au fond de mon être une vingtaine d’années… désolée, je viens de te trahir, de rompre le pacte, et de tout dévoiler. Alors, dis-moi ? Tu te souviens de moi maintenant ? Tu comprends pourquoi je t’écris ? 47 Le Jasmin noir Deuxième lettre 48 Le Jasmin noir 1 Te voilà deux ans sans nouvelles ! M e revoilà en train de t’écrire ! Je croyais t’avoir tué en te faisant sortir de ma boîte à reliques !… Je croyais t’avoir fait brûler ! Je me suis trompée… toujours assis sur mon cœur comme une braise me consumant jour après jour, année après année… Aujourd’hui, j’ai trente ans. Je suis femme. Je ne suis plus la même… du moins en apparence. M es anciens amis ont du mal à me reconnaître. J’ai perdu huit kilos, je me suis coupé les cheveux plus court, quasiment la même coupe que j’avais quand j’étais enfant. Je les ai teints en plus foncé, je m’habille d’une façon de plus en plus féminine, voire provocante… je ne néglige aucun détail : robes moulantes, talons, parfum, maquillage, bijoux, lentilles… tous les accessoires nécessaires pour me déguiser en femme – excepté mes ongles, le seul atout féminin que je n’arrive pas à mettre de mon côté. J’ai des petites mains anodines. Depuis mes huit-neuf ans, je me suis mise à m’arracher les ongles de mes dents. Aujourd’hui je ne les arrache plus mais je les coupe très court – Je les ferai pousser quand je serai prête à te démembrer de mes griffes. Laisse-moi le temps de développer mes mœurs carnassières ! – Je ne passe presque jamais inaperçue… les regards admiratifs ou affamés des hommes me rendent chaque jour plus femme… En me regardant dans la glace, même moi j’ai du mal à me reconnaître… à reconnaître l’adolescente que j’étais… cheveux longs, toujours négligemment réunis en boule derrière ma tête, jeans, large sweat-shirt, baskets, lunettes par moments… je ne me trouvais pas belle, pourtant les garçons m’ont toujours tourné autour… plus je les repoussais plus ils me trouvaient attirante… la nature m’a très tôt donné un corps de femme… ta nature… J’ai vite pris conscience de mes formes que j’ai aussitôt cherché à dissimuler le plus possible. A quatorze ans, les garçons de plus de vingt ans cherchaient à me conquérir… à huit ans aussi ! Jusqu’à mes vingt-deux ans, personne n’a jamais réussi à me prendre un seul baiser… je te l’ai déjà dit… j’ai toujours été inaccessible… tu m’as appris à être inaccessible, je t’en serai reconnaissante jusqu’à la fin de mes jours. C’est après la rupture de mes fiançailles cauchemardesques et surtout en arrivant en France que j’ai commencé à vouloir changer… à vouloir plaire… notamment quand je l’ai 49 Le Jasmin noir rencontré… mon amour… mon mari… Je voulais être la plus belle à ses yeux, je l’enflammais… mais sans jamais éteindre son feu… maintenant je ne l’enflamme plus pourtant, je fais tout pour le ramener à moi… maintenant il ne voit plus en moi qu’une femme violée, maintenant, il a peur de moi, peur pour moi, peur de ma peur, peur de me faire mal, peur de me faire pleurer, peur de me violer. Il n’ose plus me toucher. En deux ans, nous avons dû essayer de faire l’amour une dizaine de fois… où tu étais toujours présent dans ses yeux et dans les miens… t’interposant entre nos deux corps et âmes, les empêchant de s’unir. Bodys résille, guêpières, nuisettes, dentelle, mousseline, bas, bottes, gants, musique, bougies, encens… toute une mise en scène à chaque fois… et le résultat est toujours le même… déception, désespoir, abattement… Petit à petit, même les caresses se sont amenuisées… Pourtant mon corps est là, plus présent que jamais, s’exposant à l’infini, explosant dans son intimité secrète… douloureusement secrète. Pourquoi ne fait-il plus rien pour moi ? Pourquoi ne me prend-il pas par la main pour m’emmener voir un spécialiste, un psychiatre, un thérapeute, un sexologue ?… Pourquoi ne me pose-t-il jamais de questions sur mon passé, sur mon viol, sur ma douleur ? Pourquoi cette histoire s’est-elle transformée en tabou, alors qu’il n’y a jamais eu de tabou entre nous ? Estce qu’il m’en veut d’avoir été meurtrie, d’avoir été souillée ? Est-ce parce qu’il s’identifie à moi et qu’il a du mal à voir en face ma souffrance, sa propre souffrance impuissante ? Auraisje dû me taire jusqu’à la fin, te garder secret comme je te l’avais promis ? NON ! J’ai eu raison de t’avoir sorti de mon ventre ! J’ai eu raison de t’avoir expulsé de mes entrailles quoi qu’il en pense ! Je ne regrette rien… excepté mon silence et le sien, surtout le sien. Depuis deux ans, nous sommes devenus un couple d’amis… les meilleurs amis du monde… Nous faisons tout ensemble, voyages, balades, sport, cinéma, mais surtout musique. Nous avons conçu un spectacle en duo, voix-violoncelle. Nous avons réussi à décrocher quelques dates en France et en Tunisie… La musique… Je me demande ce que je serai sans musique. Rien certainement. Je ne suis moi-même que sur scène… je n’arrive à me libérer de mon passé, mes monstres, mes ténèbres, à me décharger de mes peurs, ma haine, mon angoisse, à communiquer mon amour, ma passion, à embrasser l’infini que sur scène… Quand je chante, je suis plus nue que la nudité… transparente, légère, vaporeuse… Quand je chante, je sais ce qu’est l’extase, l’orgasme dont tu m’as privée. Sur scène, nous nous aimons, nous nous caressons, nous nous offrons complètement l’un à l’autre, nous nous enlaçons, nous 50 Le Jasmin noir fusionnons, nous nous emmêlons, nous mélangeons nos salives et sueurs, nous faisons l’amour comme nous n’avons jamais réussi à le faire. Sur scène tu disparais, tu n’es plus. La vie n’est malheureusement pas un spectacle permanent. Comment fait-il pour vivre sans sexe ? Vit-il vraiment sans sexe ou bien a-t-il quelqu’un d’autre dans sa vie ? Nous sommes ensemble depuis six ans... Six ans sans plaisir – à part les quelques caresses échangées au début – est-ce possible ? Et moi ? C’est différent. Tu m’as habituée à étouffer mes désirs… mais j’ai de plus en plus de mal à le faire maintenant. Nos étreintes, bien qu’évanescentes et lointaines avaient fait ressusciter ma féminité, mes envies… Comment je fais ? Je me caresse. Plus de détails ? Je me déshabille devant le grand miroir dans la cuisine, je m’assois sur la chaise… je l’imagine m’embrassant, effleurant mes seins du bout de ses lèvres, puis les pétrissant, les léchant… je l’imagine promenant sa langue et ses doigts sur mon ventre… ma taille… mes fesses… entre mes cuisses que j’écarte… je me caresse et je gémis tout en l’imaginant chuchotant que je suis belle et qu’il a toujours envie de moi, de ma peau, de mes odeurs comme au premier jour. Pourquoi ne recommençons-nous pas à nous enlacer comme au début ? Pourquoi ? J’en ai tellement envie ! Le prétexte de la religion est tombé et tu t’es interposé entre nous comme un mur inébranlable, voilà pourquoi. Je veux te démolir pierre après pierre, puis écraser les pierres et disséminer définitivement les graines dans la mer. 51 Le Jasmin noir 2 Il est parti. Il m’a laissée six mois, seule avec toi… ou presque seule. Il est rentré dans son pays natal pour pouvoir se documenter pour sa thèse de doctorat. Il travaille sur une ancienne tradition musicale mystique pratiquée depuis des siècles dans cette région. Pourquoi m’a-t-il laissée ? J’ai besoin de lui pour vivre ! Il le sait et il m’a abandonnée ! Je lui en veux une fois de plus ! … M ais qu’est-ce que j’attends de lui ? Qu’il renonce à tout pour moi ? Sexe, études et quoi d’autre ? Je l’étouffe peut-être ! Il a besoin de respirer, de prendre du recul. Cette séparation va renforcer notre amour, va attiser nos désirs… Et s’il m’oubliait ? S’il rencontrait quelqu’un là-bas et renonçait à moi ? … Non ! C’est impossible ! Il m’aime ! je sais qu’il m’aime ! Nous sommes toujours aussi amoureux l’un de l’autre, aussi complices malgré nos problèmes, notre problème, malgré toi ! Les quatre premiers mois étaient infernaux. J’ai repris mon voyage souterrain avec toi ! Emmurée dans mes obscures pensées et souvenirs, je consommais douloureusement ma solitude. Les messages électroniques étaient notre seul moyen de communication quand Internet fonctionnait, les appels téléphoniques coûtant très cher. Il me racontait ses aventures dans son autre pays, ses rencontres… Il a réussi à retrouver certains de ses amis d’enfance. Il en était très content… et moi aussi… contente pour lui sans pouvoir arrêter de lui en vouloir… Ses recherches avançaient bien. Il a pu recueillir des témoignages d’une inestimable valeur… fière de lui sans réussir à arrêter de lui en vouloir… lui en vouloir de m’avoir laissée seule avec toi, de m’avoir livrée à mes frayeurs, à mes douleurs… toujours rien concernant notre relation, concernant notre histoire, mon histoire… comme si j’avais tout imaginé, inventé. Au bout du quatrième mois, j’ai décidé de sortir de ma prison… je suis ma prison… tu es ma prison… il est devenu ma prison à cause de son mutisme, son inertie, son départ aussi… J’ai décidé d’aller seule au cinéma – j’y allais tout le temps avec lui –, de faire seule mon sport – j’ai complètement déserté les cours depuis son départ –, d’assister seule à des concerts… quatre mois sans musique… Un soir, je me suis habillée en femme… robe noire moulante fendue sur les côtés, bottes à hauts talons, bas en voile, petite veste noire… Je suis allée à l’Institut du Monde 52 Le Jasmin noir Arabe pour assister à l’un des spectacles de son festival annuel : un duo franco-tunisien, piano – oud. J’ai toujours adoré le oud. J’ai appris à en jouer un peu quand j’étais adolescente, mais je n’avais pas beaucoup de patience pour continuer ma formation. Je l’ai vite abandonnée pour me concentrer uniquement sur ma voix. Le piano par contre étais une découverte pour moi… LA découverte. Je le connaissais uniquement dans un contexte classique… Là, c’est un exquis mélange de musique orientale, classique, jazz… Le pianiste, quant à lui, sortait droit d’un rêve… J’étais placée au premier rang, juste face à lui. Je le voyais de profil… un grand bel homme, élégant, quarante-cinq ans environ, cheveux châtains mi-longs, épaules carrées, bras musclés sous sa chemise noire, doigts agiles… extrême sensibilité, beaucoup de retenue, mélodies oniriques… un pur moment d’extase, de jouissance confondue de tous les sens… Après le concert, j’ai décidé de l’attendre dans le hall parmi d’autres spectateurs qui veulent féliciter le duo pour le concert… Je me suis adossée à l’un des grands piliers du hall. Je ne savais pas ce que j’allais lui dire… D’habitude, c’est moi que les gens attendent à la sortie de mes concerts. Dans quelle situation vais-je me mettre ? Je ferai mieux de m’en aller, de partir sans me retourner… Trop tard… il se dirige vers moi avec un grand sourire. Il s’est changé : jean large, pull-over, baskets. La pression et les émotions de la scène sont bien tombées. Ses traits sont plus détendus… Il paraît plus jeune que ce que je pensais… la quarantaine environ. -Bonsoir ! me dit-il d’une voix grave et calme. C’est à moi qu’il parle ? -Bonsoir ! … Bravo… C’était vraiment un excellent concert !… Vraiment ! … Beaucoup d’intensité, d’émotion… mais aussi beaucoup de retenue… La technique n’a pas pris le dessus sur la sincérité et l’expressivité du jeu… intense, exalté traversé par des excès frénétiques et des accalmies soyeuses… M usique énigmatique, poétique, exigeante au charme suspendu… Votre complicité était palpable dans chacune des notes jouées ! Il va falloir que je me taise ! Son sourire vertigineux dévoile peut-être sa moquerie. -M erci à vous de vous être déplacée malgré ce froid qui ne donne pas envie de quitter ses couvertures ! M erci aussi pour tous ces compliments. Vous êtes musicienne vous aussi ? -Pas exactement… je suis chanteuse… Comment l’avez-vous deviné ? -Votre émotion qui n’a pas altéré votre sens de l’observation, votre attention… Je flaire les musiciens de loin !… et puis, vous avez l’apparence d’une artiste… , rajoute-t-il en plongeant son regard dans mes yeux… Que chantez-vous ? 53 Le Jasmin noir -Je suis chanteuse orientale. Je reprends à ma manière les grands standards de la chanson orientale… Vous auriez pu assister à mon concert dans cette même salle, il y a quelques mois… -Vous êtes accompagnée par un orchestre ou un groupe réduit ? -Je chante en duo avec un violoncelle… C’est mon mari qui m’accompagne… Pourquoi suis-je toujours aussi pressée de dire à tout le monde que je suis mariée ? On dirait que je n’existe plus en dehors de mon mariage ! Pourquoi avoir prononcé cette dernière phrase ?! L’expression de son visage n’a pas changé après ma stupide déclaration injustifiée. -Issam, viens, je te présente une chanteuse orientale. Voici mon cher ami et partenaire, Issam. -Bonsoir, dis-je un peu embarrassée. Bravo ! Votre spectacle était vraiment réussi. -M erci, dit le jeune homme en me tendant la main. Vous êtes chanteuse ? De quelle origine ? -Je suis tunisienne. -Je m’en doutais. Nous sommes compatriotes alors ! De quelle région en Tunisie êtes-vous ? -De Sfax. Et vous ? -De Sousse… On va boire un verre avec les amis ? dit-il à son ami. On va bientôt nous chasser de l’Institut ! -D’accord, j’arrive. Vous venez avec nous ? On va pouvoir continuer notre discussion tranquillement ! -Je ne sais pas… J’ai peur de rater le dernier métro, dis-je hésitante. -Où est-ce que vous habitez ? -A Asnières. -Alors, ne vous inquiétez pas. J’habite à Courbevoie. Nous sommes voisins. Je vous raccompagne chez vous en voiture. Nous étions une dizaine de personnes. Tout le monde se connaissait. J’étais la seule intruse… Je me suis sentie un peu mal à l’aise. Nous nous sommes installés, lui et moi, face à face au fond de la table, contre le mur. -Alors, comme ça, tu sors seule le soir, sans ton mari ? Je me permets de te tutoyer. -Je ne le fais pas souvent… Mon mari est à l’étranger depuis quatre mois… Pourquoi donner autant de détails de ma vie privée à un inconnu ? Qu’est-ce qui m’arrive ? 54 Le Jasmin noir -Quatre mois ?! Si j’étais à sa place, je n’aurais jamais laissé ma femme, une si belle femme, seule ! J’ai senti le feu monter à mes joues… Heureusement mon teint méditerranéen empêche de voir ma rougeur. -Il n’avait pas le choix. Il est parti pour ses études, ses recherches… Les billets d’avion et le séjour à l’étranger coûtent cher… Au fond de moi, une voix disait « oui, il n’aurait pas dû me laisser ! Pas maintenant ! » La soirée s’est prolongée jusqu’à une heure du matin… raté, le dernier métro. Nous avons abordé beaucoup de sujets… je ne sais plus lesquels… tout est confus dans ma tête. Il m’a déposée en voiture, juste en bas de chez moi après avoir noté mon numéro de téléphone et m’avoir donné sa carte de visite. Je suis rentrée chez moi euphorique, légère… Est-ce le mojito que j’ai bu, le concert auquel j’ai assisté ou bien le mystérieux pianiste que j’ai rencontré ?… Un quart d’heure après, au moment où je m’apprêtais à m’allonger sur mon grand lit vide, j’ai reçu un message sur mon téléphone portable : « J’ai vu dans tes beaux yeux saisissants des paysages que je n’avais jamais explorés. J’espère avoir l’occasion de les revisiter. M erci pour ces moments d’exception. Fais de beaux rêves belle princesse. » Faut-il répondre ? Que dois-je écrire ? « Bonne nuit », « Tes yeux, ton sourire et ton talent m’ont également éblouie », « Oublie mes yeux ! Il n’y a rien à explorer dedans. Laisse-moi tranquille ! » Finalement, je n’ai pas répondu. J’ai préféré me taire et prendre un peu de recul. L’émotion que m’a procurée le concert m’empêche de voir clair… Où es-tu mon amour, mon bébé ? Que fais-tu loin de moi ? Reviens vite ! J’ai besoin de toi, si tu savais à quel point. J’ai besoin que tu me prennes dans tes bras, que tu me caresses les cheveux et que tu me dises que tu m’aimes ! Je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne au monde. Reviens ! Je déteste dormir seule la nuit, je déteste l’obscurité s’emparant de mon être, de mes sens. Cette soirée a refusé de quitter mon esprit une semaine plus tard. J’ai finalement décidé d’appeler mon mystérieux pianiste. 55 Le Jasmin noir -Bonjour ! Enfin tu t’es décidée à m’appeler ? -Comment vas-tu ? Je ne te dérange pas ? -Pas du tout. Je suis en Belgique pour un concert. Je rentre demain. On dîne ensemble ? -Quand ? -Demain. -D’accord… si tu veux… M ais tu seras fatigué. -J’aurai le temps de me reposer l’après-midi. -Tu proposes quel restaurant ? -Je te propose de passer te chercher devant chez toi vers dix-neuf heures trente. Je prépare bien les crêpes… On mangera chez moi… On pourra faire quelques essais voix-piano après le dîner… Je n’ai toujours pas entendu ta voix. -D’accord ! Dix-neuf heures trente, devant chez moi. A demain et bon concert ! Qu’est-ce que je suis en train de faire ? J’ai accepté d’aller dîner chez un homme que je connais à peine… que je ne connais pas ! Ce comportement ne me ressemble pas. Pourquoi mon cœur frémit-il de la sorte ? Je suis malade… 56 Le Jasmin noir 3 Dix-neuf heures trente. Je suis prête. J’ai longtemps hésité sur ma façon de m’habiller. J’ai finalement opté pour un pantalon gris en laine, un petit haut noir et des bottines à talons… J’ai mis de côté mes robes et mes jupes… Il ne faut pas qu’il pense que je cherche à le provoquer… Je ne cherche rien du tout… juste un peu de compagnie. -Bonsoir ! dit-il avec un grand sourire. Quelle élégance mademoiselle ! Pardon… M adame. -Bonsoir !… M erci… toi aussi, tu es très élégant. -Direction Courbevoie ? -Si tu tiens toujours à te fatiguer à faire des crêpes ! Nous voilà chez lui… un bel appartement… spacieux, parfaitement rangé et propre… plusieurs masques et tapis africains décoraient les murs… un piano droit au fond du séjour… le portrait d’une enfant d’une dizaine d’année accroché au-dessus du piano… des disques partout… M algré moi, mes yeux cherchent des empreintes féminines… Quelque chose me dit qu’il habite seul ici. Il m’aide à ôter ma veste, l’accroche au portemanteau et vient s’asseoir à côté de moi… très près… sur le canapé. « Comment vas-tu belle princesse ? J’espère ne t’avoir mis aucune pression en t’invitant à venir chez moi. J’ai voulu qu’on soit dans un cadre plus intime, loin des regards indiscrets… Fais comme chez toi ! »,… tellement près que son souffle régulier parfumé de menthe caresse mon visage… L’appellation « belle princesse » me fait sourire. Je réponds en fuyant son regard pénétrant : « Je vais… bien, merci. ». Il me prend la main dans ses mains chaudes. « Détends-toi princesse ! Je ne vais pas te manger ! J’ai juste envie de te connaître ! ». La sensation de ses mains sur ma peau fait bouillir le sang dans mes veines… Je reprends ma main et me lève pour faire un tour dans la pièce. « C’est ma fille, ditil en suivant mon regard qui se fixe sur le portrait au-dessus du piano. Elle a dix ans… Elle vit chez sa maman depuis notre divorce… j’ai sa garde un week-end sur deux… » J’aperçois un regard différent… le séducteur s’éclipse pour laisser transparaître le papa tendre, fier… blessé… beau. Je m’installe de nouveau sur le canapé. « Elle est très belle ! Tiens, je t’ai ramené cette maquette. L’enregistrement n’est pas excellent mais tu pourras quand même avoir une idée sur ma voix et mon univers musical. » Il prend le boîtier délicatement dans ses 57 Le Jasmin noir mains et examine un moment ma photo couvrant le dessus. « Tu es vraiment belle… une vraie princesse ! » Ce genre de remarque, censé me flatter, m’a toujours gênée. « Je suis belle ! Je n’ai aucun mérite ! »… Pourquoi cette agressivité ? Il a juste voulu me complimenter. Imperturbable, il répond toujours aussi calmement : « Tu as évidemment beaucoup de mérite ! Les belles femmes, il y en a partout… mais toi, tu es différente. Il est vrai que la nature t’a bien gâtée… je ne peux pas le nier, dit-il malicieusement avant de changer de ton, mais cette plastique aurait été terne sans la profondeur de ton regard, sans cette sensibilité à fleur de peau, sans ce beau sourire mélancolique… Tu es triste princesse… tu n’es pas heureuse. Je me trompe ? » Une fois de plus, les mots restent coincés dans ma gorge, refusent de trouver leur chemin vers mes lèvres. Après un moment interminable d’hésitation, je me lève en disant, presque joyeusement : « Allons préparer les crêpes ! M es intestins se plaignent déjà ! Je commence à avoir faim ! » Dans la cuisine, je m’assois sur une chaise pendant la préparation du dîner. De ses gestes communs se dégage une grâce étonnante. -Tu as l’air attiré par l’Afrique. -Et par les Africaines ! dit-il avec un sourire espiègle. J’ai joué plusieurs fois en Afrique, notamment au M ali avec une grande chanteuse très célèbre là-bas. Je garde de très beaux souvenirs de cette période. C’est là-bas que j’ai connu mon ex-femme. -Elle est malienne ? -Non, elle est française. Elle est hôtesse de l’air. Nous nous sommes connus à bord… Nous nous sommes mariés un an après… Nous avons divorcé après cinq ans de vie conjugale… -Tu m’as l’air triste ! Tu regrettes ce divorce ?… Excuse-moi. Je ne voulais pas être indiscrète. Tu n’es pas obligé de répondre. -Ne t’inquiète pas, je n’ai rien à cacher… Non, je ne regrette pas d’avoir divorcé. Il le fallait parce que nous ne nous entendions plus. Il faut savoir se quitter. Des fois, il n’y a pas d’autres solutions… C’est mieux que de se faire du mal… Et toi, tu es heureuse dans ton couple ? Sa question m’a transpercé le corps. Je n’ai aucune envie de répondre… Je ne sais pas quoi répondre… Suis-je heureuse dans mon couple ? -J’aime mon mari, même si tout n’est pas toujours rose… C’est bientôt prêt ? Tu m’affames ! -C’est fait exprès princesse !… Tu m’affames aussi… Désolé ! Ne m’en veux pas ! Je ne voulais pas être lourd ! M ais j’avoue que tu m’attires beaucoup… Je n’y peux rien. Cette semaine qui vient de s’écouler, je n’ai fait que penser à toi… Je sais que tu es mariée… Je ne 58 Le Jasmin noir veux pas être une source d’ennui pour toi… mais quelque chose me dit que tu n’es pas heureuse… Je me trompe peut-être. Après le dîner, il insère mon disque dans le lecteur et se réinstalle sur le canapé, à côt é de moi. Complètement absorbé par la musique, il ne recommence aucune tentative d’approche. Assise à quelques centimètres de lui, je le sens disparaître progressivement, se dissoudre dans l’air joué par le violoncelle… le violoncelle de mon amour… Tu me manques mon amour… Je ne peux être heureuse qu’avec toi, contre toi… ma vie est inenvisageable sans ta présence. REVIENS ! -Je ne m’attendais pas à ce que je viens d’écouter. C’est une vraie surprise ! Quand tu chantes, tu as une voix tellement différente de ta voix quand tu parles… plus grave, plus profonde, plus mûre… -Donc, j’en conclue que ma voix parlée est superficielle, légère… , dis-je en souriant. -Non princesse. Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Tu as une belle voix quand tu parles, mais, tes deux voix sont très différentes. J’ai l’impression d’avoir écouté une chanteuse de cinquante ans… une femme de forte corpulence, d’un certain âge avec une histoire… beaucoup de souffrance… -Et qui te dit que je n’ai pas d’histoire ? -Je n’en doute pas ! Je n’arrête pas de commettre des bévues ! Excuse-moi princesse ! Tu es si jeune, tu as une voix pleine d’énergie, de vie quand tu parles… mais quand tu chantes… -Je plaisante ! Ne t’inquiète pas, je comprends ce que tu veux dire. D’ailleurs, tu n’es pas le premier à m’avoir fait cette remarque. En réalité, je suis une vieille déguisée en jeune, dis-je en riant. -Ton rire est un vrai rayon de soleil princesse. Deux femmes cohabitent en toi : une jeune, joyeuse, lumineuse, pleine d’enthousiasme et une deuxième mature, triste, sombre, grave… Tu es à la fois proche et insaisissable, présente et évanescente, douce et primitive… -Oui… je suis femme des cavernes ! -Je voulais dire sauvage… -Tu t’enfonces de plus en plus : primitive, sauvage, vieille, sombre, schizophrène… -J’ai hâte de connaître toutes ces femmes qui te constituent… Tant de beauté saupoudrée de paradoxe et de mystère… -Arrête ! Si tu me jouais quelques chose ! 59 Le Jasmin noir Tout en écoutant sa mélodie et son jeu sublimes, volontairement grinçants, inquiétants, excentriques par moments, je n’ai pas pu m’empêcher de ruminer ses propos : il voit en moi plusieurs femmes… Quelle supercherie ! Je ne suis pourtant que l’ombre errante d’un semblant de femme… Je suis une enfant qui a oublié de grandir… Tu sais de quoi je parle ?!… une enfant de huit ans enfouie au fond d’une femme de trente ans… Grâce à toi je n’ai pas vieilli. Je suis immobile, inerte au milieu du temps et de l’espace, un point mort, un chiffre taciturne au cœur des ténèbres. J’ai envie de vieillir… besoin de vieillir… de sortir du cœur de l'indéchiffrable, de l’ineffable… sortir de moi-même, des oubliettes glaciales de mon corps… Je croyais avoir mis le pieds dehors… Je croyais avoir entamé mon évasion de mon poids, de ton poids… Je n’ai fait que m’y enliser un peu plus chaque jour. 60 Le Jasmin noir 4 « Je ne suis pas une femme normale ! », dis-je à mon mystérieux pianiste, quelques rencontres après notre premier rendez-vous. Nous buvions un verre sur la terrasse du club de jazz Le baiser salé, aux Halles. Il y jouait ce soir-là à l’occasion de la sortie de son troisième disque. J’ai décidé de lui révéler ma vérité comme si je ne pouvais plus la garder pour moi depuis le jour où je l’ai dévoilée une première fois. -Que veux-tu dire par nor-ma-le princesse ? Je sais bien que tu ne l’es pas. Tu es une femme exceptionnelle, dit-il en souriant. -J’ai été violée quand j’étais enfant ! Excuse-moi de te l’annoncer si abruptement. J’ai fixé son regard pour voir sa réaction, la réaction du deuxième récepteur de mon essence. Ses yeux ont cligné une fois mais l’expression de son visage n’a pas changé. Il est resté le même, presque impassible. Puis, il m’a tendu la main au-dessus de la table. Je lui ai abandonné la mienne sans réfléchir. -Je suis désolé, vraiment désolé princesse. Quand est-ce qu’on a abusé de toi ? -Quand j’avais huit ans. -Huit ans !!! Ce n’est pas quelqu’un de la famille ? -Non, c’était un voisin...un ouvrier… Il faisait des travaux chez nous. -Tu te souviens de l’acte princesse ? Ne réponds pas si tu n’as pas envie. -Je me souviens de tous les détails comme si c’était hier. TOUS les détails ! La situation, le lieu, la manière dont j’étais habillée… Tout, sauf la… pénétration. Excuse-moi, moi aussi je le trouve horrible ce mot, mais pas aussi horrible que l’acte. -Ton mari est au courant ? -Au courant depuis deux ans… J’en ai parlé pour la première fois de ma vie, après vingt ans de silence… Je n’aurais peut-être pas dû le faire. Il a changé… Il n’est plus le même… Il n’ose plus me toucher. J’ai brisé mon image à cause de cet aveu. -Non princesse ! Tu ne dois pas regretter de lui avoir parlé de ton problème. C’est ce qu’il fallait faire. Tu avais raison de sortir de ton silence. On ne peut pas vivre avec un tel poids toute sa vie, me dit-il en me caressant tendrement la main tout en la pressent fort de temps en temps. Tu n’en as même pas parlé à ta famille ? Ta mère ? -Non, ni ma mère, ni mon père, ni ma sœur. Je n’en ai même pas parlé à moi-même. J’avais du mal à me l’avouer. J’y pensais toutes les nuits, depuis des lustres, mais je me mentais en 61 Le Jasmin noir me disant que c’était un mauvais rêve, une hallucination, une affabulation… Plus j’essayais d’éloigner ces images de mon esprit, plus elles revenaient… intenses, insistantes… Je ne pourrai jamais en parler à mes parents. Ils vont penser que c’était de leur faute… Ils vont culpabiliser parce qu’ils n’avaient rien vu. Je ne peux pas leur faire subir cette lourde infamie… -Je comprends ! M erci princesse de m’en avoir parlé… même si ton aveu ne me surprend pas vraiment. Le peu que je connais de toi m’a déjà mis sur la piste… -Comment as-tu pu deviner une chose pareille ? C’est écrit sur mon visage ? dis-je étonnée. -Non princesse ! Rassure-toi ! Rien n’est écrit sur ton visage à part ta beauté, ta sensibilité, ton charme… M ais certains signaux m’ont averti. Ta façon de t’habiller contrastant avec ta pudeur dévoile ton rapport particulier à ton corps… la façon dont tu as réagi quand je t’ai dit que je te trouvais belle… ton émotion, ta souffrance quand tu chantes… ton regard blessé… M a sœur a été violée à huit ans, comme toi… -Elle a quel âge aujourd’hui ? -Deux ans de moins que moi, quarante ans… Et elle s’en est sortie… C’était très dur… Il faut beaucoup de volonté et de l’aide, de l’amour... Toi aussi princesse, tu dois t’en sortir. Tu es jeune… Ne laisse pas les plus belles années de ta vie filer sans réagir. Tu n’as pas cherché à consulter un spécialiste ? -Un psychiatre ? Un sexologue ? -Un psychiatre. Il faut te faire purger de tout ce mal… Tes problèmes sont uniquement psychologiques. Et ton mari, il n’a pas essayé de t’aider ? -M on mari a besoin d’aide, lui aussi. Il n’a plus envie de moi… Il ne supporte pas l’idée de mon viol. -Comment peut-on ne pas avoir envie de toi ? dit-il sérieusement cette fois-ci. Tu as tout ce qu’un homme désire. Je le pense princesse. Ne te laisse pas faire par la vie. Prends ton destin, ta vie en main… et je suis là pour toi. Tu peux compter sur moi. -M erci… chevalier ! Je t’appellerai ainsi dorénavant. -Etre votre chevalier servant est un honneur pour moi, princesse. Ses mots, bien que ne changeant rien concrètement à ma situation, m’ont apaisée, m’ont consolée, ont atténué l’amertume accumulée dans ma bouche depuis des années. J’avais besoin d’affection, de tendresse, de compréhension. J’avais besoin qu’on m’aide à regarder mon passé en face, qu’on le regarde avec moi. J’aurais aimé que mon amour, mon mari le fasse. J’aurais aimé qu’il soit aussi fort, impassible, indulgent, compatissant… selon 62 Le Jasmin noir les circonstances. J’aurais aimé qu’il réagisse autrement, qu’il soit avec moi, qu’il essaie de comprendre, qu’il me pause des questions. Aucun intérêt… ou peut-être trop d’intérêt. Je ne sais pas. Les deux derniers mois de ma solitude se sont écoulés beaucoup plus rapidement que les quatre premiers… Je n’étais plus seule. M on mystérieux pianiste, mon chevalier, était tout le temps présent. Pas un jour sans qu’il ne m’appelle ou que nous nous voyions pour dîner, parler, assister à un concert… Il a réussi à m’aider à supporter ta présence et son absence… Il m’a redonné envie d’émerger, de croire en moi, d’affronter mon inavouable malêtre...Succomber à l’appel de ses lèvres et de son corps, j’avoue y avoir pensé plusieurs fois… j’avoue avoir failli y céder. Un homme si beau, si viril, si mature, si tendre, si sensible, si bienveillant, complètement disponible… un homme qui m’accepte malgré ma plaie béante, malgré toi… M ais je suis toujours amoureuse de mon mari… Est-ce possible d’aimer deux hommes de deux façon différentes ? « Princesse, tu ne peux pas trouver en un seul homme tout ce que tu recherches. », m’a-t-il dit un jour. Je ne sais pas si c’est vrai mais je sais que j’aime celui qui est auprès de moi depuis six ans, celui qui a séché mes larmes, qui m’a consolée, m’a soutenue, celui qui m’a supportée malgré mon impuissance, mes faiblesses, mes peurs. A mon tour de supporter son profond mal-être face à mon impotence… face à la sienne. 63 Le Jasmin noir 5 Le voilà… Enfin ! M on amour, mon bébé… Six mois loin lui, loin de moi… J e l’aperçois souriant – toujours le même beau sourire puéril – derrière ses grosses valises. Sa mèche blanche sur le front… Elle est insolite cette mèche contrastant avec son visage d’enfant. -Bonjour mon amour, dit-il en me serrant fort contre lui. Tu m’as manqué. -Bonjour mon bébé. Tu as pris des couleurs ! Comment était ton voyage ? -Je suis un peu fatigué. Rentrons chez nous. Dans le taxi, nous n’échangeons quasiment aucune parole. Nos doigts entremêlés ains i que nos regards disent notre manque, notre soif. Chez nous, tout est propre, bien rangé. Depuis une semaine, je prépare son retour. J’ai acheté de nouveaux rideaux, une nouvelle parure de lit, un nouveau tapis… Je voulais commencer un nouveau chapitre avec lui… -Hummm ! Ça sent bon ! Tout est beau ! J’aime beaucoup ces nouvelles couleurs chaudes… Raconte ! Qu’est-ce que tu as fait pendant mon absence ? -C’était très dur… surtout au début. Je n’avais envie de rien faire… Et toi ? Tu t’es bien amusé ? Comment vont tes parents, tes amis ? -Je ne me suis pas beaucoup amusé. J’ai bien avancé dans mes recherches comme je te l’ai écrit. Tout le monde va bien malgré la rudesse de la vie là-bas… Je ne sais pas comment ils font pour continuer à bien aller, pour continuer à chanter, à danser, à croire en un jour meilleur. Leur existence est tellement frustrante… J’avais honte de pouvoir me payer un hôtel, m’habiller ainsi… alors qu’eux, ils crèvent… et après, on ose se plaindre de nos petits soucis insignifiants !… Tu as réussi à déposer ta thèse ? Dans ton dernier message tu m’as dit que tu t’apprêtais à le faire. -Oui, et je soutiens dans cinq semaines. J’ai retardé le dépôt pour que tu puisses assister à ma soutenance. J’ai déjà préparé mon speech. Je te le lirai. J’ai vraiment la trouille quand j’y pense… -Bravo ! Je suis fier de toi ! Ne t’inquiète pas ! Tout se passera très bien. J’ai confiance en ton travail. M oi, il me faudra encore deux ans… au moins. Et ton travail se passe bien ? -Comme d’habitude. Je travaille tous les midis à la cantine du collège et tous les mercredis dans le centre de loisirs. Je déteste ce travail… Il faut pourtant que je pense à travailler à plein 64 Le Jasmin noir temps. Ce qu’on gagne n’est pas suffisant pour vivre. Le loyer bouffe pratiquement tout mon salaire. -Non ! Ne fais pas ça, tu le regretteras ! Tu trouveras un vrai travail après l’obtention de ton doctorat… Nos projets musicaux finiront par aboutir. Un producteur finira par nous repérer. Il faut y croire. Je reprendrai mon travail tous les week-ends dans le centre d’appels… Ravi de retrouver ce travail valorisant… Tu as pu travailler un peu ta voix ? -Pas vraiment ! Tu sais que je n’aime pas répéter seule… J’ai fait la connaissance d’un pianiste magnifique. Je te ferai écouter ses disques… Il aime beaucoup ce qu’on fait… On pourra peut-être travailler ensemble. -D’accord… pourquoi pas ?! Pour l’instant, j’ai envie de prendre une douche, dit-il en se levant après avoir frôlé mes lèvres des siennes. De retour dans la pièce, il m’a trouvée allongée sur le lit avec une nouvelle guêpière noire en dentelle, des bas à lisières brodées, de nouvelles bottes… J’ai vidé mon maigre compte pour relire le désir dans ses yeux et sur son corps… et il ne m’a pas déçue. Je vois bouger sa serviette jaune attachée autour de sa taille… son sexe s’est dressé… Il me désire encore… Il a toujours envie de moi… Il arrache sa serviette, me rejoint sur le lit, se jette sur moi comme un affamé… M a guêpière ne tient pas longtemps sur mon corps. Nous n’avons pas fait l’amour… Nous n’avons même pas essayé de le faire, de peur de gâcher ces moments de retrouvailles. Nous nous sommes embrassés, enlacés, caressés fougueusement, passionnément, violemment… M on corps n’est plus un accessoire… Il vit, il respire, il bouge, il frémit, il s’ouvre, il se liquéfie de désir, de plaisir… M on intimité explose à l’infini… Je sens son sexe dur caresser mes lèvres, mon clitoris… Je le sens effleurer légèrement ma vulve trempée puis se retirer… C’est sur mon ventre qu’il déverse son liquide chaud… Tu es absent, complètement absent. 65 Le Jasmin noir 6 Les semaines suivantes étaient entièrement consacrées à la préparation de ma soutenance. Il fallait que j’apprenne mon discours par cœur pour pouvoir affronter le jury composé de quatre Professeurs, dont mon directeur de recherches. J’appréhendais extrêmement ce jour qui s’approchait précipitamment. J’avais confiance en la qualité de mon travail, « La musique féminine en Tunisie au début du XXème siècle », j’y avais mis toute ma détermination et ma fougue – mais ma hantise était d’affronter les jurés et le public. Je n’arrête pourtant pas de le faire avec un immense plaisir sur scène… chanter et écrire, c’est ainsi que j’ai appris à parler, à me taire, à parler en silence. Tu comprends pourquoi je t’écris ? J’avais aussi peur de clore ce chapitre de ma vie. Terminer mes études impliquait la fin de ma vie estudiantine, ma vie de bohème que j’aimais malgré tout… cette vie qui m’a permis de te tenir à des milliers de kilomètres loin de moi… même si tu ne m’avais jamais réellement quittée. Je n’avais aucune envie de retourner chez toi… Ne brûlons pas les étapes ! Le jour de ma soutenance est arrivé. M es parents n’ont pas pu venir. Les billets d’avion coûtent très cher. Le studio est trop exigu. Leur absence était très pesante… absents pour la deuxième fois. M ais lui, il était là, présent comme toujours… presque toujours… mon amour, mon mari, mon bébé, ma famille. Il était extrêmement anxieux pour moi. Il l’était peut-être plus que moi. « Ne sois pas têtue dans tes réponses. Défends tes idées sans perdre ton calme même si l’un des jurés cherche à te provoquer. Parle doucement. Prends le temps de réfléchir avant de répondre. Essaie de t’adresser à chacun, de les regarder dans les yeux l’un après l’autre ». M algré quelques balbutiements, quelques hésitations, quelques maladresses, la soutenance s’est très bien passée. Je suis docteur… peut-être grâce à toi. Je t’ai déjà dit que je te dois ma vie. Tout le monde était fier de moi, ma famille, sa famille et surtout lui. J’ai aperçu des larmes de joie briller dans ses yeux. Et moi ? J’étais soulagée… mais déjà angoissée. « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? », m’a interrogée mon directeur de recherches. Bonne question ! Pour fêter cet événement, nous avons organisé une collation chez ma belle-famille. J’ai invité mon chevalier qui n’a pas pu se libérer pour la soutenance. Il est venu. Nous ne 66 Le Jasmin noir nous sommes pas vus ces dernières semaines. J’étais prise par le retour de mon amour et par les préparatifs de ma soutenance… Je voulais aussi fermer la "parenthèse". C’est ainsi qu’il appelait notre relation. « Je suis une parenthèse dans ta vie. Je le sais et l’accepte. Tu peux tout me dire, je ne te jugerai jamais ma princesse. Considère cette relation comme une soupape, une échappatoire, une bouffée d’air qui te donne plus de force pour affronter ta vie. » J’avais peur qu’elle ne déborde cette parenthèse. Il m’a écrit quelques messages auxquels j’ai répondu brièvement… J’ai pourtant pensé à lui… tous les jours en culpabilisant… J’ai surtout fait un rêve de nous deux, extrêmement troublant : moi nue sur son lit, lui demandant de me faire l’amour… Il m’a fait l’amour… et je n’ai pas souffert. J’ai gémi de plaisir. C’était intense, merveilleux… tellement réel, palpable. M es gémissements m’ont réveillée… Il était là, mon mari… J’ai eu honte, tellement honte. J’ai toujours honte de ce plaisir rêvé puis fantasmé… je ne sais pas si je l’ai dit dans le bon ordre. Le voilà devant moi, non en rêve. « Félicitations princesse ! », me glisse-t-il à l’oreille. Les voilà face-à-face, mon amour et mon chevalier, tellement beaux, tellement différents, insolents dans leur altérité : un sourire pur, innocent, sincère, joyeux face à un autre sûr, vigoureux… mystérieux, impénétrable ; un visage jeune, si jeune et frais, malgré la mèche blanche, face à un visage qu’agrémentent quelques ridules autour du regard ; deux corps robustes, gracieux et deux cœurs sincères ouverts à mes peines, l’un pudique, discret, affligé, l’autre franc, direct, presque stoïque… La fête s’est prolongée jusqu’au matin. Nous avons chanté, dansé, parlé, mangé… J e les ai regardés, observés, dévorés des yeux… Suis-je devenue nymphomane ? Nymphomane virtuelle. 67 Le Jasmin noir 7 -Tu ne t’es pas occupée de moi la veille ! J’ai cherché ton regard plusieurs fois, mais il était ailleurs. Tu n’étais pas la même ! m’a-t-il dit blessé sans oser affronter mon regard. -Je suis désolée mon bébé. J’étais vraiment épuisée, vidée hier. Je ne me suis d’ailleurs occupée de personne. -Si ! Tu t’es occupée de ton pianiste et tu m’as oublié, moi ! Tu étais absorbée toute la soirée ! Il a terminé sa phrase et a caché sa tête dans ses mains pour m’empêcher de voir ses larmes que j’avais déjà aperçues. Je déteste le voir pleurer. Ses larmes me transpercent le cœur et décuplent mon amour, mon affection pour lui. -Qu’est-ce qui se passe mon bébé ? Pourquoi tu pleures ? Dis-moi ce que tu ressens et arrête de pleurer s’il te plaît ! -Quand je suis rentré de mon séjour, tu m’as dit que tu as souffert de mon absence. Tu m’as dit que nous étions un couple trop fusionnel et qu’il fallait que nous apprenions à vivre certaines choses séparément… Tes paroles m’ont fait mal… Tu ne vas pas m’abandonner ?! Je l’ai pris dans mes bras et l’ai serré de toute ma force contre moi. -Jamais mon bébé ! Jamais ! Tu m’entends ! Comment as-tu pu imaginer une chose pareille. Tu es ma vie… ma vie que j’ai choisie. Je t’aime fort… tellement fort… si tu savais à quel point… Ton absence ces derniers mois était une vraie épreuve pour moi… C’est pour cette raison que je t’ai parlé d’apprendre à faire certaines choses chacun de son côté. Je ne t’abandonnerai pour rien au monde, pour personne. PER-SONNE ! Tu as compris ? Il a plongé sa tête dans ma poitrine et m’a répondu par un petit hochement de tête comme un enfant consolé. J’ai pensé chacun des mots que j’ai prononcés. M a vie sans lui était inenvisageable. Et "mon pianiste" ? Il m’a éblouie, charmée, fascinée… Je ne peux pas le nier. M ais, c’est mon amour que j’aime. M on existence est indissociable de la sienne… C’est ce que je pensais au plus profond de moi-même… Elle s’est avérée indissociable surtout de la tienne. 68 Le Jasmin noir « Tu étais belle à tomber à la renverse, princesse ! Fatiguée, vulnérable… J’avais envie de tes lèvres… de t’embrasser, d’abuser de toi. Encore félicitations Docteur, certes le Docteur le plus sexy sur cette planète ! Quand vas-tu te décider à me guérir ? » Non ! Je ne peux plus tolérer ce genre de messages ! Je vais finir par perdre mon bébé s’il continue… si je continue. Pourquoi je culpabilise autant ? Ai-je aussi envie de ses lèvres ? C’est ce maudit rêve qui continue à me déstabiliser ! Ce n’est qu’un rêve ! M on amour est une réalité, toute ma réalité. C’est lui qui a toujours été là pour moi… qui m’a acceptée, m’a supportée, m’a soutenue malgré ce que je suis… une pseudo-femme… c’est lui qui m’a sauvée de tes griffes… Je les sens pourtant toujours enfoncées dans ma chair… envie de te les arracher quitte à arracher ma peau avec. « M on chevalier, notre relation, malgré sa virtualité, me fait culpabiliser. Je me sens mal. J’aime mon mari. J’avoue ressentir quelque chose pour toi mais c’est avec lui que j’ai décidé de faire ma vie. Ne m’en veux pas ! » « Pourquoi culpabiliser ? Ne t’en veux pas princesse ! Tu n’as rien fait de mal. Tu sais ? Il est quasiment impossible de trouver en un seul homme tout ce que tu recherches. Je te l’ai déjà dit. Je ne te demande pas de le quitter, même si je n’arrive pas à comprendre ce que vous faites ensemble ! Je n’ai rien contre lui, mais vous ne pouvez pas continuer à vivre ainsi, sans sexe. Excuse-moi d’être abrupt. J’ai le recul que vous n’avez pas. Libère-toi ! Vis ta vie ! Apprends à te connaître avec ou sans lui (je ne parle pas de moi) ! Tu es une belle femme, désirable, intelligente. Les regards se tournent constamment vers toi. Ne te mets pas sous cloche ! Ne gâche pas ta vie ! » Le tromper ? Je le trompe déjà de ma pensée, malgré moi ! Le quitter ? Impossible ! Inimaginable ! Autant quitter ma vie. J’ai besoin de lui, de sa présence, de son amour, de sa tendresse, de son soutien… Il a aussi besoin de moi. Je suis tout pour lui. Il me l’a dit plusieurs fois. « Je t’aime plus que tout au monde… plus que ma famille, que mes parents ! S’il t’arrive quelque chose un jour, j’en mourrais… je n’hésiterais pas à me tuer ! » L’idée de me perdre un jour le terrifiait… L’idée de le perdre me terrifiait aussi… Elle me terrifie toujours ! Nous sommes inséparables, indissociables, consubstantiels comme si nous étions une seule et même âme dans deux corps...J’aimerais tant que nos corps se dissolvent l’un dans l’autre, à jamais. Au-delà de notre amour, une affection inqualifiable a scellé à jamais notre 69 Le Jasmin noir couple. C’est comme si nous étions à la fois amants, amis, frère et sœurs, fils et mère… comme si je l’avais moi-même mis au monde, comme s’il était sorti de mon ventre et que j’avais du mal à l’y réintégrer. Sommes-nous devenus incestueux, même chair et même sang, à notre insu ? Depuis le jour de son retour en France je n’ai rien tenté. Il n’a rien tenté non plus. Nous nous endormions toutes les nuits l’un dans les bras de l’autre sans rien oser… J’en avais pourtant souvent envie – en avait-il envie ? – mais la peur de tout gâcher me paralysais. Elle était plus forte que toutes mes envies. Je caressais ses cheveux, sa nuque, ses épaules, son dos… Il s’abandonnait au mouvement de mes doigts et s’endormais… Souvent, je ne m’endormais que plusieurs heures après… Je pensais à ma vie, à mon couple, à mon chevalier et à toi. 70 Le Jasmin noir 8 Je suis docteur maintenant. Je vais pouvoir m’accomplir sur le plan professionnel, social et tout le reste suivra. Je suis sûre que l’étroitesse tombale de notre studio, la médiocrité de nos salaires ainsi que la pression liée aux études jouaient un rôle dans notre blocage. Le rôle principal te revient, on est d’accord. Il suffit de trouver un vrai travail à la hauteur de mon diplôme pour abandonner définitivement nos soucis. Les recherches sont engagées. Curriculum vitae, demandes, formulaires, recherches sur Internet, auprès des Rectorats, des Universités, des établissements privés… Des dizaines de dossiers sont partis en quelques semaines. -Je veux un bébé, lui dis-je un soir poussée par une pulsion incontrôlée. Il m’a regardée l’air surpris par ma demande inattendue, puis il m’a répondu avec un sourire taquin : -Tu n’as qu’à t’en acheter un ! Tu vas bientôt en avoir les moyens. -Arrête ! Je parle sérieusement ! -Je croyais être ton bébé ! Tu veux déjà me remplacer, continue-t-il joueur. -Tu seras toujours mon bébé, mais j’ai envie d’avoir notre bébé… J’ai plus de trente ans. Je ne veux pas avoir mes enfants vieille… Plus je retarde ma première grossesse, plus elle sera difficile et risquée. Tu sais qu’à partir de vingt-cinq ans, la femme devient moins fertile ? Il m’a prise dans ses bras en me disant : -Tu m’as l’air bien renseignée ! Et comment veux-tu appeler notre bout de chou ? Tu préfères une fille ou un garçon ? M oi, je veux une fille. Elle sera belle et coquine, une petite peste comme sa maman. -Si c’est une fille, on l’appellera Yasmine. Tu aimes ce prénom ? Il me rappelle notre jardin à Sfax. Je m’attendais à tout sauf à cette réaction. Il est d’accord. Je n’ai pas besoin d’argumenter, d’insister, de supplier comme pour le mariage. Il avait pourtant dit qu’il ne voulait pas d’enfants. Il en veut maintenant… Tant mieux. Notre vie commune, malgré ses failles, l’a changé… Nous allons pouvoir surmonter nos problèmes. Notre bébé va nous rapprocher… J’y crois fort ! Pour le mettre en route, il va falloir briser la glace qui s’est épaissie entre nos corps… seulement nos corps… Notre flamme va renaître. Nous avons 71 Le Jasmin noir décidé de remettre la conception du bébé au jour où je décroche mon nouveau travail. Il faudra déménager. Un enfant ne peut pas grandir dans ce trou à rats. Heureuse de mon nouveau projet, j’ai écrit à mon chevalier. J’avais envie qu’il partage mon espoir… J’ai honte de mon égoïsme, de ma maladresse impardonnable… Ecrire à un homme qui m’aime mon envie d’avoir un enfant d’un autre homme ! Il ne l’a pas dit, mais je pense, je sais qu’il m’aime. Ses messages, son intérêt pour ma vie, ses conseils, sa bienveillance, ses allusions affectives, ses déclarations sensuelles… tout laisse transparaître ce qu’il ressent pour moi. « Chevalier, j’ai décidé d’avoir un bébé. J’ai envie de devenir maman. Je pense qu’un enfant résoudra mes problèmes et me permettra de me réconcilier aussi bien avec mon corps qu’avec le monde. » Sa réponse n’a pas tardé. « Ton désir d’avoir un bébé dans de pareilles circonstances me choque. C’est une décision sérieuse qui doit émaner de l’envie profonde de deux personnes qui s’aiment. L’enfant ne résoudra pas tes problèmes de couple ! Ne prends pas une pareille décision sur un coup de tête. Réfléchis princesse. » L’envie de tomber enceinte, de porter la vie dans mon ventre puis de l’amener au monde sommeille en moi depuis des années. J’aime mon mari. M on mari m’aime. Je viens de terminer mes études et bientôt je décrocherai le travail qui me permettra de bien gagner ma vie et de trouver un meilleur logement. Pourquoi ce message ? Je l’ai peut-être blessé. Ce n’était pas intentionnel. Il compte beaucoup pour moi… Il est souvent… très souvent dans mes pensées, beaucoup plus que ce que tolère une parenthèse… Son message m’a embarrassée mais n’a affecté en rien mon envie, mon obstination… Je le sens déjà grandir en moi, le rêve, le bébé… Il grandira un peu plus chaque jour, il arrondira mon ventre, comblera mon fossé… puis, en quittant mon corps, il t’expulsera. Il tuera ta sale queue, t’en démembrera et m’en séparera à jamais. Il te tuera. 72 Le Jasmin noir 9 Des mois se sont écoulés depuis ma soutenance, des mois à attendre vainement une réponse positive. Rien. C’est la rentrée scolaire et je n’ai aucun poste. Je dois attendre la nouvelle rentrée. Tous mes projets sont suspendus… ni enfant ni logement, ni plaisir ni oubli. Complètement absorbé par sa thèse, il ne quitte plus son coin, sa chaise usée, son ordinateur allumé toute la journée, ses documents éparpillés partout. Il faut qu’il soutienne au plus tard au mois de décembre… M ême la musique est suspendue. Depuis des mois, nous n’avons fait aucun spectacle, je ne suis pas montée sur scène. Je suis en manque, complètement en manque. J’ai décidé de présenter ma démission à la mairie. Je n’ai jamais aimé mon travail en tant qu’animatrice dans les centres de lois irs, pourtant j’adore les enfants… Tu les adores aussi, comme moi, n’est-ce pas ? ! Les autres animateurs ne me supportaient pas… et je ne les supportais pas non plus (à une ou deux exceptions près). M a présence dérangeait. Je suis "surdiplômée" comme on n’arrête pas de me balancer. Ils avaient peur que je me prenne pour leur chef. J’avoue que je faisais tout pour les éviter parce que je les trouvais extrêmement superficiels et incultes. Leurs uniques centres d’intérêt étaient les marques de leurs téléphones portables ou de leurs baskets. Ils passaient la journée à prendre des pauses-cigarettes, et comme je ne fumais pas – pourtant tout en moi fume –, j’étais exclue. Les enfants étaient les cadets de leurs soucis. Je n’oublierai jamais une scène à laquelle j’avais assisté en surveillant la cantine, un midi. Un animateur se moquait d’une petite trisomique (il y avait dans cette école une classe de "retardés") en lui disant avec son accent de débile : « Toi, t’es complètement à l’ouest ! Bouffe et arrête de faire cette tête-là ! ». Son attitude m’a écœurée et je me suis promis de ne jamais confier mes enfants à ce genre de personne, le jour où j’en aurai… à ton genre de personne non plus. M ais comment peut-on savoir d’avance quelle loque humaine se cache derrière le masque de l’insignifiante banalité ? M aintenant, il va falloir que je m’en sorte. Je n’ai plus de travail – j’estime n’en avoir jamais eu – et mes parents m’en veulent parce que je n’ai pas fait de demande en Tunisie. Ils me l’avaient pourtant conseillé. J’aurais certainement décroché un poste dans l’enseignement supérieur. Ce jeune pays a besoin de toutes ses compétences pour progresser. Si tous ses enfants le fuyaient avec autant d’ingratitude, il n’avancera jamais… Je ne suis pas oublieuse, 73 Le Jasmin noir tu le sais, Tunisie de mes joies, Tunisie de mes peines… Je comprends leur point de vue, leurs inquiétudes quant à mon avenir et surtout leur envie naturelle de me retrouver. Je ne rentre chez moi que pour passer une ou deux semaines de vacances après lesquelles je m’arrache de nouveau à leurs bras. M e voilà sept ans loin d’eux… M on absence les fait souffrir. J’en suis consciente. Chacun de leurs appels, de leurs lettres me le fait sentir… Je souffre aussi de cette distance de plus en plus pesante… en silence… mais je ne me sens pas prête à revenir… et je ne sais pas si un jour je me sentirais prête. Ici, j’essaie d’apprendre à être libre, à être femme, à être moi-même – ou à cesser d’être moi-même –, à construire ma propre histoire loin de ton fantôme incolore. Là-bas, quoique l’on en dise, c’est dur d’être femme, dur d’être un individu. Je sais que je n’ai pas réussi à me réaliser pour l’instant… mais je ferai tout pour gagner. Une volonté indomptable me met en ébullition, une rage indiscernable menace ton règne. Tu gouvernes toujours ma vie… ton omnipotence continue à m’aveugler, mais plus pour longtemps… je viendrai à bout de mes peurs, je te détrônerai et ton pouvoir disparaîtra comme une quelconque bouffée de fumée. En attendant, il faut continuer à vivre. Une idée s’est imposée à mon esprit comme une évidence. Il faut que je vive de mon chant ! C’est la seule chose que je sais faire à part les études, les recherches et la rumination des souvenirs. Je veux rechanter… avec mon mystérieux pianiste. Je joue avec le feu et je le sais. Si je dois me consumer pour pouvoir te calciner, je suis prête. Que l’enfer s’abatte sur nous ! -Bébé, j’ai pensé à une solution pour nous sortir de cette situation. Je dois monter sur scène. -Tu sais que je n’ai pas le temps de répéter ni de faire des spectacles ! Je dois soutenir ma thèse au mois de décembre, déposer en novembre et je n’en vois pas encore le bout. -Je sais. Ne t’inquiète pas ! Tu vas pouvoir soutenir ta thèse et obtenir la meilleure des mentions. Je te le promets. Aie confiance en toi ! Ce n’est pas le moment de baisser les bras… J’ai pensé à rejouer notre programme ou bien à préparer un nouveau spectacle avec un ou d’autres musiciens en attendant que tu te libères pour moi. -Pourquoi pas ! me répondit-il surpris. Et tu as pensé à quelqu’un ? -Tu te souviens du pianiste que je t’ai présenté le jour de ma soutenance ? Je l’ai déjà vu jouer et je l’ai trouvé excellent. Je n’ai jamais chanté avec un pianiste. Il faudra certainement faire beaucoup de répétitions… Je ne lui en ai pas encore parlé. 74 Le Jasmin noir -Fais-le si tu veux ! m’a-t-il dit en replongeant sa tête dans ses documents. Si tu penses qu’il a un bon niveau et que l’expérience pourrait t’être bénéfique, vas-y, je t’y engage. Sa réaction était inattendue, une fois de plus. Il n’est plus jaloux ! Le lendemain de ma soutenance, il a pleuré parce qu’il s’est senti menacé. Il avait peur que je l’abandonne… et maintenant, il m’encourage à travailler avec la même personne qu’il redoutait… Il essaie peut-être de prendre le dessus sur ses doutes. Il doit savoir au plus profond de lui-même que je l’aime et que je ne peux pas lui faire du mal. « Chevalier, il faut que je te voie. J’ai quelque chose à te demander. » « Tu sais que tu peux tout me demander princesse ! On se voit demain en début d’après-midi si tu veux. Je passe te prendre devant chez toi à 15h. » 75 Le Jasmin noir 10 M e voilà de nouveau sur son canapé à contempler ses masques primitifs… et il os e prétendre que je suis primitive et sauvage avec de pareils masques accrochés à ses murs ! Le voilà assis à côté de moi, suivant mon regard et lisant dans mes pensées. -Alors, tu es toujours pris par tes concerts ? lui dis-je pour rompre le silence. -C’est un peu calme en ce moment. Je n’ai pas arrêté ces derniers mois. Je ne vais pas m’en plaindre. -Veux-tu qu’on travaille ensemble ? lui dis-je directement pour éviter de réfléchir à la manière dont j’allais le lui annoncer. -Tu es sérieuse ? Tu as un projet en tête ? dit-il avec intérêt sans perdre son sourire charmeur. -J’ai besoin de faire de la scène. Je suis très sérieuse. Veux-tu m’y accompagner ? -Qu’est-ce que je ne ferai pas pour être avec toi princesse ?!… Ton mari est d’accord ? Tu lui en as parlé ? Tu m’as dit qu’il n’avait pas apprécié ma présence l’autre fois. -Curieusement, il m’a immédiatement dit qu’il était d’accord. Sa première préoccupation est sa thèse, en ce moment… J’ai envie d’inverser ma démarche… de reprendre les standards de la chanson française en les orientalisant cette fois-ci. -C’est un vrai exercice princesse ! Il faudra trouver une certaine cohérence… Il ne faut pas que ce soit une fusion artificielle. Je ne sais pas si tu te rends compte de la difficulté qu’un tel travail représente. -J’en suis consciente. Toi, tu continueras à jouer à ta manière épurée. Je me chargerai d’écrire des paroles en arabe et d’apporter la dimension orientale avec ma voix et la sonorité des mots. -Ton projet me séduit… tout comme toi… Je ne te garantis pas le résultat mais je suis d’accord pour essayer. Directement, nous nous sommes mis au travail. Nous avons choisi les titres que nous allions jouer ensemble : Ne me quitte pas, Les vieux amants, Avec le temps, Les feuilles mortes, … « Que des chansons tristes princesse ? Pense à d’autres titres un peu plus joyeux ! Le public ne paie pas pour pleurer. Il faut savoir varier… Tu es pourtant quelqu’un de souriant. Tu apportes beaucoup de chaleur et de bonne humeur à ceux qui t’entourent. Ne t’enferme pas dans une image foncièrement tragique. M ontre toutes les facettes de ton être, 76 Le Jasmin noir certes la femme triste, profonde, mais aussi la femme espiègle, joyeuse, douce et suave que tu es ! » J’ai toujours préféré les chansons tristes, les films tristes, les romans tristes… on dirait que je rejette le bonheur… La légèreté de la joie et les rythmes trépidants ne correspondent pas à ce que je ressens profondément… et si je ne suis pas habitée par ce que je chante, mes émotions se diluent et je ne peux rien communiquer au public. J’adore pleurer sur scène, pleurer sans retenue, déchirer ma peau, écarter ma chair, déboîter mes os et exhiber mon âme dans sa nudité la plus secrète. C’est l’unique endroit où j’aime être nue, où j’aime que l’on me regarde nue. Nous avons décidé de répéter une fois par semaine tous les mardis après-midi, chez lui, à cause du piano. Je suis rentrée chez moi légère. J’ai enfin un vrai but. De retour à la maison, mon amour était encore perché sur ses documents, au même endroit où je l’avais laissé. -Tu as l’air en forme ! Ton rendez-vous s’est bien passé ? -Oui. Nous avons plus parlé que travaillé mais je pense que le projet pourra plaire. -Je suis sûr qu’il plaira. M aintenant, il faut que tu te mettes à écrire tes textes… Depuis ta soutenance, tu n’as rien fait ! Tu ne travailles même plus ta voix. -D’accord ! Je vais travailler, mais arrête de me mettre la pression ! Tu sais bien que je n’avais aucune motivation. J’ai travaillé comme une acharnée sur cette thèse, j’ai obtenu la meilleure des mentions… et pourquoi faire ? Pour rien ! Tous mes efforts n’ont abouti à rien. Que veux-tu que je fasse ? M aintenant, j’essaie de dépasser mon abattement. M ais, tu ne m’aides pas en m’agressant de la sorte. Je comprends que ce soit difficile de travailler sur ta thèse alors que j’ai terminé la mienne… -Excuse-moi ! Je ne voulais pas t’agresser… Je ne veux pas que tu perdes ton temps… J’aurais aimé élaborer ce projet avec toi… -Bébé, tu termineras bientôt ta thèse et nous retravaillerons ensemble ! Tes études doivent être ta priorité pour l’instant. Je l’ai pris dans mes bras pour le calmer. Je ne supporte pas la tension dans laquelle il vit, ce coin dans lequel il croupit… même le parquet s’est détérioré sous ses pieds, la nappe indienne s’est lacérée. Il fait un travail colossal sans avoir la garantie d’être récompensé à la fin… M on échec le décourage beaucoup… Serait-il de nouveau jaloux… jaloux de me savoir 77 Le Jasmin noir travailler avec quelqu’un d’autre… avec mon chevalier ? Il n’en dit rien. Je n’ai pourtant rien fait sans son consentement. Je ne pouvais pas l’attendre les bras croisés pendant des mois. Il me l’a dit lui-même ! Il faut que je m’y mette, que j’écrive mes textes, que je travaille ma voix, que je prépare mon spectacle… Il faut qu’il termine ses études, que nous quittions vite cette vie de privations … peut-être te quitterai-je en la quittant. 78 Le Jasmin noir 11 J’ai réussi à rédiger quelques textes en tunisien pour mes chansons. Je voulais pourtant écrire en arabe littéraire, une langue d’une extrême profondeur et d’un lyrisme envoûtant mais le dialecte tunisien s’est imposé de lui-même. Les mots de mon enfance m’ont rattrapée. Leurs simplicité, concision et souplesse épousent plus naturellement les mélodies occidentales et laissent dans leur légèreté plus de place à l’émotion dans mon interprétation. Sous le jasmin, la nuit, Brise et fleurs m’embrassent, Les douces branches m’enlacent, Etanchent ma larme qui fuit. 2 -Qu’est-ce qu’elle est belle cette princesse ! -Tu veux dire qu’est-ce qu’elle est laide ! Je sais que mon visage se décompose quand je chante. Je n’y peux rien, dis-je en exagérant ma grimace. -J’adore sa manière de se décomposer ! Surtout ne change rien à la sincérité de ton interprétation. Je ne comprends rien à ce que tu racontes… mais finalement, je n’ai pas besoin de comprendre. Ce que tu communiques me suffit. -M erci. J’adore aussi la pureté et la retenue de ton jeu. Nous devons continuer à travailler dans ce sens. -D’accord… mais maintenant, nous avons mérité une pause. Il me prend par la main et m’emmène vers le canapé en velours grenat. « Comment vas-tu princesse ? Comment va ta vie ? », me dit-il sans enlever sa main de la mienne. Pourquoi sa main me fait-elle autant d’effet ? Ce n’est qu’une main. J’essaie de retirer mes doigts… Il les serre fort et les rapproche de sa bouche. Il dépose un long baiser dans ma paume, tellement long qu’il a dû s’apercevoir de l’accélération de mon pouls. Il lève ses yeux vers moi, rapproche sa tête de mon visage et finit par poser ses lèvres sur ma joue, juste à côté du coin de mes lèvres. Abrutie, je ne bouge pas… Il finit par essayer de prendre mes lèvres dans les siennes. Je ne réponds pas… mais je le laisse faire comme emportée par une 2 Traduit du tunisien, chanson du chanteur tunisien Hédi Jouini. 79 Le Jasmin noir tumultueuse vague contre laquelle je ne peux pas lutter. Il m’embrasse toujours en pressant ma main inerte et gelée dans la sienne. -Princesse, fais ou dis quelque chose ! Repousse-moi si tu veux mais réagis. Tu dois apprendre à réagir sur le coup, à dire ce que tu veux et ce que tu ne veux pas. J’ai eu envie de t’embrasser le soir même de notre première rencontre et je n’ai pas arrêté d’y penser. En as-tu envie ? -Je ne sais p as… je ne sais plus ce que je veux. Je croyais pourtant le savoir… Allons travailler. Cette nuit, j’ai fait un rêve, un autre rêve. Je me suis vue sur son canapé grenat, vêtue d’un seul jeans serré. Je l’ai vu essayant de le déboutonner de toutes ses forces sans y parvenir, et moi le regardant sans réaction. Finalement, quand il a réussi, le pantalon a refusé de se décoller de ma peau… Le jeans n’était qu’une deuxième couche de peau soudée à la mienne. Je me suis réveillée avec une violente envie de m’emparer d’une paire de ciseaux et de déchiqueter ce maudit pantalon qui me compresse, m’écrase le bas du corps. Je cherche les bras de mon amour… Il dort… Je n’ai plus aucune envie de m’abandonner à ces rêves de frustration redoublant mes réels tourments… Je revois le baiser de l’après-midi… J’essaie de fermer la parenthèse en fermant les yeux mais les images viennent de derrière mes paupières… Lui en train de m’embrasser, de me déshabiller… M es vêtements cèdent aisément. Il caresse ma nudité du regard, des doigts, des mains, des lèvres… me fait l’amour comme dans mon autre rêve. J’emmaillote ma tête dans la couette, mes paupières n’étant pas assez épaisses. M a main frôle son dos… Je le caresse. Il se retourne vers moi, me prend dans ses bras. Son désir se raidit contre mes cuisses que j'entrouvre. Il pénètre mon ventre tendu de soif, de plaisir, de culpabilité jusqu’à ce que ton image se pointe… et te voilà présent, te faufilant dans ma tête par mes narines, mes oreilles, ma bouche, mes pores ou je ne sais quel orifice, malgré la couverture, son corps et mes paupières… Je me mords les lèvres pour étouffer ma douleur. Il gémit, m’embrasse et se rendort… M oi, j’oublie de m’endormir. Je m’enfonce dans ma nuit en attendant que la lumière se fasse. 80 Le Jasmin noir 12 En quelques semaines, le programme était prêt. M algré le poids de sa thèse monumentale, il m’a aidée à contacter les festivals et les salles de spectacles dans lesquels je pourrais me produire avec mon pianiste. En effet, je ne sais pas « me vendre » comme il me dit souvent. Tout ce que je sais faire c’est chanter. Parler m’intimide… Je me répète ! Excusemoi, ton image aussi se répète, se reproduit, indéfiniment, tous les jours. En parallèle, je me suis plongée dans la lecture et les corrections de sa thèse… des moments d’une intense complicité… une complicité rare dans un couple, tous les deux entièrement absorbés dans la thèse et la musique, nos deux projets de vie. Sa thèse était excellente. Elle lui a valu la meilleure des mentions. Fière de lui, soulagée pour lui, heureuse d’entamer un nouveau chapitre de notre vie, j’ai pu lâcher mes larmes … Enfin ! M on pianiste et moi avons commencé par nous produire dans quelques petits cafés et clubs de jazz parisiens. M algré la difficulté des conditions dans ce genre de cadre – maigre cachet, mauvais son et éclairage, bruits déstabilisants des spectateurs-buveurs – les concerts se déroulaient très bien, j’ai pu retrouver sur scène – estrade – les sensations extraordinaires qui m’avaient tant manquées. M on amour s’occupait de préparer les affiches, annoncer les concerts sur le net, vendre les billets, pendant que moi, je faisais l’amour à mon pianiste sur scène et dans mes rêves, sous son nez… Dois-je en culpabiliser ?! C’est lui qui refuse d’aimer une femme meurtrie dans sa chair ! Et, toi, t’arrive-t-il de culpabiliser ? T’arrive-t-il de te demander ce qu’est devenue cette enfant que tu as bafouée ? L’été dernier, j’ai appris que tu es devenu papa. M on père et moi t’avons croisé en voiture… C’était toi… après toutes ces années ! « C’est M… , m’a-t-il dit, tu t’en souviens ? ». J’ai immédiatement su que c’était toi. Oui, je m’en souviens malheureusement ! J’aimerais tant enterrer cette mémoire avant qu’elle ne m’enterre. Tu allais prendre un taxi pour aller au travail. Ta voiture était en panne… Tu es banquier maintenant, le banquier de mon père… Ne serait-ce pas ce qu’on appelle l’ironie du sort ?… et tu es père de deux filles… J’ai à peine aperçu ta silhouette et le reflet de deux centimètres carrés de ton ignoble visage dans le rétroviseur droit de la voiture… Ta voix résonne encore dans mes oreilles, grave, obscure, indéfinissable. Tu ne m’as pas adressé un seul mot. M ’as-tu reconnue ? T’es81 Le Jasmin noir tu souvenu de ton abjection ?… de ta victime aguichante ? T’en souviens-tu chaque fois que tu croises le regard de tes filles ? Tu es père ! Toi ! Quelle calamité ! Pauvres gamines ! Je les plains. As-tu osé les souiller ? Non ! Je prie pour elles toutes les divinités, le Ciel, la Terre, les démons s’il le faut. Je pourrai faire plus que prier… mais je n’ose pas, je n’oserai peut-être jamais. De retour en France, j’ai décidé de t’affronter – Il faut reconnaître que c’est plus facile de le faire à distance ! Je me suis procuré plusieurs études sur le viol, les violeurs, les violés, la pédophilie… Je voulais surtout comprendre ce qui s’est passé dans ta tête au moment où tu as décidé de faire de moi ce que je suis. As-tu agi sur un coup de tête ? Etait-ce prémédité ? M imétique ? La perversion est-elle une pathologie – Héréditaire ? Remédiable ? – une démence, une décision, un crime, un acte subversif, une perversion ? ("pervertir", du latin "pervertere" qui signifie "renverser". Tu t’es dé-versé en moi, tu m’a ren-versée !) Que doiton faire d’un pervers ? L’interner dans un hôpital psychiatrique ? L’emprisonner ? Le tuer ?… Comprendre ! C’est tout ce que je voulais… comprendre l’incompréhensible. Cette envie de lucidité n’a rien résolu… au contraire. Pourquoi comprendre ? Pour justifier ton acte ? Pour m’apitoyer sur mon sort en lisant que je suis victime et non coupable ? Je le sais déjà… je l’ai su depuis quelques années… je continue pourtant à me sentir coupable… coupable de t’avoir laissé faire, coupable de ne pas en avoir parlé, coupable le lui avoir caché – de me l’avoir caché –, coupable de continuer à y penser, à t’inviter à mon lit, à mes nuits froides… Sur scène, tu n’existes pas ! M on corps vit… Je vis. M on chevalier a décidé de m’offrir quelques minutes de vie. Il m’a proposé de l’accompagner en tant qu’artiste invitée dans le cadre de l’un de ses concerts programmés dans un grand festival de jazz, dans le sud de la France. Je devais chanter deux ou trois titres de notre spectacle. J’ai évidemment accepté. Inutile de décrire ma joie. Nous sommes partis en train, côte à côté, coude à coude, comme sur son canapé grenat. -M a princesse, un rêve érotique a envahi ma nuit la veille… Tu étais au cœur de ce rêve. -Tu as envie de me le raconter ? 82 Le Jasmin noir -Toi, avec un loup cachant la moitié de ton visage… J’ai reconnu tes yeux et tes courbes… Tu étais nue… Tu t’es mise à danser comme une déesse dans ce palais lointain. Ta danse m’a enivré. M on plaisir a culminé sur ton masque et ton corps. -Et pourquoi avais-je le visage caché à ton avis ? me suis-je surprise en train de lui demander. -C’est peut-être-moi qui me cache le visage en essayant d’étouffer mon envie de toi depuis notre première rencontre. Le fait de travailler ensemble rend les choses plus difficiles… Vous en êtes où de votre envie d’avoir un enfant ? -Nous avons suspendu le projet. Il faudra d’abord changer de vie… Pourquoi ce sourire ? -Tu devrais être belle enceinte… Je n’ai pas osé lui raconter mon rêve. J’étais enceinte de lui, de mon pianiste… J’étais sûre que c’est de lui que j’étais enceinte. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, il m’a répondu avec un sourire ironique : « M ais princesse, nous n’avons jamais fait l’amour, comment veuxtu tomber enceinte de moi ? »… M on mari non plus ne me fait pas l’amour. De qui suis-je enceinte ? -Je risque de m’installer en Tunisie l’année prochaine. -Je ne savais pas ! m’a-t-il dit surpris. Toute seule ou bien avec ton mari ? Tu as trouvé un travail là-bas ? Tu n’y vas pas définitivement ?! -Si j’y vais, ce sera avec lui. Nous allons faire des demandes de travail en France et en Tunisie. Nous n’avons pas fait toutes ces études pour rien, lui dis-je le cœur serré. -Et si vous décrochez un poste ici ? -Dans ce cas, nous n’allons pas partir… M ais il ne faut pas se voiler la face. C’est difficile de percer ici… même pour les Français. -Tu n’as toujours pas la nationalité ? dit-il avec un regard sombre. Vous êtes mariés depuis combien de temps ? -Bientôt trois ans. Nous avons fait toutes les démarches. Je pense que ça ne va plus tarder. -Il faudra réessayer quand tu seras française… Et si vous êtes pris en Tunisie, il est prêt à partir avec toi ? Vous allez vous installer là-bas définitivement ? -Je ne sais pas… Je ne pense pas. -Si c’est la seule solution que vous avez trouvée, allez-y ! J’aurais espéré l’entendre dire : « Ne pars pas princesse ! Reste ici ! J’ai besoin que tu restes ! Tu es importante dans ma vie. » Il est vrai que j’ai ressenti une déception dans sa voix, 83 Le Jasmin noir mais il n’a rien dit de tout cela. Il m’a encouragée à partir… Je serais partie de toute façon même sans son approbation. Il y a le rêve, le fantasme et il y a la vie… J’en suis consciente. M a vie est auprès de mon alter-ego, mon autre moi… Elle n’aurait plus aucun sens sans lui. Pourquoi alors cette envie de l’entendre me supplier de rester ? Est-ce juste pour flatter ma petite personne et pour me sentir importante ? Ou bien serait-ce parce que je n’ai pas envie de partir, de quitter ce pays qui m’a adoptée et duquel je me sens très proche malgré tout ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais c’est que j’étais déçue. -Je t’attendrai ma princesse du désert. Je serai toujours là à t’attendre, dans un, deux, trois ans ou plus. -Pourquoi m’attendras-tu ? lui dis-je troublée par ce revirement auquel je ne m’attendais pas. -Parce que je te désire comme je n’avais jamais désiré une femme… Je suis amoureux princesse… amoureux de toi. J’ai envie que tu réussisses sur le plan professionnel, que tu sois épanouie ! Et après, si tu as toujours envie de me voir, nous reprendrons nos projets. -J’aurais bien sûr toujours envie de te voir, de retravailler avec toi… et de profiter de tout ce que tu m’apportes… "Nos projets". De quels projets parle-t-il ? Comment peut-il être aussi certain qu’un jour je reviendrai ? Je n’en suis pas sûre moi-même. Et si la vie là-bas m'absorbe à jamais ? Et si je ne le désirais pas comme il me désire (JE M ENS !)… et si je n’en étais pas amoureuse… Je ne peux pas l’être ! J’aime déjà la personne qui partage mon existence. Nous avons une relation solide, forte, étanche à tout. Nous avons une histoire… Nous allons avoir un vrai travail, une vraie maison, un bébé – vrai aussi. Je serai comblée et j’oublierai tout le reste. Le concert était exceptionnel et son public m’a instantanément adoptée malgré la barrière de la langue. La musique a pu effacer toutes les limites et installer dans l’espace de la salle une communication supra-linguistique. Vidée après ces instants intenses, vaporeuse, inconsistante, je n’avais qu’une envie : faire disparaître le mur qui séparait ma chambre de la sienne dans l’hôtel où le festival nous a accueillis. Quelqu’un frappe à ma porte. Je jette un fichu sur mes épaules pour couvrir la légèreté de ma nuisette et j’entrouvre la porte. -Je peux entrer princesse ? Tu dormais ? Excuse-moi. Je n’ai pas sommeil. J’ai envie qu’on parle un peu du concert si tu veux… 84 Le Jasmin noir -Entre ! Tu ne me déranges pas ! lui dis-je en serrant fort le fichu autour de mon corps et en m’éloignant. Il entre et referme la porte délicatement derrière lui. -Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne te sens pas bien ? -Je suis juste un peu fatiguée. Excuse-moi ! Je me glisse sous la couverture. Après un concert, j’ai toujours froid ! Assieds-toi ! Il s’assoit face à moi, au bord du lit. -Satisfait ? -Jamais complètement satisfait. Le piano n’était pas bien accordé… Tu as très bien chanté, surtout Ne me quitte pas. Ton interprétation a fait pleurer plus d’un dans la salle. Toi aussi tu as pleuré il me semble… -C’est la chanson… Brel est vraiment un génie, un surhomme ! Ton jeu était spacieux et intense, de plus en plus intense… beaucoup de feeling. M erci de m’avoir invitée ! -Ne me remercie pas. Tu as l’air épuisée. Je vais te laisser te reposer princesse, dit-il en se levant. -Reste ! Le mot m’échappe. -Tu veux vraiment que je reste ? -J’ai envie que tu t’allonges à côté de moi… envie d’être dans tes bras, juste dans tes bras… Tu… veux bien rester ? -Pourquoi ces larmes princesse ? Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-il en me serrant dans ses bras. Je vais rester… et tu passeras la nuit dans mes bras… juste dans mes bras, mais dis-moi ce qui ne va pas ? -Rien… C’est la pression du concert qui retombe. Il s’est allongé à côté de moi, sans insister, sans dire un mot de plus. Il ne s’est pas déshabillé. Il n’a même pas enlevé ses chaussures. Toujours sous ma couverture, lui audessus, il m’a gardée dans ses bras. Je me suis endormie sereinement, profondément. Il n’a pas cherché une seule fois à me toucher ou à m’embrasser. Le matin, nous étions dans la même position, toujours enlacés, moi, enveloppée par la couverture et ses bras… peut-être notre dernière étreinte. 85 Le Jasmin noir 86 Le Jasmin noir 13 Voilà l’été. M on cœur bat la chamade à l’approche de la nouvelle année scolaire. Un point d’interrogation se profile, grand, gros, compact. Que serai-je dans quelques semaines ? Où serai-je ? Que sera ma vie ? M on travail ? M a musique ? M on couple ? M a mémoire et celui… ceux qui l’habitent ? M on angoisse atteint son paroxysme quand le M inistère de l’Enseignement Supérieur tunisien nous convoque à passer le concours… Nous avons passé tout le printemps à préparer des tonnes de dossiers. Lui s’est chargé des demandes françaises et moi des tunisiennes. Quelque chose me dit que nous allons être recrutés en Tunisie. Pourquoi mon cœur se crispe-t-il ainsi dès que cette idée me frôle l’esprit ? Les convocations sont là ! Nous devons aller à Tunis dans deux semaines pour passer le fameux concours… Toujours aucune réponse à nos demandes en France. J’ai décidé d’appeler les universités pour comprendre ce silence. On m’a expliqué qu’il y avait énormément de demandes et qu’on a contacté uniquement les personnes recrutées… Il y avait pourtant trois enveloppes timbrées dans chaque dossier ! C’est fini cette fois-ci ! Une page se tourne. Paris commence à s’éloigner… et toi à te rapprocher irrévocablement… Tu as toujours été proche malgré la distance qui sépare les pays, les continents, malgré la tectonique des plaques et des âmes… Tu le sais. J’ai failli oublier de te parler de la deuxième convocation que j’ai reçue! Ironie du sort ?! Les papiers de ma naturalisation. Après avoir mené une enquête, nous avoir visités à l’improviste deux fois chez nous, après avoir demandé à mon mari de chercher dans l’armoire l’un de mes vêtements – en exigeant qu’il soit féminin quand il a montré un pantalon – , après avoir analysé les photos sur nos murs, après nous avoir convoqués, interrogés, après m’avoir demandé si je parlais couramment la langue française, après, après et après… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … ..on m’a accordé la nationalité. Oui ! Je parle français, je lis français, j’écris surtout français, je mange français, je respire français, je vis français avec un Français en France… Je chante en arabe sur le sol français et il m’arrive de mettre un pantalon… serait-ce interdit ?! 87 Le Jasmin noir Trois ans après le mariage, je suis française ! Bizarrement, je ne me suis pas sentie plus française qu’avant cette officialisation… un autre performatif qui décide de ma vie, de mon identité… Je suis déclarée française… Je suis franco-tunisienne… tuniso-française… la contraction de deux mots, deux mondes, deux histoires, qui s’aiment, s’éjectent, s’ignorent, se mêlent, s’envahissent, se pénètrent, s’étripent, se confondent en moi… Je suis la parfaite fusion de deux géographies humaines, deux géométries existentielles… Je suis Tunifransienneçaise, toutes ces lettres réunies, broyées, mixées, montées en neige puis fondues au soleil. Voilà ce que je suis… Et voilà ce que tu lis : une salade de feuilles assaisonnée aux sécrétions intimes (ultimes ?) de mon être… Hume mes odeurs acides et brûle-s-en tes bronches ! 88 Le Jasmin noir 14 « M ais tu ne parles pratiquement pas l’arabe ! Tu ne connais pas la Tunisie, son peuple, ses coutumes, sa vie… Comment veux-tu aller t’y installer ? On t’a sauvé du tiersmonde pour que tu y retournes ? Tente ta chance ici d’abord ! Tu es français et tu as les droits de n’importe quel autre Français. Ne passe pas ce concours ! C’est une perte de temps. Allez passer quelques jours de vacances là-bas, si vous le voulez ! Décompressez, nagez, bronzez, visitez la famille et les amis mais revenez !… Et toi ? Tu penses pouvoir te réadapter à la vie là-bas ? Tu es française maintenant et tu verras qu’avec un peu de patience vous allez obtenir les postes que vous méritez. Ne soyez pas attirés par le confort matériel ! Il est vrai que vous allez peut-être avoir un grand appartement, des meubles, une voiture… mais vous allez perdre tout le reste ! Vous pensez ne plus avoir le choix mais vous l’avez toujours ! Restez et tout s’arrangera plus vite que vous ne le pensez ! » Ses parents se sont opposés farouchement à l’idée de notre installation en Tunisie… Nous avons décidé de passer le concours malgré une montagne de doutes. Il m’a dit que c’était peut-être notre seule chance de sortir de notre précarité et que, de toute façon, nous pourrons toujours revenir, à n’importe quel moment, si l’expérience ne nous convient pas. C’était à moi de le convaincre d’adopter mon pays… voilà que les rôles s’inversent… Ce n’est pas de mon pays que j’ai peur. Là-bas, je retrouverai mon père, ma mère, ma sœur, la chaleur des gens simples (sont-ils si simples ?!), ma langue, mes anciens amis, mes vieilles habitudes… Je retrouverai le soleil qui me manque tant, la mer, les rues de Sfax, son sable… tout ce que j’ai abandonné depuis huit ans, tout ce que je n’ai pas oublié… tout ce que je n’ai pas pu oublier. Le concours est passé. Nous sommes pris ! Recrutés ! Embauchés ! Plus de contrat à durée déterminée, plus de centres d’appels, plus d’animation dans les centres de loisir ni de comptage de voitures, plus d’inventaires et de baby-sitting ! Fini ! Plus de demandes à rédiger ! Plus de refus ni de lettres d’excuse. Nous sommes fonctionnaires. Nous faisons partie du corps enseignant universitaire. Nous sommes Assistants… en Tunisie. Nous sommes réhabilités ! 89 Le Jasmin noir Il faut quitter notre studio, Asnières, Paris, la France. Il faut se séparer (provisoirement ?) de la vie que nous avons pu construire durant toutes ces années… une vie difficile mais tellement riche… une vie que j’aime parce que je l’ai choisie, parce que je l’ai moi-même réalisée avec la personne que j’aime, parce que rien ne m’y était imposé. M aintenant, je suis obligée d’y renoncer. -Tu es sûr de vouloir y aller bébé ? lui dis-je quelques jours avant notre départ. -M aintenant, nous ne pouvons plus reculer. Viens dans mes bras, tu verras que tout se passera bien. Nous sommes ensemble… Nous sommes forts ! Je n’ai pas pu retenir des sanglots qui m’ont secouée jusqu’au bout des orteils à la vue des cartons entassés dans le couloir de notre nid vide, comme si ces cinq dernières années n’avaient jamais existé, comme si nous ne l’avions jamais rempli d’amour, de rires, de larmes, de rêves, de doutes, de frustration, de réussite. Il est vrai qu’il était un peu étroit, mais cette étroitesse le rendait intime, chaleureux, chaud. Cette étroitesse était notre maison, notre chez nous… et maintenant où est-ce que nous allons ? Vers l’inconnu. Devrais-je parler d’inconnu ? C’est aberrant ! J’appelle mon pianiste pour lui annoncer la nouvelle. -Je pars ! -Bonne chance princesse, me répond-il d’une voix étouffée, sourde. Je te redis que je serai toujours là pour toi. Tu pars quand ? -Dans une dizaine de jours… On continue à s’écrire ? -Oui, bien sûr… Profite de cette nouvelle expérience ! -J’essaierai de décrocher des concerts en Tunisie. Tu viendras ? -Oui. -… Je voulais lui dire qu’il allait beaucoup me manquer, que je ne l’oublierai jamais, que sa présence dans ma vie ces dernières années était d’une valeur inestimable… que je le trouvais beau, sensible, adorable… que je savais que je pouvais continuer à compter sur lui… mais rien n’est sorti de ma bouche. Les mots, comme d’habitude, m’ont lâchée… C’est peutêtre mieux ainsi. 90 Le Jasmin noir -Au revoir chevalier. -Au revoir princesse. Chevalier et princesse ! Tristan et Iseut du vingt et unième siècle ! Je suis pitoyable ! Risible jusqu’aux larmes. Le compte à rebours est déclenché. Le projectile sera bientôt lancé… La cible est mon être. Déménagement, fermeture de comptes, résiliation d’abonnements… dernières promenades dans les rues parisiennes, Saint-M ichel, Saint-Germain, Les Halles, l’Opéra, Nation, Bastille, la Défense… derniers rendez-vous et appels des amis, dernières répétitions, dernières séances de cinéma, derniers concerts, dernières photos, derniers achats… J’enregistre tout sur le disque dur de mon cœur, de ma tête, de mes organes, de ma peau… qui commence à clignoter en signalant : « M émoire virtuelle insuffisante ! Pour pouvoir enregistrer de nouveau, libérez de l’espace ! ». Je ne veux rien effacer… Je ne peux rien éliminer. Tout est là, vif, vivant, vivace tenace, résistant à toute tentative de nettoyage ou de défragmentation. Le virus a tout altéré sauf cette fonction… la mémoire de ma chair. Nous voilà sur un énorme bateau s’éloignant petit à petit de M arseille… de la France. Le sol s’éloignant me donne l’impression de m’éloigner de moi-même : Depuis que je suis loin de toi, Je suis comme loin de moi. Je commence à comprendre ce que dit cette chanson que j’ai entendue beaucoup de fois sans écouter. Je reçois un dernier message de mon chevalier – dernier sur le territoire français – me disant : « Je te souhaite un beau voyage princesse. Quand tu verras la France disparaître à l’horizon, pense à tous les moments lumineux passés ici et si j’en fais partie, je suis le plus heureux des hommes. Prends soin de toi. Je t’aime. » 91 Le Jasmin noir J’éteins mon portable. Il n’y a plus de réseau. Je me blottis dans ses bras en regardant ce beau paysage de la finitude… comme dans un film, comme si je lui étais extérieure… comme si je le subissais, l’endurais sans pouvoir rien y changer… J’aperçois une larme perler sur sa joue. Je la sèche de mes doigts et l’embrasse sur sa joue. Il dessine son sourire timide et irrésistible d’enfant sur ses lèvres en disant : « Allons dans la cabine. Je commence déjà à avoir le mal de mer. »… et moi, le mal de terre, le mal de ciel, mal-être… être mal, ne plus être. Tout vacille en moi. Le sol floué disparaît irrémédiablement dans le ventre du gros engin métallique. 92 Le Jasmin noir Troisième lettre 93 Le Jasmin noir 1 Nous débarquons à La Goulette. J’en ai tellement entendu parler dans les films, les chansons… Il paraît que les musulmans, les chrétiens et les juifs y vivaient en paix… le paradis perdu… reconquis par mes soins. « Vous voilà ! Ouf ! On allait fondre au soleil ! Le voyage s’est bien passé ? Tu as encore maigri ! M onsieur le Docteur ! Alors, tu as pu abandonner ton centre d’appels sans trop de regrets ? ». M a sœur… toujours aussi vive et fraîche, malgré le soleil et la longue attente...belle comme la brise. M aman, la tête couverte à moitié d’une légère écharpe, m’a prise dans ses bras sans réussir à articuler, submergée par des flots de larmes. Papa, caché derrière elle, avait aussi le visage humide et décomposé d’émotion. : « Dieu a exaucé nos prières ! M erci mon Dieu ! ». La famille est enfin au complet. Que fait cette écharpe sur la tête de ma mère ? C’est pour la protéger du soleil, dit-elle. M aman, pourquoi t’insères-tu dans le troupeau ? Tu as toujours été forte, indépendante et moderne. Pourquoi ? Elle veut aller faire son pèlerinage et se laver de ses péchés… autant s’entraîner tout de suite à mettre le voile… Toutes ses sœurs, nièces, collègues se sont voilées – violées (emploi pronominal à inventer urgemment !). Elle se sent nue en présence d’autant de femmes "déguisées". M aman, la foi n’est pas une question d’apparence… Tu ne t’es pas voilée quand tu étais jeune et plus séduisante, à quoi bon le faire maintenant ? Je ne comprends pas. Elle non plus, je pense. En deux jours, nous avons réussi à louer un grand appartement à Tunis. Quatre pièces, une cuisine, une salle de bain, deux balcons… cent-trente mètres carrés rien que pour nous deux ! Nous n’avons même pas de quoi les meubler. Heureusement mes parents sont là. Ils nous ont acheté nos premiers besoins… Nous repartons de zéro… Ils nous ont également ouvert deux comptes et nous ont donné de quoi vivre ces prochains mois. Nous n’aurons nos salaires que cinq à sept mois après la prise de fonctions. Pourquoi ? Pour une raison que seule la Providence connaît ! Je m’occupe d’abord du décor de notre nouveau nid. Je veux qu’il soit personnel, différent de la majorité écrasante des maisons tunisiennes que je trouve fades, sans âme, sans 94 Le Jasmin noir thématique, sans logique, sans identité. Je veux un cadre simple, peu cher, avec des touches traditionnelles: lanternes, tapis, coussins, poufs artisanaux de couleurs chaudes, caisses, bibliothèque, table, chaises et lit en osier, tableaux authentiques reproduisant la vieille ville, des mosquées ou des phares – Il faut croire que j’affectionne les formes phalliques ! – … Un musée ? Une galerie ? Non. Télé, ordinateur, chaîne, four à micro-ondes, réfrigérateur, et grand standing font le contrepoids… J’aime la modernité empreinte de senteurs traditionnelles. Sur scène, je mets toujours une simple tenue en noir agrémentée de bijoux traditionnels en argent… Hormis dans les domaines culinaire, ornemental, vestimentaire ou architectural, le traditionnel m’a toujours fait peur. Il nous alourdit d’un passé dont il faut absolument se défaire pour pouvoir avancer. Recracher le folklore tel quel me semble vain, voire dangereux dans certains cas… Le réinventer voire s’en défaire s’il entrave notre marche me semble essentiel. Suis-je prête à sortir mes squelettes de leur placard pour me régénérer ? On m’a affectée à 170 kilomètres de la capitale, et lui à Tunis. Je suis d’emblée exclue de ma ville, obligée de passer deux jours et une nuit ailleurs et de rentrer éreintée à cause du voyage – car il s’agit bien de trois heures à l’aller et de trois heures au retour dans une sorte de convoi archaïque – et de l’enseignement qui massacre aussi bien mes neurones que mes cordes vocales. De retour, il est là, à m’attendre devant la gare… toute ma fatigue disparaît comme par magie. Nous voilà installés dans notre grand appartement et revoilà l’idée d’avoir un enfant présente dans mon esprit plus que jamais, forte, obsessionnelle… le sauvetage de notre vie sexuelle aussi. Je prends en charge la manœuvre puisqu’il refuse d’agir… Pourtant, avant notre départ, il a insisté pour que nous nous équipions dans un sex-shop de tout le nécessaire… sauf du désir que j’aurais aimé trouver en tube à côté des lubrifiants… Ce soir, je me suis habillée comme il désirait me voir… Je te prive de la description… Il ne s’y attendait pas. Nous avons fait ce qu’il faut pour mettre en route un enfant, mais la glace était là, plus épaisse que jamais. Après l’accouplement (je ne vois pas comment puis-je appeler autrement le mouvement de nos corps doublé de nos peurs. Tu es toujours là !), il m’a tourné le dos pour s’endormir sans me prendre dans ses bras, sans me dire qu’il m’aimait. Je ne le lui ai pas dit non plus mais c’est toujours plus facile de juger l’autre. 95 Le Jasmin noir 2 « Aujourd’hui, j’ai fait la connaissance d’une collègue très gentille. Elle ressemble beaucoup à ta sœur physiquement, mignonne, frêle et douce comme elle. Elle a vingt-neuf ans mais elle en fait vingt-deux. Elle a le même parcours que moi… née en France, de parents tunisiens, elle vient d’obtenir son doctorat et n’ayant pas trouvé de poste là-bas, et sous l’insistance de ses parents, elle a décidé de se lancer dans l’expérience tunisienne. Elle ne parle pas un mot d’arabe. » Son sourire d’enfant continue toujours à me séduire après tant d’années. -Tu l’inviteras à manger un jour, si tu veux. M aintenant, nous pouvons accueillir les gens chez nous ! dis-je en pensant avec un pincement au cœur à notre ancien studio asniérois. -D’accord ! Je l’invite à déjeuner demain ! -Tu m’aideras d’abord à faire le ménage ! -D’accord ! Je t’aiderai par la pensée !, dit-il en m’embrassant. J’ai préparé à mon bébé sa grillade et sa salade méchouia en l’honneur de son amie. Elle paraît effectivement très jeune, les yeux un peu bridés, les cheveux longs, perchée sur des talons pour paraître plus grande… un joli sourire lui donne un air innocent… Elle n’a pratiquement pas mangé… peut-être un peu intimidée. J’essaie de la mettre à l’aise… pourtant, je ne le suis pas moi-même. L’attention qu’il lui porte, ses plaisanteries m’ont un peu déstabilisée… Qu’est-ce qui m’arrive ? Je n’ai jamais été jalouse. Il s’est toujours comporté de la sorte avec mes amies… C’est sa façon de dissimuler sa timidité… mais il s’agit de son amie cette fois-ci ! Un soir, de retour de mon périple hebdomadaire, j’ai trouvé l’appartement dans un état chaotique : cinq sacs-poubelle empestaient dans la cuisine, baignant dans une flaque visqueuse. Je lui ai pourtant demandé de descendre les poubelles avant mon départ. Epuisée, énervée, je me suis mise à crier, hors de moi : -Pourquoi n’as-tu pas descendu les poubelles ? Bien sûr, c’était à moi de le faire avant mon départ, à cinq heures du matin ! C’est moi la boniche ! Je le mérite ! -Qu’est-ce qu’il y a ? -Regarde l’état de la maison ! -Je n’ai pas eu le temps ! Je travaille moi aussi, dit-il en haussant le ton. 96 Le Jasmin noir -Tu travailles aujourd’hui ? -Non, je suis passé à l’Institut pour préparer des photocopies pour la semaine prochaine… je l’ai trouvée… nous avons déjeuné ensemble puis nous avons fait un tour dans la vieille ville. C’est interdit ? -Non ! Ce n’est pas interdit ! Continue tes balades avec ta copine pendant que moi, je crève entre allers-retours, ménage et poubelles ! Tu ne m’aimes plus… tu ne m’aimes plus comme avant ! J’ai craqué. Des sanglots ont étouffé mes cris. Il s’est calmé un peu. -Arrête ! Tu ne peux pas mettre en doute mon amour pour toi ! Tu ne dois plus jamais douter de mes sentiments ! Nous avons une histoire, une forte histoire tous les deux… Je t’aimerai toujours… quoi qu’il advienne. Je n’ai pas pu m’arrêter de pleurer… de plus en plus fort. M ême si ses paroles ont réussi à apaiser ma colère, je ne me sens plus la même depuis notre installation à Tunis… comme si on m’avait enlevé ma joie de vivre, ma bonne humeur, mon sourire. Je ne supporte plus rien… notamment le regard des gens, leur curiosité… Je ne me sens plus libre… Dans la rue, j’ai l’impression que tout le monde m’observe… Je deviens paranoïaque. En France, les hommes me regardaient… Ici, hommes et femmes me dénudent… pourtant je m’habille le plus discrètement possible… J’ai rangé toutes mes jupes, robes, toutes mes affaires serrées, décolletées, attrayantes… J’ai de nouveau rangé ma féminité dans l’armoire...C’est une question de culture, m’a-t-on dit. Je n’ai pas le souvenir qu’il me dérangeait avant, ce regard. A-t-il changé ou bien est-ce-moi qui ai changé à ce point ? Et l’indiscrétion des questions ! Pourquoi es-tu rentrée ? Ton mari s’adapte-t-il ? Est-ce qu’il est musulman ? Pourquoi n’avez-vous pas encore d’enfants ? Qu’est-ce que vous attendez ? Vous vous installez définitivement ? Je ne me sens pas… plus chez moi… exilée dans mon propre pays… J’ai envie de rentrer chez moi… Je n’ai plus de chez moi. Je suis perdue. Je le sens différent. Quelque chose en lui a changé. Il est épanoui, plus épanoui que moi. Il s’adapte à la nouvelle vie… « Plus tard, nous habiterons à la M arsa », « Plus tard nous achèterons une voiture neuve. », « Je m’achèterai ce portable quand j’aurai mon salaire », « Il est hors de question de rentrer en France si ce pays ne nous donne pas ce que nous méritons. 97 Le Jasmin noir M on pays est celui qui me respecte, me donne du travail, un logement décent… J’ai lu quelque part un proverbe cubain que je trouve pertinent : "Il vaut mieux être la tête d’un rat que la queue d’un lion."… Là bas nous n’étions rien. Ici, nous avons un statut et un avenir. »… Je ne crois pas ce que j’entends. Son discours n’est plus le même… ses priorités ont changé. Et moi, en fais-je toujours partie ? 98 Le Jasmin noir 3 « Chevalier, comment vas-tu ? Je suis à Tunis et ta musique, tes messages me manquent. Ecris-moi et n’oublie pas de répéter pour notre concert dans deux mois. Je pense fort à toi. » J’ai mis plus d’un mois avant de me décider à lui écrire ce message. J’attendais qu’il le fasse d’abord mais quelque chose l’en a certainement empêché. Il a peut-être perdu le numéro de mon portable tunisien. J’avais besoin de lui parler de ma solitude mais je n’ai pas osé le faire. « Princesse, merci de me donner de tes nouvelles. Je ne voulais pas t’importuner avec mes messages. Tu commences une nouvelle vie et je veux qu’elle soit sereine. Paris n’est plus le même depuis ton départ… Je ne suis plus le même. Prends soin de toi et tiens-moi au courant de ton retour. Tu me manques ainsi qu’à mon piano. » Son message embaume mon être de lointains parfums troublants. La musique… Il faut que je m’y replonge pour oublier, pour me souvenir, pour me retrouver. Je lui demande de reprendre son violoncelle et d’élaborer un nouveau spectacle… Il préfère patienter un peu. « Concentre-toi sur ton concert en France et laisse-moi le temps d’y réfléchir. Nous trouverons une idée originale… Il faut d’abord que je prépare mes cours. » Il n’a pas compris mon besoin vital et urgent de retrouver ses cordes, de m’y frotter à me couper les veines… jusqu’à ce qu’elles retrouvent l’usage de la parole… et moi, le langage de ma peau fêlée. J’adopte l’uniforme de l’impersonnelle banalité pour aller travailler : un quelconque jeans et un pull-over insignifiant au-dessus de ma peau toujours aussi fêlée… M es collègues m’ont prise pour une étudiante au début. « Tu ne dois pas t’habiller ainsi si tu veux que l’on te respecte. Il faut évidemment éviter les couleurs criardes, les vêtements aguichants. M ais démarque-toi de la façon de s’habiller des étudiants pour pouvoir imposer une certaine distance et autorité. Ici, tu es en Tunisie et non en France ! », m’a dit ma nouvelle amie, Imène 3 – curieuse homophonie ! L’orthographe membranaire me tente. Inutile de me le 3 Le mot arabe "imène"[im n] signifie "foi", "croyance". 99 Le Jasmin noir rappeler. Je ne le sais que trop ! Imène est née en France, de parents Tunisiens. Vers ses treize ans, ceux-ci ont décidé de la rapatrier en Tunisie, chez ses grands-parents afin qu’elle renoue avec ses origines arabo-islamiques « et depuis, au fond de moi-même, j’ai arrêté d’être et arabe et musulmane ». Elle a réussi à retourner en France pour faire une partie de son troisième cycle, mais puisqu’elle n’avait pas d’aide et qu’elle ne voulait pas se réinstaller chez ses parents, elle a décidé de rentrer en Tunisie pour travailler en tant qu’enseignante contractuelle tout en continuant à faire des allers-retours pour se documenter et maintenir le contact avec son directeur de recherches. « Tu sais que tu es plus française que moi ?! M es parents n’ont jamais voulu faire la démarche ! Ils sont bêtes ! Cette démarche était considérée comme une trahison envers notre pays… Je n’ai jamais compris en quoi travailler en France pour les intérêts français est moins une trahison que me déclarer française ! M aintenant, c’est trop tard. Il fallait faire mes papiers avant mes seize ans. Aujourd’hui, pour rentrer en France… là où je suis née, là où j’ai grandi, là où j’ai eu mes premiers amis… je dois faire la queue pendant des heures devant le consulat français. J’ai besoin d’un visa. M a dernière carte de séjour est périmée avant que je n’aie pu m’inscrire à l’université et en refaire une. » Ses lèvres se resserrent autour de sa cigarette tentant de dissimuler un léger tremblement incontrôlé. Quelque chose de ténébreux se dégage de son regard intensifié par une couche épaisse de khôl. En classe, j’ai compris que ma place était ailleurs. Chanter et parler… deux mondes que tout oppose. Pourtant le public est là. La communication n’est jamais communion et la faille saignante reste dissimulée sous l’ample tricot qui n’absorbe rien. La douleur me lancine et l’envie de me dévêtir de ma rêche existence me reprend, plus insoutenable que jamais. 100 Le Jasmin noir 4 Il décide de m’accompagner en France pour rendre visite à sa famille, changer d’air et assister à mon concert. Je m’en réjouis d’avance. Une éternité nous sépare tous les deux de notre Paris, de nous. Durant ces dernières semaines, nos rapports ont été un peu tendus à cause de l’installation et des nouvelles responsabilités du travail. L’adaptation est plus difficile que prévu. Je compte sur ce séjour pour dissiper le nuage… Toutefois, mon emploi du temps s’avère extrêmement serré : l’enregistrement d’une maquette, trois interviews, deux répétitions, et le concert, le tout en une semaine. -Quelle élégance madame ! Où vas-tu habillée de la sorte ?, dit-il en me lançant un regard que je n’avais jamais vu dans ses yeux jusque là. -Je vais d’abord voir Patricia comme je le lui ai promis, puis répéter. -Patricia ou Patrice ? me dit-il sur un ton suspicieux caché derrière un sourire difforme. -Je ne connais aucun Patrice, et si c’était le cas, je n’aurai pas peur de te le dire… Patricia est la seule animatrice avec laquelle j’ai pu garder un bon contact. Tu n’es plus habitué à me voir habillée ainsi ! Je n’aime pas ta manière de me parler. -C’était de l’humour, répond-il avec un sourire embarrassé cette fois. Vas-y ! Tu vas faire attendre ton amie. Après ma première entrevue, je me suis dirigée vers mon ancienne adresse à Asnières . C’était le point de rendez-vous avec mon chevalier afin qu’il m’emmène chez lui pour répéter. La rue Pierre Brossolette m’a manqué… Quelqu’un d’autre doit occuper notre studio. J’aurais aimé y retourner une dernière fois. De l’extérieur, tout est pareil. Le même rideau jaune recouvre la fenêtre droite du sixième étage… ma fenêtre tant regrettée. « Bonjour princesse ! Toujours aussi belle ! », dit-il en sortant sa tête de la fenêtre de la voiture. Il se gare devant chez moi et descend pour m’embrasser. « Elle te va très bien cette nouvelle coupe ! Tu m’as manqué princesse ! murmure-t-il en me serrant dans ses bras. « Toi aussi ! », dis-je submergée par une vague de bien-être, comme si je venais d’étreindre Paris. Pour se rendre chez lui, il prend un chemin différent. « Princesse, je n’habite plus au même endroit. » Déçue, je lui demande pourquoi ne pas m’en avoir prévenue. Il me répond 101 Le Jasmin noir que c’est passager et qu’il compte chercher un autre logement plus spacieux. « De plus, je ne peux pas te parler des détails de ma vie par messages. » Le nouvel appartement est complètement différent de celui que j’ai connu. Plus de divan grenat, plus de statue ni de masques africains… même le grand portrait de sa fille a disparu. Il ne vit plus seul… Tous mes sens détectent une incontournable présence féminine. « Chevalier, tu n’habites plus seul ? ». La question est partie avant que je ne puisse la retenir. Ses yeux évitent mon regard quand il me répond : « J’étais obligé de quitter mon ancien appartement en septembre à cause d’un problème avec les propriétaires. Une amie de longue date m’a proposé de m’installer chez elle… Elle est souvent en voyage et cherche quelqu’un pour partager son loyer… J’ai accepté… ». M on chevalier n’est plus mon chevalier. C’est la nouvelle évidence à laquelle je dois faire face… Il n’allait pas m’attendre indéfiniment… C’est peut-être mieux ainsi… mieux pour moi, pour mon couple, pour lui… Pourquoi ai-je si mal ? Pourquoi ai-je le sentiment d’avoir été abandonnée, d’avoir été remplacée ? J’ai cru en son amour. J’y ai cru, mais j’ai toujours été évasive quant à mes sentiments et mes envies. -Je comprends !… C’est dommage ! J’aimais bien ton autre appartement. Il te ressemblait plus, il me semble… Répétons ! Nous n’avons pas beaucoup de temps. -Parle-moi de ton aventure tunisienne, de ta nouvelle vie ! Tout va bien dans ton couple ? -Tout va bien ! dis-je en essayant d’être convaincante, le plus possible. Nous nous adaptons petit à petit et nous essayons de concevoir un enfant ! Nous travaillons également sur un nouveau projet musical. -Bonne chance princesse… Je veux que tu saches une chose : quels que soient tes choix de vie… et quelles que soient les tournures que prendra la mienne, je serai toujours là pour toi… Tu es ma muse, même à des milliers de kilomètres de moi. Je t’aime, dit-il en déposant un baiser au creux de mon cou… J’ai envie de toi, de ta peau contre la mienne. -M a peau ne m’a jamais appartenu… , dis-je en essayant de dompter la révolte de mes sens, de mes organes, de mes cellules en ébullition. -Laisse-moi te prouver qu’elle n’a jamais appartenu qu’à toi. -C’est trop tard, dis-je en me dégageant de ses bras. Tu n’y peux rien chevalier. Répétons ! Nous avons un concert dans trois jours. 102 Le Jasmin noir Je viens de perdre une partie de mon Paris. Cette nuit, mon amour m’a serrée contre lui, comme pour me consoler. Ses mains sont allées chercher ma peau sous ma nuisette. Je les ai senties pétrir mes seins, mes cuisses, mes fesses… et j’ai senti mon intimité s’ouvrir à lui. Il s’est endormi avant de s’en apercevoir, avant de s’y introduire. 103 Le Jasmin noir 5 Depuis notre retour à Paris, je le trouve sombre. Il ne dit pas grand chose… Il hausse le ton pour tout et pour rien, même avec ses parents. « Je ne me sens plus chez moi ici. Je n’aurais pas dû venir… Toi, tu as ta musique, tes répétitions, tes concerts, tes interviews… et moi, je ne sers à rien. » Je remarque des cernes noirâtres autour de ses yeux… Depuis les dernières semaines de la rédaction de sa thèse, je ne l’ai pas vu aussi fragile. -Qu’est-ce qui ne va pas bébé ? Quelqu’un t’a contrarié ? -Non ! Je me rends compte que la France n’est pas mon pays. J’ai tout fait pour y rester, y réussir, pour devenir sien… et en récompense, elle m’a rejeté. -Viens dans mes bras et arrête de te tourmenter ! Tu te sens mieux en Tunisie ? -La Tunisie n’est pas mon pays, non plus… mais là-bas, j’ai un statut. Je suis quelqu’un… On me respecte. Ici, je ne suis personne. -Calme-toi mon bébé ! Nous rentrons après-demain. Profitions de ces dernières heures ici ! Allons nous promener au hasard des rues, comme avant. Tu veux quand même assister à mon concert ?! -Bien sûr ! me dit-il en retrouvant son assurance… Tu vas mettre tout le monde à l’amende ! J’en suis sûr ! Ne me quitte pas Il faut oublier Tout peut s’oublier. Avec le temps va, tout s’en va On oublie le visage et l’on oublie la voix. Tout peut-il s’oublier ? Tout s’en va-t-il ?… Paris, mon chevalier… mon passé… toi ? Quitte-moi ! Il faut t’oublier, mais je n’arrive pas à te sortir de ma peau. J’ai préféré l’oublier, m’oublier. Pourquoi tout ne s’en va-t-il pas, ni ton visage ni ta voix informes ? J’aurais peutêtre dû accepter sa proposition… me prouver que ma peau m’appartient. C’est trop tard une fois de plus… « Il faut laisser faire et c’est très bien ». 104 Le Jasmin noir Sur scène, l’émotion nous submerge, mon pianiste et moi… peut-être l’émoi du dernier concert ensemble… Je le quitte pour préserver l’amour de ma vie, mon couple, ce qu’il en reste. Je le quitte pour qu’il fasse sa vie loin de moi, de mes complexes. « M a princesse, sache que tu ne m’effraies pas, que tu ne me déçois pas, que tes complexes n’en sont que pour toi, que je te prends comme tu es et que c’est avec toi que j’ai envie de choses avouables et inavouables. », m’a-t-il écrit un soir en réponse à un message où je lui ai demandé si je lui faisais peur (Je me fais peur à moi-même). De retour à Tunis, l’état de mon amour empire. Son sourire d’enfant, sa bonne humeur, sa joie de vivre, sa douceur, son affection disparaissent totalement. Au bout d’une semaine de douteux silence, je réussis à lui soutirer cette phrase : « J’ai besoin de prendre du recul vis-à-vis de notre couple. » Ces mots me tombent dessus comme un couperet. Il a besoin de prendre du recul pour mieux me voir… pour arrêter de me voir. « Rien ne va ! », dit-il, et je suis au cœur de cette impasse, de ce néant… Je savais que nous avions des problèmes, mais de là à dire que rien ne va ! -Tu ne m’aimes plus ? -Je crois que je t’aimerai toujours, dit-il en évitant mes yeux. -Qu’est-ce qui se passe alors ? -J’ai juste besoin de prendre du recul… -Pourquoi maintenant, au moment où notre vie prend une nouvelle tournure ? Quelque chose ne va pas depuis deux ou trois ans. Pourquoi tu veux prendre du RECUL maintenant ? Tu es amoureux de quelqu’un d’autre ? -Non. -Tu es amoureux d’elle ? J’ai vu comment tu la regardais, comment elle te regardait aussi… -Elle me considère comme son petit frère… elle n’arrête pas de me le dire. -Et toi, tu la considères comment ? -Je t’ai dit qu’il n’y a rien entre nous. Elle est juste ma confidente. Arrête ton interrogatoire et laisse-moi un peu de temps. J’accepte de lui laisser le temps de me sacrifier. 105 Le Jasmin noir 6 Il m’a quittée… M on bébé a pris du recul et m’a quittée. C’est fait ! Ces deux derniers mois, j’ai pu assister à la métamorphose la plus spectaculaire… sa métamorphose… et ma déchéance. Je l’ai surpris en train de l’appeler discrètement dans les toilettes… lieu de mon ex-crétion et de son re-cul. Il disait avoir la diarrhée depuis quelques semaines et s’enfermait plusieurs fois par jours dans les toilettes en emportant son téléphone portable… pour lui écrire des messages, lire ses messages, pour l’appeler… diarrhée verbale doublée d’une hémorragie stomacale (la mienne)… Je l’ai surpris en train de lui parler : « Je ne peux pas passer aujourd’hui bébé. Tu me manques aussi… » Il lui donne généreusement mon nom, le nom que je lui donne. Que lui donne-t-il d’autre ? M es doutes étaient fondés. « J’ai des sentiments pour elle… Il faut qu’on se sépare au plus vite. » ; « Je ne t’aime plus comme avant… Je ne t’aime plus. » ; « Je ne veux plus reculer l’échéance… » et au lieu de le gifler, au lieu de le mettre à la porte, au lieu de le tuer… j’ai pleuré, j’ai crié, j’ai hurlé, puis, je lui ai demandé de rester, je l’ai supplié de rester, de nous donner une seconde chance. C’est pitoyable. « Allons voir un psychiatre, un psychologue, un sexologue… Allons voir quelqu’un ! Discutons-en ! Tu ne peux pas me quitter sur un coup de tête. Tu penses être amoureux d’elle ! Tu te trompes. Et nous ? Notre histoire ? Nos projets ? Pourquoi sommesnous venus ici ? Tu me punis pour quelque chose ? Dis-moi ! Tu ne vas pas m’abandonner, pas maintenant ! Tu ne peux pas ! Tu n’as pas le droit ! ». Il a refusé. « Il n’est pas question de te punir ni de t’abandonner. Je serai toujours là pour toi… J’ai besoin de me retrouver seul et de remettre un peu d’ordre dans ma tête. » Il a perdu la tête. Il a attendu qu’on lui verse son salaire, m’a offert une chaîne hi-fi – haute–fidélité ! – à l’occasion de mon trente-deuxième anniversaire, et est parti. Il a loué un studio dans un quartier chic de Tunis, a emporté ses affaires et ma vie avec lui. Comment raconter ma dégénérescence sans tomber dans le pathos ? Impossible. Je m’abstiens… … … .… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … ………………… ………………… ………… …………… ………… …………… ………… … … … … … … … … ... 106 Le Jasmin noir ………………… ………… …………… ………… …………… ………… … … … … … … … … ... ………………… ………… …………… ………… …………… ………… … … … … … … … … ... A toi de remplir, à ta manière, ces trous qui me traversent de part en part. Tu as déjà montré ta prédisposition au bourrage des feuilles blanches. Je fais confiance à la virilité de ton stylo. Pourquoi t’écrire ? Pour me prouver que j’arrive à palper mes vieilles blessures sans souffrir, pour te prouver que j’ai pu guérir de ma mémoire ? Est-ce possible de guérir, de se guérir de sa mémoire ? Ou bien t’écris-je pour exhiber mes plaies toujours ensanglantées, pour les écorcher davantage ?… Le spectacle de mes plaies béantes me fait jouir. Ces lettres sont la pénible périphrase de ma perte… l’impossibilité de dire ma perte… mon innommable perte… Ces mots écrivent ma propre ruine… tout en l’effaçant… ils m’effacent, me suppriment m’expulsant par leurs orifices cavitaires nocturnes. Je ne suis plus qu’absence remplie d’absence, un trou rempli de vide. Je suis le trou. Tu es le vide, le vit de mon trou. 107 Le Jasmin noir 7 En étrange pays dans mon pays lui-même Je sais bien ce que c'est qu'un amour malheureux. Je ne me rappelle pas quand est-ce que j’ai appris ces vers d’Aragon, ni pour quelle raison. Je devais savoir au plus profond de moi-même qu’un jour je serai cet étrange et funeste pays sans territoire, sans nation, sans habitants, sans géographie, sans climat, sans histoire. Je serai sans histoire… Absence, silence, nuit… Paris m’a abandonnée. Il m’a abandonnée. Les mots m’abandonnent. Je les rattrape pour écrire une histoire, la mienne ou celle d’une autre qui vit en moi. Je l’écris pressée avant que les maux ne m’abandonnent et que je ne perde à jamais la possibilité d’exposer la couleur de ma blessure. Sept mois d’absence, de silence, de nuit. Sept mois à me demander quand, comment, pourquoi, pour qui… Et s’il était fou, fou de me quitter, fou de penser qu’il pourra vivre sans moi ? Et si j’étais folle de penser que sa vie s’arrêtera sans moi ? Il m’avait dit un jour à la fin d’un film où l’héroïne meurt : « Je me tue s’il t’arrive quelque chose. » Je l’ai cru. Il m’a dit que j’étais sa famille, son pays, sa vie… Des phrases creuses, banales, insipides auxquelles j’ai cru par-dessus tout. L’amour rend stupide. Huit ans de mensonges et sept mois de cauchemars. Je me vois, sortant de chez le coiffeur après avoir décidé de me faire une nouvelle coupe. Je me regarde dans une glace et je me découvre complètement tondue. M a tête ressemble à un œuf lisse, sans couleurs, sans expressions, sans paysages, sans âge. Je vois un homme s’avançant vers moi : souriant, la trentaine… Il boite. Je le regarde de haut en bas : des jambes de fille soulèvent son corps masculin. Toujours avec le même sourire, il me regarde en me disant : « Est-ce que c’est mal ce que j’ai fait ? Comme je n’ai plus de jambes, j’ai coupé celles de cette fille et je les ai collées à mon corps pour pouvoir marcher ». Et il me montre du doigt une fille inanimée, amputée de ses jambes, par terre. Il m’emmène, à côté, dans une sorte de cabane, il me donne une pelle, s’allonge dans une fosse 108 Le Jasmin noir et me demande de le recouvrir. Je prends la pelle sans rien dire, en souriant à mon tour, et je commence à le recouvrir de sable. Je revois une cousine attardée que je n’ai pas croisée depuis une dizaine d’années. Je lui donne un cours dans une des salles de l’Institut où j’enseigne. Elle passe au tableau pour écrire la réponse à une question mais elle dessine une forme phallique tout en gardant son sourire d’enfant de trois ans. Je l’interroge sur le dessin qu’elle vient de faire. Son sourire disparaît, son regard change. Elle devient la femme de la quarantaine qu’elle devait être. Sa métamorphose provoque ma frayeur. Elle soulève sa robe, s’empare de ma main qu’elle fait glisser sous sa culotte pour mettre entre mes doigts son organe : un excès de peau, long, informe, flasque… un pénis vide de chair et de sang. Je ne montre rien de mon interminable nuit. Je n’en dis rien. Je suis plus solide que ma famille, que mon père qui veut la peau de celui qui a osé faire souffrir sa fille, que ma mère pleurant mon sort tous les jours comme si j’avais quitté ce monde… « Il n’a pas reçu notre éducation. Il n’attache aucune importance à la famille, au lien du mariage. Ta sœur l’a surpris avec sa putain à Tunis, en train de faire leurs courses, comme s’il n’était pas toujours marié ! Il ne lui a même pas adressé la parole… La prochaine fois, tu épouseras un Tunisien, un musulman. Adresse-toi à Dieu. Prie-le ! Sollicite son aide, il ne te décevra pas… Peut-être que si tu lui avais fait un enfant, il ne serait pas parti… » Sometimes I feel like a motherless child, A long way from home. Ce gospel m’envahit… a motherless child… motherless. Orpheline. Une enfant sans maman. Je trouve le mot anglais plus parlant. Il me définit en ce moment où tous mes repères se brouillent et m’embrouillent. En parlant d’enfant, quelques semaines après son départ, des vertiges et des nausées m’ont poussée à faire un test de grossesse… J’ai oublié de te dire que le soir où il m’a annoncé sa décision de partir, nous avons fait l’amour… Je me suis habillée comme il a toujours désiré me voir. Il n’a pas dit un mot. Il m’a juste montré qu’il me désirait encore, malgré ta présence, malgré son imminente absence… Le test était positif. Je lui en parle, je ne lui en parle pas… Je me fais avorter, je le garde. Il reviendra peut-être vers moi, vers nous… 109 Le Jasmin noir Le lendemain, les analyses montrent une autre absence… Une grossesse nerveuse, une fausse grossesse. Je ne suis qu’une fosse. Pas de bébé ni de bébé. Je ferme la parenthèse (une parenthèse de plus). Aujourd’hui, je me rends compte que je n’ai pas… plus d’amis tunisiens. Olfa a oublié la planète entière depuis son mariage. Nous habitions ensemble la Cité Internationale Universitaire de Paris. Elle occupait la chambre juste au-dessus de la mienne. Le mariage était son obsession. Elle se nourrissait de pâtes quasiment tous les jours et consacrait sa bourse entière à son trousseau : vêtements, lingerie, chaussures, ustensiles de cuisine, couvertures, objets de décor… Tout était bon pour étancher sa soif de projection dans le mariage. Nous avons passé des après-midi entiers à faire les boutiques en imaginant son fiancé encore inexistant… Elle s’est mariée l’été dernier en oubliant de m’inviter. Et Zied… il a complètement changé. Je l’ai croisé à Sfax il y a quelques semaines. Je ne l’ai pas reconnu de loin. Il enseigne dans notre ancienne faculté depuis quatre ans. Il a grossi. Affublé d’un costume de mafieux, cigarette à la main – il ne fumait pas à l’époque – , il m’a parlé froidement comme si nous n’avions pas passé des soirées entières à nous raconter nos vies insignifiantes dans la même chambre 127. Je lui parlais de mon amour que je pensais impossible (il l’est finalement). Il me parlait de ses problèmes de cœur et d’argent. Sa famille nombreuse avait besoin de son aide. En plus de sa thèse, il faisait la plonge dans un restaurant parisien. Il travaillait jusqu’à deux heures du matin et envoyait ce qu’il gagnait à son père responsable d’une famille de cinq enfants, sa femme, sa mère et sa vieille tante. J’étais admirative du courage de mon ami, de sa détermination. Il fallait repeindre leur maison car sa sœur avait atteint l’âge du mariage (même pas la vingtaine !). Il fallait que la maison soit présentable pour pouvoir accueillir les éventuels prétendants… Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour le mariage ?! Ce n’est plus la même personne… gros, gras, gris, lourd, froid. Dommage ! Je perds tous mes repères. Je n’ai plus d’amis tunisiens… Je me rends compte que c’est peut-être de ma faute. M a vie tournait autour de lui, de notre couple, nos études, notre musique, ma voix, son violoncelle et mon viol, nos problèmes matériels et sexuels. Je n’ai rien fait pour garder mes amis. Après mes sept mois d’absence, de silence, de nuit, j’ai décidé de contacter de nouveau mes amis français : Fred, Serge, Guy, Jean, Christophe… J’avais besoin de con-tacter un homme, de parler à un homme, de m’imaginer avec un homme, de rêver d’un homme. J’avais besoin des mains d’un homme pour me réécrire, de la bouche d’un homme pour m’énoncer, 110 Le Jasmin noir de la mémoire d’un homme pour me réinventer. J’ai écrit à mon chevalier. Je lui ai demandé de venir me voir, me parler, me toucher, me sauver. Il m’a répondu qu’il ne pouvait pas… Sa fille en pleine adolescence avait besoin de sa présence. Comment aurait-il pu répondre autrement ? Il me reste toujours ma famille… mes parents qui souffrent pour moi comme si j’avais contracté une maladie incurable, ma sœur qui essaie par tous les moyens de me faire rencontrer quelqu’un – un mal ne se guérit que par un mâle. Il me restait lui… Lui… mon bébé, qui n’est plus un bébé. Il a continué à m’appeler tous les jours, à demander de mes nouvelles, à me proposer de sortir. C’est généreux de sa part ! Et j’ai continué à faire la maman, j’ai continué à le soutenir, à le défendre malgré tout jusqu’au jour où il m’a envoyé ce message : « M aintenant, je me rends compte à quel point j’ai été ignoble avec toi et combien je t’ai fait mal. Sauras-tu un jour me pardonner ? » J’étais prête à tout lui pardonner, son absence, mon abandon, sa trahison, ma déchéance. J’étais prête à recommencer, à reprendre là où il a suspendu notre amour. M ais, ce n’était pas ce qu’il voulait. Un élan fugace de culpabilité ! Il a dû passer une mauvaise journée, se disputer avec sa nouvelle… je ne sais même pas comment la dés igner, son amie, son amante… sa maîtresse. Avant, ce mot n’avait un sens pour moi que dans un film ou un roman… Il a pensé à moi. Le lendemain, quand j’ai voulu comprendre le sens de son message, il m’a répondu : « C’était juste un petit passage à vide. Je vais mieux aujourd’hui. J’ai pris conscience à quel point j’avais pu te faire du mal. Je veux juste garder une bonne relation avec toi. Je t’embrasse. » Il voulait garder une bonne relation avec moi ! Il m’embrasse ! C’est fini ! Cette mascarade a assez duré ! Plus de relation avec moi, ni bonne ni mauvaise. Je me charge de couper le cordon s’il n’arrive pas à le faire. J’ai décidé de le gommer entièrement de ma vie. J’ai ôté mon alliance, enlevé toutes nos photos de mes murs, de mon bureau, d’au-dessus de ma télé, des tablettes de ma bibliothèque, de mon ordinateur, j’ai effacé tous ses messages et attendu que notre histoire disparaisse de ma mémoire. C’était nettement plus difficile. Il m’a quittée comme on quitte une vieille maison, peut-être avec moins de regret. Je faisais partie de l’ancien décor. Il fallait me changer, m’échanger… Je regarde une dernière photo de lui que j’ai gardée sur mon portable, une photo récente que j’ai prise lors de l’une de nos dernières sorties ensemble. Lui, qui ne supportait pas l’odeur du tabac, qui se moquait et insultait les fumeurs, le tuyau d’un narguilé à la main droite et son téléphone à la main gauche. Comment ai-je pu faire de lui un jour ma famille, mon pays ? Pourquoi ai-je exclu mon existence en dehors de lui ? Quelle sottise, quelle folie ! Comment la trahison a-t-elle pu changer ses traits à ce point, comment a-t-elle pu faire disparaître son sourire innocent, ses yeux d’enfant ? Ses 111 Le Jasmin noir yeux ont-ils changé ou bien est-ce mon regard qui a changé ? L’infidélité a-t-elle altéré également sa mémoire, le goût de ses lèvres, l’odeur de sa peau ? J’interroge longuement cette photo puis, fatiguée de son mutisme, je la supprime et vide la corbeille. 112 Le Jasmin noir 8 J’ai continué à faire l’enseignante. M on calvaire hebdomadaire est devenu salvateur, les seuls moments où je quitte mon appartement. Je me suis rapprochée de mes nouveaux collègues, notamment Imène qui vient de divorcer. Elle s’est mariée il y a quelques mois et a décidé de divorcer parce qu’elle a découvert que son mari la trompait. Elle a trouvé une lettre et la photo d’une fille dans l’un de ses livres. Je ne suis pas la seule à être cocue… cela ne me réconforte pas. « J’aurais pu le mettre en prison, détruire sa vie, me dit-elle. Regarde ce que j’ai trouvé sur internet. L’article 236 du code pénal tunisien stipule que "L'adultère du mari ou de la femme est puni d'un emprisonnement de cinq années et d'une amende de 500 dinars. Il ne peut être poursuivi qu'à la demande de l'autre conjoint qui reste maître d'arrêter les poursuites ou l'effet de la condamnation (… ). Le complice est puni des mêmes peines que la femme ou le mari coupable." Je suis sûre qu’il devait la ramener à la maison, M A maison, quand je m’absentais. Il a dû la baiser sur mon propre lit. J’aurais pu les foutre en prison tous les deux ! J’aurais pu les détruire ! D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait ! » Le mien aussi devait en faire de même. Est-ce possible ? Cette idée m’effleure l’esprit d’abord, m’écœure ensuite, puis s’installe en moi comme une évidence absolue. Il lui faisait l’amour sur mon lit toutes les nuits où je m’absentais, pendant au moins les deux derniers mois de notre vie commune. Je les vois nus, enlacés, embrasés sur mes draps. C’est sûr ! L’envie de me venger de lui, de toi, d’eux me prend, monte en moi comme un incendie irrépressible. Ce n’est plus une affaire d’adultère, d’infidélité, de fornication. Le code pénal s’occupera de ces cas et protègera celles qui n’ont pas d’autres recours. M oi, j’ai ma tête et mon corps… mon corps de femme. Il a toujours été mon ennemi. Je l’apprivoiserai jusqu’à en faire mon allié. Il est venu le temps de m’en servir. Je tuerai toutes les verges qui croiseront mon chemin. Je les démembrerai, en ferai un feu de bois pour incinérer ma mémoire ! Je m’y engage ! Il en va de ma dignité, de ma féminité, de ma survie. 113 Le Jasmin noir 9 J’arrête de me dé-rober de moi-même. Je range mon vieux jeans, mes t-shirts, mes baskets insignifiants et sors de mon placard mes vêtements rangés depuis le retour fatidique. Entassés, malmenés, froissés, ils sentent le renfermé, le rance… tout comme ma peau. Je dépoussière, aère, étale, lave, repasse. Je suis prête à t’affronter, à te castrer, à te tuer… me tuer ?… Je ne sais pas si tu es la cause de tous les malheurs de ma vie ou si ta présence dans mes entrailles donne un semblant de cohérence à la tornade qui me sépare de mon être. Le passé proche et lointain se réveille en moi… superposition de visages, d’objets, de formes, de couleurs, d’odeurs, de sons, de mots, de mélodies, d'incidents… Es-tu un incident ou L’Incident ? Peu importe. J’incendie le tout. Il n’y a pas de guerre sans victimes. « Je suis la plaie et le couteau ! (… ) Et la victime et le bourreau. », dit Baudelaire. Voilà mes premières proies : mon nouveau voisin, ingénieur, la trentaine, célibataire vivant avec sa mère veuve ; un collègue, la cinquantaine, marié, père de quatre enfants ; Un musicien, la quarantaine, divorcé, père d’une fille de cinq ans. Il ne s’agit pas de consacrer des semaines ou des mois à chacun d’entre eux, mais de les capturer parallèlement, les alterner, les enchaîner, les faire baver, puis porter le coup de grâce dans la jouissance douloureuse de ma béance suturée à vif. Je ne cherche pas à recoudre mon hymen, à le réinventer. Je veux juste raccommoder ma blessure ouverte aux dimensions de l’univers. Et voilà comment je procède : le plus naturellement du monde – je parle de ma propre nature. Je fais en sorte que mon partenaire s’intéresse à moi en mettant en avant mes atouts, par touches sans jamais tout exposer, trop dévoiler : mon corps, mon regard, ma voix, mon silence, mes inquiétudes, mes doutes. Je laisse planer le mystère et m’éclipse au moment où je sens ma victime captivée, capturée. Je la regarde courir après moi, ne donne aucun signe de vie jusqu’au moment où la lassitude commence à la gagner. Là et seulement là, je me manifeste et lui fais croire qu’elle a de l’importance dans ma vie… Je ne le lui fais pas croire, je le lui montre. Il ne s’agit pas de jouer la comédie ou d’affecter. Je ne choisis pas des personnes ordinaires. M es proies m’attirent et me séduisent toutes… et je les punis d’oser me séduire, d’oser se laisser séduire, d’oser me désirer et faire monter le désir en moi. Elles doivent payer pour elles, pour toi, pour tous les hommes… et pour moi. Je fais semblant de ne pas voir son regard appâté, affamé. Je laisse monter le désir en me dévoilant un peu plus à chaque fois. Je permets que ses mains et ses lèvres se posent sur mes mains, mes bras, mes épaules, mes 114 Le Jasmin noir lèvres, mon cou, mes jambes… sur ce que je découvre de mon corps… et au moment où la situation devient intenable, au moment où le souffle devient haletant, où les doigts cherchent à se glisser, à soulever, à écarter, où le phallus se redresse comme un point d’exclamation, mon corps se met à frissonner, mes membres se raidissent, mes cuisses se scellent. Je repousse ma victime doucement, puis énergiquement en disant que je ne peux pas. Perplexe, elle ne comprend rien de mon attitude. Elle cherche une explication qu’elle n’aura pas. Elle réessaie, une première puis une deuxième fois. Face à mon opposition de plus en plus véhémente, face à mes cris et mes larmes, elle renonce et finit par partir la queue en berne, basse comme une virgule. J’attends quelques jours pour m’excuser, relancer la machine, l’appâter de nouveau, l’embraser sans jamais l'apaiser. Je répète le procédé jusqu’à l’écœurement, toujours aussi surprise du retour de ma proie assoiffée sans signe de lassitude. Je décide enfin de lui révéler la vérité – une partie de la vérité : « On m’a violée quand j’avais huit ans… Je ne pourrai jamais satisfaire tes désirs. Je suis désolée de t’avoir embarqué dans cette histoire. Je pensais dépasser mes complexes avec toi. Je me suis trompée. Je ne suis toujours pas prête. » Et là, chacun d’entre mes hommes se transforme en un fin psychologue, psychiatre, sexologue, sociologue. Chacun essaie d’analyser mon cas, d’élucider mon mystère, celui de toutes les pauvres femmes violées et des méchants violeurs. Chacun essaie de me guérir de mon mal en me proposant sa baguette magique dressée, plus monumentale que jamais. Une femme violée, bafouée, souillée, excite, attire, séduit ! Pourquoi ne me désire-t-il plus alors ? Pourquoi est-il le seul à avoir régit de la sorte face à mon impotence, face à ma mémoire, face à ta présence que je sais irrévocable, maintenant ? Pourquoi m’a-t-il expulsée hors de sa vie et de la mienne ? T’ai-je écrit pour te faire vivre ou pour te tuer, pour te punir ou m’incendier, pour liquider ma mémoire ou la ranimer, pour revenir à moi ou me perdre à jamais ? Je voulais oublier, cruellement oublier. Je n’ai fait que ressasser. La douleur déguisée se dévoile, se ranime, se multiplie à l’infini. Elle jaillit des tréfonds givrés de mon être, de mon corps. Une végétation obscure n’a cessé de bourgeonner en moi… Fin de mon Histoire Paris-Tunis (2003-2008) 115